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DISCOURS DE CORFOU - Fondation Hainard

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<strong>DISCOURS</strong> <strong>DE</strong> <strong>CORFOU</strong> 1«Nous nous sommes rencontrés,venant de versants opposés de la connaissance,et notre accord a valeur de preuve»disait Ferdinand Gonseth enparlant de lui et moi.Lui, mathématicien presque aveugle,moi le peintre quelque peu illettré.Il ne m’a pas enseigné les mathématiques,je ne lui ai pas appris à peindre.Nous échangions nos expériences sur le terrain du sens commun.L’un commençait une phrase, l’autre la finissait.Aux colloques organisés par Gonseth, je doute que tous les physiciens, logiciens,voire théologiens, aient compris ce que faisait là ce peintre. Mais Gonsethdialectisait, à partir de la logique aristotélicienne, vers une connaissance informéepar des instruments plus compliqués, moi vers le contact plus global de l’artiste et del’animal et Gonseth y trouvait une extension de ses doctrines.La science vise à réduire le monde à nos structures mentales, l’art vise à moulernotre esprit dans les formes du monde. Il existe peut-être d’autres formes d’art.Elles ne m’intéressent pas et, en tous cas, ne devraient pas porter le même nom.Nos sens ne sont pas l’organe de notre contact avec le monde, ils en sont lefiltre. Notre oeil reçoit toutes les influences du monde, la chaleur, les sons, mais iln’accueille que la lumière, la dirige, la filtre par iris et cristallin et c’est voir. Detoutes les créatures, l’homme a le cerveau le plus compliqué. Cela le prédispose àl’analyse, à mettre le monde en pièces. C’est très avantageux pour intervertir lespièces et transformer le monde, cela gêne pour le comprendre. Notre cerveau, filtretrop fin, nous sépare du monde. L’homme est affligé d’une schizophrénieconstitutionnelle.Pour caractériser notre malentendu avec la nature, j’ai inventé une petite fablebien simplette: un sauvage voit une voiture. Ça bouge, c’est vivant. Avec un peu plusd’attention, il y voit une caisse sur roues, qu’il pourrait pousser lui-même. Mais il y a lemoteur: ça c’est actif. Soulevant le capot, il trouve un ensemble de pièces inertes, sepoussant passivement l’une l’autre à partir du cylindre où se produit l’explosion. Voilàl’activité. Vient le physicien qui démonte l’explosion en corpuscules, mus par une forcequi n’est qu’un nom, que le prochain progrès de l’analyse décomposera en un mécanismemû par une force toujours inconnue. A l’infini. Rationnellement, une auto n’a pas demoteur. Et pourtant elle se meut, dirait Galilée.1


Léonard de Vinci, qui n’était sûrement pas bête, s’intéressait à l’hydraulique. Sedemandant comment l’eau remonte sur les montagnes, il avait imaginé des veines dansla pierre. Il n’avait pas pensé à la pluie! Nos physiciens, zélateurs de l’entropiegénéralisée, aussi géniaux peut-être que Léonard de Vinci, ont dû oublier uneremontée de l’énergie aussi quotidienne que la pluie. Mais la spéculation rationnelle nepeut la découvrir. Elle ne pourrait que la constater... à regret.La science purement rationnelle nous donne l’image d’un monde mort, animé unjour par un acte purement arbitraire, Création ou Big Bang, monde dont l’existenceprovisoire et scandaleuse va se dégradant irrémédiablement.Mon père, professeur aux Beaux-Arts, nous enseignait que nous dessinons mal parceque nous représentons ce que nous savions, non ce que nous voyons. Il nous conviait àoublier tous les renseignements pratiques que nous tirons de nos sensations pour neplus considérer qu’un ensemble de taches colorées. Cette méthode, court-circuitantnotre cerveau compliqué, m’a donné une conscience plus vive de ma vision, une maîtriseplus grande dans sa restitution.Et puis, résurgence paléolithique, j’ai eu, tout à fait spontanée, la passion de labête sauvage dans sa vie libre. Le désir de l’approcher sans la troubler m’a faitaccepter ses règles du jeu, non pas lui poser des colles dans notre domaine, lacombinatoire, comme le piégeur ou la moderne éthologie, avec radio-tracking etstatistiques.J’ai voulu m’emparer de l’animal dans son mouvement, sans le déranger, sans userd’artifices tels que la photo. Dans l’animal en marche, j’ai voulu constater la positiondes pattes: lorsque celle de derrière sont ainsi, celle de devant... impossible, toutavait bougé. Alors je suis devenu la bête, j’ai mimé, accompagné son mouvement, etc’est dans la mémoire de mes muscles, délivrée par ma main sur le papier, que j’airetrouvé la bête, bien plus que dans ma mémoire visuelle. Cette connaissance parsympathie, par participation, s’oppose à la connaissance rationnelle, dont elle est lecomplément. Ces expériences ont jeté bas, pour moi, le schéma de la conscience sedégageant de la complexité, de l’homme seul conscient, seul libre dans un monded’automates.Mon art est capture, dévoration, assimilation ou, si vous préférez un terme plusnoble, communion. La valeur d’un art se mesure, à mon sens, à la tension entre lesujet et l’objet, il est donc sur la ligne la plus directe. Sa vérification est cetteressemblance que mon compatriote C.-F. Ramuz magnifiait déjà. La valeur d’unart, à mon sens, se mesure à la tension entre sa richesse sensorielle et cetteassimilation que j’appellerais plus ou moins bien: style.Marmottes luttant, pierre, grandeur nature – Robert <strong>Hainard</strong>2


L’art que je pratique est mode de connaissance et, secondairement, moded’expression de cette connaissance. L’expressionnisme veut communiquer par lapeinture des sentiments, des opinions nés d’autres expériences que l’expériencepicturale. L’art actuel ne laissera pas d’oeuvres mais des documents psychologiques,d’ailleurs largement truqués.Par un instinct complémentaire, la prise de conscience née de ces contactsimmédiats, je l’ai fait passer par un travail très raisonné, la gravure sur bois encouleurs, la planche bien rabotée, le tranchant de l’outil étroit comme del’abstraction, une planche par couleur, les couleurs choisies comme une gamme,juxtaposées, superposées en un contrepoint serré. Un travail très «le propre del’homme», pour éprouver toute l’étendue de l’existence.La découverte de l’agriculture fut un trait de génie, né peut-être de lacontemplation de la fraîche verdure colonisant au printemps une rive dénudée par lacrue hivernale. Les formations végétales passent d’un stade jeune, très productifmais peu varié et instable, à un stade mûr, stable, varié mais peu productif.L’agriculture n’est autre que l’infantilisation perpétuelle de la végétation par desravages périodiques, feu, labour. Ce qui fut un expédient ingénieux au sein d’une vastenature libre est devenu un système stupide, le rêve du défrichement intégral, qui n’amis que quelques millénaires, très peu de temps, à nous conduire à une impasse et n’aété supportable que parce que nous n’avions pas les moyens de le réaliserentièrement.Est-ce expliqué, est-ce explicable, que la vie repliée surelle-même s’étiole, qu’elle se recharge en passant d’uneespèce à l’autre au long des chaînes alimentaires, d’unindividu à l’autre par la reproduction? Voilà qui condamnele rêve impie de faire du monde la niche écologique de laseule espèce humaine. L’homme doit redevenir uneespèce parmi les autres et il cessera d’être le terriblestérilisateur qu’il apparaît de plus en plus.N’y a-t-il pas un lien profond entre le réalisme paléolithique, expression d’unecivilisation qui, pendant des temps infiniment longs, a vécu des surplus de la nature enrespectant son ordre profond, et le schématisme de la civilisation néolithique qui aprétendu ordonner le monde à la seule espèce humaine? Entre le fait de représenterles bêtes sauvages et très peu l’homme ou de représenter presque uniquementl’homme?Le mouvement écologique est sourdement tiraillé entre le recours à la naturesauvage, possible peut-être par une technique hardie d’une part et d’autre part leretour à une agriculture douce mais totalitaire, entre le culte de l’ours et celui dumouton. En écologie comme en art, je suis pour les équilibres à haute tension,contrastés, entre compléments écartés.3


Il y a deux façons d’être de son temps: témoigner de son état comme une feuillede température, un électro-encéphalogramme; pousser du côté où ça penche, pour segriser d’une illusion de puissance ou lui apporter ce qui lui manque.La science et les techniques qui en découlent enfoncent l’homme dans saschizophrénie naturelle. Obscurément encore, il s’en effraie. Les artistes, saisis devertige, abdiquent leur nature propre, singent maladroitement la science. Un consensusadministratif, un terrorisme intellectuel veulent imposer au public une forme d’art qui nelui apporte rien et qui l’ennuie. Tout a été dit là-dessus dans le conte d’Andersen, LesHabits neufs du Grand-Duc. Dans une petite cour d’Allemagne, deux filous tissent duvide en affirmant qu’ils font de beaux habits, mais que ceux qui occupent un poste pourlequel ils ne sont pas compétents ne peuvent les voir. Si bien que nul n’ose avouer qu’il nevoit rien, jusqu’à ce qu’un petit enfant, à la cérémonie où le grand-duc revêt ses habitsneufs, s’écrie: « Mais il est tout nu! » Seulement, dire l’équivalent dans les circonstancesactuelles ne fait plaisir à personne. Le bourgeois -et le critique- ayant été convaincu den’avoir rien compris (à Corot, aux Impressionnistes) sont bien décidés à comprendren’importe quoi.La crise a peut-être été déclenchée par l’invention de la photo (encore uneincidence technique!). Elle a ôté à la peinture les prétextes qui lui évitaient de se poserla question de sa raison d’être. On n’a jamais été peintre parce qu’on était unparticulièrement féal sujet du grand seigneur dont on fixait les traits, célébrait lesexploits, ni parce qu’on croyait plus que d’autres aux vérités théologiques qu’on illustrait(on dit que Giotto était un mécréant), mais parce qu’on avait cet inexplicable besoin dereproduire la beauté du monde.La science rationnelle réduit le monde en morceaux toujours plus fins, en unepoudre amorphe, en un bal de particules aléatoires. Est-ce la nature des choses, est-cela conséquence de notre mode d’approche? Nos gestes professionnels s’émiettent aussi.La volée de la hache est remplacée par les dents et le ronronnement de la tronçonneuse,le coup de pioche du terrassier par le marteau-piqueur. Nous n’accomplissons plus uneffort, nous guidons une trépidation.Ce qui se perd là-dedans, c’est la volonté, l’intention, les formes qui résistent auxpressions aléatoires et se perpétuent fidèles à elles-mêmes, la beauté, la joie.Cet éloge de la forme, de la beauté, je suis heureux de le prononcer sous le ciel de laGrèce.Mouettes par grosse bise, gravure1 Discours de Robert <strong>Hainard</strong>à la remise de son Prix de l’Académie internationale de philosophie de l’art,décerné à Corfou le 23 septembre 1984.Texte et images © <strong>Fondation</strong> <strong>Hainard</strong>/FH/mmdp/081102 4

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