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Note sur un concept sous-estimé : le pathique - Espace culture de l ...

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LNA#59 / cyc<strong>le</strong> raison, folie, déraisons<strong>Note</strong> <strong>sur</strong> <strong>un</strong> <strong>concept</strong> <strong>sous</strong>-estimé : <strong>le</strong> <strong>pathique</strong>Par Jean-François REYProfesseur <strong>de</strong> philosophie honoraireL’actualité comman<strong>de</strong> <strong>de</strong> revenir <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s outils qu’empr<strong>un</strong>tentparfois <strong>le</strong>s philosophes mais aussi <strong>le</strong>s professionnels<strong>de</strong> la santé menta<strong>le</strong> (et ici l’actualité, c’est notrecyc<strong>le</strong> « Raison, folie, déraisons ») et <strong>de</strong> l’esthétique en <strong>un</strong>sens très particulier qu’Éliane Escoubas détail<strong>le</strong> dans cemême numéro par où l’on rejoint <strong>le</strong> matériau inestimab<strong>le</strong><strong>de</strong> l’art dit brut, tel qu’on peut <strong>le</strong> voir au LaM <strong>de</strong>Vil<strong>le</strong>neuve d’Ascq. Parmi ces outils : <strong>le</strong> <strong>pathique</strong> que, pourne pas être redondant, nous commenterons à partir d’<strong>un</strong>ouvrage récemment traduit. Il s’agit <strong>de</strong> la Pathosophie <strong>de</strong>Viktor von Weizsäcker dont la première édition al<strong>le</strong>man<strong>de</strong>est <strong>de</strong> 1956 1 . Cet auteur, peu connu en France et presquetota<strong>le</strong>ment oublié (Michel Foucault avait traduit et publiéen 1958 <strong>le</strong> Gestaltkreis du même auteur, titre traduit <strong>de</strong>manière contestab<strong>le</strong> en « Cyc<strong>le</strong> <strong>de</strong> la structure », aux éditionsDesclée <strong>de</strong> Brouwer aujourd’hui épuisé), a rédigé avecsa Pathosophie <strong>un</strong>e somme encyclopédique où <strong>le</strong> mé<strong>de</strong>cinphilosophetente <strong>de</strong> rassemb<strong>le</strong>r tous <strong>le</strong>s mo<strong>de</strong>s d’apparition<strong>de</strong> la sphère du <strong>pathique</strong> et notamment, bien sûr, ses expressionspatho-logiques. De quoi s’agit-il ?Dans la mé<strong>de</strong>cine en général, et dans la psychiatrie enparticulier, la pathologie, entendue <strong>le</strong> plus souvent commeespèce morbi<strong>de</strong> dans laquel<strong>le</strong> il faudrait ranger <strong>le</strong>s symptômes<strong>de</strong> tel patient, désigne en fait et <strong>de</strong> prime abord lasituation <strong>de</strong> l’homme tel qu’il pâtit et en appel<strong>le</strong> à <strong>un</strong>e priseen compte du mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pâtir du bien nommé « patient ».« Pathique », d’où dérive en Français « passion », « passivité »,« passib<strong>le</strong> », a <strong>un</strong>e occurrence célèbre chez <strong>le</strong> tragique grecEschy<strong>le</strong> : Pathei Mathos qui désigne déjà <strong>un</strong> enseignementpar l’épreuve. Il s’agit d’éprouver et d’être éprouvé. En toutcas <strong>de</strong> tel<strong>le</strong> manière que, <strong>de</strong> cette épreuve, sort <strong>un</strong> enseignement.Mais, pour acclimater ce néologisme, il faut <strong>le</strong>distinguer respectivement <strong>de</strong> « l’ontique » pour Weizsäckeret du « gnosique » pour Erwin Straus.Pour <strong>le</strong> premier, l’ontique (ce qu’il en est <strong>de</strong> ce que je vois :<strong>un</strong> arbre, <strong>un</strong>e maison), c’est <strong>le</strong> Quoi <strong>de</strong> la perception quandje reconnais et i<strong>de</strong>ntifie. Le <strong>pathique</strong>, lui, est <strong>de</strong> l’ordre duComment. Les écrivains <strong>le</strong> savent bien : la vie se réalised’abord dans <strong>le</strong> « comment » et <strong>le</strong> romancier ne veut se rapprocher<strong>de</strong> la vie qu’en « servant <strong>le</strong> comment <strong>de</strong> la vie plusloya<strong>le</strong>ment que n’a con<strong>de</strong>scendu à <strong>le</strong> faire l’esprit lapidairedu Quoi » 2 . La question bana<strong>le</strong> : « comment al<strong>le</strong>z- vous ? »recouvre <strong>un</strong> comment et <strong>un</strong> verbe <strong>de</strong> mouvement. El<strong>le</strong>désigne ce que Georges Canguilhem appel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s « allures<strong>de</strong> la vie ». Pour Weizsäcker, il s’agit <strong>de</strong> ce que désigneen français <strong>le</strong> mot « commerce » (en al<strong>le</strong>mand, Umgang).Commerce n’est ni simp<strong>le</strong> comm<strong>un</strong>ication ou comm<strong>un</strong>auté.Il s’agit d’<strong>un</strong>e couche plus primordia<strong>le</strong>, cel<strong>le</strong> d’<strong>un</strong>e « fluctuation<strong>pathique</strong> ». Il y a <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> commerce (courtois,ironique, diplomatique, convivial, ouvert, timi<strong>de</strong>, etc.),comme il y a <strong>de</strong>s partenaires du commerce : soi, je, tu je/soi, je/chose. Il n’est pas jusqu’à la nature qui ne puisseêtre ressentie comme accueillante, hosti<strong>le</strong> ou maligne. « Lascience tend forcément à reconnaître que, dans <strong>le</strong> commerceavec la nature, l’inanimé peut <strong>de</strong>venir animé, délirant oupassionné. » 3 Contrairement à <strong>un</strong>e vision intel<strong>le</strong>ctualisteclassique, on rappel<strong>le</strong> ici tout ce qui précè<strong>de</strong> <strong>le</strong>s <strong>concept</strong>sadéquats <strong>de</strong> la perception et <strong>de</strong> la connaissance : tout cequi peut se présenter comme obstac<strong>le</strong> épistémologique s’estd’abord manifesté selon <strong>un</strong>e tonalité <strong>pathique</strong> ou affective(Stimm<strong>un</strong>g). Erwin Straus, <strong>de</strong> son côté, distingue <strong>le</strong><strong>pathique</strong> et <strong>le</strong> « gnosique ». « À toute sensation, il fautreconnaître <strong>un</strong> moment <strong>pathique</strong> et <strong>un</strong> moment gnosique. »À condition <strong>de</strong> bien préciser qu’Erwin Straus par<strong>le</strong> <strong>de</strong> « sentir» avant <strong>de</strong> par<strong>le</strong>r en termes <strong>de</strong> « sensation » : <strong>le</strong> verbe àl’infinitif avant <strong>le</strong> substantif. Henri Maldiney ne manquejamais <strong>de</strong> rappe<strong>le</strong>r la formu<strong>le</strong> <strong>de</strong> Straus : « Le sentir est aupercevoir ce que <strong>le</strong> cri est au mot ». Pour Straus, commepour Weizsäcker, <strong>le</strong> <strong>pathique</strong> désigne l’autre versant <strong>de</strong>l’activité : tout ce qui, dans notre vie, ne s’articu<strong>le</strong> pas comme<strong>un</strong> possib<strong>le</strong> que nous aurions projeté. Avant d’inviter <strong>un</strong>élève ou <strong>un</strong> patient à formu<strong>le</strong>r <strong>un</strong> projet, et avant <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>rà <strong>le</strong> faire, il y a <strong>un</strong>e préalab<strong>le</strong> reconnaissance <strong>de</strong> cette couche<strong>de</strong> l’expérience où il nous « arrive d’être », c’est-à-dire où, entoute passivité, la vie ne relève pas d’<strong>un</strong>e autodéterminationintentionnel<strong>le</strong>, mais se présente comme « ce qui m’arrive »,« ce qui m’échoie ». L’accès à cette couche impose aupraticien <strong>le</strong> respect <strong>de</strong> la passivité et l’abord en commerceavant l’entrée dans la comm<strong>un</strong>ication. Toute la phénoménologie,<strong>de</strong>puis Husserl et sa « synthèse passive » jusqu’àLevinas et la « passivité plus passive que toute passivité »,a été <strong>un</strong> effort pour décrire et penser cet en-<strong>de</strong>çà oublié <strong>de</strong>nos vies « actives ».1Traduction française <strong>de</strong> Michel<strong>le</strong> Gennart, Mark Ledoux et alii, éd. Millon,Grenob<strong>le</strong>, 2011.2Thomas Mann, Joseph et ses frères, tome 3, Paris, éd. Gallimard, 1981, p. 215et suivantes.3Viktor von Weizsäcker, Pathosophie, op. cit., p. 21.10


cyc<strong>le</strong> raison, folie, déraisons / LNA#59C’est pourquoi l’accès au <strong>pathique</strong> et la préservation indispensab<strong>le</strong><strong>de</strong>s possibilités mêmes <strong>de</strong> cet accès ne sont jamaisaussi repérab<strong>le</strong>s que dans la souffrance et la <strong>sur</strong>prise. Pourla première, dès <strong>le</strong>s premières pages <strong>de</strong> la Pathosophie, sonauteur énonce : « Nous nommons ‘souffrance’ cet état <strong>de</strong>l’homme en rapport avec la nature et avec lui-même. Carnous avons appris par l’épreuve que <strong>le</strong>s formes douloureuseset pénib<strong>le</strong>s <strong>de</strong> la souffrance sont moins trompeuses que <strong>le</strong>sétats <strong>de</strong> joie et <strong>de</strong> paix. El<strong>le</strong>s nous enseignent davantage.Les <strong>un</strong>es et <strong>le</strong>s autres ont été subies et reçues, on ne peut pas<strong>le</strong>s produire » 4 . Pour la secon<strong>de</strong>, la <strong>sur</strong>prise, Weizsäcker reprendà Kant la catégorie <strong>de</strong> réceptivité que celui-ci plaçaitau cœur <strong>de</strong> la sensibilité. Mais il s’agit pour celui-là d’<strong>un</strong>eréceptivité à la <strong>sur</strong>prise : « La réceptivité à la <strong>sur</strong>prise, à cequi se présente, est la seu<strong>le</strong> disposition qui nous permettrait<strong>de</strong> ne cé<strong>de</strong>r <strong>sur</strong> rien » 5 . Travail<strong>le</strong>r au niveau <strong>de</strong> la réceptivité,c’est faire en sorte que <strong>le</strong> déprimé ou <strong>le</strong> mélancoliquese laisse <strong>sur</strong>prendre par <strong>un</strong>e rencontre. La tuché, notioncentra<strong>le</strong> chez <strong>le</strong>s Stoïciens, désigne à la fois la <strong>sur</strong>prise et larencontre. Ménager <strong>le</strong>s heureux hasards est <strong>un</strong>e clé <strong>de</strong> laréussite <strong>de</strong>s psychothérapies. Il peut s’agir <strong>de</strong> la rencontred’<strong>un</strong>e personne nouvel<strong>le</strong>, mais il peut s’agir aussi <strong>de</strong> larencontre d’<strong>un</strong>e œuvre d’art. Toutes ces situations renvoientà la notion <strong>de</strong> « transpassibilité » travaillée par Maldiney à lasuite <strong>de</strong>s auteurs que nous avons cités. Un nouveau départ,<strong>un</strong> saut hors du cerc<strong>le</strong> <strong>de</strong> la dépression, peut être favorisépar <strong>un</strong>e <strong>de</strong> ces rencontres. Encore faut-il que l’établissementou la relation <strong>de</strong> soin soient organisés pour qu’il y aitsuffisamment <strong>de</strong> circulation <strong>de</strong>s personnes, <strong>de</strong>s œuvres<strong>culture</strong>l<strong>le</strong>s, <strong>de</strong>s productions et <strong>de</strong>s activités esthétiques (etnon <strong>de</strong>s « loisirs ») pour que, via <strong>un</strong> « transfert dissocié »(selon l’expression <strong>de</strong> Jean Oury), <strong>un</strong> maillage <strong>de</strong> rencontressoit favorisé. On peut en dire autant <strong>de</strong> l’éco<strong>le</strong> : la rencontred’<strong>un</strong> élève et d’<strong>un</strong> enseignant peut être déterminante pour<strong>le</strong> premier, pour son orientation, pour <strong>un</strong> bienfait qu’il nereconnaîtra peut-être que plus tard. Ces <strong>de</strong>ux situations,<strong>le</strong> soin et l’enseignement, montrent bien l’importance du<strong>concept</strong> freudien <strong>de</strong> transfert travaillé au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la simp<strong>le</strong>séance ordinaire <strong>de</strong> la cure analytique.al<strong>le</strong>man<strong>de</strong> (oser-pouvoir, vouloir, <strong>de</strong>voir par obligationmora<strong>le</strong>, <strong>de</strong>voir <strong>sous</strong> contrainte et pouvoir au sens d’êtrepossib<strong>le</strong>). Dans ce « pentagramme <strong>pathique</strong> » s’inscriventet entre-comm<strong>un</strong>iquent la plupart <strong>de</strong> nos désirs, volitions,obligations, <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s. « Les catégories <strong>pathique</strong>s sont <strong>le</strong>sverbes grammaticaux qualifiés d’auxiliaires, ce qui veut direqu’ils ne font qu’ai<strong>de</strong>r sans pouvoir rien produire. Ils sont<strong>un</strong> bâton <strong>de</strong> marche, pas la promena<strong>de</strong>. » 6 Bien entendu,il s’agit <strong>de</strong> cette promena<strong>de</strong> qu’on appel<strong>le</strong> la vie avec ses<strong>sur</strong>prises, ses embûches et où la mort est à tout momentpossib<strong>le</strong>. « La mort en lutte contre la vie est <strong>un</strong> phénomène<strong>pathique</strong> et non pas ontique. Ni <strong>de</strong> la mort ni <strong>de</strong> la vie, onne peut dire qu’el<strong>le</strong>s sont, ni ce qu’el<strong>le</strong>s sont, mais on peutdire qu’on peut ou qu’on doit vivre, qu’on peut ou qu’on doitmourir. » 7Nous nous bornerons aujourd’hui à ces esquisses d’<strong>un</strong> projetanthropologique et philosophique qui ne restera pas sans<strong>le</strong>n<strong>de</strong>main à travers la mé<strong>de</strong>cine dite psychosomatique, l’analyseexistentiel<strong>le</strong> (Daseinsanalyse) ou la psychothérapie institutionnel<strong>le</strong>.Nous espérons ainsi faire entrevoir <strong>de</strong>s accès inéditsà l’autre homme, à travers <strong>le</strong>s dits <strong>de</strong> sa souffrance ou <strong>le</strong>sproductions <strong>de</strong> l’art. Comme l’écrivait Weizsäcker : « Nousvoulons apprendre comment <strong>un</strong> homme a commercé avec <strong>un</strong>homme, rien <strong>de</strong> plus » 8 .L’apport <strong>le</strong> plus original <strong>de</strong> Viktor von Weizsäcker rési<strong>de</strong>,à mes yeux, dans l’ancrage linguistique <strong>de</strong>s catégories<strong>pathique</strong>s. Il s’agit <strong>de</strong>s cinq verbes modaux <strong>de</strong> la langue6Ibi<strong>de</strong>m, p. 59.4Ibi<strong>de</strong>m, p. 16.5Ibi<strong>de</strong>m, p. 21.7Ibi<strong>de</strong>m, p. 71.8Ibi<strong>de</strong>m, p. 74.11

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