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1 Dessins chamaniques et espace virtuel chez les ... - Altaï-Saïan

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<strong>Dessins</strong> <strong>chamaniques</strong> <strong>et</strong> <strong>espace</strong> <strong>virtuel</strong> <strong>chez</strong> <strong>les</strong> Khakasses 1Char<strong>les</strong> StépanoffRésumé : Les tambours rituels, attributs principaux des chamanes de Sibérie, sont souventornés de nombreuses figures peintes. Les interprétations sémiotiques de ces dessins ontjusque-là laissé dans l’ombre certaines récurrences séculaires de composition particulièrementintrigantes. En s’appuyant sur une approche sensorimotrice, c<strong>et</strong> article défend l’hypothèseselon laquelle l’organisation des dessins modélise une coordination entre corps, <strong>espace</strong> réel <strong>et</strong><strong>espace</strong> <strong>virtuel</strong> sur la scène rituelle.Mots-clés : chamanisme ; Sibérie ; Khakasses ; tambours ; cognition spatialeLe trait le plus immédiatement reconnaissable des chamanes d’Asie septentrionale, pour <strong>les</strong>voyageurs occidentaux comme pour <strong>les</strong> populations autochtones, est sans doute l’utilisationd’un tambour accompagnant musicalement leurs chants rituels. Si divers soient-ils, cesinstruments ont pour caractéristique commune de présenter un côté ouvert <strong>et</strong> un côté fermépar une membrane. Chez certaines populations, la surface de la membrane s’orne de figurespeintes, parfois une étonnante profusion de personnages, d’animaux <strong>et</strong> d’arbres.Les études concernant ces images énigmatiques ont été généralement inspirées par uneméthode que l’on peut qualifier de sémiotique <strong>et</strong> de cosmographique. S. Ivanov (Ivanov 1954,1955), V. Diószegi (Diószegi [1978] 1998; Lot-Falck & Diószegi 1973) <strong>et</strong> E. Lot-Falck (Lot-Falck 1961) ont cherché à identifier la signification originelle de chaque figure en l’intégrantà une « vision du monde » locale. Diószegi s’efforce ainsi de m<strong>et</strong>tre au jour l’« arrière-planidéologique » que <strong>les</strong> figures « reflètent » (Diószegi [1978] 1998, 251). De la même manière,V. Basilov considère que <strong>les</strong> dessins « reflètent <strong>les</strong> représentations sur le monde environnant<strong>et</strong> <strong>les</strong> esprits » (Basilov 1984, 87). L. Potapov estime que « par le langage des dessins, sorted’écriture pictographique, <strong>les</strong> postulats théologiques du chamanisme altaïen étaient reflétéssur la surface de la membrane du tambour. » (Potapov 1991, 193).C<strong>et</strong>te approche se heurte à plusieurs difficultés dès lors que l’on observe que <strong>les</strong> tambours nedonnent jamais du panthéon d’une population qu’un aperçu incompl<strong>et</strong> <strong>et</strong> biaisé. Variantsouvent fortement d’un chamane à l’autre, ils ignorent <strong>les</strong> principa<strong>les</strong> divinités <strong>et</strong> font figureren revanche des figures mineures que <strong>les</strong> chamanes eux-mêmes sont quelquefois en peined’identifier. La lecture cosmographique, qui réduit <strong>les</strong> dessins à une représentation iconiqued’une représentation mentale du monde, présume transparent <strong>les</strong> rapports entre le niveaupictural <strong>et</strong> le niveau mental. Ce faisant, elle détache <strong>les</strong> dessins à la fois des instruments sur<strong>les</strong>quels ils ont été peints <strong>et</strong> de leur contexte pratique d’usage pour <strong>les</strong> associer à unehypothétique idéologie collective. Il est incontestable que <strong>les</strong> dessins ont des rapports aveccertaines représentations menta<strong>les</strong>, cependant la métaphore courante du « refl<strong>et</strong> » est loind’offrir une explication satisfaisante de la nature de ces rapports.Les réflexions des chamanes eux-mêmes concernant le rôle des dessins n’ont guère été prisesau sérieux dans <strong>les</strong> études spécialisées, sans doute parce qu’el<strong>les</strong> s’accordent mal avec lemodèle sémiotique. Les chamanes ne paraissent pas considérer que <strong>les</strong> dessins délivrent un1 C<strong>et</strong>te étude est née de discussions stimulantes avec Carlo Severi à qui je suis heureux d’exprimer ici maprofonde gratitude pour ses conseils <strong>et</strong> son soutien.Les données présentées ici ont été complétée grâce à un séjour dans la région de Minoussinsk en mars 2011financé par le proj<strong>et</strong> de recherche ANR « Anthropologie de l’art : création, rituel, mémoire ».1


message, ils affirment plutôt qu’ils <strong>les</strong> aident à « s’orienter dans leur voyage », à « avancer »(<strong>chez</strong> <strong>les</strong> Khakasses, Potapov 1981 134-135), à « s’orienter dans <strong>les</strong> pays obscurs » (<strong>chez</strong> <strong>les</strong>Évenks, Ivanov 1954, 177). Or qu’est-ce que « s’orienter », sinon établir une coordinationcognitive <strong>et</strong> sensorielle particulière entre son propre corps <strong>et</strong> l’<strong>espace</strong> environnant ? Lesindications des utilisateurs des tambours suggèrent ainsi que <strong>les</strong> dessins pourraient s’éclairer àla lumière des relations entre corps <strong>et</strong> <strong>espace</strong> dans le contexte particulier de l’action rituelle.L’enjeu est ici, pour reprendre <strong>les</strong> termes de C. Severi, de passer « d’une typologie desreprésentations à l’identification d’une logique des relations représentée par l’image au seind’une tradition. » (Severi 2011, 11). L’analyse menée par Severi (2007) des dessins utilisésdans <strong>les</strong> traditions <strong>chamaniques</strong> amérindiennes montre que, s’il s’agit bien de pictographies,leur rôle n’est pas pour autant de « représenter » de façon sémiotique une doctrin<strong>et</strong>héologique. Ces dessins constituent plutôt un « art de la mémoire » dédié à la performancerituelle. L’essentiel est alors « la relation qui s’établit entre une iconographie relativementstable <strong>et</strong> un usage rigoureusement structuré de la parole rituelle, entre iconographie organiséeen forme paralléliste <strong>et</strong> mise en mémoire. » (Severi 2007, 198).C’est bien en explorant <strong>les</strong> rapports des dessins <strong>chamaniques</strong> sibériens avec le déroulement del’action rituelle que l’on a le plus de chances de faire progresser leur compréhension. Pourautant, ces images ne se laissent pas déchiffrer à la façon d’une pictographie amérindienne :el<strong>les</strong> n’ont pas d’ordre de lecture, el<strong>les</strong> accompagnent de nombreux chants divers, de sortequ’el<strong>les</strong> sont de peu de secours pour la mémorisation d’une structure chantée.Dans le rituel sibérien, <strong>les</strong> gestes du chamane contribuent, autant sinon plus que ses chants, àévoquer au cœur de la scène rituelle l’<strong>espace</strong> invisible qui sert de cadre mental à l’action. Laperformance chamanique a en eff<strong>et</strong> ceci de particulier qu’elle accomplit une coordinationréglée entre un <strong>espace</strong> visible, généralement la maison du malade, <strong>et</strong> un <strong>espace</strong> <strong>virtuel</strong>inaccessible à l’assistance, où le chamane est supposé négocier <strong>et</strong> lutter en faveur de sonclient. C<strong>et</strong>te association singulière entre corps <strong>et</strong> <strong>espace</strong> va nous amener à proposer uneapproche « sensori-motrice » des dessins des tambours. C’est dans la motricité que corps <strong>et</strong><strong>espace</strong> se coordonnent <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te motricité s’accompagne toujours d’un engagement des sens(Berthoz 1997; Warnier 1999). Notre hypothèse est que <strong>les</strong> images des tambours jouent unrôle majeur dans la redéfinition du cadre spatial de l’action gestuelle du chamane. À cesimages sont couplées des schémas sensori-moteurs conventionnels coordonnantproprioception, <strong>espace</strong> réel <strong>et</strong> <strong>espace</strong> <strong>virtuel</strong>.Nous examinerons ici le cas des tambours khakasses qui sont parmi <strong>les</strong> plus richement ornés<strong>et</strong> <strong>les</strong> mieux documentés de Sibérie. Les Khakasses, autrefois appelés Tatars de Minoussinsk,sont un peuple turcophone réunissant plusieurs groupes, <strong>les</strong> Kačin, <strong>les</strong> Beltir, <strong>les</strong> Kyzyl, <strong>les</strong>Sagaj <strong>et</strong> <strong>les</strong> Kojbal. Ils sont établis dans la vallée du haut Iénisséï sur <strong>les</strong> contrefortsseptentrionaux des monts <strong>Saïan</strong>. Les Khakasses ont été formellement christianisés à partir duXIXe siècle, sans que l’Église ne parvienne à faire sensiblement reculer <strong>les</strong> pratiques<strong>chamaniques</strong>. La fabrication traditionnelle des tambours a cessé à l’époque des sanglantesrépressions soviétiques dans <strong>les</strong> années 1930 (cf. Stépanoff 2009).Les tambours khakassesIvanov a recensé 50 tambours khakasses portant des dessins lisib<strong>les</strong> dans <strong>les</strong> collections desmusées russes. Au total ce sont environ 1500 figures qui se laissent reconnaître sur cestambours (1955, 178). Des commentaires détaillés de chamanes expliquant <strong>les</strong> dessins ont étérelevés de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe par <strong>les</strong> <strong>et</strong>hnologues khakasses N. Katanov2


(Katanov 1897, 1907b, 2000), S.Majnagašev (archives Musée d’anthropologie <strong>et</strong>d’<strong>et</strong>hnographie de Saint-Pétersbourg) <strong>et</strong> V. Butanaev (Butanaev 2006) <strong>et</strong> par <strong>les</strong> RussesD. Klemenc (Klemenc 1890), L. Potapov (Potapov 1981) (voir aussi Ivanov 1955) 2 .Le tambour (tüür) était l’instrument principal des chamanes khakasses. Une personnereconnue comme ayant <strong>les</strong> qualités de chamane entrait en fonction par le rituel d’animation deson tambour, spécialement fabriqué par son entourage pour elle.De forme ronde, <strong>les</strong> tambours khakasses ont un diamètre de 70 cm <strong>et</strong> plus. Le cadrecylindrique, en bois de saule, est traversé par un manche vertical de bouleau, percé de part enpart de trous triangulaires. C’est par ces trous que, à l’appel du chamane, <strong>les</strong> esprits sontcensés pénétrer dans le tambour <strong>et</strong> ressortir de l’autre côté après la séance chamanique(Klemenc 1890, 25). Une tige métallique sur laquelle sont suspendus cloches, pendeloquesmétalliques <strong>et</strong> rubans traverse horizontalement le manche.La membrane est faite d’une peau d’animal : cheval hongre, cervidé ou bouqu<strong>et</strong>in. Le battoir(orba) en bois de cerf maral est couvert de fourrure <strong>et</strong> orné de rubans.Figure 1. Tambour khakasse (Beltir), Atlas Sibiri (1961) tabl.20.2 Il n’existe pas, à notre connaissance, d’enregistrements sonores ou filmiques de rituel khakasse antérieur à lapériode soviétique, aussi nous n’aborderons pas <strong>les</strong> questions touchant à la dimension musicale de laperformance.3


Figure 2. Tambour khakasse. Face interne à gauche, externe à droite. Musée <strong>et</strong>hnographique russe n°8761-8301Figure 3. Composition dominante des dessins khakasses. Ivanov 1955, 185, fig. 10.4


Figure 4. Tambour khakasse (sagaï). Archive, Musée de Minoussinsk, Ivanov 1955, 197, fig. 14.La face externe de la membrane est recouverte de figures peintes en noir, rouge <strong>et</strong> blanc. Dansla composition la plus fréquente, le cercle du tambour est divisé par une bande horizontaleparcourue de zigzags triangulaires <strong>et</strong> placée un peu plus haut que le diamètre (Figure 3). Sil’on compare face interne <strong>et</strong> externe, on s’aperçoit que la bande se situe à peu près au niveaude la traverse métallique à l’intérieur du tambour (Figure 2). C<strong>et</strong>te bande est définie parcertains chamanes comme une image des couches superposées de la terre, <strong>les</strong> zigzagscorrespondant aux montagnes. Les deux secteurs séparés par la bande sont associés à deszones du monde, ou plus précisément à des directions menant à ces zones : milieux terrestre,aquatique <strong>et</strong> souterrain pour le secteur inférieur, milieu cé<strong>les</strong>te pour le secteur supérieur. Cedernier est clos par un arc longeant le bord supérieur du tambour <strong>et</strong> parcouru lui aussi dezigzags : un arc-en-ciel d’après <strong>les</strong> chamanes.Les dessins remplissant ces secteurs puisent dans un répertoire de figures récurrentes,certaines d’entre el<strong>les</strong> occupant des positions très stab<strong>les</strong> dans la composition alors qued’autres sont plus mobi<strong>les</strong>.Secteur supérieurLe somm<strong>et</strong> du secteur supérieur est occupé par des astres : le soleil, la lune, <strong>les</strong> « TroisBiches » c’est-à-dire la constellation Orion, l’Étoile du soir (Ir Solbany) <strong>et</strong> l’Étoile du matin(Tan Solbany), la Grande Ourse (Čedigen). Ces astres sont réputés se situer sous la demeurede Kudaj, le dieu cé<strong>les</strong>te créateur, qui n’est pas représentée. Sous <strong>les</strong> astres, figurent desoiseaux (deux aig<strong>les</strong> noirs, un coucou, parfois des oiseaux blancs) souvent situés du côté droit5


du tambour, dans <strong>les</strong> environs du somm<strong>et</strong> d’un ou deux arbres. Les chamanes khakassesexpliquent que ces volati<strong>les</strong> <strong>les</strong> aident à voyager vers le ciel <strong>et</strong> à soigner <strong>les</strong> maladies desyeux.Le secteur supérieur compte plusieurs cavaliers : souvent un cavalier blanc sur cheval blanc serendant <strong>chez</strong> Kudaj <strong>et</strong> un cavalier rouge sur cheval rouge armé d’un arc. Ce dernier représentel’esprit « Seigneur-Gaucher » (Han-Solagaj) ou un serviteur « se rendant » <strong>chez</strong> ce seigneur.D’après <strong>les</strong> chants que <strong>les</strong> chamanes lui adressent, on sait qu’il est fils de l’empereur de Chine<strong>et</strong> qu’il habite en pays touva. À proximité des cavaliers est dessiné un cervidé, un bouqu<strong>et</strong>inou un cheval, représentant l’animal dont la peau a été utilisée pour faire la membrane dutambour. Ce dessin est très important car il indique que l’âme (čula) de l’animal est présentedans le tambour <strong>et</strong> que celui-ci est donc vivant (Ivanov 1955, 202 ; Butanaev 2006, 97).Secteur inférieurDans le secteur inférieur du tambour se rencontrent différents figures noires de cavaliers,chevaux <strong>et</strong> piétons, globalement considérés comme des serviteurs <strong>et</strong> des envoyés du SeigneurErlik, le maître du monde inférieur où demeurent <strong>les</strong> défunts (Katanov 2000, 371). Parmi euxon identifie Tuma-le-Noir (Kara-Tuma), un cavalier protecteur des chevaux moreaux. Dans<strong>les</strong> invocations qui lui sont adressées, il est décrit comme un « Mongol noir » (kara Mool)venu de Mongolie en traversant le pays chor, avec un serpent noir comme cravache. Ce« Mongol » est chargé de la protection du bétail contre <strong>les</strong> maladies (Buatanev 2006, 60 ;Ivanov 1955, 204).Tout en bas, plutôt à droite <strong>et</strong> au centre, dans <strong>les</strong> environs des racines des arbres, on distingueours, grenouil<strong>les</strong>, serpents, lézards, poissons, tous en noir. Batraciens <strong>et</strong> repti<strong>les</strong> sont soumisau « maître jaune des moutons » (kojdyŋ saryg yzygy) (Katanov 1907, I, 566). Ils peuvent enoutre mener le chamane <strong>chez</strong> Erlik. Ils sont sollicités notamment pour guérir <strong>les</strong> maladies desjambes ou <strong>les</strong> maladies féminines. Les broch<strong>et</strong>s guérissent <strong>les</strong> maladies abdomina<strong>les</strong> <strong>et</strong>l’hydropisie.Certaines figures importantes paraissent pouvoir se situer indifféremment dans le secteursupérieur ou inférieur. C’est le cas de deux bouleaux, placés en haut ou en bas, mais presqu<strong>et</strong>oujours dans la partie droite du tambour. D’après <strong>les</strong> chamanes, ils <strong>les</strong> aident à « monter versle ciel ».On rencontre souvent sur <strong>les</strong> tambours khakasses une série de personnages se tenant par lamain. Ce sont <strong>les</strong> « 7 fil<strong>les</strong> jaunes de la montagne », parfois accompagnées « 9 garçonsnoirs ». Ces enfants d’esprits maîtres de montagnes ont un rôle d’intermédiaires dans <strong>les</strong>négociations du chamane avec leur père. Enfin, comme ailleurs dans l’<strong>Altaï</strong>-<strong>Saïan</strong>, lechamane est lui-même souvent représenté parmi <strong>les</strong> dessins, armé d’un arc ou de sontambour.De c<strong>et</strong>te première vue d’ensemble ressort l’absence notable des principa<strong>les</strong> figures du« panthéon » khakasse, principaux dédicataires des rituels, <strong>les</strong> maîtres des montagnes, le dieucé<strong>les</strong>te Kudaj, le dieu infernal Erlik. Les êtres représentés sont plutôt des serviteurs, desguides <strong>et</strong> des intermédiaires pouvant accompagner ou aider le chamane sur des routes dont <strong>les</strong>destinations ne sont pas figurées. L’<strong>espace</strong> peint n’est pas tant à regarder comme uncosmogramme, une « carte du monde » définissant des territoires délimités, que comme unchamp vectoriel dynamique traversé d’itinéraires.6


Figure 5. À gauche, tambour des Turcs barabin (Sibérie occidentale), manuscrit de D.G. Messerschmidt, XVIIIe siècle(Ivanov 1979, 140, fig. 151).Figure 6. À droite, tambour khakasse, début XXe s. Musée d’anthropologie <strong>et</strong> d’<strong>et</strong>hnographie, Saint-Pétersbourg,n°2390-1 (Oppitz 2007).Oppositions récurrentesLa disposition générale que nous avons décrite se r<strong>et</strong>rouve sous une forme plus élémentairedans un relevé de tambour barabin du XVIIIe siècle (Figure 5). En raison de sa simplicité <strong>et</strong>de son ancienn<strong>et</strong>é, ce tambour barabin peut être regardé comme une Urform dont sontdérivées non seulement <strong>les</strong> compositions khakasses modernes, mais aussi cel<strong>les</strong> de peup<strong>les</strong>turcs tatars apparentés comme <strong>les</strong> Téléoutes <strong>et</strong> <strong>les</strong> Chors (cf. Diószegi & Lot-Falck 1973).Ces tambours que nous qualifier de type « tatare » sont traversés de lignes de tension d’unegrande stabilité sur le plan vertical <strong>et</strong> horizontal. Entre le haut <strong>et</strong> le bas s’opposent le cé<strong>les</strong>te <strong>et</strong>le terrestre, le sec <strong>et</strong> l’humide, le clair <strong>et</strong> l’obscur. L’indication par <strong>les</strong> chamanes khakasse desmaladies dont sont spécialistes certaines des figures représentées y ajoute une correspondanceavec le corps humain : <strong>les</strong> oiseaux du secteur supérieur sont liés à la tête, alors que <strong>les</strong>animaux de la partie basse sont spécialisés dans le ventre <strong>et</strong> <strong>les</strong> jambes.D’après le chamane kačin Roman, au cours du rituel d’animation du tambour, le nouveauchamane entend l’esprit de la montagne Kara-tag lui dire ceci : « Tu soigneras <strong>les</strong> gens ;soigne <strong>les</strong> maladies pures avec le protecteur des chevaux <strong>et</strong> <strong>les</strong> maladies impures avec leprotecteur des moutons, des lézards <strong>et</strong> d’autres auxiliaires. » (Potapov 1981, 133). Lesmaladies « pures », concernant la partie haute du corps, sont donc à la charge des espritsmaîtresdes chevaux, ces cavaliers représentés dans <strong>les</strong> parties médiane <strong>et</strong> supérieure dutambour, tandis que <strong>les</strong> maladies impures situées dans le bas du corps, plus particulièrement<strong>les</strong> maladies gynécologiques, relèvent du maître des moutons, qu’on a vu associé auхbatraciens <strong>et</strong> repti<strong>les</strong> du bas du tambour. Il existe donc une correspondance entre la verticalitédu tambour <strong>et</strong> celle du corps humain établie par l’intermédiaire de l’ordre spatial du paysage<strong>et</strong> de ses habitants représentés sur la membrane.7


Alors que l’organisation verticale des tambours est bien connue, la possibilité d’un ordreperpendiculaire des figures, selon l’axe horizontal, n’a guère été envisagée. Ivanov a noté que<strong>les</strong> arbres se situent généralement dans la partie droite du tambour, sans toutefois pouvoirexpliquer c<strong>et</strong>te régularité (ibid., 215).Les arbres à droite se trouvent en fait en opposition diamétrale avec des cavaliers, occupant lebord gauche <strong>et</strong> s’entendant vers le centre. C<strong>et</strong>te opposition, d’une force <strong>et</strong> d’une stabilitéfrappantes, se distingue très n<strong>et</strong>tement dans le tambour barabin du XVIIIe siècle (fig. 5), maisaussi dans <strong>les</strong> tambours modernes des Téléoutes <strong>et</strong> des <strong>Altaï</strong>ens du sud. Aucun commentairede chamane ne fournit d’explication sur c<strong>et</strong>te récurrence typique des tambours de la famill<strong>et</strong>atare.Comment comprendre c<strong>et</strong>te stabilité ? Les choses s’éclairent si l’on s’intéresse au rapport deces figures non plus seulement avec la cosmologie, mais avec <strong>les</strong> gestes concr<strong>et</strong>s deschamanes au cours du rituel (Figure 7). Dans sa main gauche, le chamane tient le manche dutambour qui est fait en bois de bouleau, précisément l’arbre représenté sur le bord droit 3 . Desa main droite, il agite son battoir, qualifié de « cravache » (hymčy). Dans <strong>les</strong> techniques demonte turco-mongo<strong>les</strong>, c’est effectivement de la main droite qu’est tenue la cravache. Le côtédroit du chamane a donc en charge le mouvement <strong>et</strong> la monte, alors que le côté la gauche estlié à la stabilité <strong>et</strong> le bois de bouleau. C<strong>et</strong>te répartition des tâches des mains est universelledans le chamanisme turco-mongol de Sibérie, ce qui explique certainement le positionnementstable des cavaliers <strong>et</strong> des arbres sur ces tambours.Au début de leurs rituels, <strong>les</strong> chamanes de l’<strong>Altaï</strong>-<strong>Saïan</strong> restent un moment face au feu, la têtedans le cadre du tambour, en battant la membrane de coups légers (Figure 8, Figure 9). Àmesure que <strong>les</strong> esprits invoqués sont supposés se présenter, le chamane frappe <strong>et</strong> chante plusfort, jusqu’à se lever, marquant ainsi le début de son « voyage » (en khakasse, čörerge) avecses auxiliaires vers <strong>les</strong> montagnes voisines, le ciel ou l’enfer selon le cas. Concrètement,lorsqu’il a la tête dans le tambour, le chamane voit apparaître à contre-jour <strong>les</strong> dessins éclairéspar le feu. Bien n<strong>et</strong>toyée, la peau de la membrane est en eff<strong>et</strong> parfaitement translucide (Figure10). Le regard disparu derrière la membrane, le chamane se coupe de l’interaction avec lepublic pour entrer visiblement dans un champ interactionnel nouveau. Il laisse envelopper sesperceptions visuel<strong>les</strong> <strong>et</strong> auditives dans la vue des dessins <strong>et</strong> le battement de la membrane quirésonne près de ses oreil<strong>les</strong>.Pour l’officiant, comme pour l’assistance, la partie droite de la membrane peinte s’associealors clairement à son bras gauche <strong>et</strong> la partie gauche à son bras droit. Ce parallélisme entrelatéralité du tambour <strong>et</strong> latéralité du corps du chamane est scellé par le positionnement desarbres <strong>et</strong> des cavaliers dans le dessin.3 Chez <strong>les</strong> <strong>Altaï</strong>ens, il est dit explicitement que le bouleau dessiné est celui dont on a fait le manche du tambour(Anohin 1924, 56).8


Figure 7. Chamane khakasse (kačin). Photo P.E. Ostrovskih (1894). MAE 257-26, 257-29. Le côté droit du chamaneest mobile, tandis que le côté gauche est stable.Figure 8. Un chamane altaïen invoque ses esprits la tête dans le tambour (Radloff 1884).9


Figure 9. Un chamane khakasse face au feu. Photo Olsen, 1914. Bibliothèque nationale de Norvège.10


Figure 10. Tambour khakasse vu de l’intérieur. Musée de Minoussinsk. À contre-jour, <strong>les</strong> figures apparaissent entransparence : du point de vue du chamane, l’arbre est à sa gauche (en bas) <strong>et</strong> le cavalier à sa droite (en haut).Il existe une autre régularité frappante dans l’axe horizontal : sur presque tous <strong>les</strong> tambours,<strong>les</strong> figures dessinées sont tournées vers la droite du cadre. À nouveau, on ne peut expliquerc<strong>et</strong>te récurrence que si l’on prend en considération <strong>les</strong> gestes <strong>et</strong> postures du chamane. Lorsquele chamane s’est élancé dans son « voyage », il lui arrive de placer son tambour entre sesjambes <strong>et</strong> de le chevaucher (Figure 11). En eff<strong>et</strong>, dans <strong>les</strong> traditions turco-mongo<strong>les</strong>, l<strong>et</strong>ambour, <strong>et</strong> à travers lui à l’animal qui a donné sa peau pour faire la membrane, est souventdésigné <strong>et</strong> représenté comme une monture du chamane. Quand un chevauchement est mimé,le tambour, tenu de la main gauche, se r<strong>et</strong>rouve placé la membrane contre la jambe droite del’officiant. La partie droite du dessin se positionne ainsi à l’avant par rapport au chamane <strong>et</strong> lapartie gauche à l’arrière. Tout porte à croire que si <strong>les</strong> personnages sont tournés vers la droite,<strong>et</strong> au premier chef la figure représentant l’animal dont la peau a été utilisé, c’est de façon àavancer dans la même direction que le chamane. C<strong>et</strong>te hypothèse est confirmée par un détailtrès révélateur d’un tambour conservé à la Kunstkamera : sur la membrane en peau de cerfmaral <strong>les</strong> poils ont été en partie maintenus, or leur orientation perm<strong>et</strong> de voir que l’avant del’animal se situe du côté droit <strong>et</strong> l’arrière du côté gauche. L’inventaire contient uneinformation recueillie auprès du chamane propriétaire de l’obj<strong>et</strong> : « le chamane monte ce cerfmaral, c’est pourquoi la partie avant de la peau est orientée dans le sens où vont toutes <strong>les</strong>11


figures de la partie extérieure du tambour » (MAE inventaire 2164-1 ; cf Ivanov 1955, 180).Cela signifie que l’avant de l’animal doit se trouver du côté droit du tambour, en sorte quel’animal, regarde dans la même direction que le chamane lorsque celui-ci le chevauche. C’estpour c<strong>et</strong>te même raison que <strong>les</strong> figures peintes s’avancent vers la droite.Figure 11. Chamane khakasse chevauchant son tambour. Photo S.D. Majnagašev, début XXe s. Kunstkamera n°2410-78.La disposition des figures sur l’axe gauche-droite est donc structurée par deux ensemb<strong>les</strong>d’évocations. D’une part l’ordre des figures est en rapport de projection avec la latéralisationfonctionnelle du corps du chamane. Chez <strong>les</strong> voisins altaïens des Khakasses, l’association dutambour avec le corps chamanique est particulièrement explicite puisqu’un grand chamaneancêtre organise l’ensemble de la composition (Figure 12). La superposition du corpschamanique <strong>et</strong> du tambour apparaît aussi parfaitement sur le pétroglyphe d’Oglahty, en régionkhakasse (Figure 13). Au cours des rituels, c<strong>et</strong>te projection est donnée à voir lorsque l<strong>et</strong>ambour est parallèle à la ligne des épau<strong>les</strong> du chamane, c’est-à-dire lorsque celui-ci batdoucement du tambour. Mais l’orientation individuelle des figures vers la droite renvoie à uneautre position classique, quand le tambour fait office de monture enjambée par le chamane,mais aussi, plus simplement, quand il bat fort <strong>et</strong> vite du battoir <strong>et</strong> que le tambour se trouveperpendiculaire à l’axe des épau<strong>les</strong>. L’instrument n’est alors plus un double, mais un chevalcompagnon. Identification parallèle <strong>et</strong> complémentarité perpendiculaire ne sont pas encontradiction : el<strong>les</strong> correspondent aux deux positions extrêmes du tambour entre <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> lechamane va <strong>et</strong> vient au cours du rituel dans une alternance de pauses <strong>et</strong> d’excitations.12


Figure 12. A gauche, tambour altaïen (Anohin 1924, 58). L’arbre est du côté du bras gauche du personnage.Figure 13. A droite, pétroglyphe d’Oglahty, Khakassie, XVIIe-XIXe s. (Kyzlasov & Leont’ev 1980). On reconnaît labonn<strong>et</strong> typique des chamanes khakasses. La traverse métallique avec ses pendeloques fusionne avec <strong>les</strong> bras dupersonnage. Comme d’habitude, l’arbre figure du côté du bras gauche du chamane.Les esprits dans la yourteNous avons discerné quelques coordinations entre tambour <strong>et</strong> corps. Certaines remarques deschamanes khakasses suggèrent qu’il existe en outre des correspondances entre l’ordre spatialdes dessins <strong>et</strong> celui de la yourte où sont menés <strong>les</strong> rituels. Le chamane beltir P<strong>et</strong>rov expliquaitque tout en bas de son tambour figure un personnage, le « maître de l’eau », que <strong>les</strong> chefs defamille khakasses honorent en posant un plat de viande chaude d’agneau près de la porte,« pour que cela fume vers le maître de l’eau ». Dans la yourte, il se trouve en eff<strong>et</strong> que c’estdu côté droit de la porte en entrant que l’on conserve l’eau. P<strong>et</strong>rov remarquait aussi que <strong>les</strong>sept étoi<strong>les</strong> figurant dans le ciel du tambour sont évoquées par <strong>les</strong> chamanes dans le chantqu’ils adressent à kök yzyk, une amul<strong>et</strong>te installée à distance de la porte, dans la partie sud ousud-ouest (Katanov 1907, I, 565). Enfin, deux chamanes kačin, Apčaj <strong>et</strong> Roman, interrogés à50 ans d’écart désignent l’ours figurant dans le bas de leur tambour comme le « gardien del’entrée de la yourte » (Katanov, 1907, I, 598 ; Potapov 1981, 135).Ces associations ponctuel<strong>les</strong> sont-el<strong>les</strong> <strong>les</strong> indices d’une correspondance systématique entredessins <strong>et</strong> yourte ? Si c’est le cas, le tambour s’avérera coordonné à la fois au corpschamanique <strong>et</strong> à l’<strong>espace</strong> environnant, ce qui pourra éclairer sa fonction d’instrumentd’« orientation » affirmée par <strong>les</strong> chamanes.La yourte <strong>et</strong> le tambour sont deux cerc<strong>les</strong> orientés, sur un plan horizontal pour la première, surle plan vertical pour le second. Chez <strong>les</strong> peup<strong>les</strong> nomades d’Asie septentrionale lechangement régulier de site concr<strong>et</strong> d’habitat est compensé par des principes abstraitsextrêmement stab<strong>les</strong> d’orientation <strong>et</strong> d’organisation de l’<strong>espace</strong> domestique. Lorsqu’au coursdu XIXe siècle <strong>les</strong> Khakasses ont abandonné <strong>les</strong> yourtes de feutre pour des yourtes de boispolygona<strong>les</strong>, ils en ont conservé l’ordonnancement spatial.13


La terminologie distingue dans la yourte quatre grandes zones (Figure 16). Le coin de la porteest orienté à la façon turque, vers l’est, appelé « devant » (isker). Au centre de la yourte estinstallé le foyer surmonté d’un trou à fumée dans le toit. Au-delà du feu, à l’opposé de laporte, s’étend le coin d’honneur, tör, avec le lit des maîtres. À ses pieds s’assoient <strong>les</strong> anciens<strong>et</strong> <strong>les</strong> hôtes d’honneur, idéalement la face éclairée par le soleil levant. C’est le point de vue deces personnes qui détermine <strong>les</strong> conceptions de l’<strong>espace</strong> intérieur. À leur droite s’étend lapartie pure <strong>et</strong> masculine, appelée en khakasse üstünzaryh « sud », en fait littéralement « lecôté haut » (üstü sary). À gauche, la partie opposée, féminine <strong>et</strong> impure, est nomméealtynzaryh, « nord », littéralement « le côté bas » (alty sary). Sur <strong>les</strong> murs méridionaux sontfixés <strong>les</strong> instruments masculins : le fusil au sud-ouest, <strong>et</strong> le harnachement des chevaux au sudestprès de la porte. Le long des murs septentrionaux s’étendent <strong>les</strong> instruments des femmes,étagères de vaisselle <strong>et</strong> ustensi<strong>les</strong> de cuisine (Katanov 1897, 23, note 1) (Figure 14).L’ensemble de l’<strong>espace</strong> de la yourte se trouve structuré par deux axes perpendiculaires, l’axeest-ouest opposant <strong>les</strong> cad<strong>et</strong>s aux aînés <strong>et</strong> l’axe nord-sud opposant <strong>les</strong> femmes aux hommes(cf Hamayon 1979). Si le sud est « haut » <strong>et</strong> le nord « bas », c’est certainement du fait desassociations liées dans le monde turc à ces orients, mais aussi en raison de la géographie dupays khakasse drainé par le Iénisséï qui descend des steppes touvas au sud vers la taïgaseptentrionale.En fait, une opposition verticale se r<strong>et</strong>rouve aussi de façon latente entre la porte <strong>et</strong> le coind’honneur (tör). Le tör est nommé « tête du feu » (ot pazy) alors que le coin de la porte est« l’arrière du feu » (ot soo) 4 . Chez <strong>les</strong> <strong>Altaï</strong>ens, c<strong>et</strong>te opposition prend <strong>les</strong> termes « tête dufeu » (ottyn bažy) <strong>et</strong> « jambes du feu » (ottyn budy). On invite à s’asseoir dans le tör un hôtede marque qui se tient près de la porte en lui disant : « Asseyez-vous plus haut ! » (Örüoturar) (Tadina 2006). C<strong>et</strong>te terminologie altaïenne est en cohérence avec la disposition ducorps lorsque l’on s’allonge dans une yourte : on s’efforce d’avoir la tête vers le coind’honneur <strong>et</strong> <strong>les</strong> pieds vers la porte.Par conséquent, l’opposition de valeur la plus forte se situe entre le quart nord-est, secteurdeux fois inférieur car féminin <strong>et</strong> cad<strong>et</strong>, <strong>et</strong> le quart sud-ouest, deux fois supérieur car secteurmasculin <strong>et</strong> aîné. C’est précisément dans le secteur sud-ouest qu’est installé l’auteldomestique, appelé Kudaj pulii « la place de Dieu-Ciel ». C’est là que sont suspendus <strong>les</strong>icônes orthodoxes <strong>et</strong> le tambour chamanique lorsqu’un chamane est en visite. À l’opposé,dans le coin nord-est, sont rangés des seaux contenant <strong>les</strong> réserves d’eau <strong>et</strong> <strong>les</strong> produitslaitiers. Nous r<strong>et</strong>rouvons ainsi dans la yourte une opposition entre le haut cé<strong>les</strong>te <strong>et</strong> le basaquatique que nous avons observée dans le tambour.4 V. Butanaev, communication personnelle, 30-09-2011.14


Figure 14. Le côté féminin d’une yourte sagaj, photo N.V. Fedorov, 1912, Musée de Minoussinsk.L’ordre spatial de la yourte s’enrichit d’évocations complexes par la présence sur ses mursd’amul<strong>et</strong>tes représentant des esprits protecteurs des humains <strong>et</strong> du bétail. Chaque amul<strong>et</strong>te estspécialisée dans un soin ou une protection particulière <strong>et</strong> reçoit une nourriture spécifique. Enoutre à chacune est réservé un emplacement plus ou moins précis (Adrianov 1909; Butanaev2003; Katanov 1907b).Les murs méridionaux sont ornés d’esprits cavaliers déjà rencontrés sur le tambour, tandis quesur <strong>les</strong> murs septentrionaux trouvent leur place des esprits liés aux femmes. Certains de cesderniers sont évités par <strong>les</strong> hommes qui <strong>les</strong> qualifient de « mauvais esprits » : ainsi, la« femme-esprit téléoute » (tileg-tös), responsable des maladies des pis de vaches <strong>et</strong> des mauxde ventre, <strong>et</strong> l’ours situé au nord-est (Jakovlev 1900, 107; Katanov 1907a, I, 425).Plusieurs de ces amul<strong>et</strong>tes n’ont pas leur pendant sur le tambour, ainsi la Mère Ymaj,protectrice des femmes <strong>et</strong> des enfants. Située au nord-ouest dans la partie féminine du coind’honneur, elle n’a de rapport qu’indirect avec un élément constant des tambours khakasses,<strong>les</strong> bouleaux plantés dans la partie droite. À propos de ces arbres, un chamane expliquait :« Quand nous sommes nés de notre Père Ülgen [dieu créateur, équivalent de Kudaj], ils ontété envoyés avec la Mère Ymaj. » (Katanov 1907, II, 552).15


Figure 15. Figuration khakasse d’esprit coucou. Musée du quai Branly, n°71.1943.27.429.Tambour <strong>et</strong> yourteIl existe une correspondance entre la position de certaines amul<strong>et</strong>tes dans la yourte <strong>et</strong> l’originegéographique de l’esprit qu’el<strong>les</strong> représentent. Ainsi <strong>les</strong> cavaliers Tuma-le-Noir <strong>et</strong> Seigneur-Gaucher se trouvent dans la moitié méridionale de la yourte, précisément du côté d’où ils sontsupposés venir, <strong>les</strong> steppes mongo<strong>les</strong> <strong>et</strong> touvas. Face à eux, côté nord, se trouvent la « femmeesprittéléoute », dite aussi « esprit du nord » (altynzary tös), <strong>et</strong> l’« esprit toungouse » (toŋazatös), responsable des vents du nord. Or <strong>les</strong> Téléoutes sont établis au nord-ouest du payskhakasse <strong>et</strong> <strong>les</strong> Toungouses peuplent toute la taïga septentrionale. Bref, c’est toute lagéographie environnant le pays des Khakasses qui se trouve exposée dans leur maison. Layourte n’est pas un <strong>espace</strong> hermétiquement fermé : avec ses amul<strong>et</strong>tes commandant desroutes, elle contient de nombreux points de départs vers l’extérieur.En outre, on constate que <strong>les</strong> esprits du nord-est sont responsab<strong>les</strong> de maladies liées auxparties basses du corps, alors que ceux du sud-ouest sont compétents pour le haut du corps. Àpartir de l’orientation de la yourte vers le levant, le réseau des amul<strong>et</strong>tes crée un ensemble decorrespondances implicites entre le plan de l’habitat, le corps humain, le paysage environnant<strong>et</strong> une géographie lointaine.Dans ce cercle des esprits, on r<strong>et</strong>rouve constamment quel<strong>les</strong> que soient <strong>les</strong> sources uneopposition sur l’axe structurant sud-ouest/nord-est entre deux éléments : l’autel du cé<strong>les</strong>teKudaj au sud-ouest <strong>et</strong> Aba-tös, l’esprit-ours, au nord-est. Ce dernier est en eff<strong>et</strong> installé sur le16


côté féminin (nord) de la porte. Hibernant dans une tanière, l’ours est souvent associé dans lechamanisme sibérien au monde inférieur, à l’obscurité <strong>et</strong> à la féminité. Dans la yourtekhakasse, il est figuré par un bâton couvert de peau d’ours <strong>et</strong> orné d’un anneau de bronzeévoquant probablement l’entrée de sa tanière <strong>et</strong> <strong>les</strong> lieux de communication entre <strong>les</strong> mondesqu’il surveille, porte <strong>et</strong> orifices inférieurs du corps. Nourri par une vieille femme, il estinvoqué pour lutter contre la diarrhée <strong>et</strong> <strong>les</strong> maladies vénériennes.Voisin de l’ours dans le bas du tambour, le serpent, chargé des douleurs aux jambes, <strong>et</strong> lecavalier Tuma-le-Noir se r<strong>et</strong>rouvent dans la yourte près de la porte. Tuma-le-Noir figure dansla yourte sous la forme d’une amul<strong>et</strong>te de sept plumes noires de p<strong>et</strong>it tétra fixée près desportes côté sud, donc précisément au sud-est (Katanov 1907, I, 611). « Trois hommes noirs »situés dans le secteur inférieur d’un tambour sont désignés comme des « intermédiaires » de lafemme esprit téléoute, installée dans le nord de la yourte (Katanov ibid. I, 598). Ainsi <strong>les</strong>figures situées dans le secteur inférieur du tambour se r<strong>et</strong>rouvent dans l’est, le nord-est <strong>et</strong> lenord de la yourte.L’équivalent de l’autel de Kudaj est à chercher sur le tambour dans la zone la plus haute avecses astres situés « sous la maison de Kudaj ». Dessinés sous <strong>les</strong> astres, <strong>les</strong> oiseaux (hus tös) ser<strong>et</strong>rouvent dans la région sud de la yourte avec pour fonction de soigner la tête, <strong>les</strong> yeux, <strong>les</strong>oreil<strong>les</strong>, <strong>les</strong> dents (Figure 15). Les cavaliers non noirs, comme Seigneur-Gaucher le rouge, quifigurent dans le secteur supérieur du tambour se r<strong>et</strong>rouvent aussi dans le sud <strong>et</strong> l’ouest. Lacavalière blanche Salyg, visible sur le tambour de la Figure 6 tout en haut du cercle, a sa placedans le secteur ouest de la yourte, entre lit <strong>et</strong> autel, (Adrianov 1909, 524 ; Ivanov 1955, 204).Le secteur supérieur de l’instrument correspond ainsi aux régions ouest, sud-ouest <strong>et</strong> sud dela yourte. D’une façon générale, l’axe haut-bas du tambour a pour équivalent dans la yourtel’axe sud-ouest/nord-est avec <strong>les</strong> oppositions communes : cé<strong>les</strong>te/souterrain, sec/humide,clair/obscur.Ceci n’est pas surprenant si l’on se souvient que, en dehors du rituel, le tambour est suspendudans la partie sud-ouest de l’habitat. Ses dessins représentent en quelque sorte la dispositiondes esprits dans la yourte de son point de vue sud-ouest.Qu’en est-il de l’axe gauche-droite du tambour organisé autour de l’opposition cavalierbouleau? Le monde des cavaliers des steppes concentré sur la gauche du tambour estclairement <strong>et</strong> exclusivement situé dans la moitié méridionale de la yourte. Par ailleurs on sesouvient de l’association entre <strong>les</strong> bouleaux du tambour <strong>et</strong> la déesse Ymaj représentée dans lapartie nord-ouest de la yourte. En outre, du côté nord sont concentrées des référencesanima<strong>les</strong> <strong>et</strong> humaines au monde forestier : le renard, le putois, mais aussi l’esprit toungouse.Le contraste cavalier-bouleau du tambour se trouve dans la yourte converti en un contrastesud-nord entre animaux domestiques <strong>et</strong> animaux sauvages, steppe <strong>et</strong> taïga. La gauche dutambour se proj<strong>et</strong>te donc en gros dans le sud de la yourte <strong>et</strong> la droite dans le nord.17


MasculinOUESTSalyg (blanche)LitYmajTÖRSeigneur-Gaucher(rouge)OiseauxFeuFémininTéléouteNORDeauSerpentsTuma-le-NoirPorteOursESTAxe nord-est sud-ouest= axe haut-bas du tambourFigure 16. Positionnement des esprits dans la yourte. L’axe haut-bas du tambour perm<strong>et</strong> de r<strong>et</strong>rouver lepositionnement de la plupart de ces esprits sur le tambour. En italiques, esprits présents dans la yourte mais absentsdu tambour.Le rituel <strong>et</strong> ses <strong>espace</strong>s de référenceSi yourte <strong>et</strong> tambour présentent tant de correspondances, c’est que ces surfaces obéissent à desschémas spatiaux communs <strong>les</strong> coordonnant à un paysage visible <strong>et</strong> invisible. C’est pour c<strong>et</strong>teraison que le tambour peut apparaître comme une sorte de plan vertical de la yourte. Sur l<strong>et</strong>ambour de la Figure 6, on voit un chamane accompagné à sa gauche de sept personnagesrouges, qualifiés de « fil<strong>les</strong> jaunes », <strong>et</strong> à sa droite de neuf personnages noirs appelés« garçons noirs ». Il était fréquent au cours des rituels que <strong>les</strong> chamanes khakasses demandentà des garçons <strong>et</strong> des fil<strong>les</strong> de <strong>les</strong> entourer. Au XVIIIe siècle, Gmelin décrit une chamanekhakasse (kačin) exécutant des danses avec sept hommes <strong>et</strong> sept femmes (Gmelin 1751-1752,III, 336-337). Dans un rituel publié par Butanaev (2006, 195), une chamane place neufgarçons dans le côté sud de la yourte <strong>et</strong> sept fil<strong>les</strong> côté nord. Dans son chant, elle <strong>les</strong> décritcomme <strong>les</strong> « fil<strong>les</strong> jaunes » <strong>et</strong> <strong>les</strong> « garçons noirs », enfants du maître de montagne. L<strong>et</strong>ambour cité constitue ainsi une véritable modélisation réaliste de c<strong>et</strong>te scène.18


Figure 17. Photographie de rituel dans une yourte khakasse. Le chamane se tient face à la porte, dans la partie est dela yourte. Photographie Olsen, 1914. Bibliothèque nationale de Norvège.Afin d’y voir plus clair, nous allons examiner de plus près le rituel qu’accomplissait lechamane Pituk au début du XXe siècle (Butanaev 2006, 196-207), en identifiant <strong>les</strong> <strong>espace</strong>sde référence auquels peuvent se rapporter <strong>les</strong> entités invoquées.Au début de la performance, se tenant près de la porte, le chamane Pituk appelle ainsi sesesprits :Esprits de mon Père-khan,Envoyés de ma Mère-khan,Mes gens qui avez secoué mes épau<strong>les</strong> <strong>et</strong> mon cou,Vous me faites sauter à fendre mes semel<strong>les</strong>,Vous me faites hurler à me déchirer la voix.Mes esprits odžan tenant le battoir,Enroulez-vous sur ma main droite.Mes esprits tüben tenant le tambour,Entourez ma main gauche.Dans ce passage introductif classique, le chamane nomme de façon générique ses esprits enrappelant qu’il <strong>les</strong> a hérités de ses ancêtres <strong>et</strong> en remémorant <strong>les</strong> souffrances qu’ils lui ont19


imposées lors de la crise précédant investiture. Le chant se poursuit par une description ducostume rituel :Les bandel<strong>et</strong>tes syzym de mon costumeSe sont tordues comme des roseaux,Cinquante cloch<strong>et</strong>tes de mon costume blindé,Vous chantez comme des oiseaux.Puis commence l’évocation précise d’esprits individuels :Mes serpents, comme des flèches sifflantes,Comme des flèches, sont tirés.Mes grenouil<strong>les</strong> rugueuses,Volant dans la clarté jaune,Mes grenouil<strong>les</strong> aux doigts écartées,Mes ours aux pattes tordues.Les animaux cités dans ce passage, serpents, grenouil<strong>les</strong> <strong>et</strong> ours, se localisent dans la strate laplus basse de l’écosystème. Ils sont aussi associés à des <strong>espace</strong>s de référence immédiatementprésents dans la scène rituelle où leurs figurations peuvent se rencontrer. Ainsi, <strong>les</strong> serpentssont présents dans le bas du costume khakasse sous la forme de bandes de tissu. Mais serpents<strong>et</strong> ours sont aussi présents dans la yourte près de la porte, où se trouve précisément lechamane. Enfin <strong>les</strong> trois espèces ont généralement leurs représentants dans le bas du tambour.Le chant glisse ainsi d’une description explicite du costume (« <strong>les</strong> bandel<strong>et</strong>tes de moncostume ») à une référence possible aux dessins du tambour <strong>et</strong> aux murs de la yourte,mobilisant ainsi trois <strong>espace</strong>s de référence immédiats.Mon esprit téléoute, âme du troupeau,Ours brun, qui regarde à travers un anneau,Mes esprits oiseaux [hus-tös], âme de l’homme ;A la tête du meuble de tête [pas paraan]Âme de la tête du p<strong>et</strong>it-enfant,Grande Mère Ymaj,Des coquillages blancs, du bouton de bronze,Tu tires du fil de soie rouge.C<strong>et</strong>te fois la yourte est explicitement mobilisée comme <strong>espace</strong> de référence immédiat. L’esprittéléoute, absent des costumes <strong>et</strong> des tambours <strong>chamaniques</strong>, a son amul<strong>et</strong>te dans la partie nordde la yourte. L’ours cité ensuite est c<strong>et</strong>te fois clairement celui de la yourte : « l’anneau » àtravers lequel il regarde fait partie des éléments de son amul<strong>et</strong>te. L’ours apparaît donc à deuxreprises, une première fois dans l’<strong>espace</strong> de référence du tambour en compagnie des serpents<strong>et</strong> grenouil<strong>les</strong>, une seconde fois sous son aspect d’amul<strong>et</strong>te dans la yourte. Avec ensuite Ymaj,localisée explicitement par le chant « à la tête du meuble de tête », c’est-à-dire dans <strong>les</strong>environs du coin d’honneur, on se situe très clairement dans la yourte. Le chant se poursuitainsi :Créé par le khan chinois,Venu de la célèbre Touva,Arrivé du mont Sabyna,Toi dont <strong>les</strong> flèches ne tombent jamais à terre,20


Tu tires sans rater, Seigneur-Gaucher.Sorti de la noire Mongolie,Attaché au pieu d’acier au centre de la terre,Tuma-le-Noir au visage plus noir que la terre.Légumes de la terre noire,Etoi<strong>les</strong> du grand ciel,En montant ouvrez la route.Dans ce passage, le chamane nomme <strong>les</strong> cavaliers situés dans la partie gauche du tambour <strong>et</strong>sud de la yourte, deux <strong>espace</strong>s de référence immédiats possib<strong>les</strong>. Les trois derniers verssuggèrent un mouvement de « montée » qui va de la terre noire vers le ciel.À ce moment, la source indique que, « ayant tiré tous <strong>les</strong> tös [esprits] de la porte au lieud’honneur, s’inclinant vers le feu, il chante la Mère-Feu ». Le chamane a donc accompliphysiquement dans la yourte un mouvement de l’est vers l’ouest.Figure 18.Le chamane se tient dans la partie d’honneur devant l’autel <strong>et</strong> face au feu, dans le coin sud-ouest de layourte. Photo Olsen, 1914. Bibliothèque nationale de Norvège.Se tenant maintenant dans le coin d’honneur tör face au foyer, il entonne une louange del’esprit du feu, suivie de l’invocation : « Que <strong>les</strong> Trois biches [Orion] donnent le bonheur ! »L’assistance des profanes lui répond : « Oui, qu’il en soit ainsi. Que <strong>les</strong> Ciels [Kudajlar] nousle donnent. Qu’ils ne cassent pas l’âme. »21


L’<strong>espace</strong> de référence de c<strong>et</strong> échange de prières est le ciel, représenté dans la yourte parl’autel du Ciel au pied duquel se tient maintenant le chamane <strong>et</strong>, dans le tambour, par la partiela plus haute où <strong>les</strong> trois biches d’Orion sont souvent figurées.Si l’on résume la progression accomplie par le chant, on voit que l’on est passé des êtres <strong>les</strong>plus bas de la partie « basse » (nord), comme l’ours, à l’être le plus élevé de la partie« basse », Ymaj, avant d’évoquer <strong>les</strong> cavaliers appartenant à la partie « haute » (sud), pouraccéder jusqu’aux entités cé<strong>les</strong>tes, <strong>les</strong> plus éminentes de la partie « haute ». C<strong>et</strong>te ascensionen parole correspond au déplacement réel accompli par le chamane de la porte au tör.Le chamane fait ensuite trois fois le tour du foyer, ce qui indique un changement de scène. Onexécute des libations tandis que le chant invoque <strong>les</strong> esprits des montagnes environnantes. Lechamane obtient d’eux l’âme du malade <strong>et</strong> fait le geste de l’installer dans son tambour. Ilconduit alors le malade près de la porte.Devenu une grenouille, bondit !Devenu un serpent, rampe !Ne sois plus un démon qui ne se sépare pas <strong>et</strong> ne part pas,Ne sois plus un diable toujours lancinant,Que la tête du démon soit en basQue la tête de l’humain lunaire soit en haut,Que <strong>les</strong> invisib<strong>les</strong> soit en bas,Que <strong>les</strong> humains solaires 5 soit en haut.L’<strong>espace</strong> de référence immédiat est certes la porte de la yourte mais aussi le bas du tambourcar, à la différence du serpent, la grenouille figure seulement sur l’instrument. L’officiant faitse dissocier dans le malade <strong>les</strong> démons <strong>et</strong> l’humain, exigeant du démon qu’il reparte vers lemonde inférieur qu’il n’aurait pas dû quitter. En même temps, il doit faire remonter le maladevers le monde du milieu. Le chant continue avec une invocation des étoi<strong>les</strong>, c’est-à-dired’entités cé<strong>les</strong>tes à l’opposé diamétral de l’ours <strong>et</strong> du serpent précédemment cités. Ce bond duplus bas au plus haut est suivi d’une redescente à travers <strong>les</strong> amul<strong>et</strong>tes de la yourte. Lechamane nomme Ymaj « à la tête du meuble de tête », passant donc du sud-ouest à l’ouestnord-ouest,puis <strong>les</strong> esprits médians, « la femme esprit téléoute au nord [Altynzaryh Tilegtös] » <strong>et</strong> face à elle l’« Esprit-oiseau au sud [Üstünzaryh hus tös] », <strong>et</strong> la descente s’achèveprès de la porte avec l’ours au « vieil anneau ».Après c<strong>et</strong> aller-<strong>et</strong>-r<strong>et</strong>our en paro<strong>les</strong> du plus bas au plus haut de la yourte, le chamaneaccomplit l’action capitale de la restitution de l’âme du malade. Il le représente concrètementen donnant à boire au patient du lait dans lequel il a « versé » l’âme. Invoquant <strong>les</strong> CielsCréateurs, l’officiant fait alors accomplir au malade le même parcours de la porte vers l’autelqu’il a lui-même exécuté au début du rituel, passant de l’obscurité inférieure de l’ours à laclarté supérieure de l’autel. Les quelques pas du malade le menant de la porte aux environs del’autel se donnent à percevoir comme une traversée cosmique, une remontée du monde d’enbas vers le monde du milieu. En même temps, <strong>les</strong> présences négatives qui s’étaient installéesdans son corps sont abandonnées près de l’ours qui est chargé de <strong>les</strong> maintenir à leur place.5 Les humains sont qualifiés de « lunaires » <strong>et</strong> « solaire » dans <strong>les</strong> chants <strong>chamaniques</strong>, par opposition auxhabitants du monde inférieur qui n’a ni lune ni soleil.22


Espace <strong>virtuel</strong> <strong>et</strong> <strong>espace</strong> réelUn rituel chamanique accomplit une intégration entre deux types d’interaction : uneinteraction ordinaire entre le chamane <strong>et</strong> ses patients <strong>et</strong> une interaction ésotérique entre lechamane <strong>et</strong> ses esprits (Hanks 2009). Dans <strong>les</strong> traditions sibériennes, l’intégration desinteractions se double d’une coordination entre leurs cadres spatiaux respectifs, la scène rituel<strong>et</strong> <strong>les</strong> paysages du « voyage ». Le chamane doit amener <strong>les</strong> non-chamanes à partager avec luinon pas son expérience, qui est supposée lui être propre car liée à ses capacitésexceptionnel<strong>les</strong>, mais l’organisation spatiotemporelle qui sert de cadre à c<strong>et</strong>te expérience miseen scène.Le « voyage chamanique », loin d’être réductible à une expérience extatique intime, procèdepar un enrichissement progressif de l’<strong>espace</strong> réel où se situe l’assistance afin de faire émergerun cadre spatial modifié. Au début du rituel khakasse, le chant du chamane énumère desréférences à des esprits associés à des paysages lointains <strong>et</strong> inaccessib<strong>les</strong> pour l’assistance,steppes mongo<strong>les</strong>, ciel, monde souterrain, qui constituent un <strong>espace</strong> de référence distant ou<strong>espace</strong> <strong>virtuel</strong>. Ces entités sont figurées dans l’<strong>espace</strong> réel de la scène rituelle par desprojections indiciel<strong>les</strong> sur <strong>les</strong> diverses surfaces d’<strong>espace</strong>s de référence immédiats : le costumechamanique, le tambour, <strong>les</strong> murs de la yourte. Ces points de connexion sont activés au fil duchant, qui glisse entre <strong>les</strong> <strong>espace</strong>s de référence <strong>et</strong> <strong>les</strong> fait se chevaucher dans des relationsambiguës d’identification <strong>et</strong> de projection.Le tambour peint, cercle vertical orienté, fournit le modèle topologique perm<strong>et</strong>tant de penserla projection de l’ordre cosmique vertical dans la latéralité <strong>et</strong> à la verticalité du corps duchamane, mais aussi dans le cercle horizontal de la yourte. Une fois ce principe de projectionmis en place par <strong>les</strong> coordinations que le chant active, la yourte est donnée à penser commeun <strong>espace</strong> fusionné <strong>et</strong> multiple. Dans ce cadre nouveau, <strong>les</strong> mouvements <strong>et</strong> <strong>les</strong> gestes desparticipants au rituel se chargent d’une résonance spatiale d’une grande richesse. Chaquedéplacement dans le plan horizontal de la yourte dessine en même temps un traj<strong>et</strong> dans laverticalité <strong>virtuel</strong>le qui lui est coordonnée. Lorsque le chamane s’avance de la porte versl’autel, on comprend qu’il s’élève vers un niveau supérieur du monde <strong>et</strong> qu’il élève avec lui lepatient. Lorsqu’il revient près de la porte, on le voit redescendre vers la terre.On saisit mieux maintenant en quoi <strong>les</strong> dessins peuvent aider <strong>les</strong> chamanes à « s’orienter ». Sil’<strong>espace</strong> <strong>virtuel</strong>, la yourte <strong>et</strong> le corps du chamane se nouent dans le schéma spatial dutambour, le chamane peut facilement se repérer dans l’univers par de simp<strong>les</strong> gestes dans layourte. À partir de sa proprioception, de la sensation de sa main droite <strong>et</strong> de sa main gauche, ilpeut faire dériver des asymétries entre gauche <strong>et</strong> droite, stabilité <strong>et</strong> mouvement, arbres <strong>et</strong>cavaliers, taïga <strong>et</strong> steppe, <strong>et</strong> <strong>les</strong> différentes routes qui en dérivent. Le chamane doit mémoriserses dessins non pas seulement visuellement mais de façon synesthésique en <strong>les</strong> couplant à laperception de ses fonctions motrices. Les dessins <strong>chamaniques</strong> sont en définitive moins dessupports expressifs qu’une technologie raffinée <strong>et</strong> efficace contribuant à transm<strong>et</strong>tre <strong>et</strong>stabiliser des modè<strong>les</strong> de coordination du corps <strong>et</strong> de l’<strong>espace</strong> au cœur de la scène rituelle.Adrianov, Aleksandr Vasil’evič1909 Ajran v žizni minusinskogo inorodca. In Sbornik v čest’ semidesjatil<strong>et</strong>ija G.N.Potanina, Saint-Pétersbourg, pp. 489-524.Anohin, Andrej1924 Materialy po šamanstvu altajcev. Sbornik muzeja antropologii i ètnografii, 4(2), pp. 1-148.23


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