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Enseigner quel travail ?

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n° 07 / juin 2016<br />

La revue du réseau école du parti communiste français<br />

<strong>Enseigner</strong> :<br />

<strong>quel</strong> <strong>travail</strong> ?<br />

Marine Roussillon<br />

Penser, créer, se former : un <strong>travail</strong> invisible ?<br />

Gérard Aschieri<br />

Enseignants : un statut pour un métier responsable<br />

Alice Cardoso. Catherine Remermier<br />

« Reprendre la main » sur le métier : un enjeu majeur pour les professionnels de<br />

l'enseignement du secondaire et une préoccupation syndicale<br />

Thierry Novarese<br />

L’évaluation de l’école : retrouver le sens de la mesure<br />

5€<br />

reseau-ecole.pcf.fr<br />

reseau.ecole-pcf@orange.fr


n° 01 / septembre 2014<br />

n° 03 / mai 2015<br />

n° 05 / décembre 2015<br />

n° 02 / janvier 2015<br />

n° 04 / septembre 2015<br />

n° 06 / mars 2016<br />

La revue du réseau école du parti communiste français<br />

La revue du réseau école du parti communiste français<br />

Edito<br />

n° 07 / juin 2016<br />

Quels programmes pour<br />

une culture partagée ?<br />

Interview :<br />

Pierre Laurent<br />

Les programmes scolaires,<br />

un enjeu politique.<br />

Comment former les enseignants<br />

à une conception culturelle des apprentissages ?<br />

Penser la culture technique<br />

pour l’école obligatoire ?<br />

Savoirs ou compétences :<br />

De <strong>quel</strong>le étoffe tailler les programmes scolaires ?<br />

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L’égalité<br />

ça se construit<br />

Interview :<br />

Belaïde Bedreddine, adjoint au maire de Montreuil<br />

La question de l’égalité dans l’école de la République :<br />

<strong>quel</strong>ques éléments historiques<br />

Evolution de la politique d’éducation<br />

prioritaire en Europe<br />

L’égalité entre les filles et les garçons,<br />

ça s’enseigne ?<br />

Segmentation du supérieur et politiques d’enseignement :<br />

<strong>quel</strong>le égalité pour les parcours ?<br />

Numéro 1 : septembre 2014 Numéro 2 : janvier 2015<br />

Quels programmes<br />

pour une culture<br />

partagée ?<br />

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L’égalité ça se construit<br />

Pour faire son métier, encore faut-il pouvoir le reconnaître et<br />

s’y reconnaître. Et donc poser la question du <strong>travail</strong> dans ce qu’il<br />

dit de l’humanité, des liens qui tissent les relations entre les<br />

hommes. Le <strong>travail</strong>, parce qu’il ne se résume pas à l’emploi, est au<br />

cœur de l’activité humaine, il est l’espace possible d’expression<br />

et de réalisation de l’intelligence individuelle et collective. Il est<br />

le terrain d’émergence de la coopération, de la solidarité et de la<br />

démocratie comme le montre le magnifique film de Françoise<br />

Davisse, « Comme des lions ».<br />

C'est cette dimension fondamentalement émancipatrice du<br />

<strong>travail</strong> qui est menacée, notamment par la tentative de passage<br />

en force du gouvernement pour en casser le Code. Et c'est sans<br />

doute l’importance des conséquences politiques et anthropologiques<br />

de cette menace qui explique les formes multiples que<br />

prend l’opposition à cette loi.<br />

La revue du réseau école du parti communiste français<br />

La revue du réseau école du parti communiste français<br />

Le libéralisme met tout en œuvre pour créer un rapport aliéné<br />

et dominé au <strong>travail</strong> : contrôles permanents ; fragmentation<br />

des tâches, mobilité forcée aboutissant à une précarisation des<br />

emplois ; risque insupportable et parfois mortel du chômage. A<br />

cela s’ajoutent des rapports hiérarchiques souvent violents, des<br />

salaires qui marquent la négation des capacités et de l’utilité<br />

sociale de chacun…<br />

L’émancipation au<br />

cœur de l’éducation<br />

Interview :<br />

Didier Jacquemain, Délégué général de la Fédération nationale des Francas<br />

L’école de l’émancipation : d’une quête impossible au développement<br />

sans cesse du métier d’enseignant<br />

De l’élève émancipé au <strong>travail</strong>leur émancipé :<br />

défi pour une transformation de l’école<br />

Les droits des lycéens<br />

À l’école maternelle : bienveillance pour les « faibles » ou<br />

conditions égalitaires de réussite ?<br />

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La laïcité est-elle encore<br />

révolutionnaire ?<br />

Pierre Dharréville<br />

La laïcité est-elle encore révolutionnaire ?<br />

Christian Laval<br />

Ecole, laïcité et pouvoir économique<br />

Pierre Merle<br />

La laïcité de l’école française : une double imposture<br />

Catherine Robert<br />

<strong>Enseigner</strong> les mythes ou le fait religieux<br />

Hélène Bidard<br />

La laïcité, condition de l’émancipation des femmes<br />

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Le monde enseignant n’échappe pas à cette logique, assommé<br />

d’injonctions contradictoires, de moins en moins formé, confronté<br />

à la paupérisation de nombre d’élèves de plus en plus ghettoïsés et<br />

dépossédés de leur droit à s'investir dans l’univers scolaire. Il exprime<br />

de plus en plus ses difficultés à identifier le sens de son <strong>travail</strong> et également<br />

la volonté de les dépasser comme l’illustre le collectif métier<br />

mis en place par le Cnam et le Snes<br />

Numéro 3 : mai 2015 Numéro 4 : septembre 2015<br />

L’émancipation au<br />

coeur de l’éducation<br />

La laïcité est-elle<br />

encore<br />

révolutionnaire ?<br />

Il n’y a donc pas de fatalités : les luttes des ouvriers d’Aulnay (PSA)<br />

comme ceux de Gémenos (Fralib), même si elles n’ont pas eu la<br />

même issue, montrent combien reprendre la main sur ce qui<br />

engage chacun de nous au plus intime permet de relever la tête, de<br />

ne plus subir, de s’émanciper d’un discours dominant selon le<strong>quel</strong><br />

il faudrait s’adapter à la « modernité », c’est-à-dire au marché.<br />

La revue du réseau école du parti communiste français<br />

La revue du réseau école du parti communiste français<br />

A l’école aussi, refuser de se soumettre, partir du réel du métier,<br />

c’est se trouver en position de force individuelle et collective<br />

pour redonner sens au <strong>travail</strong> en créant les conditions d'une<br />

appropriation réellement démocratique du savoir et des pouvoirs<br />

qu'il donne à chacun.<br />

Cela n'est possible que si les professionnels en sont non seulement<br />

les acteurs mais les concepteurs.<br />

Tous capables !<br />

Mais de quoi ?<br />

Continuer<br />

à penser<br />

Christine Passerieux. Patrick Singéry<br />

Marine Roussillon<br />

Tous capables ! Un projet communiste<br />

Marine Roussillon<br />

Pour une réappropriation collective du pouvoir de penser<br />

Lucien Sève<br />

Destins scolaires, science du cerveau et néolibéralisme<br />

Janine Guespin-Michel<br />

Dialectique et pensée du complexe, des outils pour l'émancipation<br />

Bertrand Geay<br />

Origines sociales et réussite scolaire : le déterminisme n’est pas une fatalité<br />

Danièle Linhart<br />

Tous capables donc tous dangereux<br />

5€<br />

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reseau.ecole-pcf@orange.fr<br />

Rencontre avec Fabien Truong<br />

Emmanuel Trigo<br />

Investissons de nouveaux espaces communs de contribution collective,<br />

dans l’école et au-delà<br />

Numéro 5 : décembre 2015 Numéro 6 : mars 2016<br />

Tous capables !<br />

Mais de quoi ?<br />

5€<br />

reseau-ecole.pcf.fr<br />

reseau.ecole-pcf@orange.fr<br />

Continuer à penser<br />

Carnets Rouges : Marine Roussillon, responsable du Réseau Ecole du<br />

PCF. Christine Passerieux, rédactrice en chef<br />

Comité de rédaction : Gilbert Boche, Erwan Lehoux, Marc Moreigne,<br />

Christine Passerieux, Marine Roussillon, Catherine Sceaux, Patrick<br />

Singéry.<br />

Conception/réalisation :<br />

www.fat4.fr / contact : yoann.boursau@fat4.fr


Sommaire<br />

n° 07 / juin 2016<br />

Marine Roussillon<br />

Penser, créer, se former : un <strong>travail</strong> invisible ?<br />

4<br />

Gérard Aschieri<br />

Enseignants : un statut pour un métier responsable<br />

7<br />

Patrick Rayou<br />

Former des enseignants pour que les élèves apprennent<br />

9<br />

Paul Devin<br />

Dialectique de la liberté pédagogique et de l’intérêt général<br />

12<br />

Stéphane Haber<br />

Jusqu'à <strong>quel</strong> point peut-on valoriser le <strong>travail</strong> ?<br />

15<br />

Marc Moreigne<br />

Ce <strong>travail</strong> que l’on dit intellectuel<br />

18<br />

Catherine Sceaux<br />

Crise du métier et souffrance ordinaire des enseignants. Rapport de Brigitte Gonthier-Maurin au Sénat<br />

20<br />

Claire Pontais<br />

Crise du recrutement, crise du métier d'enseignant… Comment alors assurer la réussite de tous ?<br />

22<br />

Alice Cardoso / Catherine Remermier<br />

« Reprendre la main » sur le métier :<br />

un enjeu majeur pour les professionnels de l'enseignement du secondaire et une préoccupation syndicale<br />

25<br />

Françoise Carraud<br />

La sorcière du projet d’école<br />

28<br />

Pascale SLD<br />

Evaluation des compétences : dans <strong>quel</strong> but et pour <strong>quel</strong> <strong>travail</strong> ?<br />

31<br />

Thierry Novarese<br />

L’évaluation de l’école : retrouver le sens de la mesure<br />

33<br />

Evelyne Bechtold-Rognon<br />

Egalité et justice : pour une bienveillance sans renoncement<br />

36<br />

Gisèle Jean<br />

Démocratisation et Formation des enseignants en Amérique Latine<br />

Accès à l’éducation et persistances d’inégalités scolaires : 4 pays<br />

39<br />

Antônio de Pádua NunesTomasi / Áurea Regina GuimarãesTomasi<br />

La formation des enseignants au Brésil : pour <strong>quel</strong> avenir ?<br />

42<br />

Entretien avec Nicolas Frize<br />

44<br />

Propositions de lecture<br />

46


Penser, créer, se former :<br />

un <strong>travail</strong> invisible ?<br />

Marine Roussillon<br />

page 1/3<br />

“ Depuis une dizaine d’années,<br />

le <strong>travail</strong> de ceux qui pensent,<br />

qui enseignent, qui créent,<br />

est l’objet de tentatives de<br />

redéfinitions qui se poursuivent<br />

aujourd’hui. ”<br />

La définition du <strong>travail</strong> enseignant est devenue<br />

depuis <strong>quel</strong>ques années un enjeu de luttes. En 2009,<br />

la lutte contre la réforme de la formation et du recrutement<br />

des enseignants portée par Nicolas Sarkozy et<br />

Xavier Darcos prenait pour slogan la phrase « <strong>Enseigner</strong>,<br />

c’est un métier ». Depuis, la formule est régulièrement<br />

reprise, répétée...<br />

comme pour signifier que la<br />

reconnaissance de la spécificité<br />

du <strong>travail</strong> enseignant fait<br />

toujours problème.<br />

2009 : retour sur la<br />

« masterisation »<br />

2009. Cette année-là, les<br />

manifestants défilent en<br />

même temps contre la réforme de la formation des<br />

enseignants – la « masterisation » – et contre celle du<br />

statut des enseignants chercheurs, deux ans à peine<br />

après avoir combattu la loi LRU (loi relative aux libertés<br />

et responsabilités des universités). La question<br />

du métier enseignant est prise dans un mouvement<br />

plus large de redéfinition des activités – du <strong>travail</strong><br />

– de tous les acteurs de la production et de la diffusion<br />

des connaissances. Quelques années plus tôt,<br />

les intermittents du spectacle avaient eux aussi dû<br />

entrer en lutte contre une redéfinition de leur régime<br />

indemnitaire qui modifiait la reconnaissance accordée<br />

à leur <strong>travail</strong>. Ainsi, depuis une dizaine d’années,<br />

le <strong>travail</strong> de ceux qui pensent, qui enseignent, qui<br />

créent, est l’objet de tentatives de redéfinitions qui<br />

se poursuivent aujourd’hui, comme en témoignent<br />

aussi bien la lutte des intermittents du spectacle que<br />

le « chantier métier » et la réécriture des statuts des<br />

enseignants.<br />

De quoi s’agit-il ? La réforme de 2009 est, là encore,<br />

éclairante. D’un côté, elle élève le niveau de qualification<br />

des enseignants, qui seront à présent recrutés par<br />

concours au niveau master. De l’autre, elle supprime<br />

leur formation professionnelle spécifique et accélère<br />

l’entrée dans le métier : les lauréats des concours sont<br />

immédiatement affectés dans un établissement à<br />

temps complet. La contradiction entre l’élévation du<br />

niveau de qualification d’un côté et la disparition de la<br />

formation de l’autre, à la<strong>quel</strong>le s’ajoute la dégradation<br />

des salaires (gel du point d’indice) et des conditions<br />

de <strong>travail</strong> (en lien avec les suppressions de postes) a<br />

d’abord un rôle stratégique. Elle met les opposants<br />

à la réforme en difficulté : le recrutement au niveau<br />

master correspond aux revendications de la FSU et<br />

à un véritable besoin, mais suscite l’opposition des<br />

étudiants dans la mesure où elle ne s’accompagne<br />

d’aucun effort de démocratisation des études longues<br />

(par exemple par des dispositifs de pré-recrutement<br />

ou d’aides financières). Cette contradiction met aussi<br />

au jour la logique de la réforme, comme de l’ensemble<br />

des réformes des métiers de l’enseignement,<br />

de la recherche et de la création : elle s’inscrit dans<br />

un processus contradictoire de qualification – pour<br />

répondre aux besoins de l’économie et aux aspirations<br />

sociales, dans une société façonnée par des<br />

savoirs de plus en plus complexes – et de déqualification<br />

– pour empêcher que cette élévation du niveau<br />

de formation ne débouche sur des revendications en<br />

termes de salaires, de conditions de <strong>travail</strong>, de maîtrise<br />

du métier, de pouvoir.<br />

Alors que les connaissances et la créativité jouent un<br />

rôle de plus en plus important dans la production<br />

de valeur ajoutée, le capital est face à une contradiction<br />

: comment avoir demain des salariés mieux<br />

formés, sans pour autant leur donner le pouvoir qui<br />

va avec la maîtrise des savoirs ? Pour répondre à cette<br />

contradiction, la part intellectuelle du <strong>travail</strong> est rendue<br />

invisible, sa reconnaissance comme <strong>travail</strong> est<br />

empêchée.<br />

Qualification / Déqualification<br />

L’augmentation de la part intellectuelle du <strong>travail</strong><br />

touche tous les métiers, bien au-delà des professions<br />

dites « intellectuelles ». Ainsi, le progrès technique<br />

a profondément transformé le métier de conducteur<br />

de métro. Avec l’automatisation, le conducteur ne se<br />

contente plus de conduire une machine : il en conduit<br />

plusieurs et doit maîtriser une technologie bien plus<br />

complexe. L’apparition de technologies nouvelles<br />

s’accompagne donc de la nécessité de mobiliser dans<br />

le <strong>travail</strong> des savoirs et des savoir-faire plus complexes.<br />

Mais dans le même temps, ce <strong>travail</strong> est rendu<br />

invisible : on parle de « métros sans chauffeurs ».<br />

Dans l’industrie, l’arrivée des nouvelles technologies<br />

de l’information et de la communication, des<br />

maquettes numériques ou des imprimantes 3D, a<br />

augmenté la quantité et la complexité du <strong>travail</strong><br />

intellectuel demandé à chaque salarié, en plus des<br />

tâches « matérielles » ou « techniques ». Mais là<br />

Page 4 n° 07 / juin 2016


Marine Roussillon<br />

Penser, créer, se former : un <strong>travail</strong> invisible ?<br />

page 2/3<br />

encore, ce nouveau <strong>travail</strong> ne fait l’objet d’aucune<br />

reconnaissance spécifique. Dans l’enseignement,<br />

l’apparition des plateformes d’e-learning, la généralisation<br />

des environnements numériques de <strong>travail</strong>, la<br />

conversion des universités à la formation à distance<br />

et aux MOOC exigent aussi des enseignants d’effectuer<br />

des tâches nouvelles et de maîtriser des technologies<br />

complexes. Et une fois encore, ce <strong>travail</strong> est<br />

rendu invisible : on se demande partout si « les ordinateurs<br />

vont remplacer les enseignants », oubliant<br />

que derrière les ordinateurs, il y a encore un <strong>travail</strong><br />

de production et de transmission des connaissances,<br />

d’élaboration pédagogique... Les gains de productivités<br />

apparaissent alors comme venant seulement des<br />

techniques nouvelles et pas du <strong>travail</strong> (et de la qualification<br />

des <strong>travail</strong>leurs).<br />

La formation des salariés de demain répond à ce<br />

double objectif : les rendre capable d’utiliser des<br />

technologies complexes et empêcher la reconnaissance<br />

de cette part intellectuelle du <strong>travail</strong>. D’un<br />

côté, l’objectif de 50% d’une génération à la licence,<br />

la complexification des programmes, visent à élever<br />

le niveau de formation d’une partie du salariat. De<br />

l’autre la fragmentation des contenus de formation,<br />

la spécialisation précoce, l’enseignement par compétences<br />

déconnectées des savoirs, l’individualisation<br />

des parcours et la mise en cause des diplômes nationaux,<br />

la dégradation de la formation initiale au profit<br />

d’une formation tout au long de la vie qui répondra<br />

au coup par coup aux besoins des entreprises sont<br />

autant de tentatives d’élever le niveau de formation<br />

sans que cela se traduise par une élévation des<br />

salaires, une amélioration des conditions de <strong>travail</strong><br />

ou une maîtrise accrue du <strong>travail</strong>.<br />

Les évolutions de l’encadrement des salariés s’inscrivent<br />

aussi dans ce processus contradictoire. Dans<br />

les services publics, l’importation des pratiques<br />

d’encadrement du néo-management vise à transformer<br />

les fonctionnaires en exécutants, à réduire leur<br />

maîtrise du métier en fragmentant les tâches et en<br />

soumettant chacun à des hiérarchies multiples. Plus<br />

généralement, la prise de responsabilité individuelle<br />

est encouragée, le <strong>travail</strong> est organisé en fonction de<br />

« projets »... mais en même temps, les hiérarchies<br />

multiples pèsent de plus en plus fortement sur les<br />

<strong>travail</strong>leurs. Isolés, sous pression, ils souffrent de la<br />

contradiction entre des responsabilités accrues et<br />

l’absence complète de pouvoir sur ce qui fait le sens<br />

de leur <strong>travail</strong>.<br />

L’une des conséquences de ce processus est la dilatation<br />

du temps de <strong>travail</strong>, qui envahit tous les temps<br />

de la vie : la part intellectuelle du <strong>travail</strong> est de plus<br />

en plus externalisée en dehors des horaires de <strong>travail</strong>.<br />

Inventer, créer, se former, penser, traiter des informations...<br />

Avec les nouvelles technologies, ces activités<br />

sont de plus en plus souvent réalisées à la maison :<br />

elles ne sont donc pas reconnues comme <strong>travail</strong>.<br />

Elles ne sont ni rémunérées, ni comptabilisées. Sous<br />

la pression du chômage, l’accroissement de la part<br />

intellectuelle du <strong>travail</strong> est ainsi utilisé pour intensifier<br />

l’exploitation.<br />

Les métiers de la création, de la<br />

recherche et de la formation au<br />

cœur du conflit<br />

Dans ce contexte, la bataille pour la reconnaissance<br />

du <strong>travail</strong> des enseignants, des chercheurs ou des<br />

artistes est l’un des fronts d’une bataille plus large :<br />

une bataille pour obtenir la reconnaissance de la part<br />

intellectuelle du <strong>travail</strong> dans l’ensemble du salariat, et<br />

pour que l’augmentation de cette part intellectuelle<br />

devienne un instrument d’émancipation individuelle<br />

et collective.<br />

Les batailles menées sur la<br />

définition du métier d’enseignant<br />

ou de chercheur, sur le<br />

statut d’intermittent du spectacle,<br />

et plus généralement<br />

sur le droit à la déconnection<br />

des cadres, sur la réduction<br />

du temps de <strong>travail</strong>... peuvent<br />

converger autour de trois<br />

axes essentiels.<br />

La première bataille est celle<br />

des qualifications. Une même<br />

formation doit être reconnue<br />

par une qualification égale<br />

et toutes les années d’étude<br />

doivent être reconnues<br />

dans les conventions collectives.<br />

La bataille pour des<br />

diplômes nationaux, contre<br />

l’évaluation individuelle par<br />

compétences, peut réunir étudiants, enseignants<br />

et salariés : il s’agit de maintenir la possibilité de<br />

luttes communes et d’empêcher que les <strong>travail</strong>leurs<br />

de demain soient isolés face à leurs patrons. Cette<br />

bataille devient plus aigue à l’heure où la loi <strong>travail</strong><br />

vient remettre en cause les conventions collectives.<br />

Ensuite, la généralisation des nouvelles technologies<br />

et l’augmentation de la part intellectuelle du <strong>travail</strong><br />

rendent nécessaire une redéfinition du temps de<br />

<strong>travail</strong>. Face à toutes les tentatives d’externaliser la<br />

part intellectuelle du <strong>travail</strong>, de la sortir du temps<br />

de <strong>travail</strong> reconnu et rémunéré (par la précarisation,<br />

les pressions hiérarchiques, l’individualisation des<br />

responsabilités...), il faut affirmer le droit à un temps<br />

libéré, pour la famille, les loisirs émancipateurs, les<br />

activités non marchandes mais utiles à la société.<br />

La reconnaissance de la part intellectuelle du <strong>travail</strong><br />

passe par la réduction du temps de <strong>travail</strong> : c’est la<br />

“ La bataille pour la<br />

reconnaissance du <strong>travail</strong> des<br />

enseignants, des chercheurs<br />

ou des artistes est l’un des<br />

fronts d’une bataille plus large :<br />

une bataille pour obtenir la<br />

reconnaissance de la part<br />

intellectuelle du <strong>travail</strong> dans<br />

l’ensemble du salariat, et pour<br />

que l’augmentation de cette<br />

part intellectuelle devienne<br />

un instrument d’émancipation<br />

individuelle et collective. ”<br />

Page 5


Penser, créer, se former : un <strong>travail</strong> invisible ?<br />

Marine Roussillon<br />

page 3/3<br />

“ L’augmentation de la part<br />

intellectuelle du <strong>travail</strong> peut<br />

devenir un point d’appui pour<br />

reprendre la main sur le sens<br />

du <strong>travail</strong> enseignant comme<br />

du <strong>travail</strong> en général.”<br />

proposition des 32 heures hebdomadaires. Il ne s’agit<br />

pas seulement de mieux partager le <strong>travail</strong>, mais bien<br />

de reconnaître que nous <strong>travail</strong>lons de plus en plus<br />

en dehors des horaires de <strong>travail</strong>, que la réflexion, la<br />

création, le traitement d’informations prennent du<br />

temps, un temps difficile à mesurer mais qui doit<br />

être reconnu. Le statut des enseignants du secondaire,<br />

qui leur impose un nombre réduit d’heures de<br />

cours en tenant compte du temps de formation, de<br />

préparation, de réflexion qu’elles nécessitent est de<br />

ce point de vue un modèle (même s’il devrait être<br />

unifié), et c’est pourquoi il est attaqué. Imposer 35<br />

heures de présence dans l’établissement, ou même<br />

faire la liste des « tâches complémentaires » pour les<br />

comptabiliser va à l’encontre de la nature même du<br />

<strong>travail</strong> intellectuel, qui ne peut être mesuré. Pour un<br />

enseignant, visiter une exposition, aller au cinéma<br />

ou au zoo, sont des activités de loisir qui nourrissent<br />

aussi le <strong>travail</strong>. De plus en plus, la porosité des frontières<br />

entre <strong>travail</strong> et loisir<br />

se généralise. C’est pourquoi<br />

le temps de <strong>travail</strong> doit être<br />

réduit, pour laisser la place<br />

à un temps libre, qui viendra<br />

nourrir la part intellectuelle<br />

du <strong>travail</strong>. Pour les enseignants,<br />

il est urgent de revendiquer<br />

la réduction du temps<br />

de <strong>travail</strong> des enseignants du<br />

primaire, l’inclusion d’heures<br />

de concertation dans le service pour tous les enseignants,<br />

le développement de la formation continue<br />

sur le temps de <strong>travail</strong>.<br />

plus pesantes, jusqu’à ôter aux enseignants la maîtrise<br />

de leur métier. Cela implique de favoriser, en<br />

lieu et place des hiérarchies, l’émergence de pouvoirs<br />

exercés collectivement : par les équipes enseignantes,<br />

par les salariés dans l’entreprise... Cela passe aussi par<br />

une formation et par une définition des tâches qui<br />

placent chaque <strong>travail</strong>leur en position de concepteur<br />

et non d’exécutant. Nombre de réflexions sur le<br />

métier d’enseignant, les conditions de son exercice,<br />

les collectifs de <strong>travail</strong>, la formation... peuvent être<br />

des points d’appui pour repenser l’organisation du<br />

<strong>travail</strong> dans l’ensemble du salariat.<br />

Cette réflexion doit en effet être étendue aux temps<br />

de formation : eux aussi nourrissent le <strong>travail</strong>, et sont<br />

d’autant plus nécessaire que la part intellectuelle de<br />

tout <strong>travail</strong> devient plus importante. La formation<br />

continue doit donc être rémunérée. Mais la formation<br />

initiale aussi ! C’est pourquoi le pré-recrutement<br />

des enseignants est une nécessité, et peut être une<br />

première étape vers un salaire étudiant, reconnaissant<br />

leur statut de <strong>travail</strong>leur en formation. Avec ces<br />

différentes mesures, il s’agit de prendre appui sur la<br />

révolution informationnelle pour délier le temps<br />

de <strong>travail</strong> – de toutes façons devenu impossible à<br />

mesurer – et la rémunération, et ainsi sortir le <strong>travail</strong><br />

du marché en créant une sécurité d’emploi et de<br />

formation au sein de la<strong>quel</strong>le chacun pourra alterner<br />

des périodes d’emploi et des périodes de formation<br />

rémunérées.<br />

Enfin, l’augmentation de la part intellectuelle du<br />

<strong>travail</strong> peut devenir un point d’appui pour reprendre<br />

la main sur le sens du <strong>travail</strong> enseignant comme du<br />

<strong>travail</strong> en général. Là aussi, c’est parce que le métier<br />

d’enseignant pouvait être un modèle pour penser la<br />

maîtrise du <strong>travail</strong> par le salarié qu’il a été si profondément<br />

redéfini, soumis à des hiérarchies de plus en<br />

Marine Roussillon<br />

membre du CEN du PCF en charge des<br />

questions d’éducation<br />

Page 6 n° 07 / juin 2016


Enseignants : un statut pour<br />

un métier responsable<br />

Gérard Aschieri<br />

page 1/2<br />

On peut se demander pourquoi en France les enseignants<br />

– à la différence d'autres pays – relèvent de la<br />

Fonction Publique et plus précisément de la Fonction<br />

Publique d'Etat. La réponse est sans aucun doute dans la<br />

conception du rôle de l'Ecole et du lien que les citoyens<br />

ont choisi d'établir entre celle-ci et la République. L'Ecole<br />

publique est au service non pas des familles, même<br />

si leur place doit y être reconnue, mais bien de l'intérêt<br />

général et l'on n'y enseigne pas ce que les parents<br />

croient ou souhaitent mais les connaissances établies<br />

par la science, dans un cadre qui est celui des « valeurs<br />

de la République ». Il ne s'agit pas d'inculquer aux élèves<br />

une morale ou un savoir officiels mais de leur permettre<br />

de se construire comme individus libres, citoyens responsables<br />

et <strong>travail</strong>leurs aux qualifications reconnues et<br />

maîtres de leur activité.<br />

En second lieu elle a pour mission d'assurer à tous l'effectivité<br />

du droit à l'éducation et l'égalité d'accès à ce<br />

droit.<br />

C'est la raison pour la<strong>quel</strong>le la Constitution de 1958,<br />

dans son préambule, affirme que « l'organisation de<br />

l'enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés<br />

est un devoir de l'État » et que « la nation garantit l'égal<br />

accès de l'enfant et de l'adulte à la formation professionnelle<br />

et à la culture. »<br />

Au service de l'intérêt général<br />

Et le statut de fonctionnaire est justement la formule<br />

la mieux adaptée à ces missions : à la fois parce que les<br />

garanties assurées aux fonctionnaires sont autant de<br />

conditions pour garantir le bon exercice de ses missions<br />

et parce que loin d'être un carcan autoritaire, comme<br />

certains l'envisageaient, il permet aux fonctionnaires<br />

d'être en même temps citoyens responsables de leur<br />

activité.<br />

Celui-ci en effet place le fonctionnaire dans une situation<br />

« statutaire et réglementaire », ce qui signifie<br />

qu'il n’est pas dans une relation contractuelle avec son<br />

employeur. Ce dernier est en effet le représentant élu<br />

du peuple souverain ; il est garant de l’intérêt général.<br />

Cela se traduit par le principe hiérarchique : le fonctionnaire<br />

doit se conformer aux instructions que lui donne<br />

le pouvoir politique, soit directement, soit à travers<br />

ses supérieurs hiérarchiques. Seules deux exceptions à<br />

ce principe existent : d’une part, il peut refuser d’obéir<br />

à un ordre manifestement illégal et de nature à compromettre<br />

gravement un intérêt public, d’autre part,<br />

comme tout salarié, il peut exercer son droit de retrait<br />

si sa santé ou sa sécurité sont<br />

directement et immédiatement<br />

menacées.<br />

Pour autant le fonctionnaire<br />

n'est pas au service des élus<br />

et le principe hiérarchique<br />

est contrebalancé par d'autres<br />

principes.<br />

Parce qu'il est d'abord au<br />

service de l'intérêt général le<br />

statut lui garantit son indépendance<br />

grâce notamment<br />

à la séparation du grade et de<br />

l'emploi : il a droit à une carrière<br />

<strong>quel</strong> que soit son emploi<br />

(et qui que soit son employeur)<br />

et s'il perd son emploi il conserve son grade qui lui<br />

permet d'obtenir un autre emploi correspondant à ce<br />

grade. C'est une garantie fondamentale aussi bien pour<br />

le fonctionnaire qui est ainsi protégé des pressions que<br />

pour l'usager pour qui sont ainsi assurées les conditions<br />

d'une égalité de traitement.<br />

D'autre part parce qu'il doit rendre des comptes de l'exécution<br />

de ses missions, le statut en fait un agent responsable<br />

: un choix essentiel qui consiste à fonder l’activité<br />

du fonctionnaire sur sa responsabilité et son initiative<br />

propres et s'appuie sur sa conscience professionnelle<br />

plutôt que sur sa simple soumission aux ordres reçus.<br />

Le fonctionnaire citoyen<br />

Dans cette perspective il doit donc jouir de la plénitude<br />

des droits du citoyen.<br />

Les dispositions du préambule de la Constitution qui<br />

reconnaissent que « tout <strong>travail</strong>leur participe par l’intermédiaire<br />

de ses délégués à la détermination collective<br />

des conditions de <strong>travail</strong> ainsi qu’à la gestion des entreprises<br />

» s'appliquent donc à lui avec ce que cela signifie<br />

en termes de droit syndical et d'instances consultatives<br />

(CAP, CT,...).<br />

Mais au delà des garanties collectives qui lui sont<br />

“ L'appartenance à une fonction<br />

publique de carrière et non<br />

d'emploi place l'enseignant<br />

dans un cadre collectif, celui<br />

d'une « fonction » et non d'un<br />

emploi individuel qui implique<br />

et permet de participer à une<br />

action collective, de <strong>travail</strong>ler<br />

avec les autres agents et de<br />

s'inscrire dans des projets sur la<br />

durée. ”<br />

Page 7


Enseignants : un statut pour un métier responsable<br />

Gérard Aschiéri<br />

page 2/2<br />

reconnues, le fonctionnaire a droit à s'exprimer librement<br />

: la seule réserve c'est que le service public se<br />

devant d'être neutre pour assurer à tous l'égalité de<br />

traitement, le fonctionnaire est tenu dans l'exercice de<br />

ses fonctions de ne pas manifester ses préférences ou<br />

ses croyances. En dehors de cela la Fonction Publique<br />

n'a rien de la grande muette : ainsi la fameuse obligation<br />

de réserve parfois invoquée par certains supérieurs<br />

hiérarchiques n'existe pas dans le statut. C'est une<br />

construction jurisprudentielle qui n'a rien d'absolu : la<br />

justice administrative considère qu’un fonctionnaire<br />

ne peut pas prendre de position publique critique sur<br />

la politique qu’il est chargé de conduire dès lors qu’il<br />

occupe une fonction de responsabilité – et seulement<br />

dans ce cas – mais cette interdiction ne relève pas d’une<br />

règle générale, simplement d’une appréciation au cas<br />

par cas, sous le contrôle du juge.<br />

Les cadres et les principes sont donc assez clairement<br />

fixés, dans une tension entre principe hiérarchique et<br />

citoyenneté qui semble avoir trouvé depuis longtemps<br />

son équilibre. Un équilibre qu'il importe de rappeler et<br />

de préserver.<br />

Quelles les conséquences concrètes<br />

de cette construction statutaire ?<br />

Elles sont en matière d'enseignement de plusieurs<br />

ordres.<br />

La première concerne la continuité de l'action publique<br />

et l'égalité des usagers en matière d'accès effectif au droit<br />

à l'éducation et elle est la plus simple à comprendre. La<br />

séparation du grade et de l'emploi n'est pas seulement<br />

une garantie pour l'enseignant fonctionnaire assuré de<br />

ne pas être licencié en cas de suppression de son poste.<br />

La contrepartie en est pour l'usager que le fonctionnaire<br />

doit aller où on a besoin de lui (c'est le principe des<br />

mesures dites de « carte scolaire »).<br />

Au delà l'appartenance à une fonction publique de carrière<br />

et non d'emploi place l'enseignant dans un cadre<br />

collectif, celui d'une « fonction » et non d'un emploi<br />

individuel qui implique et permet de participer à une<br />

action collective, de <strong>travail</strong>ler avec les autres agents et<br />

de s'inscrire dans des projets sur la durée. Inversement<br />

si le développement de la précarité est inacceptable,<br />

ce n'est pas seulement parce qu'elle place les précaires<br />

dans une situation intolérable, y compris au plan de la<br />

rémunération (car la précarité de l'emploi s'accompagne<br />

en général de la précarité économique) c'est aussi qu'elle<br />

a des conséquences pour l'école et les élèves. Comment<br />

assurer la continuité de l’action éducative avec des personnels<br />

qui n’ont aucune pérennité ? Comment leur<br />

demander de se projeter vers l’avenir quand ils sont<br />

considérés et se considèrent eux-mêmes comme des<br />

salariés jetables sans garantie ? Comment assurer un<br />

<strong>travail</strong> en équipe de qualité ? Comment garantir l’égalité<br />

de traitement sur tout le territoire dans ces conditions ?<br />

Grâce au statut, l'enseignant, même si son recrutement<br />

n'est pas national comme c'est le cas dans le premier<br />

degré, est indépendant des pouvoirs locaux : il n'est pas<br />

subordonné aux intérêts particuliers d'une collectivité,<br />

d'un groupe de pression de <strong>quel</strong>que nature que ce soit,<br />

d'un pouvoir économique ou politique local.<br />

Le statut, garantie d'un exercice<br />

responsable du métier<br />

Les penseurs progressistes de l'éducation, que ce soit<br />

Condorcet ou Jaurès, se sont interrogés sur ce qui<br />

peut apparaître comme une contradiction : comment<br />

l'Etat peut-il dans l'enseignement garantir aux élèves la<br />

construction de leur libre arbitre et assurer leur liberté<br />

de penser et ne pas imposer des savoirs figés et une<br />

morale officielle, contraires à cet objectif ? D'une certaine<br />

manière le statut de fonctionnaire en articulant<br />

principe hiérarchique et responsabilité constitue une<br />

réponse. Ce qui guide l'action de l'enseignant fonctionnaire,<br />

ce sont certes les instructions reçues par le biais<br />

des textes réglementaires et des programmes, mais aussi<br />

l'intérêt général dont il est responsable avec les autres<br />

fonctionnaires. La « liberté pédagogique » reconnue par<br />

la loi aux enseignants n'est pas la liberté pour chacun de<br />

faire comme bon lui semble mais d'exercer pleinement<br />

ses responsabilités dans ce cadre. Et la consultation des<br />

enseignants à travers leurs représentants pour l'élaboration<br />

des programmes et des instructions pédagogiques<br />

n'est pas seulement une dimension légitime du « dialogue<br />

social », elle est la conséquence et la condition<br />

d'un bon exercice de leur responsabilité professionnelle<br />

par les enseignants.<br />

A l'inverse des conceptions managériales qui se développent<br />

aujourd'hui et qui prétendent faire des enseignants<br />

et plus généralement des fonctionnaires des<br />

exécutants dociles des consignes de leur hiérarchie, le<br />

statut, en articulant principe hiérarchique, responsabilité<br />

individuelle et responsabilité collective, est ainsi parfaitement<br />

adapté au métier d'enseignant qui implique<br />

d'être ce que certains appellent un « praticien réflexif »,<br />

ce qui se traduit par la nécessité et la capacité de prendre<br />

des décisions responsables, fondées sur des savoirs issus<br />

tant de la recherche que de l'expérience professionnelle,<br />

sur le débat et la concertation. Au delà donc de<br />

la garantie pour les usagers de l'égalité de traitement<br />

et de la continuité, il permet un <strong>travail</strong> efficace et une<br />

continuelle adaptabilité aux besoins et aux finalités de<br />

l'action éducative.<br />

Gérard Aschieri<br />

Président de l'Institut de recherches de<br />

la FSU ; auteur avec Anicet Le<br />

Pors de "La Fonction Publique<br />

du XXI ème siècle"<br />

Page 8 n° 07 / juin 2016


Former les enseignants<br />

pour que les élèves<br />

apprennent<br />

Patrick Rayou<br />

page 1/3<br />

Longtemps les enseignants, ceux du second degré<br />

en particulier, ont perçu et organisé leur métier<br />

dans la continuité de leurs propres études. Généralement<br />

bons ou très bons élèves eux-mêmes,<br />

ils s’adressaient à des publics qui faisaient une<br />

confiance totale à l’école et qui, au collège et au<br />

lycée, possédaient, avant même d’entrer en classe,<br />

les codes des apprentissages aux<strong>quel</strong>s ils allaient<br />

se livrer. Leur formation académique, agrémentée<br />

de <strong>quel</strong>ques conseils de bon sens, suffisait à les<br />

armer pour la suite de leur carrière. La création des<br />

IUFM, vers le début des années 90, a pris acte de<br />

transformations profondes liées au rôle de l’école<br />

dans la préparation à la vie sociale et professionnelle<br />

ainsi qu’à la massification du second degré.<br />

Plusieurs fois remaniée depuis, notamment avec la<br />

« mastérisation » et la récente création des ESPE I ,<br />

la formation des enseignants est régulièrement critiquée,<br />

notamment pour ses difficultés à préparer<br />

les débutants à affronter l’hétérogénéité de leurs<br />

publics et à assurer la réussite des élèves issus de<br />

milieux populaires.<br />

L’organisation de la formation<br />

Les raisons de ces difficultés sont nombreuses et à<br />

rechercher aussi bien dans l’histoire longue de l’institution<br />

scolaire que dans les décisions politiques<br />

récentes qui organisent la formation. L’idée selon<br />

la<strong>quel</strong>le une formation par alternance entre des<br />

séquences de pratique accompagnée auprès d’élèves<br />

et des moments de réflexion, éclairés notamment<br />

par des savoirs issus de la recherche, doit enrichir la<br />

formation académique disciplinaire, s’est progressivement<br />

imposée. Elle peine cependant à se réaliser.<br />

La place du concours de recrutement fait débat. On<br />

peut se féliciter de la nécessité de l’obtention d’un<br />

master qui signe un niveau de certification. Dans<br />

cette optique, l’organisation d’un concours puisant<br />

parmi des étudiants déjà mastérisés a du sens. On<br />

peut, à l’inverse, préconiser un recrutement après<br />

obtention de la licence pour permettre aux fonctionnaires<br />

stagiaires de se consacrer pleinement à une<br />

formation qui prenne en compte les enjeux professionnels<br />

du métier. Les choix ministériels ont été<br />

différents puisque le concours intervient au cours de<br />

la première année. Pendant celle-ci les étudiants ont<br />

donc à se former tout à la fois aux disciplines qu’ils<br />

enseigneront et à leur examen critique en même<br />

temps qu’ils découvrent les exigences d’un <strong>travail</strong> de<br />

recherche. De fait cette solution ne satisfait personne<br />

et procède davantage de choix budgétaires (il faudrait<br />

en effet payer dès l’année 1 du master les lauréats du<br />

concours si celui-ci se passait plus tôt) que de la prise<br />

en compte des réalités du métier. La difficile conciliation,<br />

la même année, des exigences d’un concours<br />

et de celles de postures de recherche met nombre<br />

d’étudiants en difficulté et les incite plus à assurer<br />

leur propre succès qu’à réfléchir aux pédagogies à<br />

mettre en œuvre pour accueillir et faire réussir tous<br />

leurs élèves.<br />

Alors même que d’autres formations professionnelles<br />

permettent aux futurs praticiens de se former à la fois<br />

à des savoirs universitaires<br />

de haut niveau et de développer<br />

une expertise professionnelle,<br />

comme celle des<br />

médecins qui circulent entre<br />

les bancs des amphithéâtres<br />

et le lit des patients, celle<br />

des enseignants s’obstine à<br />

dissocier les temps, les lieux<br />

et les modes de formation<br />

dans un jeu à trois acteurs :<br />

l’employeur éducation nationale,<br />

les centres de formation<br />

(même institutionnellement<br />

intégrés à une université) et les unités universitaires<br />

de recherche et de formation. Cette division non<br />

surmontée n’a pas que des inconvénients matériels<br />

pour les étudiants qui doivent jongler entre différents<br />

emplois du temps et effectuer parfois de longs déplacements<br />

d’un site à l’autre. Elle juxtapose et parfois<br />

met en concurrence des cultures professionnelles qui<br />

ne sont que rarement en situation de dialoguer. Loin<br />

d’être une alternance intégrée, cette formation met<br />

les étudiants dans l’obligation de réaliser eux-mêmes<br />

la synthèse des enseignements qu’ils reçoivent,<br />

voire d’arbitrer dans les querelles entre tenants de<br />

la diffusion non critique de « bonnes pratiques » ou<br />

“ Il manque dans les plans de<br />

formation d’apports qui attirent<br />

davantage l’attention des futurs<br />

professionnels non pas sur les<br />

leçons qu’ils devront faire, mais<br />

sur ce qu’ils devront mettre en<br />

place pour que les élèves, tous<br />

les élèves, apprennent. ”<br />

(1) Extraits de L’individu<br />

ingouvernable, publiés avec<br />

l’aimable autorisation des Liens<br />

qui libèrent (LLL).<br />

Page 9


Patrick Rayou<br />

Former les enseignants pour que les élèves apprennent<br />

page 2/3<br />

“ Une des difficultés pour que les<br />

ambitions des enseignants et<br />

celles des élèves se rejoignent<br />

est, du côté des premiers,<br />

d'opérer la transition identitaire<br />

qui doit faire passer de bon<br />

étudiant à bon praticien.”<br />

défenseurs d’une recherche qui ne doit surtout pas<br />

se compromettre en s’intéressant aux réalités quotidiennes<br />

de la classe.<br />

Sur le fond, ces calculs à court terme ou ces conflits<br />

de préséance laissent de côté une question majeure<br />

qui est de savoir comment l’école républicaine peut<br />

non seulement accueillir la quasi totalité d’une classe<br />

d'âge, mais aussi lui donner les moyens de réussir. Or<br />

les modalités de formation en vigueur continuent<br />

d’être centrées sur la prise<br />

en compte des acteurs et<br />

groupes d’acteurs adultes et<br />

de leurs intérêts plus que sur<br />

celle des élèves, en particulier<br />

de ceux pour qui, aujourd’hui<br />

plus qu’hier, s’amenuisent les<br />

possibilités de réussir dans<br />

des voies toujours réservées<br />

aux élites sociales. Malgré<br />

parfois des dénonciations<br />

réciproques (« certains élèves<br />

ne sont pas à leur place » ; « certains professeurs ne<br />

font pas apprendre »), élèves et enseignants font quotidiennement<br />

une expérience du « <strong>travail</strong> empêché » II<br />

qui procède des mêmes causes. Les enseignants<br />

ne sont souvent pas plus étayés par leur formation<br />

pour faire réussir tous leurs élèves que ceux-ci ne le<br />

sont pour acquérir les arrière-plans nécessaires aux<br />

apprentissages III .<br />

Les contenus de la formation<br />

Si l’organisation de la formation des enseignants<br />

est peu propice à une préparation aux réalités du<br />

métier, celle de ses contenus laisse elle-même beaucoup<br />

à désirer. Même si de grandes disparités sont<br />

aujourd’hui notables d'une académie ou d'un site à<br />

l'autre, il manque dans les plans de formation d’apports<br />

qui attirent davantage l’attention des futurs<br />

professionnels non pas sur les leçons qu’ils devront<br />

faire, mais sur ce qu’ils devront mettre en place pour<br />

que les élèves, tous les élèves, apprennent.<br />

Une des difficultés pour que les ambitions des enseignants<br />

et celles des élèves se rejoignent est, du côté<br />

des premiers, d'opérer la transition identitaire qui<br />

doit faire passer de bon étudiant à bon praticien. Or,<br />

du fait des aspects organisationnels et curriculaires<br />

ci-dessus mentionnés, un tel passage est peu accompagné.<br />

Les raisons pour les<strong>quel</strong>les on devient enseignant<br />

sont, majoritairement pour le second degré,<br />

liées à l’amour d’une discipline que l’on compte transmettre<br />

à des jeunes. Cet objectif tout à fait louable se<br />

heurte cependant, au collège surtout, au scepticisme<br />

d'élèves, en particulier de ceux qui avaient mis tous<br />

leurs espoirs dans l'école, face au fléchissement souvent<br />

spectaculaire de leurs résultats qui ne récompensent<br />

pas, selon eux, leurs efforts. Ne parvenant<br />

pas à apprendre correctement, ils tendent à adopter<br />

des comportements déviants pour ne pas perdre<br />

la face et à introduire dans l'établissement et dans<br />

les classes une vie juvénile qui freine leurs apprentissages<br />

et rend très ardue l'action des enseignants.<br />

L'enjeu pour ceux-ci est de comprendre et d'admettre<br />

que ces comportements découlent des difficultés<br />

d'apprentissage plus qu'ils ne les engendrent et que<br />

ce qui est mis en cause dans ces moments d’épreuve<br />

ce n'est pas tant leur personne privée que l'institution<br />

qu'ils représentent nécessairement et dont ces élèves<br />

estiment qu’elle ne les comprend, voire qu'elle ne les<br />

aime pas.<br />

Aider à entrer dans une identité professionnelle qui<br />

permette d'analyser ce phénomène et de trouver<br />

des solutions est un enjeu majeur de la formation.<br />

Or les candidats, puis stagiaires, critiquent souvent<br />

celle qu'ils reçoivent parce qu'elle serait trop théorique.<br />

Poussés à expliciter leur jugement, ils disent<br />

en général que les contenus didactiques appris, qui<br />

leur permettent de mettre au point des séquences<br />

logiquement consistantes, se fracassent souvent au<br />

contact d'élèves réels qui ne se mettent pas au <strong>travail</strong>.<br />

Il leur manque de fait d'autres apports, « théoriques »<br />

eux aussi, qui les aident à comprendre qu'un véritable<br />

fossé sépare le modèle d'élève idéal qu'ils ont<br />

eux-mêmes visé, fait pour intégrer les formations<br />

réservées à l'élite, et les élèves réels qu'ils ont face à<br />

eux. Car apprendre à l'école n'est pas apprendre tout<br />

court. Lorsque la socialisation familiale n'y a pas préparé,<br />

bien des attentes scolaires (répondre à des questions<br />

posées par <strong>quel</strong>qu'un qui connaît les réponses,<br />

accepter de faire des erreurs, ramener du <strong>travail</strong> à la<br />

maison, se projeter dans la longue durée...) peuvent<br />

paraître incongrues.<br />

D'importants malentendus peuvent se tisser entre les<br />

conceptions des enfants issus de milieux populaires,<br />

a fortiori immigrés, et ce que l'école attend d'eux.<br />

Les recherches en éducation IV montrent que ce qui<br />

est exigé par l'école pour y réussir n'y est pas forcément<br />

enseigné, ainsi que les difficultés à identifier<br />

la manière proprement scolaire de traiter des objets<br />

et des pratiques qui circulent aujourd’hui davantage<br />

entre elle-même et son extérieur. Les élèves<br />

qui suivent mal, voire décrochent, sont souvent des<br />

élèves qui, pleins de bonne volonté, ne parviennent<br />

néanmoins pas à construire l'autonomie nécessaire<br />

à l’acquisition de savoirs qui exigent désormais à<br />

tous les niveaux du système éducatif, davantage de<br />

prise d'initiative, d'aptitude à comprendre en quoi les<br />

apprentissages spécifiques sont porteurs de savoirs<br />

génériques, de compétences à utiliser ses connaissances<br />

dans des situations nouvelles. Les enquêtes<br />

internationales montrent régulièrement que l'école<br />

française ne se contente pas de reproduire les inégalités<br />

sociales qui prévalent dans la société, mais<br />

qu'elle les accroît. Les implicites signalés ci-dessus<br />

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Former les enseignants pour que les élèves apprennent<br />

Patrick Rayou<br />

page 3/3<br />

y contribuent sans doute grandement car, autour<br />

d'eux, se nouent des connivences entre les familles<br />

en fonction de leur plus ou moins grand éloignement<br />

des codes scolaires. Il paraît décisif que la formation<br />

éclaire davantage tous ces présupposés en ne prenant<br />

pas comme des allants de soi des questions apparemment<br />

anodines, mais en réalité porteuses de différenciations<br />

sociales, comme la façon d'apprendre<br />

une leçon, de faire des brouillons ou de s'acquitter de<br />

ses devoirs... Savoir comment les élèves apprennent<br />

(ou n'apprennent pas), que des conflits de loyauté<br />

peuvent les assaillir lorsqu'ils voient bien que la<br />

langue parlée à l'école n'est pas celle de la maison,<br />

qu'il n'est pas évident pour tout le monde qu'une<br />

femme puisse vous apprendre <strong>quel</strong>que chose, que les<br />

élèves peuvent être spontanément plus sensibles aux<br />

questions de la justice qu'à celles de la justesse des<br />

concepts... devrait pouvoir faire partie de formations<br />

qui intègrent davantage le point de vue des élèves et<br />

aident à diminuer la violence institutionnelle dont<br />

certains se sentent victimes.<br />

L'obsession de l'école française pour dégager une élite<br />

malgré le caractère relativement tardif de la sélection<br />

se traduit inévitablement dans la formation des<br />

enseignants. Celle-ci ne peut à elle seule instaurer<br />

les changements curriculaires qui aideraient à ce que<br />

la quasi totalité d'une classe d'âge s'approprie réellement<br />

les programmes et nourrisse des projets qui<br />

ne soient pas par défaut. Elle peut néanmoins aider,<br />

même dans le cadre actuel, les jeunes enseignants à<br />

mieux identifier les blocages et à mettre en œuvre<br />

des solutions. Cela passe vraisemblablement par un<br />

réaménagement des conditions de la formation. Il<br />

est en effet illusoire de penser qu'un enseignant est<br />

formé en deux ans à un métier devenu plus difficile<br />

et exigeant davantage de ressources didactiques et<br />

pédagogiques qu'auparavant. La mise en place, en<br />

amont du master, de situations d'alternance entre<br />

terrain et réflexivité semble tout indiquée pour qui se<br />

destine à ce métier, de même que le renforcement et<br />

l'extension de la formation continue. Mais les contenus<br />

de cette formation doivent emprunter davantage<br />

à ce que les recherches en éducation nous apprennent<br />

des univers de vie des élèves et de la façon dont l'école<br />

peut les prendre en compte si nous ne voulons pas<br />

que les promesses déçues débouchent sur davantage<br />

de souffrances au <strong>travail</strong> et de résignation pour les<br />

uns et les autres.<br />

Patrick Rayou<br />

Professeur émérite en sciences de<br />

l'éducation, Paris 8, équipe Circeft-Escol.<br />

Bibliographie :<br />

I Ecoles supérieures du professorat<br />

et de l’éducation<br />

II Clot, Y. « Le <strong>travail</strong> à cœur. Pour<br />

en finir avec les risques psychosociaux<br />

». La Découverte, 2010.<br />

III Rayou, P., Sensevy, G. .<br />

« Contrat didactique et contextes<br />

sociaux. La structure d'arrière-plans<br />

des apprentissages ».<br />

Revue française de pédagogie, 2014,<br />

n°188, 23-38.<br />

IV Parmi elles, celles du réseau Reseida<br />

(Recherches sur la Socialisation,<br />

l'Enseignement, les Inégalités<br />

et les Différenciations dans les<br />

Apprentissages). Rochex, J.-Y. &<br />

Crinon, J. (Dirs.), La construction<br />

des inégalités scolaires. Rennes,<br />

PUR, 2011 Rayou, P. (Dir.) Aux<br />

frontières de l'école. Institutions,<br />

acteurs et objets. St Denis : PUV,<br />

2015.<br />

Page 11


Dialectique de la liberté<br />

pédagogique et de<br />

l’intérêt général<br />

Paul Devin<br />

page 1/3<br />

“ Lutter au nom de la liberté<br />

pédagogique contre le principe<br />

d’un contrôle de l’État, procéderait<br />

d’une conception néolibérale<br />

de cette liberté fondée<br />

sur la croyance que le jeu des<br />

marchés et les volontés des<br />

usagers seraient naturellement<br />

capables de réguler le système<br />

scolaire et de lui donner les<br />

conditions de sa meilleure pertinence.<br />

”<br />

À peine a-t-elle reconnu l’existence de la liberté<br />

pédagogique de l'enseignant que la loi pose le<br />

principe de ses limites : « La liberté pédagogique de<br />

l'enseignant s'exerce dans le respect des programmes<br />

et des instructions du ministre chargé de l'éducation<br />

nationale et dans le cadre du projet d'école ou<br />

d'établissement avec le conseil et sous le contrôle des<br />

membres des corps d'inspection I . »<br />

La nécessité politique d’un<br />

contrôle de l’État<br />

Dans les pays où le libéralisme<br />

a défendu la<br />

réduction du contrôle de<br />

l’État et l’autonomie des<br />

établissements comme un<br />

vecteur d’amélioration du<br />

service public d’enseignement,<br />

aucun des effets de<br />

cette évolution n’a jamais<br />

été atteint, ni en termes<br />

d’amélioration qualitative<br />

du niveau des élèves, ni en<br />

termes de réduction des<br />

inégalités sociales. À l’inverse,<br />

les situations complexes<br />

que connaissent les<br />

systèmes scolaires suédois,<br />

québécois, étasuniens ou<br />

anglais méritent qu’on s’y<br />

attarde pour analyser ce que<br />

produit le retrait de l’État. Contrairement à ce<br />

qu’affirment les idéologies aujourd’hui largement<br />

répandues qui associent la libéralisation de la sectorisation<br />

scolaire ou l’autonomie croissante des<br />

établissements à une meilleure réussite des élèves,<br />

on ne peut que constater que la preuve de la véracité<br />

de ces postulats est loin d’avoir été administrée.<br />

Disons les choses clairement : lutter au nom de<br />

la liberté pédagogique contre le principe d’un<br />

contrôle de l’État, procéderait d’une conception<br />

néolibérale de cette liberté fondée sur la croyance<br />

que le jeu des marchés et les volontés des usagers<br />

seraient naturellement capables de réguler le<br />

système scolaire et de lui donner les conditions<br />

de sa meilleure pertinence. Or nous savons que la<br />

« pertinence » qui serait alors atteinte serait profondément<br />

inégalitaire parce que construite par<br />

des régulations portées par les catégories sociales<br />

dominantes. Il ne s’agit pas de nourrir l’illusion<br />

qu’un service public national réussit toujours à<br />

atteindre ses finalités d’intérêt général quant à une<br />

réussite véritablement démocratique des élèves<br />

mais de craindre que la libéralisation produise des<br />

résultats encore plus inégalitaires.<br />

Les affirmations libertaires qui ne verraient dans<br />

le contrôle de l’État qu’une mainmise sur l’activité<br />

enseignante reviennent à nier que l’intérêt général<br />

ne peut être porté par les seules initiatives individuelles<br />

qui seraient au contraire à la merci de<br />

groupes de pression défendant des intérêts particuliers.<br />

On peut railler les excès bureaucratiques et<br />

hiérarchiques parfois produits par les conceptions<br />

jacobines ; on peut sacraliser la désobéissance en<br />

laissant croire qu’elle porterait en soi toutes les<br />

vertus ; on peut mythifier l’autonomie des établissements<br />

en postulant sa capacité à produire des<br />

solutions pédagogiques adaptées à des réalités particulières<br />

mais tout cela ne permet pas d’échapper<br />

à la réalité des rapports de domination sociale qui<br />

chercheront, au prétexte de la liberté, à défendre<br />

des intérêts spécifiques dont on sait qu’ils se jouent<br />

toujours aux dépens des classes populaires.<br />

Affirmer que le service public d’éducation doit être<br />

contrôlé par l’État ne peut évidemment suffire à<br />

légitimer toute forme de contrôle, ni à cautionner<br />

toute volonté d’emprise qui, au prétexte des finalités<br />

d’intérêt général, viendrait satisfaire <strong>quel</strong>ques<br />

obsessions autoritaristes ou la propagande de<br />

<strong>quel</strong>ques certitudes pédagogiques. On se souvient<br />

comment le ministre de Robien, alors qu’il osait<br />

prescrire une méthode spécifique de lecture à<br />

l’exclusion d’autres, affirmait conjointement son<br />

attachement à la liberté pédagogique. Mais, expliquait-il,<br />

« la liberté pédagogique n'est pas la liberté<br />

de faire n'importe quoi 2 ! ». Le simplisme du raisonnement<br />

dissimule mal ses volontés autoritaristes.<br />

Or la tentation est de plus en plus fréquente chez<br />

Page 12 n° 07 / juin 2016


Dialectique de la liberté pédagogique et de l’intérêt général<br />

Paul Devin<br />

page 2/3<br />

les gouvernants de négliger les enjeux régaliens de<br />

leur action politique pour se mêler de choix éducatifs<br />

et pédagogiques. Alors que le collège nécessiterait<br />

une politique déterminée et volontariste pour<br />

lutter contre la ségrégation territoriale qui produit<br />

la baisse de la mixité sociale dans les écoles et les<br />

établissements, le choix a été fait d’axer la réforme<br />

2016 du collège sur des organisations pédagogiques<br />

nouvelles. Pour les questions de mixité sociale, la<br />

ministre nous assure qu’il faut faire confiance aux<br />

partenaires et que les choses se réguleront par le<br />

débat et l’échange. Évidemment, compte-tenu de<br />

la force des enjeux sociaux, cette régulation ne se<br />

produira pas.<br />

Témoignage plus cru encore de cette propension<br />

des ministres à se mêler du professionnel : alors<br />

même qu’elle présente les nouveaux programmes,<br />

en septembre 2015, Najat Vallaud-Belkacem formule<br />

une prescription pédagogique : la dictée quotidienne.<br />

Au moment où se signe symboliquement<br />

un pacte républicain entre l’école et la nation, au<br />

travers de nouveaux programmes, la ministre préfère<br />

mettre en avant une idée pédagogique personnelle<br />

qui n’est pas contenue dans les programmes.<br />

C’est malheureusement devenu un trait récurrent<br />

de gouvernance que de confondre le choix d’objectifs<br />

politiques avec celui de la prescription d’actions<br />

professionnelles conduite par la recherche<br />

effrénée d’une satisfaction immédiate de l’opinion<br />

publique.<br />

La nécessité pédagogique d’une<br />

liberté de l’enseignant<br />

Considérons un pouvoir politique revenu à ses seules<br />

légitimes prétentions, celles de fixer les valeurs et les<br />

objectifs du service public d’Éducation nationale.<br />

Affirmer la légitimité de ce pouvoir ne peut avoir de<br />

sens que dans une confrontation dialectique avec un<br />

autre impératif incontournable, celui de la liberté<br />

pédagogique.<br />

Ne nous méprenons pas : la liberté accordée à l’enseignant<br />

pour concevoir et mettre en œuvre ses<br />

enseignements ne procède pas d’un privilège corporatiste,<br />

d’une forme de respect particulier qu’aurait<br />

eu la République pour la profession enseignante. Elle<br />

s’inscrit tout d’abord dans une volonté démocratique<br />

affirmée dès la Révolution française : « Aucun pouvoir<br />

public ne doit avoir ni l'autorité, ni même le crédit,<br />

d'empêcher le développement des vérités nouvelles, l'enseignement<br />

des théories contraires à sa politique particulière<br />

ou à ses intérêts momentanés 3 ». Condorcet fait<br />

ici œuvre de prudence. Il sait ce que pourraient être<br />

les tentations d’un gouvernement, celle d’instrumentaliser<br />

l’école dans des perspectives propagandistes.<br />

Dès l’introduction de son projet de décret, il a rappelé<br />

que « la première condition de toute instruction<br />

étant de n'enseigner que des vérités, les établissements<br />

que la puissance publique y consacre doivent être aussi<br />

indépendants qu'il est possible<br />

de toute autorité politique ».<br />

Condorcet saura aussi rappeler<br />

que cette liberté ne<br />

peut être absolue et qu’elle<br />

doit se soumettre au contrôle<br />

des représentants du peuple<br />

qui restent les plus à même<br />

à résister aux intérêts particuliers.<br />

Mais, c’est dans la<br />

force avec la<strong>quel</strong>le, dès la<br />

Révolution, est affirmée la<br />

nécessité de l’indépendance<br />

de l’instruction, que l’institution<br />

scolaire française<br />

fondera la notion de « liberté<br />

pédagogique ».<br />

Une seconde motivation de cette liberté est liée à la<br />

nature professionnelle de l’activité enseignante car<br />

les actes qui sont nécessaires à la conception et à la<br />

mise en œuvre d’un enseignement ne peuvent procéder<br />

de la reproduction de modèles prescrits. Réussir<br />

la construction didactique qui va rendre possible<br />

l’accès aux connaissances, qui va susciter chez tous<br />

les élèves la construction conceptuelle et l’exercice du<br />

jugement nécessite une élaboration intellectuelle de<br />

l’enseignant qui n’est possible qu’en lui accordant la<br />

liberté pédagogique. C’est parce que sa pratique professionnelle<br />

relève de l’appropriation d’une démarche<br />

intellectuelle que la liberté pédagogique est une<br />

condition nécessaire de l’exercice de son activité<br />

professionnelle. De ce fait, la liberté pédagogique<br />

n’est pas une solution de facilité. Elle est une exigence<br />

ambitieuse qui relève<br />

de la contrainte de devoir en<br />

permanence concevoir son<br />

enseignement sans pouvoir<br />

se réfugier dans un modèle<br />

de reproduction.<br />

Enfin, la liberté pédagogique<br />

s’inscrit dans une nécessité<br />

incontournable : la nature<br />

même de la pratique professionnelle<br />

enseignante, de par<br />

son exercice essentiellement<br />

solitaire en classe, conduit à<br />

accepter que la grande part de<br />

cette pratique doive reposer<br />

sur la confiance que l’institution<br />

fait à ses agents. Cette<br />

condition guide la nature<br />

même du contrôle que l’État<br />

peut envisager. Elle devrait<br />

suffire à convaincre les cadres<br />

que les seules stratégies qui<br />

“ C’est malheureusement<br />

devenu un trait récurrent de<br />

gouvernance que de confondre<br />

le choix d’objectifs politiques<br />

avec celui de la prescription<br />

d’actions professionnelles<br />

conduite par la recherche<br />

effrénée d’une satisfaction<br />

immédiate de l’opinion<br />

publique. ”<br />

“ C’est dans une vision<br />

dialectique qu’il faut chercher à<br />

trouver les équilibres, non pas<br />

dans la fixation d’une frontière<br />

de la liberté enseignante<br />

mais dans la reconnaissance<br />

que cette question ne peut<br />

procéder que d’un jeu<br />

dynamique dans le<strong>quel</strong> les<br />

acteurs, y compris en fonction<br />

de leurs rôles institutionnels<br />

spécifiques, recherchent en<br />

permanence l’équilibre entre<br />

liberté pédagogique et intérêt<br />

général. ”<br />

Page 13


Paul Devin<br />

Dialectique de la liberté pédagogique et de l’intérêt général<br />

page 3/3<br />

s’avèrent capables de veiller à la mise en œuvre de<br />

la politique votée par la représentation nationale<br />

sont celles qui incitent les enseignants à procéder<br />

eux-mêmes aux analyses nécessaires pour identifier<br />

leurs pratiques qui s’éloigneraient de l’intérêt général<br />

et pour procéder aux réajustements indispensables.<br />

Un accompagnement est nécessaire et souhaitable<br />

mais il ne peut se confondre avec une intervention<br />

injonctive.<br />

La nécessité d’une vision dialectique<br />

Comment raisonner cette question de la relation<br />

entre intérêt général et liberté pédagogique ?<br />

Certains voudraient le faire au travers de la recherche<br />

de limites. Où s’arrête la liberté pédagogique ? Quand<br />

le contrôle de l’État devient-il légitime ? Mais à vouloir<br />

ainsi poser les bornes de légitimités respectives,<br />

nous savons que les pratiques humaines sont telles<br />

qu’elles seront amenées à évoluer en fonction de la<br />

perception que les uns ou les autres auront d’une<br />

situation. Nous savons même que nous sommes<br />

capables nous même de faire varier nos propres<br />

jugements, tantôt parce que nous insisterons sur la<br />

liberté face à des prescriptions qui nous paraitraient<br />

exagérées, tantôt parce que nous insisterons sur les<br />

limites qu’il faut lui donner parce que nous aurons<br />

l’impression que l’intérêt général est menacé. Vouloir<br />

positionner avec précision ces limites nous parait<br />

donc à la fois vain et propre à multiplier les conflits<br />

hiérarchiques. D’autant que nous trouverons rarement<br />

les éléments réglementaires qui permettraient<br />

de statuer avec précision.<br />

C’est dans une vision dialectique qu’il faut chercher à<br />

trouver les équilibres, non pas dans la fixation d’une<br />

frontière de la liberté enseignante mais dans la reconnaissance<br />

que cette question ne peut procéder que<br />

d’un jeu dynamique dans le<strong>quel</strong> les acteurs, y compris<br />

en fonction de leurs rôles institutionnels spécifiques,<br />

recherchent en permanence l’équilibre entre liberté<br />

pédagogique et intérêt général. Cela suppose que<br />

l’ensemble des acteurs en reconnaissent la nécessité.<br />

Bibliographie :<br />

1 Code de l’éducation L912-1-1<br />

2 Gilles de Robien, Conférence de<br />

presse sur la lecture, 5 janvier 2006.<br />

3 Condorcet, Projet de décret sur<br />

l’organisation générale de l’enseignement<br />

public, 1793<br />

Du côté de la hiérarchie, cela devrait contraindre<br />

à une conception des relations qui ne repose pas<br />

sur la production de consignes et la vérification de<br />

leur application mais sur la construction partagée<br />

des conditions nécessaires à une analyse exigeante<br />

des pratiques professionnelles. L’enjeu est d’aider<br />

l’enseignant à identifier comment les constructions<br />

pédagogiques et didactiques dont il est responsable<br />

peuvent servir l’intérêt général, c’est-à-dire la démocratisation<br />

de la réussite scolaire et la transmission<br />

égalitaire des connaissances qui permettent l’émancipation<br />

intellectuelle et sociale et le partage d’une<br />

culture commune.<br />

Paul Devin<br />

Inspecteur de l’Éducation nationale,<br />

Secrétaire général du Syndicat national<br />

des personnels d’inspection (SNPI-FSU)<br />

Page 14 n° 07 / juin 2016


Jusqu'à <strong>quel</strong> point<br />

peut-on valoriser le <strong>travail</strong> ?<br />

Stéphane Haber<br />

page 1/3<br />

C'est l'évidence même : dans notre société, avoir un<br />

emploi n'est pas un luxe. Cela n'est pas seulement<br />

vrai parce que, malgré l'importance quantitative de la<br />

situation de rentier (par exemple de créancier) ou d'allocataire<br />

d'une prestation sociale, obtenir une rémunération<br />

(un salaire, des honoraires…) en échange d'une<br />

activité productive reconnue constitue, de très loin, la<br />

méthode prédominante pour se procurer, au moyen<br />

de la dépense monétaire, les biens et les services dont<br />

on a besoin. C'est aussi vrai parce qu'occuper l'emploi<br />

socialise les individus. Il leur fournit de nombreuses<br />

occasions pour se réaliser, s'intégrer aux collectivités<br />

et se voir reconnu par les autres. C'est pour cela que<br />

le chômage peut être, à tort ou à raison, perçu à la fois<br />

comme une menace sur les revenus du foyer et comme<br />

une humiliation personnelle, voire comme une dépossession<br />

: il appauvrit au sens monétaire tout comme<br />

au sens moral. Mais ce qui vaut pour l'emploi au sens<br />

sociologique vaut-il pour le <strong>travail</strong> au sens anthropologique<br />

? Autrement dit : à partir des constats que l'on<br />

vient de rappeler, est-il légitime de conclure à la centralité<br />

du <strong>travail</strong> en général ? Pour le dire en recourant<br />

au vocabulaire plus différencié de la langue anglaise,<br />

est-il permis de glisser du job (l'emploi) au labour (le<br />

<strong>travail</strong> comme réalité sociale organisée, tel que nous<br />

le connaissons) puis au work (le <strong>travail</strong> comme fait<br />

anthropologique) en considérant que la continuité<br />

est logique ? Notre réponse sera que l'importance du<br />

<strong>travail</strong> pour la vie humaine constitue une réalité profonde,<br />

mais que les formes d'emploi qui prédominent<br />

actuellement (et probablement l'emploi comme tel) ne<br />

proposent que certaines possibilités très particulières<br />

d'exprimer cette importance.<br />

Historiquement, établir un lien entre ces deux réalités<br />

distinctes que sont l'emploi et le <strong>travail</strong> n'a pas beaucoup<br />

posé de problèmes aux théoriciens sociaux, et<br />

l'on ne doit pas s'en féliciter. Dans les textes du jeune<br />

Marx, qui reflètent en partie l'état d'esprit de la pensée<br />

socialiste et communiste de son époque, aucune<br />

distinction de ce type n'est admise. Car on suppose en<br />

même temps vraies les deux propositions suivantes :<br />

premièrement, les ouvriers de l'industrie moderne<br />

ont besoin d'un salaire pour vivre ; deuxièmement,<br />

le <strong>travail</strong> constitue en lui-même une expérience aussi<br />

puissante qu'irremplaçable pour le développement de<br />

l'être humain. On pourrait dire que l'adjectif « nécessaire<br />

», bien qu'équivoque, s'applique alors également<br />

à l'emploi et au <strong>travail</strong>, les associant étroitement dans<br />

l'esprit des gens et des penseurs,<br />

en particulier : il y a<br />

une nécessité factuelle d'occuper<br />

un emploi salarié, il y a<br />

une nécessité philosophique à<br />

<strong>travail</strong>ler.<br />

Comment s’explique une<br />

telle confusion ? Depuis la<br />

fin du 18e siècle, les progrès<br />

techniques issus de l'industrialisation<br />

se sont beaucoup<br />

concentrés dans les ateliers<br />

et les usines. C'est là que<br />

se sont manifestés avec une acuité particulière les<br />

apports spectaculaires de ces progrès, mais aussi<br />

les problèmes nouveaux nés de la confrontation de<br />

l'activité humaine avec le fascinant appareillage des<br />

outils et les machines. C'est aussi là que toute une<br />

expérience aussi forte qu'originale de la coopération,<br />

de la domination et de la résistance a pu s'élaborer et se<br />

réfléchir. Il est compréhensible que le <strong>travail</strong> en général<br />

ait, en <strong>quel</strong>que sorte, brutalement disparu derrière<br />

les réalités saisissantes du <strong>travail</strong> salarié donnant lieu<br />

à un emploi : c'est à ce niveau, qui est resté longtemps<br />

celui de l'industrie, que l'essentiel semblait se passer.<br />

Au-delà de ce premier cercle, on ne trouve, pensait-on<br />

alors, que des occupations improductives, voire parasitaires,<br />

ou bien des occupations traditionnelles sans<br />

signification économique directe, sans profondeur<br />

humaine (l'accomplissement des tâches domestiques,<br />

par exemple). Pour le dire autrement, la catégorie<br />

d'emploi s'est forgée dans le sillage des avancées du<br />

capitalisme : avoir un emploi, c'est <strong>travail</strong>ler d'une<br />

façon telle que cela contribue au profit de <strong>quel</strong>qu'un<br />

dans le cadre d'une économie capitaliste fondée sur la<br />

technicisation permanente de certaines tâches isolées<br />

de leur enchâssement social. Le socialisme, puis les<br />

institutions de l’État social, ont sanctionné cet état de<br />

fait, que, au 20e siècle, les sciences humaines du <strong>travail</strong><br />

(psychologie et sociologie), largement focalisées sur les<br />

grandes organisations du labeur collectif (l'atelier et le<br />

bureau), ont étudié avec passion, dans leur sillage.<br />

Pourtant, comme on le voit chez le jeune Marx, une<br />

exaltation trop appuyée de ce qu'accomplit l'ouvrier<br />

industriel risque de résulter de ce rapprochement<br />

: maîtrisant la nature, mobilisant les outils et les<br />

machines les plus complexes, disposant de nouveaux<br />

“ Est-il permis de glisser du job<br />

(l'emploi) au labour (le <strong>travail</strong><br />

comme réalité sociale organisée,<br />

tel que nous le connaissons)<br />

puis au work (le <strong>travail</strong><br />

comme fait anthropologique)<br />

en considérant que la continuité<br />

est logique ? ”<br />

Page 15


Stéphane Haber<br />

Jusqu'à <strong>quel</strong> point peut-on valoriser le <strong>travail</strong> ?<br />

page 2/3<br />

“ La catégorie d'emploi s'est<br />

forgée dans le sillage des<br />

avancées du capitalisme :<br />

avoir un emploi, c'est <strong>travail</strong>ler<br />

d'une façon telle que cela<br />

contribue au profit de<br />

<strong>quel</strong>qu'un dans le cadre d'une<br />

économie capitaliste fondée sur<br />

la technicisation permanente de<br />

certaines tâches isolées de leur<br />

enchâssement social. ”<br />

savoir-faire et de nouvelles habiletés, l'ouvrier apparaît<br />

comme l'incarnation d'une humanité supérieure, ce<br />

pourquoi la domination capitaliste sur son activité<br />

apparaît particulièrement choquante. À la suite de<br />

Marx, les régimes communistes du 20e siècle ont été<br />

très loin dans l'héroïcisation, voire la mythification<br />

du Travailleur, sans que les <strong>travail</strong>leurs réels en aient<br />

toujours retiré des bénéfices tangibles. Pour contrarier<br />

cette tendance à l'exaltation<br />

inconsidérée du Travailleur<br />

et, en réalité, du type de <strong>travail</strong><br />

valorisé par une modernité<br />

productiviste imbue de<br />

croissance technoscientifique,<br />

revenir à un concept<br />

de <strong>travail</strong> plus ouvert n'est<br />

pas une mauvaise option. À<br />

la réflexion, le lien entre les<br />

deux concepts de <strong>travail</strong> en<br />

général et de <strong>travail</strong> salarié<br />

(le cœur sociologique de<br />

l'emploi) ne paraît d'ailleurs<br />

pas si puissant. Pour tout un<br />

chacun, le terme « <strong>travail</strong>ler »<br />

ne renvoie pas seulement à<br />

ce que l'on fait (ou pourrait<br />

faire) dans le cadre d'un emploi rémunéré, même<br />

si celui-ci occupe une place cruciale dans notre vie.<br />

Nous <strong>travail</strong>lons dès que nous faisons usage de notre<br />

force et de notre habileté pour parvenir à une fin (la<br />

production d'un objet, l'entretien d'une personne ou<br />

d'un dispositif, la fourniture d'un service…) qui sera<br />

utile. Travailler c'est, au minimum, fournir un effort<br />

utile que la société reconnaît plus ou moins comme<br />

tel. Même si ces notions (effort, utilité) ne présentent<br />

pas de contours parfaitement nets, on comprend facilement<br />

ce que veut dire la proposition selon la<strong>quel</strong>le<br />

<strong>travail</strong>ler, c'est faire autre chose que jouer (la gratuité<br />

relative dans la dépense d'énergie mentale et physique,<br />

la futilité généralement admise de la fin visée). On peut<br />

même dire que cette opposition classique entre le <strong>travail</strong><br />

et le jeu constitue le socle de la conception la plus<br />

courante du <strong>travail</strong>, qui est correcte. Ainsi, ne pas avoir<br />

d'emploi, c'est chômer, être désœuvré, être dépendant.<br />

En revanche, ne pas <strong>travail</strong>ler, c'est ne rien « faire »<br />

(le repos, le loisir, l'occupation improductive) ou bien,<br />

plus nettement, jouer (ou encore faire des choses qui<br />

s'assimilent au monde du jeu, lui empruntent certains<br />

caractères). Robinson Crusoé <strong>travail</strong>le sur son île pour<br />

l'aménager. La pianiste du dimanche <strong>travail</strong>le ses<br />

gammes. L'homme ou la femme au foyer <strong>travail</strong>le à<br />

l'entretien de son ménage, à l'éducation de ses enfants.<br />

La retraitée qui prend soin de son potager <strong>travail</strong>le à la<br />

réalisation d'une tâche qu'elle peut estimer gratifiante.<br />

Bref, ce que nous faisons en occupant un emploi ne<br />

représente donc que certaines façons de <strong>travail</strong>ler.<br />

Il existe des raisons plus circonstancielles de ne pas<br />

valoriser inconsidérément le <strong>travail</strong> comme emploi.<br />

Une évolution trop peu analysée du capitalisme actuel<br />

est la multiplication des métiers immoraux. Bien<br />

sûr, il a toujours existé des maffieux puissants, des<br />

escrocs bien en vue et des parasites couronnés. De<br />

même, les petits chefs désagréables et les fidèles serviteurs<br />

de causes ridicules et/ou abjectes ne datent pas<br />

d’hier. La différence est que nos sociétés engendrent<br />

maintenant ouvertement des armées de dirigeants<br />

d’entreprises purement égoïstes, de stratèges du marketing<br />

agressif ou du management manipulateur, de<br />

lobbyistes au service de multinationales sans scrupules,<br />

d’ingénieurs qui contribuent à la destruction<br />

de plus en plus efficace de l’environnement naturel,<br />

de spécialistes de montages financiers vicieux, de<br />

techniciens de l’évasion fiscale à grande échelle, etc.<br />

La différence avec le passé est aussi que ces métiers, à<br />

mesure de leur développement quantitatif, bénéficient<br />

d’une forte légitimité sociale : on y touche parfois de<br />

très hauts salaires, des formations universitaires soutenues<br />

par les États comme par le monde des affaires y<br />

conduisent… Ils se situent donc au centre du système,<br />

non plus dans ses marges. Même marquée par l’anticapitalisme,<br />

la pensée socialiste issue du 19e siècle, tout<br />

comme les dispositions mentales qui correspondent<br />

à l’État social sorti de l’industrialisation des sociétés<br />

occidentales du siècle dernier, ne sont pas prêtes à<br />

affronter ce problème des métiers immoraux. Certes,<br />

elles dénonçaient des groupes sociaux nuisibles (les<br />

grands propriétaires terriens, les capitalistes, les rentiers…),<br />

présentés comme de pénibles survivances.<br />

Mais elles restaient convaincues que les progrès de la<br />

division du <strong>travail</strong> et de la technicisation allaient en<br />

gros dans la bonne direction. Quiconque <strong>travail</strong>le vraiment<br />

(autrement dit a un emploi) participe donc, dans<br />

cette perspective, à une aventure grandiose que l’on ne<br />

remettait pas en cause dans son mouvement général.<br />

Avec la prolifération triomphale et le prestige grandissant<br />

des professions où il s’agit, en gros, de servir la<br />

logique d’un système fou et d’en profiter, s’effondrent<br />

définitivement les dernières raisons qui permettaient<br />

à nos prédécesseurs de valoriser la division du <strong>travail</strong><br />

en soi, le fait d’avoir un emploi en soi, la coopération<br />

en soi, les effets d’apprentissage et d’épanouissement<br />

inhérents au <strong>travail</strong> en soi, etc. Il n’y a que des formes<br />

de <strong>travail</strong> très différentes les unes des autres, et des<br />

emplois qui reflètent les orientations multiples de la<br />

vie humaine, le meilleur à côté du pire, le plus intéressant<br />

et le plus stupide.<br />

Certaines évolutions contemporaines permettent de<br />

mieux percevoir cette vérité. D'un côté, avec la mondialisation<br />

capitaliste, le statut de salarié s'étend sans<br />

cesse. Si l'on prend en compte le monde asiatique (et<br />

la Chine en particulier), on voit que la tendance observée<br />

par Marx au milieu du 19e siècle en Europe s'est<br />

vérifiée à notre époque sur une échelle très supérieure<br />

et à une vitesse stupéfiante. Le déclin des sociétés paysannes<br />

a conduit à la constitution d'un énorme prolétariat<br />

industriel et urbain pour qui le salaire constitue<br />

Page 16 n° 07 / juin 2016


Jusqu'à <strong>quel</strong> point peut-on valoriser le <strong>travail</strong> ?<br />

Stéphane Haber<br />

page 3/3<br />

la principale (parfois l'unique) ressource. Il y a peu de<br />

raisons d'y voir un progrès, même si l'amélioration des<br />

conditions de vie de certains groupes sociaux reste<br />

un fait incontestable. Mais, de l'autre côté, comme<br />

pour compenser cette victoire confirmée du salariat,<br />

les frontières entre l'emploi et le <strong>travail</strong> en général<br />

se font parfois plus floues. Ainsi, dans les métiers les<br />

plus fortement tournés vers les idées, la création, la<br />

communication, le lien social, le temps de <strong>travail</strong> et le<br />

temps de loisir s'avèrent difficiles à distinguer. À l’âge<br />

des services, au cœur de crises écologiques profondes,<br />

la distinction cardinale entre fabriquer des produits et<br />

s’occuper d’êtres qui réclament du soin (une distinction<br />

à la<strong>quel</strong>le la révolution industrielle avait accordée<br />

une importance essentielle puisqu’elle définissait<br />

l’espace genré du <strong>travail</strong>) perd son sens. Par ailleurs,<br />

avec le téléphone portable et l'ordinateur personnel,<br />

l’évolution technique a même conduit à dissoudre<br />

ce qui délimitait autrefois le lieu de <strong>travail</strong> fermé ; au<br />

bureau, voire à l’usine, et chez soi, on fait désormais<br />

des choses qui se ressemblent (s’informer, se former,<br />

échanger, concevoir des projets…) avec des moyens<br />

qui sont les mêmes. Sous certains aspects, le <strong>travail</strong> et<br />

l'emploi deviennent perméables l'un à l'autre.<br />

Concluons rapidement. Pour le moment, avoir un<br />

emploi stable, pas trop pénible et pas trop inintéressant,<br />

représente une condition extraordinairement<br />

porteuse pour faire certaines expériences qui ne<br />

peuvent pas ne pas importer aux êtres humains :<br />

apprendre des tâches et s'y épanouir, éveiller des<br />

habiletés dormantes, éprouver - dans la sécurité - la<br />

richesse de la coopération et de la reconnaissance. Il ne<br />

s’agit pas là d’une nécessité essentielle, mais plutôt du<br />

résultat d’une conjoncture complexe née de la révolution<br />

industrielle, de la trajectoire du capitalisme, mais<br />

aussi des impulsions du mouvement ouvrier et des<br />

institutions étatiques. C'est dire que ce « moment »<br />

n’est pas <strong>quel</strong>que chose qui puisse se terminer facilement.<br />

Sans même insister sur les intérêts puissants qui<br />

poussent à la perpétuation de la domination salariale,<br />

il nous structure encore et continuera à le faire longtemps.<br />

Il a d’ailleurs été le théâtre d’inventions émancipatrices<br />

(la cotisation pour la sécurité sociale ou la<br />

retraite qui se greffe au salaire…) qu’il ne serait pas<br />

raisonnable d’abandonner sans sérieuses garanties. Les<br />

signes d’un changement sont là, pourtant. La diversité<br />

et la richesse formidables de l'acte de <strong>travail</strong>ler sont<br />

donc encore à redécouvrir, et on est en droit d'espérer<br />

un avenir où s'épanouiront de nombreuses façons<br />

neuves de les faire apparaître Nous en avons besoin,<br />

d'ailleurs, afin de réorienter nos économies et nos existences<br />

dans le sens de la responsabilité sociale et environnementale.<br />

Mais, pour bien accueillir cet avenir,<br />

c'est-à-dire dans la générosité, il ne faut pas que nous<br />

restions prisonniers des cadres étroits dans les<strong>quel</strong>s le<br />

capitalisme avait, à une époque, cherché à enfermer le<br />

<strong>travail</strong> et aux<strong>quel</strong>s la réflexion théorique n'a pas toujours<br />

su s'opposer avec une fermeté suffisante. Ce qui<br />

compte, c'est l'expérience multiforme, souple, vivante,<br />

du <strong>travail</strong> qu'aucune institution sociale particulière ne<br />

saurait résumer.<br />

Stéphane Haber<br />

Professeur de philosophie à Paris Ouest<br />

Nanterre La Défense<br />

“ Le lien entre les deux concepts<br />

de <strong>travail</strong> en général et de<br />

<strong>travail</strong> salarié (le cœur sociologique<br />

de l'emploi) ne paraît<br />

d'ailleurs pas si puissant. Pour<br />

tout un chacun, le terme<br />

« <strong>travail</strong>ler » ne renvoie pas<br />

seulement à ce que l'on fait (ou<br />

pourrait faire) dans le cadre<br />

d'un emploi rémunéré, même si<br />

celui-ci occupe une place cruciale<br />

dans notre vie.”<br />

“ Ce que nous faisons en occupant<br />

un emploi ne représente<br />

donc que certaines façons de<br />

<strong>travail</strong>ler.”<br />

Page 17


Ce <strong>travail</strong> que l’on<br />

dit intellectuel<br />

Marc Moreigne<br />

page 1/2<br />

(1) Voir là-dessus les propos tenus<br />

par les ouvriers de PSA rapportés<br />

par Nicolas Frize interviewé<br />

dans ce même numéro de<br />

Carnets Rouges ou encore le film<br />

magnifique de Françoise Davisse<br />

« Comme des lions ».<br />

Comment caractériser, appréhender et le cas échéant<br />

évaluer le <strong>travail</strong> d’un chercheur, d’un psychanalyste,<br />

d’un écrivain ou même d’un enseignant ? Un <strong>travail</strong> qui<br />

ne produit ni marchandises, ni objets manufacturés<br />

destinés à la consommation, mais des « choses » aussi<br />

évanescentes et insaisissables pour ne pas dire suspectes<br />

que du savoir, de l’émotion, de la pensée ou encore des<br />

idées, des hypothèses, des œuvres, des sentiments. Un<br />

<strong>travail</strong> qui ne peut s’organiser ni se mesurer en termes de<br />

flux, de stocks ou de ratios. Un <strong>travail</strong> dont on échoue<br />

à rationaliser les coûts ou à planifier la production et<br />

qui résiste d’une manière inexplicable aux techniques<br />

pourtant éprouvées du management d’entreprise et de<br />

l’optimisation de la performance. Un <strong>travail</strong>, disons le,<br />

qui, par sa nature changeante, relative et contingente,<br />

pose problème aujourd’hui dans notre société libérale et<br />

pragmatique de l’efficience économique et de la compétitivité<br />

individuelle, de l’affirmation des certitudes et de la<br />

culture du résultat, du marketing social et de la normalisation<br />

globale.<br />

Le corps et la pensée<br />

Bien sûr, chaque métier possède ses spécificités, explore<br />

un champ qui lui est propre et développe une stratégie,<br />

des méthodes et parfois un protocole étroitement liés à sa<br />

singularité. Il ne s’agit pas ici de comparer, de hiérarchiser<br />

ni surtout de ranger dans un même tiroir l’ensemble des<br />

professions dites « intellectuelles » (<strong>quel</strong> point commun<br />

peut-on établir entre un écrivain et un chercheur en biologie<br />

moléculaire ?… et pourtant il y en a !) mais plutôt<br />

d’interroger ce qui est convoqué, mis en jeu, en actes et<br />

en perspective dans cette forme particulière du « <strong>travail</strong> ».<br />

Il y a deux instances dont les rapports et les tensions me<br />

paraissent être au cœur même de ce <strong>travail</strong> – comme<br />

d’ailleurs de toutes les formes de <strong>travail</strong> mais dont la<br />

confrontation ici se fait particulièrement aiguë – une<br />

dialectique qui l’agit en profondeur : celle du corps et de<br />

la pensée. La vulgate oppose souvent ces deux réalités de<br />

l’activité humaine et tend à en faire une ligne de partage,<br />

une césure non dénuée d’arrières pensées sociales et<br />

économiques - et même disons-le d’une conception de<br />

classe - qui séparerait un <strong>travail</strong> soi disant « manuel »<br />

d’un <strong>travail</strong> que l’on qualifierait « d’intellectuel » et<br />

dont l’un serait justement dévolu à l’exercice du corps<br />

quand l’autre appartiendrait au domaine éthéré de la<br />

pure pensée. Rien n’est plus faux et c’est là le premier<br />

stéréotype qu’il convient de mettre à bas. Le <strong>travail</strong> dit<br />

manuel requiert une conscience et une sensibilité, une<br />

intelligence du geste et de la situation qui va bien au-delà<br />

de la seule habileté technique 1 et le <strong>travail</strong> supposément<br />

intellectuel n’en finit pas de se débattre avec la réalité<br />

tangible d’un corps exposé au monde. Il y a dans le <strong>travail</strong><br />

de réflexion, d’élaboration, de création un engagement<br />

du corps et la pensée est à coup sûr un acte physique,<br />

un corps à corps incessant avec la matière des mots, des<br />

images et/ou des figures abstraites. La concentration du<br />

romancier ou de l’essayiste pour trouver le mot juste,<br />

celui qui résonne avec ses sensations, ses convictions et<br />

sa vision intérieure ; l’effort que fait le thérapeute pour<br />

se couler dans l’intime de la souffrance et du désir de<br />

l’autre afin de les comprendre, les cerner et de tenter d’y<br />

répondre ; la tension permanente de l’artiste pour trouver<br />

la teinte, l’image, la matière, le motif qui lui permettront<br />

d’exprimer un peu de son rapport au monde et de son<br />

monde caché à lui. Et, bien sûr, la recherche inlassable<br />

et toujours renouvelée chez l’enseignant et le pédagogue<br />

pour trouver la voie étroite de la transmission, la voix qui<br />

sera entendue et qui portera, qui touchera au sens propre<br />

l’élève… tout cela sollicite tout autant le corps que l’intellect.<br />

Le geste que le langage. L’émotion et la sensation que<br />

le raisonnement et l’analyse.<br />

La métaphore de l’iceberg<br />

Un des aspects les plus significatifs selon moi et pourtant<br />

méconnu si ce n’est totalement ignoré de ce que l’on<br />

nomme le <strong>travail</strong> intellectuel, c’est la part cachée, invisible<br />

qu’il recèle. Un peu comme un iceberg dont seule<br />

la pointe serait visible et affleurerait à la surface. Mais la<br />

base obscure et compacte qui est en dessous reste cachée<br />

aux regards, immergée, insoupçonnable. Pourtant, cette<br />

pointe aiguë à la blancheur éclatante qui perce la surface<br />

ne pourrait exister sans la masse indistincte et brouillée<br />

qui la soutient. La pointe de l’iceberg, c’est le livre publié, le<br />

tableau exposé, le spectacle joué devant le public, le cours<br />

magistral qui résonne dans l’amphithéâtre, la formule<br />

chimique ou le théorème mathématique qui contient la<br />

clé du mystère (celui de la chute des corps ou celui de la<br />

relativité), la phrase ou le mot déclic qui va soudain éclairer<br />

le symptôme et nommer le trauma du patient en mettant<br />

à jour un (petit) fragment de son inconscient. Pour<br />

l’immense majorité des gens, c’est là qu’est la nature et le<br />

sens du « <strong>travail</strong> » de l’écrivain, de l’artiste, du metteur en<br />

scène, de l’enseignant, du chercheur ou du psychanalyste.<br />

Ils n’ont d’ailleurs pas tort. Il s’agit en effet du résultat, de<br />

l’aboutissement de leur <strong>travail</strong>, ce qui l’inscrit dans l’espace<br />

social et lui donne son sens, sa valeur et lui assure<br />

une reconnaissance au sein de la collectivité.<br />

Page 18 n° 07 / juin 2016


Ce <strong>travail</strong> que l’on dit intellectuel<br />

Marc Moreigne<br />

page 2/2<br />

Mais derrière ou avant la mise au jour de ce « résultat »,<br />

il y aura eu des heures et des heures de doutes, de tentatives<br />

avortées, de fausses pistes, d’erreurs, de brouillons<br />

et de brouillards, d’esquisses, de répétitions, d’avancées<br />

à tâtons, d’intuitions fulgurantes, d’éclairs soudains, de<br />

recherches dans toutes les directions et de longues plages<br />

de stagnation et de vide qu’il faut arriver non seulement<br />

à supporter mais à surmonter. La part immergée de l’iceberg.<br />

La plupart du temps, elle est passée sous silence et à<br />

juste titre car outre son caractère intime, comment peuton<br />

évaluer, définir cette part-là du <strong>travail</strong> ? Pour autant, il<br />

est utile si ce n’est nécessaire de rappeler son existence car<br />

sans elle, il n’y aurait pas d’iceberg.<br />

Je prendrai un exemple qui m’est familier, celui de<br />

l’écriture. Une phrase du metteur en scène de théâtre<br />

et grand connaisseur des textes contemporains, Claude<br />

Régy, exprime selon moi assez bien ce qu’est la nature<br />

du <strong>travail</strong> de l’écrivain : Quand vous écrivez un mot,<br />

pensez que ce mot que vous avez choisi porte avec lui le<br />

cadavre de tous les autres mots qui auraient pu venir à sa<br />

place. 2 "On pourrait aussi citer Kafka qui dans son journal<br />

note : écrire, c’est briser la mer gelée qui est en nous …"<br />

on retrouve l’iceberg ! Des formulations sont sans doute<br />

un peu extrêmes mais qui illustrent bien ce qu’est cette<br />

réalité invisible du <strong>travail</strong> d’écrire.<br />

Le temps et la durée<br />

Le rapport de ce <strong>travail</strong> aux temps au pluriel - les multiples<br />

temps qui s’entrechoquent et se juxtaposent de<br />

la réflexion, de la recherche, de l’expérimentation, de la<br />

production et, last but not least, de la formalisation – est<br />

une donnée fondamentale si l’on veut saisir les différents<br />

enjeux, personnels et professionnels, qui caractérisent<br />

l’activité dite intellectuelle. Là encore, on ne considère<br />

souvent qu’une (petite) partie du tableau. C’est le seul<br />

résultat final qui est pris en compte et dans la majeure<br />

partie des cas, on n’appréhende ce « temps de <strong>travail</strong> »<br />

qu’en fonction du nombre de pages, de mots ou de signes<br />

produits, du quota d’heures de cours effectuées ou de<br />

copies corrigées, du temps effectif passé en laboratoire ou<br />

de la durée de la séance ou du rendez-vous avec le patient.<br />

On néglige fréquemment l’essentiel : le processus qui a<br />

permis d’aboutir à ce résultat final. Or ce processus, difficile<br />

pour ne pas dire impossible à évaluer en terme de<br />

durée objective, est un temps de <strong>travail</strong> à part entière. Et<br />

sa caractéristique la plus remarquable est qu’il est permanent,<br />

continu, qu’il ne s’interrompt jamais complètement<br />

avant l’achèvement de l’œuvre. Et il n’est pas rare qu’il se<br />

poursuive après. C’est ainsi que le temps professionnel de<br />

l’activité et le temps intime de vie de la personne tendent à<br />

se mélanger jusqu’à devenir indissociables. Cette dimension<br />

de non cloisonnement est notamment sensible<br />

dans les professions liées à la création artistique <strong>quel</strong>le<br />

qu’elle soit où le <strong>travail</strong> sur un projet, le temps qu’il dure,<br />

ne quitte jamais la tête et le corps du créateur. A l’affût<br />

qu’il est de l’idée, de l’image ou de la vision qui peuvent<br />

survenir à n’importe <strong>quel</strong> moment et dans n’importe<br />

<strong>quel</strong>le circonstance. Mais aussi l’enseignant qui prépare<br />

son cours, anticipe ce moment où il va s’adresser à ses<br />

élèves, les termes qu’il choisira et les réactions qu’il en<br />

attend, craint ou espère, cette manière d’être habité par<br />

l’échéance à venir, tout cela fait partie du temps de <strong>travail</strong>.<br />

Dans ce contexte, il paraît difficile de définir et de cerner<br />

un temps de <strong>travail</strong> précis mais il convient au moins de<br />

reconnaître l’existence de cette part « inquantifiable »<br />

du <strong>travail</strong> et de l’intégrer dans une réflexion globale sur<br />

l’appréhension de ces professions et leurs singularités.<br />

Cette reconnaissance, elle s’affirme clairement comme<br />

un acte politique qui pose que le temps de la recherche,<br />

de la pensée et de l’élaboration devrait avoir autant de<br />

valeur économique et d’existence sociale que le temps de<br />

la production et de la réalisation. Ou plutôt que ces deux<br />

temps sont à appréhender ensemble dans une conception<br />

émancipatrice du <strong>travail</strong> – de tous les <strong>travail</strong>s - qui, <strong>quel</strong><br />

que soit son champ d’application et son secteur d’activité,<br />

embrasserait dans un même mouvement l’intelligence<br />

singulière du sujet et sa force de production. Une conception<br />

qui romprait avec la hiérarchisation et la séparation<br />

de classe entre « <strong>travail</strong> manuel » et « <strong>travail</strong> intellectuel »<br />

pour reconnaître à tout <strong>travail</strong> et donc à tout <strong>travail</strong>leur<br />

les qualités culturelles, techniques, sociales, économiques<br />

qui lui sont attachés.<br />

Espace social<br />

De quoi le <strong>travail</strong> intellectuel est-il le nom ? A qui s’adresset-il<br />

? Comment s’inscrit-il dans l’espace social et collectif ?<br />

Autant d’interrogations légitimes qu’il faut continuer à<br />

se poser et aux<strong>quel</strong>les il est difficile de répondre de façon<br />

tranchée.<br />

Toutefois, la question de l’adresse me semble essentielle<br />

dans la mesure où elle permet de répondre à un préjugé<br />

hélas répandu que le <strong>travail</strong> de la pensée serait forcément<br />

hors sol, coupé des réalités du quotidien et pour tout<br />

dire nombriliste et autocentré. Ce peut être le cas. Pour<br />

autant, il me semble que ce <strong>travail</strong>, qu’il soit artistique,<br />

pédagogique, scientifique ou thérapeutique n’a de sens<br />

que s’il expose et donne à voir, à partager et à critiquer<br />

un rapport au monde, à l’autre et s’il s’inscrit dans l’espace<br />

de la collectivité. Il agit à la fois comme un miroir où l’on<br />

peut se reconnaître et comme l’expression d’une étrangeté<br />

face à la<strong>quel</strong>le on est amené à se situer. Dans les deux<br />

cas, il sollicite l’autre, lecteur, spectateur, élève, patient…<br />

et l’amène à s’interroger et à s’affirmer dans son rapport<br />

au monde, son être intime, ses valeurs, ses convictions,<br />

ses désirs, son être-là ici et maintenant. A se définir et se<br />

revendiquer comme sujet. N’est-ce pas là une fonction<br />

sociale et politique intéressante ?<br />

Marc Moreigne<br />

écrivain<br />

(2) Claude Régy in Espaces perdus<br />

Editions Actes Sud<br />

Page 19


Crise du métier<br />

et souffrance ordinaire<br />

des enseignants<br />

Rapport de Brigitte Gonthier-Maurin au Sénat<br />

Catherine Sceaux<br />

page 1/2<br />

“ La solitude des enseignants<br />

se traduit par un isolement<br />

face à la classe, aux parents<br />

et à la hiérarchie mais aussi<br />

par un émiettement du milieu<br />

enseignant où les dynamiques<br />

collectives sont bridées. ”<br />

“ Redonner sens à l’école en<br />

recentrant l’école sur les<br />

objectifs de démocratisation<br />

de l’accès au savoir. ”<br />

(1) Voir article d’Alice Cardoso<br />

et Catherine Remermier dans ce<br />

numéro<br />

D’après le rapport d’information fait au nom de la<br />

commission de la culture, de l’éducation et de la communication<br />

par la mission d’information sur le métier<br />

d’enseignant, par Mme Brigitte Gonthier-Maurin,<br />

Sénateur. (Juin 2012)<br />

Le rapport sur le métier<br />

d’enseignant de Brigitte<br />

Gonthier-Maurin, part du<br />

constat de la souffrance<br />

ordinaire des enseignants.<br />

Les conflits au <strong>travail</strong> s’exacerbent.<br />

Les enseignants<br />

ont l’impression de ne pas<br />

pouvoir accomplir du bon<br />

<strong>travail</strong>.<br />

Cette crise du métier est due<br />

à plusieurs causes. D’une part, la succession rapide<br />

des réformes a abouti à une prolifération des missions<br />

imparties à l’école. L’échec de la masterisation a<br />

fragilisé la formation des enseignants, affaibli la préparation<br />

à l’entrée au métier<br />

et provoqué l’assèchement<br />

des viviers de recrutement.<br />

L’idée d’une Education véritablement<br />

nationale, garantie<br />

à tous, s’est affaiblie avec<br />

la multiplication des expérimentations<br />

non évaluées, les<br />

disparités des politiques académiques et l’accroissement<br />

de la pression évaluative sur les enfants et<br />

sur les personnels. La solitude des enseignants se<br />

traduit par un isolement face à la classe, aux parents<br />

et à la hiérarchie mais aussi par un émiettement du<br />

milieu enseignant où les dynamiques collectives<br />

sont bridées. D’autre part, la RGPP (révision générale<br />

des politiques publiques) a systématiquement<br />

placé les impératifs financiers devant l’ambition<br />

pédagogique. Nous constatons des réductions<br />

drastiques de postes avec le non-remplacement<br />

d’un fonctionnaire sur deux partants à la retraite,<br />

(soit 68 000 postes d’enseignant supprimés sur cinq<br />

exercices budgétaires pendant le quinquennat de<br />

N. Sarkozy) et les prévisions de départ en retraite.<br />

En 2010-2011, la disparition annoncée du dispositif<br />

de départ en retraite anticipée des mères de trois<br />

enfants a provoqué une augmentation anticipée du<br />

nombre de départs ; entre 2012 et 2016, selon les<br />

prévisions de la DGRF, les départs en retraite représentent<br />

en moyenne chaque année 18 500 emplois<br />

temps plein (ETP) premier et second degré, soit<br />

90 000 départs en retraite sur cinq ans. C’est à partir<br />

de ces éléments combinés à l’évolution des effectifs<br />

d’élèves qu’il faut réfléchir à la mise en place d’un<br />

vrai plan pluriannuel de recrutement (pré-recrutement<br />

et recrutement).<br />

Face à la crise de recrutement sans précédent, Brigitte<br />

Gonthier-Maurin fait plusieurs propositions<br />

pour redresser la situation.<br />

1 Redonner sens à l’école en recentrant l’école sur<br />

les objectifs de démocratisation de l’accès au savoir.<br />

Penser une école sur le modèle de l’élève qui n’a<br />

que l’école pour apprendre. Repenser le mode de<br />

fonctionnement de l’institution pour rendre plus<br />

démocratique la vie de l’Education Nationale avec<br />

moins d’injonctions verticales et plus de soutien et<br />

de respect pour le <strong>travail</strong> des enseignants. Cela passe<br />

par l’arrêt de la RGPP et le lancement d’un pré-recrutement<br />

pour couvrir tous les départs en retraite.<br />

2 Refonder le métier d’enseignant pour répondre à<br />

l’objectif de démocratisation de l’accès au savoir qui<br />

doit être replacée au cœur de la mission de l’Education<br />

nationale.<br />

Elle propose plusieurs pistes de <strong>travail</strong> :<br />

- une remise à plat de la formation basée sur 5<br />

grands axes : a) garantir un cadre national fort pour<br />

assurer une égalité de traitement dans tout le territoire,<br />

b) maintenir des structures spécifiques de<br />

Page 20<br />

n° 07 / juin 2016


Catherine Sceaux<br />

Crise du métier et souffrance ordinaire des enseignants<br />

page 2/2<br />

formation des enseignants au sein des universités,<br />

c) ouvrir des pré-recrutements dès la licence, d)<br />

assurer une professionnalisation progressive au<br />

cours du master et rétablir une véritable année de<br />

stage avant la titularisation, avec la mise en œuvre<br />

d’une politique ambitieuse de formation continue<br />

au sein de l’éducation nationale, e) tenir compte de<br />

la diversité dans l’exercice du métier d’enseignant en<br />

veillant spécifiquement sur deux segments fragiles<br />

que sont la maternelle et le lycée professionnel (la<br />

maternelle afin de permettre la pré scolarisation dès<br />

2 ans pour les familles qui le souhaitent). Une attention<br />

particulière à l’outre-mer devra être portée afin<br />

de permettre une pleine scolarisation en primaire<br />

dès 6 ans de tous les enfants.<br />

- aménager des lieux et des temps, développer des<br />

décharges de service pour les collectifs enseignants<br />

qui naissent hors des logiques hiérarchiques afin de<br />

lutter contre l’isolement. Une expérience de collectifs<br />

enseignants SNES-CNAM 1 offre des perspectives<br />

intéressantes : des groupes de pairs se réunissent<br />

pour échanger sur leur <strong>travail</strong>, sans aucun regard<br />

hiérarchique en surplomb et les problèmes individuels<br />

sont réinterprétés comme des problèmes<br />

généraux, liés à l’organisation du <strong>travail</strong> et non à la<br />

personne de l’enseignant lui-même. Cette démarche<br />

va à l’encontre de la tendance à diffuser des guides<br />

de bonnes pratiques qui vise à la standardisation des<br />

pratiques enseignantes, pour en faciliter le contrôle<br />

sans améliorer l’efficacité pédagogique.<br />

- préparer les futures réformes avec les enseignants<br />

reconnus comme experts de leur métier au lieu de<br />

les considérer comme des obstacles.<br />

Catherine Sceaux<br />

Réseau Ecole<br />

Page 21


Crise du recrutement,<br />

crise du métier<br />

d'enseignant…<br />

Comment alors assurer<br />

la réussite de tous ?<br />

Claire Pontais<br />

page 1/3<br />

“ En Seine Saint-Denis,<br />

le manque de remplaçants<br />

fait perdre aux enfants jusqu’à<br />

l’équivalent d’une année<br />

scolaire qui s’ajoute à la perte<br />

d’un an d’école avec le passage<br />

de 26h à 24h par semaine sous<br />

Darcos et à la difficulté d’entrer<br />

à l’école à 2 ans … cela fait<br />

près de 3 ans d’années d’école<br />

perdues ! ”<br />

(1) Rapport Gonthier Maurin au<br />

sénat, Le métier d'enseignant au<br />

coeur d'une ambition émancipatrice<br />

(2012)<br />

(2) Dossier du SNES, Crise de<br />

recrutement et crise du métier<br />

(septembre 2015)<br />

Alors que 10,3% de la population active est au chômage,<br />

on peine à recruter des enseignant-es. Plusieurs<br />

milliers de recrutements n’ont pu se faire depuis 2012,<br />

la pénurie de professeurs augmente - alors même que<br />

F. Hollande a donné priorité à l’éducation. Comment<br />

expliquer cela ? Quelles conséquences pour aujourd’hui<br />

et pour l’avenir ?<br />

La stratégie du MEN fondée sur<br />

un diagnostic erroné<br />

Lorsque François Hollande<br />

a été élu, Vincent Peillon –<br />

alors ministre de l’Education<br />

Nationale – soutenait l’idée<br />

que la baisse d’attractivité<br />

des métiers de l’enseignement<br />

était due à la « mastérisation<br />

» (concours à Bac+5)<br />

et au discours anti-profs<br />

de la droite. Suivant cette<br />

logique, il suffisait de changer<br />

de discours, d’annoncer<br />

des créations de postes, de<br />

ré-avancer le concours à<br />

Bac+4, d’adoucir l’entrée<br />

dans le métier en mettant les<br />

stagiaires à mi-temps pour<br />

une formation en ESPE et de<br />

créer en amont <strong>quel</strong>ques « emplois d’avenir-professeurs<br />

» (EAP) pour que les difficultés se résorbent.<br />

Si ces mesures ont effectivement permis un petit<br />

rebond des candidatures, elles n’ont cependant pas<br />

permis d’enrayer une crise de recrutement qui date<br />

de bien avant la « masterisation », même si la politique<br />

de Nicolas Sarkozy l’a aggravée1. Cette crise<br />

s’enracine dans une crise du métier d'enseignant,<br />

qui touche d’ailleurs de nombreux pays. Elle intervient<br />

dans un moment critique où les départs en<br />

retraite de professeurs et une remontée des effectifs<br />

d’élèves rendent nécessaire de recruter 300 000<br />

nouveaux enseignants d’ici 2022. Or depuis le début<br />

des années 2000, l’Etat s’est progressivement désengagé<br />

du financement des études.<br />

L’ampleur de la crise de recrutement<br />

La gravité, voire l’existence même de cette crise a<br />

longtemps été niée. Ce n’est que très récemment que<br />

le gouvernement la reconnait, sous la pression des<br />

parents qui dénoncent le manque de remplaçants<br />

notamment. Il faut pourtant en prendre la mesure<br />

si on veut la combattre efficacement et éviter que<br />

cette crise ne serve de prétexte à des dégradations<br />

sans précédent du service public d’éducation.<br />

Le concours de professeur des écoles manque de<br />

candidats dans certaines régions (Amiens, Créteil,<br />

Versailles, Reims, Guyane,…). Pour les collèges et<br />

lycées, les concours ne font pas le plein en lettres,<br />

anglais, allemand, maths, musique, ni dans les disciplines<br />

industrielles et professionnelles 1 . Au fil des<br />

ans, les déficits se cumulent. Par exemple au CAPES<br />

externe de maths : 394 postes non pourvus en 2013 +<br />

1203 en 2014 + 343 en 2015 = 1940 certifiés de maths<br />

qui manquent, a minima, sans compter tous ceux<br />

non recrutés sous N. Sarkozy qui ne remplaçait<br />

qu’un départ en retraite sur deux. La Loi de refondation<br />

prévoyait 150 000 nouveaux professeurs en 5<br />

ans, on en est loin, ce sont 300 000 nouveaux professeurs<br />

qu’il faut recruter d'ici 2022 selon France<br />

Stratégie, organisme de prospective rattaché au<br />

premier ministre.<br />

Le mouvement social<br />

est plus fort qu’il ne le pense<br />

Les organisations qui œuvrent en faveur d’une transformation<br />

sociale progressiste traversent une période<br />

difficile et pourtant elles restent incontournables et<br />

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Claire Pontais<br />

Crise du recrutement, crise du métier d'enseignant…<br />

Comment alors assurer la réussite de tous ?<br />

page 2/3<br />

sont au centre des évolutions sociales et sociétales du<br />

pays. Car l'action politique ne se cantonne pas aux<br />

seules actions des partis politiques. D’autres structures<br />

(syndicales mais aussi associatives) font vivre le<br />

débat public, élaborent des propositions et pèsent sur<br />

leur traduction effective dans la loi. Un des enjeux de<br />

la période consiste sans aucun doute à tisser des liens<br />

entre toutes ces formes de résistances et de constructions<br />

collectives. Le congrès de la FSU qui s'est tenu<br />

au début du mois de février a longuement débattu<br />

de l'avenir du syndicalisme de transformation sociale<br />

progressiste et propose des formes d'association<br />

entre la FSU et la CGT ou encore Solidaires. S'appuyer<br />

sur ce qui rassemble et proposer des nouveaux<br />

espaces collectifs pourrait permettre au syndicalisme<br />

de montrer la voie d'un sursaut citoyen qui tarde à<br />

se révéler.<br />

Conséquences de la pénurie<br />

Manquer d’enseignant-es se traduit très concrètement<br />

par des postes vacants, des classes sans professeur<br />

et des remplacements non assurés durant<br />

des semaines. En Seine Saint-Denis, le manque<br />

de remplaçants fait perdre aux enfants jusqu’à<br />

l’équivalent d’une année scolaire qui s’ajoute à la<br />

perte d’un an d’école avec le passage de 26h à 24h<br />

par semaine sous Darcos et à la difficulté d’entrer<br />

à l’école 2 ans …cela fait près de 3 ans d’années<br />

d’école perdues ! Dès lors, comment prétendre lutter<br />

contre l’échec scolaire ?<br />

Pour les professeurs, c’est un alourdissement de<br />

la charge de <strong>travail</strong> (classes surchargées) et l’impossibilité<br />

de partir en formation continue faute<br />

de remplaçants. S’ajoute à cela une rémunération<br />

faible, très faible en début de carrière (un fonctionnaire-stagiaire<br />

gagne 1,1 fois le Smic), des conditions<br />

de mutations difficiles, la pression managériale<br />

de certains chefs d’établissements, la pression<br />

de l'évaluation, des parents exigeants – et c’est<br />

bien normal - pour l’avenir de leurs enfants, des<br />

injonctions permanentes (souvent contradictoires)<br />

qui génèrent de la soumission et/ou une prise de<br />

distance pour éviter les souffrances au <strong>travail</strong>. Pas<br />

étonnant que cette profession attire moins !<br />

Mais cette crise a aussi des conséquences sur le<br />

métier lui-même. Avec une augmentation sans<br />

précédent du nombre de contractuels, le métier<br />

pourrait - à terme - être considéré comme un<br />

« petit boulot ». C’est le cas dans de nombreux<br />

pays où l’on est enseignant en attendant mieux 3 .<br />

Certes en France, le statut du fonctionnaire nous<br />

protège encore de cette dérive mais les attaques<br />

récurrentes sur les concours et les nombreuses<br />

tentatives de contournement ou de remise en<br />

cause du statut de la Fonction publique pourraient<br />

accélérer le processus.<br />

Depuis 30 ans les recherches en éducation plaident<br />

pour une professionnalisation des enseignants.<br />

Alors que l’OCDE 4 et l’institution affirment que<br />

c’est un métier de conception, force est de constater<br />

qu’il est soumis à une forme de « prolétarisation<br />

» 5 . C’est tout l’inverse qu’il faudrait faire.<br />

Investir dans des pré-recrutements<br />

et dans la formation<br />

Outre une réelle revalorisation salariale et une<br />

amélioration des conditions de <strong>travail</strong>, il faut<br />

pré-recruter et viser l’acquisition d’un haut-niveau<br />

de qualification<br />

Pré-recruter, c’est permettre à des jeunes, en particulier<br />

ceux des milieux populaires, de s’engager vers<br />

le métier en finançant leurs études au lieu de les<br />

obliger à <strong>travail</strong>ler en amputant<br />

leurs études. C’est aussi<br />

permettre de financer des<br />

reconversions de diplômés.<br />

L’Etat finance à hauteur<br />

de 1200€ par mois, dès la<br />

2ème année de licence,<br />

les études en médecine<br />

pour ceux qui s’engagent<br />

à exercer plusieurs années<br />

dans un désert médical (Loi<br />

Bachelot). Pourquoi pas un<br />

système équivalent pour<br />

l’enseignement ?<br />

Mais il faut également<br />

investir dans la formation<br />

initiale et continue, déterminante<br />

pour reprendre<br />

prise sur le métier, pouvoir<br />

discuter les prescriptions d’égal à égal avec l’institution,<br />

modifier les rapports à la hiérarchie, pouvoir<br />

dialoguer sereinement avec les parents, et être armé<br />

pour faire réussir tous les élèves. Une formation<br />

de haut-niveau enclencherait un cercle vertueux<br />

qui participerait grandement à la revalorisation du<br />

métier.<br />

Malheureusement, la réforme de la formation,<br />

avec la mise en place des ESPE est loin d’être à la<br />

hauteur1. Les moyens pris aux IUFM n’ont pas été<br />

redonnés aux ESPE, alors que le nombre d’étudiants<br />

à former a augmenté. Le temps de formation a<br />

diminué par rapport à ce qui existait avant la masterisation.<br />

Avancer le concours en fin de master 1<br />

a pour résultat d’amputer la formation de l’année<br />

de master 6 , dès lors que les stagiaires sont utilisés<br />

comme moyens d’enseignement 7 . Face à la pénurie<br />

d’enseignants, le gouvernement ne propose que des<br />

solutions qui tronquent la formation et précarisent<br />

l’entrée dans le métier : « l’expérimentation » des<br />

“ Avec une augmentation sans<br />

précédent du nombre de<br />

contractuels, le métier pourrait<br />

- à terme - être considéré<br />

comme un « petit boulot ». ”<br />

“ Alors que l’OCDE et<br />

l’institution affirment que c’est<br />

un métier de conception,<br />

force est de constater qu’il<br />

est soumis à une forme de<br />

« prolétarisation ». ”<br />

(3) Voir article de Antônio de<br />

Pádua NunesTomasi. Áurea Regina<br />

GuimarãesTomasi<br />

(4) Rapport Obin OCDE (2003)<br />

(5) P.Perrenoud, : « Ce métier<br />

hésite entre professionnalisation<br />

et autonomie véritable d’une part,<br />

prolétarisation et dépendance<br />

accrue d’autre part , in Former<br />

des enseignants professionnels.<br />

Bruxelles, De Boeck, 1994<br />

(6) Claire Pontais La formation<br />

a-t-elle été rétablie ? (2015) www.<br />

snepfsu.net<br />

(7) Voir les témoignages d’étudiants<br />

et stagiaires sur : observatoire-fde.<br />

fsu.fr<br />

Page 23


Claire Pontais<br />

Crise du recrutement, crise du métier d'enseignant…<br />

Comment alors assurer la réussite de tous ?<br />

page 3/3<br />

“ Pré-recruter permettrait<br />

au contraire « d’étudier à<br />

plein temps » et d’avoir une<br />

formation qui articule des<br />

enseignements scientifiques<br />

disciplinaires, didactiques,<br />

pédagogiques en lien avec des<br />

stages encadrés, l’ensemble<br />

étant adossée à la recherche. ”<br />

« master en alternance » à Créteil et en Guyane<br />

(sous statut de contractuel) réduit de moitié la<br />

formation en M1, les « étudiants -apprentis- professeurs<br />

» devront, dès la 2ème année de licence, être<br />

devant des élèves deux demi-journées par semaine.<br />

Pré-recruter permettrait au contraire « d’étudier<br />

à plein temps » et d’avoir une formation qui articule<br />

des enseignements scientifiques disciplinaires,<br />

didactiques, pédagogiques en lien avec des stages<br />

encadrés, l’ensemble étant adossée à la recherche.<br />

Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Si l’on compare<br />

avec la formation médicale, les progrès dans les<br />

soins ne sont pas seulement l’œuvre des médecins,<br />

mais directement liés aux progrès de la recherche<br />

en médecine. Pour l’enseignement, c’est pareil.<br />

Qui peut imaginer un progrès de la formation des<br />

enseignants sans développement<br />

de la recherche sur/<br />

en/pour l’éducation ? Cette<br />

recherche devrait piloter la<br />

formation de formateurs et<br />

irriguer l’ensemble des formations,<br />

initiale et continue.<br />

Une remise à plat du dispositif<br />

mis en place sous le<br />

gouvernement Hollande<br />

s’impose. La priorité est<br />

d’assurer de bonnes conditions<br />

de préparation et<br />

d'entrée dans le métier et<br />

de ré-impulser une dynamique de formation continue,<br />

qui a quasiment disparu. C’est vital pour les<br />

élèves, en particulier ceux qui n’ont que l’Ecole pour<br />

apprendre, et c’est vital pour une revalorisation en<br />

profondeur du métier d’enseignant.<br />

Claire Pontais<br />

Formatrice, secrétaire générale adjointe<br />

du SNEP-FSU<br />

Page 24 n° 07 / juin 2016


« Reprendre la main »<br />

sur le métier :<br />

un enjeu majeur pour les professionnels de l'enseignement<br />

du secondaire et une préoccupation syndicale<br />

Alice Cardoso<br />

Catherine Remermier<br />

page 1/3<br />

Tandis que les discours institutionnels affichent et<br />

valorisent l’expérience des professionnels de terrain,<br />

les réformes tendent toutes à contrôler l’activité et à<br />

prescrire les bonnes façons de faire. Loin de chercher<br />

à donner aux enseignants les outils pour penser leur<br />

métier, réduire l’écart entre les objectifs assignés à l’école<br />

et la réalité de l’échec scolaire, les décideurs multiplient<br />

au contraire les dispositifs technocratiques qui, sous<br />

couvert de pédagogie, dénaturent les repères complexes<br />

que se sont donnés les enseignants au fil du temps pour<br />

réussir à enseigner.<br />

Pour le SNES-FSU, mobiliser les professionnels pour<br />

qu’ils reprennent la main sur la réalité de l'activité professionnelle<br />

est un atout essentiel pour l'élaboration de<br />

ses revendications et pour disputer avec les décideurs,<br />

des critères de qualité du <strong>travail</strong>. C’est ce qui a fondé<br />

l'engagement dans le partenariat que le SNES a noué,<br />

depuis une quinzaine d'année, avec le CNAM, organisé<br />

au départ autour de chercheurs en psychologie du <strong>travail</strong><br />

et de <strong>quel</strong>ques collègues, puis largement étendu au<br />

fil des ans.<br />

« Faire son métier » ?<br />

Pour que « ça marche » dans un métier, une coordination<br />

conflictuelle de plusieurs composantes est<br />

nécessaire : composante institutionnelle, qui fixe les<br />

finalités et les tâches ; personnelle qui relève de la façon<br />

dont chacun habite son métier et s’y réalise. Il s'agit par<br />

exemple de ce qui est communément admis comme<br />

relevant de la liberté pédagogique dans le cas des enseignants<br />

; interpersonnelle, car aucun professionnel ne<br />

<strong>travail</strong>le seul et chacun noue nécessairement des relations<br />

avec ceux qui <strong>travail</strong>lent avec lui.<br />

Mais il existe également une composante, propre à<br />

chaque métier, qui contient les façons dont les professionnels,<br />

entre eux, « mettent à leur main » les<br />

prescriptions, ce qu’ils doivent faire et s’organisent<br />

pour le faire. Cette composante est désignée sous le<br />

terme de « transpersonnelle » car elle représente l’ensemble<br />

des manières de faire le métier, que ceux qui<br />

<strong>travail</strong>lent ont constitué et dont chacun répond. Elle<br />

constitue également une sorte d’intercalaire social qui<br />

vient s’interposer entre la composante personnelle (les<br />

ressources propres au professionnel) et la composante<br />

impersonnelle (la prescription de l'institution).<br />

Sans ces composantes collectives,<br />

élaborées plus ou<br />

moins tacitement par le milieu<br />

lui-même sur la base de son<br />

histoire et de son expérience<br />

au contact du réel, pas de <strong>travail</strong><br />

pertinent possible, pas de<br />

possibilité réelle de s’adapter<br />

aux situations toujours mouvantes et non prévues « sur<br />

le papier ». Or, justement ces composantes collectives<br />

sont aujourd’hui largement sapées, considérées par l’institution<br />

et le management comme des obstacles à certaines<br />

« rationalisations » et standardisations du <strong>travail</strong><br />

: « bonnes pratiques », pilotage par projets, évaluation<br />

permanente et/ou par compétences, individualisation,<br />

injonctions à l’engagement subjectif, renforcement du<br />

contrôle et de l’encadrement, etc.<br />

Les professionnels tendent<br />

à être dépossédés de leurs<br />

savoirs faire, des repères qu’ils<br />

se sont construits individuellement<br />

mais aussi collectivement,<br />

grâce à la transmission<br />

de collègues plus expérimentés (les gestes, les astuces,<br />

les différentes manières de faire face aux imprévus).<br />

Les réformes dans l'enseignement se succèdent à un<br />

rythme effréné. Au travers de la réforme des lycées, celle<br />

du collège, celle des programmes, celle de l'évaluation,<br />

ou encore de l'orientation, ce sont bien les pratiques,<br />

les manières de faire, le rapport de chacun à son propre<br />

<strong>travail</strong> qui sont attaqués. C’est bien pour cela que le sentiment<br />

de malaise des personnels est si profond.<br />

Ceci n'est pas propre aux métiers de l'enseignement,<br />

et bien d'autres activités de service sont touchées par<br />

les effets du néo-management. Ces stratégies sont<br />

bien connues dans les entreprises, elles dépossèdent<br />

les professionnels de leurs savoir-faire, les privent de<br />

leur expertise et les désignent comme des passéistes,<br />

“ Pour que « ça marche » dans<br />

un métier, une coordination<br />

conflictuelle de plusieurs<br />

composantes est nécessaire. ”<br />

“ Reprendre en main <strong>travail</strong>,<br />

métiers et missions est une<br />

affaire collective. ”<br />

Page 25


Alice Cardoso<br />

Catherine Remermier<br />

« Reprendre la main » sur le métier :<br />

un enjeu majeur pour les professionnels de l'enseignement<br />

du secondaire et une préoccupation syndicale<br />

refusant le changement.<br />

Historique du partenariat<br />

page 2/3<br />

“ Ce <strong>travail</strong> sur le <strong>travail</strong>, à l’abri<br />

de regards surplombants, tire sa<br />

force de la prise en compte du<br />

réel mais aussi de l’hétérogénéité<br />

relative de l’univers de la<br />

prescription. ”<br />

“ Bien entendu chacun « habite »<br />

son métier d’une manière qui<br />

lui est propre, mais à la différence<br />

de certaines méthodes<br />

d’analyse de pratiques, le <strong>travail</strong><br />

sur le <strong>travail</strong> va davantage s’intéresser<br />

à ce que ces « styles »<br />

particuliers apportent au genre<br />

de métier et non aux limites du<br />

fonctionnement personnel de<br />

chacun. Il ne va pas considérer<br />

ce métier comme « secondaire<br />

» derrière la personne<br />

mais va chercher à faire jouer<br />

l’entrelacement des deux. ”<br />

Ces injonctions ignorent délibérément la complexité du<br />

<strong>travail</strong> réel et conduisent chacun, dans un contexte d’affaiblissement<br />

des collectifs, à se retrouver souvent seul<br />

pour y faire face. L'alternative pour la personne est alors<br />

délétère : appliquer les nouvelles<br />

prescriptions et y laisser<br />

sa santé (soit parce qu'elles<br />

sont impossibles à réaliser<br />

ou parce qu'elles rentrent en<br />

contradiction avec ce que faire<br />

du « bon <strong>travail</strong> » veut dire) ou<br />

bien faire semblant, c'est à dire<br />

être dans la transgression, bien<br />

difficile à assumer de manière<br />

individuelle.<br />

Quels axes de<br />

reconquête ?<br />

Pour un <strong>travail</strong> de qualité, pour<br />

le rôle social de l'enseignement<br />

secondaire, il y a urgence à<br />

rompre avec cette évolution,<br />

ce qui doit être largement<br />

l’affaire des personnels euxmêmes,<br />

car ils sont bien placés<br />

pour appréhender les difficultés,<br />

les enjeux, les possibles<br />

et les impossibles et pour les<br />

mettre en débat. Reprendre en<br />

main <strong>travail</strong>, métiers et missions<br />

est une affaire collective,<br />

et c’est bien ce qui en fait un<br />

enjeu syndical assumé par le<br />

SNES qui impulse un « <strong>travail</strong><br />

sur le <strong>travail</strong> », développant le<br />

pouvoir d’agir des professionnels,<br />

non pour accompagner<br />

et valoriser ces prescriptions que nous dénonçons, mais<br />

pour en révéler les incohérences et la nocivité, pour en<br />

« disputer » le contenu en s’appuyant sur des collectifs<br />

revitalisés. Ce <strong>travail</strong> sur le <strong>travail</strong>, à l’abri de regards<br />

surplombants, tire sa force de la prise en compte du réel<br />

mais aussi de l’hétérogénéité relative de l’univers de la<br />

prescription.<br />

Car derrière les grandes tendances du néo-management<br />

qui ont largement irrigué le discours des décideurs de<br />

l'administration publique, on peut aussi trouver des<br />

failles, des contradictions, des marges de manœuvres<br />

entre les différents échelons prescripteurs (depuis les<br />

textes ministériels bruts jusqu’aux injonctions locales<br />

en passant par les fiches eduscol précisant les modalités<br />

de la mise en œuvre des programmes) contre les<strong>quel</strong>s<br />

on peut reconstruire un discours collectif et mobilisateur<br />

sur les missions et les métiers.<br />

Le partenariat entre le SNES et l’Équipe de Psychologie<br />

du Travail et de Clinique de l’Activité (EPTCA) dirigée<br />

au CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers)<br />

par le professeur Yves Clot, a commencé dans les années<br />

2000.<br />

2001-2004 : recherche<br />

Une première étape a porté sur la possibilité que des<br />

enseignants acceptent de <strong>travail</strong>ler sur des traces de<br />

leur activité. Pour les spécialistes du <strong>travail</strong> enseignant<br />

la dominante était alors que la classe était une « boîte<br />

noire » inaccessible.<br />

Le partenariat SNES-CNAM a néanmoins permis de<br />

créer des groupes de professeurs en mathématiques,<br />

histoire-géographie, philosophie. Chacun fut filmé pendant<br />

deux de ses cours. Les vidéos firent l’objet « d’autoconfrontations<br />

». D’abord seul puis en croisement<br />

avec un collègue, se voyant <strong>travail</strong>ler, chacun expliquait<br />

à un intervenant ce qu’il faisait et ce faisant s’expliquait<br />

avec lui-même et avec son collègue. Puis, dans et entre<br />

groupes, des débats furent organisés à partir de la mise à<br />

jour de dilemmes de métier.<br />

La démarche produisit comme résultat la possibilité de<br />

mieux affronter les enjeux du <strong>travail</strong>. S’est aussi concrétisé<br />

le sentiment de participer à un collectif de métier.<br />

À l’issue de cette première expérience certains des professeurs<br />

participants n’ont pas voulu en rester là.<br />

2005-2010 : expérimentation<br />

Une deuxième expérience fut lancée : des professionnels<br />

en activité pouvaient-ils jouer le rôle d’intervenants<br />

auprès de leurs collègues ? L’enjeu était de déterminer<br />

si le milieu pouvait trouver en lui-même les ressources<br />

nécessaires pour favoriser le développement du pouvoir<br />

d’agir de chacun et du collectif. Appuyés par les intervenants<br />

du CNAM, des « professionnels-intervenants »<br />

ont, avec succès, animé des groupes dans le même dispositif<br />

que précédemment.<br />

2010... : élargissement<br />

Une nouvelle phase, depuis 2010, a consisté à changer<br />

d'échelle pour toucher, dans un cadre syndical, un<br />

public plus large. Ce qui signifiait transformer le dispositif<br />

initialement conçu.<br />

Le groupe métier du SNES a donc mis en place, avec<br />

l'implication de militants académiques, des collectifs<br />

locaux de pairs : Co-psy, CPE, documentalistes,<br />

enseignants d'une même discipline ou de disciplines<br />

différentes. Un groupe de pilotage national organise la<br />

mise en œuvre et la cohésion d'ensemble. Il soutient<br />

l'organisation de stages académiques pour présenter<br />

le dispositif, assure la formation des professionnels<br />

amenés à prendre en charge l'animation des groupes,<br />

en ayant le souci de mutualiser les expériences et de se<br />

former ensemble. Il aide, en les encadrant, la mise en<br />

place de groupes locaux, mais le but est que ces groupes<br />

Page 26 n° 07 / juin 2016


Alice Cardoso<br />

Catherine Remermier<br />

« Reprendre la main » sur le métier :<br />

un enjeu majeur pour les professionnels de l'enseignement<br />

du secondaire et une préoccupation syndicale<br />

deviennent peu à peu autonomes.<br />

Il s'agit là d'un enjeu majeur. L'essaimage est une<br />

condition fondamentale pour permettre un débouché<br />

syndical du <strong>travail</strong> de ces collectifs, qui permet de faire<br />

émerger les questions professionnelles les plus aigües et<br />

renvoyer à la réalité quotidienne, et souvent invisible,<br />

du métier. Des discussions entre pairs qui ont eu lieu<br />

dans ces collectifs ont déjà permis de mettre à jour des<br />

listes de dilemmes que les professionnels doivent trancher<br />

en permanence pour faire leur <strong>travail</strong>.<br />

Comment discuter du métier ?<br />

Les dispositifs que nous mettons en place s’intéressent<br />

surtout au développement du métier. Bien entendu<br />

chacun « habite » son métier d’une manière qui lui est<br />

propre, mais à la différence de certaines méthodes d’analyse<br />

de pratiques, le <strong>travail</strong> sur le <strong>travail</strong> va davantage<br />

s’intéresser à ce que ces « styles » particuliers apportent<br />

au genre de métier et non aux limites du fonctionnement<br />

personnel de chacun. Il ne va pas considérer ce<br />

métier comme « secondaire » derrière la personne mais<br />

va chercher à faire jouer l’entrelacement des deux.<br />

Les méthodes que nous avons mises en œuvre avec les<br />

collectifs s’appuient sur les fondements théoriques et<br />

méthodologiques de la clinique de l’activité professionnelle,<br />

même si elles s'en distinguent, de par les formes<br />

d'adaptation opérées. Les psychologues du <strong>travail</strong> ont<br />

depuis longtemps mis en évidence la différence entre<br />

l’activité prescrite - ce qui est à faire -, l’activité réalisée<br />

c'est-à-dire ce que les professionnels réalisent vraiment,<br />

mais aussi l’activité réelle, qui comporte tout ce qu’ils<br />

n’arrivent pas à faire, refusent de faire, font pour éviter<br />

de faire ce qui est demandé, rêvent de faire, si les conditions<br />

s’améliorent, etc.<br />

C’est cette activité réelle, cette épaisseur psychologique<br />

et sociale de l’activité professionnelle, qui contient en<br />

germe les ressources de développement possible tant au<br />

plan individuel que collectif. Mais elle n’est pas accessible<br />

directement. Pour l’atteindre il faut déranger les<br />

manières habituelles de parler de son <strong>travail</strong> et d’y penser,<br />

les discours convenus et généralistes. Des méthodes<br />

indirectes sont indispensables pour approcher ces<br />

tensions inévitables entre ce qui est imposé, ce qui est<br />

jugé possible, ce qui a du sens, ce qui peut être considéré<br />

comme un <strong>travail</strong> de qualité ou pas et entre les<strong>quel</strong>les<br />

celui qui <strong>travail</strong>le va être obligé de trancher dans le cours<br />

de son action.<br />

Ces méthodes que nous avons choisi de développer avec<br />

des collectifs d’un même établissement, d’une même<br />

discipline ou d’un même métier, cherchent à créer un<br />

cadre sécurisant où les jugements ne sont pas de mise<br />

mais où le dialogue avec les autres, sur les différentes<br />

manières de faire est provoqué et devient possible. Pour<br />

ne pas tomber dans les travers du « discours sur la<br />

page 3/3<br />

pratique », le <strong>travail</strong> s’effectue à partir de traces écrites ou<br />

orales, issues de situations professionnelles précises qui<br />

sont alors reprises collectivement et interrogées dans le<br />

détail : les évidences, les obstacles, mais aussi les astuces<br />

et les reconfigurations de la tâche peuvent apparaître<br />

alors comme autant de ressources potentielles, pour le<br />

métier. En donnant à voir cette palette des manières de<br />

faire, les collègues s’expliquent aussi avec leur métier,<br />

son histoire, son évolution, les pratiques engrangées,<br />

abandonnées ou retrouvées.<br />

Les échanges vont ainsi permettre aux participants<br />

de voir leur activité avec d’autres yeux, par le truchement<br />

des questions et des étonnements des autres et<br />

du dialogue intérieur que cela va susciter chez eux. Le<br />

collectif permet que chacun ne soit plus pris dans les<br />

rets de la culpabilisation, ne garde pas tout cela « sur<br />

l’estomac », mais qu’il en tire le sentiment de vivre la<br />

même expérience. Ces échanges du collectif sont à leur<br />

tour « consignés » grâce à l'enregistrement audio ou<br />

vidéo, utiles à la fois pour le groupe lui-même qui peut<br />

y revenir, mais aussi parce qu'ils révèlent, notamment à<br />

d'autres militants, les dilemmes tout à fait concrets que<br />

les professionnels affrontent dans leur <strong>travail</strong>.<br />

Car cette fonction psychologique du collectif doit être<br />

complétée par sa fonction sociale.<br />

Nourrir la réflexion syndicale et faire<br />

bouger la prescription<br />

Ces prises de conscience collectives deviennent, en<br />

effet, des instruments de développement non seulement<br />

du métier, mais de la revendication et de l’action<br />

syndicale. Elles donnent une épaisseur concrète au<br />

quotidien de l'activité professionnelle, qui du coup<br />

habite chacun et fait revenir le réel du métier dans les<br />

discussions avec l’administration. L'enjeu est bien de<br />

se donner les moyens de disputer avec les décideurs<br />

des critères de qualité du <strong>travail</strong>. Ce peut être une<br />

arme redoutable car les caractéristiques des réformes<br />

imposées sont leur ignorance du quotidien de l’exercice<br />

professionnel et des imprévus aux<strong>quel</strong>s il confronte les<br />

personnes. Nos décideurs n’aiment pas que le réel des<br />

métiers revienne sur la table des négociations car c’est<br />

le domaine des professionnels, de leur expertise et ils en<br />

sont dépourvus.<br />

L’expérience des collectifs, outre la reprise en main du<br />

métier qu'elle suscite à l'échelle du collectif des pairs,<br />

doit aussi donner des ressources, complémentaires aux<br />

autres formes d’action, pour faire « bouger la prescription<br />

» et amener les décideurs à tenir compte de l’expertise<br />

de ceux qui <strong>travail</strong>lent.<br />

Alice Cardoso, Catherine Remermier<br />

Groupe métier du SNES-FSU<br />

Yves Clot. Le <strong>travail</strong> à coeur. La<br />

Découverte (2010)<br />

Yves Clot et Michel Gollac. Le<br />

Travail peut-il devenir supportable<br />

? Armand Colin (2014)<br />

Françoise Lanthaume, Christophe<br />

Hélou, La souffrance des enseignants.<br />

Une sociologie pragmatique<br />

du <strong>travail</strong> enseignant. Presses<br />

Universitaires de France (2008)<br />

Danièle Linhart. La comédie humaine<br />

du <strong>travail</strong>. De la déshumanisation<br />

taylorienne à la sur-humanisation<br />

managériale. Érès, coll.<br />

« Sociologie clinique » (2015)<br />

Jean-Luc Roger. Refaire son métier.<br />

Essais de clinique de l’activité<br />

(2007). Érès<br />

Pascale Moulinier, Les enjeux psychiques<br />

du <strong>travail</strong> : Introduction<br />

à la psychodynamique du <strong>travail</strong>.<br />

Petite Bibliothèque Payot (2008)<br />

Yves Baunay, Marylène Cahouet,<br />

Gérard Grosse, Michelle Olivier,<br />

Daniel Rallet (coord.). Le visible et<br />

l’invisible, Le <strong>travail</strong> enseignant.<br />

Syllepse Collection Comprendre et<br />

agir (2010)<br />

Page 27


La sorcière du projet<br />

d’école<br />

Françoise Carraud<br />

page 1/3<br />

“ Au-delà des tensions et des<br />

insatisfactions, l’encadrement<br />

et le pilotage de l’activité des<br />

professionnels, <strong>quel</strong>s qu’ils<br />

soient, sont des éléments<br />

essentiels du <strong>travail</strong>. ”<br />

“ Tout <strong>travail</strong> se situe entre<br />

ce que les ergonomes<br />

appellent la « tâche » et<br />

l’« activité », ou bien entre le<br />

« prescrit » et le « réel ». ”<br />

À l’occasion d’une recherche sur la manière de<br />

durer dans le métier enseignant à l’école primaire,<br />

nous avons demandé à une collègue, professeur des<br />

écoles expérimentée et directrice d’école maternelle<br />

depuis cinq ans, de faire un bilan de son année à<br />

partir d’un dessin lui permettant<br />

de se remémorer les<br />

points essentiels pour elle.<br />

Elle dessine une école au<br />

centre : « J’ai dessiné l’école<br />

avec des fenêtres ouvertes,<br />

pour représenter, voilà<br />

l’ouverture de l'école... ».<br />

Elle trace aussi des petits<br />

personnages : des enfants, et<br />

des adultes : « Là j’ai dessiné<br />

une petite troupe qui sont en fait les collègues qui<br />

arrivent » et, dans un coin, le visage d’une sorcière !<br />

Une nouvelle inspectrice<br />

L’enseignante m’explique : « Alors je vais te commenter<br />

cette espèce de méchante tête-là […] l’inspectrice<br />

! ». Puis elle me raconte qu’il s’agit d’une nouvelle<br />

inspectrice qui n’est pas<br />

nouvelle dans le métier mais<br />

qui vient d’être nommée dans<br />

cette circonscription en remplacement<br />

d’un inspecteur<br />

parti en retraite qui est décrit<br />

comme « très bonhomme,<br />

très droit, gentil, plutôt bienveillant<br />

/ […] plutôt vieillot<br />

dans sa façon d’être [c’est-à-dire] très courtois ». « Il<br />

nous faisait confiance, il ne venait jamais chercher des<br />

ennuis s’il n’y avait pas matière à… ». Or la nouvelle<br />

inspectrice ne présente pas du tout le même profil, et<br />

c’est à propos du projet d’école que, dit l’enseignante :<br />

« Mes ennuis ont commencé ! ». En effet, ce projet<br />

d’école, intitulé « Mieux vivre ensemble pour mieux<br />

apprendre » a été refusé par l’inspectrice. Sans avoir<br />

de retour oral, la directrice a reçu un courrier (impersonnel<br />

car commun à d’autres écoles) affirmant : « En<br />

l’état, les axes de vos projets d'école ne sont pas recevables.<br />

Veuillez prendre contact avec les conseillères<br />

pédagogiques pour re<strong>travail</strong>ler ».<br />

Cet exemple est relativement banal voire courant.<br />

Nombre d’enseignants que nous avons rencontrés<br />

lors de nos enquêtes expriment de forts ressentiments<br />

à l’égard de leur hiérarchie de proximité :<br />

les inspecteurs de l’Éducation nationale. Ce sont<br />

principalement les directeurs et directrices qui ont<br />

affaire à ces inspecteurs, notamment pour recevoir<br />

les principales directives organisant le <strong>travail</strong> dans<br />

les classes et les écoles, et pour leur transmettre<br />

des informations en retour : ils sont régulièrement<br />

convoqués à des réunions, doivent rendre compte<br />

de ce qui se passe dans les écoles, reçoivent de nombreux<br />

documents qu’ils doivent remplir scrupuleusement<br />

et retourner à l’inspection, etc… Ainsi, dans<br />

une organisation très hiérarchisée et descendante,<br />

les directeurs et directrices servent <strong>quel</strong>que peu<br />

d’intermédiaires entre cette hiérarchie de proximité<br />

et leurs collègues professeurs des écoles, alors<br />

même qu’ils n’ont pas de statut spécifique (ce qui<br />

fait, depuis longtemps, l’objet de vifs débats sur les<strong>quel</strong>s<br />

nous ne reviendrons pas ici).<br />

Insatisfaction générale<br />

Les enseignants qui sont chargés de classe sont également<br />

insatisfaits de cet encadrement : ils regrettent<br />

principalement le manque de reconnaissance de<br />

leur <strong>travail</strong>. Nous avons ainsi, à plusieurs reprises,<br />

rencontré des enseignants, même expérimentés et<br />

en fin de carrière, montrant une grande émotion<br />

(et souvent des larmes) lorsqu’ils évoquent certains<br />

moments d’inspection. Selon eux, il reste rare que les<br />

inspecteurs ou inspectrices expriment de la satisfaction<br />

à l’égard de leur activité en classe. Ce manque<br />

de reconnaissance est souvent associé à une absence<br />

d’aide et de soutien dans des situations difficiles (en<br />

cas de difficulté ou de conflit avec d’autres professionnels<br />

ou avec des familles par exemple, ou lorsque<br />

le comportement de certains enfants provoque de<br />

graves dysfonctionnements dans la classe et l’école).<br />

Il semble donc que ceux qui sont les premiers chargés<br />

de prescrire ou de transmettre les prescriptions<br />

et de contrôler le <strong>travail</strong> des professeurs des écoles,<br />

entretiennent avec ces enseignants des relations professionnelles<br />

tendues et insatisfaisantes.<br />

Le <strong>travail</strong> : écart méconnu et irréductible<br />

entre prescrit et réel<br />

Au-delà des tensions et des insatisfactions, l’encadrement<br />

et le pilotage de l’activité des professionnels,<br />

Page 28<br />

n° 07 / juin 2016


Françoise Carraud<br />

La sorcière du projet d’école<br />

page 2/3<br />

<strong>quel</strong>s qu’ils soient, sont des éléments essentiels du<br />

<strong>travail</strong>. En effet, tout <strong>travail</strong> se situe entre ce que<br />

les ergonomes (Leplat, 1997 ou Daniellou, 1996)<br />

appellent la « tâche » et l’« activité », ou bien<br />

entre le « prescrit » et le « réel ». C’est bien dans<br />

cet écart, irréductible, que se situe le <strong>travail</strong>. Ou,<br />

pour paraphraser les propos de Clot (2008) : « Travailler<br />

c’est ce que l’on fait pour faire ce qu’on nous<br />

demande de faire ». Travailler ce n’est pas exécuter<br />

de manière simple et directe ce qui est demandé, ce<br />

qui est prescrit, ce n’est pas appliquer un programme<br />

ou un protocole. Travailler c’est agir, agir pour faire<br />

ce qui est demandé. Et les enseignants, comme les<br />

autres <strong>travail</strong>leurs, cherchent bien à faire ce qui leur<br />

est demandé. Mais ces demandes sont multiples,<br />

hétérogènes et parfois contradictoires.<br />

Lorsque l’on s’interroge sur ce qui est prescrit aux<br />

enseignants de l’école primaire, chacun pense d’emblée<br />

aux instructions officielles et aux programmes.<br />

En effet les enseignants doivent bien appliquer les<br />

programmes définis par l’État et le ministère. Mais<br />

ces programmes, même s’ils sont complétés par des<br />

documents d’accompagnement, ne peuvent prévoir<br />

toutes les situations, tous les cas de figure. Chaque<br />

école a ses spécificités : son architecture, son public,<br />

ses élèves et ses enseignants, son histoire, sa situation<br />

géographique, ses partenaires, son contexte<br />

social, économique, culturel, etc. Toutes ces spécificités<br />

ont une influence considérable sur le <strong>travail</strong><br />

des enseignants au quotidien.<br />

D’autant plus que l’autonomie, – un des principes<br />

essentiels de justice au <strong>travail</strong> (avec l’égalité et le<br />

mérite) (Dubet, 2006) – la « liberté pédagogique »,<br />

est affirmée dans les textes officiels : « La liberté<br />

pédagogique de l'enseignant s’exerce dans le respect<br />

des programmes et des instructions du ministre<br />

chargé de l'éducation nationale et dans le cadre du<br />

projet d'école ou d'établissement avec le conseil et<br />

sous le contrôle des membres des corps d'inspection<br />

» (Article L912-1-1 du Code de l’Éducation).<br />

Ainsi, si les enseignants sont libres de choisir leurs<br />

méthodes pédagogiques et d’agir selon leurs propres<br />

principes éducatifs, éthiques ou professionnels, ils<br />

doivent le faire dans un cadre bien défini.<br />

De plus, à ces prescriptions premières s’ajoutent,<br />

se nouent, se greffent et parfois s’entrechoquent<br />

nombre de prescriptions secondaires, nationales et<br />

locales, qui relèvent à la fois de l’institution, de la<br />

formation, de l’école, du métier ou de l’expérience<br />

professionnelle elle-même. Impossible de lister ici<br />

l’ensemble de ces prescriptions qui sont à la fois<br />

formelles et non formelles, écrites et non écrites…<br />

Avant de développer <strong>quel</strong>ques exemples, souvent<br />

difficiles, relevés dans nos enquêtes, soulignons<br />

que le <strong>travail</strong> réel des enseignants est d’une grande<br />

complexité trop méconnue : il relève de plusieurs<br />

dimensions (visibles et invisibles) (Champy-Remoussnard,<br />

2014), dimensions intellectuelles,<br />

cognitives et matérielles, physiques et psychiques,<br />

émotionnelles aussi, etc. Son étude est encore trop<br />

peu étayée, un important <strong>travail</strong> de recherche reste<br />

à faire, sans croire pour autant que l’on pourrait,<br />

ou que l’on devrait, rendre apparent l’ensemble du<br />

<strong>travail</strong> des professionnels. Pour bien <strong>travail</strong>ler il est<br />

aussi nécessaire de se protéger, de se garder des<br />

regards indiscrets…<br />

Parmi les multiples prescriptions du <strong>travail</strong> enseignant<br />

à l’école primaire que nous pourrions développer<br />

ici, attardons-nous <strong>quel</strong>que peu sur celle<br />

relative à l’accueil de tous les élèves.<br />

Accueillir tous les élèves<br />

Depuis les lois Ferry tous les enfants doivent être scolarisés<br />

à partir de l’âge de six ans. Ils peuvent même<br />

être accueillis plus tôt : dès<br />

trois ans, voire deux dans<br />

certaines écoles. Ces règles,<br />

précises, qui régissent l’accueil<br />

des enfants, encadrent<br />

le <strong>travail</strong> des enseignants. Si<br />

elles font l’objet de textes et<br />

de circulaires qui précisent<br />

les conditions d’accueil de<br />

ces enfants et prescrivent le<br />

<strong>travail</strong> des professionnels,<br />

elles ne peuvent envisager<br />

toutes les situations particulières.<br />

Aussi les enseignants,<br />

les équipes comme<br />

les directeurs doivent les<br />

interpréter, les ajuster voire<br />

les détourner pour mieux<br />

les appliquer ! C’est ce que Dejours (1980) appelle<br />

la mètis. Ainsi, la mise en œuvre de la loi dite « de<br />

2005 », loi « Pour l'égalité des droits et des chances,<br />

la participation et la citoyenneté des personnes<br />

handicapées », a placé les professionnels dans des<br />

situations souvent délicates, parfois tendues.<br />

En effet, la grande majorité des enseignants que<br />

nous avons rencontrés sont tout à fait favorables à<br />

l’accueil de tous les enfants, même ceux en situation<br />

de handicap. Mais l’organisation matérielle des<br />

écoles, organisation spatiale et temporelle, l’organisation<br />

pédagogique et l’objectif principal du <strong>travail</strong><br />

des enseignants : faire apprendre et progresser une<br />

cohorte de vingt-cinq à trente élèves, sont souvent<br />

mis à mal par le comportement de certains élèves.<br />

Comme le dit une de nos enquêtées : « Le plus fatigant<br />

ce sont les enfants à profil particulier, comme<br />

Julie […] c’est des hurlements, c’est insupportable<br />

mais je suis obligée de supporter. Maintenant<br />

“ Soulignons que le <strong>travail</strong><br />

réel des enseignants est<br />

d’une grande complexité trop<br />

méconnue :<br />

il relève de plusieurs<br />

dimensions (visibles et<br />

invisibles), dimensions<br />

intellectuelles, cognitives<br />

et matérielles, physiques et<br />

psychiques, émotionnelles<br />

aussi, etc. ”<br />

Page 29


La sorcière du projet d’école<br />

Françoise Carraud<br />

page 3/3<br />

“ L’évolution des demandes<br />

à l’égard de l’école et des<br />

enseignants, qu’elles relèvent<br />

de l’institution ou de la société<br />

a, on le voit, transformé le<br />

<strong>travail</strong> au quotidien. ”<br />

(1) Institut des sciences et des<br />

pratiques d'enseignement et de<br />

formation<br />

(2) Equipe d'accueil mixte, intitulé<br />

officiel pour dire Laboratoire<br />

Bibliographie :<br />

Clot, Y. Travail et pouvoir d’agir.<br />

Paris. PUF (2008)<br />

Daniellou, F. (dir.). L'Ergonomie en<br />

quête de ses principes. Débats épistémologiques.<br />

Toulouse. Octarès.<br />

(1996).<br />

Dejours, C. Travail, usure mentale.<br />

Paris. Bayard. (1980).<br />

Leplat, J. Regards sur l’activité en<br />

situation de <strong>travail</strong>. Paris. PUF.<br />

(1997).<br />

Champy-Remoussenard, P. (dir.).<br />

En quête du <strong>travail</strong> caché : enjeux<br />

scientifiques, sociaux, pédagogiques.<br />

Toulouse. Octarès. (2014).<br />

c’est une problématique de notre métier. Oui on<br />

accueille les handicapés donc, ce qui est une bonne<br />

chose, mais on ne nous donne pas vraiment les<br />

moyens pour, et puis quand on a un enfant qui perturbe<br />

comme ça, c’est é-pui-sant. Et on n’a de l’aide<br />

de rien ni de personne, on est isolé, seul, face à notre<br />

problématique ».<br />

Et l’on voit bien comment,<br />

pour répondre à cette prescription,<br />

accueillir tous les<br />

enfants, les enseignants<br />

doivent faire bien davantage<br />

que ce qui est demandé, et<br />

comment, tout en voulant<br />

bien faire, ils rencontrent<br />

des difficultés non prévues<br />

et difficiles à surmonter. C’est à eux qu’il revient<br />

de faire face, d’ajuster leur activité, de réorganiser<br />

sans cesse leur <strong>travail</strong> pour à la fois encadrer et faire<br />

apprendre le plus grand nombre tout en intégrant et<br />

accompagnant des élèves particuliers… et ce au prix<br />

d’une grande fatigue et parfois même d’un véritable<br />

épuisement.<br />

Dans une autre classe de maternelle, une enseignante<br />

raconte comment elle a dû, au mois de janvier,<br />

intégrer dans sa classe trois nouveaux élèves :<br />

« Trois nouveaux à problèmes », dont une petite<br />

fille de quatre ans, d’origine Rom, ne parlant pas<br />

français et n’ayant jamais été scolarisée. Ces arrivées<br />

ont « tout fait exploser », elles ont « créé de la<br />

violence chez tous les enfants ». Pour la maitresse<br />

« Ce n’est plus possible quoi, autant d’enfants avec<br />

des problématiques comme ça, c’est trop, c’est pas<br />

gérable […] ». « C’est lourd, c’est lourd » soupire-telle<br />

encore.<br />

Fatigue et découragement<br />

Ce n’est pas la prescription elle-même qui est mise<br />

en cause, ces enseignants estiment qu’il est bien<br />

de leur métier d’accueillir et de faire apprendre<br />

tous les élèves, même ceux qui sont en situation de<br />

handicap ou ceux dont les familles sont éloignées<br />

de l’école mais la demande est lourde et elle entre<br />

en tension avec les injonctions des programmes qui<br />

demandent d’organiser des apprentissages de plus<br />

en plus scolaires, dès l’école maternelle.<br />

Nombre d’autres injonctions produisent des effets<br />

semblables, la mise en place de l’aide personnalisée,<br />

la réforme des rythmes scolaires ou celle des<br />

cycles, sans oublier la refonte des programmes ou<br />

de manière plus conjoncturelle l’introduction des<br />

tableaux numériques interactifs, etc. Les prescriptions<br />

se multiplient, s’ajoutent, s’empilent. Il est rare<br />

qu’elles soient pleinement contestées ou invalidées<br />

par les enseignants mais l’accélération des nouvelles<br />

demandes, sans reconnaissance du métier réel et de<br />

ses difficultés, crée une forme d’insécurité permanente.<br />

Les enseignants qui ne se sentent ni reconnus<br />

ni soutenus par leur institution et leur hiérarchie de<br />

proximité, peuvent avoir tendance à se replier sur<br />

leur activité personnelle en classe, celle qui leur<br />

donne le plus de satisfaction. Ceci alors même que<br />

les injonctions au <strong>travail</strong> en équipe se font de plus<br />

en plus pressantes...<br />

… et isolement<br />

Dans les écoles les enseignants pouvaient se côtoyer<br />

régulièrement : se croiser le matin vers le photocopieur,<br />

se retrouver à la récréation avec le café, et<br />

surtout déjeuner ensemble… Certaines réformes<br />

(l’aide personnalisée ou la réforme des rythmes) ont<br />

modifié l’organisation temporelle des écoles et les<br />

temps de rencontre et de discussions informelles se<br />

sont peu à peu réduits, comme nous l’explique une<br />

enseignante : « […] Là avec les réunions jusque-là<br />

(geste au dessus de la tête), le midi on n’arrive pas,<br />

on n’arrive quasiment plus à se voir, on a toujours<br />

<strong>quel</strong>que chose à faire. On est toujours en train de<br />

courir et le soir on n’en peut tellement plus que / on<br />

file. Donc j’ai toujours de très bons contacts, mais<br />

sur le/ quotidien, je suis isolée [R] ».<br />

Les temps de réunion sont de plus en plus formels,<br />

ils font partie des obligations de service et soumis à<br />

un contrôle : « L'organisation des cent-huit heures<br />

annuelles de service précisées ci-dessus fait l'objet<br />

d'un tableau de service qui est adressé par le directeur<br />

de l'école à l'inspecteur de l'éducation nationale<br />

de circonscription » (circulaire n° 2013-019 du<br />

4-2-2013). Cette nouvelle prescription a découragé<br />

et démobilisé l’ensemble de la profession qui sent<br />

peser sur elle un vif soupçon : comme s’ils <strong>travail</strong>laient<br />

insuffisamment ou médiocrement, comme si<br />

les mauvais résultats aux enquêtes PISA renvoyaient<br />

à leurs propres manquements professionnels…<br />

L’évolution des demandes à l’égard de l’école et des<br />

enseignants, qu’elles relèvent de l’institution ou de<br />

la société a, on le voit, transformé le <strong>travail</strong> au quotidien.<br />

Si la plupart des professeurs des écoles restent<br />

satisfaits de leur métier, beaucoup expriment leur<br />

fatigue et leur découragement : ils ont tendance à<br />

s’isoler pour se protéger tout en regrettant vivement<br />

cet isolement…<br />

Françoise Carraud<br />

ISPEF 1 , Université Lyon 2,<br />

EAM 2 4571, Éducation, cultures et<br />

politiques<br />

Page 30 n° 07 / juin 2016


Evaluation des compétences : dans<br />

<strong>quel</strong> but et pour <strong>quel</strong> <strong>travail</strong> ?<br />

Pascale SLD<br />

page 1/2<br />

Avant de discuter de l’évaluation des compétences,<br />

il est utile de noter que différentes formes<br />

d’évaluation sont pratiquées dans les entreprises.<br />

Evaluation des objectifs, évaluation professionnelle,<br />

évaluation des compétences, toutes ces évaluations<br />

contribuent à mesurer la performance<br />

des « ressources humaines », les femmes et les<br />

hommes étant considérés comme un paramètre<br />

du système économique fondé sur la recherche de<br />

rentabilité maximum et à court terme.<br />

Ainsi, les salariés sont soumis à des systèmes<br />

d'évaluation dont l'objectif est la mesure de la<br />

contribution et du coût des individus dans une<br />

logique purement gestionnaire. Des indicateurs<br />

de performance, toujours plus nombreux, sont<br />

élaborés et suivis afin de mesurer et classer les<br />

salariés. Ces indicateurs conduisent à :<br />

- Des systèmes d'évaluation permanents : à tout<br />

moment, tous les jours, les salariés sont confrontés<br />

à des taux de satisfaction des clients, à des<br />

temps ou des classements évaluant la productivité<br />

individuelle et collective.<br />

- Des entretiens annuels d'évaluation individuelle<br />

des performances, en lien avec un management<br />

et une rémunération par objectifs, conduisant les<br />

salariés à poursuivre des stratégies individuelles<br />

contradictoires qui opposent et produisent le<br />

délitement des collectifs de <strong>travail</strong>. A terme, le<br />

système génère l'isolement et la concurrence<br />

généralisée impactant directement les résultats<br />

du <strong>travail</strong> et la santé physique et mentale des<br />

salariés.<br />

Or, si l'on admet que l'activité de <strong>travail</strong> consiste<br />

essentiellement à faire face à des situations<br />

imprévues et à transgresser des procédures (le<br />

prescrit), l'essentiel du <strong>travail</strong> ne se voit pas, il<br />

n'est pas mesurable.<br />

De plus et spécifiquement, les résultats de l'évaluation<br />

du <strong>travail</strong> des femmes sont encore plus<br />

mal analysés par les systèmes en place du fait des<br />

stéréotypes sociétaux qui considèrent les compétences<br />

féminines comme naturelles : savoir<br />

prendre soin, être à l'écoute, disponible, savoir<br />

renoncer… serait normal pour les femmes et donc<br />

jamais valorisé.<br />

Enfin, dans un contexte de crise de l'emploi, les<br />

systèmes d'évaluation des salariés, qui portent<br />

intrinsèquement un objectif de classement des<br />

ressources, deviennent une menace et un instrument<br />

de pouvoir au service des directions<br />

d'entreprises pour justifier des réductions d'effectifs.<br />

L’évaluation des compétences - et non<br />

la référence aux qualifications - constitue donc<br />

une brique du système de<br />

gestion des femmes et des<br />

hommes au service de la<br />

rentabilité économique de<br />

l’entreprise. Si cet objectif<br />

est sans ambiguïté, les<br />

critères sur les<strong>quel</strong>s il se<br />

fonde sont plus complexes.<br />

En effet, les compétences<br />

font directement référence<br />

au <strong>travail</strong> effectué ou à<br />

effectuer et aux critères de qualité du <strong>travail</strong>. Or,<br />

si la qualité du <strong>travail</strong> intéresse tous les acteurs<br />

de l’entreprise, selon la place que l’on occupe, des<br />

différences, voire des divergences émergent.<br />

Prenons pour illustrer le sujet, <strong>quel</strong>ques situations<br />

de <strong>travail</strong> concrètes.<br />

A l'hôpital, pour l'infirmière, la qualité de son<br />

<strong>travail</strong> se révèle dans l'expression de ses patients<br />

lorsqu'ils apprécient les soins qu'elle leur prodigue<br />

ou l'attention qu'elle leur porte. C'est aussi sa perception<br />

de répondre aux attentes de ses patients<br />

tout en respectant les règles techniques de son<br />

métier. Pour son manager, pour les gestionnaires<br />

de l'hôpital, la qualité du <strong>travail</strong> s'évalue par le<br />

nombre de soins ou de patients pris en charge<br />

au cours d'une vacation. Le temps consacré à<br />

rassurer, à parler, à réconforter n'est pas comptabilisé<br />

donc non valorisé. Enfin, pour ses pairs,<br />

pour ses collègues soignants, la qualité du <strong>travail</strong><br />

comprend également la possibilité d'échanger sur<br />

les savoir-faire, le temps accordé aux novices pour<br />

partager les règles de métier.<br />

Dans un autre contexte, pour l'ingénieur en<br />

Recherche et Développement de l'industrie, la<br />

qualité du <strong>travail</strong> se mesure selon le niveau d'innovation<br />

de ses travaux, la reconnaissance de la<br />

“ Les salariés sont soumis à des<br />

systèmes d'évaluation dont<br />

l'objectif est la mesure de la<br />

contribution et du coût des<br />

individus dans une logique<br />

purement gestionnaire. ”<br />

Page 31


Evaluation des compétences : dans <strong>quel</strong> but et pour <strong>quel</strong> <strong>travail</strong> ?<br />

Pascale SLD<br />

page 2/2<br />

“ Si l'on admet que l'activité<br />

de <strong>travail</strong> consiste<br />

essentiellement à faire face<br />

à des situations imprévues et à<br />

transgresser des procédures<br />

(le prescrit), l'essentiel du <strong>travail</strong><br />

ne se voit pas, il n'est pas<br />

mesurable. ”<br />

communauté scientifique ou l'originalité de ses<br />

recherches et sa capacité à répondre aux besoins<br />

des futurs destinataires de ses travaux. Par contre,<br />

pour la Direction, pour les actionnaires de son<br />

entreprise, la qualité du <strong>travail</strong> est évaluée selon<br />

sa capacité à répondre à un<br />

cahier des charges fixé qui<br />

peut notamment intégrer<br />

des critères de conception<br />

contestables comme l'obsolescence<br />

programmée ou<br />

des spécifications répondant<br />

exclusivement à des<br />

objectifs marchands.<br />

On voit donc à travers ces<br />

exemples les divergences<br />

de points de vue et la façon<br />

dont les logiques économiques<br />

et politiques déterminent directement les<br />

critères d'évaluation de la qualité du <strong>travail</strong>.<br />

Les systèmes d’évaluation des compétences vont<br />

alors s’appuyer sur des critères qui peuvent être<br />

lourds de conséquences pour la santé des salariés.<br />

En effet, lorsqu’il y a trop d’écart entre les critères<br />

de qualité du <strong>travail</strong> inhérents aux savoir-faire<br />

professionnels et les critères valorisés par les systèmes<br />

d’évaluation des compétences, les conséquences<br />

impactent la santé des salariés qui ne<br />

se reconnaissent plus dans le <strong>travail</strong> qu'ils effectuent.<br />

Ils ont le sentiment d'accomplir un <strong>travail</strong><br />

"ni fait, ni à faire", ils perdent la fierté de l'ouvrage<br />

accompli et une part de l'estime qu'ils se portent<br />

à eux-mêmes.<br />

d'utilité (formulés par la hiérarchie ou les destinataires<br />

du <strong>travail</strong> effectué, les usagers par exemple) ;<br />

de beauté (formulés par les pairs) comprenant<br />

aussi bien la conformité aux règles de l'art que la<br />

singularité.<br />

Cette reconnaissance s'appuie sur une connaissance<br />

du <strong>travail</strong> réel. Elle participe à la construction<br />

identitaire et est indispensable dans une<br />

conception du <strong>travail</strong> comme source d'émancipation.<br />

Elle implique également la valorisation du<br />

collectif de métier et détermine directement la<br />

qualité des solidarités entre <strong>travail</strong>leurs.<br />

Et ce n’est évidemment pas l’évaluation des<br />

compétences sur des critères de qualité du <strong>travail</strong><br />

définis par les employeurs qui permet cette<br />

reconnaissance.<br />

Il devient donc urgent de confronter dans les<br />

entreprises, les logiques et les critères de qualité<br />

du <strong>travail</strong> dans un cadre défini, constituant<br />

une protection pour les <strong>travail</strong>leurs. Ce cadre<br />

doit être institutionnalisé et les représentants<br />

du personnel doivent en être les garants. Pour<br />

cela, l'importance des organisations syndicales<br />

doit être réaffirmée et protégée. La démocratie<br />

dans l'entreprise doit permettre aux salariés de<br />

peser sur les choix de gestion et sur la stratégie<br />

économique, mais elle doit avant tout permettre<br />

aux salariés de peser sur les critères de qualité du<br />

<strong>travail</strong>.<br />

Les collectifs de métier sont également touchés<br />

par ces divergences, chacun tentant individuellement<br />

de répondre aux injonctions de la Direction,<br />

souvent au détriment des solidarités. La culpabilisation,<br />

le repli sur soi sont souvent les symptômes<br />

d'un <strong>travail</strong> qui dégrade la santé mentale des<br />

<strong>travail</strong>leurs.<br />

Enfin, les revendications et les mobilisations collectives<br />

deviennent difficiles, la négociation collective<br />

bloquée et la régression sociale s’installe.<br />

Cependant, les <strong>travail</strong>leurs eux-mêmes sont en<br />

attente d'une forme d'évaluation car cela constitue<br />

un retour sur leur utilité et la qualité de ce<br />

qu'ils font, cela contribue directement à la reconnaissance<br />

de l'effort et de l'engagement individuel<br />

et collectif.<br />

En effet, comme la psychodynamique du <strong>travail</strong> l’a<br />

montré, les ressorts de la reconnaissance du faire<br />

(et non de l'être) reposent sur des jugements :<br />

Pascale SLD<br />

Ergonome<br />

Page 32 n° 07 / juin 2016


L’évaluation de l’école :<br />

retrouver le sens de la mesure<br />

Thierry Novarese<br />

page 1/3<br />

Le système éducatif est évidemment un lieu d’évaluation<br />

: des progrès des élèves, des pratiques des<br />

enseignants (par leurs inspecteurs et leurs chefs<br />

d’établissements), des établissements d’enseignement<br />

eux-mêmes. Mais <strong>quel</strong> est le sens de cette<br />

mesure ? S’agit-il d’un <strong>travail</strong> de compréhension<br />

permettant le renforcement de l’investissement de<br />

chacun ? Ou d’une dérive normative obsessionnelle,<br />

perdant de vue l’essentiel (le bien de l’élève) au profit<br />

d’une folie sans boussole ?<br />

Quelles sont les altérations produites par la gestion<br />

par les instruments d'évaluation au cœur du<br />

système éducatif, de ses pratiques professionnelles,<br />

de son organisation, de ses valeurs ? Cette<br />

question réunit depuis 2004 des chercheurs et<br />

des militants au sein d'un chantier de l'Institut de<br />

recherches de la FSU 1 .<br />

La mise en place d’indicateurs, c’est-à-dire la<br />

construction de procédures susceptibles de rendre<br />

mesurable à des fins de quantification ce qui, a<br />

priori, ne l’était pas, constitue une entreprise<br />

globale et normative devant s’appliquer progressivement<br />

à l’ensemble des activités économique<br />

des hommes, y compris maintenant à celles du<br />

secteur public.<br />

Cette culture dévorante et obsessionnelle de<br />

l’évaluation par indicateurs est au cœur de la<br />

Nouvelle gestion publique ou Nouveau Management<br />

Public. Le Nouveau Management Public<br />

repose sur trois moments constituant une sorte<br />

de triptyque, un nouveau dogme des « bonnes<br />

pratiques » : objectifs – évaluations – sanctions.<br />

Il importe, puisque seuls l’efficacité et les résultats<br />

doivent être pris en compte, que les objectifs<br />

définis soient suffisamment clairs et simples<br />

pour donner matière à des procédures de mesure<br />

des dits objectifs ainsi que des « performances »<br />

réalisées par les « agents » en rapport avec les<br />

objectifs qu’ils auront dû faire leurs. Au regard<br />

de leurs résultats et évaluations quantitatives les<br />

« agents » sont ensuite soumis à un système de<br />

sanctions correspondant au type de projet développé<br />

(primes, salaires modulés, modifications<br />

des horaires, changement de poste, etc.). Dans ce<br />

cadre, la clé de voûte du système repose sur la primauté<br />

donnée, sur toute évaluation, à la mesure<br />

chiffrée, mesure susceptible d’être présentée<br />

comme une caractérisation de l’efficacité.<br />

Que signifie mesurer ?<br />

Comme l’écrit Michel Blay1 : « on rappellera<br />

cependant que la variable considérée (par<br />

exemple la production de charbon) doit être associée<br />

à un concept quantitativement exprimable<br />

(par exemple la masse de<br />

charbon) correspondant à<br />

une grandeur mesurable —<br />

c'est-à-dire satisfaisant aux<br />

conditions formelles de la<br />

mesure :<br />

a) définir à l'aide d'une<br />

procédure effective (par<br />

exemple physique) à l'intérieur<br />

d'un domaine d'objets<br />

et relativement à la grandeur<br />

considérée, deux relations d'antériorité et<br />

de coïncidence permettant d'instaurer entre ces<br />

objets un ordre sériel (on peut classer ainsi les<br />

masses) ;<br />

b) définir, toujours à propos de la même grandeur<br />

et dans le même domaine d'objet, une opération<br />

effective (par exemple physique) additive satisfaisant<br />

aux propriétés formelles de l'addition arithmétique<br />

(ce qui revient pour l'essentiel à définir<br />

une unité de mesure, une masse devenant alors<br />

tant de fois l'unité de masse).<br />

Comment mesurer alors par exemple la « production<br />

scientifique » ? Quelle est la grandeur<br />

mesurable, comparable à la masse, susceptible de<br />

fournir les éléments quantitatifs pour construire<br />

une échelle de ladite production ? Sur <strong>quel</strong>s matériaux<br />

est-il possible de <strong>travail</strong>ler effectivement<br />

? La réponse est simple. En effet : qu'est-ce qui<br />

est mesurable dans la production scientifique ou<br />

dans celle des connaissances en faisant corrélativement<br />

l'impasse sur la science et la connaissance<br />

proprement dites ? Eh bien, le nombre d'articles<br />

publiés, le nombre de citations de chaque article<br />

dans tel ou tel autre article, le nombre de brevets,<br />

de prix Nobel dans telle université, d'ordinateurs<br />

dans tel laboratoire, de souris dans tel fond de<br />

placard, de jeunes ou de vieux, d'hommes et de<br />

femmes, etc. La liste est sans fin car tout, peut<br />

“ Le Nouveau Management<br />

Public repose sur trois<br />

moments constituant une<br />

sorte de triptyque, un nouveau<br />

dogme des « bonnes<br />

pratiques » : objectifs –<br />

évaluations – sanctions. ”<br />

(1) L’Institut de la FSU a publié différents<br />

travaux sur cette question :<br />

Capitalisme et éducation (2006),<br />

Regards croisés (2008), Payer les<br />

profs au mérite ? (2006), Manager<br />

ou servir ? (2011 puis 2015).<br />

(2) In Manager ou servir ? , collection<br />

Comprendre et agir, Editions<br />

Syllepse, réédition 2015.<br />

Page 33


L’évaluation de l’école : retrouver le sens de la mesure<br />

Thierry Novarese<br />

page 2/3<br />

“ L’importance donnée à la<br />

performance peut entraîner<br />

des effets inattendus qui<br />

invalident non seulement<br />

les conclusions de l’évaluation<br />

mais peuvent avoir aussi une<br />

influence négative sur la<br />

performance elle-même. ”<br />

“ Il reste à inventer une autre<br />

évaluation, formative, par les<br />

pairs notamment, qui valorise<br />

l’amour du métier, qui permette<br />

de reprendre la main sur son<br />

<strong>travail</strong> en développant des<br />

pratiques de solidarité et<br />

coopération. ”<br />

(2) G. Udney Yule remarquait<br />

déjà en 1921-1922 dans British<br />

Journal of Psychology, XII, p.<br />

107 : « N'ayant pas le moyen de<br />

mesurer ce que vous désirez, la<br />

démangeaison de mesurer peut, par<br />

exemple, simplement vous conduire<br />

à mesurer <strong>quel</strong>que chose d'autre<br />

— et peut-être en oubliant la<br />

différence — ou en laissant de côté<br />

certaines choses parce qu'elles ne<br />

sont pas mesurables », cité par F.A.<br />

Hayek dans Droit, législation et<br />

liberté, traduction Raoul Audouin<br />

et Philippe Nemo, Paris, PUF,<br />

2007 (Première éd. PUF 1980 et<br />

1973-1979 pour l'édition anglaise),<br />

p. 890.<br />

être, en droit considéré comme signifiant, comme<br />

constituant un critère pour mesurer tout et n'importe<br />

quoi 3 .<br />

Evaluation, concurrence, économie<br />

: le credo du NMP<br />

L’introduction du Nouveau<br />

Management Public (NMP)<br />

participe d’une transformation<br />

en profondeur des<br />

politiques d’éducation dans<br />

un certain nombre de pays,<br />

les<strong>quel</strong>s ont mis en œuvre<br />

différents processus de<br />

décentralisation/recentralisation,<br />

un accroissement<br />

de l’autonomie des établissements<br />

scolaires, le développement<br />

du libre choix de l’école, l’installation<br />

d’une culture de l’évaluation. Moins législateur,<br />

l’Etat devient plus évaluateur en définissant<br />

moins des règles a priori mais imposant une obligation<br />

de rendre compte à tous ses agents. C’est<br />

ensuite à partir de l’atteinte<br />

ou non des résultats, au<br />

regard d’objectifs prédéterminés,<br />

que sont prises les<br />

décisions.<br />

Les réformes budgétaires<br />

de l’Etat ont été soumises<br />

à deux types de pression<br />

externe : la réduction de<br />

la croissance des dépenses<br />

publiques, le souci d’améliorer<br />

la performance dans<br />

le secteur public pour<br />

gagner en efficience, efficacité et qualité. Une<br />

première étape a consisté à publier des informations<br />

sur la performance accompagnées de<br />

documents budgétaires annuels sans que soit<br />

établi un lien entre les répartitions financières et<br />

la mesure de la performance. Dans une seconde<br />

étape, le format et les contenus du budget ont<br />

été transformés au travers de catégorisations plus<br />

sensibles à la mesure de la performance et reliés<br />

à des programmes de planification stratégique.<br />

La troisième étape, plus ambitieuse, a consisté<br />

à réviser la procédure budgétaire elle-même, en<br />

changeant la temporalité de la discussion budgétaire<br />

et en modifiant le rôle du parlement dans le<br />

processus. Ces réformes se sont traduites par le<br />

développement de l’audit dans le secteur public.<br />

Une obsession contre-productive<br />

L’importance donnée à la performance peut<br />

entraîner des effets inattendus qui invalident<br />

non seulement les conclusions de l’évaluation<br />

mais peuvent avoir aussi une influence négative<br />

sur la performance elle-même. Il peut donc être<br />

contre-productif de développer et d’utiliser des<br />

indicateurs de performance. Il a été démontré<br />

que le Nord de la Grande-Bretagne semblait avoir<br />

davantage d’incendies que les autres pays européens<br />

parce que les autorités disposaient d’une<br />

meilleure technique statistique pour la mesurer.<br />

L’augmentation des chiffres de la délinquance en<br />

France a fait l’objet du même type d’analyses. Les<br />

chiffres de la délinquance augmentent quand l’activité<br />

policière augmente, et inversement ils diminuent<br />

quand l’activité policière diminue. Un dernier<br />

exemple concerne l’emploi : la performance<br />

des agences de l’emploi est fondée sur le nombre<br />

de transactions passées pour aider <strong>quel</strong>qu’un à<br />

retrouver un emploi. Leur taux de succès augmentera<br />

si elles prennent en charge les meilleurs<br />

clients qui ont de bonnes chances de s’intégrer<br />

et finalement peu les individus qui manquent de<br />

formation ou sont relativement démunis : c’est un<br />

effet d’écrémage des bons demandeurs d’emploi<br />

par les mauvais qui résulte d’un mauvais usage<br />

des indicateurs.<br />

La fixation d’objectifs étroits peut aussi conduire<br />

à un effet tunnel au détriment des objectifs et de<br />

la stratégie d’ensemble. La prolifération des indicateurs<br />

et des audits peut augmenter les coûts de<br />

pilotage.<br />

Le paradoxe de la performance révèle aussi une<br />

faible corrélation entre les indicateurs de performance<br />

et la performance elle-même. Ce phénomène<br />

est produit par la tendance des indicateurs<br />

de performance à perdre de leur intensité au<br />

cours du temps. Ils perdent leur valeur et ne parviennent<br />

plus à discriminer les bons et les mauvais<br />

résultats. Cette détérioration des indicateurs<br />

de performance est causée par différents processus.<br />

Le premier caractérise un apprentissage<br />

positif : la performance s’améliore, les indicateurs<br />

perdent leur sensibilité à détecter les mauvaises<br />

performances, tout le personnel est devenu si<br />

bon que les indicateurs sont obsolètes. Le second<br />

processus relève d’un « apprentissage pervers » :<br />

quand les organisations ou les individus savent<br />

<strong>quel</strong>s aspects de la performance sont mesurés<br />

(et ceux qui ne le sont pas), ils peuvent utiliser<br />

l’information pour manipuler les évaluations. En<br />

plaçant toute leur énergie sur ce qui est mesuré,<br />

la performance grimpe alors qu’il peut y avoir en<br />

définitive une détérioration globale. Le troisième<br />

processus, la sélection, concerne le remplacement<br />

des individus contre-performants par les bons ce<br />

qui réduit les différences de performance : seuls<br />

les meilleurs restent mais l’indicateur perd sa<br />

valeur discriminante.<br />

Page 34 n° 07 / juin 2016


Thierry Novarese<br />

L’évaluation de l’école : retrouver le sens de la mesure<br />

page 3/3<br />

Cela peut aussi créer une situation où les agents<br />

apprennent <strong>quel</strong> est l’aspect de leur <strong>travail</strong> qu’il<br />

leur faut valoriser auprès de leur supérieur ou<br />

qu’il développent des comportements d’apprentissage<br />

ou d’anticipation : par exemple, les enseignants<br />

aident leurs élèves à tricher aux tests ou<br />

leur donne une aide supplémentaire parce que les<br />

scores ont des effets sur le budget de l’école, les<br />

salaires et l’attitude du chef d’établissement.<br />

Dans les établissements anglais, il est possible de<br />

repérer la permanence d’injustices générées par<br />

le marché et la sélection scolaire. Le traitement<br />

des élèves comme des marchandises, acceptés ou<br />

rejetés en fonction de ce qu’ils apportent à l’école<br />

relèvent d’une forme d’exploitation proche de<br />

celle affrontée par le salariat au premiers temps<br />

du capitalisme. La différenciation entre les écoles<br />

crée de la marginalisation et un relatif appauvrissement<br />

voir une ghettoïsation des écoles subie par<br />

les élèves comme par les enseignants. Sans compter<br />

l’humiliation, la stigmatisation, la violence, le<br />

racisme, qui se sont renforcés notamment sous la<br />

pression de la recherche de performance.<br />

Si l’évaluation quantitative et myope est l’alpha<br />

et l’oméga du NMP, instrument de mise en<br />

concurrence de chacun contre tous, d’isolement<br />

et de culpabilisation, il reste à inventer une autre<br />

évaluation, formative, par les pairs notamment,<br />

qui valorise l’amour du métier, qui permette de<br />

reprendre la main sur son <strong>travail</strong> en développant<br />

des pratiques de solidarité et coopération. L’éducation<br />

est un trésor commun, qui s’accroit en le<br />

partageant, et disparait si on cherche à le diviser.<br />

Thierry Novarese<br />

Professeur de philosophie,<br />

Membre de l’Institut de recherches de la<br />

FSU,<br />

Responsable du chantier « Sécurité et<br />

liberté »<br />

Page 35


Egalité et justice :<br />

pour une bienveillance<br />

sans renoncement<br />

Evelyne Bechtold-Rognon<br />

page 1/3<br />

“ Peut-être que le Nouveau<br />

management public va<br />

s’écrouler à partir de là :<br />

face à des enfants de CP,<br />

qui peut affirmer sans rougir<br />

que celui qui apprend à lire<br />

en <strong>quel</strong>ques semaines est le<br />

plus méritant, et que celui qui<br />

peine à apprendre à lire est<br />

un coupable qui doit être<br />

sanctionné ? Nous pouvons<br />

espérer qu’il y a dans la réflexion<br />

sur l’évaluation les<br />

germes d’une société qui<br />

sortirait de l’obsession<br />

évaluative et de la mise<br />

en concurrence de chacun<br />

contre tous. ”<br />

La question de la bienveillance au sein de l’Education<br />

nationale est porteuse d’un véritable paradoxe : les<br />

enseignants sont sommés<br />

d’être bienveillants envers<br />

leurs élèves, au moment<br />

même où l’institution fait<br />

preuve à leur égard d’une<br />

incontestable malveillance :<br />

formation insuffisante, mise<br />

en concurrence, accroissement<br />

de la charge de <strong>travail</strong>,<br />

management déstabilisant…<br />

Qui plus est, ces élèves à<br />

l’égard des<strong>quel</strong>s il s’agit d’être<br />

bienveillant sont eux-aussi<br />

maltraités : classes de plus en<br />

plus chargées, maîtres non<br />

remplacés, réformes bricolées…<br />

Que cache cette « idéologie<br />

de la bienveillance » ?<br />

Quel sens recouvre cette<br />

injonction, alors même que<br />

l’immense majorité des enseignants<br />

a choisi cette voie par<br />

amour des enfants ?<br />

Egalité et équité<br />

<strong>travail</strong>le portée par l'espoir<br />

d'aider les élèves à progresser,<br />

à réussir dans les différentes disciplines et dans<br />

la vie. Inutile donc de leur faire un procès d’intention<br />

: ils ne notent pas pour se défouler, pour nuire,<br />

pour blesser. Pour autant, la réalité de la notation<br />

est effectivement souvent source de souffrance et<br />

d’angoisse pour les enfants et les familles.<br />

Il semble y avoir une injonction paradoxale à l’égard<br />

de l’évaluation : jamais le système éducatif n’a été<br />

autant mesuré, ausculté, dans les moindres détails.<br />

Les textes officiels ont multiplié les évaluations<br />

obligatoires, à tous les niveaux, y compris les classes<br />

de maternelle. Et dans le même temps, on nous<br />

demande de noter moins, mieux ou plus. Pourquoi ?<br />

Que signifie ce paradoxe ?<br />

Peut-être qu’il traduit le début du retournement<br />

idéologique. A tout faire reposer sur la concurrence<br />

et sur la culpabilisation individuelle, on en arrive à<br />

un système qui crée de l’angoisse à tous les niveaux.<br />

Peut-être que le Nouveau management public va<br />

s’écrouler à partir de là : face à des enfants de CP, qui<br />

peut affirmer sans rougir que celui qui apprend à lire<br />

en <strong>quel</strong>ques semaines est le plus méritant, et que<br />

celui qui peine à apprendre à lire est un coupable<br />

qui doit être sanctionné ? Nous pouvons espérer<br />

qu’il y a dans la réflexion sur l’évaluation les germes<br />

d’une société qui sortirait de l’obsession évaluative<br />

et de la mise en concurrence de chacun contre tous.<br />

Mais n’oublions pas de dénoncer un paradoxe<br />

saisissant : de la bienveillance à l’égard des élèves,<br />

mais pour les enseignants, une évaluation de plus<br />

en plus culpabilisante et une constante absence de<br />

reconnaissance.<br />

Qu’est-ce que « l’évaluation<br />

bienveillante » ?<br />

Le Conseil supérieur des programmes propose<br />

de remplacer les notes par un système d’évaluation<br />

bienveillante. Dans le document remis jeudi<br />

27 novembre 2015 par le CSP à la ministre de l’Education<br />

nationale Najat Vallaud-Belkacem, le Conseil<br />

supérieur des programmes suggère de supprimer les<br />

notes traditionnelles et de leur préférer un barème<br />

de 4 à 6 niveaux, sur le modèle de ce qui se pratique<br />

dans de nombreux pays. En Allemagne, les notes<br />

vont de 6 (pour très faible), à 1 (pour très bon). Plus<br />

de notes, plus de moyennes non plus. « On ne peut<br />

pas racheter sa faiblesse dans une discipline par sa<br />

force dans une autre », souligne Michel Lussault le<br />

président du CSP. « Un élève fort en mathématiques<br />

et faible en sport n’est pas un élève moyen au bout<br />

du compte. » Dans la même veine, il faut rejeter le<br />

recours aux coefficients : aucune compétence ou<br />

connaissance n’est plus importante qu’une autre. Ce<br />

refus de mettre en concurrence les disciplines est a<br />

priori intéressant, notamment avant que l’on arrive<br />

aux classes de lycée, où il semble difficile d’éviter une<br />

spécialisation relative des cursus et donc des coefficients<br />

différents pour les matières selon les filières.<br />

Page 36<br />

n° 07 / juin 2016


Evelyne Bechtold-Rognon<br />

Egalité et justice : pour une bienveillance sans renoncement<br />

page 2/3<br />

Selon Brigitte Prot, psychologue et pédagogue, une<br />

évaluation bienveillante permettrait de développer<br />

chez les enfants un autre rapport à l’école : « Prenons<br />

l’exemple d’une dictée chez un élève de troisième.<br />

Les critères d’évaluation au brevet des collèges sont<br />

de retirer deux points par erreur de grammaire. Un<br />

élève qui commet dix erreurs obtient donc zéro.<br />

Pourtant, 90% de son texte est juste, et seulement<br />

10% est faux. Une évaluation bienveillante consiste<br />

à faire apparaître cette donnée. Il faut sans doute<br />

imaginer en effet une évaluation qui soit davantage<br />

formative et moins normative, qui valorise l’acte<br />

d’apprendre et les progrès de l’élève plutôt que de<br />

souligner sans fin les erreurs et les manquements.<br />

Qui plus est, beaucoup d’élèves ne savent pas ce que<br />

l’on attend d’eux. Sur une copie notée 5 sur 20, combien<br />

savent où sont les 5 points, et ce qu’ils doivent<br />

faire pour progresser ? Le problème, ce ne sont pas<br />

les notes, mais les notes dites « sèches », sans explications,<br />

sans information. Elles constituent de véritables<br />

étiquettes pour les élèves en difficulté, qui ont<br />

tendance à se confondre avec leurs notes, et pour<br />

qui une mauvaise note se confond avec leur propre<br />

valeur d’élève. Comme l’ont bien étudié notamment<br />

Elisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex, le caractère<br />

explicite ou non des consignes est un critère majeur<br />

de la possibilité pour tous les enfants d’entrer dans<br />

les apprentissages.<br />

Qu'est-ce que corriger ?<br />

Mais pourquoi et comment note-ton ? Que faiton<br />

quand on corrige ? La réponse qui vient le plus<br />

immédiatement à l'esprit serait de définir l'acte de<br />

correction comme la vérification de l'acquisition<br />

d'un savoir. Le correcteur voit si l'élève a appris son<br />

cours, s'il a retenu telle référence, telle date, telle loi<br />

physique. La faculté mise en jeu ici est la mémoire.<br />

Un problème se pose cependant assez vite : le but<br />

de notre enseignement est-il seulement de faire des<br />

têtes bien pleines ?<br />

Une deuxième solution consisterait à définir la<br />

correction comme la vérification de l'acquisition<br />

d'une compétence : vérifier si l'élève sait lire, sait<br />

écrire, sait calculer. Il n'est plus simplement question<br />

de mémoire, car l'application d'un savoir acquis<br />

implique une capacité de discernement ou de<br />

jugement.<br />

Les dilemmes du correcteur<br />

Lors de la correction, les dilemmes sont nombreux :<br />

limiter les remarques pour que l’élève se concentre<br />

sur une difficulté à résoudre ? Utiliser un barême,<br />

qui permet de gagner du temps et de rendre la note<br />

plus rationnelle, mais en perdant ainsi la valorisation<br />

de la démarche propre à chaque élève ? Ces<br />

dilemmes sont une source toujours renouvelée<br />

d’angoisse pour les enseignants, qui se jugent euxmêmes<br />

souvent sans bienveillance : « je suis un<br />

mauvais correcteur, lent, inattentif, injuste… ».<br />

Pourquoi note-t-on ? Que cherche-t-on à évaluer<br />

et dans <strong>quel</strong> but ? Tout enseignant est confronté<br />

à ses questions dès qu’il<br />

récupère son premier<br />

paquet de copies. La tâche<br />

de correction n’est pas<br />

seulement chronophage,<br />

elle est souvent ressentie<br />

comme vaine : les élèves<br />

liront-ils mes remarques ?<br />

En tiendront-ils compte ?<br />

Ne disparaîtront-elles pas<br />

instantanément derrière la<br />

note, seul enjeu véritable du<br />

devoir ? La note est vécue<br />

comme un couperet. Elle est attendue avec appréhension,<br />

elle semble assigner l'élève à un rang. Et<br />

comme l'élève ne parvient pas à comprendre pourquoi<br />

il a eu cette note, il en déduit rapidement que<br />

la notation ne correspond pas à un <strong>travail</strong> précis,<br />

mais à sa personne toute entière.<br />

La question de la justice<br />

C'est parce qu'il est possible, par l'évaluation, de<br />

rendre justice à l'élève que la note peut avoir un<br />

intérêt. C’est l’autre versant de l’évaluation, celle<br />

qui ne sert pas à certifier – autrement dit, à valider<br />

un niveau –, mais à percevoir les progrès de chaque<br />

élève, repérer ses lacunes, organiser une remédiation<br />

si nécessaire.<br />

Mais la démarche de justice soulève deux difficultés.<br />

Comment bien noter, en tenant compte de tous les<br />

aspects de la copie, sans y passer un temps infini ?<br />

Voici ce qu’écrit un enseignant stagiaire de philosophie<br />

: « Tout le problème de la correction des<br />

exercices complexes (dissertation et explication de<br />

texte), c'est qu'ils mettent en jeu tellement d'exigences<br />

diverses qu'il semble impossible que l'attention<br />

d'un professeur puisse toutes les embrasser<br />

en un seul regard ; et pourtant il le faut. C'est dans<br />

cette quadrature du cercle que peut naître l'injustice.<br />

Je voudrais prendre le temps d'analyser tel<br />

paragraphe de l'élève, mais je ne peux me permettre<br />

de passer des heures sur chaque copie, et ainsi je vais<br />

être contraint de trancher, de tronquer, de caricaturer,<br />

de résumer, bref, de faire entrer de l'arbitraire<br />

dans ma correction. Je dois choisir entre efficacité<br />

et équité. »<br />

Comment être juste à l’égard de l’élève, et pas<br />

“ N’oublions pas de dénoncer<br />

un paradoxe saisissant :<br />

de la bienveillance à l’égard<br />

des élèves, mais pour les<br />

enseignants, une évaluation<br />

de plus en plus culpabilisante<br />

et une constante absence de<br />

reconnaissance. ”<br />

Page 37


Egalité et justice : pour une bienveillance sans renoncement<br />

Evelyne Bechtold-Rognon<br />

page 3/3<br />

seulement à l’égard de la copie ?<br />

“ En un sens, un enseignement<br />

qui pratiquerait une évaluation<br />

uniquement bienveillante<br />

serait aussi une éducation qui<br />

se résignerait à laisser en l’état<br />

les écarts initiaux, souvent<br />

engendrés par les différences<br />

sociales et culturelles des<br />

milieux d’origine des élèves.<br />

Une bienveillance pervertie<br />

serait une renonciation à une<br />

éducation de haut niveau<br />

pour tous. ”<br />

Pour cela, il faut que la note soit méritée, et cela<br />

est un concept complexe. Le mérite en question<br />

ne dépend pas de la seule valeur intellectuelle de la<br />

copie. Un élève qui a des facilités dans un domaine<br />

et ne <strong>travail</strong>le pas à s’améliorer mérite-t-il la même<br />

note qu’un élève qui peine à assimiler les méthodes<br />

et les savoirs, mais qui fournit<br />

un effort important ? Si<br />

l’évaluation doit être formative<br />

et non normative, cela<br />

nécessite la prise en compte<br />

des difficultés propres à<br />

chaque enfant, et donc<br />

demande qu’il soit évalué<br />

par rapport à lui-même, à ses<br />

propres progrès.<br />

Les leurres de la<br />

bienveillance<br />

La bienveillance doit être le<br />

respect de chaque enfant,<br />

mais aussi la volonté de le<br />

mener aussi loin que possible.<br />

Le risque serait de<br />

laisser chaque enfant livré à<br />

lui-même, muni d’un « c’est<br />

bien » stérile, s’il n’indique pas des voies de progrès.<br />

L’encouragement est vital quand on apprend, mais<br />

la visualisation des progrès possibles est nécessaire<br />

aussi. Si on ne donne pas à l’élève le moyen de savoir<br />

où il se situe dans les apprentissages en cours, il ne<br />

pourra pas avoir conscience du chemin qu’il reste<br />

à parcourir. En un sens, un enseignement qui pratiquerait<br />

une évaluation uniquement bienveillante<br />

serait aussi une éducation qui se résignerait à laisser<br />

en l’état les écarts initiaux, souvent engendrés par<br />

les différences sociales et culturelles des milieux<br />

d’origine des élèves. Une bienveillance pervertie<br />

serait une renonciation à une éducation de haut<br />

niveau pour tous.<br />

Par ailleurs, il faut être vigilant face à une menace<br />

de déprofessionnalisation des enseignants. Corriger<br />

des travaux demande du temps et de la réflexion.<br />

On peut se dire qu’il serait moins onéreux d’avoir<br />

des enseignants qui se contenteraient de mettre un<br />

tampon souriant sur chaque devoir d’élève, l’évaluation<br />

bienveillante devenant ici le prétexte à une<br />

forme de taylorisation du <strong>travail</strong> enseignant. Evaluer<br />

un élève, c’est aussi le connaître et le reconnaître.<br />

Les élèves ne sont pas dupes d’ailleurs, et préfèrent<br />

toujours un enseignant scrupuleux et exigeant à un<br />

enseignant gentil mais peu investi. L’exigence de<br />

vérité et de justice est universelle. Comme l’écrit<br />

Yves Michaud : « La bienveillance est un sentiment<br />

social, nécessaire à la sphère privée. Pour les<br />

philosophes du XVIII° siècle, c'est un facilitateur de<br />

relations sociales, rien de plus. Mais si on en tient<br />

compte pour gouverner la collectivité, elle devient<br />

dangereuse, car elle conduit à se montrer bienveillant<br />

avec tous les droits catégoriels. C'est le cas<br />

quand nous concédons des droits spécifiques aux<br />

communautés religieuses, ethniques ou aux groupes<br />

de pression. La politique des bons sentiments et de<br />

la compassion mène alors à l'aveuglement. On ne<br />

voit pas que ces droits émiettés font reculer la liberté<br />

collective" (« Rallumer les Lumières », entretien<br />

dans Libération, avril 2016).<br />

Enfin, pour veiller à l’éducation comme bien commun,<br />

le respect des adultes comme des élèves est<br />

une condition sine qua non. Rien ne sert de prétendre<br />

<strong>travail</strong>ler au bien-être des enfants si dans<br />

la réalité les conditions de <strong>travail</strong> et le statut des<br />

enseignants sont tels que la vie à l’Ecole est faite de<br />

frustration et d’épuisement.<br />

Evelyne Bechtold-Rognon<br />

Professeure de philosophie, et<br />

présidente de l’Institut de recherches de<br />

la FSU.<br />

Page 38 n° 07 / juin 2016


Démocratisation et formation<br />

des enseignants<br />

en Amérique Latine<br />

Accès à l’éducation et persistances d’inégalités scolaires<br />

Gisèle Jean<br />

page 1/3<br />

La question de la démocratisation, définie comme<br />

l’accès à la culture scolaire des catégories sociales<br />

les plus éloignées de celle-ci et la lutte contre l’échec<br />

scolaire, même si le terme n’apparaît pas en tant que<br />

tel, se retrouve aujourd’hui dans les préoccupations<br />

de nombre de pays d’Amérique Latine.<br />

Pour autant la question n’est pas traitée de la même<br />

manière car à la fois l’histoire de l’éducation (place<br />

du public et du privé), les choix politiques antérieurs<br />

et plus récents notamment en termes d’investissements<br />

éducatifs, l’adhésion ou non aux choix<br />

de l’OCDE, à un cadre de référence néolibéral, ne<br />

dessinent pas les mêmes priorités, les mêmes propositions<br />

quant à la formation des enseignants.<br />

Dans cet article nous nous concentrerons sur<br />

l’évolution de la formation des maîtres dans<br />

<strong>quel</strong>ques pays : Brésil, Argentine, Chili et Venezuela,<br />

pour les<strong>quel</strong>s nous avons des données<br />

fiables (universitaires, syndicales, retour d’expériences)<br />

sans pour autant chercher à dessiner un<br />

modèle idéal mais plutôt à dégager <strong>quel</strong>ques traits<br />

pour une compréhension de la diversité actuelle<br />

des modes de formation des enseignants.<br />

Le premier constat est à la fois une amélioration<br />

de l’accès à l’éducation pour certaines catégories<br />

sociales très éloignées des centres urbains ou des<br />

villes, mais des inégalités scolaires qui demeurent<br />

et restent parfois extrêmement fortes.<br />

Certains pays tels que le Brésil dans la période<br />

récente ou le Venezuela depuis la période Chavez<br />

ont souhaité mettre la priorité sur l’alphabétisation<br />

de toute la population en créant des écoles<br />

partout y compris dans les provinces les plus<br />

reculées comme en Amazonie. Pour autant l’accès<br />

de tous au même enseignement de qualité<br />

n’est pas atteint et l’accès au collège et lycée reste<br />

problématique.<br />

Des écoles partout, formation des<br />

enseignants marginale : l’exemple<br />

du Venezuela.<br />

Deux types de populations ont été favorisés dans<br />

l’accès à l’école et à l’alphabétisation sans que<br />

pour autant le mouvement enclenché ait permis<br />

de réduire les inégalités scolaires. Les inégalités<br />

sociales criantes ont conduit Hugo Chavez au<br />

pouvoir. Celui-ci a redistribué la manne pétrolière<br />

dans les quartiers populaires en favorisant un<br />

système d’écoles publiques dotées d’enseignants<br />

recrutés et formés très vite, par milliers. Le pays<br />

a ainsi été maillé d’écoles. Cependant le système<br />

a des failles.<br />

Le système privé/payant est très important dans<br />

ce pays et les écoles publiques ne sont ni les mieux<br />

loties ni de meilleure qualité. Ainsi les couches les<br />

plus défavorisées ont plus souvent accès à l’école<br />

mais une école qui n’a pas toujours les enseignants<br />

formés ni les matériels nécessaires à un<br />

fonctionnement au moins à égalité avec les écoles<br />

privées les moins dotées. La mauvaise réputation<br />

des écoles publiques s’en trouve accrue.<br />

La formation des enseignants s’est faite rapidement<br />

et reste très insuffisante du point de vue<br />

pédagogique. Mal payés ils doivent souvent avoir<br />

un autre <strong>travail</strong>.<br />

Cependant un des grands succès de cette dernière<br />

période a été l’alphabétisation des populations<br />

indigènes.<br />

L’importance accordée à l’alphabétisation des<br />

populations indigènes et au respect de leur culture<br />

a conduit à une amélioration certaine des niveaux<br />

d’alphabétisation. Les meilleurs élèves formés<br />

dans des collèges, lycées, instituts de formation<br />

dans le meilleur des cas sont revenus enseigner<br />

dans leur propre village. Le taux de retour est<br />

très élevé dans les populations les plus reculées,<br />

comme les Piraoas et les Yanomamis, populations<br />

vivant le long du fleuve Orénoque.<br />

La communauté Piraoa dispose d’écoles en dur<br />

dans chaque village, et d’un collège qui héberge la<br />

semaine les élèves filles et garçons. En primaire,<br />

Page 39


Démocratisation et formation des enseignants en Amérique Latine Accès à l’éducation et<br />

persistances d’inégalités scolaires<br />

Gisèle Jean<br />

page 2/3<br />

le maître est un habitant d’un village qui a fait des<br />

études en collège et en lycée financées par une<br />

bourse et par la communauté. Il enseigne à la fois<br />

en langue indigène et en espagnol.<br />

Le même principe prévaut pour les Yanomamis<br />

mais les difficultés sont beaucoup plus importantes,<br />

les communautés étant très peu intégrées<br />

au système économique et culturel traditionnel.<br />

Seuls les garçons les plus en réussite sont aidés au<br />

collège et reviennent enseigner sans parfois parler<br />

espagnol. Les règles de vie étant très éloignées de<br />

la culture scolaire transmise, très peu d’enfants<br />

vont réellement à l’école, les filles moins que les<br />

garçons tant elles sont absorbées par les travaux<br />

de champs et domestiques.<br />

Le cas du Brésil : une offre scolaire<br />

qui permet à tous les enfants<br />

d’être scolarisés mais le niveau<br />

est très inégal<br />

L’accès de tous les enfants à l’école a été une<br />

des priorités du gouvernement de Lula mais les<br />

résultats de cette massification n’a pas produit les<br />

résultats attendus. L’échec scolaire dans le secteur<br />

public demeure important, le faible niveau<br />

des acquis est un problème. Comme au Venezuela<br />

c’est le privé qui draine les meilleurs élèves, y<br />

compris les enfants d’enseignants du public.<br />

Les différents ministères se sont inspirés du<br />

modèle des ZEP existant en France dans les années<br />

90, en partant de l’élève et de ses acquisitions. En<br />

effet, beaucoup d’élèves redoublent, abandonnent<br />

lors d’un changement de cycle, notamment dans<br />

les zones pauvres du Nordeste.<br />

Le syndicalisme enseignant très puissant revendique<br />

la formation des enseignants, organisant<br />

même des sessions de formation avec de grands<br />

mouvements pédagogiques lors des forums<br />

sociaux de Porto Alegre à la fin des années 90<br />

et le début des années 2000. Les enseignants<br />

recrutés et formés en grand nombre ont vu, avec<br />

la massification, arriver de nouveaux élèves très<br />

éloignés de la culture scolaire. Eux-mêmes issus<br />

de milieux peu favorisés, ils ont été les premiers<br />

dans leur famille à acquérir un certain type de<br />

savoirs valorisés dans la culture scolaire. La<br />

complexification des objectifs, la faible maîtrise<br />

de certains contenus, de certains codes pédagogiques<br />

faute d’une formation suffisante dans ce<br />

contexte de bouleversement quantitatif et qualitatif<br />

du système éducatif, conduit ces « nouveaux<br />

enseignants », qui ne le seraient pas devenus dans<br />

un autre contexte social, à devoir faire réussir<br />

les élèves qui accèdent le plus difficilement à la<br />

culture écrite.L’échec important qui apparaît ne<br />

peut donc être uniquement traité du point de vue<br />

de l’accès physique à l’école.<br />

La question de la formation est donc devenue<br />

cruciale. Depuis 2011 les enseignants du primaire<br />

doivent avoir un diplôme universitaire comme<br />

leurs collègues de collège et lycée. Cette exigence<br />

s’est doublée d’un discours sur la professionnalisation,<br />

sur la volonté de former des professionnels<br />

dotés d’une pratique réflexive.<br />

L’offre de formation augmente dès la loi de 1996<br />

de manière inégale dans le pays. La volonté<br />

d’instituer une formation diplômante a favorisé<br />

la création d’écoles de formation privée de qualité<br />

souvent insuffisante, dans le Nordeste où la<br />

carence était forte.<br />

Ainsi, au Brésil, la massification de l’éducation a<br />

entrainé une massification de la formation des<br />

enseignants, elle-même très inégalitaire selon<br />

l’origine sociale et géographique des enseignants.<br />

Comment dans ces conditions les nouveaux<br />

enseignants très éloignés à l’origine de la culture<br />

écrite peuvent-ils aider les élèves les plus éloignés<br />

de l’école ? Car ce sont eux qui se trouvent face au<br />

défi de faire passer l’école de la massification à la<br />

démocratisation.<br />

Au Chili : recherche de l’efficacité<br />

avec plus de contrôle de la formation<br />

et des enseignants<br />

Le système de formation a été revu pour plus<br />

d’efficacité après les résultats PISA de 2009 mais<br />

c’est depuis 15 ans que le système de formation<br />

s’est inscrit dans le cadre du programme de l’OC-<br />

DE « attirer, former et retenir des enseignants »,<br />

l’objectif étant d’accroître l’efficacité du système<br />

au travers la formation des enseignants.<br />

La qualité de la formation des enseignants est un<br />

sujet de préoccupation au vu des résultats aux<br />

tests nationaux et les premières réformes datent<br />

des années 90. De 1997 à 2002 le Chili a engagé<br />

des réformes pour renforcer la formation initiale<br />

des enseignants qui avait été affaiblie durant la<br />

dictature. Ce fut un réel succès et à partir de 2002<br />

l’offre des universités privées a explosé, enregistrant<br />

entre 2000 et 2008 une augmentation de<br />

812%.<br />

De 2006 à 2014 le modèle va être bouleversé.<br />

En 2006 le mouvement de jeunesse appelé les<br />

« pingouins », appelle à une meilleure éducation<br />

publique. Ceci va se traduire par des demandes de<br />

la part des enseignants : amélioration des conditions<br />

d’entrée dans la fonction, observatoire de la<br />

Page 40 n° 07 / juin 2016


Gisèle Jean<br />

Démocratisation et formation des enseignants en Amérique Latine Accès à l’éducation et<br />

persistances d’inégalités scolaires<br />

page 3/3<br />

qualité de la formation et actions pour son amélioration,<br />

évaluation des accréditations, licences<br />

d’enseignement, financement de la recherche,<br />

examen de qualification disciplinaire et pédagogique<br />

pour les futurs enseignants avant l’obtention<br />

du diplôme. Seule cette proposition sera<br />

retenue et peu appliquée.<br />

Le Chili hérite d’un système marqué par les<br />

années de dictature, et l’impact fort des politiques<br />

néolibérales des années 73 à 90, avec comme<br />

conséquence pour la formation des enseignants<br />

des inégalités fortes dues à la qualité très différente<br />

des formations universitaires publiques et<br />

privées dues à la massification des formations<br />

sans contrôle.<br />

Le choix antérieur de s’isoler des dynamiques<br />

du sous-continent, au temps de la dictature, est<br />

abandonné, le Chili aujourd'hui se soumet aux<br />

propositions de l’OCDE. Le risque est celui de<br />

la désinstitutionnalisation de la formation des<br />

enseignants. Il faudrait au contraire plus d’institutions<br />

qui produisent des programmes, qui<br />

soutiennent et surveillent que ces programmes<br />

soient enseignés aux futurs enseignants, et améliorer<br />

les conditions d’entrée dans le métier pour<br />

stopper l'hémorragie d'enseignants qualifiés.<br />

L'argentine : la question de la<br />

diversité, une formation pour<br />

enseigner en contexte difficile<br />

L'Argentine et le Chili, pays de forte immigration<br />

européenne ont un système scolaire très tôt<br />

constitué. La scolarisation a été importante et<br />

la population indigène quantitativement assez<br />

faible. Ces systèmes, aux différences socio économiques<br />

plus fortes que les différences culturelles,<br />

ont été fortement homogénéisant, avec<br />

un cadre national fort. Aujourd'hui les questions<br />

qui se posent sont celles des résultats scolaires de<br />

l'ensemble de la population, face aux difficultés<br />

d'inclure les populations les plus pauvres.<br />

La prise en compte des différences est désormais<br />

au centre des préoccupations des enseignants<br />

face à la grande difficulté scolaire.<br />

Une même éducation pour tous est remise en<br />

cause dans une logique d’adaptation aux conditions<br />

sociale, psychologique et biologique. La<br />

prise en compte de la diversité des élèves conduit<br />

à introduire les notions de capacités, de potentialités.<br />

Des enquêtes faites auprès des enseignants<br />

montrent que la pauvreté est vécue comme une<br />

limite infranchissable pour l'éducateur et qui<br />

détermine les possibilités d'apprentissage. Ceci<br />

conduit les enseignants à mettre en place des<br />

stratégies d'apprentissages spécifiques, considérant<br />

les élèves pauvres comme à risque social ou<br />

avec un déficit social et culturel. Ainsi ils ajustent<br />

les programmes, les contenus enseignés en fonction<br />

de ce que les élèves pauvres sont supposés<br />

pouvoir apprendre.<br />

La formation des maîtres est donc essentielle pour<br />

permettre de reconsidérer ces représentations des<br />

élèves en difficulté scolaire et pauvres. Or, les formations<br />

proposées visent à spécialiser les maîtres<br />

qui <strong>travail</strong>lent avec ces élèves mais la nature de<br />

ces formations renforce les présupposés initiaux<br />

au lieu de modifier la vision des enseignants. La<br />

neurobiologie, la psychopathologie de la conduite<br />

antisociale, la problématique du dysfonctionnement<br />

de la famille sont des enseignements qui, en<br />

formation, renforcent l'idée que le biologique est<br />

la cause du social.<br />

La question de l'inclusion sociale des élèves ne<br />

pourra se résoudre sans un effort particulier du<br />

côté de la formation qui devrait permettre de<br />

poser le débat en terme de tous éducables, refuser<br />

les explications moralisantes, reconnaître que<br />

l'éducation est un acte d'ouverture et que tous les<br />

élèves sont intelligents.<br />

Ce modeste texte tente de montrer la diversité<br />

des logiques à l'oeuvre dans les 4 pays. Les liens<br />

entre démocratisation et formation des enseignants<br />

sont tantôt lâches, impensés, insuffisants<br />

tant la massification est à l'oeuvre pour rattraper<br />

une situation profondément inégalitaire comme<br />

au Venezuela et au Brésil.<br />

Dans les pays d'anciens systèmes éducatifs la massification<br />

étant atteinte la question d'atteindre<br />

d'autres populations par une formation des<br />

maîtres différente ou plus efficace a été posée. Le<br />

poids des questionnements extérieurs au pays<br />

(OCDE notamment) sont prégnants dans les<br />

choix opérés en matière de formation des enseignants,<br />

mais ces choix sont re<strong>travail</strong>lés à l'aune<br />

des rapports de force existant et parfois hérités du<br />

passé comme au Chili.<br />

Gisèle JEAN<br />

A été responsable des questions de<br />

formation des enseignants<br />

au SNESUP et à la FSU et directrice de<br />

l'IUFM de Poitiers.<br />

A <strong>travail</strong>lé en Amérique Latine plusieurs<br />

années.<br />

Bibliographie :<br />

Pour le Brésil la thèse de Maira<br />

Mamede ,<br />

Pour l’Argentine les témoignages<br />

d’enseignants et le <strong>travail</strong> de<br />

Patrick Rayou ,<br />

Pour le Chili le <strong>travail</strong> de Béatrice<br />

Avalos et les travaux du centre de<br />

recherche avancée en éducation de<br />

l’université australe du Chili<br />

Pour le Venezuela mon <strong>travail</strong><br />

effectué en 2012 et 2013.<br />

En complément :<br />

Les communautés indigènes ont<br />

leur autonomie, elles choisissent<br />

ce qu’elles consacrent à l’éducation<br />

et ont une grande latitude pour<br />

l’organiser.<br />

C’est une allocation donnée par<br />

le gouvernement aux familles qui<br />

envoient leurs enfants à l’école afin<br />

d’éviter une perte de revenus pour<br />

celles-ci.<br />

Après l’élection de Lula et au moment<br />

de ce grand bouleversement<br />

le SNES notamment a <strong>travail</strong>lé sur<br />

ces questions avec le ministère et le<br />

syndicat d’enseignant.<br />

Page 41


La formation des<br />

enseignants au Brésil :<br />

pour <strong>quel</strong> avenir ?<br />

Antônio de Pádua NunesTomasi<br />

Áurea Regina GuimarãesTomasi<br />

page 1/2<br />

Réfléchir sur la formation des enseignants nous<br />

emmène tout de suite à penser <strong>quel</strong> type de citoyen<br />

nous voulons former et également <strong>quel</strong> projet de<br />

societé nous avons. Alors, si nous défendons une<br />

societé plus juste avec moins d’inégalités au Brésil, il<br />

faut que l’éducation et surtout l’école publique soit<br />

plus démocratique, que l’accès soit assuré à tous mais<br />

aussi que la qualité de l’enseignement soit au niveau de<br />

l’éducation des élites.<br />

Les inégalités qui sont présentes dans toutes les<br />

sphères de la societé et qui sont plus marquées dans les<br />

rapports au <strong>travail</strong>, sont aussi présentes et reproduites<br />

dans le domaine de l’éducation formelle, soit au niveau<br />

de l’enseignement élémentaire soit au niveau supérieur<br />

et aussi dans l’éducation professionelle. L’école,<br />

nous le savons depuis Bourdieu, contribue à la reproduction<br />

des inégalités entre les classes sociales.<br />

Alors, comme dans la vie économique, politique et<br />

dans la santé, parmi d’autres, nous avons au Brésil, en<br />

utilisant une expression française, un système éducatif,<br />

“ à deux vitesses ”. Dans l’enseignement élémentaire<br />

jusqu’au lycée, nous avons des écoles privées avec<br />

de très bons équipements et des équipes d’enseignants<br />

bien préparés et bien soutenus, qui forment les enfants<br />

et les adolescents des classes favorisées. En même<br />

temps, les enfants des couches moins favorisées sont<br />

scolarisés dans des écoles publiques très précarisées,<br />

sur le plan matériel et professionel.<br />

Dans l’enseignement supérieur au contraire, l’université<br />

publique sélectionne les plus favorisés et leur<br />

offre un enseignement de très bonne qualité et gratuit,<br />

pendant que les étudiants des classes populaires qui<br />

réussissent à arriver à ce niveau, n’ont que les instituts<br />

d’enseignement supérieur privé payants, très chers et<br />

de qualité douteuse.<br />

L’école brésilienne à deux vitesses a aussi une formation<br />

des enseignants à deux vitesses. Ceux qui ont une<br />

formation de plus haute qualité seront engagés dans<br />

l’enseignement pour les riches (privé au niveau élémentaire<br />

et publique au niveau supérieur). Dans ce sens, ils<br />

seront aussi mieux rémunérés et recevront une formation<br />

continue parrainée par les établissements privés<br />

ou par les organismes et les agences de soutien au<br />

prolongement des études et de recherche scientifique.<br />

D’un autre côté, ceux qui enseignent aux élèves et étudiants<br />

moins favorisés qui ont eu une formation d’une<br />

qualité inférieure et qui <strong>travail</strong>lent dans des conditions<br />

plus difficiles et sont moins bien payés, sont obligés<br />

de se débrouiller tout seuls, pour avancer dans leurs<br />

études et réussir leurs diplômes.<br />

Il faut remarquer que, en dépit de meilleurs salaires<br />

et de conditions de <strong>travail</strong> plus appropriées, même<br />

les enseignants des établissements pour les enfants et<br />

jeunes de classes plus favorisées subissent aujourd’hui<br />

une dévalorisation accentuée de leur profession.<br />

Les inégalités et les hiérarchies aussi présentes sur le<br />

marché du <strong>travail</strong> et de plus en plus dans les cours de<br />

formation des enseignants, attirent de moins en moins<br />

de jeunes pour suivre cette carrière, pleine de défis et<br />

d’obstacles. Enfin, l’exercice de la profession de maître à<br />

l’école et même à l’université exige une forte formation<br />

mais les avantages ne sont pas assez intéressants, surtout<br />

si nous faisons une comparaison avec des métiers<br />

qui exigent parfois seulement le niveau scolaire du<br />

lycée, offrent de meilleurs salaires et procurent moins<br />

de soucis.<br />

Toutefois, quand il y a une crise sur le marché du <strong>travail</strong>,<br />

des professionels regardent l’enseignement comme<br />

une alternative temporaire, par exemple, un ingénieur<br />

civil qui ne trouve pas de <strong>travail</strong> dans les entreprises de<br />

construction est devenu enseignant de mathématique<br />

ou de physique. Dans ces conditions, il est obligé de<br />

suivre un cours complémentaire avec des disciplines<br />

telles que didactique, histoire de l’éducation, structure<br />

et fonctionement de l’enseignement, parmi d’autres,<br />

pour apprendre à des élèves de niveau élémentaire<br />

jusqu’au lycée, ce qui, pourtant, n’aurait pas été nécessaire<br />

s’il exerçait au niveau universitaire.<br />

Cependant, nous avons un manque d’enseignants, surtout<br />

au lycée dans des disciplines comme la géographie,<br />

la physique et la chimie. Mais ce qui est également grave,<br />

c’est le fait que le niveau de formation des enseignants<br />

ait baissé sensiblement dans les dernières décennies.<br />

Page 42<br />

n° 07 / juin 2016


Antônio de Pádua NunesTomasi<br />

Áurea Regina GuimarãesTomasi<br />

page 2/2<br />

Face à ces trois défis : les inégalités économiques et<br />

sociales, l’existence d’une école à deux vitesses et la<br />

formation déficitaire des enseignants, il faut que la<br />

politique éducative affronte cette réalité appuyée sur<br />

<strong>quel</strong>ques présuposés.<br />

Á côté d’une valorisation salariée pour attirer les jeunes<br />

vers cette profession, avec de meilleures conditions de<br />

<strong>travail</strong> et de meilleures conditions d’accueil au niveau<br />

matériel (batiment, meubles) des écoles, il est indispensable<br />

que la formation des enseignants soit très<br />

intensifiée, mais aussi réfléchie, planifiée et explicitée.<br />

Ce bref scénario nous amène à la réflexion suivante :<br />

demander une formation égale et de qualité pour tous<br />

les enseignants, y compris ceux qui <strong>travail</strong>lent avec des<br />

élèves tellement différents du point de vue social et<br />

culturel, ne suffit pas car la sociologie de l’éducation<br />

nous a appris que l’équité ce n’est pas donner le même<br />

bagage pour tous. L’échec scolaire trouve son origine<br />

en grande partie dans l’absence de prise en compte<br />

des différences et aussi dans la difficulté de l’école et<br />

des enseignants à envisager la diversité culturelle du<br />

public. Alors, il faut absolument que les enseignants<br />

soient formés à respecter la diversité et à chercher par<br />

différentes méthodes à <strong>travail</strong>ler avec toutes sortes<br />

d’élèves pour assurer à chacun les mêmes connaissances<br />

que celles données aux plus privilegiés.<br />

La formation des enseignants doit être très solide du<br />

point de vue du contenu, au niveau des apprentissages<br />

universels dans tous les domaines de la connaissance.<br />

À côté de cela, la formation des enseignants doit<br />

encore être politisée et engagée. Le plus souvent,<br />

l’école refuse ce que les élèves savent et ne s’intéresse<br />

pas aux questions qui sont posées dans le contexte<br />

local, comme les problèmes du quartier ou de la ville.<br />

Elle doit reconnaître et valoriser les connaissances<br />

et cultures des élèves et de leur communauté, en<br />

respectant leurs particularités, leurs langues et leurs<br />

spécificités. Ces connaissances non reconues à l’école<br />

doivent participer à la construction de la connaissance<br />

universelle au même titre que celles détenues par<br />

les classes privilégiées. Les enseignants doivent être<br />

conscients des enjeux politiques et théoriques pour<br />

réussir à démocratiser effectivement l’enseignement.<br />

De cette façon, nous pouvons nous approcher d’une<br />

réalité où les enfants et les jeunes pouront être<br />

capables de comprendre le monde et de penser aussi<br />

à la façon de le reconstruire et de le transformer pour<br />

qu’il soit plus juste et pour qu’ils bénéficient d’une<br />

meilleure qualité de vie.<br />

Les derniers années sous le gouvernement du Parti des<br />

Travailleurs (PT), au Brésil avec la présidence de Luis<br />

Inácio Lula da Silva et de Dilma Roussef, la politique<br />

éducative n’a pas été suffisante pour transformer cette<br />

réalité, dans le sens où nous le défendons ici. Toutefois,<br />

par rapport à <strong>quel</strong>ques décennies auparavant, quand<br />

l’école à deux vitesses a été renforcée, cette fois-ci cela<br />

a été la première occasion où la politique publique au<br />

Brésil a essayé de changer un peu, en se donnant l’objectif<br />

de diminuer le décalage entre la qualité de l’éducation<br />

pour les pauvres et pour les riches. Et cela dans<br />

le but de donner les mêmes chances pour tous, même<br />

si on ne peut pas renverser d’un coup, les inégalités et<br />

les injustices de plusieurs siècles.<br />

Alors, les enseignants se voient confrontés à un nouveau<br />

public à l’école élémentaire mais plus encore<br />

à l’université où les couches moins favorisées n’arrivaient<br />

pas. Il faut donner plus à ceux qui n’ont pas<br />

beaucoup. Et c’est vrai que certains établissements ne<br />

s’engagent pas et ne font pas d’efforts pour augmenter<br />

le niveau de l’enseignement ou pour investir dans la<br />

formation continue des enseignants. Mais, il y a ceux<br />

qui font en sorte d’améliorer la qualité soit grâce à la<br />

demande ou à la stimulation du gouvernement mais<br />

aussi en réponse à la pression des classes populaires<br />

spécialement pour celles qui arrivent au niveau de<br />

l’enseignement supérieur.<br />

A cause ou grâce à toutes les innovations technologiques<br />

qui ont changé la communication, les réseaux,<br />

la production de connaissance et aussi les rapports de<br />

force dans la société, les enseignants se voient obligés<br />

de chercher des instruments et des outils que seulement<br />

une formation continue bien réaliste et critique<br />

est capable de leur donner.<br />

Nous aurons de la chance si nous arrivons à maintenir<br />

ce gouvernement plus démocratique et plus à gauche<br />

que nous avons aujourd’hui, pour pouvoir avancer<br />

dans ce sens et renforcer la politique éducative et de<br />

formation des enseignants pour un avenir plus juste<br />

et démocratique, comme la plus grande partie de la<br />

population brésilienne le demande et le mérite.<br />

Áurea Regina Guimarães TOMASI<br />

Sociologue. Professeure et chercheure<br />

à l'Universidade do Estado de Minas<br />

Gerais - Faculté de l'Education/Cours<br />

de Pédagogie et au Programme de Pós<br />

Graduação em Gestão Social Educação<br />

e Desenvolvimento Local (Master<br />

Professionnel en Gestion Sociale,<br />

Education et Développement Local) au<br />

Centro Universitário UNA. Belo<br />

Horizonte. Minas Gerais. Brasil<br />

Antônio de Pádua Nunes TOMASI<br />

Sociologue. Professeur et chercheur au<br />

Centro Federal de Educação tecnológica<br />

de Minas Gerais. Master en Education<br />

Technologique. Belo Horizonte.<br />

Minas Gerais. Brasil<br />

Page 43


Le <strong>travail</strong> que je fais,<br />

c’est un <strong>travail</strong> amoureux<br />

Entretien avec Nicolas Frize<br />

Compositeur de musique contemporaine<br />

que dans n’importe <strong>quel</strong> <strong>travail</strong> – y compris le<br />

plus répétitif et le plus mécanique en apparence<br />

- il existe une marge d’intervention subjective<br />

qui va permettre une forme d’appropriation.<br />

Un vécu singulier du <strong>travail</strong>. Ça ne veut pas<br />

dire qu’il faut valider n’importe <strong>quel</strong>le tâche<br />

abrutissante et aliénante, ça veut dire qu’il y<br />

a dans le <strong>travail</strong> une capacité de chacun à être<br />

intelligent et sensible « malgré tout ». Malgré<br />

les contraintes, la hierarchie, la tâche éventuellement<br />

dénuée d’initiative, etc.<br />

© Bernard Baudin<br />

Nicolas Frize conçoit son <strong>travail</strong> artistique<br />

comme l’espace et le temps d’une rencontre in<br />

situ, qui prendra la forme d’une résidence ou<br />

plutôt d’une « installation » souvent longue (1<br />

ou 2 ans) du compositeur au sein-même des<br />

lieux du <strong>travail</strong> – usine, laboratoire, manufacture,<br />

établissement scolaire… Il arrive, s’installe,<br />

partage des moments de vie avec les ouvriers ou<br />

des salariés de l’entreprise et élabore avec eux<br />

une œuvre singulière et située dans le temps,<br />

qui sera le résultat de cette expérience unique.<br />

Rencontre avec un artiste engagé et exigeant,<br />

au cœur du <strong>travail</strong>, au sortir de sa dernière<br />

aventure : une résidence création de 2 ans avec<br />

les ouvriers d’une usine PSA à Saint-Ouen en<br />

banlieue parisienne.<br />

Être reconnus comme des<br />

sujets de leur <strong>travail</strong>, des êtres<br />

qui sentent et qui pensent<br />

Mon objet ici n’est pas de parler ou de donner<br />

à voir la souffrance au <strong>travail</strong>. Ni de porter des<br />

revendications syndicales au sein du salariat<br />

pour de meilleures conditions de <strong>travail</strong> ou de<br />

rémunération. Non, l’objectif et ce qui m’intéresse<br />

dans cette expérience de confrontation<br />

rencontre avec par exemple les ouvriers de PSA,<br />

c’est de partager et de faire entendre la capacité<br />

individuelle et collective qu’ont ces gens à<br />

mettre chacun <strong>quel</strong>que chose « en activité ». Il<br />

est temps qu’on les reconnaisse pour ce qu’ils<br />

sont, des sujets de leur <strong>travail</strong>, des êtres qui<br />

sentent et qui pensent. Qu’on leur reconnaisse<br />

une capacité d’inventer et de créer à l’intérieur<br />

de leur <strong>travail</strong> et qu’on ne les assujettisse pas à<br />

une identité purement fonctionnelle.<br />

Ce que j’ai compris et éventuellement découvert<br />

à travers les conversations, échanges, entretiens<br />

que j’ai pu avoir avec une grande part d’entre<br />

eux, c’est à <strong>quel</strong> point l’employeur méconnaît la<br />

réalité du <strong>travail</strong> de ses salariés. Ce qu’ils font. Il<br />

sait ce qu’ils ont à faire et il reconnaît le résultat,<br />

la production finale. Mais comment ça a été fait,<br />

ce qui a été convoqué, ce qui a été mis en action<br />

et en mouvement pour obtenir ce résultat, il<br />

l’ignore la plupart du temps totalement. Or,<br />

c’est justement cela qui est le plus intéressant et<br />

le plus significatif dans le <strong>travail</strong>. Le savoir faire<br />

et le savoir être uniques qui sont mis en œuvre.<br />

C’est ainsi que l’on arrive à ces trois notions clés<br />

qui pour moi déterminent ce qui a lieu dans le<br />

<strong>travail</strong> : le « <strong>travail</strong> prescrit », le « <strong>travail</strong> réel<br />

visible » et le « <strong>travail</strong> réel invisible ». C’est l’idée<br />

Parce que si l’on creuse un peu la question, on<br />

s’aperçoit que ce n’est pas seulement l’employeur<br />

qui n’a pas vraiment conscience de ce que fait<br />

son salarié, c’est aussi le salarié lui-même qui,<br />

pour une part, minimise ce qu’il fait. Il y a des<br />

pans entiers de son <strong>travail</strong> qui sont effectués<br />

de manière inconsciente, spontanée, intuitive<br />

sans faire appel à une volonté ou une réflexion<br />

conscientes. A l’issue des entretiens que j’avais<br />

avec les ouvriers de PSA Saint-Ouen, nombre<br />

d’entre eux me disaient en partant : « C’est<br />

dingue, je n’aurais jamais cru que je faisais tout<br />

ça ! ». C'est-à-dire qu’ils réalisaient soudain la<br />

nature complexe, subtile de leur <strong>travail</strong>, tout ce<br />

que ça mettait en jeu. Et que ce qui leur paraissait<br />

comme banal et à la portée de n’importe<br />

qui, eux seuls pouvaient le faire, du moins de la<br />

façon dont ils le faisaient. Ils découvraient d’une<br />

certaine façon certains aspects personnalisés<br />

de leur activité, et ainsi se la réappropriaient.<br />

Et cette prise de conscience, elle est précieuse<br />

aussi pour la lutte sociale et syndicale. Elle rend<br />

la lutte plus efficace, plus incarnée, parce que<br />

dès lors que les ouvriers ont conscience de la<br />

valeur réelle de leur <strong>travail</strong>, ils formulent avec<br />

plus d’acuité et de force pourquoi ils se battent<br />

réellement. Ils ne se battent pas pour un slogan<br />

ou une revendication, ils se battent pour préserver<br />

le sens et le contenu de leur <strong>travail</strong>.<br />

A la lumière de la dernière expérience<br />

Peugeot, d’où te vient<br />

ce désir d’investir et d’interroger<br />

le monde du <strong>travail</strong> en<br />

lien avec une démarche et une<br />

pratique artistique ?<br />

Page 44<br />

n° 07 / juin 2016


Le monde du <strong>travail</strong>, c’est ma première cause<br />

militante. C’est aussi un monde que je connais<br />

et que j’ai pratiqué, concrètement. Pour gagner<br />

ma vie en dehors de la musique, j’ai <strong>travail</strong>lé à<br />

Air France, dans une usine Nestlé, j’ai <strong>travail</strong>lé<br />

de nuit… j’ai un petit vécu, une expérience<br />

physique de ce monde et de cette vie-là et avec<br />

les ouvriers, j’essaie d’échanger avec eux sur un<br />

terrain commun. C’est sur ces bases-là que nous<br />

pouvons partager ensemble une parole.<br />

Au départ de l’expérience Peugeot, il y a donc<br />

d’abord cette proximité que je ressens avec le<br />

monde du <strong>travail</strong>. Et je tiens à dire que c’est une<br />

initiative et un désir entièrement personnels.<br />

Personne ne me l’a demandé. Je voulais mener<br />

une résidence à l’intérieur d’une usine pendant<br />

un temps suffisant pour m’immerger dans ce<br />

monde-là. J’ai donc dit à mes partenaires institutionnels,<br />

DRAC et Département : « voilà,<br />

je vais m’installer pendant deux ans dans une<br />

usine et conduire un <strong>travail</strong> de création et<br />

d’expérimentation avec les ouvriers présents ».<br />

J’ai cette chance aujourd’hui de pouvoir choisir<br />

et proposer les sujets de mes recherches et<br />

de mes œuvres dans le cadre des subventions<br />

qui me sont allouées. Il me fallait trouver une<br />

entreprise susceptible d’accueillir le projet tel<br />

que je l’imaginais : m’installer dans les lieux<br />

pendant deux ans, conduire des entretiens avec<br />

l’ensemble du personnel et sur cette période<br />

monter avec eux une création musicale. A l’appui<br />

de ma démarche, j’ai montré au Directeur<br />

de l’usine PSA sur le site de Saint-Ouen des<br />

exemplaires de notre journal collectif Travails 1<br />

et il a dit d’accord !<br />

Et comment s’est déroulé le<br />

processus commun de <strong>travail</strong> ?<br />

Quelles en ont été les étapes ?<br />

J’ai d’abord demandé à avoir un bureau dans<br />

l’usine avec une porte sur la<strong>quel</strong>le serait marqué<br />

« Compositeur » afin d’être clairement identifié<br />

et signifier que je <strong>travail</strong>le ici. C’est dans ce<br />

bureau que j’ai réalisé la plupart des entretiens<br />

qui ont constitué le matériau de départ du <strong>travail</strong><br />

et m’ont donné l’écriture et le contenu de<br />

l’oeuvre. La seconde étape a été de demander<br />

un espace de <strong>travail</strong>. Le directeur a donc mis à<br />

notre disposition une zone dans l’usine où avec<br />

les ouvriers nous avons commencé à collecter les<br />

pièces automobiles présentes pour les détourner,<br />

à fabriquer des portiques, et assembler des<br />

sortes « d’instruments ». Ensuite, j’ai réalisé des<br />

prises de sons afin d’avoir la mémoire sonore<br />

des postes de <strong>travail</strong>. Et à l’heure des repas que<br />

nous prenions ensemble, je faisais écouter aux<br />

ouvriers les différents sons que j’avais enregistrés<br />

et eux, grâce à la connaissance qu’ils avaient<br />

des différents postes et de leurs fonctions, les<br />

documentaient, les identifiaient et nous les<br />

commentions ensemble. Ils étaient un peu<br />

mes « chasseurs de sons ». Ce que m’a montré<br />

cette étape initiale de la résidence et dans un<br />

certain sens ce qu’elle leur a montré aussi à eux,<br />

c’est à <strong>quel</strong> point ils connaissent intimement<br />

la substance de leur <strong>travail</strong> et même au fond<br />

à <strong>quel</strong> point ils aiment leur boulot. Et la place<br />

prépondérante qu’il prend dans leur vie. Le <strong>travail</strong>,<br />

c’est l’endroit où l’on est socialisé, l’endroit<br />

du collectif, mais aussi là où l’on est reconnu<br />

comme capable.<br />

Après cela, j’ai fait des photographies très grand<br />

format des caristes circulant dans les allées<br />

avec leur car à fourches et je les ai accrochées<br />

aux murs de l’usine. C’était une exposition du<br />

<strong>travail</strong>, de leur <strong>travail</strong>, donc d’eux-mêmes qui<br />

brusquement se sont vus, affichés en grand<br />

dans leur lieu de <strong>travail</strong>. C’était un moment très<br />

émouvant. Tous les jours, lorsque j’arrivais dans<br />

l’usine, les caristes me saluaient au passage. Je<br />

me suis dit « je dois photographier tous ces<br />

bonjours » ! Alors, tandis qu’ils passaient en<br />

transportant leurs caisses, je les ai pris en photo<br />

chacun, en leur demandant de me saluer à nouveau,<br />

et soudain, ça a tout changé, cela a donné<br />

un visage au <strong>travail</strong>. C’est cela que traduisaient<br />

ces photos, une forme de reconnaissance : « tu<br />

m’as vu. Je te vois. On existe ». Et c’est ce message<br />

là qu’on placardait sur les murs de l’usine.<br />

Du coup, j’ai fait la même chose avec l’écriture<br />

musicale, j’ai fait des agrandissements de mes<br />

partitions et elles aussi je les ai mises aux murs<br />

dans l’usine. Puis, j’ai demandé aux ouvriers qui<br />

voulaient participer à la création musicale de<br />

venir me voir dans mon bureau pour démarrer<br />

les répétitions. La direction avait accepté qu’ils<br />

prennent ce temps-là sur leur temps de <strong>travail</strong>.<br />

Et pour finir, nous avons donné le concert dans<br />

l’usine. On a dégagé complètement un lieu de<br />

stockage pour y mettre un gradin de 500 places.<br />

Il y avait des pièces automobiles suspendues, un<br />

chœur, des solistes, un ensemble instrumental,<br />

des enceintes partout et une série de textes<br />

parlés/chantés issus directement des entretiens<br />

avec les ouvriers et constitués de leurs paroles.<br />

L’aboutissement d’un <strong>travail</strong> de deux ans.<br />

Avec le recul, que te reste-t-il<br />

de cette expérience singulière<br />

et exigeante ? A-t-elle transformé<br />

<strong>quel</strong>que chose de ta vision<br />

du réel et de ton rapport<br />

au <strong>travail</strong> et à la création ?<br />

Il m’est difficile de répondre avec précision. En<br />

deux ans, il s’est passé énormément de choses. Ce<br />

que je retiens, c’est peut-être la nécessité urgente<br />

de reconnaître dans le <strong>travail</strong> - comme je crois<br />

dans toute activité <strong>quel</strong>le qu’elle soit - cette part<br />

d’interprétation singulière, d’appropriation et<br />

d’incarnation qui nous fait sujets. Ne pas voir la<br />

seule production et le résultat mais embrasser<br />

l’ensemble du processus qui conduit à ce résultat.<br />

Et ce processus, il dépasse largement la seule technicité<br />

et le savoir faire, même s’ils en font partie.<br />

C’est <strong>quel</strong>que chose de sensible, d’intime qui<br />

appartient à chaque individu et qui est infiniment<br />

complexe, délicat et difficile à cerner et à saisir.<br />

Une autre dimension essentielle à mon sens dans<br />

ce <strong>travail</strong> ensemble, c’est la rencontre. Aller à leur<br />

rencontre, parler avec eux et dépasser cette étanchéité<br />

du monde du <strong>travail</strong>, des mondes entre eux,<br />

le mien et le leur, déjouer cette tendance qu’il y a<br />

dans la vie à ne se rencontrer qu’entre soi. Mon<br />

<strong>travail</strong> d’artiste, je le vois un peu comme ça : faire<br />

se rencontrer les irrencontrables. M’installer et<br />

vivre à leurs côtés dans cette usine m’a obligé à<br />

cela. Le langage et la création artistique sont des<br />

outils formidables pour créer ce lien. C’est par là<br />

que ça passe. Aller au devant de l’autre dans son<br />

lieu de <strong>travail</strong>, c’est une expérience très forte. C’est<br />

culturellement et politiquement très important. Il<br />

faut apprendre à <strong>travail</strong>ler physiquement hors de<br />

« chez soi ». L’œuvre que j’ai créée avec eux m’apparaît<br />

comme l’une des plus accomplies que j’ai<br />

jamais réalisées et j’en suis très heureux. Je sais que<br />

c’est lié à la qualité et la durée de ces rencontres : la<br />

forme et l’écriture de l’œuvre finale témoignent de<br />

cette exigence du dispositif.<br />

Dans une telle expérience, la durée est en effet<br />

fondamentale. C’est elle qui construit la relation,<br />

le collectif. La durée, c’est mettre les corps<br />

ensemble, les faire vivre ensemble. Parce que<br />

oui, ce <strong>travail</strong> c’est aussi une épreuve des corps.<br />

Comme dans les horaires de nuit par exemple,<br />

que j’ai partagés avec eux. Là, c’est une vraie<br />

épreuve, eux ont l’habitude, la pratique, moi je<br />

ne l’ai pas. Alors, ils m’aident à tenir le coup. On<br />

boit du café ensemble. On arrête de parler. Le<br />

<strong>travail</strong> que je fais, c’est un vrai <strong>travail</strong> amoureux.<br />

Sans séduction ni complicité de circonstance,<br />

on se rencontre, on mange ensemble, on parle<br />

ensemble et maintenant, ça continue, on se<br />

téléphone, ils viennent à mes concerts, certains<br />

ont envie de participer à des projets à venir,<br />

l’aventure ne s’arrête pas…<br />

(1) Le journal « collectif et proliférant »Travails, fruit des efforts et de l’engagement de nombreux chercheurs et artistes dont Nicolas Frize, Yves Clot, Gérard Paris-Clavel,<br />

Andrée Bergeron entre autres, s’est donné comme objectif à partir d’entretiens menés en situation de donner à entendre des paroles singulières de salariés et d’ouvriers sur<br />

différentes dimensions de leur <strong>travail</strong> : le corps, le langage, la pause, le <strong>travail</strong> de nuit etc.<br />

Page 45


Propositions de lecture<br />

© Pavan Trikutam<br />

Page 46 n° 05 / décembre 2015


Proposition de lecture par Patrick Singéry<br />

Le sens du social,<br />

Les puissances de la coopération<br />

Franck Fischbach,<br />

Lux 2015<br />

Penser l'école dans une perspective émancipatrice nécessite de penser non seulement les conditions et modalités<br />

de son inscription dans le champ social, mais le social lui-même. C'est ce à quoi nous invite le livre de<br />

F. Fischbach.<br />

La victoire idéologique provisoire de la doxa libérale a été, dans un premier temps, de rendre dominante<br />

l'idée qu'à des individus prétendument libres s'opposerait un social représenté par la figure d'un Etat par<br />

nature intrusif voire oppresseur, et qu'en finir avec cet Etat permettrait l'émancipation des individus.<br />

Pour l'auteur, cette première étape masque le fait que, derrière la fin de l'Etat "social et assurantiel", c'est la fin<br />

de l'idée même de social, de société, qui est visé. La deuxième étape tente de rendre hégémonique, dans les esprits et dans les pratiques,<br />

l'acceptation voire la revendication, par les individus considérés et se considérant eux-mêmes comme libres et égaux, de leur mise en<br />

concurrence généralisée.<br />

A cette construction idéologique évacuant l'individu du social, l'auteur oppose le fait que, dépendant des autres, nous sommes d'abord des<br />

êtres de rapports, donc des êtres sociaux. Et que c'est précisément dans ces rapports, c'est-à-dire dans le social, que nous nous construisons<br />

comme individus.<br />

Il y a donc urgence, nous dit l'auteur, à repenser le sens et les institutions du social. La philosophie peut y contribuer, sous réserve d'une<br />

réévaluation critique des discours et des concepts qu'elle a produits sur cette question.<br />

Constatant ce qu'il appelle un "mépris du social" dans la production philosophique du 20ème siècle, l'auteur propose de dépasser les<br />

oppositions entre le social d'une part et le politique, le "commun", l'Etat d'autre part. Lui-même rapport social, le mode de production<br />

capitaliste, en privatisant les richesses, masque paradoxalement le caractère social de toute activité, de toute production humaine.<br />

Selon lui, ce qui permet ces dépassements, c'est le concept de "capital", dont il rappelle au passage que c'est un rapport social : le mode de<br />

production capitaliste, en privatisant les richesses, masque le caractère social de toute activité, de toute production humaine.<br />

L'auteur définit alors le social comme une réalité -ce que nous sommes- inséparable d'une morale : ce que nous sommes nous hausse<br />

au-delà de nous-mêmes puisque nous ne pouvons être qu'en tant qu'êtres sociaux. Cette dialectique du social comme réalité et comme<br />

morale implique pour l'auteur une troisième dimension du social : celle de ce qui est souhaitable, désirable ; une dimension « d'idéal »,<br />

critique de l'existant, qui porte en elle une possible intensification de la vie sociale. C'est cette intensification que l'auteur nomme coopération<br />

et c'est selon lui dans le <strong>travail</strong> qu'elle se réalise.<br />

La phase actuelle du capitalisme se caractérise par une désocialisation de l'économie et donc du <strong>travail</strong>, qui n'est plus envisagé comme<br />

une fonction et une activité sociales mais comme une juxtaposition de conduites individualisées. Or, le <strong>travail</strong>, vecteur fondamental de<br />

la vie sociale, doit être considéré comme "<strong>travail</strong> vivant", qui implique une dynamique de coopération, alors que le marché capitaliste du<br />

<strong>travail</strong> impose une coordination qui est l'autre nom de la domination puisqu'elle s'opère de l'extérieur. L'activité sociale qu'est le <strong>travail</strong><br />

porte l'exigence d'une maîtrise de ses conditions objectives et matérielles de sa réalisation.<br />

Et c'est parce que, parmi ces conditions, il y a le <strong>travail</strong> et le produit du <strong>travail</strong> d'autres, que cette maîtrise ne peut être que collective et ne<br />

peut s'exercer que par la coopération. Le collectif de <strong>travail</strong> a alors pour caractéristique de pouvoir prendre des décisions : sur lui-même,<br />

son organisation, sur les formes que prend la coopération, sur l'objet et le sens du <strong>travail</strong>...1 Cette dimension coopératrice du <strong>travail</strong> permet<br />

le développement d'une véritable forme démocratique de la vie sociale. Et l'on peut, nous dit F. Fischbach "appeler émancipation une<br />

pareille identification de la vie sociale, du <strong>travail</strong> et de la démocratie".<br />

Au delà du plaisir intellectuel que l'on peut éprouver à lire, par exemple, les pages sur la dialectique du "je" et du "nous" et sur l'impossibilité<br />

dans la<strong>quel</strong>le se trouvent deux électeurs conservateurs, ou Abel et Caïn, de dire à la fois "je" et "nous", ce livre peut nous permettre<br />

d'éclaircir <strong>quel</strong>ques questions concrètes que se posent... les mouvements sociaux.<br />

Comment dépasser l'opposition stérile et enfermante entre une démocratie prétendument représentative (de qui ?) et la démocratie "participative"<br />

(qualificatif dont il est politiquement urgent de la débarrasser) ? Piste possible : Si le <strong>travail</strong> est bien, comme l'avance l'auteur, le<br />

terrain d'émergence de la démocratie, cela permet de comprendre en quoi la loi dite "<strong>travail</strong>", parce qu'elle remet en cause le droit du <strong>travail</strong>,<br />

est par là même, fondamentalement, une entreprise de destruction de la démocratie. Et les formes diverses ("nuits debout", réseaux<br />

sociaux, manifs, grèves, projets alternatifs...) que prend l'opposition à cette loi marquent une volonté de faire émerger et de s'approprier<br />

des formes nouvelles et émancipatrices de démocratie.<br />

Comment comprendre, pour mieux les combattre, les logiques identitaires (compensatrices, dit l'auteur), qui empêchent toute vie réellement<br />

sociale ?<br />

Quels rapports, pour opérer <strong>quel</strong>les convergences, pouvons-nous établir entre des pratiques qui, alors que certaines ne sont pas explicitement<br />

anticapitalistes, remettent toutes en question les logiques de concurrence, de domination, de profit...? Y'a-t-il, par exemple, <strong>quel</strong>que<br />

chose de "commun" entre une Amap, un "fablab" et la coopérative Scop'ti des ex-Fralib, et si oui, que faisons-nous de ce commun-là?...<br />

Page 47


Propositions de lecture par Erwan Lehoux<br />

Demain le syndicalisme.<br />

Repenser l'action collective<br />

à l'époque néolibérale<br />

Louis-Marie Barnier, Jean-Marie Canu, Christian Laval et Francis Vergne,<br />

Coll. : Comprendre et Agir, Syllepse, Paris, 2016, 130 p.<br />

Membres de l'Institut de recherche de la FSU, les quatre auteurs de ce petit ouvrage<br />

interrogent les enjeux et les défis aux<strong>quel</strong>s est confronté le syndicalisme<br />

aujourd'hui. Alors que certains néolibéraux n'ont jamais caché leur volonté d'en<br />

finir avec les syndicats, d'autres, d'une manière peut-être plus subtile, préféreraient<br />

les intégrer au jeu du libre marché. Cette dernière orientation, défendue<br />

par les ordolibéraux allemands, s'entend dans une logique plus générale qui<br />

consiste à faire adhérer les salariés à la raison néolibérale. C'est ainsi que les<br />

syndicats sont considérés comme des partenaires sociaux qui, dans le cadre du<br />

dialogue social, négocient avec le patronat de manière à pacifier les relations<br />

sociales au sein des entreprises. À terme, il s'agit de responsabiliser les syndicats<br />

et les salariés qu'ils représentent en les convainquant qu'ils partagent avec leur patron le même intérêt,<br />

celui de l'entreprise.<br />

Tandis que certains syndicats se sont progressivement accommodés du rôle qui leur est assigné, d'autres<br />

cherchent à s'en extirper mais ne parviennent pas toujours à éviter les pièges qui leur sont tendus…<br />

Les auteurs insistent en premier lieu sur le règne de la concurrence généralisée qui s'étend dans tous<br />

les domaines de l’existence et qui déstabilise les syndicats. De fait, ces derniers ont parfois tendance à<br />

participer au jeu de la concurrence, en veillant à la promotion de chacun au sein de l’entreprise (gestion<br />

de carrière, reconnaissance des compétences, etc…) et non plus à la défense du collectif. De même, au<br />

nom de la compétitivité, ils sont invités à sacrifier des conquêtes sociales en échange d’un hypothétique<br />

maintien de l’emploi, ce que la Loi Travail ne manquera pas de renforcer. En second lieu, un chapitre est<br />

consacré au dialogue social, dans le<strong>quel</strong> le syndicalisme s’enlise puisque ce dernier consiste en un cadre<br />

fixé par le patronat dont il convient de respecter les règles.<br />

Les trois derniers chapitres de l'ouvrage parcourent <strong>quel</strong>ques pistes qui pourraient permettre au syndicalisme<br />

de faire face au contexte néolibéral. D’abord, face à un patronat qui s'organise par-delà les<br />

frontières nationales, les auteurs invitent à repenser l’action syndicale au niveau européen et mondial.<br />

Ils traitent ensuite de la reconstruction des syndicats et de l'élaboration de contre-propositions. Les<br />

mutations de la société – notamment l'installation d'un chômage structurel de plus en plus important<br />

et le développement des emplois précaires – obligent en effet les syndicats à renouveler leurs pratiques<br />

mais aussi leurs revendications. En particulier, les auteurs interrogent l'idée de créer des droits attachés<br />

à la personne : si elle peut constituer une réponse intéressante, il convient de se méfier de toute récupération<br />

néolibérale… Enfin, le dernier chapitre ouvre un horizon plus vaste, qui place le syndicalisme<br />

au cœur de la lutte contre le néolibéralisme, aux côtés d'autres mouvements. Dans cette optique, les<br />

syndicats sont appelés à renouer avec une perspective de transformation sociale, alliant projet de société<br />

global et luttes et expériences locales.<br />

Page 48 n° 07 / juin 2016


Propositions de lecture par Françoise Chardin<br />

Littérature jeunesse<br />

Le fils de l'ombre<br />

et de l'oiseau<br />

Alex Cousseau<br />

Editions du Rouergue, 2016-05-16<br />

Comment peut-on être le fils de l'ombre et de l'oiseau ? Très<br />

simple : il suffit d'avoir pour père un homme qui a perdu<br />

son ombre, et pour mère, un homme-oiseau. L'homme qui a<br />

perdu son ombre est ce héros d'un roman dont l'auteur, botaniste,<br />

passa au large de l'île de Sala y Gomez, au moment<br />

précis où Poki, la femme homme-oiseau, y fit escale, au début du dix-neuvième siècle.<br />

Et pourquoi cette Poki est-elle devenue homme-oiseau ? Voyons, pour réaliser son projet : retrouver<br />

la forêt disparue de l'île de Pâques, son île natale, et l'y rapporter. Seul l'homme-oiseau, censé<br />

communiquer avec les dieux, pourra enrôler les habitants de l'île dans ce projet fou : Poki passera<br />

donc l'épreuve initiatique annuelle et enlèvera aux jeunes hommes le trophée, devenant la première<br />

femme homme-oiseau à la barbe de cette société patriarcale.<br />

Mais comment fera-t-elle pour rapporter une forêt disparue ?<br />

Oh, lecteur, il est temps pour toi de te glisser au début du roman au pied d'un arbre proche de<br />

la Cordillère des Andes, au lieu dit la Puerta. Ecoute Elias, petit-fils de Poki, qui tient en joue en<br />

cette année 1916 le redoutable bandit Butch Cassidy paisiblement endormi : "Avant de tirer, nous<br />

allons profiter de son sommeil pour tout lui souffler à l'oreille. Une nuit me suffira pour dire tout<br />

le bruit, le sang, la sueur, l'amour et les larmes qui ont rempli notre vie. Une nuit pour parler de<br />

notre grand-mère envolée, pour évoquer l'homme qui faisait le tour du monde à la recherche de<br />

son ombre, sans oublier notre père, le fils de l'ombre et de l'oiseau, et notre mère, la fille aux huit<br />

doigts."<br />

Un superbe roman qui tient en haleine au fil des multiples récits qui s'y enchâssent, dans la grande<br />

tradition du roman picaresque et de l'épopée. Un voyage dans l'Amérique du sud du XIX°siècle (île<br />

de Pâques, Chili, Bolivie) moitié réelle, moitié fantasmée, où se croisent des personnages réels devenus<br />

des légendes et des héros de fiction plus réalistes qu'eux : l'enrichissement mutuel du rêve,<br />

de la fiction et de la réalité est un des motifs essentiels du roman. Le grand moteur de l'action,<br />

c'est le rêve que chaque personnage lègue à un autre pour qu'il le réalise tout en faisant émerger<br />

le sien propre. "Ce que nous vivons pénètre dans nos rêves, ce que nous rêvons pénètre dans nos<br />

vies. C'est une spirale magique." Des rêves qui surgissent de ces paysages si bien évoqués, beaux<br />

non à couper le souffle, mais plutôt à en donner, aux personnages comme au lecteur qui voit jaillir<br />

des vagues <strong>quel</strong>que cheval appaloosa. Un voyage qui ne néglige pas de revisiter les mots : "Il existe<br />

une expression, "simple comme bonjour", qui en sous-entend une autre, "compliqué comme un au<br />

revoir", dit notre héros au moment de quitter celui qui a pris soin de lui.<br />

Le récit approche le mythe, quand la quête individuelle des personnages s'inscrit dans les grands<br />

rêves de l'humanité, notamment celui de voler, depuis la légende de l'homme-oiseau jusqu'aux<br />

premiers balbutiements de l'aviation évoqués dans le roman.<br />

Une invite à pousser les portes de l'histoire et de la géographie de ce continent sud-américain pour<br />

en savoir plus sur ces personnages et lieux de rencontre, à tel point que la définition que Pawel<br />

donne de sa propre vie pourrait être la métaphore de ce beau voyage de lecture :<br />

"C'est simplement son instinct qui parle, il devine juste que sa vie ressemble à ça : la recherche<br />

d'une réponse dont on ignore la question, comme la quête d'un trésor hypothétique sur un territoire<br />

aussi vaste qu'on pourrait le croire infini".<br />

Page 49


Littérature jeunesse<br />

Propositions de lecture par Françoise Chardin<br />

Comment vivre ENSEMBLE<br />

quand on ne vit pas PAREIL ?<br />

Ouvrage collectif1<br />

Editions la ville brûle2, mai 2016<br />

Professeurs et lycéens du lycée le Corbusier d'Aubervilliers se sont engagés<br />

dans l'aventure de "l'Anthropologie pour tous", assistés par des<br />

ethnologues, des anthropologues, des sociologues venus partager démarches<br />

et restitutions de leurs recherches avec de jeunes lycéens.<br />

La collection "jamais trop tôt" des éditions La ville brûle semble faite<br />

sur mesure pour le compte-rendu de cette expérience : tout d'abord<br />

parce qu'elle prend le pari, tenu également par l'équipe enseignante du<br />

lycée, que point n'est besoin de reléguer au post-bac ni à des études<br />

spécialisées la confrontation avec ces disciplines pour peu qu'on ait le<br />

talent et l'envie de les mettre à portée d'un public adolescent. Ensuite<br />

parce qu'elle sous-tend une visée militante, affirmée en quatrième de couverture : "Faisons ensemble<br />

un grand pas de côté pour nous découvrir, nous accepter et finalement comprendre, grâce<br />

aux sciences sociales, que la société dans la<strong>quel</strong>le nous vivons peut et doit être construite à partir<br />

de nos différences, et non contre elles"<br />

Comme dans les ouvrages précédents de cette collection, chaque court chapitre s'efforce de répondre<br />

clairement à une question précise. Tantôt il s'agit d'éclaircir une notion : qu'est-ce que<br />

l'anthropologie, qu'est-ce qui différencie mythologie et religion, qu'est-ce que la mémoire collective,<br />

etc. ? Tantôt il s'agit, pour une réflexion qui n'est jamais menée hors sol, d'interroger de<br />

manière critique et sans complaisance ce qui est trop souvent présenté comme allant de soi : la<br />

République est-elle construite sur des mythes ? Les valeurs de la République sont-elles universelles<br />

? Pour s'intégrer à une nouvelle culture, faut-il remettre la sienne en cause ?<br />

Si certains passages peuvent paraître un peu ardus pour être livrés en lecture totalement autonome,<br />

la conception du livre permet une approche non linéaire, qui peut se compléter et s'enrichir<br />

au fil du temps ou d'un accompagnement pédagogique.<br />

Parmi les contributions des élèves qui proposent un retour vivant sur cette expérience, retenons<br />

cette joyeuse conclusion d'une d'entre eux : "J'ai appris et compris les cultures d'origine de mes<br />

camarades, on a rigolé, on s'est entraidés, on s'est compris" : pour ce que rire est le propre de<br />

l'Homme, comme le disait si bien Rabelais !<br />

Page 50 n° 07 / juin 2016


Page 51


BULLETIN DE SOUSCRIPTION A "CARNETS ROUGES"<br />

Carnets Rouges peut désormais se commander en version papier.<br />

Il est demandé une somme de 5 € par numéro pour couvrir les frais de tirage et d'expédition.<br />

1. Commande à l'unité : préciser le numéro et le nombre d'exemplaires souhaité.<br />

Conception/réalisation :<br />

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2. Souscription de 20 € pour recevoir 1 exemplaire de 4 numéros consécutifs.<br />

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Carnets Rouges - Secteur éducation. 2 Place du colonel Fabien 75019 PARIS<br />

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