Enseigner quel travail ?
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n° 07 / juin 2016<br />
La revue du réseau école du parti communiste français<br />
<strong>Enseigner</strong> :<br />
<strong>quel</strong> <strong>travail</strong> ?<br />
Marine Roussillon<br />
Penser, créer, se former : un <strong>travail</strong> invisible ?<br />
Gérard Aschieri<br />
Enseignants : un statut pour un métier responsable<br />
Alice Cardoso. Catherine Remermier<br />
« Reprendre la main » sur le métier : un enjeu majeur pour les professionnels de<br />
l'enseignement du secondaire et une préoccupation syndicale<br />
Thierry Novarese<br />
L’évaluation de l’école : retrouver le sens de la mesure<br />
5€<br />
reseau-ecole.pcf.fr<br />
reseau.ecole-pcf@orange.fr
n° 01 / septembre 2014<br />
n° 03 / mai 2015<br />
n° 05 / décembre 2015<br />
n° 02 / janvier 2015<br />
n° 04 / septembre 2015<br />
n° 06 / mars 2016<br />
La revue du réseau école du parti communiste français<br />
La revue du réseau école du parti communiste français<br />
Edito<br />
n° 07 / juin 2016<br />
Quels programmes pour<br />
une culture partagée ?<br />
Interview :<br />
Pierre Laurent<br />
Les programmes scolaires,<br />
un enjeu politique.<br />
Comment former les enseignants<br />
à une conception culturelle des apprentissages ?<br />
Penser la culture technique<br />
pour l’école obligatoire ?<br />
Savoirs ou compétences :<br />
De <strong>quel</strong>le étoffe tailler les programmes scolaires ?<br />
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L’égalité<br />
ça se construit<br />
Interview :<br />
Belaïde Bedreddine, adjoint au maire de Montreuil<br />
La question de l’égalité dans l’école de la République :<br />
<strong>quel</strong>ques éléments historiques<br />
Evolution de la politique d’éducation<br />
prioritaire en Europe<br />
L’égalité entre les filles et les garçons,<br />
ça s’enseigne ?<br />
Segmentation du supérieur et politiques d’enseignement :<br />
<strong>quel</strong>le égalité pour les parcours ?<br />
Numéro 1 : septembre 2014 Numéro 2 : janvier 2015<br />
Quels programmes<br />
pour une culture<br />
partagée ?<br />
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L’égalité ça se construit<br />
Pour faire son métier, encore faut-il pouvoir le reconnaître et<br />
s’y reconnaître. Et donc poser la question du <strong>travail</strong> dans ce qu’il<br />
dit de l’humanité, des liens qui tissent les relations entre les<br />
hommes. Le <strong>travail</strong>, parce qu’il ne se résume pas à l’emploi, est au<br />
cœur de l’activité humaine, il est l’espace possible d’expression<br />
et de réalisation de l’intelligence individuelle et collective. Il est<br />
le terrain d’émergence de la coopération, de la solidarité et de la<br />
démocratie comme le montre le magnifique film de Françoise<br />
Davisse, « Comme des lions ».<br />
C'est cette dimension fondamentalement émancipatrice du<br />
<strong>travail</strong> qui est menacée, notamment par la tentative de passage<br />
en force du gouvernement pour en casser le Code. Et c'est sans<br />
doute l’importance des conséquences politiques et anthropologiques<br />
de cette menace qui explique les formes multiples que<br />
prend l’opposition à cette loi.<br />
La revue du réseau école du parti communiste français<br />
La revue du réseau école du parti communiste français<br />
Le libéralisme met tout en œuvre pour créer un rapport aliéné<br />
et dominé au <strong>travail</strong> : contrôles permanents ; fragmentation<br />
des tâches, mobilité forcée aboutissant à une précarisation des<br />
emplois ; risque insupportable et parfois mortel du chômage. A<br />
cela s’ajoutent des rapports hiérarchiques souvent violents, des<br />
salaires qui marquent la négation des capacités et de l’utilité<br />
sociale de chacun…<br />
L’émancipation au<br />
cœur de l’éducation<br />
Interview :<br />
Didier Jacquemain, Délégué général de la Fédération nationale des Francas<br />
L’école de l’émancipation : d’une quête impossible au développement<br />
sans cesse du métier d’enseignant<br />
De l’élève émancipé au <strong>travail</strong>leur émancipé :<br />
défi pour une transformation de l’école<br />
Les droits des lycéens<br />
À l’école maternelle : bienveillance pour les « faibles » ou<br />
conditions égalitaires de réussite ?<br />
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La laïcité est-elle encore<br />
révolutionnaire ?<br />
Pierre Dharréville<br />
La laïcité est-elle encore révolutionnaire ?<br />
Christian Laval<br />
Ecole, laïcité et pouvoir économique<br />
Pierre Merle<br />
La laïcité de l’école française : une double imposture<br />
Catherine Robert<br />
<strong>Enseigner</strong> les mythes ou le fait religieux<br />
Hélène Bidard<br />
La laïcité, condition de l’émancipation des femmes<br />
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Le monde enseignant n’échappe pas à cette logique, assommé<br />
d’injonctions contradictoires, de moins en moins formé, confronté<br />
à la paupérisation de nombre d’élèves de plus en plus ghettoïsés et<br />
dépossédés de leur droit à s'investir dans l’univers scolaire. Il exprime<br />
de plus en plus ses difficultés à identifier le sens de son <strong>travail</strong> et également<br />
la volonté de les dépasser comme l’illustre le collectif métier<br />
mis en place par le Cnam et le Snes<br />
Numéro 3 : mai 2015 Numéro 4 : septembre 2015<br />
L’émancipation au<br />
coeur de l’éducation<br />
La laïcité est-elle<br />
encore<br />
révolutionnaire ?<br />
Il n’y a donc pas de fatalités : les luttes des ouvriers d’Aulnay (PSA)<br />
comme ceux de Gémenos (Fralib), même si elles n’ont pas eu la<br />
même issue, montrent combien reprendre la main sur ce qui<br />
engage chacun de nous au plus intime permet de relever la tête, de<br />
ne plus subir, de s’émanciper d’un discours dominant selon le<strong>quel</strong><br />
il faudrait s’adapter à la « modernité », c’est-à-dire au marché.<br />
La revue du réseau école du parti communiste français<br />
La revue du réseau école du parti communiste français<br />
A l’école aussi, refuser de se soumettre, partir du réel du métier,<br />
c’est se trouver en position de force individuelle et collective<br />
pour redonner sens au <strong>travail</strong> en créant les conditions d'une<br />
appropriation réellement démocratique du savoir et des pouvoirs<br />
qu'il donne à chacun.<br />
Cela n'est possible que si les professionnels en sont non seulement<br />
les acteurs mais les concepteurs.<br />
Tous capables !<br />
Mais de quoi ?<br />
Continuer<br />
à penser<br />
Christine Passerieux. Patrick Singéry<br />
Marine Roussillon<br />
Tous capables ! Un projet communiste<br />
Marine Roussillon<br />
Pour une réappropriation collective du pouvoir de penser<br />
Lucien Sève<br />
Destins scolaires, science du cerveau et néolibéralisme<br />
Janine Guespin-Michel<br />
Dialectique et pensée du complexe, des outils pour l'émancipation<br />
Bertrand Geay<br />
Origines sociales et réussite scolaire : le déterminisme n’est pas une fatalité<br />
Danièle Linhart<br />
Tous capables donc tous dangereux<br />
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reseau-ecole.pcf.fr<br />
reseau.ecole-pcf@orange.fr<br />
Rencontre avec Fabien Truong<br />
Emmanuel Trigo<br />
Investissons de nouveaux espaces communs de contribution collective,<br />
dans l’école et au-delà<br />
Numéro 5 : décembre 2015 Numéro 6 : mars 2016<br />
Tous capables !<br />
Mais de quoi ?<br />
5€<br />
reseau-ecole.pcf.fr<br />
reseau.ecole-pcf@orange.fr<br />
Continuer à penser<br />
Carnets Rouges : Marine Roussillon, responsable du Réseau Ecole du<br />
PCF. Christine Passerieux, rédactrice en chef<br />
Comité de rédaction : Gilbert Boche, Erwan Lehoux, Marc Moreigne,<br />
Christine Passerieux, Marine Roussillon, Catherine Sceaux, Patrick<br />
Singéry.<br />
Conception/réalisation :<br />
www.fat4.fr / contact : yoann.boursau@fat4.fr
Sommaire<br />
n° 07 / juin 2016<br />
Marine Roussillon<br />
Penser, créer, se former : un <strong>travail</strong> invisible ?<br />
4<br />
Gérard Aschieri<br />
Enseignants : un statut pour un métier responsable<br />
7<br />
Patrick Rayou<br />
Former des enseignants pour que les élèves apprennent<br />
9<br />
Paul Devin<br />
Dialectique de la liberté pédagogique et de l’intérêt général<br />
12<br />
Stéphane Haber<br />
Jusqu'à <strong>quel</strong> point peut-on valoriser le <strong>travail</strong> ?<br />
15<br />
Marc Moreigne<br />
Ce <strong>travail</strong> que l’on dit intellectuel<br />
18<br />
Catherine Sceaux<br />
Crise du métier et souffrance ordinaire des enseignants. Rapport de Brigitte Gonthier-Maurin au Sénat<br />
20<br />
Claire Pontais<br />
Crise du recrutement, crise du métier d'enseignant… Comment alors assurer la réussite de tous ?<br />
22<br />
Alice Cardoso / Catherine Remermier<br />
« Reprendre la main » sur le métier :<br />
un enjeu majeur pour les professionnels de l'enseignement du secondaire et une préoccupation syndicale<br />
25<br />
Françoise Carraud<br />
La sorcière du projet d’école<br />
28<br />
Pascale SLD<br />
Evaluation des compétences : dans <strong>quel</strong> but et pour <strong>quel</strong> <strong>travail</strong> ?<br />
31<br />
Thierry Novarese<br />
L’évaluation de l’école : retrouver le sens de la mesure<br />
33<br />
Evelyne Bechtold-Rognon<br />
Egalité et justice : pour une bienveillance sans renoncement<br />
36<br />
Gisèle Jean<br />
Démocratisation et Formation des enseignants en Amérique Latine<br />
Accès à l’éducation et persistances d’inégalités scolaires : 4 pays<br />
39<br />
Antônio de Pádua NunesTomasi / Áurea Regina GuimarãesTomasi<br />
La formation des enseignants au Brésil : pour <strong>quel</strong> avenir ?<br />
42<br />
Entretien avec Nicolas Frize<br />
44<br />
Propositions de lecture<br />
46
Penser, créer, se former :<br />
un <strong>travail</strong> invisible ?<br />
Marine Roussillon<br />
page 1/3<br />
“ Depuis une dizaine d’années,<br />
le <strong>travail</strong> de ceux qui pensent,<br />
qui enseignent, qui créent,<br />
est l’objet de tentatives de<br />
redéfinitions qui se poursuivent<br />
aujourd’hui. ”<br />
La définition du <strong>travail</strong> enseignant est devenue<br />
depuis <strong>quel</strong>ques années un enjeu de luttes. En 2009,<br />
la lutte contre la réforme de la formation et du recrutement<br />
des enseignants portée par Nicolas Sarkozy et<br />
Xavier Darcos prenait pour slogan la phrase « <strong>Enseigner</strong>,<br />
c’est un métier ». Depuis, la formule est régulièrement<br />
reprise, répétée...<br />
comme pour signifier que la<br />
reconnaissance de la spécificité<br />
du <strong>travail</strong> enseignant fait<br />
toujours problème.<br />
2009 : retour sur la<br />
« masterisation »<br />
2009. Cette année-là, les<br />
manifestants défilent en<br />
même temps contre la réforme de la formation des<br />
enseignants – la « masterisation » – et contre celle du<br />
statut des enseignants chercheurs, deux ans à peine<br />
après avoir combattu la loi LRU (loi relative aux libertés<br />
et responsabilités des universités). La question<br />
du métier enseignant est prise dans un mouvement<br />
plus large de redéfinition des activités – du <strong>travail</strong><br />
– de tous les acteurs de la production et de la diffusion<br />
des connaissances. Quelques années plus tôt,<br />
les intermittents du spectacle avaient eux aussi dû<br />
entrer en lutte contre une redéfinition de leur régime<br />
indemnitaire qui modifiait la reconnaissance accordée<br />
à leur <strong>travail</strong>. Ainsi, depuis une dizaine d’années,<br />
le <strong>travail</strong> de ceux qui pensent, qui enseignent, qui<br />
créent, est l’objet de tentatives de redéfinitions qui<br />
se poursuivent aujourd’hui, comme en témoignent<br />
aussi bien la lutte des intermittents du spectacle que<br />
le « chantier métier » et la réécriture des statuts des<br />
enseignants.<br />
De quoi s’agit-il ? La réforme de 2009 est, là encore,<br />
éclairante. D’un côté, elle élève le niveau de qualification<br />
des enseignants, qui seront à présent recrutés par<br />
concours au niveau master. De l’autre, elle supprime<br />
leur formation professionnelle spécifique et accélère<br />
l’entrée dans le métier : les lauréats des concours sont<br />
immédiatement affectés dans un établissement à<br />
temps complet. La contradiction entre l’élévation du<br />
niveau de qualification d’un côté et la disparition de la<br />
formation de l’autre, à la<strong>quel</strong>le s’ajoute la dégradation<br />
des salaires (gel du point d’indice) et des conditions<br />
de <strong>travail</strong> (en lien avec les suppressions de postes) a<br />
d’abord un rôle stratégique. Elle met les opposants<br />
à la réforme en difficulté : le recrutement au niveau<br />
master correspond aux revendications de la FSU et<br />
à un véritable besoin, mais suscite l’opposition des<br />
étudiants dans la mesure où elle ne s’accompagne<br />
d’aucun effort de démocratisation des études longues<br />
(par exemple par des dispositifs de pré-recrutement<br />
ou d’aides financières). Cette contradiction met aussi<br />
au jour la logique de la réforme, comme de l’ensemble<br />
des réformes des métiers de l’enseignement,<br />
de la recherche et de la création : elle s’inscrit dans<br />
un processus contradictoire de qualification – pour<br />
répondre aux besoins de l’économie et aux aspirations<br />
sociales, dans une société façonnée par des<br />
savoirs de plus en plus complexes – et de déqualification<br />
– pour empêcher que cette élévation du niveau<br />
de formation ne débouche sur des revendications en<br />
termes de salaires, de conditions de <strong>travail</strong>, de maîtrise<br />
du métier, de pouvoir.<br />
Alors que les connaissances et la créativité jouent un<br />
rôle de plus en plus important dans la production<br />
de valeur ajoutée, le capital est face à une contradiction<br />
: comment avoir demain des salariés mieux<br />
formés, sans pour autant leur donner le pouvoir qui<br />
va avec la maîtrise des savoirs ? Pour répondre à cette<br />
contradiction, la part intellectuelle du <strong>travail</strong> est rendue<br />
invisible, sa reconnaissance comme <strong>travail</strong> est<br />
empêchée.<br />
Qualification / Déqualification<br />
L’augmentation de la part intellectuelle du <strong>travail</strong><br />
touche tous les métiers, bien au-delà des professions<br />
dites « intellectuelles ». Ainsi, le progrès technique<br />
a profondément transformé le métier de conducteur<br />
de métro. Avec l’automatisation, le conducteur ne se<br />
contente plus de conduire une machine : il en conduit<br />
plusieurs et doit maîtriser une technologie bien plus<br />
complexe. L’apparition de technologies nouvelles<br />
s’accompagne donc de la nécessité de mobiliser dans<br />
le <strong>travail</strong> des savoirs et des savoir-faire plus complexes.<br />
Mais dans le même temps, ce <strong>travail</strong> est rendu<br />
invisible : on parle de « métros sans chauffeurs ».<br />
Dans l’industrie, l’arrivée des nouvelles technologies<br />
de l’information et de la communication, des<br />
maquettes numériques ou des imprimantes 3D, a<br />
augmenté la quantité et la complexité du <strong>travail</strong><br />
intellectuel demandé à chaque salarié, en plus des<br />
tâches « matérielles » ou « techniques ». Mais là<br />
Page 4 n° 07 / juin 2016
Marine Roussillon<br />
Penser, créer, se former : un <strong>travail</strong> invisible ?<br />
page 2/3<br />
encore, ce nouveau <strong>travail</strong> ne fait l’objet d’aucune<br />
reconnaissance spécifique. Dans l’enseignement,<br />
l’apparition des plateformes d’e-learning, la généralisation<br />
des environnements numériques de <strong>travail</strong>, la<br />
conversion des universités à la formation à distance<br />
et aux MOOC exigent aussi des enseignants d’effectuer<br />
des tâches nouvelles et de maîtriser des technologies<br />
complexes. Et une fois encore, ce <strong>travail</strong> est<br />
rendu invisible : on se demande partout si « les ordinateurs<br />
vont remplacer les enseignants », oubliant<br />
que derrière les ordinateurs, il y a encore un <strong>travail</strong><br />
de production et de transmission des connaissances,<br />
d’élaboration pédagogique... Les gains de productivités<br />
apparaissent alors comme venant seulement des<br />
techniques nouvelles et pas du <strong>travail</strong> (et de la qualification<br />
des <strong>travail</strong>leurs).<br />
La formation des salariés de demain répond à ce<br />
double objectif : les rendre capable d’utiliser des<br />
technologies complexes et empêcher la reconnaissance<br />
de cette part intellectuelle du <strong>travail</strong>. D’un<br />
côté, l’objectif de 50% d’une génération à la licence,<br />
la complexification des programmes, visent à élever<br />
le niveau de formation d’une partie du salariat. De<br />
l’autre la fragmentation des contenus de formation,<br />
la spécialisation précoce, l’enseignement par compétences<br />
déconnectées des savoirs, l’individualisation<br />
des parcours et la mise en cause des diplômes nationaux,<br />
la dégradation de la formation initiale au profit<br />
d’une formation tout au long de la vie qui répondra<br />
au coup par coup aux besoins des entreprises sont<br />
autant de tentatives d’élever le niveau de formation<br />
sans que cela se traduise par une élévation des<br />
salaires, une amélioration des conditions de <strong>travail</strong><br />
ou une maîtrise accrue du <strong>travail</strong>.<br />
Les évolutions de l’encadrement des salariés s’inscrivent<br />
aussi dans ce processus contradictoire. Dans<br />
les services publics, l’importation des pratiques<br />
d’encadrement du néo-management vise à transformer<br />
les fonctionnaires en exécutants, à réduire leur<br />
maîtrise du métier en fragmentant les tâches et en<br />
soumettant chacun à des hiérarchies multiples. Plus<br />
généralement, la prise de responsabilité individuelle<br />
est encouragée, le <strong>travail</strong> est organisé en fonction de<br />
« projets »... mais en même temps, les hiérarchies<br />
multiples pèsent de plus en plus fortement sur les<br />
<strong>travail</strong>leurs. Isolés, sous pression, ils souffrent de la<br />
contradiction entre des responsabilités accrues et<br />
l’absence complète de pouvoir sur ce qui fait le sens<br />
de leur <strong>travail</strong>.<br />
L’une des conséquences de ce processus est la dilatation<br />
du temps de <strong>travail</strong>, qui envahit tous les temps<br />
de la vie : la part intellectuelle du <strong>travail</strong> est de plus<br />
en plus externalisée en dehors des horaires de <strong>travail</strong>.<br />
Inventer, créer, se former, penser, traiter des informations...<br />
Avec les nouvelles technologies, ces activités<br />
sont de plus en plus souvent réalisées à la maison :<br />
elles ne sont donc pas reconnues comme <strong>travail</strong>.<br />
Elles ne sont ni rémunérées, ni comptabilisées. Sous<br />
la pression du chômage, l’accroissement de la part<br />
intellectuelle du <strong>travail</strong> est ainsi utilisé pour intensifier<br />
l’exploitation.<br />
Les métiers de la création, de la<br />
recherche et de la formation au<br />
cœur du conflit<br />
Dans ce contexte, la bataille pour la reconnaissance<br />
du <strong>travail</strong> des enseignants, des chercheurs ou des<br />
artistes est l’un des fronts d’une bataille plus large :<br />
une bataille pour obtenir la reconnaissance de la part<br />
intellectuelle du <strong>travail</strong> dans l’ensemble du salariat, et<br />
pour que l’augmentation de cette part intellectuelle<br />
devienne un instrument d’émancipation individuelle<br />
et collective.<br />
Les batailles menées sur la<br />
définition du métier d’enseignant<br />
ou de chercheur, sur le<br />
statut d’intermittent du spectacle,<br />
et plus généralement<br />
sur le droit à la déconnection<br />
des cadres, sur la réduction<br />
du temps de <strong>travail</strong>... peuvent<br />
converger autour de trois<br />
axes essentiels.<br />
La première bataille est celle<br />
des qualifications. Une même<br />
formation doit être reconnue<br />
par une qualification égale<br />
et toutes les années d’étude<br />
doivent être reconnues<br />
dans les conventions collectives.<br />
La bataille pour des<br />
diplômes nationaux, contre<br />
l’évaluation individuelle par<br />
compétences, peut réunir étudiants, enseignants<br />
et salariés : il s’agit de maintenir la possibilité de<br />
luttes communes et d’empêcher que les <strong>travail</strong>leurs<br />
de demain soient isolés face à leurs patrons. Cette<br />
bataille devient plus aigue à l’heure où la loi <strong>travail</strong><br />
vient remettre en cause les conventions collectives.<br />
Ensuite, la généralisation des nouvelles technologies<br />
et l’augmentation de la part intellectuelle du <strong>travail</strong><br />
rendent nécessaire une redéfinition du temps de<br />
<strong>travail</strong>. Face à toutes les tentatives d’externaliser la<br />
part intellectuelle du <strong>travail</strong>, de la sortir du temps<br />
de <strong>travail</strong> reconnu et rémunéré (par la précarisation,<br />
les pressions hiérarchiques, l’individualisation des<br />
responsabilités...), il faut affirmer le droit à un temps<br />
libéré, pour la famille, les loisirs émancipateurs, les<br />
activités non marchandes mais utiles à la société.<br />
La reconnaissance de la part intellectuelle du <strong>travail</strong><br />
passe par la réduction du temps de <strong>travail</strong> : c’est la<br />
“ La bataille pour la<br />
reconnaissance du <strong>travail</strong> des<br />
enseignants, des chercheurs<br />
ou des artistes est l’un des<br />
fronts d’une bataille plus large :<br />
une bataille pour obtenir la<br />
reconnaissance de la part<br />
intellectuelle du <strong>travail</strong> dans<br />
l’ensemble du salariat, et pour<br />
que l’augmentation de cette<br />
part intellectuelle devienne<br />
un instrument d’émancipation<br />
individuelle et collective. ”<br />
Page 5
Penser, créer, se former : un <strong>travail</strong> invisible ?<br />
Marine Roussillon<br />
page 3/3<br />
“ L’augmentation de la part<br />
intellectuelle du <strong>travail</strong> peut<br />
devenir un point d’appui pour<br />
reprendre la main sur le sens<br />
du <strong>travail</strong> enseignant comme<br />
du <strong>travail</strong> en général.”<br />
proposition des 32 heures hebdomadaires. Il ne s’agit<br />
pas seulement de mieux partager le <strong>travail</strong>, mais bien<br />
de reconnaître que nous <strong>travail</strong>lons de plus en plus<br />
en dehors des horaires de <strong>travail</strong>, que la réflexion, la<br />
création, le traitement d’informations prennent du<br />
temps, un temps difficile à mesurer mais qui doit<br />
être reconnu. Le statut des enseignants du secondaire,<br />
qui leur impose un nombre réduit d’heures de<br />
cours en tenant compte du temps de formation, de<br />
préparation, de réflexion qu’elles nécessitent est de<br />
ce point de vue un modèle (même s’il devrait être<br />
unifié), et c’est pourquoi il est attaqué. Imposer 35<br />
heures de présence dans l’établissement, ou même<br />
faire la liste des « tâches complémentaires » pour les<br />
comptabiliser va à l’encontre de la nature même du<br />
<strong>travail</strong> intellectuel, qui ne peut être mesuré. Pour un<br />
enseignant, visiter une exposition, aller au cinéma<br />
ou au zoo, sont des activités de loisir qui nourrissent<br />
aussi le <strong>travail</strong>. De plus en plus, la porosité des frontières<br />
entre <strong>travail</strong> et loisir<br />
se généralise. C’est pourquoi<br />
le temps de <strong>travail</strong> doit être<br />
réduit, pour laisser la place<br />
à un temps libre, qui viendra<br />
nourrir la part intellectuelle<br />
du <strong>travail</strong>. Pour les enseignants,<br />
il est urgent de revendiquer<br />
la réduction du temps<br />
de <strong>travail</strong> des enseignants du<br />
primaire, l’inclusion d’heures<br />
de concertation dans le service pour tous les enseignants,<br />
le développement de la formation continue<br />
sur le temps de <strong>travail</strong>.<br />
plus pesantes, jusqu’à ôter aux enseignants la maîtrise<br />
de leur métier. Cela implique de favoriser, en<br />
lieu et place des hiérarchies, l’émergence de pouvoirs<br />
exercés collectivement : par les équipes enseignantes,<br />
par les salariés dans l’entreprise... Cela passe aussi par<br />
une formation et par une définition des tâches qui<br />
placent chaque <strong>travail</strong>leur en position de concepteur<br />
et non d’exécutant. Nombre de réflexions sur le<br />
métier d’enseignant, les conditions de son exercice,<br />
les collectifs de <strong>travail</strong>, la formation... peuvent être<br />
des points d’appui pour repenser l’organisation du<br />
<strong>travail</strong> dans l’ensemble du salariat.<br />
Cette réflexion doit en effet être étendue aux temps<br />
de formation : eux aussi nourrissent le <strong>travail</strong>, et sont<br />
d’autant plus nécessaire que la part intellectuelle de<br />
tout <strong>travail</strong> devient plus importante. La formation<br />
continue doit donc être rémunérée. Mais la formation<br />
initiale aussi ! C’est pourquoi le pré-recrutement<br />
des enseignants est une nécessité, et peut être une<br />
première étape vers un salaire étudiant, reconnaissant<br />
leur statut de <strong>travail</strong>leur en formation. Avec ces<br />
différentes mesures, il s’agit de prendre appui sur la<br />
révolution informationnelle pour délier le temps<br />
de <strong>travail</strong> – de toutes façons devenu impossible à<br />
mesurer – et la rémunération, et ainsi sortir le <strong>travail</strong><br />
du marché en créant une sécurité d’emploi et de<br />
formation au sein de la<strong>quel</strong>le chacun pourra alterner<br />
des périodes d’emploi et des périodes de formation<br />
rémunérées.<br />
Enfin, l’augmentation de la part intellectuelle du<br />
<strong>travail</strong> peut devenir un point d’appui pour reprendre<br />
la main sur le sens du <strong>travail</strong> enseignant comme du<br />
<strong>travail</strong> en général. Là aussi, c’est parce que le métier<br />
d’enseignant pouvait être un modèle pour penser la<br />
maîtrise du <strong>travail</strong> par le salarié qu’il a été si profondément<br />
redéfini, soumis à des hiérarchies de plus en<br />
Marine Roussillon<br />
membre du CEN du PCF en charge des<br />
questions d’éducation<br />
Page 6 n° 07 / juin 2016
Enseignants : un statut pour<br />
un métier responsable<br />
Gérard Aschieri<br />
page 1/2<br />
On peut se demander pourquoi en France les enseignants<br />
– à la différence d'autres pays – relèvent de la<br />
Fonction Publique et plus précisément de la Fonction<br />
Publique d'Etat. La réponse est sans aucun doute dans la<br />
conception du rôle de l'Ecole et du lien que les citoyens<br />
ont choisi d'établir entre celle-ci et la République. L'Ecole<br />
publique est au service non pas des familles, même<br />
si leur place doit y être reconnue, mais bien de l'intérêt<br />
général et l'on n'y enseigne pas ce que les parents<br />
croient ou souhaitent mais les connaissances établies<br />
par la science, dans un cadre qui est celui des « valeurs<br />
de la République ». Il ne s'agit pas d'inculquer aux élèves<br />
une morale ou un savoir officiels mais de leur permettre<br />
de se construire comme individus libres, citoyens responsables<br />
et <strong>travail</strong>leurs aux qualifications reconnues et<br />
maîtres de leur activité.<br />
En second lieu elle a pour mission d'assurer à tous l'effectivité<br />
du droit à l'éducation et l'égalité d'accès à ce<br />
droit.<br />
C'est la raison pour la<strong>quel</strong>le la Constitution de 1958,<br />
dans son préambule, affirme que « l'organisation de<br />
l'enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés<br />
est un devoir de l'État » et que « la nation garantit l'égal<br />
accès de l'enfant et de l'adulte à la formation professionnelle<br />
et à la culture. »<br />
Au service de l'intérêt général<br />
Et le statut de fonctionnaire est justement la formule<br />
la mieux adaptée à ces missions : à la fois parce que les<br />
garanties assurées aux fonctionnaires sont autant de<br />
conditions pour garantir le bon exercice de ses missions<br />
et parce que loin d'être un carcan autoritaire, comme<br />
certains l'envisageaient, il permet aux fonctionnaires<br />
d'être en même temps citoyens responsables de leur<br />
activité.<br />
Celui-ci en effet place le fonctionnaire dans une situation<br />
« statutaire et réglementaire », ce qui signifie<br />
qu'il n’est pas dans une relation contractuelle avec son<br />
employeur. Ce dernier est en effet le représentant élu<br />
du peuple souverain ; il est garant de l’intérêt général.<br />
Cela se traduit par le principe hiérarchique : le fonctionnaire<br />
doit se conformer aux instructions que lui donne<br />
le pouvoir politique, soit directement, soit à travers<br />
ses supérieurs hiérarchiques. Seules deux exceptions à<br />
ce principe existent : d’une part, il peut refuser d’obéir<br />
à un ordre manifestement illégal et de nature à compromettre<br />
gravement un intérêt public, d’autre part,<br />
comme tout salarié, il peut exercer son droit de retrait<br />
si sa santé ou sa sécurité sont<br />
directement et immédiatement<br />
menacées.<br />
Pour autant le fonctionnaire<br />
n'est pas au service des élus<br />
et le principe hiérarchique<br />
est contrebalancé par d'autres<br />
principes.<br />
Parce qu'il est d'abord au<br />
service de l'intérêt général le<br />
statut lui garantit son indépendance<br />
grâce notamment<br />
à la séparation du grade et de<br />
l'emploi : il a droit à une carrière<br />
<strong>quel</strong> que soit son emploi<br />
(et qui que soit son employeur)<br />
et s'il perd son emploi il conserve son grade qui lui<br />
permet d'obtenir un autre emploi correspondant à ce<br />
grade. C'est une garantie fondamentale aussi bien pour<br />
le fonctionnaire qui est ainsi protégé des pressions que<br />
pour l'usager pour qui sont ainsi assurées les conditions<br />
d'une égalité de traitement.<br />
D'autre part parce qu'il doit rendre des comptes de l'exécution<br />
de ses missions, le statut en fait un agent responsable<br />
: un choix essentiel qui consiste à fonder l’activité<br />
du fonctionnaire sur sa responsabilité et son initiative<br />
propres et s'appuie sur sa conscience professionnelle<br />
plutôt que sur sa simple soumission aux ordres reçus.<br />
Le fonctionnaire citoyen<br />
Dans cette perspective il doit donc jouir de la plénitude<br />
des droits du citoyen.<br />
Les dispositions du préambule de la Constitution qui<br />
reconnaissent que « tout <strong>travail</strong>leur participe par l’intermédiaire<br />
de ses délégués à la détermination collective<br />
des conditions de <strong>travail</strong> ainsi qu’à la gestion des entreprises<br />
» s'appliquent donc à lui avec ce que cela signifie<br />
en termes de droit syndical et d'instances consultatives<br />
(CAP, CT,...).<br />
Mais au delà des garanties collectives qui lui sont<br />
“ L'appartenance à une fonction<br />
publique de carrière et non<br />
d'emploi place l'enseignant<br />
dans un cadre collectif, celui<br />
d'une « fonction » et non d'un<br />
emploi individuel qui implique<br />
et permet de participer à une<br />
action collective, de <strong>travail</strong>ler<br />
avec les autres agents et de<br />
s'inscrire dans des projets sur la<br />
durée. ”<br />
Page 7
Enseignants : un statut pour un métier responsable<br />
Gérard Aschiéri<br />
page 2/2<br />
reconnues, le fonctionnaire a droit à s'exprimer librement<br />
: la seule réserve c'est que le service public se<br />
devant d'être neutre pour assurer à tous l'égalité de<br />
traitement, le fonctionnaire est tenu dans l'exercice de<br />
ses fonctions de ne pas manifester ses préférences ou<br />
ses croyances. En dehors de cela la Fonction Publique<br />
n'a rien de la grande muette : ainsi la fameuse obligation<br />
de réserve parfois invoquée par certains supérieurs<br />
hiérarchiques n'existe pas dans le statut. C'est une<br />
construction jurisprudentielle qui n'a rien d'absolu : la<br />
justice administrative considère qu’un fonctionnaire<br />
ne peut pas prendre de position publique critique sur<br />
la politique qu’il est chargé de conduire dès lors qu’il<br />
occupe une fonction de responsabilité – et seulement<br />
dans ce cas – mais cette interdiction ne relève pas d’une<br />
règle générale, simplement d’une appréciation au cas<br />
par cas, sous le contrôle du juge.<br />
Les cadres et les principes sont donc assez clairement<br />
fixés, dans une tension entre principe hiérarchique et<br />
citoyenneté qui semble avoir trouvé depuis longtemps<br />
son équilibre. Un équilibre qu'il importe de rappeler et<br />
de préserver.<br />
Quelles les conséquences concrètes<br />
de cette construction statutaire ?<br />
Elles sont en matière d'enseignement de plusieurs<br />
ordres.<br />
La première concerne la continuité de l'action publique<br />
et l'égalité des usagers en matière d'accès effectif au droit<br />
à l'éducation et elle est la plus simple à comprendre. La<br />
séparation du grade et de l'emploi n'est pas seulement<br />
une garantie pour l'enseignant fonctionnaire assuré de<br />
ne pas être licencié en cas de suppression de son poste.<br />
La contrepartie en est pour l'usager que le fonctionnaire<br />
doit aller où on a besoin de lui (c'est le principe des<br />
mesures dites de « carte scolaire »).<br />
Au delà l'appartenance à une fonction publique de carrière<br />
et non d'emploi place l'enseignant dans un cadre<br />
collectif, celui d'une « fonction » et non d'un emploi<br />
individuel qui implique et permet de participer à une<br />
action collective, de <strong>travail</strong>ler avec les autres agents et<br />
de s'inscrire dans des projets sur la durée. Inversement<br />
si le développement de la précarité est inacceptable,<br />
ce n'est pas seulement parce qu'elle place les précaires<br />
dans une situation intolérable, y compris au plan de la<br />
rémunération (car la précarité de l'emploi s'accompagne<br />
en général de la précarité économique) c'est aussi qu'elle<br />
a des conséquences pour l'école et les élèves. Comment<br />
assurer la continuité de l’action éducative avec des personnels<br />
qui n’ont aucune pérennité ? Comment leur<br />
demander de se projeter vers l’avenir quand ils sont<br />
considérés et se considèrent eux-mêmes comme des<br />
salariés jetables sans garantie ? Comment assurer un<br />
<strong>travail</strong> en équipe de qualité ? Comment garantir l’égalité<br />
de traitement sur tout le territoire dans ces conditions ?<br />
Grâce au statut, l'enseignant, même si son recrutement<br />
n'est pas national comme c'est le cas dans le premier<br />
degré, est indépendant des pouvoirs locaux : il n'est pas<br />
subordonné aux intérêts particuliers d'une collectivité,<br />
d'un groupe de pression de <strong>quel</strong>que nature que ce soit,<br />
d'un pouvoir économique ou politique local.<br />
Le statut, garantie d'un exercice<br />
responsable du métier<br />
Les penseurs progressistes de l'éducation, que ce soit<br />
Condorcet ou Jaurès, se sont interrogés sur ce qui<br />
peut apparaître comme une contradiction : comment<br />
l'Etat peut-il dans l'enseignement garantir aux élèves la<br />
construction de leur libre arbitre et assurer leur liberté<br />
de penser et ne pas imposer des savoirs figés et une<br />
morale officielle, contraires à cet objectif ? D'une certaine<br />
manière le statut de fonctionnaire en articulant<br />
principe hiérarchique et responsabilité constitue une<br />
réponse. Ce qui guide l'action de l'enseignant fonctionnaire,<br />
ce sont certes les instructions reçues par le biais<br />
des textes réglementaires et des programmes, mais aussi<br />
l'intérêt général dont il est responsable avec les autres<br />
fonctionnaires. La « liberté pédagogique » reconnue par<br />
la loi aux enseignants n'est pas la liberté pour chacun de<br />
faire comme bon lui semble mais d'exercer pleinement<br />
ses responsabilités dans ce cadre. Et la consultation des<br />
enseignants à travers leurs représentants pour l'élaboration<br />
des programmes et des instructions pédagogiques<br />
n'est pas seulement une dimension légitime du « dialogue<br />
social », elle est la conséquence et la condition<br />
d'un bon exercice de leur responsabilité professionnelle<br />
par les enseignants.<br />
A l'inverse des conceptions managériales qui se développent<br />
aujourd'hui et qui prétendent faire des enseignants<br />
et plus généralement des fonctionnaires des<br />
exécutants dociles des consignes de leur hiérarchie, le<br />
statut, en articulant principe hiérarchique, responsabilité<br />
individuelle et responsabilité collective, est ainsi parfaitement<br />
adapté au métier d'enseignant qui implique<br />
d'être ce que certains appellent un « praticien réflexif »,<br />
ce qui se traduit par la nécessité et la capacité de prendre<br />
des décisions responsables, fondées sur des savoirs issus<br />
tant de la recherche que de l'expérience professionnelle,<br />
sur le débat et la concertation. Au delà donc de<br />
la garantie pour les usagers de l'égalité de traitement<br />
et de la continuité, il permet un <strong>travail</strong> efficace et une<br />
continuelle adaptabilité aux besoins et aux finalités de<br />
l'action éducative.<br />
Gérard Aschieri<br />
Président de l'Institut de recherches de<br />
la FSU ; auteur avec Anicet Le<br />
Pors de "La Fonction Publique<br />
du XXI ème siècle"<br />
Page 8 n° 07 / juin 2016
Former les enseignants<br />
pour que les élèves<br />
apprennent<br />
Patrick Rayou<br />
page 1/3<br />
Longtemps les enseignants, ceux du second degré<br />
en particulier, ont perçu et organisé leur métier<br />
dans la continuité de leurs propres études. Généralement<br />
bons ou très bons élèves eux-mêmes,<br />
ils s’adressaient à des publics qui faisaient une<br />
confiance totale à l’école et qui, au collège et au<br />
lycée, possédaient, avant même d’entrer en classe,<br />
les codes des apprentissages aux<strong>quel</strong>s ils allaient<br />
se livrer. Leur formation académique, agrémentée<br />
de <strong>quel</strong>ques conseils de bon sens, suffisait à les<br />
armer pour la suite de leur carrière. La création des<br />
IUFM, vers le début des années 90, a pris acte de<br />
transformations profondes liées au rôle de l’école<br />
dans la préparation à la vie sociale et professionnelle<br />
ainsi qu’à la massification du second degré.<br />
Plusieurs fois remaniée depuis, notamment avec la<br />
« mastérisation » et la récente création des ESPE I ,<br />
la formation des enseignants est régulièrement critiquée,<br />
notamment pour ses difficultés à préparer<br />
les débutants à affronter l’hétérogénéité de leurs<br />
publics et à assurer la réussite des élèves issus de<br />
milieux populaires.<br />
L’organisation de la formation<br />
Les raisons de ces difficultés sont nombreuses et à<br />
rechercher aussi bien dans l’histoire longue de l’institution<br />
scolaire que dans les décisions politiques<br />
récentes qui organisent la formation. L’idée selon<br />
la<strong>quel</strong>le une formation par alternance entre des<br />
séquences de pratique accompagnée auprès d’élèves<br />
et des moments de réflexion, éclairés notamment<br />
par des savoirs issus de la recherche, doit enrichir la<br />
formation académique disciplinaire, s’est progressivement<br />
imposée. Elle peine cependant à se réaliser.<br />
La place du concours de recrutement fait débat. On<br />
peut se féliciter de la nécessité de l’obtention d’un<br />
master qui signe un niveau de certification. Dans<br />
cette optique, l’organisation d’un concours puisant<br />
parmi des étudiants déjà mastérisés a du sens. On<br />
peut, à l’inverse, préconiser un recrutement après<br />
obtention de la licence pour permettre aux fonctionnaires<br />
stagiaires de se consacrer pleinement à une<br />
formation qui prenne en compte les enjeux professionnels<br />
du métier. Les choix ministériels ont été<br />
différents puisque le concours intervient au cours de<br />
la première année. Pendant celle-ci les étudiants ont<br />
donc à se former tout à la fois aux disciplines qu’ils<br />
enseigneront et à leur examen critique en même<br />
temps qu’ils découvrent les exigences d’un <strong>travail</strong> de<br />
recherche. De fait cette solution ne satisfait personne<br />
et procède davantage de choix budgétaires (il faudrait<br />
en effet payer dès l’année 1 du master les lauréats du<br />
concours si celui-ci se passait plus tôt) que de la prise<br />
en compte des réalités du métier. La difficile conciliation,<br />
la même année, des exigences d’un concours<br />
et de celles de postures de recherche met nombre<br />
d’étudiants en difficulté et les incite plus à assurer<br />
leur propre succès qu’à réfléchir aux pédagogies à<br />
mettre en œuvre pour accueillir et faire réussir tous<br />
leurs élèves.<br />
Alors même que d’autres formations professionnelles<br />
permettent aux futurs praticiens de se former à la fois<br />
à des savoirs universitaires<br />
de haut niveau et de développer<br />
une expertise professionnelle,<br />
comme celle des<br />
médecins qui circulent entre<br />
les bancs des amphithéâtres<br />
et le lit des patients, celle<br />
des enseignants s’obstine à<br />
dissocier les temps, les lieux<br />
et les modes de formation<br />
dans un jeu à trois acteurs :<br />
l’employeur éducation nationale,<br />
les centres de formation<br />
(même institutionnellement<br />
intégrés à une université) et les unités universitaires<br />
de recherche et de formation. Cette division non<br />
surmontée n’a pas que des inconvénients matériels<br />
pour les étudiants qui doivent jongler entre différents<br />
emplois du temps et effectuer parfois de longs déplacements<br />
d’un site à l’autre. Elle juxtapose et parfois<br />
met en concurrence des cultures professionnelles qui<br />
ne sont que rarement en situation de dialoguer. Loin<br />
d’être une alternance intégrée, cette formation met<br />
les étudiants dans l’obligation de réaliser eux-mêmes<br />
la synthèse des enseignements qu’ils reçoivent,<br />
voire d’arbitrer dans les querelles entre tenants de<br />
la diffusion non critique de « bonnes pratiques » ou<br />
“ Il manque dans les plans de<br />
formation d’apports qui attirent<br />
davantage l’attention des futurs<br />
professionnels non pas sur les<br />
leçons qu’ils devront faire, mais<br />
sur ce qu’ils devront mettre en<br />
place pour que les élèves, tous<br />
les élèves, apprennent. ”<br />
(1) Extraits de L’individu<br />
ingouvernable, publiés avec<br />
l’aimable autorisation des Liens<br />
qui libèrent (LLL).<br />
Page 9
Patrick Rayou<br />
Former les enseignants pour que les élèves apprennent<br />
page 2/3<br />
“ Une des difficultés pour que les<br />
ambitions des enseignants et<br />
celles des élèves se rejoignent<br />
est, du côté des premiers,<br />
d'opérer la transition identitaire<br />
qui doit faire passer de bon<br />
étudiant à bon praticien.”<br />
défenseurs d’une recherche qui ne doit surtout pas<br />
se compromettre en s’intéressant aux réalités quotidiennes<br />
de la classe.<br />
Sur le fond, ces calculs à court terme ou ces conflits<br />
de préséance laissent de côté une question majeure<br />
qui est de savoir comment l’école républicaine peut<br />
non seulement accueillir la quasi totalité d’une classe<br />
d'âge, mais aussi lui donner les moyens de réussir. Or<br />
les modalités de formation en vigueur continuent<br />
d’être centrées sur la prise<br />
en compte des acteurs et<br />
groupes d’acteurs adultes et<br />
de leurs intérêts plus que sur<br />
celle des élèves, en particulier<br />
de ceux pour qui, aujourd’hui<br />
plus qu’hier, s’amenuisent les<br />
possibilités de réussir dans<br />
des voies toujours réservées<br />
aux élites sociales. Malgré<br />
parfois des dénonciations<br />
réciproques (« certains élèves<br />
ne sont pas à leur place » ; « certains professeurs ne<br />
font pas apprendre »), élèves et enseignants font quotidiennement<br />
une expérience du « <strong>travail</strong> empêché » II<br />
qui procède des mêmes causes. Les enseignants<br />
ne sont souvent pas plus étayés par leur formation<br />
pour faire réussir tous leurs élèves que ceux-ci ne le<br />
sont pour acquérir les arrière-plans nécessaires aux<br />
apprentissages III .<br />
Les contenus de la formation<br />
Si l’organisation de la formation des enseignants<br />
est peu propice à une préparation aux réalités du<br />
métier, celle de ses contenus laisse elle-même beaucoup<br />
à désirer. Même si de grandes disparités sont<br />
aujourd’hui notables d'une académie ou d'un site à<br />
l'autre, il manque dans les plans de formation d’apports<br />
qui attirent davantage l’attention des futurs<br />
professionnels non pas sur les leçons qu’ils devront<br />
faire, mais sur ce qu’ils devront mettre en place pour<br />
que les élèves, tous les élèves, apprennent.<br />
Une des difficultés pour que les ambitions des enseignants<br />
et celles des élèves se rejoignent est, du côté<br />
des premiers, d'opérer la transition identitaire qui<br />
doit faire passer de bon étudiant à bon praticien. Or,<br />
du fait des aspects organisationnels et curriculaires<br />
ci-dessus mentionnés, un tel passage est peu accompagné.<br />
Les raisons pour les<strong>quel</strong>les on devient enseignant<br />
sont, majoritairement pour le second degré,<br />
liées à l’amour d’une discipline que l’on compte transmettre<br />
à des jeunes. Cet objectif tout à fait louable se<br />
heurte cependant, au collège surtout, au scepticisme<br />
d'élèves, en particulier de ceux qui avaient mis tous<br />
leurs espoirs dans l'école, face au fléchissement souvent<br />
spectaculaire de leurs résultats qui ne récompensent<br />
pas, selon eux, leurs efforts. Ne parvenant<br />
pas à apprendre correctement, ils tendent à adopter<br />
des comportements déviants pour ne pas perdre<br />
la face et à introduire dans l'établissement et dans<br />
les classes une vie juvénile qui freine leurs apprentissages<br />
et rend très ardue l'action des enseignants.<br />
L'enjeu pour ceux-ci est de comprendre et d'admettre<br />
que ces comportements découlent des difficultés<br />
d'apprentissage plus qu'ils ne les engendrent et que<br />
ce qui est mis en cause dans ces moments d’épreuve<br />
ce n'est pas tant leur personne privée que l'institution<br />
qu'ils représentent nécessairement et dont ces élèves<br />
estiment qu’elle ne les comprend, voire qu'elle ne les<br />
aime pas.<br />
Aider à entrer dans une identité professionnelle qui<br />
permette d'analyser ce phénomène et de trouver<br />
des solutions est un enjeu majeur de la formation.<br />
Or les candidats, puis stagiaires, critiquent souvent<br />
celle qu'ils reçoivent parce qu'elle serait trop théorique.<br />
Poussés à expliciter leur jugement, ils disent<br />
en général que les contenus didactiques appris, qui<br />
leur permettent de mettre au point des séquences<br />
logiquement consistantes, se fracassent souvent au<br />
contact d'élèves réels qui ne se mettent pas au <strong>travail</strong>.<br />
Il leur manque de fait d'autres apports, « théoriques »<br />
eux aussi, qui les aident à comprendre qu'un véritable<br />
fossé sépare le modèle d'élève idéal qu'ils ont<br />
eux-mêmes visé, fait pour intégrer les formations<br />
réservées à l'élite, et les élèves réels qu'ils ont face à<br />
eux. Car apprendre à l'école n'est pas apprendre tout<br />
court. Lorsque la socialisation familiale n'y a pas préparé,<br />
bien des attentes scolaires (répondre à des questions<br />
posées par <strong>quel</strong>qu'un qui connaît les réponses,<br />
accepter de faire des erreurs, ramener du <strong>travail</strong> à la<br />
maison, se projeter dans la longue durée...) peuvent<br />
paraître incongrues.<br />
D'importants malentendus peuvent se tisser entre les<br />
conceptions des enfants issus de milieux populaires,<br />
a fortiori immigrés, et ce que l'école attend d'eux.<br />
Les recherches en éducation IV montrent que ce qui<br />
est exigé par l'école pour y réussir n'y est pas forcément<br />
enseigné, ainsi que les difficultés à identifier<br />
la manière proprement scolaire de traiter des objets<br />
et des pratiques qui circulent aujourd’hui davantage<br />
entre elle-même et son extérieur. Les élèves<br />
qui suivent mal, voire décrochent, sont souvent des<br />
élèves qui, pleins de bonne volonté, ne parviennent<br />
néanmoins pas à construire l'autonomie nécessaire<br />
à l’acquisition de savoirs qui exigent désormais à<br />
tous les niveaux du système éducatif, davantage de<br />
prise d'initiative, d'aptitude à comprendre en quoi les<br />
apprentissages spécifiques sont porteurs de savoirs<br />
génériques, de compétences à utiliser ses connaissances<br />
dans des situations nouvelles. Les enquêtes<br />
internationales montrent régulièrement que l'école<br />
française ne se contente pas de reproduire les inégalités<br />
sociales qui prévalent dans la société, mais<br />
qu'elle les accroît. Les implicites signalés ci-dessus<br />
Page 10 n° 07 / juin 2016
Former les enseignants pour que les élèves apprennent<br />
Patrick Rayou<br />
page 3/3<br />
y contribuent sans doute grandement car, autour<br />
d'eux, se nouent des connivences entre les familles<br />
en fonction de leur plus ou moins grand éloignement<br />
des codes scolaires. Il paraît décisif que la formation<br />
éclaire davantage tous ces présupposés en ne prenant<br />
pas comme des allants de soi des questions apparemment<br />
anodines, mais en réalité porteuses de différenciations<br />
sociales, comme la façon d'apprendre<br />
une leçon, de faire des brouillons ou de s'acquitter de<br />
ses devoirs... Savoir comment les élèves apprennent<br />
(ou n'apprennent pas), que des conflits de loyauté<br />
peuvent les assaillir lorsqu'ils voient bien que la<br />
langue parlée à l'école n'est pas celle de la maison,<br />
qu'il n'est pas évident pour tout le monde qu'une<br />
femme puisse vous apprendre <strong>quel</strong>que chose, que les<br />
élèves peuvent être spontanément plus sensibles aux<br />
questions de la justice qu'à celles de la justesse des<br />
concepts... devrait pouvoir faire partie de formations<br />
qui intègrent davantage le point de vue des élèves et<br />
aident à diminuer la violence institutionnelle dont<br />
certains se sentent victimes.<br />
L'obsession de l'école française pour dégager une élite<br />
malgré le caractère relativement tardif de la sélection<br />
se traduit inévitablement dans la formation des<br />
enseignants. Celle-ci ne peut à elle seule instaurer<br />
les changements curriculaires qui aideraient à ce que<br />
la quasi totalité d'une classe d'âge s'approprie réellement<br />
les programmes et nourrisse des projets qui<br />
ne soient pas par défaut. Elle peut néanmoins aider,<br />
même dans le cadre actuel, les jeunes enseignants à<br />
mieux identifier les blocages et à mettre en œuvre<br />
des solutions. Cela passe vraisemblablement par un<br />
réaménagement des conditions de la formation. Il<br />
est en effet illusoire de penser qu'un enseignant est<br />
formé en deux ans à un métier devenu plus difficile<br />
et exigeant davantage de ressources didactiques et<br />
pédagogiques qu'auparavant. La mise en place, en<br />
amont du master, de situations d'alternance entre<br />
terrain et réflexivité semble tout indiquée pour qui se<br />
destine à ce métier, de même que le renforcement et<br />
l'extension de la formation continue. Mais les contenus<br />
de cette formation doivent emprunter davantage<br />
à ce que les recherches en éducation nous apprennent<br />
des univers de vie des élèves et de la façon dont l'école<br />
peut les prendre en compte si nous ne voulons pas<br />
que les promesses déçues débouchent sur davantage<br />
de souffrances au <strong>travail</strong> et de résignation pour les<br />
uns et les autres.<br />
Patrick Rayou<br />
Professeur émérite en sciences de<br />
l'éducation, Paris 8, équipe Circeft-Escol.<br />
Bibliographie :<br />
I Ecoles supérieures du professorat<br />
et de l’éducation<br />
II Clot, Y. « Le <strong>travail</strong> à cœur. Pour<br />
en finir avec les risques psychosociaux<br />
». La Découverte, 2010.<br />
III Rayou, P., Sensevy, G. .<br />
« Contrat didactique et contextes<br />
sociaux. La structure d'arrière-plans<br />
des apprentissages ».<br />
Revue française de pédagogie, 2014,<br />
n°188, 23-38.<br />
IV Parmi elles, celles du réseau Reseida<br />
(Recherches sur la Socialisation,<br />
l'Enseignement, les Inégalités<br />
et les Différenciations dans les<br />
Apprentissages). Rochex, J.-Y. &<br />
Crinon, J. (Dirs.), La construction<br />
des inégalités scolaires. Rennes,<br />
PUR, 2011 Rayou, P. (Dir.) Aux<br />
frontières de l'école. Institutions,<br />
acteurs et objets. St Denis : PUV,<br />
2015.<br />
Page 11
Dialectique de la liberté<br />
pédagogique et de<br />
l’intérêt général<br />
Paul Devin<br />
page 1/3<br />
“ Lutter au nom de la liberté<br />
pédagogique contre le principe<br />
d’un contrôle de l’État, procéderait<br />
d’une conception néolibérale<br />
de cette liberté fondée<br />
sur la croyance que le jeu des<br />
marchés et les volontés des<br />
usagers seraient naturellement<br />
capables de réguler le système<br />
scolaire et de lui donner les<br />
conditions de sa meilleure pertinence.<br />
”<br />
À peine a-t-elle reconnu l’existence de la liberté<br />
pédagogique de l'enseignant que la loi pose le<br />
principe de ses limites : « La liberté pédagogique de<br />
l'enseignant s'exerce dans le respect des programmes<br />
et des instructions du ministre chargé de l'éducation<br />
nationale et dans le cadre du projet d'école ou<br />
d'établissement avec le conseil et sous le contrôle des<br />
membres des corps d'inspection I . »<br />
La nécessité politique d’un<br />
contrôle de l’État<br />
Dans les pays où le libéralisme<br />
a défendu la<br />
réduction du contrôle de<br />
l’État et l’autonomie des<br />
établissements comme un<br />
vecteur d’amélioration du<br />
service public d’enseignement,<br />
aucun des effets de<br />
cette évolution n’a jamais<br />
été atteint, ni en termes<br />
d’amélioration qualitative<br />
du niveau des élèves, ni en<br />
termes de réduction des<br />
inégalités sociales. À l’inverse,<br />
les situations complexes<br />
que connaissent les<br />
systèmes scolaires suédois,<br />
québécois, étasuniens ou<br />
anglais méritent qu’on s’y<br />
attarde pour analyser ce que<br />
produit le retrait de l’État. Contrairement à ce<br />
qu’affirment les idéologies aujourd’hui largement<br />
répandues qui associent la libéralisation de la sectorisation<br />
scolaire ou l’autonomie croissante des<br />
établissements à une meilleure réussite des élèves,<br />
on ne peut que constater que la preuve de la véracité<br />
de ces postulats est loin d’avoir été administrée.<br />
Disons les choses clairement : lutter au nom de<br />
la liberté pédagogique contre le principe d’un<br />
contrôle de l’État, procéderait d’une conception<br />
néolibérale de cette liberté fondée sur la croyance<br />
que le jeu des marchés et les volontés des usagers<br />
seraient naturellement capables de réguler le<br />
système scolaire et de lui donner les conditions<br />
de sa meilleure pertinence. Or nous savons que la<br />
« pertinence » qui serait alors atteinte serait profondément<br />
inégalitaire parce que construite par<br />
des régulations portées par les catégories sociales<br />
dominantes. Il ne s’agit pas de nourrir l’illusion<br />
qu’un service public national réussit toujours à<br />
atteindre ses finalités d’intérêt général quant à une<br />
réussite véritablement démocratique des élèves<br />
mais de craindre que la libéralisation produise des<br />
résultats encore plus inégalitaires.<br />
Les affirmations libertaires qui ne verraient dans<br />
le contrôle de l’État qu’une mainmise sur l’activité<br />
enseignante reviennent à nier que l’intérêt général<br />
ne peut être porté par les seules initiatives individuelles<br />
qui seraient au contraire à la merci de<br />
groupes de pression défendant des intérêts particuliers.<br />
On peut railler les excès bureaucratiques et<br />
hiérarchiques parfois produits par les conceptions<br />
jacobines ; on peut sacraliser la désobéissance en<br />
laissant croire qu’elle porterait en soi toutes les<br />
vertus ; on peut mythifier l’autonomie des établissements<br />
en postulant sa capacité à produire des<br />
solutions pédagogiques adaptées à des réalités particulières<br />
mais tout cela ne permet pas d’échapper<br />
à la réalité des rapports de domination sociale qui<br />
chercheront, au prétexte de la liberté, à défendre<br />
des intérêts spécifiques dont on sait qu’ils se jouent<br />
toujours aux dépens des classes populaires.<br />
Affirmer que le service public d’éducation doit être<br />
contrôlé par l’État ne peut évidemment suffire à<br />
légitimer toute forme de contrôle, ni à cautionner<br />
toute volonté d’emprise qui, au prétexte des finalités<br />
d’intérêt général, viendrait satisfaire <strong>quel</strong>ques<br />
obsessions autoritaristes ou la propagande de<br />
<strong>quel</strong>ques certitudes pédagogiques. On se souvient<br />
comment le ministre de Robien, alors qu’il osait<br />
prescrire une méthode spécifique de lecture à<br />
l’exclusion d’autres, affirmait conjointement son<br />
attachement à la liberté pédagogique. Mais, expliquait-il,<br />
« la liberté pédagogique n'est pas la liberté<br />
de faire n'importe quoi 2 ! ». Le simplisme du raisonnement<br />
dissimule mal ses volontés autoritaristes.<br />
Or la tentation est de plus en plus fréquente chez<br />
Page 12 n° 07 / juin 2016
Dialectique de la liberté pédagogique et de l’intérêt général<br />
Paul Devin<br />
page 2/3<br />
les gouvernants de négliger les enjeux régaliens de<br />
leur action politique pour se mêler de choix éducatifs<br />
et pédagogiques. Alors que le collège nécessiterait<br />
une politique déterminée et volontariste pour<br />
lutter contre la ségrégation territoriale qui produit<br />
la baisse de la mixité sociale dans les écoles et les<br />
établissements, le choix a été fait d’axer la réforme<br />
2016 du collège sur des organisations pédagogiques<br />
nouvelles. Pour les questions de mixité sociale, la<br />
ministre nous assure qu’il faut faire confiance aux<br />
partenaires et que les choses se réguleront par le<br />
débat et l’échange. Évidemment, compte-tenu de<br />
la force des enjeux sociaux, cette régulation ne se<br />
produira pas.<br />
Témoignage plus cru encore de cette propension<br />
des ministres à se mêler du professionnel : alors<br />
même qu’elle présente les nouveaux programmes,<br />
en septembre 2015, Najat Vallaud-Belkacem formule<br />
une prescription pédagogique : la dictée quotidienne.<br />
Au moment où se signe symboliquement<br />
un pacte républicain entre l’école et la nation, au<br />
travers de nouveaux programmes, la ministre préfère<br />
mettre en avant une idée pédagogique personnelle<br />
qui n’est pas contenue dans les programmes.<br />
C’est malheureusement devenu un trait récurrent<br />
de gouvernance que de confondre le choix d’objectifs<br />
politiques avec celui de la prescription d’actions<br />
professionnelles conduite par la recherche<br />
effrénée d’une satisfaction immédiate de l’opinion<br />
publique.<br />
La nécessité pédagogique d’une<br />
liberté de l’enseignant<br />
Considérons un pouvoir politique revenu à ses seules<br />
légitimes prétentions, celles de fixer les valeurs et les<br />
objectifs du service public d’Éducation nationale.<br />
Affirmer la légitimité de ce pouvoir ne peut avoir de<br />
sens que dans une confrontation dialectique avec un<br />
autre impératif incontournable, celui de la liberté<br />
pédagogique.<br />
Ne nous méprenons pas : la liberté accordée à l’enseignant<br />
pour concevoir et mettre en œuvre ses<br />
enseignements ne procède pas d’un privilège corporatiste,<br />
d’une forme de respect particulier qu’aurait<br />
eu la République pour la profession enseignante. Elle<br />
s’inscrit tout d’abord dans une volonté démocratique<br />
affirmée dès la Révolution française : « Aucun pouvoir<br />
public ne doit avoir ni l'autorité, ni même le crédit,<br />
d'empêcher le développement des vérités nouvelles, l'enseignement<br />
des théories contraires à sa politique particulière<br />
ou à ses intérêts momentanés 3 ». Condorcet fait<br />
ici œuvre de prudence. Il sait ce que pourraient être<br />
les tentations d’un gouvernement, celle d’instrumentaliser<br />
l’école dans des perspectives propagandistes.<br />
Dès l’introduction de son projet de décret, il a rappelé<br />
que « la première condition de toute instruction<br />
étant de n'enseigner que des vérités, les établissements<br />
que la puissance publique y consacre doivent être aussi<br />
indépendants qu'il est possible<br />
de toute autorité politique ».<br />
Condorcet saura aussi rappeler<br />
que cette liberté ne<br />
peut être absolue et qu’elle<br />
doit se soumettre au contrôle<br />
des représentants du peuple<br />
qui restent les plus à même<br />
à résister aux intérêts particuliers.<br />
Mais, c’est dans la<br />
force avec la<strong>quel</strong>le, dès la<br />
Révolution, est affirmée la<br />
nécessité de l’indépendance<br />
de l’instruction, que l’institution<br />
scolaire française<br />
fondera la notion de « liberté<br />
pédagogique ».<br />
Une seconde motivation de cette liberté est liée à la<br />
nature professionnelle de l’activité enseignante car<br />
les actes qui sont nécessaires à la conception et à la<br />
mise en œuvre d’un enseignement ne peuvent procéder<br />
de la reproduction de modèles prescrits. Réussir<br />
la construction didactique qui va rendre possible<br />
l’accès aux connaissances, qui va susciter chez tous<br />
les élèves la construction conceptuelle et l’exercice du<br />
jugement nécessite une élaboration intellectuelle de<br />
l’enseignant qui n’est possible qu’en lui accordant la<br />
liberté pédagogique. C’est parce que sa pratique professionnelle<br />
relève de l’appropriation d’une démarche<br />
intellectuelle que la liberté pédagogique est une<br />
condition nécessaire de l’exercice de son activité<br />
professionnelle. De ce fait, la liberté pédagogique<br />
n’est pas une solution de facilité. Elle est une exigence<br />
ambitieuse qui relève<br />
de la contrainte de devoir en<br />
permanence concevoir son<br />
enseignement sans pouvoir<br />
se réfugier dans un modèle<br />
de reproduction.<br />
Enfin, la liberté pédagogique<br />
s’inscrit dans une nécessité<br />
incontournable : la nature<br />
même de la pratique professionnelle<br />
enseignante, de par<br />
son exercice essentiellement<br />
solitaire en classe, conduit à<br />
accepter que la grande part de<br />
cette pratique doive reposer<br />
sur la confiance que l’institution<br />
fait à ses agents. Cette<br />
condition guide la nature<br />
même du contrôle que l’État<br />
peut envisager. Elle devrait<br />
suffire à convaincre les cadres<br />
que les seules stratégies qui<br />
“ C’est malheureusement<br />
devenu un trait récurrent de<br />
gouvernance que de confondre<br />
le choix d’objectifs politiques<br />
avec celui de la prescription<br />
d’actions professionnelles<br />
conduite par la recherche<br />
effrénée d’une satisfaction<br />
immédiate de l’opinion<br />
publique. ”<br />
“ C’est dans une vision<br />
dialectique qu’il faut chercher à<br />
trouver les équilibres, non pas<br />
dans la fixation d’une frontière<br />
de la liberté enseignante<br />
mais dans la reconnaissance<br />
que cette question ne peut<br />
procéder que d’un jeu<br />
dynamique dans le<strong>quel</strong> les<br />
acteurs, y compris en fonction<br />
de leurs rôles institutionnels<br />
spécifiques, recherchent en<br />
permanence l’équilibre entre<br />
liberté pédagogique et intérêt<br />
général. ”<br />
Page 13
Paul Devin<br />
Dialectique de la liberté pédagogique et de l’intérêt général<br />
page 3/3<br />
s’avèrent capables de veiller à la mise en œuvre de<br />
la politique votée par la représentation nationale<br />
sont celles qui incitent les enseignants à procéder<br />
eux-mêmes aux analyses nécessaires pour identifier<br />
leurs pratiques qui s’éloigneraient de l’intérêt général<br />
et pour procéder aux réajustements indispensables.<br />
Un accompagnement est nécessaire et souhaitable<br />
mais il ne peut se confondre avec une intervention<br />
injonctive.<br />
La nécessité d’une vision dialectique<br />
Comment raisonner cette question de la relation<br />
entre intérêt général et liberté pédagogique ?<br />
Certains voudraient le faire au travers de la recherche<br />
de limites. Où s’arrête la liberté pédagogique ? Quand<br />
le contrôle de l’État devient-il légitime ? Mais à vouloir<br />
ainsi poser les bornes de légitimités respectives,<br />
nous savons que les pratiques humaines sont telles<br />
qu’elles seront amenées à évoluer en fonction de la<br />
perception que les uns ou les autres auront d’une<br />
situation. Nous savons même que nous sommes<br />
capables nous même de faire varier nos propres<br />
jugements, tantôt parce que nous insisterons sur la<br />
liberté face à des prescriptions qui nous paraitraient<br />
exagérées, tantôt parce que nous insisterons sur les<br />
limites qu’il faut lui donner parce que nous aurons<br />
l’impression que l’intérêt général est menacé. Vouloir<br />
positionner avec précision ces limites nous parait<br />
donc à la fois vain et propre à multiplier les conflits<br />
hiérarchiques. D’autant que nous trouverons rarement<br />
les éléments réglementaires qui permettraient<br />
de statuer avec précision.<br />
C’est dans une vision dialectique qu’il faut chercher à<br />
trouver les équilibres, non pas dans la fixation d’une<br />
frontière de la liberté enseignante mais dans la reconnaissance<br />
que cette question ne peut procéder que<br />
d’un jeu dynamique dans le<strong>quel</strong> les acteurs, y compris<br />
en fonction de leurs rôles institutionnels spécifiques,<br />
recherchent en permanence l’équilibre entre liberté<br />
pédagogique et intérêt général. Cela suppose que<br />
l’ensemble des acteurs en reconnaissent la nécessité.<br />
Bibliographie :<br />
1 Code de l’éducation L912-1-1<br />
2 Gilles de Robien, Conférence de<br />
presse sur la lecture, 5 janvier 2006.<br />
3 Condorcet, Projet de décret sur<br />
l’organisation générale de l’enseignement<br />
public, 1793<br />
Du côté de la hiérarchie, cela devrait contraindre<br />
à une conception des relations qui ne repose pas<br />
sur la production de consignes et la vérification de<br />
leur application mais sur la construction partagée<br />
des conditions nécessaires à une analyse exigeante<br />
des pratiques professionnelles. L’enjeu est d’aider<br />
l’enseignant à identifier comment les constructions<br />
pédagogiques et didactiques dont il est responsable<br />
peuvent servir l’intérêt général, c’est-à-dire la démocratisation<br />
de la réussite scolaire et la transmission<br />
égalitaire des connaissances qui permettent l’émancipation<br />
intellectuelle et sociale et le partage d’une<br />
culture commune.<br />
Paul Devin<br />
Inspecteur de l’Éducation nationale,<br />
Secrétaire général du Syndicat national<br />
des personnels d’inspection (SNPI-FSU)<br />
Page 14 n° 07 / juin 2016
Jusqu'à <strong>quel</strong> point<br />
peut-on valoriser le <strong>travail</strong> ?<br />
Stéphane Haber<br />
page 1/3<br />
C'est l'évidence même : dans notre société, avoir un<br />
emploi n'est pas un luxe. Cela n'est pas seulement<br />
vrai parce que, malgré l'importance quantitative de la<br />
situation de rentier (par exemple de créancier) ou d'allocataire<br />
d'une prestation sociale, obtenir une rémunération<br />
(un salaire, des honoraires…) en échange d'une<br />
activité productive reconnue constitue, de très loin, la<br />
méthode prédominante pour se procurer, au moyen<br />
de la dépense monétaire, les biens et les services dont<br />
on a besoin. C'est aussi vrai parce qu'occuper l'emploi<br />
socialise les individus. Il leur fournit de nombreuses<br />
occasions pour se réaliser, s'intégrer aux collectivités<br />
et se voir reconnu par les autres. C'est pour cela que<br />
le chômage peut être, à tort ou à raison, perçu à la fois<br />
comme une menace sur les revenus du foyer et comme<br />
une humiliation personnelle, voire comme une dépossession<br />
: il appauvrit au sens monétaire tout comme<br />
au sens moral. Mais ce qui vaut pour l'emploi au sens<br />
sociologique vaut-il pour le <strong>travail</strong> au sens anthropologique<br />
? Autrement dit : à partir des constats que l'on<br />
vient de rappeler, est-il légitime de conclure à la centralité<br />
du <strong>travail</strong> en général ? Pour le dire en recourant<br />
au vocabulaire plus différencié de la langue anglaise,<br />
est-il permis de glisser du job (l'emploi) au labour (le<br />
<strong>travail</strong> comme réalité sociale organisée, tel que nous<br />
le connaissons) puis au work (le <strong>travail</strong> comme fait<br />
anthropologique) en considérant que la continuité<br />
est logique ? Notre réponse sera que l'importance du<br />
<strong>travail</strong> pour la vie humaine constitue une réalité profonde,<br />
mais que les formes d'emploi qui prédominent<br />
actuellement (et probablement l'emploi comme tel) ne<br />
proposent que certaines possibilités très particulières<br />
d'exprimer cette importance.<br />
Historiquement, établir un lien entre ces deux réalités<br />
distinctes que sont l'emploi et le <strong>travail</strong> n'a pas beaucoup<br />
posé de problèmes aux théoriciens sociaux, et<br />
l'on ne doit pas s'en féliciter. Dans les textes du jeune<br />
Marx, qui reflètent en partie l'état d'esprit de la pensée<br />
socialiste et communiste de son époque, aucune<br />
distinction de ce type n'est admise. Car on suppose en<br />
même temps vraies les deux propositions suivantes :<br />
premièrement, les ouvriers de l'industrie moderne<br />
ont besoin d'un salaire pour vivre ; deuxièmement,<br />
le <strong>travail</strong> constitue en lui-même une expérience aussi<br />
puissante qu'irremplaçable pour le développement de<br />
l'être humain. On pourrait dire que l'adjectif « nécessaire<br />
», bien qu'équivoque, s'applique alors également<br />
à l'emploi et au <strong>travail</strong>, les associant étroitement dans<br />
l'esprit des gens et des penseurs,<br />
en particulier : il y a<br />
une nécessité factuelle d'occuper<br />
un emploi salarié, il y a<br />
une nécessité philosophique à<br />
<strong>travail</strong>ler.<br />
Comment s’explique une<br />
telle confusion ? Depuis la<br />
fin du 18e siècle, les progrès<br />
techniques issus de l'industrialisation<br />
se sont beaucoup<br />
concentrés dans les ateliers<br />
et les usines. C'est là que<br />
se sont manifestés avec une acuité particulière les<br />
apports spectaculaires de ces progrès, mais aussi<br />
les problèmes nouveaux nés de la confrontation de<br />
l'activité humaine avec le fascinant appareillage des<br />
outils et les machines. C'est aussi là que toute une<br />
expérience aussi forte qu'originale de la coopération,<br />
de la domination et de la résistance a pu s'élaborer et se<br />
réfléchir. Il est compréhensible que le <strong>travail</strong> en général<br />
ait, en <strong>quel</strong>que sorte, brutalement disparu derrière<br />
les réalités saisissantes du <strong>travail</strong> salarié donnant lieu<br />
à un emploi : c'est à ce niveau, qui est resté longtemps<br />
celui de l'industrie, que l'essentiel semblait se passer.<br />
Au-delà de ce premier cercle, on ne trouve, pensait-on<br />
alors, que des occupations improductives, voire parasitaires,<br />
ou bien des occupations traditionnelles sans<br />
signification économique directe, sans profondeur<br />
humaine (l'accomplissement des tâches domestiques,<br />
par exemple). Pour le dire autrement, la catégorie<br />
d'emploi s'est forgée dans le sillage des avancées du<br />
capitalisme : avoir un emploi, c'est <strong>travail</strong>ler d'une<br />
façon telle que cela contribue au profit de <strong>quel</strong>qu'un<br />
dans le cadre d'une économie capitaliste fondée sur la<br />
technicisation permanente de certaines tâches isolées<br />
de leur enchâssement social. Le socialisme, puis les<br />
institutions de l’État social, ont sanctionné cet état de<br />
fait, que, au 20e siècle, les sciences humaines du <strong>travail</strong><br />
(psychologie et sociologie), largement focalisées sur les<br />
grandes organisations du labeur collectif (l'atelier et le<br />
bureau), ont étudié avec passion, dans leur sillage.<br />
Pourtant, comme on le voit chez le jeune Marx, une<br />
exaltation trop appuyée de ce qu'accomplit l'ouvrier<br />
industriel risque de résulter de ce rapprochement<br />
: maîtrisant la nature, mobilisant les outils et les<br />
machines les plus complexes, disposant de nouveaux<br />
“ Est-il permis de glisser du job<br />
(l'emploi) au labour (le <strong>travail</strong><br />
comme réalité sociale organisée,<br />
tel que nous le connaissons)<br />
puis au work (le <strong>travail</strong><br />
comme fait anthropologique)<br />
en considérant que la continuité<br />
est logique ? ”<br />
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Stéphane Haber<br />
Jusqu'à <strong>quel</strong> point peut-on valoriser le <strong>travail</strong> ?<br />
page 2/3<br />
“ La catégorie d'emploi s'est<br />
forgée dans le sillage des<br />
avancées du capitalisme :<br />
avoir un emploi, c'est <strong>travail</strong>ler<br />
d'une façon telle que cela<br />
contribue au profit de<br />
<strong>quel</strong>qu'un dans le cadre d'une<br />
économie capitaliste fondée sur<br />
la technicisation permanente de<br />
certaines tâches isolées de leur<br />
enchâssement social. ”<br />
savoir-faire et de nouvelles habiletés, l'ouvrier apparaît<br />
comme l'incarnation d'une humanité supérieure, ce<br />
pourquoi la domination capitaliste sur son activité<br />
apparaît particulièrement choquante. À la suite de<br />
Marx, les régimes communistes du 20e siècle ont été<br />
très loin dans l'héroïcisation, voire la mythification<br />
du Travailleur, sans que les <strong>travail</strong>leurs réels en aient<br />
toujours retiré des bénéfices tangibles. Pour contrarier<br />
cette tendance à l'exaltation<br />
inconsidérée du Travailleur<br />
et, en réalité, du type de <strong>travail</strong><br />
valorisé par une modernité<br />
productiviste imbue de<br />
croissance technoscientifique,<br />
revenir à un concept<br />
de <strong>travail</strong> plus ouvert n'est<br />
pas une mauvaise option. À<br />
la réflexion, le lien entre les<br />
deux concepts de <strong>travail</strong> en<br />
général et de <strong>travail</strong> salarié<br />
(le cœur sociologique de<br />
l'emploi) ne paraît d'ailleurs<br />
pas si puissant. Pour tout un<br />
chacun, le terme « <strong>travail</strong>ler »<br />
ne renvoie pas seulement à<br />
ce que l'on fait (ou pourrait<br />
faire) dans le cadre d'un emploi rémunéré, même<br />
si celui-ci occupe une place cruciale dans notre vie.<br />
Nous <strong>travail</strong>lons dès que nous faisons usage de notre<br />
force et de notre habileté pour parvenir à une fin (la<br />
production d'un objet, l'entretien d'une personne ou<br />
d'un dispositif, la fourniture d'un service…) qui sera<br />
utile. Travailler c'est, au minimum, fournir un effort<br />
utile que la société reconnaît plus ou moins comme<br />
tel. Même si ces notions (effort, utilité) ne présentent<br />
pas de contours parfaitement nets, on comprend facilement<br />
ce que veut dire la proposition selon la<strong>quel</strong>le<br />
<strong>travail</strong>ler, c'est faire autre chose que jouer (la gratuité<br />
relative dans la dépense d'énergie mentale et physique,<br />
la futilité généralement admise de la fin visée). On peut<br />
même dire que cette opposition classique entre le <strong>travail</strong><br />
et le jeu constitue le socle de la conception la plus<br />
courante du <strong>travail</strong>, qui est correcte. Ainsi, ne pas avoir<br />
d'emploi, c'est chômer, être désœuvré, être dépendant.<br />
En revanche, ne pas <strong>travail</strong>ler, c'est ne rien « faire »<br />
(le repos, le loisir, l'occupation improductive) ou bien,<br />
plus nettement, jouer (ou encore faire des choses qui<br />
s'assimilent au monde du jeu, lui empruntent certains<br />
caractères). Robinson Crusoé <strong>travail</strong>le sur son île pour<br />
l'aménager. La pianiste du dimanche <strong>travail</strong>le ses<br />
gammes. L'homme ou la femme au foyer <strong>travail</strong>le à<br />
l'entretien de son ménage, à l'éducation de ses enfants.<br />
La retraitée qui prend soin de son potager <strong>travail</strong>le à la<br />
réalisation d'une tâche qu'elle peut estimer gratifiante.<br />
Bref, ce que nous faisons en occupant un emploi ne<br />
représente donc que certaines façons de <strong>travail</strong>ler.<br />
Il existe des raisons plus circonstancielles de ne pas<br />
valoriser inconsidérément le <strong>travail</strong> comme emploi.<br />
Une évolution trop peu analysée du capitalisme actuel<br />
est la multiplication des métiers immoraux. Bien<br />
sûr, il a toujours existé des maffieux puissants, des<br />
escrocs bien en vue et des parasites couronnés. De<br />
même, les petits chefs désagréables et les fidèles serviteurs<br />
de causes ridicules et/ou abjectes ne datent pas<br />
d’hier. La différence est que nos sociétés engendrent<br />
maintenant ouvertement des armées de dirigeants<br />
d’entreprises purement égoïstes, de stratèges du marketing<br />
agressif ou du management manipulateur, de<br />
lobbyistes au service de multinationales sans scrupules,<br />
d’ingénieurs qui contribuent à la destruction<br />
de plus en plus efficace de l’environnement naturel,<br />
de spécialistes de montages financiers vicieux, de<br />
techniciens de l’évasion fiscale à grande échelle, etc.<br />
La différence avec le passé est aussi que ces métiers, à<br />
mesure de leur développement quantitatif, bénéficient<br />
d’une forte légitimité sociale : on y touche parfois de<br />
très hauts salaires, des formations universitaires soutenues<br />
par les États comme par le monde des affaires y<br />
conduisent… Ils se situent donc au centre du système,<br />
non plus dans ses marges. Même marquée par l’anticapitalisme,<br />
la pensée socialiste issue du 19e siècle, tout<br />
comme les dispositions mentales qui correspondent<br />
à l’État social sorti de l’industrialisation des sociétés<br />
occidentales du siècle dernier, ne sont pas prêtes à<br />
affronter ce problème des métiers immoraux. Certes,<br />
elles dénonçaient des groupes sociaux nuisibles (les<br />
grands propriétaires terriens, les capitalistes, les rentiers…),<br />
présentés comme de pénibles survivances.<br />
Mais elles restaient convaincues que les progrès de la<br />
division du <strong>travail</strong> et de la technicisation allaient en<br />
gros dans la bonne direction. Quiconque <strong>travail</strong>le vraiment<br />
(autrement dit a un emploi) participe donc, dans<br />
cette perspective, à une aventure grandiose que l’on ne<br />
remettait pas en cause dans son mouvement général.<br />
Avec la prolifération triomphale et le prestige grandissant<br />
des professions où il s’agit, en gros, de servir la<br />
logique d’un système fou et d’en profiter, s’effondrent<br />
définitivement les dernières raisons qui permettaient<br />
à nos prédécesseurs de valoriser la division du <strong>travail</strong><br />
en soi, le fait d’avoir un emploi en soi, la coopération<br />
en soi, les effets d’apprentissage et d’épanouissement<br />
inhérents au <strong>travail</strong> en soi, etc. Il n’y a que des formes<br />
de <strong>travail</strong> très différentes les unes des autres, et des<br />
emplois qui reflètent les orientations multiples de la<br />
vie humaine, le meilleur à côté du pire, le plus intéressant<br />
et le plus stupide.<br />
Certaines évolutions contemporaines permettent de<br />
mieux percevoir cette vérité. D'un côté, avec la mondialisation<br />
capitaliste, le statut de salarié s'étend sans<br />
cesse. Si l'on prend en compte le monde asiatique (et<br />
la Chine en particulier), on voit que la tendance observée<br />
par Marx au milieu du 19e siècle en Europe s'est<br />
vérifiée à notre époque sur une échelle très supérieure<br />
et à une vitesse stupéfiante. Le déclin des sociétés paysannes<br />
a conduit à la constitution d'un énorme prolétariat<br />
industriel et urbain pour qui le salaire constitue<br />
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Jusqu'à <strong>quel</strong> point peut-on valoriser le <strong>travail</strong> ?<br />
Stéphane Haber<br />
page 3/3<br />
la principale (parfois l'unique) ressource. Il y a peu de<br />
raisons d'y voir un progrès, même si l'amélioration des<br />
conditions de vie de certains groupes sociaux reste<br />
un fait incontestable. Mais, de l'autre côté, comme<br />
pour compenser cette victoire confirmée du salariat,<br />
les frontières entre l'emploi et le <strong>travail</strong> en général<br />
se font parfois plus floues. Ainsi, dans les métiers les<br />
plus fortement tournés vers les idées, la création, la<br />
communication, le lien social, le temps de <strong>travail</strong> et le<br />
temps de loisir s'avèrent difficiles à distinguer. À l’âge<br />
des services, au cœur de crises écologiques profondes,<br />
la distinction cardinale entre fabriquer des produits et<br />
s’occuper d’êtres qui réclament du soin (une distinction<br />
à la<strong>quel</strong>le la révolution industrielle avait accordée<br />
une importance essentielle puisqu’elle définissait<br />
l’espace genré du <strong>travail</strong>) perd son sens. Par ailleurs,<br />
avec le téléphone portable et l'ordinateur personnel,<br />
l’évolution technique a même conduit à dissoudre<br />
ce qui délimitait autrefois le lieu de <strong>travail</strong> fermé ; au<br />
bureau, voire à l’usine, et chez soi, on fait désormais<br />
des choses qui se ressemblent (s’informer, se former,<br />
échanger, concevoir des projets…) avec des moyens<br />
qui sont les mêmes. Sous certains aspects, le <strong>travail</strong> et<br />
l'emploi deviennent perméables l'un à l'autre.<br />
Concluons rapidement. Pour le moment, avoir un<br />
emploi stable, pas trop pénible et pas trop inintéressant,<br />
représente une condition extraordinairement<br />
porteuse pour faire certaines expériences qui ne<br />
peuvent pas ne pas importer aux êtres humains :<br />
apprendre des tâches et s'y épanouir, éveiller des<br />
habiletés dormantes, éprouver - dans la sécurité - la<br />
richesse de la coopération et de la reconnaissance. Il ne<br />
s’agit pas là d’une nécessité essentielle, mais plutôt du<br />
résultat d’une conjoncture complexe née de la révolution<br />
industrielle, de la trajectoire du capitalisme, mais<br />
aussi des impulsions du mouvement ouvrier et des<br />
institutions étatiques. C'est dire que ce « moment »<br />
n’est pas <strong>quel</strong>que chose qui puisse se terminer facilement.<br />
Sans même insister sur les intérêts puissants qui<br />
poussent à la perpétuation de la domination salariale,<br />
il nous structure encore et continuera à le faire longtemps.<br />
Il a d’ailleurs été le théâtre d’inventions émancipatrices<br />
(la cotisation pour la sécurité sociale ou la<br />
retraite qui se greffe au salaire…) qu’il ne serait pas<br />
raisonnable d’abandonner sans sérieuses garanties. Les<br />
signes d’un changement sont là, pourtant. La diversité<br />
et la richesse formidables de l'acte de <strong>travail</strong>ler sont<br />
donc encore à redécouvrir, et on est en droit d'espérer<br />
un avenir où s'épanouiront de nombreuses façons<br />
neuves de les faire apparaître Nous en avons besoin,<br />
d'ailleurs, afin de réorienter nos économies et nos existences<br />
dans le sens de la responsabilité sociale et environnementale.<br />
Mais, pour bien accueillir cet avenir,<br />
c'est-à-dire dans la générosité, il ne faut pas que nous<br />
restions prisonniers des cadres étroits dans les<strong>quel</strong>s le<br />
capitalisme avait, à une époque, cherché à enfermer le<br />
<strong>travail</strong> et aux<strong>quel</strong>s la réflexion théorique n'a pas toujours<br />
su s'opposer avec une fermeté suffisante. Ce qui<br />
compte, c'est l'expérience multiforme, souple, vivante,<br />
du <strong>travail</strong> qu'aucune institution sociale particulière ne<br />
saurait résumer.<br />
Stéphane Haber<br />
Professeur de philosophie à Paris Ouest<br />
Nanterre La Défense<br />
“ Le lien entre les deux concepts<br />
de <strong>travail</strong> en général et de<br />
<strong>travail</strong> salarié (le cœur sociologique<br />
de l'emploi) ne paraît<br />
d'ailleurs pas si puissant. Pour<br />
tout un chacun, le terme<br />
« <strong>travail</strong>ler » ne renvoie pas<br />
seulement à ce que l'on fait (ou<br />
pourrait faire) dans le cadre<br />
d'un emploi rémunéré, même si<br />
celui-ci occupe une place cruciale<br />
dans notre vie.”<br />
“ Ce que nous faisons en occupant<br />
un emploi ne représente<br />
donc que certaines façons de<br />
<strong>travail</strong>ler.”<br />
Page 17
Ce <strong>travail</strong> que l’on<br />
dit intellectuel<br />
Marc Moreigne<br />
page 1/2<br />
(1) Voir là-dessus les propos tenus<br />
par les ouvriers de PSA rapportés<br />
par Nicolas Frize interviewé<br />
dans ce même numéro de<br />
Carnets Rouges ou encore le film<br />
magnifique de Françoise Davisse<br />
« Comme des lions ».<br />
Comment caractériser, appréhender et le cas échéant<br />
évaluer le <strong>travail</strong> d’un chercheur, d’un psychanalyste,<br />
d’un écrivain ou même d’un enseignant ? Un <strong>travail</strong> qui<br />
ne produit ni marchandises, ni objets manufacturés<br />
destinés à la consommation, mais des « choses » aussi<br />
évanescentes et insaisissables pour ne pas dire suspectes<br />
que du savoir, de l’émotion, de la pensée ou encore des<br />
idées, des hypothèses, des œuvres, des sentiments. Un<br />
<strong>travail</strong> qui ne peut s’organiser ni se mesurer en termes de<br />
flux, de stocks ou de ratios. Un <strong>travail</strong> dont on échoue<br />
à rationaliser les coûts ou à planifier la production et<br />
qui résiste d’une manière inexplicable aux techniques<br />
pourtant éprouvées du management d’entreprise et de<br />
l’optimisation de la performance. Un <strong>travail</strong>, disons le,<br />
qui, par sa nature changeante, relative et contingente,<br />
pose problème aujourd’hui dans notre société libérale et<br />
pragmatique de l’efficience économique et de la compétitivité<br />
individuelle, de l’affirmation des certitudes et de la<br />
culture du résultat, du marketing social et de la normalisation<br />
globale.<br />
Le corps et la pensée<br />
Bien sûr, chaque métier possède ses spécificités, explore<br />
un champ qui lui est propre et développe une stratégie,<br />
des méthodes et parfois un protocole étroitement liés à sa<br />
singularité. Il ne s’agit pas ici de comparer, de hiérarchiser<br />
ni surtout de ranger dans un même tiroir l’ensemble des<br />
professions dites « intellectuelles » (<strong>quel</strong> point commun<br />
peut-on établir entre un écrivain et un chercheur en biologie<br />
moléculaire ?… et pourtant il y en a !) mais plutôt<br />
d’interroger ce qui est convoqué, mis en jeu, en actes et<br />
en perspective dans cette forme particulière du « <strong>travail</strong> ».<br />
Il y a deux instances dont les rapports et les tensions me<br />
paraissent être au cœur même de ce <strong>travail</strong> – comme<br />
d’ailleurs de toutes les formes de <strong>travail</strong> mais dont la<br />
confrontation ici se fait particulièrement aiguë – une<br />
dialectique qui l’agit en profondeur : celle du corps et de<br />
la pensée. La vulgate oppose souvent ces deux réalités de<br />
l’activité humaine et tend à en faire une ligne de partage,<br />
une césure non dénuée d’arrières pensées sociales et<br />
économiques - et même disons-le d’une conception de<br />
classe - qui séparerait un <strong>travail</strong> soi disant « manuel »<br />
d’un <strong>travail</strong> que l’on qualifierait « d’intellectuel » et<br />
dont l’un serait justement dévolu à l’exercice du corps<br />
quand l’autre appartiendrait au domaine éthéré de la<br />
pure pensée. Rien n’est plus faux et c’est là le premier<br />
stéréotype qu’il convient de mettre à bas. Le <strong>travail</strong> dit<br />
manuel requiert une conscience et une sensibilité, une<br />
intelligence du geste et de la situation qui va bien au-delà<br />
de la seule habileté technique 1 et le <strong>travail</strong> supposément<br />
intellectuel n’en finit pas de se débattre avec la réalité<br />
tangible d’un corps exposé au monde. Il y a dans le <strong>travail</strong><br />
de réflexion, d’élaboration, de création un engagement<br />
du corps et la pensée est à coup sûr un acte physique,<br />
un corps à corps incessant avec la matière des mots, des<br />
images et/ou des figures abstraites. La concentration du<br />
romancier ou de l’essayiste pour trouver le mot juste,<br />
celui qui résonne avec ses sensations, ses convictions et<br />
sa vision intérieure ; l’effort que fait le thérapeute pour<br />
se couler dans l’intime de la souffrance et du désir de<br />
l’autre afin de les comprendre, les cerner et de tenter d’y<br />
répondre ; la tension permanente de l’artiste pour trouver<br />
la teinte, l’image, la matière, le motif qui lui permettront<br />
d’exprimer un peu de son rapport au monde et de son<br />
monde caché à lui. Et, bien sûr, la recherche inlassable<br />
et toujours renouvelée chez l’enseignant et le pédagogue<br />
pour trouver la voie étroite de la transmission, la voix qui<br />
sera entendue et qui portera, qui touchera au sens propre<br />
l’élève… tout cela sollicite tout autant le corps que l’intellect.<br />
Le geste que le langage. L’émotion et la sensation que<br />
le raisonnement et l’analyse.<br />
La métaphore de l’iceberg<br />
Un des aspects les plus significatifs selon moi et pourtant<br />
méconnu si ce n’est totalement ignoré de ce que l’on<br />
nomme le <strong>travail</strong> intellectuel, c’est la part cachée, invisible<br />
qu’il recèle. Un peu comme un iceberg dont seule<br />
la pointe serait visible et affleurerait à la surface. Mais la<br />
base obscure et compacte qui est en dessous reste cachée<br />
aux regards, immergée, insoupçonnable. Pourtant, cette<br />
pointe aiguë à la blancheur éclatante qui perce la surface<br />
ne pourrait exister sans la masse indistincte et brouillée<br />
qui la soutient. La pointe de l’iceberg, c’est le livre publié, le<br />
tableau exposé, le spectacle joué devant le public, le cours<br />
magistral qui résonne dans l’amphithéâtre, la formule<br />
chimique ou le théorème mathématique qui contient la<br />
clé du mystère (celui de la chute des corps ou celui de la<br />
relativité), la phrase ou le mot déclic qui va soudain éclairer<br />
le symptôme et nommer le trauma du patient en mettant<br />
à jour un (petit) fragment de son inconscient. Pour<br />
l’immense majorité des gens, c’est là qu’est la nature et le<br />
sens du « <strong>travail</strong> » de l’écrivain, de l’artiste, du metteur en<br />
scène, de l’enseignant, du chercheur ou du psychanalyste.<br />
Ils n’ont d’ailleurs pas tort. Il s’agit en effet du résultat, de<br />
l’aboutissement de leur <strong>travail</strong>, ce qui l’inscrit dans l’espace<br />
social et lui donne son sens, sa valeur et lui assure<br />
une reconnaissance au sein de la collectivité.<br />
Page 18 n° 07 / juin 2016
Ce <strong>travail</strong> que l’on dit intellectuel<br />
Marc Moreigne<br />
page 2/2<br />
Mais derrière ou avant la mise au jour de ce « résultat »,<br />
il y aura eu des heures et des heures de doutes, de tentatives<br />
avortées, de fausses pistes, d’erreurs, de brouillons<br />
et de brouillards, d’esquisses, de répétitions, d’avancées<br />
à tâtons, d’intuitions fulgurantes, d’éclairs soudains, de<br />
recherches dans toutes les directions et de longues plages<br />
de stagnation et de vide qu’il faut arriver non seulement<br />
à supporter mais à surmonter. La part immergée de l’iceberg.<br />
La plupart du temps, elle est passée sous silence et à<br />
juste titre car outre son caractère intime, comment peuton<br />
évaluer, définir cette part-là du <strong>travail</strong> ? Pour autant, il<br />
est utile si ce n’est nécessaire de rappeler son existence car<br />
sans elle, il n’y aurait pas d’iceberg.<br />
Je prendrai un exemple qui m’est familier, celui de<br />
l’écriture. Une phrase du metteur en scène de théâtre<br />
et grand connaisseur des textes contemporains, Claude<br />
Régy, exprime selon moi assez bien ce qu’est la nature<br />
du <strong>travail</strong> de l’écrivain : Quand vous écrivez un mot,<br />
pensez que ce mot que vous avez choisi porte avec lui le<br />
cadavre de tous les autres mots qui auraient pu venir à sa<br />
place. 2 "On pourrait aussi citer Kafka qui dans son journal<br />
note : écrire, c’est briser la mer gelée qui est en nous …"<br />
on retrouve l’iceberg ! Des formulations sont sans doute<br />
un peu extrêmes mais qui illustrent bien ce qu’est cette<br />
réalité invisible du <strong>travail</strong> d’écrire.<br />
Le temps et la durée<br />
Le rapport de ce <strong>travail</strong> aux temps au pluriel - les multiples<br />
temps qui s’entrechoquent et se juxtaposent de<br />
la réflexion, de la recherche, de l’expérimentation, de la<br />
production et, last but not least, de la formalisation – est<br />
une donnée fondamentale si l’on veut saisir les différents<br />
enjeux, personnels et professionnels, qui caractérisent<br />
l’activité dite intellectuelle. Là encore, on ne considère<br />
souvent qu’une (petite) partie du tableau. C’est le seul<br />
résultat final qui est pris en compte et dans la majeure<br />
partie des cas, on n’appréhende ce « temps de <strong>travail</strong> »<br />
qu’en fonction du nombre de pages, de mots ou de signes<br />
produits, du quota d’heures de cours effectuées ou de<br />
copies corrigées, du temps effectif passé en laboratoire ou<br />
de la durée de la séance ou du rendez-vous avec le patient.<br />
On néglige fréquemment l’essentiel : le processus qui a<br />
permis d’aboutir à ce résultat final. Or ce processus, difficile<br />
pour ne pas dire impossible à évaluer en terme de<br />
durée objective, est un temps de <strong>travail</strong> à part entière. Et<br />
sa caractéristique la plus remarquable est qu’il est permanent,<br />
continu, qu’il ne s’interrompt jamais complètement<br />
avant l’achèvement de l’œuvre. Et il n’est pas rare qu’il se<br />
poursuive après. C’est ainsi que le temps professionnel de<br />
l’activité et le temps intime de vie de la personne tendent à<br />
se mélanger jusqu’à devenir indissociables. Cette dimension<br />
de non cloisonnement est notamment sensible<br />
dans les professions liées à la création artistique <strong>quel</strong>le<br />
qu’elle soit où le <strong>travail</strong> sur un projet, le temps qu’il dure,<br />
ne quitte jamais la tête et le corps du créateur. A l’affût<br />
qu’il est de l’idée, de l’image ou de la vision qui peuvent<br />
survenir à n’importe <strong>quel</strong> moment et dans n’importe<br />
<strong>quel</strong>le circonstance. Mais aussi l’enseignant qui prépare<br />
son cours, anticipe ce moment où il va s’adresser à ses<br />
élèves, les termes qu’il choisira et les réactions qu’il en<br />
attend, craint ou espère, cette manière d’être habité par<br />
l’échéance à venir, tout cela fait partie du temps de <strong>travail</strong>.<br />
Dans ce contexte, il paraît difficile de définir et de cerner<br />
un temps de <strong>travail</strong> précis mais il convient au moins de<br />
reconnaître l’existence de cette part « inquantifiable »<br />
du <strong>travail</strong> et de l’intégrer dans une réflexion globale sur<br />
l’appréhension de ces professions et leurs singularités.<br />
Cette reconnaissance, elle s’affirme clairement comme<br />
un acte politique qui pose que le temps de la recherche,<br />
de la pensée et de l’élaboration devrait avoir autant de<br />
valeur économique et d’existence sociale que le temps de<br />
la production et de la réalisation. Ou plutôt que ces deux<br />
temps sont à appréhender ensemble dans une conception<br />
émancipatrice du <strong>travail</strong> – de tous les <strong>travail</strong>s - qui, <strong>quel</strong><br />
que soit son champ d’application et son secteur d’activité,<br />
embrasserait dans un même mouvement l’intelligence<br />
singulière du sujet et sa force de production. Une conception<br />
qui romprait avec la hiérarchisation et la séparation<br />
de classe entre « <strong>travail</strong> manuel » et « <strong>travail</strong> intellectuel »<br />
pour reconnaître à tout <strong>travail</strong> et donc à tout <strong>travail</strong>leur<br />
les qualités culturelles, techniques, sociales, économiques<br />
qui lui sont attachés.<br />
Espace social<br />
De quoi le <strong>travail</strong> intellectuel est-il le nom ? A qui s’adresset-il<br />
? Comment s’inscrit-il dans l’espace social et collectif ?<br />
Autant d’interrogations légitimes qu’il faut continuer à<br />
se poser et aux<strong>quel</strong>les il est difficile de répondre de façon<br />
tranchée.<br />
Toutefois, la question de l’adresse me semble essentielle<br />
dans la mesure où elle permet de répondre à un préjugé<br />
hélas répandu que le <strong>travail</strong> de la pensée serait forcément<br />
hors sol, coupé des réalités du quotidien et pour tout<br />
dire nombriliste et autocentré. Ce peut être le cas. Pour<br />
autant, il me semble que ce <strong>travail</strong>, qu’il soit artistique,<br />
pédagogique, scientifique ou thérapeutique n’a de sens<br />
que s’il expose et donne à voir, à partager et à critiquer<br />
un rapport au monde, à l’autre et s’il s’inscrit dans l’espace<br />
de la collectivité. Il agit à la fois comme un miroir où l’on<br />
peut se reconnaître et comme l’expression d’une étrangeté<br />
face à la<strong>quel</strong>le on est amené à se situer. Dans les deux<br />
cas, il sollicite l’autre, lecteur, spectateur, élève, patient…<br />
et l’amène à s’interroger et à s’affirmer dans son rapport<br />
au monde, son être intime, ses valeurs, ses convictions,<br />
ses désirs, son être-là ici et maintenant. A se définir et se<br />
revendiquer comme sujet. N’est-ce pas là une fonction<br />
sociale et politique intéressante ?<br />
Marc Moreigne<br />
écrivain<br />
(2) Claude Régy in Espaces perdus<br />
Editions Actes Sud<br />
Page 19
Crise du métier<br />
et souffrance ordinaire<br />
des enseignants<br />
Rapport de Brigitte Gonthier-Maurin au Sénat<br />
Catherine Sceaux<br />
page 1/2<br />
“ La solitude des enseignants<br />
se traduit par un isolement<br />
face à la classe, aux parents<br />
et à la hiérarchie mais aussi<br />
par un émiettement du milieu<br />
enseignant où les dynamiques<br />
collectives sont bridées. ”<br />
“ Redonner sens à l’école en<br />
recentrant l’école sur les<br />
objectifs de démocratisation<br />
de l’accès au savoir. ”<br />
(1) Voir article d’Alice Cardoso<br />
et Catherine Remermier dans ce<br />
numéro<br />
D’après le rapport d’information fait au nom de la<br />
commission de la culture, de l’éducation et de la communication<br />
par la mission d’information sur le métier<br />
d’enseignant, par Mme Brigitte Gonthier-Maurin,<br />
Sénateur. (Juin 2012)<br />
Le rapport sur le métier<br />
d’enseignant de Brigitte<br />
Gonthier-Maurin, part du<br />
constat de la souffrance<br />
ordinaire des enseignants.<br />
Les conflits au <strong>travail</strong> s’exacerbent.<br />
Les enseignants<br />
ont l’impression de ne pas<br />
pouvoir accomplir du bon<br />
<strong>travail</strong>.<br />
Cette crise du métier est due<br />
à plusieurs causes. D’une part, la succession rapide<br />
des réformes a abouti à une prolifération des missions<br />
imparties à l’école. L’échec de la masterisation a<br />
fragilisé la formation des enseignants, affaibli la préparation<br />
à l’entrée au métier<br />
et provoqué l’assèchement<br />
des viviers de recrutement.<br />
L’idée d’une Education véritablement<br />
nationale, garantie<br />
à tous, s’est affaiblie avec<br />
la multiplication des expérimentations<br />
non évaluées, les<br />
disparités des politiques académiques et l’accroissement<br />
de la pression évaluative sur les enfants et<br />
sur les personnels. La solitude des enseignants se<br />
traduit par un isolement face à la classe, aux parents<br />
et à la hiérarchie mais aussi par un émiettement du<br />
milieu enseignant où les dynamiques collectives<br />
sont bridées. D’autre part, la RGPP (révision générale<br />
des politiques publiques) a systématiquement<br />
placé les impératifs financiers devant l’ambition<br />
pédagogique. Nous constatons des réductions<br />
drastiques de postes avec le non-remplacement<br />
d’un fonctionnaire sur deux partants à la retraite,<br />
(soit 68 000 postes d’enseignant supprimés sur cinq<br />
exercices budgétaires pendant le quinquennat de<br />
N. Sarkozy) et les prévisions de départ en retraite.<br />
En 2010-2011, la disparition annoncée du dispositif<br />
de départ en retraite anticipée des mères de trois<br />
enfants a provoqué une augmentation anticipée du<br />
nombre de départs ; entre 2012 et 2016, selon les<br />
prévisions de la DGRF, les départs en retraite représentent<br />
en moyenne chaque année 18 500 emplois<br />
temps plein (ETP) premier et second degré, soit<br />
90 000 départs en retraite sur cinq ans. C’est à partir<br />
de ces éléments combinés à l’évolution des effectifs<br />
d’élèves qu’il faut réfléchir à la mise en place d’un<br />
vrai plan pluriannuel de recrutement (pré-recrutement<br />
et recrutement).<br />
Face à la crise de recrutement sans précédent, Brigitte<br />
Gonthier-Maurin fait plusieurs propositions<br />
pour redresser la situation.<br />
1 Redonner sens à l’école en recentrant l’école sur<br />
les objectifs de démocratisation de l’accès au savoir.<br />
Penser une école sur le modèle de l’élève qui n’a<br />
que l’école pour apprendre. Repenser le mode de<br />
fonctionnement de l’institution pour rendre plus<br />
démocratique la vie de l’Education Nationale avec<br />
moins d’injonctions verticales et plus de soutien et<br />
de respect pour le <strong>travail</strong> des enseignants. Cela passe<br />
par l’arrêt de la RGPP et le lancement d’un pré-recrutement<br />
pour couvrir tous les départs en retraite.<br />
2 Refonder le métier d’enseignant pour répondre à<br />
l’objectif de démocratisation de l’accès au savoir qui<br />
doit être replacée au cœur de la mission de l’Education<br />
nationale.<br />
Elle propose plusieurs pistes de <strong>travail</strong> :<br />
- une remise à plat de la formation basée sur 5<br />
grands axes : a) garantir un cadre national fort pour<br />
assurer une égalité de traitement dans tout le territoire,<br />
b) maintenir des structures spécifiques de<br />
Page 20<br />
n° 07 / juin 2016
Catherine Sceaux<br />
Crise du métier et souffrance ordinaire des enseignants<br />
page 2/2<br />
formation des enseignants au sein des universités,<br />
c) ouvrir des pré-recrutements dès la licence, d)<br />
assurer une professionnalisation progressive au<br />
cours du master et rétablir une véritable année de<br />
stage avant la titularisation, avec la mise en œuvre<br />
d’une politique ambitieuse de formation continue<br />
au sein de l’éducation nationale, e) tenir compte de<br />
la diversité dans l’exercice du métier d’enseignant en<br />
veillant spécifiquement sur deux segments fragiles<br />
que sont la maternelle et le lycée professionnel (la<br />
maternelle afin de permettre la pré scolarisation dès<br />
2 ans pour les familles qui le souhaitent). Une attention<br />
particulière à l’outre-mer devra être portée afin<br />
de permettre une pleine scolarisation en primaire<br />
dès 6 ans de tous les enfants.<br />
- aménager des lieux et des temps, développer des<br />
décharges de service pour les collectifs enseignants<br />
qui naissent hors des logiques hiérarchiques afin de<br />
lutter contre l’isolement. Une expérience de collectifs<br />
enseignants SNES-CNAM 1 offre des perspectives<br />
intéressantes : des groupes de pairs se réunissent<br />
pour échanger sur leur <strong>travail</strong>, sans aucun regard<br />
hiérarchique en surplomb et les problèmes individuels<br />
sont réinterprétés comme des problèmes<br />
généraux, liés à l’organisation du <strong>travail</strong> et non à la<br />
personne de l’enseignant lui-même. Cette démarche<br />
va à l’encontre de la tendance à diffuser des guides<br />
de bonnes pratiques qui vise à la standardisation des<br />
pratiques enseignantes, pour en faciliter le contrôle<br />
sans améliorer l’efficacité pédagogique.<br />
- préparer les futures réformes avec les enseignants<br />
reconnus comme experts de leur métier au lieu de<br />
les considérer comme des obstacles.<br />
Catherine Sceaux<br />
Réseau Ecole<br />
Page 21
Crise du recrutement,<br />
crise du métier<br />
d'enseignant…<br />
Comment alors assurer<br />
la réussite de tous ?<br />
Claire Pontais<br />
page 1/3<br />
“ En Seine Saint-Denis,<br />
le manque de remplaçants<br />
fait perdre aux enfants jusqu’à<br />
l’équivalent d’une année<br />
scolaire qui s’ajoute à la perte<br />
d’un an d’école avec le passage<br />
de 26h à 24h par semaine sous<br />
Darcos et à la difficulté d’entrer<br />
à l’école à 2 ans … cela fait<br />
près de 3 ans d’années d’école<br />
perdues ! ”<br />
(1) Rapport Gonthier Maurin au<br />
sénat, Le métier d'enseignant au<br />
coeur d'une ambition émancipatrice<br />
(2012)<br />
(2) Dossier du SNES, Crise de<br />
recrutement et crise du métier<br />
(septembre 2015)<br />
Alors que 10,3% de la population active est au chômage,<br />
on peine à recruter des enseignant-es. Plusieurs<br />
milliers de recrutements n’ont pu se faire depuis 2012,<br />
la pénurie de professeurs augmente - alors même que<br />
F. Hollande a donné priorité à l’éducation. Comment<br />
expliquer cela ? Quelles conséquences pour aujourd’hui<br />
et pour l’avenir ?<br />
La stratégie du MEN fondée sur<br />
un diagnostic erroné<br />
Lorsque François Hollande<br />
a été élu, Vincent Peillon –<br />
alors ministre de l’Education<br />
Nationale – soutenait l’idée<br />
que la baisse d’attractivité<br />
des métiers de l’enseignement<br />
était due à la « mastérisation<br />
» (concours à Bac+5)<br />
et au discours anti-profs<br />
de la droite. Suivant cette<br />
logique, il suffisait de changer<br />
de discours, d’annoncer<br />
des créations de postes, de<br />
ré-avancer le concours à<br />
Bac+4, d’adoucir l’entrée<br />
dans le métier en mettant les<br />
stagiaires à mi-temps pour<br />
une formation en ESPE et de<br />
créer en amont <strong>quel</strong>ques « emplois d’avenir-professeurs<br />
» (EAP) pour que les difficultés se résorbent.<br />
Si ces mesures ont effectivement permis un petit<br />
rebond des candidatures, elles n’ont cependant pas<br />
permis d’enrayer une crise de recrutement qui date<br />
de bien avant la « masterisation », même si la politique<br />
de Nicolas Sarkozy l’a aggravée1. Cette crise<br />
s’enracine dans une crise du métier d'enseignant,<br />
qui touche d’ailleurs de nombreux pays. Elle intervient<br />
dans un moment critique où les départs en<br />
retraite de professeurs et une remontée des effectifs<br />
d’élèves rendent nécessaire de recruter 300 000<br />
nouveaux enseignants d’ici 2022. Or depuis le début<br />
des années 2000, l’Etat s’est progressivement désengagé<br />
du financement des études.<br />
L’ampleur de la crise de recrutement<br />
La gravité, voire l’existence même de cette crise a<br />
longtemps été niée. Ce n’est que très récemment que<br />
le gouvernement la reconnait, sous la pression des<br />
parents qui dénoncent le manque de remplaçants<br />
notamment. Il faut pourtant en prendre la mesure<br />
si on veut la combattre efficacement et éviter que<br />
cette crise ne serve de prétexte à des dégradations<br />
sans précédent du service public d’éducation.<br />
Le concours de professeur des écoles manque de<br />
candidats dans certaines régions (Amiens, Créteil,<br />
Versailles, Reims, Guyane,…). Pour les collèges et<br />
lycées, les concours ne font pas le plein en lettres,<br />
anglais, allemand, maths, musique, ni dans les disciplines<br />
industrielles et professionnelles 1 . Au fil des<br />
ans, les déficits se cumulent. Par exemple au CAPES<br />
externe de maths : 394 postes non pourvus en 2013 +<br />
1203 en 2014 + 343 en 2015 = 1940 certifiés de maths<br />
qui manquent, a minima, sans compter tous ceux<br />
non recrutés sous N. Sarkozy qui ne remplaçait<br />
qu’un départ en retraite sur deux. La Loi de refondation<br />
prévoyait 150 000 nouveaux professeurs en 5<br />
ans, on en est loin, ce sont 300 000 nouveaux professeurs<br />
qu’il faut recruter d'ici 2022 selon France<br />
Stratégie, organisme de prospective rattaché au<br />
premier ministre.<br />
Le mouvement social<br />
est plus fort qu’il ne le pense<br />
Les organisations qui œuvrent en faveur d’une transformation<br />
sociale progressiste traversent une période<br />
difficile et pourtant elles restent incontournables et<br />
Page 22 n° 07 / juin 2016
Claire Pontais<br />
Crise du recrutement, crise du métier d'enseignant…<br />
Comment alors assurer la réussite de tous ?<br />
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sont au centre des évolutions sociales et sociétales du<br />
pays. Car l'action politique ne se cantonne pas aux<br />
seules actions des partis politiques. D’autres structures<br />
(syndicales mais aussi associatives) font vivre le<br />
débat public, élaborent des propositions et pèsent sur<br />
leur traduction effective dans la loi. Un des enjeux de<br />
la période consiste sans aucun doute à tisser des liens<br />
entre toutes ces formes de résistances et de constructions<br />
collectives. Le congrès de la FSU qui s'est tenu<br />
au début du mois de février a longuement débattu<br />
de l'avenir du syndicalisme de transformation sociale<br />
progressiste et propose des formes d'association<br />
entre la FSU et la CGT ou encore Solidaires. S'appuyer<br />
sur ce qui rassemble et proposer des nouveaux<br />
espaces collectifs pourrait permettre au syndicalisme<br />
de montrer la voie d'un sursaut citoyen qui tarde à<br />
se révéler.<br />
Conséquences de la pénurie<br />
Manquer d’enseignant-es se traduit très concrètement<br />
par des postes vacants, des classes sans professeur<br />
et des remplacements non assurés durant<br />
des semaines. En Seine Saint-Denis, le manque<br />
de remplaçants fait perdre aux enfants jusqu’à<br />
l’équivalent d’une année scolaire qui s’ajoute à la<br />
perte d’un an d’école avec le passage de 26h à 24h<br />
par semaine sous Darcos et à la difficulté d’entrer<br />
à l’école 2 ans …cela fait près de 3 ans d’années<br />
d’école perdues ! Dès lors, comment prétendre lutter<br />
contre l’échec scolaire ?<br />
Pour les professeurs, c’est un alourdissement de<br />
la charge de <strong>travail</strong> (classes surchargées) et l’impossibilité<br />
de partir en formation continue faute<br />
de remplaçants. S’ajoute à cela une rémunération<br />
faible, très faible en début de carrière (un fonctionnaire-stagiaire<br />
gagne 1,1 fois le Smic), des conditions<br />
de mutations difficiles, la pression managériale<br />
de certains chefs d’établissements, la pression<br />
de l'évaluation, des parents exigeants – et c’est<br />
bien normal - pour l’avenir de leurs enfants, des<br />
injonctions permanentes (souvent contradictoires)<br />
qui génèrent de la soumission et/ou une prise de<br />
distance pour éviter les souffrances au <strong>travail</strong>. Pas<br />
étonnant que cette profession attire moins !<br />
Mais cette crise a aussi des conséquences sur le<br />
métier lui-même. Avec une augmentation sans<br />
précédent du nombre de contractuels, le métier<br />
pourrait - à terme - être considéré comme un<br />
« petit boulot ». C’est le cas dans de nombreux<br />
pays où l’on est enseignant en attendant mieux 3 .<br />
Certes en France, le statut du fonctionnaire nous<br />
protège encore de cette dérive mais les attaques<br />
récurrentes sur les concours et les nombreuses<br />
tentatives de contournement ou de remise en<br />
cause du statut de la Fonction publique pourraient<br />
accélérer le processus.<br />
Depuis 30 ans les recherches en éducation plaident<br />
pour une professionnalisation des enseignants.<br />
Alors que l’OCDE 4 et l’institution affirment que<br />
c’est un métier de conception, force est de constater<br />
qu’il est soumis à une forme de « prolétarisation<br />
» 5 . C’est tout l’inverse qu’il faudrait faire.<br />
Investir dans des pré-recrutements<br />
et dans la formation<br />
Outre une réelle revalorisation salariale et une<br />
amélioration des conditions de <strong>travail</strong>, il faut<br />
pré-recruter et viser l’acquisition d’un haut-niveau<br />
de qualification<br />
Pré-recruter, c’est permettre à des jeunes, en particulier<br />
ceux des milieux populaires, de s’engager vers<br />
le métier en finançant leurs études au lieu de les<br />
obliger à <strong>travail</strong>ler en amputant<br />
leurs études. C’est aussi<br />
permettre de financer des<br />
reconversions de diplômés.<br />
L’Etat finance à hauteur<br />
de 1200€ par mois, dès la<br />
2ème année de licence,<br />
les études en médecine<br />
pour ceux qui s’engagent<br />
à exercer plusieurs années<br />
dans un désert médical (Loi<br />
Bachelot). Pourquoi pas un<br />
système équivalent pour<br />
l’enseignement ?<br />
Mais il faut également<br />
investir dans la formation<br />
initiale et continue, déterminante<br />
pour reprendre<br />
prise sur le métier, pouvoir<br />
discuter les prescriptions d’égal à égal avec l’institution,<br />
modifier les rapports à la hiérarchie, pouvoir<br />
dialoguer sereinement avec les parents, et être armé<br />
pour faire réussir tous les élèves. Une formation<br />
de haut-niveau enclencherait un cercle vertueux<br />
qui participerait grandement à la revalorisation du<br />
métier.<br />
Malheureusement, la réforme de la formation,<br />
avec la mise en place des ESPE est loin d’être à la<br />
hauteur1. Les moyens pris aux IUFM n’ont pas été<br />
redonnés aux ESPE, alors que le nombre d’étudiants<br />
à former a augmenté. Le temps de formation a<br />
diminué par rapport à ce qui existait avant la masterisation.<br />
Avancer le concours en fin de master 1<br />
a pour résultat d’amputer la formation de l’année<br />
de master 6 , dès lors que les stagiaires sont utilisés<br />
comme moyens d’enseignement 7 . Face à la pénurie<br />
d’enseignants, le gouvernement ne propose que des<br />
solutions qui tronquent la formation et précarisent<br />
l’entrée dans le métier : « l’expérimentation » des<br />
“ Avec une augmentation sans<br />
précédent du nombre de<br />
contractuels, le métier pourrait<br />
- à terme - être considéré<br />
comme un « petit boulot ». ”<br />
“ Alors que l’OCDE et<br />
l’institution affirment que c’est<br />
un métier de conception,<br />
force est de constater qu’il<br />
est soumis à une forme de<br />
« prolétarisation ». ”<br />
(3) Voir article de Antônio de<br />
Pádua NunesTomasi. Áurea Regina<br />
GuimarãesTomasi<br />
(4) Rapport Obin OCDE (2003)<br />
(5) P.Perrenoud, : « Ce métier<br />
hésite entre professionnalisation<br />
et autonomie véritable d’une part,<br />
prolétarisation et dépendance<br />
accrue d’autre part , in Former<br />
des enseignants professionnels.<br />
Bruxelles, De Boeck, 1994<br />
(6) Claire Pontais La formation<br />
a-t-elle été rétablie ? (2015) www.<br />
snepfsu.net<br />
(7) Voir les témoignages d’étudiants<br />
et stagiaires sur : observatoire-fde.<br />
fsu.fr<br />
Page 23
Claire Pontais<br />
Crise du recrutement, crise du métier d'enseignant…<br />
Comment alors assurer la réussite de tous ?<br />
page 3/3<br />
“ Pré-recruter permettrait<br />
au contraire « d’étudier à<br />
plein temps » et d’avoir une<br />
formation qui articule des<br />
enseignements scientifiques<br />
disciplinaires, didactiques,<br />
pédagogiques en lien avec des<br />
stages encadrés, l’ensemble<br />
étant adossée à la recherche. ”<br />
« master en alternance » à Créteil et en Guyane<br />
(sous statut de contractuel) réduit de moitié la<br />
formation en M1, les « étudiants -apprentis- professeurs<br />
» devront, dès la 2ème année de licence, être<br />
devant des élèves deux demi-journées par semaine.<br />
Pré-recruter permettrait au contraire « d’étudier<br />
à plein temps » et d’avoir une formation qui articule<br />
des enseignements scientifiques disciplinaires,<br />
didactiques, pédagogiques en lien avec des stages<br />
encadrés, l’ensemble étant adossée à la recherche.<br />
Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Si l’on compare<br />
avec la formation médicale, les progrès dans les<br />
soins ne sont pas seulement l’œuvre des médecins,<br />
mais directement liés aux progrès de la recherche<br />
en médecine. Pour l’enseignement, c’est pareil.<br />
Qui peut imaginer un progrès de la formation des<br />
enseignants sans développement<br />
de la recherche sur/<br />
en/pour l’éducation ? Cette<br />
recherche devrait piloter la<br />
formation de formateurs et<br />
irriguer l’ensemble des formations,<br />
initiale et continue.<br />
Une remise à plat du dispositif<br />
mis en place sous le<br />
gouvernement Hollande<br />
s’impose. La priorité est<br />
d’assurer de bonnes conditions<br />
de préparation et<br />
d'entrée dans le métier et<br />
de ré-impulser une dynamique de formation continue,<br />
qui a quasiment disparu. C’est vital pour les<br />
élèves, en particulier ceux qui n’ont que l’Ecole pour<br />
apprendre, et c’est vital pour une revalorisation en<br />
profondeur du métier d’enseignant.<br />
Claire Pontais<br />
Formatrice, secrétaire générale adjointe<br />
du SNEP-FSU<br />
Page 24 n° 07 / juin 2016
« Reprendre la main »<br />
sur le métier :<br />
un enjeu majeur pour les professionnels de l'enseignement<br />
du secondaire et une préoccupation syndicale<br />
Alice Cardoso<br />
Catherine Remermier<br />
page 1/3<br />
Tandis que les discours institutionnels affichent et<br />
valorisent l’expérience des professionnels de terrain,<br />
les réformes tendent toutes à contrôler l’activité et à<br />
prescrire les bonnes façons de faire. Loin de chercher<br />
à donner aux enseignants les outils pour penser leur<br />
métier, réduire l’écart entre les objectifs assignés à l’école<br />
et la réalité de l’échec scolaire, les décideurs multiplient<br />
au contraire les dispositifs technocratiques qui, sous<br />
couvert de pédagogie, dénaturent les repères complexes<br />
que se sont donnés les enseignants au fil du temps pour<br />
réussir à enseigner.<br />
Pour le SNES-FSU, mobiliser les professionnels pour<br />
qu’ils reprennent la main sur la réalité de l'activité professionnelle<br />
est un atout essentiel pour l'élaboration de<br />
ses revendications et pour disputer avec les décideurs,<br />
des critères de qualité du <strong>travail</strong>. C’est ce qui a fondé<br />
l'engagement dans le partenariat que le SNES a noué,<br />
depuis une quinzaine d'année, avec le CNAM, organisé<br />
au départ autour de chercheurs en psychologie du <strong>travail</strong><br />
et de <strong>quel</strong>ques collègues, puis largement étendu au<br />
fil des ans.<br />
« Faire son métier » ?<br />
Pour que « ça marche » dans un métier, une coordination<br />
conflictuelle de plusieurs composantes est<br />
nécessaire : composante institutionnelle, qui fixe les<br />
finalités et les tâches ; personnelle qui relève de la façon<br />
dont chacun habite son métier et s’y réalise. Il s'agit par<br />
exemple de ce qui est communément admis comme<br />
relevant de la liberté pédagogique dans le cas des enseignants<br />
; interpersonnelle, car aucun professionnel ne<br />
<strong>travail</strong>le seul et chacun noue nécessairement des relations<br />
avec ceux qui <strong>travail</strong>lent avec lui.<br />
Mais il existe également une composante, propre à<br />
chaque métier, qui contient les façons dont les professionnels,<br />
entre eux, « mettent à leur main » les<br />
prescriptions, ce qu’ils doivent faire et s’organisent<br />
pour le faire. Cette composante est désignée sous le<br />
terme de « transpersonnelle » car elle représente l’ensemble<br />
des manières de faire le métier, que ceux qui<br />
<strong>travail</strong>lent ont constitué et dont chacun répond. Elle<br />
constitue également une sorte d’intercalaire social qui<br />
vient s’interposer entre la composante personnelle (les<br />
ressources propres au professionnel) et la composante<br />
impersonnelle (la prescription de l'institution).<br />
Sans ces composantes collectives,<br />
élaborées plus ou<br />
moins tacitement par le milieu<br />
lui-même sur la base de son<br />
histoire et de son expérience<br />
au contact du réel, pas de <strong>travail</strong><br />
pertinent possible, pas de<br />
possibilité réelle de s’adapter<br />
aux situations toujours mouvantes et non prévues « sur<br />
le papier ». Or, justement ces composantes collectives<br />
sont aujourd’hui largement sapées, considérées par l’institution<br />
et le management comme des obstacles à certaines<br />
« rationalisations » et standardisations du <strong>travail</strong><br />
: « bonnes pratiques », pilotage par projets, évaluation<br />
permanente et/ou par compétences, individualisation,<br />
injonctions à l’engagement subjectif, renforcement du<br />
contrôle et de l’encadrement, etc.<br />
Les professionnels tendent<br />
à être dépossédés de leurs<br />
savoirs faire, des repères qu’ils<br />
se sont construits individuellement<br />
mais aussi collectivement,<br />
grâce à la transmission<br />
de collègues plus expérimentés (les gestes, les astuces,<br />
les différentes manières de faire face aux imprévus).<br />
Les réformes dans l'enseignement se succèdent à un<br />
rythme effréné. Au travers de la réforme des lycées, celle<br />
du collège, celle des programmes, celle de l'évaluation,<br />
ou encore de l'orientation, ce sont bien les pratiques,<br />
les manières de faire, le rapport de chacun à son propre<br />
<strong>travail</strong> qui sont attaqués. C’est bien pour cela que le sentiment<br />
de malaise des personnels est si profond.<br />
Ceci n'est pas propre aux métiers de l'enseignement,<br />
et bien d'autres activités de service sont touchées par<br />
les effets du néo-management. Ces stratégies sont<br />
bien connues dans les entreprises, elles dépossèdent<br />
les professionnels de leurs savoir-faire, les privent de<br />
leur expertise et les désignent comme des passéistes,<br />
“ Pour que « ça marche » dans<br />
un métier, une coordination<br />
conflictuelle de plusieurs<br />
composantes est nécessaire. ”<br />
“ Reprendre en main <strong>travail</strong>,<br />
métiers et missions est une<br />
affaire collective. ”<br />
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Alice Cardoso<br />
Catherine Remermier<br />
« Reprendre la main » sur le métier :<br />
un enjeu majeur pour les professionnels de l'enseignement<br />
du secondaire et une préoccupation syndicale<br />
refusant le changement.<br />
Historique du partenariat<br />
page 2/3<br />
“ Ce <strong>travail</strong> sur le <strong>travail</strong>, à l’abri<br />
de regards surplombants, tire sa<br />
force de la prise en compte du<br />
réel mais aussi de l’hétérogénéité<br />
relative de l’univers de la<br />
prescription. ”<br />
“ Bien entendu chacun « habite »<br />
son métier d’une manière qui<br />
lui est propre, mais à la différence<br />
de certaines méthodes<br />
d’analyse de pratiques, le <strong>travail</strong><br />
sur le <strong>travail</strong> va davantage s’intéresser<br />
à ce que ces « styles »<br />
particuliers apportent au genre<br />
de métier et non aux limites du<br />
fonctionnement personnel de<br />
chacun. Il ne va pas considérer<br />
ce métier comme « secondaire<br />
» derrière la personne<br />
mais va chercher à faire jouer<br />
l’entrelacement des deux. ”<br />
Ces injonctions ignorent délibérément la complexité du<br />
<strong>travail</strong> réel et conduisent chacun, dans un contexte d’affaiblissement<br />
des collectifs, à se retrouver souvent seul<br />
pour y faire face. L'alternative pour la personne est alors<br />
délétère : appliquer les nouvelles<br />
prescriptions et y laisser<br />
sa santé (soit parce qu'elles<br />
sont impossibles à réaliser<br />
ou parce qu'elles rentrent en<br />
contradiction avec ce que faire<br />
du « bon <strong>travail</strong> » veut dire) ou<br />
bien faire semblant, c'est à dire<br />
être dans la transgression, bien<br />
difficile à assumer de manière<br />
individuelle.<br />
Quels axes de<br />
reconquête ?<br />
Pour un <strong>travail</strong> de qualité, pour<br />
le rôle social de l'enseignement<br />
secondaire, il y a urgence à<br />
rompre avec cette évolution,<br />
ce qui doit être largement<br />
l’affaire des personnels euxmêmes,<br />
car ils sont bien placés<br />
pour appréhender les difficultés,<br />
les enjeux, les possibles<br />
et les impossibles et pour les<br />
mettre en débat. Reprendre en<br />
main <strong>travail</strong>, métiers et missions<br />
est une affaire collective,<br />
et c’est bien ce qui en fait un<br />
enjeu syndical assumé par le<br />
SNES qui impulse un « <strong>travail</strong><br />
sur le <strong>travail</strong> », développant le<br />
pouvoir d’agir des professionnels,<br />
non pour accompagner<br />
et valoriser ces prescriptions que nous dénonçons, mais<br />
pour en révéler les incohérences et la nocivité, pour en<br />
« disputer » le contenu en s’appuyant sur des collectifs<br />
revitalisés. Ce <strong>travail</strong> sur le <strong>travail</strong>, à l’abri de regards<br />
surplombants, tire sa force de la prise en compte du réel<br />
mais aussi de l’hétérogénéité relative de l’univers de la<br />
prescription.<br />
Car derrière les grandes tendances du néo-management<br />
qui ont largement irrigué le discours des décideurs de<br />
l'administration publique, on peut aussi trouver des<br />
failles, des contradictions, des marges de manœuvres<br />
entre les différents échelons prescripteurs (depuis les<br />
textes ministériels bruts jusqu’aux injonctions locales<br />
en passant par les fiches eduscol précisant les modalités<br />
de la mise en œuvre des programmes) contre les<strong>quel</strong>s<br />
on peut reconstruire un discours collectif et mobilisateur<br />
sur les missions et les métiers.<br />
Le partenariat entre le SNES et l’Équipe de Psychologie<br />
du Travail et de Clinique de l’Activité (EPTCA) dirigée<br />
au CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers)<br />
par le professeur Yves Clot, a commencé dans les années<br />
2000.<br />
2001-2004 : recherche<br />
Une première étape a porté sur la possibilité que des<br />
enseignants acceptent de <strong>travail</strong>ler sur des traces de<br />
leur activité. Pour les spécialistes du <strong>travail</strong> enseignant<br />
la dominante était alors que la classe était une « boîte<br />
noire » inaccessible.<br />
Le partenariat SNES-CNAM a néanmoins permis de<br />
créer des groupes de professeurs en mathématiques,<br />
histoire-géographie, philosophie. Chacun fut filmé pendant<br />
deux de ses cours. Les vidéos firent l’objet « d’autoconfrontations<br />
». D’abord seul puis en croisement<br />
avec un collègue, se voyant <strong>travail</strong>ler, chacun expliquait<br />
à un intervenant ce qu’il faisait et ce faisant s’expliquait<br />
avec lui-même et avec son collègue. Puis, dans et entre<br />
groupes, des débats furent organisés à partir de la mise à<br />
jour de dilemmes de métier.<br />
La démarche produisit comme résultat la possibilité de<br />
mieux affronter les enjeux du <strong>travail</strong>. S’est aussi concrétisé<br />
le sentiment de participer à un collectif de métier.<br />
À l’issue de cette première expérience certains des professeurs<br />
participants n’ont pas voulu en rester là.<br />
2005-2010 : expérimentation<br />
Une deuxième expérience fut lancée : des professionnels<br />
en activité pouvaient-ils jouer le rôle d’intervenants<br />
auprès de leurs collègues ? L’enjeu était de déterminer<br />
si le milieu pouvait trouver en lui-même les ressources<br />
nécessaires pour favoriser le développement du pouvoir<br />
d’agir de chacun et du collectif. Appuyés par les intervenants<br />
du CNAM, des « professionnels-intervenants »<br />
ont, avec succès, animé des groupes dans le même dispositif<br />
que précédemment.<br />
2010... : élargissement<br />
Une nouvelle phase, depuis 2010, a consisté à changer<br />
d'échelle pour toucher, dans un cadre syndical, un<br />
public plus large. Ce qui signifiait transformer le dispositif<br />
initialement conçu.<br />
Le groupe métier du SNES a donc mis en place, avec<br />
l'implication de militants académiques, des collectifs<br />
locaux de pairs : Co-psy, CPE, documentalistes,<br />
enseignants d'une même discipline ou de disciplines<br />
différentes. Un groupe de pilotage national organise la<br />
mise en œuvre et la cohésion d'ensemble. Il soutient<br />
l'organisation de stages académiques pour présenter<br />
le dispositif, assure la formation des professionnels<br />
amenés à prendre en charge l'animation des groupes,<br />
en ayant le souci de mutualiser les expériences et de se<br />
former ensemble. Il aide, en les encadrant, la mise en<br />
place de groupes locaux, mais le but est que ces groupes<br />
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Alice Cardoso<br />
Catherine Remermier<br />
« Reprendre la main » sur le métier :<br />
un enjeu majeur pour les professionnels de l'enseignement<br />
du secondaire et une préoccupation syndicale<br />
deviennent peu à peu autonomes.<br />
Il s'agit là d'un enjeu majeur. L'essaimage est une<br />
condition fondamentale pour permettre un débouché<br />
syndical du <strong>travail</strong> de ces collectifs, qui permet de faire<br />
émerger les questions professionnelles les plus aigües et<br />
renvoyer à la réalité quotidienne, et souvent invisible,<br />
du métier. Des discussions entre pairs qui ont eu lieu<br />
dans ces collectifs ont déjà permis de mettre à jour des<br />
listes de dilemmes que les professionnels doivent trancher<br />
en permanence pour faire leur <strong>travail</strong>.<br />
Comment discuter du métier ?<br />
Les dispositifs que nous mettons en place s’intéressent<br />
surtout au développement du métier. Bien entendu<br />
chacun « habite » son métier d’une manière qui lui est<br />
propre, mais à la différence de certaines méthodes d’analyse<br />
de pratiques, le <strong>travail</strong> sur le <strong>travail</strong> va davantage<br />
s’intéresser à ce que ces « styles » particuliers apportent<br />
au genre de métier et non aux limites du fonctionnement<br />
personnel de chacun. Il ne va pas considérer ce<br />
métier comme « secondaire » derrière la personne mais<br />
va chercher à faire jouer l’entrelacement des deux.<br />
Les méthodes que nous avons mises en œuvre avec les<br />
collectifs s’appuient sur les fondements théoriques et<br />
méthodologiques de la clinique de l’activité professionnelle,<br />
même si elles s'en distinguent, de par les formes<br />
d'adaptation opérées. Les psychologues du <strong>travail</strong> ont<br />
depuis longtemps mis en évidence la différence entre<br />
l’activité prescrite - ce qui est à faire -, l’activité réalisée<br />
c'est-à-dire ce que les professionnels réalisent vraiment,<br />
mais aussi l’activité réelle, qui comporte tout ce qu’ils<br />
n’arrivent pas à faire, refusent de faire, font pour éviter<br />
de faire ce qui est demandé, rêvent de faire, si les conditions<br />
s’améliorent, etc.<br />
C’est cette activité réelle, cette épaisseur psychologique<br />
et sociale de l’activité professionnelle, qui contient en<br />
germe les ressources de développement possible tant au<br />
plan individuel que collectif. Mais elle n’est pas accessible<br />
directement. Pour l’atteindre il faut déranger les<br />
manières habituelles de parler de son <strong>travail</strong> et d’y penser,<br />
les discours convenus et généralistes. Des méthodes<br />
indirectes sont indispensables pour approcher ces<br />
tensions inévitables entre ce qui est imposé, ce qui est<br />
jugé possible, ce qui a du sens, ce qui peut être considéré<br />
comme un <strong>travail</strong> de qualité ou pas et entre les<strong>quel</strong>les<br />
celui qui <strong>travail</strong>le va être obligé de trancher dans le cours<br />
de son action.<br />
Ces méthodes que nous avons choisi de développer avec<br />
des collectifs d’un même établissement, d’une même<br />
discipline ou d’un même métier, cherchent à créer un<br />
cadre sécurisant où les jugements ne sont pas de mise<br />
mais où le dialogue avec les autres, sur les différentes<br />
manières de faire est provoqué et devient possible. Pour<br />
ne pas tomber dans les travers du « discours sur la<br />
page 3/3<br />
pratique », le <strong>travail</strong> s’effectue à partir de traces écrites ou<br />
orales, issues de situations professionnelles précises qui<br />
sont alors reprises collectivement et interrogées dans le<br />
détail : les évidences, les obstacles, mais aussi les astuces<br />
et les reconfigurations de la tâche peuvent apparaître<br />
alors comme autant de ressources potentielles, pour le<br />
métier. En donnant à voir cette palette des manières de<br />
faire, les collègues s’expliquent aussi avec leur métier,<br />
son histoire, son évolution, les pratiques engrangées,<br />
abandonnées ou retrouvées.<br />
Les échanges vont ainsi permettre aux participants<br />
de voir leur activité avec d’autres yeux, par le truchement<br />
des questions et des étonnements des autres et<br />
du dialogue intérieur que cela va susciter chez eux. Le<br />
collectif permet que chacun ne soit plus pris dans les<br />
rets de la culpabilisation, ne garde pas tout cela « sur<br />
l’estomac », mais qu’il en tire le sentiment de vivre la<br />
même expérience. Ces échanges du collectif sont à leur<br />
tour « consignés » grâce à l'enregistrement audio ou<br />
vidéo, utiles à la fois pour le groupe lui-même qui peut<br />
y revenir, mais aussi parce qu'ils révèlent, notamment à<br />
d'autres militants, les dilemmes tout à fait concrets que<br />
les professionnels affrontent dans leur <strong>travail</strong>.<br />
Car cette fonction psychologique du collectif doit être<br />
complétée par sa fonction sociale.<br />
Nourrir la réflexion syndicale et faire<br />
bouger la prescription<br />
Ces prises de conscience collectives deviennent, en<br />
effet, des instruments de développement non seulement<br />
du métier, mais de la revendication et de l’action<br />
syndicale. Elles donnent une épaisseur concrète au<br />
quotidien de l'activité professionnelle, qui du coup<br />
habite chacun et fait revenir le réel du métier dans les<br />
discussions avec l’administration. L'enjeu est bien de<br />
se donner les moyens de disputer avec les décideurs<br />
des critères de qualité du <strong>travail</strong>. Ce peut être une<br />
arme redoutable car les caractéristiques des réformes<br />
imposées sont leur ignorance du quotidien de l’exercice<br />
professionnel et des imprévus aux<strong>quel</strong>s il confronte les<br />
personnes. Nos décideurs n’aiment pas que le réel des<br />
métiers revienne sur la table des négociations car c’est<br />
le domaine des professionnels, de leur expertise et ils en<br />
sont dépourvus.<br />
L’expérience des collectifs, outre la reprise en main du<br />
métier qu'elle suscite à l'échelle du collectif des pairs,<br />
doit aussi donner des ressources, complémentaires aux<br />
autres formes d’action, pour faire « bouger la prescription<br />
» et amener les décideurs à tenir compte de l’expertise<br />
de ceux qui <strong>travail</strong>lent.<br />
Alice Cardoso, Catherine Remermier<br />
Groupe métier du SNES-FSU<br />
Yves Clot. Le <strong>travail</strong> à coeur. La<br />
Découverte (2010)<br />
Yves Clot et Michel Gollac. Le<br />
Travail peut-il devenir supportable<br />
? Armand Colin (2014)<br />
Françoise Lanthaume, Christophe<br />
Hélou, La souffrance des enseignants.<br />
Une sociologie pragmatique<br />
du <strong>travail</strong> enseignant. Presses<br />
Universitaires de France (2008)<br />
Danièle Linhart. La comédie humaine<br />
du <strong>travail</strong>. De la déshumanisation<br />
taylorienne à la sur-humanisation<br />
managériale. Érès, coll.<br />
« Sociologie clinique » (2015)<br />
Jean-Luc Roger. Refaire son métier.<br />
Essais de clinique de l’activité<br />
(2007). Érès<br />
Pascale Moulinier, Les enjeux psychiques<br />
du <strong>travail</strong> : Introduction<br />
à la psychodynamique du <strong>travail</strong>.<br />
Petite Bibliothèque Payot (2008)<br />
Yves Baunay, Marylène Cahouet,<br />
Gérard Grosse, Michelle Olivier,<br />
Daniel Rallet (coord.). Le visible et<br />
l’invisible, Le <strong>travail</strong> enseignant.<br />
Syllepse Collection Comprendre et<br />
agir (2010)<br />
Page 27
La sorcière du projet<br />
d’école<br />
Françoise Carraud<br />
page 1/3<br />
“ Au-delà des tensions et des<br />
insatisfactions, l’encadrement<br />
et le pilotage de l’activité des<br />
professionnels, <strong>quel</strong>s qu’ils<br />
soient, sont des éléments<br />
essentiels du <strong>travail</strong>. ”<br />
“ Tout <strong>travail</strong> se situe entre<br />
ce que les ergonomes<br />
appellent la « tâche » et<br />
l’« activité », ou bien entre le<br />
« prescrit » et le « réel ». ”<br />
À l’occasion d’une recherche sur la manière de<br />
durer dans le métier enseignant à l’école primaire,<br />
nous avons demandé à une collègue, professeur des<br />
écoles expérimentée et directrice d’école maternelle<br />
depuis cinq ans, de faire un bilan de son année à<br />
partir d’un dessin lui permettant<br />
de se remémorer les<br />
points essentiels pour elle.<br />
Elle dessine une école au<br />
centre : « J’ai dessiné l’école<br />
avec des fenêtres ouvertes,<br />
pour représenter, voilà<br />
l’ouverture de l'école... ».<br />
Elle trace aussi des petits<br />
personnages : des enfants, et<br />
des adultes : « Là j’ai dessiné<br />
une petite troupe qui sont en fait les collègues qui<br />
arrivent » et, dans un coin, le visage d’une sorcière !<br />
Une nouvelle inspectrice<br />
L’enseignante m’explique : « Alors je vais te commenter<br />
cette espèce de méchante tête-là […] l’inspectrice<br />
! ». Puis elle me raconte qu’il s’agit d’une nouvelle<br />
inspectrice qui n’est pas<br />
nouvelle dans le métier mais<br />
qui vient d’être nommée dans<br />
cette circonscription en remplacement<br />
d’un inspecteur<br />
parti en retraite qui est décrit<br />
comme « très bonhomme,<br />
très droit, gentil, plutôt bienveillant<br />
/ […] plutôt vieillot<br />
dans sa façon d’être [c’est-à-dire] très courtois ». « Il<br />
nous faisait confiance, il ne venait jamais chercher des<br />
ennuis s’il n’y avait pas matière à… ». Or la nouvelle<br />
inspectrice ne présente pas du tout le même profil, et<br />
c’est à propos du projet d’école que, dit l’enseignante :<br />
« Mes ennuis ont commencé ! ». En effet, ce projet<br />
d’école, intitulé « Mieux vivre ensemble pour mieux<br />
apprendre » a été refusé par l’inspectrice. Sans avoir<br />
de retour oral, la directrice a reçu un courrier (impersonnel<br />
car commun à d’autres écoles) affirmant : « En<br />
l’état, les axes de vos projets d'école ne sont pas recevables.<br />
Veuillez prendre contact avec les conseillères<br />
pédagogiques pour re<strong>travail</strong>ler ».<br />
Cet exemple est relativement banal voire courant.<br />
Nombre d’enseignants que nous avons rencontrés<br />
lors de nos enquêtes expriment de forts ressentiments<br />
à l’égard de leur hiérarchie de proximité :<br />
les inspecteurs de l’Éducation nationale. Ce sont<br />
principalement les directeurs et directrices qui ont<br />
affaire à ces inspecteurs, notamment pour recevoir<br />
les principales directives organisant le <strong>travail</strong> dans<br />
les classes et les écoles, et pour leur transmettre<br />
des informations en retour : ils sont régulièrement<br />
convoqués à des réunions, doivent rendre compte<br />
de ce qui se passe dans les écoles, reçoivent de nombreux<br />
documents qu’ils doivent remplir scrupuleusement<br />
et retourner à l’inspection, etc… Ainsi, dans<br />
une organisation très hiérarchisée et descendante,<br />
les directeurs et directrices servent <strong>quel</strong>que peu<br />
d’intermédiaires entre cette hiérarchie de proximité<br />
et leurs collègues professeurs des écoles, alors<br />
même qu’ils n’ont pas de statut spécifique (ce qui<br />
fait, depuis longtemps, l’objet de vifs débats sur les<strong>quel</strong>s<br />
nous ne reviendrons pas ici).<br />
Insatisfaction générale<br />
Les enseignants qui sont chargés de classe sont également<br />
insatisfaits de cet encadrement : ils regrettent<br />
principalement le manque de reconnaissance de<br />
leur <strong>travail</strong>. Nous avons ainsi, à plusieurs reprises,<br />
rencontré des enseignants, même expérimentés et<br />
en fin de carrière, montrant une grande émotion<br />
(et souvent des larmes) lorsqu’ils évoquent certains<br />
moments d’inspection. Selon eux, il reste rare que les<br />
inspecteurs ou inspectrices expriment de la satisfaction<br />
à l’égard de leur activité en classe. Ce manque<br />
de reconnaissance est souvent associé à une absence<br />
d’aide et de soutien dans des situations difficiles (en<br />
cas de difficulté ou de conflit avec d’autres professionnels<br />
ou avec des familles par exemple, ou lorsque<br />
le comportement de certains enfants provoque de<br />
graves dysfonctionnements dans la classe et l’école).<br />
Il semble donc que ceux qui sont les premiers chargés<br />
de prescrire ou de transmettre les prescriptions<br />
et de contrôler le <strong>travail</strong> des professeurs des écoles,<br />
entretiennent avec ces enseignants des relations professionnelles<br />
tendues et insatisfaisantes.<br />
Le <strong>travail</strong> : écart méconnu et irréductible<br />
entre prescrit et réel<br />
Au-delà des tensions et des insatisfactions, l’encadrement<br />
et le pilotage de l’activité des professionnels,<br />
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n° 07 / juin 2016
Françoise Carraud<br />
La sorcière du projet d’école<br />
page 2/3<br />
<strong>quel</strong>s qu’ils soient, sont des éléments essentiels du<br />
<strong>travail</strong>. En effet, tout <strong>travail</strong> se situe entre ce que<br />
les ergonomes (Leplat, 1997 ou Daniellou, 1996)<br />
appellent la « tâche » et l’« activité », ou bien<br />
entre le « prescrit » et le « réel ». C’est bien dans<br />
cet écart, irréductible, que se situe le <strong>travail</strong>. Ou,<br />
pour paraphraser les propos de Clot (2008) : « Travailler<br />
c’est ce que l’on fait pour faire ce qu’on nous<br />
demande de faire ». Travailler ce n’est pas exécuter<br />
de manière simple et directe ce qui est demandé, ce<br />
qui est prescrit, ce n’est pas appliquer un programme<br />
ou un protocole. Travailler c’est agir, agir pour faire<br />
ce qui est demandé. Et les enseignants, comme les<br />
autres <strong>travail</strong>leurs, cherchent bien à faire ce qui leur<br />
est demandé. Mais ces demandes sont multiples,<br />
hétérogènes et parfois contradictoires.<br />
Lorsque l’on s’interroge sur ce qui est prescrit aux<br />
enseignants de l’école primaire, chacun pense d’emblée<br />
aux instructions officielles et aux programmes.<br />
En effet les enseignants doivent bien appliquer les<br />
programmes définis par l’État et le ministère. Mais<br />
ces programmes, même s’ils sont complétés par des<br />
documents d’accompagnement, ne peuvent prévoir<br />
toutes les situations, tous les cas de figure. Chaque<br />
école a ses spécificités : son architecture, son public,<br />
ses élèves et ses enseignants, son histoire, sa situation<br />
géographique, ses partenaires, son contexte<br />
social, économique, culturel, etc. Toutes ces spécificités<br />
ont une influence considérable sur le <strong>travail</strong><br />
des enseignants au quotidien.<br />
D’autant plus que l’autonomie, – un des principes<br />
essentiels de justice au <strong>travail</strong> (avec l’égalité et le<br />
mérite) (Dubet, 2006) – la « liberté pédagogique »,<br />
est affirmée dans les textes officiels : « La liberté<br />
pédagogique de l'enseignant s’exerce dans le respect<br />
des programmes et des instructions du ministre<br />
chargé de l'éducation nationale et dans le cadre du<br />
projet d'école ou d'établissement avec le conseil et<br />
sous le contrôle des membres des corps d'inspection<br />
» (Article L912-1-1 du Code de l’Éducation).<br />
Ainsi, si les enseignants sont libres de choisir leurs<br />
méthodes pédagogiques et d’agir selon leurs propres<br />
principes éducatifs, éthiques ou professionnels, ils<br />
doivent le faire dans un cadre bien défini.<br />
De plus, à ces prescriptions premières s’ajoutent,<br />
se nouent, se greffent et parfois s’entrechoquent<br />
nombre de prescriptions secondaires, nationales et<br />
locales, qui relèvent à la fois de l’institution, de la<br />
formation, de l’école, du métier ou de l’expérience<br />
professionnelle elle-même. Impossible de lister ici<br />
l’ensemble de ces prescriptions qui sont à la fois<br />
formelles et non formelles, écrites et non écrites…<br />
Avant de développer <strong>quel</strong>ques exemples, souvent<br />
difficiles, relevés dans nos enquêtes, soulignons<br />
que le <strong>travail</strong> réel des enseignants est d’une grande<br />
complexité trop méconnue : il relève de plusieurs<br />
dimensions (visibles et invisibles) (Champy-Remoussnard,<br />
2014), dimensions intellectuelles,<br />
cognitives et matérielles, physiques et psychiques,<br />
émotionnelles aussi, etc. Son étude est encore trop<br />
peu étayée, un important <strong>travail</strong> de recherche reste<br />
à faire, sans croire pour autant que l’on pourrait,<br />
ou que l’on devrait, rendre apparent l’ensemble du<br />
<strong>travail</strong> des professionnels. Pour bien <strong>travail</strong>ler il est<br />
aussi nécessaire de se protéger, de se garder des<br />
regards indiscrets…<br />
Parmi les multiples prescriptions du <strong>travail</strong> enseignant<br />
à l’école primaire que nous pourrions développer<br />
ici, attardons-nous <strong>quel</strong>que peu sur celle<br />
relative à l’accueil de tous les élèves.<br />
Accueillir tous les élèves<br />
Depuis les lois Ferry tous les enfants doivent être scolarisés<br />
à partir de l’âge de six ans. Ils peuvent même<br />
être accueillis plus tôt : dès<br />
trois ans, voire deux dans<br />
certaines écoles. Ces règles,<br />
précises, qui régissent l’accueil<br />
des enfants, encadrent<br />
le <strong>travail</strong> des enseignants. Si<br />
elles font l’objet de textes et<br />
de circulaires qui précisent<br />
les conditions d’accueil de<br />
ces enfants et prescrivent le<br />
<strong>travail</strong> des professionnels,<br />
elles ne peuvent envisager<br />
toutes les situations particulières.<br />
Aussi les enseignants,<br />
les équipes comme<br />
les directeurs doivent les<br />
interpréter, les ajuster voire<br />
les détourner pour mieux<br />
les appliquer ! C’est ce que Dejours (1980) appelle<br />
la mètis. Ainsi, la mise en œuvre de la loi dite « de<br />
2005 », loi « Pour l'égalité des droits et des chances,<br />
la participation et la citoyenneté des personnes<br />
handicapées », a placé les professionnels dans des<br />
situations souvent délicates, parfois tendues.<br />
En effet, la grande majorité des enseignants que<br />
nous avons rencontrés sont tout à fait favorables à<br />
l’accueil de tous les enfants, même ceux en situation<br />
de handicap. Mais l’organisation matérielle des<br />
écoles, organisation spatiale et temporelle, l’organisation<br />
pédagogique et l’objectif principal du <strong>travail</strong><br />
des enseignants : faire apprendre et progresser une<br />
cohorte de vingt-cinq à trente élèves, sont souvent<br />
mis à mal par le comportement de certains élèves.<br />
Comme le dit une de nos enquêtées : « Le plus fatigant<br />
ce sont les enfants à profil particulier, comme<br />
Julie […] c’est des hurlements, c’est insupportable<br />
mais je suis obligée de supporter. Maintenant<br />
“ Soulignons que le <strong>travail</strong><br />
réel des enseignants est<br />
d’une grande complexité trop<br />
méconnue :<br />
il relève de plusieurs<br />
dimensions (visibles et<br />
invisibles), dimensions<br />
intellectuelles, cognitives<br />
et matérielles, physiques et<br />
psychiques, émotionnelles<br />
aussi, etc. ”<br />
Page 29
La sorcière du projet d’école<br />
Françoise Carraud<br />
page 3/3<br />
“ L’évolution des demandes<br />
à l’égard de l’école et des<br />
enseignants, qu’elles relèvent<br />
de l’institution ou de la société<br />
a, on le voit, transformé le<br />
<strong>travail</strong> au quotidien. ”<br />
(1) Institut des sciences et des<br />
pratiques d'enseignement et de<br />
formation<br />
(2) Equipe d'accueil mixte, intitulé<br />
officiel pour dire Laboratoire<br />
Bibliographie :<br />
Clot, Y. Travail et pouvoir d’agir.<br />
Paris. PUF (2008)<br />
Daniellou, F. (dir.). L'Ergonomie en<br />
quête de ses principes. Débats épistémologiques.<br />
Toulouse. Octarès.<br />
(1996).<br />
Dejours, C. Travail, usure mentale.<br />
Paris. Bayard. (1980).<br />
Leplat, J. Regards sur l’activité en<br />
situation de <strong>travail</strong>. Paris. PUF.<br />
(1997).<br />
Champy-Remoussenard, P. (dir.).<br />
En quête du <strong>travail</strong> caché : enjeux<br />
scientifiques, sociaux, pédagogiques.<br />
Toulouse. Octarès. (2014).<br />
c’est une problématique de notre métier. Oui on<br />
accueille les handicapés donc, ce qui est une bonne<br />
chose, mais on ne nous donne pas vraiment les<br />
moyens pour, et puis quand on a un enfant qui perturbe<br />
comme ça, c’est é-pui-sant. Et on n’a de l’aide<br />
de rien ni de personne, on est isolé, seul, face à notre<br />
problématique ».<br />
Et l’on voit bien comment,<br />
pour répondre à cette prescription,<br />
accueillir tous les<br />
enfants, les enseignants<br />
doivent faire bien davantage<br />
que ce qui est demandé, et<br />
comment, tout en voulant<br />
bien faire, ils rencontrent<br />
des difficultés non prévues<br />
et difficiles à surmonter. C’est à eux qu’il revient<br />
de faire face, d’ajuster leur activité, de réorganiser<br />
sans cesse leur <strong>travail</strong> pour à la fois encadrer et faire<br />
apprendre le plus grand nombre tout en intégrant et<br />
accompagnant des élèves particuliers… et ce au prix<br />
d’une grande fatigue et parfois même d’un véritable<br />
épuisement.<br />
Dans une autre classe de maternelle, une enseignante<br />
raconte comment elle a dû, au mois de janvier,<br />
intégrer dans sa classe trois nouveaux élèves :<br />
« Trois nouveaux à problèmes », dont une petite<br />
fille de quatre ans, d’origine Rom, ne parlant pas<br />
français et n’ayant jamais été scolarisée. Ces arrivées<br />
ont « tout fait exploser », elles ont « créé de la<br />
violence chez tous les enfants ». Pour la maitresse<br />
« Ce n’est plus possible quoi, autant d’enfants avec<br />
des problématiques comme ça, c’est trop, c’est pas<br />
gérable […] ». « C’est lourd, c’est lourd » soupire-telle<br />
encore.<br />
Fatigue et découragement<br />
Ce n’est pas la prescription elle-même qui est mise<br />
en cause, ces enseignants estiment qu’il est bien<br />
de leur métier d’accueillir et de faire apprendre<br />
tous les élèves, même ceux qui sont en situation de<br />
handicap ou ceux dont les familles sont éloignées<br />
de l’école mais la demande est lourde et elle entre<br />
en tension avec les injonctions des programmes qui<br />
demandent d’organiser des apprentissages de plus<br />
en plus scolaires, dès l’école maternelle.<br />
Nombre d’autres injonctions produisent des effets<br />
semblables, la mise en place de l’aide personnalisée,<br />
la réforme des rythmes scolaires ou celle des<br />
cycles, sans oublier la refonte des programmes ou<br />
de manière plus conjoncturelle l’introduction des<br />
tableaux numériques interactifs, etc. Les prescriptions<br />
se multiplient, s’ajoutent, s’empilent. Il est rare<br />
qu’elles soient pleinement contestées ou invalidées<br />
par les enseignants mais l’accélération des nouvelles<br />
demandes, sans reconnaissance du métier réel et de<br />
ses difficultés, crée une forme d’insécurité permanente.<br />
Les enseignants qui ne se sentent ni reconnus<br />
ni soutenus par leur institution et leur hiérarchie de<br />
proximité, peuvent avoir tendance à se replier sur<br />
leur activité personnelle en classe, celle qui leur<br />
donne le plus de satisfaction. Ceci alors même que<br />
les injonctions au <strong>travail</strong> en équipe se font de plus<br />
en plus pressantes...<br />
… et isolement<br />
Dans les écoles les enseignants pouvaient se côtoyer<br />
régulièrement : se croiser le matin vers le photocopieur,<br />
se retrouver à la récréation avec le café, et<br />
surtout déjeuner ensemble… Certaines réformes<br />
(l’aide personnalisée ou la réforme des rythmes) ont<br />
modifié l’organisation temporelle des écoles et les<br />
temps de rencontre et de discussions informelles se<br />
sont peu à peu réduits, comme nous l’explique une<br />
enseignante : « […] Là avec les réunions jusque-là<br />
(geste au dessus de la tête), le midi on n’arrive pas,<br />
on n’arrive quasiment plus à se voir, on a toujours<br />
<strong>quel</strong>que chose à faire. On est toujours en train de<br />
courir et le soir on n’en peut tellement plus que / on<br />
file. Donc j’ai toujours de très bons contacts, mais<br />
sur le/ quotidien, je suis isolée [R] ».<br />
Les temps de réunion sont de plus en plus formels,<br />
ils font partie des obligations de service et soumis à<br />
un contrôle : « L'organisation des cent-huit heures<br />
annuelles de service précisées ci-dessus fait l'objet<br />
d'un tableau de service qui est adressé par le directeur<br />
de l'école à l'inspecteur de l'éducation nationale<br />
de circonscription » (circulaire n° 2013-019 du<br />
4-2-2013). Cette nouvelle prescription a découragé<br />
et démobilisé l’ensemble de la profession qui sent<br />
peser sur elle un vif soupçon : comme s’ils <strong>travail</strong>laient<br />
insuffisamment ou médiocrement, comme si<br />
les mauvais résultats aux enquêtes PISA renvoyaient<br />
à leurs propres manquements professionnels…<br />
L’évolution des demandes à l’égard de l’école et des<br />
enseignants, qu’elles relèvent de l’institution ou de<br />
la société a, on le voit, transformé le <strong>travail</strong> au quotidien.<br />
Si la plupart des professeurs des écoles restent<br />
satisfaits de leur métier, beaucoup expriment leur<br />
fatigue et leur découragement : ils ont tendance à<br />
s’isoler pour se protéger tout en regrettant vivement<br />
cet isolement…<br />
Françoise Carraud<br />
ISPEF 1 , Université Lyon 2,<br />
EAM 2 4571, Éducation, cultures et<br />
politiques<br />
Page 30 n° 07 / juin 2016
Evaluation des compétences : dans<br />
<strong>quel</strong> but et pour <strong>quel</strong> <strong>travail</strong> ?<br />
Pascale SLD<br />
page 1/2<br />
Avant de discuter de l’évaluation des compétences,<br />
il est utile de noter que différentes formes<br />
d’évaluation sont pratiquées dans les entreprises.<br />
Evaluation des objectifs, évaluation professionnelle,<br />
évaluation des compétences, toutes ces évaluations<br />
contribuent à mesurer la performance<br />
des « ressources humaines », les femmes et les<br />
hommes étant considérés comme un paramètre<br />
du système économique fondé sur la recherche de<br />
rentabilité maximum et à court terme.<br />
Ainsi, les salariés sont soumis à des systèmes<br />
d'évaluation dont l'objectif est la mesure de la<br />
contribution et du coût des individus dans une<br />
logique purement gestionnaire. Des indicateurs<br />
de performance, toujours plus nombreux, sont<br />
élaborés et suivis afin de mesurer et classer les<br />
salariés. Ces indicateurs conduisent à :<br />
- Des systèmes d'évaluation permanents : à tout<br />
moment, tous les jours, les salariés sont confrontés<br />
à des taux de satisfaction des clients, à des<br />
temps ou des classements évaluant la productivité<br />
individuelle et collective.<br />
- Des entretiens annuels d'évaluation individuelle<br />
des performances, en lien avec un management<br />
et une rémunération par objectifs, conduisant les<br />
salariés à poursuivre des stratégies individuelles<br />
contradictoires qui opposent et produisent le<br />
délitement des collectifs de <strong>travail</strong>. A terme, le<br />
système génère l'isolement et la concurrence<br />
généralisée impactant directement les résultats<br />
du <strong>travail</strong> et la santé physique et mentale des<br />
salariés.<br />
Or, si l'on admet que l'activité de <strong>travail</strong> consiste<br />
essentiellement à faire face à des situations<br />
imprévues et à transgresser des procédures (le<br />
prescrit), l'essentiel du <strong>travail</strong> ne se voit pas, il<br />
n'est pas mesurable.<br />
De plus et spécifiquement, les résultats de l'évaluation<br />
du <strong>travail</strong> des femmes sont encore plus<br />
mal analysés par les systèmes en place du fait des<br />
stéréotypes sociétaux qui considèrent les compétences<br />
féminines comme naturelles : savoir<br />
prendre soin, être à l'écoute, disponible, savoir<br />
renoncer… serait normal pour les femmes et donc<br />
jamais valorisé.<br />
Enfin, dans un contexte de crise de l'emploi, les<br />
systèmes d'évaluation des salariés, qui portent<br />
intrinsèquement un objectif de classement des<br />
ressources, deviennent une menace et un instrument<br />
de pouvoir au service des directions<br />
d'entreprises pour justifier des réductions d'effectifs.<br />
L’évaluation des compétences - et non<br />
la référence aux qualifications - constitue donc<br />
une brique du système de<br />
gestion des femmes et des<br />
hommes au service de la<br />
rentabilité économique de<br />
l’entreprise. Si cet objectif<br />
est sans ambiguïté, les<br />
critères sur les<strong>quel</strong>s il se<br />
fonde sont plus complexes.<br />
En effet, les compétences<br />
font directement référence<br />
au <strong>travail</strong> effectué ou à<br />
effectuer et aux critères de qualité du <strong>travail</strong>. Or,<br />
si la qualité du <strong>travail</strong> intéresse tous les acteurs<br />
de l’entreprise, selon la place que l’on occupe, des<br />
différences, voire des divergences émergent.<br />
Prenons pour illustrer le sujet, <strong>quel</strong>ques situations<br />
de <strong>travail</strong> concrètes.<br />
A l'hôpital, pour l'infirmière, la qualité de son<br />
<strong>travail</strong> se révèle dans l'expression de ses patients<br />
lorsqu'ils apprécient les soins qu'elle leur prodigue<br />
ou l'attention qu'elle leur porte. C'est aussi sa perception<br />
de répondre aux attentes de ses patients<br />
tout en respectant les règles techniques de son<br />
métier. Pour son manager, pour les gestionnaires<br />
de l'hôpital, la qualité du <strong>travail</strong> s'évalue par le<br />
nombre de soins ou de patients pris en charge<br />
au cours d'une vacation. Le temps consacré à<br />
rassurer, à parler, à réconforter n'est pas comptabilisé<br />
donc non valorisé. Enfin, pour ses pairs,<br />
pour ses collègues soignants, la qualité du <strong>travail</strong><br />
comprend également la possibilité d'échanger sur<br />
les savoir-faire, le temps accordé aux novices pour<br />
partager les règles de métier.<br />
Dans un autre contexte, pour l'ingénieur en<br />
Recherche et Développement de l'industrie, la<br />
qualité du <strong>travail</strong> se mesure selon le niveau d'innovation<br />
de ses travaux, la reconnaissance de la<br />
“ Les salariés sont soumis à des<br />
systèmes d'évaluation dont<br />
l'objectif est la mesure de la<br />
contribution et du coût des<br />
individus dans une logique<br />
purement gestionnaire. ”<br />
Page 31
Evaluation des compétences : dans <strong>quel</strong> but et pour <strong>quel</strong> <strong>travail</strong> ?<br />
Pascale SLD<br />
page 2/2<br />
“ Si l'on admet que l'activité<br />
de <strong>travail</strong> consiste<br />
essentiellement à faire face<br />
à des situations imprévues et à<br />
transgresser des procédures<br />
(le prescrit), l'essentiel du <strong>travail</strong><br />
ne se voit pas, il n'est pas<br />
mesurable. ”<br />
communauté scientifique ou l'originalité de ses<br />
recherches et sa capacité à répondre aux besoins<br />
des futurs destinataires de ses travaux. Par contre,<br />
pour la Direction, pour les actionnaires de son<br />
entreprise, la qualité du <strong>travail</strong> est évaluée selon<br />
sa capacité à répondre à un<br />
cahier des charges fixé qui<br />
peut notamment intégrer<br />
des critères de conception<br />
contestables comme l'obsolescence<br />
programmée ou<br />
des spécifications répondant<br />
exclusivement à des<br />
objectifs marchands.<br />
On voit donc à travers ces<br />
exemples les divergences<br />
de points de vue et la façon<br />
dont les logiques économiques<br />
et politiques déterminent directement les<br />
critères d'évaluation de la qualité du <strong>travail</strong>.<br />
Les systèmes d’évaluation des compétences vont<br />
alors s’appuyer sur des critères qui peuvent être<br />
lourds de conséquences pour la santé des salariés.<br />
En effet, lorsqu’il y a trop d’écart entre les critères<br />
de qualité du <strong>travail</strong> inhérents aux savoir-faire<br />
professionnels et les critères valorisés par les systèmes<br />
d’évaluation des compétences, les conséquences<br />
impactent la santé des salariés qui ne<br />
se reconnaissent plus dans le <strong>travail</strong> qu'ils effectuent.<br />
Ils ont le sentiment d'accomplir un <strong>travail</strong><br />
"ni fait, ni à faire", ils perdent la fierté de l'ouvrage<br />
accompli et une part de l'estime qu'ils se portent<br />
à eux-mêmes.<br />
d'utilité (formulés par la hiérarchie ou les destinataires<br />
du <strong>travail</strong> effectué, les usagers par exemple) ;<br />
de beauté (formulés par les pairs) comprenant<br />
aussi bien la conformité aux règles de l'art que la<br />
singularité.<br />
Cette reconnaissance s'appuie sur une connaissance<br />
du <strong>travail</strong> réel. Elle participe à la construction<br />
identitaire et est indispensable dans une<br />
conception du <strong>travail</strong> comme source d'émancipation.<br />
Elle implique également la valorisation du<br />
collectif de métier et détermine directement la<br />
qualité des solidarités entre <strong>travail</strong>leurs.<br />
Et ce n’est évidemment pas l’évaluation des<br />
compétences sur des critères de qualité du <strong>travail</strong><br />
définis par les employeurs qui permet cette<br />
reconnaissance.<br />
Il devient donc urgent de confronter dans les<br />
entreprises, les logiques et les critères de qualité<br />
du <strong>travail</strong> dans un cadre défini, constituant<br />
une protection pour les <strong>travail</strong>leurs. Ce cadre<br />
doit être institutionnalisé et les représentants<br />
du personnel doivent en être les garants. Pour<br />
cela, l'importance des organisations syndicales<br />
doit être réaffirmée et protégée. La démocratie<br />
dans l'entreprise doit permettre aux salariés de<br />
peser sur les choix de gestion et sur la stratégie<br />
économique, mais elle doit avant tout permettre<br />
aux salariés de peser sur les critères de qualité du<br />
<strong>travail</strong>.<br />
Les collectifs de métier sont également touchés<br />
par ces divergences, chacun tentant individuellement<br />
de répondre aux injonctions de la Direction,<br />
souvent au détriment des solidarités. La culpabilisation,<br />
le repli sur soi sont souvent les symptômes<br />
d'un <strong>travail</strong> qui dégrade la santé mentale des<br />
<strong>travail</strong>leurs.<br />
Enfin, les revendications et les mobilisations collectives<br />
deviennent difficiles, la négociation collective<br />
bloquée et la régression sociale s’installe.<br />
Cependant, les <strong>travail</strong>leurs eux-mêmes sont en<br />
attente d'une forme d'évaluation car cela constitue<br />
un retour sur leur utilité et la qualité de ce<br />
qu'ils font, cela contribue directement à la reconnaissance<br />
de l'effort et de l'engagement individuel<br />
et collectif.<br />
En effet, comme la psychodynamique du <strong>travail</strong> l’a<br />
montré, les ressorts de la reconnaissance du faire<br />
(et non de l'être) reposent sur des jugements :<br />
Pascale SLD<br />
Ergonome<br />
Page 32 n° 07 / juin 2016
L’évaluation de l’école :<br />
retrouver le sens de la mesure<br />
Thierry Novarese<br />
page 1/3<br />
Le système éducatif est évidemment un lieu d’évaluation<br />
: des progrès des élèves, des pratiques des<br />
enseignants (par leurs inspecteurs et leurs chefs<br />
d’établissements), des établissements d’enseignement<br />
eux-mêmes. Mais <strong>quel</strong> est le sens de cette<br />
mesure ? S’agit-il d’un <strong>travail</strong> de compréhension<br />
permettant le renforcement de l’investissement de<br />
chacun ? Ou d’une dérive normative obsessionnelle,<br />
perdant de vue l’essentiel (le bien de l’élève) au profit<br />
d’une folie sans boussole ?<br />
Quelles sont les altérations produites par la gestion<br />
par les instruments d'évaluation au cœur du<br />
système éducatif, de ses pratiques professionnelles,<br />
de son organisation, de ses valeurs ? Cette<br />
question réunit depuis 2004 des chercheurs et<br />
des militants au sein d'un chantier de l'Institut de<br />
recherches de la FSU 1 .<br />
La mise en place d’indicateurs, c’est-à-dire la<br />
construction de procédures susceptibles de rendre<br />
mesurable à des fins de quantification ce qui, a<br />
priori, ne l’était pas, constitue une entreprise<br />
globale et normative devant s’appliquer progressivement<br />
à l’ensemble des activités économique<br />
des hommes, y compris maintenant à celles du<br />
secteur public.<br />
Cette culture dévorante et obsessionnelle de<br />
l’évaluation par indicateurs est au cœur de la<br />
Nouvelle gestion publique ou Nouveau Management<br />
Public. Le Nouveau Management Public<br />
repose sur trois moments constituant une sorte<br />
de triptyque, un nouveau dogme des « bonnes<br />
pratiques » : objectifs – évaluations – sanctions.<br />
Il importe, puisque seuls l’efficacité et les résultats<br />
doivent être pris en compte, que les objectifs<br />
définis soient suffisamment clairs et simples<br />
pour donner matière à des procédures de mesure<br />
des dits objectifs ainsi que des « performances »<br />
réalisées par les « agents » en rapport avec les<br />
objectifs qu’ils auront dû faire leurs. Au regard<br />
de leurs résultats et évaluations quantitatives les<br />
« agents » sont ensuite soumis à un système de<br />
sanctions correspondant au type de projet développé<br />
(primes, salaires modulés, modifications<br />
des horaires, changement de poste, etc.). Dans ce<br />
cadre, la clé de voûte du système repose sur la primauté<br />
donnée, sur toute évaluation, à la mesure<br />
chiffrée, mesure susceptible d’être présentée<br />
comme une caractérisation de l’efficacité.<br />
Que signifie mesurer ?<br />
Comme l’écrit Michel Blay1 : « on rappellera<br />
cependant que la variable considérée (par<br />
exemple la production de charbon) doit être associée<br />
à un concept quantitativement exprimable<br />
(par exemple la masse de<br />
charbon) correspondant à<br />
une grandeur mesurable —<br />
c'est-à-dire satisfaisant aux<br />
conditions formelles de la<br />
mesure :<br />
a) définir à l'aide d'une<br />
procédure effective (par<br />
exemple physique) à l'intérieur<br />
d'un domaine d'objets<br />
et relativement à la grandeur<br />
considérée, deux relations d'antériorité et<br />
de coïncidence permettant d'instaurer entre ces<br />
objets un ordre sériel (on peut classer ainsi les<br />
masses) ;<br />
b) définir, toujours à propos de la même grandeur<br />
et dans le même domaine d'objet, une opération<br />
effective (par exemple physique) additive satisfaisant<br />
aux propriétés formelles de l'addition arithmétique<br />
(ce qui revient pour l'essentiel à définir<br />
une unité de mesure, une masse devenant alors<br />
tant de fois l'unité de masse).<br />
Comment mesurer alors par exemple la « production<br />
scientifique » ? Quelle est la grandeur<br />
mesurable, comparable à la masse, susceptible de<br />
fournir les éléments quantitatifs pour construire<br />
une échelle de ladite production ? Sur <strong>quel</strong>s matériaux<br />
est-il possible de <strong>travail</strong>ler effectivement<br />
? La réponse est simple. En effet : qu'est-ce qui<br />
est mesurable dans la production scientifique ou<br />
dans celle des connaissances en faisant corrélativement<br />
l'impasse sur la science et la connaissance<br />
proprement dites ? Eh bien, le nombre d'articles<br />
publiés, le nombre de citations de chaque article<br />
dans tel ou tel autre article, le nombre de brevets,<br />
de prix Nobel dans telle université, d'ordinateurs<br />
dans tel laboratoire, de souris dans tel fond de<br />
placard, de jeunes ou de vieux, d'hommes et de<br />
femmes, etc. La liste est sans fin car tout, peut<br />
“ Le Nouveau Management<br />
Public repose sur trois<br />
moments constituant une<br />
sorte de triptyque, un nouveau<br />
dogme des « bonnes<br />
pratiques » : objectifs –<br />
évaluations – sanctions. ”<br />
(1) L’Institut de la FSU a publié différents<br />
travaux sur cette question :<br />
Capitalisme et éducation (2006),<br />
Regards croisés (2008), Payer les<br />
profs au mérite ? (2006), Manager<br />
ou servir ? (2011 puis 2015).<br />
(2) In Manager ou servir ? , collection<br />
Comprendre et agir, Editions<br />
Syllepse, réédition 2015.<br />
Page 33
L’évaluation de l’école : retrouver le sens de la mesure<br />
Thierry Novarese<br />
page 2/3<br />
“ L’importance donnée à la<br />
performance peut entraîner<br />
des effets inattendus qui<br />
invalident non seulement<br />
les conclusions de l’évaluation<br />
mais peuvent avoir aussi une<br />
influence négative sur la<br />
performance elle-même. ”<br />
“ Il reste à inventer une autre<br />
évaluation, formative, par les<br />
pairs notamment, qui valorise<br />
l’amour du métier, qui permette<br />
de reprendre la main sur son<br />
<strong>travail</strong> en développant des<br />
pratiques de solidarité et<br />
coopération. ”<br />
(2) G. Udney Yule remarquait<br />
déjà en 1921-1922 dans British<br />
Journal of Psychology, XII, p.<br />
107 : « N'ayant pas le moyen de<br />
mesurer ce que vous désirez, la<br />
démangeaison de mesurer peut, par<br />
exemple, simplement vous conduire<br />
à mesurer <strong>quel</strong>que chose d'autre<br />
— et peut-être en oubliant la<br />
différence — ou en laissant de côté<br />
certaines choses parce qu'elles ne<br />
sont pas mesurables », cité par F.A.<br />
Hayek dans Droit, législation et<br />
liberté, traduction Raoul Audouin<br />
et Philippe Nemo, Paris, PUF,<br />
2007 (Première éd. PUF 1980 et<br />
1973-1979 pour l'édition anglaise),<br />
p. 890.<br />
être, en droit considéré comme signifiant, comme<br />
constituant un critère pour mesurer tout et n'importe<br />
quoi 3 .<br />
Evaluation, concurrence, économie<br />
: le credo du NMP<br />
L’introduction du Nouveau<br />
Management Public (NMP)<br />
participe d’une transformation<br />
en profondeur des<br />
politiques d’éducation dans<br />
un certain nombre de pays,<br />
les<strong>quel</strong>s ont mis en œuvre<br />
différents processus de<br />
décentralisation/recentralisation,<br />
un accroissement<br />
de l’autonomie des établissements<br />
scolaires, le développement<br />
du libre choix de l’école, l’installation<br />
d’une culture de l’évaluation. Moins législateur,<br />
l’Etat devient plus évaluateur en définissant<br />
moins des règles a priori mais imposant une obligation<br />
de rendre compte à tous ses agents. C’est<br />
ensuite à partir de l’atteinte<br />
ou non des résultats, au<br />
regard d’objectifs prédéterminés,<br />
que sont prises les<br />
décisions.<br />
Les réformes budgétaires<br />
de l’Etat ont été soumises<br />
à deux types de pression<br />
externe : la réduction de<br />
la croissance des dépenses<br />
publiques, le souci d’améliorer<br />
la performance dans<br />
le secteur public pour<br />
gagner en efficience, efficacité et qualité. Une<br />
première étape a consisté à publier des informations<br />
sur la performance accompagnées de<br />
documents budgétaires annuels sans que soit<br />
établi un lien entre les répartitions financières et<br />
la mesure de la performance. Dans une seconde<br />
étape, le format et les contenus du budget ont<br />
été transformés au travers de catégorisations plus<br />
sensibles à la mesure de la performance et reliés<br />
à des programmes de planification stratégique.<br />
La troisième étape, plus ambitieuse, a consisté<br />
à réviser la procédure budgétaire elle-même, en<br />
changeant la temporalité de la discussion budgétaire<br />
et en modifiant le rôle du parlement dans le<br />
processus. Ces réformes se sont traduites par le<br />
développement de l’audit dans le secteur public.<br />
Une obsession contre-productive<br />
L’importance donnée à la performance peut<br />
entraîner des effets inattendus qui invalident<br />
non seulement les conclusions de l’évaluation<br />
mais peuvent avoir aussi une influence négative<br />
sur la performance elle-même. Il peut donc être<br />
contre-productif de développer et d’utiliser des<br />
indicateurs de performance. Il a été démontré<br />
que le Nord de la Grande-Bretagne semblait avoir<br />
davantage d’incendies que les autres pays européens<br />
parce que les autorités disposaient d’une<br />
meilleure technique statistique pour la mesurer.<br />
L’augmentation des chiffres de la délinquance en<br />
France a fait l’objet du même type d’analyses. Les<br />
chiffres de la délinquance augmentent quand l’activité<br />
policière augmente, et inversement ils diminuent<br />
quand l’activité policière diminue. Un dernier<br />
exemple concerne l’emploi : la performance<br />
des agences de l’emploi est fondée sur le nombre<br />
de transactions passées pour aider <strong>quel</strong>qu’un à<br />
retrouver un emploi. Leur taux de succès augmentera<br />
si elles prennent en charge les meilleurs<br />
clients qui ont de bonnes chances de s’intégrer<br />
et finalement peu les individus qui manquent de<br />
formation ou sont relativement démunis : c’est un<br />
effet d’écrémage des bons demandeurs d’emploi<br />
par les mauvais qui résulte d’un mauvais usage<br />
des indicateurs.<br />
La fixation d’objectifs étroits peut aussi conduire<br />
à un effet tunnel au détriment des objectifs et de<br />
la stratégie d’ensemble. La prolifération des indicateurs<br />
et des audits peut augmenter les coûts de<br />
pilotage.<br />
Le paradoxe de la performance révèle aussi une<br />
faible corrélation entre les indicateurs de performance<br />
et la performance elle-même. Ce phénomène<br />
est produit par la tendance des indicateurs<br />
de performance à perdre de leur intensité au<br />
cours du temps. Ils perdent leur valeur et ne parviennent<br />
plus à discriminer les bons et les mauvais<br />
résultats. Cette détérioration des indicateurs<br />
de performance est causée par différents processus.<br />
Le premier caractérise un apprentissage<br />
positif : la performance s’améliore, les indicateurs<br />
perdent leur sensibilité à détecter les mauvaises<br />
performances, tout le personnel est devenu si<br />
bon que les indicateurs sont obsolètes. Le second<br />
processus relève d’un « apprentissage pervers » :<br />
quand les organisations ou les individus savent<br />
<strong>quel</strong>s aspects de la performance sont mesurés<br />
(et ceux qui ne le sont pas), ils peuvent utiliser<br />
l’information pour manipuler les évaluations. En<br />
plaçant toute leur énergie sur ce qui est mesuré,<br />
la performance grimpe alors qu’il peut y avoir en<br />
définitive une détérioration globale. Le troisième<br />
processus, la sélection, concerne le remplacement<br />
des individus contre-performants par les bons ce<br />
qui réduit les différences de performance : seuls<br />
les meilleurs restent mais l’indicateur perd sa<br />
valeur discriminante.<br />
Page 34 n° 07 / juin 2016
Thierry Novarese<br />
L’évaluation de l’école : retrouver le sens de la mesure<br />
page 3/3<br />
Cela peut aussi créer une situation où les agents<br />
apprennent <strong>quel</strong> est l’aspect de leur <strong>travail</strong> qu’il<br />
leur faut valoriser auprès de leur supérieur ou<br />
qu’il développent des comportements d’apprentissage<br />
ou d’anticipation : par exemple, les enseignants<br />
aident leurs élèves à tricher aux tests ou<br />
leur donne une aide supplémentaire parce que les<br />
scores ont des effets sur le budget de l’école, les<br />
salaires et l’attitude du chef d’établissement.<br />
Dans les établissements anglais, il est possible de<br />
repérer la permanence d’injustices générées par<br />
le marché et la sélection scolaire. Le traitement<br />
des élèves comme des marchandises, acceptés ou<br />
rejetés en fonction de ce qu’ils apportent à l’école<br />
relèvent d’une forme d’exploitation proche de<br />
celle affrontée par le salariat au premiers temps<br />
du capitalisme. La différenciation entre les écoles<br />
crée de la marginalisation et un relatif appauvrissement<br />
voir une ghettoïsation des écoles subie par<br />
les élèves comme par les enseignants. Sans compter<br />
l’humiliation, la stigmatisation, la violence, le<br />
racisme, qui se sont renforcés notamment sous la<br />
pression de la recherche de performance.<br />
Si l’évaluation quantitative et myope est l’alpha<br />
et l’oméga du NMP, instrument de mise en<br />
concurrence de chacun contre tous, d’isolement<br />
et de culpabilisation, il reste à inventer une autre<br />
évaluation, formative, par les pairs notamment,<br />
qui valorise l’amour du métier, qui permette de<br />
reprendre la main sur son <strong>travail</strong> en développant<br />
des pratiques de solidarité et coopération. L’éducation<br />
est un trésor commun, qui s’accroit en le<br />
partageant, et disparait si on cherche à le diviser.<br />
Thierry Novarese<br />
Professeur de philosophie,<br />
Membre de l’Institut de recherches de la<br />
FSU,<br />
Responsable du chantier « Sécurité et<br />
liberté »<br />
Page 35
Egalité et justice :<br />
pour une bienveillance<br />
sans renoncement<br />
Evelyne Bechtold-Rognon<br />
page 1/3<br />
“ Peut-être que le Nouveau<br />
management public va<br />
s’écrouler à partir de là :<br />
face à des enfants de CP,<br />
qui peut affirmer sans rougir<br />
que celui qui apprend à lire<br />
en <strong>quel</strong>ques semaines est le<br />
plus méritant, et que celui qui<br />
peine à apprendre à lire est<br />
un coupable qui doit être<br />
sanctionné ? Nous pouvons<br />
espérer qu’il y a dans la réflexion<br />
sur l’évaluation les<br />
germes d’une société qui<br />
sortirait de l’obsession<br />
évaluative et de la mise<br />
en concurrence de chacun<br />
contre tous. ”<br />
La question de la bienveillance au sein de l’Education<br />
nationale est porteuse d’un véritable paradoxe : les<br />
enseignants sont sommés<br />
d’être bienveillants envers<br />
leurs élèves, au moment<br />
même où l’institution fait<br />
preuve à leur égard d’une<br />
incontestable malveillance :<br />
formation insuffisante, mise<br />
en concurrence, accroissement<br />
de la charge de <strong>travail</strong>,<br />
management déstabilisant…<br />
Qui plus est, ces élèves à<br />
l’égard des<strong>quel</strong>s il s’agit d’être<br />
bienveillant sont eux-aussi<br />
maltraités : classes de plus en<br />
plus chargées, maîtres non<br />
remplacés, réformes bricolées…<br />
Que cache cette « idéologie<br />
de la bienveillance » ?<br />
Quel sens recouvre cette<br />
injonction, alors même que<br />
l’immense majorité des enseignants<br />
a choisi cette voie par<br />
amour des enfants ?<br />
Egalité et équité<br />
<strong>travail</strong>le portée par l'espoir<br />
d'aider les élèves à progresser,<br />
à réussir dans les différentes disciplines et dans<br />
la vie. Inutile donc de leur faire un procès d’intention<br />
: ils ne notent pas pour se défouler, pour nuire,<br />
pour blesser. Pour autant, la réalité de la notation<br />
est effectivement souvent source de souffrance et<br />
d’angoisse pour les enfants et les familles.<br />
Il semble y avoir une injonction paradoxale à l’égard<br />
de l’évaluation : jamais le système éducatif n’a été<br />
autant mesuré, ausculté, dans les moindres détails.<br />
Les textes officiels ont multiplié les évaluations<br />
obligatoires, à tous les niveaux, y compris les classes<br />
de maternelle. Et dans le même temps, on nous<br />
demande de noter moins, mieux ou plus. Pourquoi ?<br />
Que signifie ce paradoxe ?<br />
Peut-être qu’il traduit le début du retournement<br />
idéologique. A tout faire reposer sur la concurrence<br />
et sur la culpabilisation individuelle, on en arrive à<br />
un système qui crée de l’angoisse à tous les niveaux.<br />
Peut-être que le Nouveau management public va<br />
s’écrouler à partir de là : face à des enfants de CP, qui<br />
peut affirmer sans rougir que celui qui apprend à lire<br />
en <strong>quel</strong>ques semaines est le plus méritant, et que<br />
celui qui peine à apprendre à lire est un coupable<br />
qui doit être sanctionné ? Nous pouvons espérer<br />
qu’il y a dans la réflexion sur l’évaluation les germes<br />
d’une société qui sortirait de l’obsession évaluative<br />
et de la mise en concurrence de chacun contre tous.<br />
Mais n’oublions pas de dénoncer un paradoxe<br />
saisissant : de la bienveillance à l’égard des élèves,<br />
mais pour les enseignants, une évaluation de plus<br />
en plus culpabilisante et une constante absence de<br />
reconnaissance.<br />
Qu’est-ce que « l’évaluation<br />
bienveillante » ?<br />
Le Conseil supérieur des programmes propose<br />
de remplacer les notes par un système d’évaluation<br />
bienveillante. Dans le document remis jeudi<br />
27 novembre 2015 par le CSP à la ministre de l’Education<br />
nationale Najat Vallaud-Belkacem, le Conseil<br />
supérieur des programmes suggère de supprimer les<br />
notes traditionnelles et de leur préférer un barème<br />
de 4 à 6 niveaux, sur le modèle de ce qui se pratique<br />
dans de nombreux pays. En Allemagne, les notes<br />
vont de 6 (pour très faible), à 1 (pour très bon). Plus<br />
de notes, plus de moyennes non plus. « On ne peut<br />
pas racheter sa faiblesse dans une discipline par sa<br />
force dans une autre », souligne Michel Lussault le<br />
président du CSP. « Un élève fort en mathématiques<br />
et faible en sport n’est pas un élève moyen au bout<br />
du compte. » Dans la même veine, il faut rejeter le<br />
recours aux coefficients : aucune compétence ou<br />
connaissance n’est plus importante qu’une autre. Ce<br />
refus de mettre en concurrence les disciplines est a<br />
priori intéressant, notamment avant que l’on arrive<br />
aux classes de lycée, où il semble difficile d’éviter une<br />
spécialisation relative des cursus et donc des coefficients<br />
différents pour les matières selon les filières.<br />
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n° 07 / juin 2016
Evelyne Bechtold-Rognon<br />
Egalité et justice : pour une bienveillance sans renoncement<br />
page 2/3<br />
Selon Brigitte Prot, psychologue et pédagogue, une<br />
évaluation bienveillante permettrait de développer<br />
chez les enfants un autre rapport à l’école : « Prenons<br />
l’exemple d’une dictée chez un élève de troisième.<br />
Les critères d’évaluation au brevet des collèges sont<br />
de retirer deux points par erreur de grammaire. Un<br />
élève qui commet dix erreurs obtient donc zéro.<br />
Pourtant, 90% de son texte est juste, et seulement<br />
10% est faux. Une évaluation bienveillante consiste<br />
à faire apparaître cette donnée. Il faut sans doute<br />
imaginer en effet une évaluation qui soit davantage<br />
formative et moins normative, qui valorise l’acte<br />
d’apprendre et les progrès de l’élève plutôt que de<br />
souligner sans fin les erreurs et les manquements.<br />
Qui plus est, beaucoup d’élèves ne savent pas ce que<br />
l’on attend d’eux. Sur une copie notée 5 sur 20, combien<br />
savent où sont les 5 points, et ce qu’ils doivent<br />
faire pour progresser ? Le problème, ce ne sont pas<br />
les notes, mais les notes dites « sèches », sans explications,<br />
sans information. Elles constituent de véritables<br />
étiquettes pour les élèves en difficulté, qui ont<br />
tendance à se confondre avec leurs notes, et pour<br />
qui une mauvaise note se confond avec leur propre<br />
valeur d’élève. Comme l’ont bien étudié notamment<br />
Elisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex, le caractère<br />
explicite ou non des consignes est un critère majeur<br />
de la possibilité pour tous les enfants d’entrer dans<br />
les apprentissages.<br />
Qu'est-ce que corriger ?<br />
Mais pourquoi et comment note-ton ? Que faiton<br />
quand on corrige ? La réponse qui vient le plus<br />
immédiatement à l'esprit serait de définir l'acte de<br />
correction comme la vérification de l'acquisition<br />
d'un savoir. Le correcteur voit si l'élève a appris son<br />
cours, s'il a retenu telle référence, telle date, telle loi<br />
physique. La faculté mise en jeu ici est la mémoire.<br />
Un problème se pose cependant assez vite : le but<br />
de notre enseignement est-il seulement de faire des<br />
têtes bien pleines ?<br />
Une deuxième solution consisterait à définir la<br />
correction comme la vérification de l'acquisition<br />
d'une compétence : vérifier si l'élève sait lire, sait<br />
écrire, sait calculer. Il n'est plus simplement question<br />
de mémoire, car l'application d'un savoir acquis<br />
implique une capacité de discernement ou de<br />
jugement.<br />
Les dilemmes du correcteur<br />
Lors de la correction, les dilemmes sont nombreux :<br />
limiter les remarques pour que l’élève se concentre<br />
sur une difficulté à résoudre ? Utiliser un barême,<br />
qui permet de gagner du temps et de rendre la note<br />
plus rationnelle, mais en perdant ainsi la valorisation<br />
de la démarche propre à chaque élève ? Ces<br />
dilemmes sont une source toujours renouvelée<br />
d’angoisse pour les enseignants, qui se jugent euxmêmes<br />
souvent sans bienveillance : « je suis un<br />
mauvais correcteur, lent, inattentif, injuste… ».<br />
Pourquoi note-t-on ? Que cherche-t-on à évaluer<br />
et dans <strong>quel</strong> but ? Tout enseignant est confronté<br />
à ses questions dès qu’il<br />
récupère son premier<br />
paquet de copies. La tâche<br />
de correction n’est pas<br />
seulement chronophage,<br />
elle est souvent ressentie<br />
comme vaine : les élèves<br />
liront-ils mes remarques ?<br />
En tiendront-ils compte ?<br />
Ne disparaîtront-elles pas<br />
instantanément derrière la<br />
note, seul enjeu véritable du<br />
devoir ? La note est vécue<br />
comme un couperet. Elle est attendue avec appréhension,<br />
elle semble assigner l'élève à un rang. Et<br />
comme l'élève ne parvient pas à comprendre pourquoi<br />
il a eu cette note, il en déduit rapidement que<br />
la notation ne correspond pas à un <strong>travail</strong> précis,<br />
mais à sa personne toute entière.<br />
La question de la justice<br />
C'est parce qu'il est possible, par l'évaluation, de<br />
rendre justice à l'élève que la note peut avoir un<br />
intérêt. C’est l’autre versant de l’évaluation, celle<br />
qui ne sert pas à certifier – autrement dit, à valider<br />
un niveau –, mais à percevoir les progrès de chaque<br />
élève, repérer ses lacunes, organiser une remédiation<br />
si nécessaire.<br />
Mais la démarche de justice soulève deux difficultés.<br />
Comment bien noter, en tenant compte de tous les<br />
aspects de la copie, sans y passer un temps infini ?<br />
Voici ce qu’écrit un enseignant stagiaire de philosophie<br />
: « Tout le problème de la correction des<br />
exercices complexes (dissertation et explication de<br />
texte), c'est qu'ils mettent en jeu tellement d'exigences<br />
diverses qu'il semble impossible que l'attention<br />
d'un professeur puisse toutes les embrasser<br />
en un seul regard ; et pourtant il le faut. C'est dans<br />
cette quadrature du cercle que peut naître l'injustice.<br />
Je voudrais prendre le temps d'analyser tel<br />
paragraphe de l'élève, mais je ne peux me permettre<br />
de passer des heures sur chaque copie, et ainsi je vais<br />
être contraint de trancher, de tronquer, de caricaturer,<br />
de résumer, bref, de faire entrer de l'arbitraire<br />
dans ma correction. Je dois choisir entre efficacité<br />
et équité. »<br />
Comment être juste à l’égard de l’élève, et pas<br />
“ N’oublions pas de dénoncer<br />
un paradoxe saisissant :<br />
de la bienveillance à l’égard<br />
des élèves, mais pour les<br />
enseignants, une évaluation<br />
de plus en plus culpabilisante<br />
et une constante absence de<br />
reconnaissance. ”<br />
Page 37
Egalité et justice : pour une bienveillance sans renoncement<br />
Evelyne Bechtold-Rognon<br />
page 3/3<br />
seulement à l’égard de la copie ?<br />
“ En un sens, un enseignement<br />
qui pratiquerait une évaluation<br />
uniquement bienveillante<br />
serait aussi une éducation qui<br />
se résignerait à laisser en l’état<br />
les écarts initiaux, souvent<br />
engendrés par les différences<br />
sociales et culturelles des<br />
milieux d’origine des élèves.<br />
Une bienveillance pervertie<br />
serait une renonciation à une<br />
éducation de haut niveau<br />
pour tous. ”<br />
Pour cela, il faut que la note soit méritée, et cela<br />
est un concept complexe. Le mérite en question<br />
ne dépend pas de la seule valeur intellectuelle de la<br />
copie. Un élève qui a des facilités dans un domaine<br />
et ne <strong>travail</strong>le pas à s’améliorer mérite-t-il la même<br />
note qu’un élève qui peine à assimiler les méthodes<br />
et les savoirs, mais qui fournit<br />
un effort important ? Si<br />
l’évaluation doit être formative<br />
et non normative, cela<br />
nécessite la prise en compte<br />
des difficultés propres à<br />
chaque enfant, et donc<br />
demande qu’il soit évalué<br />
par rapport à lui-même, à ses<br />
propres progrès.<br />
Les leurres de la<br />
bienveillance<br />
La bienveillance doit être le<br />
respect de chaque enfant,<br />
mais aussi la volonté de le<br />
mener aussi loin que possible.<br />
Le risque serait de<br />
laisser chaque enfant livré à<br />
lui-même, muni d’un « c’est<br />
bien » stérile, s’il n’indique pas des voies de progrès.<br />
L’encouragement est vital quand on apprend, mais<br />
la visualisation des progrès possibles est nécessaire<br />
aussi. Si on ne donne pas à l’élève le moyen de savoir<br />
où il se situe dans les apprentissages en cours, il ne<br />
pourra pas avoir conscience du chemin qu’il reste<br />
à parcourir. En un sens, un enseignement qui pratiquerait<br />
une évaluation uniquement bienveillante<br />
serait aussi une éducation qui se résignerait à laisser<br />
en l’état les écarts initiaux, souvent engendrés par<br />
les différences sociales et culturelles des milieux<br />
d’origine des élèves. Une bienveillance pervertie<br />
serait une renonciation à une éducation de haut<br />
niveau pour tous.<br />
Par ailleurs, il faut être vigilant face à une menace<br />
de déprofessionnalisation des enseignants. Corriger<br />
des travaux demande du temps et de la réflexion.<br />
On peut se dire qu’il serait moins onéreux d’avoir<br />
des enseignants qui se contenteraient de mettre un<br />
tampon souriant sur chaque devoir d’élève, l’évaluation<br />
bienveillante devenant ici le prétexte à une<br />
forme de taylorisation du <strong>travail</strong> enseignant. Evaluer<br />
un élève, c’est aussi le connaître et le reconnaître.<br />
Les élèves ne sont pas dupes d’ailleurs, et préfèrent<br />
toujours un enseignant scrupuleux et exigeant à un<br />
enseignant gentil mais peu investi. L’exigence de<br />
vérité et de justice est universelle. Comme l’écrit<br />
Yves Michaud : « La bienveillance est un sentiment<br />
social, nécessaire à la sphère privée. Pour les<br />
philosophes du XVIII° siècle, c'est un facilitateur de<br />
relations sociales, rien de plus. Mais si on en tient<br />
compte pour gouverner la collectivité, elle devient<br />
dangereuse, car elle conduit à se montrer bienveillant<br />
avec tous les droits catégoriels. C'est le cas<br />
quand nous concédons des droits spécifiques aux<br />
communautés religieuses, ethniques ou aux groupes<br />
de pression. La politique des bons sentiments et de<br />
la compassion mène alors à l'aveuglement. On ne<br />
voit pas que ces droits émiettés font reculer la liberté<br />
collective" (« Rallumer les Lumières », entretien<br />
dans Libération, avril 2016).<br />
Enfin, pour veiller à l’éducation comme bien commun,<br />
le respect des adultes comme des élèves est<br />
une condition sine qua non. Rien ne sert de prétendre<br />
<strong>travail</strong>ler au bien-être des enfants si dans<br />
la réalité les conditions de <strong>travail</strong> et le statut des<br />
enseignants sont tels que la vie à l’Ecole est faite de<br />
frustration et d’épuisement.<br />
Evelyne Bechtold-Rognon<br />
Professeure de philosophie, et<br />
présidente de l’Institut de recherches de<br />
la FSU.<br />
Page 38 n° 07 / juin 2016
Démocratisation et formation<br />
des enseignants<br />
en Amérique Latine<br />
Accès à l’éducation et persistances d’inégalités scolaires<br />
Gisèle Jean<br />
page 1/3<br />
La question de la démocratisation, définie comme<br />
l’accès à la culture scolaire des catégories sociales<br />
les plus éloignées de celle-ci et la lutte contre l’échec<br />
scolaire, même si le terme n’apparaît pas en tant que<br />
tel, se retrouve aujourd’hui dans les préoccupations<br />
de nombre de pays d’Amérique Latine.<br />
Pour autant la question n’est pas traitée de la même<br />
manière car à la fois l’histoire de l’éducation (place<br />
du public et du privé), les choix politiques antérieurs<br />
et plus récents notamment en termes d’investissements<br />
éducatifs, l’adhésion ou non aux choix<br />
de l’OCDE, à un cadre de référence néolibéral, ne<br />
dessinent pas les mêmes priorités, les mêmes propositions<br />
quant à la formation des enseignants.<br />
Dans cet article nous nous concentrerons sur<br />
l’évolution de la formation des maîtres dans<br />
<strong>quel</strong>ques pays : Brésil, Argentine, Chili et Venezuela,<br />
pour les<strong>quel</strong>s nous avons des données<br />
fiables (universitaires, syndicales, retour d’expériences)<br />
sans pour autant chercher à dessiner un<br />
modèle idéal mais plutôt à dégager <strong>quel</strong>ques traits<br />
pour une compréhension de la diversité actuelle<br />
des modes de formation des enseignants.<br />
Le premier constat est à la fois une amélioration<br />
de l’accès à l’éducation pour certaines catégories<br />
sociales très éloignées des centres urbains ou des<br />
villes, mais des inégalités scolaires qui demeurent<br />
et restent parfois extrêmement fortes.<br />
Certains pays tels que le Brésil dans la période<br />
récente ou le Venezuela depuis la période Chavez<br />
ont souhaité mettre la priorité sur l’alphabétisation<br />
de toute la population en créant des écoles<br />
partout y compris dans les provinces les plus<br />
reculées comme en Amazonie. Pour autant l’accès<br />
de tous au même enseignement de qualité<br />
n’est pas atteint et l’accès au collège et lycée reste<br />
problématique.<br />
Des écoles partout, formation des<br />
enseignants marginale : l’exemple<br />
du Venezuela.<br />
Deux types de populations ont été favorisés dans<br />
l’accès à l’école et à l’alphabétisation sans que<br />
pour autant le mouvement enclenché ait permis<br />
de réduire les inégalités scolaires. Les inégalités<br />
sociales criantes ont conduit Hugo Chavez au<br />
pouvoir. Celui-ci a redistribué la manne pétrolière<br />
dans les quartiers populaires en favorisant un<br />
système d’écoles publiques dotées d’enseignants<br />
recrutés et formés très vite, par milliers. Le pays<br />
a ainsi été maillé d’écoles. Cependant le système<br />
a des failles.<br />
Le système privé/payant est très important dans<br />
ce pays et les écoles publiques ne sont ni les mieux<br />
loties ni de meilleure qualité. Ainsi les couches les<br />
plus défavorisées ont plus souvent accès à l’école<br />
mais une école qui n’a pas toujours les enseignants<br />
formés ni les matériels nécessaires à un<br />
fonctionnement au moins à égalité avec les écoles<br />
privées les moins dotées. La mauvaise réputation<br />
des écoles publiques s’en trouve accrue.<br />
La formation des enseignants s’est faite rapidement<br />
et reste très insuffisante du point de vue<br />
pédagogique. Mal payés ils doivent souvent avoir<br />
un autre <strong>travail</strong>.<br />
Cependant un des grands succès de cette dernière<br />
période a été l’alphabétisation des populations<br />
indigènes.<br />
L’importance accordée à l’alphabétisation des<br />
populations indigènes et au respect de leur culture<br />
a conduit à une amélioration certaine des niveaux<br />
d’alphabétisation. Les meilleurs élèves formés<br />
dans des collèges, lycées, instituts de formation<br />
dans le meilleur des cas sont revenus enseigner<br />
dans leur propre village. Le taux de retour est<br />
très élevé dans les populations les plus reculées,<br />
comme les Piraoas et les Yanomamis, populations<br />
vivant le long du fleuve Orénoque.<br />
La communauté Piraoa dispose d’écoles en dur<br />
dans chaque village, et d’un collège qui héberge la<br />
semaine les élèves filles et garçons. En primaire,<br />
Page 39
Démocratisation et formation des enseignants en Amérique Latine Accès à l’éducation et<br />
persistances d’inégalités scolaires<br />
Gisèle Jean<br />
page 2/3<br />
le maître est un habitant d’un village qui a fait des<br />
études en collège et en lycée financées par une<br />
bourse et par la communauté. Il enseigne à la fois<br />
en langue indigène et en espagnol.<br />
Le même principe prévaut pour les Yanomamis<br />
mais les difficultés sont beaucoup plus importantes,<br />
les communautés étant très peu intégrées<br />
au système économique et culturel traditionnel.<br />
Seuls les garçons les plus en réussite sont aidés au<br />
collège et reviennent enseigner sans parfois parler<br />
espagnol. Les règles de vie étant très éloignées de<br />
la culture scolaire transmise, très peu d’enfants<br />
vont réellement à l’école, les filles moins que les<br />
garçons tant elles sont absorbées par les travaux<br />
de champs et domestiques.<br />
Le cas du Brésil : une offre scolaire<br />
qui permet à tous les enfants<br />
d’être scolarisés mais le niveau<br />
est très inégal<br />
L’accès de tous les enfants à l’école a été une<br />
des priorités du gouvernement de Lula mais les<br />
résultats de cette massification n’a pas produit les<br />
résultats attendus. L’échec scolaire dans le secteur<br />
public demeure important, le faible niveau<br />
des acquis est un problème. Comme au Venezuela<br />
c’est le privé qui draine les meilleurs élèves, y<br />
compris les enfants d’enseignants du public.<br />
Les différents ministères se sont inspirés du<br />
modèle des ZEP existant en France dans les années<br />
90, en partant de l’élève et de ses acquisitions. En<br />
effet, beaucoup d’élèves redoublent, abandonnent<br />
lors d’un changement de cycle, notamment dans<br />
les zones pauvres du Nordeste.<br />
Le syndicalisme enseignant très puissant revendique<br />
la formation des enseignants, organisant<br />
même des sessions de formation avec de grands<br />
mouvements pédagogiques lors des forums<br />
sociaux de Porto Alegre à la fin des années 90<br />
et le début des années 2000. Les enseignants<br />
recrutés et formés en grand nombre ont vu, avec<br />
la massification, arriver de nouveaux élèves très<br />
éloignés de la culture scolaire. Eux-mêmes issus<br />
de milieux peu favorisés, ils ont été les premiers<br />
dans leur famille à acquérir un certain type de<br />
savoirs valorisés dans la culture scolaire. La<br />
complexification des objectifs, la faible maîtrise<br />
de certains contenus, de certains codes pédagogiques<br />
faute d’une formation suffisante dans ce<br />
contexte de bouleversement quantitatif et qualitatif<br />
du système éducatif, conduit ces « nouveaux<br />
enseignants », qui ne le seraient pas devenus dans<br />
un autre contexte social, à devoir faire réussir<br />
les élèves qui accèdent le plus difficilement à la<br />
culture écrite.L’échec important qui apparaît ne<br />
peut donc être uniquement traité du point de vue<br />
de l’accès physique à l’école.<br />
La question de la formation est donc devenue<br />
cruciale. Depuis 2011 les enseignants du primaire<br />
doivent avoir un diplôme universitaire comme<br />
leurs collègues de collège et lycée. Cette exigence<br />
s’est doublée d’un discours sur la professionnalisation,<br />
sur la volonté de former des professionnels<br />
dotés d’une pratique réflexive.<br />
L’offre de formation augmente dès la loi de 1996<br />
de manière inégale dans le pays. La volonté<br />
d’instituer une formation diplômante a favorisé<br />
la création d’écoles de formation privée de qualité<br />
souvent insuffisante, dans le Nordeste où la<br />
carence était forte.<br />
Ainsi, au Brésil, la massification de l’éducation a<br />
entrainé une massification de la formation des<br />
enseignants, elle-même très inégalitaire selon<br />
l’origine sociale et géographique des enseignants.<br />
Comment dans ces conditions les nouveaux<br />
enseignants très éloignés à l’origine de la culture<br />
écrite peuvent-ils aider les élèves les plus éloignés<br />
de l’école ? Car ce sont eux qui se trouvent face au<br />
défi de faire passer l’école de la massification à la<br />
démocratisation.<br />
Au Chili : recherche de l’efficacité<br />
avec plus de contrôle de la formation<br />
et des enseignants<br />
Le système de formation a été revu pour plus<br />
d’efficacité après les résultats PISA de 2009 mais<br />
c’est depuis 15 ans que le système de formation<br />
s’est inscrit dans le cadre du programme de l’OC-<br />
DE « attirer, former et retenir des enseignants »,<br />
l’objectif étant d’accroître l’efficacité du système<br />
au travers la formation des enseignants.<br />
La qualité de la formation des enseignants est un<br />
sujet de préoccupation au vu des résultats aux<br />
tests nationaux et les premières réformes datent<br />
des années 90. De 1997 à 2002 le Chili a engagé<br />
des réformes pour renforcer la formation initiale<br />
des enseignants qui avait été affaiblie durant la<br />
dictature. Ce fut un réel succès et à partir de 2002<br />
l’offre des universités privées a explosé, enregistrant<br />
entre 2000 et 2008 une augmentation de<br />
812%.<br />
De 2006 à 2014 le modèle va être bouleversé.<br />
En 2006 le mouvement de jeunesse appelé les<br />
« pingouins », appelle à une meilleure éducation<br />
publique. Ceci va se traduire par des demandes de<br />
la part des enseignants : amélioration des conditions<br />
d’entrée dans la fonction, observatoire de la<br />
Page 40 n° 07 / juin 2016
Gisèle Jean<br />
Démocratisation et formation des enseignants en Amérique Latine Accès à l’éducation et<br />
persistances d’inégalités scolaires<br />
page 3/3<br />
qualité de la formation et actions pour son amélioration,<br />
évaluation des accréditations, licences<br />
d’enseignement, financement de la recherche,<br />
examen de qualification disciplinaire et pédagogique<br />
pour les futurs enseignants avant l’obtention<br />
du diplôme. Seule cette proposition sera<br />
retenue et peu appliquée.<br />
Le Chili hérite d’un système marqué par les<br />
années de dictature, et l’impact fort des politiques<br />
néolibérales des années 73 à 90, avec comme<br />
conséquence pour la formation des enseignants<br />
des inégalités fortes dues à la qualité très différente<br />
des formations universitaires publiques et<br />
privées dues à la massification des formations<br />
sans contrôle.<br />
Le choix antérieur de s’isoler des dynamiques<br />
du sous-continent, au temps de la dictature, est<br />
abandonné, le Chili aujourd'hui se soumet aux<br />
propositions de l’OCDE. Le risque est celui de<br />
la désinstitutionnalisation de la formation des<br />
enseignants. Il faudrait au contraire plus d’institutions<br />
qui produisent des programmes, qui<br />
soutiennent et surveillent que ces programmes<br />
soient enseignés aux futurs enseignants, et améliorer<br />
les conditions d’entrée dans le métier pour<br />
stopper l'hémorragie d'enseignants qualifiés.<br />
L'argentine : la question de la<br />
diversité, une formation pour<br />
enseigner en contexte difficile<br />
L'Argentine et le Chili, pays de forte immigration<br />
européenne ont un système scolaire très tôt<br />
constitué. La scolarisation a été importante et<br />
la population indigène quantitativement assez<br />
faible. Ces systèmes, aux différences socio économiques<br />
plus fortes que les différences culturelles,<br />
ont été fortement homogénéisant, avec<br />
un cadre national fort. Aujourd'hui les questions<br />
qui se posent sont celles des résultats scolaires de<br />
l'ensemble de la population, face aux difficultés<br />
d'inclure les populations les plus pauvres.<br />
La prise en compte des différences est désormais<br />
au centre des préoccupations des enseignants<br />
face à la grande difficulté scolaire.<br />
Une même éducation pour tous est remise en<br />
cause dans une logique d’adaptation aux conditions<br />
sociale, psychologique et biologique. La<br />
prise en compte de la diversité des élèves conduit<br />
à introduire les notions de capacités, de potentialités.<br />
Des enquêtes faites auprès des enseignants<br />
montrent que la pauvreté est vécue comme une<br />
limite infranchissable pour l'éducateur et qui<br />
détermine les possibilités d'apprentissage. Ceci<br />
conduit les enseignants à mettre en place des<br />
stratégies d'apprentissages spécifiques, considérant<br />
les élèves pauvres comme à risque social ou<br />
avec un déficit social et culturel. Ainsi ils ajustent<br />
les programmes, les contenus enseignés en fonction<br />
de ce que les élèves pauvres sont supposés<br />
pouvoir apprendre.<br />
La formation des maîtres est donc essentielle pour<br />
permettre de reconsidérer ces représentations des<br />
élèves en difficulté scolaire et pauvres. Or, les formations<br />
proposées visent à spécialiser les maîtres<br />
qui <strong>travail</strong>lent avec ces élèves mais la nature de<br />
ces formations renforce les présupposés initiaux<br />
au lieu de modifier la vision des enseignants. La<br />
neurobiologie, la psychopathologie de la conduite<br />
antisociale, la problématique du dysfonctionnement<br />
de la famille sont des enseignements qui, en<br />
formation, renforcent l'idée que le biologique est<br />
la cause du social.<br />
La question de l'inclusion sociale des élèves ne<br />
pourra se résoudre sans un effort particulier du<br />
côté de la formation qui devrait permettre de<br />
poser le débat en terme de tous éducables, refuser<br />
les explications moralisantes, reconnaître que<br />
l'éducation est un acte d'ouverture et que tous les<br />
élèves sont intelligents.<br />
Ce modeste texte tente de montrer la diversité<br />
des logiques à l'oeuvre dans les 4 pays. Les liens<br />
entre démocratisation et formation des enseignants<br />
sont tantôt lâches, impensés, insuffisants<br />
tant la massification est à l'oeuvre pour rattraper<br />
une situation profondément inégalitaire comme<br />
au Venezuela et au Brésil.<br />
Dans les pays d'anciens systèmes éducatifs la massification<br />
étant atteinte la question d'atteindre<br />
d'autres populations par une formation des<br />
maîtres différente ou plus efficace a été posée. Le<br />
poids des questionnements extérieurs au pays<br />
(OCDE notamment) sont prégnants dans les<br />
choix opérés en matière de formation des enseignants,<br />
mais ces choix sont re<strong>travail</strong>lés à l'aune<br />
des rapports de force existant et parfois hérités du<br />
passé comme au Chili.<br />
Gisèle JEAN<br />
A été responsable des questions de<br />
formation des enseignants<br />
au SNESUP et à la FSU et directrice de<br />
l'IUFM de Poitiers.<br />
A <strong>travail</strong>lé en Amérique Latine plusieurs<br />
années.<br />
Bibliographie :<br />
Pour le Brésil la thèse de Maira<br />
Mamede ,<br />
Pour l’Argentine les témoignages<br />
d’enseignants et le <strong>travail</strong> de<br />
Patrick Rayou ,<br />
Pour le Chili le <strong>travail</strong> de Béatrice<br />
Avalos et les travaux du centre de<br />
recherche avancée en éducation de<br />
l’université australe du Chili<br />
Pour le Venezuela mon <strong>travail</strong><br />
effectué en 2012 et 2013.<br />
En complément :<br />
Les communautés indigènes ont<br />
leur autonomie, elles choisissent<br />
ce qu’elles consacrent à l’éducation<br />
et ont une grande latitude pour<br />
l’organiser.<br />
C’est une allocation donnée par<br />
le gouvernement aux familles qui<br />
envoient leurs enfants à l’école afin<br />
d’éviter une perte de revenus pour<br />
celles-ci.<br />
Après l’élection de Lula et au moment<br />
de ce grand bouleversement<br />
le SNES notamment a <strong>travail</strong>lé sur<br />
ces questions avec le ministère et le<br />
syndicat d’enseignant.<br />
Page 41
La formation des<br />
enseignants au Brésil :<br />
pour <strong>quel</strong> avenir ?<br />
Antônio de Pádua NunesTomasi<br />
Áurea Regina GuimarãesTomasi<br />
page 1/2<br />
Réfléchir sur la formation des enseignants nous<br />
emmène tout de suite à penser <strong>quel</strong> type de citoyen<br />
nous voulons former et également <strong>quel</strong> projet de<br />
societé nous avons. Alors, si nous défendons une<br />
societé plus juste avec moins d’inégalités au Brésil, il<br />
faut que l’éducation et surtout l’école publique soit<br />
plus démocratique, que l’accès soit assuré à tous mais<br />
aussi que la qualité de l’enseignement soit au niveau de<br />
l’éducation des élites.<br />
Les inégalités qui sont présentes dans toutes les<br />
sphères de la societé et qui sont plus marquées dans les<br />
rapports au <strong>travail</strong>, sont aussi présentes et reproduites<br />
dans le domaine de l’éducation formelle, soit au niveau<br />
de l’enseignement élémentaire soit au niveau supérieur<br />
et aussi dans l’éducation professionelle. L’école,<br />
nous le savons depuis Bourdieu, contribue à la reproduction<br />
des inégalités entre les classes sociales.<br />
Alors, comme dans la vie économique, politique et<br />
dans la santé, parmi d’autres, nous avons au Brésil, en<br />
utilisant une expression française, un système éducatif,<br />
“ à deux vitesses ”. Dans l’enseignement élémentaire<br />
jusqu’au lycée, nous avons des écoles privées avec<br />
de très bons équipements et des équipes d’enseignants<br />
bien préparés et bien soutenus, qui forment les enfants<br />
et les adolescents des classes favorisées. En même<br />
temps, les enfants des couches moins favorisées sont<br />
scolarisés dans des écoles publiques très précarisées,<br />
sur le plan matériel et professionel.<br />
Dans l’enseignement supérieur au contraire, l’université<br />
publique sélectionne les plus favorisés et leur<br />
offre un enseignement de très bonne qualité et gratuit,<br />
pendant que les étudiants des classes populaires qui<br />
réussissent à arriver à ce niveau, n’ont que les instituts<br />
d’enseignement supérieur privé payants, très chers et<br />
de qualité douteuse.<br />
L’école brésilienne à deux vitesses a aussi une formation<br />
des enseignants à deux vitesses. Ceux qui ont une<br />
formation de plus haute qualité seront engagés dans<br />
l’enseignement pour les riches (privé au niveau élémentaire<br />
et publique au niveau supérieur). Dans ce sens, ils<br />
seront aussi mieux rémunérés et recevront une formation<br />
continue parrainée par les établissements privés<br />
ou par les organismes et les agences de soutien au<br />
prolongement des études et de recherche scientifique.<br />
D’un autre côté, ceux qui enseignent aux élèves et étudiants<br />
moins favorisés qui ont eu une formation d’une<br />
qualité inférieure et qui <strong>travail</strong>lent dans des conditions<br />
plus difficiles et sont moins bien payés, sont obligés<br />
de se débrouiller tout seuls, pour avancer dans leurs<br />
études et réussir leurs diplômes.<br />
Il faut remarquer que, en dépit de meilleurs salaires<br />
et de conditions de <strong>travail</strong> plus appropriées, même<br />
les enseignants des établissements pour les enfants et<br />
jeunes de classes plus favorisées subissent aujourd’hui<br />
une dévalorisation accentuée de leur profession.<br />
Les inégalités et les hiérarchies aussi présentes sur le<br />
marché du <strong>travail</strong> et de plus en plus dans les cours de<br />
formation des enseignants, attirent de moins en moins<br />
de jeunes pour suivre cette carrière, pleine de défis et<br />
d’obstacles. Enfin, l’exercice de la profession de maître à<br />
l’école et même à l’université exige une forte formation<br />
mais les avantages ne sont pas assez intéressants, surtout<br />
si nous faisons une comparaison avec des métiers<br />
qui exigent parfois seulement le niveau scolaire du<br />
lycée, offrent de meilleurs salaires et procurent moins<br />
de soucis.<br />
Toutefois, quand il y a une crise sur le marché du <strong>travail</strong>,<br />
des professionels regardent l’enseignement comme<br />
une alternative temporaire, par exemple, un ingénieur<br />
civil qui ne trouve pas de <strong>travail</strong> dans les entreprises de<br />
construction est devenu enseignant de mathématique<br />
ou de physique. Dans ces conditions, il est obligé de<br />
suivre un cours complémentaire avec des disciplines<br />
telles que didactique, histoire de l’éducation, structure<br />
et fonctionement de l’enseignement, parmi d’autres,<br />
pour apprendre à des élèves de niveau élémentaire<br />
jusqu’au lycée, ce qui, pourtant, n’aurait pas été nécessaire<br />
s’il exerçait au niveau universitaire.<br />
Cependant, nous avons un manque d’enseignants, surtout<br />
au lycée dans des disciplines comme la géographie,<br />
la physique et la chimie. Mais ce qui est également grave,<br />
c’est le fait que le niveau de formation des enseignants<br />
ait baissé sensiblement dans les dernières décennies.<br />
Page 42<br />
n° 07 / juin 2016
Antônio de Pádua NunesTomasi<br />
Áurea Regina GuimarãesTomasi<br />
page 2/2<br />
Face à ces trois défis : les inégalités économiques et<br />
sociales, l’existence d’une école à deux vitesses et la<br />
formation déficitaire des enseignants, il faut que la<br />
politique éducative affronte cette réalité appuyée sur<br />
<strong>quel</strong>ques présuposés.<br />
Á côté d’une valorisation salariée pour attirer les jeunes<br />
vers cette profession, avec de meilleures conditions de<br />
<strong>travail</strong> et de meilleures conditions d’accueil au niveau<br />
matériel (batiment, meubles) des écoles, il est indispensable<br />
que la formation des enseignants soit très<br />
intensifiée, mais aussi réfléchie, planifiée et explicitée.<br />
Ce bref scénario nous amène à la réflexion suivante :<br />
demander une formation égale et de qualité pour tous<br />
les enseignants, y compris ceux qui <strong>travail</strong>lent avec des<br />
élèves tellement différents du point de vue social et<br />
culturel, ne suffit pas car la sociologie de l’éducation<br />
nous a appris que l’équité ce n’est pas donner le même<br />
bagage pour tous. L’échec scolaire trouve son origine<br />
en grande partie dans l’absence de prise en compte<br />
des différences et aussi dans la difficulté de l’école et<br />
des enseignants à envisager la diversité culturelle du<br />
public. Alors, il faut absolument que les enseignants<br />
soient formés à respecter la diversité et à chercher par<br />
différentes méthodes à <strong>travail</strong>ler avec toutes sortes<br />
d’élèves pour assurer à chacun les mêmes connaissances<br />
que celles données aux plus privilegiés.<br />
La formation des enseignants doit être très solide du<br />
point de vue du contenu, au niveau des apprentissages<br />
universels dans tous les domaines de la connaissance.<br />
À côté de cela, la formation des enseignants doit<br />
encore être politisée et engagée. Le plus souvent,<br />
l’école refuse ce que les élèves savent et ne s’intéresse<br />
pas aux questions qui sont posées dans le contexte<br />
local, comme les problèmes du quartier ou de la ville.<br />
Elle doit reconnaître et valoriser les connaissances<br />
et cultures des élèves et de leur communauté, en<br />
respectant leurs particularités, leurs langues et leurs<br />
spécificités. Ces connaissances non reconues à l’école<br />
doivent participer à la construction de la connaissance<br />
universelle au même titre que celles détenues par<br />
les classes privilégiées. Les enseignants doivent être<br />
conscients des enjeux politiques et théoriques pour<br />
réussir à démocratiser effectivement l’enseignement.<br />
De cette façon, nous pouvons nous approcher d’une<br />
réalité où les enfants et les jeunes pouront être<br />
capables de comprendre le monde et de penser aussi<br />
à la façon de le reconstruire et de le transformer pour<br />
qu’il soit plus juste et pour qu’ils bénéficient d’une<br />
meilleure qualité de vie.<br />
Les derniers années sous le gouvernement du Parti des<br />
Travailleurs (PT), au Brésil avec la présidence de Luis<br />
Inácio Lula da Silva et de Dilma Roussef, la politique<br />
éducative n’a pas été suffisante pour transformer cette<br />
réalité, dans le sens où nous le défendons ici. Toutefois,<br />
par rapport à <strong>quel</strong>ques décennies auparavant, quand<br />
l’école à deux vitesses a été renforcée, cette fois-ci cela<br />
a été la première occasion où la politique publique au<br />
Brésil a essayé de changer un peu, en se donnant l’objectif<br />
de diminuer le décalage entre la qualité de l’éducation<br />
pour les pauvres et pour les riches. Et cela dans<br />
le but de donner les mêmes chances pour tous, même<br />
si on ne peut pas renverser d’un coup, les inégalités et<br />
les injustices de plusieurs siècles.<br />
Alors, les enseignants se voient confrontés à un nouveau<br />
public à l’école élémentaire mais plus encore<br />
à l’université où les couches moins favorisées n’arrivaient<br />
pas. Il faut donner plus à ceux qui n’ont pas<br />
beaucoup. Et c’est vrai que certains établissements ne<br />
s’engagent pas et ne font pas d’efforts pour augmenter<br />
le niveau de l’enseignement ou pour investir dans la<br />
formation continue des enseignants. Mais, il y a ceux<br />
qui font en sorte d’améliorer la qualité soit grâce à la<br />
demande ou à la stimulation du gouvernement mais<br />
aussi en réponse à la pression des classes populaires<br />
spécialement pour celles qui arrivent au niveau de<br />
l’enseignement supérieur.<br />
A cause ou grâce à toutes les innovations technologiques<br />
qui ont changé la communication, les réseaux,<br />
la production de connaissance et aussi les rapports de<br />
force dans la société, les enseignants se voient obligés<br />
de chercher des instruments et des outils que seulement<br />
une formation continue bien réaliste et critique<br />
est capable de leur donner.<br />
Nous aurons de la chance si nous arrivons à maintenir<br />
ce gouvernement plus démocratique et plus à gauche<br />
que nous avons aujourd’hui, pour pouvoir avancer<br />
dans ce sens et renforcer la politique éducative et de<br />
formation des enseignants pour un avenir plus juste<br />
et démocratique, comme la plus grande partie de la<br />
population brésilienne le demande et le mérite.<br />
Áurea Regina Guimarães TOMASI<br />
Sociologue. Professeure et chercheure<br />
à l'Universidade do Estado de Minas<br />
Gerais - Faculté de l'Education/Cours<br />
de Pédagogie et au Programme de Pós<br />
Graduação em Gestão Social Educação<br />
e Desenvolvimento Local (Master<br />
Professionnel en Gestion Sociale,<br />
Education et Développement Local) au<br />
Centro Universitário UNA. Belo<br />
Horizonte. Minas Gerais. Brasil<br />
Antônio de Pádua Nunes TOMASI<br />
Sociologue. Professeur et chercheur au<br />
Centro Federal de Educação tecnológica<br />
de Minas Gerais. Master en Education<br />
Technologique. Belo Horizonte.<br />
Minas Gerais. Brasil<br />
Page 43
Le <strong>travail</strong> que je fais,<br />
c’est un <strong>travail</strong> amoureux<br />
Entretien avec Nicolas Frize<br />
Compositeur de musique contemporaine<br />
que dans n’importe <strong>quel</strong> <strong>travail</strong> – y compris le<br />
plus répétitif et le plus mécanique en apparence<br />
- il existe une marge d’intervention subjective<br />
qui va permettre une forme d’appropriation.<br />
Un vécu singulier du <strong>travail</strong>. Ça ne veut pas<br />
dire qu’il faut valider n’importe <strong>quel</strong>le tâche<br />
abrutissante et aliénante, ça veut dire qu’il y<br />
a dans le <strong>travail</strong> une capacité de chacun à être<br />
intelligent et sensible « malgré tout ». Malgré<br />
les contraintes, la hierarchie, la tâche éventuellement<br />
dénuée d’initiative, etc.<br />
© Bernard Baudin<br />
Nicolas Frize conçoit son <strong>travail</strong> artistique<br />
comme l’espace et le temps d’une rencontre in<br />
situ, qui prendra la forme d’une résidence ou<br />
plutôt d’une « installation » souvent longue (1<br />
ou 2 ans) du compositeur au sein-même des<br />
lieux du <strong>travail</strong> – usine, laboratoire, manufacture,<br />
établissement scolaire… Il arrive, s’installe,<br />
partage des moments de vie avec les ouvriers ou<br />
des salariés de l’entreprise et élabore avec eux<br />
une œuvre singulière et située dans le temps,<br />
qui sera le résultat de cette expérience unique.<br />
Rencontre avec un artiste engagé et exigeant,<br />
au cœur du <strong>travail</strong>, au sortir de sa dernière<br />
aventure : une résidence création de 2 ans avec<br />
les ouvriers d’une usine PSA à Saint-Ouen en<br />
banlieue parisienne.<br />
Être reconnus comme des<br />
sujets de leur <strong>travail</strong>, des êtres<br />
qui sentent et qui pensent<br />
Mon objet ici n’est pas de parler ou de donner<br />
à voir la souffrance au <strong>travail</strong>. Ni de porter des<br />
revendications syndicales au sein du salariat<br />
pour de meilleures conditions de <strong>travail</strong> ou de<br />
rémunération. Non, l’objectif et ce qui m’intéresse<br />
dans cette expérience de confrontation<br />
rencontre avec par exemple les ouvriers de PSA,<br />
c’est de partager et de faire entendre la capacité<br />
individuelle et collective qu’ont ces gens à<br />
mettre chacun <strong>quel</strong>que chose « en activité ». Il<br />
est temps qu’on les reconnaisse pour ce qu’ils<br />
sont, des sujets de leur <strong>travail</strong>, des êtres qui<br />
sentent et qui pensent. Qu’on leur reconnaisse<br />
une capacité d’inventer et de créer à l’intérieur<br />
de leur <strong>travail</strong> et qu’on ne les assujettisse pas à<br />
une identité purement fonctionnelle.<br />
Ce que j’ai compris et éventuellement découvert<br />
à travers les conversations, échanges, entretiens<br />
que j’ai pu avoir avec une grande part d’entre<br />
eux, c’est à <strong>quel</strong> point l’employeur méconnaît la<br />
réalité du <strong>travail</strong> de ses salariés. Ce qu’ils font. Il<br />
sait ce qu’ils ont à faire et il reconnaît le résultat,<br />
la production finale. Mais comment ça a été fait,<br />
ce qui a été convoqué, ce qui a été mis en action<br />
et en mouvement pour obtenir ce résultat, il<br />
l’ignore la plupart du temps totalement. Or,<br />
c’est justement cela qui est le plus intéressant et<br />
le plus significatif dans le <strong>travail</strong>. Le savoir faire<br />
et le savoir être uniques qui sont mis en œuvre.<br />
C’est ainsi que l’on arrive à ces trois notions clés<br />
qui pour moi déterminent ce qui a lieu dans le<br />
<strong>travail</strong> : le « <strong>travail</strong> prescrit », le « <strong>travail</strong> réel<br />
visible » et le « <strong>travail</strong> réel invisible ». C’est l’idée<br />
Parce que si l’on creuse un peu la question, on<br />
s’aperçoit que ce n’est pas seulement l’employeur<br />
qui n’a pas vraiment conscience de ce que fait<br />
son salarié, c’est aussi le salarié lui-même qui,<br />
pour une part, minimise ce qu’il fait. Il y a des<br />
pans entiers de son <strong>travail</strong> qui sont effectués<br />
de manière inconsciente, spontanée, intuitive<br />
sans faire appel à une volonté ou une réflexion<br />
conscientes. A l’issue des entretiens que j’avais<br />
avec les ouvriers de PSA Saint-Ouen, nombre<br />
d’entre eux me disaient en partant : « C’est<br />
dingue, je n’aurais jamais cru que je faisais tout<br />
ça ! ». C'est-à-dire qu’ils réalisaient soudain la<br />
nature complexe, subtile de leur <strong>travail</strong>, tout ce<br />
que ça mettait en jeu. Et que ce qui leur paraissait<br />
comme banal et à la portée de n’importe<br />
qui, eux seuls pouvaient le faire, du moins de la<br />
façon dont ils le faisaient. Ils découvraient d’une<br />
certaine façon certains aspects personnalisés<br />
de leur activité, et ainsi se la réappropriaient.<br />
Et cette prise de conscience, elle est précieuse<br />
aussi pour la lutte sociale et syndicale. Elle rend<br />
la lutte plus efficace, plus incarnée, parce que<br />
dès lors que les ouvriers ont conscience de la<br />
valeur réelle de leur <strong>travail</strong>, ils formulent avec<br />
plus d’acuité et de force pourquoi ils se battent<br />
réellement. Ils ne se battent pas pour un slogan<br />
ou une revendication, ils se battent pour préserver<br />
le sens et le contenu de leur <strong>travail</strong>.<br />
A la lumière de la dernière expérience<br />
Peugeot, d’où te vient<br />
ce désir d’investir et d’interroger<br />
le monde du <strong>travail</strong> en<br />
lien avec une démarche et une<br />
pratique artistique ?<br />
Page 44<br />
n° 07 / juin 2016
Le monde du <strong>travail</strong>, c’est ma première cause<br />
militante. C’est aussi un monde que je connais<br />
et que j’ai pratiqué, concrètement. Pour gagner<br />
ma vie en dehors de la musique, j’ai <strong>travail</strong>lé à<br />
Air France, dans une usine Nestlé, j’ai <strong>travail</strong>lé<br />
de nuit… j’ai un petit vécu, une expérience<br />
physique de ce monde et de cette vie-là et avec<br />
les ouvriers, j’essaie d’échanger avec eux sur un<br />
terrain commun. C’est sur ces bases-là que nous<br />
pouvons partager ensemble une parole.<br />
Au départ de l’expérience Peugeot, il y a donc<br />
d’abord cette proximité que je ressens avec le<br />
monde du <strong>travail</strong>. Et je tiens à dire que c’est une<br />
initiative et un désir entièrement personnels.<br />
Personne ne me l’a demandé. Je voulais mener<br />
une résidence à l’intérieur d’une usine pendant<br />
un temps suffisant pour m’immerger dans ce<br />
monde-là. J’ai donc dit à mes partenaires institutionnels,<br />
DRAC et Département : « voilà,<br />
je vais m’installer pendant deux ans dans une<br />
usine et conduire un <strong>travail</strong> de création et<br />
d’expérimentation avec les ouvriers présents ».<br />
J’ai cette chance aujourd’hui de pouvoir choisir<br />
et proposer les sujets de mes recherches et<br />
de mes œuvres dans le cadre des subventions<br />
qui me sont allouées. Il me fallait trouver une<br />
entreprise susceptible d’accueillir le projet tel<br />
que je l’imaginais : m’installer dans les lieux<br />
pendant deux ans, conduire des entretiens avec<br />
l’ensemble du personnel et sur cette période<br />
monter avec eux une création musicale. A l’appui<br />
de ma démarche, j’ai montré au Directeur<br />
de l’usine PSA sur le site de Saint-Ouen des<br />
exemplaires de notre journal collectif Travails 1<br />
et il a dit d’accord !<br />
Et comment s’est déroulé le<br />
processus commun de <strong>travail</strong> ?<br />
Quelles en ont été les étapes ?<br />
J’ai d’abord demandé à avoir un bureau dans<br />
l’usine avec une porte sur la<strong>quel</strong>le serait marqué<br />
« Compositeur » afin d’être clairement identifié<br />
et signifier que je <strong>travail</strong>le ici. C’est dans ce<br />
bureau que j’ai réalisé la plupart des entretiens<br />
qui ont constitué le matériau de départ du <strong>travail</strong><br />
et m’ont donné l’écriture et le contenu de<br />
l’oeuvre. La seconde étape a été de demander<br />
un espace de <strong>travail</strong>. Le directeur a donc mis à<br />
notre disposition une zone dans l’usine où avec<br />
les ouvriers nous avons commencé à collecter les<br />
pièces automobiles présentes pour les détourner,<br />
à fabriquer des portiques, et assembler des<br />
sortes « d’instruments ». Ensuite, j’ai réalisé des<br />
prises de sons afin d’avoir la mémoire sonore<br />
des postes de <strong>travail</strong>. Et à l’heure des repas que<br />
nous prenions ensemble, je faisais écouter aux<br />
ouvriers les différents sons que j’avais enregistrés<br />
et eux, grâce à la connaissance qu’ils avaient<br />
des différents postes et de leurs fonctions, les<br />
documentaient, les identifiaient et nous les<br />
commentions ensemble. Ils étaient un peu<br />
mes « chasseurs de sons ». Ce que m’a montré<br />
cette étape initiale de la résidence et dans un<br />
certain sens ce qu’elle leur a montré aussi à eux,<br />
c’est à <strong>quel</strong> point ils connaissent intimement<br />
la substance de leur <strong>travail</strong> et même au fond<br />
à <strong>quel</strong> point ils aiment leur boulot. Et la place<br />
prépondérante qu’il prend dans leur vie. Le <strong>travail</strong>,<br />
c’est l’endroit où l’on est socialisé, l’endroit<br />
du collectif, mais aussi là où l’on est reconnu<br />
comme capable.<br />
Après cela, j’ai fait des photographies très grand<br />
format des caristes circulant dans les allées<br />
avec leur car à fourches et je les ai accrochées<br />
aux murs de l’usine. C’était une exposition du<br />
<strong>travail</strong>, de leur <strong>travail</strong>, donc d’eux-mêmes qui<br />
brusquement se sont vus, affichés en grand<br />
dans leur lieu de <strong>travail</strong>. C’était un moment très<br />
émouvant. Tous les jours, lorsque j’arrivais dans<br />
l’usine, les caristes me saluaient au passage. Je<br />
me suis dit « je dois photographier tous ces<br />
bonjours » ! Alors, tandis qu’ils passaient en<br />
transportant leurs caisses, je les ai pris en photo<br />
chacun, en leur demandant de me saluer à nouveau,<br />
et soudain, ça a tout changé, cela a donné<br />
un visage au <strong>travail</strong>. C’est cela que traduisaient<br />
ces photos, une forme de reconnaissance : « tu<br />
m’as vu. Je te vois. On existe ». Et c’est ce message<br />
là qu’on placardait sur les murs de l’usine.<br />
Du coup, j’ai fait la même chose avec l’écriture<br />
musicale, j’ai fait des agrandissements de mes<br />
partitions et elles aussi je les ai mises aux murs<br />
dans l’usine. Puis, j’ai demandé aux ouvriers qui<br />
voulaient participer à la création musicale de<br />
venir me voir dans mon bureau pour démarrer<br />
les répétitions. La direction avait accepté qu’ils<br />
prennent ce temps-là sur leur temps de <strong>travail</strong>.<br />
Et pour finir, nous avons donné le concert dans<br />
l’usine. On a dégagé complètement un lieu de<br />
stockage pour y mettre un gradin de 500 places.<br />
Il y avait des pièces automobiles suspendues, un<br />
chœur, des solistes, un ensemble instrumental,<br />
des enceintes partout et une série de textes<br />
parlés/chantés issus directement des entretiens<br />
avec les ouvriers et constitués de leurs paroles.<br />
L’aboutissement d’un <strong>travail</strong> de deux ans.<br />
Avec le recul, que te reste-t-il<br />
de cette expérience singulière<br />
et exigeante ? A-t-elle transformé<br />
<strong>quel</strong>que chose de ta vision<br />
du réel et de ton rapport<br />
au <strong>travail</strong> et à la création ?<br />
Il m’est difficile de répondre avec précision. En<br />
deux ans, il s’est passé énormément de choses. Ce<br />
que je retiens, c’est peut-être la nécessité urgente<br />
de reconnaître dans le <strong>travail</strong> - comme je crois<br />
dans toute activité <strong>quel</strong>le qu’elle soit - cette part<br />
d’interprétation singulière, d’appropriation et<br />
d’incarnation qui nous fait sujets. Ne pas voir la<br />
seule production et le résultat mais embrasser<br />
l’ensemble du processus qui conduit à ce résultat.<br />
Et ce processus, il dépasse largement la seule technicité<br />
et le savoir faire, même s’ils en font partie.<br />
C’est <strong>quel</strong>que chose de sensible, d’intime qui<br />
appartient à chaque individu et qui est infiniment<br />
complexe, délicat et difficile à cerner et à saisir.<br />
Une autre dimension essentielle à mon sens dans<br />
ce <strong>travail</strong> ensemble, c’est la rencontre. Aller à leur<br />
rencontre, parler avec eux et dépasser cette étanchéité<br />
du monde du <strong>travail</strong>, des mondes entre eux,<br />
le mien et le leur, déjouer cette tendance qu’il y a<br />
dans la vie à ne se rencontrer qu’entre soi. Mon<br />
<strong>travail</strong> d’artiste, je le vois un peu comme ça : faire<br />
se rencontrer les irrencontrables. M’installer et<br />
vivre à leurs côtés dans cette usine m’a obligé à<br />
cela. Le langage et la création artistique sont des<br />
outils formidables pour créer ce lien. C’est par là<br />
que ça passe. Aller au devant de l’autre dans son<br />
lieu de <strong>travail</strong>, c’est une expérience très forte. C’est<br />
culturellement et politiquement très important. Il<br />
faut apprendre à <strong>travail</strong>ler physiquement hors de<br />
« chez soi ». L’œuvre que j’ai créée avec eux m’apparaît<br />
comme l’une des plus accomplies que j’ai<br />
jamais réalisées et j’en suis très heureux. Je sais que<br />
c’est lié à la qualité et la durée de ces rencontres : la<br />
forme et l’écriture de l’œuvre finale témoignent de<br />
cette exigence du dispositif.<br />
Dans une telle expérience, la durée est en effet<br />
fondamentale. C’est elle qui construit la relation,<br />
le collectif. La durée, c’est mettre les corps<br />
ensemble, les faire vivre ensemble. Parce que<br />
oui, ce <strong>travail</strong> c’est aussi une épreuve des corps.<br />
Comme dans les horaires de nuit par exemple,<br />
que j’ai partagés avec eux. Là, c’est une vraie<br />
épreuve, eux ont l’habitude, la pratique, moi je<br />
ne l’ai pas. Alors, ils m’aident à tenir le coup. On<br />
boit du café ensemble. On arrête de parler. Le<br />
<strong>travail</strong> que je fais, c’est un vrai <strong>travail</strong> amoureux.<br />
Sans séduction ni complicité de circonstance,<br />
on se rencontre, on mange ensemble, on parle<br />
ensemble et maintenant, ça continue, on se<br />
téléphone, ils viennent à mes concerts, certains<br />
ont envie de participer à des projets à venir,<br />
l’aventure ne s’arrête pas…<br />
(1) Le journal « collectif et proliférant »Travails, fruit des efforts et de l’engagement de nombreux chercheurs et artistes dont Nicolas Frize, Yves Clot, Gérard Paris-Clavel,<br />
Andrée Bergeron entre autres, s’est donné comme objectif à partir d’entretiens menés en situation de donner à entendre des paroles singulières de salariés et d’ouvriers sur<br />
différentes dimensions de leur <strong>travail</strong> : le corps, le langage, la pause, le <strong>travail</strong> de nuit etc.<br />
Page 45
Propositions de lecture<br />
© Pavan Trikutam<br />
Page 46 n° 05 / décembre 2015
Proposition de lecture par Patrick Singéry<br />
Le sens du social,<br />
Les puissances de la coopération<br />
Franck Fischbach,<br />
Lux 2015<br />
Penser l'école dans une perspective émancipatrice nécessite de penser non seulement les conditions et modalités<br />
de son inscription dans le champ social, mais le social lui-même. C'est ce à quoi nous invite le livre de<br />
F. Fischbach.<br />
La victoire idéologique provisoire de la doxa libérale a été, dans un premier temps, de rendre dominante<br />
l'idée qu'à des individus prétendument libres s'opposerait un social représenté par la figure d'un Etat par<br />
nature intrusif voire oppresseur, et qu'en finir avec cet Etat permettrait l'émancipation des individus.<br />
Pour l'auteur, cette première étape masque le fait que, derrière la fin de l'Etat "social et assurantiel", c'est la fin<br />
de l'idée même de social, de société, qui est visé. La deuxième étape tente de rendre hégémonique, dans les esprits et dans les pratiques,<br />
l'acceptation voire la revendication, par les individus considérés et se considérant eux-mêmes comme libres et égaux, de leur mise en<br />
concurrence généralisée.<br />
A cette construction idéologique évacuant l'individu du social, l'auteur oppose le fait que, dépendant des autres, nous sommes d'abord des<br />
êtres de rapports, donc des êtres sociaux. Et que c'est précisément dans ces rapports, c'est-à-dire dans le social, que nous nous construisons<br />
comme individus.<br />
Il y a donc urgence, nous dit l'auteur, à repenser le sens et les institutions du social. La philosophie peut y contribuer, sous réserve d'une<br />
réévaluation critique des discours et des concepts qu'elle a produits sur cette question.<br />
Constatant ce qu'il appelle un "mépris du social" dans la production philosophique du 20ème siècle, l'auteur propose de dépasser les<br />
oppositions entre le social d'une part et le politique, le "commun", l'Etat d'autre part. Lui-même rapport social, le mode de production<br />
capitaliste, en privatisant les richesses, masque paradoxalement le caractère social de toute activité, de toute production humaine.<br />
Selon lui, ce qui permet ces dépassements, c'est le concept de "capital", dont il rappelle au passage que c'est un rapport social : le mode de<br />
production capitaliste, en privatisant les richesses, masque le caractère social de toute activité, de toute production humaine.<br />
L'auteur définit alors le social comme une réalité -ce que nous sommes- inséparable d'une morale : ce que nous sommes nous hausse<br />
au-delà de nous-mêmes puisque nous ne pouvons être qu'en tant qu'êtres sociaux. Cette dialectique du social comme réalité et comme<br />
morale implique pour l'auteur une troisième dimension du social : celle de ce qui est souhaitable, désirable ; une dimension « d'idéal »,<br />
critique de l'existant, qui porte en elle une possible intensification de la vie sociale. C'est cette intensification que l'auteur nomme coopération<br />
et c'est selon lui dans le <strong>travail</strong> qu'elle se réalise.<br />
La phase actuelle du capitalisme se caractérise par une désocialisation de l'économie et donc du <strong>travail</strong>, qui n'est plus envisagé comme<br />
une fonction et une activité sociales mais comme une juxtaposition de conduites individualisées. Or, le <strong>travail</strong>, vecteur fondamental de<br />
la vie sociale, doit être considéré comme "<strong>travail</strong> vivant", qui implique une dynamique de coopération, alors que le marché capitaliste du<br />
<strong>travail</strong> impose une coordination qui est l'autre nom de la domination puisqu'elle s'opère de l'extérieur. L'activité sociale qu'est le <strong>travail</strong><br />
porte l'exigence d'une maîtrise de ses conditions objectives et matérielles de sa réalisation.<br />
Et c'est parce que, parmi ces conditions, il y a le <strong>travail</strong> et le produit du <strong>travail</strong> d'autres, que cette maîtrise ne peut être que collective et ne<br />
peut s'exercer que par la coopération. Le collectif de <strong>travail</strong> a alors pour caractéristique de pouvoir prendre des décisions : sur lui-même,<br />
son organisation, sur les formes que prend la coopération, sur l'objet et le sens du <strong>travail</strong>...1 Cette dimension coopératrice du <strong>travail</strong> permet<br />
le développement d'une véritable forme démocratique de la vie sociale. Et l'on peut, nous dit F. Fischbach "appeler émancipation une<br />
pareille identification de la vie sociale, du <strong>travail</strong> et de la démocratie".<br />
Au delà du plaisir intellectuel que l'on peut éprouver à lire, par exemple, les pages sur la dialectique du "je" et du "nous" et sur l'impossibilité<br />
dans la<strong>quel</strong>le se trouvent deux électeurs conservateurs, ou Abel et Caïn, de dire à la fois "je" et "nous", ce livre peut nous permettre<br />
d'éclaircir <strong>quel</strong>ques questions concrètes que se posent... les mouvements sociaux.<br />
Comment dépasser l'opposition stérile et enfermante entre une démocratie prétendument représentative (de qui ?) et la démocratie "participative"<br />
(qualificatif dont il est politiquement urgent de la débarrasser) ? Piste possible : Si le <strong>travail</strong> est bien, comme l'avance l'auteur, le<br />
terrain d'émergence de la démocratie, cela permet de comprendre en quoi la loi dite "<strong>travail</strong>", parce qu'elle remet en cause le droit du <strong>travail</strong>,<br />
est par là même, fondamentalement, une entreprise de destruction de la démocratie. Et les formes diverses ("nuits debout", réseaux<br />
sociaux, manifs, grèves, projets alternatifs...) que prend l'opposition à cette loi marquent une volonté de faire émerger et de s'approprier<br />
des formes nouvelles et émancipatrices de démocratie.<br />
Comment comprendre, pour mieux les combattre, les logiques identitaires (compensatrices, dit l'auteur), qui empêchent toute vie réellement<br />
sociale ?<br />
Quels rapports, pour opérer <strong>quel</strong>les convergences, pouvons-nous établir entre des pratiques qui, alors que certaines ne sont pas explicitement<br />
anticapitalistes, remettent toutes en question les logiques de concurrence, de domination, de profit...? Y'a-t-il, par exemple, <strong>quel</strong>que<br />
chose de "commun" entre une Amap, un "fablab" et la coopérative Scop'ti des ex-Fralib, et si oui, que faisons-nous de ce commun-là?...<br />
Page 47
Propositions de lecture par Erwan Lehoux<br />
Demain le syndicalisme.<br />
Repenser l'action collective<br />
à l'époque néolibérale<br />
Louis-Marie Barnier, Jean-Marie Canu, Christian Laval et Francis Vergne,<br />
Coll. : Comprendre et Agir, Syllepse, Paris, 2016, 130 p.<br />
Membres de l'Institut de recherche de la FSU, les quatre auteurs de ce petit ouvrage<br />
interrogent les enjeux et les défis aux<strong>quel</strong>s est confronté le syndicalisme<br />
aujourd'hui. Alors que certains néolibéraux n'ont jamais caché leur volonté d'en<br />
finir avec les syndicats, d'autres, d'une manière peut-être plus subtile, préféreraient<br />
les intégrer au jeu du libre marché. Cette dernière orientation, défendue<br />
par les ordolibéraux allemands, s'entend dans une logique plus générale qui<br />
consiste à faire adhérer les salariés à la raison néolibérale. C'est ainsi que les<br />
syndicats sont considérés comme des partenaires sociaux qui, dans le cadre du<br />
dialogue social, négocient avec le patronat de manière à pacifier les relations<br />
sociales au sein des entreprises. À terme, il s'agit de responsabiliser les syndicats<br />
et les salariés qu'ils représentent en les convainquant qu'ils partagent avec leur patron le même intérêt,<br />
celui de l'entreprise.<br />
Tandis que certains syndicats se sont progressivement accommodés du rôle qui leur est assigné, d'autres<br />
cherchent à s'en extirper mais ne parviennent pas toujours à éviter les pièges qui leur sont tendus…<br />
Les auteurs insistent en premier lieu sur le règne de la concurrence généralisée qui s'étend dans tous<br />
les domaines de l’existence et qui déstabilise les syndicats. De fait, ces derniers ont parfois tendance à<br />
participer au jeu de la concurrence, en veillant à la promotion de chacun au sein de l’entreprise (gestion<br />
de carrière, reconnaissance des compétences, etc…) et non plus à la défense du collectif. De même, au<br />
nom de la compétitivité, ils sont invités à sacrifier des conquêtes sociales en échange d’un hypothétique<br />
maintien de l’emploi, ce que la Loi Travail ne manquera pas de renforcer. En second lieu, un chapitre est<br />
consacré au dialogue social, dans le<strong>quel</strong> le syndicalisme s’enlise puisque ce dernier consiste en un cadre<br />
fixé par le patronat dont il convient de respecter les règles.<br />
Les trois derniers chapitres de l'ouvrage parcourent <strong>quel</strong>ques pistes qui pourraient permettre au syndicalisme<br />
de faire face au contexte néolibéral. D’abord, face à un patronat qui s'organise par-delà les<br />
frontières nationales, les auteurs invitent à repenser l’action syndicale au niveau européen et mondial.<br />
Ils traitent ensuite de la reconstruction des syndicats et de l'élaboration de contre-propositions. Les<br />
mutations de la société – notamment l'installation d'un chômage structurel de plus en plus important<br />
et le développement des emplois précaires – obligent en effet les syndicats à renouveler leurs pratiques<br />
mais aussi leurs revendications. En particulier, les auteurs interrogent l'idée de créer des droits attachés<br />
à la personne : si elle peut constituer une réponse intéressante, il convient de se méfier de toute récupération<br />
néolibérale… Enfin, le dernier chapitre ouvre un horizon plus vaste, qui place le syndicalisme<br />
au cœur de la lutte contre le néolibéralisme, aux côtés d'autres mouvements. Dans cette optique, les<br />
syndicats sont appelés à renouer avec une perspective de transformation sociale, alliant projet de société<br />
global et luttes et expériences locales.<br />
Page 48 n° 07 / juin 2016
Propositions de lecture par Françoise Chardin<br />
Littérature jeunesse<br />
Le fils de l'ombre<br />
et de l'oiseau<br />
Alex Cousseau<br />
Editions du Rouergue, 2016-05-16<br />
Comment peut-on être le fils de l'ombre et de l'oiseau ? Très<br />
simple : il suffit d'avoir pour père un homme qui a perdu<br />
son ombre, et pour mère, un homme-oiseau. L'homme qui a<br />
perdu son ombre est ce héros d'un roman dont l'auteur, botaniste,<br />
passa au large de l'île de Sala y Gomez, au moment<br />
précis où Poki, la femme homme-oiseau, y fit escale, au début du dix-neuvième siècle.<br />
Et pourquoi cette Poki est-elle devenue homme-oiseau ? Voyons, pour réaliser son projet : retrouver<br />
la forêt disparue de l'île de Pâques, son île natale, et l'y rapporter. Seul l'homme-oiseau, censé<br />
communiquer avec les dieux, pourra enrôler les habitants de l'île dans ce projet fou : Poki passera<br />
donc l'épreuve initiatique annuelle et enlèvera aux jeunes hommes le trophée, devenant la première<br />
femme homme-oiseau à la barbe de cette société patriarcale.<br />
Mais comment fera-t-elle pour rapporter une forêt disparue ?<br />
Oh, lecteur, il est temps pour toi de te glisser au début du roman au pied d'un arbre proche de<br />
la Cordillère des Andes, au lieu dit la Puerta. Ecoute Elias, petit-fils de Poki, qui tient en joue en<br />
cette année 1916 le redoutable bandit Butch Cassidy paisiblement endormi : "Avant de tirer, nous<br />
allons profiter de son sommeil pour tout lui souffler à l'oreille. Une nuit me suffira pour dire tout<br />
le bruit, le sang, la sueur, l'amour et les larmes qui ont rempli notre vie. Une nuit pour parler de<br />
notre grand-mère envolée, pour évoquer l'homme qui faisait le tour du monde à la recherche de<br />
son ombre, sans oublier notre père, le fils de l'ombre et de l'oiseau, et notre mère, la fille aux huit<br />
doigts."<br />
Un superbe roman qui tient en haleine au fil des multiples récits qui s'y enchâssent, dans la grande<br />
tradition du roman picaresque et de l'épopée. Un voyage dans l'Amérique du sud du XIX°siècle (île<br />
de Pâques, Chili, Bolivie) moitié réelle, moitié fantasmée, où se croisent des personnages réels devenus<br />
des légendes et des héros de fiction plus réalistes qu'eux : l'enrichissement mutuel du rêve,<br />
de la fiction et de la réalité est un des motifs essentiels du roman. Le grand moteur de l'action,<br />
c'est le rêve que chaque personnage lègue à un autre pour qu'il le réalise tout en faisant émerger<br />
le sien propre. "Ce que nous vivons pénètre dans nos rêves, ce que nous rêvons pénètre dans nos<br />
vies. C'est une spirale magique." Des rêves qui surgissent de ces paysages si bien évoqués, beaux<br />
non à couper le souffle, mais plutôt à en donner, aux personnages comme au lecteur qui voit jaillir<br />
des vagues <strong>quel</strong>que cheval appaloosa. Un voyage qui ne néglige pas de revisiter les mots : "Il existe<br />
une expression, "simple comme bonjour", qui en sous-entend une autre, "compliqué comme un au<br />
revoir", dit notre héros au moment de quitter celui qui a pris soin de lui.<br />
Le récit approche le mythe, quand la quête individuelle des personnages s'inscrit dans les grands<br />
rêves de l'humanité, notamment celui de voler, depuis la légende de l'homme-oiseau jusqu'aux<br />
premiers balbutiements de l'aviation évoqués dans le roman.<br />
Une invite à pousser les portes de l'histoire et de la géographie de ce continent sud-américain pour<br />
en savoir plus sur ces personnages et lieux de rencontre, à tel point que la définition que Pawel<br />
donne de sa propre vie pourrait être la métaphore de ce beau voyage de lecture :<br />
"C'est simplement son instinct qui parle, il devine juste que sa vie ressemble à ça : la recherche<br />
d'une réponse dont on ignore la question, comme la quête d'un trésor hypothétique sur un territoire<br />
aussi vaste qu'on pourrait le croire infini".<br />
Page 49
Littérature jeunesse<br />
Propositions de lecture par Françoise Chardin<br />
Comment vivre ENSEMBLE<br />
quand on ne vit pas PAREIL ?<br />
Ouvrage collectif1<br />
Editions la ville brûle2, mai 2016<br />
Professeurs et lycéens du lycée le Corbusier d'Aubervilliers se sont engagés<br />
dans l'aventure de "l'Anthropologie pour tous", assistés par des<br />
ethnologues, des anthropologues, des sociologues venus partager démarches<br />
et restitutions de leurs recherches avec de jeunes lycéens.<br />
La collection "jamais trop tôt" des éditions La ville brûle semble faite<br />
sur mesure pour le compte-rendu de cette expérience : tout d'abord<br />
parce qu'elle prend le pari, tenu également par l'équipe enseignante du<br />
lycée, que point n'est besoin de reléguer au post-bac ni à des études<br />
spécialisées la confrontation avec ces disciplines pour peu qu'on ait le<br />
talent et l'envie de les mettre à portée d'un public adolescent. Ensuite<br />
parce qu'elle sous-tend une visée militante, affirmée en quatrième de couverture : "Faisons ensemble<br />
un grand pas de côté pour nous découvrir, nous accepter et finalement comprendre, grâce<br />
aux sciences sociales, que la société dans la<strong>quel</strong>le nous vivons peut et doit être construite à partir<br />
de nos différences, et non contre elles"<br />
Comme dans les ouvrages précédents de cette collection, chaque court chapitre s'efforce de répondre<br />
clairement à une question précise. Tantôt il s'agit d'éclaircir une notion : qu'est-ce que<br />
l'anthropologie, qu'est-ce qui différencie mythologie et religion, qu'est-ce que la mémoire collective,<br />
etc. ? Tantôt il s'agit, pour une réflexion qui n'est jamais menée hors sol, d'interroger de<br />
manière critique et sans complaisance ce qui est trop souvent présenté comme allant de soi : la<br />
République est-elle construite sur des mythes ? Les valeurs de la République sont-elles universelles<br />
? Pour s'intégrer à une nouvelle culture, faut-il remettre la sienne en cause ?<br />
Si certains passages peuvent paraître un peu ardus pour être livrés en lecture totalement autonome,<br />
la conception du livre permet une approche non linéaire, qui peut se compléter et s'enrichir<br />
au fil du temps ou d'un accompagnement pédagogique.<br />
Parmi les contributions des élèves qui proposent un retour vivant sur cette expérience, retenons<br />
cette joyeuse conclusion d'une d'entre eux : "J'ai appris et compris les cultures d'origine de mes<br />
camarades, on a rigolé, on s'est entraidés, on s'est compris" : pour ce que rire est le propre de<br />
l'Homme, comme le disait si bien Rabelais !<br />
Page 50 n° 07 / juin 2016
Page 51
BULLETIN DE SOUSCRIPTION A "CARNETS ROUGES"<br />
Carnets Rouges peut désormais se commander en version papier.<br />
Il est demandé une somme de 5 € par numéro pour couvrir les frais de tirage et d'expédition.<br />
1. Commande à l'unité : préciser le numéro et le nombre d'exemplaires souhaité.<br />
Conception/réalisation :<br />
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2. Souscription de 20 € pour recevoir 1 exemplaire de 4 numéros consécutifs.<br />
Préciser à partir de <strong>quel</strong> numéro vous souhaitez démarrer la souscription annuelle et le nombre de souscriptions souhaité.<br />
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Carnets Rouges - Secteur éducation. 2 Place du colonel Fabien 75019 PARIS<br />
( Bien préciser ces différentes mentions sur l'enveloppe)