1921-08-15 Vogue

LEMANUEL DU CINQ A SEPT
Pour ne jamaisêtreguindé dans l'intimité, il faut que les gestes,
les manières soient celles d'un homme entraîné depuis longtemps
à recevoir et qu'aucune visite inattendue ne puisse surprendre
Par FRANCIS DE MIOMANDRE
M ON cher Ami,
Vous m'annoncez du même coup et la
fin de l'installation de votre appartement,
et la réception que vous comptez y donner dans
quelques jours; je devine, au ton enthousiaste
dont vous parlez de votre mobilier, que vous en
êtes infiniment satisfait.Cettesatisfaction est
d'autant plus méritoire de votre part que vous
n'êtes pour rien dans ces arrangements. Vous les
avez confiés à un artiste, passé maître dans la
décoration des intérieurs. Le vôtre doit donc être
parfait, et je vous connais assez de goût à vousmême
pour y ajouter, peu à peu, avec discernement,
les quelques petites choses qui seront en
quelque sorte votre signature, discrète et reconnaissable,
au bas de ces pages modernistes.
C'est dans la seconde partie de
votre lettre que je vois percer
quelque hésitation. Vous ne me
demandez pas conseil, oh! non,
cela serait trop direct, mais
enfin, vous me laissez entendre,
à demi-mot, que quelques suggestions
venant de ma part, seraient
peut-être écoutées. Va
donc pour suggestions! les C'est
un mot, qui comme la chose, est
à la mode, j'ai assez vécu et je
connais un peu le monde; vous
savez que tout ce que je vous
dirai sera absolument désintéressé.
Si nous étions en coquetterie,
cela pourrait avoir quelques
inconvénients. Mais mon âge me
met à l'abri de bien des surprises,
et je n'ai pas d'autre arrièrepensée
que celle de vous éviter
certaines erreurs qui sont le
propre du vôtre. Vous êtes,
comme tous les célibataires qui
ne sont pas encore de vieux
garçons ", tout en n'étant plus
des béjeunes un peu impatient
et rien n'est pire que l'impatience
dans la conduite d'un
maître de maison. Soyez calme,
mon cher ami, soyez calme.
LE
BEL APPARTEMENT
Vous voilà donc installé dans
votre bel appartement tout neuf,
brûlant d'en faire les honneurs à
quelques personnes choisies:
trois ou quatre amis intimes, deux dames importantes
de vos relations et enfin, se mêlant à leur
aimable compagnie (puisque enfin elle fait partie
de leur monde et que c'est un moyen de plus de la
voir) celle à qui vous voulez plaire. Elle viendra,
j'en suis persuadée.Mais enfin, si elle ne venait
pas, si même vous ne l'aviez pas invitée, il faut
faire absolument comme si elle devait venir. C'est
le meilleur moyen pour ne jamais être gauche
dans l'intimité. Il faut que tous vos gestes, toutes
vos manières soient celles d'un homme entraîné
depuis longtemps à recevoir, et qu'aucune visite
inattendue ne puisse surprendre. Rien ne plus choque
une femme que de deviner, dans l'accueil
qu'on lui fait, la petite gêne d'un hôte inquiet de
laisser reparaître telles habitudes de négligence
quotidienne. Il court là-de ssus certaines histoire
de vieille pipe cachée en toute hâte qui donnent
le frisson.
Je ne vais pas jusqu'à croire que vous fumez la.
pipe. Mais je ne vous interdis pas la cigarette. Au
contraire. La cigarette se marie très harmonieusement
à l'arome fin du porto et elle permet à
qui la tient entre deux doigts, de très jolis gestes.
Mais n'anticipons pas. Nous y reviendrons tout
à l'heure. Pour l'instant nous 'n'en sommes qu'à
la mise en scène.
LA MISE
EN SCÈNE
Car c'est d'une véritable mise en scène qu'il
s'agit, et qui, bien entendu, n'en ait point l'air.
11 faut que le premier de vos invités
ait l'impression, en entrant,
à la fois de vous surprendre et
d'être attendu. Un négligé, sans
négligence, voilà la formule. Les
lampes allumées, mais pas toutes:
juste ce qu'il faut pour qu'on
voie très clair et que l'on garde
nonobstant l'impression de l'intimité.
Ainsi, jamais de plafonnier,
car le plafonnier donne une lumière
qui justement trouve
moyen d'être indiscrète et crue,
sans éclairer personne. Que vos
abat-jour isolent la clarté et la
concentrent sur quelques surfaces
privilégiées: le divan, le
guéridon, la cheminée, votre
table de travail, la console où
règne quelque porcelaine de
Chine. Cela fait une sorte de
constellation un peu sourde, un
peu voilée, dans la pénombre où
s'aperçoivent vos tentures, vos
portières, vos tableaux. Le fin du
fin serait que de vos bûches en
flammes dans l'âtre émanât la
clarté la plus vive. Rien ne donne
une sensation plus gaie, plus.
Pour le thé j'aurais bien
des choses à vous dire,
mais je ne vous les dirai
pas; du reste tous vos
raffinements demeureraient
imperceptibles, même à
vos plus délicats invités