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MEME PAS PEUR 14 l ppp

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N° <strong>14</strong> 2016 - Belgique 3 € - www.memepaspeur-lejournal.net/ Editeur rersp. Etienne Vanden Dooren, 28 rue de l’Ange 6001 Marcinelle (B)<br />

Même pas peur<br />

décembre 2016/ N°<strong>14</strong> /3 €


2 / Même pas peur N o <strong>14</strong> / DÉCEMBRE 2016<br />

J’ai rencontré une végane<br />

Elle arrive juste à l’heure et me salue<br />

en descendant de vélo. Je l’examine à la<br />

dérobée pendant qu’elle range sa bécane.<br />

Il fait frisquet en ce début de soirée hivernal<br />

et sa tenue est à l’avenant : grosses<br />

chaussures, pantalon de velours fatigué,<br />

veste épaisse, bonnet de laine et, bien sûr,<br />

l’attirail fluo du parfait cycliste nocturne<br />

responsable. Mon souvenir est incertain<br />

mais j’ai très envie de me rappeler l’élastique<br />

ou la pince à linge enserrant le bas<br />

de sa jambe droite.<br />

Nous échangeons ensuite les quelques<br />

banalités d’usage paraît-il destinées à<br />

briser la glace. « Ça fait longtemps que<br />

tu attends ? », « Il fait froid hein ?», « On<br />

va boire un truc pour se réchauffer ?»…<br />

Pendant le court déplacement vers l’établissement<br />

recommandé, je m’interroge<br />

sur la pertinence du port du gilet de<br />

sécurité en condition pédestre. Soit, nous<br />

sommes arrivés.<br />

Par habitude, je gagne l’étage, plus propice<br />

aux échanges. Nous choisissons<br />

la table la plus isolée et nous mettons à<br />

l’aise. Mesquin, j’attendais impatiemment<br />

la séance d’effeuillage mais je suis<br />

déçu de la voir tout enlever d’une pièce.<br />

Non décidément, son manteau et son<br />

gilet fluo semblent ne faire qu’un. Le pull<br />

ainsi révélé, quelconque, confirme la tristesse<br />

de l’ensemble.<br />

Mark Harris<br />

Très vite, nous prolongeons nos discussions<br />

virtuelles. Nous avions bien pris<br />

soin de nous informer de nos modes de<br />

vie respectifs, et largement antagonistes.<br />

Il est vrai que je n’ai jamais constitué une<br />

référence en matière de bouffe. Certes,<br />

avec le temps, j’ai réussi à dépasser<br />

quelques héritages d’une éducation gustative<br />

déficiente mais j’en ai conservé la<br />

plupart des avatars : mon alimentation<br />

est peu variée et en grande partie carnée.<br />

Et je n’ai pas l’impression de mal m’en<br />

porter. En fait, mon principal regret porte<br />

sur les conséquences de mon régime alimentaire<br />

sur l’écosystème. En somme, je<br />

suis un carnivore écolo.<br />

Je l’écoute religieusement débiter ses<br />

raisonnements. Dans le fond (et sur le<br />

fond), nous sommes d’accord. Pour la<br />

beauté de l’exercice dialectique, je tente<br />

néanmoins l’hypothèse de l’élevage<br />

domestique de volailles à usage personnel<br />

et parcimonieux. Et elle de m’objecter<br />

derechef que la disparition de la roussette<br />

à qui j’aurais ôté la vie, même sans souffrances,<br />

créerait parmi ses congénères un<br />

traumatisme indépassable. La réflexion<br />

est éprouvée, le discours rôdé. Mais mon<br />

scepticisme, lui, grandit à rebours de sa<br />

démonstration.<br />

La méthode sera notre point de rupture.<br />

Évidemment, l’humanité doit sortir de<br />

l’alimentation carnée. Mais je suis bien<br />

placé pour savoir qu’un tel changement<br />

culturel prend du temps et ne se décrète<br />

pas. Pour elle, a contrario, l’urgence nous<br />

dispense du luxe de la démocratie. Imposons,<br />

s’il le faut. Je me demande vraiment<br />

ce qu’elle fout encore là à discuter avec<br />

un béotien plutôt que d’occuper la rue<br />

et de rallier les passants à coups de « no<br />

future » et de free hugs. À distance, j’avais<br />

déjà perçu cette intransigeance mais elle<br />

éclate ici comme un champignon atomique.<br />

Ça me fait toujours sourire, cette<br />

facilité avec laquelle on peut justifier ses<br />

schémas psychorigides par des éléments<br />

exogènes. La frontière entre l’éthique et le<br />

psychiatrique est parfois poreuse…<br />

Nous glissons ensuite naturellement<br />

vers des considérations féministes. La<br />

convergence des luttes, ça me parle ! Je<br />

commençais à retrouver de l’intérêt à la<br />

conversation quand le coup de grâce est<br />

tombé. Elle me narre en effet sa difficulté<br />

à convaincre un interlocuteur masculin<br />

(un autre donc) de l’ignoble sexisme de<br />

l’injonction de l’épilation des guibolles<br />

en période hivernale. Non, manifestement,<br />

le militantisme végétalien ne peut<br />

s’accommoder d’un minimum de sophistication.<br />

Certes, elle porte des chaussures<br />

en cuir « mais bon ça va, [elle] les possède<br />

depuis longtemps » (de fait). Pour le coup,<br />

je remercie intérieurement mon sens de<br />

la provocation de m’avoir poussé à me<br />

parer pour la circonstance de mes bottines<br />

et de mon sac en peau de bête. Et<br />

encore, le froid m’avait dissuadé d’arborer<br />

ma veste en daim.<br />

Nous finissons notre verre et nous rendons<br />

au restaurant dont j’avais pris soin<br />

de m’enquérir, par une visite préalable<br />

des lieux, que nos exigences respectives<br />

seraient satisfaites. Il y a donc du poulet<br />

dans mon plat et de la verdure dans le<br />

sien, que je trouve un peu triste. Comme<br />

elle, finalement.<br />

Voilà, j’ai rencontré une végane.


DÉCEMBRE 2016 / Même pas peur N o <strong>14</strong> / 3<br />

Une grève de la faim, ça ne nourrit pas son homme ;<br />

en revanche, ça peut alimenter bien des conversations.<br />

Jean-Louis Nollomont<br />

L’Éditorial<br />

Étienne Vanden Dooren<br />

Il y a quatre incontournables dans<br />

la vie d’une femme 1 :<br />

1. manger 2 ,<br />

2. boire 3 ,<br />

3. dormir 4 ,<br />

4. lire Même Pas Peur 5 .<br />

Vous 6 êtes les seuls à réaliser cette<br />

quatrième action vitale 7 . N’hésitez<br />

pas à persévérer dans les pages<br />

qui suivent, dévorez goulûment ou<br />

picorez élégamment sans vous priver<br />

des actions 1 et 2.<br />

Merci d’éviter la 3. Bonne lecture !<br />

1 Ou d’un homme, d’ailleurs...<br />

2 Certains ne peuvent pas le faire. Qu’ils<br />

viennent en Belgique. Certains ne peuvent pas<br />

le faire en Belgique, qu’ils se rassurent, ils sont<br />

de plus en plus nombreux.<br />

3 Farpaitement !<br />

4 Pas tout de suite !!!<br />

5 C’est nous !<br />

6 Toi, oui toi, lectrice chérie (Ou lecteur, d’ailleurs...)<br />

7 En tout cas à cet instant T.<br />

Du bon usage<br />

de l’hygiène en cuisine<br />

Ou « Comment mon assiette<br />

se fout de ma gueule » Styvie Bourgeois<br />

Manger !<br />

Il fut un temps où cette idée était d’une<br />

simplicité confondante. Aussi simple<br />

qu’une définition de dictionnaire.<br />

Mâcher et avaler un aliment dans le but<br />

de se nourrir.<br />

Les plus audacieux et les plus exigeants<br />

y ajouteront une bonne dose de<br />

gastronomie et voilà que le plaisir, que<br />

dis-je, la volupté s’invite dans l’assiette.<br />

Seulement voilà, c’était sans compter les<br />

empêcheurs de tourner en rond, dans la<br />

dite assiette.<br />

C’est en surfant sur le net, pas plus tard<br />

qu’il y a quelques jours, que j’ai été interpellée<br />

par un article<br />

sur les mesures d’hygiène<br />

essentielles et<br />

trop souvent ignorées<br />

(négligées ?) au sein<br />

de la maison et plus<br />

particulièrement de<br />

la cuisine. Sous peine,<br />

non seulement d’être<br />

regardé de travers<br />

par la bien-pensance<br />

mais bien de crever la<br />

gueule ouverte à cause<br />

d’une bactérie sournoise<br />

bien planquée<br />

dans un frigo, une éponge ou toute autre<br />

planche à découper pas très catholique.<br />

Ça m’a fait rire jaune.<br />

Je lisais, par exemple que le réfrigérateur<br />

est le lieu de prédilection des bactéries. À<br />

défaut d’un nettoyage bimensuel, elles y<br />

font de petites sauteries à faire pâlir d’envie<br />

les nightclubbers endurcis. Jusque-là,<br />

rien à redire car un peu d’eau et de vinaigre<br />

et l’affaire sera naturellement faite.<br />

Là où survient le problème, c’est quand<br />

on insiste au niveau des contenants. Il<br />

faut bien tout emballer qu’ils disent…<br />

Pas si simple, car si les plastiques sont de<br />

qualité alimentaire et peuvent empêcher<br />

certaines bactéries de se poser sur la<br />

nourriture, ils peuvent aussi favoriser<br />

la migration d’éléments indésirables du<br />

plastique vers nos aliments (bisphénol A,<br />

polypropylène, polystyrène, polycarbonate,<br />

PET,…).<br />

On pourrait penser que tout ça a bien<br />

peu d’importance, vu que les aliments<br />

« Méthylchloroisothiazolinone,<br />

Phénoxyétahnol,<br />

benzisothiazolinone<br />

»<br />

achetés en grandes surfaces sont déjà<br />

loin d’être au-dessus de tout soupçon.<br />

Parce qu’il ne faut pas confondre « vendre<br />

des aliments » et « pousser à la consommation<br />

». L’industrie ne veut pas<br />

vous nourrir, elle veut simplement vous<br />

pousser à consommer toujours plus et à<br />

n’importe quel prix (à la hausse pour eux<br />

et à la baisse pour vous, chercher l’erreur).<br />

Il existe bon nombre de méthodes<br />

de conservation naturelle et on aurait pu<br />

en rester là mais à quoi bon se bercer d’illusions<br />

et tenter d’ignorer l’imagination<br />

sans borne de l’industrie agroalimentaire<br />

qui nous bombarde d’additifs, tous plus<br />

appétissants les uns que les autres : dicarbonate<br />

de diméthyle, antibiotique dans<br />

les fromages, antimicrobien,<br />

antioxydant,<br />

certains acides,<br />

l’ajout d’hydroxyde<br />

de sodium (soude) et<br />

autres E250.<br />

En bref, toute la<br />

poésie dont nous font<br />

part les étiquettes et<br />

écrite presque aussi<br />

petit qu’une notice de<br />

médicament ou un<br />

quelconque contrat de<br />

fournisseurs. Nous<br />

savons pourtant tous, que si c’est écrit tout<br />

petit, ça cache une arnaque. Alors, si vous<br />

ne vous êtes jamais vraiment penché sur<br />

la question, je vous invite à découvrir la<br />

liste impressionnante d’ingrédients que<br />

peuvent contenir, par exemple, une simple<br />

tranche de jambon.<br />

L’histoire commence déjà mal<br />

n’est-ce pas ?<br />

On nous vend des cochonneries qu’on<br />

nous demande d’emballer dans des contenants<br />

quasi radioactifs et de les stocker<br />

dans un endroit qui ressemble à une<br />

bombe à retardement prête à nous péter<br />

à la figure !<br />

Mais, on ne va pas s’arrêter là parce que<br />

toutes ces bonnes petites choses sont là<br />

pour être préparées et mangées (mâcher<br />

et avaler s’il vous reste de l’appétit).<br />

Je reprends donc mon article du web. On<br />

y parle de l’évier de ma cuisine (pas vraiment<br />

le mien mais je m’identifie), celui<br />

où naïvement je me lave les mains avant<br />

de cuisiner. Grave erreur ! Il paraît que<br />

le robinet est plus dégueulasse que mes<br />

chiottes et ce, jusqu’à 16 fois. Là, je suis<br />

sur le cul. On y manipule de la viande,<br />

des œufs, les éponges à vaisselle (à usage<br />

non-alimentaire ndrl) – qui soit dit en<br />

passant devraient être canardées chaque<br />

jour des ondes de nos micro-ondes souvent<br />

décriés pour tuer les bébêtes qui s’y<br />

trouvent aussi – et que sais-je encore. Il<br />

faut donc DESINFECTER.<br />

Et pourtant…<br />

Acide chlorhydrique, acide oxalique,<br />

benzisothiazolinone, chlorure de<br />

benzalkonium, éthanolamine, peroxyde<br />

d’hydrogène, hydroxyde de<br />

sodium, méthylchloroisothiazolinone,<br />

phénoxyétahnol, phosphates, agents<br />

blanchissants, parabens, conservateurs,<br />

parfums de synthèse, etc… les composants<br />

toxiques des produits ménagers<br />

sont nombreux. Ils polluent plus notre<br />

air intérieur qu’ils ne l’assainissent. À<br />

croire que nous vivons tous dans un<br />

hôpital.<br />

Je ne vois donc que deux<br />

solutions :<br />

Soit, je nettoie en profondeur mon évier<br />

quitte à absorber par la peau, par l’air et<br />

par la nourriture que j’y laverai, tout un<br />

tas de substances chimiques, soit j’invite<br />

les bactéries au festin qui se prépare.<br />

D’autant plus que dans tous les cas de<br />

figure, je risque fort – inconsciente que je<br />

suis – d’utiliser une planche à découper<br />

Ventre malfamé à<br />

plein d’oseille<br />

Lichic<br />

et là, je n’ose même pas vous parler des<br />

risques encourus.<br />

Pourtant, il faut bien manger, non ?<br />

Sans doute faudra-t-il commencer par<br />

modifier un tantinet la définition de cet<br />

acte non plus naturel, mais héroïque.<br />

Si je voulais me laisser glisser vers une<br />

sombre théorie du complot, je dirais ceci :<br />

« Sur une terre de plus en plus peuplée,<br />

on tenterait bien de nous faire croire que<br />

c’est le manque de ressources qui finira<br />

par avoir notre peau. Pourtant, il faut se<br />

rendre à l’évidence, l’empoisonnement<br />

(volontaire) vient de notre assiette. Alors,<br />

rendez-vous à l’autopsie ! »


4 / Même pas peur N o <strong>14</strong> / DÉCEMBRE 2016<br />

c. M. a a des choses à a dire<br />

André Clette<br />

Couille Molle<br />

déjeune utile<br />

— Quand j’ai reçu ce mail des RH, pour me<br />

demander si je participerais au co-lunching<br />

intra-entreprise, je n’ai pas tout de suite compris,<br />

m’explique mon pote Couille Molle 1 .<br />

Alors, vois-tu, je suis allé m’informer auprès<br />

de Croc’Odile, pardon, auprès d’Odile Crampon,<br />

l’ajointe au DRH.<br />

Elle m’a précisé : « voyez-vous, Monsieur<br />

Couille Molle, j’ai déjà eu l’occasion de vous<br />

indiquer que le ‘Fun at work’ était une des<br />

valeurs essentielles de notre maison. Dans le<br />

même ordre d’idée, nous lançons une campagne<br />

interne avec le slogan ‘Never eat alone’,<br />

pour promouvoir le concept de déjeuner d’entreprise.<br />

Des études montrent que partager<br />

la pause de midi avec ses collègues favorise<br />

les flux informels d’information et contribue<br />

à l’inclusion des employés en renforçant leur<br />

engagement personnel dans l’organisation.<br />

Nous avons un lunchdate demain. Viendrezvous<br />

? Ce sera une bonne manière de prolonger<br />

le staff meeting que nous aurons en matinée. »<br />

Je n’ai pas osé dire à Croc’Odile que manger<br />

le midi avec les collègues, ce n’était pas très original.<br />

On fait ça presque tous les jours. Alors,<br />

j’ai dit « – Oui, avec plaisir, Madame Crampon.<br />

» Tu comprends, fieu, je n’allais pas lui<br />

dire non. D’autant plus que Monsieur Proetmacher<br />

serait de la partie, et même Monsieur<br />

Kusmenkluut, le Dircom.<br />

Pour le staff meeting, ils avaient invité un<br />

coach en gestion de carrière. On a eu un exposé<br />

très intéressant. J’ai le PowerPoint. Si tu veux je<br />

te le passe. Ça s’appelle : « l’apport nutritionnel<br />

comme opportunité professionnelle ».<br />

Après, on est allé manger tous ensemble dans<br />

un restaurant japonais. Parce que, comme a<br />

dit le coach, les Japonais vivent vieux et sont<br />

très attachés à leur entreprise. Donc, manger<br />

japonais avec ses collègues est triplement bon,<br />

pour sa santé, celle de sa carrière, et celle de<br />

l’employeur.<br />

C’est la première fois que je mangeais dans<br />

un resto japonais. Tu sais, moi je suis plutôt<br />

steak frites, ou alors hamburger frites, ou<br />

même moules frites, hein. J’aime la diversité,<br />

quoi. Mais japonais, quand même…<br />

Au moment où tout le monde allait s’asseoir,<br />

j’ai hésité. J’aurais bien aimé être à côté<br />

de Croc’Odile, histoire de travailler un peu<br />

mon réseau pendant un moment de détente,<br />

comme a dit le coach. Mais j’aurais bien voulu<br />

aussi être près de Monsieur Kusmenkluut.<br />

Comme je ne le vois pas souvent, ça m’aurait<br />

permis de lui expliquer que, moi aussi, dans<br />

le privé, j’ai des responsabilités en tant que<br />

président du club de fléchettes du Café des<br />

sports. Et que je joue aux fléchettes depuis<br />

l’âge de cinq ans, ce qui développe la concen-<br />

1 NDLR : les noms et prénoms ont été changés pour<br />

préserver l’anonymat des personnes.<br />

tration et l’agilité. Autant d’atouts professionnels,<br />

hein…<br />

J’ai hésité trop longtemps. Les bonnes places<br />

étaient prises. Alors, j’ai été pour m’asseoir à<br />

côté de Chaude Biesse, la secrétaire de Monsieur<br />

Proetmacher. Elle est biesse, mais,<br />

comme on dit, elle a d’autres avantages… Seulement,<br />

cet imbécile de Poil Decul a réussi à se<br />

mettre entre nous deux. Du coup, comme on<br />

était en nombre impair, je me suis retrouvé en<br />

bout de table, avec personne en face de moi, et<br />

Poil Decul à côté.<br />

Remarque, c’est peut-être une chance. Parce<br />

qu’il a fallu manger avec des baguettes. Des<br />

baguettes, fieu ! Et pour manger quoi ? Je te le<br />

donne en mille. Du poisson cru ! Des nouilles,<br />

du riz… Déjà, le riz, tu es content quand tu<br />

attrapes plus de trois grains à la fois. Avec ça,<br />

tu comprends pourquoi les asiatiques sont souvent<br />

des petits malingres, hein. Et les nouilles<br />

alors. Comment tu fais pour qu’elles ne te<br />

collent pas au menton ? Et celles qui pendent à<br />

la baguette, il faut les aspirer, ou alors jouer au<br />

bilboquet pour les faire remonter, ou les couper<br />

avec les dents pour que tout ce qui pendouille<br />

retombe dans le bol. Résultat, je me<br />

suis mis du bouillon plein la chemise.<br />

À l’autre bout de la table, j’entendais<br />

Croc’Odile qui riait avec le coach et s’exclamait<br />

que c’était vraiment hyper fun et qu’on sentait<br />

bien que tout le monde faisait corps avec<br />

l’entreprise. Monsieur Proetmacher conversait<br />

à voix basse avec Monsieur Kusmenkluut. Les<br />

autres bavardaient entre eux en disant du mal<br />

des absents.<br />

Moi, je me battais avec la viande, heureusement,<br />

coupée en petits morceaux. Sauf que<br />

gluants de sauce, bonne chance pour les saisir.<br />

Même chose avec leurs beignets, tellement<br />

gras que ça glisse de ces putains de baguettes.<br />

Regarde mon pantalon. Il est bon pour le<br />

teinturier.<br />

Pendant ce temps-là, cet imbécile de Poil<br />

Decul à côté, qui faisait son intéressant pour<br />

draguer Chaude Biesse. Et d’expliquer que les<br />

baguettes, en japonais, ça se dit O’Hashi, et de<br />

dire ‘arigato gosaimas’ en faisant des courbettes<br />

à chaque fois que le serveur passait, et de pérorer<br />

que la cuisine japonaise, c’est une culture<br />

millénaire, et que pour vraiment là goûter il<br />

faut entrer dans cette culture, et que pour ça,<br />

il faut absolument manger avec des baguettes,<br />

et que… Alors moi, du tac au tac, je lui ai dit<br />

« – pour bien faire, tu aurais dû mettre un<br />

kimono, ou alors t’habiller en samouraï, hein.<br />

Et quand tu vas au McDo, tu mets un chapeau<br />

de cow-boy ? » Tu aurai vu sa tête, fieu.<br />

Non, moi je dis, un vrai repas, ça se mange<br />

avec un couteau et une fourchette. Je sors<br />

pas de là. Ces deux bouts de bois absolument<br />

identiques, c’est contre nature. Manger avec<br />

des baguettes, c’est comme marier des pédés,<br />

tiens. J’ai pas raison ?


DÉCEMBRE 2016 / Même pas peur N o <strong>14</strong> / 5<br />

L'oe i l de l’Observatoire<br />

Bruxellois du Clinamen<br />

de la nécessité<br />

de nouveaux<br />

appétants<br />

Dr Lichic<br />

Nul ne l’ignore, les additifs appétants présentent de bels et<br />

beaux avantages, parmi lesquels et non des moindres parvenir<br />

à nous faire saliver, désirer puis acheter des gaufres de Liège<br />

en gare, au mépris de notre expérience qui nous hurle pourtant<br />

au cerveau qu’elles sont proverbialement décevantes et<br />

indigestes. Que des étouffe-chrétiens notoires, dont la recette<br />

procède sans nul doute du mélange de farine de manioc, de<br />

ciment et de couenne de porc fondue, puissent nous paraître<br />

cependant désirables et ce de manière éternellement renouvelée,<br />

voilà le miracle de ces joyeuses molécules de l’agro-alimentaire<br />

! Il en est d’autres, bien entendu, dont l’énumération,<br />

plaisante de prime abord (ah l’alléchante fragrance des hamburgers,<br />

aussi plaisants au museau que pesants à l’estomac !),<br />

serait vite fastidieuse. Mais ce n’est pas des succès de l’augmentation<br />

fulgurante de la perception olfacto-gustative et sa<br />

contribution au progrès de l’obésité nationale dont nous souhaitons<br />

vous entretenir aujourd’hui, cher lecteur. Mais plutôt<br />

des manques en ce domaine ! Que dis-je, des manques ?<br />

Des béances intolérables ! Des lacunes formidables ! Il s’avère<br />

en effet que nous soyons obligés d’avaler quotidiennement<br />

de plus en plus de sujets et matières indigestes. Réformes,<br />

plans sociaux, mesures anti-terroristes…les imbuvables ne<br />

manquent pas. À mesure que nos nombreux gouvernements<br />

et entreprises s’y attèlent sans réserve, nos entrailles saturent<br />

de même. La lippe pincée, le quidam rechigne. Tout cela lui<br />

paraît peu appétissant, insipide, voire non comestible. Et que<br />

fait la recherche en ce domaine ? Rien. Nul savant pour se pencher<br />

sur ce secteur inexploré des laudanums ou édulcorants<br />

pour mauvaises nouvelles. Permettez donc, cher lecteur, que<br />

je propose à ces flemmards patentés de la recherche subventionnée<br />

quelques pistes de réflexions en matière de nouveaux<br />

exhausteurs de goût, et dont le besoin se fait généralement<br />

sentir : ainsi, le glutamate de la rébellion, que l’on diffusera au<br />

journal parlé lorsqu’une manifestation sociale est dispersée<br />

violemment ; le sel de petit caractère, pour assaisonner ceux<br />

des contrats d’assurance ; l’as-partime, pour épicer les emplois<br />

précaires et les temps partiels ; l’hagard-hagard, ajouté à la<br />

soupe de boniments servie lors des licenciements de masse ;<br />

le condensat de fumée, que l’on additionnera au classique<br />

enfumage publicitaire ; l’arôme de Faribole, pour rehausser<br />

les prêches un peu fades des curés et imams, l’acétate de zinc,<br />

pour faire passer aux habitués de comptoir la taxe sur les boissons<br />

alcoolisées, ou encore l’huile essentielle d’Absoute, pour<br />

éviter de saler l’amnistie fiscale consentie aux riches fraudeurs.<br />

Ces modestes exemples démontrent à l’envi comme le<br />

champ des révélateurs de goût est encore vaste à défricher ! Au<br />

travail, ce ne sont pas les couleuvres qui manquent à avaler !


6 / Même pas peur N o <strong>14</strong> / DÉCEMBRE 2016<br />

LÉGUMISTES DE TOUS LES PAYS...<br />

« Les animaux se repaissent ;<br />

l’homme mange. L’homme d’esprit<br />

seul sait manger. »<br />

(Anthelme Brillat-Savarin)<br />

Bon, qu’est-ce qu’on graille ? À cette<br />

question, aussi simple en pratique que<br />

complexe en théorie, les partisans de<br />

l’alimentation végétale vous répondront<br />

souvent par la négative : qu’est-ce qu’on<br />

ne mange pas ? Car, ne soyons pas hypocrites,<br />

ce n’est pas l’amour du légume qui<br />

fait le végétarien : à quelques rares exceptions<br />

près, les « légumistes » (comme on<br />

les appelait au XIX e siècle) posent un<br />

acte éminemment politique et restent les<br />

seuls opposants crédibles à une maltraitance<br />

animale indissociable de toute alimentation<br />

carnée.<br />

Exquis cadavres<br />

Trois mots suffisent à justifier le choix<br />

d’une alimentation végétale : éviter la<br />

souffrance. Épargner à chaque animal<br />

la vie et la mort de merde qui l’attendent<br />

dans tous les élevages, qu’ils soient<br />

industriels, artisanaux ou bio, à des<br />

degrés divers peut-être d’indifférence<br />

et de cruauté 1 . Cette volonté suppose,<br />

d’abord, de considérer que les animaux<br />

sont des êtres sensibles doués d’une<br />

conscience, ce qui a été<br />

démontré scientifiquement<br />

il y a bien longtemps et fut<br />

encore confirmé de façon<br />

spectaculaire assez récemment<br />

2 . Elle repose, ensuite,<br />

sur une considération<br />

« individualiste » de l’animal,<br />

où celui-ci ne serait<br />

plus envisagé seulement<br />

comme un représentant de<br />

son espèce (conception que<br />

François Cavanna, dans<br />

son imparable Coups de sang<br />

de 1992, assimilait à une manie de collectionneur<br />

morbide, et qui aboutit aux centaines<br />

de milliers de volailles « incinérées<br />

préventivement » en Belgique au cours de<br />

la grippe aviaire de 2003), mais comme<br />

un individu à part entière : de la même<br />

manière qu’un homme n’est pas un autre<br />

homme, un chien n’est pas un autre chien<br />

et une poule n’est pas une autre poule.<br />

Il s’ensuit naturellement que nous<br />

n’avons aucun autre droit de vie et de<br />

mort sur les animaux que celui de la loi<br />

du plus fort, de la force brute et de la<br />

satisfaction vorace d’un appétit oppresseur<br />

– penchants que nous condamnons<br />

sans hésitation lorsqu’ils s’exercent au<br />

détriment d’humains. Les rastas de<br />

Jamaïque sont végétariens parce qu’ils<br />

refusent de transformer leur corps en<br />

cimetière. Nous refusons de transformer<br />

notre esprit en fosse commune.<br />

Oui mais alors, qu’est-ce qu’on<br />

bouffe ?<br />

En bon légumiste, procédons par élimination.<br />

Du bœuf ? Bien souvent de la<br />

vache, en réalité, mais « bœuf », ça fait<br />

plus viril autour<br />

du barbec’. Hors<br />

de question :<br />

cette pauvre bête<br />

n’a jamais vu un<br />

brin d’herbe, on<br />

lui a mutilé atrocement<br />

les cornes<br />

sans euthanasie<br />

pour maximiser<br />

la rentabilité de<br />

la production,<br />

tous ses petits lui<br />

ont été arrachés dès leur naissance malgré<br />

ses poignantes protestations et elle<br />

s’est vraisemblablement débattue jusqu’à<br />

la mort, pleinement consciente, devant<br />

le couteau de son bourreau. Il ne saurait<br />

s’agir d’une nourriture de gentleman.<br />

1 Depuis les gentilles campagnes de Gaïa<br />

jusqu’aux révulsantes vidéos de L2<strong>14</strong> ou de la<br />

PETA, en passant par les ouvrages de Safran Foer<br />

ou d’Aymeric Caron, les sources ne manquent pas<br />

pour qui souhaite se faire une opinion documentée<br />

sur l’état des pratiques d’élevage, de transport<br />

et d’abattage des animaux qui finissent en sauce<br />

sous une branche de persil.<br />

2 En juin 2012, 13 neuroscientifiques de<br />

renommée mondiale signent la « Déclaration<br />

de Cambridge sur la conscience », qui<br />

reconnaît une conscience à la plupart des<br />

animaux non humains. Téléchargeable<br />

sur : http://fcmconference.org/img/<br />

CambridgeDeclarationOnConsciousness.pdf<br />

Du porc, alors ? Pas davantage : castré<br />

à vif, le cochon a ensuite la queue coupée<br />

et les dents sciées, avant de finir sa<br />

vie (vers six mois, malgré une espérance<br />

de vie d’une bonne douzaine d’années)<br />

dans une cage étroite. La truie a, quant<br />

à elle, passé sa vie dans une stalle où elle<br />

n’a jamais pu faire un seul mouvement,<br />

ni voir les petits qu’elle fut contrainte<br />

d’offrir sans discontinuer à notre gastronomie<br />

fine. S’agissant d’un animal plus<br />

intelligent que le chien, il semble même<br />

carrément incongru de se repaître de ce<br />

sympathique compagnon. Passons ; ces<br />

considérations sur l’intelligence intéressent<br />

peu les légumistes, au fond : si<br />

seuls les animaux les plus cons méritaient<br />

de souffrir, il y a bien longtemps<br />

qu’on verrait des humains dans les cages<br />

à poules.<br />

Du mouton, peut-être ? Sans façon :<br />

je dois vous avouer que je suis devenu<br />

végétarien il y a 25 ans, après avoir vu<br />

des images de moutons chargés (vivants)<br />

à la fourche dans un camion. Comme des<br />

ballots de paille. Ça m’a définitivement<br />

coupé l’appétit.<br />

Du poulet ? En aucune manière : gavée<br />

d’antibiotiques pour survivre à la crasse<br />

du hangar où elle passe toute sa misérable<br />

existence coincée dans une cage<br />

grande comme un mouchoir<br />

de poche, la poule<br />

ne verra jamais son<br />

poussin, broyé vif ou<br />

étouffé dès la naissance,<br />

« Le cri<br />

horrifié de la<br />

carotte<br />

»<br />

en vue de rentabiliser<br />

la production des œufs.<br />

C’est la technique dite<br />

de « l’œuf dur ».<br />

Et du poisson ? Merci<br />

bien : la surpêche bute<br />

plus d’étoiles de mer<br />

et de marsouins égarés<br />

que de cabillauds et<br />

de thons, dont elle parvient pourtant à<br />

décimer les populations à une cadence<br />

exponentielle. Quant au label « MSC »<br />

(Marine Stewardship Council), garant<br />

d’une pêche soi-disant durable, rappelons<br />

qu’il fut fondé par le (très discutable)<br />

WWF en partenariat avec... la transnationale<br />

Unilever. C’est ce qui s’appelle noyer<br />

le poisson.<br />

N’évoquons même pas les produits préparés<br />

qui, quand ils ne contiennent pas<br />

de cheval malade en lieu et place du bœuf<br />

annoncé, semblent faire l’objet de folles<br />

réjouissances pour certains employés<br />

décérébrés des abattoirs (comme par<br />

exemple jeter vivants les animaux handicapés<br />

ou indésirables dans les broyeuses<br />

à saucisses apéro).<br />

Végé ou vegan ?<br />

Mais faut-il boire du lait, manger des<br />

œufs, porter du cuir et de la fourrure ?<br />

La question de la fourrure est vite évacuée,<br />

et il ne se trouve plus aujourd’hui<br />

qu’une poignée de pétasses pour oser se<br />

pavaner dans la dépouille d’un animal<br />

écorché vif.<br />

Le cuir, issu<br />

d’une bête tuée<br />

aussi pour sa<br />

viande, permet<br />

de diminuer le<br />

prix de vente de<br />

celle-ci. Donc,<br />

qui veut lutter<br />

contre le commerce<br />

de la<br />

bidoche devrait<br />

commencer par<br />

se passer de<br />

cuir, afin de faire monter les prix de la<br />

barbaque.<br />

Les œufs demandent une approche<br />

plus nuancée, car si la réalité des écloseries<br />

industrielles est effectivement<br />

cauchemardesque, il n’en va évidemment<br />

pas de même pour tous ces particuliers,<br />

de plus en plus nombreux qui,<br />

à l’instar de mes voisins ou de certains<br />

rédacteurs de « Même Pas Peur », choient<br />

leurs poules comme des membres de leur<br />

propre famille 3 . En achetant ses œufs à<br />

de tels producteurs, le légumiste n’injecte<br />

pas un centime dans l’aviculture<br />

intensive et rend même un fier service<br />

aux poules en question, qui ont besoin de<br />

pondre.<br />

3 Voir par exemple la « Cuisine désobéissante »<br />

du Même Pas Peur n°13.<br />

Reste le problème du lait, volé aux veaux<br />

à qui il était initialement destiné. Personnellement,<br />

je déteste ça, mais les amateurs<br />

trouveront sans peine de nombreux<br />

substituts végétaux pour égayer leurs<br />

céréales. De même, on peut facilement se<br />

passer de yaourt en le remplaçant par une<br />

autre douceur. Le vrai dilemme concerne<br />

le fromage. Parce qu’il faut bien avouer<br />

que le fromage végétarien (sans lait ni<br />

présure animale) n’est pas toujours inoubliable.<br />

Ceci dit, depuis que je sais que le<br />

lait est produit si intensivement que les<br />

vaches finissent par en développer des<br />

mammites et qu’il contient un taux autorisé<br />

de pus, j’ai quelque peu diminué ma<br />

conso de frometon.<br />

Le cri de la carotte<br />

Benoit Doumont<br />

« Et le cri horrifié de la carotte qu’on<br />

arrache à la terre ?» En un quart de siècle<br />

de végétarisme, un légumiste doit avoir<br />

l’occasion d’entendre cette belle répartie<br />

gouailleuse un bon millier de fois.<br />

Symptôme, sans doute, du malaise grandissant<br />

des carnivores face à la question<br />

de la viande. C’est que la situation a bien<br />

évolué en vingt-cinq ans : autour de 1990<br />

(quand j’ai tourné le dos au tournedos),<br />

avouer ne pas manger de viande vous<br />

faisait systématiquement passer pour<br />

un hurluberlu parfaitement inconscient.<br />

Aujourd’hui, vous pouvez affirmer votre<br />

attachement à une alimentation végétale<br />

et clamer haut et fort votre légumisme,<br />

les carnivores ne se gausseront plus.<br />

Bien souvent même, ils regarderont leurs<br />

pompes, un peu gênés, et finiront par<br />

vous confier qu’ils ne consomment plus<br />

eux-mêmes que très peu de viande. Ce<br />

qui démontre que nous sommes de plus<br />

en plus nombreux à ne plus vouloir fermer<br />

les yeux sur la réalité des abattoirs.<br />

Certaines formes de confusion<br />

demeurent pourtant tenaces et vous<br />

aurez beau avoir patiemment exposé à<br />

vos proches les fondements strictement<br />

politiques de votre régime, il se trouvera<br />

toujours quelqu’un parmi eux pour vous<br />

traiter en dévot ou en ascète. Ainsi, après<br />

vous avoir proposé distraitement de la<br />

viande à table, il se rattrapera : « ah non,<br />

c’est vrai, excuse-moi, tu ne peux pas ».<br />

Restez didactique ; réexpliquez simplement<br />

au distrait que vous pouvez tout à<br />

fait, mais que vous ne voulez pas manger<br />

de viande et qu’il ne s’agit aucunement<br />

d’une prescription religieuse, mais bien<br />

d’un choix personnel raisonné.<br />

Join the resistance<br />

La bonne nouvelle, c’est que la lutte<br />

contre la souffrance animale est à peu<br />

près le seul combat révolutionnaire qui<br />

semble actuellement gagner du terrain.<br />

Révolutionnaire ? Incontestablement : on<br />

parle quand même de faire tomber tout<br />

un système de pensée et de production,<br />

ce n’est pas rien quand on y pense. C’est<br />

un peu comme reconnaître une âme aux<br />

Indiens, abolir l’esclavage et vaincre le<br />

capital en même temps. Serons-nous les<br />

témoins (et acteurs) d’une telle victoire<br />

historique ? Le végétarisme constitue<br />

certainement l’un des combats les plus<br />

fédérateurs qui soient, puisqu’il correspond<br />

aussi bien aux humanistes de droite<br />

qu’aux misanthropes de gauche, et séduit<br />

même les écolos, qui ont calculé qu’environ<br />

dix protéines végétales sont nécessaires<br />

à la production d’une protéine animale<br />

4 et en déduisent fort à propos que<br />

l’élevage intensif n’arrange en rien les<br />

problèmes de notre petite planète – sans<br />

même parler des colossales émissions de<br />

gaz à effet de serre qu’engendre notre<br />

zoophagie chronique.<br />

Alors, plutôt que de gueuler sur le CETA<br />

et le TTIP en redoutant le poulet ammoniaqué,<br />

arrêtons de manger les poules.<br />

De nos jours, on le sait, une carte de<br />

banque pèse bien plus lourd qu’un bulletin<br />

de vote. Or, il n’existe pas d’élevage<br />

industriel « humain » : l’industrie se fout<br />

de tout ce qui n’est pas rentable. Quant à<br />

l’élevage artisanal, à peine moins contestable<br />

(l’animal finit toujours à l’abattoir),<br />

il ne pourra jamais remplir les 9 milliards<br />

d’estomacs attendus d’ici 2050. On peut<br />

tourner ça comme on veut : la viande,<br />

c’est mort.<br />

4 http://www.alimentation-responsable.<br />

com/impact-des-modes-alimentaires-sur-<br />

lenvironnement-et-la-disponibilit%C3%A9-<br />

alimentaire-mondiale


DÉCEMBRE 2016 / Même pas peur N o <strong>14</strong> / 7<br />

André Clette<br />

s’instruire en s’amusant<br />

prépuces, coquillages et crustacé... et dieu dans tout ça ?<br />

L’homme qui croit en Dieu fait parfois des<br />

choses étonnantes pour lui plaire. Comme<br />

se couper un bout de prépuce ou s’abstenir<br />

de manger de la langouste.<br />

Passe encore pour l’ablation du prépuce.<br />

C’est un sacrifice mineur, et ça ne se mange<br />

pas. Encore que, si l’on en croit l’écrivain<br />

algérien Hafed Benotman, certains parents<br />

facétieux l’ajoutent, par plaisanterie, dans<br />

le couscous offert au petit garçon fraîchement<br />

circoncis. 1<br />

Mais pourquoi se passer de langouste,<br />

ventredieu ! Qu’elle soit grillée, bouillie,<br />

gratinée, en sauce, à la parisienne, à l’armoricaine,<br />

à la créole, au citron, au calvados…<br />

la langouste est un enchantement.<br />

Elle a sa place sur les tables de fêtes et de<br />

réveillons, comme le homard et l’huître. Et<br />

pourtant, il y a un Dieu qui interdit à ses<br />

fidèles de consommer ces différentes bestioles<br />

au motif qu’elles vivent dans l’eau<br />

alors qu’elles n’ont ni nageoires ni écailles.<br />

L’huître lubrique et la langouste<br />

missionnaire<br />

On n’a pas idée, non plus, de vivre dans la<br />

mer quand on n’a pas de nageoires et qu’on<br />

se déplace bêtement en marchant sur ses<br />

pattes. C’est suspect et ça sème le trouble.<br />

L’eau, c’est fait pour nager, point barre. Si<br />

les crustacés et les mollusques refusent de<br />

s’adapter aux coutumes du milieu qui les<br />

accueille, ils doivent savoir qu’ils ne sont<br />

pas les bienvenus. La mer, c’est là où les<br />

poissons sont chez eux. Dieu ne fait que dire<br />

tout haut ce que pense la majorité forcément<br />

silencieuse des poissons.<br />

Pourtant, la langouste et le homard font<br />

de louables efforts pour s’intégrer. Aux<br />

dires des spécialistes, ils figurent parmi<br />

les rares animaux qui pratiquent le coït<br />

face à face, la femelle étant renversée sur<br />

le dos, enlaçant pattes, pinces et antennes<br />

à celles de son partenaire, dans la position<br />

dite « du missionnaire ». Cette aimable<br />

pratique aurait dû lui valoir la clémence<br />

divine. Il n’en est rien. Dieu, pas plus que<br />

les hommes, n’apprécie ce qui transgresse<br />

l’ordre de la création. Transfuges, transgenres<br />

et transformistes, s’abstenir.<br />

Que dire alors de l’huître ? Celle-ci,<br />

comme divers mollusques et gastéro-<br />

1 Abdel-Hafed Benotman, Éboueur sur échafaud, Payot<br />

et Rivages (2009)<br />

podes, jouit du privilège de l’hermaphroditisme<br />

alternatif. Non contentes de<br />

n’avoir ni pattes, ni nageoires, ni écailles,<br />

ni plumes, ces bestioles, tantôt mâle, tantôt<br />

femelle, écartent leurs valves pour exposer<br />

sans pudeur leurs chairs humides et<br />

frémissantes, et dispersent leurs ovules et<br />

spermatozoïdes comme confettis au carnaval,<br />

au bénéfice du premier venu. De tels<br />

comportements ne peuvent que révulser le<br />

dévot.<br />

Dans sa grande sagesse, le Lévitique 2 ,<br />

qui prône par ailleurs une homophobie<br />

féroce, interdit donc aussi de consommer<br />

les huîtres, moules, escargots et autres<br />

limaces. C’est dommage pour les croyants,<br />

ils n’auront pas le droit de goûter à la<br />

fameuse « limace à la suçarelle » que l’on cuisine<br />

en Provence, à l’ail et au fenouil, et<br />

que l’on déguste en l’aspirant par l’orifice<br />

naturel, d’où le nom de suçarelle. Ils ne<br />

pourront non plus bénéficier du sirop de<br />

limaces, qui est pourtant un excellent antitussif.<br />

Nos anciens avalaient des limaces<br />

crues pour soigner les maladies pulmonaires.<br />

S’il vivait encore, Dieu aurait trouvé<br />

ça dégoûtant.<br />

Le solam, le hargol et le hagab<br />

Quantité d’autres animaux sont également<br />

qualifiés d’abominations, tels « le reptile<br />

qui rampe sur le ventre ». On comprend<br />

ça. La terre est pour ceux qui marchent.<br />

L’eau, pour ceux qui nagent. Il n’y a pas à<br />

chipoter. Et que ces saloperies de reptiles<br />

n’essaient pas de chercher l’embrouille :<br />

« les reptiles qui volent et qui marchent à quatre<br />

pattes ou sur plusieurs pattes » sont tout aussi<br />

abominables. Quand on est un reptile, on<br />

devrait se contenter de ramper, et on ne va<br />

pas venir faire le mariole avec des ailes et<br />

des pattes pour tromper son monde. C’est<br />

pourquoi le caméléon ne se mange pas. En<br />

revanche, sont autorisés, « parmi tous les reptiles<br />

qui volent et qui marchent sur quatre pieds,<br />

ceux qui ont des jambes au-dessus de leurs<br />

pieds, pour sauter sur la terre. » Le croyant est<br />

donc autorisé à se régaler de la sauterelle, et<br />

à consommer sans réserve le solam, le hargol<br />

et le hagab. On aurait tort de s’en priver. La<br />

2 Troisième livre de la Torah, qui est la première<br />

partie de la Bible hébraïque ou du Premier Testament<br />

chrétien. Ce n’est pas un livre pour rire. En allemand,<br />

Jemandem die Leviten lesen (lire le Lévitique à quelqu’un)<br />

signifie « lui sonner les cloches » ou « lui remonter les<br />

bretelles ».<br />

seule difficulté est de connaitre une<br />

recette. On n’en trouve pas sur www.<br />

marmiton.org, pas davantage sur www.<br />

cuisineaz.com.<br />

Remarquons au passage que le créateur<br />

ne semble pas avoir une idée<br />

très claire de ses propres créations<br />

quand il range les sauterelles parmi<br />

les reptiles. De même, quand il classe<br />

la chauve-souris parmi les oiseaux<br />

à ne pas manger. Lorsqu’il ordonne<br />

« vous mangerez de tout animal qui a<br />

la corne fendue, le pied fourchu, et qui<br />

rumine », il s’emmêle un peu les pinceaux<br />

en ajoutant : « vous ne mangerez<br />

pas le lièvre, qui rumine, mais qui n’a pas<br />

la corne fendue, vous le regarderez comme<br />

impur ». Aujourd’hui encore, la question<br />

divise les exégètes : le lièvre est-il<br />

un ruminant ?<br />

Nul n’ignore que Dieu, dans tous<br />

ces livres, interdit formellement la<br />

consommation du porc. Cela montre<br />

sa grande sollicitude et son souci sanitaire.<br />

On sait, en effet, que la viande<br />

du cochon est porteuse de multiples<br />

parasites comme le trichinella qui provoque<br />

nausée, vomissement, diarrhée,<br />

migraine, fièvre, frissons, toux, yeux<br />

gonflés, douleurs musculaires, douleurs<br />

articulaires, problèmes de coordination,<br />

problèmes cardiaques et respiratoires.<br />

Sans parler du taenia solium<br />

(appelé aussi ténia armé), de l’hépatite<br />

E, du virus responsable du syndrome<br />

dysgénésique et respiratoire, du virus<br />

Nipah, du virus Menangle… Chacun de<br />

ces parasites et virus peut conduire à<br />

des problèmes de santé graves, susceptibles<br />

de se manifester pendant des<br />

années.<br />

Toutefois, si Dieu avait été vraiment<br />

sympa, il aurait quand même mieux<br />

fait d’expliquer qu’une cuisson correcte<br />

suffit à les éliminer.<br />

La cuisine du Diable<br />

Ceux qui se refusent à suivre les<br />

conseils diététiques de Dieu peuvent<br />

toujours essayer la cuisine du Diable.<br />

Elle ne manque pas de charme, et de<br />

bons auteurs ont écrit sur le sujet des<br />

choses passionnantes. Malheureusement,<br />

il faut savoir que le Diable proscrit<br />

le sel, celui-ci étant un symbole<br />

chrétien. Imagine-t-on passer l’éternité<br />

à ingérer des plats sans sel ? Ce<br />

serait l’enfer.<br />

Par chance, Dieu n’a jamais traité<br />

d’abomination des produits aussi<br />

nécessaires à l’alimentation humaine<br />

que les mono et diglycérides d’acide<br />

gras (E471), les carraghénanes (E<br />

407), le monostéarate de sorbitane<br />

polyoxyéthylène(E435), l’hydroxybenzoate<br />

de propyle sodique, les para-et<br />

propyl- parabène sodique (E217)…<br />

Les colorants, conservateurs, antioxydants,<br />

agents de texture, acidifiants,<br />

exhausteurs de goût, et autres édulcorants<br />

sont donc autorisés. Le lobby de<br />

l’industrie alimentaire rend grâce au<br />

Seigneur. Dieu est grand. Et le clown<br />

McDonald est son prophète.<br />

Certains ont<br />

des palais<br />

pour gouter<br />

aux aliments,<br />

d’autres aux<br />

privilèges<br />

Lichic<br />

Quand je<br />

découpe la tarte<br />

du temps, je me<br />

réserve toujours<br />

le quartier libre<br />

Lichic


8 / Même pas peur N o <strong>14</strong> / DÉCEMBRE 2016<br />

immanence et transcendance<br />

Christine Van Acker<br />

Je rentrais d’une visite chez un couple<br />

d’amis horticulteurs. Nous avions passé<br />

la matinée à grappiller, au gré des allées,<br />

dans les tunnels de plastique, de drôles<br />

de fruits. Patrick, tout à son plaisir, à fleur<br />

de peau, fier et joyeux, me cueillait une<br />

grappe de tomates minuscules comme<br />

des groseilles, m’initiait au piquant de<br />

la capucine tubéreuse, aux kiwanos au<br />

goût de banane et citron vert, aux fruits<br />

du melothria scabra, minuscules bombes<br />

croquantes à vous exploser leur saveur<br />

de concombre dans la bouche, aux petites<br />

boules rouges sucrées du solanum sisymbrifolium<br />

tomates-litchis sorties de leur<br />

calice épineux, aux feuilles dentelées et<br />

pourpres du shiso dont le goût s’apparenterait<br />

à un mélange de basilic, de cumin,<br />

de menthe, de gingembre et de cannelle<br />

auxquels j’ajoute le citron et, ma voisine,<br />

le café. Sans oublier les piments Trinidad<br />

sortis droits de l’enfer. Jusqu’en 2013, ces<br />

piments ont été considérés comme les<br />

plus forts au monde sur l’échelle inventée<br />

en 2012 par Wilbur Scoville, à Détroit.<br />

Le Diable lui-même ne supporterait pas<br />

leur teneur en capsaïcine, la molécule qui<br />

donne toute sa force à cet engin de destruction<br />

des muqueuses dont la queue<br />

de scorpion émergeant de ses replis élégants<br />

nous avertit du danger.<br />

Minna, la compagne de Patrick, exultait<br />

en hummm, ahhhh... Pour rien au monde<br />

elle ne se serait lassée de ce qui, pour elle,<br />

se répétait chaque saison. Être entourés<br />

chacun de leurs jours par cette diversité,<br />

y goûtant à chaque repas, me semblait<br />

avoir façonné mes amis à l’identique<br />

de leurs récoltes : êtres rares, spirituels,<br />

hors du commun, aux amours plurielles,<br />

à la jeunesse éternelle. Quelque chose de<br />

mimétique, en eux, les avait plantés, fixes<br />

dans la terre, restant libres de se disséminer<br />

aux alentours. Á la transcendance de<br />

l’animal et de l’être humain faut-il opposer<br />

l’immanence de la plante, comme le<br />

suggère Francis Hallé dans son Éloge de<br />

la plante 1 ? Mes papilles ne parvenaient<br />

plus à se rattacher à quelque chose de<br />

connu ; elles grimpaient à l’apex d’une<br />

ivresse nouvelle, bue dans le saisissement,<br />

tandis que j’essayais de retenir les<br />

noms de ces nourritures absentes de mon<br />

quotidien alimentaire routinier. Perdre le<br />

nom, c’eût été perdre la chose. Une effervescence<br />

m’emplissait la bouche tandis<br />

que ma voiture enfilait les dizaines de<br />

kilomètres qui me séparaient de la maison,<br />

et de son petit garde-manger composé<br />

de pommes, de poires, de poireaux<br />

et de carottes, sans distinction d’espèces.<br />

De la bouche à l’âme, il n’y a qu’un pas,<br />

qu’elle franchit. Je n’étais plus qu’une<br />

grande gueule ouverte à l’horizon qui me<br />

rentrait dedans, le ventre offert à l’aventure.<br />

Le gris de mes jours avait retrouvé<br />

des couleurs. Substances légales, psychotropes<br />

inoffensifs, j’en étais aux larmes<br />

tant la loi uniforme du Marché mondial<br />

s’insinue dans nos cabas aux seules fins<br />

de nous priver de la palette infinie des<br />

saveurs de la liberté.<br />

Extrait de L’en vert des corps (à paraître)<br />

1 Editions du Seuil, 2004 – Réédité en poche chez<br />

Points en 20<strong>14</strong><br />

On mord dans la vie à belles dents, on avale des couleuvres, on bouffe du curé, on<br />

croque le marmot, on déjeune de soleil, on gobe des mensonges, on boustifaille dans<br />

le système, on se repaît des chiens,... Après, on s’étonne de n’avoir pas bien digéré.<br />

André Stas


DÉCEMBRE 2016 / Même pas peur N o <strong>14</strong> / 9<br />

Populiste toi-même !<br />

Sylvie Kwaschin<br />

Précaution jaculatoire : tous les termes, mêmes les pronoms, sont censés être épicènes.<br />

Espèce de populiste ! Populiste toi-même ! C’est çui qui dit qui l’est… nanananère…<br />

Le vocabulaire s’appauvrit, même celui de l’insulte. Quand l’insulte est pauvre, la<br />

pensée est piteuse. Réfléchissez bon sang : qu’est-ce qui ne vous va pas chez l’autre,<br />

là, celui que vous vouez aux gémonies ?<br />

Est-il menteur, baveux, bluffeur, charlatan, imposteur, calomniateur ?<br />

Est-il raciste, xénophobe, anti-blacks ou bronzés, antisémite, islamophobe ?<br />

Est-il sexiste, phallocrate, macho, misogyne ?<br />

Est-il hypocrite, fourbe, sournois, trompeur, dissimulé, félon, jésuite, tartuffe,<br />

retors, sournois, sycophante ?<br />

Est-il perfide, traître, trompeur ?<br />

Est-il flatteur, caudataire, thuriféraire, flagorneur, démagogue, lèche-cul ?<br />

Est-il tricheur, malhonnête, fraudeur, truqueur, voleur ?<br />

Est-il exploiteur, spoliateur, rançonneur, profiteur, exacteur, capitaliste ?<br />

Il se prend pour le sauveur, le rédempteur, le libérateur, l’homme providentiel ?<br />

Il abuse, il attige, il blouse, il bluffe, il couillonne, il dupe, il entube, il escroque, il<br />

feint, il flatte, il leurre, il mystifie, il outrage, il … ?<br />

Un peu de nuances et de précision, que diable !<br />

Et laissez le peuple là où il est : nulle part. Ni dans les discours qui le traitent de<br />

populace ignorante, stupide et dangereuse ou qui prétendent l’enfermer dans une<br />

identité bien fusionnelle. Ni dans les urnes, ni dans les référendums, collections<br />

d’avis disparates, procédures ventriloques qui prétendent le faire parler et le canaliser.<br />

Le peuple n’est jamais là a priori, sauf quand on essaie de le manipuler pour<br />

l’entuber. C’est un surgissement rare de l’action politique lorsqu’elle est émancipatrice<br />

et démocratique. C’est la recherche jamais aboutie d’une communauté politique<br />

égalitaire et autonome.


10 / Même pas peur N o <strong>14</strong> / DÉCEMBRE 2016<br />

Trop de XXL<br />

dans la jungle Catherine Degauquier<br />

Cet automne a été la saison de la migration<br />

de la jungle loin de Calais. Les terres<br />

d’où l’on rêve des falaises d’Angleterre<br />

sont à présent dénudées mais en avril,<br />

des planches y réfugiaient les calés à<br />

Calais.<br />

Et en avril, là comme ailleurs, il valait<br />

vieux ne pas se découvrir d’un fil. Les<br />

vêtements, tant qu’ils sont vides, passent<br />

les frontières ; dans un hangar à l’adresse<br />

restant discrète (se garder des fachos…),<br />

des ballots de vêtements arrivés d’Angleterre<br />

sont triés à l’intention des routards.<br />

Où manger ? Où s’habiller ? C’est à l’Auberge<br />

des migrants, où des donneurs de<br />

leur temps libre s’enchaînent au tri pour<br />

quelques jours à Calais sans voir la côte<br />

d’Opale.<br />

Le tri est bien organisé. Un tri de vivres,<br />

un de chaussures, un de produits d’hygiène,<br />

un de vêtements. Rien à redire.<br />

Enfin si : plein de bons gros pulls, sweats<br />

à ou sans capuche, parkas et blousons<br />

imperméables, t-shirts valsent à la poubelle<br />

(enfin bon au rebut). Quel gaspillage.<br />

Incroyable, de si bons dons à se<br />

mettre sur le dos, purement éjectés. Juste<br />

parce que ce sont des tailles X, XL, XXL<br />

et XXXL.<br />

Pendant ce temps : à la cuisine, on déshabille<br />

des montagnes d’oignons et d’ail en pleurant<br />

en anglais international sur la situation à<br />

Lesbos cet hiver, où un éplucheur hollandais<br />

vivant de la réalisation de films pour la pub<br />

était allé donner ses sous et son âme cet hiver.<br />

À côté du tri de vêtements, d’autres<br />

activistes s’activent (même le vieux<br />

couple venu en jaguar) : composer des<br />

kits de base individuels avec nécessaire<br />

de toilette corps et dents, de rasage,<br />

slips, chaussettes, t-shirts. Sans arrêt, ils<br />

tombent sur la bosse des voisins du tri<br />

de vêtements : « où sont les petits slips ?<br />

We need small sizes. Vous n’avez rien en<br />

sweat à capuche S ou M ?». C’est qu’ils ont<br />

le bras plutôt fin, ceux qui veulent enfiler<br />

le tunnel sous la manche.<br />

Pendant ce temps : à la cuisine, de nouveaux<br />

arrivants viennent donner leurs coups<br />

de mains, commençant par laver celles-ci<br />

consciencieusement en ces lieux ignorés de<br />

l’Afsca et compagnie.<br />

Au tri, les casiers L débordent, pourtant<br />

on a le cœur fendu devant une<br />

veste, étanche, épaisse et douillette avec<br />

capuche mais voilà, c’est une XXL…<br />

Allez, pas de pitié… Une donneuse de<br />

sa garde-robe voit passer au rebut le bon<br />

pull de son mari qu’elle avait apporté et<br />

se maudit de ne pas plutôt avoir pensé à<br />

attaquer l’étagère de son ado de fils.<br />

Pendant ce temps : à la cuisine de l’Auberge<br />

des migrants, des teneurs de couteaux<br />

attaquent les courgettes, carottes, salades,<br />

tomates, pommes de terre, radis, persil. Haute<br />

teneur en toutes sortes de nutriments, mais<br />

pas de quoi engraisser.<br />

À défaut de T-shirts S dans les racks<br />

pour homme -au sommet desquels est<br />

juchée une unique chaussure noire à<br />

vraiment très haut talon-, on va voir du<br />

côté des racks pour femmes et on en<br />

extrait des casiers S et M tout ce qui ne<br />

fait pas trop fille.<br />

Pendant ce temps : des camionnettes chargées<br />

de dahl, de salades variées, de pommes de<br />

terre et courgettes au curcuma, de riz curry<br />

aux carottes, de TVP (textured vegetarian<br />

proteins) aux tomates partent pour nourrir les<br />

rois de la jungle. Ces derniers ont le régime<br />

vegan depuis qu’ils sont ici (ce qui ne va pas<br />

arranger le problème au tri de vêtements).<br />

Ouf, côté hommes, un T-shirt taille<br />

small est extirpé d’un tas. Alléluia. Il y<br />

est écrit :<br />

« I ♥ England ».<br />

Le PTB va-t-il se prendre<br />

les pieds dans le tapis de prière ?<br />

Camille Lermenev et son ami Zam<br />

Compte-rendu de séance<br />

Le 26 octobre dernier, le PTB (le Parti du<br />

Travail de Belgique) projetait à Bruxelles<br />

comme support de débat le documentaire<br />

« Un racisme à peine voilé » de Jérôme<br />

Host, avec comme intervenants Petya<br />

Obolensky (responsable du secteur antiracisme<br />

au PTB), Hind Riad (Progress<br />

Lawyers Network, le cabinet des avocats<br />

du PTB) et Giorgia Scalmani (de l’association<br />

Vie féminine, la branche féminoféministe<br />

du MOC... le Mouvement<br />

ouvrier chrétien).<br />

Documentaire intéressant, avec un essai<br />

bien mené de déconstruction du discours<br />

laïque en France, presque convaincant<br />

notamment par la qualité de ses intervenantes<br />

voilées, filles instruites, cultivées,<br />

fières d’être musulmanes et demandant<br />

juste qu’on leur foute la paix et qu’on les<br />

laisse mener leur études à bien, voilées<br />

ou non. Presque convaincant s’il n’était<br />

totalement monté à charge, sans témoins<br />

de la défense, pourtant nombreux à être<br />

écharpés : droite sécuritaire, médias<br />

classiques, intellectuels de gauche,<br />

féministes « classiques », SOS Racisme,<br />

mouvement Ni Putes Ni Soumises, et<br />

même associations de défense des animaux<br />

(parce qu’elles ont le tort infâme<br />

de dénoncer la souffrance des abattages<br />

rituels), tous amalgamés et malaxés sans<br />

vergogne vers la conclusion ultime du<br />

film : attaquer l’islam au nom de la laïcité,<br />

c’est en fait du racisme déguisé.<br />

Quod erat demonstrandum. On comprend<br />

maintenant mieux pourquoi le logo du<br />

flyer est une femme voilée qui fait un<br />

bras d’honneur, et pourquoi c’est bien le<br />

PTB « Anti-racisme » qui est à la barre. On<br />

comprend aussi mieux pourquoi le livre<br />

de l’iranienne Chahdortt Djavann, « Bas<br />

les voiles », revient trois fois dans le montage.<br />

Manifestement tout ce qui touche<br />

à la critique de la religion n’est pas très<br />

bien vu. Le débat peut commencer, avec<br />

un public qui semble acquis à la cause.<br />

Questions servies d’abord par les organisateurs<br />

(le public attendra longuement) ;<br />

débat technique et légaliste ensuite, pour<br />

savoir comment contourner et dénoncer<br />

les lois qui empêchent de porter le<br />

voile au travail (dans le privé ou dans le<br />

public). Puis quelqu’un risque une question<br />

plus large, que l’on peut paraphraser<br />

comme « lorsque je critique les églises<br />

évangéliques de réveil, leur discours et<br />

leurs pratiques, et que j’assimile cela à<br />

de l’escroquerie, est-ce que cela fait pour<br />

autant de moi un raciste vis-à-vis de ceux<br />

qui les fréquentent ?» La réponse de Mr<br />

PTB Anti-racisme, excellent tribun qui<br />

aime s’écouter parler, noie le poisson sous<br />

un discours « on doit tous s’unir contre<br />

l’oppresseur capitaliste » et renvoie l’interlocuteur<br />

à une hypothétique suite<br />

au bar. Une autre question, issue d’une<br />

militante plus âgée, et qui jette un froid :<br />

« Pourquoi les femmes que je fréquentais<br />

quand j’étais jeune militante n’étaient<br />

pas voilées, et pourquoi suis-je maintenant<br />

entourée de femmes voilées ?».<br />

Réponse de Madame Vie féminine : je ne<br />

sais pas (et la suite nous apprend que ce<br />

n’est pas le problème). Madame vie féminine<br />

ne peut effectivement pas répondre<br />

qu’entre-temps les barbus ont construit<br />

des mosquées, fait des années de prêches<br />

et mis la communauté au pas patriarcal.<br />

Ce serait sans doute une parole raciste.<br />

On rappellera à nos camarades les classiques<br />

dont ils se réclament, qu’un électoralisme<br />

de quartier semble leur faire<br />

avoir oublié : Hegel, Feuerbach, Marx et<br />

bien d’autres ont longuement disserté<br />

sur la religion « conscience renversée du<br />

monde », « bonheur illusoire » dont la<br />

suppression est une nécessité première.<br />

Comme disait le bon vieux Karl, « la critique<br />

du ciel se transforme ainsi en critique<br />

de la terre, la critique de la religion<br />

en critique du droit, la critique de la théologie<br />

en critique de la politique ». Bref,<br />

bien loin du discours d’aujourd’hui sur<br />

l’islamophobie, escroquerie intellectuelle<br />

qui veut faire passer tous les athées militants<br />

pour des racistes.<br />

Quant à répondre à la question posée<br />

dans le titre : non, le PTB ne va pas se<br />

prendre les pieds dans le tapis de prière.<br />

Rassurez-vous, c’est déjà fait.


Déconomie<br />

Deconomie<br />

Sylvie Kwaschin<br />

DÉCEMBRE 2016 / Même pas peur N o <strong>14</strong> / 11<br />

Vive<br />

le travailleur<br />

autonome !<br />

Marre d’être astreint au boulot huit<br />

heures par jour et cinq jours par<br />

semaine ? Marre de faire tous les jours<br />

le même trajet, vers le même bâtiment ?<br />

De voir tous les jours la tête des mêmes<br />

collègues et d’entendre les mêmes<br />

vannes à la pause-café ou cigarette ?<br />

Les nouvelles technologies, le nouveau<br />

management et la nouvelle politique<br />

vont enfin vous offrir des perspectives<br />

de changement ! Vous allez pouvoir<br />

vous libérer au gré de missions et d’employeurs<br />

diversifiés, gérer votre propre<br />

développement de compétences, devenir<br />

un expert sollicité !<br />

Comment ? Grâce avant tout au miracle<br />

technologique, ensuite à l’intelligence<br />

des gestionnaires d’entreprises et enfin<br />

à l’action visionnaire du ministre de<br />

l’Emploi, Kris Peeeeters !<br />

Le miracle technologique<br />

C’est celui des plateformes et des<br />

« bigs datas ». Une plateforme, c’est<br />

l’utilisation des nouvelles technologies<br />

de l’information de la communication<br />

(NTIC) pour mettre en relation une<br />

ou des entreprises et des compétences,<br />

celles de consommateurs et/ou celles<br />

de « travailleurs ». Uber, l’appli qui permet<br />

de trouver une voiture avec chauffeur<br />

moins chère qu’un taxi classique<br />

ou Airbnb qui permet de trouver une<br />

location en dehors des circuits classiques<br />

sont des plateformes. Bref, c’est<br />

de la mise en relation à une puissance<br />

jamais rêvée par les gazettes de petites<br />

annonces.<br />

Vous n’avez pas envie de jouer le chauffeur<br />

de taxi ou le livreur de pizza ?<br />

Qu’à cela ne tienne. Vous pourriez être<br />

développeur pour Apple : 1 ou participer<br />

1 « l’AppStore d’Apple fait travailler 380 000<br />

développeurs qui ont créé 1.5 million d’applications<br />

pour plus de 100 milliards de téléchargements et 33<br />

milliards de dollars de revenus générés entre 2008 et<br />

2015. » http://www.lemonde.fr/trajectoires-digitales/<br />

article/2016/04/19/l-economie-de-plateformes-cetterevolution-industrielle-silencieuse<br />

à la recherche d’un grand groupe pharmaceutique<br />

ou, plus modestement,<br />

participer à l’organisation des données<br />

de votre vendeur de godasses en ligne<br />

préféré. Chacun ses compétences, il<br />

y en a pour tout le monde : des petits<br />

boulots, répétitifs, pas compliqués,<br />

payés au « clic », des tâches un peu plus<br />

compliquées, exercées grâce au miracle<br />

des algorithmes avec d’autres pour concourir,<br />

tous ensemble, tous ensemble,<br />

à l’œuvre finale, ou la recherche d’une<br />

solution innovante où le gagnant remporte<br />

tout seul toute la mise !<br />

Le nouveau management<br />

La gestion par « projets » est déjà<br />

largement développée dans les entreprises<br />

qu’il s’agisse du développement<br />

de projets industriels, de marketing,<br />

de recherche, de conception informatique,<br />

de la fabrication de l’information.<br />

Elle conduit déjà les salariés concernés<br />

à passer d’une mission à l’autre. Quoi<br />

de plus simple, à l’aide des nouvelles<br />

technologies, que de rechercher les<br />

compétences à l’extérieur de l’entreprise<br />

et d’engager un « free lance » sur<br />

tel ou tel projet ou de faire travailler<br />

une multitude de gens sur une mission<br />

? Les plateformes permettent de<br />

référencer des individus compétents et<br />

de les mettre en relation avec les entreprises<br />

en recherche de tel ou tel type de<br />

collaborateur sur un projet ou une mission<br />

précise.<br />

Non, on ne va pas remplacer le Forem<br />

pour permettre la rencontre de l’offre<br />

et de la demande de travail. Mais, pour<br />

tous les jobs qui ne nécessitent pas une<br />

prestation sur place, dans l’entreprise,<br />

le job pourra être exécuté de n’importe<br />

où… Comptable, informaticien, juriste,<br />

marketeur, ingénieur, conseiller en<br />

gestion… Enfin fini de croiser toujours<br />

le même conseiller recherche emploi.<br />

Votre réseau va s’agrandir, votre réseau<br />

devient… mondial ! Car la plateforme<br />

est capable de mettre en concurrence<br />

directe tous les travailleurs de l’économie<br />

mondiale sans devoir se casser ni<br />

la tête ni le bec à délocaliser matériellement<br />

quoi que ce soit. Salariés en<br />

concurrence avec travailleurs indépendants<br />

mais aussi travailleurs indépendants<br />

entre eux. C’est-y pas excitant ça,<br />

cela ne change-t-il pas la vie ? Ah oui,<br />

évidemment, s’il faut vous faire un<br />

dessin, vous risquez de devoir baisser<br />

vos prétentions : il y a des gens très<br />

bien, très intelligents ou très travailleurs<br />

partout dans le monde et prêts à<br />

bosser pour moins cher que vous. Mais<br />

bon, l’aventure, ça n’a pas de prix, non ?<br />

Et si vous n’êtes pas aventureux, cela<br />

vous permettra au moins de compléter<br />

le salaire de votre job à temps partiel ou<br />

votre future allocation universelle.<br />

L’action discrète et modeste de<br />

notre Kris<br />

Petit souci, changer de vie pour vous et<br />

de bizness model pour les entreprises,<br />

cela se heurte souvent aux rigidités<br />

sociales et juridiques. Les sociétés sont<br />

tellement balourdes face à l’agilité des<br />

entreprises ! C’est ainsi que Uber a été<br />

interdit à Bruxelles pour cause de « concurrence<br />

déloyale »! Récemment, la<br />

justice du Royaume-Uni la condamnait<br />

à reconnaître ses chauffeurs comme<br />

des employés, et non pas comme des<br />

auto-entrepreneurs 2 . Cela réduit non<br />

seulement les bénéfices mais aussi la<br />

souplesse : signer un contrat de travail,<br />

penser au licenciement, etc, pffff… de<br />

quoi décourager l’initiative privée !<br />

Heureusement, notre Kris Peeters,<br />

ministre de l’Emploi, a décidé d’apporter<br />

modestement sa petite pierre à<br />

l’édifice. Modeste et discrète, parce que<br />

la proposition ne prend que quelques<br />

lignes dans sa déclaration de politique<br />

générale d’octobre 2016 et a suscité<br />

bien moins d’ire que l’annualisation du<br />

temps de travail. Il veut créer un nouveau<br />

statut de « travailleur autonome »,<br />

entre le salarié et l’indépendant. « Dans<br />

les grandes lignes, un travailleur autonome<br />

est un travailleur qui exécute un<br />

contrat, en échange d’un salaire et d’un<br />

investissement dans des opportunités<br />

de développement, et où les objectifs et<br />

résultats à atteindre sont fixés de commun<br />

accord. » (…) « Dans l’exécution<br />

de cette mission, le travailleur autonome<br />

détermine, dans les limites des<br />

contours et budgets fixés de commun<br />

accord, à partir d’où, quand et comment<br />

il remplit cette mission. »<br />

2 http://www.lemonde.fr/economie/<br />

article/2016/10/28/uber-condamne-aconsiderer-des-chauffeurs-comme-des-salariesau-royaume-uni<br />

Et voilà ! Il suffisait d’y penser. C’est<br />

un malin, not’ Kris ! Le statut de « travailleur<br />

autonome » permettra d’éviter<br />

que les travailleurs indépendants soient<br />

requalifiés comme « salariés » avec les<br />

salaires, directs et indirects, qui vont<br />

avec. Le travailleur autonome sera bien<br />

sous contrat pour une tâche et un prix<br />

déterminés. Donc, le lien avec l’entreprise<br />

sera établi. Mais, vu le caractère<br />

déterminé de la tâche, faudra pas s’emmerder<br />

à le licencier avec préavis. Et vu<br />

le caractère autonome, il coûtera moins<br />

cher. Tout bénef. Sauf pour les connards<br />

qui doivent bosser pour payer le loyer,<br />

la bouffe et l’école des gamins.<br />

Soyez créatifs !<br />

Allez, un dernier petit exemple de<br />

« mission » passionnante, pour la route<br />

Richard. « La surveillance de caméras<br />

vidéo par la foule est un exemple caractéristique<br />

du ‘crowdsourcing’ 3 d’activités<br />

routinières. « Internet eyes »<br />

(www.interneteyes.co.uk) est un<br />

service dont l’objectif est de permettre<br />

aux entreprises de surveillance, qui ont<br />

installé des caméras chez des clients,<br />

de faire surveiller ces caméras par la<br />

foule. Après s’être inscrit, chaque individu<br />

peut surveiller des caméras sur<br />

son écran Internet plusieurs heures<br />

par jour. Les individus sont rémunérés<br />

en fonction du nombre d’infractions<br />

relevées. Nous retrouvons donc bien<br />

les caractéristiques du crowdsourcing<br />

d’activités routinières : d’un côté,<br />

la surveillance ne requiert aucune<br />

compétence rare, si ce n’est de l’attention<br />

et du temps. De l’autre côté l’activité<br />

de surveillance est compliquée et<br />

coûteuse pour une entreprise seule qui<br />

aurait à gérer des dizaines, centaines<br />

ou milliers de caméras. » 4<br />

Et vous, quel genre de mission vous<br />

fait rêver ?<br />

3 Aller chercher les compétences à l’extérieur<br />

de l’entreprise, via une plateforme ouverte<br />

pour bénéficier d’un effet de foule (crowd),<br />

autrement dit du grand nombre.<br />

4 Aller chercher les compétences à l’extérieur<br />

de l’entreprise, via une plateforme ouverte pour<br />

bénéficier d’un effet de foule (crowd), autrement<br />

dit du grand nombre.<br />

Quand Belfius<br />

finance<br />

les gentilles multinationales<br />

du monde entier Camille Lermenev<br />

Relayés par le réseau belge financité<br />

(https://www.financite.be), les rapports<br />

« Dirty profits » du collectif Facing<br />

Finance (http://www.facing-finance.<br />

org/) constituent une belle source de<br />

renseignements pour tous ceux qui veulent<br />

(tenter de) savoir ce que les banquiers<br />

font de leur argent. Et qui voit-on apparaitre<br />

dans le dernier rapport ? Belfius<br />

Bank ! Belfius, dont on rappellera pour les<br />

distraits qu’elle est toujours détenue en<br />

majorité par l’État belge, après un « sauvetage<br />

» il y a quelques années. Mais si,<br />

souvenez-vous de ces jours magiques où,<br />

en pleine récession, en pleines années de<br />

bouclages difficiles de budgets, en pleines<br />

années d’austérité, en pleines années de<br />

déficit de la sécurité sociale impossible<br />

à boucher, on trouvait miraculeusement<br />

des milliards pour « sauver » (en réalité<br />

nationaliser) des banques privées…aaah,<br />

c’était le bon temps ! Belfius Bank, qui<br />

s’octroie le rare mais gouteux privilège<br />

d’avoir déjà été mentionnée dans les deux<br />

précédentes éditions du rapport (sans<br />

que cela ne semble apparemment émouvoir<br />

nos édiles, puisque aucun correctif<br />

à la politique d’investissement n’a apparemment<br />

été apporté). Mais qu’est-ce que<br />

ces Anglos-Saxons empêcheurs de manger<br />

les frites des dividendes en rond peuvent-ils<br />

bien reprocher à notre fleuron<br />

bancaire national ? Oh, des peccadilles, et<br />

notamment d’apporter du financement à<br />

quelques sympathiques multinationales<br />

mouillées dans de nombreuses affaires<br />

louches. Pour n’en citer que quelquesunes<br />

: Adidas en conflit social avec ses<br />

sous-traitants indonésiens, Areva pour<br />

(notamment) ses contrats opaques sur<br />

l’uranium de RDC ou sa pollution du<br />

Niger dans le même chouette type d’exploitation,<br />

Cargill pour accaparement<br />

des terres en Colombie (on passe les<br />

autres cas), Monsanto pour ses violations<br />

de la santé humaine et environnementale,<br />

Nestlé pour ses pratiques afin<br />

de geler le prix du Cacao, etc., etc. La liste<br />

des entreprises douteuses soutenues est<br />

aussi longue que fastidieuse, et atteste<br />

au moins d’une chose : même si la moitié<br />

des cas s’avéraient discutables, il en reste<br />

encore tant qu’une conclusion évidente<br />

s’impose : Belfius finance sans état<br />

d’âme un nombre impressionnant de<br />

salauds et de pollueurs de par le vaste<br />

monde. Avec pour conséquences la violation<br />

directe ou indirecte de quelques con-<br />

ventions que le CA de Belfius doit sans<br />

doute trouver anecdotiques : Déclaration<br />

universelle des droits de l’homme,<br />

Convention sur la diversité biologique,<br />

Déclaration UN sur le droit au développement,<br />

Déclarations de Rio et de Kyoto,<br />

Déclaration sur les droits des peuples<br />

indigènes et ainsi de suite… Là encore<br />

la liste est si longue que les 7 membres<br />

du CA ont de quoi se torcher durant de<br />

longues années ! Un CA que tout cela ne<br />

doit pas démanger beaucoup, puisque,<br />

d’après les CV du site de Belfius luimême,<br />

leur président Jos Clijsters est un<br />

ancien du sérail (multinationale Unilever<br />

1 ), lequel doit se sentir bien protégé<br />

par les honorables éminences universitaires<br />

qui l’entourent (Carine d’Outrelepont<br />

de l’ULB, Georges Hubner de l’Ulg,<br />

Baronne Lutgard Van Den Berghe et<br />

Rudy Van der Vennet de l’Université de<br />

Gand), économistes et avocats au grand<br />

cœur, dont on ne doute pas qu’ils veillent<br />

à l’intégrité de chaque investissement.<br />

Ouf !<br />

1 Encore accusée récemment pour la déforestation en<br />

Indonésie liée aux plantations de palmiers à huile...


12 / Même pas peur N o <strong>14</strong> / DÉCEMBRE 2016<br />

Nos amis les bêtes betes et méchants<br />

mechants<br />

Petite histoire de la presse satirique Cyril Bosc<br />

épisode 4<br />

bosc (1924-1973)<br />

Parmi les « maitres à dessiner » des piliers<br />

du dessin de presse et d’humour des années<br />

70, sont souvent cités Saul Steinberg, Chaval,<br />

Dubout, Siné… Wolinski rajoute<br />

volontiers Jean-Maurice Bosc 1 à cette liste.<br />

Dans l’éditorial de Charlie-mensuel qui<br />

suit la mort de son ainé, Wolinski raconte<br />

que, au milieu des années 50, Bosc est<br />

« le premier dessinateur à qui [il ait] osé<br />

montrer [ses] dessins. » Bosc s’est, paraitil,<br />

trouvé bien « emmerdé pour donner son<br />

avis ». Comme Siné, Bosc publie ses premiers<br />

dessins au tout début des années 50.<br />

Bosc nait le 30 décembre 1924 dans le<br />

sud de la France. Son père est viticulteur. À<br />

20 ans, après quelques mois dans un chantier<br />

de jeunesse, Bosc s’engage pour quatre<br />

années d’armée. Comme le fera le Professeur<br />

Choron quelques années plus tard, le<br />

futur dessinateur se porte volontaire pour<br />

intégrer un corps expéditionnaire et se<br />

retrouve en Indochine. Il est (comme Choron<br />

encore) opérateur radio quand la guerre<br />

éclate. Nombreux sont les témoignages de<br />

soldats qui ont vécu cette période et qui<br />

racontent l’horreur des combats, des bombardements,<br />

des supplices infligés aux prisonniers…<br />

Le temps passé dans cet enfer<br />

marquera Bosc plus que tout autre. N’étant<br />

déjà pas de constitution trop solide, il<br />

reviendra très affaibli physiquement, mais<br />

aussi moralement. Sa première remarque<br />

quand il retrouve sa famille est « Jamais<br />

plus je ne pourrai manger ni dormir ». Dès<br />

1 Qui n’a aucun lien de parenté avec l’auteur<br />

de cette chronique.<br />

lors, sa forme physique et son équilibre<br />

moral précaire lui imposeront de longues<br />

périodes de repos et des séjours en maison<br />

de santé où il subit les effets de traitements<br />

encore balbutiants pour ce type de pathologie,<br />

notamment des électrochocs.<br />

Ne pouvant reprendre l’activité de vigneron<br />

de son père pour ces raisons de santé,<br />

Bosc cherche sa voie. C’est un album de<br />

Mose qui déclenchera l’idée du dessin<br />

d’humour. Bosc s’enferme un été dans<br />

sa chambre, dessine, sélectionne « 49 »<br />

dessins, brûle les autres et prend un aller<br />

simple pour Paris. En novembre<br />

1952, Paris-Match publie huit de<br />

ses dessins sur une pleine page.<br />

Le texte de présentation se termine<br />

par : « Pour une fois – une<br />

seule – l’assurance des maîtres<br />

de l’humour fait place, en cette<br />

page, à la fraîcheur malhabile du<br />

débutant ». La carrière de Bosc est<br />

lancée.<br />

Pour mesurer l’étendue de ses<br />

innombrables parutions dans<br />

les revues, journaux, recueils,…<br />

tant en France qu’à l’étranger, je<br />

vous renvoie sur le très complet<br />

site internet qui lui est consacré<br />

(www.j-m-bosc.com). Ce site a<br />

été conçu, réalisé et mis à jour par<br />

Alain Damman, passionné, érudit<br />

et neveu de l’artiste.<br />

En juillet 1972, Bosc reçoit le Prix d’Humour<br />

de la ville d’Avignon et de la SPH. La<br />

SPH (Société Protectrice de l’Humour) association<br />

lancée par le dessinateur Desclozeaux,<br />

ami des dernières années de Bosc, avait pour<br />

but de faire connaître le dessin de presse et<br />

regroupait ou exposait toutes les pointures<br />

entre 1966 et 1976.<br />

À bout de force physique et mentale, Bosc<br />

se suicide en mai 1973 à 49 ans.<br />

En 2003, pour les trente ans de sa mort,<br />

Charlie-hebdo publie une double page de ses<br />

dessins. Gébé lui rend un bel hommage intitulé<br />

Le grand Bosc : « Poète du prosaïsme,<br />

il a raplaplatisé et misérabilisé les déjà<br />

minables corridas, les traineurs de sabre et<br />

leurs horreurs de guerres sans entrain, les<br />

enterrements qui mènent au trou et les soutanes<br />

qui voient un au-delà sous le trou. Il<br />

a médiocrisé à mort, avec son trait qui ne<br />

repassait pas deux fois, l’amour benêt et ses<br />

amoureux godiches, les chasseurs glaiseux et<br />

leurs chiens piteux, les potentats défraîchis<br />

et les dompteurs bas de gamme. Il en reste,<br />

mais on lui doit de savoir les traiter. »<br />

Bien que n’ayant pas fait partie de l’équipe<br />

qui devait faire vivre Hara-kiri, on trouve<br />

régulièrement des dessins de Bosc dans cette<br />

publication ; le premier dès le numéro 20, en<br />

septembre 1962.<br />

Mais de cela, on reparlera.<br />

Les lecteurs se lâchent<br />

Il vaut mieux avoir des lettres de noblesse<br />

qu’un blason consanguin<br />

Lichic<br />

il y a libraire et libraire...<br />

Droit de réponse à l’article de Bernard Daman « L’inquiétante lâcheté des libraires »<br />

MPP13, page 16<br />

Faute de croire en quoi que ce soit, n’ayant foi qu’en ce à quoi je m’accroche, survie<br />

oblige, en l’occurrence en ma profession de « libraire-buraliste », j’ai eu beaucoup<br />

de mal à croire, dirais-je même à avaler cette dénonciation un peu courte, lâchée,<br />

et signée par un lecteur, en dernière page du dernier MPP.<br />

Non pas que l’attitude de ma consoeur, décrite dans cet article fut défendable,<br />

tel n’est pas mon propos. Son crime : « Même pas peur » retiré des rayons par peur<br />

de froisser Charles Michel, seigneur de sa commune. En vérité je n’ai pas accepté<br />

cet amalgame : une incontestable lâcheté fort singulièrement élargie au « pluriel »<br />

dans l’intitulé de l’article. Adoncques « les libraires » dans leur ensemble sont coupables<br />

à travers la description d’une seule expérience négative.<br />

Esprit de corporatisme ou aveuglement de ma part ? Cette question m’a effleuré…<br />

un instant. Bien que n’étant pas en mesure d’élaborer des statistiques mesurables<br />

sur la conscience professionnelle de mes collègues, encore relativement nombreux<br />

malgré leur déclin conjoncturel, j’envisageais des vérifications sur le terrain. Aussi<br />

durant une semaine j’entrepris de jouer au client dans plusieurs librairies visitées<br />

au hasard de ma route, après mes heures de travail.<br />

Terrible constat, je l’avoue en toute neutralité… sans prétendre à une quelconque<br />

vérité scientifique, sur dix librairies-presse explorées, deux seulement mettent en<br />

avant la presse satirique. Lorsque je dis « en avant », je veux dire juste là où des<br />

publications irrévérencieuses sont immédiatement visibles et disponibles dans le<br />

rayonnage. Dans les huit autres, celles-ci sont négligemment masquées dans la<br />

masse, perdues dans un coin, volontairement occultées, voire carrément absentes<br />

de l’assortiment.<br />

Ce marasme accablant éclaire l’immense difficulté du défi de lancer un nouveau<br />

canard non-subsidié ! Ses éditeurs & contributeurs peuvent-ils compter sur le soutien<br />

des professionnels du réseau de diffusion de presse ? Au fait, peut-on encore<br />

parler de professionnels ? À vous, à nous « marchands de journaux », histoire de<br />

préserver notre beefsteak, ne sommes-nous pas devenus un peu des épiciers ? Pas<br />

de faux procès svp, je n’ai rien contre les épiciers, c’est un autre métier. Donc nous<br />

libraires, sommes-nous toujours bien conscients de notre rôle essentiel, déterminant,<br />

dans la diffusion de l’information ? Faisons-nous le maximum pour garantir<br />

et proposer aux clients un large éventail de presse pluraliste, conformiste et nonconformiste,<br />

tant en journaux qu’en magazines ?<br />

Alors que les éditeurs des quotidiens traditionnels belges francophones ne<br />

cessent de réduire nos marges, et que la jeunesse tendance zapping délaisse la<br />

presse écrite pour Internet, ses sites d’infos et d’intox, ses réseaux sociaux, nous<br />

les libraires ne serions-nous pas inspirés de consacrer un minimum d’espace à la<br />

presse alternative, afin de lui donner au moins une petite chance d’exister ?<br />

Voilà quelques éléments de réflexion à digérer. En ces temps présents où l’intolérance<br />

reprend du poil de la bête, la liberté d’expression est non seulement possible,<br />

elle est vitale. Soutenons-la, encourageons-la. Sollicitons, harcelons nos libraires :<br />

en avant s’il vous plait, et surtout si ça ne leur plait pas. Ci-joint à titre d’exemple :<br />

la photo d’un présentoir mural de publications « alternatives » fort apprécié par<br />

une bonne partie des clients qui osent, qui ont le courage de fréquenter ma petite<br />

librairie. Même pas peur !<br />

Theo Poelaert Librairie-presse Volders<br />

38, avenue Jean Volders, 1060 Saint-Gilles (Bruxelles)


dans la poche gauche<br />

chantez<br />

maintenant<br />

Alexeiv Brno<br />

P o u r q u o i<br />

c h r o n i q u e r<br />

un livre sans<br />

auteur et sans<br />

éditeur, donc<br />

impossible à<br />

commander ?<br />

Parce « Quand<br />

la police nous<br />

fait chanter »<br />

est un<br />

ouvrage à ce<br />

point réussi<br />

que ce serait<br />

dommage de<br />

s’en priver !<br />

Imprimé en<br />

bichromie<br />

noir et bleu<br />

sur un papier<br />

de qualité,<br />

richement illustré, son sous-titre précise son ambition<br />

: florilège francophone chronologique. Rengaines<br />

séditieuses et refrains vengeurs sont ainsi<br />

compilés, du lais et de la ballade moyenâgeuse, en<br />

passant par les carmagnoles et ravacholes de fin du<br />

19 ième , la chanson française de 1950, le punk ravageur<br />

et le rap de banlieue. Chansonnettes et refrains<br />

meurtrissent à qui mieux-mieux argousins, sergots,<br />

cabots, flics et keufs, et sans vergogne, car, comme<br />

le rappelle judicieusement « l’amicale des chansonniers<br />

amateurs bénévoles » à l’origine de cette<br />

anthologie délicieuse, une chanson fait toujours<br />

moins mal que des menottes serrées au sang, une<br />

compression thoracique, un coup de matraque, de<br />

Taser ou une balle « perdue »! Ah, la Java des chaussettes<br />

à clous de Vian ! Ah le « Allez les gars » du<br />

Gam ! Ah, le bon punk juteux d’OTH ! On chuchote<br />

qu’une chorale éphémère pourrait en faire bientôt<br />

ses choux gras à Bruxelles. Mais où trouver cette<br />

perle de dessous de manteau ? Elle est au moins<br />

disponible au Joli Mai (indispensable librairie à St<br />

Gilles), au Sterput E² (nouvelle « galerie » mutante à<br />

bxhell) et dans la distro des René Binamé, partout en<br />

concert en Belgique, voir leur agenda ! Bonne pêche !<br />

de délicieuses recettes<br />

DÉCEMBRE 2016 / Même pas peur N o <strong>14</strong> / 13<br />

Et si ce livre de recettes devenait le symbole<br />

d’une nouvelle manière de se nourrir et de<br />

nourrir l’humanité ! L’humour de Dominique<br />

Meeùs, d’une carnassière élégance,<br />

fait mouche. Ses recettes, elles, font saliver.<br />

André Stas, fine plume, fin gourmet, ne<br />

s’y est pas trompé : « Les Éditions du Basson<br />

m’ont réjoui par cette merveille de Dominique<br />

MEEÙS, 52 recettes de cuisine anthropophagique<br />

joyeusement et joliment illustrées.<br />

Dédié à Jonathan Swift, immortel auteur de la<br />

Modeste proposition pour empêcher les enfants<br />

des pauvres d’Irlande d’être à la charge de leurs<br />

parents ou de leur pays et pour les rendre utiles<br />

au public que tout le monde devrait connaître,<br />

ce VRAI livre de cuisine vous apprendra la<br />

manière de préparer un succulent jarret de vieux<br />

aux chicons, un chasseur sauce lapin, une cuisse<br />

de grenouille de bénitier, la langue de concierge<br />

sauce piquante, l’overdosé aux fines herbes ou<br />

encore une empotée Bretonne. Végétariens et<br />

culs gercés s’abstenir absolument. » 1<br />

52 Recettes de cuisine anthropophagique, joyeusement et joliment illustrées, Éd. du Basson 2016)<br />

1 Revue C4, n°299.<br />

Philo-graffeur<br />

Sur la page d’accueil de son site, on est tout de suite mis au parfum<br />

: Slobodan Diantalvic pense et dessine comme il boit : souvent,<br />

beaucoup et cul sec.<br />

Il se définit comme un philo-graffeur, c’est-à-dire qu’il s’adonne à<br />

la philo-graffie : un savant mélange d’écriture sarcastique, d’observation<br />

du monde et de ses contents-pour-rien, le tout enrobé<br />

dans un graphisme dégoulinant comme du chocolat chaud sur<br />

une poire humide.<br />

Son troisième bouquin vient de sortir, ça s’appelle Soyons flexibles,<br />

c’est préfacé par Philippe Decressac et ça percute !<br />

EV<br />

Les adresses internuts des lieux évoqués :<br />

https://jolimailibrairie.com/<br />

http://galerie-e2.org/<br />

http://www.aredje.net/<br />

Le livre n’est pas distribué en Belgique, mais disponible via<br />

www.slobodandiantalvic.fr<br />

Foutage de pub<br />

Il était une fois « un monde qui change »<br />

Andrée Fauché<br />

« Les bons comptes font les bons couples » : un établissement<br />

bancaire dont la sagesse est devenue proverbiale<br />

pour avoir ait vaciller l’édifice de la finance<br />

et de l’épargne nous le dit. De quoi se mêle-t-il, le<br />

banquier ? De tes règlements de compte familiaux et<br />

du linge sale que tu laves habituellement comme tu<br />

sais ? A-t-il placé un logiciel espion dans tes plumes,<br />

histoire de vérifier de quel côté tu dors ? Jusqu’où<br />

veut-il aller fourrer son nez : dans ta penderie, guettant<br />

le cadeau adultère ? Ou dans ton frigo, pour s’assurer<br />

que tu manges tes cinq légumes et fruits quotidiens<br />

plutôt que de consommer celui défendu avec le<br />

mec de la voisine ? Your Account is watching you : c’est<br />

ça, la banque d’ « un monde qui change ».<br />

Chez nous, les problèmes de pognon sont réglés<br />

une fois pour toutes. De un : on est viré du chômage.<br />

De deux : on est, de ce fait, aussi viré de la banque.<br />

On a revendu la Suzuki pour éponger notre négatif<br />

chronique et puis, basta. Depuis, on carbure au<br />

liquide. Mais on compte tout. Absolument tout.<br />

Question d’égalité et d’éviter les engueulades ? Non,<br />

question de survie tout court. Les petits restos en<br />

tête à tête, c’est fini depuis un certain temps. Mais on<br />

forme un couple uni. On fait tout ensemble : la vaisselle,<br />

les courses, le ménage, les devoirs après l’école,<br />

et l’amour évidemment. En fin de mois, on va tous les<br />

deux toucher mon assignation à la poste, on recompte<br />

ensemble et on met notre thune sous l’évier, dans un<br />

vieux sucrier. On l’appelle Monsieur le Compte.<br />

Le dernier luxe qu’on s’est offert, c’était une sortie<br />

chez Mourad pour une assiette kebab tous les cinq,<br />

avec chacun son soda puis une glace pour les enfants<br />

et deux bières pour nous deux. Ça nous a mis par<br />

terre jusqu’à la fin du mois. On a alors pris la situation<br />

en mains. Pour le loyer, le chauffage, l’électricité<br />

et la connexion internet, Monsieur le Compte fait pot<br />

commun. Le<br />

vieux voisin<br />

nous a filé<br />

sa parcelle,<br />

à condition<br />

qu’on lui<br />

fournisse la<br />

moitié des<br />

légumes.<br />

On a planté<br />

et on a mis<br />

quelques<br />

poules. Cette année, on aura nos premières pommes.<br />

On récupère l’eau du bain du plus petit pour arroser<br />

les tomates. On n’a plus acheté un vêtement neuf<br />

depuis deux ans. Les enfants sont sensibilisés et participent<br />

de leur plein gré à notre plan d’austérité.<br />

La vie quotidienne et ses dépenses font l’objet d’une<br />

comptabilité entièrement transparente, responsable<br />

et égalitaire. Nathan, avec sa poche trouée, a perdu 50<br />

cents. Il sait que ça va lui en coûter. Ou bien il ira porter<br />

les poubelles ce soir et préparera la table du petit<br />

déj’ pour demain. Ou bien il remboursera Monsieur<br />

le Compte en cash. Moi, je réparerai sa doudoune<br />

pour que ça n’arrive plus. Dans la dèche, cependant,<br />

chacun reçoit ce qui lui est dû. Au souper, je compte<br />

les cuillerées de céréales et de purée, les frites, les<br />

lardons et les haricots verts dans chaque assiette. Je<br />

mesure les centimètres de saucisse. Quand c’est spaghetti,<br />

chaque ration est pesée. C’est moi qui distribue<br />

les tartines. Je suis aussi responsable de l’inventaire<br />

des biscuits et des coins de fromage à tartiner<br />

(autorisés une fois par semaine). Celui qui triche est<br />

pénalisé : bonus pour Monsieur le Compte.<br />

Pour le reste, on prend exemple sur notre gouvernement,<br />

rognant ça et là, c’est-à-dire notamment sur les<br />

soins de santé : celui qui oublie de se laver les dents<br />

est redevable à Monsieur le Compte d’un euro de<br />

contribution exceptionnelle. Même tarif pour celui<br />

ou celle qui nous expose tous à la grippe ou a la gastro,<br />

en touchant ce qui est à table sans s’être lavé les<br />

mains. Le matin, Mélanie chronomètre le timing de<br />

chacun sous la douche et attribue les amendes à ceux<br />

qui s’y attardent. Sa sœur note scrupuleusement qui<br />

va aux toilettes, qui tire la chasse, le nombre de coupons<br />

utilisés. Tout ça est chiffré et décompté dans un<br />

souci d’égalité.<br />

Le soir, je compte les cure-dents usagés dont je suis<br />

la seule à me servir. Car la rigueur n’empêche pas<br />

que l’un ou l’autre puisse s’offrir un extra personnel,<br />

pour peu qu’il restitue, d’une manière ou d’une<br />

autre, l’équivalent de ce dont il a privé les quatre<br />

autres. En fin de mois, Monsieur le Compte est rempli<br />

de pièces de 1, 2, 5, 10 et, même parfois 20 cents.<br />

On ne les dépense pas. On trie ensemble nos petites<br />

pièces et on les range dans une boîte en fer, cachée au<br />

fond de la garde-robe. On l’a appelé Mme Lagarde.<br />

Pas touche, elle est planquée, sacrée, inviolable. Dans<br />

un « monde qui change », on ne sait jamais de quoi<br />

demain sera fait.


<strong>14</strong> / Même pas peur N o <strong>14</strong> / DÉCEMBRE 2016<br />

La cuisine désobéissante<br />

desobeissante<br />

Jean-Philippe Querton<br />

et la gastronomie<br />

dans tout ça ?<br />

Privilège ou prérogative, je ne sais<br />

pas, mais c’est après avoir lu l’ensemble<br />

des excellents textes qui fleurissent<br />

dans ce numéro gourmand de Même<br />

Pas Peur, que je me lance dans cette<br />

chronique mensuelle qui se veut gastronomique<br />

et désobéissante.<br />

Alors, rentrons dans le lard ( !) et<br />

soyons clairs : moi, la barbaque, j’aime<br />

ça et je l’assume. La viande de bœuf<br />

maturée, par exemple, ça c’est un must.<br />

Le principe est simple, mais l’art est<br />

délicat. Tout qui aime la viande sait<br />

qu’il lui faut un temps de mortification<br />

avant d’être consommée 1 , l’idée<br />

de la maturation, c’est d’allonger cette<br />

période pour que la bidoche s’affine.<br />

Comme pour le fromage, comme pour<br />

le vin, comme pour certaines bières,<br />

c’est la patience qui génère de la qualité.<br />

Ce procédé permet de changer<br />

la texture de la viande. Les fibres du<br />

muscle se détendent, se relâchent, le<br />

gras se répartit et la nature suit son<br />

cours, le tout grâce à des enzymes<br />

appelées protéases et lypases. Bon,<br />

ce n’est pas pour toutes les bourses et<br />

en tout cas, c’est à réserver pour les<br />

grandes occasions, surtout quand on<br />

flirte avec des artistes-bouchers qui<br />

poussent le raffinement jusque dans<br />

ses derniers retranchements en enveloppant<br />

les quartiers de viande d’un<br />

linge imbibé d’un whisky pur malt<br />

haut de gamme qui conférerait au produit<br />

des saveurs à nulle haute pareille.<br />

On est là sur des produits qui frisent<br />

les 80 € le kilo, d’accord avec vous, pour<br />

le même budget, on achète une montagne<br />

de légumes !<br />

Maigre ( !) consolation pour les antispécistes,<br />

les éleveurs qui fabriquent<br />

ces produits pour carnivores précisent<br />

qu’ils travaillent cette maturation avec<br />

des bêtes qui ont vécu et sont mortes<br />

sans stress : une vache heureuse a un<br />

bon taux de glycogène, un glucide<br />

qui se transforme en acide lactique<br />

et abaisse le pH de la viande après<br />

l’abattage.<br />

1 Je viens de perdre 12 lecteurs…<br />

Mais on n’a pas encore atteint les<br />

sommets, on n’est pas encore dans le<br />

sublime, dans le nirvana du carnassier,<br />

le caviar de la viande, si on n’a pas<br />

goûté au bœuf de Kobé !<br />

On parle ici de l’exceptionnel<br />

puisqu’on est sur des produits vendus<br />

aux environs de 400 € le kilo ! Une<br />

viande dont les méthodes d’élevage<br />

sont exclusives et ancestrales. Les bêtes<br />

doivent être élevées exclusivement<br />

dans la préfecture de Hyogo, face à la<br />

mer, nourries pendant plus de 7 mois<br />

au lait et à l’herbe, puis les meilleures<br />

bêtes sont sélectionnées pour entamer<br />

le processus d’élevage du label bœuf de<br />

Kobé. Suite à cette sélection, elles sont<br />

nourries d’aliments à base de riz et de<br />

bière pendant deux ans. Pour éviter<br />

toute forme de stress, ils sont massés<br />

tous les jours par l’homme avec du<br />

saké en écoutant de la musique classique.<br />

Le résultat ? Une bête grasse et<br />

détendue qui donne une viande persillée<br />

et tendre au goût unique.<br />

Maintenant que je suis fâché avec<br />

tout le monde, reconnaissons quand<br />

même qu’on peut aimer la viande et<br />

être un consommateur responsable. Le<br />

véritable amateur est celui qui mange<br />

de la bidoche bio, qui est à la recherche<br />

de comptoirs fermiers travaillant dans<br />

la logique d’une agriculture raisonnée.<br />

Voici l’heure des “ infaux ”<br />

Ses caméras quadrillaient la scène d’un<br />

spectacle autour de Verhaeren. 1916-2016 :<br />

centième anniversaire de la mort de ce<br />

célèbre poète flamand qui écrivait en<br />

français.<br />

Vibration. Vous avez un nouveau message.<br />

« Dylan prix Nobel de littérature ».<br />

Son ex-petite amie avait le don de<br />

rendre chaque événement important<br />

absolument dérisoire, voire abject. Sans<br />

cesse elle éprouvait le besoin de se manifester<br />

par l’une ou l’autre ruse. Ce n’était<br />

pourtant pas lui qui l’avait quittée ni<br />

même trompée. Pendant trois mois, elle<br />

lui avait caché le fait qu’elle voyait un<br />

autre homme, elle lui avait même reproché<br />

d’avoir fouillé dans son téléphone<br />

pour en avoir le cœur net. Après tout ça,<br />

pourquoi éprouvait-elle le besoin de lui<br />

envoyer ce SMS ?<br />

Pourquoi, après avoir rompu, cherchaitelle<br />

par tous les moyens à “rester amis”<br />

par l’intermédiaire de ce bon vieux Bob ?<br />

Elle n’avait jamais aimé Bob Dylan de<br />

toute façon, incapable de saisir l’intensité<br />

de sa voix et sa façon de scander les<br />

mots. Ses goûts musicaux étaient passés<br />

des beuglements de la chanteuse italobelge<br />

Lara Fabian aux gesticulations<br />

pathétiques d’un obscur imitateur d’Elvis<br />

appelé Niko. Un rital singeant vulgairement<br />

la gestuelle du King avait tout pour<br />

lui plaire : cette absence de personnalité<br />

devait sans doute lui rappeler la sienne.<br />

Devant sa télévision, il regardait les<br />

informations se juxtaposer jusqu’à en<br />

devenir aussi insignifiantes que le SMS<br />

de son ex. Le Nobel 2016 enterrait définitivement<br />

le Nobel 1997 ! Dario Fo meurt<br />

et l’interprète de sa pièce Cette dame est<br />

à jeter, André Debaar, ressuscite dans la<br />

mémoire du jeune réalisateur de 60 ans<br />

son cadet. Ce fut son premier documentaire,<br />

ses premières larmes et son premier<br />

enterrement.<br />

Oublions Dario Fo, André Debaar et<br />

même Bob Dylan. Le spectacle venait<br />

tout juste de commencer, mais dès l’apparition<br />

de la comédienne flamande, ses<br />

caméras semblèrent comme vampirisées<br />

par cette femme tout en cheveux. La<br />

pâleur de sa peau ne faisait que renforcer<br />

le rougeoiement de sa tignasse. Ses<br />

caméras restaient braquées sur elle et<br />

épousaient chaque mouvement, chaque<br />

courbe de son corps.<br />

Le spectacle fini, l’incendiaire rousse<br />

l’interpelle, lui dit qu’il y a urgence à stopper<br />

le CETA, cet accord de libre-échange<br />

entre l’Europe et le Canada. Si elle avait<br />

pu faire signer la pétition pendant le<br />

spectacle, elle l’aurait fait, elle qui regrettait<br />

tellement de ne pas être à Namur en<br />

train de manifester devant le parlement<br />

wallon.<br />

« C’est grâce à la pression populaire qu’aujourd’hui<br />

les lignes bougent. On lâche rien, et<br />

à la fin c’est nous qu’on va gagner !» Il buvait<br />

chacune de ses paroles et était prêt à devenir<br />

son ministre de la propagande, il voulait<br />

utiliser ses humbles talents pour une<br />

juste cause à présent et se rapprocher de<br />

Stefan Thibeau<br />

cette activiste rouquine. Il voulait réagir,<br />

réaliser un clip démontrant l’absurdité<br />

et les menaces des multinationales sur<br />

notre démocratie, sur l’avenir de notre<br />

alimentation, de notre santé, du climat. Il<br />

voulait agir, peindre sur le corps pâle de<br />

sa nouvelle muse un NON, Non sur son<br />

fion. Utiliser la surface du postérieur de<br />

cette actrice engagée pour véhiculer un<br />

message, qui lui permettrait de se rapprocher<br />

de son intimité. Il était persuadé<br />

qu’il n’y avait pas besoin d’être acquis à la<br />

cause pour être convaincant, qu’un message<br />

passait bien plus facilement s’il était<br />

pensé par une personne extérieure, voire<br />

hostile.<br />

Lui qui ne croyait pas en grand-chose,<br />

qui n’avait d’avis sur rien, pouvait pertinemment<br />

se mettre à la place des gens<br />

qu’il avait à convertir. Le gros problème<br />

des activistes est de prêcher des convaincus.<br />

Pour lui la radicalisation ne devait<br />

plus rester l’apanage des islamistes, elle<br />

pouvait servir d’autres buts. Lui-même<br />

avait plus d’une fois failli glisser vers<br />

des groupuscules extrémistes qui exacerbaient<br />

son potentiel nihiliste à des fins<br />

terroristes. Et si des jeunes sans connaissance<br />

religieuse ni géopolitique pouvaient<br />

se retrouver à des milliers de kilomètres<br />

de leur maison pour défendre une<br />

cause qui leur était inconnue jusqu’ici, lui<br />

pouvait être le Daech du Ceta. Réaliser<br />

des clips de propagande destinés à créer<br />

des groupuscules extrémistes capables<br />

de prendre les armes et de sacrifier leur<br />

vie pour défendre une idée forte, tel était<br />

son but à présent.<br />

À peine la pétition signée, la flamboyante<br />

rousse s’en alla, embrassant<br />

les autres comédiens pour rejoindre<br />

Bruxelles et terminer son documentaire<br />

qui, selon elle, ridiculiserait entre autres<br />

le député flamand Herman De Croo.<br />

« Monsieur le Député voudrait vous saluer. »<br />

La comédienne se tourna vers la voix et<br />

découvrit l’organisatrice du cercle Verhaeren.<br />

Ses cheveux se mirent à rougir davantage.<br />

Sans même avoir assisté au spectacle,<br />

Herman De Croo allait lui serrer la main.<br />

Elle avait le choix entre dissocier la comédienne<br />

de l’activiste ou arrêter la réception<br />

en hurlant “NON AU CETA, À BAS DE<br />

CROO” ou...<br />

Le vidéaste prit l’enveloppe contenant<br />

son maigre cachet pendant que la comédienne<br />

trinquait et remplissait abondamment<br />

le verre de ce bon Herman. Visiblement<br />

ivre, il buvait lui aussi les paroles et<br />

les verres que lui servait cette Nana des<br />

Temps Modernes. Elle n’avait pas besoin<br />

de lui !<br />

Le lendemain, la signature du député<br />

De Croo fit pencher la balance en faveur<br />

du Non au Ceta, Allez savoir pourquoi…<br />

ci-gît bob dylan<br />

assassiné<br />

en traître<br />

par chair tremblante 1 Fin de l’acte 2.<br />

1 DYLAN, Bob. Tarantula. Paris : Hachette<br />

Littératures, 2005, p. 195.


la case en moins<br />

Dessinateur engagé (il contribue<br />

notamment au trimestriel social<br />

« Ensemble », publié<br />

par le Collectif Solidarité<br />

Contre l’Exclusion)<br />

et animateur pour<br />

enfants, Manu Scordia<br />

met aujourd’hui<br />

son talent au service<br />

de la libération d’Ali<br />

Aarrass, ce ressortissant<br />

belgo-marocain<br />

injustement incarcéré<br />

au Maroc depuis plus<br />

de huit ans dans des<br />

conditions de détention<br />

abominables et dans l’indifférence<br />

absolue de la classe politique belge. Un<br />

combat bénévole, tant pour l’auteur que<br />

pour son éditeur, puisque tous les bénéfices<br />

des ventes de la BD seront reversés à<br />

l’association « Free Ali Aarrass », pilotée<br />

par la sœur du détenu.<br />

MPP : En suivant parallèlement<br />

les destinées d’Ali Aarrass,<br />

de sa sœur Farida et de son<br />

épouse Houria au cours des dix<br />

dernières années, tu retraces<br />

méthodiquement le déroulé<br />

de l’affaire depuis ses origines<br />

jusqu’à nos jours. Tu as utilisé<br />

diverses sources, dont beaucoup<br />

de témoignages de première<br />

main. Comment as-tu travaillé ?<br />

Manu Scordia : Je me suis renseigné,<br />

puis j’ai d’abord rencontré sa sœur<br />

Farida, qui m’a tout raconté en long<br />

et en large. Ensuite, j’ai rencontré Luk<br />

Vervaet, fondateur du comité « Free Ali<br />

Aarrass » et ancien enseignant dans les<br />

prisons, qui reste très engagé dans le<br />

milieu carcéral. J’ai aussi communiqué<br />

par email avec Houria, la femme d’Ali,<br />

avec ses avocats, puis avec des membres<br />

du comité de soutien, qui avaient assisté<br />

aux procès et qui m’ont fourni pas mal de<br />

témoignages directs. [...] C’est en prenant<br />

connaissance du sujet que j’en suis arrivé<br />

à faire un truc d’aussi grande envergure.<br />

MPP : Tu as pu<br />

entrer en contact<br />

avec Ali Aarrass ?<br />

M.S. : Oui, j’ai pu lui<br />

parler au téléphone,<br />

grâce à sa sœur Farida [...]<br />

MPP : Quelles<br />

sont les preuves et<br />

éléments à charge<br />

qui pèsent contre<br />

lui ?<br />

« On va faire<br />

un geste et leur<br />

envoyer ce gars<br />

dont on n’a rien<br />

à foutre »<br />

M.S. : Il n’y a rien. C’est justement ça<br />

toute la particularité du cas Ali Aarrass,<br />

c’est qu’il n’y a vraiment absolument rien.<br />

Le dossier est totalement vide. Tout ce<br />

qu’il y a, ce sont des aveux obtenus sous<br />

la torture, donc sans aucune valeur juridique<br />

selon le droit international. Et Aarrass<br />

n’a même jamais été particulièrement<br />

militant ni impliqué politiquement,<br />

donc il n’est sans doute pas non plus<br />

« Un homme<br />

ordinaire, victime<br />

de quelque chose<br />

qui le dépasse<br />

complètement »<br />

Entretien avec MANU SCORDIA. Propos recueillis par Benoit Doumont<br />

je m’appelle ali aarrass<br />

emprisonné pour ses idées. C’est juste<br />

un homme ordinaire, victime de quelque<br />

chose qui le dépasse complètement.<br />

MPP : Si j’ai bien compris,<br />

Aarrass était soupçonné<br />

d’appartenir au réseau terroriste<br />

Belliraj, mais au cours de son<br />

propre procès, Belliraj luimême<br />

l’a blanchi ?<br />

M.S. : Oui [...], en 2008, il a été arrêté<br />

parce que le Maroc, du fait de la nationalité<br />

marocaine d’Aarrass, le réclamait.<br />

Il a été jugé par Baltasar Garzón, magistrat<br />

célèbre pour sa sévérité et pour son<br />

intransigeance, qu’on ne peut vraiment<br />

pas soupçonner de laxisme (c’est lui qui<br />

a lancé un mandat d’arrêt contre Pinochet),<br />

et qui a abouti à un<br />

non-lieu. Mais malgré<br />

ça, Ali Aarrass n’est pas<br />

libéré, parce que le Maroc<br />

le réclame.<br />

MPP : En quoi<br />

s’agit-il d’un procès<br />

diplomatique ?<br />

M.S. : On ne peut faire<br />

que des suppositions. [...]<br />

Le Maroc et l’Espagne sont<br />

entrés dans une compétition<br />

à qui était le meilleur élève dans la<br />

lutte anti-terroriste. On suppose que c’est<br />

lié à ça : le Maroc voulait montrer qu’il ne<br />

lâcherait pas l’affaire et faire un exemple,<br />

et l’Espagne, dans une logique d’apaisement<br />

diplomatique, s’est sans doute dit :<br />

« on va faire un geste et leur envoyer ce<br />

gars dont on n’a rien à foutre ».<br />

MPP : Quelle est la position de<br />

la Belgique dans cette affaire ?<br />

M.S. : La Belgique n’a absolument pas<br />

réagi du tout. C’était Vanackere aux<br />

affaires étrangères. Maintenant, c’est<br />

Reynders, mais Vanackere ne valait<br />

pas mieux, en tout cas sur ce sujet-là.<br />

La Belgique a totalement laissé faire, et<br />

quand la famille Aarrass a interpellé<br />

les ministres, ils ont déclaré faire entièrement<br />

confiance à l’Espagne. Là aussi,<br />

entre la Belgique et le Maroc, c’est une<br />

longue histoire : on a fêté il n’y a pas<br />

longtemps les 50 ans de l’immigration<br />

marocaine ; la Belgique affiche fièrement<br />

son amitié de longue date avec le Maroc<br />

et prétend qu’il s’agit d’un pays démocratique<br />

qui respecte les droits de l’homme,<br />

alors qu’en fait, le Maroc est une dictature<br />

épouvantable.<br />

MPP : Tu rapportes que<br />

lorsque Farida se tourne<br />

vers le Ministère belge des<br />

affaires étrangères, le consul<br />

a cette réponse<br />

stupéfiante :<br />

authentique ?<br />

« Dans le cas<br />

d’un problème<br />

à l’étranger, les<br />

citoyens belges<br />

se divisent en<br />

deux catégories :<br />

ceux qui le<br />

sont d’origine<br />

et les autres. »<br />

La citation est<br />

M.S. : Oui, c’est textuellement ce qu’il<br />

a répondu. Cette affaire reflète bien le<br />

racisme qu’il y a là-derrière : si Ali Aarrass<br />

était belgo-belge, avec un prénom<br />

bien de chez nous, il ne serait pas où il est.<br />

Si un citoyen belge se trouve emprisonné<br />

arbitrairement à l’étranger, évidemment,<br />

la Belgique intervient ; mais parce qu’il<br />

a la double nationalité, selon le consul,<br />

sa nationalité marocaine prévaut. C’est<br />

l’excuse invoquée, mais ça ne tient pas,<br />

parce que Farida Aarrass a attaqué l’État<br />

belge en 20<strong>14</strong> pour non-assistance consulaire,<br />

et elle a gagné.<br />

MPP : C’est-à-dire que la justice<br />

belge reconnaît que l’État<br />

doit apporter une assistance<br />

consulaire à Ali Aarrass ?<br />

M.S. : Exactement, et c’est une première<br />

dans l’histoire juridique de la Belgique :<br />

pour la première fois, la justice condamne<br />

la différence de traitement réservée aux<br />

binationaux, pratique considérée jusquelà<br />

comme parfaitement<br />

normale. Ceci étant,<br />

malgré cette décision<br />

de justice, l’État belge<br />

n’a jamais rien fait et ne<br />

fait toujours rien. C’est<br />

pourquoi j’ai co-signé<br />

récemment une carte<br />

blanche dans Le Soir<br />

pour exiger que l’État prenne en charge<br />

l’assistance consulaire due à Aarrass 1 ,<br />

et j’invite également tous les lecteurs de<br />

« Même Pas Peur » à signer la pétition 2 .<br />

MPP : Reynders en a pourtant<br />

rajouté une couche, en<br />

déclarant : « Attention, il s’agit<br />

tout de même d’une affaire de<br />

terrorisme ».<br />

M.S. : Oui, ça, c’est ce qu’il a dit plus<br />

récemment, un peu après les attentats<br />

du Bataclan. À ce moment-là, Ali Aarrass<br />

était en grève de la faim depuis presque<br />

60 jours, et donc évidemment, Reynders<br />

a profité du climat de paranoïa anti-terroriste<br />

: le mot « terrorisme » a suffi, alors<br />

qu’il n’y a aucun élément à charge [...]<br />

MPP : Tu décris dans le détail<br />

les multiples tortures qu’il a<br />

subies. C’est que, contrairement<br />

aux autres détenus, Aarrass a<br />

osé dénoncer ses tortionnaires<br />

et ses conditions de détention.<br />

On peut dire qu’il a payé le prix<br />

fort pour ça ?<br />

M.S. : Oui, il l’a payé, et je crois qu’il le<br />

paie encore : ce n’est pas pour rien qu’il<br />

vient d’être transféré à la prison de Tiflet.<br />

À la DGST, il a été torturé pendant 12<br />

jours et 12 nuits – les trucs les plus atroces<br />

qu’on puisse imaginer – et ensuite, il a<br />

été transféré à Salé 2. Il a porté plainte<br />

contre la torture, et effectivement il l’a<br />

payé : pendant toutes ces années, il n’a<br />

jamais cessé de subir de mauvais traitements<br />

: privations de sommeil, portes<br />

claquées ou lumières soudainement allumées<br />

pendant la nuit. C’est par périodes :<br />

parfois, ça va mieux, et puis, sans raison<br />

précise, on le prive d’accès à la douche, à<br />

la cour, à son courrier,...<br />

MPP : Tu retraces<br />

aussi son combat<br />

pour attirer<br />

l’attention de<br />

l’opinion publique<br />

[…], notamment<br />

cette visite du<br />

rapporteur de<br />

l’ONU Juan<br />

Méndez, luimême<br />

ancienne<br />

victime de tortures,<br />

accompagné d’un<br />

1 Carte blanche consultable en<br />

ligne sur : http://plus.lesoir.be/<br />

65240/article/2016-10-22/<br />

de-quoi-ali-aarrass-est-il-le-nom<br />

2 http://www.petitions24.net/<br />

assistance_consulaire_pour_ali_aarrass<br />

« Reynders<br />

ment<br />

effrontément<br />

»<br />

DÉCEMBRE 2016 / Même pas peur N o <strong>14</strong> / 15<br />

médecin légiste spécialisé dans<br />

les traces de sévices...<br />

M.S. : Oui, c’était en 2012. Ils ont pu<br />

constater qu’effectivement, il y avait<br />

eu tortures. Parce que le Maroc, encore<br />

aujourd’hui, continue de nier que Aarrass<br />

a été torturé. Et même Didier Reynders,<br />

d’ailleurs : il n’y a pas si longtemps, interpellé<br />

par un gars d’Écolo, il a répondu que<br />

pour l’instant, rien ne prouve que Aarrass<br />

a vraiment été torturé. Il continue à dire<br />

ça, alors qu’on a les preuves, les relevés du<br />

légiste et tout un rapport sérieux de l’ONU.<br />

Donc, Reynders ment effrontément. […]<br />

MPP : S’agit-il d’un<br />

cas isolé ?<br />

M.S. : Non, je crois<br />

que le cas d’Ali Aarrass<br />

est assez emblématique<br />

de la situation politique<br />

actuelle : suite aux attentats,<br />

les dérives sécuritaires<br />

et les atteintes aux droits sont de<br />

plus en plus fréquentes. Le droit et les<br />

libertés individuelles sont mis de côté au<br />

bénéfice du tout-sécuritaire. Ce cas particulier<br />

montre jusqu’à quelles dérives peut<br />

mener la lutte anti-terroriste. Et ce n’est<br />

pas nouveau : sur les centaines de personnes<br />

enfermées à Guantanamo dans<br />

les années qui ont suivi le 11 septembre,<br />

il y en a peut-être un ou deux dont on<br />

a pu prouver qu’ils étaient coupables<br />

de quelque chose. Ce mot « terroriste »<br />

autorise vraiment à fermer les yeux sur<br />

toutes les violations des droits et libertés<br />

fondamentales.<br />

MPP : Ça peut même aller très<br />

loin : dans la BD, on voit que<br />

certains proches se détournent<br />

de la famille Aarrass dès que le<br />

mot « terrorisme » est évoqué.<br />

M.S. : Oui, et malheureusement surtout<br />

dans la communauté musulmane,<br />

il y a cette peur d’être assimilé au terrorisme.<br />

Le cas Ali Aarrass est révélateur<br />

de ça aussi : une islamophobie<br />

grandissante, servie par les déclarations<br />

de notre ministre Jan Jambon, du style<br />

« les musulmans sont un cancer pour la<br />

société » ou « les musulmans ont dansé<br />

après les attentats ». [...] Et effectivement,<br />

quand Farida essaie de trouver du soutien<br />

parmi les gens de son quartier, elle<br />

se retrouve face à des musulmans qui<br />

ont peur d’être catalogués, parce que<br />

cette étiquette « terroriste » fout vraiment<br />

les boules. Et puis il y a le racisme<br />

« structurel » qui frappe les binationaux,<br />

puisqu’il y a vraiment un double traitement<br />

selon qu’on est Belge d’origine ou<br />

non. « Aimons-nous les uns les autres »,<br />

c’est super, évidemment, mais il y a une<br />

hypocrisie aujourd’hui, qui consiste à<br />

promouvoir le vivre-ensemble et à avoir<br />

sans cesse ce mot-là à la bouche, mais<br />

sans s’attaquer au fond du problème, à<br />

savoir cette inégalité<br />

de traitement qui fait<br />

partie intégrante du<br />

système. C’est à ça<br />

qu’il faut s’attaquer<br />

d’abord.<br />

MPP : Quels sont<br />

tes prochains<br />

projets ? […]<br />

Lisez l’interview<br />

complète sur le site<br />

de Même pas peur !<br />

Manu SCORDIA, Je m’appelle<br />

Ali Aarrass, Antidote,<br />

octobre 2016, 135<br />

pages, 10€.<br />

Disponible chez Aurora,<br />

ESG ASBL, Joli Mai, Le<br />

Space, Par chemins, PTB<br />

Shop, Tropismes et UOPC<br />

(ou via le site de l’éditeur).<br />

www.freeali.eu<br />

manu-scordia.blogspot.com<br />

L’association « Même pas peur » a été initiée par Cactus Inébranlable Éditions (www.cactusinebranlableeditions.e-monsite.com) et Les Éditions du Basson (www.editionsdubasson.com)<br />

Comité de rédaction Styvie Bourgeois, Thomas Burion, André Clette, Serge Delescaille, Benoit Doumont, Sylvie Kwaschin, Fabienne Lorant, Jean-Philippe Querton, Etienne Vanden Dooren Mise en page Etienne Vanden<br />

Dooren, Serge Delescaille Contributeurs dessins et collages et photo-montages : Bavi, Cécile Bertrand, Flam, Kanar, Kurt, Dr Lichic, Marco Paulo, Mickomix, Pic, Pierre Laurantin, Plop & KanKr, Serge Delescaille, Slobodan<br />

Diantalvic, André Stas, Stih ki, Thomas Burion, Valentin Delieu, Wiglaf, Yakana, Yvan Carreyn Contributeurs textes Cyril Bosc, Styvie Bourgeois, Alexeiv Brno, André Clette, Catherine Degauquier, Benoit Doumont, Mark<br />

Harris, Sylvie Kwaschin, Dr Lichic, Camille Lermenev, Fabienne Lorant, Jean-Loup Nollomont, Théo Poelaert, Jean-Philippe Querton, André Stas, Stefan Thibeau, Christine Van Acker, Etienne Vanden Dooren, Alex Zievereer<br />

Un grand merci à tous les contributeurs à qui nous n’avons pas pu offrir un espace dans ce numéro <strong>14</strong> de Même pas peur !<br />

Le site : http://www.memepaspeur-lejournal.net N° de compte BE 28 0017 5410 1520


16 / Même pas peur N o <strong>14</strong> / DÉCEMBRE 2016<br />

Brèves...<br />

► ► ► Tremblement de terre en<br />

Italie<br />

La preuve qu’un Dieu intelligent existe :<br />

il a rayé de la carte le monastère de St<br />

Benoît, un des cœurs de la Chrétienté.<br />

► ► ► Europe<br />

Jean-Claude Juncker veut réformer le<br />

code d’éthique de la Commission. Il faudra<br />

désormais attendre trois ans pour<br />

rejoindre une multinationale en fin de<br />

mandat. Pour briguer un mandat par<br />

contre, un jour d’attente suffira.<br />

► ► ► Migrants, leur secret de<br />

beauté<br />

Bain de sel de Méditerranée et massages<br />

fortifiants en cellule.<br />

► ► ► TTIP<br />

Didier Reynders, considéré comme trop<br />

toxique par les parties, sera exclu des<br />

matières commercialisables<br />

de trottoir<br />

► ► ► Grogne des syndicats<br />

policiers<br />

La prime à la bavure recalée une nouvelle<br />

fois par le conseil d’état.<br />

► ► ► Techno<br />

Une appli gouvernementale pour mobile<br />

pour que chacun puisse aider à retrouver<br />

les millions égarés dans le budget<br />

fédéral.<br />

► ► ► Syrie<br />

Selon l’ONU, l’utilisation de Bart de<br />

Wever en appui aux F16 pourrait constituer<br />

un crime de guerre.<br />

► ► ► Comparateur de billet d’avion<br />

Molenbeek toujours moins cher que la<br />

Syrie<br />

► ► ► Le nucléaire Belge de plus en<br />

plus sain<br />

le label « sans huile de palme » décerné à<br />

toutes nos centrales<br />

Le futur<br />

a<br />

de l’avenir<br />

Dans MPP, l’avenir vous appartient. La parole aussi, si vous la<br />

prenez. L’avenir - proche, lointain, politique, sombre, planétaire,<br />

rêvé,... c’est à chacun de voir ou d’entrevoir - sera au coeur de<br />

notre numéro de janvier. Proposez-nous vos textes : sujets censurés<br />

ailleurs, brèves insolites, croustillantes, surréalistes ou<br />

poétiques, métiers d’avenir, portrait d’un futur inconnu, chiens<br />

écrasés plusieurs fois, fausses petites annonces, fausses nécrologies,<br />

canulars, parodies, pamphlets, actu fiction, prévisions de<br />

Madame Irma, courriers improbables (réclamation, suicide, séparation,...),<br />

météo des 100 prochaines années et tout le reste encore...<br />

Dans l’avenir, tout est permis, même de prendre le contre-pied de<br />

l’actualité. Proposez-nous aussi vos dessins. Il suffit de s’inscrire<br />

dans un registre décalé, caustique, drôle... par rapport à l’actualité<br />

ou à l’avenir. Prenez l’avenir en mains. Prenez la parole, le marqueur,<br />

la plume, le crayon :<br />

N’hésitez pas à vous renseigner ou à adresser vos productions,<br />

avant le 11 décembre, par courriel à memepaspeur.lejournal@<br />

gmail.com.<br />

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