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— Dis, tu crois que l'amour dure trois ans?<br />
Il me regarde avec pitié.<br />
— Trois ans? Mais c'est énorme! Quelle horreur! Trois jours, c'est amplement suffisant! Qui t'a mis cette ânerie<br />
dans la tête, petit moussaillon?<br />
— Il paraît que c'est hormonal, enfin, biochimique, quoi... Au bout de trois ans c'est fini, on n'y peut rien. Tu<br />
trouves pas ça triste?<br />
— Non mon toutou. L'amour dure le temps qu'il doit durer, ça m'est égal. Mais si tu veux qu'il dure, je crois qu'il<br />
faut apprendre à s'ennuyer bien. Il faut trouver la personne avec qui l'on a envie de s'emmerder. Puisque la passion<br />
éternelle n'existe pas, recherchons au moins un ennui agréable.<br />
— Oui, tu as peut-être raison... Tu crois que ça me passera un jour de courir après des apparitions?<br />
— Oui mon poulet. Tu prends le problème à l'envers. Plus on cherche à être passionné et plus on est déçu quand ça<br />
s'arrête. Ce qu'il faut, c'est chercher l'ennui, comme ça tu seras toujours surpris de ne pas te faire chier. La passion<br />
ne peut pas être “institutionnelle”, c'est l'ennui qui doit être la normale - et la passion une cerise sur le gâteau. Tu<br />
sais, la peur de l'ennui...<br />
— ... C'est déjà la haine de soi... Je sais, tu me l'as dit et répété... Pff... Quand je vois tous ces couples d'amis qui se<br />
détestent, s'ennuient, se trompent, tirent la gueule et restent ensemble juste pour faire durer leur mariage, je ne<br />
regrette pas de divorcer... Au moins, moi, je garderai une belle image de mon histoire.<br />
— Ma petite gouape, je te parle pas d'Anne mais d'Alice. Tu fantasmes sur elle alors que tu ne la connais même<br />
pas. Voilà, c'est ça ta maladie: tu aimes quelqu'un que tu ne connais pas. Est-ce que tu crois que tu la supporterais si<br />
tu devais vivre avec elle? Pas sûr: ce qui vous excite, c'est de ne pas pouvoir être ensemble. Moi, si j'étais toi, je<br />
rappellerais Anne.<br />
— Jean-Georges?<br />
— Quoi, mon zouzou?<br />
— Dis pas de conneries. On se reprend deux verres?<br />
— OK si c'est toi qui raques.<br />
— Jean-Georges, je peux te poser une question?<br />
— Dis toujours.<br />
— Tu as déjà souffert par amour?<br />
— Non, tu le sais bien. Je ne suis jamais tombé amoureux. C'est mon grand malheur.<br />
— Parfois je t'envie. Moi, je ne suis jamais resté amoureux, c'est pire.<br />
Son silence m'a fait regretter de lui avoir posé cette question. Un nuage voile ses yeux détournés. Sa voix se fait<br />
plus grave:<br />
— Arrête de renverser les rôles, petite frappe. C'est moi qui t'envie, tu le sais très bien. Moi je souffre depuis ma<br />
naissance. Tu découvres en ce moment une douleur que j'aimerais bien connaître. Changeons de sujet, si tu veux<br />
bien.<br />
Et voilà, mon malheur est contagieux. Maintenant on est deux à avoir le blues, nous voilà bien avancés.<br />
— Tu crois que je suis un salaud?<br />
— Mais non, mais non. Tu fais ton apprentissage, tu n'es qu'un petit amateur, mon chou à la crème. Tu as encore<br />
quelques progrès à faire. Par contre...<br />
— Par contre quoi?<br />
— Par contre, t'es vraiment un gros pédé de la fesse et je vais tout de suite t'attraper par le petit orifice.<br />
Là-dessus ce sagouin m'empoigne et nous roulons par terre en renversant la table, les verres et les fauteuils dans un<br />
grand éclat de rire, pendant que le barman cherche frénétiquement dans l'annuaire le téléphone des urgences<br />
psychiatriques de l'hôpital Sainte-Anne.<br />
XLI<br />
Conjectures<br />
Alors il s'est passé une chose terrible: j'ai commencé à garder mes chaussettes pour dormir. Il fallait réagir, sans<br />
quoi bientôt je me mettrais à boire ma propre urine. Je me retournais dans mon lit en songeant à ce que m'avait dit<br />
Jean-Georges. Et s'il avait raison? Il fallait rappeler Anne. Après tout, puisque Alice ne voulait pas venir, j'avais<br />
peut-être eu tort de divorcer. Tout n'était pas perdu: beaucoup de gens retombent amoureux de leur époux le<br />
lendemain du divorce. Tiens: Adeline et Johnny. Non, mauvais exemple. Euh, Liz Taylor et Richard Burton. Pas<br />
tellement mieux.<br />
Je pourrais récupérer Anne. Il fallait récupérer Anne. Tout était rattrapable. Nous n'avions pas tout essayé. Nous<br />
allions tout essayer. À force de ne pas se parler pour se ménager l'un l'autre, nous nous étions quittés sans rien nous<br />
dire. Nous serions ensemble, à nouveau, et ririons bientôt en évoquant notre séparation. Nous en avions vu d'autres.