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N’Autre école # 5 / ÉDITO /<br />
Contre l’extrême droite<br />
la perspective de l’égalité<br />
ColleCtif d’animation<br />
Éric Zafon – françois Spinner<br />
Samuel Ronsin – olivier Ramaré<br />
andrés monteret – mary vonne menez<br />
anne Querrien – nicolas Hernoult<br />
alexandra Henry – Jean-Pierre fournier<br />
fabien delmotte – Jérôme debrune<br />
Jean-louis Cordonnier – nicole Chosson alain<br />
Chevarin – Grégory Chambat Catherine<br />
Chabrun – Charlotte artois franck antoine.<br />
dRoite a compris depuis long temps<br />
qu’elle ne pourrait reconquérir largement les<br />
l’extRême<br />
esprits sans investir la question éducative.<br />
avec son collectif Racine et ses « enseignants<br />
patriotes », son programme réactionnaire obtient une<br />
audience qui dépasse les seuls cercles radicaux<br />
traditionnels.<br />
Sans doute reste-t-elle la même en son fond, mais elle<br />
sait prendre des visages différents. Comme le souligne<br />
l’historien et sociologue enzo traverso, les droites<br />
radicales actuelles conservent des traits fascistes tout en<br />
les dépassant ou les intégrant autrement pour sembler<br />
modernes et présentables.<br />
des convergences nouvelles se dessinent entre les<br />
intégrismes religieux d’une part (les Journées de retrait<br />
de l’école, la manif pour tous) et l’idéologie<br />
néolibérale de l’autre. derrière les parades petites et<br />
grandes du capitalisme se cache une réaction sociale<br />
qui passe maintenant pour du bon sens. il en va ainsi<br />
des écoles espérance banlieues alliant le libéralisme<br />
économique aux conceptions éducatives les plus<br />
rétrogrades.<br />
dans le prolongement du stage intersyndical qui s’est<br />
tenu en mai 2016 à la Bourse du travail de Saint-denis,<br />
ce dossier entend ne pas laisser le monopole de la<br />
contestation de l’école telle qu’elle est, c’est-à-dire déjà<br />
trop inégalitaire et autoritaire, aux seuls « réacpublicains<br />
».<br />
Comment résister ? Puisque la démocratie est en<br />
crise, il s’agit de la repenser dès l’école où les élèves<br />
construisent des savoirs partagés et s’approprient une<br />
connaissance méthodique et poétique du monde. C’est<br />
aussi là qu’ils et elles peuvent expérimenter des formes<br />
de vie collective, apprendre à coopérer et à agir<br />
ensemble dans la réciprocité. la passion de l’égalité<br />
pour donner une perspective à la vie, en somme. nous<br />
avons une guerre idéologique à mener en ce sens mais<br />
nous ne réussirons qu’en y associant les parents.<br />
Avec ce numéro, les lecteurs et lectrices familiers de la revue<br />
découvriront un nouveau format. Nous espérons que le plaisir<br />
de nous lire n’en sera que meilleur et vous incitera à nous soutenir<br />
en vous abonnant (bulletin en page 97).<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 3
Sommaire /<br />
Dossier – extrêmes droites contre éducation<br />
7<br />
Leurre programme<br />
décryptage d’un discours éducatif<br />
aux multiples facettes où la cohérence<br />
n’est pas vraiment au rendez-vous...<br />
inteRSyndiCale RÉGionale<br />
Île-de-fRanCe.<br />
27<br />
Une éducation déjà<br />
trop nationale<br />
Que certaines valeurs soient partagées<br />
par le fn et une partie encore plus large<br />
de l’opinion publique, avec l’école<br />
comme terrain d’expérimentation, n’est<br />
pas à vrai dire une chose nouvelle.<br />
10<br />
Quand l’extrême droite<br />
est déjà aux commandes...<br />
Plongée dans le quotidien d’enseignants<br />
et d’habitants de communes aux<br />
mains de l’extrême droite.<br />
RaCHel VeRniCe, institutrice à Béziers.<br />
aude SCHneideR, habitante de mantes-la-<br />
Ville.<br />
30<br />
BeRnaRd GiRaRd<br />
Petit manuel<br />
pour une laïcité apaisée<br />
Rencontre avec les auteur.e.s de ce petit<br />
manuel qui décrypte les usages identitaires<br />
de la laïcité.<br />
anaïS floReS & JÉRôme maRtin,<br />
20<br />
La « cible » familles<br />
nous rapprocher des parents<br />
les plus éloignés de l’école,<br />
c’est faire qu’eux s’éloignent<br />
des marchands de haine.<br />
Jean-PieRRe fouRnieR.<br />
34<br />
La méritocratie<br />
en questions<br />
Éclairage historique sur la notion<br />
de « méritocratie » républicaine<br />
et ses usages réactionnaires.<br />
22<br />
De la Journée de retrait<br />
de l’école à la Manif<br />
pour tous<br />
Retour sur un épisode de l’action<br />
des réseaux intégristes, de leur haine<br />
de l’égalité et de leur obsession pour<br />
les questions éducatives.<br />
CÉCile RoPiteaux, secteur droits et libertés du<br />
Snuipp - fSu.<br />
39<br />
JÉRôme KRoP, auteur de la méritocratie<br />
républicaine. Élitisme et scolarisation de masse<br />
sous la iii e République.<br />
Historiens de garde<br />
entretien avec les auteurs<br />
des Historiens de garde à propos<br />
de l’instrumentalisation de l’Histoire.<br />
William BlanC<br />
auRoRe CHÉRy<br />
CHRiStoPHe naudin<br />
4 // N’Autre école - Q2c N° 5
43<br />
45<br />
49<br />
56<br />
En classe<br />
la pédagogie contre les idées<br />
de l’extrême droite : retour sur une<br />
expérience de pratique « de classe »...<br />
dans une ville aux mains du fn.<br />
JaCQueline tRiGuel, prof en collège.<br />
Complotisme<br />
Comment aborder en classe<br />
l’indispensable travail de<br />
décons truction des théories du complot<br />
SeRVane maRZin, prof en lycée.<br />
Au cœur de la nébuleuse<br />
des réac-publicains<br />
Cartographie des réseaux qui ont fait<br />
de l’école le laboratoire de la révolution<br />
conservatrice.<br />
GRÉGoRy CHamBat, enseignant et auteur de<br />
l’École des réac-publicains.<br />
Une guerre « culturelle »<br />
Quand les extrêmes droites parlent culture...<br />
alain CHeVaRin, auteur de fascinant fascisant.<br />
Rubriques<br />
3 Édito<br />
70 Ouverture(s)<br />
INterNAtIoNAl : L’autre école belge<br />
PhIlosoPhIe : Au-delà des frontières<br />
77 Pédagogie sociale<br />
La rage du social<br />
86 L’école des barricades<br />
MéMoIre des luttes : Syndicalisme<br />
et pédagogie<br />
école-ogIe : Un an après la COP 21<br />
le bIllet de berNArd collot<br />
culture : Entretien avec J. Baschet<br />
93 Luttes-et-ratures<br />
revues, histoire et société<br />
littérature jeunesse<br />
68 Ressources<br />
Références bibliographiques<br />
et sitographiques.<br />
61<br />
Port-folio Myr Muratet<br />
entretien avec le photographe invité de<br />
ce numéro accompagné d’un reportage<br />
sur Calais.<br />
myR muRatet, photographe.<br />
CouVeRtuRe<br />
Éric Zafon<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 5
# dossier<br />
Extrêmes droites<br />
contre éducation<br />
École primaire Marie Curie , Bobigny Heure de travail individuel – Myr MURATET<br />
Éducation contre<br />
extrêmes droites<br />
6 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
Leurre programme...<br />
mais l’histoire aime l’ironie. Ceux qui dénonçaient<br />
l’école comme trop « démocratique<br />
» deviennent aujourd’hui les fervents<br />
défenseurs d’une institution qui, au milieu<br />
du xx e siècle, excluait plus encore que celle<br />
d’aujourd’hui. le lycée ne s’ouvrait qu’à<br />
une minorité, qu’à une élite soci ale qui<br />
pouvait ainsi se reproduire en toute tranquillité.<br />
les autres devaient se contenter d’un minimum<br />
éducatif rendu acceptable par le pleinemploi<br />
et les perspectives de promotions<br />
que ce dernier offrait sur le moyen terme.<br />
À REBOURS DE L’HISTOIRE<br />
nous sommes aujourd’hui dans un tout autre<br />
contexte économique, culturel et technologique,<br />
avec des jeunes qui baignent dans<br />
des flux d’informations et de sollicitations<br />
contradictoires. la chasse aux papil lons a<br />
fait place à celle aux Pokémons. Cela impose<br />
de prendre les élèves comme ils et elles<br />
sont, pas tel.le.s* qu’on les imagine et de ne<br />
pas chercher dans le regret d’hier les recettes<br />
pour demain.<br />
et il ne suffit pas d’additionner les consternantes<br />
déclarations d’une dynastie de politiciens<br />
d’extrême droite pour faire un proultralibérale<br />
un jour, super-dirigiste le lendemain, « laïcité » chevillée<br />
au corps le matin, débordant « d’héritage chrétien » le soir… le discours<br />
du FN, qui incarne les différentes sensibilités nationalistes,<br />
adopte depuis des années, sans vergogne et sans peur des contradictions,<br />
la stratégie du caméléon ou l’art populiste de dire fort ce<br />
que « l’autre » est susceptible de vouloir entendre. et peu importe<br />
qu’on ait dit le contraire dans la phrase précédente.<br />
Par l’intersyndicale Éducation Île-de-France (CGT, CNT, CNT-SO, FSU, SUD éducation) & Visa, Q2C<br />
ne dÉRoGe PaS à cet<br />
empilement d’incohérences, mais<br />
l’ÉduCation<br />
il est possible de dégager les grands<br />
axes d’un « projet éducatif » des extrêmes<br />
droites, aux antipodes de ce que devrait être<br />
l’école d’aujourd’hui.<br />
UN PROJET ÉDUCATIF PÉRIMÉ<br />
Surfant sur de fausses évidences martelées<br />
par des polémistes peu scrupuleux d’exactitudes<br />
(alain finkielkraut, natacha Polony,<br />
Jean-Paul Brighelli, etc.), ce projet « éducatif »<br />
se cons truit avant tout en regardant en arrière,<br />
en cherchant dans un passé tronqué et revisité<br />
des modèles d’éducation. ainsi, l’école idéale<br />
serait celle d’hier… voire d’avant-hier. le<br />
bon temps du « Certif », lorsque les jeunes<br />
en blouses savaient rester à leur place en<br />
alignant les lignes de copie suivant le modèle<br />
d’un enseignant tout aussi sergent-major<br />
que les plumes utilisées pour écrire. une<br />
école de la discipline, de l’obéissance et de<br />
l’ordre. une école image d’Épinal idéalisée<br />
comme modèle d’une méritocratie républicaine<br />
que l’extrême droite de naguère vitupérait<br />
pourtant avec force car elle avait le<br />
tort d’être laïque et gratuite.<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 7
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
gramme éducatif… Qu’on ne s’y méprenne<br />
pas, chez les le Pen, du grand-père à la petite-fille,<br />
du beau-fils à la grande fille, on se<br />
permet de dire tout et son contraire afin de<br />
ratisser le plus large. l’idéalisation de l’éducation<br />
d’hier n’a pas d’autre objet que de<br />
dénoncer et discréditer celle d’aujourd’hui<br />
afin de lui administrer un remède absolu : la<br />
privatisation.<br />
Ce projet « éducatif » se cons truit<br />
avant tout en regardant en arrière,<br />
en cherchant dans un passé tronqué<br />
et revisité des modèles d’éducation.<br />
ainsi, l’école idéale serait celle<br />
d’hier… voire d’avant-hier.<br />
“<br />
”<br />
C’est le rêve d’officines liées à l’extrême<br />
droite (SoS éducation, fondation pour<br />
l’école**) : la fin du service public d’éducation<br />
par l’instauration du « Chèque éducation*** »,<br />
véritable outil d’atomisation d’un système<br />
scolaire qui, bien qu’imparfait, reste le seul<br />
garant du « vivre ensemble ».<br />
aussi, en attendant et pour faire diversion,<br />
là où les acteurs et actrices de l’éducation<br />
regrettent les échecs de notre système et dénoncent<br />
le manque de moyens pour réellement<br />
le démocratiser… les extrêmes droites profitent<br />
du malaise et du manque d’investissement<br />
pour revendiquer des méthodes pédagogiques<br />
qui confinent au dressage en dénonçant<br />
syndicats, enseignantes et pédagogues<br />
comme responsables des échecs.<br />
Seule solution : la mise en concurrence des<br />
systèmes, des écoles, des élèves, des enseignantes…<br />
avec de plus grandes facilités<br />
pour les écoles privées et la mise à l’index<br />
de l’idéal d’une école pour toutes et tous !<br />
REMETTRE L’ÉCOLE AU PAS…<br />
Plus question d’émanciper l’ensemble des<br />
élèves, de les amener le plus loin possible.<br />
dans un monde de compétition, il y a des<br />
« perdantes » et des « gagnantes », des<br />
« méritantes » et des enfants « qui ne le<br />
sont pas »… et qu’importe que ce soit<br />
toujours les mêmes, il faut l’accepter comme<br />
une évidence, un fait naturel : il y a celles et<br />
ceux qui auraient certains dons et d’autres<br />
pas, il y a celles et ceux qui seraient « manuel-le-s<br />
» et les autres « intel lectuel-le-s ».<br />
l’école n’est dès lors plus qu’un instrument<br />
supplétif de l’économie nationale. il faut de<br />
la rentabilité, un retour sur investissement<br />
rapide et, dans cette logique, elle devient<br />
d’abord un coût.<br />
oublié le projet de société structurant.<br />
l’humanisme, même imparfaitement réalisé,<br />
d’une éducation émancipatrice, une Éducation<br />
nationale chargée de former des individus<br />
conscientes des enjeux de la société dans<br />
laquelle ils et elles vivent ! il faudrait « mériter<br />
» l’éducation que l’on reçoit et si cela<br />
ne convient pas, l’apprentissage sera là pour<br />
celles et ceux qui n’arrivent pas. Peu importent<br />
les raisons de leur échec. Peu importe que<br />
l’apprentissage n’ait jamais fait la démonstration<br />
de son efficacité. « leur école » n’a<br />
plus pour but que d’être une antichambre de<br />
l’entreprise et du marché du travail. Succursale<br />
à formater des producteurs et des consommateurs<br />
obéissants pour une élite économique<br />
libre de se perpétuer au milieu de dynasties<br />
de politiciens inamovibles.<br />
« Vous trouvez que l’éducation coûte cher ?<br />
essayez l’ignorance ! » déclarait abraham<br />
lincoln à celles et ceux qui lui reprochaient<br />
de vouloir investir dans l’École. 150 ans<br />
après, sa phrase conserve toute son acuité.<br />
8 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
ORGANISER LA RIPOSTE<br />
la question est aujourd’hui de savoir si l’on<br />
peut encore avoir de l’ambition pour l’Éducation<br />
nationale. Si le savoir, la culture, l’esprit<br />
critique… restent ou non des piliers<br />
structurants de notre avenir et comment la<br />
pédagogie doit participer à cette construction.<br />
Évidemment pour nous la réponse est<br />
affirmative… même si cela n’a rien d’évident.<br />
même si nos organisations continuent<br />
d’avoir des divergences sur certaines questions,<br />
sur certaines priorités, sur la lecture<br />
de certains faits… elles restent persuadées<br />
qu’il n’y a pas d’enfant perdu d’avance, que<br />
l’éducation, la culture sont les vecteurs de<br />
l’émancipation humai ne. Persuadées aussi,<br />
que c’est en donnant plus de poids à l’éducation,<br />
à l’école, en faisant confiance aux<br />
enseignantes et aux jeunes… que l’on<br />
pourra relever les défis démocratiques, économiques<br />
et écologiques dont l’urgence<br />
n’est plus à démontrer. ■<br />
IL NE SUFFIT PAS D’ADDITIONNER<br />
LES CONSTERNANTES DÉCLARATIONS<br />
D’UNE DYNASTIE DE POLITICIENS<br />
D’EXTRÊME DROITE POUR FAIRE<br />
UN PROGRAMME ÉDUCATIF...<br />
REPÈRES<br />
Nous avons conservé la féminisation du texte<br />
original.<br />
Fondationpourl’École&espérance<br />
banlieues : proches de la Manif pour tous, ces<br />
« ultra-libéraux » du marché scolaire rêvent de<br />
créer un vaste réseau d’écoles privées hors<br />
contrat et prônent une pédagogie rétrograde.<br />
Chèqueéducation: projet néo-libéral,<br />
mis en place dans le chili de Pinochet, qui donnerait<br />
la possibilité aux familles de financer<br />
l’école – publique ou privée – de leur choix afin<br />
de casser le service public. Porté par le FN<br />
jusqu’en 2007, c’est devenu la revendication<br />
scolaire des réseaux intégristes.<br />
UN TRAVAIL UNITAIRE CONTRE<br />
L’OFFENSIVE DES EXTRÊMES DROITES<br />
CONNAÎTRE & COMPRENDRE<br />
POUR MIEUX COMBATTRE<br />
$ $ $<br />
% % % % % % % % % %<br />
%% % % % % % % % % La progression % % du % FN, la banalisation %<br />
% % % % % % % % % % % des % % discours % %« décomplexés % % % »<br />
% % % % % %<br />
et sécuritaires rappellent les dangers<br />
% % % % % % % % qui pèsent % % sur la société % % et sur notre<br />
% % % % % % % % % école. % % % % % %<br />
% % % % % % % % % % % % Au fil des années, % % % l’absence %<br />
%% % % % % % % % de %% réponse % politique % à %« % la Crise »<br />
% %<br />
a laissé le champ libre à des<br />
idéologies qui avancent souvent<br />
% % % % % % % % % % masquées, % notamment % % dans<br />
% % % % % % % % % % % l’Éducation % % !% % % %<br />
% % % % % % % % % % % % %<br />
En mai 2016, un premier stage<br />
intersyndical régional entendait<br />
% % % % % % % répondre % à l’urgent % besoin, %<br />
% % % % % % % % % % % pour % les % personnels % % de toutes<br />
% % % % % % % % % % les % catégories % % de % l’Éducation % % publique,<br />
% % % % % % % % de % se % former % % pour mieux % connaître %<br />
% % % % % %<br />
les vrais visages des extrêmes droites<br />
dont l’histoire, les discours<br />
% % % % % % % % % % % % % %<br />
et les programmes sont en tous points<br />
% % % % % % % % % % % % % % %<br />
% % % % % % % % % % % % éloignés % des % valeurs que nous<br />
défendons !<br />
% % % % % % % % % % % % % % %<br />
C’est une première étape qui en<br />
% % % % % % % % % % % % % % %<br />
appelle d’autres, à commencer<br />
% % % % % % % % % % % %<br />
par ce document, issu des travaux<br />
% % % % % % % % % % % engagés % % lors de ce % stage et impulsé<br />
% % % %<br />
par cinq organisations syndicales<br />
% % % % % % % % et deux associations % % % % qui % placent<br />
%<br />
toutes l’éducation et la lutte contre<br />
% % % % % % % % % % % % les % idées % réactionnaires au cœur<br />
% % % % % % % % % % de leur % action. % % % %<br />
% % % % % % % % % % Connaître, % % comprendre, % % analyser %<br />
% % % % % % ce qui se joue aujourd’hui dans<br />
% % % % % % % % % % % et autour % de l’école, % comme % dans<br />
% % %<br />
le reste de la société est une nécessité<br />
pour mieux combattre % les régressions<br />
sociales et pédagogiques et contribuer<br />
à réactiver collectivement le projet<br />
d’une autre éducation : émancipatrice,<br />
égalitaire et démocratique. ■<br />
ensemble !<br />
Extrême(s) droite(s)<br />
contre l’éducation<br />
Leur école<br />
n’est pas la nôtre !<br />
guère vitupérait pourtant avec force car<br />
elle avait le tort d’être laïque et gratuite.<br />
Mais l’histoire aime l’ironie. Ceux qui<br />
dénonçaient l’école comme trop « démocratique<br />
» deviennent aujourd’hui les fer-<br />
LTRALIBÉRALE UN JOUR, superdirigiste<br />
le lendemain, « laïcité » vents défenseurs d’une institution qui, au<br />
Uchevillée au corps le matin, débordant<br />
« d’héritage chrétien » le soir… le que celle d’aujourd’hui. Le lycée ne s’ou-<br />
milieu du XX e siècle, excluait plus encore<br />
discours du FN, qui incarne les différentes vrait qu’à une minorité, qu’à une élite sociale<br />
qui pouvait ainsi se reproduire en<br />
sensibilités nationalistes, adopte depuis des<br />
années, sans vergogne et sans peur des toute tranquillité. Les autres devaient se<br />
contradictions, la stratégie du caméléon ou contenter d’un minimum éducatif rendu<br />
l’art populiste de dire fort ce que « l’autre » acceptable par le plein-emploi et les perspectives<br />
de promotions que ce dernier of-<br />
est susceptible de vouloir entendre. Et peu<br />
importe qu’on ait dit le contraire dans la frait sur le moyen terme.<br />
phrase précédente.<br />
L’éducation ne déroge pas à cet empilement<br />
d’incohérences, mais il est possible<br />
de dégager les grands axes d’un « projet<br />
éducatif » des extrêmes droites, aux antipodes<br />
de ce que devrait être l’école d’aujourd’hui<br />
!<br />
UN PROJETÉDUCATIFPÉRIMÉ<br />
& & & & & &<br />
Surfant sur de fausses évidences martelées Nous sommes aujourd’hui dans un tout<br />
par des polémistes peu & scrupuleux d’exactitudes<br />
(Finkielkraut, Polony, Brighelli, technologique, avec des jeunes qui bai-<br />
& autre contexte & & économique, & culturel et &<br />
etc.), ce projet « éducatif & » se cons truit & gnent dans des flux d’informations et de<br />
avant tout en regardant en arrière, en cherchant<br />
dans un passé tronqué et revisité des aux papillons a fait place à celle aux Poké-<br />
! ! ! ! ! ! !<br />
modèles d’éducation. Ainsi, l’école idéale mon. Cela impose de prendre les élèves<br />
sollicitations contradictoires. La chasse<br />
serait ! celle ! d’hier… ! voire d’avant-hier. ! ! Le ! comme ! ils et elles ! sont, ! pas tel.le.s qu’on<br />
bon temps du « Certif », lorsque les jeunes les imagine et de ne pas chercher dans le<br />
en blouses ! savaient rester à ! leur ! place en regret d’hier ! les recettes pour ! demain.<br />
alignant ! les ! lignes de copie ! ! suivant le ! modèle<br />
d’un enseignant tout aussi sergent-<br />
consternantes déclarations d’une dynastie<br />
Et il ne suffit pas d’additionner les<br />
major que ! les plumes utilisées ! pour écrire. ! de politiciens d’extrême ! droite ! pour ! faire<br />
Une école de la discipline, de l’obéissance un programme éducatif... (suite au dos)<br />
et de l’ordre. ! Une ! école image ! d’Épinal !? 5 ! ! !<br />
idéalisée comme 5*'$5*,%#6*$@A<br />
modèle d’une méritocratie<br />
républicaine que l’extrême droite de na-<br />
B.6'#*'!CDEF<br />
ÉDUCATION NATIONALE<br />
Notre lutte est<br />
sociale, syndicale<br />
et pédagogique<br />
)<br />
Pour prolonger le travail initié lors du stage<br />
de mai 2016 « extrême(s) droite(s) contre<br />
éducation », cinq organisations syndicales de<br />
la région parisienne (cgt, cNt, cNt-so, Fsu<br />
et sud éducation) et deux associations partenaires<br />
(Visa et Q2c) ont produit un document<br />
de 4 pages de décryptage et d’analyse<br />
dont le texte ci-dessus est l’introduction.<br />
ce document est en ligne sur les sites des<br />
organisations partie prenante.<br />
CGT éduc’action IdF – CNT-FTE RP – CNT-SO éducation RP – FSU IdF – Sud Éducation IdF – avec Visa et Questions de classe(s)<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 9
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
Deux années scolaires<br />
avec Robert Ménard<br />
Par RACHEl VERNiSSE, Sud éducation 34 *<br />
La ville de Béziers est gérée depuis maintenant un peu plus de<br />
deux ans par l’extrême droite. Les attaques contre l’école sont<br />
légion. Elles nous disent la haine vouée au service public d’éducation<br />
ainsi que les idées qui se profilent à l’horizon…<br />
TOUS EN BLOUSE !<br />
dès son arrivée, la municipalité biterroise<br />
achète de quoi équiper toutes les écoles privées<br />
ou publiques sans avoir consulté ni parents ni<br />
enseignants. Ces blouses portent le nouvel<br />
écusson de la ville. Seule une école privée les<br />
réclame. tous les conseils d’école des écoles<br />
publiques sont alors sollicités à plusieurs<br />
reprises pour mettre à l’ordre du jour le port<br />
de la blouse. aucun conseil d’école ne vote<br />
pour. Peu importe, il s’agit de créer le buzz et<br />
de cultiver la nostalgie de l’école de Jules<br />
ferry et de sa ségrégation sociale : école<br />
primaire pour le peuple et école secondaire<br />
pour l’élite. le port de la blouse n’est là que<br />
pour un semblant d’égalité. mais la municipalité<br />
a su faire avancer l’idée : en cette rentrée<br />
2016, Bfm organise un sondage sur le port de<br />
la blouse. le débat sur l’égalité, lui, recule.<br />
LES RYTHMES SCOLAIRES<br />
le premier magistrat de Béziers déclare avec<br />
fracas qu’il n’appliquera pas la réforme des<br />
rythmes scolaires. mais sa volonté s’effrite<br />
bien vite. après négociations avec l’administration,<br />
la municipalité de Béziers est autorisée<br />
à appliquer la réforme progressivement. l’administration<br />
propose de financer des heures<br />
d’accompagnement éducatif pour toutes les<br />
écoles où les rythmes scolaires ne sont pas encore<br />
appliqués. l’ancienne municipalité biterroise<br />
avait budgétisé la somme de 400 000 euros.<br />
mais ces 400 000 euros disparaissent. la<br />
somme aurait pu être affectée aux écoles qui<br />
en ont tant besoin. C’est le double jackpot<br />
pour le maire de Béziers. il n’applique que<br />
progressivement la réforme et c’est plus de<br />
400 000 euros qui tombent dans son escarcelle.<br />
les convictions politiques de la commune<br />
s’effacent donc bien vite devant le dieu argent.<br />
STATISTIQUES ETHNIQUES<br />
64 % : ce pourcentage est devenu célèbre en<br />
pays biterrois. À la tête de la ville, on aime la<br />
statistique et on la manie avec rigueur et discernement.<br />
À la seule lecture des prénoms, le<br />
premier édile de la ville en déduit le pourcentage<br />
d’élèves issus de l’immigration dans les écoles<br />
ainsi que la confession de ces élèves. l’affaire<br />
a fait grand bruit nationalement. elle a un<br />
reten tissement encore bien plus grand sur la<br />
ville. Robert ménard réitère ses propos tenus<br />
dans l’émission « mots croisés » et les étaie<br />
dans le journal municipal (n° 13, mai 2015) :<br />
« la République ne doit plus cacher ses chiffres<br />
» (en couverture) propos proche de l’idée<br />
d’un complot. « un afflux d’immigrés a des<br />
conséquences. Pour une ville comme Béziers,<br />
10 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
cela veut dire 100 élèves de plus par an dans<br />
les écoles. Quatre classes ! » (p. 3) l’éducation<br />
des enfants issus de l’immigration coûte donc<br />
trop cher ! « les statistiques ethniques renforceraient<br />
la démocratie. elles permettraient aux<br />
citoyens de faire leur choix politique en toute<br />
connaissance de cause » (p. 3). le maire<br />
poursuit sa logique en cette rentrée 2016. une<br />
nouvelle statistique : 91 % d’élèves musulmans<br />
dans une classe à Béziers. il ajoute : « le<br />
vivre ensemble n’est qu’une invention. » Que<br />
propose-t-il alors ? l’apartheid ?<br />
ENSEIGNANTS : « PETITS CONS »<br />
lors de la pause méridienne, les enseignants<br />
de l’école Georges-Sand à Béziers partagent<br />
leur déjeuner en salle des maîtres. le maire<br />
vient leur rendre visite. après lui avoir dit<br />
bonjour, un des enseignants refuse de lui serrer<br />
la main. Robert ménard l’a alors traité de<br />
« petit con » et a menacé de lui donner deux<br />
gifles. la justice vient de condamner le maire<br />
de Béziers. les enseignants d’Histoire ne sont<br />
pas mieux traités : le maire de Béziers écrit<br />
« la nature de leur structure intellectuelle :<br />
refus du débat, refus de la confrontation des<br />
idées […] ils ne sont pas attachés à la rigueur<br />
de la démarche historique. ils font de la politique.<br />
»<br />
ÉCOLE À VENDRE !<br />
l’affaire est moins connue du grand public.<br />
la municipalité s’est faite ici plus discrète.<br />
dans la presse locale, le maire annonce dans<br />
un premier temps la volonté de découper un<br />
groupe scolaire du centre-ville sans d’ailleurs<br />
en informer personne ni les parents ni les enseignants.<br />
il s’agit du groupe scolaire Gaveau-macé.<br />
la municipalité évoque alors l’idée<br />
d’une école trop grande. Puis, vont circuler de<br />
nombreuses informations et rumeurs sur l’avenir<br />
de cette école. mais les enseignants décou -<br />
vrent sur le site de la ville que l’école fait<br />
l’objet d’un appel à projet immobilier : « la<br />
L’ÉDUCATION DES ENFANTS ISSUS<br />
DE L’IMMIGRATION COÛTE DONC<br />
TROP CHER !<br />
LES STATISTIQUES ETHNIQUES<br />
RENFORCERAIENT LA DÉMOCRATIE.<br />
ELLES PERMETTRAIENT AUX CITOYENS<br />
DE FAIRE LEUR CHOIX POLITIQUE<br />
EN TOUTE CONNAISSANCE DE<br />
CAUSE. »<br />
commune de Béziers souhaite réaliser une<br />
opération immobilière de reconversion du<br />
groupe scolaire Gaveau-macé et de l’îlot Saint-<br />
Jacques. » Ces deux îlots présentent l’opportunité<br />
d’un projet urbanistique d’envergure, est-il<br />
précisé.<br />
Pourquoi la municipalité biterroise s’intéresse-t-elle<br />
à cette école ? elle est construite<br />
sur le plus bel emplacement urbain : la vue est<br />
imprenable et unique sur les bas quartiers de<br />
la ville, l’orb, la plaine et le mont Carroux.<br />
l’école offre une surface conséquente de<br />
4 548 m 2 . la présence de l’école contrarie le<br />
plan de rénovation d’une partie de la ville qui<br />
va de la cathédrale au quartier Saint-Jacques.<br />
mais, aucune surface n’est disponible pour<br />
une reconstruction et les autres écoles du<br />
centre débor dent. l’audit engagé par la municipalité<br />
n’a pu trouver de solution. le projet<br />
est abandonné. mais la municipalité rechigne<br />
à faire une déclaration publique. l’adjointe<br />
aux affaires scolaires déserte les derniers<br />
conseils d’école. l’école est donc aussi à<br />
Béziers une affaire immobilière.<br />
AU QUOTIDIEN<br />
le journal municipal est omniprésent. il est<br />
tiré à 44 000 exemplaires pour une population<br />
de 80 000 habitants, ce qui couvre largement<br />
tous les foyers biterrois. il est difficile de ne<br />
pas le trouver. il paraît tous les quinze jours.<br />
Quelques grands titres en couverture peuvent<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 11
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
QUEL PROJET POUR L’ÉCOLE<br />
À BÉZIERS ?<br />
UNE ÉCOLE POUR LES BANLIEUES<br />
ET UNE ÉCOLE POUR L’ÉLITE.<br />
donner le ton : 64 % - ils arrivent – noël notre<br />
identité – Social : maintenant, on aide ceux<br />
qui en ont vraiment besoin ! ils sont contre<br />
ménard, israël, l’islamophobie, qui sont ces<br />
militants de la haine à Béziers ? Beaucoup de<br />
photos et de gros titres à chaque page. Peu de<br />
texte. l’autosatisfecit est permanent. les<br />
attaques de personnes, les calomnies sont<br />
légion. l’image des femmes est particulièrement<br />
soignée : souvent en petite tenue, aguicheuse<br />
et tenant des propos niais.<br />
« BÉZIERS LIBÈRE LA PAROLE »<br />
ainsi s’intitule le cycle de conférences muni -<br />
cipales. Périodiquement la ville est pourvue<br />
de grands panneaux publicitaires annonçant<br />
l’événement. difficile de ne pas être au courant,<br />
la couverture médiatique est importante. tous<br />
les penseurs de l’extrême droite sont invités,<br />
penseurs connus : Philippe de Villiers, Éric<br />
Zemmour, Philippe Bilger et moins connus<br />
Bernard lugan, denis tillinac. en cette rentrée<br />
2016, Jean frédéric Poisson est invité pour<br />
présenter son dernier livre : notre sang vaut<br />
moins cher que leur pétrole. Sans commentaires.<br />
À Béziers, il y a matière à se faire une culture<br />
d’extrême droite.<br />
SOUS LA PLUME DES ENSEIGNANTS<br />
des enseignants ont pris leur plume à plusieurs<br />
reprises. leurs mots disent la difficulté d’enseigner<br />
à Béziers tant notre éthique professionnelle<br />
est mise à mal. la première lettre<br />
est celle des enseignants du collège Krafft<br />
suite à l’affaire « du fichage ». ils s’adressent<br />
à Robert ménard « nous rejetons, nous refusons<br />
et n’acceptons pas ces affirmations médiatiques<br />
qui atteignent nos valeurs à transmettre, qui<br />
abîment nos élèves, nos enfants, notre incessant<br />
travail de concorde […] il n’y a pas d’élèves<br />
en trop dans notre établissement. Chacun a sa<br />
place et une place est réservée à chacun… »<br />
deux enseignantes de l’école Georges-Sand<br />
s’adressent à la ministre de l’Éducation après<br />
l’agression de leur collègue traité de « petit<br />
con ». elles s’interrogent ainsi : « devonsnous<br />
toujours interdire tout jeu violent à l’école,<br />
quand m. ménard expose partout aux abords<br />
des écoles des affiches faisant l’apologie des<br />
armes à feu ? » « devons-nous encore défendre<br />
précieusement cette valeur hautement fondamentale<br />
qu’est la laïcité, quand Robert ménard<br />
se vante d’avoir réalisé un fichage ethnique et<br />
religieux ? »<br />
RECONSTRUIRE LE PASSÉ<br />
la commune biterroise refait l’histoire, « la<br />
vraie Histoire ». des Gaulois à l’algérie française<br />
en passant par l’empire romain, Charles<br />
martel, 14-18 et Jean moulin, le maire de Béziers<br />
réécrit l’Histoire. il faut lire à ce propos<br />
la lettre des enseignants d’histoire-géographie<br />
publié le 15 janvier 2016 dans midi libre.<br />
Cette municipalité d’extrême droite n’a pas<br />
d’autre projet que celui-ci : faire avancer des<br />
idées. Quelles idées sur l’école ? il y a trop<br />
d’élèves issus de l’immigration dans nos<br />
écoles. de surcroît ce sont des musulmans<br />
(puisque les prénoms disent les confessions).<br />
et l’école coûte cher. la france dépense<br />
donc trop pour ces enfants-là.<br />
DES ENSEIGNANTS<br />
INDISCIPLINÉS ET POLITISÉS<br />
l’école de Jules ferry, école de la ségrégation<br />
sociale, est un modèle. le vivre ensemble est<br />
impossible, donc une école pour tous est aussi<br />
impossible. l’histoire enseignée à l’école n’est<br />
pas la bonne. et les enseignants d’histoire font<br />
de la politique. Sur le plan national, tous les<br />
médias alimentent les buzz. les réseaux sociaux<br />
12 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
Jean-Paul brighelli, fameux pamphlétiste<br />
« anti-pédagogiste » invité vedette de béziers !<br />
sont largement utilisés. un colloque en mai<br />
dernier rassemble tous les grands noms de<br />
l’extrême droite à Béziers. Ce colloque a un<br />
objectif clairement annoncé : éditer des propositions<br />
au cas où la droite reviendrait au<br />
pouvoir. en ce qui concerne l’éducation : mise<br />
en place du chèque scolaire pour donner aux<br />
familles le libre choix de l’école ; fin du statut<br />
de fonctionnaires pour les ministères non régaliens<br />
; liberté donnée aux universités de sélectionner<br />
à l’entrée leurs étudiants quel que<br />
soit le cycle ; suppression du collège unique ;<br />
élargissement des bourses au mérite ; recentrage<br />
des programmes des écoles sur le lire, écrire,<br />
compter, connaître l’Histoire et la géographie<br />
de la france.<br />
ÉCOLE DES RICHES,<br />
ÉCOLE DES PAUVRES<br />
Quel projet pour l’école à Béziers ? une école<br />
pour les banlieues et une école pour l’élite.<br />
dans son programme électoral, la municipalité<br />
biterroise l’avait déjà indiqué. elle souhaite<br />
aider à la création d’une école qui faciliterait<br />
l’intégration des jeunes à la culture française,<br />
au monde du travail… « une telle école existe<br />
déjà en france à montfermeil en banlieue parisienne<br />
: l’école alexandre-dumas. » il s’agit<br />
d’une école hors contrat initiée et financée par<br />
la très réactionnaire fondation espérance banlieues<br />
où sont accueillis des élèves de milieu<br />
défavorisé. on y porte l’uniforme, on pratique<br />
la levée de drapeau le matin. elle est très médiatisée<br />
et elle commence à intéresser de nombreuses<br />
communes.<br />
et pour les autres ? le journal municipal biterrois<br />
(n° 21, octobre 2015) nous donne une<br />
indication. une page entière est consacrée à<br />
« l’école nouvelle internationale » qui a ouvert<br />
ses portes en septembre 2015. C’est une école<br />
hors contrat, pas à la portée de toutes les<br />
bourses : 3 400 euros d’inscription pour une<br />
année scolaire. C’est la pédagogie montessori<br />
qui est mise à l’honneur dans cette nouvelle<br />
école. ■<br />
* article publié sur le site de Sud éducation 34 en septembre<br />
2016.<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 13
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
Chronique de ma ville<br />
sous gestion FN<br />
Par auDe SChneiDer,SuD ÉDuCation 78<br />
Mars 2014, à la surprise générale, y compris celle du vainqueur, un<br />
professeur d’histoire-lettres, le FN remporte sa première commune<br />
en Île-de-France : Mantes-la-Ville.<br />
Sa gestion illustre une autre facette de la politique frontiste.<br />
Loin des esclandres de Robert Ménard, ici c’est le silence des pantoufles<br />
qui est à craindre, sans véritable opposition...<br />
Je SuiS de manteS-la-Ville, j’y ai<br />
grandi, choisi d’y vivre et d’y enseigner.<br />
le boulot, les enfants, la vie quotidienne…<br />
je ne me préoccupais pas trop de<br />
politique depuis que j’avais manifesté en<br />
2002 contre le Pen au second tour des présidentielles.<br />
et encore, « manifesté » est un<br />
bien grand mot : étant agoraphobe, j’avais<br />
passé la semaine avec une banderole « non<br />
au fn » à ma fenêtre en écoutant Saez, fils<br />
de france en boucle…<br />
lorsque fin 2013 des élus front de Gauche<br />
de ma ville m’ont sollicitée pour faire partie<br />
de leur liste aux municipales, je suis « entrée<br />
en politique » comme une oie blanche. J’ai<br />
participé aux réunions, appris qu’on suivait<br />
ceux qui savaient et que j’étais utile pour<br />
distribuer des tracts et donner une image<br />
jeune du groupe mais que mon avis ne<br />
comptait pas vraiment…<br />
lorsque le soir du second tour des municipales,<br />
le fn est passé avec 2 027 voix,<br />
soit 61 voix d’avance sur la liste PS, le choc<br />
a été rude. Cyril nauth, professeur de lettres<br />
et histoire-géographie en lycée professionnel<br />
dans une ville voisine, candidat du front<br />
national est élu maire de mantes-la-Ville,<br />
et il faudra faire avec pour au moins encore<br />
quatre ans.<br />
POURQUOI ?<br />
Je ne suis ni politologue ni sociologue, je<br />
n’ai pas non plus de recul sur ma ville et ne<br />
saurai pas expliquer dans le détail comment<br />
nous en sommes arrivé.es là. Je ne peux<br />
que décrire et expliquer ce que je vois et<br />
comprends de cette situation.<br />
tout d’abord le ras-le-bol de nombreux<br />
habitants vis-à-vis de la politique nationale,<br />
mais aussi de la politique locale (mantesla-Ville<br />
et le département des yvelines). Ce<br />
qui revient le plus souvent en discutant avec<br />
le voisinage, c’est qu’on voit ici toujours<br />
les mêmes têtes depuis des années, voire<br />
des décennies. l’idée du « tous pourris » est<br />
aussi bien ancrée et les habitants se désintéressent<br />
de la vie politique locale. Soyons<br />
honnêtes : quel habitant assistait aux conseils<br />
municipaux (Cm) avant l’élection du fn ?<br />
14 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
Je n’ai compris qu’après coup à quel point<br />
la campagne municipale a été pourrie par<br />
les disputes entre les deux anciennes maires<br />
PS, les disputes entre les listes PS et fdG<br />
pourtant unies pour le second tour, sans<br />
même parler du fait que Cyril nauth ne<br />
s’est pas présenté à mantes-la-Jolie, sa ville<br />
de résidence, contre michel Vialet, le pantin<br />
de Pierre Bédier, mais bien à mantes-la-<br />
Ville, ce qui n’est pas un hasard…<br />
UNE ERREUR DE PARCOURS ?<br />
une enquête a lieu depuis plusieurs semai -<br />
nes pour savoir si l’ancienne majorité a<br />
fiché les électeurs musulmans dans le but<br />
de les démarcher au cours de la campagne.<br />
les conclusions ne sont pas encore rendues,<br />
mais dans un article du Parisien du 10 juin,<br />
Julie ferry, responsable du PS de mlV se<br />
désole : « Cette histoire écorne l’image du<br />
PS local. » Ce qui est désolant (sans même<br />
chercher à savoir si ce fichier a réellement<br />
été créé ou pas), c’est surtout que le PSfdG<br />
local n’a toujours pas mesuré l’impact<br />
de son comportement durant la campagne,<br />
persuadé que l’élection du fn n’est qu’une<br />
erreur de parcours. il n’y a aucun travail<br />
commun entre les trois groupes d’opposition<br />
de « gauche » et aucun travail réel d’opposition<br />
auprès des habitants de la ville, aucune<br />
communication, aucun compte rendu de<br />
Cm, bref un vide total. Je ne pense pas qu’il<br />
reste grand-chose à écorner…<br />
entre les deux tours des municipales, j’ai<br />
rencontré un habitant de mantes-la-Ville,<br />
jeune et non investi dans un parti politique<br />
(les deux points méritent d’être soulignés !),<br />
qui souhaitait créer une asso ciation pour intéresser<br />
les mantevillois à la politique locale,<br />
dans son sens premier que nous avons<br />
ensuite défini : « politicos : ce qui concerne<br />
les citoyens ».<br />
CYRIL NAUTH, PROFESSEUR DE LETTRES<br />
ET D’HISTOIRE-GÉOGRAPHIE EST ÉLU<br />
MAIRE DE MANTES-LA-VILLE,<br />
ET IL FAUDRA FAIRE AVEC POUR<br />
AU MOINS ENCORE QUATRE ANS.<br />
très vite après le second tour, nous avons<br />
créé cette association : le « Collec tif de réflexion<br />
et d’initiatives citoyennes » (Cric )<br />
avec une quinzaine de membres fondateurs.<br />
Si les racines de l’association ne se veulent<br />
pas anti-fn (puisqu’elle a vocation à exister<br />
quelle que soit la majorité en place), l’élection<br />
du fn à mantes-la-Ville a eu un fort impact<br />
sur l’intérêt que les habitants lui portent.<br />
COMMENT RÉAGIR ?<br />
malheureusement, malgré de nombreux<br />
adhérents et encore plus de sympathisants,<br />
l’association peine à grandir pour deux raisons<br />
: la première étant que les habitants<br />
sont prêts à soutenir financièrement, relayer<br />
les infos mais peu à s’investir, parce que la<br />
vie quotidienne va trop vite, la seconde<br />
parce que l’association n’a pas le soutien<br />
des partis politiques s’opposants au fn,<br />
contrairement aux associations anti-fn qui<br />
se sont créées dans les différentes villes<br />
sous mairie fn depuis les dernières municipales.<br />
en effet, le Cric n’est pas issu d’anciennes<br />
listes politiques, même si la majorité<br />
de ses membres ont eu des activités politiques<br />
et / ou syndicales. de plus, il a fallu, et il<br />
faut encore taper sur la « gauche » locale<br />
pour réussir à contrer le fn, et bien sûr, cela<br />
ne plaît pas…<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 15
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
Monique geneix (4 ème en partant de la gauche), élue FN en charge des affaires scolaires à Mantes-la-Ville tenant<br />
la banderole de tête de civitas à droite d’un prêtre en soutane, du président de civitas escala et de Farida belghoul.<br />
QUELS OUTILS POUR RIPOSTER ?<br />
J’ai quitté l’association début 2016, car son<br />
fonctionnement pyramidal ne me convient<br />
pas, de même que ses liens avec l’union<br />
des étudiants juifs de france et SoS Racisme,<br />
mais lui souhaite, pour le bien de tou.tes<br />
d’exister et de se battre encore longtemps.<br />
À ma petite échelle, je tente de continuer à<br />
communiquer un maximum avec les habitant.es,<br />
à récolter des informations sur tout<br />
ce qui concerne la mairie, les écoles, les<br />
centres de vie soci aux (CVS), les associations,<br />
etc., à zieuter les réseaux sociaux où nos<br />
élu.es sont présents (ce qui me gâche quotidiennement<br />
ma pause-café…) et tente d’en<br />
rendre compte sur la page facebook « antifn<br />
mantes-la-Ville ».<br />
il serait donc vain, pour les raisons expli -<br />
quées plus haut, d’attendre que les groupes<br />
d’opposition fassent leur travail. il revient à<br />
chacun.e, dans le cadre d’une association<br />
ou en dehors, d’essayer de comprendre et<br />
d’anticiper le fonctionnement de notre municipalité.<br />
en effet, notre mairie ne fait pratiquement<br />
pas parler d’elle, au point que l’on peut facilement<br />
oublier que l’on est dans une municipalité<br />
fn si l’on n’est pas extrêmement<br />
attentif au moindre propos, à la moindre<br />
décision de la mairie.<br />
ici, il n’y a pas d’appel à la haine comme<br />
aux Cm de Villers-Cotterêts où des habitants<br />
ont porté plainte contre des élus fn pour<br />
propos racistes ; les Cm ne sont pas évacués<br />
à cause de chahuts comme à Béziers ; la<br />
police municipale n’est pas mise en avant<br />
comme à Cogolin (d’ailleurs les nouveaux<br />
policiers municipaux estam pillés fn, déçus,<br />
sont vite repartis tout comme le directeur<br />
de la communication, thomas du Chalard<br />
de taveau, lui aussi fn) ; les élus ne se sont<br />
pas octroyés d’augmentation comme au<br />
Pontet ; il n’y a pas (encore) de problèmes<br />
juridiques sur les finances comme à Hayange<br />
ou à orange ; il n’y a pas de réelle propagande<br />
visible comme à Béziers ou à Hayange (via<br />
le journal municipal, la fête du cochon et<br />
autres joyeusetés) ; nauth a réfuté tout lien<br />
avec le Bloc identitaire venu tracter sur la<br />
ville contre la mosquée ; marine le Pen<br />
n’est toujours pas venue sur la ville en signe<br />
16 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
de soutien et le maire a réussi pendant plusieurs<br />
mois à pratiquement faire oublier son<br />
appartenance au fn, puisqu’il n’en parle<br />
que sur twitter et dans l’édito du journal<br />
municipal. Je doute d’ailleurs que beaucoup<br />
d’habitants aient perçu les liens entre l’adjointe<br />
au scolaire, monique Geneix et Civitas…<br />
en fait, il n’y avait pas de victoire du fn<br />
prévue à mantes-la-Ville ni de leader charismatique.<br />
Cyril nauth a découvert ses colistiers<br />
à l’issue du premier tour. depuis, il a<br />
appris à gérer seul en donnant l’illusion que<br />
toute son équipe est apte à prendre ses fonctions<br />
en charge, ce qui est loin d’être le cas.<br />
il a rapidement interdit à ses élus de parler<br />
aux médias pour éviter tout couac, il prend<br />
soin de rester dans le domai ne de l’acceptable,<br />
il ne veut surtout pas créer de scandale ou<br />
polémique. Sa stratégie fonctionne ; les<br />
médias sont déçus et se désintéressent de la<br />
ville, de même que les habitants baissent<br />
leur garde, se disant au bout de deux ans,<br />
qu’il n’a fait ni mieux ni pire que les autres.<br />
les décisions symboliques prises par le<br />
maire telles que le bal du 14 juillet supprimé<br />
ou fait dans un lieu fermé, la cérémonie patriotique<br />
de la fin de la guerre d’algérie à<br />
laquelle il ne se rend pas mais qu’il organise,<br />
la fin du baptême civil (pour raisons d’économie<br />
mais je n’ai toujours pas compris<br />
lesquelles…), la fin du local attribué à la<br />
ligue des droits de l’homme, le retrait des<br />
drapeaux européens devant la mairie (mais<br />
pas devant les écoles pour ne pas se mettre<br />
en tort puisqu’ils y sont obligatoires), les<br />
baisses de subventions (qu’il peut justifier<br />
par la baisse des aides de l’État aux municipalités)<br />
ne touchent pas réellement les habitants<br />
dans leur quotidien et surtout ne<br />
touchent jamais beaucoup de personnes à la<br />
fois, ce qui a pour conséquences de les<br />
rendre invisibles puisqu’aucun groupe<br />
concerné ne monte au créneau sachant<br />
qu’aucun groupe d’opposition, syndicat ou<br />
association ne peut les unir.<br />
SA STRATÉGIE FONCTIONNE ; LES MÉDIAS<br />
SONT DÉÇUS ET SE DÉSINTÉRESSENT<br />
DE LA VILLE, DE MÊME QUE LES HABI-<br />
TANTS BAISSENT LEUR GARDE, SE DISANT<br />
AU BOUT DE DEUX ANS, QU’IL N’A FAIT<br />
NI MIEUX NI PIRE QUE LES AUTRES.<br />
RÉGNER POUR MIEUX DIVISER<br />
il faut gratter ce vernis d’acceptabilité pour<br />
percevoir les changements sur la ville. il y<br />
a, selon Visa, trois types de mairies fn : les<br />
laboratoires (Béziers, orange, Vitrolles où<br />
il faut faire du buzz et mettre en œuvre le<br />
programme du fn même s’il ne fonctionne<br />
pas), le clientélisme (placer amis et famille<br />
à la mairie, fausses associations et détournements<br />
de fonds) et la gestion en bon père<br />
de famille à laquel le nous sommes confrontés<br />
à mantes-la-Ville (une volonté d’être passepartout<br />
qui dédiabolise le fn mais est<br />
souvent liée à l’incompétence).<br />
le programme de nauth était basé sur la<br />
vidéo-surveillance, la police municipale, le<br />
refus de la salle de prière et les économies à<br />
faire sur la ville. Sur ce dernier point, l’ancienne<br />
municipalité PS a su assainir les finances<br />
de la ville. mais le maire joue sur un<br />
audit commandé au début du mandat qui<br />
n’a bien sûr pas été expliqué clairement<br />
pour faire croire que la ville est au bord de<br />
la faillite, ce qui lui permet de baisser, voire<br />
supprimer, un maximum de subventions<br />
aux associations, aux écoles, centres aérés<br />
et Centres de vie sociaux pour montrer qu’il<br />
fait des économies. mais du coup, il s’empêche<br />
aussi lui-même de mettre en place<br />
deux points de son programme : la vidéosurveillance<br />
et l’augmentation des effectifs<br />
de la police municipale. il y a fort à parier<br />
que cela est plutôt dû au coût exorbitant de<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 17
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
« JE N’AI PAS VOCATION<br />
À FAIRE DANS LE SOCIAL »<br />
CYRIL NAUTH<br />
la première et au fait que les policiers muni -<br />
cipaux ne souhaitent pas être associés à la<br />
politique fn de la ville. le dernier point de<br />
son programme : empêcher l’installation<br />
d’une mosquée sur la ville (la salle de prière<br />
est devenue trop petite et n’est plus aux<br />
normes), n’a pas non plus pu être réalisé<br />
puisque la vente était prévue avant les élections<br />
et a eu lieu avec l’intervention du<br />
préfet et de la cour administrative.<br />
SAUVER PAR LA CRISE ?<br />
en ce qui concerne les quinze écoles mater -<br />
nelles et primaires de la ville, la situation va<br />
devenir problématique dans les prochaines<br />
années, mais elle est le résultat des deux anciennes<br />
majorités PS : les rénovations ont<br />
eu lieu très tardivement et sans aucun ajout<br />
de classes malgré les constructions de nombreux<br />
nouveaux loge ments sur la ville. le<br />
maire justifie ses refus d’ajouts de préfabriqués<br />
et d’atsem ainsi que la non mise en place<br />
des temps d’activités périscolaires depuis<br />
la réforme des rythmes scolaires par la<br />
priorité des économies et cela parle aux habitants<br />
qui commencent à être habitués à<br />
cette prétendue crise nationale.<br />
depuis cette année un tiers des postes<br />
dans l’animation et le socio-culturel est<br />
assuré par des vacataires, les spectacles,<br />
sorties et fêtes de fin d’année des écoles ont<br />
été annulés sous couvert d’état d’urgence,<br />
le festival Contentpourien a lui aussi été annulé<br />
sous prétexte des inondations au parc<br />
(mais il y a d’autres lieux sur la ville qui auraient<br />
pu être utilisés…) le comité des fêtes<br />
n’est plus indépendant. Si les spectacles<br />
culturels proposés par la ville dans la plus<br />
grande salle du bassin n’ont pas montré de<br />
signes idéologiques, le fC mantois a pourtant<br />
été attaqué par le maire et le premier adjoint<br />
(concept du français de souche versus immigrés),<br />
mais l’idéologie fn n’est toujours<br />
pas flagrante dans le quotidien des habitants<br />
au bout de deux ans de mandat. nauth a su<br />
mettre des stratégies en place pour ne pas se<br />
retrouver en faute vis-à-vis des mantevillois<br />
(par exemple en tâtant le terrain au sujet des<br />
CVS, disant qu’il n’a pas « vocation à faire<br />
dans le social », prévoyant de les supprimer,<br />
puis de n’en fermer qu’un pour finalement<br />
décider de juste en réduire un pour y ajouter<br />
une maison médicale).<br />
on a pourtant l’impression que tous ces<br />
points cassent petit à petit le lien social<br />
entre les habitants, les divisent et les isolent,<br />
tout en gardant cet arrière-goût de « pas<br />
pires que les autres ». mais il faut savoir<br />
que la nouvelle compagne du maire est à la<br />
fois directrice générale des services et dRH,<br />
il y a donc un clientélisme certain qui commence<br />
à se mettre en place, puisque le<br />
couple détient les trois plus grandes fonctions<br />
de la mairie.<br />
lors du stage intersyndical de mai 2016,<br />
quelqu’un m’a demandé ce qu’il se passerait<br />
si les élections municipales étaient dans six<br />
mois. Je n’y avais pas songé. Honnêtement ?<br />
Vu le mode de fonctionnement du maire et<br />
l’absence d’opposition réelle, je crois que le<br />
fn repasserait et je pense à un article de<br />
Rue 89 de 2014 où une habitante d’orange<br />
témoignait « en 10 ans les cœurs se sont<br />
fermés. » et j’ai mal à ma ville… ■<br />
18 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
453 000 PERSONNES<br />
VIVENT EN FRANCE<br />
DANS UNE MUNICIPALITÉ<br />
D’EXTRÊME DROITE...<br />
onzemairiessont gérées par le FN<br />
ou par un maire élu avec le soutien<br />
du FN. Quatre autres sont dirigées<br />
par la ligue du sud, parti d’extrême droite<br />
présidé par l’ex-FN Jacques<br />
bompard. se servir des mairies<br />
conquises en mars 2014<br />
comme des vitrines pour démontrer<br />
la capacité « à gouverner<br />
» et préparer 2017, tel<br />
est le projet du FN.<br />
les possibilités d’intervention<br />
des maires sur l’école, son<br />
fonctionnement, ses programmes<br />
sont limitées, alors<br />
ils se rabattent sur la culture,<br />
le périscolaire et l’accompagnement<br />
social qui permet<br />
aux élèves vivant dans la<br />
précarité de suivre leur scolarité<br />
dans des conditions<br />
de vie décente.<br />
À cela s’ajoute l’infecte finalité du programme<br />
de l’extrême droite, « la préférence<br />
nationale », que ces maires ne peuvent<br />
pas encore mettre en pratique, mais dont<br />
ils développent, insidieusement, la perspective<br />
par leurs déclarations et leurs<br />
déci sions discriminatoires. les quelques<br />
exemples suivants, parmi beaucoup d’autres,<br />
en sont l’illustration.<br />
contre les gens du voyage, lemairede<br />
Cogolin a rédigé ce communiqué abject :<br />
« À l’occasion de l’arrivée importante de<br />
gens du voyage, la mairie demande aux<br />
résidents de rester vigilants et de signaler<br />
à la police municipale tout comportement<br />
suspect. » le maire s’oppose à la présentation<br />
d’une danse orientale au gala des<br />
Associations : « s’ils veulent vivre comme<br />
en orient, les frontières sont ouvertes. »<br />
Àhayange, le maire, engelmann éructe :<br />
« la danse orientale est incompatible avec<br />
le Front national. » À Fréjus, le maire met<br />
fin à la subvention du centre social. Au<br />
Pontet, le maire FN décide de la fin de la<br />
gratuité des cantines scolaires pour les<br />
enfants issus de familles démunies.<br />
LemairedeBeaucaire, dans une tribune<br />
aux relents racistes publiée sur un site du<br />
FN, stigmatise les enfants issus de l’immigration<br />
qu’il est, à son grand regret, obligé<br />
d’inscrire dans les écoles de « sa » ville. Il<br />
parle ainsi de 22 enfants (sur les 16 000<br />
habitantes de la commune) et les désigne<br />
à la vindicte populaire : « […] ces élèves,<br />
pour la plupart originaires du Maghreb<br />
et/ou de nationalité espagnole<br />
grâce à l’europe passoire<br />
et laxiste en matière<br />
de naturalisation et de droit<br />
du sol. »<br />
Àmarseille, stéphane ravier<br />
et ses acolytes du FN<br />
dans une même logique discriminatoire<br />
votent contre les<br />
subventions de la dizaine de<br />
centres sociaux de la ville ou<br />
contre la réhabilitation de<br />
l’école de la busserine. Face à<br />
cela, les parents et les enseignantes<br />
refusent la venue des<br />
élus FN, le conseil d’école est<br />
suspendu et le maire, stéphane<br />
ravier, déclare vouloir éradiquer les « métastases<br />
rouges du quartier ». ce qui en<br />
dit long sur la nature fascisante du FN et<br />
l’arnaque de sa « dédiabolisation ». les<br />
enseignantes du lycée Paul-langevin à<br />
beaucaire l’ont expérimentée, quand, ayant<br />
refusé de serrer la main du maire, ils et<br />
elles se sont fait insulter dans la presse :<br />
« syndicalistes sans éducation, privilégiés,<br />
aigris et sectaires dont le comportement<br />
n’a rien à envier à celui des racailles. »<br />
tous ces exemples doivent nous conforter<br />
dans notre volonté d’informer sur les pratiques<br />
totalitaires et violemment discriminatoires<br />
des mairies d’extrême droite afin<br />
de se mobiliser, tou-te-s ensemble, enseignantes,<br />
éducateurs et éducatrices, parents<br />
d’élèves et syndicalistes, avec celles et<br />
ceux qui subissent et résistent à l’inacceptable.<br />
■<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 19
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
La cible “familles”<br />
Par Jean-Pierre Fournier,QueStionS De CLaSSe(S).<br />
« PAs elle ! » Quand une enseignante de maternelle, à tours, avait<br />
été victime d’accusations ahurissantes d’incitations à des attouchements<br />
1 par des activistes de la Jre, ses collègues et plus largement<br />
le monde enseignant avait été horrifiés. elle encore plus, pas seulement<br />
parce qu’elle était la victime, mais parce qu’ils avaient aidé<br />
une partie de ces mères à obtenir leurs papiers...<br />
dire que l’extrême droite<br />
ratisse très large. mais derrière<br />
C’est<br />
le paradoxe, il y a de quoi réflé -<br />
chir. Comment se fait-il que « ça marche » ?<br />
Qu’il s’agisse d’éducation sexuelle et d’égalité<br />
hommes-femmes, il y a un point commun :<br />
c’est nouveau (ou présenté comme tel) et ça<br />
fait peur.<br />
PaSSionS triSteS<br />
des parents très différents peuvent avoir peur :<br />
ainsi les riches ont peur des pauvres, mais les<br />
pauvres aussi ont peur des pauvres (ou des<br />
noirs, des arabes, des pauvres ethnicisés) !<br />
Je me souviens de ce père, d’origine africaine,<br />
m’expliquant qu’il interdisait à son fils de<br />
quitter la maison après l’école, car « dehors,<br />
il n’y a que des noirs ».<br />
les gens enfermés dans le « on ne parle pas<br />
de ça » à propos de la sexualité, avec ou sans<br />
(généralement quand même avec) renforcement<br />
religieux, peuvent être effra yés par tel chapitre<br />
de biologie ou tel texte de français.<br />
des identitaires à Sarko, toute la droite<br />
musclée attise la peur pour se présenter en<br />
défenseur, c’est leur carte – c’est leur force.<br />
il y a aussi les préjugés. C’est quelque<br />
chose que l’on n’ose pas s’avouer, car cela<br />
ternit l’image de « la classe ouvrière », et on<br />
n’aime pas trop bousculer nos icônes militantes.<br />
mais enfin : qui peut ignorer que les<br />
convictions autoritaires en matière de société<br />
et d’éducation sont largement partagées dans<br />
les classes popu laires ? Peine de mort, répression<br />
par tous les moyens de la délinquance<br />
de rue, et dans l’éducation c’est la même<br />
chose : quel enseignant dans les « quartiers »<br />
n’a reçu l’autorisation – l’encouragement –<br />
à mettre une taloche à l’enfant récalcitrant ?<br />
Je me souviens d’un « tu dis un mot au<br />
prof, je t’écrase la tête contre le mur ! ».<br />
dans un domaine voisin, l’homophobie se<br />
porte bien, et lors d’un débat en classe sur<br />
l’avortement, où seules les filles sont intervenues,<br />
j’avais vu que « c’était pas gagné ».<br />
même processus vis-à-vis des étrangers.<br />
un groupe d’élèves de troisième m’a ainsi<br />
courtoisement mais fermement dit dans un<br />
<strong>coul</strong>oir que j’avais tort de soutenir les sanspapiers,<br />
qui selon elles prenaient le travail<br />
aux autres. les élèves en question étaient<br />
toutes filles d’immigrés de la première génération.<br />
enfin, il y a la vengeance qui se trompe<br />
d’objet. on se souvient de ce personnage<br />
d’Au revoir les enfants, licencié par le res-<br />
20 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
ponsable de l’abbaye qui cache des enfants<br />
juifs ; cet employé va dénoncer tout le monde<br />
à la Gestapo. dans un registre moins dramatique<br />
et plus quotidien, combien d’humiliations<br />
vécues à l’école par les parents des classes<br />
populaires se transforment en hostilité aux<br />
« intellos » et à leurs idées ? Car l’école – ce<br />
n’est pas une mise en cause de nos collègues,<br />
l’effet système joue à fond – trie, casse, ignore<br />
souvent, et crée du coup du malheur-boomerang.<br />
Comment ne pas voir que c’est sur ces<br />
terrains que chasse l’extrême-droite ?<br />
Rien de surprenant au total. des passions<br />
tristes qui éclatent comme des boules puantes.<br />
rÉPonDre aux aFFeCtS ?<br />
la vraie question, c’est comment faire face.<br />
Comment gérer ces émotions-là, d’autant<br />
qu’on ne voit rien venir : nous ne sommes<br />
pas dans le secret des familles, et des remâchages<br />
privés aux éclats publics, le chemin<br />
n’est guère lisible. il me semble qu’on peut<br />
dégager deux pistes :<br />
– annoncer, expliquer aux familles ce qu’on<br />
fait ; reconnaître l’existence des préjugés, des<br />
peurs, des affects – après tout, personne n’est<br />
un pur esprit ; et ça n’empêche pas de faire ce<br />
qu’on a prévu. oui, mais, dira-t-on, mais<br />
quand les parents ne viennent pas ? Comme<br />
pour les autres apprentissages, c’est un vrai<br />
problème. essayer quand même ? le téléphone<br />
donne de bons résultats ; dans le premier<br />
degré, des collègues invitent deux-trois parents<br />
en fond de classe ;<br />
– dire et surtout montrer « de quel côté de la<br />
barricade » on se trouve ; le succès n’est pas<br />
garanti à 100 % 2 mais cela surprend tellement<br />
les parents des classes populaires que ça a<br />
des effets bénéfiques ; en fait, je suis un peu<br />
surpris que beaucoup de collègues, pourtant<br />
« syndicalistes de choc » et ouvertement à<br />
gauche voire plus, n’annoncent pas la <strong>coul</strong>eur,<br />
NOUS RAPPROCHER DES PARENTS<br />
LES PLUS ÉLOIGNÉS DE L’ÉCOLE,<br />
C’EST FAIRE QU’EUX S’ÉLOIGNENT<br />
DES MARCHANDS DE HAINE.<br />
socialement parlant (il ne s’agit pas de prosélytisme<br />
pour une chapelle !). n’y aurait-il<br />
pas beaucoup d’occasions manquées ?<br />
Pour les professionnels de l’éducation, il y<br />
a fort à faire. Sans se cacher pour autant que<br />
la clarté, l’explication, l’engagement raisonné<br />
sont peu (mais pas rien) contre des affects<br />
profonds.<br />
Peu, mais pas rien. nous rapprocher des<br />
parents « les plus éloignés de l’école », c’est<br />
faire qu’eux s’éloignent des marchands de<br />
haine. ■<br />
1. http://education.blog.lemonde.fr/2014/03/30/la-journee-de-retrait-de-lecole-accuse-publiquement-une-enseignante-de-maternelle/<br />
merci à dominique Seghetchian, enseignante engagée de<br />
cette ville, pour cette référence.<br />
2. Comme pourrait le faire croire l’exemple initial de cet<br />
article. mais, explique dominique, l’engagement de cette<br />
enseignante et de son équipe a permis que la réaction<br />
vienne non seulement d’un collectif syndicats-associations<br />
mais aussi et surtout des autres parents d’élèves ; les<br />
tentatives JRe qui ont suivi ont été des échecs.<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 21
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
Des JRE<br />
à la Manif pour tous<br />
PAR CÉCILE ROPITEAUX, SECTEUR DROITS ET LIBERTÉS DU SNUIPP-FSU<br />
en 2013, diverses mobilisations ont eu lieu autour de l’ouverture<br />
du mariage aux couples de même sexe : des manifestations impor -<br />
tantes en faveur de cette loi, et d’autres, encore plus importantes,<br />
qui la combattaient, prenant le nom de « Manif pour tous ».<br />
Pour le sNuiPP-Fsu, 2013 est l’année<br />
de son colloque « Éduquer contre<br />
l’homophobie dès l’école primaire ».<br />
opportunisme ? non, hasard du calendrier.<br />
nous avons entamé ce travail de rechercheaction<br />
en 2010, avec conception, puis expérimentation<br />
de séquen ces pédagogiques pour<br />
éduquer contre le sexisme et les lGBtphobies,<br />
et publié une brochure de sensibilisation<br />
et un document pédagogique téléchargeable 1 .<br />
LeS aBCDDe L’ÉgaLitÉ<br />
À la rentrée 2013 a été mis en place dans<br />
600 classes primaires le dispositif des aBCd<br />
de l’égalité, destiné à lutter contre les stéréotypes<br />
de sexes, à l’initiative du ministère<br />
des droits des femmes et du ministère de<br />
l’Éducation nationale.<br />
on a alors vu arriver autour de certaines<br />
écoles des tracts dénonçant l’enseignement<br />
et les méfaits de la prétendue « théorie du<br />
genre », distribués par des collectifs de<br />
parents auto-proclamés, des associations catholiques<br />
traditionalistes, ou des groupuscules<br />
de type « veilleurs » ou « vigi-gender »,<br />
issus de la manif Pour tous (lmPt). en<br />
janvier 2014, farida Belghoul a appelé à<br />
des Journées de Retrait de l’École (JRe,<br />
voir plus loin).<br />
DiSCourS et DÉSinFormation<br />
la rhétorique de ces tracts est un mélange<br />
de mensonges, d’exagérations, de glissements<br />
de sens, de détournements, de phrases extraites<br />
de leur contexte. ils se posent en défenseurs<br />
de « la complémentarité des sexes », dans<br />
une posture essentialiste. Ceci est symbolisé<br />
par les <strong>coul</strong>eurs rose et bleu, déclinées jusqu’à<br />
la nausée ! ils évoquent « l’être » et la « nature<br />
» (impli citement divine), comme si<br />
l’indivi du-e n’était pas une construction sociale.<br />
ils amalgament volontairement les aBCd,<br />
dispositif institutionnel, avec le travail<br />
syndical du Snuipp-fSu, qui va plus loin<br />
dans la déconstruction des stéréotypes et<br />
aborde la nécessaire banalisa tion de l’homosexualité<br />
: ils tentent ainsi de jeter le discrédit<br />
sur toutes les actions d’éducation à<br />
l’égalité et de lutte contre les discriminations<br />
que l’école peut mener. ils remettent en<br />
cause l’éducation à la sexualité. ils dénoncent<br />
les méthodes « tota litaires » de l’Éducation<br />
nationale et le fait que les parents seraient<br />
tenus à l’écart, et revendiquent que l’école<br />
ne s’occupe que d’instruction. il est même<br />
clairement dit qu’elle n’est pas là pour lutter<br />
contre les inégalités !<br />
22 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
Certains discours, plus subtils, semblent<br />
faire des concessions au constructivisme<br />
« on ne naît pas femme, on le devient », et<br />
prétendent s’opposer aux discriminations.<br />
C’est en fait pour exprimer alors une homophobie<br />
plus feutrée, moins outrancière, qui<br />
considère les personnes lGBt comme<br />
comme inférieures (association des familles<br />
catholiques). l’hétérosexualité est présentée<br />
comme la seule sexualité « naturelle » et<br />
épanouissante, car féconde. dans le tract,<br />
les revendications d’égalité sont associées,<br />
négativement, à l’individualisme ! notons<br />
aussi l’amalgame entre homosexualité et<br />
pratiques sexuelles, alors que parler d’homosexualité<br />
à l’école primaire, c’est parler<br />
d’amour, de couples, de familles…<br />
ATTAQUES ANTI-SYNDICALES<br />
Parallèlement, le Snuipp-fSu a été visé<br />
également, dès le mois de mai, suite au<br />
travail qu’il mène : messages haineux sur<br />
des blogs, courriels de menaces ou d’insultes,<br />
permanences syndicales taguées, articles<br />
dans la fachosphère… dans une vidéo mise –<br />
un temps – en ligne, le Printemps français,<br />
branche radicale de lmPt, est allé jusqu’à<br />
écrire : « Vous répandez votre idéologie<br />
comme les rats répandent la peste. » Cette<br />
dernière phrase comporte une référence nauséabonde<br />
flagrante à ce que les nazis disaient<br />
Universite Robert Schuman ; Salle de TD, Strasbourg – Myr MURATET<br />
N’Autre école N° 5 //23
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
on a bien affaire à un réseau, alliant droite traditionaliste et extrê mes<br />
droites. lmPt a été l’occasion de passerelles, de rapprochements, comme<br />
celui de l’uni avec les identitaires, de fanatiques religieux de tous bords,<br />
allant jusqu’à la droite plus traditionnelle, depuis les convaincu-es de<br />
l’essentialisme, pour qui « la » femme doit rester à « sa » place.<br />
“<br />
”<br />
des Juifs… d’autres sites nous accusent<br />
d’être des « assassins d’enfants » et de<br />
vouloir « détruire la civilisation », et réussissent<br />
à amalgamer, dans un vaste complot du<br />
grand remplacement, féministes, homosexuels<br />
et « populations islamisées »…<br />
LES JRE<br />
en janvier 2014 eut lieu la première Journée<br />
de retrait de l’école. le discours associé<br />
franchit encore un cran dans la manipulation<br />
mensongère. des parents d’élèves ont reçu<br />
un courriel ou SmS les avertissant que l’école<br />
allait « enseigner à nos enfants qu’ils ne<br />
naissent pas fille ou garçon, mais qu’ils choisissent<br />
de le devenir », avec « démonstrations »<br />
de masturbation ! Cette opération visant à<br />
l’instrumentalisation des familles va connaître<br />
un succès relatif. le message, signé farida<br />
Belghoul, est diffusé par Égalité et Réconciliation<br />
et les réseaux liés à la mouvance dieudonné-Soral,<br />
dont des relais islamistes. les<br />
JRe ont aussi reçu le soutien de Civitas, organisation<br />
catholique intégriste, et du Bloc<br />
identitaire.<br />
QUI SONT-ILS ?<br />
« Contrôle totalitaire des cerveaux », « ensei -<br />
gnant-es gauchistes aux mœurs dépravées<br />
voulant corrompre la jeunesse »… les convergences<br />
de vocabulaire et d’arguments fallacieux<br />
montrent que, derrière la multiplicité des appellations,<br />
même si les relais sont divers et<br />
variés, on est dans la plus pure tradition des<br />
discours de l’extrême-droite contre l’école<br />
publique et laïque ! on a bien affaire à un réseau,<br />
alliant droite traditionaliste et extrêmesdroites.<br />
lmPt a été l’occasion de passerelles,<br />
de rapprochements, comme celui de l’uni<br />
avec les identitaires, de fanatiques religieux<br />
de tous bords, allant jusqu’à la droite plus<br />
traditionnelle, depuis les convaincu-es de l’essentialisme,<br />
pour qui « la » femme doit rester<br />
à « sa » place, jusqu’aux élu-es embrayant<br />
par opportunisme électoraliste.<br />
Ces campagnes contre l’école sont donc<br />
un moyen pour lmPt de se recycler, de<br />
continuer à s’opposer au gouvernement en<br />
essayant de ratisser largement dans l’opinion.<br />
À cela viennent s’ajouter les ennemi-es de<br />
l’école publique et les tenant-es de l’antipédagogisme.<br />
DERRIÈRE LES DISCOURS<br />
LES VÉRITABLES ENJEUX<br />
l’emploi du mot « gender » relève du sexisme<br />
et des lGBtphobies, mais aussi de l’antiaméricanisme<br />
et l’anti-intellectualisme. C’est<br />
à relier à la mention des « lesbiennes juives<br />
américaines » qui désigne parfois les féministes.<br />
on retrouve très souvent aussi les références<br />
au complotisme : des « lobbies » œuvreraient<br />
à la promotion de la pseudo « théorie du<br />
genre ».<br />
derrière la défense de la mythique complémentarité<br />
des sexes se cache le refus de<br />
l’égalité. en effet, dans leur vision binaire<br />
du monde, le masculin est assimilé au<br />
principe actif et à la sphère publique ; aux<br />
femmes la passivité et la sphère domes -<br />
tique. Répartition ô combien hiérarchique,<br />
qui est à la source même des inégalités et<br />
nourrit la domination patriarcale. Ce sont<br />
les mêmes qui s’opposent à l’avortement,<br />
au partage du congé parental, etc. leur<br />
crainte de « l’indifférenciation » masque<br />
24 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
leur refus de la diversité, ils prônent en fait<br />
l’uniformité à l’intérieur de chaque sexe,<br />
exprimant homophobie et transphobie, et<br />
nient la réalité des familles. Quant aux<br />
attaques contre l’éducation à la sexualité,<br />
elles relèvent bien évidemment de l’ordre<br />
moral, qui s’oppose à l’émancipation des<br />
femmes et des filles.<br />
ils osent se placer en protecteurs de l’enfance,<br />
alors que c’est bien le carcan du genre,<br />
qu’ils défendent si âprement, qui cause souffrances,<br />
viols et violences sexistes, dépressions<br />
et suicides de jeunes lGBt par haine de<br />
soi… ils occultent complètement le malêtre<br />
des jeunes, lGBt ou hétéros, qui ne se<br />
reconnaissent pas dans les normes strictes<br />
de genre. ils ne se préoccupent pas des torts<br />
causés à tous ces enfants qui grandissent<br />
dans toutes sortes de familles, qu’ils ont tant<br />
stigmatisées !<br />
ÉPILOGUE...<br />
les aBCd ont été enterrés. l’abandon du<br />
nom est une faute politique, un recul supplémentaire<br />
du gouvernement. le Plan d’éducation<br />
à l’égalité, présenté par le ministère comme<br />
une généralisation, ne tiendra pas ses promesses<br />
faute de moyens. le nouveau site de ressources<br />
pédagogiques est indigent, et présente quelques<br />
contenus essentialistes.<br />
la fapec, fédération de parents de f. Belghoul,<br />
est un échec, elle-même s’est brouillée<br />
avec Soral. en revanche, lmPt semble<br />
avoir réussi son recyclage au sein de<br />
l’umP/les Républicains, avec la création<br />
de « Sens commun » et compte un certain<br />
nombre d’élu-es. en 2016, les « vigi-gender »<br />
font parvenir à des centaines d’écoles une<br />
brochure de 50 pages intitulée le Genre en<br />
images, qui présente de nouveau leurs mensonges<br />
relatifs à une prétendue « théorie du<br />
genre ». l’éducation à l’égalité et la lutte<br />
contre les discriminations y est discréditée.<br />
Suite à interventions syndicales, le ministère<br />
LES ABCD ONT ÉTÉ ENTERRÉS.<br />
L’ABANDON DU NOM EST UNE FAUTE<br />
POLITIQUE, UN RECUL SUPPLÉMENTAIRE<br />
DU GOUVERNEMENT.<br />
LE PLAN D’ÉDUCATION ÀL’ÉGALITÉ,<br />
PRÉSENTÉ PAR LE MINISTÈRE COMME<br />
UNE GÉNÉRALISATION, NE TIENDRA PAS<br />
SES PROMESSES FAUTE DE MOYENS.<br />
a envoyé aux académies la consigne de bloquer<br />
ces envois.<br />
À nous de ne rien lâcher de notre projet<br />
éducatif !<br />
C’est bien le rôle de l’école :<br />
– d’agir dans une logique de prévention des<br />
discriminations, du harcèlement et des violences<br />
;<br />
– d’accueillir tou-tes les enfants, quelles que<br />
soient leurs familles ;<br />
– d’éduquer contre toutes les formes de xénophobie,<br />
contre le racisme, le sexisme, les<br />
lGBtphobies, la stigmatisation liée à la situation<br />
sociale ou au handicap ;<br />
– d’alléger le poids des stéréotypes et des<br />
déterminismes pour favoriser l’émancipation<br />
de toutes et tous ;<br />
– de contribuer à inventer une culture de<br />
l’égalité : égalité en droits, mais aussi égalité<br />
subjective afin que chacun-e se sente l’égale<br />
de l’autre et que nous puissions avancer<br />
ensemble vers l’égalité réelle, sociale et économique<br />
de toutes et tous.<br />
et c’est bien ce que collectivement nous<br />
continuerons à porter ! ■<br />
1. http://www.snuipp.fr/eduquer-contre-l-homophobie-desl,13866<br />
N’Autre école N° 5 // 25
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
Florilège<br />
LeS Jre, c’est avant tout une<br />
stratégie victorieuse d’alliance<br />
de tous les obscurantismes religieux<br />
avec l’ultra-droite qui s’est<br />
concrétisée lors de la conférence de la<br />
presse du 19 février 2014 en présence<br />
de Farida belghoul, christine boutin et<br />
béatrice bourges, fondatrice du « Printemps<br />
français » qui y déclarait :<br />
« l’heure est tellement grave qu’il faut<br />
faire des alliances […]. Parce que c’est<br />
la mort qu’on nous propose […]. on<br />
veut faire de nous des personnes qui<br />
sont hors sexe et hors sol, qui perdent<br />
leur identité, qui perdent toutes leurs<br />
identités, pas seulement leur identité<br />
de sexe et de genre mais aussi leur<br />
identité nationale. […] on veut légaliser<br />
la pédophilie, parce que c’est de ça<br />
dont il s’agit, en plus, c’est de légaliser<br />
la pédophilie […] Alors nous avons décidé<br />
de faire alliance pour sauver notre<br />
civilisation. »<br />
Pour Albert Ali, essayiste « musulman<br />
et souverainiste français » proche<br />
d’Alain soral, « les Jre sont la mère<br />
de toutes les batailles », quant à Mourad<br />
salah, conseiller municipal à<br />
Melun, il résume l’ambiance générale :<br />
« tenez bon ! tout le corps enseignant<br />
est un corps de lâches. la journée de<br />
retrait de l’école c’est : je retire mon<br />
enfant de cet antre du mal. » cette<br />
croisade fondamentaliste, qui prêche<br />
pour le retour de l’école à la maison,<br />
se double d’un enjeu commercial. Pour<br />
Alain escada, président du mouvement<br />
catholique traditionaliste civitas,<br />
il est temps d’offrir « une alternative à<br />
l’école de la république », « cette<br />
école qui est aux ordres d’une vision<br />
laïciste et internationaliste veut séparer<br />
l’enfant de dieu comme de ses parents.<br />
» c’est à la mise en place d’un<br />
réseau d’écoles hors contrats que se<br />
consacre toute une fange de la mouvance<br />
traditionaliste. un vieux rêve de<br />
l’extrême droite, lassée des « compromis<br />
» entre l’enseignement privé sous<br />
contrat et l’état. dans le sillage du<br />
club de l’horloge, les « créateurs<br />
d’école » ont réalisé la synthèse entre<br />
une vision ultra-libérale du marché<br />
scolaire (l’école comme entreprise<br />
finan cée par le chèque éducation) et le<br />
retour à la pédagogie traditionnelle<br />
(religieuse ou pas). Quant à Farida<br />
belghoul, elle a lancé sa « petite entre -<br />
prise » de « remédiation éducative<br />
indivi dualisée à domicile » (le reid),<br />
une association à la recherche de<br />
250 000 euros de budget annuel pour<br />
une dizaine de jeunes. sa Fédération<br />
de parents accueille aussi rémy Wiedmann,<br />
le « coach des parents », animateur<br />
du site Internet « l’école à la<br />
maison » dont l’objectif est d’amener<br />
les parents à retirer les enfants de<br />
l’école, « de toutes les écoles », précise-t-il.<br />
À la croisade religieuse de civitas et<br />
de Farida belghoul, il faut associer<br />
sos éducation, connue pour sa pétition<br />
contre l’exposition « le zizi<br />
sexuel » à la cité des sciences. délégué<br />
général de l’association, Jean-Paul<br />
Mongin est convaincu que Najat Vallaud-belkacem<br />
n’a mis « les pieds à<br />
l’école que pour promouvoir l’expérimentation<br />
idéologique des Abcd dits<br />
“de l’égalité”, visant à subvertir les<br />
repè res des enfants dans la construction<br />
de leur identité sexuelle ».<br />
extrait de L’École des réac-publicains,<br />
g. chambat, libertalia, 2016<br />
26 // N’Autre école N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
Histoire d’une éducation<br />
trop nationale<br />
Par BernarD girarD<br />
le FN peut-il réussir une percée électorale dans le monde de l’enseignement<br />
? Au-delà de l’autosatisfaction bruyamment affichée par le<br />
collectif racine, il est de fait que son programme éducatif 1 – qui n’a<br />
rien de révolutionnaire, se gardant bien d’effaroucher l’électeur poten -<br />
tiel – distille plutôt comme un air de déjà vu, déjà entendu.<br />
«<br />
l’ÉCole<br />
de la RÉPuBliQue est aujourd’hui<br />
en grand péril : elle ne<br />
remplit plus sa mission la plus<br />
essen tielle, celle de permettre à chaque<br />
enfant de france, selon ses talents et ses<br />
mérites, de trouver sa juste place dans la<br />
société, en assurant, par la perpétuation de<br />
l’excellence française, l’avenir de la nation.<br />
Cette situation est imputable à près d’un<br />
demi-siècle de contre-réformes inspirées<br />
par l’idéologie permissive héritée de<br />
mai 1968, par des théories pédagogiques<br />
aberrantes, et par les dogmes euro -<br />
mondialistes appliqués aux politiques éducatives.<br />
»<br />
en quelques mots, tout est dit : puisque<br />
l’apocalypse, c’est aujourd’hui, puisque les<br />
coupables sont dénoncés, il n’y a plus qu’à<br />
passer au « redressement » de l’école, à<br />
partir de quelques mesures dont certaines<br />
ne devraient guère poser de difficultés d’application…<br />
et pour cause, vu la place qu’elles<br />
occupent déjà, de longue date, dans les<br />
préoccupations de l’Éducation nationale.<br />
ainsi, parmi les propositions du fn, l’enseignement<br />
de l’histoire de france reflète la<br />
place centrale qu’occupe la nation dans l’imaginaire<br />
d’extrême-droite, un enseignement<br />
« qui retrouvera sa place au cœur de l’apprentissage<br />
[...] à partirde la chronologie et<br />
de figures symboliques qui se gravent dans<br />
les mémoires ». au cœur de l’apprentissage ?<br />
mais n’est-ce pas déjà le cas aujourd’hui,<br />
notamment à l’école élémentaire (cycle 3),<br />
avec un ensei gnement de l’histoire étroitement<br />
délimité et structuré autour du « temps des<br />
rois », du temps de la « République » ?<br />
LE ROMAN NATIONAL AU CŒUR DES<br />
PRÉOCCUPATIONS DU FN… ET DE L’EN<br />
dans un contexte politique où les considérations<br />
identitaires gangrènent en profondeur<br />
le débat public, au point d’occulter tout le<br />
reste, le choix d’un recentrage natio nal<br />
imposé par les pouvoirs publics dans le<br />
cadre de la rédaction des programmes d’histoire<br />
(printemps 2015) révèle une proximité<br />
avec le fn qui n’est pas que de façade.<br />
C’est par exemple Hollande qui assigne à<br />
l’enseignement de l’histoire la fonction de<br />
« rappeler les heures glorieuses de notre<br />
passé ». mais aussi nVB qui impose au<br />
CSP sa volonté de « mettre [dans les programmes]<br />
ce qui fonde l’identité de la france<br />
[...] l’enseignement de l’histoire doit bien<br />
être un récit qui raconte notre appartenance<br />
à la communauté nationale [...] » 2 . deux<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 27
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
EN QUELQUES MOTS, TOUT EST DIT :<br />
PUISQUE L’APOCALYPSE, C’EST AU-<br />
JOURD’HUI, PUISQUE LES COUPABLES<br />
SONT DÉNONCÉS, IL N’YAPLUS QU’À<br />
PASSER AU « REDRESSEMENT » DE<br />
L’ÉCOLE<br />
voix officielles qui sont comme un écho<br />
aux convictions jamais démenties du fn en<br />
matière d’enseignement de l’histoire : « l’enseignement<br />
de l’histoire doit […] renouer<br />
avec le roman national, qui doit y occuper<br />
une place centrale. l’une des finalités de<br />
l’école est en effet de donner aux enfants de<br />
france des raisons d’être fiers de leur pays,<br />
et elle doit tout autant remplir une fonction<br />
assimilatrice, ce qui exige que tous les<br />
jeunes français puissent se reconnaître dans<br />
une histoire commune. » (Philippot, viceprésident<br />
du fn… dans un cordial entretien<br />
avec Jean-Paul Brighelli 3 )<br />
LA GRANDE ARNAQUE<br />
DES IDENTITÉS COLLECTIVES<br />
Parce qu’elles touchent aux notions d’identité,<br />
de communauté, de société, les affinités<br />
entre l’extrême-droite et les programmes<br />
scolaires ne sont pas anecdotiques, ni sans<br />
conséquences, dans une période où l’en<br />
s’empêtre bien inconsidérément, sans débat<br />
public, dans une surenchère patriotique dont<br />
on ne voit pas la fin : après le verrouillage<br />
des programmes d’histoire, après le déploiement<br />
du drapeau tricolore dans les établissements,<br />
après l’apprentissage obligatoire<br />
et renforcé de La Marseillaise, après la<br />
sacra lisation de la République, après l’instrumentalisation<br />
de la laïcité, on peut légi -<br />
timement s’inquiéter de ce que certains<br />
choix faits par l’en ne s’écartent pas fondamentalement<br />
des options traditionnelles<br />
de l’extrême droite.<br />
Histoire commune, communauté natio -<br />
nale, fierté nationale, intégration : faut-il<br />
croire que ce vocabulaire n’aurait pas le<br />
même sens au fn que dans une salle de<br />
classe ? Que le le sang impur qui abreuve<br />
les sillons se verrait miraculeusement chargé<br />
dans la bouche des écoliers de valeurs civiques<br />
et morales qu’il n’aurait plus dans<br />
un meeting d’extrême droite ? dans les<br />
deux cas, pourtant, ce vocabulaire ambigu<br />
renvoie immanquablement à une même<br />
croyance, une même illusion : celle d’une<br />
communauté de peuples d’origine homogène,<br />
quasi ethnique, perpétuellement menacée<br />
de disparaître sous le coup d’invasions<br />
étrangères, barbares autrefois, immigrés et<br />
réfugiés aujourd’hui. l’indifférence au<br />
monde, la grande peur des migrants, la fermeture<br />
brutale des frontières, les milliers<br />
de réfugiés noyés à nos portes, sous nos<br />
yeux : tout cela n’a-t-il vraiment aucun rapport<br />
avec le roman national dont le but est<br />
de faire croire aux enfants des écoles que<br />
les gouvernants descendent en droite ligne<br />
des mérovingiens, des Capétiens ou de<br />
prétendus « héros » dont il faudrait conserver<br />
la mémoire et préserver l’héritage ?<br />
Prétendre que la vie collective ne pourrait<br />
se construire que dans le cadre artificiel de<br />
la nation, que toute autre forme de vie en<br />
groupe serait la marque du « communautarisme<br />
», relève certes des principes fondamentaux<br />
de l’extrême droite mais l’incrustation<br />
de cette escroquerie dans l’opinion<br />
publique et le débat politique est inséparable<br />
de la légitimité que lui apporte à l’école la<br />
promotion d’un patrio tisme remis au goût<br />
du jour précisément au moment où ce type<br />
d’identification montre toutes ses limites et<br />
tous ses vices : la stigmatisation de l’immigré<br />
et de ses descendants, la peur de l’étranger,<br />
le repli derrière les frontières, le recours ir-<br />
28 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
réfléchi à la guerre, ou encore l’incapacité<br />
à comprendre le monde dans sa globalité<br />
et donc à inventer de nouvelles relations<br />
entre ses composantes. l’identité se réfé -<br />
rant par principe aux individus considérés<br />
dans leur complexité, leur intimité, vouloir<br />
lui adjoindre une composante collective<br />
est non seulement peu légitime, mais souvent<br />
aventureux, comme le montre l’histoire<br />
des régimes totalitaires dont on sait quels<br />
usages ils ont fait de la défense des prétendues<br />
« identités collectives ».<br />
LES RÉSISTANCES PASSENT<br />
AUSSI PAR LES SALLES DE CLASSE<br />
Que certaines valeurs soient partagées en<br />
commun par le fn et une partie encore<br />
plus large de l’opinion publique, avec<br />
l’école comme terrain d’expérimentation,<br />
n’est pas à vrai dire une chose nouvelle :<br />
une conception de la discipline réduite à<br />
de simples exigences d’obéissance, une<br />
incapacité maladive à imaginer une forme<br />
d’intégration au groupe, de vie en société,<br />
qui s’épanouisse en dehors du cadre natio -<br />
nal, la morale ramenée à des leçons de<br />
morale, une conception intolérante de la<br />
laïcité, la nostalgie d’un prétendu âge d’or<br />
scolaire qui n’a jamais existé, le refus de<br />
prendre en considération la composante<br />
sociale de l’échec ou de la réussite scolaire,<br />
tout ceci se retrouve, à des degrés divers,<br />
sur un très large éventail politique.<br />
Reste que pour l’enseignant, pour l’éducateur,<br />
c’est la salle de classe, l’établissement<br />
qui restent les lieux privilégiés de socialisation<br />
des enfants et que pour les ouvrir<br />
aux autres et au monde, la pratique quotidienne<br />
de l’entraide, de la coopération, le<br />
souci des plus petits et des plus faibles<br />
sont potentiellement plus riches d’avenir<br />
que le recours aux vieilles chimères identitaires.<br />
■<br />
QUE CERTAINES VALEURS SOIENT<br />
PARTAGÉES EN COMMUN<br />
PAR LE FN ET UNE PARTIE ENCORE<br />
PLUS LARGE DE L’OPINION PUBLIQUE,<br />
AVEC L’ÉCOLE COMME TERRAIN<br />
D’EXPÉRIMENTATION, N’EST PAS<br />
À VRAI DIRE UNE CHOSE NOUVELLE.<br />
l’Atrium. universite Paris 6 Pierre et Marie curie,<br />
Jussieu. Paris – Myr MurAtet<br />
1. http://www.collectifracine.fr/blog/2013/05/02/appelpour-le-redressement-de-lecole/<br />
2. https://blogs.mediapart.fr/b-girard/blog/151015/lecolele-patriotisme-promu-comme-discipline-scolaire-la-placede-lhistoire<br />
3. http://www.lepoint.fr/invites-du-point/jean-paulbrighelli/brighelli-fn-le-programme-de-philippot-pour-lecole-et-l-universite-30-09-2015-1969274_1886.php<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 29
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
Petit manuel<br />
pour une laïcité apaisée<br />
entretien avec deux membres du cercle des enseignant.e.s laïques,<br />
Anaïs Flores et Jérôme Martin, co-auteur.e.s du Petit manuel pour<br />
une laïcité apaisée, un ouvrage qui a marqué la rentrée 2016.<br />
Petit manuel pour<br />
une laïcité apaisée<br />
À l’usage des<br />
enseignants,<br />
des élèves et<br />
de leurs parents<br />
Jean baubérot<br />
et le cercle<br />
des enseignant.e.s<br />
laïques, la découverte,<br />
2016, 240 p., 12 €.<br />
QuestioNs de Classe(s) – le Petit manuel pour une laïcité<br />
apaisée à l’usage des profs, des élèves et des parents, arrive<br />
en librairies dans une période où le thème de la laïcité déchaîne<br />
les passions. Pouvez-vous nous préciser dans quel contexte est<br />
née l’idée de cet ouvrage et comment il a été rédigé ?<br />
Jérôme martiN & aNaïs Flores – enseignant-es en Seine-<br />
Saint-denis, nous constatons que la laïcité déchaîne les passions,<br />
mais essentiellement dans les médias et parmi les politiques. Parallèlement,<br />
nous expérimentons les difficultés engendrées par<br />
ces débats sur le terrain (stigmatisation des élèves et de leurs familles,<br />
conflits autour de bandeaux, de jupes, imprécision sur les<br />
signes religieux ostentatoires interdits par la loi de 2004, etc.).<br />
nous regrettions par ailleurs que ces débats masquent la réalité<br />
des difficultés sociales et économiques du terrain. Œuvrer à une<br />
laïcité apaisée, c’est aussi libérer la place médiatique pour discuter<br />
des urgences de l’école.<br />
le déclencheur a été la rencontre avec Jean Baubérot. nous<br />
avons eu plusieurs discussions collectives, lui partageant son expertise<br />
sur la laïcité et son histoire, nous notre quotidien, notre<br />
expérience des textes officiels et des classes. le Petit manuel est<br />
une mise en forme de cet échange.<br />
QdC – Quelle est la finalité de ce petit guide ?<br />
J. m. & a. F. – en présentant une réflexion théorique articulée<br />
autour d’une mise en perspective historique, de témoignages<br />
précis et de pistes pédagogiques, nous voulions à la fois proposer<br />
30 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
un outil directement utile aux usagè-res de<br />
l’école publique et apporter une contribution<br />
au débat qui soit en lien avec des expériences<br />
concrètes. des conflits peuvent être facilement<br />
désamorcés, pour peu qu’on ait les<br />
bons réflexes, qu’on ne prenne pas pour atteintes<br />
à la laïcité ce qui ne serait que des<br />
comportements d’enfants ou d’adolescentes<br />
classiques, ou le résultat d’inquiétudes,<br />
de préjugés.<br />
enfin, en montrant que la laïcité est un<br />
outil pour la liberté et le « vivre-ensemble »,<br />
nous entendions parler à la première personne,<br />
en tant qu’enseignant-es dans des<br />
quartiers en difficultés – voix qu’on entend<br />
peu dans le débat public, où s’expriment<br />
beaucoup de personnes qui n’ont jamais mis<br />
un pied dans les établissements où nous travaillons<br />
et ne visent qu’à nourrir le conflit,<br />
le fantasme du choc de civilisations, souvent<br />
sur le mode incantatoire.<br />
QdC – Au fil des pages, on comprend que<br />
cette laïcité « apaisée » entend s’opposer à<br />
une laïcité « falsifiée », comment définiriez-vous<br />
ces deux approches, leur histoire<br />
et leurs ressorts politiques ?<br />
J. m. & a. F. – il est essentiel de débattre<br />
sur des concepts vrais, solides, clairs en les<br />
plaçant dans leur contexte historique. une<br />
bonne part des conflits vient de la superposition<br />
de plusieurs laïcités : celle définie par<br />
les textes aujourd’hui, celle telle qu’elle était<br />
à l’époque de sa constitution et celle que<br />
chacun-e voudrait qu’elle soit.<br />
la laïcité « falsifiée » résulte de cette confusion.<br />
on le voit par exemple quand on essaie<br />
de défendre la loi de 2004 en la présentant<br />
comme l’héritière logique de la loi de 1905 :<br />
cette dernière garantit la liberté de<br />
conscience, met fin au Concordat et au système<br />
des « cultes reconnus ». mais elle n’enjoint<br />
en rien à la neutralité religieuse des<br />
usager-es des administrations ou dans l’espace<br />
public. en affirmant une continuité entre<br />
la loi de 1905 et celle de 2004, on masque<br />
la rupture que 2004 constitue dans notre régime<br />
juridique.<br />
“<br />
des conflits peuvent être<br />
facilement désamorcés, pour peu<br />
qu’on ait les bons réflexes, qu’on<br />
ne prenne pas pour atteintes à<br />
la laïcité ce qui ne serait que des<br />
comportements d’enfants ou<br />
d’adolescent-es classiques, ou le<br />
résultat d’inquiétudes, de préjugés.<br />
”<br />
la partie « analyses » du manuel vise ainsi<br />
à distinguer le régime juridique actuel de la<br />
laïcité, son histoire et les options philosophiques<br />
et politiques qui peuvent s’exprimer<br />
pour faire évoluer ce cadre juridique.<br />
la confusion entretenue depuis trente ans<br />
a permis à un discours réactionnaire de s’approprier<br />
la laïcité, alors même que ce sont<br />
les réactionnaires qui l’ont combattue depuis<br />
un siècle.<br />
QdC – Comment se situer par rapport à<br />
une laïcité « de combat » qui a longtemps<br />
constitué un des marqueurs de la gauche<br />
de la gauche et avec lequel le livre semble<br />
prendre ses distances ? Une laïcité « apaisée<br />
» reste-t-elle une laïcité « engagée » ?<br />
J. m. & a. F. – Si nous nous sommes lancées<br />
dans la rédaction de ce manuel en tant<br />
que « Cercle des enseignant-es laïques »,<br />
c’est que nous assumons un fort engagement<br />
sur cette question. la défense de l’école publique<br />
et son financement restent d’actualité.<br />
mais l’évolution des débats a déplacé la cible<br />
de la « laïcité de combat », même à gauche :<br />
ce ne sont plus les institutions religieuses et<br />
leur emprise sur l’école qui sont visées<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 31
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
LA CONFUSION ENTRETENUE DEPUIS<br />
TRENTE ANS A PERMIS À UN DISCOURS<br />
RÉACTIONNAIRE DE S’APPROPRIER<br />
LA LAÏCITÉ, ALORS MÊME QUE CE SONT<br />
LES RÉACTIONNAIRES QUI L’ONT<br />
COMBATTUE DEPUIS UN SIÈCLE.<br />
(l’abandon des aBCd de l’égalité en 2004<br />
sous la pression de lobbys religieux le<br />
prouve), mais certain-es élèves et leurs familles.<br />
en faisant de la laïcité un simple devoir<br />
de conformité, d’uniformité et d’obéissance,<br />
mais aussi un prétexte à exclusion,<br />
on perd le sens de ce qui motivait la défense<br />
de la laïcité.<br />
QdC – En quoi la laïcité « apaisée » estelle<br />
aussi un enjeu pédagogique qui s’oppose<br />
à une conception « disciplinaire » et<br />
« identitaire » de l’école ?<br />
J. m. & a. F. – « la représentation de la<br />
salle de classe comme un camp retranché,<br />
véhiculée par un certain nombre de polémistes,<br />
contribue à augmenter les conflits et<br />
masque les réalités de l’enseignement », écrivons-nous<br />
dès le début de l’ouvrage (on peut<br />
en lire des extraits en ligne sur notre site).<br />
il y a un lien direct entre les débats sur la<br />
laïcité et les débats sur la place des élèves,<br />
leurs droits et leur liberté. la première « affaire<br />
des foulards » à Creil, à l’automne<br />
1989, permet aussi aux partisans de l’exclusion<br />
des élèves voilées de critiquer la loi que<br />
le ministre lionel Jospin a promulguée en<br />
juillet, et qui garantit des droits aux élèves<br />
(liberté d’expression, de réunion, etc.).<br />
Prenons un cas : un élève objecte à un cours<br />
de physique et propose un argument religieux.<br />
depuis Buisson et ferry, on deman -<br />
de aux enseignant-es de ne pas répon dre en<br />
imposant la science comme un dogme qui<br />
contredirait le discours religieux, mais en<br />
dialoguant avec l’élève pour l’amener à distinguer<br />
savoir et croire. or, de tels conseils,<br />
fournis à nouveau en 2015 dans le livret de<br />
la laïcité, ont été critiqués comme une remise<br />
en cause de l’autorité enseignante, et une<br />
trahison de la laïcité. Sous prétexte de soutenir<br />
l’autorité ensei gnante, on défend une<br />
véritable erreur intel lectuelle laissant croire<br />
aux élèves que la science est, comme la religion,<br />
un dogme qui s’impose. l’autorité ne<br />
se décrè te pas, elle se forge par le sens du<br />
dialogue, l’écoute, la confrontation des points<br />
de vue et la transmission des savoirs.<br />
alors qu’on nous demande d’enseigner la<br />
laïcité, il nous semble essentiel de rappeler<br />
que l’école ne peut pas transmettre des valeurs<br />
sans les incarner. le rôle de l’enseignant-e<br />
n’est ni la répression ni le bourrage<br />
de crânes, mais bien d’apprendre aux élèves<br />
à se faire un avis par eux/elles-mêmes, en<br />
leur donnant tous les outils. Pourquoi exiger<br />
des futur-es adultes de « vivre ensemble »<br />
dans un restaurant ou à la plage, si l’école<br />
n’est pas un lieu où on montre comment<br />
cela est possible, où on vit et expérimente<br />
concrètement l’altérité.<br />
QdC – Le livre accorde une place à la question<br />
de l’égalité entre les hommes et les<br />
femmes… pour remettre en cause l’idée<br />
qu’il s’agirait d’un des fondements de la<br />
laïcité à la française. Pouvez-vous expliquer<br />
votre point de vue sur cette question ?<br />
J. m. & a. F. – les fondateurs de la laïcité<br />
s’accommodaient de la non-mixité à l’école,<br />
des programmes séparés pour les garçons et<br />
les filles. le refus du droit de vote aux<br />
femmes a même été justifié au nom de la<br />
laïcité : trop religieuses, elles auraient été<br />
32 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
influencées par leur curé ! Postuler un lien<br />
historique entre laïcité et féminisme ne fait<br />
qu’ajouter de la confusion aux débats.<br />
transformer le droit de se déshabiller ou<br />
de montrer ses cheveux en « devoir fémi -<br />
niste » est un contresens, une récupération<br />
des combats anti-sexistes pour donner un<br />
vernis progressiste à des discours d’exclusion.<br />
nous vous renvoyons à notre tribune<br />
sur médiapart à ce sujet (à ce lien).<br />
le port du voile a de multiples sens et ne<br />
peut se limiter à la seule pression patri arcale.<br />
et même si c’était le cas, exclure des femmes<br />
pour cela relève de l’incohérence. C’est à<br />
chaque femme de construire les voies de son<br />
émancipation, et l’école doit les y aider, donc<br />
ne pas les exclure.<br />
et pendant qu’on nous fait croire qu’il est<br />
féministe de renvoyer une jeune femme car<br />
elle porte une jupe au-dessus de son pantalon,<br />
on laisse le sexisme institutionnel forger le<br />
destin scolaire des élèves, à travers l’orientation,<br />
ou la représentation des femmes dans<br />
les manuels, etc.<br />
QdC – Pouvez-vous préciser votre référence<br />
au concept d’islamophobie dans les<br />
débats sur la laïcité ?<br />
J. m. & a. F. – nous expliquons dans le<br />
Petit manuel pourquoi nous utilisons ce<br />
terme, qui n’est contesté qu’en france pour<br />
des raisons qui ne nous semblent pas valables,<br />
et qu’on ne jugerait pas pertinentes<br />
dans le cas de l’antisémitisme. Cela correspond<br />
à une réalité, et il faut nommer cette<br />
réalité. le déferlement raciste de ces dernières<br />
semaines le prouve.<br />
on ne cesse de poser la question de la compatibilité<br />
entre l’islam, la République et la<br />
laïcité. or, on méconnait la réalité historique :<br />
la france laïque n’a jamais traité la religion<br />
des musulman-es comme les autres. Ce fut<br />
le cas dans l’algérie colo niale, où la loi de<br />
LES FONDATEURS DE LA LAÏCITÉ<br />
S’ACCOMMODAIENT DE LA NON-MIXITÉ<br />
ÀL’ÉCOLE, DES PROGRAMMES SÉPARÉS<br />
POUR LES GARÇONS ET LES FILLES.<br />
1905 ne fut pas appliquée. C’est le cas depuis<br />
plus de trente ans : les politiques ne cessent<br />
de vouloir imposer par le haut l’organisation<br />
générale de l’islam. C’est du gallicanisme,<br />
pas de la laïcité.<br />
au nom de la lutte contre la « radicalisation<br />
», on émet l’idée d’une formation des<br />
imams aux valeurs de la République. mais<br />
a-t-on suggéré une formation des curés à la<br />
lutte contre l’homophobie quand un très<br />
grand nombre d’entre eux se sont coordonnés<br />
pour tenir des prêches opposés au mariage<br />
pour tous le 15 août 2013 ?<br />
QdC – Un regret pour terminer. Ce manuel<br />
très complet, agrémenté d’une riche bibliographie<br />
qui n’oublie pas de citer « l’autre<br />
camp », ne présente pas le Cercle des enseignant-es<br />
laïques. Quels sont ses actions,<br />
son projet, sa composition ?<br />
J. m. & a. F. – Ce collectif s’est formé lors<br />
de la rédaction du manuel, nous en sommes<br />
donc les cinq membres. nous assurons pour<br />
le moment la promotion du livre, en répondant<br />
à des invitations à des débats, comme<br />
celui qui s’est tenu à l’institut du monde<br />
arabe. nous venons de déposer des statuts<br />
pour constituer le collectif en association, et<br />
nous espérons former un réseau de personnels<br />
éducatifs sur le sujet. on peut nous suivre<br />
sur les réseaux sociaux (facebook, twitter,<br />
framasphère). ■<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 33
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
Étudiant en master 1, Paris 6, Jussieu – Myr MURATET<br />
L’ascenseur social<br />
est dans l’escalier...<br />
Q<br />
‘’<br />
Parler d’« ascenseur social<br />
», c’est présupposer les<br />
étages : c’est donc inévitablement<br />
admettre l’inégalité dans<br />
la société et conforter l’argument<br />
du mérite qui justifie l’inégalité<br />
comme produit de l’égalité<br />
des chances, c’est-à-dire<br />
de la mise en concurrence<br />
généralisée des individus.<br />
ue l’on dÉPloRe à grands cris<br />
sa « panne » ou que l’on se félicite<br />
d’avoir pu l’emprunter (et,<br />
bien sûr, d’en être sorti aux<br />
étages supérieurs), l’« ascenseur social »<br />
apparaît régulièrement dans les discours<br />
politiques à gauche, toujours pour en vanter<br />
les mérites incomparables. Quant aux questions<br />
de savoir à combien on peut s’y<br />
serrer, et surtout s’il y aura de la place pour<br />
tout-e-s là-haut, elles sont plus rarement<br />
évoquées et pour cause…<br />
la rhétorique de l’ascenseur social est<br />
une rhétorique de la réussite individuelle<br />
et s’oppose en cela frontalement à l’idée<br />
de « société sans classe » qui constitue le<br />
fondement de tout projet réellement égali-<br />
‘’<br />
taire. Que certain-e-s à gauche entonnent<br />
ce couplet de « la panne de l’ascenseur social<br />
» qu’il s’agirait de réparer n’est rien<br />
d’autre que le signe de leur abandon d’un<br />
projet d’émancipation collectif, et marque<br />
leur ralliement à l’idéologie libérale de<br />
« l’égalité des chances ». Parler d’« ascenseur<br />
social », c’est présupposer les étages : c’est<br />
donc inévitablement admettre l’inégalité<br />
dans la société et conforter l’argument du<br />
mérite qui justifie l’inégalité comme produit<br />
de l’égalité des chances, c’est-à-dire de la<br />
mise en concurrence généralisée des individus.<br />
Comme le notait déjà marx, « plus une<br />
classe dominante est capable d’accueillir<br />
dans son sein les individus éminents des<br />
classes dominées, plus son règne sera stable<br />
et dangereux. (le Capital, livre iii). il s’agit<br />
donc bien au contraire de redécouvrir ce<br />
qu’albert thierry, enseignant syndicaliste<br />
du début du xx e siècle, appelait le refus de<br />
parvenir : « Refuser de parvenir, écrivait<br />
albert thierry, ce n’est ni refuser d’agir, ni<br />
refuser de vivre ; c’est refuser de vivre et<br />
d’agir pour soi et aux fins de soi. » ♦<br />
Gabriel Sidler, texte publié dans le Refus de parvenir,<br />
nada, 2016.<br />
34 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
Questionner la « méritocratie »<br />
Jérôme Krop est maître de conférences en histoire contemporaine<br />
à l’université d’Artois et auteur de La Méritocratie républicaine.<br />
Élitisme et scolarisation de masse sous la III e République (Presses<br />
universitaires de rennes).<br />
À l’occasion du stage « extrême(s) droite(s) contre éducation »,<br />
il est intervenu pour présenter l’histoire de la notion de méritocatie<br />
et son instrumentalisation réactionnaire.<br />
loRS du StaGe inteRSyndiCal extrê -<br />
mes droites contre éducation, tu animais<br />
un atelier sur le déclinisme.<br />
les extrêmes droites et bon nombre de journalistes<br />
et d’intellectuels médiatisés ont fait<br />
de la notion de déclin une pierre angulaire de<br />
leur discours sur l’école. aujourd’hui c’est<br />
comme une évidence que l’école était mieux<br />
avant, que le niveau était meilleur, que l’autorité<br />
des enseignants était respectée et que le maître<br />
d’école bienveillant guidait les enfants du<br />
peuple pour les libérer de l’obscurantisme.<br />
alors l’école d’antan devient un modèle fantasmé<br />
d’un temps glorieux. ton livre la méritocratie<br />
républicaine décrit le fonctionnement<br />
élitiste de l’école dès les origines du service<br />
public d’éducation au xix e siècle. lors du<br />
stage, ton intervention donnait des contre arguments<br />
aux participants pour déconstruire<br />
l’hégémonie de ce discours décliniste et faire<br />
face aux idées reçues sur l’école de la iii e République.<br />
nous revenons ici sur les idées les<br />
plus fortes de ton intervention.<br />
***<br />
Questions de classe(s) – Si Jules ferry souhaite<br />
que tous les enfants aient un accès à<br />
l’école, il ne remet pas en cause une ségrégation<br />
sociale entre l’école primaire pour le peuple<br />
et l’enseignement secondaire. Peux-tu décrire<br />
ce système scolaire à deux vitesses ?<br />
JÉRôme KRoP – au xix e siècle, le système<br />
scolaire est fondé sur la stricte séparation<br />
de deux ordres d’enseignement. l’enseignement<br />
primaire est l’école du peuple, fréquenté<br />
par la grande majorité de la population<br />
dans le cadre de la gratuité et de l’obligation<br />
scolaire instituée par Jules ferry par les lois<br />
scolaires de 1881-1882. l’enseignement secondaire,<br />
payant, n’accueille qu’une minorité<br />
qui fait toute sa scolarité dans les collèges<br />
et lycées. elle est issue de la bourgeoisie,<br />
en particulier de la noblesse d’État ayant<br />
besoin du baccalauréat et de l’enseignement<br />
supérieur pour se perpétuer. Culturellement,<br />
l’enseignement secondaire se distingue par<br />
la transmission des humanités classiques<br />
nécessitant la maîtrise du grec et du latin,<br />
même si un enseignement moderne s’y développe<br />
à cette époque pour répondre aux<br />
nouveaux besoins nés des progrès de la civilisation<br />
industrielle. le xx e siècle connaît<br />
ensuite une lente évolution vers un système<br />
scolaire organisé en deux degrés successifs<br />
de l’école élémentaire au baccalauréat, le<br />
second degré étant divisé en deux cycles.<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 35
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
Carline sur le chemin de l’école élémentaire publique Riblette à Paris – Myr MURATET<br />
aujourd’hui, derrière les postures déclinistes<br />
se cache la nostalgie de ce système scolaire<br />
ségrégué, alors même que le souvenir de ce<br />
système scolaire disparaît aujourd’hui de la<br />
mémoire collective.<br />
QdC – Quelles conceptions du mérite et de la<br />
mobilité sociale véhicule l’école de Jules<br />
ferry ?<br />
J. K. – Jules ferry et plus généralement les<br />
fondateurs de l’école républicaine se réfèrent<br />
aux idéaux de la révolution de 1789 inscrit<br />
dans la déclaration des droits de l’homme<br />
et du citoyen du 26 août 1789 proclamant<br />
l’égalité en droit et l’accès aux fonctions<br />
sociales selon le mérite et non plus selon la<br />
naissance, si importante dans la société<br />
d’ordre de l’ancien Régime. en ce sens,<br />
l’école de la iii e République souhaite promouvoir<br />
les élèves les plus studieux, obtenant<br />
les meilleurs résultats scolaires. Cependant<br />
l’idée d’une promotion sociale massive n’est<br />
pas envisagée à l’époque et les discours<br />
réactionnaires d’alors évoquent le risque<br />
que l’école produise des déclassés dangereux<br />
pour l’ordre social existant.<br />
dans son fonctionnement quotidien, l’école<br />
de la iii e République mesure le mérite des<br />
élèves essentiellement à partir des notes obtenues,<br />
lors des compositions mensuelles<br />
organisées par les enseignants. même si les<br />
instituteurs tenaient compte des efforts particuliers<br />
fournis par certains élèves, c’est le<br />
classement des élèves qui prime. un système<br />
de gratification est censé stimuler les meilleurs<br />
élèves jusqu’à l’obtention du certificat<br />
36 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
d’études primaires qui n’est accessible qu’à<br />
moins de 15 % des élèves en fin de scolarité<br />
avant 1914.<br />
QdC – Charles Péguy, écrivain issu des<br />
classes populaires, est une « exception consolante<br />
» disais-tu. Peux-tu expliquer cette<br />
expres sion et comment ce mythe de l’école<br />
de Jules ferry s’est écrit ?<br />
J. K. – C’est ainsi que ferdinand Buisson,<br />
chargé par Jules ferry de la direction de<br />
l’enseignement primaire et qui est député<br />
radical-socialiste de la Seine au début du<br />
xx e siècle, désigne en 1910 les élèves qui<br />
bénéficient d’une bourse pour tenter une<br />
scolarité longue dans l’enseignement secon -<br />
daire. il dépose un projet de loi remet tant en<br />
cause la ségrégation entre l’enseignement<br />
primaire et l’enseignement secondaire, mais<br />
il faut attendre l’entre-deux-guerres pour<br />
qu’elle commence à être vraiment contestée.<br />
Charles Péguy est l’archétype de ce fils<br />
du peuple, issu d’un milieu extrêmement<br />
modeste, remarqué pour ces aptitudes intellectuelles<br />
et bénéficiant d’une bourse lui<br />
permettant d’accéder à l’enseignement secondaire,<br />
puis à l’École normale supérieure.<br />
Plus modestement, la promotion d’enfants<br />
du peuple devenant instituteurs grâce à<br />
l’aide de leur maître d’école et échappant<br />
ainsi, grâce à la République, au travail<br />
manuel pour participer à l’œuvre collective<br />
qu’impliquait l’essor de l’enseignement populaire,<br />
a frappé les imaginations.<br />
QdC – deux pratiques pédagogiques coexistent<br />
alors : l’enseignement mutuel* et l’enseignement<br />
simultané. Quelles sont les<br />
différences et pourquoi l’enseignement simultané<br />
s’impose comme seul modèle pédagogique<br />
?<br />
J. K. – Sous la monarchie de Juillet, les<br />
écoles publiques parisiennes laïques mettent<br />
en œuvre l’enseignement mutuel. il s’agit<br />
Le retour en arrière que suggèrent<br />
Les discours décLinistes serait<br />
une régression, dont Les victimes<br />
seraient Les éLèves Les pLus faibLes,<br />
issus Le pLus souvent des cLasses<br />
popuLaires, qui seraient dirigés<br />
vers de nouveLLes voies de reLégation.<br />
d’une méthode née outre-manche dans laquelle<br />
un instituteur scolarise parfois plusieurs<br />
centaines d’élèves en faisant cours à des<br />
moniteurs choisis parmi ses meilleurs élèves.<br />
Ceux-ci repro duisent son enseignement<br />
auprès des autres enfants moins avancés<br />
dans leur scolarité répartis par groupe de niveau<br />
dans les différentes disciplines scolaires.<br />
l’enseignement simultané, dans lequel le<br />
maître enseigne frontalement à une classe<br />
d’un niveau relativement homogène, utilisé<br />
par les frères des écoles chrétiennes depuis<br />
le xVii e siècle, s’impose progressivement.<br />
l’enseignement mutuel est abandonné à<br />
Paris au début de la iii e République. les familles<br />
des bons élèves demandaient un enseignement<br />
simultané plus profitable à court<br />
terme pour leur enfant et les écoles mutuelles<br />
manquaient de moniteurs. de plus, la discipline<br />
était très stricte dans les écoles mutuelles<br />
et ce serait une erreur d’y voir une méthode<br />
d’enseignement liber taire favorisant l’autonomie<br />
de l’enfant. Ce type de perspective<br />
se développe plus tard à partir du début du<br />
xx e siècle et donnera naissance au mouvement<br />
de l’éducation nouvelle dans l’entredeux-guerres.<br />
QdC – les instituteurs de l’époque recouraient<br />
couramment aux punitions corporelles.<br />
Quelles sont les causes de cette violence et<br />
retrou ve-t-on d’autres formes de violences à<br />
différents niveaux de l’institution scolaire ?<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 37
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
Les discours réactionnaires d’aLors<br />
évoquent Le risque que L’écoLe produise<br />
des décLassés dangereux pour L’ordre<br />
sociaL existant.<br />
J. K. – l’usage de la violence physique par<br />
les maîtres est fréquent dans les écoles primaires<br />
de la iii e République. Parmi les instituteurs<br />
entrés dans l’enseignement entre<br />
1870 et 1886 dont j’ai été étudié le<br />
dossier, 15 % font l’objet au cours de leur<br />
carrière d’une enquête de l’administration<br />
scolaire pour des faits ayant laissé des traces<br />
sur le corps de l’élève victime. il faut faire<br />
attention au risque d’anachronisme. Cette<br />
violence est largement tolérée, même si<br />
l’administration scolaire interdit tout recours<br />
à des punitions corporelles. mais, face au<br />
discours décliniste, qui abhorre le rôle de la<br />
période qui a suivi les événements de 1968<br />
en matière d’éducation, il faut rappeler le<br />
progrès qu’a représenté cette époque dans<br />
la prise en compte du bien-être affectif de<br />
l’élève à l’école et de la sanctuarisation du<br />
corps de l’enfant.<br />
QdC – À partir de 1975 et de la loi Haby, le<br />
collège unique est, pour les déclinistes, l’origine<br />
du nivellement par le bas. Quels éléments<br />
peux-tu apporter face aux discours sur<br />
le niveau qui baisse ?<br />
J. K. – J’oriente actuellement mes recherches<br />
sur la massification scolaire des années<br />
1970-1980 et il me semble important de réintroduire<br />
de l’histoire dans la manière d’appréhender<br />
la question du collège unique.<br />
en 1975, la loi Haby prévoit de supprimer<br />
les filières au collège, alors que les élèves<br />
étaient alors répartis dans des classes de<br />
niveau en fonction de leur niveau scolaire à<br />
l’entrée en 6 e , et la disparition progressive<br />
du palier d’orientation de fin de 5 e . or, les<br />
discriminations qu’impliquait cette organisation<br />
pédagogique étaient devenues difficilement<br />
accep tables dans la société française<br />
des années 1970. les dispositifs pédagogiques<br />
de soutien aux élèves en difficulté, prévus<br />
par la loi, n’ont pas suivi et les parlementaires<br />
de droite ont imposé des dispositifs d’approfondissement<br />
pour les meilleurs élèves.<br />
l’hétérogénéité des classes a donc représenté<br />
une difficulté majeure dans un contexte de<br />
reconstitution des inégalités économiques<br />
et sociales qui s’accélère dans les années<br />
1980. le retour en arrière que suggèrent les<br />
discours déclinistes serait une régression,<br />
dont les victimes seraient les élèves les plus<br />
faibles, issus le plus souvent des classes populaires,<br />
qui seraient dirigés vers de nouvelles<br />
voies de relégation. Ceci dit, nier l’aggravation<br />
des inégalités scolaires serait une erreur.<br />
toutes les études sur les acquis des élèves<br />
en attes tent. le discours décliniste se nourrit<br />
de cette situation, bien sûr en rendant responsables<br />
les élèves, les parents, voire les<br />
enseignants, sans évoquer comment la situation<br />
du service public s’est davantage<br />
dégradée dans les quartiers populaires. ■<br />
Propos recueillis par andrés monteret<br />
*n.d.l.R. : pour mieux connaître l’enseignement mutuel,<br />
voir le livre d’anne Querrien, L’École mutuelle, une pédagogie<br />
trop efficace ?<br />
rePèreS<br />
La Méritocratie républicaine. Élitisme et scolarisation<br />
de masse sous la IIIe République, Jérôme Krop.<br />
Vient de paraître le nouveau livre de Jérôme Krop,<br />
Les Fondateurs de l’école républicaine. La première<br />
génération des instituteurs et des institutrices de la<br />
Seine sous la III e République.<br />
un des chapitres traite de la naissance du syndicalisme<br />
dans la seine et des revendications anti-hiérarchiques<br />
des enseignants.<br />
38 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
Des Historiens de garde<br />
Nos amis des éditions libertalia rééditent en format poche Les Historiens<br />
de garde : De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du<br />
roman national*. dans cet essai d’historiographie et d’histoire critique,<br />
les auteurs s’inquiètent du réveil d’une histoire nationaliste, envisagée<br />
comme support d’un patriotisme rétrograde et dont lorànt deutsch<br />
est le porte-drapeau.<br />
Questions de classe(s) – Pouvez-vous nous<br />
expliquer la genèse de ce livre ? le fait de travailler<br />
à trois historiens répond-il seulement<br />
à une question de spécialisation ? avez-vous<br />
une « histoire » commune ?<br />
leS auteuRS** – nous sommes trois à<br />
avoir écrit ce livre. nous avons certes nos<br />
différences, mais une chose nous rassemble,<br />
c’est la méthode historique. Pour nous,<br />
l’Histoire n’est pas un grand mythe qui sert<br />
à fédérer une population autour d’une patrie<br />
(le « roman national ») ou d’un parti, mais<br />
bien une pratique d’interrogation critique<br />
du passé qui consiste à trouver des sources,<br />
à les interroger, à les comparer. nous sommes<br />
tributaires des réflexions déjà engagées il y<br />
a plus de trente-cinq ans par Suzanne Citron<br />
(voir son livre essentiel le mythe national :<br />
l’histoire de france en question, première<br />
parution en 1987) dont il faut saluer le<br />
travail ici, et qui ont été reprises par des collectifs<br />
comme aggiornamento Hist-Géo ou<br />
le CVuH (Comité de vigilance face aux<br />
usages publics de l’Histoire) notamment<br />
lors du quinquennat Sarkozy qui a constitué<br />
le moment du retour en force du roman national.<br />
QdC – Pouvez-vous définir la notion de<br />
« roman national » ?<br />
il s’agit d’une version mythifiée de l’histoire<br />
nationale, qui induit de l’unité et de la continuité<br />
là où il y a eu au contraire des ruptures<br />
constantes. Beaucoup d’historiens de garde<br />
insistent sur le fait que la france a toujours<br />
été « déjà là » pour reprendre l’expression<br />
de Suzanne Citron. Pour max Gallo par<br />
exemple, dans son livre l’Âme de la france<br />
(paru peu avant les élections de 2007 et qui<br />
est, plus on y pense, le véritable opus programmatique<br />
des historiens de garde), c’est<br />
le territoire, le terroir même, qui a sans<br />
cesse assimilé les hommes qui s’y sont installés<br />
pour les changer en des français qui<br />
ont eu, de tout temps, les mêmes caractéristiques<br />
culturelles ou mentales. Cette continuité<br />
souffre, pour tous ces historiens de garde,<br />
d’une rupture récente qui menacerait selon<br />
eux l’identité nationale. Stéphane Bern va<br />
même jusqu’à parler de « crise identitaire ».<br />
Pour les plus radicaux, comme deutsch,<br />
cette brisure s’incarnerait dans la Révolution<br />
française qui aurait « coupé la tête à nos racines<br />
» [sic]. d’autres mettent ça sur le<br />
compte de « la pensée 68 », notamment<br />
ceux qui, comme dimitri Casali, se sont investis<br />
dans la polémique sur les programmes<br />
scolaires. C’est justement cette polémique<br />
qui renseigne le plus sur ce que nicolas offenstadt<br />
(auteur de la préface du livre) a<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 39
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
depuis La fin de La décennie 2000,<br />
Les programmes se sont ouverts<br />
(timidement) sur une histoire<br />
pLus gLobaLe, en proposant d’étudier<br />
des civiLisations extra européennes,<br />
comme La chine des han ou Les empires<br />
africains [empires africains dont<br />
L’étude a disparu<br />
des programmes 2016].<br />
certains historiens de garde<br />
y ont vu une menace identitaire.<br />
appelé le néo- roman national. en effet,<br />
depuis la fin de la décennie 2000, les programmes<br />
se sont ouverts (timidement) sur<br />
une histoire plus globale, en proposant d’étudier<br />
des civilisations extra européennes,<br />
comme la Chine des Han ou les empires<br />
africains [empires africains dont l’étude a<br />
disparu des programmes 2016]. Certains<br />
historiens de garde y ont vu une menace<br />
identitaire. Pour eux, l’histoire ne doit pas<br />
servir à éveiller une curiosité, à interroger<br />
des différences pour mieux se forger une<br />
opinion, mais bien à créer un sentiment<br />
d’adhésion patriotique basé sur une vision<br />
glorieuse de la france.<br />
QdC – Votre livre consacre presque la moitié<br />
de la pagination au cas lorànt deutsch. Pouvez-vous<br />
parler de votre travail de critique sur<br />
le livre et les émissions de l. deutsch, ses<br />
métho des, son idéologie, sa vision de l’histoire<br />
?<br />
lorànt deutsch est un cas d’école. en guise<br />
de méthode, il n’hésite pas à inventer des<br />
faits afin d’embellir son roman national rétrograde<br />
tout en prétendant agir comme un<br />
historien et ne rapporter que des événements<br />
authentiques. Cela n’aurait pu avoir l’écho<br />
qu’on lui connaît si l’acteur et son éditeur<br />
avaient usé des méthodes les plus agressives<br />
du marketing : packaging attrayant (la figure<br />
de l’acteur lui-même, qui est l’argument de<br />
vente principal) et un storytelling grossier<br />
mais efficace. les résultats sont là : métronome<br />
s’est vendu à plus de 2 millions<br />
d’exemplaires, une adaptation télévisuelle<br />
a été produite sur une chaîne du service<br />
public (qui a coûté un million d’euros), et<br />
l’acteur a été invité dans des classes d’établissement<br />
publics afin de faire la promotion<br />
de son livre.<br />
QdC – l. deutsch sert de façade sympathique<br />
à un courant d’extrême droite incarné par Patrick<br />
Buisson et d’autres intellectuels. Pouvezvous<br />
nous brosser le paysage passé et présent<br />
de ce courant réactionnaire ?<br />
Précisons que l. deutsch a été soutenu par<br />
le Bloc identitaire. Quant à Patrick Buisson,<br />
il s’inspire largement de l’action française<br />
qui fit de l’Histoire, au début du xx e siècle,<br />
un de ses chevaux de bataille. il s’agissait à<br />
l’époque pour les monarchistes de remettre<br />
en cause l’histoire universitaire majoritairement<br />
républicaine en réinventant un récit<br />
glorieux célébrant l’action positive des monarques<br />
tout en fustigeant les mouvements<br />
populaires. Cela va passer par la création<br />
d’une véritable contre-université (l’institut<br />
d’action française), mais aussi par la rédaction<br />
de nombreux livres de vulgarisation. Parmi<br />
ces auteurs, le plus prolifique d’entre eux<br />
était certainement Jacques Bainville (1879-<br />
1936), dont les œuvres, – ce n’est pas un<br />
hasard –, connaissent depuis une dizaine<br />
d’années une nouvelle jeunesse. Cette radi -<br />
calité réactionnaire traverse le courant des<br />
historiens de garde. Évidemment, la plupart<br />
40 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
n’assument pas cette filiation. elle est<br />
pourtant bien présente. Jean Sévillia est par<br />
exemple un proche des cercles monarchistes<br />
du Renouveau français. dimitri Casali participe<br />
au site Boulevard Voltaire et n’hésite<br />
pas à en appeler au recours d’un « homme<br />
providentiel » à la tête de l’État.<br />
QdC – Vous faites également référence au<br />
roman national « de gauche ». Quelle analyse<br />
en faites-vous ?<br />
le roman national, dans sa forme originelle,<br />
est une création d’historiens républicains<br />
où domine notamment la figure d’ernest<br />
lavisse (1842-1922). il s’agissait pour eux<br />
de faire de la troisième République l’aboutissement<br />
logique de l’Histoire de france,<br />
qui finissait par se résumer à la longue<br />
marche d’un peuple pour son émancipation<br />
(avec, en point d’orgue, la Révolution française).<br />
d’aucuns tentent aujourd’hui de ressusciter<br />
ce type de récit, comme Jeanfrançois<br />
Kahn qui nous expli que sans rire<br />
dans son dernier livre que les droits de<br />
l’homme ont été inventés par les Gaulois au<br />
i er siècle de notre ère (voir cette analyse sur<br />
le site du livre***).<br />
QdC – dans le dernier chapitre, « l’histoire<br />
est un sport de combat », vous voulez répondre<br />
« au double phénomène qui relève à la<br />
fois d’un repli sur le roman national à des fins<br />
identitaires et par des stratégies marketing<br />
dont le but n’est ni plus ni moins que de transformer<br />
des citoyens libres en consommateurs<br />
d’images d’Épinal ». Quelles sont vos propositions<br />
?<br />
tout d’abord, réagir et sensibiliser le public.<br />
ensuite, proposer une vulgarisation historique<br />
de qualité, qui sorte du carcan de l’histoire<br />
nationale. Cela passe par l’écriture de livres<br />
grand public, mais aussi par le développement<br />
de médias alternatifs, comme la radio.<br />
***<br />
[la deuxième partie de cet entretien a été<br />
réalisée en octobre 2016] Plus de trois ans<br />
après cette interview, la situation a-t-elle<br />
évolué ?<br />
oui, et dans le mauvais sens. Cette rentrée<br />
2016 a été le théâtre d’une vaste offensive<br />
des tenants d’un récit identitaire et nationaliste<br />
du passé, comme dimitri Casali. de même,<br />
nombre de politiques, à droite notamment,<br />
affirment ouvertement vouloir promouvoir<br />
le retour du roman national à l’école, comme<br />
françois fillon ou nicolas Sarkozy, mais<br />
aussi emmanuel macron. mais, d’un autre<br />
côté, nous remar quons que de plus en plus<br />
d’historien-ne-s se préoccupent maintenant<br />
de proposer de la vulgarisation de qualité en<br />
passant par des médias populaires (télévision,<br />
radio ou bande dessinée). il faut que ces interventions<br />
se multiplient.<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 41
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
cette rentrée 2016 a été Le théâtre d’une vaste<br />
offensive des tenants d’un récit identitaire<br />
et nationaListe du passé, comme dimitri casaLi.<br />
pareiLLement, nombre de poLitiques, à droite<br />
notamment, affirment ouvertement vouLoir<br />
promouvoir Le retour du roman nationaL<br />
àL’écoLe, comme françois fiLLon ou nicoLas<br />
sarkozy, mais aussi emmanueL macron.<br />
QdC – Votre livre a-t-il ouvert le débat dans<br />
les milieux enseignants ? Quelle a été la réception<br />
du livre ?<br />
difficile de répondre précisément pour les<br />
enseignants. le livre a permis d’ouvrir un<br />
débat plus large sur les usages publics de<br />
l’histoire et on sait qu’il a pas mal circulé.<br />
nicolas offenstadt, dans l’Histoire un<br />
combat au présent (textuel, 2014), écrit<br />
que notre travail a poussé les journalistes à<br />
questionner lorànt deutsch sur son rapport<br />
à l’histoire, et que l’ouvrage s’est « diffusé<br />
par capillarité », notamment dans des émissions<br />
comme les Guignols de l’info et Groland,<br />
où le comédien a été moqué. Ce qui<br />
n’était pas le cas auparavant. Cela a conduit<br />
entre autres lorànt deutsch à affirmer plus<br />
frontalement ses idées politiques, notamment<br />
son adhésion à la théorie du choc des civilisations,<br />
dans son livre Hexagone, publié fin<br />
2013.<br />
QdC – Vous avez actualisé votre travail dans<br />
une postface qui fait un bilan de l’influence<br />
des Historiens de garde, mais surtout propose<br />
une réflexion et des idées précises sur le rôle<br />
de l’historien dans l’espace public…<br />
depuis la sortie du livre, les historiens de<br />
garde ont toujours une certaine influence.<br />
la polémique autour de métronome a<br />
confirmé ce que nous écrivions sur la connivence<br />
entre historiens de garde et chiens de<br />
garde de certains médias de masse, comme<br />
Canal Plus et, malheureusement, france<br />
télévisions. malgré la disparition de l’émission<br />
de ferrand, « l’ombre d’un doute », le<br />
constat n’est pas très optimiste, surtout dans<br />
un contexte qui favorise encore plus les<br />
usages publics de l’Histoire, comme on l’a<br />
vu récemment avec le « nos ancêtres les<br />
Gaulois » de Sarkozy. mais, d’un point de<br />
vue plus positif, de plus en plus d’historiennes<br />
et d’historiens refusent cet état de fait et<br />
agissent, notamment sur les réseaux sociaux,<br />
comme on l’a vu sur la sortie de Sarkozy,<br />
mais aussi celle de Valls à propos de marianne.<br />
dans cette postface, nous avons justement<br />
voulu réfléchir, aussi, aux réponses<br />
qu’il faudrait apporter aux historiens de<br />
garde, et plus largement au rôle de l’historien<br />
dans l’espace public, notamment en interrogeant<br />
le fonctionnement de l’université<br />
et son rapport à la vulgarisation. ■<br />
Propos recueillis en juin 2013 puis en octobre 2016 par<br />
françois Spinner<br />
rePèreS<br />
* les Historiens de garde : de lorànt<br />
deutsh à Patrick Buisson, la résurgence du<br />
roman national, Préface de nicolas offenstadt,<br />
libertalia, 2016, 10 €. Première édition<br />
chez inculte (temps réels, essai). un titre<br />
qui fait référence aux ouvrages les Chiens<br />
de garde de Paul nizan (1932) et les nouveaux<br />
chiens de garde de Serge Halimi<br />
(1997).<br />
* William Blanc, aurore Chéry, Christophe<br />
naudin.<br />
*** Site du livre http://www.leshistoriensdegarde.fr/<br />
42 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
Au nom du respect<br />
Par JAcQuelINe trIguel, enseignante en collège à Mantes-la-Ville<br />
« Madame, on prend une feuille simple ou une feuille double pour le<br />
contrôle ? » À question banale, réponse banale : « une feuille double ou<br />
deux feuilles simples, ça n’a pas d’importance » Mais voilà, suivent des<br />
rires étouffés, des coups d’œil complices et moqueurs glissés vers les<br />
uns et les autres. Quelque chose m’échappe…<br />
deVant mon aiR inteRRoGateuR,<br />
certains m’expliquent ce qui les<br />
amuse : « Ben en fait, madame,<br />
vous avez dit “ça n’a pas d’importance”.<br />
C’est comme “Sana” ». Sana étant le prénom<br />
d’une des élèves de la classe, qui me sourit<br />
en me disant : « C’est pas grave, madame,<br />
j’ai l’habitude. » la plaisanterie est douteuse,<br />
certes, même si fréquente chez les adolescents.<br />
Je décide cependant de prendre le temps de<br />
la réflexion avant de gérer cet incident car il<br />
me paraissait assez symptomatique d’un ensemble<br />
d’élèves ayant des difficultés à vivre<br />
ensemble.<br />
dès le mois de septembre, j’avais effectivement<br />
senti une ambiance particulière dans<br />
cette classe : moqueries incessantes, tension,<br />
agressivité, fermeture vis-à-vis les enseignants<br />
certes, mais surtout, plus étonnant, entre<br />
élèves. S’il est vrai que, dans n’importe<br />
quelle classe, les élèves forment souvent 3-<br />
4 groupes (issus des mêmes écoles primaires,<br />
ayant les mêmes centres d’intérêt…), dans<br />
cette 4 e , de véri tables clans étaient visibles<br />
et, constat déroutant, présentaient des caractéristiques<br />
scolaires, culturelles ou sociales<br />
très marquées (enfants réussissant ou ayant<br />
des difficultés, jeunes issus des quartiers ou<br />
des villages voisins ; ou encore issus de<br />
l’immigration ou non). Ces distinctions<br />
n’étaient sans doute pas volontaires, pensées,<br />
il n’empêche qu’elles étaient bien réelles.<br />
et ces groupes passaient 5 à 6 heures par<br />
jour côte à côte, sans commu ni quer, sans<br />
rien partager de leur quotidien, se regardant<br />
avec indifférence, voire avec un mépris que<br />
je n’avais vu dans aucune classe auparavant.<br />
mÉPriS De CLaSSe ?<br />
il y a Plus : Nous sommes FiN 2014.<br />
QuelQues mois auParavaNt, oNt eu lieu<br />
les éleCtioNs Qui oNt doNNé gagNaNt le<br />
FroNt NatioNal daNs la ville où Je travaille.<br />
saChaNt Que l’uNe des PratiQues<br />
de Ce Parti CoNsiste à diviser, à exhiber<br />
les diFFéreNCes, eN PartiCulier Culturelles,<br />
Comme autaNt de sourCes de<br />
daNger, à PréseNter l’autre, l’étraNger<br />
Comme uNe meNaCe, il m’était imPossible<br />
de rester iNdiFFéreNte à Ces relatioNs<br />
délétères eNtre les élèves. Pour autaNt,<br />
il m’était égalemeNt imPossible de m’iNs-<br />
Crire daNs uNe simPle démarChe iNstitutioNNelle<br />
et imPersoNNelle Qui aurait<br />
CoNsisté à Faire la morale à mes élèves,<br />
à leur raPPeler – imPoser – les PriNCiPes<br />
du vivre eNsemble (ou du règlemeNt iNtérieur).<br />
raPPeler, dire des valeurs,<br />
N’est Pas les Faire ComPreNdre et les<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 43
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
c’est bien Le signe que La méfiance<br />
vis-à-vis de L’autre ressurgit<br />
bien vite, surtout<br />
dans ces circonstances.<br />
Faire vivre.<br />
Je suis donc tout simplement repartie de cet<br />
incident sur le prénom de Sana et j’ai proposé<br />
à mes élèves un travail sur leur propre prénom<br />
: ils devaient effectuer des recherches<br />
sur l’origine de leur prénom (histoire, significations<br />
selon les langues, origines culturelles…)<br />
en s’aidant d’internet, en faisant<br />
des recherches à la biblio thèque mais aussi<br />
en questionnant leurs parents sur le choix<br />
de leur prénom.<br />
QueStionner Son iDentitÉ<br />
une fois ces recherches faites, plusieurs<br />
élèves volontaires ont présenté leurs découvertes<br />
devant le groupe. Cette heure assez<br />
informelle a été riche en échanges de la part<br />
d’élèves soudainement devenus curieux les<br />
uns des autres : les élèves se sont mis naturellement<br />
dans une posture d’écoute et de<br />
questionnements, certains étaient étonnés<br />
de ce qu’ils découvraient sur le prénom de<br />
leurs camarades (et souvent sur une tradition<br />
culturelle ou fami liale différente), d’autres<br />
notaient sur leur cahier des idées de prénoms<br />
ou des adresses de sites pour se renseigner<br />
davan tage. Pour la plupart, les élèves ont<br />
pris plaisir à se présenter les uns aux autres<br />
de cette manière assez inhabituelle et les<br />
moqueries dont ils étaient coutumiers n’ont<br />
pas ressurgi.<br />
Pour terminer, chacun a mis en forme ses<br />
recherches sur une feuille blanche, de manière<br />
à mettre en valeur son prénom et les découvertes<br />
qui l’avaient marqué. feutres, crayons,<br />
ciseaux, illustrations, déco rations, recherches<br />
complémentaires sur l’ordinateur de la salle…<br />
, tous les élèves se sont prêtés au jeu et nous<br />
avons fini la séance par une « exposition »<br />
des travaux sur les tables de la salle entre<br />
lesquelles les élèves circulaient pour admirer<br />
et commenter les affiches de leurs camarades.<br />
Plus tard encore, à la demande des élèves,<br />
ces mêmes affiches ont été présentées lors<br />
des portes ouvertes du collège, durant lesquelles<br />
j’ai eu le plaisir de voir plusieurs<br />
d’entre eux venir accompagnés d’amis ou<br />
de proches auxquels ils montraient avec<br />
fierté leur travail.<br />
À la suite de ces échanges, l’ambiance<br />
dans la classe s’est apaisée et les plaisanteries<br />
douteuses sur les prénoms, les accents ou<br />
l’origine sociale ont cessé.<br />
touJourS en vigiLanCe<br />
Pour autant, rien n’était évidemment acquis,<br />
car c’est un travail qui se fait sur le long<br />
terme et qui demande de s’adapter et de<br />
rester ouvert et bienveillant face à l’attitude<br />
parfois dérangeante ou provocatrice des<br />
élèves. les attentats de janvier 2015 me<br />
l’ont rappelé : la classe dont il est ici question<br />
a été l’une des seules à refuser catégoriquement,<br />
et même avec hostilité, d’évoquer les<br />
événements. et pourtant, par petits groupes,<br />
ils sont venus en discuter à la fin de l’heure,<br />
chacun atten dant son tour et restant à distance<br />
des autres. C’est bien le signe que la méfiance<br />
vis-à-vis de l’autre ressurgit bien vite, surtout<br />
dans ces circonstances.<br />
Que les extrêmes cherchent à diviser, opposer,<br />
créer de la peur à partir des différences<br />
culturelles, c’est donc un fait, mais c’est<br />
aussi le rôle de l’école que de (re)créer du<br />
lien, de rendre vivant, concret le si éculé<br />
« vivre ensemble », de faire de ces différences<br />
des sources de curiosité et d’enrichissement<br />
pour chacun. ■<br />
en ligne sur le site de la revue, un prolongement<br />
44 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
Pédagogie du complotisme<br />
Par serVANe MArzIN, collectif Aggiornamento histoire-géo<br />
l’emballement médiatique et institutionnel autour de la « théorie<br />
du complot 1 » ne semble pas avoir de fin. du ministère aux corps<br />
d’inspection, des médias aux enseignants, tous les acteurs du<br />
monde éducatif multiplient les expériences, les sites Internet, les<br />
conseils et autres stages destinés à « riposter », à « apporter des<br />
réponses » aux discours présentés comme complotistes 2 .<br />
Sciences Po Paris, cours de sociologie – Myr MURATET<br />
mon PRoPoS n’eSt PaS de nieR la<br />
réalité de ces multiples scénarios<br />
complotistes, ni même de dénigrer<br />
sans distinction les dispositifs censés<br />
juguler la diffusion d’un récit incon -<br />
testablement délétère. il entend néanmoins<br />
proposer un regard critique sur la précipitation<br />
qui peut caractériser ces multiples réponses,<br />
les plus visibles n’étant pas toujours les plus<br />
pertinentes. il se veut également espace de<br />
proposition et de questionnement sur la<br />
nature du discours dit « complotiste », ses<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 45
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
Je crois profondément à La nécessité d’engager,<br />
de repenser, de défendre une pédagogie active<br />
du fait poLitique [...] L’adhésion aux scénarios<br />
du compLot s’inscrit dans une démarche<br />
poLitique, nourrie des discriminations<br />
et des reLégations sociaLes<br />
moyens de diffusion et, partant, les outils<br />
que les enseignant-e-s peuvent développer<br />
avec leurs élèves pour instaurer une distance<br />
avec ce type de propos, première étape vers<br />
une pensée autonome.<br />
lorsque j’ai décidé de travailler sur le<br />
complotisme avec mes élèves, nous venions<br />
de vivre les attentats de janvier 2015.<br />
Quelques-uns, fort sérieusement, relayaient<br />
et défendaient des questionnements sur les<br />
rétroviseurs de la voiture des frères Kouachi,<br />
la carte d’identité oubliée dans leur véhicule<br />
ou l’apparente facilité avec laquelle ils avaient<br />
pu quitter Paris, tout cela leur apparaissant<br />
comme un faisceau de preuves que l’attaque<br />
ne s’était pas dérou lée comme les médias et<br />
le gouvernement l’avaient dit. mes tentatives<br />
pour réfuter leurs approches sont demeurées<br />
vaines. Rien d’étonnant à cela, puisque je<br />
ne traitais pas le discours, ni dans sa forme,<br />
ni par ses auteurs. J’étais demeurée prisonnière<br />
d’un affrontement verbal dans lequel je<br />
n’avais pas mesuré les pièges argu mentatifs<br />
à l’œuvre, et où ma volonté de renversement<br />
des perspectives – j’ai lancé à plusieurs<br />
reprises cette question « pourquoi préférezvous<br />
cette version des faits ? » – n’a pas pu<br />
être creusée.<br />
L’ÉCheC Du vertiCaL<br />
Je me suis donc décidée à engager un travail<br />
plus long, profitant d’heures d’aP en seconde<br />
pour lancer les élèves dans une série de recherches<br />
et d’observations. Sans rentrer dans<br />
les détails de ce travail, dont j’ai parlé sur<br />
d’autres supports 3 , j’aimerais, presque deux<br />
ans plus tard, étoffer mes réflexions pédagogiques.<br />
la première, et sans doute l’une des plus<br />
importante, tient aux modalités du discours<br />
enseignant face à cette « théorie du complot » :<br />
toute tentative verticale, descendante, façon<br />
« cours magistral », est vouée à l’échec ;<br />
l’approche complotiste se nourrit des réfutations<br />
dont elle fait l’objet, qu’elle digère et<br />
régurgite sans fin. Seule une mise en activité<br />
« par le bas », depuis les représentations et<br />
les pratiques d’information des élèves peut,<br />
progressivement et de manière modeste,<br />
conduire à des questionnements nécessaires.<br />
QueLLeS PratiQueS ?<br />
de fait les dispositifs proposés intègrent de<br />
plus en plus souvent cette mise en acti vité,<br />
et l’indigence du site officiel du gouvernement<br />
4 est loin d’être représentative. de plus<br />
en plus d’enseignant-e-s pratiquent par exemple<br />
« l’autodéfense intellectuelle » en lançant<br />
de manière faussement ingénue des questions<br />
aussi séri euses que « lady Gaga fait-elle<br />
partie des illuminati ? » pour mieux déconstruire<br />
les procédés rhétoriques à l’œuvre<br />
dans les scénarios du complot 5 , ou qui proposent<br />
d’éprouver le hasard pour mieux<br />
établir la notion de série statistique et les exceptions<br />
inévitables qu’elle implique 6 .<br />
en revanche, les propositions pour réécrire<br />
un scénario du complot me semblent soulever<br />
autant de problèmes qu’elles prétendent en<br />
résoudre. toute recherche sur la rhétorique<br />
de ces discours conduit le plus souvent, et<br />
assez rapidement, à des propos antisémites<br />
articulés de manière variée avec la dénonciation<br />
de l’impérialisme américain et/ou<br />
des franc-maçons. dès lors, se livrer à un<br />
exercice d’écriture impliquerait de restreindre<br />
les productions des élèves, puisqu’il n’est<br />
46 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
pas question de « jouer à l’antisémite ».<br />
mais ignorer l’antisémitisme récurent du<br />
complotisme en tronque les caractéristiques,<br />
ce qui n’est pas le meilleur chemin pédagogique<br />
pour comprendre le phénomène, et<br />
plus encore pour s’en détacher.<br />
J’en viens ainsi à la dimension politique<br />
des scénarios complotistes. Professeure d’histoire<br />
et de géographie, peut-être suis-je plus<br />
sensible que les enseignant-e-s de langue ou<br />
de lettres à la question du contexte, des<br />
acteurs et du cheminement des idées dans le<br />
temps. toujours est-il que je crois profondément<br />
à la nécessité d’engager, de repenser,<br />
de défendre une pédagogie active du fait<br />
politique. Comme d’autres chercheurs et<br />
chercheuses l’ont affirmé récemment, l’adhésion<br />
aux scénarios du complot s’inscrit dans<br />
une démar che politique, nourrie des discriminations<br />
et des relégations sociales 7 . ainsi,<br />
ces mécanismes d’exclusion extrêmement<br />
violents opèrent par le complotisme une<br />
forme de transcendance : de marginalisé,<br />
celui qui adhère à ces récits – qui portent en<br />
eux-mêmes une volonté de renverser l’ordre<br />
du monde – devient celui qui sait, qui a<br />
compris. À mes yeux, cette restauration de<br />
soi est loin d’être marginale ; ceux de mes<br />
élèves qui défendent les scénarios complotistes<br />
peuvent être de tous niveaux scolaires, mais<br />
tous ont cette envie de dénoncer, et sont<br />
même parfois engagés, et il ne s’agit pas de<br />
porter sur eux un jugement surplombant.<br />
toutefois, les cheminements politiques, les<br />
réseaux, les accointances leur sont étrangers :<br />
très peu savent que Jean-marie le Pen est le<br />
parrain d’une des filles de dieudonné, et le<br />
sauraient-ils, cela n’aurait peut-être pas forcément<br />
de sens pour eux. À leur décharge,<br />
le brouillage idéologique entre droite et<br />
gauche auquel nous assistons actuellement,<br />
dans lequel la surenchère médiatique et la<br />
prédominance des thématiques discrimi-<br />
Les« Debunkers »contre<br />
leshoax d’extrêmedroite<br />
les Debunkers sont des citoyens antifascistes<br />
révoltés par la propagande<br />
de l’extrême droite dans les médias et<br />
particulièrement sur l’Internet. Ils recherchent<br />
et démontent les<br />
« hoaxes » – en anglais, le mot hoax<br />
désigne toute forme de supercherie –<br />
pour les « debunker », c’est-à-dire démolir<br />
et démystifier les rumeurs.<br />
les affidés de l’extrême droite raciste<br />
et fascisante fabriquent de nombreux<br />
profils différents afin de donner une<br />
impression de « masse » : photos truquées<br />
ou détournées, fausses citations,<br />
détournements de réelles<br />
informations, changement des<br />
termes, affirmation de faux faits ou<br />
d’événements irréels, etc. les exemples<br />
de ce type de propagande mensongère<br />
sont légion sur l’Internet. Ils<br />
sont la marque de fabrique de l’extrême<br />
droite.<br />
le site propose des articles très documentés<br />
sur les intox du net ainsi que<br />
des conseils de base pour traquer et<br />
reconnaître les hoaxes. de nombreux<br />
liens utiles sont proposés vers d’autres<br />
sites anti-rumeurs, des sites<br />
d’analyses des extrêmes droites, des<br />
associations nationales ou locales, etc.<br />
site à suivre sur le web<br />
http://www.debunkersdehoax.org/,<br />
sur twitter et Fb.<br />
Fs, librement adapté du site des debunkers.<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 47
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
Les constructions pédagogiques que nous<br />
mettrons en œuvre pour étabLir une distance<br />
avec ces théories du compLot<br />
ne participeront que modestement,<br />
progressivement et de manière<br />
désynchronisée, à La construction<br />
du rapport au monde de nos éLèves.<br />
nantes – sous toutes leurs formes – qui<br />
servent de socle au débat, compliquent la<br />
construction d’une culture politique personnelle<br />
et renforcent les processus d’exclusion.<br />
Savoir Se Situer DanS Le monDe<br />
notre responsabilité n’en est que plus grande :<br />
à nous de faire émerger les noms des auteurs<br />
des sites relayant ou construisant les propos<br />
complotistes 8 , d’établir des liens entre eux,<br />
de cerner leurs idéologies et l’histoire de<br />
ces idéologies. nous pouvons ainsi amener<br />
nos élèves à situer l’essentiel des scénarios<br />
du complot comme des discours d’extrême<br />
droite, nourris par l’hostilité à la Révolution<br />
française et à son programme d’égalité et<br />
de liberté. et si je ne me méprends pas sur<br />
l’adhésion d’un nombre non négligeable<br />
d’élèves à un discours antisémite, je considère<br />
que, précisément, notre rôle est alors d’en<br />
étudier les origines, les ressorts, les impasses,<br />
les dangers, de situer cette pensée pour<br />
pouvoir la mettre à distance de soi. en outre,<br />
inscrire les scénarios du complot dans le<br />
temps et dans l’espace, c’est un moyen d’en<br />
montrer les apories, la répétition des mécanismes<br />
rhétoriques étant flagrante. nos élèves<br />
ont besoin de se situer en tant qu’acteurs<br />
dans l’espace politique commun, hic et nunc,<br />
pour sortir de cette dénonciation sans écho.<br />
Pour cela nous devons les aider à questionner<br />
ce en quoi ils croient.<br />
Pour finir il conviendra de garder à l’esprit<br />
la difficulté que représente, pour un élève<br />
qui adhérerait à ces versions complotistes,<br />
de renoncer à un schéma établi (appelé aussi<br />
théorie de l’engagement ou dissonance cognitive)<br />
par l’espace scolaire. de même que<br />
l’enseignement de l’histoire est loin de modeler<br />
seul les repré sentations historiennes<br />
des élèves en france 9 , les constructions pédagogiques<br />
que nous mettrons en œuvre<br />
pour établir une distance avec ces théories<br />
du complot ne participeront que modestement,<br />
progressivement et de manière désynchronisée<br />
à la construction du rapport au monde de<br />
nos élèves. il existe des mécanismes de résistance<br />
très forts qu’il ne faut pas minimiser.<br />
notre modestie et notre obstination seront<br />
notre force. ■<br />
1. Récit alternatif qui vient modifier la connaissance et la<br />
perception que nous avons d’un événement. d’un point de<br />
vue linguistique, le mot scénario convient d’avantage, la<br />
« théorie » impliquant un principe d’argumentation avec<br />
des hypothèses réfutables, dans une dynamique scientifique.<br />
2. impossible de faire une recension exhaustive. Je renvoie<br />
pour une sitographie incomplète à mon article sur le site<br />
d’aggiornamento histoire géographie.<br />
https://aggiornamento.hypotheses.org/3182<br />
3. ibid.<br />
4. http://www.gouvernement.fr/on-te-manipule<br />
5. http://www.autodefenseintellectuelle.org/article-en-avantpremiere-specialement-pour-vous-57972290.html<br />
6. http://cortecs.org/ateliers/theorie-du-complot-et-coincidences-troublantes/<br />
7. http://cortecs.org/a-la-une/barreaux-en-fer-et-verrousmentaux-tribune<br />
8. de fait, les séquences que j’ai menées ont beaucoup à<br />
voir avec une réflexion sur les médias et les producteurs<br />
d’information, la notion d’auteur/acteur étant centrale.<br />
9. http://www.liberation.fr/debats/2016/10/07/francoise-lantheaume-chez-les-jeunes-un-roman-national-existe-beaucoup-plus-fort-que-ce-qu-on-imagin_1520463<br />
48 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
Plongée au cœur<br />
de la nébuleuse réactionnaire<br />
Par grégory chAMbAt, Questions de classe(s), auteur de L’École des réac-publicains<br />
depuis une trentaine d’années, l’éducation est devenue le champ<br />
d’intervention privilégié d’une nébuleuse de personnalités et de<br />
réseaux caressant le rêve de rétablir un état scolaire – et social –<br />
ancien. Pour ces « réac-publicains » évoquant inlassablement<br />
l’effondrement du niveau et la décadence de l’institution, le<br />
redressement de l’école doit préfigurer la restauration de l’ordre<br />
moral et de la nation.<br />
Comme PouR tout exeRCiCe de « mise<br />
en carte », le choix d’un « centre » a<br />
nécessairement quelque chose d’arbitraire<br />
: pourquoi placer le fn 1 au cœur de<br />
cette nébuleuse, au croisement des trois mouvances<br />
– intégristes i , idéologues de l’identité ii<br />
et nationaux-républicains iii – qui ont fait de<br />
l’école leur obsession première ?<br />
assurément, les personnalités et les réseaux<br />
présentés ici * ne se revendiquent pas tous<br />
du fn ni même de l’extrême droite, loin de<br />
là ** . mais la capacité de ce parti à incarner,<br />
voire à unifier les différents courants qui<br />
s’attaquent aujourd’hui à l’école est bien<br />
réelle et lui confère une position stratégique.<br />
depuis sa création en 1972, le fn s’inscrit<br />
dans une vieille tradition de l’extrême droite<br />
française, obsédée par la mise au pas de<br />
l’école. Jean-marie le Pen 3 dénonce la « racaille<br />
enseignante », « les professeurs avec<br />
des blue-jeans crasseux […] fumeurs de shits<br />
invétérés ». mais le parti sait aussi manier la<br />
rhétorique « anti-pédagogiste », en se réclamant<br />
des propos de certains de ses représentants<br />
(Jean-Paul Brighelli 4 , natacha Polony 5 , etc.) *** .<br />
après l’échec du Cercle de l’enseignement<br />
(1987) rebaptisé mouvement pour l’Éducation<br />
nationale (1995) sous l’ère mégret, le Rassemblement<br />
Bleu marine (RBm 6 ) lance, en<br />
2013, le Collectif Racine 7 des « enseignants<br />
patriotes » et le Collectif marianne 8 (les<br />
étudiants). il s’agit d’asseoir son hégémonie<br />
culturelle et de procéder à un « ajustage » du<br />
programme présidentiel de marine le Pen 9<br />
avec en perspective le projet de « redresser<br />
les esprits, redresser les corps pour redresser<br />
la nation ». la ligne « nationale-républicaine »<br />
du Collectif Racine, inspirée par florian Philippot<br />
10 , transfuge du chevènementisme,<br />
n’empêche pas les accointances avec les<br />
autres mouvances réactionnaires, comme en<br />
* Pour une présentation plus complète et détaillée des différents<br />
mouvements et personnalités présentés ici, voir les notices<br />
biograhiques rédigées pour le livre l’École des réacpublicains<br />
(liber talia, 2016) ou les notes d’actualité du blog<br />
du même nom.<br />
** outre que ce parti est lui-même traversé par des tendances<br />
concurrentes qui incarnent les trois grandes famil les, certains<br />
mouvements entendent le dépasser sur sa droite ou, inversement,<br />
d’autres, tout en adoptant une posture réactionnaire,<br />
continuent à se revendiquer « de gauche ».<br />
*** Voir la « lettre ouverte à natacha Polony et à Jean-Paul<br />
Brighelli » du Collectif Racine (août 2014) ou bien encore<br />
le discours de la campagne présidentielle de dijon de Jeanmarie<br />
le Pen en 2006 (en ligne sur le site l’école des réacpublicains),<br />
se référant à trente ans de publications pamphlétaires<br />
« anti-pédagogistes ».<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 49
50 // N’Autre école - Q2c N° 5
N’Autre école - Q2c N° 5 // 51
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
‘’<br />
Ce lobby anti-pédagogiste, antisyndical et gardien de l’ordre moral<br />
est adepte d’un marketing « musclé » (appel à la délation d’enseignants).<br />
Depuis sa création, il a su s’imposer dans le paysage, au point de<br />
s’infiltrer derrière le cortège syndical à la manif du 15 mars 2015 contre<br />
la réforme du collège.<br />
témoigne le parcours de différents membres<br />
du Collectif, pour certains issus de la droite<br />
extrê me, pour d’autres animateurs à Radio<br />
Courtoisie 11 , la « radio libre du pays réel »,<br />
porte-voix des traditionalistes, présidée par<br />
l’un des initiateurs du Club de l’Horloge 12 ,<br />
le sulfureux Henry de lesquen, connu pour<br />
ses « dérapages » racistes.<br />
i-rÉSeaux intÉgriSteS<br />
&uLtra-LiBÉraux SCoLaireS<br />
les croisés de l’enseignement religieux n’ont<br />
jamais désarmé ; ils entendent maintenir vivant<br />
le projet contre-révolutionnaire des anti-lumières,<br />
adaptant leur stratégie et leur « com »<br />
à l’ère du temps.<br />
S’inscrivant dans la détestation historique<br />
du lepénisme vis-à-vis de l’école publique :<br />
« le processus de décomposition intellectuel<br />
et moral de l’école depuis trente-cinq ans<br />
[…] n’est qu’un reflet de la décadence de la<br />
société tout entière ». (Programme fn,<br />
2002) ; deux personnalités incarnent ce<br />
courant traditionaliste. l’une au sein du fn,<br />
marion maréchal le Pen 2 , que les auteurs<br />
de la Bd, La Présidente, imaginent en future<br />
ministre de « l’école et des savoirs fondamentaux<br />
». l’autre, Robert ménard 13 , au<br />
RBm, rêvant d’unifier toutes les droites (action<br />
française 14 , debout la france 15 , Parti<br />
Chrétien démocrate 16 , etc.) autour d’un programme<br />
éducatif revanchard : « Passer l’école<br />
de 68 au karcher ».<br />
* Sur ces réseaux traditionalistes, leur conversion à l’ultralibéralisme,<br />
leur proximité avec le pouvoir sarkoziste (françois<br />
fillon, xavier darcos) et leur stratégie d’implantation<br />
voir main basse sur l’École publique, eddy Khaldi et<br />
muriel fitoussi, demopolis, 2008.<br />
‘’<br />
Ces réseaux, imprégnés des idéaux scolaires<br />
de l’Église catholique, se rassemblent dans<br />
une commune détestation de l’école publique<br />
(« l’école du diable »). Pour la détruire (au<br />
nom de la « liberté des famil les ») ils rêvent<br />
de bâtir un vaste réseau concurrentiel d’écoles<br />
privées. C’est la mission de la fondation<br />
pour l’école 17 , destinée à faciliter la création<br />
d’écoles hors contrat qui s’inspire des thèses<br />
de Philippe nemo 18 , partisan d’un « libéralcatholicisme<br />
» radical. Cette fondation abrite<br />
d’ailleurs les écoles de la fraternité Saint-<br />
Pie x 19 (où marion maréchal le Pen 2 fit<br />
ses études) et travaille avec des associations<br />
proches de l’opus dei 20* . elle milite pour<br />
l’instauration du « chèque éducation » –<br />
pilier du programme éducatif du fn jusqu’en<br />
2012 et projet des ultra-libéraux mis en place<br />
pour la première fois dans le Chili de Pinochet<br />
– afin de tota lement « déréguler » et<br />
« dénationaliser » le service public d’éducation.<br />
Cette fondation a mis en place son propre<br />
institut de formation, l’iflm 21 , diffuse des<br />
manuels sur-mesure (ainsi l’ouvrage d’histoire<br />
de dimitri Casali 22 , préfacé par Jean-Pierre<br />
Chevènement 23 ) et recrute des « personnalités<br />
» médiatiques : natacha Polony, Éric<br />
Zemmour 24 , laurent lafforgue 25 (mathématicien<br />
de renom et militant intégriste antiiVG),<br />
etc.<br />
anne Coffinier 26 , l’une des figures de proue<br />
de la manif pour tous 27 , préside cette fondation<br />
et administre aussi enseignement et<br />
liberté 28 , émanation du Club de l’Horloge 12 .<br />
52 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
Quant à la médiatique fondation espérance<br />
Banlieues 29 d’Éric mestrallet 30 , elle s’est<br />
spécialisée dans les écoles hors contrats pour<br />
les « quartiers ». la première s’est implantée<br />
à montfermeil, ville de xavier lemoine 31<br />
du Parti Chrétien-démocrate de Christine<br />
Boutin 32 et partisan de l’alliance de « toutes<br />
les droites » – tout comme Robert ménard,<br />
dont le projet est d’accueillir à Béziers une<br />
de ces écoles où amour de la patrie, uniforme<br />
et salut au drapeau tiennent lieu de programme.<br />
disposer d’un réseau d’écoles parallèles,<br />
c’est le vieux rêve caressé par l’extrême<br />
droite et repris par les « Créateurs d’écoles 33 »,<br />
rassemblements de hauts fonctionnaires, cofondé<br />
par xavier darcos 34 . devenu ministre<br />
de l’Éducation de Sarkozy, il n’hésite pas à<br />
se rendre à Radio courtoisie. il accorde à la<br />
fondation pour l’école la reconnaissance<br />
d’utilité publique et impulse un plan « espoir<br />
banlieues » (!) ; une politique – service minimum,<br />
suppression des iufm, réécriture<br />
des programmes – saluée par SoS éducation 35 .<br />
Ce lobby anti-pédagogiste, antisyndical et<br />
gardien de l’ordre moral est adepte d’un<br />
marketing « musclé » (appel à la déla tion<br />
d’enseignants). depuis sa création, il a su<br />
s’imposer dans le paysage, au point de s’infiltrer<br />
derrière le cortège syndical à la manif<br />
du 15 mars 2015 contre la réforme du collège.<br />
le mouvement anti-mariage gay a multiplié<br />
les initiatives visant l’école : création des<br />
« Vigi-gender 36 », des « enseignants pour<br />
l’enfance 37 », ou encore de l’observatoire<br />
de la théorie du genre 38 de l’uni 39 . C’est<br />
aussi autour de la manif pour tous qu’ont<br />
émergé, au sein des Républicains, des courants<br />
favorables aux alliances avec le fn : droite<br />
forte 40 (Guillaume Pelletier, ex-fn, fondateur<br />
de l’association Jeunesse action Chrétienté),<br />
droite populaire 41 (thierry mariani), Collectif<br />
Phénix 42 (Charles millon, Charles Beigbeder<br />
43 , ex-candidat à la présidence du medef<br />
« L’écoLe est<br />
au cœur de nos<br />
préoccupations<br />
pour 2017 »<br />
marion maréchaL<br />
Le pen.<br />
La Présidente, François Durpaire et Farid Boudjellal,<br />
éditions les Arènes, 2015.<br />
et admi rateur de marine le Pen). unité<br />
concrétisée dans les universités avec la<br />
Cocarde étudiante 44 regroupement de militants<br />
Répu blicains, fn et debout la france.<br />
II - les Idéologues de l’IdeNtIté<br />
les Journées de retrait de l’école contre l’enseignement<br />
des questions de genre (JRe 45 ),<br />
lancées en 2014 par farida Belghoul 46 ont<br />
réalisé la jonction entre les fanatiques intégristes<br />
(Printemps français 47 , Civitas 48 , l’action française,<br />
les musulmans pour l’enfance 49 , Christine<br />
Boutin) et une autre famille de l’extrême<br />
droite, les complotistes et les idéologues de<br />
l’identité.<br />
alain Soral 50 et son mouvement Égalité et<br />
réconciliation 51 ont ainsi été les premiers à<br />
relayer les vidéos de farida Belghoul. dans<br />
le sillage de la manif pour tous, cette offensive<br />
contre l’école publique, prolongée par la<br />
création d’une fédération autonome des parents<br />
d’élèves courageux (fapec 52 ) défend<br />
un programme de « déscolarisation », le homeschooling<br />
* , investi aux États-unis par les<br />
créationnistes. Remy Wiedmann, « coach<br />
éducatif » a saisi l’occasion pour promouvoir<br />
son mouvement d’école à la maison 53 . après<br />
sa rupture avec Belghoul, Soral ne délaisse<br />
pas les questions scolaires, en témoigne<br />
« l’école hors contrat gardoise 54 ».<br />
Cette mouvance, fascinée par les théories<br />
du complot, n’hésite pas, à l’image de dieudonné<br />
55 , à diffuser les thèses négationnistes<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 53
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
c’est encore à propos de L’écoLe<br />
que commence à se sceLLer L’aLLiance<br />
des “souverainistes des deux rives”<br />
que Jean-pierre chevènement appeLLe<br />
de ses vœux en 2015 Lors de L’université<br />
d’été de debout La france,<br />
Le parti de nicoLas dupont-aignan.<br />
et l’école y est considérée comme « l’instrument<br />
du Grand remplacement 56 » (Jeanyves<br />
le Gallou 57 , fondateur du Club de<br />
l’Horloge et de tV libertés 58 ). forgé par<br />
Renaud Camus 59 (RBm ** ), ce « concept »<br />
est repris par les identitaires 62 dans une perspective<br />
de reconquête de l’hégémonie culturelle<br />
héritée de la nouvelle droite (le<br />
Grece 63 ) d’alain de Benoist 64 . Cette stratégie<br />
de domination intel lectuelle a été menée,<br />
dès la fin des années 1960, à travers diverses<br />
publications (Nouvelle École, Valeurs actuelles<br />
65 , Éléments 66 , le lancement du Figaro<br />
Magazine 67 ) et se prolonge aujourd’hui sur<br />
inter net (Riposte laïque 68 , Causeur 69 , etc.).<br />
en lançant le Gene 70 (Groupe d’études pour<br />
une nouvelle éducation, 1976), la nouvelle<br />
droite avait témoigné de son intérêt pour<br />
l’école, pivot de son combat contre l’« égalitarisme<br />
», le « démo cratisme », le « sociologisme<br />
» et le « pédagogisme », suivi en<br />
cela par le Club de l’Horloge, avec enseignement<br />
et liberté, précurseur de SoS éducation.<br />
Si, au fn, un personnage comme Bruno<br />
Golnish 71 se rattache à ce courant, il se développe<br />
principalement hors des partis, travaillant<br />
aux brouillages des repères idéologiques,<br />
au façonnement de concepts ou à la<br />
récupération de personnalités (onfray, Julliard<br />
72 , milner 73 et Brighelli ont accordé des<br />
entretiens à la nouvelle formule d’Éléments<br />
d’alain de Benoist).<br />
III –LES NATIONAUX-RÉPUBLICAINS<br />
DES DEUX RIVES<br />
la troisième famille réactionnaire à se passionner<br />
pour les questions scolaires se revendique<br />
haut et fort de la République. Cet idéal<br />
a fini par se substituer au projet démocratique<br />
de transformation sociale et autorise tous les<br />
reniements – autour de la morale, de l’autorité,<br />
du roman natio nal, des hiérarchies – et, au<br />
nom de la « méritocratie », acte l’abandon de<br />
tout projet égalitaire.<br />
Cette révolution conservatrice est incarnée<br />
par des idéologues (alain finkielkraut 74 ,<br />
Pascal Bruckner 75 , Philippe Val 76 , etc.), souvent<br />
issus de la gauche comme leurs homologues<br />
néo-conservateurs américains. Ce<br />
courant s’est d’abord développé et radi calisé<br />
autour des questions éducatives, clivant le<br />
débat entre sociologues et pédagogues d’un<br />
côté et « républicains » de l’autre, délaissant<br />
au passage toute référence au social pour<br />
maintenir l’ordre – scolaire et économique –<br />
établi.<br />
depuis 1984 – date de sortie du pamphlet<br />
de Jean-Claude milner De l’école, où il<br />
invente le terme de « pédagogisme », et le<br />
passage de Chevènement au ministère de<br />
l’Éducation nationale – les néo-réactionnaires<br />
ont multiplié les ouvrages sur la déca dence<br />
de l’école 85 , prélude, comme l’affirme une<br />
pétition lancée en 2015 par Marianne 77 , au<br />
* le homeschooling n’est pas en soi un mouvement spécifiquement<br />
réactionnaire mais il a été investi aux Étatsunis<br />
par les créationnistes après l’adoption de lois plus restrictives<br />
con cernant l’enseignement des théories<br />
anti-darwinistes. en europe, c’est au nom de la lutte contre<br />
les questions de genre que les milieux intégristes entendent<br />
développer cette alternative à l’enseignement public.<br />
**après avoir créé son propre mouvement, le Parti de<br />
l’in-nocence 60 , Renaud Camus a rejoint le Siel 61 (Souveraineté,<br />
identité et libertés) fondé par des souverainistes de<br />
debout le france et aujourd’hui proche des identitaires.<br />
54 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
déclin de « la civilisation » et aux déferlements<br />
« des barbares » ; une rhétorique empreintée<br />
au corpus de la nouvelle droite : anti-égalitarisme,<br />
crispation sur l’identité et rejet du<br />
« démocratisme » au nom de la méritocratie.<br />
au sein du fn, florian Philippot, fils d’instituteur,<br />
incarne un national-républicanisme,<br />
héritier du fameux « ni droite ni gauche » de<br />
l’entre-deux-guerres. Son parcours politique,<br />
qui démarre dans le sillage de Jean-Pierre<br />
Chevènement, illustre le glissement vers le<br />
nationalisme de différentes personnalités, à<br />
commencer par de nombreux membres fondateurs<br />
du Collectif Racine. Habillement,<br />
ceux-ci appellent à voter aux élections professionnelles<br />
pour des syndicats * , au sein<br />
desquels ils ont parfois milité, comme fo 78<br />
ou le Snalc 79 , qui ont fait de la rhétorique<br />
décliniste et « anti-pédagogiste » leur fond<br />
de commerce. ils s’inspirent également de<br />
différentes associations et personnalités unis<br />
dans une détestation du « pédago gisme » 84 . Si<br />
certains se revendiquent progressistes, d’autres,<br />
comme Véronique Bouzou 83 , s’affichent ouvertement<br />
« prof réac et fière de l’être ».<br />
autre transfuge de cette gauche souverainiste,<br />
natacha Polony 5 , ancienne candidate du<br />
mRC 80 , reconvertie en journaliste spécialisée<br />
dans l’éducation, d’abord au sein de Marianne,<br />
puis au Figaro avant de prendre la place<br />
d’Éric Zemmour dans l’émission de laurent<br />
Ruquier. Jacques Julliard, lui aussi obsédé<br />
par l’éducation (auteur de L’École est finie),<br />
a connu une évolution identique, de la Cfdt<br />
autogestionnaire à Marianne, succédant à<br />
michel onfray en une de la nouvelle formule<br />
d’Éléments 66 .<br />
C’est bien à propos de l’école qu’est scellée<br />
l’alliance des « souverainistes des deux<br />
rives » que Jean-Pierre Chevènement appelle<br />
de ses vœux lors de l’université d’été (2015)<br />
de debout la france, le parti de nicolas dupont-aignan<br />
81 . Cette rencontre autour de<br />
« l’école de l’excellence », a été orchestrée<br />
par Jean-Paul Brighelli 4 , devenu « conseiller<br />
national à l’école de la République » de<br />
debout la france. il affirme en outre se retrouver<br />
à « 80 % dans le programme éducatif<br />
du fn ». dupont-aignan déclarait quant à<br />
lui choisir marine le Pen comme Première<br />
ministre en cas de victoire aux présidentielles<br />
de 2012. dans la salle, pour applaudir les<br />
deux « républicains », on trouvait Charles<br />
Beigbeder, Jean-Paul mongin de SoS éducation<br />
ou encore marc le Bris 82 , autre pam -<br />
phlé taire à succès, passé du trotskisme lambertiste<br />
à la tribune des conventions du parti<br />
les Républicains.<br />
derrière son éloge de la République et de<br />
ses valeurs, la révolution conservatrice avec<br />
ses idéologues de l’identité nationale et du<br />
déclin de la civilisation, n’hésitent plus à<br />
nouer des alliances « contre-nature ». À<br />
nous de retrouver collectivement le chemin<br />
des mobilisations pour une autre école, égalitaire,<br />
émancipatrice et démocratique sans<br />
rien céder aux sirènes réactionnaires. ■<br />
la carte complète<br />
en grand format et<br />
le texte sont<br />
consultables sur le<br />
blog l’école des<br />
réac-pubicains :<br />
www.questionsdeclasses.org/reac/<br />
* le Snalc, second syndicat dans le corps des certifiés et<br />
des agrégés, est un opposant historique du Collège unique<br />
et de l’enseignement des questions de genre. officiellement<br />
apolitique, il est cependant confronté aux « dérapages » de<br />
certains de ses adhérents, comme son ex-porte parole emmanuel<br />
Protin.<br />
Quant à fo, syndicat ultra-corporatiste où se côtoient,<br />
depuis sa création, lambertistes et militants de la droite<br />
gaulliste, il incarne une ligne très conservatrice qui séduit<br />
les réac-publicains. fo n’hésite pas à donner la parole<br />
dans sa presse à des personnalités comme laurent lafforgue<br />
ou Charles Coutel.<br />
Ces deux organisations ont reçu le soutien du Collectif<br />
Racine qui appelait à voter pour ces « syndicats dont l’indépendance<br />
politique, l’attachement à la Répu blique et<br />
l’engagement pour la défense du Service public ne sont<br />
plus à démontrer » (communiqué du 27 novembre 2014).<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 55
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
Une guerre “culturelle”<br />
Par AlAIN cheVArIN, Questions de classe(s), Auteur de Fascinant / fascisant, une esthétique<br />
d’extrême droite, l’harmattan, 2013.<br />
s’il permet d’acquérir des connaissances, l’enseignement scolaire,<br />
par ses programmes et par ses mises en œuvre, présente aussi<br />
une vision du monde. c’est particulièrement visible avec les<br />
disciplines dites « culturelles » (littérature, arts plastiques, musique,<br />
danse, etc.). la vision du monde que les extrêmes droites voudraient<br />
faire partager à nos élèves se laisse apercevoir à travers les déclarations<br />
et les actes des différents courants qui la composent 1 . et ce<br />
n’est pas réjouissant…<br />
leS oRientationS PolitiQueS des extrêmes<br />
droites sur la culture et celles<br />
sur l’école sont très comparables et<br />
se recoupent fréquemment. dans les années<br />
80 le président du front national réclamait,<br />
parallèlement à la suppression pure et simple<br />
du ministère de l’Éducation nationale 2 , celle<br />
du ministère de la Culture et son remplacement<br />
par un secrétariat d’État consacré aux<br />
seuls Beaux-arts 3 . fondamentalement, l’extrême<br />
droite est hostile à la culture, et y<br />
oppose la civilisation : « la civilisation fait<br />
du Beau l’étalon de toute production de<br />
l’esprit et de la main, la culture sacralise la<br />
laideur ou le non-sens, voire le régressif ou<br />
le sordide. 4 »<br />
lorsqu’il est question de culture, le terme<br />
est soit employé dans cette acception réductrice,<br />
soit accompagné d’un nom de ministre<br />
qui se veut dévalorisant : « la culture<br />
malraux ». le programme 2002 du front<br />
national indique ainsi : « il ne suffit pas de<br />
décréter que tout est “art” pour que cela en<br />
soit. la “culture lang”, qui en est l’archétype,<br />
refuse toute idée de Beau, toute hiérarchie,<br />
toute propension de l’activité artistique à<br />
élever l’âme et l’esprit : elle mettra sur le<br />
même plan mozart et le rap, les colonnes<br />
de Buren et le vitrail de Chartres. » le Pen<br />
explique en 1996 : « la conception que j’ai<br />
de la culture est une conception restreinte et<br />
par là même élitiste […]. J’ai plus confiance<br />
dans les beautés créées par ceux qui nous<br />
ont précédés que dans celles de ceux qui<br />
vont nous suivre. 5 »<br />
Beau,Bien,vrai<br />
dans la conception totalisante qu’en a l’extrême<br />
droite, il n’existe pas des civilisations,<br />
mais « la civilisation », qui lie indis -<br />
sociablement esthétique, morale et vérité.<br />
le programme du front national s’en prend<br />
en 2002 au ministère de la Culture dans le<br />
chapitre « la rue de Valois [siège du ministère<br />
de la Culture] contre le Beau, le Bien et le<br />
Vrai », où il affirme : « la “civilisation” […<br />
] forme un tout ordonné, produit du Beau,<br />
du Bien et du Vrai dans tous les ordres de<br />
l’activité humaine : la civilisation française<br />
56 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
est autant dans sa gastronomie que dans ses<br />
cathédrales, dans l’harmonie de ses paysages<br />
que dans la perspective des jardins de Versailles.<br />
4 »<br />
une décennie plus tard, Kostas mavrakis,<br />
collaborateur occasionnel de revues de la<br />
nouvelle droite, reprend cela : « des gens<br />
intelligents, dont certains sont même sensibles<br />
à la peinture, prennent fait et cause pour le<br />
prétendu “art contemporain” et confondent<br />
ainsi l’art et le non-art, le beau et le nul, ce<br />
qui revient en fait à inter vertir le bien et le<br />
mal, le vrai et le faux. J’ai toujours été<br />
frappé par ce mystère d’iniquité. Serionsnous<br />
entrés dans un âge de ténèbres ? 6 »<br />
l’art, affirme le programme du front national,<br />
« véhicule des valeurs spirituelles et<br />
morales comme des normes esthétiques :<br />
un peuple qui se les verrait imposer par des<br />
lobbies ou des forces étrangères perdrait<br />
jusqu’au droit à l’existence. le rôle du Politique<br />
sera donc de faire respecter et de<br />
conforter l’identité culturelle de la nation<br />
4<br />
». C’est cette notion d’identité qui fonde<br />
la détestation de toutes les extrêmes droites<br />
pour l’art contemporain, considéré, depuis<br />
le début du xx e siècle, comme une « œuvre<br />
de métèques » au carac tère à la fois « antiartistique<br />
» et « anti national ». aujourd’hui,<br />
un élu fn d’arcueil s’oppose à la célébration<br />
du 150 e anniversaire de la naissance du<br />
compositeur erik Satie au motif que celuici<br />
aurait été un « communiste alcoolique ».<br />
Pas question donc, pour l’extrême droite,<br />
de formes du beau artistique susceptibles<br />
d’évolution selon les sociétés qui les produisent<br />
ou la sensibilité de l’artiste, mais<br />
un Beau absolu, délimité par des normes<br />
plastiques qui sont celles d’un classicisme<br />
européen revisité. la conception esthétique<br />
de l’art est réduite à une norme plastique<br />
figée hors de laquelle les œuvres sont du<br />
« non-art ».<br />
L’art SoumiS aux règLeS<br />
Pour les extrêmes droites, « contrairement à<br />
ce que prétend l’idéologie culturelle contemporaine,<br />
l’artiste a besoin d’un modèle, il<br />
doit obéir à des règles qui, en s’imposant à<br />
lui, le contraignent à se dépas ser. il maîtrise<br />
nécessairement une tech nique propre, fruit<br />
d’un difficile appren tissage. » (progr. 2002)<br />
l’art moderne est condamné sans nuance :<br />
pour national Hebdo 7 faisant allu sion à<br />
duchamp, Warhol et manzoni, les musées<br />
d’art moderne ne renferment que « des urinoirs,<br />
des boîtes de Coca ou des étrons séchés<br />
» ; pour Jacques Peyrat 8 , les sculptures<br />
monumentales de mark di Suvero sont un<br />
« amas de poutrelles » ; pour Bernard antony,<br />
Beaubourg est une « déjection, monstrueux<br />
amoncellement de tuyaux pour conduire de<br />
la merde 9 . »<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 57
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
l’art abstrait est particulièrement vilipendé.<br />
le militant identitaire Pierre Vial, alors<br />
membre du front national, le présente comme<br />
« un iconoclasme, révélateur d’une idéologie<br />
sous-jacente - celle du déracinement et du<br />
cosmopolitisme. […] d’où la logique de la<br />
terreur : la vie humaine est réduite à un<br />
principe abstrait 10 . »<br />
C’est, au minimum, tout l’art du xx e siècle<br />
qui est rejeté. Ces certitudes dans la détestation<br />
sont communes aux extrêmes droites (et les<br />
distinguent d’ailleurs de la droite classique),<br />
la seule question en débat étant pour elles le<br />
début de la « déca dence » de l’art : avec les<br />
impressionnistes qui, avec leur « mimésis<br />
affaiblie et leur signifiance restreinte » (mavrakis)<br />
ont renoncé au dessin ? avec l’invention<br />
de la photographie qui concurrence<br />
les arts plastiques dans la représentation du<br />
monde ? ou dès la fin de la période classique,<br />
selon michel marmin, co-fondateur du<br />
Grece ?<br />
La miSe en œuvre…<br />
Si on cherche à imaginer ce que serait la<br />
« guerre culturelle » (expression de mégret)<br />
menée par une extrême droite arrivée au<br />
pouvoir, on peut en avoir une idée en regar -<br />
dant l’action des municipalités qu’elle détient<br />
ou a détenues. avec les mairies frontistes en<br />
1995-1996, on pense à la suppression de<br />
subventions à des activités culturelles qui<br />
ne satisfont pas aux normes d’extrême droite,<br />
les Chorégies d’orange par exemple. Plus<br />
radicalement, à orange, Bompart a fait transformer<br />
le Hangar, un espace dédié à l’art<br />
moderne, en dépôt de matériaux de voirie.<br />
une des premières mesures de maires frontistes<br />
a été de s’en prendre brutalement aux<br />
œuvres d’art elles-mêmes : à toulon, en<br />
1996, le maire le Chevallier, fait raser une<br />
fontaine monumentale du plasticien René<br />
Guiffrey, édifiée en 1993 sur commande de<br />
la ville, après un concours natio nal. en 2014,<br />
dans Les années 1980 Le président du<br />
front<br />
nationaL récLamait, paraLLèLement<br />
à La suppression pure et simpLe du ministère<br />
de L’éducation nationaLe, ceLLe du ministère<br />
de La cuLture et son rempLacement<br />
par un secrétariat d’état consacré<br />
aux seuLs beaux-arts.<br />
à Hayange, engelmann fait recouvrir de<br />
peinture bleue (fine allusion à marine ?)<br />
une fontaine monumentale en pierre et métal<br />
édifiée en 2001 par l’artiste alain mila.<br />
transposé à l’échelle du pays entier, on voit<br />
ce que cela pourrait donner. et ce n’est pas<br />
parce que marine le Pen, « dédiabolisation »<br />
oblige, est quasiment silencieuse sur ces aspects,<br />
que le fond a changé.<br />
…DanS LeS ProgrammeS<br />
Ces bases posées, que veulent enseigner les<br />
extrêmes droites ? dans son programme de<br />
2015, le front national privilégie ce qu’il<br />
considère comme les fondamentaux : « le<br />
français, langue latine s’écrivant dans un alphabet<br />
latin, seule la méthode syllabique est<br />
appropriée pour apprendre à le lire et à<br />
l’écrire correctement. Son enseignement<br />
comprend le vocabulaire, l’orthographe, la<br />
grammaire et l’approche des grands auteurs.<br />
S’y ajoutent d’une part des notions solides<br />
sur l’histoire de france, à partir de la chronologie<br />
et de figu res symboliques qui se<br />
gravent dans les mémoires, d’autre part une<br />
connaissance de la géographie du pays, reposant<br />
sur des cartes. À l’école primaire,<br />
s’ajoute encore l’apprentissage du calcul. »<br />
Pour les « grands auteurs », on peut s’en<br />
faire une idée en rappelant cette vieille déclaration<br />
de le Pen : « Comment s’étonner<br />
du délabrement intellectuel de l’université<br />
quand on apprend que l’écrivain le plus lu<br />
58 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
si vous voulez emmener vos élèves à une expo impressionniste, faites-le avant qu’ils n’arrivent au pouvoir !<br />
en 1978 dans nos lycées (comme, d’ailleurs,<br />
dans les classes de français des lycées soviétiques)<br />
est, tenez-vous bien, Émile<br />
Zola ! 11 »<br />
l’enseignement de l’art n’est pas rejeté,<br />
mais un art réduit à des règles : « il faut […<br />
] rendre ses lettres de noblesse à l’enseignement<br />
artistique qui, seul, permet l’acquisition<br />
d’un art, en inculque la technique et les<br />
règles formelles. […] Ces disciplines trouveront<br />
leur place dans les programmes scolaires<br />
à tous les niveaux d’enseignement, du<br />
cycle primaire jusqu’au supérieur. des cours<br />
d’histoire de l’art seront également prévus.<br />
une haute qualification technique chez les<br />
professeurs d’art sera exigée par le biais des<br />
concours publics. » Si vous voulez emmener<br />
vos élèves à une expo impressionniste, faitesle<br />
avant qu’ils n’arrivent au pouvoir !<br />
Pour la musique, de même, l’essentiel<br />
pour les extrêmes droites est dans le tri<br />
entre ce qui, à leurs yeux, est de l’art et ce<br />
qui n’en est pas (la plupart des formes<br />
contemporaines). ainsi, rap et techno « ne<br />
sont pas des expressions musicales », et<br />
Gollnisch va même (à l’opposé des groupes<br />
adeptes de « rock identitaire ») jusqu’à<br />
considérer que le rock, « musique syncopée<br />
et assourdissante est une escroquerie intel -<br />
lectuelle ». À l’inverse, « l’apprentissage<br />
du chant choral, musique de l’âme, selon<br />
Saint françois d’assise, de la musique instrumentale<br />
et de la danse, sera encouragé à<br />
partir du plus jeune âge. […] une place sur<br />
la scène lyrique sera faite à l’opérette qui a<br />
un véritable public, mais n’a pas actuel -<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 59
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
« le peintre n’est pas<br />
là pour expliquer<br />
sa peinture. elle lui<br />
échappe. le plus beau<br />
compliment, c’est<br />
quand un visiteur<br />
dans l’atelier va<br />
"expliquer" mon<br />
tableau, évoquer les<br />
associations que cela<br />
suscite en lui, quand<br />
il va mettre sa propre<br />
couche de peinture.<br />
sinon, on ne peut que<br />
se placer dans l’ordre<br />
du bien, du bon, de la<br />
beauté, et c’est l’ordre<br />
fasciste. si l’on est<br />
dans un champ<br />
inverse, celui du<br />
doute, de l’incertitude,<br />
de l’approximation :<br />
je prends… »<br />
gérArd gArouste<br />
lement l’heur de plaire à la culture officielle rabat-joie. 4 »<br />
Quant à la danse, en 1995, le maire frontiste de toulon,<br />
le Chevallier, souhaitait voir représenter au festival de<br />
Châteauvallon plutôt que de la danse contemporaine,<br />
spécialité du lieu, « de la danse classique et un peu folklorique<br />
12 ». aujourd’hui, à marseille-nord, Stéphane Ravier<br />
démantèle les équipements culturels pour promouvoir la<br />
« tradition provençale » avec des danseuses en tenue folklorique.<br />
exaLtation et FaSCination<br />
Ces éléments programmatiques, ces ébauches de mise en<br />
œuvre, ces déclarations fracassantes sont autant de témoignages<br />
de la vision qu’ont les extrêmes droites de la<br />
culture et de son enseignement. tout ceci est conforme à<br />
leur mode de pensée. une citation d’alain de Benoist le<br />
résume assez bien : « notre anti-intellectualisme dé<strong>coul</strong>e<br />
de cette conviction […] qu’il y a prééminence de l’âme sur<br />
l’esprit, du caractère sur l’intelligence, de la sensibilité sur<br />
l’intellect, de l’image sur le concept, du mythe sur la<br />
doctrine 13 . » il s’agit en effet de jouer, y compris dans<br />
l’enseignement, non pas sur le raisonnement, sur la réflexion,<br />
mais sur les sens : présenter des images de « vertu » aristocratique<br />
et de travail à admirer, exalter des figures mythiques<br />
du passé, séduire par la fascination plus que par la raison.<br />
C’est marmin s’en prenant à « des siècles de dictature rationaliste<br />
» ; c’est mégret appelant en 1987 à retrouver<br />
« tous les mythes et les héros de notre civi lisation : le Cid,<br />
arthur, la lorelei, Jeanne d’arc, mélusine » ; c’est le Pen<br />
s’exprimant le 1 er mai devant une statue dorée de Jeanne<br />
d’arc dressant son oriflamme vers le ciel ; c’est, fondamentalement,<br />
l’exaltation d’un élitisme identitaire. ■<br />
1. Que les exemples de cet article proviennent majoritairement<br />
du front national s’explique uniquement par le fait que ce<br />
parti est celui qui a le plus écrit dans ce domaine. l’analyse<br />
n’est guère différente avec l’ensemble des extrêmes droites.<br />
2. déclaration de le Pen le 13 mai 1984, dans Le Monde, 22<br />
juin 1984.<br />
3. Le Monde, 31 août 1996.<br />
4. Chapitre « liberté de la culture », Pour un avenir<br />
français. Le programme de gouvernement du Front national,<br />
2002.<br />
5. Le Monde des 23-24 juin 1996.<br />
6. Art, Culture, Société, Blog de Kostas mavrakis, consulté<br />
le 27 juillet 2009 : http://kostasmavrakis.hautetfort.com/<br />
7. « Culture et politique », m. Plat, National hebdo, n° 633<br />
du 5 au 12 septembre 1996.<br />
8. Le Monde, du 29 février 1992 et du 21 juin 1995.<br />
9. Libération, 30 août 1996.<br />
10. National hebdo, n° 621 du 13 au 19 juin 1996, p. 7.<br />
11. Droite et démocratie économique, Préface, Paris, 1978,<br />
reprise en préface de Pour la France, albatros, Paris, 1986.<br />
12. Le Monde, 23 juin 1995.<br />
13. Nouvelle école, n° 35, 1979.<br />
60 // N’Autre école - Q2c N° 5
Myr Muratet /Portfolio/<br />
Interview Myr Muratet<br />
Pour l’illustration de ce numéro et du dossier « extrêmes<br />
droites contre éducation », Myr Muratet nous propose une<br />
série de photos de paysages des dispositifs d’enfermement de<br />
la Ville de calais. Photos sans aucun visage, où les barbelés,<br />
les douves et les barrières offrent des paysages de désolation.<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 61
Portfolio/Myr Muratet<br />
Questions de classe(s) – Peux-tu nous présenter<br />
ton parcours ?<br />
myR muRatet – Je me suis formé à la photographie<br />
à Hambourg en Rfa dans les<br />
années quatre-vingt et j’ai fait des reportages<br />
dans les pays de l’est jusqu’à la fin du régi -<br />
me soviétique. J’ai développé un travail<br />
autour de questions sociales diffusé par des<br />
agences ou des collectifs photos. mon intérêt<br />
particulier pour les formes graphiques et<br />
spécialement l’affiche, m’a amené à rencontrer<br />
et travailler avec des collectifs comme<br />
Grapus, les Graphistes associés, et d’autres<br />
graphistes indépendants.<br />
QdC – ton travail de paysage sur Calais propose<br />
un regard sur une région transformée par<br />
les contrôles des populations. loin des nombreuses<br />
images sur la jungle, sur les migrants<br />
dans des situations critiques, tu portes un<br />
regard anonyme et froid sur la ville assiégée.<br />
Peux-tu nous parler de cette série de photos ?<br />
m. m. – il m’a semblé important de montrer<br />
l’omniprésence du dispositif qui a été mis<br />
en place contre les clandestins. Certes, il<br />
facilite la surveillance, contraint et entrave<br />
les migrants de la jungle de Calais dans<br />
leurs déplacements, mais de fait il surveille<br />
et contraint globalement toute la population<br />
de Calais, des environs et les personnes qui<br />
s’y rendent.<br />
malgré l’opposition des maires et des habitants<br />
riverains, l’État et eurotunnel ont<br />
rasé des hectares de bois et de marais – par<br />
ailleurs classés et protégés –, creusé, des<br />
douves et inondé les terrains aux abords des<br />
infrastructures du tunnel et du port.<br />
la ville et ses environs sont devenus un<br />
vaste centre de rétention à ciel ouvert, clôturé<br />
de toutes parts et sous vidéo-surveillance.<br />
Je ne compte plus les fois ou l’on m’a<br />
contrôlé lorsque j’ai réalisé ces photographies.<br />
Je marchais sur un chemin, la route, la plage<br />
et inévitablement arrivait une patrouille de<br />
police ou de gendarmes pour m’interroger<br />
sur ma présence en ces lieux pourtant publics.<br />
QdC – Comment ce travail fait-il écho à tes<br />
autres photographies ?<br />
m. m. – tous mes derniers travaux tournent<br />
autour d’un même constat : la raréfaction<br />
des communs !<br />
J’observe comment le pouvoir, tous les<br />
pouvoirs, s’approprient et privatisent toujours<br />
plus les espaces communs qui se trouvent<br />
être aussi les seuls lieux où ceux qui ne possèdent<br />
rien tentent de vivre leurs existences.<br />
Que ce soit les gares, les places publiques,<br />
les terrains vacants.<br />
J’ai commencé par une série – Paris-nord<br />
– de photographies à la gare du nord, sur<br />
un groupe d’habitués occupant les lieux<br />
tranquilles de la gare. J’ai photographié<br />
durant des années leur dérive sur place dans<br />
l’alcool, les cachets, la mort et l’éviction de<br />
la gare des derniers survivants. C’est par<br />
une approche similaire que j’ai réalisé la<br />
série Wasteland. nous avons avec une botaniste<br />
du muséum inventorié et photographié<br />
la flore des friches urbaines de Seine-Saintdenis<br />
et rencontré les habi tants des friches,<br />
des communautés de Roumains, noué des<br />
liens et photographié leurs activités. dans<br />
cette même réflexion sur l’occupation d’espaces<br />
en ville, j’ai suivi avant leur évacuation,<br />
l’installation d’africains fraîchement débarqués<br />
des côtes italiennes sous le métro<br />
la Chapelle. J’ai observé leurs pratiques de<br />
survie en milieu urbain, les échanges importants,<br />
le marché informel sous le métro<br />
aérien, etc. ■<br />
Pour suivre le travail de myr muratet :<br />
www.myrmuratet.com<br />
62 // N’Autre école - Q2c N° 5
Myr Muratet /Portfolio/<br />
Calais :<br />
29 km de clôtures<br />
<strong>coul</strong>oirs de clôtures surmontées de barbelé concertina (paré de<br />
lames de rasoirs) qui interdisent les accès au port et au terminal<br />
d’eurotunnel. le creusement de douves, le déboisement et<br />
l’inondation des terrains aux abords du terminal gênent la progression<br />
des clandestins, permettent la surveillance et facilitent<br />
l’intervention des forces de l’ordre.<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 63
Portfolio/Myr Muratet<br />
64 // N’Autre école - Q2c N° 5
Myr Muratet /Portfolio/<br />
douves, déboisement, inondation, clôtures. dispositifs anti-clandestins<br />
calais 2016<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 65
Portfolio/Myr Muratet<br />
66 // N’Autre école - Q2c N° 5
Myr Muratet /Portfolio/<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 67
DoSSier/ extrêmes droites contre éducation<br />
Ressources<br />
bibliographie et sitographie<br />
L’ÉCOLE, CIBLE<br />
DES DROITES EXTRÊMES<br />
L’éducation est bien une<br />
obses sion historique de<br />
l’extrême droite française.<br />
Jean-Michel Barreau a<br />
retra cé les grandes étapes<br />
de ses combats, leur permanence<br />
jusqu’aux éructations<br />
du FN contre l’école<br />
(L’extrême droite, l’école et<br />
la République, Petits détours<br />
par l’histoire, Syllepses,<br />
2003). Sur la pério -<br />
de de Vichy et sa politique<br />
scolaire, on pourra se référer<br />
à l’ouvrage de Rémy<br />
Handourtzel, Vichy et<br />
l’école, 1940-1944 (Noêsis,<br />
1997) ou à nouveau à<br />
Jean-Michel Barreau :<br />
Vichy, contre l’école de<br />
la République, Théoriciens<br />
et théories scolaires de<br />
la Révo lution nationale<br />
(Flammarion, 2000).<br />
L’actualité de cette haine<br />
de l’éducation et de l’égalité<br />
dépasse aujourd’hui les<br />
seuls cercles extrémistes.<br />
Avec L’École des réac-publicains,<br />
la pédagogie noire<br />
du FN et des néo-conservateurs<br />
(Libertalia, collection<br />
N’Autre école, 2016)<br />
Grégory Chambat, du collectif<br />
Questions de classe(s),<br />
propose une analyse de la<br />
rhétorique réactionnaire,<br />
une exploration de la nébuleuse<br />
conservatrice tout en<br />
rappelant qu’il convient de<br />
ne pas laisser aux « réac-publicains<br />
» le monopole de la<br />
contestation de l’école telle<br />
qu’elle est. L’ouvrage vaut<br />
aussi pour ses notices biographiques<br />
qui permettent<br />
de se repérer dans cette galaxie<br />
de « l’anti-péda -<br />
gogisme ».<br />
Sans être exclusivement<br />
consacré à l’école, même si<br />
celle-ci est très présente,<br />
l’ouvrage de Jacques Rancière,<br />
La Haine de la démocratie<br />
(La Fabrique, 2005),<br />
expose comment « c’est, de<br />
fait, autour de la question<br />
de l’éducation que le sens<br />
de quelques mots – république,<br />
démocratie, égalité,<br />
société, a basculé ».<br />
Sur les réseaux religieux<br />
traditionalistes et leur proximité<br />
avec les ultra-libéraux,<br />
l’enquête d’Eddy Khaldi,<br />
Muriel Fitoussi (Main basse<br />
sur l’école publique, Demopolis,<br />
2008) reste un incontournable.<br />
Autre livre important :<br />
Voyage au cœur d’une<br />
France fasciste et catholique<br />
intégriste (Cherche<br />
midi, 2013) qui raconte l’infiltration<br />
de deux journalistes,<br />
Matthieu Maye et<br />
Rémy Langeux dans les<br />
milieux intégristes bordelais<br />
et en particulier dans l’une<br />
des écoles de le Fraternité<br />
Saint-Pie X. Glaçant…<br />
COMPRENDRE,<br />
ANALYSER, COMBATTRE<br />
Les ouvrages sur l’extrême<br />
droite ne manquent pas.<br />
Sur son histoire, depuis ses<br />
origines jusqu’à nos jours,<br />
on se référera à la<br />
« somme » (464 pages…) de<br />
Jean-Paul Gautier Les<br />
Extrêmes droites en<br />
France : De la traversée du<br />
désert à l’ascension du<br />
Front National (1945-<br />
2008), Syllepse 2009 (réédition<br />
mars 2016), à compléter<br />
par un petit texte salutaire<br />
sur la « dédiabolisation<br />
» du FN : De Le Pen à<br />
Le Pen, continuités et ruptures<br />
(Syllepse, 2015).<br />
C’est dans les ouvrages mili<br />
tants que la production<br />
reste la plus intéressante.<br />
D’abord avec les publications<br />
du réseau intersyndical<br />
Visa : plongée dans le<br />
quotidien des municipalités<br />
d’extrême droite (Lumières<br />
sur Mairies brunes, Syllepse,<br />
2015) ou encore<br />
décryp tage du programme<br />
« social » du FN (Face au FN<br />
et à toute l’extrême droite,<br />
réponses et ripostes syndicales<br />
! avec un chapitre<br />
très complet consacré au<br />
FN et l’éducation).<br />
HISTOIRE, CULTURE,<br />
LAÏCITÉ, SOCIOLOGIE…<br />
Quatre thématiques détournées<br />
et instrumentalisées<br />
par les droites extrêmes<br />
pour asseoir leur hégémonique<br />
culturelle.<br />
Le discours de l’extrême<br />
droite sur la culture est peu<br />
connu, peu étudié. L’ouvrage<br />
d’Alain Chevarin, du<br />
collectif Questions de<br />
classe(s), Fascinant fascisant,<br />
une esthétique d’extrême<br />
droite (L’Harmattan,<br />
2013) se révèle donc des<br />
68 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation /DoSSier/<br />
plus précieux et éclaire ce<br />
point méconnu du programme<br />
extrémiste.<br />
Pour répondre au détournement<br />
de la laïcité, Jean<br />
Baubérot et le Cercle des<br />
enseignant.e.s laïques proposent<br />
un Petit manuel<br />
pour une laïcité apaisée à<br />
l’usage des profs, des<br />
élèves et de leurs parents<br />
(La Découverte, 2016) tout<br />
à fait indispensable pour<br />
s’armer contre les dérives<br />
actuelles.<br />
Concernant l’histoire et le<br />
« roman national », les travaux<br />
sont plus nombreux.<br />
Citons, outre Les Historiens<br />
de garde (Libertalia,<br />
réédition 2016), Nicolas<br />
Offenstadt avec L’Histoire<br />
un combat au présent<br />
(Textuel, 2014) ou encore<br />
La Fabrique scolaire de<br />
l’histoire, Illusions et désillusions<br />
du roman national<br />
(sous la direction de Laurence<br />
De Cock & Emmanuelle<br />
Picard, préface de<br />
Suzanne Citron, Agone,<br />
2009).<br />
La sociologie étant également<br />
une cible privilégiée<br />
des discours réactionnaires,<br />
on lira donc le petit<br />
texte de Bernard Lahire<br />
Pour la sociologie et pour<br />
en finir avec une prétendue<br />
culture de l’excuse (La<br />
Découverte, 2016).<br />
www.questionsdeclasses.org/larevue<br />
le site de la revue prolonge ce dossier :<br />
– le Front national, une identité antirépublicaine,<br />
Jean-Michel barreau<br />
– un entretien sur L’École des réac-publicains<br />
– une présentation de la claf (campagne<br />
libertaire unitaire antifasciste)<br />
– des compléments bibliographiques<br />
– retour sur le stage de saint-denis<br />
– l’école de Vichy<br />
– le 4 pages intersyndical extrême(s)<br />
droite(s) contre éducation, etc.<br />
SUR LE NET<br />
Pour connaître les réseaux<br />
d’extrême droite, leur histoire<br />
et leur projet, pour suivre<br />
l’actualité…<br />
Visa association intersyndicale<br />
(FSU, Solidaires,<br />
CGT, CFDT, CNT, l’UNEF,<br />
etc.) fondée en 1996 pour<br />
proposer un outil d’information<br />
et de réflexion pour<br />
toutes les forces syndicales<br />
afin de lutter collectivement<br />
contre l’implantation<br />
et l’audience de l’extrême<br />
droite dans le monde du<br />
travail.<br />
La Horde : « Énervé, indiscipliné,<br />
collectif et solidaire »<br />
ce site propose un point de<br />
vue antifasciste sur l’actualité<br />
nationale et internationale,<br />
en collaboration avec<br />
les sites militants qui le<br />
font déjà, et en contrepoint<br />
des médias traditionnels,<br />
en relayant et en participant<br />
aux initiatives antifascistes<br />
de terrain et en mettant<br />
à disposition du matériel<br />
antifasciste (dont une<br />
très utile cartographie de<br />
l’extrême droite).<br />
Quartiers Libres est un collectif<br />
de militant-e-s de<br />
quartiers, de journalistes,<br />
d’universitaires qui tou-te-s<br />
vivent, travaillent, ou militent<br />
en banlieue et issu-e-s<br />
de différents courants de<br />
gauche radicale pour mettre<br />
en avant différentes<br />
thématiques ayant trait à la<br />
vie culturelle et politique<br />
des quartiers populaires.<br />
Le site publie régulièrement<br />
des articles sur l’extrême<br />
droite, en particulier<br />
sur la mouvance Dieudonné-Soral.<br />
DROITES EXTRÊMES<br />
ET ÉCOLE<br />
Les antidotes des<br />
Cahiers pédagogiques :<br />
très belle initiative que propose<br />
le Crap avec ces petits<br />
textes destinés à contrecarrer<br />
les lieux communs véhiculés<br />
par les réactionnaires<br />
sur l’école : « Le roman national,<br />
la barbe du Père<br />
Noël et la moustache de<br />
Clovis », « Ne pas renoncer<br />
au collège unique », « L’élitisme<br />
n’a jamais été abandonné<br />
», etc.<br />
Le blog de Claude Lelièvre<br />
(sur Mediapart) : toujours<br />
très documentés, brefs,<br />
percutants et en phase<br />
avec l’actualité, les billets<br />
de Claude Lelièvre sont à<br />
savourer… S’ils n’abordent<br />
pas toujours spécifiquement<br />
les discours réactionnaires,<br />
ils désamorcent<br />
bien souvent nombre<br />
d’idées reçues.<br />
Le blog L’école des réacpublicains<br />
: revue de<br />
presse, bibliographie, analyses<br />
et décryptage de l’actualité<br />
des réactionnaires.<br />
COMPLOTISME<br />
Debunkers des rumeurs<br />
hoax d’extrême droite :<br />
un site utile, qui tord le cou<br />
à toutes les intox que l’extrême<br />
droite propage sur<br />
internet : « les musulmans<br />
veulent faire interdire<br />
Noël », « des enfants interdits<br />
de dessiner des<br />
cochons à l’école », etc.<br />
Le site FailFaf, publie des<br />
articles dans deux catégories<br />
: les Fail, qui reprennent<br />
tous les loupés de<br />
l’extrême droite, et les Win<br />
qui s’intéressent aux initiatives<br />
ou positions antifascistes<br />
et antiracistes.<br />
FACHOSPHÈRE<br />
Deux journalistes, Dominique<br />
Albertini et David<br />
Doucet, dressent la cartographie<br />
de la présence de<br />
l’extrême droite sur Internet<br />
: La Fachosphère,<br />
comment l’extrême<br />
droite remporte la<br />
bataille du Net (Flammarion,<br />
2016).<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 69
SuPPLÉment numÉriQue extrêmes droites contre éducation<br />
Droit de suite<br />
Par JAcQuelINe trIguel, enseignante en collège à Mantes-la-Ville<br />
En prolongement du texte « Au nom du respect » (page 43 de ce<br />
numéro), un retour, un an après les événements rapportés, sur<br />
les suites de ce travail autour des attentats...<br />
uN aN aPrès, me voici pratiquement<br />
face à la même classe, en 3 e . un<br />
an après, voici le 13 novembre<br />
qui nous frappe et qui conduit une nouvelle<br />
fois quatre élèves à attendre la fin de l’heure<br />
pour me parler, alors que leurs camarades<br />
n’ont pas hésité à prendre la parole en<br />
classe, contrastant avec leur silence du mois<br />
de janvier. Pour ce petit groupe resté seul<br />
avec moi, les mots sortent plus difficilement.<br />
Rien n’est clair dans leur esprit sur ce qui se<br />
passe autour d’eux et sur ce qu’ils ressentent.<br />
et pour cause : « madame, je sais pas comment<br />
dire. le regard des autres, il a changé »,<br />
« Je sais pas si c’est fait exprès mais à<br />
chaque fois que je passe, ils disent : “c’est<br />
de leur faute, les musulmans” », « mais<br />
nous, on n’a rien fait. ils nous regardent<br />
parce qu’on est… » et celui-ci laisse sa<br />
phrase en suspens, comme s’il ne fallait pas<br />
le dire clairement, comme si être<br />
musulman devait rester secret après les attentats,<br />
a fortiori dans une commune fn.<br />
Ces confidences, livrées délibérément en<br />
dehors du cours, me dérangent et me questionnent.<br />
non pour ce qu’elles sont, mais<br />
pour ce qu’elles symbolisent. Je retourne<br />
alors quelques mois en arrière, en janvier,<br />
pour me rappeler que plusieurs élèves avaient<br />
été sanctionnés pour avoir osé questionner<br />
les faits et les « mots d’ordre », parce qu’ils<br />
avaient pris de la distance par rapport aux<br />
attitudes et aux réactions qui leur étaient<br />
imposées par l’institution. est-ce la raison<br />
de leur silence en classe ? faut-il donc accepter<br />
que les élèves subissent, en plus de la<br />
violence des attentats, la violence de consignes<br />
qu’ils ne comprennent pas ? faut-il accepter<br />
qu’ils aient même honte de leur appartenance<br />
religieuse ? et si nous l’acceptons, quelle<br />
image de l’école – et de la société – offronsnous<br />
à ces jeunes qui se construisent au fil<br />
de leurs expériences et des discours qui les<br />
entourent ?<br />
Faire SiLenCe ?<br />
Car se taire et feindre l’indifférence devant<br />
l’ensemble du groupe classe, puis choisir<br />
de n’en parler qu’après la sortie de tous les<br />
autres élèves, n’est-ce pas déjà là un premier<br />
pas vers cette discrétion qu’un Jean-Pierre<br />
Chevènement fraîchement nommé à la fondation<br />
pour l’islam de france conseillera<br />
quelques mois plus tard aux musul mans<br />
« dans cette période difficile » ? n’est-ce<br />
pas un premier pas vers une mise en conformité<br />
de façade de tous les individus ? et<br />
sommes-nous là, nous enseignants, pour<br />
abonder dans ce sens, et mener nos élèves<br />
70 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation SuPPLÉment numÉriQue<br />
J’imagine un exercice pLus<br />
structuré et pLus conséquent,<br />
dont L’un des obJectifs serait,<br />
à nouveau, de nourrir Les Liens<br />
difficiLement créés entre Les éLèves<br />
L’année passée.<br />
vers l’extinction de leurs singularités, qui<br />
conduit immanquablement à l’extinction de<br />
leur voix, alors même que nous sommes les<br />
premiers à nous plaindre du mutisme de<br />
nos élèves ?<br />
ou Bien Se Dire et S’ÉCrire ?<br />
Qu’à cela ne tienne ! en cours de français,<br />
nous sommes alors à la fin d’une séquence<br />
sur l’écriture de soi, au cours de laquelle<br />
des petits exercices d’écriture, présentés ensuite<br />
oralement, avaient déjà permis aux<br />
élèves tout à la fois de se livrer à une<br />
réflexion sur eux-mêmes, et d’en partager<br />
une partie avec le reste de la classe. Cette<br />
fois, suite aux réactions de ce 16 novembre,<br />
j’imagine un exercice plus structuré et plus<br />
conséquent, dont l’un des objectifs serait, à<br />
nouveau, de nourrir les liens difficilement<br />
créés entre les élèves l’année passée. Je<br />
profite d’avoir travaillé sur des extraits du<br />
Journal d’Anne Frank pour leur proposer<br />
une écriture sous forme de journal intime,<br />
dont voici les consignes :<br />
À la manière d’anne frank, écrivez une<br />
ou deux pages de votre journal intime pour<br />
raconter un moment en famille, durant lequel<br />
vous célébrez une fête familiale ou culturelle.<br />
Pour cela :<br />
– adoptez la forme du journal intime<br />
– choisissez une date (elle peut être actuelle<br />
ou située dans votre passé mais en faisant<br />
comme si c’était actuel)<br />
– rédigez plusieurs paragraphes dans lesquels<br />
:<br />
* vous ferez une introduction de quelques<br />
lignes pour situer le récit (« aujourd’hui,<br />
nous avons fêté… », par exemple) ;<br />
* vous raconterez les faits et les origines de<br />
cette festivité (d’où vient-elle, comment la<br />
fêtez-vous dans votre famille, qu’y a-t-il de<br />
spécial… ?)<br />
* vous développerez les sentiments et réflexions<br />
que ce moment a fait naître en<br />
vous.<br />
tout en réinvestissant leurs apprentissages<br />
sur l’écriture autobiographique, et plus particulièrement<br />
sur la forme du journal intime,<br />
il me semblait important que les élèves pensent<br />
leur héritage culturel, en prennent pleinement<br />
possession à travers des recherches,<br />
à travers des échanges avec leur entourage,<br />
pour ensuite les transmettre à leurs camarades.<br />
ainSi CirCuLent La ParoLe<br />
et LeS iDÉeS<br />
le sujet présenté, s’ensuit tout un fourmillement<br />
chez les élèves : les uns se jetant sur<br />
leur brouillon, les autres s’interrogeant sur<br />
ce sujet un peu déroutant, d’autres encore,<br />
comme de coutume, démunis devant la rédaction<br />
à imaginer. Peu à peu, les questionnements<br />
ont porté sur les spécificités du<br />
sujet : quel genre de fête ? peut-on parler<br />
d’un anniversaire, de noël, du jour de l’an,<br />
de l’aïd el-Kebir ? mais comment savoir<br />
d’où ça vient, ce que ça signifie ? Comment<br />
donner un sens à des rituels culturels ou familiaux<br />
parfois répétés inconsciemment ?<br />
la nécessité, pour les élèves, de s’informer<br />
et de dialoguer avec leurs proches a émergé<br />
d’elle-même au cours de ces échanges, si<br />
bien qu’à la séance suivante, plusieurs élèves<br />
sont revenus forts de leurs découvertes, nées<br />
d’un dialogue avec les parents, les oncles,<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 71
SuPPLÉment numÉriQue extrêmes droites contre éducation<br />
les voisins, les amis. et ceux qui n’avaient<br />
pas fait la démarche se sont à leur tour informés<br />
auprès de leurs camarades.<br />
D’une CuLture ÀL’autre,<br />
D’une traDition ÀL’autre<br />
ainsi circulent la parole et les idées, d’une<br />
culture à l’autre, d’une tradition à l’autre,<br />
parfois d’une famille à l’autre. un lien se<br />
fait donc, d’abord entre les élèves, qui partagent<br />
un peu d’eux-mêmes, mais également<br />
entre les élèves et leurs proches, qui s’écartent<br />
des échanges quotidiens, pour mettre à<br />
l’honneur leur héritage culturel commun.<br />
au fil des brouillons et des lectures à haute<br />
voix, nous retournons aux racines de noël<br />
ou de l’aid el-Kebir, nous découvrons la<br />
tradition mexicaine de la fête des Quince<br />
años où les jeunes filles célèbrent leur<br />
passage à l’âge adulte. nous apprenons<br />
qu’une élève réunionnaise commémore tous<br />
les ans l’abolition de l’esclavage au cours<br />
d’une grande fête familiale. les élèves s’intéressent<br />
aux traditions des uns et des autres,<br />
s’en étonnent, parfois s’émerveillent des légendes<br />
qui leur sont présentées.<br />
Bien sûr, il y a eu des résistances : tout<br />
d’abord, de la part des élèves, qui ne souhaitaient<br />
pas se livrer, mais qui ont dépassé<br />
leurs réticences grâce aux encouragements<br />
et à l’exemple de leurs camarades ; des résistances<br />
aussi de la part de parents, qui ont<br />
interdit à leur fils d’évoquer une fête religieuse<br />
car, selon eux, il valait mieux ne pas parler<br />
de ce genre de chose à l’école. C’est dire<br />
s’il reste du chemin à parcourir pour que<br />
personne ne se sente obligé de taire certains<br />
aspects de sa vie, par crainte d’être jugé.<br />
Quoi qu’il en soit, il me semble avoir<br />
atteint un objectif essentiel : ne pas laisser<br />
les quatre élèves venus me parler s’isoler et<br />
se refermer sur eux-mêmes. ici, au détour<br />
d’une activité d’écriture ordinaire en cours<br />
au Lieu de se faire discrètes,<br />
eLLes se sont exposées, et ceLa sans<br />
qu’aucune tension, moquerie<br />
ou marque d’intoLérance ne soit<br />
apparue, bien au contraire..<br />
de français, les différences ont été mises à<br />
l’honneur. au lieu de se faire discrètes, elles<br />
se sont exposées, et cela sans qu’aucune<br />
tension, moquerie ou marque d’intolérance<br />
ne soit apparue, bien au contraire.<br />
ne PaS reSter<br />
au SeuiL De La CLaSSe<br />
mais une nouvelle fois, cette pratique reste<br />
limitée à la classe, répondant comme souvent<br />
à l’urgence du quotidien. il serait nécessaire<br />
que cela franchisse le seuil de la salle de<br />
cours, que le collège soit lui-même un lieu<br />
de partage, d’écoute et de respect des différences.<br />
non pas comme un refuge à l’abri<br />
de la société, mais bien comme un refus assumé<br />
des dissensions que la société véhicule<br />
et qui se frayent parfois un chemin dans<br />
l’école. Pour cela, il nous faudra nous frotter<br />
à des écueils que nous ne connaissons que<br />
trop bien : la pudeur des uns et des autres<br />
devant des sujets complexes, les familles<br />
qui peuvent y voir de l’ingérence, une direction<br />
frileuse, voire hostile, des collègues<br />
aussi, qui trouveraient le terrain trop glissant.<br />
mais à vouloir éviter les sujets difficiles,<br />
ceux-là mêmes qui préoccupent nos élèves,<br />
nous laissons rumeur, mal-être et sentiment<br />
d’exclusion enfler, alors que, parfois, le<br />
détour par une simple activité pédagogique<br />
peut permettre les dépasser. ■<br />
72 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation SuPPLÉment numÉriQue<br />
Le Front national<br />
une identité antirépublicaine<br />
Par JeAN-MIchel bArreAu<br />
depuis plusieurs décennies, le Front National est devenu un exceptionnel<br />
donneur de leçons de morale républicaine à ses adversaires<br />
politiques : une sorte de champion dans le domaine.<br />
l’école de la république est le vecteur privilégié de ces attaques<br />
où la moralisation le dispute aux imprécations.<br />
LeçonS De moraLe SCoLaire<br />
rÉPuBLiCaine<br />
le père<br />
dans le bimensuel du fn la lettre de Jeanmarie<br />
le Pen de septembre 1991, le président<br />
du fn prenait la République à témoin.<br />
« Vous avez dit républicains ? », écrivait-il.<br />
il s’en prenait à la « bande des quatre » qui<br />
ne faisait que s’entendre entre elle tout en<br />
s’affublant du nom de républicain. il affirmait<br />
que jamais escroquerie, concussion, corruption<br />
morale, financière et politique n’avait atteint<br />
de telles dimensions. « l’éducation nationale<br />
est en pleine déroute », rajoutait-il 1 . Cette<br />
prise de position inaugurait une longue trajectoire<br />
d’imprécations/moralisations scolaires<br />
dont Bruno mégret ou Carl lang seront les<br />
fidèles rédacteurs.<br />
la fille<br />
marine le Pen a exploité ce filon avec une<br />
volubilité spectaculaire. il n’y a presque<br />
aucun de ses discours qui ne fasse référence<br />
de façon grandiloquente à la République,<br />
tout en la stigmatisant rudement. au congrès<br />
de tours en janvier 2011, elle formulait ces<br />
anathèmes et auto proclamations en ces<br />
termes : « nous avons ramassé le drapeau<br />
tricolore que la classe politique a laissé<br />
traîner dans le caniveau, nous relèverons les<br />
valeurs traditionnelles de la république française<br />
; les véritables défenseurs de la république,<br />
c’est nous ! » 2 . Ces appels à une<br />
« République vraiment française » 3 ou à<br />
une République « rigoureuse et exemplaire »<br />
4<br />
dont elle parle encore ailleurs passent<br />
toujours par de virulentes attaques contre<br />
son école qui cumulerait tous les vices : immoralité,<br />
sauvagerie, perversité, laxisme,<br />
baisse de niveau.<br />
la petite fille<br />
la jeunesse de marion maréchal-le Pen ne<br />
l’empêche pas d’avoir déjà un solide pédigrée<br />
sur ce registre. en mars 2013, elle faisait<br />
cette déclaration devant l’assemblée nationale<br />
: « Vous répétez à l’envi les mots de<br />
République, de laïcité, de démocratie pour<br />
parler de l’école, mais ce sont sur ses résultats<br />
qu’on la juge. or, si jadis elle intégrait et<br />
émancipait, désormais, elle n’est plus qu’une<br />
machine à exacerber les particularismes, un<br />
laboratoire pour pédagogisme et une usine<br />
à chômeurs » 5 .<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 73
SuPPLÉment numÉriQue extrêmes droites contre éducation<br />
une iDentitÉ antirÉPuBLiCaine<br />
Panthéon<br />
Ces leçons de morale républicaines assénées<br />
par le fn émanent pourtant d’une identité<br />
profondément antirépublicaine. Ce que l’on<br />
pourrait appeler le « panthéon » de ce parti<br />
politique est significatif, à cet égard. on<br />
trouve dans français d’abord ! une petite<br />
pléiade d’éloges pour honorer les grandes<br />
figures historiques dans lesquelles il se reconnaît<br />
: les contre-révolutionnaires louis<br />
de Bonald, Rivarol ou Joseph de maistre,<br />
par exemple. l’un ou l’autre de ces modèles<br />
est célébré comme une « voie libre » 6 , un<br />
« merveilleux écrivain » 7 ou un « héraut incontournable<br />
de la france catholique et<br />
royale » 8 . Ces hagiographies rendent également<br />
honneur au nationaliste Charles maurras<br />
et à ses « courageux combats politiques » 9 .<br />
l’amertume que l’œuvre de ces théoriciens<br />
soit « passé sous silence » et « injustement »<br />
tenu à l’écart des programmes scolaires est<br />
fortement exprimée dans ces articles 10 . mais<br />
ces biographies militantes font l’impasse<br />
sur le fait que Bonald, Rivarol et Joseph de<br />
maistre étaient de purs ennemis des lumières,<br />
de la Révolution française, de la déclarations<br />
des droits de l’Homme, de la démocratie.<br />
Pour chacune de ces instances, ces idéologues<br />
écrivaient qu’elle était « école de la barbarie<br />
et du brigandage » 11 , « honteuse » 12 « turbulence<br />
», « licence », « nivellement »,<br />
« désorganisation », « corruption des mœurs »<br />
13<br />
. le fn ne mentionne rien sur Charles<br />
maurras lorsqu’il écrivait que « la démocratie,<br />
c’est le mal, la démocratie c’est la mort » 14<br />
et que « l’inégalité des biens est un bien » 15 .<br />
Hommages<br />
les hommages rendus par un parti politique<br />
à ses grands disparus parlent toujours de<br />
son identité. Jean-marie le Pen se rend tous<br />
les ans sur la tombe de françois duprat qui<br />
est décédé à 37 ans dans un attentat à la<br />
voiture piégée le 18 mars 1978. dans ces<br />
hommages, le chef du fn parle de « martyr »<br />
et de « héros » 16 mais il ne dit pas que cet<br />
intellectuel avait mené dans les années 60-<br />
70 de vigoureux combats idéologiques dont<br />
la trilogie fascisme/négationnisme/racisme<br />
était la pierre angulaire. À la mort de maurice<br />
Bardèche le 30 juillet 1998, Jean-marie le<br />
Pen saluait le « grand écrivain » et « l’historien<br />
d’avant-garde » que fut cet intellectuel à ses<br />
yeux 17 , tout en faisant l’impasse sur son engagement<br />
pour le fascisme. dans son livre<br />
Qu’est-ce que le fascisme ? qu’il publia en<br />
1961, maurice Bardèche commençait par<br />
une phrase qui avait le mérite de la clarté :<br />
« Je suis un écrivain fasciste » 18 . dominique<br />
Venner se donnait la mort le 21 mai 1013<br />
devant l’autel de la cathédrale notre-dame<br />
de Paris. marine le Pen, louis aliot, Julien<br />
Rochedy, Robert ménard prirent leurs plumes<br />
ou leurs tweets pour honorer sa disparition<br />
19<br />
. Ce théoricien du nationalisme avait<br />
pourtant derrière lui un long parcours d’activisme<br />
nationalisto-identitaire dont la démocratie<br />
et la république étaient les adversaires<br />
désignés et promis à la destitution. il avait<br />
appartenu très tôt dans sa jeunesse des années<br />
50-60 à des cercles néo-fascistes comme<br />
Jeune nation et la fédération des étudiants<br />
nationalistes. dans un petit opuscule publié<br />
en 1962, il écrivait : « la démocratie est le<br />
nouvel opium des peuples » 20 . le 2 août<br />
2013, Bruno Gollnisch disait sa grande émotion<br />
devant le décès de Jean madiran à l’âge<br />
de 93 ans. Ce traditionaliste catholique avait<br />
pourtant derrière lui un long parcours d’antisémitisme<br />
patent. dans l’action française<br />
du 11 août 1944, il écrivait : « le juif souffre<br />
par où il a péché, tandis que le français<br />
souffre par où il a laissé pécher le juif » 21 .<br />
dans les années 80, il posait les postulats de<br />
ses positions idéologiques dans sa revue itinéraires<br />
: « nous sommes à droite de l’ex-<br />
74 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation SuPPLÉment numÉriQue<br />
trême droite ». il précisait : « enregistrons<br />
donc le fait : “travail-famille-patrie”, “dieu<br />
premier servi”, c’est bien à droite de la<br />
droite » 22 .<br />
Vivier<br />
dans le chaudron de cette identité antirépublicaine,<br />
il y a le vivier des militants, des intellectuels<br />
et des amis qui gravitent autour<br />
du front national en affinités idéologiques<br />
plus ou moins proches de ses axiomes principaux.<br />
dans cet entrelacs de consciences<br />
extrême droitières, on y croise un peu de<br />
tout au fil des générations le Pen.<br />
Pour celle de Jean-marie, il y eut des<br />
membres du Parti populaire français (PPf),<br />
du Rassemblement national populaire (RnP),<br />
de la légion des Volontaires français (lVf),<br />
des pétainistes affichés, des admirateurs de<br />
la Waffen SS, des anciens de l’oaS et des<br />
maurrassiens toujours fidèles au maître. Pour<br />
marine, ce sont les « Gudars » qui font<br />
office de ces publics extrême-droitiers d’aujourd’hui.<br />
du côté marion-maréchal le Pen, ce sont<br />
les identitaires et les monarchistes contemporains<br />
qui ont plutôt ses faveurs. les injures<br />
et les attaques contre la démocratie et la République<br />
sont toujours au rendez-vous de<br />
ces sympathies collatérales. Pour les uns,<br />
« la République est une prostituée » 23 .<br />
Pour les autres, « aimer les immigrés est un<br />
vice de bourgeois » 24 . dans ce marigot<br />
d’outrages, on trouve aussi ce type d’éloges :<br />
« le SS avec son uniforme, c’est un peu le<br />
prêtre avec sa soutane » disait Jean-marie<br />
le Pen à la jeunesse, après les évènements<br />
de 1968 25 .<br />
nous rapprocher des parents<br />
« Les pLus éLoignés de L’écoLe »,<br />
c’est faire qu’eux s’éLoignent<br />
des marchands de haine.<br />
de son identité et idéologique et politique,<br />
le FN devrait s’assumer comme le 1 er<br />
parti antirépublicain de France. Nul autre<br />
parti que lui ne cumule en son sein un<br />
tel florilège de personnalités, de groupuscules,<br />
de symboles, de drapeaux et<br />
de slogans qui ont nié à ce point la République<br />
ou la nient encore. L’identité<br />
générale de ce parti est celle d’une ennemie<br />
du « Liberté, Égalité, Fraternité » du<br />
fronton de nos écoles françaises. Donner<br />
des leçons de morale scolaire républicaine<br />
d’un tel fond antirépublicain relève d’un<br />
réel culot politique. ■<br />
Le Fn :1 er Parti<br />
antirÉPuBLiCain De FranCe<br />
Marine Le Pen se qualifiait de « présidente<br />
du premier parti de France » (Présent du<br />
13 décembre 2013 26 ). Mais au regard<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 75
SuPPLÉment numÉriQue extrêmes droites contre éducation<br />
Rapport de stage<br />
Par JeAN-PIerre FourNIer, Questions de classe(s)<br />
« Pas elle ! » Quand une enseignante de maternelle, à Tours,<br />
avait été victime d’accusations ahurissantes d’incitations<br />
à des attouchements 1 par des activistes de la JRE, ses collègues<br />
et plus largement le monde enseignant avait été horrifiés.<br />
Elle encore plus, pas seulement parce qu’elle était la victime,<br />
mais parce qu’elles avaient aidé une partie de ces mères<br />
à obtenir leurs papiers...<br />
Surprise et incrédulité furent ma première<br />
réaction au début du stage extrême-droite<br />
auquel j’ai participé: un intervenant annonça<br />
que 10% des professeurs enseignant en<br />
lycée, collège ou école primaire auraient<br />
une idéologie s’apparentant à l’extrême<br />
droite. au fil des interventions et des ateliers<br />
des témoignages se sont succédés, montrant<br />
la diffusion des idées du front national à<br />
l’intérieur de l’Éducation nationale. J’ai<br />
tenté de m’arrêter sur la manière dont ces<br />
idées pouvaient prendre naissance chez un<br />
enseignant. J’ai aussi cherché à comprendre<br />
comment les élèves pouvaient être soumis<br />
à des propagandes d’extrême droite et à la<br />
fameuse théorie du complot.<br />
les conditions dans lesquelles un enseignant<br />
travaille peuvent facilement le mettre en<br />
difficulté que ça soit pour des raisons d’effectif,<br />
d’élèves à besoin particuliers, de<br />
manque d’expérience, de formation... face<br />
à ces problèmes peu de solutions existent.<br />
les conseillers pédagogiques sont souvent<br />
surchargés de travail, les collègues (bien<br />
que solidaires la plupart du temps) n’empêchent<br />
pas ce sentiment de solitude que l’on<br />
peut éprouver face à la difficulté pédagogique<br />
devant un élève ou une classe, les formations<br />
sont, dans la majorité des cas, non adaptées<br />
aux besoins des enseignants (pas assez<br />
conséquentes et jamais poursuivies pour accompagner<br />
l’enseignant à les mettre en<br />
place en classe). ainsi, la souffrance engendrée<br />
par ces conditions n’est pas négligeable<br />
et offre une perméabilité à des propos qu’un<br />
enseignant n’aurait pas acceptés ou tenus<br />
dans un contexte différent. face à des problèmes<br />
de discipline, il peut être facile de<br />
verser dans une attitude où l’on perd son<br />
objectivité. il est tentant de se raccrocher à<br />
une posture coercitive quand une situation<br />
nous échappe, de se laisser aller aux vieilles<br />
méthodes : humiliations, châtiments corporels.<br />
« Pédagogie » où la sévérité voire l’autoritarisme<br />
permettaient d’assurer cette notion<br />
très aléatoire de « respect » du professeur<br />
au détriment d’une remise en question pédagogique.<br />
il est également aisé de faire<br />
l’amalgame entre peur et respect et d’oublier<br />
que le respect s’obtient d’abord (et surtout)<br />
par une crédibilité pédagogique. Jouer sur<br />
les souffrances des gens, sur leurs peurs<br />
pour les faire obéir ou pour détourner leur<br />
attention vers des solutions simplistes qui<br />
76 // N’Autre école - Q2c N° 5
La progression du FN, la banalisation de discours « décomplexés » et sécuritaires nous<br />
rappellent les dangers qui pèsent sur notre société. De fait, au fil des années, l'absence<br />
de réponse politique à « la Crise » a laissé le champ libre à des idéologies qui avancent<br />
masquées, notamment dans l'Éducation ! Ce premier stage intersyndical régional,<br />
articulant temps de formations et ateliers d’échanges, entend répondre à l'urgent besoin,<br />
pour les personnels de toutes les catégories de l'Éducation publique, de se former pour<br />
mieux connaître les vrais visages des extrêmes droites dont l'histoire, les discours et les<br />
programmes sont en tous points éloignés des valeurs que nous défendons !<br />
Inscrivons-nous nombreuses & nombreux !<br />
Intervenant-e-s et invité-e-s<br />
– Interventions des différents syndicats organisateurs<br />
– VISA (Vigilance initiatives syndicales antifascistes)<br />
– Questions de classe(s)<br />
- Éditions Libertalia<br />
- Éditions Syllepse<br />
Les ateliers du lundi<br />
Présence de l’extrême droite et riposte :<br />
L1. dans nos mairies, nos quartiers<br />
L2. dans nos écoles et établissements,<br />
dans nos classes<br />
L3. dans nos luttes syndicales<br />
OUVERT À TOUTES ET TOUS<br />
Possibilité de participer à une seule journée.<br />
Lieu précisé à l’inscription.<br />
et de Mantes-la-Ville)<br />
<br />
INSCRIPTION OBLIGATOIRE<br />
(nombre de places limité)<br />
ou sudeducation78@ouvaton.org<br />
Bourse du Travail<br />
de Saint Denis,<br />
9, rue Genin,<br />
Métro Porte<br />
de Paris<br />
Quand?<br />
Les 9 et 10 mai<br />
2016<br />
Les ateliers du mardi matin<br />
M1. Le complotisme<br />
M2. Contre-argumentaire face au déclinisme<br />
M3. Extrême droite et culture<br />
M4. Atelier libre.<br />
extrêmes droites contre éducation SuPPLÉment numÉriQue<br />
auraient la prétention de résoudre leurs<br />
problèmes sont des méthodes largement<br />
employées par l’extrême droite. Cela a<br />
souvent comme effet de creuser des<br />
fossés entre les protagonistes d’un problème,<br />
distance qu’il est bien difficile<br />
de combler une fois établie. le fait<br />
même d’accepter ces pratiques comme<br />
relation entre une personne dominante<br />
(l’enseignant ou l’institution) et une personne<br />
dominée (l’élève) peut amener<br />
l’élève à croire que force et soumission<br />
sont des situations normales.<br />
Par ailleurs, une partie du stage a été<br />
consacrée à l’étude des théories du complot<br />
et à la façon dont les enseignants<br />
peuvent amener les élèves à remettre<br />
en question les « vérités démontrées »<br />
par l’extrême droite ou par des idéologues<br />
visant à les tromper, voire les fanatiser.<br />
Que faire avec nos élèves face à ce<br />
détournement de l’information? il faut,<br />
plutôt que de démonter les mécanismes<br />
thèses conspirationnistes, les amener à<br />
développer leur esprit critique et à faire<br />
la lumière sur ces théories. mener avec<br />
eux un travail minutieux de détective,<br />
de vérification, d’analyse, travail qui<br />
peut se faire en interdisciplinarité (étude<br />
du discours, histoire, falsification ou<br />
détournement de documents...).<br />
les idées d’extrême droite s’épanouissentt<br />
sur un terrain où le manque de<br />
connaissances et la souffrance personnelle<br />
sont importantes. il est possible de la<br />
refuser et d’apprendre aux élèves à s’en<br />
émanciper, à nous de jouer !<br />
Sylvain<br />
des initiatives...<br />
L’écoleréactionnaire:unenjeupour<br />
l’extrêmedroite : avril 2016, formation<br />
syndicale antifasciste, Nancy (sud, cNt, bAF).<br />
Extrême(s) droite(s)<br />
contre l’éducation<br />
Programme<br />
Lundi 9 mai<br />
Mardi 10 mai<br />
9h : Accueil des stagiaires 9h-10h30 : L’extrême droite et<br />
9h30-9h45 : Présentation du sa «galaxie», les mouvements<br />
stage<br />
d’extrême droite dans l’école<br />
9h45-11h : Histoire des 10h30-10h45 : Pause<br />
extrêmes droites contre 10h45 : Ateliers<br />
l’éducation<br />
12h30-14h : Pause déjeuner<br />
11h-12h30 : Ateliers<br />
14h-15h30 : Restitution des<br />
12h30-14h : Pause déjeuner ateliers et débat.<br />
14h-15h : Retour sur les ateliers 15h30-15h45 : Pause<br />
en plénière et débat.<br />
15h45-16h30 : Bilan du stage et<br />
15h-15h15 : Pause<br />
perspectives.<br />
15h15-17h00 : Pour construire<br />
une école de l’égalité.<br />
Intervenant-e-s et débat.<br />
Pour s’inscrireàcestage, envoyerunmailà:<br />
sudeducation75@wanadoo.fr<br />
Où?<br />
L’école,cible des droites extrêmes<br />
STAGE<br />
INTERSYNDICAL<br />
30&31 <br />
JANVIER<br />
Dans le Mantois<br />
Comprendre<br />
pour mieux<br />
combattre<br />
Le projet anti-social<br />
de l’extrême droite<br />
Vivre et enseigner<br />
sous une mairie FN<br />
(intervenant.e.s de Béziers<br />
L’éducation, obsession<br />
historique des extrêmes<br />
droites françaises<br />
Histoire, culture :<br />
les batailles idéologiques<br />
Sur le Web et à l’école<br />
connaître et déjouer<br />
le complotisme<br />
L’enseignement<br />
de la question du genre<br />
face à l’ordre moral<br />
Laïcité dévoyée<br />
vs laïcité apaisée...<br />
cgteducaction78@gmail.com<br />
ou fsu78@fsu.fr<br />
L’école est aujourd’hui la cible d’une offensive idéologique<br />
portée par les courants les plus réactionnaires.<br />
Intégristes religieux rêvant de rétablir leur ordre moral dans<br />
le sillage de la Manif pour tous ; idéologues identitaires aspirant<br />
à une école « de souche » ; nationaux-républicains<br />
partisans d’un retour autoritaire à l’école disciplinaire d’antan<br />
pour mieux « redresser les corps et les esprits » afin de<br />
« redresser la nation »...<br />
Derrière leur nostalgie de l’école d’hier, amplement fantasmée,<br />
s’avancent la haine de l’égalité et de la démocratie, une<br />
pédagogie du dressage, la mise au pas des personnels et<br />
le démantèlement du service public d’éducation.<br />
extrême(s)<br />
droite(s)contre<br />
l’éducation, mai<br />
2016 (intersyndicale<br />
Île-de-France<br />
cgt, cNt, cNtso,<br />
Fsu, sud)<br />
Visa et Q2c.<br />
L’école,cible<br />
desdroitesextrêmes,<br />
janvier<br />
2017, intersyndicale<br />
78 cgt, cNt,<br />
Fsu, sud) Visa et<br />
Q2c.<br />
qui en appellent<br />
d’autres !<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 77
SuPPLÉment numÉriQue extrêmes droites contre éducation<br />
Campagne libertaire<br />
unitaire antifasciste<br />
Par FrANcK ANtoINe, cNt éducAtIoN 34<br />
Plusieurs organisations anarchistes, libertaires ou anarcho-syndicalistes<br />
(Alternative libertaire, la Coordination des groupes anarchistes,<br />
la Confédération nationale du travail, la Fédération<br />
anarchiste et l’Organisation anarchiste) se sont réunies au sein<br />
d’une coordination libertaire antifasciste afin de tenir un discours<br />
libertaire sur cette question de la lutte idéologique contre l’extrême<br />
droite.<br />
Cela leur semblait important car<br />
pour lutter contre les idées rétrogrades,<br />
nous nous devons de porter<br />
un projet. le projet libertaire qui porte l’exigence<br />
du partage des richesses, de l’égalité<br />
économique et sociale, de la défense et du<br />
développement des libertés individuelles et<br />
collectives ainsi que la volonté d’une gestion<br />
directe de la société par toutes celles et ceux<br />
qui en font partie nous semble le plus à<br />
même de combattre les idées réactionnaires<br />
et de favoriser l’espoir en un autre futur.<br />
espoir qui semble bien peu présent aujourd’hui<br />
et sur l’absence duquel tous les<br />
renoncements se basent en favorisant le recours<br />
aux pires idées du 20° siècle.<br />
Cette coordination a déjà lancé deux campagnes<br />
en éditant des affiches, des autocollants<br />
et un 4 pages. dans celui-ci, elle rappelle la<br />
teneur raciste, sexiste, homophobe, violente<br />
et autoritaire des discours de l’ensemble de<br />
l’extrême droite. elle dénonce aussi son<br />
discours pseudo-social qui a pu tromper<br />
une partie des travailleurs et des travailleuses.<br />
elle appelle à l’auto-organisation contre les<br />
fascistes, mais aussi l’état et le capitalisme<br />
qui en sont un terreau fertile.<br />
la deuxième campagne s’est concentrée<br />
sur la question des migrant-e-s et a été l’occasion<br />
de la publication de plusieurs visuels<br />
que vous pouvez retrouver sur http://www.cntf.org/campagne-libertaire-antifasciste.html<br />
■<br />
78 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation SuPPLÉment numÉriQue<br />
Réactionnaires d’hier<br />
Par JeAN-louIs cordoNNIer, Questions de classe(s)<br />
La réaction est une force retardante quand nous envisageons le progrès<br />
social. les arguments en faveur d’une évolution de l’école vers plus<br />
de justice, plus d’ouverture, plus de « science avec conscience » ont<br />
rencontré tout au long du XX e siècle des réactions qui ressemblent<br />
beaucoup à celles d’aujourd’hui. Les querelles autour du rôle de l’école,<br />
de ses objectifs et de ses résultats pour les individus, pour la société,<br />
pour la nation jalonnent l’histoire.<br />
Deux ÉCoLeS<br />
Jusqu’en 1930, l’enseignement français est<br />
caractérisé par la juxtaposition presque<br />
étanche de deux parcours d’enseignement :<br />
le primaire et le secondaire.<br />
les possibilités de passage d’un système<br />
à l’autre sont extrêmement limitées. le système<br />
des bourses ne permet qu’à une infime<br />
minorité d’élèves du primaire d’accéder à<br />
l’enseignement secondaire et l’ignorance<br />
du latin est un obstacle, malgré une filière<br />
« moderne » créée en 1902 .<br />
C’est cet édifice ségrégatif que les réactionnaires<br />
vont chercher à préserver, même<br />
après que les arrêtés de Jean Zay, du 11<br />
avril 1938 aient prescrits des programmes<br />
identiques au premier cycle de l’enseignement<br />
secondaire et aux quatre années des ePS.<br />
Le ProJet D’ÉCoLe uniQue<br />
en 1918, les Compagnons de l’université<br />
nouvelle publient un plan de réforme démocratique<br />
de l’école : «l’école unique,<br />
c’est la suppression des barrières entre l’enseignement<br />
primaire et l’enseignement élémentaire<br />
des lycées.» (p.194). ils définissent<br />
un modèle de l’école et de l’orientation<br />
fondé sur le mérite individuel.<br />
leur projet reste un projet et en 1924, on<br />
s’écarte même d’un rapprochement des deux<br />
écoles : léon Bérard, ministre de l’instruction<br />
publique de 1921 à 1924 réinstaure l’obligation<br />
du latin dès la sixième, supprimant<br />
la filière secondaire « moderne » créé en<br />
1902. Cette réforme vaudra à Bérard le<br />
soutien de la droite nationaliste maurrassienne,<br />
mais fut presque aussitôt abolie par la victoire<br />
électorale du Cartel des gauches en 1924.<br />
Bien que progressivement l’idée de classes<br />
« modernes » progresse, elles restent dans<br />
l’idée de tous, hiérarchiquement inférieures.<br />
aveC ou SanS Latin<br />
la réforme de 1902 avait créé quatre sections :<br />
la section a gréco-latine, la section B latinlangues,<br />
C latin-sciences et d (scienceslangues).<br />
la section d – sans latin – de cet<br />
enseignement moderne.<br />
mais pendant un demi siècle, cette réforme<br />
fait controverse :<br />
m. léon Guillet, directeur des études techniques<br />
au ministère du commerce, professeur<br />
à l’École centrale et au Conservatoire des<br />
arts et métiers, faisait hier, sous les auspices<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 79
SuPPLÉment numÉriQue extrêmes droites contre éducation<br />
de « l’union française », une conférence<br />
sur l’enseignement technique supérieur. et,<br />
envisageant la formation d’un ingénieur, il<br />
commença par montrer l’importance des<br />
études secondaire et la nécessité de revenir<br />
aux humanités classiques, ou tout au moins<br />
aux humanités latines. de même, la semaine<br />
précédente, m. Kula, industriel, traitant de<br />
l’apprentissage nécessaire aux grands industriels,<br />
mettait à la base ces mêmes humanités,<br />
qui, disait-il développent les qualités<br />
indispensables « aux chefs ». Qu’est-ce à<br />
dire, sinon que ceux-là mêmes, ingénieurs,<br />
commerçants, producteurs, hommes d’affaires,<br />
aux désirs de qui les réformateurs de<br />
1902 se flattaient de satisfaire, condamnent<br />
cette réforme de l’enseignement secondaire,<br />
cette diminution des études classiques, cette<br />
opposition continue à nos traditions éducatives<br />
qui, grâce au grec et au latin, se fondent sur<br />
la civilisation méditerranéenne, ou plutôt la<br />
civilisation tout court2.<br />
en 1923, Édouard Herriot, radical s’oppose<br />
au parlement à la réforme prévue par le ministre<br />
léon Bérard<br />
(...) Qu’est-ce qu’une démocratie, selon<br />
nous ? Ce n’est pas le régime qui voudrait<br />
ramener par artifice tous les hommes au<br />
même niveau et au niveau le plus bas. une<br />
démocratie, c’est, ce doit être tout au moins,<br />
le régime qui permet à tous les hommes de<br />
s’élever dans la hiérarchie sociale jusqu’au<br />
degré où les conduiront leur mérite, leur<br />
effort et – je reprends un mot de montesquieu<br />
– leur vertu. (applaudissement à l’extrême<br />
gauche et à gauche.) (...) il y a plus. la<br />
grande idée, monsieur le ministre, sur laquelle<br />
nous divergeons est celle-ci : avec beaucoup<br />
d’éclat, d’autorité et un prestige auquel nous<br />
cédons tous, vous nous avez dit que, parmi<br />
les différents types d’enseignement secondaire,<br />
le meilleur et, au demeurant d’après<br />
votre décret, le seul désormais admis était<br />
celui qui se fonde sur les lettres anciennes.<br />
C’est là que nous commençons à nous séparer.<br />
la culture secondaire, la culture générale,<br />
ce n’est pas une affaire de programmes,<br />
c’est une affaire de méthode.<br />
(très bien ! très bien)<br />
on peut donner à un enfant une excellente<br />
culture secondaire avec des maîtres qui lui<br />
enseignent tout autre chose que le grec et le<br />
latin, de la même façon qu’on peut lui<br />
donner un enseignement secondaire déplorable<br />
avec des professeurs qui prétendent<br />
lui enseigner le latin et le grec. (...) le but<br />
de l’enseignement secondaire n’est pas de<br />
meubler, de remplir des esprits ; c’est de<br />
former des esprits, de préparer des intelligences<br />
et, j’ajoute, bien plus encore des jugements<br />
que des intelligences. (très bien !<br />
très bien!) (...) nous ne pouvons pas nous<br />
contenter éternellement dans ce pays de<br />
france de ne concevoir d’autre enseignement<br />
que celui qui fut établi suivant la formule<br />
des régents du quinzième ou du seizième<br />
siècle. (applaudissement sur divers bancs.)<br />
est-ce que par les sciences pures on ne<br />
pourrait pas arriver à la culture générale ?<br />
m. marc Sangnier vous l’a démontré avec<br />
éclat3.<br />
Georges leygues (ministre de l’intructon<br />
publique en 1902 et responsable de la<br />
réforme incriminée) ajoute4 :<br />
(...) m ; Hadamard, professeur au collège<br />
de france, écrit : « l’excellence du moderne<br />
a été démontrée en ce qui concerne la valeur<br />
de la section d, grâce au concours d’entrée<br />
aux grandes écoles. elle l’a été à l’école<br />
polytechnique et à l’école centrale. dans<br />
les deux cas, on a comparé, au point de vue<br />
de l’épreuve de composition française, la<br />
valeur des candidats, en distinguant entre<br />
eux, suivant qu’ils produisent des diplômes<br />
80 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation SuPPLÉment numÉriQue<br />
de bachelier avec lation ou des diplômes<br />
sans latin. « Ces comparaisons indépendantes<br />
ont donné des résultats remarquablement<br />
concordants sur tous les points ; ils ne montrent<br />
aucune supériorité des sections latines<br />
sur la section d »<br />
en 1930, Paul langevin, président du<br />
Groupe français d’éducation nouvelle devient<br />
également président des Compagnons. il<br />
se réalise alors une convergence entre des<br />
préoccupations pédagogiques et le projet<br />
d’une réforme démocratique de l’école.<br />
la majorité des professeurs de lycées<br />
refuse cette réforme : « ils ne veulent pas de<br />
la pédagogie, ils ne veulent pas de la psychologie<br />
; ils ne veulent pas des méthodes<br />
actives ; ils ne veulent pas de la formation<br />
des professeurs » « la fédération des professeurs<br />
de lycée, réunie en congrès en 1921,<br />
est plutôt favorable, sans le dire ouvertement,<br />
aux décrets Bérard. À une énorme majorité<br />
elle proscrit la culture sans latin.5 »<br />
guerrierS ou PaCiFiSteS<br />
la défaite de 1940 a été imputée aux enseignants,<br />
dont beaucoup étaient officiers<br />
ou sous-officiers de réserve.<br />
depuis plusieurs années, le maréchal Pétain<br />
martelait cette diffamation des instituteurs :<br />
en février 1934, il avait souhaité se voir attribuer<br />
le poste de ministre de l’Éducation<br />
nationale, pour « [s]’y occuper des instituteurs<br />
communistes » ! (…) la jeunesse et l’enfance<br />
ne sont pas éduqués en fonction de leur<br />
devoir. il faudrait de ce point de vue s’inspirer<br />
de ce qui se passe en allemagne et en italie».<br />
le 5 avril 1934, il s’adressait au ministre<br />
de l’Éducation nationale, Berthod, craignant<br />
une contamination du « corps des officiers<br />
de réserve dans lequel les instituteurs sont<br />
particulièrement nombreux. », « il est de<br />
nous rapprocher des parents<br />
« Pourquoi l’inégalité devant l’instruction,<br />
devant la culture, pourquoi cette<br />
inégalité sociale ; pourquoi cette<br />
iniquité ; pourquoi cette injustice ; pourquoi<br />
le haut enseignement à peu près<br />
fermé, pourquoi la haute culture à peu<br />
toute nécessité pour le pays, tant du point<br />
de vue de sa défense que de son redressement<br />
moral, que le corps enseignant s’emploie à<br />
former une jeunesse résolue, virile et bien<br />
préparée à l’accomplissement de son devoir<br />
militaire. »et dans un entretien publié dans<br />
le Journal 30 avril 1936 : « … tout ce qui<br />
est international est néfaste. tout ce qui est<br />
national est utile et fécond … on ne peut<br />
rien faire d’une nation qui manque d’âme.<br />
C’est à nos instituteurs, à nos professeurs<br />
de la forger … ».<br />
il s’en prend également au syndicat national<br />
des instituteurs (Sni). la loi du 15 novembre<br />
1940 relève de leurs fonctions ceux qui se<br />
sont livrés à des agitations politiques contraires<br />
aux intérêts de la france.<br />
un mouvement pacifiste s’était en effet<br />
développé à l’issue de la Première Guerre<br />
mondiale « il avait semblé alors que pour<br />
assurer au monde un avenir de paix, rien ne<br />
pouvait être plus efficace que de développer<br />
dans les jeunes générations le respect de la<br />
personne humaine par une éducation appropriée.<br />
».<br />
aujourd’hui, Éric Zemmour continue<br />
d’entretenir cette haine vis-à-vis des instituteurs<br />
: « l’idéologie de Vichy avait raison.<br />
de chercher et de désigner des responsables<br />
de la défaite de juin 1940. (...) Raison de remettre<br />
en cause le climat d’avant-guerre, et<br />
surtout ce pacifisme devenu obsessionnel<br />
depuis l’hécatombe de 1914, véhiculé par<br />
la littérature, le cinéma, et les instituteurs,<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 81
SuPPLÉment numÉriQue extrêmes droites contre éducation<br />
relayé par la plupart des politiques, de Briand<br />
à laval6.<br />
ÉLite et hiÉrarChie SoCiaLe<br />
les réactionnaires ne manquent pas d’arguments<br />
pour expliquer tout le bien fondé<br />
d’une école ségrégative ; ainsi on justifie la<br />
nécessité d’une élite et conjointement d’une<br />
non-élite :<br />
l’homme se produit sous le pavois de<br />
tous les grands mots. Croire qu’il est bon de<br />
répandre aveuglement l’instruction, c’est en<br />
méconnaître la puissance ; elle n’est pas<br />
une eau claire, ni un vin léger. C’est un<br />
terrible élixir, et il n’y a pas pour chacun de<br />
nous de démarche plus aventureuse, ni<br />
mieux faite pour rendre manifeste toutes les<br />
infirmités de notre constitution intellectuelle,<br />
que de nous porter vers les sommets du<br />
savoir et de vouloir penser à nous seuls.<br />
Comme l’infirmité des corps se fait voir<br />
quand ils soulèvent des poids, l’infirmité<br />
des esprits éclate quand ils soulèvent des<br />
pensées.<br />
mais tandis que notre pays est ainsi menacé,<br />
dans son bon sens et sa sagesse, par la<br />
contrefaçon frauduleuse d’instruction qu’on<br />
répand partout, la dureté du temps où nous<br />
sommes le menace au même moment d’un<br />
danger contraire, c’est que ceux qui sont<br />
vraiment faits pour l’instruction la plus haute<br />
soient empêchés par des conditions matérielles<br />
de la recevoir. ainsi, tandis que le peuple<br />
sera déformé par un faux enseignement,<br />
l’élite nécessaire à la nation risque de ne<br />
pas se former7.<br />
mais en 1933, abel Bonnard dans un<br />
article de la revue hebdomadaire du 7<br />
janvier 1933 annonçait clairement la finalité<br />
de cette élite :<br />
Cette virilité de l’esprit, sans laquelle on<br />
ne se place pas au-dessus de la moyenne, se<br />
marque par plus d’un trait ; elle seule donne<br />
à un homme le courage et l’audace d’aller<br />
jusqu’au bout des idées que l’étude de la<br />
réalité lui inspire. nous sommes entourés,<br />
au contraire d’une quantité d’honnêtes gens<br />
à qui les choses qui les entourent donnent<br />
mille commencements d’idées justes qu’ils<br />
n’ont pas le courage d’achever ; leur esprit<br />
reste à mi-chemin : ils ne tirent pas parti des<br />
constatations qu’ils ont faites ;ils n’osent<br />
jamais conclure : leur esprit est encombré<br />
d’une quantité de remarques justes dont ils<br />
ne font pas le total. (...) ils ne s’aperçoivent<br />
même pas que le fait caractéristique de<br />
notre époque, au contraire, c’est que cette<br />
démocratie est partout caduque, et qu’il<br />
s’agit précisément de savoir par quoi de<br />
plus noble on peut la remplacer. (...) Si vous<br />
êtes persuadé que la démocratie est une immense<br />
entreprise d’abaissement, si vous<br />
êtes convaincus qu’elle est l’ennemie de la<br />
noblesse et de la raison humaines, comme<br />
celle du bonheur des hommes, si vous croyez<br />
que les sociétés qu’elle pénètre tendent nécessairement<br />
vers le bas, il faut refaire et<br />
fixer les principes qui sont capables d’engendrer<br />
un ordre contraire.<br />
face à la nécessité de cette élite, il y a la<br />
nécessité que tous n’y concourent pas ;<br />
ainsi, l’écrivain René Benjamin, ami de<br />
Charles maurras et de léon daudet, et très<br />
favorable au maréchal Pétain :<br />
les familles qui sont en situation de faire<br />
de leurs enfants des hommes cultivés, doivent<br />
comprendre que le premier besoin d’une<br />
nation si abaissée, c’est de réformer une<br />
élite. et je dis tout de suite que le dernier<br />
des prolétaires, le plus démuni des illettrés<br />
doit entendre que c’est aussi son intérêt.<br />
Évidemment, rien ne l’y prédispose. on ne<br />
82 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation SuPPLÉment numÉriQue<br />
lui enseigne depuis longtemps que l’égalité,<br />
et il n’y a pas de mot qui ait plus contribué<br />
à épaissir les ténèbres de l’esprit public.<br />
C’est déjà une idée générale absurde de<br />
proclamer que tous les hommes peuvent<br />
accéder aux mêmes biens ; mais quand il<br />
s’agit des biens spirituels, quelle folie de ne<br />
pas voir que ceux qui en ont moins ont<br />
avantage à ce que d’autres en aient plus !...8<br />
mais tout autant, le philosophe catholique<br />
Gustave thibon, qui, lui, refusa de collaborer :<br />
il y a infiniment plus d’intelligence et de<br />
sagesse dans l’âme d’un vieux paysan, riche<br />
de ses traditions ancestrales et de son expérience<br />
personnelle, qui met tant d’esprit<br />
dans ses travaux matériels que dans tel intellectuel<br />
gonflé de science assimilée qui<br />
accomplit matériellement sa tâche spirituelle.9<br />
et<br />
au début du siècle dernier, dans nos villages<br />
provençaux non encore travaillés par la<br />
fièvre républicaine, une extrême familiarité<br />
régnait entre le seigneur du lieu et les<br />
paysans ; on jouait aux boules ensemble<br />
après les vêpres, les demoiselles nobles dansaient<br />
avec les jeunes gens du village, etc.<br />
de tels courant de sympathie effective<br />
n’étaient possibles que dans la mesure où<br />
chaque classe restait liée à sa position, en<br />
dehors de toute contestation et envie.<br />
Cet éloge des métiers humbles, des gens<br />
modestes est un des fonds de commerce<br />
des discours de Pétain et de sa Révolution<br />
nationale :<br />
Révélez-leur l’excellence, la dignité, la<br />
noblesse des humbles métiers montrez-leur<br />
que toute tâche est belle où une âme humaine<br />
se met tout entière enseignez-leur que les<br />
pays où il fait bon vivre sont ceux où<br />
personne ne vit isolé, montrez-leur que<br />
l’égoïsme, qui prétend faire le bonheur de<br />
nous rapprocher des parents<br />
« Les pLus éLoignés de L’écoLe »,<br />
c’est faire qu’eux s’éLoignent<br />
des marchands de haine.<br />
chacun, assure en réalité le malheur de tous,<br />
dites à ces enfants la vérité de la vie. en un<br />
mot, formez, pétrissez, préparez cette immense<br />
élite des âmes sans laquelle l’étroite<br />
élite des talents ne vous servirait de rien10.<br />
BaiSSe Du niveau<br />
les Compagnons de l’université nouvelle<br />
souhaitent maintenir le baccalauréat, dont<br />
ils disent :<br />
Cet examen est faible parce que les candidats<br />
s’y montrent en majorité d’une ignorance<br />
ingénue et qui semble croître tous les ans.<br />
(p236)<br />
le moindre paradoxe n’étant pas de voir<br />
léon Blum en 1933, contredire les radicaux<br />
et poursuivre ce cantique du niveau qui<br />
baisse :<br />
les réformateurs modernistes se sont appliqués<br />
à réintégrer dans l’enseignement secondaire<br />
la clientèle des inaptes que duruy<br />
avait dérivés dans le « spécial » (...) ,<br />
en 1902, à côté de la section a grécolatine,<br />
les sections B (latin-langues), C (latin-sciences),<br />
d (sciences-langues) offraient<br />
aux jeunes français aussi des programmes<br />
pour toutes les inaptitudes et pour tous les<br />
degrés de paresse. (...) les sections B et d,<br />
qui devaient renouveler l’expérience fâcheuse<br />
du moderne, étaient destinées à recueillir le<br />
déchet des autres. (...) la cohue des inaptes à<br />
l’enseignement secondaire put envahir le<br />
supérieur et les carrières libérales. (...)<br />
les réformateurs de 1925 [ont voulu]<br />
réunir dans les mêmes établissements et<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 83
SuPPLÉment numÉriQue extrêmes droites contre éducation<br />
dans les mêmes classes tous les petits<br />
français du même âge. Secondaire, primaire<br />
supérieur et technique fusionneraient dans<br />
l’enseignement du second degré. Jusqu’ici<br />
la formule ambitieuse : « tous les enfants<br />
égaux devant l’instruction » avait prévalu.<br />
mais, comme on finit par s’apercevoir qu’ils<br />
ne sont pas tous égaux devant les mathématiques<br />
ou les humanités, on s’achemine vers<br />
celle-ci, plus réalisable : « l’instruction<br />
égale devant tous les enfants. » il suffit, en<br />
effet, de l’abaisser au niveau des plus faibles<br />
pour obtenir l’égalité idéale. (...)<br />
ainsi, depuis quarante ans, d’abord pour<br />
maintenir dans les lycées les enfants de la<br />
bourgeoisie inaptes aux études secondaires,<br />
puis, sous prétexte d’y amener ceux des<br />
écoles primaires les plus intelligents, qui<br />
eussent été capables de s’élever à la vraie<br />
culture, on a rabaissé les études au niveau<br />
des plus médiocres. (...)<br />
Que les fonctions publiques et les professions<br />
libérales soient envahies par les médiocres<br />
de toutes les conditions qui, avant<br />
1902, n’y étaient pas admis, c’est déjà pour<br />
l’État un dommage sensible. mais le pis est<br />
que la suppression, dans les lycées et dans<br />
les facultés, de toutes les barrières opposées<br />
jadis à l’ambition des inaptes, a égaré des<br />
milliers de jeunes gens dans une voie des<br />
sans issue. Voici des chiffres inquiétants.<br />
en 1900-1901 on a délivré 5647 diplômes<br />
de bachelier, et 14376 en 1928-1929. (...)<br />
le salut est dans la déflation des diplômes<br />
par la régénération des études11.<br />
Sélection par l’argent<br />
les conservateurs voulaient préserver la<br />
sélection des élites par l’argent (et donc par<br />
la naissance) ; le quotidien la Croix de la<br />
Somme explique ainsi :<br />
Par le système des bourses, l’accès est<br />
ouvert à tout élève qui en est digne. mais<br />
les partisans de l’école unique ne veulent<br />
plus entendre parler des bourses. Plus d’aumône,<br />
dit m. Herriot, mais une assistance.<br />
les mots changent, mais le fait demeure.<br />
au lieu d’aider quelques-uns, il faut se<br />
charger de tous. et sur la voie de la gratuité,<br />
où s’arrêter ? la gratuité de l’externat<br />
entraîne celle de l’internat. puis subvention<br />
aux familles dont les enfants continueront<br />
leurs études après le temps de l’instruction<br />
obligatoire. Qui paiera tout cela ? on ne<br />
donne aux uns qu’en prenant aux autres, et<br />
cette prétendue réforme démocratique aura<br />
ce résultat inattendif de faire payer, par les<br />
contributions, même des petits, l’instruction<br />
des fils de famille.<br />
Cette question scolaire se double d’une<br />
question sociale. on peut craindre à bon<br />
droit que les défenseurs de l’école unique, à<br />
la recherche de ressources pour leurs diplômés,<br />
ne soient amenés à appliquer le socialisme<br />
intégral. au vrai, les deux notions<br />
s’appellent logiquement. le collectivisme<br />
est la socialisation des fortunes, l’école<br />
unique est celle des personnes12.<br />
la loi du 15 août 1941, le ministre Jérome<br />
Carcopino supprime la gratuité à partir de<br />
la troisième du lycée sous prétexte qu’elle<br />
favorise les populations urbaines au détriment<br />
des populations rurales. derrière ce souci<br />
de justice sociale, se cache en fait le désir<br />
de conserver au secondaire son caractère<br />
d’enseignement d’élite, de passerelle étroite<br />
vers le supérieur. (mais, par d’autres articles<br />
de la même loi, il intègre les ePS au second<br />
degré en les transformant en collèges modernes,<br />
ce qui a pour résultat paradoxal<br />
d’amener le secondaire à organiser l’accueil<br />
dans son second cycle des élèves formés<br />
auparavant par les ePS ; il limite l’exclusion<br />
des élites pauvres en créant un concours national<br />
des bourses.)<br />
84 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation SuPPLÉment numÉriQue<br />
Contradictions<br />
en 1935, temps fort des luttes sur la<br />
question scolaire, était fondée la revue Éducation,<br />
pôle de réflexion moderniste de l’enseignement<br />
privé centré sur la relation famille/école,<br />
qui attribue en octobre 1940<br />
« les causes premières de la défaite » à la<br />
« carence de l’éducation nationale française »<br />
et se met au service de l’entreprise vichyste<br />
de « réforme totale de l’éducation ».<br />
en décembre 1941, Jérôme Carcopino,<br />
secrétaire d’État à l’Éducation nationale y<br />
publie un « exposé des motifs de la loi du<br />
15 août 1941 ». dans le même numéro,<br />
Georges Bertier y fait l’éloge de la politique<br />
scolaire de Vichy et y condamne la sociologie<br />
de durkheim, responsable de la défaite :<br />
le règne de Guyau13-fouillée est fini et<br />
de la morale “sans obligation ni sanction”<br />
unie à l’“irréligion de l’avenir”. le règne de<br />
durckheim et de lévy-Bruhl est terminé.<br />
(...) Quand on recherche les origines de<br />
notre immense défaite, on ne peut pas ne<br />
pas se rappeler que beaucoup de nos jeunes<br />
soldats, formés par la morale sociologique<br />
et internationaliste, sont allés au danger et<br />
au risque de mort sans avoir au cœur ni le<br />
sentiment du devoir ni l’amour de la france<br />
qui seuls font les héros »<br />
il est intéressant de noter que bien que ministre<br />
de Vichy, Jérome Carcopino était fortement<br />
influencé par l’Éducation nouvelle<br />
de Georges Bertier. fondateur des éclaireurs<br />
de france, en 1921, et devenu directeur de<br />
l’école des Roches (dont Carcopino est un<br />
des administrateurs), Bertier fut vice-président<br />
du Gfen de 1932 à 1936. Son fils aîné<br />
épousa la fille aînée de Jérome Carcopino.<br />
Citation de Carcopino à retrouver<br />
le nationalisme contre l’internationalisme<br />
léon Bérard s’est opposé à l’espéranto<br />
parce qu’il le tenait pour un des outils de<br />
propagande de l’internationalisme et un<br />
risque pour le nationalisme :.<br />
Je crois aujourd’hui devoir appeler votre<br />
attention sur les dangers que l’enseignement<br />
de l’espéranto me parait présenter dans les<br />
circonstances que nous traversons. il serait<br />
fâcheux que l’éducation à base de culture<br />
latine que nous défendons puisse être amoindrie<br />
par le développement d’une langue artificielle<br />
qui séduit par sa facilité. le français<br />
sera toujours la langue de la civilisation et,<br />
en même temps, le meilleur moyen de divulguer<br />
une littérature incomparable et de<br />
servir à l’expansion de la pensée française.<br />
J’ajoute, au point de vue strictement universitaire,<br />
que le développement de l’espéranto<br />
nuit à l’enseignement des langues vivantes<br />
encore trop peu répandu et trop peu<br />
efficace.<br />
aussi bien, les dangers de l’espéranto<br />
semblent s’être accrus depuis ces derniers<br />
temps. des organisations internationales,<br />
qui ont leur siège à l’étranger, s’efforcent<br />
de développer les relations entre les groupes<br />
espérantistes des divers pays. d’après les<br />
documents que publient certains de ces organismes,<br />
le but de cette propagande ne<br />
serait pas tant de simplifier les relations linguistiques<br />
entre les peuples, que de supprimer,<br />
dans la formation de la pensée, chez l’enfant<br />
et chez l’homme, la raison d’être d’une<br />
culture nationale.<br />
Ces groupements visent surtout l’esprit<br />
latin et, en particulier, le génie français.<br />
Suivant l’expression même d’un espérantiste,<br />
il s’agit de créer la séparation de la langue<br />
et de la patrie. l’espéranto devient donc<br />
l’instrument d’action d’un internationalisme<br />
systématique, ennemi des langues nationales<br />
et de toutes les pensées originales qui expriment<br />
leur développement14.<br />
Sens de l’effort
SuPPLÉment numÉriQue extrêmes droites contre éducation<br />
Le retour de l’école<br />
des réac-publicains<br />
Septième titre (déjà !) de la collection « N’Autre École »<br />
aux éditions Libertalia, L’école des réac-publicains, la pédagogie<br />
noire du FN et des néo-conservateurs propose une exploration<br />
de l’histoire et de l’actualité de l’offensive réactionnaire contre<br />
l’école. Entretien avec son auteur, Grégory Chambat, par ailleurs<br />
membre du collectif Q2C.<br />
L’école des réacpublicains,<br />
la pédagogie noire<br />
du FN et des néoconservateurs<br />
grégory chambat,<br />
libertalia, coll. N’Autre<br />
école, 2016, 260 p.,<br />
10 €.<br />
Questions de classe(s) – À maintes reprises ton livre rappelle<br />
que l’École républicaine, loin du consensus, est en fait un<br />
champ de bataille idéologique. Peux-tu nous décrire les<br />
forces en présence et leurs objectifs ?<br />
grégory Chambat – Chacun peut constater que l’éducation<br />
est au cœur des débats, toujours présentée comme « une<br />
priorité » dans les programmes politiques, à droite comme à<br />
gauche. elle est l’objet, depuis une trentaine d’années,<br />
d’enjeux sociétaux et sert de laboratoire rhétorique à la révolution<br />
conservatrice. C’est autour de l’école, et avec une<br />
tonalité de plus en plus virulente, que sont réapparues les<br />
thématiques du retour à l’autorité, à la morale, à l’identité,<br />
etc. d’abord pensés dans le cadre de la reconquête idéologique<br />
de la nouvelle droite, ces discours et ces éléments de langage<br />
se sont diffusés au-delà des cercles radicaux. l’effondrement<br />
du niveau, le naufrage de l’école prélude à celui de la<br />
civilisation ou encore la mainmise des pédagogues et des sociologues<br />
« gauchistes » sur l’institution sont en passe de<br />
devenir des idées hégémoniques, c’est-à-dire d’apparaître<br />
comme des évidences qui n’ont dès lors plus à être dé -<br />
battues… Passée cette première phase de la bataille, l’étape<br />
suivante est de remettre au pas l’école de manière autoritaire,<br />
de « redresser les corps et les esprits pour redresser la<br />
nation » (fn) et en face, la riposte ne semble malheureusement<br />
pas à la hauteur de ces enjeux et de ces menaces.<br />
86 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation SuPPLÉment numÉriQue<br />
entre la contestation réactionnaire du système<br />
et la mainmise technocratique sur<br />
l’institution, un troisième camp peine à se<br />
mettre en place et surtout à prendre la<br />
mesure de ce qui se joue actuellement. l’objectif<br />
de ce petit livre sur les réac-publicains,<br />
c’est de servir d’outil militant à celles et<br />
ceux qui combattent l’institution en son sein<br />
sans se laisser séduire par les sirènes du<br />
« c’était mieux avant ». la lutte pour une<br />
autre école, qui devrait être portée par le<br />
mouvement social, syndical, associatif et<br />
pédagogique doit prendre la mesure des<br />
deux forces qui se dressent contre elle : la<br />
logique du libéralisme économique et la révolution<br />
conservatrice. deux visions de<br />
l’école beaucoup plus proches qu’elles ne<br />
veulent le faire croire et dont l’alliance est,<br />
à court terme, prévisible (que l’on pense au<br />
programme éducatif de fillon ou de macron).<br />
QdC – Ton livre a pour titre l’école des<br />
reac-publicains, la pédagogie noire du fn<br />
et des néo-conservateurs. Malgré ce soustitre<br />
peux-tu expliquer le terme que tu es un<br />
des premiers à avoir utilisé ? Qui désignet-il<br />
?<br />
G. C. – Ce néologisme met en lumière deux<br />
aspects de la révolution conservatrice. la<br />
première, c’est l’instrumentalisation de la<br />
notion de République dans une perspective<br />
nationaliste et identitaire, c’est-à-dire d’exclusion<br />
et de normalisation. on peut dater<br />
l’émergence de ce courant au milieu des<br />
années quatre-vingt et la question scolaire y<br />
occupe une place centrale.<br />
en 1984, Jean-Pierre Chevènement devient<br />
ministre de l’Éducation nationale et laurent<br />
fabius Premier ministre. C’est dans ce<br />
contexte du tournant de la rigueur et de ralliement<br />
à l’économie de marché, qu’une<br />
fraction du PS entend substituer la République<br />
La Lutte pour une autre écoLe,<br />
qui devrait être portée par<br />
Le mouvement sociaL, syndicaL,<br />
associatif et pédagogique doit<br />
prendre La mesure des deux forces<br />
qui se dressent contre eLLe :<br />
La Logique du LibéraLisme<br />
économique et La révoLution<br />
conservatrice.<br />
au projet socialiste. « l’objectif, déclare le<br />
nouveau ministre au micro de france inter<br />
le 24 septembre 1984, n’est pas le socialisme<br />
à court terme. C’est une République moderne.<br />
» dans un livre d’entretiens publié à<br />
la même époque, il y revient : « dès 1982,<br />
[j’ai eu conscience] que la construction<br />
d’une République est la perspective dans<br />
laquelle les socialistes devaient se lancer.<br />
[…] les conditions n’ont jamais été réunies<br />
pour mettre le socialisme à l’ordre du jour :<br />
le socialisme n’était pas à l’ordre du jour, il<br />
fallait d’abord construire un pays moderne. »<br />
une logique résumée par Blandine Barret-<br />
Kriegel dans le rapport que lui a commandé<br />
le président de la République en décembre<br />
1984 : « il faut civiliser le social et individualiser<br />
la citoyenneté. » C’est, pour reprendre<br />
l’expression de Bruno théret, « la<br />
consécration républicaine du néolibéralisme.<br />
» où la lutte contre les inégalités<br />
cède la place à l’exaltation des valeurs normatives<br />
: la loi, l’autorité, la hiérarchie et la<br />
liberté économique…<br />
ainsi, il n’est pas innocent que le terme<br />
« républicains » ait été choisi de préférence<br />
à celui de « démocrate » par ceux qui se<br />
sont opposés aux « pédagogues », avant de<br />
devenir le nom du parti de nicolas Sarkozy.<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 87
SuPPLÉment numÉriQue extrêmes droites contre éducation<br />
le mot « réac-publicain » évoque donc ce<br />
courant mais j’ai voulu aussi rappeler qu’il<br />
existe d’une autre idée de la « République »<br />
comme celle, démocratique, sociale et universelle<br />
du mouvement ouvrier. ne pas leur<br />
abandonner l’usage du terme me paraissait<br />
une clarification mais aussi un aspect de la<br />
bataille « sémantique » en cours. Bruno<br />
Gollnisch le rappelle : « les batailles politiques<br />
sont des batailles sémantiques, celui<br />
qui impose à l’autre son vocabulaire lui impose<br />
ses valeurs, sa dialectique et l’amène<br />
sur son terrain à livrer un combat inégal. »<br />
le second élément, c’est la volonté de caractériser<br />
ce courant, sans craindre de le<br />
qualifier de réactionnaire. C’est un enjeu<br />
politique. Ce mot a une histoire et, contrairement<br />
aux pirouettes verbales d’un finkielkraut<br />
(« ne pas se laisser de dire que le<br />
terme de réactionnaire est totalement fictif »),<br />
il définit une pensée, une idéologie que l’on<br />
peut caractériser de manière objective.<br />
Pour qualifier cette pensée, je me suis appuyé<br />
sur les travaux de Jean-michel Barreau<br />
et sa définition : « Conservateur en colère,<br />
le réactionnaire veut maintenir l’ordre “naturel”<br />
des choses et se donne les moyens<br />
autoritaires de le faire. [il est aussi] assurément<br />
un réformateur, mais un réformateur qui réforme<br />
à reculons : en reculant dans l’histoire<br />
et en reculant dans le social, dans la justice<br />
et l’égalité. »<br />
C’est ce courant que j’ai voulu présenter,<br />
en retraçant son histoire, depuis la naissance<br />
de l’école de la iii e République jusqu’à nos<br />
jours, mais aussi en explorant ses obsessions<br />
(contre l’égalité, la démocratie, l’histoire<br />
critique, etc.) et en étudiant ses réseaux.<br />
QdC – Dans la deuxième partie, tu cites de<br />
nombreux textes qui montrent comment différents<br />
intellectuels faiseurs d’opinion classés<br />
(alors) à gauche ont abandonné la promotion<br />
d’une école égalitaire au profit d’un discours<br />
nostalgique pour une école de la transmission<br />
des valeurs ou de la sélection. Quand tu<br />
parles du renoncement de la gauche à<br />
l’école à quel contexte historique fais-tu référence<br />
?<br />
G. C. – il est frappant de constater comment<br />
les trois reniements de la gauche de gouvernement<br />
– ralliement à l’économie de marché,<br />
conversion au sécuritaire et abandon d’un<br />
projet démocratique et social égalitaire pour<br />
l’école – sont en réalité contemporains. Cela<br />
se joue au milieu des années quatre-vingt,<br />
comme je l’ai dit. l’école occupe une place<br />
centrale, parce qu’elle est un univers plus<br />
familier pour ces intellectuels que celui de<br />
l’économie… Ces évolutions ont été décryptées<br />
dans différents ouvrages : Lettre<br />
ouverte à ceux qui sont passés du Col Mao<br />
au Rotary (Guy Hocquenghem), Rappel à<br />
l’ordre, enquête sur les nouveaux réactionnaires<br />
(daniel lindenberg), La Haine de la<br />
démocratie (Jacques Rancière) mais aussi<br />
Les nouveaux Chiens de garde (Serge Halimi).<br />
À ma modeste et petite échelle, je<br />
m’inscris dans cette filiation en centrant<br />
mon propos sur les questions éducatives et<br />
en essayant de démontrer comment l’école<br />
a été un laboratoire de cette émergence du<br />
phénomène néo-conservateur en france.<br />
d’ailleurs, dès les années cinquante/60, on<br />
observe le même phénomène aux Étatsunis,<br />
patrie des « néo-cons ». ainsi, dans<br />
les écoles, des « citoyennes femmes au<br />
foyer » (« Citizen housewives ») se retrouvent<br />
pour analyser les manuels scolaires et<br />
s’assurer qu’ils ne contiennent pas d’analyses<br />
favorables à l’impôt sur le revenu, la loi sur<br />
la sécurité sociale, les nations unies, ou<br />
encore le philosophe John dewey (1859-<br />
1952), figure célèbre du pragmatisme amé-<br />
88 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation SuPPLÉment numÉriQue<br />
ricain. la nomination de Betsy devos au<br />
poste de ministre de l’Éducation par donald<br />
trump en est une remarquable illustration.<br />
QUANT AU SUPPOSÉ ANTI-LIBÉRA-<br />
LISME DE CETTE MOUVANCE, ON<br />
RAPPELERA LE TITRE DU LIVRE PU-<br />
BLIÉ EN 1985 PAR JEAN-PIERRE<br />
CHEVÈNEMENT «APPRENDRE POUR<br />
ENTREPRENDRE».<br />
QdC – Tu parles d’une alliance idéologique<br />
à la fin des années quatre-vingt-dix entre<br />
les réactionnaires et les libéraux pour critiquer<br />
l’école publique. Qu’ont ils en commun<br />
?<br />
G. C. – on pourrait croire, à première vue,<br />
que le « républicanisme » incarne une forme<br />
de résistance au néolibéralisme économique.<br />
Cependant, la convergence entre ces deux<br />
courants de pensée est avérée dès le début<br />
des années quatre-vingt. le Club de l’Horloge,<br />
partisan de l’union de toutes les droites<br />
autour d’un « national-libéralisme », publie<br />
un livre L’école en accusation, où l’on retrouve<br />
déjà tous les poncifs sur le déclin de<br />
l’école et de la civilisation.<br />
d’ailleurs, en mettant en page ma cartographie<br />
de la nébuleuse des réac-publicains,<br />
je suis parti de l’idée qu’il y avait d’un côté<br />
les intégristes et leurs écoles et de l’autre<br />
les partisans de l’ultralibéralisme scolaire<br />
(promoteur du Chèque éducation). en réalité,<br />
il s’agit d’une seule et même famille et j’ai<br />
compris qu’il fallait les inscrire dans le<br />
même courant. mais on peut aussi aller<br />
plus loin, et là c’est plus surprenant. on<br />
imagine la famille des néo-républicains plus<br />
axée sur la question laïque. or, j’ai découvert<br />
que natacha Polony avait présidé en 2010<br />
le prix de la fondation pour l’école (qui<br />
abrite les écoles de la fraternité Saint-Pie<br />
x) ou bien encore que Jean-Pierre Chevènement<br />
avait préfacé le « contre manuel<br />
d’histoire de france » de dimitri Casali<br />
édité par la fondation aristote et diffusé<br />
dans les écoles hors contrat… marc le<br />
Bris, ce pamphlétaire « antipédagogiste » à<br />
succès, ancien trotskiste, anime des conférences<br />
sur l’école pour des associations catholiques<br />
et dans des meetings des Républicains…<br />
Quant au supposé antilibéralisme de la<br />
mouvance « souverainiste », on rappellera<br />
le titre du livre publié en 1985 par Jean-<br />
Pierre Chevènement « apprendre pour entreprendre<br />
». on se souvient qu’il a imposé<br />
l’apprentissage de La Marseillaise à l’école<br />
mais on a oublié qu’il a rendu obligatoire<br />
les stages en entreprises…<br />
Chez certains des « antipédagogistes », il<br />
y a bien une volonté de « diaboliser » la pédagogie<br />
en en faisant l’allié de la privatisation<br />
de l’école. C’est la thèse de Jean-Pierre le<br />
Goff dans La Barbarie douce, la modernisation<br />
aveugle des entreprises et de l’école.<br />
Certes, les pédagogies alternatives (ou plus<br />
exactement « innovantes », ce qui n’est pas<br />
la même chose) sont et ont été instrumentalisées<br />
(l’école des Roches fondée en 1899,<br />
la Chambre de commerce de Paris ouvrant<br />
une section de formation au management<br />
se revendiquant de la pédagogie freinet !),<br />
mais la pensée néolibérale s’accomode tout<br />
autant d’une pédagogie autoritaire et traditionaliste<br />
(comme en témoigne le soutien<br />
d’emmanuel macron aux écoles espérance<br />
Banlieues). mais « l’antipédagogisme »<br />
n’est pas un antilibéralisme, et n’oublions<br />
pas que c’est l’alliance avec les forces les<br />
plus conservatrices de la société qui a permis<br />
l’arrivée au pouvoir de Reagan, de thatcher<br />
ou encore de Pinochet… l’épisode de la<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 89
SuPPLÉment numÉriQue extrêmes droites contre éducation<br />
manif pour tous, ce mai 1968 conservateur,<br />
est à cet égard des plus inquiétants. d’autant<br />
que ce mouvement s’intéresse de près à<br />
l’école à travers la dénonciation des études<br />
de genre ou la création d’écoles privées<br />
hors contrat.<br />
il y aurait toute une analyse à faire de cette<br />
confusion des combats, peut-être dans un<br />
prochain numéro de la revue… il faudrait y<br />
questionner une lecture trop superficielle<br />
du Nouvel Esprit du capitalisme de luc<br />
Boltanski et Ève Chiapello mais aussi une<br />
complaisance avec le concept de « libérallibertaire<br />
» récupéré par les officines d’extrême<br />
droite (voir la fiche Wikipédia de ce<br />
concept).<br />
QdC – Tes contradicteurs te reprochent de<br />
pratiquer l’amalgame : tu confondrais dans<br />
un même mouvement néo-réactionnaire différentes<br />
positions politiques sur l’école apparemment<br />
contradictoires.<br />
G. C. – le reproche « d’amalgame » a en<br />
effet très souvent été brandi après la sortie<br />
du livre ou la diffusion de la cartographie.<br />
et de façon assez étrange d’abord par des<br />
gens que je ne visais pas forcément ou<br />
qu’en tout cas, je ne considérais pas comme<br />
réactionnaires… mais qui, eux, semblent<br />
s’être reconnus !<br />
on peut résumer en quelques traits ce qui<br />
caractérise la mouvance réac-publicaine :<br />
une certaine délectation à entonner le couplet<br />
de la décadence de l’école qui irait en s’accélérant<br />
du fait d’un « complot pédagogiste,<br />
sociologiste, et démocratiste ». en dé<strong>coul</strong>ent<br />
un appel à un redressement autoritaire de<br />
l’institution et un recentrage réducteur en<br />
termes de savoirs (les fondamentaux) entérinant<br />
les inégalités sociales (ou de sexes)<br />
que l’école n’aurait pas (ou plus) à combattre.<br />
de toute façon aucune formule de prudence<br />
n’y changera quelque chose. Je prends soin<br />
de dire, de préciser, que toutes les personnes<br />
ou réseaux que je présente ne sont pas<br />
fascistes ou au fn, cela n’a pas d’impact<br />
parce que justement, un des éléments clés<br />
de la rhétorique réactionnaire c’est de nier<br />
la réalité de cette catégorisation politique<br />
pour n’en retenir que l’aspect « insulte ».<br />
Cela ne veut pas dire que je ne prends pas<br />
au sérieux cette idée d’amalgame. il m’est<br />
plusieurs fois arrivé de reconsidérer telle ou<br />
telle personnalité ou association, au cours<br />
de l’écriture du livre ou de la réalisation de<br />
la carto. mais il reste une question importante.<br />
assurément, l’extrême droite est antipédagogiste,<br />
mais les antipédagogistes ne sont<br />
pas systématiquement d’extrême droite (je<br />
renvoie à l’excellent article de luc Cédelle<br />
« les 10 “avantages” de l’antipédagogisme »,<br />
sur son blog). Ce que je veux interroger,<br />
c’est la continuité entre un projet éducatif,<br />
pédagogique et le projet social qui le soustend<br />
: peut-on apprendre la liberté par l’obéissance,<br />
la démocratie par la soumission,<br />
l’égalité par l’exclusion, la coopération par<br />
la compétition ?<br />
C’est donc quand il s’agit de présenter la<br />
3 e « famille » de la nébuleuse, les « nationaux-républicains<br />
», que la polémique est<br />
la plus vive. d’abord parce qu’on y retrouve<br />
des gens qui ont autrefois été à gauche, et<br />
même souvent très à gauche et que la mise<br />
à jour du logiciel n’est pas la même pour<br />
tous les lecteurs qui ne sont pas au fait des<br />
évolutions politiques des uns et des autres<br />
(voir par exemple l’article consacré au parcours<br />
politique de Jacques Julliard dans Le<br />
Monde diplomatique de février 2017). il<br />
faut alors montrer comment le discours sur<br />
l’école a inspiré la révolution conservatrice<br />
en partant de cette année charnière que fut<br />
90 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation SuPPLÉment numÉriQue<br />
nous rapprocher des parents<br />
« Les pLus éLoignés de L’écoLe »,<br />
c’est faire qu’eux s’éLoignent<br />
des marchands de haine.<br />
1984.<br />
Certains arguments permettent de mettre<br />
en lumière ces enjeux. ainsi, en 2006, le<br />
discours présidentiel de le Pen sur l’école<br />
(à dijon) s’ouvre par la lecture de 37 titres<br />
d’ouvrages sur le déclin scolaire : « Si je<br />
devais dresser l’état de cette institution en<br />
quelques mots, il me suffirait de citer les<br />
titres des livres qui lui ont été consacrés<br />
depuis trente ans. » il conclut cette longue<br />
liste en s’exclamant : « oh, bien sûr, mesdames<br />
et messieurs, vous n’aviez pas besoin<br />
de la lecture de tous ces titres de livres pour<br />
savoir que l’école est un champ de ruine !<br />
en revanche, le processus de décomposition<br />
intellectuel et moral de l’école depuis 35<br />
ans est moins connu, même s’il n’est qu’un<br />
reflet de la décadence de la société toute entière.<br />
au grand dam d’une écrasante majorité<br />
de professeurs et d’enseignants, l’école a<br />
été détruite par les coups de boutoirs conjugués<br />
des idées de 68, de la nomenklatura de<br />
l’Éducation nationale et des politiciens qui<br />
se sont succédés au pouvoir depuis 25 ans.<br />
après mai 68 en effet, l’ensemble des autorités<br />
familiales, scolaires, religieuses, militaires<br />
et politiques ont été contestées. »<br />
pour en arriver à cette conclusion du leader<br />
d’extrême droite « bien sûr… ».<br />
tous ces ouvrages sur le déclin de l’école<br />
ne font pas le jeu du fn, ils parlent à sa<br />
place !<br />
d’un côté, on a des figures comme celle<br />
de Jean-Paul Brighelli, dont le glissement à<br />
droite de la droite est avéré et revendiqué,<br />
cela gêne ses admirateurs d’ailleurs. et il y<br />
en a d’autres qui probablement sont des adversaires<br />
farouches du fn (Philippe Val,<br />
par exemple).<br />
mais c’est sur les ruines des idéaux émancipateurs,<br />
qu’émerge ce pôle « national-républicain<br />
» appelant à la « restauration »<br />
des valeurs de la République. l’incontournable<br />
« crise de l’école » devient l’otage<br />
d’une offensive intellectuelle et médiatique<br />
visant à faire voler en éclat le clivage gauche<br />
/ droite à travers le procès de la modernité,<br />
de la démocratisation scolaire et de la<br />
« pensée 68 ».<br />
QdC – Peux tu expliquer pourquoi d’après<br />
toi l’entrisme de certaines associations catholiques<br />
intégristes dans l’école, les actions<br />
de bouche-à-oreille contre des enseignants<br />
suspects d’immoralisme orchestrées par<br />
Belghoul et la fermeture de cantine scolaire<br />
par des mairies du FN relèvent d’une même<br />
logique ? Quelles sont les passerelles idéologiques<br />
et politiques entre les réac publicains,<br />
les néoconservateurs et l’extrême droite ?<br />
G. C. – en ce qui concerne ces passerelles<br />
je renvoie à la cartographie et j’en profite<br />
pour quelques compléments / réponses à<br />
certaines interprétations mal-intentionnées<br />
qui en ont été faites.<br />
la réalisation de ce schéma a été longue.<br />
la centralité du fn, que j’essaye de justifier<br />
dans le texte d’accompagnement, s’explique<br />
pour trois raisons : sa « centralité » dans le<br />
jeu politique actuel, le fait que ce parti soit,<br />
depuis sa création, une « synthèse » des différents<br />
courants nationalistes et, enfin, le<br />
rôle que joue la question scolaire, dans son<br />
programme, fidèle en cela à la tradition historique<br />
de l’extrême droite.<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 91
SuPPLÉment numÉriQue extrêmes droites contre éducation<br />
la carte est construite sur des axes : en<br />
haut, celles et ceux qui font de la religion<br />
un pivot (fondation pour l’école, manif<br />
pour tous, droite catholique, etc.) en bas,<br />
celles et ceux qui, au contraire mettent en<br />
avant la laïcité (Chevènementistes mais<br />
aussi, à leur manière, identitaires, soraliens,<br />
ou certains idéologues). Cela permet déjà<br />
de voir comment le fn est à la croisée de<br />
ces chemins.<br />
l’autre axe, toujours autour du fn, est<br />
entre ceux qui le dépassent sur sa droite (intégristes<br />
et identitaires) et ceux qui, au nom<br />
de certaines valeurs, le condamne pour son<br />
extrémisme mais n’hésitent pas à reprendre<br />
certains points de son programme, à imaginer<br />
une alliance possible (par exemple le mouvement<br />
de nicolas dupont-aignan, debout<br />
la france) ou bien font l’objet d’une opération<br />
de séduction de la part du fn (les syndicats<br />
Snalc et fo, les figures de « l’antipédagogisme<br />
»).<br />
Pour résumer, à travers ces 3 familles, il<br />
s’agit de souligner les continuités et les oppositions<br />
à l’œuvre au sein de cette nébuleuse<br />
et non pas de mettre tout le monde dans le<br />
même « sac ». Certains veulent détruire<br />
l’école publique et instaurer un marché scolaire<br />
où chaque communauté aura sa propre<br />
école, d’autres veulent au contraire une<br />
école de la République forte, centralisée,<br />
pour mieux imposer par en haut, une fois le<br />
pouvoir conquis, leur idéologie et faire de<br />
l’éducation un instrument de contrôle social<br />
et politique.<br />
QdC – Les néoconservateurs et les réac publicains<br />
expliquent « l’échec de l’école publique<br />
française » comme une des conséquences<br />
de la mondialisation et du choc civilisationnel<br />
qu’elle provoque. En quoi ce<br />
concept polémique est il un double piège<br />
tant du point de vue de l’analyse que de ses<br />
conclusions ?<br />
G. C. – Sur ce point, comme sur d’autres,<br />
on voit comment la question scolaire est<br />
instrumentalisée dans un double mouvement :<br />
elle permet d’impulser un certain nombre<br />
de thèmes et d’éléments de langage qui<br />
sont ensuite entendus à l’ensemble de la société<br />
(je pense à l’amour de la patrie que<br />
l’école aurait cessé de transmettre) et, second<br />
aspect, elle « absorbe » des enjeux qui lui<br />
sont extérieurs et sur lesquels elle est sommée<br />
de réagir (on songe aux injonctions après<br />
les attentats et à la commission d’enquête<br />
du Sénat).<br />
Sur les « théories » d’Huntington, qui ont<br />
contribué à la néo-conservatisation de plusieurs<br />
de nos intellectuels (Bruckner, onfray,<br />
Julliard, etc.) elles ont leur déclinaison<br />
scolaire et pédagogique. Je pense à la fois à<br />
la conclusion de la pétition de Marianne<br />
contre la réforme du collège (« C’est un<br />
combat contre toutes les formes de barbarie.<br />
il faut arrêter le gâchis pendant qu’il en est<br />
encore temps, pendant qu’il reste encore<br />
dans ce pays un amour commun pour la<br />
transmission et l’instruction. Qui ne voit<br />
pas ici que l’enjeu n’est pas politique : c’est<br />
un enjeu de civilisation ! ») mais aussi aux<br />
déclarations de Pascal Bruckner sur les<br />
projets de programmes d’histoire (« on peut<br />
également s’étonner du choix de privilégier<br />
l’enseignement de l’islam par rapport à<br />
celui des lumières ou du christianisme médiéval.<br />
À mon sens il ne s’agit pas d’un<br />
choix arbitraire, mais idéologique. il y a<br />
sans doute ici […] un souci de plaire aux<br />
nouveaux arrivants en supprimant tout ce<br />
qui peut les heurter. […] on prive les<br />
français de leur histoire. »).<br />
le mot barbare est récurrent dans la rhétorique<br />
réac-publicaine, dans les titres des ouvrages<br />
92 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation SuPPLÉment numÉriQue<br />
(et l’on peut penser que le « mammouth »<br />
relève d’un certain point de vue un peu<br />
aussi de ce champ lexical).<br />
le « Grand remplacement » est aussi de la<br />
partie. Selon Renaud Camus, l’inventeur<br />
du concept, les deux vecteurs sont les médias<br />
et l’école. Jean-yves le Gallou a signé une<br />
préface « l’école, instrument du grand remplacement<br />
». Certains caressent en effet le<br />
rêve d’une école « de souche ». Pour Gilbert<br />
Collard : « on va apprendre l’arabe à l’école ;<br />
on ferait mieux d’apprendre le français ! »<br />
mais tout n’est pas figé, certains, y compris<br />
au sein des « antipédagogistes », se sont<br />
alarmés de certaines dérives, ainsi danièle<br />
Sallenave à propos de la mobilisation contre<br />
la réforme du collège : elle se déclarait « effarée<br />
par le tour que prend la critique de la<br />
réforme. l’accuser de préparer une invasion<br />
de l’islam par l’effacement de nos racines<br />
européennes et nationales, en faire un nouveau<br />
‟munich de l’esprit”, et le prodrome d’une<br />
‟soumission” à ‟l’islamo-fascisme”, c’est<br />
du délire. et un délire dangereux. »<br />
QdC – Tu parles des attentes clientélistes<br />
d’une partie des parents d’élèves et de l’aggravation<br />
des conditions de travail des enseignants<br />
mais tu n’abordes que très rapidement<br />
le contexte économique dégradé de<br />
ces vingt dernières années. Ne peut-il pas<br />
expliquer en grande part, la perte de<br />
confiance dans les institutions et notamment<br />
dans l’école ? Cette moindre confiance du<br />
peuple de gauche qui croyait aux promesses<br />
de la social-démocratie ne participent-elles<br />
pas cette désillusion propice au discours<br />
neoconservateur ?<br />
G. C. – Publié dans une collection « de<br />
poche », l’ouvrage est d’abord limité dans<br />
sa pagination ! Ce que tu dis est très vrai, et<br />
c’est un implicite de mon discours. l’épisode<br />
nous rapprocher des parents<br />
« Les pLus éLoignés de L’écoLe »,<br />
c’est faire qu’eux s’éLoignent<br />
des marchands de haine.<br />
des Journées de retrait de l’école illustre<br />
cette défiance des parents et la façon dont,<br />
dans une logique complotiste, elle peut être<br />
instrumentalisée par les démagogues. dans<br />
un excellent petit article louis maurin y revient<br />
d’ailleurs : « le système français n’est<br />
pas le pire au monde, il est hypocrite. Ce<br />
qui fâche, ce n’est pas ce qu’il est, mais<br />
l’écart entre un discours sur l’égalité scolaire<br />
et la réalité vécue par les « non-initiés » des<br />
milieux populaires. leur rejet par le système<br />
est d’une rare violence et nourrit les tensions<br />
sociales. C’est l’un des piliers oubliés de la<br />
montée de l’extrême droite. » (« non, l’école<br />
n’augmente pas les inégalités », alternatives<br />
économiques, janvier 2017).<br />
dans mon ouvrage, je me suis plus intéressé<br />
aux « idées » et même, en réalité, au « discours<br />
», à la bataille culturelle et sémantique<br />
(il y a très peu de chiffres ou de statistiques<br />
dans mon ouvrage).<br />
Ce courant réactionnaire, bien qu’inspiré<br />
d’une idéologie, ne se développe pas sur<br />
rien. Certes, il bénéficie des médias et de<br />
l’air du temps ; mais aussi de l’absence<br />
d’un contre-projet pour l’école qui passe<br />
par une redéfinition de ses finalités comme<br />
de son fonctionnement. l’enjeu, c’est celui<br />
d’une école de l’égalité, pour toutes et tous.<br />
d’ailleurs, les parents ne sont plus les seules<br />
cibles, les collègues sont aussi dans le collimateurs<br />
: on a vu une délégation du Collectif<br />
Racine venir témoigner de son soutien après<br />
une agression dans un collège parisien (ils<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 93
SuPPLÉment numÉriQue extrêmes droites contre éducation<br />
se sont fait virer de la salle des profs) ou encore<br />
le lobby ultralibéral SoS éducation<br />
mettre en place sur son site une page de<br />
conseils pour « tenir sa classe » et me ner<br />
une campagne contre les violences subies<br />
par les enseignants…<br />
QdC – Âpres les attentats assistons-nous à<br />
une victoire totale du camp déclaré de la<br />
souveraineté et de l’ordre ?<br />
G. C. – Je pense qu’effectivement nous<br />
avons déjà perdu une première bataille, probablement<br />
parce que nous ne l’avons même<br />
pas menée… entre 1978 et 2017, j’ai recensé<br />
plus de 100 titres sur le « déclin » de<br />
l’école… en face, seule une toute petite<br />
poignée d’ouvrages a cherché à analyser et<br />
dénoncer la montée du discours réactionnaire.<br />
Cette défaite est aussi celle de l’institution<br />
qui résiste de moins en moins aux injonctions<br />
conservatrices comme on l’a vu ces derniers<br />
temps sous l’état d’urgence… une bataille<br />
idéologique en passe d’être remportée : salut<br />
au drapeau, marseillaise, roman national,<br />
etc. C’est un double piège : d’abord parce<br />
que ces mesures simplistes ne règlent en<br />
rien la situation dans les établissements,<br />
mais c’est aussi une orientation dangereuse<br />
dans le contexte de la montée des nationalismes.<br />
Reste, pour ne pas finir sur une note pessimiste,<br />
qu’il y a aussi des raisons d’espérer.<br />
l’école est aussi un lieu de résistance : les<br />
mobilisations de Resf autour des élèves<br />
sans-papiers et de leur famille, les soutiens<br />
aux familles sans logement, à lyon par<br />
exemple, mais aussi des prises de conscience<br />
de l’influence grandissante des discours extrémistes<br />
à travers l’organisation de stages<br />
intersyndicaux comme à Saint-denis, nancy,<br />
mantes, etc.<br />
QdC – Dans ta troisième partie intitulée<br />
contre-feu tu recenses les moyens d’action<br />
et de résistance contre le discours des neo<br />
conservateurs et l’action de l’extrême droite.<br />
Tu cites souvent des pratiques pédagogiques<br />
à visé sociale et émancipatrice mais tu<br />
parles peu de la capacité de mobilisation et<br />
d’action du syndicalisme. S’agit-il d’un<br />
constat de défiance vis-à-vis des syndicats<br />
représentatifs et majoritaires et de la portée<br />
de leur action ?<br />
Ou est-ce un effet de l’intériorisation du<br />
procès en illégitimité que mènent, au nom<br />
de la république, depuis des siècles, les<br />
conservateurs et les néo contre ceux qui se<br />
reconnaissent dans la révolution et ses<br />
idéaux ?<br />
G. C. – du côté des réactionnaires il y a<br />
deux postures. la haine historique du syndicalisme,<br />
que l’on retrouve chez SoS éducation<br />
ou dans les propos de marion maréchal<br />
le Pen, Collard ou ménard. en revanche,<br />
dans le sillage de floriant Phlippot, les<br />
choses sont un peu plus subtiles. le Collectif<br />
Racine répète inlassablement qu’il n’est<br />
pas un syndicat et qu’il n’entend pas se<br />
substituer aux organisations existantes. en<br />
décembre 2014 il a très habillement appelé<br />
à voter aux élections professionnelles pour<br />
le Snalc et fo (« syndicats dont l’indépendance<br />
politique, l’attachement à la République<br />
et l’engagement pour la défense du Service<br />
public ne sont plus à démontrer ») – où ont<br />
été formés plusieurs de membres du collectif.<br />
Ce sont justement des organisations qui ont<br />
fait de « l’antipédagogisme » leur fond de<br />
commerce...<br />
en ce qui concerne les autres syndicats, on<br />
peut regretter leur timidité sur le pour<br />
syndicat, comme SoS éducation.<br />
tu fais bien de pointer cette question syn-<br />
94 // N’Autre école - Q2c N° 5
extrêmes droites contre éducation SuPPLÉment numÉriQue<br />
dicale qu’on ne peut aborder d’un bloc.<br />
une partie, non de smoindres, du syndicalisme<br />
a fait de l’antipédagisme sont fond de<br />
commer. Habillement le collectif Racine l’a<br />
souligné, comme Brighelli et Polony. avec<br />
succès pour le premier…<br />
le positionneemnt réformiste est une impasse,<br />
un piège dans le débat, loi travail…<br />
enfin, syndicalisme d’opposition et de<br />
lutte vigilance pas que morale réforme<br />
collège exemplaire<br />
2 camps ceux qui veulent changer l’école,<br />
syndicalistes par ex se saisir de la pédagogie<br />
et de l’interpro.<br />
pas changer l’école en cassant le social<br />
nous rapprocher des parents<br />
« Les pLus éLoignés de L’écoLe »,<br />
c’est faire qu’eux s’éLoignent<br />
des marchands de haine.<br />
QdC – A qui adresses tu ton livre ? Tu racontes<br />
en introduction ce qui a motivé l’écriture<br />
de ton essai. Au delà de l’inquiétude<br />
que suscite la réussite electorale du FN<br />
quelle reaction aimerais tu susciter chez le<br />
lecteur ou la lectrice ?<br />
G. C. – Comme je le dis souvent au début<br />
de mes inerventions, c’est d’abord un livre<br />
militant et qui se revendique comme tel.<br />
Pas un essai d’observateur. doter mouvement<br />
d’outils pour décrypter et engager frontalement<br />
la bataille des idées, des pratiques.<br />
ouvrir aussi les yeux, pas anodin.Combat<br />
cntre extrême droite passe aussi par l’école,<br />
nos pratiques, etc. familles aussi citation<br />
JP.<br />
Propos recueillis par Éric Zafon pour Questions<br />
de classe(s).<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 95
# ouvertures(s)<br />
L’autre école belge<br />
Depuis plus de trente-cinq ans, Le Grain, atelier de pédagogie<br />
sociale, tente de relever « le défi pédagogique » d’une émancipation<br />
par l’action sociale et l’éducation.<br />
À l’occasion de la sortie d’un ouvrage bilan , nous avons rencontré<br />
Francis Tilman, animateur au Grain, pour qu’il nous présente ce<br />
mouvement et ses combats.<br />
QueStionS de ClaSSe(S) – Pouvez-vous présenter<br />
en quelques mots Le Grain, mouvement<br />
belge qui a placé l’égalité sociale et l’émancipation<br />
au cœur de ses engagements ?<br />
fRanCiS tilman – C’est une association<br />
d’éducation permanente, fondée en 1975, qui<br />
poursuit l’émancipation des milieux populaires<br />
par la voie de l’éducation, dans le monde<br />
scolaire et dans celui de l’éducation permanente.<br />
Pour lui, les pédagogies « sociales », tel le<br />
projet, qui visent à outiller les sujets pour les<br />
rendre plus autonomes, sont transversales aux<br />
deux univers. le Grain a donc cherché à<br />
créer des ponts entre ces secteurs autour de<br />
ces démarches. le Grain œuvre à la construction<br />
d’une pédagogie émancipatrice de deux<br />
façons : par l’engagement professionnel de<br />
ses membres et par une réflexion d’équipe et<br />
la diffusion du résultat de ses recherches<br />
auprès de ces praticiens.<br />
QdC – Quelles sont vos formes d’intervention<br />
dans et autour de l’école ?<br />
f. t. – nous promouvons nos productions<br />
(grilles de lecture, outils méthodologiques,<br />
propositions d’action) de plusieurs façons :<br />
la première est la pratique de démarches et<br />
d’expérimentation sur notre terrain professionnel.<br />
la seconde passe par des publications : articles,<br />
études, livres, dossiers, ou des exposés débats<br />
dans des journées pédagogiques, par exemple…<br />
la troisième prend la forme de tables rondes,<br />
de journées d’étude, où des praticiens et des<br />
chercheurs se rencontrent et échangent.<br />
la quatrième, ce sont nos interventions. elles<br />
prennent la forme, soit de recherche-action<br />
(coproduction de savoirs nouveaux prenant<br />
appui directement sur l’expérience des praticiens),<br />
soit de formation-recherche, en aidant<br />
un groupe à formaliser une problématique<br />
pédagogique mise à l’essai par lui ou en<br />
96 // N’Autre école - Q2c N° 5
Au-delà des frontières /ouverture(S)/<br />
faisant découvrir une pédagogie et ses différentes<br />
dimensions, sur base d’exemples connus<br />
des praticiens ou apportés par l’intervenant,<br />
ou en permettant de s’approprier une pédagogie,<br />
comme celle du projet par exemple, dans une<br />
formation qui dure plusieurs jours où elle est<br />
pratiquée par les participants.<br />
QdC – Il n’existe (hélas !) pas d’équivalent<br />
en France de votre mouvement. En quoi la<br />
situation scolaire et éducative en Belgique<br />
peut-elle expliquer cette spécificité et cette<br />
volonté de relier le social et le pédagogique ?<br />
f. t. – l’associatif ainsi que le non-marchand,<br />
en Belgique, et spécialement en Belgique<br />
francophone, sont très développés et disposent<br />
de statuts qui leur permettent une certaine indépendance<br />
d’action et une stabilité institutionnelle<br />
minimale.<br />
Par ailleurs, l’enseignement belge est marqué<br />
par l’existence de plusieurs « réseaux » caractérisés<br />
par une « liberté pédagogique » de<br />
principe. (l’enseignement libre confessionnel,<br />
l’équivalent de l’enseignement privé en france,<br />
scolarise plus de la moitié des jeunes dans<br />
l’enseignement secondaire.) le système est<br />
donc moins centralisé, ce qui n’a pas que des<br />
avantages. ainsi notre enseignement est considéré<br />
comme un « quasi marché », chaque<br />
établissement cherchant à présenter une offre<br />
de formation et une spécificité s’adressant à<br />
un groupe social-cible. la ségrégation scolaire<br />
est ainsi favorisée par les « lois du marché ».<br />
Pour peu qu’on prenne du recul dans l’analyse<br />
sociale et qu’on pense en termes de domination<br />
et d’émancipation, on arrive à la conclusion<br />
que ces deux secteurs, social et scolaire,<br />
vivent sur le plan éducatif, des problématiques<br />
semblables. on peut donc penser les logiques<br />
qui créent les situations inégalitaires, l’action<br />
éducative et les stratégies pédagogiques à<br />
mener en réponse de manière transversale.<br />
le « jeu » qu’offrent (malgré eux) le système<br />
scolaire et le système d’encadrement social<br />
Le Jeu qu’offrent (maLgré eux)<br />
Le système scoLaire et Le système<br />
d’encadrement sociaL permet<br />
de s’insérer dans ces interstices.<br />
permet de s’insérer dans ces interstices et de<br />
s’adresser aux militants mais aussi aux « personnes<br />
de bonne volonté » insatisfaites de<br />
l’état actuel pour leur proposer des pistes<br />
d’analyse et d’action.<br />
QdC – Quelle place occupe la question internationale<br />
dans vos engagements respectifs ?<br />
Êtes-vous attentifs à ce qui se passe en dehors<br />
des frontières de la Belgique ? En quoi cette<br />
« curiosité » est-elle un élément de votre démarche<br />
?<br />
f. t. – la Belgique est un petit pays. la Belgique<br />
francophone, compétente pour l’enseignement<br />
(fédération Wallonie-Bruxelles), encore<br />
plus. nous avons donc conscience de<br />
notre spécificité issue de notre histoire mais<br />
aussi de la dimension contingente de nos<br />
structures. nous regardons donc spontanément<br />
vers l’étranger. ainsi, nous connaissons bien<br />
le système français et les idées qui y circulent.<br />
Par exemple, notre grande réforme, dite de<br />
l’enseignement rénové, mise en place dans<br />
les années 1970, est directement inspirée du<br />
plan langevin-Wallon. aujourd’hui, nous<br />
lorgnons du côté des pays scandinaves, spécialement<br />
la finlande. avec le piège de vouloir<br />
décalquer leur réforme sur nos institutions.<br />
le transfert des « bonnes pratiques » demande<br />
d’analyser finement les contextes respectifs<br />
et de mettre au point des stratégies de transition.<br />
Ce qu’il faut faire, ce n’est pas copier mais<br />
traduire. Gros travail !<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 97
ouverture(S)/Au-delà des frontières<br />
‘’<br />
Notre action éducative et sociale,<br />
s’inscrivant dans une vision globale<br />
du combat contre le capitalisme<br />
et l’idéologie libérale, nous amène<br />
à être attentifs à toutes les luttes<br />
qui se mènent partout dans le monde<br />
sur tous les terrains.<br />
‘’<br />
Par ailleurs, notre action éducative et sociale,<br />
s’inscrivant dans une vision globale du combat<br />
contre le capitalisme et l’idéologie libérale,<br />
nous amène à être attentifs à toutes les luttes<br />
qui se mènent partout dans le monde sur tous<br />
les terrains. on en a parfois besoin car, comme<br />
me l’a dit un jour un « vieux » syndicaliste,<br />
l’important ce n’est pas de remporter une<br />
victoire, mais de durer face à un système capitaliste<br />
qui se renouvelle sans cesse et qui<br />
exige sans cesse de le combattre.<br />
QdC – L’activité militante en Belgique semble<br />
dynamique : outre le Grain, on songe à la<br />
Cgé ** ou encore l’Aped *** . Avez-vous des<br />
liens avec ces mouvements ?<br />
f. t. – la CGé et le Grain sont très proches<br />
dans leurs analyses, leurs options politiques,<br />
leurs propositions pédagogiques, d’où notre<br />
fréquente collaboration. il en est de même,<br />
quoique plus occasionnellement, avec l’aped.<br />
il n’y a pas de concurrence entre nous : nous<br />
sommes trop peu nombreux à promouvoir<br />
des idées de changement pour chercher à en<br />
avoir le monopole. Comme nous avons des<br />
réseaux et des canaux en partie différents,<br />
nous sommes plutôt complémentaires. Suite<br />
à l’histoire spécifique de chacune de nos institutions,<br />
nous travaillons en partie sur des<br />
terrains différents. ainsi, la CGé est très<br />
présente sur l’interculturel et la pédagogie<br />
institutionnelle, par exemple ; nous, sur l’insertion<br />
socioprofessionnelle, la formation professionnelle<br />
ou la pédagogie du projet. l’aped,<br />
quant à elle, milite plus sur le plan de la<br />
diffusion d’analyse des inégalités scolaires et<br />
celui des revendications politiques et structurelles.<br />
nous collaborons souvent ensemble<br />
en fonction de nos compétences, par des<br />
écrits dans nos publications respectives, par<br />
des interventions organisées par l’un ou l’autre<br />
d’entre nous.<br />
QdC – Vu de Belgique, quel regard portezvous<br />
sur l’école française, son « modèle républicain<br />
» mais aussi sur les mouvements –<br />
syndicaux ou pédagogiques – qui y militent ?<br />
f. t. – Ce qui frappe, de premier abord,<br />
lorsqu’on regarde l’école française, c’est son<br />
centralisme et son culte du concours. au nom<br />
d’une certaine conception de la justice, il importe<br />
de traiter tout le monde de la même<br />
façon et de régler par la loi, par définition<br />
neutre et démocratique, l’entièreté du fonctionnement<br />
de l’institution scolaire. Par ailleurs,<br />
le concours est censé être neutre, lui aussi et<br />
objectif. Ce fonctionnement se justifie par<br />
une idéologie de l’égalité des chances et de la<br />
méritocratie. or, la réalité est inégalitaire et<br />
diversifiée. on ne peut réduire ces injustices<br />
exclusivement par décret. les progressistes<br />
auraient donc intérêt, selon moi, à chercher à<br />
obtenir une plus grande autonomie des établissements<br />
tout en mettant en place les gardefous<br />
vis-à-vis d’une dérive libérale. Je ne<br />
dirai rien quant aux mouvements militants<br />
car je ne les connais pas assez et leur paysage<br />
présente une certaine complexité qu’il faudrait<br />
examiner plus en détail. en tout cas, certaines<br />
de leurs initiatives sont pour nous source<br />
d’inspiration.<br />
QdC – Dans le défi pédagogique * , outre la<br />
revendication assumée d’une « pédagogie de<br />
combat », sociale et politique, on est frappé<br />
par l’attention que vous portez à la lisibilité<br />
et au renouvellement de l’écriture militante.<br />
En quoi est-ce important pour vous ?<br />
98 // N’Autre école - Q2c N° 5
Au-delà des frontières /ouverture(S)/<br />
Le Défi pédagogique envisage l’émancipation, simultanément,<br />
comme perspective politique, comme engagement<br />
social et comme travail pédagogique.<br />
le livre est divisé en trois parties. la première – “d’hier<br />
à aujourd’hui” – permet de nouer le fil historique, de faire<br />
un retour aux sources de nos idées et de dessiner la<br />
transformation de la société depuis lors.<br />
la deuxième partie – “les fondements” – pose les pierres<br />
d’angle de la notion d’émancipation.<br />
enfin, la troisième partie – “les pratiques” – propose un<br />
inventaire systématique et ordonné des ressources<br />
métho dologiques disponibles pour mener à bien des<br />
démar ches de pédagogie émancipatrice. Nous proposons<br />
des pistes concrètes concernant le rapport au savoir, le<br />
rapport au pouvoir, le rapport aux autres et le rapport<br />
aux valeurs, et nous les inscrivons dans l’approche coopérative<br />
en pédagogie.<br />
Notre espoir est que certaines des idées développées à<br />
travers ce livre puissent être utiles aux acteurs impliqués<br />
dans les mouvements sociaux actuels qui, sous de multiples<br />
formes, façonnent notre devenir commun, en ce<br />
tout jeune xxI e siècle.<br />
Le Défi pédagogique<br />
émanciper par l’éducation<br />
et l’action sociale,<br />
Dominiquegrootaers<br />
etFrancistilman,<br />
Chroniquesociale&<br />
Couleurslivre,2016.<br />
f. t. – Valéry aurait dit : tout ce qui est<br />
simple est faux ; tout ce qui est compliqué<br />
est inutilisable. notre écriture essaye de<br />
se situer dans cet entre-deux. notre souci<br />
est l’efficacité. Pour que les idées, aussi<br />
bien théoriques que pratiques, soient<br />
utiles, elles doivent être comprises et<br />
faire sens. C’est pourquoi nous nous efforçons,<br />
autant que possible, de rendre<br />
accessibles tant les grilles de lecture<br />
sociale que les pédagogies coopératives.<br />
Pour les premières, nous sommes en<br />
quelque sorte des interfaces. Pour les secondes,<br />
nous nous efforçons de modéliser<br />
les démarches pour les rendre transférables.<br />
nous avons donc le souci de produire<br />
une écriture au contenu solide mais accessible.<br />
■<br />
rePèreS<br />
le grain vient de publier Le Défi pédagogique,<br />
émanciper par l’éducation et l’action sociale,<br />
Francis tilman et dominique grootaers, chronique<br />
sociale & <strong>coul</strong>eurs livre.<br />
site du grain, atelier de pédagogie sociale :<br />
www.legrainasbl.org<br />
la cgé (changements pour l’égalité) est un<br />
mouvement «socio-pédagogique» belge qui publie<br />
une revue Traces de changements.<br />
site de la cgé : www.changement-egalite.be<br />
l’Aped (Appel pour une école démocratique)<br />
est un mouvement belge qui milite contre la privatisation<br />
et la marchandisation de l’école et<br />
réflé chit à ce que pourrait être une école réellement<br />
démocratique. site de l’Aped : www.skolo.org<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 99
PratiQueS De CLaSSe/ Philo à l’école<br />
Philosophie<br />
au-delà des frontières<br />
Par JeAN-PIerre FourNIer, Questions de classe(s)<br />
le philosophe est d’abord un citoyen du monde disaient les<br />
Anciens. c’est à cette échelle planétaire qu’il faut aussi regarder<br />
son enseignement.<br />
un rapport récent de l’unesco, consultable en ligne nous fournit<br />
d’intéressantes informations à ce sujet 1 .<br />
Friche rue de l’Évangile à Paris – Myr MURATET<br />
100 // N’Autre école - Q2c N° 5
Philo à l’école /PratiQueS De CLaSSe/<br />
PHiloSoPHeR eSt un dRoit de l’enfant.<br />
Pas seulement parce qu’il est sousentendu<br />
dans la Convention internationale<br />
des droits de l’enfant, mais plus<br />
concrètement parce qu’il se met en place<br />
depuis à peine trente ans. Partie de l’œuvre<br />
de lipman aux États-unis, la philo pour enfants<br />
traverse dans les années 90 la frontière<br />
canadienne puis l’atlantique ; elle se transforme,<br />
nourrit plusieurs courants et se diffuse<br />
progressivement dans des classes de maternelle<br />
et du primaire.<br />
gÉograPhie De La PhiLoSoPhie<br />
Certains pays sont particulièrement dyna -<br />
miques : la Belgique, le Canada, l’italie, le<br />
Royaume-uni, les pays d’amérique latine,<br />
et l’espagne 2 et même la france, malgré<br />
l’opposition de l’inspection générale de philosophie<br />
et de la principale association professionnelle<br />
d’enseignants.<br />
mais en dehors de l’amérique dans son<br />
entier et de l’europe, cette philo pour les<br />
plus jeunes est inconnue, à de rares excep -<br />
tions près. C’est une pratique qui reste très<br />
minoritaire. Certes le cadre existe désormais<br />
avec les nouveaux programmes, mais il faut<br />
se lancer, et aucune formation officielle<br />
n’existe 3 .<br />
dans les autres pays, les droits de l’enfant<br />
sont encore lettre morte dans tant de domai -<br />
nes que l’on n’y songe même pas : philosopher<br />
à huit ou dix ans en Russie ? dans le<br />
monde arabe ? en Chine ? là où la pauvreté<br />
est telle que l’école n’existe qu’à peine, ou<br />
si mal ?<br />
d’autant que la forme même de cette initiation<br />
à la philosophie est forcément inhabituelle,<br />
voire subversive : comme on ne<br />
peut demander aux enfants de « prendre des<br />
notes » en écoutant le prof une ou deux<br />
heures de suite, ni de faire des commentaires<br />
de textes d’auteurs célèbres, il n’y a qu’une<br />
possibilité : se mettre en cercle, laisser chacun<br />
s’exprimer (ou se taire), faire de l’enseignant<br />
un incitateur, un orga nisateur, un<br />
« relanceur » voire plus, mais jamais celui<br />
qui « dit la vérité » sur des questions indécidables.<br />
argumenter, écouter des opinions<br />
autres, voire choquantes, bref, se forger son<br />
opinion devant et avec les autres, ne peut se<br />
faire que dans la liber té et une égalité fondamentale<br />
(ce qui ne signifie pas que toutes<br />
les idées se valent, ni que les compétences<br />
de l’adulte soient les mêmes que celles de<br />
l’enfant). À leur tour, ces débats produisent<br />
de la liberté (de penser) et de l’égalité (penser<br />
ensemble sans gagnant ni perdant).<br />
C’est beaucoup, et c’est beaucoup trop<br />
pour les autoritaires de toutes tailles et de<br />
tous pays. mais, patience et longueur de<br />
temps, la progression de cette pratique récente<br />
est un encouragement.<br />
QueLLe PhiLo Pour LeS LyCÉenS ?<br />
là aussi, il y a d’abord l’absence. on lit<br />
ainsi dans ce rapport : « au Cambodge, on<br />
relate qu’il y a quelques années le minis tère<br />
de l’Éducation a retiré le cours de philosophie<br />
des programmes. […] en fédération de<br />
Russie, la philosophie n’est pas enseignée<br />
dans le secondaire. » en dehors des raisons<br />
politiques ou religieuses, il peut y avoir<br />
aussi le choix budgétaire de sacrifier une<br />
matière « secondaire » ou la volonté de supprimer<br />
tout ce qui n’est pas rentable dans la<br />
formation. un brin de xénophobie à l’occasion<br />
(la philo comme « matière occidentale ») et<br />
le (mauvais) tour est joué.<br />
mais il y a aussi tous les pays où l’on fait<br />
de la philo quelque chose d’assez éloigné<br />
de sa congénitale impertinence : les pays où<br />
c’est une manière d’inculquer le dogme étatique,<br />
là encore qu’il soit religieux ou<br />
politique, voire les deux ; ceux où on en<br />
reste à une histoire des idées, propre à<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 101
PratiQueS De CLaSSe/ Philo à l’école<br />
“ Réfléchir est un plaisir qui fait grandir.”<br />
meubler la culture générale de la classe supérieure<br />
(aux États-unis, très peu de philo,<br />
ou alors comme option, sauf dans les High<br />
School chics !), soit un mélange des deux :<br />
ainsi le cas intéressant du Japon où la philo<br />
est une sous-branche de l’éducation civique,<br />
laquelle est elle-même une partie de l’éthique<br />
– entendez l’éthique confucéenne ; on y<br />
ajoute un peu d’initiation culturelle aux philosophies<br />
européennes, et on a de futurs citoyens<br />
obéissants et cultivés.<br />
ne regrettons pas pour autant le passé<br />
encore bien présent, avec des cours de philo,<br />
supports de vénérables exercices scolaires<br />
pour une petite partie d’une classe d’âge,<br />
pendant une période restreinte (de un à trois<br />
ans selon les pays), ne laissant chez la plupart<br />
que des traces d’ennui.<br />
mais que cette activité soit maintenant un<br />
peu partout couplée avec l’éducation civique,<br />
si elle comporte des avantages (affirmation<br />
des droits humains par la réfle xion collective),<br />
risque aussi d’être le lieu de conformismes<br />
dangereux (on l’a vu récemment<br />
ici avec les « valeurs républicaines<br />
»). et cette focalisation<br />
peut faire négliger des champs<br />
majeurs de la pensée : la réflexion<br />
sur la démarche scientifique, ses<br />
objets et ses usages, la prise en<br />
compte des arts notamment. ou<br />
oublier cette autre voie de la philosophie,<br />
qui consiste à la vivre<br />
en pensant ses choix, en tâchant<br />
de les déterminer avec justesse,<br />
voire pour la justice.<br />
Reste que s’affirment des visions<br />
positives de la philosophie à<br />
l’école, avec le choix fondamental qui<br />
consiste à oser (Kant) se poser des questions<br />
sur tous les grands sujets humains, avec le<br />
parti pris, à la fois pédagogique et démocratique<br />
qui fait du débat la pierre… philosophale<br />
d’une activité qui permet de « frotter et<br />
limer sa cervelle à celle d’autrui », pour reprendre<br />
l’expression de montaigne parlant<br />
des voyages. et c’est un voyage qu’offre ce<br />
rapport qui nous rappelle que se penser et<br />
penser le monde est un travail rude mais indispensable<br />
pour abattre les murs, et d’abord<br />
ceux que nous avons dans nos têtes. ■<br />
1. le compte rendu de cet article se limite à la partie<br />
scolaire, dont la première partie concernant les enfants est<br />
de michel tozzi (le rapport évoque aussi les pratiques philosophiques<br />
dans le supérieur et en dehors de l’éducation).<br />
2. d’origine catalane, le projet 3/18, avec un matériel<br />
spécifique par tranche d’âge, s’est diffusé dans d’autres<br />
lieux en espagne et dans les pays de langue hispanique.<br />
3. en revanche, les sites des différents courants (tozzi, lévine-aGSaS,<br />
Brénifier) sont riches d’informations.<br />
École primaire Charles Martin, Bordeaux. la cour – Myr MURATET<br />
102 // N’Autre école - Q2c N° 5
Pédagogie sociale /ouverture(S)/<br />
La rage du social<br />
Laurent ott,pédagogue social, dernier ouvrage paru La Rage du social<br />
le concept de pédagogie sociale traverse l’œuvre de grands<br />
pédagogues qui ont eu en commun la volonté d’affronter les réalités<br />
les plus triviales, les plus difficiles, les plus nues et redoutables,<br />
et en même temps un indéracinable désir de les transformer.<br />
de nomBReux PÉdaGoGueS ont recherché<br />
par tous les moyens des<br />
modèles idéaux de pédagogie,<br />
d’enseignement, de vivre ensemble. leur<br />
démarche, pour louable qu’elle était, restait<br />
toujours empreinte d’idéalisme, voire de romantisme.<br />
la pensée même de l’Éducation<br />
nouvelle est entièrement sous le signe de<br />
l’utopie. on recherche de nouvelles voies,<br />
des écoles idéales, des espaces épanouissants.<br />
mais aucun de ces lieux n’est la réalité<br />
et surtout pas la réalité sociale. tous sont<br />
construits et ressortent d’un projet de s’en<br />
évader.<br />
Cette pensée idéale, voire idéaliste, à travers<br />
l’Éducation nouvelle a inspiré le déve -<br />
loppement tant du secteur de l’éducation populaire,<br />
que celui de l’éducation spécialisée.<br />
en ce qui concerne l’école officielle, c’est<br />
là une tout autre histoire. après avoir été<br />
sensible aux mêmes mouvements, celle-ci<br />
s’est repliée sur elle-même, à partir des années<br />
quatre-vingt, préférant conserver un<br />
rôle de contrôle et de norme sociale, au prix<br />
même de ses nombreux dysfonctionnements,<br />
plutôt que d’évoluer.<br />
la pédagogie sociale d’un freinet, d’un<br />
Korczak, d’un freire, ou même, telle que<br />
définie à son origine par la pédagogue polo -<br />
naise, Radlinska, manifeste au con traire un<br />
grand intérêt et un grand attachement pour<br />
la réalité.<br />
Selon la pédagogie sociale, pas question<br />
de séparer les enfants, les gens, les familles,<br />
en groupes ou en tranches. et surtout pas<br />
question de les séparer du milieu, du contexte<br />
social, économique et politique qui les a produits.<br />
la vie est une ; les conditions vécues par<br />
les uns et des autres, les oppressions subies<br />
par tous, sont forcément et visiblement liées<br />
entre elles. elles font système.<br />
les cloisonnements qui délimitent les institutions<br />
et les projets, sont toujours des empêchements<br />
artificiels. opposer le parent au<br />
professionnel, le travailleur au bénévole,<br />
l’enfant à l’adulte, la vie privée à la vie publique<br />
est toujours une erreur qui empêche<br />
de voir la réalité telle qu’elle est. Pour la pédagogie<br />
sociale, la réalité est unique, autant<br />
qu’elle est dure et résistante. mais elle surtout<br />
globale.<br />
Pédagogie de la globalité, la pédagogie sociale<br />
renonce à séparer les gens, comme les<br />
âges, les sexes ou les cultures. elle les réunirait<br />
plutôt.<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 103
ouverture(S)/Pédagogie sociale<br />
‘’<br />
C’est une pédagogie qui donne envie de se lever,<br />
de sortir de chez soi, de se retrousser les manches, d’oser<br />
“aller vers”, de sortir du cadre, des pratiques convenues...<br />
‘’<br />
et pour y parvenir, nul besoin de longs et<br />
inutiles débat préliminaires ; pas de<br />
programme déjà écrit, même d’éducation<br />
populaire ; pas de découpage de la temporalité.<br />
il n’y a rien de tout cela, rien que des<br />
chantiers ouverts, non limitatifs, et sans fin.<br />
en pédagogie sociale, on entre en relation<br />
les uns avec les autres, par le « faire », par<br />
le travail, par l’invitation ici et maintenant<br />
à améliorer ensemble nos propres vies, à<br />
égayer nos lieux, à habiter nos espaces.<br />
PÉDagogie<br />
D’un CoLLeCtiF PoSSiBLe<br />
Pédagogie d’un « vivre ensemble possible<br />
», à l’époque où le lien social lui-même<br />
pose problème et où l’individualisme menace<br />
tout simplement le « faire société »,<br />
la péda gogie sociale propose une autre<br />
perspective.<br />
Pour le pédagogue social, jamais le collectif<br />
et l’individu ne peuvent et ne doivent<br />
s’opposer. C’est par l’instauration de collectifs<br />
vivants, tolérants, « secures » et accueillants<br />
que les individus s’épanouissent<br />
et peuvent espérer devenir des personnes.<br />
en pédagogie freinet, par exemple, c’est<br />
par l’immersion dans un groupe-classe, et<br />
par l’instauration d’une véritable sécurité<br />
affective et collective, que l’enfant même<br />
timide ou réservé s’épanouit et s’exprime<br />
parmi les autres. il devient lui-même unique<br />
et différent en se nourrissant de la diversité<br />
du collectif, jamais en s’opposant à elle.<br />
les groupes ainsi construits ne sont jamais<br />
monotones. Jamais personne n’y est la copie<br />
d’aucun autre. le pouvoir, la capacité<br />
de faire et de vivre ensemble n’affa dit pas<br />
les différences interpersonnelles : elle les<br />
nourrit.<br />
ainsi la pédagogie sociale a une dimension<br />
à la fois sociale, éducative, cognitive, et<br />
même affective. mais avant tout, elle est politique,<br />
dans le sens le plus noble qui soit ;<br />
celui qui traite de la possibilité d’habiter et<br />
de transformer un monde en commun.<br />
PÉDagogie<br />
De La CritiQue SoCiaLe<br />
elle repose sur une invitation à investir la<br />
réalité et, en même temps, à la critiquer ;<br />
Pédagogie du « faire », la pédagogie sociale<br />
est aussi une pédagogie de la critique socia -<br />
le, de la critique personnelle et de la critique<br />
collective. en cela elle est une école de prise<br />
de parole, et d’expression de soi-même<br />
comme de ses racines et de ses groupes d’appartenance<br />
à travers tous les langages.<br />
en pédagogie freinet, par exemple, ce qui<br />
est essentiel est de s’exprimer ; non pas seulement<br />
d’apprendre à s’exprimer à partir de<br />
programmes rébarbatifs, de règles ,<br />
d’épreuves et d’évaluations ; il s’agit à l’inverse<br />
de pratiquer l’expression dans tous les<br />
langages : verbal, non verbal, corporel, chant,<br />
danse, musique, poésie, arts plastiques, etc.<br />
avec de telles caractéristiques, on comprend<br />
pourquoi la pédagogie sociale a telle -<br />
104 // N’Autre école - Q2c N° 5
Pédagogie sociale /ouverture(S)/<br />
ment de mal à trouver de place dans les institutions.<br />
elle est profondément et inévitablement<br />
dissidente, que ce soit à l’éco le, à la<br />
crèche, dans le centre social, à l’hôpital ou à<br />
l’université. elle prend ainsi plus volontiers<br />
place dans les espaces exté rieurs, les lieux<br />
en friche, non investis par les professionnels<br />
et les institutions.<br />
intermèDeS roBinSon :<br />
inveStir LeS Lieux en FriChe<br />
la pédagogie sociale pousse ainsi les acteurs<br />
sociaux à travailler hors de l’école, en pied<br />
d’immeuble, dans les espaces publics, la rue<br />
et les bidonvilles.<br />
l’association intermèdes Robinson , association<br />
en pédagogie sociale, développe<br />
ainsi depuis plus de dix ans, des ateliers éducatifs<br />
directement dans les lieux de vie des<br />
familles concernées ; ateliers de rue, ateliers<br />
de jardinage communautaire ; ateliers dans<br />
les bidonvilles et les camps rroms, etc. elle<br />
met en place et expérimente des pratiques<br />
culturelles, socia les et éducatives basées sur<br />
la libre initiative, le travail collectif, l’inconditionnalité<br />
de l’accueil, les pratiques d’expression<br />
et d’organisation collective.<br />
L’ÉCriture SinguLière<br />
De La PÉDagogie SoCiaLe<br />
tous les acteurs sociaux, qui innovent et expérimentent,<br />
ressentent le besoin et la nécessité<br />
d’écrire. la pratique de l’écriture sur<br />
les pratiques se retrouve dans l’œuvre de<br />
tous les pédagogues sociaux. Certains appelaient<br />
cela des « moments » (Korczak) ;<br />
d’autres des « monographies » (f. oury).<br />
Pour tous, ce passage à l’écrit, correspond à<br />
la possibilité de s’approprier sa propre pratique.<br />
Cela permet de devenir auteur et pas<br />
seulement subir, ce que nous vivons.<br />
La pédagogie sociaLe :<br />
pédagogie de La rage et du sociaL<br />
la pédagogie sociale est, en effet, une pédagogie<br />
de l’énergie dans un monde qui en<br />
manque, dans un monde qui en perd. C’est<br />
une pédagogie qui donne envie de se lever,<br />
de sortir de chez soi, de se retrous ser les<br />
manches, d’oser « aller vers », de sortir du<br />
cadre, des pratiques convenues, de s’émanciper<br />
de tous les carcans, fussent-ils soit-disant<br />
protecteurs ou sécu ritaires.<br />
le social n’est pas un ensemble de problèmes,<br />
comme on essaie tellement de nous<br />
en convaincre. il n’est ni temps perdu, ni argent<br />
perdu ; il est une source d’énergie, il<br />
est notre énergie même pour nous approprier<br />
nos espaces et notre temps. ■<br />
texte d’introduction à La Rage du social,<br />
laurent ott, les éditions du monde<br />
libertaire, 2016.<br />
rePèreS<br />
deux ouvrages de référence<br />
sur la pédagogie sociale, son histoire,<br />
sa pensée, ses pratiques : Pédagogie<br />
sociale, laurent ott, éditions chronique<br />
sociale et Aux sources de la pédagogie<br />
sociale, helena radlinska, éditions<br />
l’harmattan.<br />
Pour en savoir plus sur l’association<br />
Intermèdes robinson : http://assoc.intermedes.free.fr<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 105
L’ÉCoLe DeS BarriCaDeS/Mémoires pédagogiques et sociales<br />
Syndicalisme de lutte<br />
et pédagogies sociales<br />
QueStionS de ClaSSe(S) – À la lecture de ton livre on sent une<br />
construction assez universitaire, quelle en est la genèse ? Quelle<br />
était l’intention au moment de son édition ?<br />
Gaëtan le PoRHo – C’est effectivement et originairement un<br />
travail universitaire puisque c’est un mémoire de master 2<br />
rédigé à Paris 8 – Saint-denis, Vincennes. la lecture de<br />
l’ouvrage de loïc le Bars sur la fédération unitaire de l’enseignement<br />
(fue) qui contient une partie sur la pédagogie m’a<br />
donné envie de creuser la question. mes engagements syndicaux<br />
dans des fédérations syndicales révolutionnaires/autogestionnaires<br />
qui étaient en train de redécouvrir fortement les liens entre révolution<br />
sociale et pédagogique m’ont aussi conduit à vouloir<br />
voir ce qui s’est fait avant dans ce domaine. J’ai ensuite fait<br />
partager mes trouvailles dans mon organisation syndicale ou<br />
à la faveur de stages, en me disant que le passé peut servir le<br />
présent.<br />
QdC – tu fais état de deux tendances de plus en plus marquées<br />
dans la fue qui se cristallisent autour de la question de l’organisation<br />
de la classe et du rapport d’autorité avec les élèves.<br />
les divergences autour de la transformation de l’école, du<br />
contenu et de la méthode de transmission du savoir recoupentelles<br />
dans l’organisation celles entre les socialistes autoritaires<br />
et les libertaires ?<br />
G. l. P.– l’engagement dans les pédagogies alternatives les<br />
plus radicales pouvait dépendre d’un lieu géographique plus<br />
que d’une idéologie. tendanciellement, il se trouve plus dans<br />
des territoires ruraux. les choix politiques comptent évidemment<br />
quand même, mais il est très étonnant de voir que les recousyndicalisme<br />
révolutionnaire et éducation émancipatrice : quand les<br />
deux combats n’en faisaient qu’un... entretien avec gaëtan le Porho,<br />
auteur de Syndicalisme révolutionnaire et éducation émancipatrice.<br />
L’investissement pédagogique de la Fédération Unitaire de l’Enseignement<br />
1922-1935, (éditions Noir et rouge, 2016).<br />
Syndicalisme<br />
révolutionnaire<br />
et éducation<br />
émancipatrice<br />
L’investissement<br />
pédagogique de la<br />
Fédération unitaire<br />
de l’enseignement<br />
1922-1935<br />
gaëtan le Porho<br />
Noire & rouge, 2016,<br />
398 p., 20 €.<br />
106 // N’Autre école - Q2c N° 5
Mémoires pédagogiques et sociales /L’ÉCoLe DeS BarriCaDeS/<br />
pements syndicaux et politiques à ce sujet<br />
ne sont pas ceux auxquels on aurait pu<br />
penser. les deux minorités opposées – syndicaliste-révolutionnaire<br />
pure et stalinienne –<br />
se retrouvent en effet sur un soutien à la pédagogie<br />
alternative la plus radi cale autour<br />
de freinet.<br />
il y a une sorte de retournement des allian -<br />
ces quand il s’agit de l’engagement dans ce<br />
qui est en train de devenir la péda gogie<br />
freinet. mais le soutien pour les pédagogies<br />
radicalement subversives est conjoncturel<br />
pour les staliniens, seul le bon syndicat dirigé<br />
par le bon parti constituant pour eux les éléments<br />
d’une contre-société communiste, alors<br />
que pour les syndicalistes-révolutionnaires il<br />
est nécessaire dès maintenant de créer des<br />
institutions autogestionnaires et ouvrières. il<br />
s’agit dans le cadre de l’éducation de pratiquer<br />
l’alternative sociale : coopération plutôt que<br />
compétition, égalité plutôt que hiérarchie. il<br />
est évident que c’est du côté de ces derniers<br />
que l’on trouve la tradition du socialisme antiautoritaire.<br />
QdC – Célestin freinet ne pensait pas visiblement<br />
que la pédagogie pouvait se suffire<br />
à elle-même et il prend soin d’inscrire sa pédagogie<br />
émancipatrice dans un projet social<br />
plus large. Quelles sont les divergences entre<br />
freinet et la pédagogie montessori sur ce<br />
point ? Peux-tu aussi nous rappeler les liens<br />
entre freinet et la fue ?<br />
G. l. P.– freinet a pu se moquer de montessori<br />
qu’il appelait la dottoressa. Cependant il a<br />
trouvé certaines de ses recherches pédagogiques<br />
dignes d’être utilisées et analysées.<br />
montessori, comme d’autres pédagogues de<br />
l’Éducation nouvelle, était lue et travaillée<br />
par freinet (alors que les staliniens les vilipendaient<br />
comme bourgeois), mais il n’a<br />
cessé d’être critique envers l’idée que l’éducation<br />
seule pouvait changer la société et par<br />
exemple empêcher les guerres. Rien de mieux<br />
qu’une bonne révolution pour avoir une<br />
école vraiment populaire et émancipatrice !<br />
encore faut-il qu’elle soit préparée correctement.<br />
Pour le freinet de cette époque c’est<br />
au syndicat qu’une telle tâche incombe. la<br />
pédagogie émancipatrice permet de penser<br />
‘’<br />
mes engagements syndicaux<br />
dans des fédérations syndicales<br />
révolutionnaires/autogestionnaires<br />
qui étaient en train de redécouvrir<br />
les liens entre révolution sociale<br />
et pédagogique m’ont aussi conduit<br />
à vouloir voir ce qui s’est fait avant<br />
dans ce domaine.<br />
‘’<br />
son émergence. C’est une condition de possibilité<br />
d’un socialisme en ce qu’il tente de<br />
se pratiquer déjà. il lui est évident que le<br />
syndicat est l’organisme par excellence de<br />
coopération des éducateurs révolutionnaires.<br />
C’est en son sein qu’il crée des coopératives,<br />
qu’il pratique la correspondance scolaire,<br />
qu’il théorise, qu’il échange.<br />
le départ vers la CGt de militants de la<br />
fue écœurés par les staliniens et le conflit<br />
avec la direction fédérale qui trouve en gros<br />
qu’il va trop loin dans la mise en autonomie<br />
des élèves l’amène finalement à donner plus<br />
d’indépendance aux structures qu’il a mises<br />
en place avec d’autres pour pratiquer la pédagogie<br />
émancipatrice, alors qu’avant elles<br />
étaient sous le contrôle des congrès et assemblées<br />
générales et autres instances de la<br />
fue.<br />
QdC – tu montres aussi que freinet pouvait<br />
être critique avec de l’universalisme républicain<br />
abstrait. il pensait au contraire qu’il fallait<br />
s’appuyer sur les cultures régionales et les<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 107
L’ÉCoLe DeS BarriCaDeS/Mémoires pédagogiques et sociales<br />
iLs’agit dans Le cadre<br />
de L’éducation de pratiquer<br />
L’aLtenative sociaLe : coopération<br />
pLutôt que compétition,<br />
égaLité pLutôt que hiérarchie.<br />
savoirs populaires pour stimuler l’intérêt des<br />
élèves. autrement dit, son universalisme inclut<br />
la diversité. C’est une idée d’une grande<br />
actua lité au moment où cette question de la<br />
pluralité refait surface aujourd’hui autour de<br />
la laïcité et de l’islam. Cette position de freinet<br />
était-elle partagée au sein de la fue ?<br />
G. l. P.– freinet comme ses camarades de la<br />
fue étaient effectivement très critiques<br />
envers le jacobinisme républicain dit « universaliste<br />
». ils s’appuyaient sur des enquêtes<br />
de terrain pour connaître leur environnement,<br />
son histoire, sa langue, sa culture, sa géographie<br />
et correspondaient pour apprendre d’autres<br />
classes qui vivaient dans d’autres contextes.<br />
ils étaient tous d’accord pour critiquer le colonialisme<br />
et le centralisme jacobin, avec<br />
néanmoins quelques débats. Par exemple,<br />
alors qu’il était interdit de parler breton, les<br />
syndicalistes l’utilisaient quand même en<br />
Bretagne. ils combattaient de manière acharnée<br />
toute emprise de la religion sur l’école et la<br />
société. le catholicisme était alors très<br />
influent, notamment dans les campagnes où<br />
était le plus implantée la fue.<br />
Quant à la pratique laïque, elle reste essen -<br />
tielle mais elle ne peut être la même dans les<br />
campagnes du morbihan des années trente<br />
et la Seine-Saint-denis d’aujourd’hui où la<br />
lutte contre les discriminations, le racisme et<br />
leurs expressions, est une question décisive.<br />
elle doit servir, en prenant en compte les oppressions<br />
spécifiques, à unifier les classes<br />
populaires et les solidariser plutôt que les diviser.<br />
QdC – les syndicalistes engagé-e-s dans<br />
l’éducation émancipatrice ont essayé non<br />
seulement d’entrelacer les disciplines mais ils<br />
ont radicalisé cette pratique au point de tenter<br />
de faire éclater le cadre strictement disciplinaire.<br />
l’enfermement dans les disciplines<br />
était-il perçu comme un frein au développement<br />
d’une éducation libératrice et pourquoi<br />
?<br />
G. l. P. – tout doit avoir du sens pour<br />
l’enfant de manière à ce que l’école soit vivante.<br />
au lieu de se dire on va faire une<br />
heure de français sur un texte, puis une<br />
heure de mathématiques, puis technologie,<br />
enfin biologie, l’élève va faire une promenade<br />
scolaire dans un contexte naturel, il va être<br />
enthousiasmé et vouloir en parler à ses correspondants<br />
et donc va ramasser des végétaux<br />
(biologie), des fleurs ou autre chose, va<br />
faire un herbier pour leur envoyer, va écrire<br />
un texte pour raconter ce qui a été fait ou<br />
décrire ce qui a été rame né, il va le rédiger<br />
et le corriger correctement en en discutant<br />
avec ses pairs (français), puis va compter<br />
les lettres d’imprimerie pour les mettre dans<br />
la machine (mathématiques), etc. : tout est<br />
lié. les disciplines proviennent d’un découpage<br />
artificiel, mortifère et improductif.<br />
Pour comprendre, l’enfant et l’adulte, qui<br />
travaillent à leur émancipation, doivent<br />
avoir une saisie globale des choses afin de<br />
pouvoir analyser, critiquer et réfléchir.<br />
QdC – ils rejettent par ailleurs les examens<br />
au bénéfice de l’évaluation. Quelles différences<br />
font-ils entre les deux ? en quoi ces<br />
deux conceptions de l’éducation s’opposent-elles<br />
?<br />
108 // N’Autre école - Q2c N° 5
Mémoires pédagogiques et sociales /L’ÉCoLe DeS BarriCaDeS/<br />
‘’<br />
Pour Freinet, il est évident que le syndicat est l’organisme par<br />
excellence de coopération des éducateurs révolutionnaires. C’est en<br />
son sein qu’il crée des coopératives, qu’il pratique la correspondance<br />
scolaire, qu’il théorise, qu’il échange.<br />
‘’<br />
G. l. P. – les syndicalistes de la fue avaient très<br />
bien saisi et analysé en quoi les examens servent à la<br />
reproduction sociale. ils avaient tendance à valoriser<br />
les tests de connaissance pour deux raisons : par<br />
scientisme et par volonté de différencier les apprentissages.<br />
Certains ont ainsi trouvé très bien les tests<br />
de Qi parce qu’il s’agirait là de science et d’objectivité.<br />
ils ont pu être conçus alors comme des alternatives<br />
aux examens dont la réussite serait trop liée à la<br />
condition sociale. la vision des sciences en jeu ici est<br />
sans doute trop étroite et mécaniste. Par contre des<br />
tests de connaissance étaient utilisés pour mieux<br />
connaître les élèves de la classe et conduire ainsi une<br />
pédagogie dite « différenciée ».<br />
QdC – tu soulignes plusieurs fois le partage des<br />
tâches très genrées entre hommes et femmes. Quels<br />
sont, d’après toi, les comportements ou les habitudes<br />
militantes de cette époque très troublée (anti-militarisme,<br />
pacifisme, anti-fascisme) qui interrogent les<br />
nôtres ?<br />
G. l. P. – la fue était engagée dans des combats<br />
féministes notamment en matière de lutte pour la<br />
contraception. mais les hommes étaient plus présents<br />
aux postes de responsabilité et prenaient plus part<br />
aux débats d’orientation politique, aux combats<br />
d’idées et de pouvoir. les femmes s’investissaient<br />
davantage dans la mise en œuvre des idées, l’application<br />
pratique de l’autogestion. elles ont été ainsi particulièrement<br />
actives dans les réalisations et les questions<br />
pédagogiques. l’égalité des sexes reste un rêve inachevé.<br />
il nous appartient aujourd’hui de prendre en<br />
compte la lutte contre toutes les oppressions par des<br />
réalisations pratiques et positives, tout en gardant un<br />
horizon de transformation sociale radicale. ■<br />
c’<br />
est d’abord dans les<br />
colonnes de la revue<br />
syndicale L’École<br />
émancipée puis dans celles<br />
de L’Éducateur prolétarien<br />
que célestin Freinet (1896-<br />
1966) a témoigné de ses<br />
engagements sociaux<br />
et éducatifs. on ne peut<br />
œuvrer à une autre école<br />
sans se soucier de la marche<br />
du monde, sans s’attacher,<br />
dans et hors de la classe,<br />
à le transformer.<br />
tel est l’héritage du pédagogue<br />
et du militant que fut<br />
célestin Freinet dont on suit<br />
ici le cheminement et le<br />
mûris sement de la pensée.<br />
À travers ce choix d’écrits<br />
publiés entre 1920 et 1939,<br />
se révèle l’actualité des combats<br />
d’un instituteur révolutionnaire<br />
qui voulait tout<br />
à la fois changer le monde<br />
et l’école.<br />
célestin Freinet, Le Maître insurgé,<br />
articles et éditoriaux, 1920 - 1939,<br />
libertalia, coll. N’Autre école,<br />
2016,10 €.<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 109
L’ÉCoLe DeS BarriCaDeS/école-ogie<br />
École – écologie<br />
un an après la COP 21<br />
Florence herrero est enseignante dans le premier degré et<br />
conseillère municipale déléguée, chargée de l’éducation au<br />
déve loppement durable, dans le xx e arrondissement de Paris, de<br />
celles qui favorisent l’éducation à l’environnement depuis plusieurs<br />
années. très investie dans son métier et tout spécialement dans<br />
le domaine de l’écologie, elle a bien voulu répondre à Questions<br />
de classe(s).<br />
QueStionS de ClaSSe(S) – Comment voistu<br />
la présence de l’écologie à l’école ?<br />
floRenCe HeRReRo – Ça fait douze ans que<br />
ça aurait dû commencer, l’Éducation au développement<br />
durable (edd), car elle est inscrite<br />
dans les programmes depuis 2004 !<br />
mais l’évolution est très lente et les actions<br />
dans le domaine de l’éducation à l’environnement<br />
voient le jour grâce à l’initiative<br />
d’enseignants volontaires et engagés. leur<br />
travail n’est pas assez valorisé ni encouragé<br />
par une hiérarchie qui semble assez peu<br />
concernée, hélas, par cet enjeu d’avenir. À<br />
l’occasion de la CoP 21, il y a eu de nombreuses<br />
activités, mais… pas dans le durable.<br />
on est face à un manque flagrant de volonté<br />
institutionnelle. un exemple : il n’y a pas de<br />
recherche de lien entre les ateliers périscolaires<br />
et les enseignements. Hors Éducation nationale,<br />
c’est la même chose : la Région Île-de-france<br />
(récemment passé à droite) lamine les budgets<br />
des associations, donc de celles qui favorisent<br />
l’éducation à l’environnement, et la Ville a<br />
supprimé plusieurs structures intéressantes<br />
qui accompagnaient les établissements depuis<br />
des années dans leur démarche, comme Paris-nature.<br />
À l’échelle nationale, difficile de<br />
savoir. l’académie d’amiens organise des<br />
rencontres interdegrés, dont le foredd* qui<br />
édite des outils pour les enseignants.<br />
QdC – Sur le plan pratique, comment ça se<br />
passe dans la gestion des établissements du<br />
premier et du second degrés ?<br />
f. H. – là aussi, l’évolution est très lente. en<br />
matière énergétique comme pour les déchets,<br />
aucune démarche globale et responsable<br />
n’est vraiment mise en œuvre, c’est laissé au<br />
libre arbitre des enseignants volontaires. il<br />
existe pourtant des associations spécialisées**<br />
mais ce n’est pas la préoccupation des gestionnaires.<br />
QdC – et les enseignants ?<br />
f. H. – lors de la formation initiale, c’est le<br />
zéro absolu. et certains collègues, qui ne<br />
sont pas sensibilisés à ces questions, font<br />
preuve de la même inertie et du même<br />
manque de réflexion et d’implication que la<br />
plupart de nos concitoyens. Car si la transversalité<br />
de l’edd est passionnante et met à<br />
contribution notre créativité, elle nécessite<br />
incontestablement un investissement régulier<br />
et beaucoup d’engagement personnel et collectif.<br />
les ePi en collège peuvent fournir un<br />
110 // N’Autre école - Q2c N° 5
école-ogie /L’ÉCoLe DeS BarriCaDeS/<br />
cadre pour des actions interdisciplinaires,<br />
mais généralement ce sont des gens qui « faisaient<br />
déjà » qui s’y retrouvent. il faut<br />
souhaiter que ces enseignants soient les moteurs<br />
de ce changement de pratique pédagogique<br />
pour une nouvelle dynamique de l’enseignement<br />
au sein des collèges. les nouvelles<br />
générations sont prêtes, il est temps que<br />
l’Éducation nationale les rejoigne dans leur<br />
désir de faire ensemble et de vivre une citoyenneté<br />
active et généreuse. l’edd est un<br />
des leviers de cette citoyenneté.<br />
du côté des syndicats ? Pas de nouvelles.<br />
* crdp.ac-amiens.fr/foredd/ mais le site de<br />
l’académie est décevant sur ce thème, comme<br />
celui du ministère !<br />
** Par exemple www.zerowastefrance.org/fr<br />
et leur dico déchets instructif et grinçant.<br />
PédAgo-écolo<br />
Qu’en est-il du côté des mouvements péda -<br />
gogiques ? un tour rapide au hasard de<br />
l’actualité : dans le numéro d’octobre de<br />
Dialogue (groupe français d’éducation nouvelle,<br />
gFeN), un article sur l’enseignement<br />
problématisé (l’enseignement et la notion)<br />
du développement durable en lycée ; dans<br />
celui de novembre des Cahiers pédagogiques,<br />
« chimie verte en lycée professionnel ». du<br />
côté de Freinet, catherine chabrun avait<br />
réagi à la coP 21 sur son blog à Mediapart<br />
et aux déclarations de la ministre sur le site<br />
de l’Icem.<br />
À l’étranger francophone, même chose : les<br />
belges ont même un magazine école-pédago<br />
(Symbioses) et le syndicat des enseignants<br />
romands a une rubrique régulière sur le<br />
sujet dans son magazine Éducateur.<br />
reste à élargir le cercle… sur ce thème<br />
comme sur tant d’autres.<br />
École publique de Saint-Didier-sous-Riverie (Rhône). Une pause dans la matinée. Pédagogie alternative – Myr MURATET<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 111
L’ÉCoLe DeS BarriCaDeS/l’école du 3 e type<br />
Les finalités...<br />
Par berNArd collot<br />
la remise en cause de l’école est devenue un serpent de mer. Il<br />
se dit beaucoup de choses, dans toutes les sphères, par toutes<br />
les personnalités. Mais ce qui n’est jamais vraiment mis sur la<br />
table, c’est ce que serait sa finalité 1 .<br />
on Sait PouRQuoi on a construit des<br />
centrales nucléaires. on sait pourquoi<br />
il faudrait les supprimer et les remplacer<br />
par autre chose. lorsqu’on met un<br />
système en place pour répondre à une finalité<br />
quand celle-ci est claire et consensuelle,<br />
suivant ce qu’il est, il implique des conséquences<br />
sur les organisations politiques, économiques,<br />
territoriales, sociales.<br />
BeauCouP De BeLLeS PhraSeS<br />
BeauCouP De Beaux DiSCourS<br />
S’agissant d’école, le sujet de la finalité<br />
d’une école n’est pas vraiment abordé. Beaucoup<br />
de belles et justes phrases sur l’enfant,<br />
beaucoup de beaux discours philosophiques<br />
et humanistes, malheureusement ce n’est pas<br />
avec cela (ou seulement avec cela) qu’une<br />
nation va définir une politique éducative,<br />
orienter et répartir les moyens qu’elle nécessite.<br />
l’école ne convient pas : comme pour les<br />
centrales nucléaires, on peut toujours essayer<br />
d’améliorer le système en y injectant d’autres<br />
éléments (pédagogies, métho des, une demiheure<br />
enlevée pour les rythmes…), essayer<br />
de le consolider (augmentation des postes<br />
d’enseignants), essayer de le sécuriser (ZeP,<br />
Rased, ReaPP…), il reste toujours bancal<br />
et surtout fonctionne sans que personne ne<br />
sache vraiment ce à quoi il veut aboutir, ce<br />
pourquoi il serait nécessaire. Quelque chose<br />
a été oublié : une espèce sociale crée les dispositifs<br />
nécessaires à sa survie et son bienêtre<br />
en mutualisant ses moyens pour qu’ils<br />
soient à la disposition de tous. mais elle sait<br />
ce dont elle a besoin et pourquoi.<br />
dans la recherche de la finalité, on confond<br />
souvent celle-ci avec ce qui la permet (mais<br />
dont tout le monde n’est pas forcément<br />
convaincu) : épanouissement, bienveillance,<br />
respect de la personne, etc. on la confond<br />
avec ce contre quoi on veut lutter (mais<br />
contre quoi tous ne veulent pas lutter), société<br />
de consommation, de la compétition, capitaliste…<br />
et aucun consensus n’est possible.<br />
on ne peut réduire sa finalité à « une école<br />
pour apprendre ». apprendre quoi ? Ce qui<br />
supposerait aussi qu’il n’y a qu’à l’école<br />
qu’on apprend ou qu’on peut appren dre ce<br />
qu’elle serait censée apprendre, qu’il n’y a<br />
que ce que l’école apprend qui serait important,<br />
etc. Ce ne peut être une finalité : apprendre<br />
est une capacité que tout le monde possède<br />
et que chacun met lui-même en branle.<br />
112 // N’Autre école - Q2c N° 5
l’école du 3 e type/L’ÉCoLe DeS BarriCaDeS/<br />
‘’<br />
Beaucoup de belles et justes phrases sur l’enfant, beaucoup de<br />
beaux discours philosophiques et humanistes, malheureusement ce n’est<br />
pas avec cela (ou seulement avec cela) qu’une nation va définir une<br />
politique éducative, orienter et répartir les moyens qu’elle nécessite.<br />
aPPrenDre<br />
C’est de facto tout l’environnement physique<br />
et social qui a ce pouvoir sans même en<br />
avoir conscience.<br />
la finalité pourrait être tout bonnement<br />
« occuper et garder les enfants quand les parents<br />
sont au boulot ou à la recherche de<br />
boulot » ! C’est de facto ce qu’elle est pour<br />
beaucoup, ce qui est aussi un triste reflet de<br />
notre société.<br />
Considérons que l’éducation n’est que la<br />
résultante des interactions dans un ensem ble<br />
de dispositifs, de situations, d’espaces sociaux,<br />
d’environnements… de comportements de<br />
personnes, ensemble dont la finalité est<br />
d’amener l’enfant à l’autonomie 2 d’un adulte<br />
dans l’environnement où il aura à évoluer<br />
(société), avec un plus pour l’espèce humaine :<br />
lui donner aussi la capacité d’agir sur cet environnement,<br />
que ce soit sur l’environnement<br />
physique ou sur l’environnement social. Ceci<br />
‘’<br />
dans l’interdépendance avec les autres membres<br />
de la société à laquelle il appartient,<br />
avec lesquels il vit, desquels il a besoin et<br />
lesquels ont besoin de lui 3 . Quels sont les<br />
outils de l’autonomie que doivent se construire<br />
les enfants pour être et agir dans les différents<br />
mondes créés par notre société ? des outils<br />
neurocognitifs que j’ai définis comme les<br />
langages 4 . nous sortons alors du piège de<br />
« l’apprendre », de « l’apprendre quoi ? » et<br />
même de « l’apprendre comment ? »<br />
Le SenS DeS moyenS<br />
À partir de cela, l’école ne fait plus alors que<br />
partie d’un ensemble avec la même finalité<br />
et elle peut alors ne s’occuper que des conditions<br />
5 qui favorisent la construction des<br />
enfants en adultes armés des outils leur permettant<br />
de s’emparer et de conduire leur<br />
propre vie. les moyens actuels (programmes,<br />
évaluations, chaîne industrielle scolaire tayloriste,<br />
uniformisation… obligation), imposés<br />
1. Pour Guizot, en 1833, la finalité de l’école était claire :<br />
« l’instruction primaire universelle est désormais en effet<br />
une des garanties de l’ordre et de la stabilité sociale. » Pour<br />
ferry et Bert aussi ; 1882 : « nous attribuons à l’État le seul<br />
rôle qu’il puisse avoir en matière d’enseignement et<br />
d’éducation – seul l’État a le droit d’éduquer » et l’école<br />
doit donner « une pensée unique, une foi commune pour un<br />
peuple ». mais ceux qui devaient envoyer leurs enfants à<br />
l’école ignoraient la finalité que les régimes au pouvoir<br />
avaient fixée. À partir de 1950, puis de la massification<br />
(obligation jusqu’à 16 ans), l’école sert ouvertement à<br />
dégager une élite avec une sélection qui se fait progressivement<br />
et toujours produire un type d’individus en rapport avec des<br />
liens culturels, des valeurs admises.<br />
2. autonomie. C’est le terme qui demande le plus de discussions,<br />
d’approfondissements, pour sortir aussi de sa<br />
notion seulement philosophique ou idéologique.<br />
3. l’éducation du chaton par la mère cesse lorsque celui-ci<br />
devient autonome alimentairement (finalité). dans les espèces<br />
sociales l’éducation est plus complexe et dépend de l’ensemble<br />
du groupe avec lequel le futur adulte sera dans des interdépendances.<br />
4. l’autonomie et les pouvoirs d’agir dans notre société dépendent<br />
du développement des outils neurocognitifs qui<br />
permettent de rentrer dans les représentations des différents<br />
mondes créés par le social-historique de cette société et qui<br />
régissent son fonctionnement (monde du verbal, monde de<br />
l’écrit, monde mathématique, monde scientifique…). en<br />
apprendre seulement les codes standardisés dans des langues<br />
ou accumuler les savoirs produits par ces mondes ne rend<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 113
L’ÉCoLe DeS BarriCaDeS/l’école du 3 e type<br />
École publique de Saint-Didier-sous-Riverie (Rhône), boîte à idées<br />
Pédagogie alternative – Myr MURATET<br />
pour attein dre une finalité indéfinissable, incertaine<br />
et non consensuelle parce que non<br />
discutée, n’ont plus de sens.<br />
une ÉCoLe LiBÉrÉe<br />
dans cette finalité simple une autre école et<br />
une autre politique éducative (les moyens<br />
donnés aux communautés territoriales locales<br />
pour créer leurs propres modèles) pourraient<br />
être élaborées. la finalité de l’école ne serait<br />
plus d’alimenter la machine économique, de<br />
préparer les enfants à des professions suivant<br />
l’état du marché du travail, de formater tel ou<br />
tel type de citoyens devant être conformes à ce<br />
qu’un État définit. l’école serait libé rée.<br />
Cette vision quasi biologique du rôle de<br />
l’école, on peut dire aussi écologique si on<br />
s’en tient à ce que l’écologie est la science qui<br />
étudie les systèmes vivants dans les interactions<br />
avec leur milieu et les interactions entre eux,<br />
ne serait plus idéologique, toute idéologie<br />
devant combattre une autre idéologie, l’école<br />
et les enfants en étant alors l’enjeu. ■<br />
un rÉCent raPPort De FranCe-StratÉgie,organisme<br />
lié à Matignon, aborde<br />
la problématique des finalités de<br />
l’école. Il constate bien que le système<br />
éducatif actuel n’est qu’un système<br />
neutre et uniforme pour orga niser une<br />
distribution méritocratique des positions<br />
sociales… À partir de ce constat<br />
et de l’illusion de la notion républicaine<br />
d’égalité des chances pour la réalisation<br />
de cette finalité en elle-même<br />
contestable, il imagine trois modèles<br />
de système éducatif suivant la finalité<br />
privilégiée : l’école censée construire<br />
la société et ses membres - l’école<br />
préparant les élèves aux besoins du<br />
monde professionnel – l’école permettant<br />
l’accomplissement de la personnalité<br />
de chaque élève.<br />
ces trois finalités sont celles qui sont<br />
plus ou moins demandées à l’école<br />
d’assurer, mais elles ne peuvent se retrouver<br />
simultanément dans le même<br />
modèle. d’autre part chacune demande<br />
à ce qu’elle soit conforme aux<br />
besoins supposés de la socié té actuelle.<br />
Mais ce rapport a le mérite de<br />
poser le problème.<br />
le rapport se trouve sur le site : www.strategie.gouv.fr<br />
une analyse du rapport sur blogs.mediapart.fr/bernard-collot/blog/290916/les-finalites-de-lecole-enfin-posees-dans-unrapport<br />
pas autonome si on n’a pas développé les différentes<br />
capacités créatrices qui permettent de comprendre qu’ils<br />
ne sont que la création des langages et surtout qu’ils<br />
pourraient être autres. (l’école de la simplexité, the-<br />
Bookedition.com)<br />
5. l’épanouissement, le bien-être, le plaisir, la liberté<br />
de faire, etc. ne font alors que partie des conditions.<br />
d’autre part l’école est alors un espace où tous les<br />
enfants trouvent les conditions et un environnement<br />
qu’ils n’ont pas tous par ailleurs (inégalités).<br />
114 // N’Autre école - Q2c N° 5
entretien/CuLture/<br />
Entretien<br />
avec Jérôme Baschet<br />
d’une récente exposition historique à la cité des sciences à la<br />
réédition d’Adieux au capitalisme , de l’écho médiatique de son<br />
dernier ouvrage, assez rare pour ce type de travail, à son engagement<br />
au chiapas, les présences de Jérôme baschet sont<br />
multiples et réfléchies.<br />
Nous l’avons interrogé sur la cohérence de ses travaux et de ses<br />
engagements, et, naturellement, sur l’école.<br />
QueStionS de ClaSSe(S) – Dans Corps et âmes**, votre<br />
analyse historique débouche sur un élargissement anthro -<br />
pologique, où l’on quitte l’Occident pour le monde entier,<br />
et le Moyen-Âge pour des temps qui sont à sa frontière (intérieure<br />
?) et jusqu’à aujourd’hui. Pensez-vous en général<br />
que l’histoire doive s’élargir aux sciences sociales, afin<br />
d’y trouver une autre utilité sociale ? Dans la réflexion des<br />
chercheurs ? Dans l’enseignement ?<br />
JÉRôme BaSCHet – il est clair, pour moi, que l’histoire<br />
fait partie du champ des sciences sociales et qu’elle doit<br />
se penser comme telle. Si elles ont des « terrains »<br />
différents, c’est-à-dire des modes de relation différents à<br />
leurs « sources », toutes les sciences sociales ont un<br />
même objectif essentiel : comprendre les logiques des<br />
structures sociales et leurs dynamiques de transformation,<br />
dans la diversité des expériences qui composent la géohistoire<br />
de l’humanité et de ses multiples milieux. au<br />
cours du xx e siècle, c’est la rencontre avec les autres<br />
sciences sociales qui a permis les plus féconds renouvellements<br />
de la discipline historique : la sociologie pour<br />
marc Bloch et lucien febvre, la géographie notamment,<br />
pour fernand Braudel, l’anthropologie pour Jacques le<br />
Goff, qui en a tiré la proposition d’une « anthropologie<br />
historique ». Ceci, pour ne mentionner que quelques<br />
exemples, parmi d’autres possibles.<br />
Corps et âmes,<br />
une histoire de la personne<br />
au Moyen-Âge, Flammarion,<br />
2016.<br />
Adieux au capitalisme<br />
Autonomie, société du bien<br />
vivre et multiplicité des<br />
mondes rééd. la découverte,<br />
2016.<br />
Enfants de tous<br />
les temps, de tous<br />
les mondes, gallimard jeunesse,<br />
2010.<br />
et, en collaboration avec guillaume<br />
goutte, Enseignements<br />
d’une rébellion -<br />
La petite école zapatiste<br />
suivi de Un pont pour communiquer<br />
du compañero Maestro<br />
Galeano, l’escargot, 2014.<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 115
CuLture/entretien<br />
Marseille, école primaire quartier de la Joliette. – Myr MURATET<br />
il me semble qu’aujourd’hui, l’un des<br />
enjeux les plus aigus de la discipline historique<br />
consiste à développer des formes de comparatisme<br />
à la fois ambitieuses et rigoureuses.<br />
Cela n’a rien d’aisé, mais c’est indispensable<br />
au moment où semble s’imposer une nouvelle<br />
histoire globale, volontiers pensée à l’échelle<br />
de la planète. or, tous les mondes sociaux<br />
qui ont composé les mondes du passé ne<br />
peuvent être analysés seulement sous l’angle<br />
de leurs « connexions » : il faut aussi être<br />
capable d’en mesurer les écarts, pour pouvoir<br />
les situer à leur juste place, les uns par<br />
rapport aux autres, sans essentialiser les différences<br />
(par exemple entre occident et<br />
orient) mais sans non plus exclure, par principe,<br />
de véritables singularités (sinon, comment<br />
comprendre la domination que l’europe<br />
a imposée à presque tous les autres peuples<br />
du monde ?). Pour cela, l’histoire a besoin<br />
du secours de l’anthropologie, dont l’expérience<br />
en matière de comparatisme est bien<br />
plus ancienne et profonde.<br />
toutes ces questions ne concernent pas<br />
seulement la recherche et pourraient utilement<br />
trouver place dans l’enseignement secondaire.<br />
À travers les classes d’histoire,<br />
c’est bien à la compréhension de la multiplicité<br />
des formes de l’expérience collective<br />
qu’il s’agit d’introduire. Cela passe par la réflexion<br />
sur notre propre histoire, mais aussi<br />
sur celle des autres grandes trajectoires civilisationnelles,<br />
comme c’est le cas dans les<br />
programmes actuels. mais du point de vue<br />
de l’objectif même des sciences sociales, le<br />
privilège accordé aux « Grandes Civilisations<br />
» est tout à fait indu et l’omission des<br />
sociétés qu’on disait autrefois « primitives »<br />
ne se justifie nullement (en réalité, seul le fait<br />
116 // N’Autre école - Q2c N° 5
entretien/CuLture/<br />
toutes ces questions ne concernent<br />
pas seuLement La recherche et pourraient<br />
utiLement trouver pLace dans<br />
L’enseignement secondaire. à travers<br />
Les cLasses d’histoire, c’est bien<br />
à La compréhension de La muLtipLicité<br />
des formes de L’expérience coLLective<br />
qu’iL s’agit d’introduire.<br />
de voir dans l’État la forme légitime de l’organisation<br />
politique, permettant d’échapper<br />
au chaos de la guerre de tous contre tous,<br />
conduit à cette situation). Si on pense au<br />
contraire que les sociétés qu’on ne dit plus<br />
« primitives » sont tout aussi indispensables<br />
que les « Grandes Civilisations » à notre<br />
compréhension de l’expérience humaine<br />
dans sa diversité, alors, un recours accru à<br />
l’anthropologie devrait s’imposer. les indiens<br />
guaranis, par leur philosophie politique<br />
ou les achuars, par leur rapport aux non-humains,<br />
ont tout autant à nous apprendre que<br />
la Chine impériale des ming !<br />
QdC – dans adieux au capitalisme, quand<br />
vous abordez, brièvement, le domaine de<br />
l’école, c’est pour envisager une déscolarisation<br />
au moins partielle, dans la foulée<br />
d’ivan illich. Par ailleurs, il est fait allusion<br />
aux écoles zapa tistes et dans enfants de tous<br />
les temps…, le « modèle école » est envisagé<br />
de manière plus constructive (par Vaneigem<br />
notamment). ne pourrait-on pas<br />
envisager de considérer les classes ou les<br />
écoles populaires (car actuellement l’enseignement<br />
à la maison ou dans des écoles indépendantes<br />
est surtout le fait de membres<br />
des classes aisées) où est pratiquée une autre<br />
péda gogie, par exemple inspirée de freinet<br />
ou de freire, appartiennent à ces « espaces<br />
libérés » dont tu prônes l’expansion ?<br />
J. B. – C’est vrai que, dans adieux au capitalisme,<br />
j’insiste surtout sur la déscolarisation,<br />
dans une démarche fortement inspirée<br />
par ivan illich, dont la pensée est très présence<br />
au mexique, et notamment à l’université<br />
de la terre, à San Cristobal de las Casas.<br />
Cela est lié aussi à la perspective générale<br />
d’une dé-spécialisation qui me semble devoir<br />
caractériser le mouvement vers un<br />
monde libéré des logiques capitalistes – lesquelles<br />
poussent la division du travail et les<br />
dynamiques d’hyperspécialisation à un point<br />
jamais atteint auparavant, qui dessaisit chacun<br />
d’une multitude de capacités à faire et<br />
aboutit souvent à des situations absurdes<br />
(comme le fait d’acheter des salades prélavées<br />
sous plastique, parce que la presse généraliste<br />
est telle qu’on croit ne pas avoir<br />
deux minu tes pour faire le geste simple de<br />
laver une salade – ce qui implique qu’il<br />
existe de lourdes infrastructures, coûteuses<br />
en matériaux et en énergie, pour industrialiser<br />
la production de quelque chose d’aussi<br />
élémentaire qu’une salade).<br />
en fait, je parle d’une déscolarisation partielle<br />
(une part des apprentissages pouvant<br />
se dérouler dans les divers espa ces du faire<br />
collectif, une autre dans des lieux spécifiques,<br />
auxquels pourraient participer des<br />
personnes dont le rôle serait en grande partie<br />
de coordonner les échanges avec les détenteurs<br />
de savoirs particuliers). mais, surtout,<br />
il ne doit y avoir, en cette matière, nul dogmatisme.<br />
du type École ou déscolarisation<br />
(complète). les expériences ne peuvent être<br />
que multiples, et évolutives. du reste, dans<br />
l’expérience de l’autonomie zapatiste, l’attachement<br />
à la forme-École reste très fort,<br />
même si ses modes d’organisation et l’esprit<br />
qui l’anime s’écartent nettement du modèle<br />
dominant.<br />
les expériences pédagogiques alternatives,<br />
menées au sein de la forme-École, peuventelles<br />
être qualifiées d’« espaces libé rés » ?<br />
oui, assurément. il faut pour cela préciser<br />
que je ne parle pas d’espaces entièrement libérés,<br />
purs de toute ingérence des formes de<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 117
CuLture/entretien<br />
domination constitutives de la société de la<br />
marchandise. il suffit qu’ils soient en procès<br />
de libération, en lutte contre la reproduction<br />
de la tyrannie et de la destruction capitalistes.<br />
tout ce que nous faisons pour desserrer<br />
l’emprise de ces logiques, pour nous déprendre<br />
d’automatismes que nous reproduisons<br />
souvent nous-mêmes, dans la perspective<br />
qu’il est possible de nous avancer vers la<br />
construction de mondes non-capitalistes,<br />
tout cela nous aurions, en effet, intérêt à nous<br />
le représenter comme la création et la défense<br />
d’espaces libérés.<br />
QdC – Dans vos différents ouvrages, vous<br />
juxtaposez des centres d’intérêt dont on voit<br />
à la fois la spécificité et le lien : description<br />
des formes variées de l’enfance et de la manière<br />
dont elle a été et est considérée (Enfants<br />
de tous les temps), réfle xion sur ce que<br />
peut être l’anticapitalisme aujour d’hui<br />
(Adieux au capitalisme, auto nomie, société<br />
du bien vivre et multiplicité des mondes), histoire<br />
médiévale permettant d’éclai rer le<br />
contemporain (Corps et âmes). On est à<br />
mille lieues de l’homme de parti d’autrefois,<br />
pliant tout champ de réflexion à un unique<br />
lit de Procuste, mais on est également éloigné<br />
de la préciosité indifférente de nombre<br />
d’intellectuels du temps présent. N’y a-t-il<br />
pas là une figure nouvelle de l’engagement<br />
intellectuel ?<br />
J. B. – Pour moi, l’expérience concrète de la<br />
vie au Chiapas, au contact de la lutte<br />
d’hommes et de femmes, à la fois ordinaires<br />
et extraordinaires, qui construisent jour après<br />
jour un autre monde – le leur – en s’efforçant<br />
de repousser l’hétéronomie capitaliste, est ce<br />
qui a bouleversé ma vie et, accessoirement,<br />
mon travail comme historien. Cela m’a<br />
conduit à divers mélan ges des genres qui,<br />
sans eux, n’auraient probablement pas eu<br />
lieu.<br />
Par exemple, entre passé et présent. il est<br />
clair que, du point de vue des luttes, du point<br />
de vue du désir de transformation sociale,<br />
l’histoire s’écrit au présent. elle commence<br />
nécessairement par le présent. marc Bloch<br />
avait déjà clairement souligné que le rapport<br />
entre présent et passé est constitutif du savoir<br />
historique. on le répè te depuis, à sa suite.<br />
mais, le plus souvent, sans en tirer toutes les<br />
conséquences. or, si l’histoire pense le passé<br />
depuis le présent qui est le sien, penser ce<br />
présent devrait faire pleinement partie de sa<br />
tâche et être assumé comme tel (et pas seulement<br />
comme une réflexion menée à titre<br />
personnel).<br />
encore faut-il préciser que penser l’histoire<br />
depuis le présent n’oblige à nul enfermement<br />
dans ce présent. C’est là au contraire<br />
la principale maladie qui, aujour d’hui, affecte<br />
l’histoire, dans une époque où prévaut<br />
ce que françois Hartog a appelé le présentisme.<br />
oublieux de l’histoire et niant tout horizon<br />
alternatif, le présentisme nous voue à<br />
la fatalité de la réalité existante. C’est très<br />
exactement ce que proclamait françois<br />
furet, en même temps qu’il décrétait la « fin<br />
de la Révolution » : « nous sommes<br />
condamnés à vivre dans le monde dans lequel<br />
nous vivons. » les luttes réelles et les<br />
formes de rébellion et de résistance qui se<br />
manifestent un peu partout nous permettent<br />
de penser que cette sentence peut être démentie.<br />
et l’histoire, jointe aux autres<br />
sciences socia les, en nous faisant voir, depuis<br />
le présent, d’autres mondes possibles,<br />
dans le passé et dans le futur, devrait alimenter<br />
la critique de ce présent et nourrir le désir<br />
d’échapper à la puissance de destruction,<br />
écologique et psychique, qui en émane, de<br />
façon sans cesse plus dévastatrice. Je ne sais<br />
pas si cela fait l’utilité sociale de l’histoire,<br />
mais c’est en tout cas ce qui nous la rend infiniment<br />
précieuse. ■<br />
Propos recueillis par Jean-Pierre fournier<br />
118 // N’Autre école - Q2c N° 5
EN REVUES / LUTTES-ET-RATURES /<br />
EN REVUES…<br />
Le Nouvel éducateur<br />
« Freinet, toujours debout ! »,<br />
n° spécial, octobre 2016, 12 €.<br />
Octobre 2016, c’est le cinquantenaire<br />
de la disparition de Freinet,<br />
mais c’est aussi quatre-vingt-dix<br />
ans de pratiques, d’expérimentations<br />
et de recherches à l’école et<br />
hors de l’école, de la maternelle<br />
au lycée.<br />
Ce numéro exceptionnel de 140<br />
pages présente le mouvement<br />
Freinet, une actualité ancrée<br />
dans l’Éducation nouvelle qui, en<br />
ce début du XXI e siècle, demeure<br />
une force vive de propositions<br />
pour l’école populaire, celle de<br />
tous les enfants.<br />
Un dossier articulé en trois parties<br />
:<br />
– La construction d’un mouvement<br />
pédagogique avec des articles<br />
d’historiens, de compagnons<br />
de Freinet et de militants ;<br />
– L’actualité de la pédagogie Freinet,<br />
tout un avenir, avec des articles<br />
de praticiens, de militants,<br />
des secteurs et chantiers de<br />
l’ICEM ;<br />
– Ensemble pour l’Éducation,<br />
avec des paroles extérieures.<br />
C. C.<br />
Les Cahiers pédagogiques<br />
« Justice et injustices à l’école »<br />
novembre 2016, n° 532, 10 €.<br />
Est-ce vraiment un des meilleurs<br />
numéros des Cahiers depuis<br />
longtemps ou son thème touchet-il<br />
plus au vif la sensibilité militante,<br />
dont on sait qu’elle est à la<br />
source de toutes les constructions<br />
théoriques, et surtout de<br />
toutes les interventions pratiques<br />
? Je ne parle pas des seuls<br />
militants pédagogiques, mais de<br />
tous ceux qui veulent dire haut et<br />
fort, construire l’entraide, et combattre<br />
les injustices qui sont au<br />
fondement de cette société.<br />
En tout cas, ceux-là se plairont à<br />
la description des injustices scolaires,<br />
sous les plumes expertes<br />
et reconnues de François Dubet,<br />
de Bernard Defrance ou d’Éric<br />
Debarbieux. Ils réfléchiront aux<br />
alter natives que présente Sylvain<br />
Connac (le conseil coopératif),<br />
Véro nique Bavière et Christelle<br />
Nayrolles quand elles parlent des<br />
ateliers de réflexion et de réparation<br />
de leurs écoles, mais aussi<br />
d’autres dispositifs (heure de vie<br />
de classe en collège, évaluation<br />
formative, discussion à visées<br />
démo cratique et philosophique).<br />
La question de la justice n’est pas<br />
périphérique, elle touche le cœur<br />
des apprentissages, comme le<br />
montre Sylvie Grau dans un article<br />
qui donne à penser (elle<br />
évoque l’organisation du travail<br />
coopératif en maths). La formule<br />
« à ne pas manquer » est galvaudée,<br />
ce qui est, pour ce numéro…<br />
injuste. J.-P. F.<br />
Réfractions<br />
« La justice hors-la loi », automne<br />
2016, n° 37, 15 €.<br />
Nous l’avons dit fréquemment,<br />
c’est une bonne revue. Elle<br />
aborde cette fois-ci la question de<br />
la justice (« La justice hors-la-loi »)<br />
avec des textes de réflexion et<br />
l’exposé passionnant de deux<br />
expériences actuelles, celle du<br />
Chiapas et celle des Kurdes du<br />
Rojava. S’y ajoutent deux beaux<br />
textes de Kropotkine, qui ne sont<br />
pas à mettre sur la seule étagère<br />
« patrimoine » mais aussi « réfle -<br />
xion durable ».<br />
Peut-être un tour vers la justice<br />
réparative ou restaurative n’aurait-il<br />
pas été superflu ? Il y a<br />
pourtant là de belles réponses<br />
aux recettes mortifères des sécuritaires.<br />
Aucune référence à la<br />
question scolaire – à marier donc<br />
avec le numéro de novembre des<br />
Cahiers pédagogiques sur « Justices<br />
et injustices à l’école ». J.-P. F.<br />
Sciences humaines<br />
« Qu’est-ce qu’une bonne<br />
école ? », octobre 2016, n° 285,<br />
6,50 €.<br />
Ce dossier balaie les notions<br />
d’égalité, de réussite, d’épanouissement,<br />
de climat scolaire, de filières<br />
(Bac pro), d’architecture, ...<br />
Outre Meirieu et Dubet, on trouve<br />
un point sur « les études concernant<br />
l’effet-maître, l’effet-établissement,<br />
l’effet-classe », un panorama<br />
des écoles « autrement » :<br />
sans notes, sans chef, sans école<br />
(à la maison). La revue donne<br />
aussi la parole à ses lecteurs.<br />
L’occasion de faire entendre des<br />
points de vue encore<br />
minoritaires : www.scienceshumaines.com/_education<br />
NC<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 119
LUTTES-ET-RATURES / ÉDUCATION & PÉDAGOGIE<br />
LA LIGUE DE L’ENSEIGNEMENT<br />
une histoire politique (1866-1976)<br />
Jean-Paul Martin (dir.), Presses<br />
universitaires de Rennes<br />
(Histoire), 2016, 605 p., 29 €.<br />
Des centaines de milliers de bénévoles,<br />
des milliers de salariés<br />
impliqués dans des activités périscolaires<br />
ou de loisirs, un assemblage<br />
associatif gigantesque<br />
qu’on ne peut ignorer ; en même<br />
temps, un combat de 150 ans en<br />
faveur de la laïcité qui est au départ<br />
la raison d’être de la Ligue et<br />
qui lui donne aujourd’hui une certaine<br />
originalité politique,<br />
puisqu’elle a fait le choix d’une<br />
laïcité de compréhension et de<br />
dialogue, contre la tentation actuelle<br />
d’un raidissement plein<br />
d’arrière-pensées pas très propres.<br />
[...]<br />
Le travail n’avait jamais été réalisé,<br />
même si les acteurs<br />
s’étaient exprimés par écrit, mais<br />
sans la mise en perspective de<br />
l’historien, qui permet de dégager<br />
les enjeux sur un temps plus<br />
long. C’est son premier intérêt.<br />
[...] Un livre, même aussi riche<br />
que celui-ci –nous n’en avons<br />
transcrit que quelques aspects<br />
– ne peut pas tout dire.<br />
Et c’est preuve de sa réussite<br />
quand ses apports, nombreux<br />
sans être touffus, amènent à<br />
d’autres questions. J.-P. F.<br />
Recension complète sur le blog<br />
Luttes-et-ratures<br />
LES BLAGUES À PISA<br />
Le discours sur l’école d’une institution<br />
internationale,<br />
Daniel Bart et Bertrand Daunay,<br />
éditions du croquant, 2016, 131 p.,<br />
12 €.<br />
Le Programme international de<br />
suivi des acquis des élèves a été<br />
lancé en 2000. Une entreprise à<br />
l’échelle planétaire, couronnée de<br />
succès au point d’être devenu un<br />
incontournable (on ne dit même<br />
plus « le » Pisa, comme il conviendrait,<br />
mais « Pisa » tout court…)<br />
Et pourtant, Daniel Bart et Bertrand<br />
Daunay viennent sérieusement<br />
écorner voire désacraliser<br />
la rigueur de cette enquête qui,<br />
pour peu qu’on se penche scientifiquement<br />
sur ses milliers de<br />
pages, tourne effectivement<br />
à la « blague ».<br />
En marge de leurs recherches,<br />
ces deux universitaires ont collecté<br />
« bizarreries », « curiosités »<br />
et « contradictions » qui scandent<br />
ces travaux financés par l’OCDE,<br />
à travers l’exposé des analyses<br />
mais aussi dans les exercices qui<br />
servent de support à cette<br />
enquê te. L’ouvrage présente les<br />
carac téristiques du fonctionnement<br />
du discours du Pisa, son<br />
« raisonnement circulaire », sa parole<br />
d’autorité, ses affirmations<br />
parfois très douteuses (sur l’intelligence<br />
innée…) mais aussi un florilège<br />
de « blagues » issues de la<br />
« littérature » Pisa et rassemblées<br />
en fin de volume. Les fausses évidences<br />
succèdent aux déclarations<br />
incantatoires et aux injonctions<br />
libérales…<br />
Reste malgré tout, le moins drôle,<br />
la mise en évidence, en ce qui<br />
concerne l’école française, d’une<br />
formidable machine à creuser et<br />
légitimer les inégalités… on<br />
n’avait pas besoin de Pisa pour le<br />
savoir, d’autant que la répétition,<br />
de rapports en rapports, de cette<br />
triste réalité, n’a pour l’instant<br />
toujours rien changé au choix de<br />
l’élitisme dans le système éducatif<br />
de la France.<br />
Et là, fini de rire… G. C.<br />
ADOLESCENCE ET<br />
CONSTRUCTION DE L’AUTONOMIE<br />
INTELLECTUELLE ET MORALE<br />
Les conditions de la réussite<br />
Béatrice Clavel, Antoine Castano,<br />
Amandine Lépine,, Chronique sociale<br />
(Pédagogie - Formation),<br />
2016, 80 p., 14,50 €.<br />
Une enquête auprès d’élèves de<br />
seconde pro, en parallèle avec<br />
des lycéens en seconde générale,<br />
permet aux auteurs, à partir des<br />
catégories de Piaget, de montrer<br />
que nombre d’entre eux en restent<br />
au stage figuratif de la pensée<br />
(je perçois globalement, je<br />
réagis ici et maintenant) et ont du<br />
mal à passer à un mode opératif<br />
(j’analyse les éléments d’une situation,<br />
je compare, je construis).<br />
Dans le domaine des capacités<br />
psycho-sociales, pour parler le<br />
langage spécialisé, on va tout de<br />
suite au clash… pour parler le langage<br />
ordinaire.<br />
Travailler le raisonnement, ce devrait<br />
être la tâche de l’école, mais<br />
ce n’est pas le cas, constatent les<br />
auteurs. Pour cela, il faudrait des<br />
méthodes plus actives, et une autre<br />
évaluation. Un regard nouveau<br />
sur des questions qui sont posées<br />
par des auteurs ou des praticiens<br />
très différents, mais dont<br />
les diagnostics convergent.<br />
Un second ouvrage est attendu<br />
sur ce thème : on l’attend ! J.-P. F.<br />
120 // N’Autre école - Q2c N° 5
INTERNATIONAL, SOCIÉTÉ / LUTTES-ET-RATURES /<br />
CHRONIQUES DE GAZA<br />
mai-juin 2016,<br />
Sarah Katz, Pierre Stambul,<br />
Acratie, 2016, 92 p., 10 €.<br />
Les auteurs sont membres de<br />
l’UJFP (Union Française Juive<br />
pour la Paix), organisation juive<br />
anti-sioniste qui s’oppose à la politique<br />
de l’État d’Israël. Ces militants<br />
sont allés à Gaza pour témoigner<br />
et mettre en place des<br />
actions de solidarité. Il résulte de<br />
la mise en ordre de leurs notes<br />
journalières un tableau étonnamment<br />
vivant et varié de la situation<br />
locale : bien sûr elle est vraiment<br />
terrible, et le poids de l’injustice<br />
est sensible sous tous les<br />
aspects de la vie quotidienne. Il<br />
est poignant de lire l’enfermement<br />
des Gazaouis, leur appauvrissement<br />
organisé (l’exemple<br />
de la pêche est particulièrement<br />
parlant), les suites non-cicatrisées<br />
de la guerre. Mais il est<br />
aussi profondément encourageant<br />
de constater la ténacité et<br />
l’inventivité des habitants, notamment<br />
pour ce qui est de la production<br />
agricole et de l’enseignement<br />
: les auteurs évoquent avec<br />
précision les activités d’un peuple<br />
qui ne vit pas prostré mais qui au<br />
contraire multiplie les initiatives.<br />
Ainsi, un échange sur les programmes<br />
de maths dans le supérieur<br />
(Pierre Stambul est enseignant<br />
de mathématiques) semble<br />
assez ahurissant au lecteur…<br />
et symptomatique des capacités<br />
de résistance face à une terrible<br />
adversité.<br />
La surprise est aussi de constater<br />
la variété des options politiques<br />
et idéologiques, qui ne résument<br />
pas à l’affrontement OLP/Hamas/islamistes<br />
: les non-violents,<br />
les marxistes, les croyants tolérants<br />
voire les athées s’expriment<br />
(ce qui ne signifie pas qu’ils ont la<br />
vie facile). Et d’autre part la judéité<br />
affirmée des auteurs est<br />
bien vécue par leurs interlocuteurs.<br />
Un livre qui donne le grain<br />
de la réalité, qui fait réfléchir<br />
aussi sur un des lieux d’oppression<br />
le plus cité de notre planète,<br />
mais pas si bien connu que ça.<br />
J.-P. F.<br />
UN MONDE DE CAMPS<br />
Michel Agier (dir.), La Découverte,<br />
2016 [2014], 423 p., 25 €.<br />
Temporaires ou habités depuis<br />
plusieurs générations, camps de<br />
réfugiés, de migrants, camps<br />
roms : vingt-cinq monographies,<br />
avec un cadrage original pour<br />
chacune d’entre elles, brossent le<br />
tableau de ces mondes « en dehors<br />
», de ces milliers et centaines<br />
de milliers de laissés à<br />
l’écart. Chaque texte montre les<br />
logiques à l’œuvre dans chacune<br />
des situations, haineuses ou indifférentes<br />
la plupart du temps,<br />
les espaces étroits de l’humanitaire,<br />
la ténacité des victimes qui<br />
rusent et résistent. Maintenant<br />
que nous apprenons à vivre à<br />
côté de ces camps, aux portes et<br />
au cœur de l’Europe, il est plus<br />
qu’intéressant de les connaître :<br />
c’est une tâche de solidarité car,<br />
on le sait, mieux comprendre<br />
c’est mieux agir. Pas simplement<br />
à côté, mais à leurs côtés. J.-P. F.<br />
QUE FAIRE<br />
CONTRE LES INÉGALITÉS<br />
30 experts s’engagent<br />
Collectif, Observatoire des inégalités,<br />
118 p., 2016, 7,50 €.<br />
D’abord les connaître : une trentaine<br />
d’articles brefs, secteur par<br />
secteur. L’école n’est pas oubliée,<br />
d’abord évoquée dans le texte général<br />
d’introduction de Louis<br />
Maurin et Nina Schmitt, puis sujet<br />
de trois articles. On retiendra<br />
d’abord celui de Jean-Paul Delahaye,<br />
incisif à la fois sur la question<br />
des moyens qui manquent<br />
aux élèves pauvres et sur la pédagogie.<br />
D’autres articles (logement,<br />
santé, droit au séjour, discriminations)<br />
concernent également<br />
nos élèves et leurs parents,<br />
et décrivent les mécanismes :<br />
une dénonciation efficace car<br />
précise. Avec l’interrogation fondamentale<br />
de Patrick Savidan, reprise<br />
de son livre, sur cette<br />
étrange attitude vis-à-vis de l’inégalité,<br />
qui explique tant d’obstacles,<br />
y compris chez nos collègues…<br />
et qui mérite à son tour<br />
explication ! J.-P. F.<br />
Luttes-et-ratures<br />
d’autres notes de<br />
lecture (littérature,<br />
Bd, histoire, pédagogie,<br />
jeunesse,<br />
etc.) sont à découvrir<br />
sur le blog Q2C luttes et ratures...<br />
un blog régulièrement mis<br />
à jour pour suivre au plus près<br />
l’actualité éditoriale et qui accueille<br />
également vos contributions.<br />
www.questionsdeclasses.org<br />
/luttes-et-ratures/<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 121
LUTTES-ET-RATURES / FICTIONS & BD<br />
L’ESSAI<br />
Nicolas Debon, Dargaud, 2015,<br />
80 p., 16,45 €.<br />
« Lorsqu’un homme rêve, ce<br />
n’est qu’un rêve : Que plusieurs<br />
hommes rêvent ensemble et<br />
c’est le début d’une réalité ».<br />
C’est cette utopie réelle que ce<br />
magnifique album au graphisme<br />
épuré et expressif nous fait découvrir<br />
: Celle de « L’Essai », colonie<br />
libertaire fondée par Jean-<br />
Charles Fortuné Henry en 1903<br />
et démantelée en 1909.<br />
Au début : La volonté solitaire<br />
d’un homme qui s’installe dans<br />
une clairière perdue des Ardennes<br />
et l’hostilité des villageois<br />
qui se méfient de cet étranger<br />
prétendant « créer la colonie initiale<br />
de l’humanité future ». Puis<br />
c’est l’arrivée des camarades<br />
anarchistes et syndicalistes qui<br />
prennent part à l’aventure, surmontent<br />
les difficultés matérielles<br />
et donnent vie à l’idéal de liberté<br />
et d’égalité. Viennent ensuite les<br />
curieux des villages alentour, interloqués,<br />
intéressés par l’expérience<br />
: « Rien n’est enviable<br />
comme le bonheur ni contagieux<br />
comme l’exemple ». Et en 1906,<br />
c’est la création d’une imprimerie<br />
et d’un journal, « le Cubilot »:<br />
« Nos idées vont se propager au<br />
fond des consciences ». Mais le<br />
caractère autoritaire de Fortuné,<br />
la rudesse du quotidien, les tensions<br />
entre l’idéal social du projet<br />
et la réalité de la vie dans la colonie<br />
sont autant de coups portés à<br />
« L’Essai ».<br />
L’expérience s’est terminée…<br />
Mais elle a existé. Et cet album<br />
touchant qui la fait revivre nous<br />
fait beaucoup de bien en réaffirmant<br />
que les idéaux sont faits<br />
pour être réalisés. A. H.<br />
KOBANE CALLING<br />
Zerocalcare, Cabourakis, 2016,<br />
270 p., 23 €.<br />
Zerocalcare, bédéaste du milieu<br />
alternatif romain, dessinateur de<br />
la contre-culture punk italienne<br />
nous offre une BD qui oscille entre<br />
reportage à la Joe Sacco et<br />
carnet de voyage décalé, sincère<br />
et sensible. En 2014 puis en<br />
2015, l’auteur a accompagné<br />
une petite délégation apportant<br />
du matériel sanitaire au Rojava<br />
syrien dans le but de savoir, si oui<br />
ou non « on ne raconte pas des<br />
conneries sur la révolution, le<br />
confédéralisme démocratique,<br />
les femmes, tout ça », à la rencontre<br />
des miliciens et miliciennes<br />
kurdes des YPG-YPJ.<br />
Le récit mêle mise à distance et<br />
doute inhérent aux règles du reportage<br />
et expériences personnelles<br />
de Zerocalcare, ses peurs<br />
(il y a de quoi !), son empathie<br />
(profonde) et une distanciation<br />
constante par l’humour et un<br />
dessin aux expressions graphiques<br />
variées et parfois totalement<br />
décalées. Un livre important.Un<br />
livre important. F. S.<br />
CATCH 22<br />
Joseph Heller, Grasset (Le Livre de<br />
poche), 1985 [1961], 638 p.,<br />
8,10 €.<br />
Relisant pour la troisième fois (en<br />
quarante ans quand même), L’attrape-nigaud<br />
de Heller, j’ai eu envie<br />
de partager ce très grand roman<br />
étasunien, roman absurde,<br />
bouffon, révolté et kafkaïen qui<br />
préfigure MASH et les fictions<br />
anti-guerre du cinéma et de la littérature<br />
des États-Unis.<br />
En 1945, sur une petite île de la<br />
Méditerranée, Yossarian, un aviateur<br />
à bord d’un B-25, cherche<br />
par tous les moyens à échapper à<br />
la guerre et sa finalité, sa propre<br />
mort. Roman à la temporalité indéfinissable,<br />
dans un récit en spirale,<br />
boucles et mises en abyme,<br />
le lecteur rencontre des officiers<br />
supérieurs plus préoccupés de se<br />
faire la guerre entre eux que<br />
contre l’ennemi, un officier d’intendance<br />
qui fait du commerce<br />
international y compris avec l’ennemi<br />
avec lequel il passe contrat<br />
pour bombarder sa propre escadrille,<br />
des hommes obsédés par<br />
les femmes, prostituées romaines,<br />
infirmières ou comtesse<br />
italienne et plus encore obnubilés<br />
par leur tour de mission qui une<br />
fois bouclé leur permettrait de<br />
rentrer au pays. Mais il y a l’Article<br />
22 - catch 22 - auquel doit faire<br />
face Yossarian qui se fait passer<br />
pour fou en recevant, complètement<br />
nu et pour une mission ratée,<br />
une médaille. Hélas l’Article<br />
22 stipule : « Quiconque veut se<br />
dispenser d’aller au feu n’est pas<br />
réellement fou. »<br />
Livre culte des opposants à la<br />
guerre du Vietnam, ce roman, satire<br />
burlesque de la hiérarchie militaire<br />
et du capitalisme débridé,<br />
122 // N’Autre école - Q2c N° 5
FICTIONS & HISTOIRE / LUTTES-ET-RATURES /<br />
est un des très grand roman de<br />
l’après-guerre, paru en 1961 aux<br />
États-Unis (Gallimard, 1964) et<br />
qui a été réédité et retraduit en<br />
1985 chez Grasset et au Livre de<br />
poche sous le titre original de<br />
Catch 22 dans une traduction<br />
plus moderne. F. S.<br />
LE TALON DE FER<br />
Jack London, traduit de l’américain<br />
par Philippe Motimer, Libertalia,<br />
2016, 450 p., 16 €.<br />
Proposé dans une traduction totalement<br />
renouvelée, avec un appareil<br />
critique et un dossier très soigné<br />
consacré à la réception de<br />
l’œuvre, le fameux roman d’anticipation<br />
sociale de Jack London<br />
mérite d’être (re)découvert aujourd’hui,<br />
tant il résonne avec<br />
l’actualité la plus noire du moment.<br />
Les choix narratifs (un récit fictif<br />
rétrospectif, des « effets de réel »<br />
à travers les notes de bas de<br />
page qui présentent le roman<br />
comme un « document » sur l’histoire<br />
des luttes ouvrières du début<br />
du XX e siècle) en font un texte<br />
puissant, porté par le souffle de<br />
l’écriture de London. C’est aussi<br />
une réflexion politique lucide où<br />
certaines prédictions se sont, hélas,<br />
avérées prophétiques.<br />
Un classique de la littérature sociale<br />
de combat qui trouve ici un<br />
bel écrin. G. C.<br />
Chez le même éditeur, voir aussi<br />
Barthélémy Schwartz, Benjamin Péret<br />
l’astre noir du surréalisme, (Libertalia,<br />
2016, 328 p., 18 €) et sa recension<br />
sur notre site.<br />
VOYAGE<br />
EN TERRES D’ESPOIR<br />
Edwy Plenel, Les éditions de l’atelier,<br />
2016, 479 p., 25 €.<br />
C’est à une déambulation en<br />
terres d’espoir et de lutte que<br />
nous convie Edwy Plenel, avec<br />
comme guide et compagnon de<br />
voyage le Dictionnaire biographique,<br />
mouvement ouvrier, mouvement<br />
social (Le Maitron, pour<br />
reprendre le nom de son instigateur,<br />
instituteur révolutionnaire).<br />
L’ouvrage comporte deux parties,<br />
la première est une réflexion sur<br />
cette entreprise éditoriale sans<br />
pareil. Une « une autre histoire »,<br />
celle des opprimé.e.s rassemblés<br />
dans le Maitron sous le nom<br />
« d’ouvriers » synonyme ici de militant.e.s.<br />
Un nom générique qui<br />
dépasse largement les seuls travailleurs<br />
pour embrasser la vie de<br />
tous ceux et toutes celles qui luttent,<br />
prolétaires ou artistes et esclaves<br />
en révolte. « Une histoire<br />
actuelle », précise Plenel, celle de<br />
« l’immense multitude » dont il<br />
faut préserver le passé pour sauver<br />
l’avenir…<br />
La seconde partie du livre reproduit<br />
une sélection de notices biographiques.<br />
Un choix totalement<br />
arbitraire revendiqué par Plenel<br />
au nom de la géographie, de son<br />
intimité, du choix des oubliés et<br />
de méconnus, des obscurs ou<br />
tout simplement du hasard des<br />
pages qui se tournent… En deux<br />
ou trois phrases ou bien en plusieurs<br />
pages, ces notices balisent<br />
un itinéraire qui passe par les colonies,<br />
l’exil, les révolutions, bien<br />
entendu, mais aussi toutes les<br />
formes de résistance à l’oppression<br />
: la chanson, la sculpture, le<br />
savoir.<br />
Derrière l’hommage au dictionnaire,<br />
c’est un appel à reprendre<br />
en main notre histoire, elle « n’est<br />
jamais écrite [...] elle ne fait rien.<br />
Nous la faisons, dans la rencontre<br />
des individus et des circonstances.<br />
Une rencontre dont il dépend<br />
de nous, et de nous seuls,<br />
qu’elle soit désastreuse ou prometteuse.<br />
» G. C.<br />
Je m’abonne ou j’abonne un proche<br />
la revue n’autre école est en vente<br />
en librairie (diffusion Harmonia mundi)<br />
et par abonnement.<br />
5 numéros : 25 € tarif normal<br />
15 € précaires / 30 € international & soutien.<br />
Chèques à l’ordre de Questions de classes,<br />
à envoyer à Questions de classe(s),<br />
CiCP, 21 ter, rue Voltaire 75020 Paris<br />
ou bien en paiement en ligne sur le site :<br />
www.questionsdeclasses.org/Commandes-et-abonnement-a-notrerevue-et-a-nos-ouvrages<br />
les 4 premiers numéros sont toujours disponibles<br />
au prix de 5 € + frais de port (2,80 €).<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 123
LUTTES-ET-RATURES / LECTURE JEUNESSE<br />
MARIE CURIE :<br />
NON AU DÉCOURAGEMENT<br />
Roman historique<br />
Élisabeth Motsch, Actes Sud<br />
Junior (Ceux qui ont dit non),<br />
2016, 94 p., 8 €.<br />
Trente-troisième titre de la collection<br />
« Ceux qui ont dit non »,<br />
ce court roman historique<br />
débute le jour où Marya<br />
Skłodowska et ses sœurs se<br />
font refouler avec mépris par le<br />
préposé aux inscriptions à l’université<br />
de Varsovie : « Des filles<br />
voulant se mêler aux garçons<br />
sur les bancs de l’illustre université<br />
! Quelle incorrection ! » Mais<br />
heureusement, Marya ne s’est<br />
pas découragée.<br />
Ce récit facile à lire retrace de<br />
manière assez exhaustive le<br />
parcours de Marie Curie, première<br />
femme à avoir reçu un<br />
prix Nobel (et même deux !) :<br />
les obstacles à surmonter avant<br />
de pouvoir se lancer dans sa<br />
carrière scientifique, sa rencontre<br />
avec Pierre Curie, leurs recherches<br />
sur le radium et la radioactivité,<br />
son engagement auprès<br />
des blessés pendant la<br />
Première Guerre mondiale, ses<br />
craintes quant aux usages possibles<br />
de ses découvertes.<br />
Un petit livre qui raconte que<br />
les filles ont le droit d’être fortes<br />
en sciences et que les femmes<br />
ont toute leur place parmi les<br />
« grands hommes » ! A. H.<br />
LA DÉCLARATION DES DROITS<br />
DES MAMANS / LA DÉCLARA-<br />
TION DES DROITS DES PAPAS<br />
Album à partir de 6 ans.<br />
Élisabeth Brami, Estelle Billon-<br />
Spagnol (ill.), Talents hauts,<br />
2016, 32 p., 12,50 € chaque.<br />
Ces 2 albums sont soutenus par<br />
Amnesty international pour que<br />
les stéréotypes et les discriminations<br />
soient combattus. 15 articles,<br />
un par double page pour les<br />
deux albums, appuyés par des illustrations<br />
très drôles et convaincantes<br />
de situations de la vie quotidienne.<br />
1 er article des droits des<br />
mamans : Le droit de ne pas être<br />
parfaites. De ne pas tout savoir<br />
sur tout, de se tromper, d’oublier,<br />
de faire des bêtises et parfois, de<br />
lâcher un gros mot. Elles n’ont<br />
pas de super-pouvoirs.<br />
8 e article des droits des papas :<br />
Le droit de n’être ni sportifs, ni<br />
bricoleurs, ni costauds, ni machos<br />
: de n’avoir pas d’auto,<br />
même pas le permis moto.<br />
De n’être pas des super-héros.<br />
2 albums à avoir dans toutes les<br />
familles ! À partir de 5 ans. S. N.<br />
MON AMI PRÉHISTORIQUE<br />
Album à partir de 6/7 ans.<br />
Karim Ressoumi-Demigneux,<br />
Chloé Fraser (ill.), Rue du Monde,<br />
2016, 32 p., 16,50 €.<br />
Antonin n’a plus peur depuis qu’il<br />
parle et vit des moments imaginaires<br />
avec son ami… préhistorique…<br />
Il apprend à crier, à chasser<br />
le mammouth et sort de ses<br />
pensées en se découvrant une<br />
règle à la main poursuivant son<br />
chien. Une histoire très riche par<br />
les paroles de l’enfant qui verbalise<br />
ses craintes et son appréhension<br />
et parfois même son incompréhension<br />
du monde ; l’écriture<br />
est vive et piquante, elle frappe<br />
juste, on est bien dans la tête de<br />
l’enfant. Antonin va puiser dans<br />
son imaginaire la force qui lui permettra<br />
de dépasser ses peurs.<br />
« Comme j’avais peur des cauchemars,<br />
j’avais peur de m’endormir.<br />
Mais j’avais également peur de<br />
me réveiller, car sitôt tombé du lit,<br />
après avoir enfin réussi à mettre<br />
mes chaussons à l’endroit, il fallait<br />
manger pour prendre des<br />
forces mais pas mettre mes<br />
coudes sur la table… répondre<br />
aux questions, mais pas parler la<br />
bouche pleine, m’essuyer la<br />
bouche mais pas me lécher les<br />
doigts, me laver les dents longtemps<br />
mais prendre une douche<br />
rapide… »<br />
Chloé Fraser illustre à merveille<br />
cet imaginaire et apporte elle<br />
aussi une belle touche délicate<br />
aux situations ; elle est à la fois<br />
descriptive et toujours empathique.<br />
S. N.<br />
Voir les autres notes sur notre site<br />
Luttes-et-ratures.<br />
n’autre école, la revue de Questions<br />
de classe(s), n° 5 – hiver 2016/2017<br />
Périodicité : trimestriel<br />
Prix du n° : 5 € / iSSn 2491- 2697<br />
dir. de publication : n. Hernoult<br />
maquette & mise en page : G. Chambat<br />
Correction : S. Bidault<br />
iconographie : myr muratet<br />
une et der de couv. : É. Zafon<br />
Site & contact :<br />
www.questionsdeclasses.org<br />
contact@questionsdeclasses.org<br />
abonnements<br />
Paiement en ligne sécurisé sur le site<br />
ou par courrier à Questions de classe(s) n’autre<br />
école, CiCP,<br />
21 ter, rue Voltaire 75011 Paris.<br />
Chèques à l’ordre de « Questions de classes »<br />
impression :<br />
la Source d’or, Clermont-ferrand<br />
diffusion<br />
Harmonia mundi livres libertalia<br />
Publiée sous Creative commons.<br />
Pas d’utilisation commerciale.<br />
124 // N’Autre école - Q2c N° 5
LECTURES JEUNESSE / LUTTES-ET-RATURES /<br />
LIBERTÉ D’EXPRESSION :<br />
A-T-ON LE DROIT DE TOUT DIRE ?<br />
Documentaire jeunesse<br />
Daniel Schneidermann, Étienne Lécroart<br />
(ill.), la ville brûle<br />
(Jamais trop tôt), 2015, 64 p., 10 €.<br />
Excellent ce manuel sur la liberté<br />
d’expression : 20 chapitres pour<br />
expliquer ce droit fondamental,<br />
explorer ses limites, étudier les<br />
cas particuliers. Exemples de<br />
thème abordé : « Censure et autocensure<br />
», « Pourquoi il faut critiquer<br />
les médias », « A-t-on le droit<br />
de rire de Dieu ? ».<br />
Destiné aux adolescents, Daniel<br />
Schneidermann, journaliste fondateur<br />
d’Arrêt sur Images nous<br />
livre une analyse claire, servie<br />
avec humour par des illustrations<br />
pertinentes d’Étienne Lécroart.<br />
C. T.<br />
Dans la même collection (voir sur<br />
notre site : Pourquoi les riches<br />
sont-ils de plus en plus riches ?)<br />
CE QUI NOUS RASSEMBLE<br />
Album<br />
Noé Carlin, Sandra Poirot Chérif<br />
(ill.), Rue du Monde (Mes petites<br />
collections), 2016, 48 p., 13,80 €.<br />
Ce qui nous rassemble ? Tout<br />
simplement les toutes petites<br />
choses de la vie, ces choses que<br />
l’on a tous faites mais dont on n’a<br />
pas forcément parlé aux autres…<br />
« essayer de semer son ombre en<br />
courant très vite », « croire qu’on<br />
est le seul à faire des oreilles de<br />
lapin sur la photo de classe »…<br />
Noé Carlain (pseudonyme de 2<br />
auteurs, Carl Norac et Alain<br />
Grousset) recense(nt) nos petites<br />
manies, nous les humains de tout<br />
âge et de toute origine ! Jolie entrée<br />
dans la réflexion sur nos<br />
points communs. S. N.<br />
Le site de l’illustratrice :<br />
http://sandrapoirotte.blogspot.f<br />
r/2016/08/en-librairie.html<br />
CE TIGRE A AVALÉ<br />
MON CARNET DE DESSIN<br />
Album à partir de 7 ans<br />
Alain Serres, Laurent Corvaisier,<br />
Rue du Monde, 2016, 40 p., 17 €.<br />
Alain Serres raconte Laurent Corvaisier<br />
qui se dessine dans les situations<br />
dans lesquelles l’a mis<br />
l’auteur. Comme à son habitude,<br />
Alain Serres raconte poétiquement<br />
et avec humour, ici, la passion<br />
de Laurent Corvaisier pour la<br />
peinture, sa façon de voir le<br />
monde et de le croquer.<br />
Laurent est heureux quand il<br />
peint et malheureux quand il ne<br />
touche pas à ses <strong>coul</strong>eurs, alors<br />
soit tout est beau autour de lui,<br />
soit tout est triste. Son plus grand<br />
trésor est contenu dans son carnet<br />
de dessins qu’il emporte partout<br />
avec lui. Et puis une nuit il se<br />
réveille en sueur ! Il a perdu son<br />
carnet ! Alors il va mener l’enquête<br />
et arriver jusqu’au tigre de<br />
la ménagerie ; il est persuadé que<br />
c’est lui qui l’a avalé ! Ira-t-il<br />
jusqu’à lui ouvrir le ventre pour retrouver<br />
son précieux carnet…<br />
Un livre d’art ! Un livre qui ouvre<br />
des portes comme sait si bien le<br />
faire Rue du Monde ! L’auteur et<br />
l’artiste nous offrent leur connivence,<br />
que l’on savoure. S. N.<br />
* Rue du Monde publie en même temps<br />
que cet album Ceci est mon carnet de<br />
dessin, le carnet de Laurent Corvaisier<br />
qu’a bien failli avaler le tigre !<br />
PAPA, POURQUOI<br />
T’AS VOTÉ HITLER ?<br />
1933, les nazis arrivent<br />
au pouvoir en Allemagne<br />
Récit historique - fiction<br />
Didier Daeninckx (texte) et Pef (ill.),<br />
Rue du monde (Histoire d’Histoire),<br />
2016, 48 p., 15,80 €.<br />
Au début de ce récit historique<br />
fictionnel, cet opus met en<br />
scène une famille allemande en<br />
mars 1933. Le père vote Hitler<br />
et la mère s’y oppose. Rudi se<br />
souvient et raconte : triomphe<br />
d’Hitler, premières brimades et<br />
violences contre les juifs,<br />
construction du camp de Dachau,<br />
autodafé, parades nazis,<br />
... Puis, la dernière partie de l’album<br />
raconte la guerre, les bombardements,<br />
l’arrivée des<br />
troupes américaines, la ville détruite.<br />
Comme les autres titres de la<br />
collection Histoire d’Histoire, ce<br />
texte sensible et adapté au public<br />
de fin de primaire et début<br />
collège, – mais pouvant être lu<br />
jusqu’en 3 e –, est accompagné<br />
d’un fil documentaire constitué<br />
de documents d’époque qui<br />
éclairent le récit. Les illustrations<br />
de Pef rythment l’album<br />
en jouant de toute la palette<br />
des <strong>coul</strong>eurs, du rouge des SA<br />
et des militants nazis aux verts<br />
sombres, aux bruns et aux gris<br />
qui peignent la mort et les ravages<br />
du totalitarisme. F. S.<br />
N’Autre école - Q2c N° 5 // 125