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une vue d'ensemble de la litterature turque - Books From Turkey

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UNE VUE D’ENSEMBLE<br />

DE LA LITTERATURE TURQUE<br />

Ta<strong>la</strong>t S. Halman*<br />

Depuis <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière fois que je t’ai <strong>vue</strong><br />

J’ai trouvé <strong>de</strong> courageux nouveaux mots<br />

Pour faire que <strong>la</strong> poésie respire dans un ciel plus <strong>la</strong>rge.<br />

Cemal Süreya<br />

1


Traduction en Français:<br />

Berna Tunalı<br />

Sandrine Belikırık


Il est d’usage <strong>de</strong> dire que <strong>la</strong> République <strong>turque</strong> s’est<br />

construite sur les ruines et les cendres <strong>de</strong> l’Empire Ottoman. En<br />

cette année décisive <strong>de</strong> 1923, l’intellectuel Ziya Gökalp, jouissant<br />

d’<strong>une</strong> certaine influence sociale, écrivit: «Nous appartenons à <strong>la</strong><br />

nation <strong>turque</strong>, à <strong>la</strong> communauté musulmane et à <strong>la</strong> civilisation<br />

occi<strong>de</strong>ntale…. Notre littérature doit aller vers les gens et en<br />

même temps, vers l’Ouest.» Sa façon <strong>de</strong> voir l’i<strong>de</strong>ntité <strong>turque</strong> était<br />

juste considérant les réalités historiques ainsi que les efforts en<br />

terme d’Occi<strong>de</strong>ntalisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> Turquie. Ses conseils pour que<br />

<strong>la</strong> littérature <strong>de</strong>s hommes ai<strong>de</strong> à découvrir les normes et valeurs<br />

littéraires <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt se sont avérés utiles et prophétiques. La<br />

littérature <strong>de</strong> <strong>la</strong> République <strong>turque</strong> a atteint le double objectif <strong>de</strong><br />

Gökalp mais elle a également permis d’atteindre avec succès <strong>de</strong>s<br />

résultats dans d’autres domaines.<br />

Durant le vingtième siècle, <strong>la</strong> révolution, l’innovation et<br />

l’occi<strong>de</strong>ntalisation ont été les mots d’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> nation <strong>turque</strong>.<br />

Les hommes <strong>de</strong> lettres ont joué <strong>de</strong>s rôles importants lors <strong>de</strong><br />

ces transformations sociopolitiques et <strong>de</strong> ces transformations<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie économique et culturelle: non seulement ont-ils été<br />

<strong>de</strong>s avocats éloquents du progrès, mais aussi <strong>de</strong>s catalyseurs,<br />

précurseurs, pionniers et détenteurs <strong>de</strong> nouvelles idées<br />

d’innovation. Aujourd’hui, comme c’est en réalité le cas <strong>de</strong>puis le<br />

<strong>de</strong>rnier millénaire, <strong>la</strong> littérature <strong>turque</strong> semble confirmer les dires<br />

<strong>de</strong> Carlyle: «L’Histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie d’<strong>une</strong> nation est l’essence <strong>de</strong><br />

son Histoire: politique, scientifique et religieuse.» Ajoutons-y <strong>la</strong><br />

remarque <strong>de</strong> Gustave E. von Gr<strong>une</strong>baum: «La littérature a toujours<br />

été l’art du mon<strong>de</strong> musulman, exception faite <strong>de</strong>s chefs d’œuvre<br />

<strong>de</strong> peinture et d’architecture.»<br />

La poésie ou <strong>la</strong> littérature en général a été <strong>la</strong> quintessence<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> culture <strong>turque</strong> jusqu’à aujourd’hui et un miroir fidèle <strong>de</strong>s<br />

réalités socioéconomiques <strong>de</strong> <strong>la</strong> Turquie <strong>de</strong>puis l’inauguration <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> République. Presque tous les aspects <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>turque</strong>, politique<br />

et culturelle ont trouvé leur expression directe ou indirecte dans<br />

3


4<br />

<strong>la</strong> poésie, dans le théâtre, dans <strong>de</strong>s critiques ou <strong>de</strong>s écrits<br />

académiques. Les thèmes et objets ont inclus le nationalisme, <strong>la</strong><br />

justice sociale, <strong>la</strong> recherche du mo<strong>de</strong>rnisme, l’Occi<strong>de</strong>ntalisation,<br />

<strong>la</strong> culture popu<strong>la</strong>ire, les progrès économiques et technologiques,<br />

<strong>la</strong> dignité <strong>de</strong> l’Homme, le mysticisme, <strong>la</strong> société plurielle, les Droits<br />

et Libertés fondamentaux <strong>de</strong> l’Homme, les idées démocratiques,<br />

le culte du Héro, le populisme, le culte d’Atatürk, <strong>la</strong> pensée<br />

prolétaire, le Turanisme, l’idéologie Marxiste-léniniste, le retour <strong>de</strong><br />

l’Is<strong>la</strong>m, l’Humanisme, finalement, tous les aspects et composants<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> culture contemporaine.<br />

Cependant, le rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature ne s’est pas limité à celui d’un<br />

miroir <strong>de</strong> <strong>la</strong> société et <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie intellectuelle. Les différents genres<br />

littéraires n’ont pas seulement incarné <strong>de</strong>s idées, <strong>de</strong>s idéologies,<br />

<strong>de</strong>s valeurs et <strong>de</strong>s vérités, <strong>de</strong>s croyances et <strong>de</strong>s aspirations mais<br />

ils ont aussi permis <strong>de</strong> véhiculer <strong>de</strong>s critiques, <strong>de</strong>s protestations,<br />

<strong>de</strong>s oppositions et <strong>de</strong>s résistances. La littérature en Turquie est un<br />

catalyseur <strong>de</strong> changements. Elle invite à accomplir un renouveau<br />

en termes esthétiques, elle prête sa voix à <strong>de</strong>s innovations<br />

socioéconomiques et culturelles, elle apporte l’impulsion à <strong>de</strong>s<br />

changements progressifs ou révolutionnaires et elle soutient <strong>de</strong>s<br />

propagan<strong>de</strong>s <strong>de</strong> bonne foi.<br />

La littérature <strong>turque</strong> fait partie à <strong>la</strong> fois <strong>de</strong>s plus je<strong>une</strong>s et<br />

<strong>de</strong>s plus anciennes littératures du mon<strong>de</strong>. Sa tradition créative,<br />

d’après <strong>de</strong> nombreux spécialistes, remonte à avant Jésus Christ.<br />

Ses écrits remonteraient au treizième siècle.<br />

Durant leur longue histoire, les Turcs ont vécu plus <strong>de</strong><br />

changements que <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s autres nations et paradoxalement,<br />

ils ont réussi à gar<strong>de</strong>r leurs traits culturels essentiels. Pendant <strong>de</strong>s<br />

siècles, ils ont vécu en tant que tribus noma<strong>de</strong>s, ils ont crée <strong>de</strong><br />

petits ou <strong>de</strong> <strong>la</strong>rges états dans <strong>de</strong>s régions d’Asie, ont crée l’Empire<br />

Seldjouki<strong>de</strong> en Asie mineure et plus tard, l’Empire Ottoman qui<br />

vécut du treizième au vingtième siècle. Finalement, ils ont établi


<strong>la</strong> république mo<strong>de</strong>rne. Durant les différentes étapes <strong>de</strong> leur<br />

Histoire, les communautés <strong>turque</strong>s ont adopté le Shamanisme,<br />

le bouddhisme, le Judaïsme, le Christianisme, le Manichéisme,<br />

le Zoroastrisme et d’autres croyances jusqu’ à ce que <strong>la</strong> plupart<br />

embrasse l’Is<strong>la</strong>m il y a plus <strong>de</strong> mille ans. Leur <strong>la</strong>ngue, l’<strong>une</strong> <strong>de</strong>s plus<br />

régulières grammaticalement par<strong>la</strong>nt a emprunté cinq écritures<br />

différentes: köktürk, uyghur, arabe, cyrillique et Latin <strong>de</strong>puis 1928.<br />

Les traditions lyriques et épiques <strong>de</strong>s premiers siècles ont<br />

donné naissance aux chefs d’oeuvre <strong>de</strong> <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> pré-ottomane:<br />

Divan ü lugat-it-Türk, un recueil <strong>de</strong> linguistiques <strong>turque</strong>s et <strong>de</strong><br />

poésies; Kutadgu Bilig, un miroir pour les princes; La poésie<br />

popu<strong>la</strong>ire mystique <strong>de</strong> Yunus Emre qui est remarquable; İnter Alia,<br />

pour son Humanisme universel.<br />

La littérature ottomane, qui considère <strong>la</strong> poésie comme un<br />

art supérieur, utilise <strong>de</strong>s formes et <strong>de</strong>s valeurs esthétiques <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> littérature is<strong>la</strong>mique arabo-persanne. L’élite instruite, dirigée<br />

par le Sultan (beaucoup d’entre eux étant eux même <strong>de</strong> vrais<br />

poètes) a produit <strong>de</strong> nombreux vers portant les traces d’<strong>une</strong><br />

<strong>la</strong>ngue soutenue, d’un vocabu<strong>la</strong>ire didactique, d’<strong>une</strong> euphonie,<br />

d’agonies romantiques, al<strong>la</strong>nt du sacrifice au formalisme et à <strong>la</strong><br />

tradition et du mysticisme au sufisme. La prose, bien que n’étant<br />

pas très estimée par les tenants <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature ottomane, compte<br />

quelques excellents travaux, particulièrement ceux <strong>de</strong> Evliya<br />

Çelebi, commentateur culturel du dix-septième siècle. L’Empire<br />

Ottoman nourrit <strong>une</strong> riche tradition <strong>de</strong> théâtre faite <strong>de</strong> Karagöz<br />

(spectacle d’ombres) Meddah (conteur et imitateur) et Orta oyunu<br />

(<strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> commedia <strong>de</strong>ll’arte).<br />

La tradition orale, ajoutée à celle <strong>de</strong>s histoires <strong>de</strong> De<strong>de</strong> Korkut,<br />

narrant les exploits héroïques <strong>de</strong>s Turcs, produisit un grand<br />

nombre <strong>de</strong> légen<strong>de</strong>s et histoires. Le résultat principal est <strong>la</strong> poésie<br />

popu<strong>la</strong>ire, crée par <strong>de</strong>s ménestrels et <strong>de</strong>s troubadours, dont les<br />

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6<br />

voix portent spontanément et simplement, à travers un <strong>la</strong>ngage<br />

simple, <strong>la</strong> sensibilité, les aspirations, les protestations sociales, les<br />

opinions critiques <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses non éduquées. Utilisant les formes<br />

<strong>de</strong> vers turcs et les mètres syl<strong>la</strong>biques, souvent improvisée et<br />

chantée avec un accompagnement musical, forte en assonances,<br />

allitérations et rythme inexact, <strong>la</strong> poésie popu<strong>la</strong>ire parle <strong>de</strong> thèmes<br />

comme l’amour, l’héroïsme, <strong>la</strong> beauté, <strong>la</strong> nature et parfois, le<br />

mysticisme.<br />

La poésie c<strong>la</strong>ssique quant- à elle est restée sous <strong>la</strong> forte<br />

influence <strong>de</strong>s vers perses et arabes. Elle tenta d’imiter <strong>la</strong> même<br />

forme <strong>de</strong> vers, <strong>de</strong> rythme, <strong>de</strong> mètres, <strong>la</strong> mythologie et le même<br />

Weltanschauung. Elle adopta un corpus substantiel <strong>de</strong> vocabu<strong>la</strong>ire<br />

venant <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues perse et arabe.<br />

Jusqu’au vingtième siècle, <strong>de</strong>ux courants littéraires principaux,<br />

convergeant rarement, constituèrent le gros <strong>de</strong>s arts créatifs turcoottomans:<br />

poesia d’arte et poesia popo<strong>la</strong>re, pour utiliser les <strong>de</strong>ux<br />

catégories <strong>de</strong> Croce. La première incarne <strong>la</strong> littérature <strong>de</strong>stinée<br />

à <strong>une</strong> élite, littérature travaillée, riche, raffinée. La <strong>de</strong>uxième<br />

représente <strong>la</strong> littérature orale irresponsable, réaliste, spontanée<br />

et native. La poesia d’arte est presque toujours un phénomène<br />

urbain et souvent <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses sociales élevées alors que <strong>la</strong> poesia<br />

popo<strong>la</strong>re fleurissait souvent du côté rural. La première comme son<br />

nom l’indique est étroitement liée à son objet d’art pour art alors<br />

que <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième est engagée ou a <strong>une</strong> fonction et <strong>une</strong> substance<br />

utilitaire.<br />

Les aspects conventionnels: formalisme stricte, comparaisons<br />

et métaphores ainsi que les thèmes et sujets <strong>de</strong> base <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

littérature ottomane c<strong>la</strong>ssique peuvent être vus dans <strong>une</strong> gazel<br />

(o<strong>de</strong> lyrique) <strong>de</strong> Fuzuli (1556), l’un <strong>de</strong>s plus grands maîtres,<br />

dans <strong>une</strong> traduction fidèle mais grotesquement archaïque <strong>de</strong><br />

E.J.W.Gibb, l’infatigable spécialiste ang<strong>la</strong>is qui a réalisé <strong>la</strong>


meilleure étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s vers ottomans, 1 mais qui endommagea peutêtre,<br />

et ce <strong>de</strong> manière irréparable, <strong>la</strong> littérature <strong>turque</strong> en raison <strong>de</strong><br />

ses traductions anachroniques:<br />

Les compagnons sont insouciants, les sphères sont impitoyables, <strong>la</strong><br />

chance est inconstamment calme;<br />

Les souffrances sont nombreuses, les amis sont peu, fort est l’ennemi,<br />

désespérée est ma situation.<br />

Les ombres gracieuses <strong>de</strong> l’espoir s’en sont allées, le soleil <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

passion est féroce et chaud;<br />

Noble est le niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> ruine, mo<strong>de</strong>ste est le rang du bien.<br />

Un petit pouvoir freine <strong>la</strong> compréhension, <strong>la</strong> voix <strong>de</strong>s calomnies,<br />

Maigres sont les racines <strong>de</strong> <strong>la</strong> chance capricieuse, le quotidien<br />

aggrave le répit <strong>de</strong> l’amour.<br />

Je suis un étranger dans ce pays, le chemin <strong>de</strong> l’union est en proie à<br />

<strong>la</strong> fourberie;<br />

Je suis un être doté d’un esprit simple, le mon<strong>de</strong> avec <strong>de</strong>s spectacles<br />

féeriques est composé.<br />

Chaque silhouette é<strong>la</strong>ncée forme un flux inondant <strong>de</strong> Lamentations,<br />

Chaque croissant est un gros titre du défilement que <strong>la</strong> folie appelle.<br />

L’Apprentissage <strong>de</strong> <strong>la</strong> dignité est instable comme <strong>la</strong> feuille sous le vent;<br />

Le fonctionnement <strong>de</strong> <strong>la</strong> chance est inversé, comme les arbres dans<br />

les eaux vives.<br />

La blessure souhaitait <strong>la</strong> frontière, <strong>la</strong> route <strong>de</strong> l’essai étant pleine<br />

d’angoisse;<br />

On aspire à l’arrêt, toute <strong>la</strong> route <strong>de</strong> <strong>la</strong> preuve étant jonchée d’effroi.<br />

Tout comme <strong>la</strong> douce voix <strong>de</strong> <strong>la</strong> harpe, l’envie <strong>de</strong> beauté se cache<br />

<strong>de</strong>rrière le voile;<br />

Comme <strong>de</strong>s bulles <strong>de</strong> vin, a inversé le bécher du p<strong>la</strong>isir.<br />

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8<br />

La séparation est mon partage, sème l’angoisse sur les terres <strong>de</strong><br />

l’union;<br />

Ah, je ne sais où me tourner, personne n’est là pour indiquer le droit<br />

chemin.<br />

Des <strong>la</strong>rmes rouges ont saisi <strong>la</strong> joue blême <strong>de</strong> Fuzuli;<br />

Voyez, ce qui ombre <strong>la</strong> sphère azure à <strong>la</strong> lumière.<br />

Un siècle après les travaux <strong>de</strong> Gibb, je propose ce qui suit<br />

(moins déformée et plus idiomatique), <strong>la</strong> traduction d’<strong>une</strong> autre<br />

o<strong>de</strong> lyrique <strong>de</strong> Fuzuli. Cette traduction tente <strong>de</strong> reproduire <strong>la</strong><br />

structure formelle, le type <strong>de</strong> rime, et les effets rythmiques <strong>de</strong><br />

l’original.<br />

Je ne moissonne pas <strong>de</strong> gains mais seulement <strong>de</strong>s ennuis à votre<br />

p<strong>la</strong>ce lorsque je m’approche;<br />

Mon envie <strong>de</strong> mourir sur le chemin <strong>de</strong> ton amour est tout ce qui m’est<br />

cher.<br />

Je suis <strong>la</strong> flûte <strong>de</strong> roseau quand les chagrins s’assemblent. Jetée au<br />

vent<br />

Ce que vous trouvez dans ma dépouille, dans mon corps <strong>de</strong>sséché<br />

sauf le désir.<br />

Puissent <strong>de</strong>s <strong>la</strong>rmes <strong>de</strong> sang tirer les ri<strong>de</strong>aux sur mon visage le jour<br />

<strong>de</strong> notre séparation<br />

Pour que mes yeux ne voient que cet amour quand ils regar<strong>de</strong>nt.<br />

Ma solitu<strong>de</strong> est à tel point que pas <strong>une</strong> âme<br />

Excepté le tourbillon <strong>de</strong> <strong>la</strong> catastrophe tourne dans ma sphère.<br />

Il n’y a personne à brûler pour l’amour <strong>de</strong> moi, personne mais le feu<br />

<strong>de</strong> mon cœur;<br />

Ma porte est ouverte à nul autre qu’au doux zéphyr.


Ô vague, ne ravage pas toutes mes <strong>la</strong>rmes inondantes , car ce flot<br />

a fait que tous les bâtiments du bien-être sauvent celui-ci pour<br />

disparaître.<br />

Les rites <strong>de</strong> l’amour sont en route; comment le poète pourrait-il retenir<br />

ses soupirs:<br />

Si ce n’est pour le son, quel profit pourrait être trouvé en moi à effacer?<br />

Yunus Emre (mort en 1321) était <strong>la</strong> source <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie<br />

popu<strong>la</strong>ire <strong>turque</strong> d’Anatolie et est resté son modèle. Il est surtout<br />

connu pour ses vers quintessenciels, ses hymnes dévouées<br />

écrites en mètres syl<strong>la</strong>biques et dans un style simple. Il avait<br />

p<strong>la</strong>idé contre le <strong>la</strong>ngage trop soutenu: ‘’Trop <strong>de</strong> mots sont dignes<br />

d’<strong>une</strong> bête <strong>de</strong> somme.’’ Ses messages adressés aux popu<strong>la</strong>tions<br />

rurales sont directs et puissants, plein d’amour et d’Humanisme:<br />

‘’Je ne suis pas sur terre pour <strong>de</strong>s conflits,<br />

L’amour est <strong>la</strong> mission <strong>de</strong> ma vie.<br />

………………………………..<br />

Je vous aime dans les profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> mon âme.<br />

…………………………………………..<br />

Venez, soyons tous amis pour <strong>une</strong> fois,<br />

Rendons nous <strong>la</strong> vie facile,<br />

Soyons les amants et les aimés,<br />

Le mon<strong>de</strong> ne doit pas être <strong>la</strong>issé à quiconque.’’<br />

Les hommes <strong>de</strong> lettres du dix-neuvième siècle ont hérité<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition c<strong>la</strong>ssique et popu<strong>la</strong>ire mais se sont cependant<br />

penchés sur les goûts littéraires et les mouvements <strong>de</strong> l’Ouest,<br />

particulièrement <strong>de</strong> <strong>la</strong> France, et dans <strong>une</strong> moindre mesure, <strong>de</strong><br />

l’Angleterre. L’Empire Ottoman, en proie aux défaites militaires et<br />

souffrant d’institutions sociales atrophiées, s’est embarqué dans<br />

<strong>une</strong> série <strong>de</strong> réformes, généralement orientées vers l’Ouest et<br />

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portant le nom d’Occi<strong>de</strong>ntalisation. En 1839 commença <strong>la</strong> pério<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s réformes du Tanzimat afin d’introduire <strong>de</strong>s innovations en<br />

matière <strong>de</strong> droit, d’administration, d’éducation et <strong>de</strong> technologie.<br />

Bientôt, <strong>de</strong>s changements suivirent dans le domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

littérature et <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture. De nouveaux genres venant <strong>de</strong> l’Ouest<br />

furent introduits: le roman, le théâtre pour les scènes légitimes, les<br />

écrits journalistiques, les essais critiques et autres. Des traductions<br />

et <strong>de</strong>s adaptations, principalement françaises, accélérèrent le<br />

processus d’européanisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature <strong>turque</strong>.<br />

Quand l’Empire Ottoman s’écrou<strong>la</strong> après pratiquement 625<br />

ans et <strong>la</strong>issa sa p<strong>la</strong>ce à <strong>la</strong> République, Mustafa Kemal Pasha<br />

(Atatürk) se dévoua à <strong>la</strong> création d’un Etat-Nation homogène<br />

marqué dans toutes les sphères <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie par <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnisation.<br />

L’emprise <strong>de</strong>s pensées et <strong>de</strong>s institutions is<strong>la</strong>miques sur <strong>la</strong> nation<br />

touchait à sa fin. L’éducation sécu<strong>la</strong>ire remp<strong>la</strong>ça l’instruction<br />

coranique, le gouvernement déc<strong>la</strong>ra le nationalisme en tant<br />

qu’idéologie officielle et montra du doigt <strong>la</strong> croyance et <strong>la</strong> pratique<br />

religieuses, celles-ci étant considérées comme <strong>de</strong>s freins au<br />

progrès. Le co<strong>de</strong> civil suisse fut adopté en tant que système<br />

légal, le co<strong>de</strong> pénal italien et le droit du commerce allemand<br />

furent également importés pour être appliqué en Turquie. L’<strong>une</strong><br />

<strong>de</strong>s réformes les plus difficiles fut peut-être celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue.<br />

Elle fut entamée en 1928 à <strong>la</strong> vitesse <strong>de</strong> l’éc<strong>la</strong>ir et <strong>de</strong>puis lors,<br />

a obtenu <strong>de</strong>s résultats sans comm<strong>une</strong> mesure avec le mon<strong>de</strong><br />

mo<strong>de</strong>rne. L’alphabet arabe, considéré comme l’écriture sainte du<br />

coran et utilisé par les Turcs pendant mille ans, fut remp<strong>la</strong>cé par<br />

l’alphabet <strong>la</strong>tin. Un effort spectacu<strong>la</strong>ire a été fait afin d’épurer <strong>la</strong><br />

<strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> mots venant <strong>de</strong> l’arabe ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue perse, mots<br />

faisant <strong>la</strong> majorité <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue. La ‘’Nouvelle Turquie’’ d’Atatürk<br />

qu’il vou<strong>la</strong>it République <strong>de</strong> culture, semble confirmer les dires<br />

<strong>de</strong> 1913 <strong>de</strong> Abdul<strong>la</strong>h Cev<strong>de</strong>t, un intellectuel influent: «Il n’y a pas<br />

d’autre civilisation: Civilisation veut dire civilisation européenne,<br />

et elle doit être importée avec ses roses et ses épines.» Bien


que les réformes éc<strong>la</strong>ires n’atteignirent pas les zones rurales,<br />

dans les villes <strong>de</strong>s changements radicaux s’opérèrent: système<br />

politique, croyance religieuse, idéologie nationale, institutions et<br />

métho<strong>de</strong>s éducatives, orientation intellectuelle, vie quotidienne,<br />

<strong>la</strong>ngue et écriture, autant <strong>de</strong> domaines qui furent touchés par<br />

ces transformations. La littérature bien sûr, elle aussi, fit partie du<br />

mouvement.<br />

Toutes les étapes <strong>de</strong> l’histoire mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> <strong>la</strong> Turquie (réformes<br />

sous Atatürk 1923-1938; consolidation sous İnönü, 1938-<br />

1950; démocratie sous Men<strong>de</strong>res, 1950-1960; junte, coalitions,<br />

cabinets gardien, gouvernements parlementaires <strong>de</strong>puis 1960)<br />

ont été marquées par <strong>la</strong> confiance <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnisation littéraire.<br />

La Turquie d’aujourd’hui est homogène en ce qui concerne sa<br />

popu<strong>la</strong>tion (plus <strong>de</strong> quatre-vingt dix neuf pour cent <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion<br />

est musulmane) est intégrale dans ses structures administratives<br />

et politiques, bien que plurielle, pleine <strong>de</strong> tensions internes, <strong>de</strong><br />

batailles entre traditionalistes et révolutionnaires, is<strong>la</strong>mistes et<br />

sécu<strong>la</strong>ristes. Sa littérature est vibrante d’idéologies, avec <strong>une</strong><br />

recherche fiévreuse <strong>de</strong> valeurs anciennes ou nouvelles, <strong>de</strong><br />

nouveaux styles ou goûts, d’éléments qui pourraient être utilisés<br />

pour faire revivre <strong>la</strong> culture traditionnelle nationale et finalement,<br />

d’emprunts faits à l’Ouest <strong>de</strong> même qu’à d’autres traditions.<br />

Depuis <strong>la</strong> moitié du dix-neuvième siècle, le plus grand débat <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> littérature <strong>turque</strong> se fait entre les tenants <strong>de</strong> l’art pour l’art et les<br />

avocats <strong>de</strong> l’utilisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature pour <strong>de</strong>s causes réelles et<br />

sociales. Mustafa Kemal Pasha lui-même, dans <strong>une</strong> conversation<br />

qui eut lieu en 1921, <strong>de</strong>ux ans avant qu’il proc<strong>la</strong>me <strong>la</strong> République,<br />

<strong>de</strong>manda à Nazım Hikmet, poète <strong>de</strong> dix-neuf ans déjà célèbre et<br />

qui al<strong>la</strong>it embrasser l’idéologie communiste et influencer plus que<br />

quiconque l’évolution <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature <strong>turque</strong>, particulièrement <strong>la</strong><br />

poésie, d’ «écrire <strong>de</strong>s poèmes qui auraient un but». Ce conseil al<strong>la</strong>it<br />

être transmis <strong>de</strong> génération en génération d’auteurs pour, d’<strong>une</strong><br />

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part, produire <strong>de</strong>s vers patriotiques en abondance, et d’autre part,<br />

produire <strong>de</strong>s vers soutenant le réalisme socialiste. Particulièrement<br />

entre les années 1950 et 1980, il y eut <strong>une</strong> production massive,<br />

tout genre confondu, représentant l’engagement du prolétariat.<br />

Mais d’autres styles comme le surréalisme, le néo-symbolisme,<br />

le théâtre <strong>de</strong> l’absur<strong>de</strong>, les techniques <strong>de</strong> flot <strong>de</strong> conscience,<br />

l’hermétisme, <strong>la</strong> comédie noire et l’obscurantisme ont également<br />

fleuri.<br />

Les goûts littéraires <strong>de</strong>s premières années <strong>de</strong> <strong>la</strong> République<br />

étaient dominés par <strong>de</strong>s poètes très appréciés, nés du crépuscule<br />

<strong>de</strong> l’Empire Ottoman. Parmi eux Abdülhak Hâmit Tarhan (1852-<br />

1937), qui d’après E.J.W.Gib, a inauguré «<strong>la</strong> véritable école<br />

mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie <strong>turque</strong> et dont les poèmes métaphysiques<br />

et philosophiques élégiaques, les tragédies aux vers puissants<br />

ont enf<strong>la</strong>mmé l’imagination <strong>de</strong> l’élite ottomane.» Mehmet Emin<br />

Yurdakul (1869-1944) entonna un mystique du nationalisme<br />

turc: «Je suis turc, mon <strong>de</strong>stin et ma race sont puissants.»<br />

Ahmet Haşim (1887-1933), sous l’influence <strong>de</strong>s symbolistes<br />

français, combina <strong>de</strong> fougueuses images frappantes avec<br />

<strong>de</strong>s effets sonores mé<strong>la</strong>ncoliques pour créer ses textes d’exil<br />

spirituel. («Nous ignorons <strong>la</strong> génération qui n’a pas le sens <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

mé<strong>la</strong>ncolie»), articu<strong>la</strong> <strong>une</strong> <strong>vue</strong> résumant un aspect fondamental<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie c<strong>la</strong>ssique et le credo du néo-surréalisme <strong>de</strong>s années<br />

1950 et 1960: «Le <strong>la</strong>ngage du poète est construit <strong>de</strong> manière à<br />

être entendu et non compris; C’est un <strong>la</strong>ngage intermédiaire entre<br />

<strong>la</strong> musique et les mots, plus proche <strong>de</strong> <strong>la</strong> musique que <strong>de</strong>s mots.»<br />

Mehmet Akif Ersoy (1873-1936), un maître <strong>de</strong> l’élocution<br />

héroïque, a consacré <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong> ses vers à <strong>de</strong>s dogmes, <strong>de</strong>s<br />

passions et au summum bonum <strong>de</strong> l’ Is<strong>la</strong>m. Son nationalisme a<br />

un fort contenu is<strong>la</strong>mique, évi<strong>de</strong>nt dans les paroles <strong>de</strong> l’hymne<br />

national qu’il a écrit. Son élégie <strong>de</strong> ‘’La chute <strong>de</strong> Gallipoli’’ est<br />

l’expression célébrée <strong>de</strong>s valeurs qu’il embrasse:


«Soldat, pour ses terres bénies, maintenant sur cette terre tu reposes,<br />

tes aïeux peuvent se pencher du paradis pour embrasser ton front.<br />

Comme tu es fort, tu protèges notre vraie foi <strong>de</strong> ton sang;<br />

Ta gloire est partagée par les braves du Prophète <strong>de</strong> Dieu. 2<br />

Qui pourrait creuser <strong>une</strong> tombe qui ne serait pas trop petite pour toi?<br />

Si nous <strong>de</strong>vons t’enterrer dans notre histoire, tu t’en échapperas.<br />

Ce livre ne peut contenir tous les saccages <strong>de</strong> ton époque: seul le<br />

temps infini pourrait te contenir.<br />

Si je pouvais installer le Kaaba à <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> ta fosse et y inscrire les<br />

inspirations qui bouleversent mon esprit;<br />

Si je pouvais m’emparer du firmament avec toutes les étoiles qui le<br />

composent, pour le poser tel un drap sur ton cercueil saignant;<br />

Si je pouvais attacher les nuages <strong>de</strong> printemps comme un p<strong>la</strong>fond<br />

pour ta tombe ouverte, accrocher les sept <strong>la</strong>mpes <strong>de</strong>s pléia<strong>de</strong>s dans<br />

ton mausolée, comme tu reposes baignant dans ton propre sang sous<br />

le chan<strong>de</strong>lier;<br />

Si je pouvais arracher <strong>la</strong> lumière <strong>de</strong> <strong>la</strong> l<strong>une</strong> et <strong>la</strong> mettre dans ton<br />

catafalque pour qu’elle te gar<strong>de</strong> jusqu’ à <strong>la</strong> fin du mon<strong>de</strong>;<br />

Si je pouvais remplir ton chan<strong>de</strong>lier <strong>de</strong>s rayons éternels <strong>de</strong> l’aube, et<br />

panser tes blessures au crépuscule avec <strong>la</strong> gloire <strong>de</strong> soie du lever du<br />

soleil.<br />

Je ne pourrais toujours pas dire avoir fait quelque chose en l’honneur<br />

<strong>de</strong> ta mémoire.»<br />

«Je suis,» écrivit Yahya Kemal Beyatlı (1884-1958), «le futur qui<br />

prend ses racines dans le passé.» Il a été le néo-c<strong>la</strong>ssiciste le plus<br />

apprécié qui a produit, dans <strong>de</strong>s formes et rythmes conventionnels,<br />

<strong>de</strong>s paroles d’amour méticuleuses, <strong>de</strong>s textes sur <strong>la</strong> gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong><br />

l’Empire Ottoman et sur les attraits naturels d’Istanbul. Sa «Mort<br />

<strong>de</strong>s Epicuriens» est un testament à <strong>la</strong> tranquillité spirituelle et à<br />

<strong>la</strong> vie esthétique:<br />

«Dans le jardin <strong>de</strong> <strong>la</strong> tombe du poète3 il y a <strong>une</strong> rose, disent-ils, jour<br />

après jour elle fleurit, sa couleur est celle du sang;<br />

Un rossignol pleure toute <strong>la</strong> nuit, disent-ils, jusqu’ à l’aurore:<br />

Dans son refrain, les rêves <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville d’amour4 sont évoqués.<br />

13


14<br />

La mort pour un épicurien est le printemps du calme et <strong>de</strong> <strong>la</strong> paix; car<br />

pendant <strong>de</strong>s années, son esprit s’est consumé comme <strong>de</strong> l’encens<br />

brû<strong>la</strong>nt partout<br />

Alors que sa tombe repose sous <strong>la</strong> fraîcheur <strong>de</strong>s cyprès.<br />

A chaque aube <strong>une</strong> rose fleurit et chaque nuit, un rossignol y chante.»<br />

Parmi les révolutionnaires engagés du vingtième siècle, le<br />

poète Nazım Hikmet (1902-1963) fait figure <strong>de</strong> maître, <strong>de</strong> force <strong>de</strong><br />

mo<strong>de</strong>rnisation <strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong>s années 1920, restant important<br />

au niveau esthétique et politique. Il créa et popu<strong>la</strong>risa les vers<br />

libres sous l’influence naissante <strong>de</strong> Mayakovski. Communiste,<br />

il fut emprisonné pendant plusieurs années dans les prisons<br />

<strong>turque</strong>s, al<strong>la</strong> en Union Soviétique en 1951 et mourut à Moscou en<br />

1963. Sa poésie mêle <strong>la</strong> protestation sociale et un lyrisme plein<br />

d’effets <strong>de</strong> rythme et d’onomatopées ingénieuses. Il pratiqua le<br />

fonctionnalisme en se débarrassant <strong>de</strong>s moules conventionnels et<br />

en créant <strong>de</strong>s structures formelles en tant que corps du contenu.<br />

La plupart <strong>de</strong> ses travaux parlent d’injustice sociale, <strong>de</strong> p<strong>la</strong>intes<br />

contre l’oppression <strong>de</strong>s masses et d’appel à un changement<br />

révolutionnaire. Il a composé <strong>de</strong> nombreuses paroles d’amour<br />

mais ses successeurs se souviendront <strong>de</strong> lui particulièrement<br />

pour ses appels à <strong>la</strong> bataille: «Nous pouvons seulement atteindre<br />

notre but dans <strong>une</strong> saignée». Et également pour son intérêt envers<br />

ses camara<strong>de</strong>s d’autres pays, ainsi qu’indiqué dans ‘’Angina<br />

Pectoris’’, écrit quand il était en prison à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong>s années 1940:<br />

«Docteur, si <strong>la</strong> moitié <strong>de</strong> mon cœur est ici,<br />

L’autre moitié est en Chine,<br />

Avec l’armée<br />

Se dirigeant vers <strong>la</strong> Rivière Ja<strong>une</strong>.<br />

Aussi, docteur, chaque matin,<br />

Quand le soleil se lève, mon cœur<br />

est abattu en Grèce.<br />

Et, ici, quand les prisonniers s’endorment,


Que les <strong>de</strong>rniers pas vi<strong>de</strong>nt l’infirmerie,<br />

Mon cœur va à <strong>une</strong> maison <strong>de</strong> bois di<strong>la</strong>pidée <strong>de</strong> Çamlıca5 Nuit après nuit, docteur.<br />

Et puis, docteur, <strong>de</strong>puis dix ans maintenant<br />

Tout ce que j’ai et que je peux offrir à mes pauvres gens<br />

Est juste cette pomme dans ma main:<br />

Juste <strong>une</strong> pomme rouge:<br />

Mon cœur.<br />

Ce n’est pas à cause <strong>de</strong> l’artériosclérose, <strong>de</strong> <strong>la</strong> nicotine ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> prison,<br />

Mais à cause <strong>de</strong> ça, cher docteur, à cause <strong>de</strong> ça<br />

Parce que j’ai <strong>une</strong> angina pectoris.<br />

Je regar<strong>de</strong> <strong>la</strong> nuit les barreaux <strong>de</strong> fer<br />

Et malgré <strong>la</strong> pression sur ma cage thoracique<br />

Mon cœur bat à l’unisson avec l’étoile <strong>la</strong> plus lointaine.»<br />

Le révolutionnaire romantique turc a donné naissance à un<br />

grand nombre <strong>de</strong> poésies, <strong>de</strong> pièces <strong>de</strong> théâtre, conventionnelles<br />

ou d’avant-gar<strong>de</strong>, qui ont été jouées non seulement sur les<br />

scènes <strong>turque</strong>s mais aussi sur les scènes <strong>de</strong> l’Union Soviétique<br />

et <strong>de</strong> nombreux pays européens, ainsi que <strong>de</strong> nombreux romans.<br />

Son ‘’Memleketim<strong>de</strong>n İnsan Manzara<strong>la</strong>rı’’ 6 (paysages humains<br />

<strong>de</strong> mon pays), <strong>une</strong> longue saga épisodique en vers du vingtième<br />

siècle, composée <strong>de</strong> 17.000 lignes, est souvent présentée comme<br />

son magnum opus. Son véritable chef d’œuvre pourrait aussi être<br />

Şeyh Bedreddin Destanı 7 (l’histoire du Sheik Bedreddin), publié en<br />

1936. Il s’agit d’<strong>une</strong> <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> <strong>la</strong> montée puis du déclin d’<strong>une</strong><br />

secte hérétique qui prêche <strong>une</strong> forme inadaptée du communisme<br />

au début du quinzième siècle. Ce travail comprend certains <strong>de</strong>s<br />

passages narratifs poétiques les plus poignants jamais écrits en<br />

<strong>la</strong>ngue <strong>turque</strong>.<br />

Nazım Hikmet a été comparé par <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> lettres<br />

turcs ou non turcs à Lorca, Aragon, Esenin, Mayakovski, Neruda<br />

15


16<br />

et Artaud. Aucun autre poète turc n’a été traduit dans autant <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong>ngues ou n’a été autant acc<strong>la</strong>mé dans tant <strong>de</strong> pays. Tristan<br />

Tzara, qui a traduit certains poèmes <strong>de</strong> Nazım Hikmet en français,<br />

lui a rendu cet hommage: «La vie que Nazım a menée englobe les<br />

expériences d’<strong>une</strong> <strong>la</strong>rge partie <strong>de</strong> l’humanité. Sa poésie exalte les<br />

aspirations <strong>de</strong>s Turcs et articule les idéaux communs à toutes les<br />

nations en terme d’humanisme.»<br />

Les innovations <strong>de</strong> Nazım Hikmet, bien qu’ ayant révolutionné<br />

les goûts poétiques durant sa vie et après sa mort, a aussi établi<br />

un monopole. La plupart <strong>de</strong> ses contemporains ont suivi différents<br />

chemins: Necip Fazıl Kısakürek suivit les aspirations <strong>de</strong> son<br />

propre esprit; Faruk Nafiz Çamlıbel combina néoc<strong>la</strong>ssicisme et<br />

<strong>une</strong> version urbanisée <strong>de</strong> vers popu<strong>la</strong>ires. Ahmed Muhip Dıranas,<br />

Ahmet Hamdi Tanpınar et Ahmet Kutsi Tecer se spécialisèrent<br />

dans <strong>de</strong> simple textes lyriques <strong>de</strong> sensibilités raffinées exprimées<br />

en forme <strong>de</strong> strophes rangées et en mètres syl<strong>la</strong>biques.<br />

Asaf Hâlet Çelebi (1907-1958) introduisit son propre<br />

iconoc<strong>la</strong>sme dans <strong>de</strong>s poèmes surréalistes qui donnaient <strong>de</strong>s<br />

impressions d’écrits somnambules avec <strong>de</strong>s appels à l’instruction.<br />

«Un poème,» déc<strong>la</strong>re-t-il, «n’est rien d’autre qu’un long mot fait <strong>de</strong><br />

syl<strong>la</strong>bes jointes les <strong>une</strong>s aux autres. Les syl<strong>la</strong>bes en elles-mêmes<br />

n’ont aucun sens. Il est donc futile <strong>de</strong> se battre avec le sens d’un<br />

poème. La poésie crée un mon<strong>de</strong> abstrait en utilisant du matériel<br />

concret, exactement comme le fait <strong>la</strong> vie.»<br />

Ses théories et mouvements continuent à exercer <strong>une</strong> influence<br />

<strong>de</strong> niveaux différents sur <strong>la</strong> littérature <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières décennies,<br />

mais les thèmes et <strong>la</strong> substance <strong>de</strong>s vers <strong>de</strong> Nazım Hikmet ont<br />

probablement eu le plus grand impact. Des voix influentes se sont<br />

élevées parmi les poètes, les dramaturges, les écrivains <strong>de</strong> roman,<br />

les auteurs d’essai et les journalistes contre l’ordre établi et son<br />

immoralité, l’oppression du prolétariat et l’humiliation nationale<br />

vécue entre les mains <strong>de</strong>s impérialistes. La poésie du réalisme


social se concentre sur <strong>la</strong> création d’<strong>une</strong> société juste et équitable.<br />

Ce fut souvent plus romantique et utopique que rhétorique, avec<br />

<strong>de</strong>s accents sensuels, <strong>de</strong> tendres sentiments, <strong>de</strong>s rythmes flui<strong>de</strong>s<br />

mais <strong>de</strong> temps en temps cing<strong>la</strong>nt.<br />

Les premiers romans <strong>de</strong> <strong>la</strong> République ont présenté <strong>la</strong><br />

désintégration <strong>de</strong> l’Empire Ottoman, les inimitiés politiques<br />

féroces, les pratiques immorales <strong>de</strong> sectes religieuses <strong>de</strong> même<br />

que le conflit entre les intellectuels <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville et les paysans<br />

pauvres, comme c’est le cas dans le roman <strong>de</strong> Yakup Kadri<br />

Karaosmanoğlu (1889-1974). Hali<strong>de</strong> Edib Adıvar (1882-1964),<br />

femme <strong>turque</strong> intellectuelle <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> renommée et gran<strong>de</strong><br />

avocate <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong> <strong>la</strong> Femme, a produit <strong>une</strong> saga <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre<br />

d’indépendance, <strong>de</strong>s romans psychologiques et <strong>de</strong>s panoramas<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie urbaine. Son art romanesque culmina avec Sinekli Bakkal<br />

(1936), qu’elle a tout d’abord publié en ang<strong>la</strong>is sous le titre <strong>de</strong> The<br />

Clown and His Daughter (le clown et sa fille) 8 .<br />

Les dures réalités <strong>de</strong> l’Anatolie trouvèrent un terrain fertile<br />

dans <strong>la</strong> littérature engagée d’après <strong>la</strong> Secon<strong>de</strong> Guerre Mondiale.<br />

Sabahattin Ali (1907-1948) fut un pionnier en matière <strong>de</strong> romans<br />

traitant <strong>de</strong>s difficultés et <strong>de</strong>s tribu<strong>la</strong>tions <strong>de</strong>s paysans. Deux livres,<br />

publiés en 1950, Bizim Köy (notre vil<strong>la</strong>ge) par Mahmut Makal (né<br />

en 1930) et Toprak Ana (terre natale) par Fazıl Hüsnü Dağ<strong>la</strong>rca (né<br />

en 1914), ont exercé un certain impact dans les cercles politiques<br />

et intellectuels en traitant <strong>de</strong> manière dramatique les conditions <strong>de</strong><br />

vie dans les vil<strong>la</strong>ges. Le premier, disponible en ang<strong>la</strong>is 9 , est <strong>une</strong><br />

série <strong>de</strong> tableaux écrits par Makal, un adolescent paysan <strong>de</strong>venu<br />

instituteur <strong>de</strong> vil<strong>la</strong>ge après avoir obtenu son diplôme d’un <strong>de</strong>s<br />

Instituts controversés <strong>de</strong> formation <strong>de</strong>s maîtres <strong>de</strong> vil<strong>la</strong>ge. Le livre<br />

révèle <strong>la</strong> terrible pauvreté du vil<strong>la</strong>ge anatolien:<br />

«Hormis <strong>la</strong> difficulté <strong>de</strong> gagner <strong>une</strong> misère, il est même difficile <strong>de</strong> faire<br />

un pain mangeable… Les femmes se lèvent <strong>la</strong> nuit, pétrissent <strong>la</strong> pâte,<br />

et alors que leur mari dorment encore, c’est-à-dire avant l’aube, elles<br />

17


18<br />

en font suffisamment pour <strong>la</strong> journée. Si elles se lèvent trop tard, elles<br />

se font battre par leur mari et se font appeler ‘’souillon’’.<br />

... Si vous voulez savoir à quoi ressemblent les feux <strong>de</strong> l’enfer, je dirais<br />

simplement que c’est <strong>de</strong> faire le pain dans ce vil<strong>la</strong>ge.<br />

Moins <strong>de</strong> cinq pour cent <strong>de</strong>s femmes ont <strong>de</strong>s chaussures. Les autres<br />

sont pied nu. Il en va <strong>de</strong> même l’hiver, dans <strong>la</strong> neige, <strong>la</strong> boue et l’eau.<br />

Toutes les filles sont pied nu. Et l’été, ces mêmes pieds vont dans les<br />

champs <strong>de</strong> blé pour <strong>la</strong>bourer, abîmés et coupés par les pierres.»<br />

Dans Toprak Ana, Dağ<strong>la</strong>rca donne <strong>une</strong> expression poétique<br />

à ces mêmes déso<strong>la</strong>tions, comme c’est le cas dans un poème<br />

intitulé: «le vil<strong>la</strong>ge sans pluie»<br />

«J’ai faim, terre noire, faim, entends moi.<br />

Avec le bœuf noir j’ai faim ce soir.<br />

Il pense, et penser le nourrit,<br />

Je pense, et penser augmente ma faim.<br />

J’ai faim, terre noire, faim, entends moi.<br />

On peut toujours cacher <strong>la</strong> faim.<br />

Le vent dort sur les collines <strong>de</strong> <strong>la</strong> gloutonnerie<br />

Dans le sommeil <strong>de</strong> l’oiseau et <strong>de</strong> <strong>la</strong> bête.<br />

Quand les grasses étoiles glissent,<br />

L’obscurité se voit nourrie<br />

Le vent dort sur les collines <strong>de</strong> <strong>la</strong> gloutonnerie<br />

On ne peut dormir quand on a faim<br />

La faim est noire sur nos visages, <strong>la</strong> faim est ancienne.<br />

Meadows and hills hunger.<br />

Rain falls no more and the crops are scorched.<br />

How did we anger the skies far and wi<strong>de</strong>?<br />

Hunger is b<strong>la</strong>ck on our faces, hunger is hoary.<br />

On ne peut vivre quand on a faim.»<br />

Au milieu <strong>de</strong>s années 1950, un nouveau genre émergea: Le<br />

‘’roman vil<strong>la</strong>ge’’ qui connut son apogée avec İnce Mehmed 10


<strong>de</strong> Yaşar Kemal (né en 1922), le plus célèbre romancier turc en<br />

Turquie et à l’étranger et qui a souvent été cité comme candidat<br />

au Prix Nobel, par <strong>la</strong> presse mondiale et les cercles littéraires<br />

turcs et étrangers. Son corpus impressionnant <strong>de</strong> fictions, écrit<br />

dans un style virtuellement poétique, se p<strong>la</strong>ce en tant que l’un <strong>de</strong>s<br />

meilleurs travaux <strong>de</strong> l’Histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature <strong>turque</strong>.<br />

Traitant <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité sans pitié <strong>de</strong> <strong>la</strong> pauvreté, <strong>la</strong> littérature<br />

<strong>de</strong> vil<strong>la</strong>ge montre <strong>la</strong> menace exercée sur les paysans par les<br />

catastrophes naturelles et par l’inhumanité <strong>de</strong>s hommes. Le drame<br />

tourne autour <strong>de</strong>s privations économiques et psychologiques,<br />

<strong>de</strong>s querelles sang<strong>la</strong>ntes, <strong>de</strong> <strong>la</strong> stagnation et <strong>de</strong> <strong>la</strong> faim, <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

sécheresse, <strong>de</strong> <strong>la</strong> tyrannie <strong>de</strong>s gendarmes et <strong>de</strong>s fonctionnaires et<br />

<strong>de</strong> l’exploitation au profit <strong>de</strong>s propriétaires terriens et <strong>de</strong>s hommes<br />

politiques. Le style est à dominance lyrique et les dialogues<br />

utilisent les dialectes locaux avec <strong>une</strong> parfaite exactitu<strong>de</strong>. Le ton<br />

d’ensemble est pessimiste: ses contours sont sombres même<br />

quand il y a quelques f<strong>la</strong>shs d’humour, quelques lueurs d’espoir<br />

ou quand il s’agit <strong>de</strong> décrire <strong>la</strong> beauté <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature. La gran<strong>de</strong><br />

force <strong>de</strong> ce genre a été qu’il s’est libéré <strong>de</strong> <strong>la</strong> rhétorique qui avait<br />

marqué <strong>une</strong> gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie <strong>de</strong> protestation sociale. En<br />

par<strong>la</strong>nt <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s femmes démunis face à <strong>de</strong>s forces<br />

hostiles, les meilleurs praticiens offrent <strong>une</strong> affirmation <strong>de</strong> l’esprit<br />

humain. Leur travaux sont autant <strong>de</strong> témoignages <strong>de</strong> <strong>la</strong> brave<br />

détermination <strong>de</strong>s paysans <strong>de</strong> survivre et <strong>de</strong> résister, parfois en se<br />

rebel<strong>la</strong>nt, aux forces <strong>de</strong> l’oppression.<br />

Un corps <strong>de</strong> romans s’est fait croissant sur <strong>la</strong> pauvreté urbaine<br />

partageant <strong>la</strong> force du roman <strong>de</strong> vil<strong>la</strong>ge: intrigues captivantes,<br />

narration touchante, dialogues réalistes etc. mais, comme <strong>la</strong><br />

plupart <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature <strong>de</strong> réalisme sociale dans le mon<strong>de</strong>, les<br />

<strong>de</strong>ux types ont souffert du manque <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur psychologique<br />

et <strong>de</strong> subtilité.<br />

19


20<br />

Le roman satirique est dominé par Aziz Nesin (1916-1995), le<br />

meilleur satiriste que <strong>la</strong> Turquie ait connu. Dans plus <strong>de</strong> quatrevingt<br />

ouvrages, Nesin a accusé sévèrement l’oppression et <strong>la</strong><br />

brutalité contre l’homme commun. Son héro est l’homme <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

rue assiégé par les forces ennemies <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie mo<strong>de</strong>rne. Il expose<br />

<strong>la</strong> bureaucratie et dénonce les inégalités économiques dans <strong>de</strong>s<br />

histoires qui mêlent les couleurs locales et <strong>de</strong>s vérités universelles.<br />

Sait Faik (1906-1954) est admiré pour ses romans romantiques,<br />

décousus et méditatifs, plein d’intrigues dans l’esprit humain,<br />

capturant le pathos et <strong>la</strong> chute du sublime au ridicule dans un<br />

style unique pour son don poétique quoique familier.<br />

Un intérêt grandissant pour l’histoire ottomane, après<br />

plusieurs décennies d’indifférence, donna naissance à un roman<br />

semi documentaire <strong>de</strong> Kemal Tahir (1910-1973), Devlet Ana<br />

(l’Etat mère), <strong>une</strong> saga sur l’émergence <strong>de</strong> l’Etat Ottoman à <strong>la</strong><br />

fin du treizième siècle et au début du quatorzième, et à d’autres<br />

très bons ouvrages <strong>de</strong> théâtre <strong>de</strong> A.Turan Of<strong>la</strong>zoğlu, Orhan<br />

Asena et d’autres. La guerre <strong>turque</strong> d’indépendance a continué à<br />

enf<strong>la</strong>mmer l’imagination <strong>de</strong>s romanciers <strong>de</strong>puis les années 1920.<br />

En contraste saisissant avec les romans réalistes, un groupe<br />

d’auteurs, dont certains étaient anglophones et francophones, a<br />

produit <strong>de</strong>s romans <strong>de</strong> travail <strong>de</strong> conscience fortement influencés<br />

par Joyce et Faulkner <strong>de</strong> même que par le nouveau roman<br />

français. Leurs travaux décrivent <strong>de</strong>s crises psychologiques<br />

dans <strong>de</strong>s styles lyriques et parfois ampoulés. Certains offrent <strong>de</strong>s<br />

scènes tragicomiques <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie mo<strong>de</strong>rne à travers un <strong>la</strong>ngage<br />

décomposé. Les thèmes principaux du roman mo<strong>de</strong>rne présent<br />

dans le mon<strong>de</strong> entier caractérisent aussi <strong>la</strong> nouvelle vague<br />

<strong>turque</strong>: déshumanisation, désintégration morale, absur<strong>de</strong>,<br />

manque d’héroïsme, ennui, futilité, hypocrisie. Les protagonistes<br />

sont souvent <strong>de</strong>s abstractions du désarroi psychique et les<br />

phénomènes sont présentés en tant que transformation.


Une confiance en <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnisation se fit au début <strong>de</strong>s années<br />

1940, quand Orhan Veli Kanık (1914-1950), Oktay Rifat (1914-1988),<br />

et Melih Cev<strong>de</strong>t Anday (1915-2002) ont <strong>la</strong>ncé leur mouvement<br />

‘’réalisme poétique’’. Leur désir pour un bouleversement littéraire<br />

était révolutionnaire, comme exprimé dans un manifeste commun<br />

<strong>de</strong> 1941 qui appe<strong>la</strong>it à «démolir <strong>la</strong> structure globale <strong>de</strong>s fondations<br />

jusqu’en haut…rejetant tout ce que <strong>la</strong> littérature traditionnelle nous<br />

a enseigné.» Le mouvement a rejeté les formes conventionnelles<br />

rigi<strong>de</strong>s, réduisant le rythme à un minimum, évitant les métaphores<br />

c<strong>la</strong>ssiques, les effets <strong>de</strong> stentor, les embellissements spécieux.<br />

Il mit en avant l’idée et l’idéal du ‘’petit homme’’ en tant que son<br />

héro, le citoyen ordinaire affirmant son orientation politique avec<br />

l’apparition <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie. ‘’L’épitaphe’’ <strong>de</strong> Kanık représente<br />

exactement ce type <strong>de</strong> célébration:<br />

«Il souffrit <strong>de</strong> rien dans le mon<strong>de</strong><br />

La façon dont il souffrit <strong>de</strong> son blé;<br />

Il ne se sentit même pas si mal<br />

D’avoir été crée si <strong>la</strong>id.<br />

Pourtant il ne prononcerait pas le nom <strong>de</strong> Dieu<br />

Sauf si sa chaussure le serrait,<br />

Il ne pourrait non plus être considéré comme un pécheur<br />

Quelle pitié que Süleyman Efendi ait du mourir.»<br />

Le Groupe Garip (étrange), comme se fait appeler <strong>la</strong> tria<strong>de</strong><br />

composée <strong>de</strong> Kanık-Rıfat-Anday s’attache à écrire non seulement<br />

sur l’homme <strong>de</strong> tous les jours mais aussi pour lui. Afin <strong>de</strong><br />

communiquer avec lui, ils ont employé les rythmes et le parler<br />

du discours familier, y compris l’argot. Avec leur mouvement, <strong>la</strong><br />

domination du vers libre, introduite dans les années 1920 par Nazım<br />

Hikmet fut établie. Ils proc<strong>la</strong>mèrent avec fierté: «Chaque moment<br />

dans l’histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature impose <strong>une</strong> nouvelle limitation. Il est<br />

<strong>de</strong> notre <strong>de</strong>voir d’é<strong>la</strong>rgir les frontières <strong>de</strong> leurs limites externes,<br />

du moins, <strong>de</strong> libérer <strong>la</strong> poésie <strong>de</strong> ses restrictions.» De nombreux<br />

21


22<br />

poèmes <strong>de</strong> Kanık sont fréquemment cités par les Turcs, l’un <strong>de</strong>s<br />

préférés étant le poème <strong>de</strong> trois lignes intitulé: «pour <strong>la</strong> patrie.»:<br />

«Toutes les choses que nous avons faites pour notre pays!<br />

Certains d’entre nous sont morts;<br />

D’autres ont fait <strong>de</strong>s discours.»<br />

A <strong>la</strong> fin <strong>de</strong>s années 1950, <strong>une</strong> forte réaction se fit contre le<br />

réalisme poétique. La littérature d’engagement s’étendit dans<br />

certains cercles. Elle est reflétée dans ‘’<strong>la</strong> leçon <strong>de</strong> poésie’’ <strong>de</strong><br />

Salâh Birsel (1919-1999):<br />

«Prends ‘’amour pour humanité’’ comme sujet<br />

Et le vers libre comme prosodie.<br />

Pertinent ou pas,<br />

Lorsque ce<strong>la</strong> te vient à l’esprit,<br />

Insère le mot ‘’faim’’<br />

A un endroit qui convient<br />

Près <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin du poème<br />

Fais rimer ‘’conflit’’ avec ‘’le droit à <strong>une</strong> bonne vie’’<br />

Voilà, c’est <strong>la</strong> façon <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir Un grand poète.»<br />

S’éloignant <strong>de</strong> l’intelligibilité facile et <strong>de</strong>s simplicités <strong>de</strong><br />

surface <strong>de</strong>s réalistes poétiques, un groupe <strong>de</strong> je<strong>une</strong>s poètes fait<br />

fièrement l’éloge <strong>de</strong> l’obscurantisme et <strong>de</strong> <strong>la</strong> ‘’poésie sans sens’’.<br />

Bientôt, Oktay Rifat et Melih Cev<strong>de</strong>t Anday <strong>la</strong>issent <strong>de</strong> coté leurs<br />

premiers convictions et engagements: Le premier adopte le neosurréalisme<br />

et le second <strong>la</strong> poésie <strong>de</strong> complexité intellectuelle.<br />

Une nouvelle génération a donné naissance à l’obscurantisme,<br />

continuant là où le surréalisme <strong>de</strong> Asaf Halet Çelebi s’était arrêté<br />

dans les années 1940. İlhan Berk, probablement l’innovateur le<br />

plus persistant et le plus cher <strong>de</strong> <strong>la</strong> Turquie qui a fait office <strong>de</strong><br />

porte parole du groupe (souvent i<strong>de</strong>ntifié comme le İkinci Yeni, ‘’le<br />

second nouveau’’), déc<strong>la</strong>rait: «L’art se fait au nom <strong>de</strong> l’innovation».


Les mots <strong>de</strong> Turgut Uyar: «Au bord <strong>de</strong> toutes les possibilités»<br />

Résument l’aspect autiste <strong>de</strong> cette nouvelle poésie ésotérique,<br />

marquée par <strong>une</strong> <strong>la</strong>rge confiance telle en l’imagination et <strong>la</strong><br />

distorsion <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue que certains critiques ont parlé <strong>de</strong> ‘’sa<strong>la</strong><strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> mots’’. «Disparu» <strong>de</strong> Edip Cansever (1928-1986) en est l’un<br />

<strong>de</strong>s exemples par<strong>la</strong>nt.<br />

«Je réitère: ton visage est un rire<br />

Un regard et <strong>une</strong> armada <strong>de</strong> vie marche vers <strong>la</strong> lumière<br />

Une fleur qui pousse <strong>de</strong>s régions souterraines<br />

Un aigle parti nu<br />

Maintenant le rose est poursuivi par trois personnes<br />

Vers le haut, le long <strong>de</strong> ton épaule<br />

Les rend fous dans tes cheveux<br />

Multiple carnation<br />

Carnation rétrécissant rétrécie<br />

La plus gran<strong>de</strong> beauté née <strong>de</strong> tes endroits les plus secrets<br />

Adorable comme les animaux nés soudainement<br />

Coup d’œil et je mets au mon<strong>de</strong> un poème<br />

Un poème est fait, rouge rond <strong>la</strong>rge<br />

Plus <strong>la</strong>rge plus rouge sur <strong>de</strong>s avions oppressés<br />

Un secret est maintenant poursuivi par trois personnes<br />

Vers le bas le long <strong>de</strong> tes yeux<br />

Vers le bas le long <strong>de</strong> tes yeux<br />

Les rend fous dans mes lignes<br />

Carnation divisée<br />

Carnation multiple multipliée<br />

Savoir tes mains en cercle d’espoir<br />

Les mains sont trouées à tenir en équilibre le vi<strong>de</strong><br />

Une extension <strong>de</strong> l’espoir à l’homme<br />

Un avion connu confusément seulement à <strong>vue</strong><br />

L’amour est proche en contrefaisant <strong>de</strong>s jours <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuit<br />

Maintenant l’amour est poursuivi<br />

Par trois personnes internationales<br />

23


24<br />

Les rend fous à l’infini<br />

Le thé a <strong>de</strong> nombreux un nom<br />

Une table <strong>de</strong> nombreux un rond<br />

Les ornements animaux pourris<br />

Ils nous appellent tous à regar<strong>de</strong>r<br />

Maintenant <strong>une</strong> lumière est arrêtée<br />

Par trois personnes vêtues <strong>de</strong> b<strong>la</strong>nc<br />

Les rend fous dans le vi<strong>de</strong><br />

Une fenêtre trop étroite<br />

Une fenêtre disparaissant disparue…»<br />

Ce type d’esthétisme «libre service» représente <strong>une</strong> «fiction<br />

suprême» dans sa meilleure et stérile confusion et dans <strong>la</strong> pire.<br />

Un critique renommé: Rauf Mutluay, déplora son égocentrisme et<br />

narcissisme en tant que ‘’<strong>la</strong> crise individualiste et <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> sour<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> notre poésie.’’ La <strong>la</strong>ngue est généralement somptueuse,<br />

<strong>la</strong> vision poétique pleine <strong>de</strong> paysages intérieurs et angoisses<br />

internes, l’ambiguïté s’efforce <strong>de</strong> se montrer comme virtuosité,<br />

les métaphores sont souvent remarquablement originales, mais<br />

parfois prises d’<strong>une</strong> crise <strong>de</strong> folie furieuse. L’écriture elliptique est<br />

<strong>une</strong> faute souvent commise par les praticiens du vers abstrait.<br />

Les plus beaux spécimens, cependant, ont <strong>une</strong> splen<strong>de</strong>ur<br />

architectonique, <strong>une</strong> imagination riche, <strong>une</strong> affirmation humaine.<br />

Dans l’obscurantisme, le critique Memet Fuat trouva le mal du<br />

siècle, l’appe<strong>la</strong>nt «<strong>la</strong> critique du temps dans lequel nous vivons»,<br />

les poèmes d’individus oppressés, déprimés et plongés dans le<br />

néant. En tant que principe du nouvel esthétisme, le poète Edip<br />

Cansever appelle <strong>la</strong> «mort <strong>de</strong> <strong>la</strong> ligne poétique», dont l’intégrité a<br />

été acceptée comme <strong>une</strong> valeur artistique fondamentale par <strong>de</strong>s<br />

générations <strong>de</strong> poètes turcs: «La fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> ligne poétique est<br />

finie.» E<strong>la</strong>rgissant <strong>la</strong> déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong> l’iso<strong>la</strong>tion auto-imposée <strong>de</strong>s<br />

obscurantistes, Mutluay a spéculé que «<strong>la</strong> fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie<br />

est peut-être finie.»


En contraste profond, les poètes <strong>de</strong> vil<strong>la</strong>ge, en tant que media<br />

vitae, continuèrent à servir leurs communautés rurales en leur<br />

procurant <strong>de</strong>s éc<strong>la</strong>ircissements <strong>de</strong> même que <strong>de</strong>s amusements.<br />

La tradition ménestrelle, avec ces formes stanzaic et sa prosodie<br />

simple se porte bien vivante. Particulièrement <strong>de</strong>puis les années<br />

1950, <strong>de</strong> nombreux poètes popu<strong>la</strong>ires importants ont déménagé<br />

ou ont fait <strong>de</strong>s apparitions dans les zones urbaines. Aşık Veysel<br />

(1894-1973), un ménestrel aveugle, a produit les spécimens les<br />

plus poignants <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition orale.<br />

«Je marche sur <strong>une</strong> route longue et étroite:<br />

Nuit et jour, je continue<br />

Où est-ce que je me dirige? Je ne sais pas:<br />

Nuit et jour, je continue.<br />

Même dans le sommeil je dois prendre <strong>de</strong> l’avance<br />

Pas <strong>de</strong> repos pour le <strong>la</strong>s, pas <strong>de</strong> lit chaud;<br />

Le <strong>de</strong>stin m’a condamné aux routes que je redoute<br />

Nuit et jour, je continue<br />

Qui peut dire pourquoi ma vie est partie <strong>de</strong> travers?<br />

Parfois je ris, parfois je pleure.<br />

Envie d’un caravansérail,<br />

Nuit et jour, je continue.»<br />

Les formes et les valeurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie c<strong>la</strong>ssique aussi étaient<br />

maintenues par un groupe <strong>de</strong> très bons formalistes qui se<br />

rassemb<strong>la</strong>ient principalement autour du mensuel Hisar, qui cessa<br />

d’être publié en 1980 après trente années <strong>de</strong> parution.<br />

Les meilleures et les plus impressionnantes explorations <strong>de</strong><br />

l’héritage littéraire <strong>de</strong> <strong>la</strong> Turquie ont été faites par Turgut Uyar,<br />

İlhan Berk et Attilâ İlhan. Bien que ces trois figures soient très<br />

personnelles et leur travaux très différents les uns <strong>de</strong>s autres, ils se<br />

sont tous mis d’accord sur <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> comprendre <strong>la</strong> viabilité<br />

et les aspects <strong>de</strong> valeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie élitiste turco-ottomane. Ils<br />

25


26<br />

ont utilisé, non pas ses formes rigoureuses ni ses prosodies mais<br />

ces processus d’abstraction et ses techniques métaphoriques.<br />

L’esthétisme <strong>de</strong> İlhan Berk a <strong>de</strong> temps en temps invité à<br />

former <strong>une</strong> synthèse entre <strong>la</strong> tradition orientale et <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité<br />

occi<strong>de</strong>ntale. Dans le Şenlikname (le festival du livre, 1972), par<br />

exemple, il réunit à travers <strong>de</strong>s évocations visuelles, d’anciennes<br />

miniatures, <strong>de</strong>s gravures et <strong>de</strong>s sonorités subtiles <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie et<br />

l’art ottomans; pourtant <strong>la</strong> vision poétique, tout le long du livre,<br />

est celle d’un homme mo<strong>de</strong>rne, neutre plutôt que conditionné par<br />

sa culture, dans un sens plus européen que turc. Atillâ İlhan, le<br />

poète néoromantique le plus à succès <strong>de</strong> <strong>la</strong> Turquie, également<br />

écrivain important et essayiste, a tenté <strong>de</strong> récapituler les milieux et<br />

les humeurs prévalents durant <strong>la</strong> lente mort <strong>de</strong> l’Empire Ottoman.<br />

Behçet Necatigil (1916-1979), indépendant <strong>de</strong>s groupes<br />

et autres mouvements, a produit <strong>de</strong>s poèmes <strong>de</strong> complexité<br />

intellectuelle avec <strong>de</strong>s bonds légers verbaux et un ton discret.<br />

Certains <strong>de</strong> ses poèmes peuvent être décrits comme étant<br />

cubistes. Dans <strong>la</strong> plupart, il a utilisé les subtilités du <strong>la</strong>ngage plus<br />

efficacement que ses contemporains. Avec un dédain naturel pour<br />

les stéréotypes, il créa un univers poétique privé <strong>de</strong> limitations<br />

délicates.<br />

Après leurs innovations dans les années 1950, Oktay Rifat et<br />

Melih Cev<strong>de</strong>t Anday abandonnèrent leurs insistances antérieures<br />

sur <strong>la</strong> simplicité, le vernacu<strong>la</strong>ire, <strong>la</strong> représentation concrète, les<br />

déc<strong>la</strong>rations épigrammatiques etc. qui avaient été les traits<br />

caractéristiques du groupe Garip. Oktay Rifat adopta un type<br />

fertile <strong>de</strong> néo-surréalisme, proc<strong>la</strong>mant que: «La poésie ne dit ou<br />

n’explique rien puisque <strong>la</strong> beauté n’explique rien.»<br />

Les travaux <strong>de</strong> Anday se dirigèrent vers <strong>la</strong> recherche<br />

philosophique luci<strong>de</strong>: sa nouvelle formule <strong>de</strong> l’esthétisme était,<br />

d’après ses propres mots: «Pensée ou essences servant <strong>de</strong><br />

contexte pour atteindre <strong>la</strong> beauté.» Ses longs poèmes <strong>de</strong>s années<br />

1960 et 1970 (Kol<strong>la</strong>rı Bağlı Odyssesus – Odysseus aux bras liés,


Horses at the Trojan Gates, aussi publié en tant que Horses<br />

before Troy, Göçebbe Denizin Üstün<strong>de</strong> (sur <strong>la</strong> mer noma<strong>de</strong> 11 )<br />

constituèrent <strong>une</strong> synthèse <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture universelle, et eurent pour<br />

but <strong>de</strong> construire <strong>de</strong>s superstructures d’idées, <strong>de</strong> mythes et <strong>de</strong><br />

légen<strong>de</strong>s. Le sujet <strong>de</strong>s affaires du mon<strong>de</strong> absorba <strong>de</strong> nombreux<br />

poètes turcs. Leur motivation était idéologique ou humanistique;<br />

néanmoins, ils commentèrent <strong>de</strong>s évènements internationaux<br />

<strong>de</strong> manière effective. Ils firent <strong>de</strong>s poèmes d’éloges à John F.<br />

Kennedy, Martin Luther King, Ho Chi Minh et Salvador Allen<strong>de</strong>,<br />

<strong>de</strong> même que <strong>de</strong>s condamnations <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre du Vietnam, <strong>de</strong>s<br />

célébrations <strong>de</strong> <strong>la</strong> conquête par l’homme <strong>de</strong> <strong>la</strong> L<strong>une</strong>, <strong>de</strong>s textes<br />

sur <strong>la</strong> tragédie d’Algérie et celle <strong>de</strong> Chypre.<br />

L’un <strong>de</strong>s plus grands travaux poétiques contemporain est<br />

celui <strong>de</strong> Fazıl Hüsnü Dağ<strong>la</strong>rca (né en 1914), qui a remporté le<br />

prix du forum <strong>de</strong> poésie internationale (Pittsburgh, Pennsylvanie)<br />

et <strong>la</strong> couronne d’Or yougos<strong>la</strong>ve (Struga), remportée avant par<br />

W.H. Au<strong>de</strong>n, Pablo Neruda, Eugenio Montale et Allen Ginsburg.<br />

Son champ d’action est très <strong>la</strong>rge: poésie métaphysique, vers<br />

pour enfants, cycles sur l’espace et <strong>la</strong> conquête <strong>de</strong> <strong>la</strong> l<strong>une</strong>, récits<br />

épiques <strong>de</strong> <strong>la</strong> conquête d’Istanbul et <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre d’indépendance,<br />

quatrains aphoristiques, néo-mysticisme, poésie <strong>de</strong> protestation<br />

sociale, récits <strong>de</strong> voyages, livres sur les luttes <strong>de</strong> libération<br />

nationale <strong>de</strong> plusieurs pays et anecdotes humoristiques en vers.<br />

Dağ<strong>la</strong>rca a seulement publié <strong>de</strong>s poésies, <strong>une</strong> centaine en tout.<br />

«Au cours <strong>de</strong> sa prestigieuse carrière,» écrit Yaf<strong>la</strong>r Nabi Nayır,<br />

un critique important, «qui a commencé en 1934, Fazıl Hüsnü<br />

Dağ<strong>la</strong>rca a essayé toutes les formes <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie, obtenant <strong>de</strong>s<br />

résultats tout aussi bons dans le genre épique, dans les vers<br />

lyriques et inspirés, dans les satires et dans <strong>la</strong> poésie <strong>de</strong> critique<br />

sociale. Comme il a contribué à <strong>la</strong> littérature <strong>turque</strong> en apportant<br />

<strong>une</strong> sensibilité unique, <strong>de</strong> nouveaux concepts <strong>de</strong> substance et <strong>de</strong><br />

formes, un style inimitable, sa versatilité et son originalité n’ont<br />

été égalées que par un petit nombre <strong>de</strong> figures littéraires <strong>turque</strong>s,<br />

passées ou présentes.» La voix lyrique et tendre <strong>de</strong> Dağ<strong>la</strong>rca a<br />

légué d’innombrables poèmes, courts ou longs:<br />

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28<br />

«Ec<strong>la</strong>t<br />

La mort n’est pas à l’évi<strong>de</strong>nce <strong>une</strong> perte.<br />

Peu importe les ruisseaux<br />

Vont couler<br />

Avec foi<br />

Les p<strong>la</strong>ntes vont <strong>de</strong>venir vertes et les roses vont pousser.<br />

La mort n’est pas à l’évi<strong>de</strong>nce <strong>une</strong> perte.»<br />

La poésie <strong>de</strong> protestation <strong>de</strong> Dağ<strong>la</strong>rca, cependant, peut<br />

souvent être définie comme un verbis ad verbera.<br />

«Violence<br />

Qu’en penses-tu, joignons nos mains.<br />

Tu frappes <strong>de</strong>ux fois, et je t’en mets <strong>de</strong>ux,<br />

Est-ce qu’il a volé?<br />

Ou sucé le sang et <strong>la</strong> sueur <strong>de</strong> <strong>la</strong> nation ?<br />

Tu m’en mets quatre et je vais frapper quatre fois.<br />

Vingt envoyés à l’étranger pour acheter <strong>de</strong>s bateaux, trente pour<br />

choisir le thé…<br />

Est-ce que le ministre <strong>de</strong>s affaires étrangères s’est fait couper les<br />

cheveux,<br />

Alors que nos enfants chauves meurent <strong>de</strong> faim dans <strong>de</strong>s vil<strong>la</strong>ges en<br />

adobe,<br />

Et nos poupées qui servent leur chaire pure nuit après nuit?<br />

Tu frappes sept fois, et je vais t’en mettre sept <strong>de</strong> plus.<br />

Qu’en penses-tu, hé, joignons nos mains.<br />

Est-ce qu’il a vendu <strong>une</strong> assiette <strong>de</strong> haricots, <strong>de</strong>ux dol<strong>la</strong>rs quatre-vingt<br />

au lieu <strong>de</strong> huit cents,<br />

Ou est-ce qu’il a hoché <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> son chameau à ta pétition pour<br />

t’extorquer cinq cents?<br />

Elu au Congrès est-ce qu’il a investi dans son propre futur piétinement<br />

au progrès ?<br />

Tu m’en mets neuf et je t’en mets neuf <strong>de</strong> plus.»


Depuis les années 1980, l’art du roman a fait <strong>de</strong>s pas <strong>de</strong><br />

géant non seulement grâce aux travaux <strong>de</strong> Yaşar Kemal et au<br />

travail impressionnant <strong>de</strong> Adalet Ağaoğlu, <strong>de</strong> Tahsin Yüceli <strong>de</strong><br />

Erhan Bener, <strong>de</strong> Atillâ İlhan, <strong>de</strong> Erendiz Atasü, <strong>de</strong> Nazlı Eray etc..<br />

En Turquie et à l’étranger, Orhan Pamuk, né en 1952 a émergé en<br />

tant que protagoniste convaincant <strong>de</strong> nouvelles dimensions dans<br />

l’art du roman turc. Ses ouvrages principaux ont été traduits en<br />

<strong>de</strong> nombreuses <strong>la</strong>ngues: La version ang<strong>la</strong>ise 12 a attiré <strong>une</strong> <strong>la</strong>rge<br />

attention et a obtenu <strong>de</strong> nombreux prix internationaux.<br />

Un autre développement remarquable dans l’art turc a été<br />

l’explosion <strong>de</strong> l’activité théâtrale et <strong>la</strong> foulée d’écrits dramatiques.<br />

Peu <strong>de</strong> villes au mon<strong>de</strong> ont <strong>une</strong> activité dans cette branche<br />

comparable à celle d’Istanbul ou d’Ankara. Les pièces <strong>de</strong> théâtre<br />

jouissent d’un <strong>la</strong>rge répertoire, incluant <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> vil<strong>la</strong>ge, <strong>de</strong><br />

gran<strong>de</strong>s tragédies, <strong>de</strong>s comédies ‘’boulevard’’, <strong>de</strong>s vau<strong>de</strong>villes,<br />

<strong>de</strong>s drames poétiques, <strong>de</strong>s comédies ou drames musicaux,<br />

théâtre épique <strong>de</strong> Brechtian, <strong>de</strong>s comédies noires, <strong>de</strong>s versions<br />

mo<strong>de</strong>rnes <strong>de</strong>s pièces d’ombres, <strong>de</strong>s satires politiques et sociales,<br />

<strong>de</strong>s mélodrames familiaux, <strong>de</strong>s mises en scène <strong>de</strong> légen<strong>de</strong>s et <strong>de</strong><br />

Thèmes mythologiques.<br />

Au début du troisième millénaire, <strong>la</strong> littérature <strong>de</strong> <strong>la</strong> République<br />

<strong>turque</strong> bénéficie d’<strong>une</strong> prodigieuse énergie créative et compte <strong>de</strong><br />

grands succès dans <strong>de</strong>s genres différents. Elle doit encore atteindre<br />

le seuil <strong>de</strong> <strong>la</strong> gran<strong>de</strong>ur. Elle doit faire face à certains défauts: Ce<strong>la</strong><br />

peut être résumé par <strong>de</strong>s convulsions culturelles (changements<br />

cataclysmiques dans les institutions sociopolitiques, foi et<br />

technologie), crise <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue (<strong>une</strong> vaste transformation, plus<br />

<strong>la</strong>rge qu’auc<strong>une</strong> réforme <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue jamais faite dans les autres<br />

nations; un vocabu<strong>la</strong>ire composé à soixante-quinze pour cent <strong>de</strong><br />

mots arabes, perses et français en 1920 a augmenté son taux<br />

<strong>de</strong> mots d’origine à quatre-vingt pour cent pour réduire le taux<br />

<strong>de</strong> mots d’origine étrangère à vingt pour cent en 1970. D’autre<br />

29


30<br />

part, <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue fonctionne au tournant du vingt-et-unième siècle<br />

avec moins <strong>de</strong> soixante-quinze mille entrées dans le dictionnaire);<br />

<strong>de</strong>s vi<strong>de</strong>s critiques (malgré <strong>de</strong> bons écrits critiques, <strong>la</strong> littérature<br />

<strong>turque</strong> évolue encore, plus ou moins sans guidage au niveau<br />

théorie esthétique cohérente et analyse critique systématique);<br />

<strong>une</strong> <strong>la</strong>c<strong>une</strong> traditionnelle (absence évi<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> philosophie, <strong>de</strong><br />

normes <strong>de</strong> tragédie, d’analyse psychologique profon<strong>de</strong>); <strong>une</strong><br />

abondance d’imitations <strong>de</strong> modèles, <strong>de</strong> mouvements <strong>de</strong> travaux<br />

importants qui ont évolué dans l’Ouest.<br />

Le dynamisme, <strong>la</strong> qualité, le but, <strong>la</strong> diversité et l’impact <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

littérature <strong>turque</strong> mo<strong>de</strong>rne semblent impressionnants. Il y a <strong>une</strong><br />

versatilité fertile au travail. La littérature <strong>turque</strong> n’a jamais été aussi<br />

variée ni aussi inclusive. A travers <strong>de</strong> nombreuses décennies<br />

d’essais consciencieux, recherchant <strong>de</strong> nouvelles valeurs,<br />

développant <strong>une</strong> meilleure intuition humaine et littéraire, <strong>une</strong><br />

meilleure expertise dans l’approche <strong>de</strong>s formes et <strong>de</strong>s contenus,<br />

les auteurs turcs sont en train <strong>de</strong> créer <strong>une</strong> synthèse authentique<br />

d’éléments nationaux et universels.<br />

Les lignes éloquentes <strong>de</strong> Cemal Süreya, écrites en 1966,<br />

englobent l’expérience révolutionnaire, le dépaysement <strong>de</strong> même<br />

que l’optimisme et <strong>la</strong> recherche passionnée <strong>de</strong> <strong>la</strong> «nouvelle<br />

Turquie».<br />

«Nous sommes les novices <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle vie<br />

Toute notre connaissance est bouleversée<br />

Notre poésie, notre amour à nouveau<br />

Nous vivons peut-être les <strong>de</strong>rniers mauvais jours<br />

Nous vivrons peut-être les premiers bons jours aussi<br />

Il y a quelque chose <strong>de</strong> plus amer dans cet air<br />

Entre le passé et le futur<br />

Entre <strong>la</strong> douleur et <strong>la</strong> joie<br />

Entre <strong>la</strong> colère et le pardon.»


*Ta<strong>la</strong>t S. Halman est en ce moment Prési<strong>de</strong>nt du département <strong>de</strong><br />

Littérature <strong>turque</strong> et doyen <strong>de</strong> <strong>la</strong> faculté <strong>de</strong> Lettres à l’Université <strong>de</strong> Bilkent<br />

(Ankara). Il a travaillé dans les facultés <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Columbia, <strong>de</strong><br />

Princeton, <strong>de</strong> Pennsylvania, et a travaillé comme Professeur et Prési<strong>de</strong>nt<br />

du département <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngues du Proche Orient et <strong>de</strong> Littérature <strong>de</strong><br />

l’Université <strong>de</strong> New York.<br />

1. E.J.W. Gibb, A History of Ottoman Poetry, 6 volumes. (Londres:<br />

Luzac, 1900-1909; réimprimé, Cambridge: administrateur <strong>de</strong><br />

‘’E.J.W.Gibb Memorial,’’ 1963-1984).<br />

2. L’original fait référence à Bedr, un endroit près <strong>de</strong> <strong>la</strong> Médina où les<br />

musulmans ont gagné <strong>une</strong> bataille en 624 Après J.C., menés par le<br />

Prophète.<br />

3. Le poète auquel il est fait référence est Hafız, un poète important<br />

perse du quatorzième siècle.<br />

4. La ville est i<strong>de</strong>ntifiée comme étant Shiraz.<br />

5. Un quartier d’Istanbul du coté anatolien<br />

6. Publié en version ang<strong>la</strong>ise en tant que Human Landscapes, Randy<br />

B<strong>la</strong>sing et Mutlu Konuk, traducteurs (New York: Persea, 1982) et<br />

publié en traduction intégrale par les mêmes traducteurs en 2002<br />

(Human Landscape from My country (New York: Persea).<br />

7. Nazım Hikmet, The Epic of Sheik Bedreddin and Other Poems,<br />

Randy B<strong>la</strong>sing et Mutlu Konuk, traducteurs (New York: Persea,<br />

1977).<br />

8. Hali<strong>de</strong> Edib Adıvar, The Clown and His Daughter (Londres: Allen<br />

and Unwin, 1935).<br />

9. Mahmut Makal, A Vil<strong>la</strong>ge in Anatolia, Sir Wyndham Dee<strong>de</strong>s,<br />

traducteur (Londres: Vallentine, Mitchell, 1954).<br />

10. Ce roman a été traduit en vingt-cinq <strong>la</strong>ngues; La traduction ang<strong>la</strong>ise<br />

<strong>de</strong> Edourd Roditi est intitulée Mehmed, My Hawk. (New York:<br />

Pantheon, 1961).<br />

31


32<br />

11. On the Nomad Sea: Poèmes choisis <strong>de</strong> Melih Cev<strong>de</strong>t Anday, Ta<strong>la</strong>t<br />

S. Ham<strong>la</strong>n, éditeur et traducteur, qui comprend aussi certaines<br />

traductions <strong>de</strong> Nermin Menemencioğlu (New York: Geronimo,<br />

1974); Pour plus <strong>de</strong> poèmes <strong>de</strong> Anday, voir Rain One Step Away:<br />

Poèmes <strong>de</strong> Melih Cebv<strong>de</strong>t Anday, Ta<strong>la</strong>t S. Ham<strong>la</strong>n et Brian Swann,<br />

traducteurs (Washington, DC: The Charioteer Tress, 1980).<br />

12. The White Castle, Victoria Holbrook, traductrice (New York: Braziller,<br />

1991); The b<strong>la</strong>ck Book, Güneli Gün, traducteur (New York: Farrar,<br />

Straus, Giroux, 1997); My Name is Red, Erdağ Göknar, traducteur<br />

(New York: Alfred A.Knopf, 2001), et Snow, Maureen Freely,<br />

traductrice (New York: Alfred A. Knopf, 2004)

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