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4 / MÊME PAS PEUR N O <strong>18</strong> / MAI-JUIN 2017 MAI-JUIN 2017 / MÊME PAS PEUR N O <strong>18</strong> / 5<br />
S’INSTRUIRE EN S’AMUSANT<br />
TRAHISON<br />
Résumé des épisodes précédents :<br />
1. Naître incite à la morosité. 2. Le<br />
monde est trop vaste.<br />
Le temps va décidément trop vite. Un<br />
événement chasse l’autre. Le siècle se<br />
défile. L’homme n’arrive pas à le suivre.<br />
Il n’a même plus le temps de s’étonner.<br />
Pas le temps de digérer ce qu’il se passe.<br />
Il se sent dans la même situation que<br />
la Reine Rouge rencontrée par Alice de<br />
l’autre côté du miroir, dans le second volet<br />
d’Alice au pays des merveilles, lorsqu’elle<br />
se voit contrainte de courir à toute<br />
vitesse pour rester à la même place, tant<br />
le paysage qui l’entoure avance vite.<br />
Vivre avec son temps impose une<br />
course effrénée, mais lui, l’homme, il a<br />
pris l’habitude de regarder la marche<br />
du monde depuis son fauteuil, comme<br />
une série télé. Et voilà que, soudain, le<br />
spectacle dérape. Les massacres sortent<br />
du cadre de l’écran. Ubu est président<br />
des États-Unis. Les espions sont dans<br />
son ordinateur. On lui dit que l’Arabie<br />
Saoudite est à 200 mètres de la Grand-<br />
Place de Bruxelles… S’aventurer à un<br />
voyage exotique en allant promener le<br />
chien ne le tente pas, au contraire. Ça<br />
l’affole. Le temps et l’espace tourbillonnent<br />
autour de lui. Il n’y a plus de<br />
point fixe. Le vrai et le faux s’entremêlent.<br />
Les faits se révèlent alternatifs.<br />
Le terreau de la réalité se mue en sables<br />
mouvants.<br />
Regrets et nostalgie<br />
Pour s’accrocher, l’homme achète des<br />
baguettes à l’ancienne, des confitures<br />
Grand-Mère et des charcuteries « au<br />
porc d’antan ». On en trouve chez Carrefour<br />
au prix du porc actuel. L’homme<br />
a la nostalgie d’un monde stable. Quand<br />
Maman beurrait ses tartines, quand<br />
Papa avait réponse à tout. Et même<br />
quand il le grondait, Papa, c’était son<br />
Dieu.<br />
Il aimerait tant, l’homme, pouvoir<br />
encore s’en remettre à un Dieu, un chef,<br />
un parrain, un commandant de bord...<br />
Même un maître d’équipage ferait l’affaire.<br />
Ou un chef de rayon. N’importe<br />
qui, à qui il pourrait, en confiance, faire<br />
aveu d’impuissance et remettre les clés<br />
de son destin. À qui il pourrait jurer<br />
fidélité et allégeance, comme autrefois<br />
les vassaux envers leur suzerain, dans<br />
les livres d’histoire.<br />
La vie était plus simple alors. On bredouillait<br />
quelque chose comme « Je<br />
promets en ma foi d’être fidèle à mon<br />
Seigneur, Comte, Duc, Prince (biffer les<br />
mentions inutiles) et de lui garder ma<br />
loyauté, de bonne foi et sans tromperie.<br />
Cochon qui s’en dédit ». On jurait sur<br />
quelque sainte relique et hop, on avait,<br />
dans le même package, un contrat de<br />
travail, un contrat de bail et une garantie<br />
de protection et sécurité à vie.<br />
On ne trouve plus guère ce genre<br />
d’assurance de nos jours. Essayez chez<br />
Allianz ou chez Axa, ils vous riront au<br />
nez. Peut-être quelques mafias offrentelles<br />
encore le même service, mais les<br />
contreparties sont chères.<br />
Pourquoi cet usage féodal a-t-il disparu<br />
? La réponse est simple : parce que<br />
la fidélité, c’est ennuyeux.<br />
Les romans de chevalerie, ça va un<br />
temps, mais on s’en lasse. Et ce n’est pas<br />
un hasard si l’un des premiers écrits en<br />
langue française, La Chanson de Roland,<br />
met au premier plan le personnage<br />
du traître Ganelon, ce compagnon de<br />
Charlemagne qui s’acoquine avec les<br />
Sarrasins pour piéger le preux Roland.<br />
Tradition et trahison<br />
Il n’y a pas de bonnes histoires sans<br />
quelque trahison. Un seul traître est<br />
plus nécessaire qu’une masse de fidèles.<br />
Sans Judas, les aventures de Jésus<br />
seraient parfaitement insipides. L’Évangile<br />
finirait en eau de boudin et l’histoire<br />
l’aurait oublié depuis longtemps.<br />
Les meilleurs traîtres sont chez Shakespeare.<br />
Dans Richard II, Othello, Hamlet,<br />
André Clette<br />
Macbeth, on conspire, on trahit et on<br />
assassine à qui mieux mieux. Brutus y<br />
tient la place d’honneur. Par fidélité à<br />
la République, il trahit César, son père<br />
d’adoption, à qui il donne le dernier<br />
coup de poignard. Il s’en explique avec<br />
ces mots sublimes : « César m’aimait, et je<br />
le pleure, …, il fut vaillant et je l’en admire,<br />
mais il fut ambitieux, et je l’ai tué. »<br />
On voit par là que rien n’est simple,<br />
et qu’une fidélité chasse l’autre. Entre<br />
la fidélité et la trahison, il n’y a qu’un<br />
changement de point de vue.<br />
La fidélité est bien vue. Elle implique<br />
le respect de la parole donnée, de la tradition,<br />
de la continuité, elle suppose la<br />
constance et l’attachement. En même<br />
temps, elle ne conçoit le futur qu’à la<br />
manière du passé. Alors, qui trahit ?<br />
Celui qui n’évolue pas, ou celui qui<br />
change dans un monde qui change ?<br />
Opprobre et eau trouble<br />
La fidélité est parfois héroïque, la<br />
trahison l’est souvent. Poignarder ses<br />
amis, même dans le dos, n’est pas à la<br />
portée du premier venu. Il y faut de la<br />
dextérité, mais aussi une force d’âme,<br />
voire une dimension visionnaire qui<br />
confine quelquefois au génie. La trahison<br />
exige de la largesse d’esprit, une<br />
capacité d’adaptation, une souplesse et<br />
une plasticité permettant de s’affranchir<br />
des considérations morales, des<br />
idéologies civiques et des clichés dépréciatifs<br />
à l’encontre du traître. Car, si la<br />
fidélité est mise à l’honneur, la trahison,<br />
en revanche, ne s’attire que l’opprobre.<br />
Pour conspuer le traître, les mots<br />
ne manquent jamais. « Renégat, déserteur,<br />
social-traître, vendu, réactionnaire,<br />
termite, ennemi du peuple, révisionniste,<br />
déviationniste, sous-marin jaune, rat de la<br />
social-démocratie, ennemi de classe, opportuniste,<br />
carriériste, corrompu, suppôt de la<br />
droite, vendu à la C.I.A, agent de la bourgeoisie,<br />
petit-bourgeois dégénéré, intellectuel<br />
gauchiste,… » c’est là un échantillon<br />
des noms d’oiseaux adressés naguère<br />
par les communistes orthodoxes aux<br />
militants « déviants », coupables d’une<br />
ignominie sans nom : s’être permis de<br />
réfléchir à l’avenir, alors que le Parti<br />
l’avait déjà tracé.<br />
On voit par là que si l’on peut trahir<br />
par attachement au passé, on trahit<br />
mieux encore en cherchant à inventer le<br />
futur, car la vraie, la belle trahison est<br />
dynamique et créatrice. Elle s’autorise à<br />
refuser le monde tel qu’il est.<br />
Si la trahison est mal vue, c’est parce<br />
qu’elle échoue toujours. Quand elle<br />
réussit, elle cesse aussitôt de porter ce<br />
nom infamant. De la même manière<br />
que le « terroriste » devient « résistant »<br />
quand le vent de l’histoire tourne à son<br />
avantage, il n’est de traître que pour ses<br />
ennemis.<br />
Talleyrand, qui en connaissait un bout<br />
sur la question, disait : « La trahison,<br />
mais c’est une affaire de dates ! »<br />
À une dame qui lui demandait pourquoi<br />
il ne faisait pas assassiner Napoléon<br />
tout de suite, le même Talleyrand,<br />
qui avait trahi l’Empereur après avoir<br />
trahi tous les rois possibles, aurait<br />
répondu : « Je suis si paresseux ! » Voilà<br />
qui donne à réfléchir. La fidélité ne<br />
serait-elle finalement qu’une trahison<br />
paresseuse ? À moins que ce ne soit<br />
l’inverse…<br />
On voit par là que la fidélité, comme<br />
la trahison, recèlent bien des plaisirs,<br />
et qu’il serait dommage de s’en priver.<br />
C’est pourquoi je ne priverai pas du<br />
plaisir de citer fidèlement un mémorable<br />
traître :<br />
« Dans la tentation de trahison on ne<br />
verra qu’une richesse, peut-être comparable<br />
à la griserie érotique. Qui n’a connu celle de<br />
trahir ne connait rien de l’extase. Le traître<br />
n’est pas dehors mais en chacun. » (Jean<br />
Genet, extrait de Un captif amoureux)<br />
OUvroir de POLitique Potentielle<br />
PLAIDOYER POUR<br />
L’ÉTABLISSEMENT D’UN<br />
GRAND RÉJECTOIRE<br />
Dr Lichic<br />
À l’heure du manque de moyens, de la diminution<br />
du nombre de fonctionnaires, des politiques d’austérité<br />
et de la traction du malin par la caudale au sein<br />
des Administrations, le besoin se fait de plus en plus<br />
sentir de rationnaliser ces institutions publiques,<br />
afin que l’huile de l’efficacité graisse les rouages vieillots<br />
de nos belles bureaucraties. Or, en des temps de<br />
pénurie, quelle est la principale activité des services<br />
publics ? Le rejet. Le rejet, lecteur, en toutes matières<br />
et pour tous sujets. Dossiers refusés, subventions<br />
non accordées, suspensions et dénis de droits, avis<br />
d’expulsions, signifiés de renvoi, accusés de déception,<br />
fins de non-recevoir, déboutés de demandes,<br />
reports d’audiences, budgets ajournés, je crois inutile,<br />
lecteur, d’en jeter plus, d’autant que je vise mal.<br />
Et force est de constater que chaque fonctionnaire,<br />
chaque rond-de-cuir, chaque préposé s’acquitte à sa<br />
manière, dans son coin et en solitaire de cette noble<br />
tâche. C’est là regrettable gaspillage, et assurément<br />
manque d’homogénéité, absence de normalisation,<br />
inutile redondance, voire recours douteux au librearbitre<br />
individuel. En outre le rejet, à l’image de<br />
l’onanisme, souffre de l’opprobre et de la méfiance<br />
que confèrent au peuple les accomplissements trop<br />
discrets. C’en est trop. Il faut faire cesser cette incurie<br />
! Il faut redorer le blason de l’éviction, faire luire<br />
à nouveau la médaille de la récusation ! C’est pourquoi<br />
je propose, en toute modestie et n’ayant rien à<br />
y gagner que l’admiration des foules, la création hic<br />
et nunc d’une nouvelle Administration, souveraine,<br />
totale et subsumante aux autres, dénommée le Grand<br />
Réjectoire, dont la fonction serait de faire du Rejet un<br />
art et une science administrative. Que le Rejet brille<br />
enfin au firmament ! Que des écoles ardues, spécialisées,<br />
élitistes forment les spécialistes de cette profession<br />
! Une Administration qui délesterait de cette<br />
tâche toutes les autres (lesquelles pourraient enfin<br />
consacrer à nouveau du temps aux réunions autour<br />
de l’automate à Arabica). Une Administration spécialisée<br />
dans la suspension (en trois points, et au bon<br />
vouloir), qui prendrait de bonnes résiliations, et rejetterait<br />
tout sans faiblir, le bébé et l’eau du bain, l’huile<br />
sur le feu, l’argent par les fenêtres et son dévolu sur<br />
tout le monde!<br />
Et qui exercerait prioritairement son Office sur tous<br />
les refus d’obtempérer à cette lumineuse idée…