RECUEIL DES TEXTES

Régis Debray, Allons aux faits, Gallimard, 2016, pp 253-254
« Dans le vis-à-vis des Églises et de l’État, reconnaissons que ce dernier
est le pôle faible, sa force physique étant sans métaphysique. L’Église a
la fontaine de vie, l’État, la maréchaussée et la Sécu. L’Église m’indique
la voie à suivre pour ne pas finir en enfer, la République, les règles à
respecter pour ne pas finir en prison. Sous l’angle des rétributions
auxquelles on peut s’attendre, la loi contre la foi, comme l’amnistie contre
le pardon, ou le péché contre le délit, c’est pot de terre contre pot de fer.
L’offre laïque qui est la paix civile ici-bas est sans doute modeste à côtés
des houris paradisiaques et de la félicité éternelle, mais l’échange d’un icibas
vivable contre un au-delà des plus hypothétiques, après tout, ce n’est
pas un marché de dupes. Le pis-aller n’étanche peut-être pas notre soif
de plénitude, mais, comme on dit, un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.
Il y a de la grandeur dans ce pari sur nos forces propres. Un vrai
challenge, puisqu’il faut parler franglais. Un laïque considère qu’une
société sans dogme ni Prophète ni Messie n’est pas condamnée à
l‘angoisse du vide ni à l’anorexie et qu’il incombe au libre arbitre de
chacun, avec les moyens du bord, de faire son plein d’imaginaire et de
fins ultimes. Un régime laïque dessine un entre-nous où chaque moi-je
peut choisir son horizon de sens. Choisir la folie qui lui permettra de se
dépasser, si l’on admet, avec La Rochefoucauld, que celui « qui vit sans
folie n’est pas si sage qu’on croit ». C’est mettre, en fin de compte, la
transcendance en autogestion. Un pari optimiste sur l’aptitude des
individus à déroger au triste principe de précaution pour les emportements
fraternels qui lui conviennent le mieux. C’est un humanisme ambitieux, un
idéal difficile a atteindre, mais je n’en vois pas, pour ma part, de plus
respectable.
Si là est notre ultime ligne de défense, veillons à ne pas en faire une
ligne Maginot version 1940 mais plutôt, pour suivre la métaphore, ce que
fut la Marne en 1914 : le début d’une reconquête. »
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