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La genese de Napoleon_Extrait

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Le présent ouvrage reprend intégralement l’édition originale publiée en 1902<br />

auprès <strong>de</strong> la Librairie académique Didier Perrin et C ie , libraires-éditeurs à Paris.


vv<br />

PRÉSENTATION<br />

<strong>La</strong> genèse <strong>de</strong> Napoléon, <strong>de</strong> Jean-Baptiste Marcaggi,<br />

entre exigence historique et passions ajacciennes<br />

Ils sont courageux ces Corses qui, ayant décidé <strong>de</strong> se consacrer à l’histoire <strong>de</strong> leur île, ont choisi<br />

d’y séjourner toute leur vie durant : Jean-Baptiste Marcaggi est <strong>de</strong> ceux-là.<br />

Sa Génèse <strong>de</strong> Napoléon est un ouvrage unanimement loué, non seulement pour ses<br />

qualités historiques, mais également parce que l’auteur maîtrise parfaitement l’environnement<br />

social <strong>de</strong>s Bonaparte et les particularités <strong>de</strong> la Corse du jeune Napoléon, l’ensemble<br />

dans un ouvrage ambitieux qui inscrit l’histoire particulière <strong>de</strong> cette famille corse dans les<br />

événements qui vont marquer l’île pendant le xviii e siècle : son siècle d’or.<br />

Certes, les recherches <strong>de</strong> Xavier Versini dans les archives <strong>de</strong>s procès qui éclairent les<br />

combats <strong>de</strong> l’archidiacre Lucien et <strong>de</strong> Charles Bonaparte pour s’imposer dans la notabilité<br />

ajaccienne, les travaux <strong>de</strong> Dorothy Carrington sur l’itinéraire personnel <strong>de</strong> Charles, les archives<br />

découvertes par Michel Vergé-Franceschi et enfin la reconstitution par Antoine-Marie Graziani<br />

<strong>de</strong> la société et <strong>de</strong> l’économie ajacciennes <strong>de</strong> la fin du xv e au milieu du xviii e siècles, tellement<br />

déterminantes pour l’ascension <strong>de</strong> la famille du futur empereur ; <strong>de</strong> tout cela, Jean-Baptiste<br />

Marcaggi ne disposait pas. Mais sa genèse reste unique par son parti-pris symphonique : toutes<br />

les sources et toutes les disciplines historiques, toutes les biographies <strong>de</strong>s personnalités du<br />

temps, toutes les gran<strong>de</strong>s dates <strong>de</strong> l’histoire du xviii e siècle corse confluent vers un récit unique<br />

qui donne toute sa singularité à l’extraordinaire aventure <strong>de</strong> Napoléon et <strong>de</strong>s Bonaparte. Une<br />

seule œuvre peut lui être comparée : le Napoléon d’Abel Gance ! Elle lui doit beaucoup : par<br />

exemple, nul doute que Pierre Bonardi, l’un <strong>de</strong>s conseillers <strong>de</strong> Gance, a puisé dans la Genèse<br />

l’importance donnée au personnage <strong>de</strong> Santo Ricci.<br />

Et pourtant Marcaggi connaît les écueils dangereux qui auraient pu entacher son travail<br />

d’historien : le parti-pris politique et la folklorisation <strong>de</strong> l’objet <strong>de</strong> sa recherche. Toute sa vie,<br />

il va chercher à s’en préserver. Comme beaucoup <strong>de</strong> Corses <strong>de</strong> sa génération, il aura à cœur<br />

<strong>de</strong> rechercher l’excellence afin <strong>de</strong> ne pas être réduit au triste qualificatif d’érudit local, quête<br />

d’autant plus ardue que la Corse du temps ne compte pas d’université.<br />

5


 <strong>La</strong> genèse <strong>de</strong> Napoléon<br />

Cette absence, Jean-Baptiste Marcaggi va tenter d’y pallier par l’articulation dialectique<br />

entre la bibliothèque comme centre <strong>de</strong> recherche, et les confrontations d’articles publiés dans<br />

<strong>de</strong>s revues insulaires et parfois <strong>de</strong>s journaux parisiens. Le système a ses limites, bien sûr, parce<br />

que son activité n’est pas organisée à l’avance et fonctionne par opportunités plutôt que par<br />

programme, et que l’on n’archive pas le résultat <strong>de</strong> cours magistraux, <strong>de</strong> séminaires et <strong>de</strong><br />

thèses d’étudiants qui permettent <strong>de</strong> capitaliser un savoir et <strong>de</strong> le remettre perpétuellement<br />

en question.<br />

Mais Marcaggi a néanmoins trois atouts :<br />

D’abord il va être conservateur <strong>de</strong> la Bibliothèque patrimoniale d’Ajaccio, (<strong>de</strong> 1897 à 1909<br />

puis <strong>de</strong> 1929 à 1933) et il en connait parfaitement les fonds, ce qui lui permet d’appréhen<strong>de</strong>r<br />

parfaitement toute la bibliographie <strong>de</strong>s sujets auxquels il s’attelle, ce qui est le préalable<br />

impératif à toute recherche sérieuse.<br />

Ensuite il a accès à <strong>de</strong>s fonds qui ne sont pas accessibles à tous, comme le fonds<br />

Braccini-Frassetto, longtemps à la maison Bonaparte, dont il avait dépouillé <strong>de</strong>s documents<br />

qui éclairent les différentes phases d’aménagements ordonnés <strong>de</strong>puis le continent par les<br />

Bonaparte, ou programmés par leurs chargés d’affaires en Corse, dont l’un <strong>de</strong>s plus importants<br />

fut précisément Braccini-Frassetto. Dans la mesure où nombre <strong>de</strong> ses documents ont disparu,<br />

certaines références <strong>de</strong> Marcaggi n’en prennent que plus d’importance.<br />

Par exemple, c’est grâce à lui que l’on connait la provenance du mobilier du Salon <strong>de</strong><br />

Letizia, dans les aménagements fondamentaux menés à la Maison Bonaparte par la mère <strong>de</strong><br />

Napoléon lors du retour d’exil, en 1797, après la chute du royaume anglo-corse.<br />

Il s’agit plus précisément <strong>de</strong> l’acquisition du mobilier du salon chez le marchand <strong>La</strong>plane<br />

<strong>de</strong> Marseille : huit fauteuils, six chaises avec garnitures, douze sans garniture, une chaiselongue,<br />

un bois <strong>de</strong> lit avec son « palanquin », le tout pour 1 600 livres, le 22 septembre 1797.<br />

(J-B Marcaggi : Le souvenir <strong>de</strong> Napoléon à Ajaccio, Ajaccio, Rombaldi, 1921, P. 8).<br />

<strong>La</strong> maîtrise <strong>de</strong>s fonds d’archives difficiles d’accès a toujours fait la qualité <strong>de</strong>s travaux<br />

historiques, par exemple, Dorothy Carrington a donné un visage nouveau <strong>de</strong> Charles Bonaparte<br />

dans ses travaux sur les parents <strong>de</strong> Napoléon : les documents <strong>de</strong>s princes Napoléon n’étaient<br />

pas encore déposés aux archives nationales.<br />

Enfin, cet Ajaccien né à Bocognano le 12 décembre 1866 sous le Second Empire, chantre<br />

<strong>de</strong> la cité impériale et du plus illustre <strong>de</strong> ses fils, maniait (on l’a vu) une connaissance documentée<br />

et méthodique <strong>de</strong> l’histoire napoléonienne avec une connaissance quasi instinctive<br />

<strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong>s manières <strong>de</strong> voir le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Corse traditionnelle qu’il ressourçait<br />

chaque été dans son village : Bocognano, le même que Napoléon se plaisait à évoquer<br />

à Sainte-Hélène :<br />

« Ce furent les Bocognanais qui firent capituler le général Eliott. C’était un village terrible.<br />

Ils étaient tous mes cousins. Les Anglais comprirent, quand dix-sept <strong>de</strong> ces gens, s’étant retranchés<br />

dans une embusca<strong>de</strong>, leur tuèrent cinquante-quatre <strong>de</strong>s leurs. Le général ordonna la<br />

retraite. Dans ce village, on pouvait, sur les cinquante cousins du général Bonaparte, pendre<br />

6


Présentation<br />

le premier venu, on était sûr qu’il l’avait mérité. C’étaient <strong>de</strong> terribles gens, une gran<strong>de</strong> puissance<br />

dans l’île que cette parenté du côté <strong>de</strong> Madame. »<br />

Marcaggi a grandi dans une société corse qui avait alors très peu évolué <strong>de</strong>puis le<br />

Second Empire et même <strong>de</strong>puis le dix-huitième siècle. Les changements les plus importants<br />

auront lieu avec la guerre <strong>de</strong> 14, puis dans ce temps qui va <strong>de</strong> 1945 aux années soixante, avec<br />

une accélération dans les années 2000.<br />

L’auteur confronte ainsi constamment cette Corse traditionnelle à celle qu’il voit évoluer<br />

sous ses yeux, mais jamais il n’évoque la Corse ancienne comme un passé idéal. Il cherche<br />

plutôt à y trouver ce qui conditionne la société insulaire <strong>de</strong> son temps. Son activité <strong>de</strong> journaliste<br />

y puise sa source, et il développe ses thématiques dans ses articles <strong>de</strong> A Tramuntana,<br />

<strong>de</strong> Santu Casanova, dont il fut le secrétaire général, <strong>de</strong> L’Écho <strong>de</strong> la Corse, L’Écho d’Ajaccio,<br />

L’Éveil, <strong>La</strong> Nouvelle Corse, L’Union… et dans ses récits d’écrivain, Il traite non seulement <strong>de</strong> la<br />

situation politique en Corse, mais également <strong>de</strong>s grands thèmes « anthropologiques » insulaires,<br />

quasi <strong>de</strong>s « invariants » historiques : <strong>La</strong> violence et la ven<strong>de</strong>tta, les bandits, l’opposition<br />

entre pastoralisme et agriculture : le manque d’exploitation <strong>de</strong>s forêts, les transports, la vaine<br />

pâture, le rôle <strong>de</strong>s bergers, les ravages <strong>de</strong>s chèvres… et l’on voit bien qu’à plus d’un siècle<br />

<strong>de</strong> distance, les sujets dont parle Marcaggi dans ses articles sur la Corse sont les mêmes que<br />

ceux dont parle Napoléon à Sainte-Hélène.<br />

« Son oncle l’archidiacre… il regrettait ses chèvres, les Génois, tout ce qu’il n’avait plus.<br />

Et plus loin :<br />

Par un sentiment contraire, Napoléon, dans ses premières années, déclamait souvent<br />

contre les chèvres qui sont nombreuses dans l’île, et causent <strong>de</strong> grands dégâts aux arbres.<br />

Il voulait qu’on les extirpât entièrement. … Il avait à ce sujet <strong>de</strong>s prises terribles avec le vieil<br />

archidiacre son oncle, qui en possédait <strong>de</strong> nombreux troupeaux et les défendait en patriarche.<br />

Dans sa fureur, il reprochait à son neveu d’être un novateur, et il accusait les idées philosophiques<br />

du péril <strong>de</strong> ses chèvres. »<br />

Dans son roman, Sabella, il démonte les rouages <strong>de</strong> la Corse traditionnelle tout en abordant<br />

les thèmes très contemporains <strong>de</strong> l’exil, <strong>de</strong> la recherche d’un mo<strong>de</strong> vie plus confortable,<br />

du renoncement <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité…<br />

Autre source qui donne aux travaux <strong>de</strong> Marcaggi sa saveur toute particulière : <strong>de</strong>s anecdotes<br />

circulaient encore à Ajaccio, notamment dans les vieilles familles ajacciennes qui furent<br />

alliées aux Bonaparte, permettant <strong>de</strong> donner plus encore d’épaisseur aux années <strong>de</strong> formation<br />

du jeune Bonaparte. Un autre témoignage <strong>de</strong> ces survivances apparait dans la lecture <strong>de</strong>s<br />

articles du Docteur Barbaud sur la maison Bonaparte, lui qui fait parler corse Letizia Bonaparte<br />

dans un texte <strong>de</strong> 1924, en se référant aux souvenirs <strong>de</strong> la famille Paravisini.<br />

Le cercle <strong>de</strong> J.-B. Marcaggi et <strong>de</strong> ses amis, Lorenzo Vero, Henri Omessa, Jean Maki, Pierre<br />

Bonardi (le conseiller du tournage d’Abel Gance) ne négligent pas cette histoire parallèle et<br />

savent en tirer eux aussi les fruits, j’écrivais la saveur.<br />

7


 <strong>La</strong> genèse <strong>de</strong> Napoléon<br />

Rien ne les agace plus que ceux qui, ne respectant pas le berceau <strong>de</strong> l’Empereur : la ville<br />

d’Ajaccio et plus largement la Corse, lancent <strong>de</strong>puis Paris ou le Continent en général un regard<br />

con<strong>de</strong>scendant sur ceux qui maintiennent le flambeau impérial dans la Cité qui a vu naitre<br />

Napoléon. Dès lors, Marcaggi se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> comment Frédéric Masson peut être aussi enragé<br />

dans ses sentiments anti corses, et pourquoi il n’applique pas son excellente métho<strong>de</strong> historique<br />

qui lui a permis d’écrire <strong>de</strong>s lignes si pertinentes sur le grand Ajaccien, à l’histoire et à<br />

l’économie <strong>de</strong> la Corse contemporaine, au lieu <strong>de</strong> reprendre <strong>de</strong>s textes déjà anciens <strong>de</strong> Volney<br />

ou <strong>de</strong> Bour<strong>de</strong> pour accabler les insulaires. Il y aurait gagné en retenue et perdu ses partis-pris.<br />

<strong>La</strong> genèse <strong>de</strong> Napoléon Bonaparte se divise en quatre livres : le premier composé <strong>de</strong> trois<br />

chapitres est celui consacré à la Corse, à l’expérience démocratique <strong>de</strong> Paoli et à la famille<br />

<strong>de</strong> Napoléon, jusqu’à son départ pour Autun. Le <strong>de</strong>uxième est consacré à la formation du<br />

jeune officier à Autun, à Brienne et à l’école militaire <strong>de</strong> Paris, trois lieux : trois chapitres. Le<br />

troisième livre montre le jeune officier qui d’élève est en train <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir un homme et se pose<br />

<strong>de</strong>s questions politiques, se cherche <strong>de</strong>s références, s’interroge sur l’avenir <strong>de</strong> la Corse et sur<br />

celui <strong>de</strong> sa famille, connait ses premières aventures sentimentales et s’essaie aux étu<strong>de</strong>s, aux<br />

nouvelles et aux « lettres sur » selon l’usage du temps. Le quatrième et <strong>de</strong>rnier livre est aussi<br />

le plus long : c’est celui consacré à la Révolution, il comprend dix chapitres : la Corse, « cette<br />

école primaire <strong>de</strong>s Révolutions » y est très présente. On y part <strong>de</strong> l’intégration à la France le<br />

30 novembre 1789 à la fuite <strong>de</strong>s Bonaparte <strong>de</strong> leur maison, pour s’attar<strong>de</strong>r sur le sujet central<br />

<strong>de</strong> l’ouvrage : la genèse et le développement <strong>de</strong> Napoléon. Le retour <strong>de</strong> Paoli en Corse est<br />

l’un <strong>de</strong>s moteurs <strong>de</strong> l’action.<br />

Le style <strong>de</strong> l’ouvrage est dicté par le parti-pris adopté par l’auteur : construit en une suite<br />

<strong>de</strong> séquences courtes et synthétiques, le récit ne veut pas outrepasser ce que les sources ont<br />

confirmé. Marcaggi est donc bref et ne s’étend guère sur les événements dont le film passe<br />

rapi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>vant nos yeux. Mais toutes les séquences nous apportent un lot conséquent<br />

d’informations et peu à peu, les personnages s’étoffent et l’époque forme un décor <strong>de</strong> plus<br />

en plus précis. Notons au passage que ce style concis et direct correspond parfaitement à<br />

un courant majeur <strong>de</strong> la littérature française du temps qui succè<strong>de</strong> aux complications du<br />

xviii e siècle s’essayant à l’explication psychologique, et aux effusions romantiques du xix e siècle<br />

chères à Châteaubriand ; c’est le style <strong>de</strong> Balzac et <strong>de</strong> Maupassant, plus encore celui <strong>de</strong> Flaubert,<br />

<strong>de</strong> Renan ou <strong>de</strong> Barrès.<br />

Marcaggi, par son implication dans la gestion d’Ajaccio en tant que secrétaire général <strong>de</strong><br />

la Ville, par le rôle central qu’il assume en animant le cercle <strong>de</strong>s érudits locaux et historiens <strong>de</strong> la<br />

Corse <strong>de</strong>puis la bibliothèque municipale, par sa production personnelle qu’elle soit historique,<br />

ethnologique, littéraire ou politique, sait que si son engagement est constant et profond, il a<br />

pu être aussi diversement interprété : car lui qui s’est toujours tenu pour Républicain s’étonnera<br />

d’être taxé <strong>de</strong> Bonapartiste en raison <strong>de</strong> son activité.<br />

Historien compétent <strong>de</strong> l’émergence <strong>de</strong>s Bonaparte et fervent admirateur <strong>de</strong> Napoléon,<br />

sa place n’est pas évi<strong>de</strong>nte dans l’Ajaccio du temps.<br />

8


Présentation<br />

Se positionner comme républicain dans la cité impériale re<strong>de</strong>venue bonapartiste en<br />

1884 n’était pas chose facile, et à ce problème Marcaggi en rajoute un autre en entrant en<br />

conflit avec Emmanuel Arène, pourtant député républicain <strong>de</strong> 1886 à 1902. Mais une mutation<br />

profon<strong>de</strong> qui va influer longtemps sur la vie ajaccienne va se produire alors : ainsi que l’a<br />

étudié Charles Renucci, les Bonapartistes réactualisent la notion <strong>de</strong> Bonapartisme entre 1880<br />

et 1900, notamment autour du maire François-Xavier Pugliesi-Conti qui va organiser en 1899<br />

les célébrations du centenaire du Consulat. De politique, leur mouvement <strong>de</strong>vient plus culturel<br />

en valorisant l’i<strong>de</strong>ntité napoléonienne d’Ajaccio. Pour beaucoup, Marcaggi, <strong>de</strong> par ses travaux<br />

<strong>de</strong> premier plan sur le sujet, apparait alors comme un militant bonapartiste, il en rit :<br />

« Je suis républicain, parce que telles sont mes idées, tels sont mes sentiments, mais<br />

il m’est parfaitement égal qu’à la préfecture ou à L’Union on me considère comme un<br />

Bonapartiste échevelé. » <strong>La</strong> République, 24 décembre 1896.<br />

<strong>La</strong> réédition <strong>de</strong> <strong>La</strong> Genèse <strong>de</strong> Napoléon n’est pas seulement l’occasion <strong>de</strong> remettre à<br />

l’attention <strong>de</strong>s lecteurs un document exceptionnel par son souffle littéraire et son ambition<br />

historique, et qui plus est relatif à une pério<strong>de</strong> souvent sacrifiée <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> Napoléon<br />

Bonaparte ; c’est aussi une occasion <strong>de</strong> rendre hommage à la personnalité hors du commun <strong>de</strong><br />

Jean-Baptiste Marcaggi qui a réussi à conjuguer sa probité historique avec son engagement<br />

pour la Corse et pour Ajaccio.<br />

Jean-Marc Olivesi<br />

Conservateur général du patrimoine<br />

Musée national <strong>de</strong> la Maison Bonaparte





J.-B. Marcaggi<br />

<strong>La</strong> genèse <strong>de</strong> Napoléon<br />

Sa formation intellectuelle<br />

Et morale<br />

Jusqu’au siège <strong>de</strong> Toulon<br />

L’énergie est la vie <strong>de</strong> l’âme comme<br />

le principal ressort <strong>de</strong> la raison.<br />

Bonaparte, Discours sur le Bonheur.


vv<br />

livre premier<br />

L’ENFANT<br />

•<br />

CHAPITRE I er<br />

LES CORSES<br />

À travers les siècles, les Corses ont conservé une âme semblable à celle <strong>de</strong> ces barbares,<br />

dont parlent Diodore <strong>de</strong> Sicile et Strabon, qui, emmenés prisonniers à Rome, ne supportaient<br />

point <strong>de</strong> vivre dans l’esclavage.<br />

Divers peuples envahissent leur île, et ils persistent à défendre leur indépendance<br />

avec opiniâtreté, ils <strong>de</strong>meurent impatients <strong>de</strong> tout joug, irréductibles.<br />

Ce sentiment absolu <strong>de</strong> l’indépendance, exclusif même, avec celui <strong>de</strong> la famille,<br />

chez les Corses, s’est développé, fortifié, exaspéré en eux sous l’action <strong>de</strong> leur double<br />

qualité d’insulaires et <strong>de</strong> montagnards.<br />

<strong>La</strong> Corse est une île dont la côte est articulée en une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> golfes et <strong>de</strong> fjords ;<br />

le sol y est granitique, montagneux, âpre, tourmenté ; une chaîne <strong>de</strong> montagnes traverse<br />

l’île du nord au sud et <strong>de</strong> cette arête centrale se détachent <strong>de</strong> nombreux chaînons aux<br />

pentes abruptes, rapi<strong>de</strong>s, qui <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt jusqu’à la mer, partagent l’île en une série <strong>de</strong><br />

vallées longues, étroites, aux gorges sauvages, inaccessibles.<br />

À cause <strong>de</strong> la sûreté <strong>de</strong> ses mouillages, <strong>de</strong> la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> ses forêts, la Corse <strong>de</strong>vait<br />

subir l’attraction <strong>de</strong>s puissances continentales qui l’avoisinaient.<br />

Or, les Corses, par leur isolement, se trouvaient situés en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s grands mouvements<br />

historiques <strong>de</strong>s peuples européens. Ils avaient, partant, le particularisme <strong>de</strong>s insulaires,<br />

et, en outre, l’endurance, l’énergie, l’agilité <strong>de</strong> peupla<strong>de</strong>s primitives placées dans<br />

<strong>de</strong>s conditions d’existence difficiles, habituées à défendre chaque jour leur vie contre<br />

les fauves qui peuplaient leurs forêts. Ils déployèrent donc contre leurs envahisseurs<br />

l’énergie <strong>de</strong> races viriles, trempées pour la lutte, et, s’ils ne furent pas assez en nombre<br />

pour assurer leur complète indépendance, ils purent, du moins, se soustraire pendant<br />

longtemps à toute domination étrangère.<br />

13


L’ENFANT<br />

<strong>La</strong> disposition du sol les y aida. Refoulés <strong>de</strong>s plaines douces du littoral, ils formèrent<br />

<strong>de</strong>s agglomérations tout au bout <strong>de</strong> leurs vallées escarpées, d’étroites cuvettes où la<br />

guerre <strong>de</strong>venait impossible, où eux et leurs troupeaux se nourrissaient <strong>de</strong>s produits<br />

spontanés du sol et <strong>de</strong>s forêts. D’insulaires, les Corses <strong>de</strong>vinrent ainsi <strong>de</strong>s montagnards.<br />

Et, comme les communications d’une vallée à l’autre étaient, par suite <strong>de</strong> l’absence <strong>de</strong><br />

routes, presque impraticables, leur particularisme d’insulaires se trouva renforcé par<br />

leur particularisme <strong>de</strong> montagnards.<br />

Enserrés dans d’étroites vallées, les Corses ne formaient, dans leurs divers groupements,<br />

que <strong>de</strong>s tribus, et ils s’attachèrent avec d’autant plus <strong>de</strong> force à leurs familles que,<br />

privés <strong>de</strong> toute relation avec le mon<strong>de</strong> extérieur, elles bornaient leur horizon moral.<br />

Ainsi, la mer isola les Corses du mon<strong>de</strong> entier ; la montagne resserra les liens <strong>de</strong> la<br />

famille et ajouta à leur isolement 1 De cette façon, la race put se préserver pure <strong>de</strong> tout<br />

mélange, conserver intactes ses coutumes et ses mœurs. Diodore <strong>de</strong> Sicile observa que<br />

les Corses « vivaient ensemble et pratiquaient les principes <strong>de</strong> la justice et <strong>de</strong> l’humanité<br />

». Ils étaient sobres, tempérants, se nourrissaient <strong>de</strong> lait, <strong>de</strong> miel, <strong>de</strong> racines, ne<br />

connaissaient que l’art pastoral.<br />

Or, pendant les ru<strong>de</strong>s saisons d’hiver, ils étaient contraints <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre aux plaines<br />

du bord <strong>de</strong> la mer, aux marines, pour y trouver <strong>de</strong>s pâturages. C’est là que, <strong>de</strong> cette même<br />

mer qui les isolait, <strong>de</strong>s peuples étrangers, montés sur <strong>de</strong>s vaisseaux, Étrusques, Phocéens,<br />

Carthaginois, Romains, puis Vandales, Goths, Lombards, et surtout Sarrasins, venaient<br />

les assaillir, s’emparer <strong>de</strong> leurs troupeaux, saccager leurs cabanes et les emmener euxmêmes<br />

en esclavage. Ces bergers noma<strong>de</strong>s, au lieu d’être <strong>de</strong>s contemplatifs, vivaient<br />

donc sur un pied <strong>de</strong> guerre. Pour déjouer les ruses, les coups <strong>de</strong> main brusques d’un<br />

ennemi redoutable, ils avaient constamment l’esprit alerte. Pour mieux résister à ses<br />

assauts, ils liguaient leurs forces.<br />

Des feux allumés d’une colline à l’autre signalaient l’apparition <strong>de</strong>s flottes à l’horizon.<br />

Ce sentiment commun, impérieux, <strong>de</strong> la défense du sol était le seul lien national.<br />

Cet état <strong>de</strong> guerre se prolongea jusqu’au x e siècle ; il ne laissa se développer chez<br />

les Corses que l’instinct guerrier. Leur groupement social n’était qu’une formation <strong>de</strong><br />

combat ; la famille d’abord, placée sous la toute-puissance paternelle, et la fédération<br />

<strong>de</strong>s familles d’une même vallée, c’est-à-dire le clan, ayant pour chef l’homme doué<br />

d’une trempe d’âme supérieure à celle <strong>de</strong> ses compagnons. Dans chaque région, il y<br />

avait donc une espèce d’État autonome.<br />

1. Cf. Ratzel, Étu<strong>de</strong> anthropogéographique sur la Corse.<br />

14


LES CORSES<br />

Mais les Corses n’étant adonnés qu’à l’art pastoral, n’étant pas courbés vers les<br />

ru<strong>de</strong>s labeurs <strong>de</strong> la terre, n’étant pas soumis au joug <strong>de</strong>s lois, à une discipline sociale,<br />

avaient l’esprit inquiet, remuant, et ils étaient d’autant plus travaillés par les passions<br />

que leurs âmes, dominées par l’anxiété <strong>de</strong> la mort, subissaient les émotions avec la<br />

violence, la fougue <strong>de</strong> tempéraments intacts, chez qui la sensibilité, comprimée par la<br />

pression du <strong>de</strong>hors, éclatait d’un jet.<br />

Aussi bien, quand, au x e siècle, les dangers extérieurs cessèrent, les Corses, qui<br />

ne connaissaient d’autre activité que la guerre, furent-ils en proie à la guerre civile.<br />

L’autorité <strong>de</strong> quelques chefs <strong>de</strong> clan s’était, en effet, étendue avec le temps, et ils<br />

avaient acquis la toute-puissance <strong>de</strong> barons féodaux. Ayant été trempés pour les<br />

luttes violentes, ces guerriers ne pouvaient se résoudre à l’inaction, au repos, et encore<br />

moins aux paisibles travaux <strong>de</strong>s champs. Leur esprit, n’ayant jamais connu <strong>de</strong> frein,<br />

était remuant, leur volonté impétueuse, et ils étaient exclusivement avi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> pouvoir<br />

et <strong>de</strong> domination. Ils luttèrent donc d’influence pour établir leur suprématie dans<br />

l’île. Ces luttes <strong>de</strong> factions s’exaspérèrent au conflit <strong>de</strong>s puissances continentales,<br />

Pise, Gènes, l’Espagne, le Saint-Siège, qui les entretenaient à <strong>de</strong>ssein afin d’asseoir<br />

leur domination en Corse. Mais, <strong>de</strong> temps à autre, un chef belliqueux surgissait, qui<br />

faisait taire les haines locales dans une assemblée populaire, une Consulte, et liguait<br />

une partie <strong>de</strong>s forces nationales contre les pouvoirs étrangers. Trop divisés pour<br />

s’affranchir complètement <strong>de</strong> leurs oppresseurs, les Corses, néanmoins, purent leur<br />

résister en déployant une énergie indomptable.<br />

Ayant échappé à l’influence <strong>de</strong> civilisations avancées, au xvi e siècle l’état primitif<br />

<strong>de</strong>s Corses s’était maintenu invariable. Ils étaient exclusivement bergers et pratiquaient<br />

le libre pacage sur <strong>de</strong> vastes étendues <strong>de</strong> terrains communaux ; la propriété dans l’île était<br />

incertaine ; il n’y avait pas <strong>de</strong> routes, pas <strong>de</strong> commerce, pas d’industrie ; les habitants<br />

échangeaient leurs produits, fabriquaient eux-mêmes leur drap en poils <strong>de</strong> chèvre. Leurs<br />

mœurs étaient patriarcales, simples, égalitaires ; ils étaient sobres, hospitaliers, mâles,<br />

graves, ar<strong>de</strong>nts, comme les natures concentrées, dans leurs haines et leurs affections ; leur<br />

vie libre, sans la contrainte <strong>de</strong>s lois, dans la permanence du danger, avait entretenu en<br />

eux le corps souple, l’intelligence alerte, et leur esprit s’était encore aiguisé au choc <strong>de</strong>s<br />

factions, s’était délié dans la ruse, avait acquis le goût <strong>de</strong> l’intrigue. Mais ces insulaires<br />

étant perpétuellement secoués par les angoisses <strong>de</strong> la vie à défendre, le fond <strong>de</strong> leur<br />

tempérament restait emporté et violent. Avec la spontanéité <strong>de</strong>s natures primitives,<br />

leurs émotions se traduisaient instantanément en actes, le geste suivant la pensée, et ils<br />

passaient soudainement d’un extrême à l’autre.<br />

15


L’ENFANT<br />

Ainsi, au moment où se produisait en Europe la Renaissance artistique et littéraire,<br />

la Corse se débattait encore dans les affres <strong>de</strong> la guerre civile et étrangère ; pas un<br />

instant elle n’avait joui d’une paix stable ; pas un instant elle n’avait pu apprécier les<br />

bienfaits d’une justice exacte. Les Corses ne connaissaient que le droit du plus fort, du<br />

plus belliqueux ; par suite, ils ne pouvaient concevoir aucun idéal supérieur d’art ou <strong>de</strong><br />

littérature ; leur seul idéal était l’idéal militaire ; leur seule littérature, <strong>de</strong>s improvisations<br />

sur <strong>de</strong>s parents morts. Étreints par les réalités tragiques <strong>de</strong> la vie, leurs idées ne pouvaient<br />

point être spéculatives, mais étaient plutôt <strong>de</strong>s actes. Deux sentiments simples emplissaient<br />

leur âme : la famille et l’indépendance. Une seule vertu était nécessaire pour<br />

les protéger : le courage guerrier. Leur particularisme <strong>de</strong> montagnards les empêchant<br />

d’avoir <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> comparaison avec d’autres peuples et d’autres civilisations, la<br />

dure nécessité ne leur permettait d’apprécier que la virilité et l’énergie ; par-<strong>de</strong>ssus tout,<br />

ils s’enthousiasmaient pour les énergies guerrières puissantes. Et, comme, dans leurs<br />

rencontres avec d’autres peuples, ils s’étaient montrés souvent supérieurs en énergie,<br />

ils avaient l’exaltation <strong>de</strong> soi, un orgueil indicible d’hommes libres. Deux chroniqueurs<br />

corses contemporains nous ont laissé <strong>de</strong>s indications sur la tendance exclusive <strong>de</strong> leur<br />

esprit : « Ils se battent, a dit Filippini, parce qu’ils viennent au mon<strong>de</strong> avec un esprit<br />

ru<strong>de</strong> et batailleur et surtout parce que les combats et les armes sont le glorieux apanage<br />

<strong>de</strong>s hommes libres et <strong>de</strong>s braves. » Pietro Cyrneo a écrit, d’autre part : « Ils préfèrent<br />

la guerre au repos, et, si l’ennemi leur manque au <strong>de</strong>hors, ils le cherchent au <strong>de</strong>dans. Ils<br />

ont le corps agile et l’esprit remuant. Presque tous suivent la carrière militaire et n’estiment<br />

rien tant que leurs coursiers et leurs armes. » Pourquoi, avec leur vie rustique,<br />

auraient-ils aspiré au gain ? Pourquoi, au milieu <strong>de</strong>s anxiétés mortelles qui les agitaient,<br />

qui tendaient leur volonté à l’extrême, auraient-ils pu s’absorber dans les hautes spéculations<br />

ou les fines nuances <strong>de</strong> la pensée ?<br />

C’est ainsi que, lorsque la république <strong>de</strong> Gênes eût anéanti le pouvoir féodal<br />

dans l’île, les Corses, dans leur expansion à l’étranger, ne furent exclusivement que <strong>de</strong>s<br />

soldats. Leur trempe d’âme spéciale les fit distinguer parmi les milices <strong>de</strong> l’époque 2 .<br />

Quelques-uns même y acquirent la célébrité. On en rencontrait à Venise, à Naples, à<br />

Rome, dans le royaume d’Aragon, à Alger, et ils formaient la majeure partie <strong>de</strong>s fameuses<br />

Ban<strong>de</strong>s Noires <strong>de</strong> Jean <strong>de</strong> Médicis. Vieilleville, du Bellay, <strong>de</strong> Thou, d’Aubigné, ont eu<br />

<strong>de</strong>s mentions spéciales pour la bravoure <strong>de</strong>s Corses, « <strong>de</strong>s hommes vaillants, impétueux,<br />

nés pour les combats, ennemis du repos », ainsi qu’on l’a noté au xvi e siècle, dans une<br />

inscription murale du Vatican. Et Brantôme, un fin connaisseur en courage, a pu écrire :<br />

2. Cf. X. Poli. Histoire militaire <strong>de</strong>s Corses au service <strong>de</strong> la France, t. I.<br />

16


LES CORSES<br />

« Ils ne se retirent jamais <strong>de</strong> la lutte que couverts <strong>de</strong> plaies, après avoir combattu en<br />

braves soldats quasi enragés et vrais Corses, laquelle nation a <strong>de</strong>s plus courageux <strong>de</strong> toute<br />

l’Italie. » Leur tempérament <strong>de</strong> Corses inquiets, impatients du joug était si marqué<br />

qu’Henri IV écrivant à Sully se plaignait que le maréchal d’Ornano « fît le Corse à<br />

toute outrance 3 ».<br />

Les Génois renforcèrent cette direction d’esprit <strong>de</strong>s Corses. Maîtres <strong>de</strong>s places<br />

fortes du littoral, au lieu <strong>de</strong> canaliser vers l’agriculture, l’industrie, le commerce,<br />

l’énergie fougueuse <strong>de</strong> ce peuple altier, indocile, ils prétendirent le soumettre par la<br />

force en l’accablant sous <strong>de</strong>s mesures coercitives ; ils lui refusèrent le droit d’enseigner, le<br />

droit <strong>de</strong> défense, l’admission aux emplois, l’exaspérèrent enfin par la honteuse injustice<br />

<strong>de</strong> la justice. Le montagnard corse resta ainsi un homme <strong>de</strong> guerre, un oisif. Les lois ne<br />

protégeant point le citoyen, chacun, dans l’orgueil <strong>de</strong> sa virilité, <strong>de</strong>manda à ses propres<br />

armes le droit <strong>de</strong> se faire justice soi-même, et la Ven<strong>de</strong>tta exerça ses ravages. Le sentiment<br />

<strong>de</strong> la conservation personnelle était l’unique moteur <strong>de</strong>s Corses. Pour mieux se<br />

défendre contre l’anarchie ambiante, favorisée à <strong>de</strong>ssein par les Génois, ils resserrèrent<br />

les liens du sang jusqu’à <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés inconnus, dans une pensée <strong>de</strong> protection mutuelle.<br />

Leurs mœurs se maintinrent ainsi sanguinaires, l’inquiétu<strong>de</strong> <strong>de</strong> leur esprit très vive,<br />

accrue par le danger <strong>de</strong> la mort qui les guettait, à la première impulsion d’un adversaire<br />

à la sensibilité frémissante. Leurs âmes oscillaient entre <strong>de</strong>ux passions contraires :<br />

l’affection <strong>de</strong>s siens, la haine <strong>de</strong>s adversaires, passions forcenées allant jusqu’à la mort,<br />

et, chez tous, il y avait la haine du Génois, source <strong>de</strong> tous les maux.<br />

Au début du xviii e siècle, cette haine du Génois absorba toutes les divisions individuelles.<br />

Durant ces <strong>de</strong>ux siècles d’oppression, <strong>de</strong>s contacts permanents avaient été<br />

entretenus, en effet, par suite <strong>de</strong> l’expansion <strong>de</strong>s soldats corses à l’étranger, entre les<br />

insulaires et les peuples continentaux. À cette époque, il y avait dans l’île une jeunesse<br />

instruite, qui avait passé par les universités d’Italie, un noyau d’anciens officiers ayant<br />

guerroyé à travers le mon<strong>de</strong>, et surtout un clergé éclairé. Cette classe supérieure <strong>de</strong> l’île<br />

accusait les <strong>de</strong>ux traits prépondérants <strong>de</strong> la race : le culte <strong>de</strong> la famille, le sentiment<br />

absolu <strong>de</strong> l’indépendance. Comme pour le <strong>de</strong>rnier montagnard, leur philosophie à tous<br />

se résumait dans la passion <strong>de</strong> la liberté, la haine <strong>de</strong> toute domination.<br />

Ce furent ces Corses éclairés, cette jeunesse ar<strong>de</strong>nte, ce clergé patriote qui provoquèrent<br />

contre les Génois le mouvement insurrectionnel, épique, qui dura quarante<br />

ans, et fut appelé Guerre <strong>de</strong> l’Indépendance. Ils se signalèrent à l’attention <strong>de</strong> l’Europe<br />

par leur mâle amour <strong>de</strong> la liberté, leur patriotisme fougueux et tenace, leurs manifestes<br />

3. Henri IV, Lettres missives, t. VI.<br />

17


L’ENFANT<br />

véhéments, leur intrépidité dans les combats. <strong>La</strong> Corse était <strong>de</strong>venue une nation, et<br />

tous ces défenseurs du sol natal s’appelaient eux-mêmes <strong>de</strong>s patriotes.<br />

En Europe, ils étaient considérés comme <strong>de</strong>s héros, <strong>de</strong> farouches soutiens <strong>de</strong> la<br />

liberté. Pour les peuples appelés à les combattre, ils étaient soit <strong>de</strong>s soldats d’élite, animés<br />

du plus pur patriotisme, soit <strong>de</strong>s brigands. C’est ainsi que les Français les jugeaient diversement4.<br />

L’impression générale était plutôt favorable aux Corses ; ils reconnaissaient<br />

en eux la trempe <strong>de</strong> soldats énergiques et audacieux ; une fermeté d’âme extraordinaire<br />

qui leur faisait affronter la mort froi<strong>de</strong>ment ; un orgueil immense, ingénu, les conduisant<br />

à traiter d’égal à égal avec les personnages les plus éminents ; un esprit alerte, rusé,<br />

perspicace, se plaisant dans les intrigues ; une ambition démesurée pour le pouvoir et<br />

les honneurs ; une passion exclusive pour la politique qui les faisait s’intéresser aux<br />

intérêts <strong>de</strong> la nation comme aux leurs propres ; un don <strong>de</strong> parole si naturel qu’il allait<br />

souvent jusqu’à l’éloquence ; une paresse invincible pour les travaux serviles ; un dédain<br />

pour l’agriculture, les arts, l’industrie ; une mobilité déconcertante, sous l’influence <strong>de</strong>s<br />

passions actives qui les agitaient, qui les rendaient vindicatifs à l’excès et les jetaient<br />

soudainement dans <strong>de</strong>s résolutions extrêmes. En un mot, un peuple primitif, sobre,<br />

hospitalier, à l’esprit inculte, mais souple, vif, au caractère violent, à l’âme inquiète.<br />

•<br />

4. « Lors <strong>de</strong> la guerre <strong>de</strong> Corse, a dit Napoléon dans le Mémorial (édit. <strong>de</strong> 1823, t. III, p. 408), aucun <strong>de</strong>s<br />

Français qui étaient venus dans l’île n’en sortait tiè<strong>de</strong> sur le caractère <strong>de</strong>s montagnards ; les uns en étaient<br />

pleins d’enthousiasme, les autres ne voulaient y voir que <strong>de</strong>s brigands. »


vv<br />

CHAPITRE III<br />

LA CONQUÊTE DE LA CORSE<br />

ET L’ENFANCE DE NAPOLÉON<br />

Conquête <strong>de</strong> la Corse. – M. <strong>de</strong> Vaux. – Naissance <strong>de</strong> Napoléon. –<br />

<strong>La</strong> famille Bonaparte. – M. <strong>de</strong> Marbeuf. – Les États <strong>de</strong> Corse. –<br />

Rivalité <strong>de</strong> Narbonne et <strong>de</strong> Marbeuf. – Rôle <strong>de</strong> Charles Bonaparte. –<br />

Premières années <strong>de</strong> Napoléon. – Charles Bonaparte nommé<br />

député <strong>de</strong> la noblesse. – Départ <strong>de</strong> Napoléon pour Autun.<br />

Sous l’habile gouvernement <strong>de</strong> Paoli, la Sérénissime République, bloquée dans ses<br />

places fortes du littoral et réduite à l’impuissance, avait intercédé l’appui <strong>de</strong> la France,<br />

qui, par le traité <strong>de</strong> Compiègne (7 août 1764), s’était engagée à maintenir pendant<br />

quatre ans la possession <strong>de</strong> Gênes, moyennant la renonciation <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux millions qu’elle<br />

lui avait prêtés. Aussitôt après, M. <strong>de</strong> Marbeuf était venu en Corse, avec six bataillons,<br />

occuper les places fortes d’Ajaccio, Bastia, Calvi, Saint-Florent et Algajola.<br />

Corses et Français vivaienwt dans d’excellents rapports. Comme Choiseul caressait<br />

le projet d’annexer la Corse pour dédommager la France <strong>de</strong> la perte du Canada et lui<br />

assurer la suprématie dans la Méditerranée et le Levant, le chef du corps d’occupation,<br />

M. <strong>de</strong> Marbeuf, avait reçu, sans aucun doute, <strong>de</strong> son gouvernement <strong>de</strong>s instructions<br />

précises pour gagner la confiance <strong>de</strong>s insulaires, mais <strong>de</strong>s affinités réelles existaient<br />

entre les Français et les Corses ; elles remontaient à cette pério<strong>de</strong> du règne <strong>de</strong> Henri II, à<br />

laquelle s’attachait le souvenir du héros national, Sampiero, où ils avaient lutté ensemble,<br />

où même, pendant <strong>de</strong>ux ans, l’île avait été française, et elles s’étaient réveillées quelques<br />

années auparavant, sous la bienfaisante administration <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Cursay.<br />

23


L’ENFANT<br />

Or, tandis que les Français stationnés en Corse faisaient montre d’intentions pacifiques.<br />

M. <strong>de</strong> Choiseul poursuivait avec ténacité son projet d’annexion <strong>de</strong> ce pays. Une<br />

correspondance diplomatique 1 très active était engagée entre le cabinet <strong>de</strong> Versailles<br />

et celui <strong>de</strong> Corté. M. <strong>de</strong> Choiseul avait offert à Paoli <strong>de</strong>s honneurs et <strong>de</strong>s avantages<br />

personnels considérables au cas où il aurait voulu favoriser ses <strong>de</strong>sseins. Le patriote<br />

corse éluda poliment les offres, s’opposa avec fermeté à tout empiétement sur l’indépendance<br />

<strong>de</strong> son pays. M. <strong>de</strong> Choiseul, alors, ne prit même pas la peine <strong>de</strong> déguiser<br />

qu’il avait pour lui la force. Il employa avec Paoli ce ton hautain qui faisait le propre <strong>de</strong><br />

son caractère et dont il se servait même à l’occasion avec ses collègues du cabinet. Les<br />

négociations se prolongèrent ainsi jusqu’au mois <strong>de</strong> juillet 1767 sans pouvoir aboutir à<br />

un modus vivendi. Sur ces entrefaites, un événement imprévu vint brusquer la situation.<br />

Les Jésuites ayant été chassés d’Espagne, la république <strong>de</strong> Gênes, sans égard pour le roi<br />

qui les avait expulsés <strong>de</strong> France en 1763, à l’instigation <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Choiseul, leur donna<br />

la Corse comme asile et dans <strong>de</strong>s postes occupés par <strong>de</strong>s Français. À la Cour, il y eut un<br />

mécontentement très vif. Le 25 juillet, M. <strong>de</strong> Choiseul écrivit à M. <strong>de</strong> Marbeuf d’avoir à<br />

évacuer la Corse. Les Français n’avaient pas plus tôt quitté Ajaccio et Algajola que Paoli<br />

s’en était rendu maître. Les négociations entre Paoli et M. <strong>de</strong> Choiseul <strong>de</strong>vinrent alors,<br />

par l’intermédiaire <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Buttafoco, officier corse au Royal-Italien, très pressantes.<br />

Paoli resta inflexible sur le point décisif <strong>de</strong> la question : la prétention <strong>de</strong>s Français à<br />

opérer une mainmise sur la Corse. Aussitôt M. <strong>de</strong> Choiseul se ravisa. Il donna avis que<br />

le traité <strong>de</strong> Compiègne n’expirait qu’au mois d’août 1768 et que, jusque-là, les troupes<br />

françaises <strong>de</strong>vaient occuper, au nom <strong>de</strong> Gênes, les villes maritimes <strong>de</strong> la Corse. Puis il<br />

engagea, en sous-main, <strong>de</strong>s pour parlers avec la république ligurienne, tout en faisant<br />

traîner en longueur les négociations avec Paoli, pour l’empêcher <strong>de</strong> recourir à une<br />

puissance étrangère. Gênes, qui avait été effrayée <strong>de</strong> la perte d’Ajaccio et d’Algajola,<br />

se rendait parfaitement compte qu’à l’expiration du traité <strong>de</strong> Compiègne elle n’aurait<br />

pas été <strong>de</strong> force à lutter contre les nationaux corses. Elle accepta donc un arrangement<br />

avec la France. Le 15 mai 1768, M. <strong>de</strong> Choiseul et Dominique Sorba, ambassa<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la<br />

Sérénissime République, signaient à Versailles un traité aux termes duquel Gênes cédait<br />

à la France ses droits sur la Corse, moyennant l’acquit <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>tte et une subvention <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux millions <strong>de</strong> livres, sous réserves, cependant, que cette possession ne pourrait être<br />

cédée par la France à aucune autre puissance sans le consentement <strong>de</strong> Gênes, et que, au<br />

contraire, elle serait remise à la République lorsque celle-ci serait en état <strong>de</strong> rembourser<br />

1. Cf. Bulletin <strong>de</strong>s Sciences historiques <strong>de</strong> la Corse, année 1884.<br />

24


TABLE DES MATIÈRES<br />

LIVRE I<br />

L’ENFANT<br />

I. – Les Corses .............................................................................................................................................................. 13<br />

II. – Paoli .................................................................................................................................................................... 19<br />

III. – <strong>La</strong> conquête <strong>de</strong> la Corse et l’enfance <strong>de</strong> Napoléon :<br />

Conquête <strong>de</strong> la Corse. – M. <strong>de</strong> Vaux. – Naissance <strong>de</strong> Napoléon. – <strong>La</strong> famille Bonaparte.<br />

– M. <strong>de</strong> Marbeuf. – Les États <strong>de</strong> Corse. – Rivalité <strong>de</strong> Narbonne et <strong>de</strong> Marbeuf. –<br />

Rôle <strong>de</strong> Charles Bonaparte. – Premières années <strong>de</strong> Napoléon. – Charles Bonaparte<br />

nommé député <strong>de</strong> la noblesse. – Départ <strong>de</strong> Napoléon pour Autun ...................................................... 23<br />

LIVRE II<br />

L’ÉLÈVE<br />

I. – Au collège d’Autun ......................................................................................................................................... 55<br />

II. – À l’école royale <strong>de</strong> Brienne ..................................................................................................................... 59<br />

III. – À l’école militaire <strong>de</strong> Paris ................................................................................................................... 77<br />

LIVRE III<br />

L’OFFICIER D’ARTILLERIE<br />

I. – Bonaparte lieutenant en second au régiment <strong>de</strong> la Fère :<br />

Méditation sur la Corse. – Admiration pour Rousseau. – Écrit sur le suici<strong>de</strong>.<br />

– Défense du Contrat social ..................................................................................................................... 85<br />

II. – En Corse :<br />

Influence du milieu. – Sollicitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Napoléon pour sa famille.<br />

– L’affaire <strong>de</strong> la pépinière <strong>de</strong> mûriers .................................................................................................. 95<br />

III. – À Paris :<br />

Rencontre amoureuse au Palais-Royal. – L’amour <strong>de</strong> la patrie est supérieur<br />

à l’amour <strong>de</strong> la gloire .................................................................................................................................. 101<br />

IV. – En Corse :<br />

Soucis <strong>de</strong> famille. – Voyage à Bastia ..................................................................................................... 105<br />

293


LA RÉVOLUTION EN CORSE<br />

V. – À Auxonne :<br />

Étu<strong>de</strong>s sur l’artillerie. – Règlement <strong>de</strong> la Calotte. –<br />

<strong>Extrait</strong>s d’histoire et <strong>de</strong> géographie. – Le Comte d’Essex, nouvelle. –<br />

À Seurre. – Le Masque prophète, nouvelle. – Lettre à Paoli. – Lettres sur la Corse.<br />

– Lettre à Giubega ....................................................................................................................................... 109<br />

LIVRE IV<br />

LA RÉVOLUTION EN CORSE<br />

I. – En Corse :<br />

Mouvement révolutionnaire. – <strong>La</strong> Corse déclarée partie intégrante <strong>de</strong> la France :<br />

séance du 30 novembre 1789. – <strong>La</strong> question Corse à l’Assemblée nationale :<br />

séance du 21 janvier 1790. – Le 3 avril, arrivée <strong>de</strong> Paoli à Paris. – Le Congrès d’Orezza.<br />

– Lettres sur la Corse <strong>de</strong> Bonaparte. – Troubles à Ajaccio et à Bastia. – Arrivée <strong>de</strong> Paoli en Corse.<br />

– Débat sur la Corse : séance du 6 novembre 1790. – Lettre <strong>de</strong> Bonaparte à Matteo Buttafoco .............. 129<br />

II. – À Auxonne :<br />

Publication <strong>de</strong> la lettre à Buttafoco. – Lectures. – Excursion à Nuits.<br />

– Dialogue sur l’amour ................................................................................................................................... 159<br />

III. – Bonaparte lieutenant en premier au 4 e d’artillerie à Valence :<br />

Sur la République. – Réfutation <strong>de</strong> Rousseau.<br />

– Discours sur le bonheur .............................................................................................................................. 169<br />

IV. – En Corse :<br />

Mort <strong>de</strong> l’archidiacre Lucien. – Les réalités <strong>de</strong> la vie.<br />

– Napoléon lieutenant-colonel en second du 2 e bataillon <strong>de</strong>s gar<strong>de</strong>s nationales .............................. 181<br />

V. – Les troubles <strong>de</strong> Pâques à Ajaccio :<br />

Antagonisme <strong>de</strong>s Ajacciens et <strong>de</strong>s Montagnards.<br />

– Troubles à Ajaccio les 8, 9, 10 et 12 avril 1792. – Napoléon homme d’action.<br />

– Mémoire <strong>de</strong> Napoléon. – Départ pour Paris ........................................................................................... 195<br />

VI. – À Paris :<br />

Napoléon et les députés corses. – Journée du 20 juin.<br />

– Napoléon nommé capitaine d’artillerie. – Journée du 10 août .......................................................... 213<br />

VII. – Expédition <strong>de</strong> Sardaigne :<br />

Sentiments <strong>de</strong> Paoli. – Expédition <strong>de</strong> Sardaigne. – Contre-attaque <strong>de</strong> la Maddalena.<br />

– Projet d’une attaque <strong>de</strong> la Maddalena par Napoléon ............................................................................ 235<br />

VIII. – En Corse :<br />

Calomnies contre Paoli. – Arrivée en Corse <strong>de</strong>s commissaires <strong>de</strong> la Convention.<br />

– Rupture <strong>de</strong> Paoli et <strong>de</strong>s Bonaparte. – Napoléon arrêté à Bocognano.<br />

– <strong>La</strong> Corse se sépare <strong>de</strong> la France. – Pillage <strong>de</strong> la maison Bonaparte.<br />

– <strong>La</strong> famille Bonaparte quitte la Corse ....................................................................................................... 255<br />

IX. – <strong>La</strong> genèse <strong>de</strong> Napoléon ........................................................................................................................... 289<br />

X. – Développement <strong>de</strong> Napoléon .............................................................................................................. 291<br />

294

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