04.10.2021 Views

Coeur de plume numero 1

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

nouvelles

nouvelles

d’une plage de repos approximativement normale. Il

arrive parfois même que la chambre reste vide, que les

uns comme les autres travaillent vingt-quatre heures

d’affilée. Ça provoque toujours un sentiment mitigé.

Un mélange de désespérance causée par le surcroît

d’épuisement et de joie à l’idée de la manne financière

supplémentaire qui, peut-être, tombera comme un

cadeau de Dieu. Peut-être, car on ne sait jamais. On

ne sait jamais si la liasse donnée à la fin du mois sera à

la hauteur des efforts fournis. Apparemment, plus que

les heures de travail fournies en amont, cela dépend

du bon vouloir, de la bonne humeur de l’employeur, ou

de l’absence d’un plus miséreux qu’eux qui serait tout

aussi compétent et, il y en a, ils le savent. Alors, ils se

taisent. Que pourraient-ils faire de toute façon ? Que

vaut la parole d’un immigré sans papiers, sans attache,

seul sur le lieu d’exil, maitrisant, pour certains d’entre

eux, à peine la langue de la loi que nul n’est pourtant

censé ignorer, contre un employeur ayant pignon sur

rue ?

Aujourd’hui c’est dimanche, mais pour eux ce

n’est que rarement un jour différent des autres, sauf

lorsque l’on sait avec certitude que l’inspection du

travail va pointer le bout de son nez. Ça, c’est si les

personnes concernées n’ont pas touché une somme

suffisante. Sur un chantier judicieusement géré, cela

n’arrive généralement pas. Le travailleur au noir ne

connait ni les horaires fixes ni les week-ends, ni les

jours fériés, ni les congés payés ; il ne connait que le

travail ou l’absence de travail et naturellement, il vaut

mieux se confronter au travail. Pourquoi seraient-ils

là sinon ? Pourquoi auraient-ils quitté famille et amis

? Pour connaitre les rigueurs de l’hiver européen ?

Connaitre les joies de partager à trois une misérable

pièce de cinq mètres carrés aux murs suintants

d’humidité, puant le moisi et laissant la part belle au

vent qui s’engouffre par une fenêtre aux jointures

obsolètes, dans laquelle ils se relaient avec une

précision d’horloger ? Non, simplement pour échapper

à la guerre, à l’innommable pauvreté qui teinte comme

un ventre vide, à l’enrichissement du plus gros au

détriment de tous les autres, à la mort. Pour ce faire, ils

ont donc tenté le tout pour le tout et se sont précipités

en direction de l’œil du cyclone, espérant y trouver

plénitude, sérénité, espoir. Que nenni.

Alors c’est comme ça, ils font les trois-huit, se

relayant les uns les autres en une incessante danse

ponctuée de présence et d’absence dans ce cagibi qui

les sauve de la violence de la rue, l’esprit et le corps

programmés pour survivre, économiser, mettre

de l’argent de côté en pensant à la famille restée làbas

dont le souvenir et la pression constante sont

omniprésents, arpentant comme des funambules le

maigre fil séparant le légal du nécessaire.

Derechef, tout ça n’est pas grave. Ils sont au

clair avec eux-mêmes. Tout cet inconfort, toute cette

humiliation ne sont que transitoires. Parfois, quand

même, ils doutent et leur regard se teinte d’un voile

d’angoisse.

Pour les pères, grands-pères, cousins proches ou

éloignés aussi, c’était provisoire. Pourtant, sans cesser

majoritairement d’alimenter leur univers originel

d’une manne financière bienvenue, faisant construire

par correspondance des maisons inachevées, ils ne

sont, si ce n’est par à-coups, jamais vraiment rentrés.

Et, même après une tentative de reconstruire

brique par brique leur perception du monde dans ce

lieu d’exil, déguisant une vie d’errance, d’itinérance

intérieure, sous le couvert d’une pseudo stabilité

sédentaire, lorsque leurs corps vieillissants les ont

ramenés inéluctablement au point de départ en vue

d’affronter la mort avec dignité, ce n’était plus eux, déjà

disparus qu’ils étaient depuis des années, annihilés

en faveur d’un être hybride dénué d’appartenance

géographique, finissant par mourir en tant qu’enfants

de nulle part.

Cora est dyslexique

Par Gavriel Howard Feist

Cora était une petite fille triste. Assise dans

le fond de la classe, elle avait le cœur serré de voir la

plus seulement sur le panneau rouge, mais également

sur le tableau des étoiles.

maîtresse déplacer une étiquette, portant son prénom,

du panneau vert au panneau rouge. La maîtresse

appelait ça, le tableau du comportement. Pourtant,

Cora n’avait pas fait de bêtise. La petite fille n’avait tout

simplement pas compris la consigne de l’exercice.

— Il y a trois colonnes sur ce tableau, avait

expliqué la maîtresse en le tapotant du bout de sa

longue règle. Les meilleurs d’entre vous, ceux qui

obtiendront de très bonnes notes aux évaluations,

auront leur prénom écrit dans la colonne à trois étoiles.

Cora était dyslexique.

Ceux qui ont encore des progrès à faire seront dans la

colonne à deux étoiles.

Ce n’était pas de sa faute si les lettres se

mélangeaient dans sa tête. Parfois, elle avait — Et les nuls seront dans celle à une étoile?

l’impression de faire du rodéo avec des mots demanda un élève en levant la main.

indisciplinés. Elle chevauchait dans des champs où

l’herbe était tellement haute que la petite fille ne

voyait pas où aller. Ces champs-là, on les appelait les

— Disons qu’il s’agit de la colonne de vos

camarades les plus en difficulté, répondit la maîtresse.

champs grammaticaux et lexicaux. Être dyslexique,

c’était comme faire du cheval, sans les rênes, dans des

endroits inconnus.

Tous les élèves se tournèrent vers Cora en

ricanant. La petite fille se sentit humiliée. Pourquoi

fallait-il que la maîtresse répertorie ses élèves par

Cora avait besoin de plus de temps que les

autres élèves pour déchiffrer les mots... Et plus de

temps encore pour comprendre le sens de la phrase.

niveau? Et surtout, pourquoi voulait-elle absolument

les afficher devant tout le monde? Ne pouvait-elle pas

garder ces listes pour elle et s’adapter à chaque élève?

Elle n’y était pour rien, mais ça n’avait pas empêché

la maîtresse de mettre son prénom sur le panneau

rouge. Voyant tous ses camarades de classe terminer

l’exercice avant elle, la petite fille s’était refermée

sur elle-même. La maîtresse avait pris ça pour de la

paresse.

Toutes ces questions tournaient en boucle dans

sa tête. Tant et si bien qu’elle ne prêta guère attention

aux remarques des élèves dans la cour qui, une fois

encore, se moquaient d’elle. Néanmoins, il y avait

quelqu’un qui, derrière ses petites lunettes rondes,

observait avec intérêt cette scène désolante.

Cora posa une joue sur son poing et soupira

lourdement. Les autres enfants allaient encore une fois

se moquer d’elle à la récréation.

Ce week-end-ci, comme tous les autres weekends,

se passa merveilleusement bien, car Cora

s’adonnait à ses deux plus grandes passions. La petite

Le lendemain et les jours suivants, les choses

recommencèrent. Le prénom de Cora ne se retrouvait

fille était une remarquable danseuse et une clarinettiste

hors pair. Pour son jeune âge et d’aussi loin qu’elle s’en

Printemps/Été 2019 • Nº1 • Revue Coeur de plumes

42 43

Printemps/Été 2019 • Nº1 • Revue Coeur de plumes

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!