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<strong>La</strong> chaleur revenait, doucement. Le bruit habituel du mon<strong>de</strong> avait remplacé le<br />
tintement <strong>de</strong>s clochettes. Mes cheveux repoussaient, frisés. Je m’en tirais bien,<br />
pour le moment. Je n’étais <strong>pas</strong> guéri, j’étais en rémission. Un état intermédiaire,<br />
une hésitation <strong>de</strong> la <strong>vie</strong>. Pile ou face. Basculer dans le néant ou renaître. Attendre,<br />
impuissant ou me reprendre en main… Faire comme si. Amaigri mais toujours<br />
<strong>de</strong>bout, l’esprit clair. J’avais un avenir, une étendue encore <strong>vie</strong>rge <strong>de</strong>vant mes<br />
<strong>pas</strong>. <strong>La</strong> fatigue ? Le reliquat du pilonnage qui avait éradiqué la maladie. Et puis le<br />
doute, la peur. Tous démunis, voil<strong>à</strong> le mot qui tournait dans ma tête, en regardant<br />
au fil <strong>de</strong>s jours, pendant les heures d’attente du cocktail, mes frères en cancer dans<br />
les salles d’attente <strong>à</strong> la blancheur irréelle du centre d’oncologie. J’avais découvert<br />
l’impuissance <strong>de</strong> la mé<strong>de</strong>cine. Elle ralentissait le mal mais n’en venait <strong>pas</strong> <strong>à</strong> bout. <strong>La</strong><br />
maladie <strong>pas</strong>sait <strong>de</strong>s jours heureux au fond <strong>de</strong> mon corps, elle aiguisait ses couteaux,<br />
elle exploserait quand elle voudrait.<br />
Je flotte, mon cœur bat la chama<strong>de</strong>… L<strong>à</strong>-bas, la rue, la <strong>vie</strong>. Les oiseaux chantent<br />
dans les arbres, sur les pelouses les papiers gras tourbillonnent dans le vent, la file<br />
<strong>de</strong> taxis endormis attend, les humains arpentent les trottoirs, ignorant le grand<br />
bâtiment posé l<strong>à</strong>, au milieu <strong>de</strong> la ville, comme un navire d’espace en partance.<br />
Julie m’a quitté <strong>de</strong>puis quelques semaines. Je la vois <strong>à</strong> mes côtés, sa robe bleue<br />
<strong>à</strong> fleurs, ses bracelets d’argent, ses gran<strong>de</strong>s boucles d’oreilles, son sac besace en cuir<br />
ivoire sur l’épaule. Son o<strong>de</strong>ur flotte autour <strong>de</strong> moi, un mélange <strong>de</strong> fleurs séchées, <strong>de</strong><br />
paille, <strong>de</strong> soleil d’été, <strong>de</strong> mousses, <strong>de</strong> ruisseau. Inconsciemment, je glisse la main sur<br />
le skaï <strong>de</strong> la chaise <strong>à</strong> côté. Je cherche Julie. Une carcasse <strong>de</strong> chaise vi<strong>de</strong>, c’est tout.<br />
Le temps ne cicatrisait <strong>pas</strong> la blessure qu’elle avait laissée, une gran<strong>de</strong> balafre<br />
cisaillait mon corps. Le cancer en avait profité. Si elle revenait, tout rentrerait dans<br />
l’ordre. Je l’avais appelée et celle qui était venue était une autre. Ses yeux fuyaient,<br />
son corps hésitait. Assise en face <strong>de</strong> moi, comme une visiteuse <strong>de</strong> grand mala<strong>de</strong>, elle<br />
ne savait que dire. <strong>La</strong> Julie souvenir s’évaporait dans les rayons du soleil du soir.<br />
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<strong>La</strong> <strong>vie</strong> <strong>à</strong> <strong>pas</strong> <strong>de</strong> <strong>loup</strong><br />
« Ton traitement est terminé ?<br />
– Oui, Ils m’ont dit que le résultat était bon, la maladie est stoppée. »<br />
Stoppée comme notre amour. <strong>La</strong> chimiothérapie avait tout enlevé, nettoyé,<br />
place nette pour <strong>de</strong>main. Prêt pour nouveau cancer, un nouvel amour. Tu comprends,<br />
Julie ?<br />
« Je re<strong>vie</strong>ndrai te voir. Pas tout <strong>de</strong> suite, je suis très prise en ce moment. Je<br />
t’appellerai… »<br />
Dix minutes, <strong>pas</strong> plus, un baiser rapi<strong>de</strong> sur la joue et elle m’avait quitté. C’était<br />
fini. <strong>La</strong> maladie avait le champ libre. J’étais <strong>à</strong> sa merci, résigné, immobile.<br />
Non. Le départ <strong>de</strong> la Julie étrangère avait provoqué au fond <strong>de</strong> moi un électrochoc.<br />
L’oublier <strong>à</strong> tout prix, voir autre chose, recommencer un <strong>de</strong>stin. Je courrais en<br />
hurlant sur <strong>de</strong>s décombres qui voulaient m’ensevelir, je résistais, je secouais mon<br />
corps, m’accrochais aux rochers, aux arbres, aux <strong>pas</strong>sants, aux nuages. Loin, je<br />
<strong>de</strong>vais m’en aller loin. Une idée avait bousculé toutes celles qui tournaient dans ma<br />
tête… Un voyage, difficile, éprouvant, dans un pays <strong>à</strong> la nature hostile, intacte. Me<br />
frotter <strong>à</strong> elle, obliger mon corps <strong>à</strong> rameuter ce qui lui restait <strong>de</strong> forces… Renaître <strong>à</strong><br />
la <strong>vie</strong>. Profiter <strong>de</strong> cette rémission pour reconstruire, relever les murailles effondrées.<br />
Où était le risque ? Un corps trop délabré qui ne résisterait <strong>pas</strong> et qui plongerait<br />
dans le néant ? Peut-être. Mais aussi un corps endurci, fortifié qui pourrait mener<br />
le combat.<br />
Ne plus attendre la prochaine imagerie, la prochaine chimiothérapie, le<br />
prochain bombar<strong>de</strong>ment radioactif, ne plus lire <strong>de</strong>s magazines aux conseils ridicules,<br />
faire du yoga ou participer <strong>à</strong> <strong>de</strong>s groupes <strong>de</strong> parole inutiles que la maladie<br />
rendait muets. Ne plus pleurer Julie. C’était perdre mon temps et ne rien faire pour<br />
vivre.<br />
Et dans ce combat sous le ciel plombé <strong>de</strong> nos <strong>vie</strong>s, j’avais besoin <strong>de</strong> mes<br />
compagnons pour affronter le grand hiver ou la canicule. Pour ne <strong>pas</strong> être seul.<br />
Sur l’écran <strong>de</strong> mon ordinateur défilaient les paysages, les itinéraires, les correspondances,<br />
les précautions, les obligations, les vaccinations. J’avais fait le tour du<br />
mon<strong>de</strong> pendant que sous mes fenêtres allaient et venaient les bien portants dont<br />
je n’étais plus. Leur voyage <strong>à</strong> eux c’était domicile, boulot, école, maison, leurs<br />
montagnes, les escalators scintillants <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s surfaces, leurs mers, les flaques<br />
d’eau <strong>de</strong> pluie. Et pendant qu’ils me <strong>pas</strong>saient <strong>de</strong>vant comme <strong>de</strong>s zombies, <strong>de</strong>s<br />
morts-vivants sur leur chemin d’éternité, moi, le vrai mort <strong>à</strong> venir, je cherchais un<br />
pays où tout pouvait recommencer, une terre lointaine où l’horloge du temps s’était<br />
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arrêtée <strong>de</strong>puis si longtemps que notre <strong>pas</strong>sé n’existait <strong>pas</strong>. Et où j’emmènerai mes<br />
semblables qui se croyaient perdus.<br />
Je <strong>de</strong>vais convaincre mes frères en cancer <strong>de</strong> m’accompagner. Des désespérés<br />
silencieux, le regard lointain, interrogateur, rempli <strong>de</strong> sagesse résignée et <strong>de</strong> regrets.<br />
Des papillons blancs, <strong>de</strong>s archanges, <strong>de</strong>s elfes, écrasés par le mal, qui cherchaient une<br />
route, une lueur dans ces couloirs <strong>à</strong> la blancheur d’éternité. <strong>La</strong> mort injuste qui nous<br />
attendait tous me révoltait. Une rage <strong>de</strong> ne <strong>pas</strong> mourir. Pour vivre, on verrait après…<br />
Comment m’y prendre ? De quoi leur parler ? Perdus dans l’embrouillamini <strong>de</strong><br />
la mort qui avance, ils avaient sauté <strong>à</strong> pieds joints au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la <strong>vie</strong> <strong>de</strong> tous les<br />
jours, un automatisme qui marchait tout seul, balisé par les heures qui <strong>pas</strong>sent et<br />
le rituel <strong>de</strong> la société. J’étais pareil <strong>à</strong> eux, je décrirai mes malaises, les mêmes que<br />
les leurs, alors, apprivoisés peut-être, ils m’écouteraient leur parler <strong>de</strong> l’ailleurs où<br />
nous irions affronter la nature hostile, les conditions extrêmes, défier les éléments,<br />
résister, comme les <strong>vie</strong>ux arbres qui bourgeonnent sous les écorces sèches, les<br />
sources taries qui coulent <strong>à</strong> nouveau. Qu’est-ce que je risquais ? Mourir plus vite ?<br />
Peut-être… Vaincre le mal ? Peut-être… Vous n’allez <strong>pas</strong> rester repliés sur vousmêmes,<br />
croyant épargner ainsi les forces qui vous restent, sursitaires pour on ne<br />
sait combien <strong>de</strong> temps, d’espoirs <strong>de</strong> points du jour, d’aubes roses en crépuscules ? À<br />
compter vos jours comme une victoire pendant que le mal rampe dans vos corps ?<br />
Réagissez, battez-vous, la <strong>vie</strong> habituelle est une escarmouche <strong>à</strong> côté du combat<br />
que nous <strong>de</strong>vons mener.<br />
Je regardais cet auditoire incrédule, ce petit tas d’humains recroquevillés sur<br />
les banquettes… Ils tendaient l’oreille et retournaient <strong>à</strong> leur voyage intérieur, ils<br />
me croyaient fou. Fou ou endommagé du cerveau par le mal qui nous rongeait.<br />
Émilie, la boulangère qui s’asseyait toujours <strong>à</strong> côté <strong>de</strong> moi et attendait, tout<br />
près, les yeux dans le vague, sans rien dire. Elle, c’est les ovaires, état stationnaire,<br />
<strong>pas</strong> <strong>de</strong> métastases, un peu d’eau dans le ventre et c’est tout… Michel, le comptable<br />
<strong>à</strong> la retraite, un petit bonhomme tout propre qui faisait semblant <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s mots<br />
croisés. Il avait en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> poser <strong>de</strong>s questions, alors il se mettait <strong>à</strong> l’arrêt, comme un<br />
setter, son crayon en suspens, mais il n’osait <strong>pas</strong>. Dérouler le fil <strong>de</strong> sa maladie le<br />
mènerait dans <strong>de</strong>s contrées obscures et inquiétantes où il était bien trop tôt pour<br />
aller… Lui, c’est la prostate avec quelques métastases sur les os, par-ci par-l<strong>à</strong>. Il ne<br />
souffrait <strong>pas</strong>, mais il en avait marre <strong>de</strong> compter les jours, tous les mêmes, toujours,<br />
jusqu’<strong>à</strong> la fin. On la lui promettait lointaine, la fin, <strong>à</strong> coups <strong>de</strong> perfusions et <strong>de</strong><br />
comprimés <strong>de</strong> toutes les couleurs, mais ce n’était qu’une promesse. Ils étaient bien<br />
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<strong>La</strong> <strong>vie</strong> <strong>à</strong> <strong>pas</strong> <strong>de</strong> <strong>loup</strong><br />
obligés d’en faire <strong>de</strong>s promesses, sinon avec ces jours tous pareils Michel et les<br />
autres auraient compris qu’ils glissaient sans pouvoir s’arrêter…<br />
Marie, la <strong>vie</strong>ille instit, allait et venait <strong>de</strong>vant nous, impatiente d’on ne savait<br />
quoi, attirée par mon discours mais obligée d’aller et venir. Les rayons avaient<br />
brûlé sa tumeur du cerveau et le cuir chevelu aussi, elle porte une perruque, blon<strong>de</strong>,<br />
flamboyante, la couleur dont elle a toujours rêvé. De temps en temps, personne ne<br />
peut dire quand, les cicatrices <strong>de</strong> son cerveau se réveillent et une crise d’épilepsie<br />
la coupe du mon<strong>de</strong>. Pas grand-chose, presque rien, la preuve que la tumeur est<br />
détruite, grillée. Malheureusement, pour être efficaces, les docteurs avaient brûlé<br />
aussi les marges <strong>de</strong> son mal, entamé les bonnes cellules, pare feu pour <strong>de</strong>main,<br />
label <strong>de</strong> qualité thérapeutique, et elle se tordait par terre n’importe où et n’importe<br />
quand. Faut ce qu’il faut, avait murmuré Marie, <strong>pas</strong> d’affolement ça ne dure jamais<br />
longtemps. Je l’intéressais. Je sortais du cadre, <strong>de</strong> la boîte <strong>à</strong> cancer. Je racontais<br />
autre chose, comme un <strong>de</strong> ses élèves, avant, qui refusait <strong>de</strong> suivre le troupeau,<br />
inventait <strong>de</strong>s histoires où il parlait du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>main avec <strong>de</strong>s mots si forts,<br />
si beaux, si originaux qu’elle l’écoutait en rêvant. Ses yeux me disaient pareil,<br />
qu’elle me suivrait au bout du mon<strong>de</strong>. Pour faire la nique au cancer et voir un peu<br />
où tout ça nous mènerait. Elle s’arrêtait par moments, nous regardait comme si<br />
elle découvrait une tribu nouvelle, <strong>de</strong>s Hurons aux crânes rasés qui auraient dressé<br />
leur camp dans le Centre, pour la nuit ou pour toujours. Et elle s’en allait au bout<br />
du couloir en nous faisant un petit au revoir…<br />
Un peu <strong>à</strong> l’écart, Claudine écoutait distraitement. Je la regardais, j’étudiais ses<br />
gestes. Elle avait quelque chose <strong>de</strong> Julie, dans la démarche, le regard, le sourire.<br />
Il vous faut un projet <strong>de</strong> <strong>vie</strong>, m’avait dit la psychologue, alors, mon projet <strong>de</strong> <strong>vie</strong>,<br />
c’était elle. M’aimerait-elle, Claudine amour feu d’artifice pour finir une <strong>vie</strong> ou la<br />
recommencer. Claudine, c’est les seins. Radiothérapie, chimiothérapie, ablation,<br />
chirurgie esthétique, reconstruction, <strong>de</strong>ux seins tout neufs, comme <strong>de</strong>s diablotins<br />
sortis d’une boîte, <strong>de</strong>s seins <strong>de</strong> rêve qui pointent sous son pull. Elle regar<strong>de</strong> le<br />
plafond, elle ouvre un livre, tourne les pages, elle attend son tour. Station-service<br />
<strong>de</strong> chimiothérapie, recharge <strong>de</strong> <strong>vie</strong> ou <strong>de</strong> mort, atten<strong>de</strong>z votre tour. Je dois absolument<br />
la convaincre. Claudine acceptera-t-elle ?<br />
Et les autres ? Ne <strong>pas</strong> mourir bien sûr. Guérir, peut-être ? Mais ne <strong>pas</strong> mourir pour<br />
ne <strong>pas</strong> vivre ? J’espère qu’ils ont une idée <strong>de</strong>rrière la tête, un petit bonheur en stand by<br />
si la mort s’éloigne, fuit, se retire. Recommencer <strong>à</strong> construire, ajouter <strong>de</strong>s petits rien,<br />
cubes empilés <strong>de</strong> toutes les couleurs, un tas qui monte, monte, avec un cancer <strong>à</strong> côté<br />
qui monte, monte aussi, course effrénée, statistiques, histogrammes, <strong>de</strong>stin…<br />
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Daniel, c’est l’intestin. L’opération a enlevé le mal, la chimiothérapie est<br />
terminée, il est stabilisé. Ce qui veut dire qu’il peut rechuter n’importe quand. Peu<br />
<strong>à</strong> peu, je lui ferai comprendre qu’il peut dire non au retour du mal…<br />
<strong>La</strong> femme drapée dans sa gabardine, les bras croisés, un petit foulard noué<br />
autour du cou, un sac <strong>à</strong> ses pieds, qui regar<strong>de</strong> ses doigts comme si elle attendait<br />
qu’ils se mettent en marche, la lèvent, la tirent vers ailleurs, c’est Antoinette, la<br />
caissière <strong>de</strong> super ; elle, c’est le rein – enlevé –, guérie en apparence, mais elle<br />
n’y croit <strong>pas</strong>. Pour elle le cancer, c’est l’apocalypse, l’écrasement, le non-retour.<br />
Sa <strong>vie</strong> est vi<strong>de</strong>, elle l’a vue <strong>pas</strong>ser comme un train qui ne s’arrête <strong>pas</strong>, au fond<br />
<strong>de</strong> l’horizon scintille le fanal du <strong>de</strong>rnier wagon, elle est seule sur le quai, <strong>pas</strong> un<br />
bruit, le silence du néant <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong>. Et maintenant un cancer, elle aura eu tout<br />
et rien <strong>à</strong> la fois.<br />
Nicole, l’esthéticienne, c’est les ganglions. Elle en a partout. Une pluie maudite.<br />
Elle <strong>vie</strong>nt <strong>de</strong> terminer sa chimiothérapie et elle a reçu une greffe <strong>de</strong> moelle.<br />
Lucie, la secrétaire <strong>de</strong> mairie, son cancer n’a <strong>pas</strong> <strong>de</strong> nom. Un cancer rarissime,<br />
on lui a expliqué, <strong>de</strong>s cellules tueuses qui ne ressemblent <strong>à</strong> rien, qui circulent dans<br />
son corps comme <strong>de</strong>s dératées. Quand elles quittent un organe, elles le laissent en<br />
ruine et tout le mon<strong>de</strong> s’y met pour le reconstruire, les mé<strong>de</strong>cins, les chirurgiens,<br />
les orthopédistes, les diététiciennes, les psychologues.<br />
David, le garagiste, n’a plus qu’un poumon, l’autre a été enlevé par le bistouri<br />
du chirurgien thoracique. Entre les chimios <strong>de</strong> consolidation tous les <strong>de</strong>ux mois,<br />
il a largement le temps <strong>de</strong> faire le voyage.<br />
Daniel, mon ami, me couve <strong>de</strong>s yeux, son attitu<strong>de</strong> semble dire que j’aurai pu<br />
rester dans mon coin, réfléchir sur la maladie, tracer dans ma tête un avenir avec <strong>de</strong>s<br />
si et <strong>de</strong>s non, comme tout le mon<strong>de</strong>, m’isoler pour le <strong>de</strong>rnier acte ou le bout <strong>de</strong> <strong>vie</strong><br />
qu’il me reste, y mettre <strong>de</strong>dans ce qui m’a manqué, mais non, moi si calme, si replié<br />
sur moi-même, je voulais prendre la tête d’une révolte, une prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong><br />
ce qu’il nous reste, remplir ma <strong>vie</strong> d’une mission.<br />
Il n’avait <strong>pas</strong> tout <strong>à</strong> fait tort. Avec cette maladie, j’existais, j’arrivais <strong>à</strong> m’oublier,<br />
<strong>à</strong> programmer un avenir pour mes semblables, si décalé par rapport <strong>à</strong> l’évolution<br />
habituelle que je me sentais autre, un nouveau personnage aux pouvoirs inconnus.<br />
J’avais quitté la banalité <strong>de</strong>s choses et les <strong>de</strong>stins tracés, je flottais, j’innovais,<br />
j’avais choisi le contre-pied, la provocation, la négation <strong>de</strong> l’irrémédiable. J’avais<br />
construit une certitu<strong>de</strong> : on pouvait guérir même condamné. Tout corps plongé<br />
dans le cancer peut s’en défaire s’il s’en donne les moyens. Pas mal, ce théorème.<br />
J’étais content <strong>de</strong> ma trouvaille. Ce n’était qu’un début. Les moyens c’était quoi ? <strong>La</strong><br />
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<strong>La</strong> <strong>vie</strong> <strong>à</strong> <strong>pas</strong> <strong>de</strong> <strong>loup</strong><br />
révolte <strong>de</strong>s âmes et <strong>de</strong>s corps, la lutte sans fin, partir en guerre contre soi-même et<br />
contre le mal <strong>à</strong> la fois. Dans la tête <strong>de</strong>s mala<strong>de</strong>s <strong>pas</strong>saient en boucle les images, les<br />
informations, les émissions médicales, sociales, religieuses. Pédagogie <strong>de</strong> la mort<br />
qui <strong>vie</strong>nt. Propre, détaillée, argumentée, expliquée. Faites-vous accompagner, ayez<br />
la conscience absolue du mal qui vous frappe et <strong>de</strong> l’issue, préparez votre départ,<br />
que tout soit net et clair quand vous tirerez votre révérence, soyez digne, le mon<strong>de</strong><br />
a sa route que vous allez quitter, alors, du calme, <strong>de</strong> la dignité, <strong>de</strong> la résignation.<br />
Voil<strong>à</strong> le mot, mourez en silence, avec un petit sourire, en prime, si vous le pouvez.<br />
Contre toute cette manipulation, un seul geste, la révolte.<br />
<strong>La</strong> voil<strong>à</strong>, ma mission, en faire <strong>de</strong>s révoltés.<br />
J’insistais, je diffusais ma petite musique d’ambiance <strong>de</strong> salle d’attente <strong>de</strong><br />
chimiothérapie. Radio FM espoir. Toujours la même. J’étais lancinant, peu importe,<br />
il fallait les réveiller. Je prêchais : et si nos corps disposaient <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> guérison,<br />
s’ils pouvaient se défendre, lutter, rejeter le mal ? Si, en les fortifiant, en les endurcissant,<br />
ils arrivaient tout seuls <strong>à</strong> l’anéantir ?<br />
Je me forçais <strong>à</strong> manger, je marchais, tous les jours un peu plus loin. Ne <strong>pas</strong><br />
attendre la rechute, tout faire pour l’éviter, aller au-<strong>de</strong>l<strong>à</strong> <strong>de</strong>s mesures bricoles, sortir<br />
<strong>de</strong>s sentiers battus.<br />
Après plusieurs tours du mon<strong>de</strong> sur les écrans informatiques, j’avais trouvé<br />
notre pays <strong>de</strong> cocagne : la Mongolie. Au bout du mon<strong>de</strong>, endormie <strong>de</strong>puis toujours,<br />
indifférente au temps qui <strong>pas</strong>se et au mon<strong>de</strong> qui va, elle nous attendait… Je rêvais.<br />
Je la remerciais déj<strong>à</strong> <strong>de</strong> m’avoir débarrassé du mal, je flottais, léger, débarrassé <strong>de</strong><br />
mes chaînes, je respirais profondément, j’émergeais d’un néant <strong>de</strong> seringues, <strong>de</strong><br />
chambres aseptisées, <strong>de</strong> carrelages infinis, <strong>de</strong> fantômes blancs au sourire figé qui<br />
allaient leurs chemins <strong>de</strong> porteurs d’eau empoisonnée. Les veilleuses blafar<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s<br />
nuits interminables s’éteignaient, l’une après l’autre comme <strong>de</strong>s bulles <strong>de</strong> savon<br />
éclatées par le soleil, j’enlevais mon uniforme <strong>de</strong> grand mala<strong>de</strong>, j’arrachais les<br />
oripeaux qui serraient ma poitrine, mon ventre, mes membres, l’air et le vent<br />
caressaient ma peau, j’étirais mes bras, je marchais, je sautais, avec la légèreté<br />
d’un cosmonaute sur la lune. Je recevais le baptème <strong>de</strong> ma <strong>vie</strong> nouvelle dans l’eau<br />
glacée <strong>de</strong> ses torrents.<br />
J’allais et venais, entre les corps chancelants <strong>de</strong> mes compagnons d’infortune.<br />
Je leur parlais <strong>de</strong> la Mongolie, d’un avenir lumineux dans cette contrée lointaine.<br />
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Ils me regardaient comme un gourou, un messie, l’espoir impossible, la folie… Me<br />
suivraient-ils ? Je récitais mon bréviaire :<br />
« Toutes les précautions seront prises, le voyage en avion ne dure que quelques<br />
heures. Nous serons logés dans un hôtel confortable, <strong>de</strong>s gui<strong>de</strong>s ne nous quitteront<br />
<strong>pas</strong>, un autobus est réservé pour nous seuls, <strong>La</strong> visite durera quinze jours, Ensemble,<br />
nous allons redécouvrir la nature profon<strong>de</strong>, l’affronter… Et nos corps meurtris vont<br />
se réveiller, se battre… »<br />
Le corps médical ne se prononçait <strong>pas</strong>, alors j’enfonçais le clou.<br />
« Vous avez peur ? Mais n’y a-t-il <strong>pas</strong> un risque plus grand <strong>à</strong> attendre sans rien<br />
faire ? Et puis nous serons ensemble, nuit et jour, chacun <strong>à</strong> l’écoute <strong>de</strong> l’autre, avec<br />
un accompagnateur formé pour ces voyages… Un pari ? Oui. Risqué ? Non. Une<br />
chance <strong>de</strong> guérison ? Personne ne peut le garantir, mais pourquoi ne <strong>pas</strong> essayer,<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>à</strong> notre corps plutôt qu’aux chimiothérapies… »<br />
Ils avaient fini par accepter, l’espoir niché au fond du cœur qu’un dépaysement<br />
si grand, une <strong>vie</strong> si différente, si loin <strong>de</strong>s lieux <strong>de</strong> souffrance, provoque<br />
un électrochoc intérieur, une fulguration du mal. Ils n’étaient <strong>pas</strong> croyants, mais<br />
ce que je proposais était un voyage dans un ersatz <strong>de</strong> Lour<strong>de</strong>s lointaine où ils<br />
s’immergeraient dans l’eau glacée <strong>de</strong>s lacs et <strong>de</strong>s torrents. Cette similitu<strong>de</strong> les avait<br />
convaincus. Les athées ne sont jamais bien loin du Seigneur. Ils iraient l<strong>à</strong>-bas, en<br />
chercher un autre que celui d’ici qui leur refusait la <strong>vie</strong>…<br />
Je m’étais occupé <strong>de</strong> tout. Le directeur <strong>de</strong> l’agence <strong>de</strong> voyages pensait que<br />
nous aurions tous mieux fait <strong>de</strong> rester <strong>à</strong> la maison, il avait ajouté une clause <strong>de</strong><br />
rapatriement sanitaire en cas qui incluait un transport en fauteuil, en brancard<br />
voire dans une boîte, en soute, en cas <strong>de</strong> fin prématurée. Ces choses pouvaient<br />
arriver et je n’en avais parlé <strong>à</strong> personne. Je les réunissais souvent pour montrer<br />
les détails du voyage. Il ne serait <strong>pas</strong> d’agrément, mais les sites et les paysages que<br />
nous visiterions étaient si nouveaux, si dépaysants, la nature si intacte que s’ils ne<br />
guérissaient <strong>pas</strong>, au moins auraient-ils vu un pays où ils ne seraient jamais allés<br />
sans le cancer <strong>à</strong> leurs trousses. Je crois que je les aidais <strong>à</strong> acquérir une sagesse qui<br />
n’était plus <strong>de</strong> la résignation. Et nous décidâmes <strong>de</strong> nous envoler vers la Mongolie…
Onze endommagés tirent péniblement leurs valises <strong>à</strong> roulettes en zigzaguant dans le<br />
grand hall <strong>de</strong> l’aéroport <strong>de</strong>rrière Jules, notre accompagnateur. <strong>La</strong> liste <strong>de</strong> Mongolie,<br />
la fine fleur <strong>de</strong>s cancéreux qui s’accrochent <strong>à</strong> la <strong>vie</strong> comme <strong>de</strong>s alpinistes <strong>à</strong> une<br />
falaise…<br />
Claudine marche facilement. Ses yeux lancent <strong>de</strong> petits éclairs, <strong>de</strong> peur, <strong>de</strong><br />
curiosité, un cœur bat au fond <strong>de</strong> son regard. Je traîne la patte, mais en forçant un<br />
peu, j’arrive <strong>à</strong> la suivre.<br />
Abandonne-t-elle quelqu’un, le temps du voyage, quelqu’un qui n’est <strong>pas</strong> venu<br />
l’accompagner, lui dire au revoir ? Je m’approche, elle sent l’o<strong>de</strong>ur d’une fleur, mais<br />
laquelle ? Elle est maigre, son corps se balance doucement, je voudrais la toucher,<br />
la caresser. Un petit sourire, quelques gouttes <strong>de</strong> sueur perlent sur son front.<br />
« Le comptoir d’embarquement est tout près, l<strong>à</strong>-bas <strong>de</strong>vant nous, porte 27.<br />
Vous voulez que je porte votre sac ? »<br />
Elle me regar<strong>de</strong>, un peu étonnée :<br />
« Non merci, nous y sommes presque. »<br />
Comptoir d’embarquement. Charter pour grands mala<strong>de</strong>s, Claudine-Marylin,<br />
la rivière sans retour. Foutaise. On en re<strong>vie</strong>ndra tous <strong>de</strong> Mongolie. En me disant ça,<br />
je sens que je me raidis, je me contracte, je ban<strong>de</strong> tous mes muscles pour mobiliser<br />
mon intérieur, mon extérieur, tout mon corps, faire une carapace impénétrable. Je<br />
me regar<strong>de</strong> dans le reflet d’un panneau d’affichage. Un samouraï, voil<strong>à</strong> ce que je<br />
suis. Le combat commence, je suis prêt.<br />
Claudine jette un regard circulaire sur l’aérogare. Derrière les baies vitrées, un<br />
gros avion dort, branché <strong>à</strong> <strong>de</strong>s tas <strong>de</strong> tuyaux ; lui aussi on le perfuse. Au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la<br />
ligne <strong>de</strong>s hublots, sur la carlingue <strong>à</strong> la blancheur <strong>de</strong> neige, le nom <strong>de</strong> la compagnie<br />
s’étale en noir : Hop. Mieux vaut en rire. Son regard se pose sur la chenille fatiguée<br />
que nous formons, un campement <strong>de</strong> pionniers qui font un cercle <strong>de</strong> valises autour<br />
d’eux. Far West. Peur du mon<strong>de</strong>. Elle rigole. Un rire clair d’adolescente.<br />
13
<strong>La</strong> <strong>vie</strong> <strong>à</strong> <strong>pas</strong> <strong>de</strong> <strong>loup</strong><br />
« Vous n’avez <strong>pas</strong> l’impression que c’est une léproserie en transhumance qui<br />
stationne l<strong>à</strong> ?<br />
– <strong>La</strong> similitu<strong>de</strong> paraît troublante, mais vous savez bien que, Dieu merci, il ne<br />
s’agit que d’un convoi <strong>de</strong> cancéreux. »<br />
Ma repartie lui fait du bien, je vois ses traits s’adoucir. Alors je continue, je<br />
banalise notre maladie.<br />
« Elle joue <strong>à</strong> la marelle avec les <strong>pas</strong>sants, cette maladie, elle entre dans les corps,<br />
fait une gamme, une pirouette et puis il s’en va. Ou reste. Loterie… »<br />
C’est quoi, ce type ? semblent dire ses yeux. Un doux dingue, un résigné<br />
joyeux ? Et l’espoir, dans tout ça ? Et pourquoi ce voyage si nous ne pouvons rien<br />
changer ?<br />
Je suis allé trop loin dans la légèreté… Un discours fait pour la rassurer, l<strong>à</strong> où<br />
elle n’a vu que <strong>de</strong>stin incontournable et impossibilité d’agir. Je dois expliquer les<br />
choses.<br />
« Au milieu <strong>de</strong> la foule qui nous entoure vont et <strong>vie</strong>nnent <strong>de</strong>s cancéreux qui<br />
ne le savent <strong>pas</strong>. Et qui ne le sauront jamais. Les défenses <strong>de</strong> leurs organismes<br />
vont rejeter le mal, vaincre l’envahisseur… Eux ont gardé leurs défenses et nous<br />
les avons perdues, le cancer a pu s’installer et y creuser sa couche. Reconstituer<br />
nos défenses, rebâtir <strong>de</strong>s murailles intérieures, voil<strong>à</strong> ce que nous <strong>de</strong>vons faire pour<br />
liqui<strong>de</strong>r cet intrus… »<br />
Je la regar<strong>de</strong>, son regard vacille, je crois que ses yeux me pardonnent :<br />
« … <strong>La</strong> Mongolie est l<strong>à</strong> pour ça… »<br />
Notre corps-franc <strong>de</strong> déglingués, la légion étrange, l’escoua<strong>de</strong> <strong>de</strong>s inconscients,<br />
se prépare <strong>à</strong> mener le combat <strong>à</strong> mains nues qui nous attend sur les terres<br />
brûlantes et glacées <strong>de</strong> Mongolie. Savoir Claudine avec moi dans ce maelström<br />
omelette norvégienne me donne le moral. Je lui propose <strong>de</strong> m’asseoir <strong>à</strong> ses côtés<br />
pendant le voyage, mais les haut-parleurs couvrent ma voix <strong>de</strong> samouraï fatigué,<br />
je dois attendre qu’ils se taisent pour le lui dire distinctement. Elle me répond d’un<br />
ton détaché, type indifférence :<br />
« Normalement, je suis <strong>à</strong> côté d’Émilie.<br />
– Je m’occupe du changement. »<br />
Jules, une brassée <strong>de</strong> billets déployée en éventail dans chaque main, parle <strong>à</strong><br />
une tête <strong>de</strong>rrière un comptoir, aux lèvres qui bougent et aux yeux vi<strong>de</strong>s, Sur le<br />
mur, un tableau lumineux ronronne en faisant tourner le nom <strong>de</strong> toutes les villes<br />
du mon<strong>de</strong>. Je l’interpelle :<br />
14
« Jules, s’il te plaît, tu peux mettre Émilie avec Daniel et Claudine avec moi ? »<br />
Il sait qu’il doit lâcher la bri<strong>de</strong> avec ces paroissiens en pointillé qu’il convoie<br />
jusqu’au bout du mon<strong>de</strong>. Mais <strong>pas</strong> trop, question sécurité. Une laisse <strong>à</strong> enrouleur<br />
dans les steppes mongoles…<br />
« D’accord, je permute. »<br />
Je fais un clin d’œil <strong>à</strong> Claudine. Dans son regard un feu orange clignote…<br />
Attention. Ralentissez. Chantier en cours. Je vais un peu vite, c’est vrai, mais je<br />
suis dans l’urgence. D’un amour. Peut-être le <strong>de</strong>rnier. Un homme en transit décidé <strong>à</strong><br />
brûler les étapes. Je simplifie ma <strong>vie</strong>, je peins mon reste d’avenir <strong>à</strong> grosses touches,<br />
sans fioritures. Donne-moi le feu vert, Claudine, le temps presse…<br />
L’embarquement est un moment un peu difficile. Huit heures. Nos corps n’ont<br />
<strong>pas</strong> encore la souplesse et la force du plein jour. Clopin-clopant, voil<strong>à</strong> comment<br />
nous avançons. Je prends la main <strong>de</strong> Claudine pour la gui<strong>de</strong>r, elle se laisse faire,<br />
je serre un petit chiffon glacé, perdu, désarticulé. Elle n’a jamais fait un si grand<br />
voyage, je sens les battements <strong>de</strong> son cœur, secs et rapi<strong>de</strong>s, je pense aux petites<br />
crécelles <strong>de</strong> mon enfance. Je tire doucement cette main, elle se laisse faire… Veutelle<br />
<strong>de</strong> moi ou est-elle si épuisée qu’elle laisse aller son pauvre corps <strong>à</strong> la dérive ?<br />
Je la serre plus fort, elle reprend <strong>vie</strong>, elle m’accepte…<br />
Six heures <strong>à</strong> regar<strong>de</strong>r par les hublots, <strong>à</strong> somnoler, grignoter n’importe quoi,<br />
avaler <strong>à</strong> heures fixes les médicaments… <strong>La</strong> plupart d’entre nous dorment entre <strong>de</strong>ux<br />
circuits toilettes souvent compliqués.<br />
« Mesdames et messieurs, nous survolons l’Ukraine. À votre droite, vous pouvez<br />
apercevoir la centrale <strong>de</strong> Tchernobyl. »<br />
Tchernobyl, on connaît tous. Ceux qui n’ont <strong>pas</strong> été irradiés, levez le doigt,<br />
j’ai en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> dire… Pas un mot en survolant le sarcophage. Pour dire quoi ? Une<br />
drôle d’impression <strong>de</strong> <strong>pas</strong>ser au-<strong>de</strong>ssus d’une poêle <strong>à</strong> frire. Avec <strong>de</strong>dans <strong>de</strong>s petits<br />
becquerels qui sautillent, sautillent comme <strong>de</strong>s petits poissons dans la vapeur <strong>de</strong><br />
friture… Le feu est trop fort, les poissons sont projetés au <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la poêle, le feu<br />
est trop fort, la poêle crame, tout est noyé dans la vapeur, ébouillanté, même le<br />
cuisinier. C’est bizarre, je me sens comme rassuré, mon irradiation <strong>à</strong> moi n’a <strong>pas</strong><br />
fait <strong>de</strong> bruit, <strong>pas</strong> <strong>de</strong> chaleur, <strong>pas</strong> <strong>de</strong> vapeur, un petit Tchernobyl civilisé, codifié,<br />
maîtrisé, dosé. Nous étions <strong>de</strong>s petits poissons, nous aussi, mais bien rangés, <strong>pas</strong><br />
recroquevillés, <strong>pas</strong> projetés hors <strong>de</strong> la poêle. Le rêve, dreaming radiations… Des<br />
veinards, quoi !<br />
15
<strong>La</strong> <strong>vie</strong> <strong>à</strong> <strong>pas</strong> <strong>de</strong> <strong>loup</strong><br />
Vu du ciel, Oulan Bator est entourée d’un nuage <strong>de</strong> corolles blanches : les<br />
yourtes <strong>de</strong> l’exo<strong>de</strong> rural. Elles semblent assiéger, enserrer la ville. L’annonce <strong>de</strong><br />
l’arrivée prochaine a réveillé Claudine. Elle regar<strong>de</strong> ce spectacle inattendu :<br />
« On dirait <strong>de</strong>s cellules qui entourent un corps étranger pour le détruire. Des<br />
cellules blanches, légères, innombrables. »<br />
Elle réfléchit un instant et puis elle force la voix pour que toute l’équipe<br />
l’enten<strong>de</strong> :<br />
« Bon présage, regar<strong>de</strong>z, c’est la même bataille que nous, ils vont la gagner et<br />
nous aussi. »<br />
Émilie se sent mieux, elle serre sa ceinture d’un cran. Michel n’a jamais vu un<br />
spectacle pareil, ces bulles blanches le font rêver, le voyage commence bien. <strong>La</strong><br />
Mongolie ne le guérira peut-être <strong>pas</strong>, mais elle arrêtera un moment le compteur.<br />
Marie ne réalise <strong>pas</strong> bien les choses, elle se sent détendue, molle, ses migraines ont<br />
cessé, voil<strong>à</strong> <strong>de</strong>ux jours qu’elle n’a <strong>pas</strong> eu <strong>de</strong> crise d’épilepsie. Claudine espère une<br />
<strong>vie</strong> nouvelle. Daniel regar<strong>de</strong> les corolles blanches. <strong>La</strong> pureté du paradis. Il soupire.<br />
Seul dans l’existence, déprimé par sa <strong>vie</strong>, par la désinvolture <strong>de</strong> son employeur<br />
qui veut le remplacer sans attendre, il est venu chercher plus que la guérison, une<br />
sorte <strong>de</strong> psychothérapie <strong>de</strong>s grands espaces qui lui ferait raccrocher le wagon <strong>de</strong> la<br />
communauté <strong>de</strong>s humains. Antoinette a voulu voyager avec <strong>de</strong>s gens comme elle,<br />
pour parler, comprendre, partager. En attendant, elle caresse son ventre en écoutant<br />
la voix <strong>de</strong> Claudine, douce et décidée <strong>à</strong> la fois, qui lui parle <strong>de</strong> guérison. Nicole se<br />
dit que ces petites corolles blanches luisant au soleil du matin sont <strong>de</strong>s messagers<br />
<strong>de</strong> guérison. ces petites boules blanches lui font penser <strong>à</strong> sa maladie. Lucie pense<br />
que la <strong>vie</strong> est un équilibre entre les cancers qui vont et qui <strong>vie</strong>nnent et le corps qui<br />
ne veut <strong>pas</strong> mourir. Les mots <strong>de</strong> Claudine lui font du bien, ces corolles blanches<br />
sont comme les bouquets <strong>de</strong> fleurs d’un mariage avec la <strong>vie</strong>. Alors, l’espoir renaît,<br />
mais l’encagoulé re<strong>vie</strong>nt toujours. David est essoufflé, têtu comme une mule et il<br />
continue <strong>à</strong> fumer. <strong>La</strong> Mongolie, il dit, c’est l’air pur, alors, si je fume un peu l<strong>à</strong>-bas,<br />
ça annule. En entendant Claudine, il inspire <strong>à</strong> fond, il arrive <strong>à</strong> remplir son poumon<br />
comme jamais <strong>de</strong>puis que la saloperie est venue habiter chez lui…<br />
Jules relit ses notes, l’air concentré. Surtout ne <strong>pas</strong> <strong>loup</strong>er l’arrivée, il le sait,<br />
c’est elle qui donne le ton du séjour. L’impression première, c’est la clé du succès. Et<br />
<strong>de</strong> sa tranquillité, si on peut parler <strong>de</strong> tranquillité avec <strong>de</strong>s voyageurs <strong>de</strong> cet acabit,<br />
ces grands mala<strong>de</strong>s qui auraient été mieux chez eux. J’espère qu’on nous attend,<br />
pense-t-il en se grattant le nez, sur la cicatrice du petit cancer opéré, disparu, guéri.<br />
Il n’a rien <strong>à</strong> voir avec ces gens, il les accompagne, c’est tout.<br />
16
L’avion vibre et secoue ses ailes. Notre grand oiseau s’ébroue en tournant lentement<br />
au-<strong>de</strong>ssus d’une ville grisaille aux avenues tracées au cor<strong>de</strong>au, aux buissons<br />
d’antennes accrochés aux toits plats d’immeubles anonymes, aux alignements <strong>de</strong><br />
lampadaires qui <strong>de</strong>ssinent sur la cité endormie <strong>de</strong>s entailles <strong>de</strong> lumière, comme <strong>de</strong>s<br />
balafres. Il semble prendre le temps <strong>de</strong> nous montrer du haut du ciel rosi par les<br />
lueurs <strong>de</strong> l’aube la terre que nous avons choisie… Regar<strong>de</strong>z, c’est bien l<strong>à</strong> où vous<br />
voulez aller ? Si vous pensez vous être trompés, une erreur, un regret, il est temps<br />
<strong>de</strong> retourner. Vous n’avez <strong>pas</strong> encore posé les pieds sur le sol <strong>de</strong> Mongolie. Savezvous<br />
vraiment ce qu’est la Mongolie, sa solitu<strong>de</strong>, sa dureté, son indifférence ?<br />
Au loin, plus loin que la ville, que ses banlieues <strong>de</strong> yourtes blanches, l<strong>à</strong>-bas<br />
dans le grand lointain <strong>de</strong> Mongolie, les lueurs d’un orage <strong>de</strong>ssinent un kaléidoscope<br />
<strong>de</strong> montagnes. « Jésus, Marie, Joseph, dit <strong>à</strong> haute voix Nicole, protégez-nous… » Et,<br />
in petto, onze pauvres humaines disent « Amen ».<br />
Oulan Bator international Airport. Welcome. <strong>La</strong> chenille un peu froissée, emmitouflée<br />
dans <strong>de</strong>s laines polaires, <strong>de</strong>s écharpes et <strong>de</strong>s manteaux, quitte l’avion et<br />
chemine entre les valises et les <strong>pas</strong>sagers. Jules a trouvé le représentant <strong>de</strong> l’agence,<br />
un Mongol ivoire foncé qui nous regar<strong>de</strong> l’un après l’autre. Qui tiendra le coup,<br />
qui va flancher, semble dire son regard curieux et étonné. Une revue <strong>de</strong> troupe <strong>de</strong><br />
kamikazes, voil<strong>à</strong> l’impression que nous avons en redressant nos corps pendant<br />
qu’il semble hésiter en montrant le car qui attend <strong>de</strong>vant la sortie.<br />
Michel doit absolument uriner. Malgré ses métastases osseuses, il semble voler<br />
dans le hall <strong>à</strong> la recherche <strong>de</strong>s toilettes. Le voyage a été trop long pour Marie,<br />
attachée <strong>de</strong> longues heures <strong>à</strong> son siège, elle a pris ça pour une incarcération et son<br />
cerveau embrouillé a disjoncté. Couchée par terre au milieu <strong>de</strong>s valises, elle fait<br />
une petite crise d’épilepsie. Le dossier médical dit que c’est bref et sans danger,<br />
annonce Jules. Alors nous attendons.<br />
Nicole regar<strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> horloge. Elle n’en re<strong>vie</strong>nt <strong>pas</strong> d’avoir traversé tous<br />
ces fuseaux horaires sans s’en apercevoir, <strong>de</strong> se retrouver dans la bulle vitrée <strong>de</strong><br />
l’aérogare d’un pays lointain, au milieu d’une foule indifférente et affairée. Elle doit<br />
rêver. Jules leur raconte <strong>de</strong>s histoires. Bien sûr, les gens qui l’entourent sont du type<br />
asiatique. Et alors ? Comme dans certains quartiers <strong>de</strong> Paris… Nicole, re<strong>vie</strong>ns sur<br />
terre, réfléchis, tu es arrivée où tu voulais aller, tu es en Mongolie, dit la voix intérieure<br />
qui lui parle quand elle perd la tête. Une voix que le cancer n’a pu atteindre.<br />
Et que jamais il n’atteindra. Le cancer veut <strong>de</strong>s organes, <strong>de</strong>s os, <strong>de</strong>s chairs, la voix<br />
n’est qu’un souffle et ce souffle tiendra tant qu’elle vivra… « Jésus, Marie, Joseph,<br />
murmure Nicole, ai<strong>de</strong>z-moi… » Quelques gouttes <strong>de</strong> sueur glacée glissent le long <strong>de</strong><br />
17
<strong>La</strong> <strong>vie</strong> <strong>à</strong> <strong>pas</strong> <strong>de</strong> <strong>loup</strong><br />
ses bras, <strong>de</strong>s petits frissons vont et <strong>vie</strong>nnent sur son dos. <strong>La</strong> trace du <strong>pas</strong>sage d’une<br />
volée <strong>de</strong> petits ganglions qui lui tournent <strong>de</strong>dans ? Ce voyage aurait-il réveillé le<br />
mal ? Que fait-elle ici ?<br />
Antoinette elle non plus n’est <strong>pas</strong> rassurée. Elle ressent une pesanteur dans tout<br />
le ventre. Et par moments, <strong>de</strong>s coliques. Elle n’aurait jamais dû faire ce voyage, si loin<br />
<strong>de</strong> ceux qui connaissent tout <strong>de</strong> sa maladie, peuvent faire face aux explosions, aux<br />
éruptions imprévisibles du volcan qui couve dans son corps. Que va-t-il se <strong>pas</strong>ser ?<br />
Aussitôt arrivée, aussitôt hospitalisée ? À condition <strong>de</strong> trouver un hôpital…<br />
Émilie implore le Seigneur en récitant en boucle <strong>de</strong>s Notre Père. Elle a peur,<br />
mais elle espère. Son caractère reprend le <strong>de</strong>ssus. Elle a toujours aimé le risque, le<br />
frisson <strong>de</strong> l’inconnu, et l<strong>à</strong>, cornaquée par un Jules un peu flou, déposée en douceur<br />
sur le sol <strong>de</strong> la Mongolie, un pays loin <strong>de</strong> tout, couvert <strong>de</strong> forêts profon<strong>de</strong>s où<br />
nichent peut-être <strong>de</strong>s vampires, elle se sent Petit Poucet privé <strong>de</strong>s cailloux blancs<br />
pour retrouver son chemin. Son ventre est plat, les eaux maléfiques <strong>de</strong> son intérieur<br />
dorment, elle ne ressent aucune douleur. À bien y regar<strong>de</strong>r, cette aérogare a un air<br />
<strong>de</strong> province rassurant, les gens marchent sans se presser avec dans leur regard une<br />
lumière douce et un vague sourire. Certains sont beaux, celui qui conduit le tracteur<br />
<strong>de</strong>s chariots <strong>de</strong> bagages a <strong>de</strong>s traits réguliers, <strong>de</strong>s gestes amples, un uniforme<br />
brillant, une casquette haute avec <strong>de</strong>s galons dorés. <strong>La</strong> prestance d’un général<br />
en chef <strong>à</strong> la tête d’une armée que transporteraient les wagonnets… Elle sourit. Je<br />
perds un peu la tête, pense-t-elle, mais la beauté <strong>de</strong>s Mongols la fascine. Et si je<br />
trouvais une âme sœur, un compagnon parmi ces hommes détendus, <strong>à</strong> la virilité<br />
souriante, ces hommes <strong>de</strong> la nature, si différents <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong> chez nous, stressés,<br />
pressés, intéressés, sans cesse aux aguets <strong>de</strong> ce qu’ils n’ont <strong>pas</strong> prévu, ennemis<br />
<strong>de</strong> la nature, amoureux d’eux-mêmes et <strong>de</strong> leurs techniques ? Et puis elle se dit,<br />
pauvre imbécile, tu es l<strong>à</strong>, avec ton cancer pour bagage pour sauver ta <strong>vie</strong> et sitôt<br />
débarquée tu enjambes tout ça comme si le problème n’existait <strong>pas</strong>. Ressaisis-toi,<br />
regar<strong>de</strong>, fais ce qu’on te dit, attends.<br />
Lucie essaie <strong>de</strong> faire bonne figure. Elle suit une file d’attente ordinaire qui<br />
s’écoulera sans problème comme toutes les files d’attente du bureau d’ai<strong>de</strong> sociale<br />
<strong>de</strong> sa mairie. Mongolie ou Saint-Jean-sur-Orgue, sa ville, c’est pareil. Elle a l’habitu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>s humains, peu importent leurs traits, ils sont partout les mêmes. Certains,<br />
chez elle, sont d’ailleurs asiatiques, comme ici. Et puis, dans cette aérogare, elle ne<br />
perçoit aucune trace d’hostilité, tout juste une indifférence polie, feutrée, presque<br />
souriante. C’est ici que nous allons subir ces épreuves, dé<strong>pas</strong>ser nos limites, nous<br />
endurcir, quitte <strong>à</strong> en mourir, se dit-elle. L’ambiance est agréable, pour le moment,<br />
18
elle ne voit rien <strong>de</strong> tout ça… Attends un peu, murmure sa voix intérieure, tu<br />
débarques <strong>à</strong> peine, tu cherches <strong>à</strong> te rassurer. Attends un peu d’être sortie <strong>de</strong> cette<br />
bulle vitrée et tu vas voir… Elle a mal partout, les courbatures du voyage ou la<br />
maladie qui se réveille en saraban<strong>de</strong> et lui fait savoir que la Mongolie n’a <strong>pas</strong> son<br />
agrément. Elle se cramponne <strong>à</strong> Claudine,<br />
« Et vous, quelle impression vous avez, <strong>de</strong> ce pays ?<br />
– Nous n’avons encore rien vu. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ce qui nous attend, comme<br />
vous. »<br />
Claudine inspire <strong>à</strong> fond l’air <strong>de</strong> Mongolie. Elle a chaud, elle a enlevé son<br />
manteau, sa poitrine se soulève, ses <strong>de</strong>ux seins pointent sous le pull. Ses nouveaux<br />
seins. Une réussite chirurgicale, une reconstruction parfaite. Même mieux qu’avant.<br />
Une bénédiction, ce cancer, jamais je n’aurais osé faire une chirurgie esthétique, se<br />
dit-elle, les larmes aux yeux. Finir en beauté, le plus tard possible.<br />
David claque <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts, <strong>de</strong> peur, <strong>de</strong> froid. Il se réchauffe en se frottant les mains,<br />
<strong>pas</strong>sant d’un pied <strong>à</strong> l’autre comme un héron interloqué, fatigué <strong>de</strong> sa migration et<br />
surpris du paysage qu’il découvre. Le visage im<strong>pas</strong>sible, l’intérieur bouillonnant,<br />
il détaille les personnes qui <strong>pas</strong>sent, la géométrie <strong>de</strong>s poutrelles <strong>de</strong> fer qui font une<br />
ogive au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa tête, les tableaux lumineux et leurs inscriptions qui défilent<br />
comme <strong>de</strong>s petits trains affichant en anglais <strong>de</strong>s noms <strong>de</strong> villes lointaines. Tout<br />
cela dé<strong>pas</strong>se un garagiste ordinaire. Qu’on lui donne <strong>à</strong> réparer une Rosengart, une<br />
Hotchkiss, une traction avant, une DS, et alors, couché sous leurs ventres <strong>de</strong> tuyaux,<br />
câbles, arbres <strong>de</strong> transmissions, suspensions, il remettrait en ordre sans hésiter tout<br />
ce magma recouvert <strong>de</strong> cambouis en sifflotant… Mais l<strong>à</strong>, il est mal <strong>à</strong> l’aise, tendu,<br />
inquiet. Ah ! Si ce cancer était <strong>pas</strong>sé au large, il y serait encore, aujourd’hui, sous<br />
les automobiles… Il siffloterait Dors mon p’tit Quinquin, il respirerait la poussière<br />
<strong>à</strong> l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> graisse et <strong>de</strong> mazout, quelquefois, quand le vent, par le portail ouvert<br />
<strong>de</strong> son atelier apporterait <strong>de</strong>s feuilles mortes ou <strong>de</strong>s plumes d’oiseaux, il chanterait<br />
Les feuilles mortes, en caressant le ventre <strong>de</strong> la belle endormie sur le pont élévateur.<br />
Avant, il était heureux. Garagiste, un métier noble dont il était fier et il voulait le<br />
faire savoir. Dès qu’il quittait son garage, il se métamorphosait : vêtu d’un costume,<br />
cravaté, cigarette au bec au bout d’un fume-cigarette en écaille, il allait s’asseoir <strong>à</strong><br />
la terrasse du Café <strong>de</strong>s Platanes et faisait une belote avec ses amis, compagnons <strong>de</strong><br />
route <strong>de</strong>puis le certificat d’étu<strong>de</strong>s. Qui est ce monsieur, <strong>de</strong>mandaient les inconnus,<br />
habillé en dimanche au milieu <strong>de</strong> la semaine, cet homme <strong>à</strong> l’air distant, entouré <strong>de</strong><br />
ronds <strong>de</strong> fumée ? C’est David, notre garagiste, leur répondait-on, le dépanneur <strong>de</strong><br />
boli<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> familiales avec strapontins escamotables, <strong>de</strong> camionnettes <strong>de</strong> livraison,<br />
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<strong>La</strong> <strong>vie</strong> <strong>à</strong> <strong>pas</strong> <strong>de</strong> <strong>loup</strong><br />
<strong>de</strong> tracteurs agricoles, <strong>de</strong> motos <strong>de</strong> facteurs… Eh ! oui, un métier noble, indispensable.<br />
Par respect pour cette noblesse, il portait costume sitôt fait sa toilette et effacé<br />
<strong>à</strong> la pâte Arma la graisse et le cambouis <strong>de</strong> ses mains. Pourtant ici, sur la patinoire<br />
<strong>de</strong> marbre blanc <strong>de</strong> l’aéroport, il paraît nu, attendant il ne sait quoi, un sourire, un<br />
ordre, une répriman<strong>de</strong>…<br />
Jules circule entre les comptoirs et les balais <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> ménage comme<br />
s’il était chez lui, avec la décontraction <strong>de</strong>s imbéciles heureux. Comme il aurait<br />
aimé, Daniel, avoir son aisance légère, ses gestes d’ecclésiastique, son teint rose<br />
et son sourire ! Lui, aux traits figés, au teint pale, dans la posture ridicule <strong>de</strong> celui<br />
qui avance, recule, tourne et ne bouge <strong>pas</strong> <strong>à</strong> la fois, paralysé par l’irruption <strong>de</strong> cet<br />
inconnu au milieu <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong>. Un inconnu indifférent qu’il est venu affronter pour<br />
décupler ses forces et terrasser l’intrus qui se la coule douce au fond <strong>de</strong> son corps.<br />
Une folie.<br />
Il s’est approché <strong>de</strong> Nicole. Il la sent perdue. Comme lui. Il cherche une échappatoire<br />
pour ne <strong>pas</strong> voir la réalité. Même si cette aérogare ressemble <strong>à</strong> toutes les<br />
autres aérogares, un périple extraordinaire, démesuré, terrorisant, insupportable<br />
débute. Nicole sera son alibi, il s’occupera d’elle, il ne regar<strong>de</strong>ra qu’elle, il suivra<br />
les autres sans rien dire. Jules les trimbalera où il voudra. Pour le moment, il tient<br />
Nicole dans ses bras. Il la serre presque <strong>à</strong> l’écraser en chantonnant <strong>à</strong> ses oreilles<br />
Quand on a que l’amour. Il est loin <strong>de</strong> l’enfer, au milieu <strong>de</strong>s étoiles, et les yeux <strong>de</strong><br />
Nicole lancent <strong>de</strong>s éclats d’arc-en-ciel.<br />
Si je vous raconte tout ça, ce n’est <strong>pas</strong> pour vous plonger dans l’angoisse <strong>de</strong><br />
si-ça-m’arrive-un-jour-je-fais-quoi ? Non, c’est pour vous dire que nous sommes<br />
<strong>de</strong>s gens comme les autres. <strong>La</strong> différence c’est que, pour nous, <strong>de</strong>main est cotonneux,<br />
souple, impalpable, un vi<strong>de</strong> où l’on peut tout mettre <strong>de</strong>dans. On s’en fout<br />
<strong>de</strong>s relevés bancaires, <strong>de</strong>s jours <strong>de</strong> fête pour bien portants, <strong>de</strong>s dimanches d’hiver<br />
où vous restez au lit en rêvant. Nous, nous ne rêvons <strong>pas</strong>, nous remplissons ce<br />
vi<strong>de</strong> avec ce que nous n’avons jamais pu faire, un travail qui occupe la tête et lui<br />
met <strong>de</strong>dans <strong>de</strong>s idées nouvelles. C’est curieux comme le cancer rend philosophe,<br />
comme si on voulait s’élever, couper le cordon. Le pauvre type désarmé <strong>de</strong><strong>vie</strong>nt<br />
un sage <strong>de</strong> la <strong>vie</strong>. Vêtu <strong>de</strong> blanc, sur une estra<strong>de</strong>, il donne un cours magistral sur<br />
la condition <strong>de</strong> l’homme : mesdames et messieurs, l’homme, dans le fond, se croit<br />
immortel et pense avoir <strong>de</strong>vant lui tout le temps pour faire ce qu’il souhaite. J’en<br />
connais même, <strong>de</strong>s immortels, qui poussent si loin le bouchon <strong>de</strong> leur éternité qu’ils<br />
<strong>de</strong><strong>vie</strong>nnent <strong>de</strong>s contemplatifs du temps qui <strong>pas</strong>se, <strong>de</strong>s moines cloîtrés sans muraille<br />
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autour… Nous sommes <strong>de</strong>s prédicateurs <strong>de</strong> la <strong>vie</strong>. Prédicateurs, peut-être <strong>pas</strong>, nous<br />
ne parlons <strong>pas</strong> beaucoup, mais si vous sa<strong>vie</strong>z combien ça monologue, ça crie, ça<br />
hurle dans nos têtes ! En réalité, nous essayons <strong>de</strong> nous extirper <strong>de</strong> notre coquille<br />
pourrie pour planer dans l’azur, étendre nos ailes, nous faire caresser par le vent,<br />
chauffer par le soleil, enfin, nous sauver…<br />
Couchée par terre, Marie tressaute comme si elle suivait une piste africaine en<br />
taxi-brousse. Assis sur nos valises, nous attendons qu’elle re<strong>vie</strong>nne parmi nous en<br />
regardant le ciel <strong>de</strong> Mongolie <strong>à</strong> travers la verrière <strong>de</strong> l’aérogare. Dieu a-t-il fait le<br />
voyage ? nous protège-t-il, du fond du Ciel ?<br />
Claudine suce un bout <strong>de</strong> Lexomil et <strong>pas</strong>se dans les rangs comme la Ma<strong>de</strong>lon<br />
au milieu <strong>de</strong>s troupes en 14, une poignée <strong>de</strong> bâtonnets blancs <strong>à</strong> la main. Prenez et<br />
mangez, ceci est mon corps, elle semble dire en souriant. Son corps, justement, il<br />
tient le coup. Elle se requinque, l’air frais <strong>de</strong> Mongolie ou le rôle qu’elle se donne,<br />
penser aux autres et plus <strong>à</strong> soi, s’oublier et oublier la maladie, se dédoubler. <strong>La</strong><br />
Claudine-aux-<strong>de</strong>ux-cancers-qui-risquent-<strong>de</strong>-fuser-partout semble débarrassée <strong>de</strong><br />
ce lierre qui l’enserre, ses <strong>de</strong>ux seins tiennent bien droit, son ventre est plat, son<br />
souffle profond, sa tête claire, remplie <strong>à</strong> ras bord <strong>de</strong> rêves fous, ses articulations<br />
sont souples, <strong>pas</strong> <strong>de</strong> grincement, <strong>de</strong> douleur… Claudine revit, et moi avec.<br />
Marie s’est réveillée. Elle époussette son manteau. Pas la peine <strong>de</strong> lui parler<br />
<strong>de</strong> sa crise, elle ne s’aperçoit <strong>de</strong> rien, souffle Daniel pendant qu’elle <strong>pas</strong>se la main<br />
sur son visage. Tu étais où, Marie <strong>loup</strong>-garou, avec ton corps couché sur le sol<br />
caoutchouté, ton corps animal qui bougeait dans tous les sens ?