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Anouk Langaney<br />
Le Temps des Hordes<br />
<strong>II</strong><br />
Soupçons
Pour Maya (encore),<br />
et désormais pour Antone.
Pour ceux qui auraient raté le premier tome, Menaces<br />
La Horde est composée de :<br />
Pierre-Ézéchiel (le Prophète, celui qui entend le chant des roches)<br />
Originaire du Niolu, orphelin, il a été élevé par ses grands-parents. Sujet<br />
depuis son plus jeune âge à des bouffées de violence, mais aussi à des crises<br />
étranges lors desquelles il lui semble entendre la voix des pierres, il a été diagnostiqué<br />
schizophrène au terme d’un examen psychiatrique, mais il l’ignore : seuls<br />
Louna et son ancien ami Alex sont au courant. Il préfère ne pas prendre son<br />
traitement, qu’il croit être un simple tranquillisant.<br />
Louna la Stratège (celle qui va plus vite que la musique)<br />
Elle est arrivée de Paris l’an dernier, et vit seule avec sa mère, qui semble<br />
dépressive, boit beaucoup et s’occupe très peu de sa fille. Élève brillante malgré<br />
une orthographe très approximative, elle est plus jeune que les autres et bourrée<br />
de tics nerveux : son cerveau fonctionne anormalement vite, ce qui la gêne<br />
parfois pour communiquer, mais lui rend de précieux services dans les situations<br />
d’urgence.<br />
Ceccè le Métamorphe (celui qui sait se fondre dans le décor)<br />
François, dit Ceccè, est ajaccien, fils d’une commerçante et d’un chanteur<br />
réputé. Il est lui-même doté d’une voix magnifique et surprenante, puisqu’elle<br />
peut varier d’une basse masculine à une voix de femme. Son apparence physique<br />
est également changeante : tantôt garçon, tantôt fille, tantôt indécidable. Ses<br />
parents et une partie de son entourage tolèrent mal ses changements de genre,<br />
qui lui ont valu d’être agressé au collège dans le vestiaire après un match de<br />
football. Il lui arrive parfois de s’effacer presque complètement pour échapper<br />
aux regards.<br />
7
Cheyenne la Veilleuse (celle qui ressent le Mal dans son corps)<br />
Fille de druides, très portée sur les médecines parallèles et l’ésotérisme,<br />
Cheyenne est une jeune fille anxieuse et de santé fragile. Elle est victime de<br />
poussées allergiques très violentes, qui semblent se manifester notamment<br />
lorsqu’une menace plane sur la Horde.<br />
Moktar et Nadia, l’Homme et la Femme Enfants (ceux qui savent<br />
inspirer le désir et la peur)<br />
Nés dans les Deux-Sorru, d’origine marocaine, Nadia et Moktar sont<br />
jumeaux. Empoisonnés dans leur enfance par la consommation régulière d’une<br />
viande prétendument bio, qui était en fait altérée par des procédés illégaux et<br />
dangereux, ils ont vu leur croissance s’accélérer brutalement et présentent une<br />
apparence d’adultes de petite taille. Malgré ce handicap, Nadia est d’une beauté<br />
presque surnaturelle, et Moktar doté d’une force physique hors du commun.<br />
Sevan le Messager (celui qui voyage dans les autres dimensions)<br />
Sevan est d’origine kurde, il a été recueilli par un couple de sauveteurs en<br />
mer corses au moment du naufrage de l’embarcation de fortune sur laquelle ses<br />
parents tentaient de traverser la Méditerranée, pour fuir leur pays en guerre. Ses<br />
parents n’ont pas survécu, mais il ne se résigne pas à leur perte. Très solitaire<br />
jusqu’à son intégration dans la Horde, virtuose des réseaux et de l’informatique,<br />
il vit en ligne plus que dans le monde réel.
I<br />
Invasion<br />
par Pierre-Ézéchiel
vv<br />
Retrouvailles<br />
Il souffle un vent à décorner les bœufs, aurait dit ma mère. Sauf qu’il n’y<br />
a plus de bœufs. Et que je n’ai plus de mère.<br />
Perché au sommet de la colline du Vazzio, au pied des cheminées en ruine<br />
de l’ignoble centrale au fuel qui encrassait jadis les poumons ajacciens, je<br />
contemple la ville nouvelle qui s’étend à perte de vue, rongeant une colline<br />
après l’autre comme une maladie de peau. Des hangars. Des centres commerciaux.<br />
Des barres d’immeubles laids. D’autres hangars. Le chantier du futur<br />
GyroMarket, un réseau de tapis roulants à grande vitesse, qui reliera entre eux<br />
les centres commerciaux. D’autres immeubles laids. Encore plus de hangars.<br />
Et mon lycée tout neuf.<br />
Plus un arbre, plus un champ, plus un hectare de maquis, à part ceux que<br />
l’on voit brûler à l’horizon, derrière ce qui reste du mont Gozzi… Plus de mille<br />
hectares partis en fumée dans le secteur en cinq jours. Un ballet permanent<br />
de Dronadaires jaunes vrombit en aspergeant les flammes du matin au soir.<br />
Parfois, le feu s’éteint. Puis le vent se lève, et le feu repart. C’est inévitable : la<br />
canicule a laissé l’herbe, les arbres et même la terre brunis et desséchés, comme<br />
précuits. Il n’y a plus qu’à les réchauffer.<br />
Depuis l’autre versant de la colline, la vue serait moins glauque. Je pourrais<br />
regarder la mer, le port, la citadelle, le vieux centre-ville d’Ajaccio. Mais c’est de<br />
ce côté que l’on m’attend, que cela me plaise ou non ! La rentrée a lieu à 9 heures.<br />
Je m’appelle Pierre-Ézéchiel Albertini et je suis, à compter de ce jour, élève<br />
en seconde, parcours Scientifique, option Sciences du vivant et de la matière,<br />
à la cité scolaire du Grand Sarrola : un empilement étrange de vastes cubes<br />
de résine noire, aux reflets violacés, hérissé de panneaux solaires mobiles et<br />
11
<br />
entouré de pelouses synthétiques multicolores. On croirait qu’un bébé géant a<br />
abandonné ses jouets sur un immense tapis d’éveil.<br />
Pour être honnête, ce bâtiment ne serait pas moche, dans un cadre adapté.<br />
Sur Mars, par exemple. Ou au Qatar, à la rigueur. Mais il n’a rien à faire chez<br />
moi. Enfin, il me semble… mais comme l’aurait dit mon ancien ami Alex, je<br />
suis « un vieux con de quinze ans ».<br />
Bientôt seize, à force. En novembre. Le premier anniversaire depuis la<br />
maternelle que je fêterai sans Alex, qui est né trois jours avant moi. À moins<br />
d’un miracle ? À moins que, durant les vacances, il ait eu une Révélation, et<br />
qu’il tombe à mes genoux en me disant… en me disant quoi, d’ailleurs ? Je ne<br />
sais même pas ce qu’il faudrait qu’il me dise, pour que je lui pardonne. Qu’il<br />
regrette de ne m’avoir jamais cru, jamais pris au sérieux ? Que nous ne sommes<br />
plus vraiment des gosses, et qu’il va bien falloir apprendre à s’écouter l’un<br />
l’autre, si notre amitié doit durer ? Qu’il veut que cette amitié dure, justement,<br />
à n’importe quel prix, parce que je suis son meilleur ami ? Son frère ?<br />
Mon frère. Mon bro. Fratè. Tu parles ! Il s’en fout bien, maintenant. Il a sa<br />
copine folle de lui, son quadcoptère de luxe looké Batmobile, ses voisins pleins<br />
de fric qui lui grattent l’amitié depuis des années, qui doivent être trop heureux<br />
de ne plus m’avoir dans les pattes… On n’a jamais été du même monde, lui et<br />
moi. Tant qu’on était gosses, on s’en foutait, mais j’imagine que ça ne pouvait<br />
pas durer.<br />
Allez ! Pas la peine d’arriver en retard, ça n’arrangera rien au tableau. Je<br />
ramasse mon sac, je me faufile par le trou de la clôture et je bondis sur mon<br />
vieux vélo électrique pour dévaler la colline.<br />
Il y a foule devant le lycée lorsque je dérape sur le parking Élèves. Le bâtiment<br />
est imposant, vu de près. J’aimerais jouer les blasés, mais j’ai la boule au<br />
ventre… Je n’aime pas les changements d’école. Je n’aime pas trop les changements,<br />
tout court.<br />
– Alors, le Cinglé, tu testes tes superpouvoirs ? Tu essaies de désintégrer le<br />
bahut en le regardant très fort ?<br />
Je pivote vers Alex qui ricane, goguenard. Peu probable qu’il se jette à mes<br />
pieds avant un bout de temps. Je sens ma mâchoire se crisper, le sang fourmiller<br />
dans mes veines, tous mes muscles se tendre : si c’était n’importe qui d’autre
Retrouvailles<br />
qu’Alex, je lui sauterais à la gorge. Même si c’est une mauvaise idée. Même si<br />
j’ai promis à Mina de ne plus me battre à l’école, après tous les ennuis que je<br />
lui ai causés. Mais Alex… Je ne suis pas prêt. Pas encore. En plus, il y a Sabine<br />
juste derrière lui. Tiens, d’ailleurs :<br />
– Salut, Sabine. Ça me fait plaisir de te voir. Tu m’as dit quelque chose ? Il<br />
y a eu comme un bourdonnement bizarre, genre gros moustique, en plus lourd.<br />
– Salut, Pierre. Dites, tous les deux, vous ne voudriez pas arrêter vos conneries<br />
? C’est une nouvelle année, un nouveau lycée… une nouvelle vie, quoi ! Et<br />
si vous enterriez la hache de guerre ? Et si on redevenait tous potes, comme<br />
avant ? Ça nous ferait beaucoup de bien. Enfin, en tout cas, ça me ferait du bien.<br />
J’adore Sabine. Elle est drôle, franche, énergique, jamais chiante. Et elle est<br />
canon. L’an dernier, quand j’ai compris qu’avec Alex ils devenaient plus que<br />
des amis, je me suis senti tout drôle, mais j’ai été content pour eux. Heureux<br />
même, je crois. Pas longtemps.<br />
Sabine a grandi, pendant les vacances. Alex aussi, d’ailleurs. Il a toujours<br />
été plus grand que moi, mais maintenant il me dépasse d’une tête. C’est sans<br />
doute ce qui le pousse à la ramener… Si c’est le cas, il a tort. Je ne frapperai pas<br />
le premier, mais s’il me touche, je le massacre ! Je n’ai aucun doute là-dessus.<br />
Il peut grandir tant qu’il veut, il ne m’arrivera jamais à la cheville en termes de<br />
puissance, ni de vitesse. Ni de rage.<br />
Il grince :<br />
– Hors de question que je sois pote avec ce naze ou sa bande de Super-<br />
Losers. Mais je veux bien les ignorer, si ça te fait plaisir.<br />
– C’est mieux que rien, j’imagine. Allez, viens, faut qu’on rentre. À plus,<br />
Pierre. Désolée ! J’aurai essayé.<br />
Ils s’éloignent tous les deux en direction du portail, qui commence à s’ouvrir.<br />
Au moins, Alex ne sera plus dans ma classe cette année… Qui aurait cru que<br />
j’en serais heureux un jour ? ! Il passe en parcours Économique, option Finance<br />
et management, en bon gosse de riche qu’il est. Il en a le look, d’ailleurs. La<br />
coupe à la mode, et le prix de mon vélo dans chaque chaussure.<br />
– Désolée pour toi, mec. Ça doit être dur.<br />
– Tu veux un super-câlin des Super-Losers, pour te consoler ?<br />
J’ai reconnu sans peine, dans mon dos, la basse chaude et vibrante de<br />
François Rizzi, dit Ceccè, puis la petite voix flûtée de Cheyenne. Je me marre.<br />
13
<br />
– Merci, les gars. Je vais m’en remettre.<br />
Cheyenne a changé de couleur de cheveux, comme à chaque rentrée.<br />
De couleur d’yeux aussi, sans doute, mais je ne peux pas les voir à travers<br />
ses immenses lunettes de soleil pailletées. Des tresses fines, bleues et argent,<br />
cascadent sur ses épaules et ses bras nus, si blancs qu’on pourrait lui compter<br />
les veines entre les bracelets. Elle est drapée dans une sorte de tunique de lin<br />
grise, qui me fait penser à sa mère, Ourania la druide – ou la druidesse, je ne<br />
sais pas comment on dit. Ceccè, en jean et tee-shirt blanc, a l’air encore plus<br />
bronzé que d’habitude à côté d’elle. J’ai eu de ses nouvelles par les infos : il<br />
était en tournée tout l’été, avec son père, son oncle, et leur groupe de polyphonies<br />
traditionnelles. Les articles parlent de plus en plus de lui, de sa voix<br />
profonde, capable de descendre presque aussi bas que celle de son père, mais<br />
aussi de monter dans les aigus…<br />
Sur scène, habillé de noir parmi les douze hommes qui composent le chœur,<br />
Ceccè est un garçon, personne n’en douterait. Mais rien ne l’empêcherait de<br />
devenir une grande chanteuse. Aujourd’hui, il est entre les deux, mi-fille,<br />
mi-gars, impossible de trancher. Je commence à m’y habituer.<br />
– Salut, vous deux ! Vous avez passé de bonnes vacances ? Ceccè, j’ai vu<br />
la redif’ de ton concert à Calvi, avec mes grands-parents. Vous étiez au top !<br />
– Ouais, c’était pas trop mal. Mais j’avais hâte de vous retrouver pour<br />
sauver le monde !<br />
– Moi, j’ai cherché à me ressourcer, à faire le vide pour engranger de<br />
l’énergie, lance Cheyenne, enthousiaste.<br />
– Tu as bouffé des piles ? l’interrompt Louna, sarcastique.<br />
Cheyenne se tourne vers elle, furax. Elle est obligée de lever la tête vers<br />
Louna, qui a pourtant deux ans de moins. C’est une grande perche, toute<br />
maigre et pleine de tics nerveux, avec une drôle de bouille de sale gosse et<br />
des yeux noirs de manga qui lui mangent le visage. Elle ne peut pas blairer<br />
Cheyenne, et c’est réciproque ! Pour éviter qu’elles ne se rentrent dans le<br />
lard, je claque une paire de bises à tout le monde : Cheyenne, Ceccè, Louna<br />
et Moktar qui s’avance derrière elle.<br />
– Salut la Horde ! C’est bon de vous revoir.<br />
Car nous sommes une Horde, à ce qu’il paraît… Difficile à réaliser ! On dirait<br />
plutôt une classe de seconde, à vue de nez. Enfin, sauf Moktar, qui a le même âge<br />
14
Retrouvailles<br />
que nous mais paraît la trentaine, avec sa barbe et sa silhouette massive. Autour<br />
de nous, je vois de petits groupes qui le regardent en coin et qui murmurent. C’est<br />
mon pote et c’est un ange, mais j’avoue que sa maladie lui a donné une sacrée<br />
gueule de tueur ! Je lui ai demandé un jour pourquoi il ne rasait pas sa barbe :<br />
il paraît qu’elle repousse tellement vite que ça ne vaut pas le coup, parce qu’il<br />
fait encore plus peur en version « mal rasé ». Moktar est notre colosse. Louna,<br />
notre stratège. Celle qui va plus vite que la musique… ce qui la rend difficile à<br />
suivre ! Ceccè est notre métamorphe, et Cheyenne, notre signal d’alarme : son<br />
corps réagit à ce qui est mauvais. Elle est allergique au mal, quoi.<br />
Et moi, je suis le Prophète, il paraît. Je me demande si ça passerait pour<br />
draguer ? « Salut, tu sais que je suis Prophète ? Des fois, les pierres me parlent. »<br />
Pff… J’ai beau me souvenir de tout ce qui nous est arrivé l’an dernier, j’ai beaucoup<br />
de mal à y croire. On dirait un rêve, et je me sens réveillé. Pourtant, ça me<br />
fait chaud au cœur de voir ces quatre-là ! J’ai hâte que les deux autres arrivent.<br />
Il manque encore Sevan, notre messager, le geek de service. Louna explique<br />
qu’il risque d’être à la bourre, parce qu’il finit de télécharger un truc. Bien son<br />
genre ! Ce qui me tracasse plus, c’est que je ne vois pas Nadia, la sœur jumelle<br />
de Moktar. Ils ne sont pas inséparables, même s’ils s’adorent ; ils ont chacun<br />
leurs potes et leur tempérament, mais tout de même, j’aurais pensé – disons<br />
même espéré – qu’elle serait pressée de nous revoir…<br />
Nadia est belle. C’est plus qu’une description : c’est sa fonction. Elle paraît<br />
beaucoup plus que son âge, elle aussi, et elle est la nymphe de la Horde, celle<br />
qui inspire le désir. Juste avant de partir en vacances, la Horde a été « assemblée<br />
» – c’était un drôle de moment, d’ailleurs, dont j’ai un souvenir plutôt flou,<br />
comme si un courant était passé entre nous, qui nous avait à la fois nourris,<br />
affûtés et creusés… Je sais, ça ne veut rien dire, mais c’est ce que j’ai ressenti.<br />
Que nous étions plus aiguisés, plus réceptifs qu’avant.<br />
Bref, nous nous sommes ensuite séparés, mais j’ai revu Louna et les<br />
jumeaux à la plage, le lendemain, avant de partir au village. Louna m’a pris à<br />
part pour me demander ce que je pensais de cette « fonction » de Nadia, justement<br />
: elle trouvait que c’était tordu, réducteur, voire misogyne. « Je ne vois<br />
pas en quoi être bien gaulée serait un superpouvoir », a-t-elle dit. J’étais bien<br />
embêté pour lui répondre. Nadia était devant moi, dans l’eau jusqu’aux cuisses,<br />
en train d’éclabousser son frère, et le truc me paraissait évident… mais pas très<br />
15
<br />
défendable ! Surtout que je ne suis pas objectif : je craque sur elle depuis que<br />
j’ai cinq ans. J’étais parti pour bafouiller salement, sans la moindre idée de ce<br />
que j’allais répondre, quand Sevan m’a sauvé la vie, alors que je pensais qu’il<br />
ne nous écoutait même pas – c’est trompeur, parce qu’il garde son casque en<br />
permanence. Il a dit – je m’en souviens mot pour mot, tellement ça m’a plu :<br />
« Nadia n’est pas juste “belle”. Elle incarne le désir. C’est une force qui fait<br />
tourner le monde, comme la peur. C’est un boulot de déesse. »<br />
Ce mec m’agace souvent, mais sur ce coup-là, il m’a soufflé ! Il a sorti ça<br />
tout naturellement, genre j’y ai longuement réfléchi… ce qui est probablement<br />
vrai. Il faut dire aussi qu’il est en contact avec une Horde du Japon, et qu’il<br />
en sait peut-être plus que les autres sur ce que nous sommes censés faire<br />
ensemble, maintenant que nous sommes réunis. Enfin, presque tous réunis.<br />
Mais où est Nadia, bon sang ? Allez, je craque :<br />
– Dis-moi, Moktar, t’avais pas une sœur, dans le temps ?<br />
Moktar marmonne un truc indistinct dans sa barbe, en regardant ses pieds.<br />
Là, je m’inquiète vraiment ! Normalement, en me voyant lui tendre une perche<br />
pareille, il aurait dû me renvoyer une vanne cinglante, du style « pourquoi,<br />
minus, elle t’intéresse, ma sœur ? », ou autre connerie du même genre… Louna<br />
aussi a percuté, elle fait sa tête à problèmes et parcourt la foule du regard. Pas<br />
évident : Nadia est rayonnante, mais elle est toute petite ! Une Vénus de poche,<br />
comme dit mon grand-père. Les hormones qui ont perturbé la croissance des<br />
jumeaux les ont fait vieillir sans grandir…<br />
Je cherche, moi aussi, mais Louna la trouve avant moi – normal. Je suis<br />
son regard et je vois Nadia cent mètres plus loin, à la sortie du rond-point.<br />
Elle ôte un casque en cuir à l’ancienne, comme ceux des premiers aviateurs, et<br />
descend d’un aéro-scoot Harley Davidson noir. Un petit bijou à quatre hélices<br />
chromées, dont le moteur rugit en redécollant presque aussitôt. Je n’ai pas eu<br />
le temps de voir qui le conduisait, je ne peux regarder que Nadia. Je la dévore<br />
des yeux et j’imagine que la moitié de l’assistance fait pareil – l’autre moitié<br />
doit suivre la bécane. Ses hanches sont moulées dans un genre de pantalon de<br />
motarde vintage, et lorsqu’elle vient vers nous, sa poitrine la précède. J’ai beau<br />
fondre de l’intérieur, je remarque qu’elle a lâché ses cheveux et qu’elle s’est<br />
maquillée, ça me fait drôle. D’habitude elle cherche plutôt à se rapprocher de<br />
son âge réel en se lookant « petite fille ».<br />
16
Retrouvailles<br />
– Tu penses qu’il arrivera à refermer la bouche un jour ?<br />
– Vaudrait mieux, ou il va se noyer dans sa propre bave.<br />
Louna et Cheyenne s’esclaffent. Je préfère ne pas répondre : pour une fois<br />
que ces deux-là s’entendent… Et puis, il faut d’abord que je referme la bouche.<br />
Cheyenne se jette au cou de Nadia.<br />
– Ouah, comme t’es belle, j’en reviens pas ! Ça te va trop bien ! Et ces mèches<br />
rousses, c’est une splendeur !<br />
– Tu n’avais pas besoin de ça, mais c’est vrai que c’est joli, ajoute Ceccè<br />
en l’embrassant à son tour. Dis-moi, c’était qui, le beau gosse, sur la Harley ?<br />
– Juste un copain, lâche Nadia un peu vite. Comment tu vas, toi ? Je t’ai<br />
vu en concert au Casone, tu m’as fait pleurer, andouille !<br />
Louna s’approche et me glisse à l’oreille :<br />
– « Beau », pas de doute, mais je ne dirais pas « gosse ».<br />
– Hein ?<br />
– Le pilote. Tu ne l’as pas regardé ? Non, bien sûr, suis-je bête. Bref, soit il<br />
a la même maladie que les jumeaux, soit il a vraiment trente balais. Au moins.<br />
Je ne réponds pas parce que Nadia se tourne pour me prendre dans ses bras<br />
et que, pendant quelques secondes, je me fous du reste. Mais je vois tout de<br />
même Moktar par-dessus ses boucles. Il regarde toujours ses pieds, en serrant<br />
les dents. Il lâche tout de même un petit sourire quand Sevan se pointe, hors<br />
d’haleine, la chemise mal boutonnée et le casque de travers, et franchit le<br />
portail in extremis !<br />
Cette fois, c’est vraiment la rentrée.
vv<br />
Sous les cubes<br />
Une heure et quart plus tard, je sors de la plus belle réunion de rentrée de<br />
ma vie. Pour deux raisons au moins.<br />
La première : elle était animée par Madame Al-Rinad, responsable de la<br />
filière Sciences du vivant et de la matière, qui est ma prof préférée, une bête<br />
en géologie et une femme d’action. Le genre qui n’a pas de temps à perdre, par<br />
exemple, en réunions interminables. Ce qui fait que nous sortons bien avant<br />
les autres, avec toutes les infos voulues. Je me régale à l’idée de l’avoir quatre<br />
heures par semaine, puis six l’année prochaine, avec l’option.<br />
La deuxième : j’étais assis à côté de Nadia. Délicieuse surprise ! Elle a changé<br />
ses vœux d’orientation au dernier moment. Faute d’avoir une meilleure idée,<br />
elle s’était inscrite en filière Métiers du tourisme, comme son frère, pour être<br />
sûre de trouver du boulot… et la voilà en bio. Je ne sais pas pourquoi, mais<br />
c’est une sacrée bonne nouvelle ! Sans elle, j’étais parti pour me retrouver isolé<br />
dans un groupe de parfaits inconnus, en dehors des cours de tronc commun,<br />
qui regroupent tout le parcours Scientifique.<br />
Nous nous retrouvons dans le hall désert, désœuvrés.<br />
– Tu es pressée, ou tu as le temps de faire un tour ?<br />
– Non, j’ai un peu de temps, je crois… Oui : j’ai vingt minutes.<br />
– Parfait. Il paraît qu’il y a une cafèt, dans ce tas de tôle, on la cherche ?<br />
– D’accord. Mais pour le « tas de tôle », tu abuses ! Il est plutôt joli, ce lycée,<br />
non ? Et puis, tous ces miroirs qui réfléchissent la lumière extérieure, la clim<br />
éolienne naturelle, le côté écolo, ça devrait te plaire !<br />
– Mouais. Sans doute. Mais l’aspect d’ensemble me dérange… Le côté base<br />
spatiale du truc. Ils n’étaient pas obligés, si ? Il n’y a pas que dans une pile de<br />
cubes qu’on peut mettre un ventilateur !<br />
Nadia se marre.<br />
19
<br />
– Tu es vraiment réac, des fois. Le monde était peut-être mieux avant, mais<br />
puisqu’on ne peut pas remonter le temps, il vaut mieux compter sur le progrès<br />
pour sauver ce qu’il en reste, non ?<br />
– C’est ça qui t’intéresse ? L’environnement ? C’est ce qui t’a fait changer<br />
de filière ?<br />
– Je vise plutôt la médecine. La recherche médicale. C’est à cause de ce<br />
gars, tu sais ? Le chercheur japonais chez qui Chifumi nous a envoyés. C’est un<br />
type passionnant, un grand spécialiste des hormones. Il nous a reçus cet été<br />
avec Moktar dans son laboratoire, à Tokyo.<br />
– Carrément ? Je ne savais pas, c’est génial !<br />
– Il nous a demandé de ne pas en parler autour ne nous, pour ne pas qu’on<br />
puisse faire le lien entre les Hordes. Ils ont l’air plus que parano, là-bas ! Quand<br />
on se bat contre des trafiquants d’armes, on a des raisons, je suppose. Enfin, à<br />
vous, on a le droit de le dire, et à nos parents, bien sûr ! Mais c’est tout.<br />
– Et alors ? Il… il a trouvé un moyen ? Pour vous guérir ?<br />
Un silence. Un silence que je n’aime pas du tout.<br />
– Il a tenté quatre traitements. Pas encore en vrai, en labo. Sur des échantillons<br />
de peau, de sang… Les tissus de Moktar réagissent très bien à deux<br />
des quatre. C’est très encourageant, il y a un vrai espoir pour lui. Il ne va pas<br />
rajeunir, bien sûr, mais son vieillissement devrait ralentir. Peut-être atteindre<br />
un rythme normal, ou presque. Il pourrait même grandir un peu. Nous venons<br />
de recevoir les premières gélules, il va commencer ce soir, à très petites doses.<br />
Si tout se passe bien, les quantités augmenteront.<br />
J’ai comme un truc glacé dans le ventre, qui remonte par la gorge. Faudrait<br />
pas qu’il atteigne mes yeux.<br />
– Et toi ?<br />
Elle secoue ses boucles.<br />
– Sur moi, pour le moment, rien ne marche. Le Professeur Hayakami<br />
continue à chercher, mais il n’est pas très optimiste, les hormones féminines<br />
ont l’air plus dures à bidouiller. Quand il augmente le dosage, le mélange devient<br />
cancérigène. Enfin, je schématise, mais tu vois l’idée. Bref, il aura au moins<br />
réussi à me donner la vocation ! Et peut-être même du boulot : il m’a promis de<br />
m’embaucher dans son équipe, si je tiens le coup assez longtemps. Je suppose<br />
que c’était une blague, mais après tout, qui sait ? Pierre ? Tu m’écoutes ? Ça va ?<br />
20
Sous les cubes<br />
« Si je tiens le coup assez longtemps.» Je voudrais ne plus t’écouter, Nadia.<br />
Je voudrais me boucher les oreilles. Je voudrais que tu n’aies pas dit ça. Surtout,<br />
je ne veux pas chialer comme un gamin, alors que tu es si forte.<br />
– Qu’est-ce qui se passe, tu captes radio-caillou ? Il y a un rocher qui a un<br />
message urgent ?<br />
J’arrive à tordre ma bouche. On dira que c’était un sourire, je n’ai pas mieux.<br />
– Où veux-tu qu’il y ait des rochers, dans cette boîte de conserve ? ! Non,<br />
je n’ai rien capté, ces derniers jours, à part en m’approchant de l’incendie. Mais<br />
j’ai fait demi-tour, c’était insupportable.<br />
– Je te crois. C’est horrible de voir brûler des collines entières, sans rien<br />
pouvoir y faire… Si seulement ce foutu vent se calmait !<br />
– Pas avant une bonne semaine, d’après la météo. Tiens ! Regarde, ça doit<br />
être la fameuse cafèt. Ouais, c’est ça : la K-Fête. Ha, ha. Désopilant. On y va<br />
quand même ?<br />
– Ben… non, je ne préfère pas.<br />
– Pourquoi ? Ils peuvent avoir un humour pourri et un chocolat chaud<br />
décent, ça n’a rien à voir !<br />
– C’est pas le problème, mais il est déjà presque l’heure…<br />
– L’heure de quoi ? De la sortie des autres ? Pas grave, on leur met un<br />
message, ils nous rejoindront !<br />
– Je ne peux pas rester, aujourd’hui. J’ai un copain qui vient me chercher.<br />
– Qui ça, l’homme à la Harley ?<br />
– Oui. Mais on se voit demain en cours, t’inquiète ! Allez, fais pas cette<br />
tête : on aura le temps de le goûter, ce chocolat, et même d’en avoir plus que<br />
marre. Viens, il me reste cinq minutes, on va faire le tour de ce cube pour voir<br />
les salles de sport. Ça va peut-être te dérider ! Il paraît qu’il y a même un stade…<br />
Là, regarde ! Il est flambant, non ? !<br />
C’est vrai. Je l’avais remarqué, du haut de la colline. Une belle pelouse<br />
synthétique, d’un jaune poussin surprenant. Sans doute de meilleure qualité<br />
que celle des clubs de la ville, qui frôlent la faillite chaque année. Plutôt une<br />
bonne nouvelle, j’avoue ; mais là, tout de suite, je m’en fous. Je n’ai pas envie<br />
de jouer au foot. Ni de boire un chocolat. J’ai envie de tuer un type que je n’ai<br />
jamais vu.<br />
– Et il a quel âge, ton copain ?<br />
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