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PAR PHILIPPE DELAROCHE<br />
(LIRE)<br />
Avec Le dîner de trop, vous passez le<br />
cap des quarante ouvrages traduits<br />
en français. L'action de ce nouveau<br />
roman se déroule à Gjirokastër,<br />
votre berceau familial. Qu'est-ce<br />
qui, dans l'ombre de votre père, facteur,<br />
vous a prédisposé à l'écriture ?<br />
Ismail Kadaré. A Gjirokastër, mon père<br />
avait hérité d'une immense maison, de<br />
dix à douze pièces, étagées sur trois<br />
niveaux, en totale contradiction avec<br />
sa modeste situation économique.<br />
Nous étions six à l'habiter, avec ma<br />
soeur, mon frère et ma grand-mère.<br />
Selon les réparations, je découvrais<br />
tantôt deux chambres de plus, tantôt<br />
deux chambres de moins. Il y avait des<br />
pièces inoccupées. Certaines étaient<br />
condamnées. Rien ne pouvait mieux<br />
exciter la peur et l'imagination que ces<br />
chambres vides. Je sentais les ambiances.<br />
J'imaginais les sortilèges, les<br />
fantômes. Quand, à l'âge de treize ans,<br />
je suis tombé sur Macbeth, j'étais attiré<br />
par les fantômes, mais pas du tout par<br />
la littérature.<br />
Le Macbeth de Shakespeare, c'est<br />
chez votre père que vous l'avez<br />
déniché ?<br />
I.K. Non, il y avait plein de choses absurdes<br />
et inutiles à la maison, mais pas<br />
de livres. Tandis que, chez ma grandmère<br />
maternelle, il y avait beaucoup de<br />
livres, et de deux sortes : les livres occidentaux,<br />
dont le Macbeth, et les<br />
livres orientaux.<br />
Est-ce que la famille vous a encouragé<br />
à lire ?<br />
I.K. Mon père avait du respect pour les<br />
livres, mais il ne m'a ni incité ni découragé.<br />
La seule chose qu'il m'a dite<br />
une fois, c'était : "Ne mets jamais mon<br />
nom !" Ayant voulu imiter le grand<br />
Nikolaïevitch Tolstoï, j'avais envoyé<br />
mon premier poème au journal local.<br />
Je l'avais signé "Alit Kadaré". Mon<br />
poème était idiot. Le journal s'en est<br />
moqué. Sur le thème : "Alit Kadaré,<br />
nous avons lu votre poème. Un conseil<br />
: apprenez la langue, avant d'écrire."<br />
Quel âge aviez-vous ?<br />
I.K. J'avais onze ans. L'article a paru<br />
en 1947. Mon père s'est emporté. Au<br />
café, les gens pensaient qu'il était vraiment<br />
l'auteur du poème. Il m'a dit : "Tu<br />
fais ce que tu veux, mais tu n'utilises<br />
pas mon nom." Macbeth n'a peut-être<br />
pas été ma première lecture. En tout<br />
cas, c'est l'oeuvre qui m'a le plus impressionné.<br />
Le magicien, les sorcières,<br />
les fantômes...<br />
Quels auteurs découvrez-vous après<br />
Shakespeare ?<br />
I.K. Les romantiques allemands, dont<br />
Goethe, qui avaient quelque chose de<br />
mystérieux, L'île au trésor de Stevenson<br />
et les romanciers albanais qui leur<br />
ressemblaient : sentimentaux, avec de<br />
l'aventure. J'aimais beaucoup un<br />
écrivain français, Michel Zévaco, l'auteur<br />
du Pont des Soupirs. Je lisais au<br />
petit bonheur, recherchant les atmosphères<br />
mystérieuses, épiques et sombres,<br />
sans faire de sélection. Puis cela<br />
s'est combiné avec la littérature soviétique<br />
qui commençait à être traduite...<br />
Je me souviens d'avoir lu La mère de<br />
Gorki, traduite en albanais sous la<br />
monarchie. C'était à la mode à cette<br />
époque. Ça m'a paru catastrophique<br />
Vous n'aurez pas de mal à lui<br />
préférer Gogol ?<br />
I.K. De Gogol, j'ai commencé malheureusement<br />
par lire des oeuvres sim-<br />
ples, comme Tarass Boulba...<br />
Pas Les âmes mortes ?<br />
I.K. Non. Moi et mes camarades, nous<br />
avions douze ans. J'ai écrit ça quelque<br />
part. Nous avions des goûts presque<br />
physiques. Or, dans cette littérature soviétique,<br />
il n'y avait pas de mystère,<br />
pas de fantômes, rien. Par exemple, je<br />
n'ai pas du tout aimé Anna Karénine de<br />
Tolstoï, parce qu'il n'y a pas de mystère.<br />
Voilà pourquoi, en général, les enfants<br />
n'aiment pas la littérature réaliste.<br />
Dans votre vocation, les femmes en<br />
noir de Gjirokastër ont eu un rôle,<br />
elles qui chroniquaient l'actualité du<br />
jour et les légendes dans une langue<br />
impeccable...<br />
I.K. Absolument ! Gjirokastër avait<br />
tous les défauts d'une ville de province,<br />
avec quelque chose d'unique : une folie<br />
étrange, une dimension donquichottesque.<br />
Les vieilles femmes parlaient<br />
de tout, de la politique et de la<br />
stratégie globale, des cancans de la<br />
ville, des petits scandales et des mensonges...<br />
Elles s'intéressaient à ce qu'il<br />
se passait dans le monde. La Grèce et<br />
l'Italie étaient en guerre. Situés entre<br />
les deux, nous étions bien obligés de<br />
nous intéresser au conflit. Mussolini<br />
était venu plusieurs fois en Albanie.<br />
Nous avons vu l'armée italienne<br />
brandir son drapeau. Deux semaines<br />
après, c'était au tour de l'armée<br />
grecque. Deux semaines plus tard,<br />
réapparaissaient les Italiens, avec leur<br />
musique, leurs banquets. Et puis il y<br />
avait beaucoup d'activité sur l'aéroport<br />
militaire, régulièrement bombardé.<br />
A dix-huit ans, vous commencez vos<br />
études de lettres à l'université de<br />
Tirana. Avez-vous déjà le projet de<br />
INTERVISTA<br />
devenir écrivain ?<br />
I.K. J'étais déjà écrivain. J'ai publié<br />
mon premier livre quand j'étais encore<br />
élève, à dix-sept ans : Inspirations juvéniles.<br />
C'était la maison d'édi- tion<br />
qui avait choisi ce titre.<br />
A Moscou, vous étudiez à l'institut<br />
Gorki. Qu'en attendiez-vous ?<br />
I.K. Il y avait une sorte de mythe dans<br />
le camp socialiste qui voulait que ce<br />
fût la seule et la meilleure école littéraire<br />
au monde. Elle était très bien<br />
située à Moscou, en plein centre. Le<br />
plus intéressant pour moi, c'est qu'on y<br />
étudiait la "littérature décadente". Or<br />
mon rêve était d'avoir accès à la littérature<br />
occidentale décadente. C'était<br />
la première fois que je lisais Kafka,<br />
Joyce, etc.<br />
Décadente, c'est ainsi qu'on la qualifiait<br />
?<br />
I.K. On parlait du modernisme occidental.<br />
Khrouchtchev était au pouvoir.<br />
C'était une période dite libérale.<br />
Khrouchtchev s'est montré progressiste.<br />
Il a laissé publier la littérature occidentale,<br />
à condition que l'éditeur<br />
fasse précéder chaque oeuvre d'une<br />
préface la décriant ou mettant en garde.<br />
Afin que les lecteurs sachent que c'est<br />
une littérature avec laquelle les pays<br />
socialistes n'étaient pas tout à fait d'accord.<br />
Mais, puisqu'elle était très connue<br />
dans le monde, il fallait la publier.<br />
La directive faisait beaucoup de bruit.<br />
Me considérant comme un poète différent<br />
et intéressant, ma maison d'édition<br />
voulait me publier. Un jour, mon<br />
traducteur, le poète David Samoïlov,<br />
un ami, dont les Mémoires paraîtront<br />
plus tard chez Fayard, m'appelle :<br />
"Viens, j'ai de très mauvaises nouvelles.<br />
La maison d'édition va te<br />
publier à une seule condition : que<br />
j'écrive une préface distanciée.<br />
Ecoute-moi, ça sera très mauvais<br />
pour toi, ça va te poursuivre toute<br />
ta vie. Ne fais pas ça." J'étais très<br />
en colère contre lui, lui disant :<br />
"Comment oses-tu renoncer ?"<br />
La préface distanciée, ça signifiait<br />
que vous étiez passé à l'ennemi...<br />
I.K. Voilà ! J'étais passé dans l'autre<br />
monde. David Samoïlov m'a dit :<br />
"Tu es fou !" Las de la dispute, je<br />
lui ai dit : "Ecoute, j'irai moi-même<br />
à la maison d'édition. Je leur dirai<br />
d'écrire ce qu'ils veulent à mon propos.<br />
Mais il ne faut pas empêcher<br />
le livre de sortir !" Il m'a téléphoné<br />
plusieurs fois pour me demander si<br />
j'avais bien réfléchi. Il était plus<br />
sévère avec moi, étant donné qu'il<br />
m'aimait beaucoup. Enfin, il a accepté.<br />
Il en a souffert plus tard. Il a<br />
écrit dans ses souvenirs : "J'ai<br />
connu presque tous les écrivains albanais<br />
[...]. Enfin, j'ai connu Ismail<br />
Kadaré..." Avec cette note : "Ce<br />
chapitre n'a pas de développement."<br />
Il ne savait comment s'expliquer.<br />
D'avoir commencé en<br />
soutenant que les écrits d'Ismail<br />
Kadaré étaient infectés de modernisme<br />
occidental, ça lui avait<br />
coûté et il en avait un peu honte.<br />
Samoïlov vous a préparé à affronter<br />
ce que vous allez vivre à<br />
votre retour en Albanie ?<br />
I.K. Oui, absolument. J'étais étudiant,<br />
j'étais jeune, la situation n'était pas<br />
aussi terrible. Et je n'ai pas pensé une<br />
seule seconde à cela. J'étais très<br />
heureux de cette préface, très heureux<br />
de la publication du livre. Toutefois,<br />
rentré au pays, je n'ai pas eu tout de<br />
suite à souffrir. Grâce à la rupture entre<br />
l'URSS et l'Albanie.<br />
En 1961, c'est Moscou qui a rompu<br />
avec Tirana, ou Tirana qui a rompu<br />
avec Moscou ?<br />
I.K. La vérité, c'est que Tirana a rompu<br />
avec Moscou. Hoxha [premier secrétaire<br />
du Parti, NDLR] redoutait que<br />
Khrouchtchev vienne libéraliser l'Albanie.<br />
Khrouchtchev préfigurait Gorbatchev<br />
?<br />
I.K. Absolument. Hoxha avait fait un<br />
bon calcul. Avant, il aurait été impossible<br />
à l'Albanie de se dresser contre<br />
l'Union soviétique. C'était la chose la<br />
plus incroyable, vraiment.<br />
Etudiant à Moscou, vous avez bientôt<br />
un doute sur votre vocation<br />
d'écrivain ?<br />
I.K. J'éprouvais une sorte de dégoût,<br />
pas pour des raisons idéologiques ou<br />
politiques, parce que j'avais déjà fait<br />
mon choix, mais pour des raisons de<br />
vanité. Les écrivains soviétiques, pour<br />
la plupart, ressemblaient aux<br />
dirigeants, aux secrétaires du parti. Ils<br />
portaient la casquette. Les filles ne les<br />
aimaient pas. Dans l'espace soviétique<br />
ou communiste, les dirigeants étaient<br />
les êtres les plus anti-érotiques au<br />
monde. Je ne tenais pas à leur être as-<br />
15DHJETOR 09 FAQE 14<br />
Ismail Kadaré: "La littérature et<br />
la vie sont deux mondes en lutte"<br />
similé. A l'institut Gorki, au centre de<br />
Moscou, il était facile de se lier avec<br />
les filles russes. Je ne voulais pas leur<br />
déplaire. Un peu "antisoviétiques",<br />
particulièrement les Moscovites d'origine<br />
juive, elles goûtaient la compagnie<br />
des étudiants étrangers. Elles<br />
pouvaient parler plus librement. Plus<br />
modernes, un peu chics, plus audacieuses,<br />
elles rejetaient la propagande<br />
soviétique vulgaire.<br />
En France, Le général de l'armée<br />
morte paraît en 1970. Qui est votre<br />
premier traducteur ?<br />
I.K. C'est Jusuf Vrioni. Il a commencé<br />
à me traduire par hasard. On dit parfois<br />
que l'Etat albanais organisait la traduction<br />
de mes oeuvres. C'est une calomnie<br />
idiote. Jusuf Vrioni, qui a connu la<br />
prison, a traduit mes premières oeuvres<br />
par pur enthousiasme. Il est mort en<br />
2001. A présent, je suis traduit par Tedi<br />
Papavrami, un violoniste virtuose.<br />
Quel est l'éditeur français ?<br />
I.K. Albin Michel. J'en ai un bon souvenir<br />
parce que c'est mon premier éditeur,<br />
et un mauvais souvenir parce que,<br />
ensuite, ils ont refusé de me publier.<br />
Décision étrange. Je ne l'ai toujours<br />
pas comprise, même aujourd'hui. Ils<br />
ont refusé les deux manuscrits, l'un<br />
après l'autre, Les tambours de la pluie<br />
et Chronique de pierre, jugés, à ce<br />
qu'on m'a rapporté, médiocres.<br />
Etonnant, d'autant que, quoique<br />
tardivement, le livre sera porté au<br />
cinéma...<br />
I.K. Surtout, les droits avaient été vendus<br />
dans quinze pays d'Europe. Mais<br />
les circonstances de mon voyage à<br />
Paris sont plus insolites encore. A<br />
Tirana, le bruit avait couru que j'étais<br />
invité en France à la suite de cette première<br />
parution et que le gouvernement<br />
albanais m'interdisait de partir. Après<br />
un an de rumeur, j'ai été convoqué au<br />
Comité central : "Camarade Ismail<br />
Kadaré, vous êtes décidé à dire oui à<br />
l'invitation française ; la bourgeoisie a<br />
commencé de parler de votre livre..."<br />
Et je suis donc venu à Paris. Sur place,<br />
notre ambassadeur téléphone à mon<br />
éditeur. Pour l'informer : "M. Kadaré<br />
est là. Quand voulez-vous... ?" Or il<br />
s'est entendu répondre : "Mais non,<br />
mais pas du tout, nous ne l'avons pas<br />
invité." Chaque administration pensait<br />
qu'une autre m'avait déjà interdit de<br />
sortir ; c'était de l'autosuggestion totale.<br />
Tous croyaient que j'étais invité en<br />
France et que personne ne me laissait<br />
partir. Or je suis venu sans aucune invitation.<br />
Je ne l'ai jamais raconté. Incroyable<br />
: l'éditeur qui m'avait publié<br />
ne voulait pas me rencontrer.<br />
Mais vous avez fini par lui rendre<br />
visite, à votre éditeur ?<br />
I.K. Oui, avec beaucoup de difficultés.<br />
Une femme du département étranger<br />
d'Albin Michel, Béatrix Blavier, m'a<br />
reçu. Elle m'a dit : "Je ne comprends<br />
pas. Vous êtes refusé, je ne sais pas<br />
pourquoi." Le directeur littéraire à<br />
l'époque, c'était Robert Sabatier. Il ne<br />
m'a pas rencontré, mais il sait la vérité.<br />
C'est Francis Esménard qui m'a appris