Marseille 1943 - Martine VASSAL
Marseille 1943 - Martine VASSAL
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OPÉRATION SULTAN :<br />
LES ÉVÉNEMENTS DES 22, 23 ET 24 JANVIER À MARSEILLE<br />
Il y a soixante-dix ans, entre le 22 et le 24 janvier <strong>1943</strong>, <strong>Marseille</strong> voyait<br />
l’un de ses quartiers historiques transformé en champ de ruines après<br />
que ses habitants fussent jetés hors de chez eux, arrêtés et, pour<br />
beaucoup, déportés pour ne plus jamais revenir.<br />
CONTEXTE<br />
Les événements de <strong>Marseille</strong> découlent directement de la situation<br />
internationale, au moment où la Seconde Guerre mondiale entre dans une<br />
nouvelle phase.<br />
Le 8 novembre 1942, les Anglo-Saxons mènent à bien l’opération Torch.<br />
Avec la complicité d’éléments français en Afrique du Nord, ils débarquent et<br />
s’établissent au Maroc et en Algérie. La façade méditerranéenne de la<br />
France est désormais directement menacée par les Alliés. La « zone libre »<br />
issue de l’armistice franco-allemand du 22 juin 1940 doit être reprise en<br />
main par l’occupant.<br />
Deux jours seulement après le débarquement allié, les Allemands et les<br />
Italiens réagissent : l’opération Anton répond à l’opération Torch. De zone<br />
occupée et d’Italie, les blindés déferlent sur la zone libre. Le 12 novembre<br />
1942, celle-ci est entièrement occupée et devient la « zone Sud ».<br />
Alors que la quasi-totalité des départements du Sud-Est tombent sous<br />
occupation italienne, les Bouches-du-Rhône sont placées sous l’autorité du<br />
Reich. Les Allemands arrivent à <strong>Marseille</strong> le 12 novembre 1942. Pour la<br />
première fois depuis l’occupation britannique de la fin des guerres<br />
napoléoniennes, la ville est placée sous autorité étrangère. Les choses ne<br />
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tardent pas à dégénérer. Le 3 janvier <strong>1943</strong>, peu avant 20 heures, l’hôtel<br />
Splendide, situé boulevard d’Athènes, au pied des escaliers de la gare Saint-<br />
Charles, et utilisé par les autorités allemandes comme lieu de réunion et de<br />
séjour, est la cible d’engins explosifs. L’attentat, perpétré par un groupe de<br />
Francs-Tireurs partisans – Main d’œuvre immigrée (FTP-MOI), blesse une<br />
huitaine de personnes. Un maître d’hôtel français et la femme d’un attaché<br />
du consulat général d’Allemagne succomberont à leurs blessures. Quelques<br />
minutes plus tard, un autre groupe fait sauter une maison de tolérance<br />
réservée aux troupes d’opération, rue Lemaître. Les blessés sont nombreux,<br />
dont deux gravement atteints. L’état de siège est proclamé le 5 janvier par<br />
le général Walter Mylo, commandant de la place de <strong>Marseille</strong>, sur ordre du<br />
maréchal (Generalfeldmarschall) Gerd von Rundstedt, commandant en chef<br />
des forces Ouest du Reich, avec interdiction de circuler et couvre-feu à<br />
partir de 18 heures.<br />
Des opérations de représailles sont décidées : le 18 janvier, Heinrich<br />
Himmler, chef des SS, signe une directive secrète imposant notamment<br />
l’arrestation des criminels de <strong>Marseille</strong> et leur déportation vers l’Allemagne,<br />
avec « un chiffre rond de 100.000 personnes environ », ainsi que la<br />
destruction du « quartier criminel » qu’est le quartier nord du Vieux-Port,<br />
d’où sont censés provenir les auteurs des attentats. L’opération Sultan est<br />
sur le point de démarrer.<br />
Ce quartier, que les anciens connaissaient sous le nom de quartier Saint-<br />
Jean, était réputé concentrer toute la lie de la Méditerranée. Son histoire est<br />
liée à celle des pêcheurs, des marins, des dockers ; c’est un quartier refuge<br />
aux allées étroites, aux passages sombres, aux maisons hautes et souvent<br />
décrépies. Certaines rues sont en partie vouées à la prostitution. Entre<br />
l’Hôtel de Ville et l’Hôtel-Dieu, quelques immeubles témoignent d’une<br />
richesse passée. Mais dans les années 1940, Saint-Jean était comparé dans<br />
la littérature à Suburre, quartier le plus malfamé de la Rome antique, où les<br />
pauvres s’entassaient dans des bâtiments menaçant ruine, où les passants<br />
risquaient leur vie à chaque coin de rue et où les prostituées se vendaient<br />
pour quelques sous dans des lupanars insalubres.<br />
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Avec les siècles, les projets de rénovation s’étaient multipliés, mais aucun<br />
n’avait abouti avant la guerre et l’adoption d’un plan d’urbanisme préparé<br />
sous la houlette du régime de Vichy. Les premiers travaux avaient débuté à<br />
l’automne 1942.<br />
Mais les Allemands veulent montrer immédiatement aux Marseillais que nul<br />
ne doit tenter de s’opposer à eux. Surtout pas ceux qui se cachent dans ce<br />
quartier symbolisant le crime, le vice, la saleté et le cosmopolitisme de cette<br />
ville qui apparaît comme celle de tous les trafics et de tous les dangers.<br />
L’opération Sultan ne sera pas une rafle comparable à celle du « Vél-d’Hiv’ »<br />
de Paris du 16 juillet 1942 : loin de viser uniquement les Juifs, elle est<br />
conçue comme un vaste coup de filet contre tous ceux que le Reich<br />
considère comme ses ennemis : les Résistants et les Juifs bien sûr, mais<br />
aussi les petits voyous, les barons de la pègre et tous les contrevenants<br />
avérés ou potentiels à l’ordre de l’occupant.<br />
L’OPÉRATION<br />
Le général (Obergruppenführer) Karl Oberg, Chef supérieur des SS et de la<br />
police en France (Höherer SS- und Polizeiführer, « HSSPf »), vient en<br />
personne à <strong>Marseille</strong> le 13 janvier superviser les opérations. Ses ordres sont<br />
clairs : « <strong>Marseille</strong>, déclare-t-il le lendemain, est un repaire de bandits<br />
internationaux. Cette ville est le chancre de l’Europe, et l’Europe ne pourra pas<br />
vivre tant que <strong>Marseille</strong> ne sera pas épurée. Les attentats du 3 janvier, où des<br />
soldats du Grand Reich ont trouvé la mort, en sont la preuve. C’est pourquoi<br />
l’autorité allemande veut nettoyer de tous les indésirables les vieux quartiers<br />
et les détruire par la mine et par le feu ». Sur place, il négocie les modalités<br />
de l’opération avec les émissaires de Vichy, qui n’obtiennent sans doute<br />
cependant que ce que le dignitaire SS avait décidé à l’avance de leur<br />
accorder : une réduction du périmètre concerné et un délai de préparation<br />
de huit à dix jours.<br />
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Vendredi 22 janvier, l’opération est lancée. Il revient aux forces de l’ordre<br />
françaises d’assurer l’évacuation du quartier. En quelques heures, près de<br />
400.000 personnes, maison par maison, voient leur identité contrôlée. Dans<br />
la nuit du 22 au 23 janvier, 5.956 « suspects » sont arrêtés. Si 3.977 sont<br />
presque immédiatement relâchés, 1.642 sont transférés à la prison des<br />
Baumettes, dont 782 Juifs qui seront acheminés le 24 janvier au matin à<br />
Compiègne, ultime étape avant le camp d’extermination de Sobibor. Aucun<br />
d’entre eux ne reviendra.<br />
Samedi 23 janvier, après l’extension des opérations au quartier de l’Opéra,<br />
où vivaient de nombreuses familles juives du fait de la proximité de la<br />
synagogue de la rue Breteuil, et l’arrestation de 635 personnes<br />
supplémentaires, le Vieux-Port est bouclé dans la soirée par les troupes<br />
allemandes et ses habitants coupés du reste de la ville par des barrages. Le<br />
périmètre des opérations est mis en place, délimité au sud par le quai du<br />
Maréchal Pétain (aujourd’hui le quai du Port), au nord par la rue Caisserie, à<br />
l’ouest par le fort Saint-Jean et à l’est par la rue du Chevalier Roze.<br />
Dimanche 24 janvier, commence l’extraction méthodique des 25.000<br />
habitants du quartier. 5.000 seulement seront autorisées à sortir des<br />
barrages. Les 20.000 autres sont informées qu’elles ont deux heures pour<br />
préparer les trente kilos de bagages qu’elles sont autorisées à prendre avec<br />
elle. Direction : la gare d’Arenc, où elles seront embarquées de force dans<br />
des wagons à bestiaux pour être emmenées au camp de Fréjus. Là, une<br />
« commission de criblage » sélectionne 800 prisonniers, dont le plus jeune<br />
n’a que treize ans. Parmi eux, 600 jeunes gens et 200 Juifs issus des rues<br />
commerçantes proches de la rue de la République, qui seront transférés<br />
vers le camp de concentration de Sachsenhausen, principalement employé<br />
par le Reich pour les travaux forcés de ses prisonniers politiques. Parmi ses<br />
détenus à ce moment de la guerre, Paul Reynaud, dernier chef du<br />
gouvernement républicain avant le Maréchal Pétain, dont il ne put<br />
empêcher l’avènement, et Georges Mandel, son ministre de l’Intérieur,<br />
ancien chef de cabinet de Georges Clemenceau et chef de file des<br />
opposants de droite à l’armistice.<br />
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Nombre d’entre ces habitants étaient issus de Saint-Laurent, et furent<br />
défendus sans relâche par leur curé, le bienveillant abbé Félix Cayol, qui<br />
sonne le glas tout au long de cette funeste journée tandis que meurt la plus<br />
vieille paroisse de <strong>Marseille</strong>. Les autorités religieuses marseillaises<br />
s’illustrèrent également lors de ces événements tragiques grâce à l’action<br />
du prêtre Joseph-Marie Perrin, qui dès l’armistice de 1940 avait aidé des<br />
Juifs traqués et des réfugiés – la philosophe Simone Weil, dont la famille<br />
était réfugiée à <strong>Marseille</strong> depuis le 13 juin 1940, était venue le voir en 1941,<br />
nouant avec lui une grande amitié. De concert avec plusieurs religieux de<br />
son ordre, le père Perrin donna également abri à des dissidents allemands :<br />
son couvent servit de relais à plusieurs de ces « hors-la-loi » pourchassés<br />
par les policiers de Vichy et guidés vers les dominicains par le Résistant<br />
Edmond Michelet. À partir de 1941, le père Perrin, en commun avec d’autres<br />
responsables de l’ordre, les pères Stève et de Parseval, protège et sauve de<br />
la même manière plusieurs dizaines d’évadés juifs du Camp des Milles.<br />
À Saint-Jean et dans les divers quartiers de <strong>Marseille</strong>, les opérations de<br />
police se poursuivent jusqu’au 28 janvier et se soldent par la fermeture de<br />
près de 800 bars et l’interpellation d’environ 6.000 personnes. Ce n’est qu’à<br />
partir du 28 janvier que les expulsés de Saint-Jean obtiendront le droit de<br />
revenir à <strong>Marseille</strong>, seulement pour apprendre qu’ils auront 48 heures pour<br />
vider des appartements qu’ils vont, bien souvent, trouver pillés. Pour eux,<br />
commence l’exode vers la périphérie à la recherche de parents ou d’amis<br />
qui pourront les accueillir, loin d’un quartier qui vit ses derniers jours.<br />
Lundi 1 er février, le destin de Saint-Jean est en effet scellé. À partir de cette<br />
date et jusqu’au 17 février, les artificiers allemands dynamitent 1.494<br />
immeubles. Près de 14 hectares de bâtiments partent en fumée : le nuage<br />
de poussière recouvrira tel un voile de deuil la ville tout entière. Tout un pan<br />
du Vieux-Port tel qu’il existait jusqu’alors est rayé de la carte. Debout au<br />
milieu des ruines, miraculeusement épargnés, l’Hôtel de Ville, l’église Saint-<br />
Laurent, les bâtiments de la douane et de la consigne sanitaire, l’hôtel de<br />
Cabre ou encore la Maison diamantée.<br />
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ÉPILOGUE<br />
Ces événements se sont déroulés il y a 70 ans. Beaucoup de nos anciens les<br />
ont vécus, souvent dans leur chair, et sont encore là pour nous les raconter.<br />
Ils sont notre part d’Histoire. Mais parce que notre histoire leur survivra,<br />
chacune et chacun de nous doit dès maintenant agir par lui-même pour ne<br />
pas oublier. Nous avons la chance de vivre dans un pays en paix. Nous<br />
avons la chance de vivre dans une Europe fraternelle, qui ne conçoit plus de<br />
se déchirer : les 50 ans du traité de l’Élysée tombent à point nommé pour<br />
nous rappeler combien l’amitié franco-allemande, qui nous paraît si<br />
naturelle, demeure avant tout l’héritage précieux que nous ont laissé ceux<br />
qui ont eu le courage, devant l’Histoire, d’affirmer que les peuples n’étaient<br />
pas voués à se haïr éternellement. Mais parce que l’Histoire continue, parce<br />
qu’elle ne saurait être autre chose que violente, parce que le monde reste<br />
dangereux et traversé par de terribles défis auxquels la France et l’Europe ne<br />
sauraient se soustraire sans disparaître à jamais, nous devons à tout prix<br />
nous souvenir de ce que <strong>Marseille</strong> endura, de ce que la France endura, de ce<br />
que le monde endura, et nous tenir, à chaque seconde, prêts à faire en<br />
sorte, par tous les moyens, que cela ne recommence jamais plus.<br />
Ces mots qui figurent sur tant de plaques à travers nos rues, parfois<br />
dégradées, souvent ignorées, doivent pourtant plus que jamais résonner en<br />
nous : MARSEILLAIS, SOUVENEZ-VOUS !<br />
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