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A MONSIEUR ABEL BAUDOUIN<br />
Vous avez été, mon cher ami, il y a, hélas [1] quelque quarante ans, mon professeur de rhétorique et de<br />
philosophie, - non pironienne - au Collège de Domfront, où, tout fraîchement pourvu d'une licence n'ayant aucun<br />
point de commun avec cel<strong>le</strong> que j'ai acquise plus tard, vous prépariez votre agrégation. C'est dire que, malgré<br />
votre jeunesse, vous avez été en quelque sorte <strong>le</strong> «grand-père» de mon sty<strong>le</strong> et de ma pensée.<br />
En livrant aujourd'hui au public cette nouvel<strong>le</strong> édition de DOMFRONT, VILLE DE MALHEUR, non corrigée, -<br />
vous savez que je suis incorrigib<strong>le</strong> - mais considérab<strong>le</strong>ment augmentée de pièces ayant trait à notre petit coin<br />
du terroir normand, moi qui fus votre premier bachelier, j'ai voulu, en témoignage de reconnais sance et<br />
d'affection envers l'excel<strong>le</strong>nt éducateur que vous fûtes, placer votre nom en tête de ce livre, - il est en somme<br />
votre petit-fils spirituel - certain que je suis d'avance que vous ne m'en vou<strong>le</strong>z pas de m'avoir vu lâcher de bonne<br />
heure <strong>le</strong>s <strong>le</strong>çons du sceptique Pyrrhon pour suivre cel<strong>le</strong>s, moins arides, de son anti-sceptique homonyme et<br />
qu'une tel<strong>le</strong> dédicace ne saurait que porter bonheur à l'oeuvre présente.<br />
HENRY MUSTIERE<br />
PREFACE<br />
Quand il m'a fait l'honneur de me demander une préface pour son nouveau livre, j'ai tout d'abord pensé<br />
qu'Henry Mustière entendait prouver une fois de plus qu'il a <strong>le</strong> sens de l'humour. Nul, en effet, n'est moins<br />
qualifié que moi pour présenter une oeuvre dont l'esprit est la vraie substance ; oeuvre, au surplus, d'un auteur<br />
qui, lui-même, n'a pas besoin de présentation, assez connu qu'il est, non-seu<strong>le</strong>ment dans son pays natal - où,<br />
malgré <strong>le</strong> proverbe, il est aussi pro phète que Moïse au pied de Sinaï, - mais ail<strong>le</strong>urs qu'en terre normande.<br />
Deux raisons, pourtant, ont <strong>le</strong>vé mes scrupu<strong>le</strong>s. La première, c'est qu'on ne lit guère lis préfaces et qu'ainsi la<br />
mienne a des chances de passer inaper¸ue. La seconde, c'est qu'il a fait appel à mon esprit de clocher. Donc, si<br />
par faitement inuti<strong>le</strong> et si notoirement insuffisant que soit mon hommage, je <strong>le</strong> rends, Flérien, de grand coeur à<br />
ce Dom frontais.<br />
[p 10]<br />
Né entre <strong>le</strong>s créneaux romantiques d'une des tours de l'ancienne enceinte, cel<strong>le</strong> précisément dont <strong>le</strong> bon peintre<br />
A. Robida, dans sa « Normandie illustrée », a pour nous fixé l'image, il vous guidera lui-même par la vil<strong>le</strong> de<br />
malheur où il eut <strong>le</strong> bonheur de voir <strong>le</strong> jour ; il vous montrera qu'en dépit du fâcheux accident survenu à Jean<br />
Barbotte, la vieil<strong>le</strong> cité n'est pas inhospitalière ; il vous mettra l'eau à la bouche quand il vous décrira, en vers<br />
d'un réalisme trucu<strong>le</strong>nt, <strong>le</strong>s préparatifs d'un repas à l'auberge du Lion d'Or ; il profitera d'une cavalcade<br />
historique pour vous raconter <strong>le</strong> passé de Domfront depuis son origine jusqu'à la Révolution. Car tout provoque<br />
sa veine et, à la suite de Gustave Levavas seur, il sait é<strong>le</strong>ver la pièce de circonstance à la hauteur d'un lyrisme<br />
sans faib<strong>le</strong>sse : lisez plutôt <strong>le</strong>s Sirènes et vous serez édifiés. Ail<strong>le</strong>urs, il badine à la fa¸on de Marot sur une page<br />
d'album. Mais, <strong>le</strong> plus souvent, c'est la verve gouail<strong>le</strong>use qui l'emporte. El<strong>le</strong> est multiforme, cette verve.<br />
Pourtant, on <strong>le</strong> sait de reste, Mustière, à la manière joyeuse de ses amis Willy et Cur-nonsky, affectionne tout<br />
d'abord l'à-peu près - sans être hosti<strong>le</strong> au ca<strong>le</strong>mbour. Il est maître en ce genre et on peut dire de lui, en<br />
modifiant une paro<strong>le</strong> célèbre, qu'il produit des jeux de mots comme un pommier porte des pommes : tant pis si,<br />
dans <strong>le</strong>s bonnes années, <strong>le</strong>s branches de l'arbre ploient sous <strong>le</strong> poids de la récolte.<br />
Toutefois, de même que son toast emprunte volontiers <strong>le</strong> ton de l'épître ou de l'ode, sa rail<strong>le</strong>rie prend faci<strong>le</strong>ment<br />
une allure de satire, et son fouet est d'autant plus dangereux qu'il est plus léger : certains édi<strong>le</strong>s l'ont appris à<br />
<strong>le</strong>urs dépens. Il faut avoir habité sa Petite Province pour savoir comment y résonne <strong>le</strong> moindre caillou lancé<br />
dans cette mare aux gre nouil<strong>le</strong>s. Or, tous ceux qui ont connu <strong>le</strong> Domfront d'il y a trente ans, - est-il si différent,<br />
en somme, du Domfront d'aujourd'hui ? - reconnaîtront dans ces pages, soit avec <strong>le</strong> plaisir de l'amitié, soit avec<br />
<strong>le</strong> plaisir de la rancune, <strong>le</strong>s visages qui firent sourire ou grimacer <strong>le</strong> <strong>le</strong>ur. Ceux de notre génération auront la joie,<br />
eux, d'y trouver d'amusantes silhouettes.
[p 12]<br />
Les uns et <strong>le</strong>s autres y verront même de grandes, de très grandes figures : cel<strong>le</strong> du peintre Léandre, cel<strong>le</strong> de<br />
l'explo rateur Auguste Chevalier, cel<strong>le</strong>s de tant d'autres. Car la fantaisie de Mustière nous promène à travers <strong>le</strong><br />
département et la Normandie. Voici donc la Légende du bois de F<strong>le</strong>rs, dédiée au sosie de M. Mil<strong>le</strong>rand,<br />
l'imprimeur Henri Grain dorge, qui, il y a quelques années, fut si bien pris pour <strong>le</strong> Ministre et acclamé comme tel.<br />
Voici Bagno<strong>le</strong>s où la chose se passa, E;chauffour et l'auberge célèbre du regretté Paul Harel. Puis c'est Falaise<br />
et Guillaume-<strong>le</strong>-Conquérant dont l'indignation n'a pas attendu <strong>le</strong>s fêtes récentes pour se mani fester. Enfin,<br />
après un crochet par <strong>le</strong>s Champs-E;lysées, où Maître Chéron passe la revue des Pommiers (ne pas lire<br />
Pompiers), c'est Elbeuf où, sous la présidence de l'ex Flérien M. Devil<strong>le</strong>rs, avocat, Maire et Conseil<strong>le</strong>r général,<br />
Henry Mustière prononce une conférence dont, sans doute, <strong>le</strong>s Elboviens ne sont pas encore revenus...<br />
Cette conférence, avec <strong>le</strong> chapitre inédit de la Bib<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> se proposait de divulguer, occupe un bon tiers du<br />
volume. Les deux premiers tiers, en majeure partie du moins, sont des rééditions. Le dernier est nouveau.<br />
Elbeuf même n'en eut qu'une très fragmentaire <strong>le</strong>cture. Le morceau est, en effet, d'une importance tel<strong>le</strong> que la<br />
nuit entière n'eût pas suffi à l'épuiser. Il contient, en bloc, tout ce qui constitue <strong>le</strong> tempérament de l'écrivain :<br />
jovialité, gaîté, esprit sous toutes ses formes, bon sens, indépendance absolue d'un jugement très sain, goût de<br />
l'ironie, amour passionné du sol normand...<br />
J'aurais voulu m'étendre sur ce dernier point, mais je n'écris qu'une préface... Ce nouveau chapitre du Penta<br />
teuque, chapitre inconnu, rédigé par Moïse, (si l'on en croit l'auteur, et il faut l'en croire) mais supprimé à dessein<br />
par Josué, c'est la glorification, par Dieu lui-même, de la Normandie en général<br />
[p 13]<br />
et de l'Orne en particulier. Si, comme il l'écrit, « il est de bon ton, dans beaucoup de milieux, d'affirmer que <strong>le</strong>s<br />
humoristes sont des idiots qui ont la triste manie de prendre à la rigolade <strong>le</strong>s choses sérieuses », Henry<br />
Mustière soutient, lui, que « <strong>le</strong>s humoristes sont des gens qui prennent la rigolade au sérieux, pour ce que rire<br />
est <strong>le</strong> propre de l'homme. » Ornais, mes amis, n'oubliez pas qu'il vous donna ce merveil <strong>le</strong>ux J. P. P. dont la<br />
<strong>le</strong>cture faillit, il y a deux ans, vous faire mourir de joie. Prenez-<strong>le</strong> donc au sérieux puisqu'il vous y convie, et<br />
apprenez de cette E;néide normande, vous que des plaisantins disent originaires de la Scandinavie glacée<br />
comment vous arrivez en ligne droite de la chaude Asie, à la suite, non pas du Juif-Errant, mais du père Adam<br />
lui même qui, sur la carte de votre beau département, a pour jamais gravé, en dépit de toutes <strong>le</strong>s réformes<br />
administra tives présentes ou à venir, son authentique... et indélébi<strong>le</strong> signature.<br />
LEON HIELARD.<br />
DOMFRONT, VILLE DE MALHEUR !<br />
Dimfront, vil<strong>le</strong> d'mâlheu !<br />
Arrivé à médi, pindu à eune heu !<br />
S'ment pas l'timps d'dîneu !<br />
(Vieux dicton normand.)<br />
PREFACE DE LA PREMIERE EDITION<br />
Vous me demandez, mon cher confrère, d'écrire quelques lignes en tête de votre légende. Je <strong>le</strong> fais bien<br />
volontiers, et j'ai grand plaisir, vraiment, à me retrouver en votre pays de Domfront. J'y ai vécu, l'été passé, deux<br />
journées délicieuses, dans un site pittoresque, parmi des gens fort courtois et de bon accueil.<br />
C'est pourquoi je m'étonne qu'ils aient si mal reçu ce Barbotte. Il est vrai que <strong>le</strong> mécréant avait une bien vilaine<br />
âme et qu'il méritait la hart. Pourtant, à la place de Messire Jean Bidault, prieur de Notre-Dame-sur-l'Eau, et de
Nob<strong>le</strong> Seigneur Pierre Ledin de la Chas<strong>le</strong>rie, Gouverneur, pour <strong>le</strong> Roy, de sa bonne vil<strong>le</strong>, j'eusse baillé au<br />
mauvais meunier de Lonlay la permission d'un repas suprême.<br />
Arrivé à midi, pendu à une heure !... Pas seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> temps de dîner !... C'est un sort évidemment lamentab<strong>le</strong>,<br />
surtout à Domfront, où l'on dîne si bien ! Je m'en porte garant.<br />
Vous excel<strong>le</strong>z, je vous assure, dans la description de l'hostel<strong>le</strong>rie de Maître Jacques Séguin, aubergiste à<br />
l'enseigne du Lion d'or. Et la gaillarde épouse de ce merveil<strong>le</strong>ux cuisinier est,<br />
[p 16]<br />
grâce à vous, d'une éloquence admirab<strong>le</strong> quand il apostrophe ses rôtis et qu'il stimu<strong>le</strong> ses marmitons.<br />
Ventreb<strong>le</strong>u mon cher confrère, quel<strong>le</strong> énergique façon de chanter <strong>le</strong>s victuail<strong>le</strong>s ! Et Monse<strong>le</strong>t, qui fut de La<br />
Pomme, et Rabelais qui fut digne d'en être, tressail<strong>le</strong>nt de vous entendre dans <strong>le</strong>u séjour morose.<br />
Votre écriture est soup<strong>le</strong>, variée, abondante, et il n'y a qu'à louer l'originalité de vos images. Je ne crois pas<br />
m'avancer en vous remerciant, au nom des Normands, d'avoir reconstitué si joyeusement cet épisode de notre<br />
histoire loca<strong>le</strong> et il n est pas jusqu'à l'attitude du crâne Barbotte, en présence du gibet, qui ne me plaise<br />
infiniment.<br />
Au moment d'être pendu, on dit qu'il cria : « Domfront, vil<strong>le</strong> de malheur ! » C'est un anathème bien excusab<strong>le</strong><br />
dans la fâcheuse posture où il se trouvait. Mais je proteste, puisque la charmante cité vous inspira ce poème,<br />
très ingénieux et très divertissant.<br />
EUGENE LE MOUEL.<br />
Paris, 14 octobre 1900.<br />
DOMFRONT, VILLE DE MALHEUR !<br />
A mon ami, <strong>le</strong> peintre Char<strong>le</strong>s Léandre, [2]<br />
Normand indéracinab<strong>le</strong> et fructueux « Pommier ».<br />
Aux grands chênes des bois, aux pommiers de la plaine,<br />
Sur la hutte déserte et sur <strong>le</strong> toit fumant,<br />
Partout l'hiver a mis sa sp<strong>le</strong>ndeur souveraine ;<br />
Ainsi qu'un mol tapis d'éblouissante laine,<br />
La neige a recouvert <strong>le</strong> vieux Passais [3] normand.<br />
Devant son maigre feu, <strong>le</strong> paysan rumine<br />
En reposant ses yeux sur <strong>le</strong>s tisons, lassé<br />
De voir chaque matin, autour de la chaumine,<br />
Ombre triste au décor de lilia<strong>le</strong> hermine,<br />
Des cadavres d'oiseaux joncher <strong>le</strong> sol glacé.<br />
Combien d'autres marqués déjà pour l'agonie,<br />
Des noirs étangs du Houlme aux bruyères d'Arvor<br />
S'en iront allonger la liste indéfinie,<br />
Maudite par <strong>le</strong>s uns, par <strong>le</strong>s autres bénie,<br />
Que griffonne la main osseuse de la Mort !<br />
Aujourd'hui, cependant la brise est presque douce<br />
Qui se joue au-dessus des champs immaculés ;<br />
Le ciel semb<strong>le</strong> moins gris ; <strong>le</strong>s rouil<strong>le</strong>s de la mousse<br />
Paraissent plus gaiement plaquer <strong>le</strong>ur note rousse<br />
Sur l'épiderme clair des bou<strong>le</strong>aux effilés.
Les branches des sapins se prennent à revivre<br />
Au souvenir heureux du dernier messidor,<br />
Et <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il, en <strong>le</strong>urs stalactites de givre,<br />
Mire complaisamment son gros disque de cuivre,<br />
Laissant à chaque aiguil<strong>le</strong> une étincel<strong>le</strong> d'or.<br />
Et c'est d'un tel ravissement, qu'on se demande<br />
Quels Sylphes avinés, quels Lutins turbu<strong>le</strong>nts,<br />
Au sortir du Sabbat, passant, joyeuse bande,<br />
Ont, pour se divertir, aux arbres de la lande,<br />
Pendu, la pointe en bas, ces petits cierges blancs.<br />
Mais à considérer cette métamorphose,<br />
Pourquoi l'attribuer aux Esprits clandestins ?<br />
A de tels changements, il faut une autre cause ;<br />
Ce so<strong>le</strong>il est trop doux, cette aurore est trop rose ;<br />
Ce n'est l'oeuvre ni des Sylphes ni des Lutins.<br />
C'est que, tout bonnement, va naître <strong>le</strong> Messie<br />
Ce soir, selon la loi du sublime E;crivain,<br />
Et c'est que la Nature, en veine d'éclaircie,<br />
El<strong>le</strong>-même s'est mise en frais d'orthodoxie,<br />
Afin de mieux fêter l'enfante<strong>le</strong>t divin.<br />
C'est aussi pour fêter Noël, sans aucun doute,<br />
En quelque réveillon joyeux, que sur la route,<br />
Là-bas, ce voyageur au pas pesant mais sûr<br />
Chemine sans arrêt traînant sur <strong>le</strong> sol dur<br />
Le rythme cadencé de son bâton d'épine,<br />
Tandis que <strong>le</strong> refrain qui sort de sa poitrine<br />
Réveil<strong>le</strong> brusquement <strong>le</strong>s échos endormis.<br />
Son costume est celui d'un manant. Il a mis<br />
La tunique de chèvre et <strong>le</strong> bonnet de laine<br />
Que prennent aux grands jours <strong>le</strong>s pâtres de la plaine ;<br />
Sur ses mol<strong>le</strong>ts nerveux, des bandes de drap roux<br />
Fixées par un lacet au-dessous des genoux,<br />
Vont rejoindre, en prenant des allures de guêtre,<br />
La pail<strong>le</strong> qui garnit ses gros sabots de hêtre.<br />
Dans <strong>le</strong> rose matin qui choit du firmament,<br />
Très grand, la tête haute, il marche allègrement,<br />
Portant je ne sais quoi, dans son maintien rustique,<br />
Qui, de loin, vous <strong>le</strong> rend déjà tout sympathique ;<br />
Mais comme il gagne encor, quand on <strong>le</strong> voit de près !<br />
Regardez ces yeux vifs, allumés tout exprès<br />
Pour <strong>le</strong> rire et <strong>le</strong>s jeux ; ces deux lèvres lippues<br />
Faites pour la godail<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s franches repues ;<br />
Ce nez qui semb<strong>le</strong> arder d'un feu surnaturel<br />
Et vouloir à lui seul produire <strong>le</strong> dégel ;<br />
Ces bel<strong>le</strong>s joues enfin dont la cou<strong>le</strong>ur vermeil<strong>le</strong><br />
Dut à <strong>le</strong>ur possesseur coûter mainte bouteil<strong>le</strong><br />
De bon cidre mousseux et de crû bourguignon ;<br />
Tout, en cet homme, indique un joyeux compagnon,<br />
Un de ces braves gars normands de haute lice,<br />
[p 18]<br />
***<br />
[p 19]
Qui, dans <strong>le</strong>s « assemblées », où nul n'y voit malice,<br />
Le soir, après la danse au son des carillons,<br />
D'Annette ou de Margot troussent <strong>le</strong>s cotillons.<br />
Passant dont la mine nous botte,<br />
Dont l'allure a si bon aloi,<br />
Et dont la bel<strong>le</strong> humeur dénote<br />
Une âme pure par surcroît,<br />
Qui donc reconnaîtrait en toi,<br />
(...Il faudrait qu'il fût en ribote !)<br />
L'ami de Robin Cail<strong>le</strong>botte [4],<br />
De Chéradame [5] et de Belloy [6],<br />
L'impitoyab<strong>le</strong> Jean Barbotte [7],<br />
Mis pour ses crimes hors la loi ?<br />
Sous ton aspects! débonnaire,<br />
Qui devinerait, dis-<strong>le</strong> moi,<br />
Le farouche tortionnaire<br />
Traître à son Dieu, traître à son Roi,<br />
Dont <strong>le</strong> naturel sanguinaire,<br />
Servi par son hideux sang-froid<br />
Et par sa chance légendaire,<br />
A rempli <strong>le</strong> pays d'effroi ?<br />
Sous l'or de ta barbe nouvel<strong>le</strong>,<br />
Voyons, dis-<strong>le</strong>, trip<strong>le</strong> pendard,<br />
Est-il un seul trait qui révè<strong>le</strong><br />
Quelque apparence du soudard<br />
Perfide, cynique et braillard<br />
***<br />
[p 20]<br />
Le Maréchal de Matignon, commandant <strong>le</strong>s forces roya<strong>le</strong>s avait été envoyé pour mettre <strong>le</strong> siège devant la<br />
forteresse, défendue par Montgomery qui, pour suivi par la haine de Catherine de Médicis, dont il avait tué<br />
l'époux, Henri II, dans un tournoi, s'y était depuis peu réfugié. Barbotte, à la tête d'une bande de soudards, tenta<br />
plusieurs fois des diversions sur <strong>le</strong>s derrières de l'armée assié geante en dévastant la contrée et en pillant <strong>le</strong>s<br />
églises ou manoirs environnants dont il faisait tuer <strong>le</strong>s curés et <strong>le</strong>s châtelains. La légende dit même qu'il allait<br />
jusqu'à vio<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s sépultures. Condamné par défaut au gibet après la prise du vieux château-fort, il crut prudent<br />
de disparaître quelque temps et vécut caché pendant un an dans un vallon sauvage situé au milieu de la forêt<br />
d'Andaine, à l'endroit même où s'élève aujourd'hui la station therma<strong>le</strong> de Bagno<strong>le</strong>s.<br />
Qui ne rêvait en sa cervel<strong>le</strong><br />
Que meurtre, rapine et cautè<strong>le</strong> ;<br />
De ce chevalier du poignard,<br />
Pour sa férocité cruel<strong>le</strong><br />
Voué par <strong>le</strong> juge à la hart ?<br />
Qui donc dirait : « Sous cette cotte,<br />
Humb<strong>le</strong> habit de nos paysans,<br />
Avec cet oeil gris qui clignote<br />
Et dont la paupière escamote<br />
Des regards un peu trop luisants,<br />
Voici <strong>le</strong> fameux Jean Barbotte<br />
Lequel naguère a si longtemps,<br />
[p 21]
Sous la casaque huguenote<br />
Et casqué d'une bourguignotte,<br />
A la tête de cent brigands,<br />
Rebut de la gent parpaillote,<br />
Tenu <strong>le</strong> Passais sous sa botte.<br />
« Dessous ces vêtements rustauds,<br />
C'est lui <strong>le</strong> chef de ces marauds ;<br />
C'est lui qui, ravageant nos terres,<br />
Volant récoltes et troupeaux,<br />
Pillant villages et hameaux,<br />
A mis à sac nos monastères,<br />
Nos hostel<strong>le</strong>ries, nos châteaux,<br />
Nos étab<strong>le</strong>s et nos chaumières,<br />
Après en avoir, sans manières,<br />
Joyeux passe-temps de bourreaux,<br />
E;gorgé <strong>le</strong>s propriétaires,<br />
Sans donner même à ses sicaires<br />
L'ordre d'affi<strong>le</strong>r <strong>le</strong>urs couteaux<br />
Pour ces besognes meurtrières,<br />
« C'est ce meneur d'affreux bouchers<br />
Qui, pour complaire à d'autres maîtres,<br />
Rebel<strong>le</strong> à la foi des ancêtres,<br />
Dépistant <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>urs archers<br />
Par l'ombre complice des hêtres,<br />
Dégringolait de ses rochers,<br />
Pour transformer, avec ses reîtres<br />
Aiguillonnés par moult pichets,<br />
Nos sanctuaires en bûchers<br />
Où, tout vifs, il brûlait nos prêtres<br />
Après <strong>le</strong>s avoir accrochés<br />
Aux croisillons de <strong>le</strong>urs clochers.<br />
« C'est lui qui conduisait <strong>le</strong>s dril<strong>le</strong>s<br />
Qui s'en venaient antan <strong>le</strong> soir,<br />
Ayant jà séché maint pressoir,<br />
Aux jours d'été, sous nos charmil<strong>le</strong>s,<br />
Sans s'y voir invités s'asseoir,<br />
Pénétrant au sein des famil<strong>le</strong>s<br />
Soi-disant pour nous émouvoir<br />
Au récit de <strong>le</strong>urs «peccadil<strong>le</strong>s »,<br />
Mais, presque aussitôt, sans surseoir,<br />
Entrant dans celui de nos fil<strong>le</strong>s<br />
Pour y semer un... désespoir<br />
Lourd à porter sous <strong>le</strong>s guenil<strong>le</strong>s<br />
S'il est faci<strong>le</strong> à... concevoir ;<br />
Et puis s'enfuir, plus vifs qu'anguil<strong>le</strong>s,<br />
En vrillant la nuit de <strong>le</strong>urs tril<strong>le</strong>s,<br />
Après de narquois : Au revoir ! »<br />
Non, personne vraiment, personne, je <strong>le</strong> gage<br />
A coup sûr, ne pourrait tenir pareil langage,<br />
Et, dans l'instant même où l'on causerait de toi,<br />
A qui dirait : « C'est lui ! » te désignant du doigt,<br />
[p 22]<br />
[p 23]
Tout chacun répondrait : « Non, non, ce sont des contes ! »<br />
Et c'est bien, n'est-ce pas, là-dessus que tu comptes,<br />
Toi qui, d'un pas agi<strong>le</strong> et <strong>le</strong>vant haut ton front,<br />
Vas fêter aujourd'hui la Noël à Domfront ?<br />
Parb<strong>le</strong>u ! Depuis un an qu'il n'a fait de fredaines,<br />
A ton coeur l'exil pèse aux gorges des Andaines ;<br />
Oui, bien sûr, tu tes dit, après ces douze mois,<br />
Qu'il t'agréerait assez d'avoir d'autres émois,<br />
Et, de ton val rocheux, lorgnant <strong>le</strong>s tristes mousses,<br />
Qu'à la vil<strong>le</strong> il était d'autres gorges plus douces,<br />
Qu'un lit d'herbes coupées à la bel<strong>le</strong> saison<br />
Est dur aux reins l'hiver et que la venaison,<br />
Nourriture d'ail<strong>le</strong>urs rare depuis l'automne,<br />
A la longue devient un mets bien monotone.<br />
Et puis, la soif. terreur des palais aux abois,<br />
Fait, bien mieux que la faim, sortir <strong>le</strong> loup du bois.<br />
Or la grotte où, trompant <strong>le</strong>s limiers de Talloynes [8],<br />
Tu portais en secret <strong>le</strong> vieux vin des bons moines,<br />
Est vide, et de la Vée [9], onde boisson d'enfer,<br />
L'eau, sur la langue, laisse un mauvais goût de fer.<br />
Peut-être t'es-tu dit aussi, sous tes feuillages,<br />
Que sont certe oubliés tes vols et tes pillages,<br />
Tes gueux ayant tous, au gibet, <strong>le</strong>s sacripants !<br />
Au Diab<strong>le</strong> rendu <strong>le</strong>urs âmes de chenapans ;<br />
Que ton arrêt de mort n'est plus qu'un vieux grimoire,<br />
Et que, tout compte fait, puisque de ta mémoire<br />
Toi-même, avec <strong>le</strong> temps, tu <strong>le</strong>s éliminas,<br />
[p 24]<br />
Nul ne se souvient plus de tes assassinats.<br />
C'est possib<strong>le</strong>, après tout : en France on n'aime guères<br />
Se rappe<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s maux soufferts au temps des guerres<br />
Et, pour nous, nul Léthé ne vaut la douce Paix.<br />
]e craignais pour tes jours. Allons ! je me trompais ;<br />
Humb<strong>le</strong>ment je l'avoue, et c'est toi qui, sans doute,<br />
As raison. Marche donc, mon gars ; poursuis ta route !<br />
Mais voici que l'homme soudain,<br />
Ses pas ayant atteint <strong>le</strong> haut de la colline,<br />
S'est arrêté. Tourné vers l'horizon lointain<br />
Que sa silhouette domine,<br />
La main aux yeux, il examine,<br />
Uniformément blanche au so<strong>le</strong>il du matin,<br />
L'admirab<strong>le</strong> campagne où son humeur badine<br />
A mis plus d'un deuil, c'est certain.<br />
A gauche, c'est Perroux ; à droite, c'est Mortain ;<br />
Dans ce fouillis de bois, Collière se devine ;<br />
Tout en face de lui, c'est <strong>le</strong> Mont Margantin,<br />
Où, dans ses jeunes ans, en dévot pé<strong>le</strong>rin,<br />
S'imposant des Pieds-Nus la rude discipline,<br />
Derrière un lot de gars battant du tambourin,<br />
Il suivait <strong>le</strong>s processions de la Holine [10].<br />
Voici Lucé, Torchamp, Saint-Gil<strong>le</strong>s et Saint-Front ;<br />
Et, là, ces joyeuses fumées,<br />
Derrière ces sapins mués en cheminées,<br />
Marquent la place de Domfront.<br />
***
Droit planté, pour mieux voir retenant son ha<strong>le</strong>ine,<br />
Des toits de Barenton au petit bourg d'Ha<strong>le</strong>ine,<br />
Il contemp<strong>le</strong> la vaste plaine<br />
Théâtre de ses vieux exploits ;<br />
C'est bien là <strong>le</strong> pays où, se riant des lois<br />
Les plus saintes, <strong>le</strong>s plus humaines,<br />
Il a, pendant tant de semaines,<br />
Rêvant de fructueux butins,<br />
Satisfait sans répit ses criminels instincts.<br />
Très loin, voici Lonlay, brûlé par Chéradame,<br />
Son complice <strong>le</strong> plus madré ;<br />
Plus près, aux bords de la Varenne, Notre-Dame<br />
Dont il a mis à mal deux fois <strong>le</strong> prieuré ;<br />
Par là doit se trouver Loré<br />
Dont il assomma <strong>le</strong> curé,<br />
Le pauvre et digne abbé Vandamme,<br />
Le jour même où Belloy, son suppôt préféré,<br />
Ravi d'avoir contraint la femme d'un vidame<br />
A jouer en sa compagnie au trou-madame,<br />
Tout là-bas, vers <strong>le</strong> fond, du côté du Teil<strong>le</strong>ul,<br />
Branchait l'époux d'icel<strong>le</strong> aux bras d'un vieux til<strong>le</strong>ul.<br />
Et c'est Saint-Brice, là, cet humb<strong>le</strong> coin de terre,<br />
Où ses détestab<strong>le</strong>s truands,<br />
Après maints travaux absorbants<br />
Dans <strong>le</strong>s caves du presbytère,<br />
Ont (... Ils n'en ont pas fait mystère)<br />
Postérieurement souillé <strong>le</strong> baptistère<br />
En présence des desservants,<br />
Tout fiers dans <strong>le</strong>ur orgueil de démons malfaisants,<br />
De se torcher ensuite au lin des oriflammes,<br />
Et, ne trouvant ces jeux sans doute assez plaisants,<br />
Ont, pour mieux s'esbaudir, livré l'église aux flammes.<br />
Enfin, de ci, de là, partout, petits points noirs<br />
Par <strong>le</strong> blanc tapis de la neige,<br />
Voici <strong>le</strong>s vieux castels, <strong>le</strong>s antiques manoirs<br />
Dont il a fait crou<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s murs à certains soirs,<br />
Trop faib<strong>le</strong>s qu'ils étaient pour soutenir un siège,<br />
Après avoir, larron qui sait comment s'allège<br />
Le contenu des plus secrets tiroirs,<br />
Râflé <strong>le</strong> revient des terroirs,<br />
En gaillard rompu, cette, à semblab<strong>le</strong> manège ;<br />
Et voici <strong>le</strong>s pauvres hameaux<br />
Dont s'évanouissaient <strong>le</strong>s brebis et <strong>le</strong>s veaux<br />
Quand, pour courir à des méfaits nouveaux,<br />
Il y passait avec son infernal cortège ;<br />
Et voici, sommeillant dans <strong>le</strong>urs clos de pommiers<br />
Qui n'eurent pas <strong>le</strong> privilège<br />
D'être épargnés par ses routiers,<br />
Les cimetières, <strong>le</strong>s chapel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s moutiers<br />
Dessus <strong>le</strong>squels, pendant des mois entiers,<br />
Il exer¸a sa rage sacrilège<br />
Par haine évidemment d'un Dieu qu'il bafouait,<br />
Du guet, qui <strong>le</strong> traquait, se faisant un jouet,<br />
Et, comme par magie, éventant chaque piège,<br />
Dans la lutte toujours d'aplomb, dur comme un roc,<br />
[p 25]<br />
[p 26]
N'ayant jamais reçu <strong>le</strong> moindre coup d'estoc,<br />
Protégé, semblait-il, par quelque sortilège.<br />
Or ce Passais qu'il a mis à feu et à sang,<br />
Maintenu dans <strong>le</strong> mal par un destin funeste,<br />
Notre homme, en <strong>le</strong> fouillant de son regard perçant,<br />
(A quelques lourds remords peut-être obéissant<br />
Et non pour admirer <strong>le</strong> paysage agreste)<br />
Voit que de tant d'horreurs nul<strong>le</strong> trace ne reste.<br />
Eglises, hameaux et moutiers par lui détruits<br />
Çà et là, de nouveau, piquent <strong>le</strong>urs silhouettes<br />
Au milieu des vergers prometteurs d'autres fruits,<br />
Et, de rechef, aux toits des manoirs reconstruits,<br />
Avec un bruit pareil au dur cri des mouettes,<br />
Sous l'action du vent, grincent <strong>le</strong>s girouettes.<br />
C'est bien là cependant <strong>le</strong> coin de sol béni<br />
Qu'il a trahi jadis d'une façon si vi<strong>le</strong><br />
Sans que Monsieur du Bois [11] l'en ait encor puni,<br />
(Brrr ! Rien que d'y songer, son front se rembrunit.)<br />
Et qui, de l'horizon jusqu'au pied de la vil<strong>le</strong>,<br />
Par son fait, a souffert de la guerre civi<strong>le</strong>.<br />
***<br />
[p 27]<br />
Par un hasard fâcheux si tous <strong>le</strong>s braves gens,<br />
Nob<strong>le</strong>s, bourgeois, vilains, moines, c<strong>le</strong>rcs ou sergents,<br />
Qui, de tous <strong>le</strong>s côtés, tombèrent ses victimes,<br />
Allaient, là, devant lui, se dresser, unanimes<br />
A l'accuser avec des airs désobligeants !<br />
(... Ah ! Que la soif rend donc <strong>le</strong>s coeurs pusillanimes !)<br />
Oui, l'on a rebâti <strong>le</strong>s demeures, mais si,<br />
Lui qui ne connaissait ni pitié ni merci,<br />
Il allait, de sa cruauté vivantes preuves,<br />
Voir surgir à <strong>le</strong>ur tour <strong>le</strong>s mères et <strong>le</strong>s veuves<br />
Des fils qu'il trucida, des époux qu'il occit<br />
Juste aux endroits marqués par ces murail<strong>le</strong>s neuves !<br />
Si, par l'effet subit de quelque enchantement<br />
Pareil à ceux dont on par<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s vieux contes,<br />
Des orphelins qu'il fit l'énorme attroupement,<br />
Glissant au sein des airs, allait dans un moment,<br />
(... Hum ! On a comme a, parfois, de durs mécomptes !)<br />
Déferlant à ses pieds, lui réclamer des comptes !<br />
A l'évocation d'un aussi lourd passé,<br />
Tison qu'il croyait mort enfoui sous la cendre,<br />
Jean, <strong>le</strong> long de son dos que n'a pas transpercé<br />
La bise d'hiver, sent un autre froid descendre.<br />
Campé sur <strong>le</strong> talus pierreux, la face au vent<br />
Qui de ses longs cheveux fait voltiger <strong>le</strong>s franges,<br />
Les deux genoux fléchis et <strong>le</strong>s mains en avant<br />
[p 28]
Les deux genoux fléchis et <strong>le</strong>s mains en avant<br />
Comme pour repousser des visions étranges,<br />
Il jette autour de lui des regards alarmés,<br />
Puis, détournant la tête, un tremb<strong>le</strong>ment de fièvre<br />
Secouant vers ses épau<strong>le</strong>s la peau de chèvre,<br />
Les dents serrées, un souff<strong>le</strong> rauque sur la lèvre,<br />
Il demeure un instant pâ<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s yeux fermés.<br />
Mais pourquoi s'arrêter à ces tristes idées ?<br />
Ce sont là questions depuis longtemps vidées.<br />
Fuyez au loin, remords ! N'appesantissez pas<br />
Sur ce front que ne guette encor point <strong>le</strong> trépas,<br />
Les ong<strong>le</strong>s acérés de vos pattes crochues ;<br />
Réservez vos fureurs pour <strong>le</strong>s têtes chenues ;<br />
Gardez, monstres, gardez vos dards empoisonnés<br />
Pour <strong>le</strong> lâche troupeau de ces infortunés<br />
Qui depuis maint hiver déjà courbent <strong>le</strong>urs nuques<br />
Sous <strong>le</strong> fardeau de <strong>le</strong>urs infirmités caduques.<br />
A vous, oui, bien à vous, tous ces débris tremblants.<br />
Mais cet homme, debout au-dessus des prés blancs,<br />
Qui dessine, au sommet de la roche pointue,<br />
De l'immobilité la vivante statue,<br />
Et dont l'oeil, maintenant rouvert, s'enflamme et luit,<br />
O remords ! croyez-vous donc être faits pour lui ?<br />
Vous imaginez-vous que vos dents aient la force<br />
De mordre sur son coeur et d'en percer l'écorce ?<br />
Pensez-vous faire choir sous vos coups renaissants<br />
Ce corps d'athlète antique et ces membres puissants ?<br />
Observez, par pitié, <strong>le</strong> rictus sardonique<br />
Qui sabre par moments cette bouche ironique,<br />
Tels des éclairs au ciel pendant <strong>le</strong>s soirs d'été.<br />
Fi donc ! Vous perdriez vos jours en vérité<br />
A chercher <strong>le</strong> défaut de l'épaisse cuirasse<br />
Que la jeunesse, autour de cette âme coriace,<br />
Tisse, obstac<strong>le</strong> solide et clos de toutes parts,<br />
Où vous émousseriez l'acier de vos poignards.<br />
Des moribonds soumis à votre rage blême,<br />
Dites-vous que cet homme est l'antithèse même.<br />
Ceux-là qui vont descendre aux funèbres caveaux,<br />
Vous pouvez <strong>le</strong>s frapper de coups toujours nouveaux ;<br />
Mais contre celui-ci vos ires seraient vaines.<br />
Le sang riche qui cou<strong>le</strong> à torrents dans ses veines,<br />
Le souff<strong>le</strong> bien rythmé qui sort de ses poumons,<br />
Le clair regard qu'il darde à présent sur <strong>le</strong>s monts<br />
Là-bas vers l'horizon, la main large et nerveuse<br />
Qu'il crispe avec défi sur la branche noueuse,<br />
Tout, chez lui, main, regard, souff<strong>le</strong> et sang généreux,<br />
Tout s'unit pour crier dans un élan fougueux,<br />
Au travers de l'air pur dont sa gorge s'enivre,<br />
Le bonheur d'être fort et <strong>le</strong> plaisir de vivre.<br />
Complètement remis de son premier frisson,<br />
Jean reprend à la fois sa marche et sa chanson.<br />
***<br />
[p 29]<br />
***
Il songe en sa gueuserie,<br />
Qu'il va la revoir enfin,<br />
L'auberge du vieux Séguin<br />
Où, p<strong>le</strong>in de gloutonnerie,<br />
Jadis, il a, <strong>le</strong> coquin !<br />
Fait plus d'une soû<strong>le</strong>rie<br />
Avec <strong>le</strong>s gens de son bord,<br />
Routiers et va<strong>le</strong>ts de ferme,<br />
Noirs de poil, noirs d'épiderme<br />
Et noirs d'âme plus encor.<br />
Ah ! <strong>le</strong> bon vieux Lion d'Or ! [12]<br />
Comme l'on y buvait ferme !<br />
Qu'on y bâfrait de bons plats,<br />
Les jours de grande liesse,<br />
Quand on y prenait repas !<br />
Sous une sorte d'ivresse,<br />
Fermant <strong>le</strong>s yeux, ébloui,<br />
(... Oh ! l'image enchanteresse !)<br />
Il voit en face de lui<br />
Le personnel domestique<br />
De l'hostel<strong>le</strong>rie antique,<br />
De toutes parts aujourd'hui<br />
Roulant son flot sympathique<br />
Dans la rumeur et <strong>le</strong> bruit<br />
Sommeliers courant aux caves,<br />
Cochers à trip<strong>le</strong>s mentons,<br />
Maîtres-queux à panses graves,<br />
Grasses fil<strong>le</strong>s, margotons<br />
Aux bras nus jusqu'à l'aissel<strong>le</strong>,<br />
Aux rebondissants tétons ;<br />
Petits laveurs de vaissel<strong>le</strong>,<br />
Serviab<strong>le</strong>s marmitons,<br />
Engagés par escadrons<br />
Pour presque une bagatel<strong>le</strong>,<br />
Et dont la sueur ruissel<strong>le</strong><br />
Sur <strong>le</strong> cuivre des chaudrons.<br />
Tout ce monde s'entrelace,<br />
Chacun venant prendre place<br />
Au beau rêve qu'il poursuit<br />
Et tout ce monde galope,<br />
Tel<strong>le</strong> au désert l'antilope,<br />
Dedans son cerveau séduit,<br />
Cependant que sous l'empire<br />
De la fièvre qui l'inspire,<br />
Il croit entendre au lointain,<br />
Encore accorte et friande<br />
Dans sa jupe de satin,<br />
La bonne hôtesse normande,<br />
Compagne du vieux Séguin,<br />
Qui surveil<strong>le</strong> et qui commande,<br />
Qui s'agite et qui gourmande<br />
Aux approches du festin<br />
[p 30]<br />
[p 31]
« Reluisez, grands dressoirs de chêne,<br />
Plus noirs et polis que l'ébène<br />
De mèches, pour la nuit prochaine,<br />
Garnissez-vous, quinquets fumeux<br />
Ranimez l'éclat de vos teintes,<br />
Faïences bizarrement peintes,<br />
Pichets d'étain, modestes pintes<br />
Et plats de Vieux-Rouen fameux<br />
« En véritab<strong>le</strong>s avalanches<br />
Descendez de vos larges planches,<br />
Gros pains de seig<strong>le</strong> et miches blanches !<br />
Andouil<strong>le</strong>s, grotesques rondins,<br />
Laissez choir en la cheminée<br />
La peau noire et parcheminée<br />
Que vous a faite la fumée !<br />
Cuisez, gibier ! Gril<strong>le</strong>z, boudins !<br />
« Au fond des grosses jarres closes,<br />
Voici venir pour vos chair roses<br />
Le moment des apothéoses<br />
Comptez vos tranches, fins jambons !<br />
Bien vite, offrez, dindes pansues<br />
Que <strong>le</strong>s truffes rendent bossues,<br />
Lascivement vos chairs cossues<br />
Aux brûlants baisers des charbons !<br />
« En bonnes ga<strong>le</strong>ttes, sans cesse,<br />
Transforme-toi, farine épaisse,<br />
Sur <strong>le</strong> disque frotté de graisse<br />
Selon <strong>le</strong>s préceptes de l'art !<br />
Flacons aux formes respectab<strong>le</strong>s,<br />
Apprêtez vos cols vénérab<strong>le</strong>s<br />
A répandre à flots par <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s<br />
Les rubis de votre nectar !<br />
«Rôtissez, viandes alléchantes !<br />
Bouillonnez, mixtures savantes !<br />
Oignons, des petites servantes<br />
Faites p<strong>le</strong>urer <strong>le</strong>s yeux inquiets !<br />
Et vous, châtaignes, fruits rustiques,<br />
Faites éclater vos tuniques<br />
En pétaradant sur <strong>le</strong>s briques<br />
Comme autant de petits mousquets<br />
« Quant à toi, sotte va<strong>le</strong>tail<strong>le</strong>,<br />
Besogne et d'estoc et de tail<strong>le</strong> !<br />
En ce moment de la batail<strong>le</strong>,<br />
Les paresseux sont des félons ;<br />
Compte <strong>le</strong>s fruits, emplis la cruche,<br />
Rince, balaie, essuie, épluche !<br />
Du nerf ! Allons, vite ! Ma ruche<br />
***<br />
[p 32]<br />
[p 33]
N'est pas faite pour <strong>le</strong>s frêlons !<br />
Regarde un peu, troupe servi<strong>le</strong>,<br />
Ce peup<strong>le</strong> immense qui défi<strong>le</strong><br />
Et va se ruer par la vil<strong>le</strong><br />
Au gastronomique déduit.<br />
Çà, du jus dans <strong>le</strong>s lèchefrites !<br />
Un feu d'enfer sous <strong>le</strong>s marmites !<br />
Car ce ne sont pas des ermites<br />
Que nous attendons aujourd'hui.<br />
« Non, non ; c'est la fou<strong>le</strong> affamée<br />
Que cette foire renommée [13],<br />
Suivant sa nob<strong>le</strong> accoutumée,<br />
Attire en nos remparts normands ;<br />
Pour l'allègement des sacoches<br />
Et l'aplatissement des poches,<br />
Fais virer <strong>le</strong>s grands tournebroches<br />
Devant la flamme des sarments.<br />
« Ouïs <strong>le</strong> bruit croissant qu'apporte<br />
La cohue. Or çà, fais en sorte<br />
Qu'en passant devant notre porte<br />
On hume l'air béatement,<br />
Et que, sur <strong>le</strong>s places voisines,<br />
Le doux fumet de nos cuisines<br />
Ail<strong>le</strong> chatouil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s narines<br />
D'un très discret picotement.<br />
« A l'aspect du bon cidre jaune<br />
Dont jà l'or, sur <strong>le</strong>s nappes, trône,<br />
Il faut que, du nocturne prône<br />
Redoutant l'ordinaire ennui,<br />
Chacun se pourlèche et se dise<br />
Ah ! Si j'en crois ma gourmandise,<br />
Qu'on doit chanter dans cette église<br />
De bel<strong>le</strong>s messes de minuit !<br />
« Il faut qu'aux parfums de l'office,<br />
Du haut en bas de l'édifice,<br />
Notre vaste logis s'emplisse<br />
De rustres et de gens d'esprit.<br />
Plus de place ? Eh donc ! Qu'on se serre<br />
A la guerre comme à la guerre<br />
Le vieux proverbe ne ment guère<br />
Plus on est de fous, plus on rit !<br />
[p 34]<br />
« J'entends déjà, sans variantes,<br />
Tout <strong>le</strong> lot des phrases prudentes<br />
Qui terminent chez nous <strong>le</strong>s ventes<br />
Du bétail ou du « carabin » [14]<br />
Est-ce oui ? - Je n'dis point non. - L'affaire<br />
Vous plaît-el<strong>le</strong> ? - El<strong>le</strong> aurait d'quoué m'plaire.<br />
- Allons! Par<strong>le</strong>z franc, mon compère<br />
Ça vous va-t'y ? - Peut-être bin!<br />
« Eh bien ! ce que je veux, gueusail<strong>le</strong>,
C'est que tout ce monde s'en ail<strong>le</strong>,<br />
Gorgé de boire et de mangeail<strong>le</strong> .<br />
Dans son Perche ou son Avranchin ;<br />
Que, ce soir, la panse replète,<br />
Une rougeur à la pommette,<br />
Toute cette gent se promette<br />
De nous revenir l'an prochain ;<br />
« Je veux qu'au loin, par la campagne,<br />
De Tinchebray jusqu'à Mortagne,<br />
Du pays d'Auge à la Bretagne,<br />
On ne trouve pas de maison<br />
Où <strong>le</strong> récit de nos lippées,<br />
Mieux que <strong>le</strong>s vieil<strong>le</strong>s épopées,<br />
N'occupe <strong>le</strong> temps des veillées,<br />
Perpétuant notre renom ;<br />
« Qu'enfin, par toute la nature,<br />
Glissant de ramure en ramure,<br />
La brise el<strong>le</strong>-même murmure<br />
Ah! Bonnes gens, il n'est encor<br />
Qu'un Domfront dans la Normandie,<br />
Et, soit dit sans forfanterie,<br />
En Domfront, qu'une hostel<strong>le</strong>rie<br />
C'est l'auberge du « Lion d'Or ! »<br />
C'est <strong>le</strong>s yeux rendus cupides<br />
Par ce songe éblouissant,<br />
Que <strong>le</strong> meunier, se pressant,<br />
Arrive à grands pas rapides<br />
Sur la roche Saint-Vincent [15] ;<br />
Mais soudain, en personnage<br />
Par l'âge rendu prudent,<br />
Par <strong>le</strong> malheur rendu sage,<br />
Bien vite il en redescend,<br />
A bon droit considérant<br />
Que ce serait un présage<br />
En somme peu rassurant<br />
Pour la fin de son voyage<br />
De voir, près de son bonnet<br />
Et pas loin de son visage,<br />
L'instrument dont il connaît<br />
Le patibulaire usage<br />
Assombrir <strong>le</strong> paysage [16]<br />
« Passer devant <strong>le</strong> gibet,<br />
Murmure-t-il, absorbé,<br />
En l'occasion présente,<br />
Cela n'a rien qui me tente.<br />
Par Luther et par Calvin ! [17]<br />
Prenons un autre chemin.<br />
De cette façon, j'évite<br />
Vision trop insolite.<br />
[p 35]<br />
[p 36]
Déjà potence, l'été,<br />
N'est pas bel<strong>le</strong> en vérité ;<br />
Mais, l'hiver, quel<strong>le</strong> horreur ! Té !<br />
Ami Jean, sauvons-nous vite ! »<br />
Et sur ces mots goguenards,<br />
Pour gagner une autre porte,<br />
De la vieil<strong>le</strong> place forte<br />
Il fait <strong>le</strong> tour des remparts.<br />
Juste à cette heure-là, précisément deux hommes<br />
Quittaient en devisant <strong>le</strong> château de Godras [18] ,<br />
Les yeux tout alourdis encor des derniers sommes,<br />
Comme de braves gens qui sortent de <strong>le</strong>urs draps.<br />
L'un gros, gras, potelé, sous sa robe de bure,<br />
Trottinait comme un rat ; l'autre, moins corpu<strong>le</strong>nt,<br />
Assez grand, revêtu d'un manteau de fourrure,<br />
L'air digne, à ses côtés marchait d'un pas plus <strong>le</strong>nt.<br />
Le moine, tout bas, mais d'un ton p<strong>le</strong>in de maîtrise,<br />
Paraissait discuter avec son compagnon<br />
Quelque sujet pieux intéressant l'Eglise<br />
Il parlait, en effet, du prochain réveillon.<br />
D'un si grave entretien respectant <strong>le</strong> mystère,<br />
La fou<strong>le</strong>, qui grouillait plus dense à ce moment<br />
Sur la place, tirait <strong>le</strong> bonnet jusqu'à terre<br />
Et s'ouvrait devant eux avec empressement.<br />
[p 37]<br />
Ce devaient être là de puissants personnages ;<br />
Car vous auriez pu voir <strong>le</strong>s bambins étonnés,<br />
Ainsi que pour <strong>le</strong>ur rendre eux-mêmes des hommages,<br />
Cesser de se fourrer <strong>le</strong>s doigts au fond du nez.<br />
***<br />
[p 38]<br />
- Qui donc était-ce ? Qui ? Renseignez-vous, de grâce !<br />
- Par Mahom ! Messeigneurs, vous êtes bien pressés<br />
Mais, si je vous disais, moi, que ma Muse est lasse,<br />
Que cela m'indiffère ou que point ne <strong>le</strong> sais<br />
Ah ! Je l'entends d'ici, votre voix furibonde,<br />
Me clamer au milieu des cris <strong>le</strong>s plus divers<br />
Qu'on ne doit pas ainsi se moquer de son monde,<br />
Et m'appe<strong>le</strong>r ganache, en prose et même en vers<br />
Allons ! mes bons amis, rassérénez votre âme ;<br />
Ma plume ne saurait vous faire un tel affront<br />
L'un était Jean Bidault, prieur de Notre-Dame [19],<br />
L'autre, Pierre Ledin, gouverneur de Domfront [20].
- Peuh ! m'objecterez-vous, singulier diocèse,<br />
Evêché très bizarre, où <strong>le</strong>s prieurs ainsi<br />
Peuvent en gais lurons découcher à <strong>le</strong>ur aise !<br />
Monsieur, veuil<strong>le</strong>z au moins nous expliquer... - Voici :<br />
Notre bon gouverneur, très féru du mérite<br />
De son ami Bidault, <strong>le</strong> retenait souvent<br />
A souper au château, lui réservant un gîte<br />
Quand il était trop tard pour rentrer au couvent.<br />
Or, je puis à présent vous <strong>le</strong> dire à l'oreil<strong>le</strong>,<br />
C'est, cette fois encor, ce qui s'était produit<br />
Le doux frocard, venu pour banqueter la veil<strong>le</strong>,<br />
Sous <strong>le</strong> toit de son hôte avait passé la nuit.<br />
Puis, sans doute trouvant bel<strong>le</strong> la destinée,<br />
Tendre <strong>le</strong> matelas et l'oreil<strong>le</strong>r moel<strong>le</strong>ux,<br />
Il s'était octroyé la grasse matinée,<br />
En rond pelotonné comme un gros chat fri<strong>le</strong>ux,<br />
Perdu dans <strong>le</strong> duvet de sa béatitude,<br />
Avec <strong>le</strong> désir lâche et vaguement païen<br />
De rester de longs mois dans cette quiétude,<br />
Sans ava<strong>le</strong>r de messe et sans penser à rien.<br />
Hélas ! Il avait bien fallu pourtant, sous peine<br />
De se voir gourmander par tout <strong>le</strong> prieuré,<br />
Afin de regagner <strong>le</strong>s bords de la Varenne [21],<br />
S'arracher aux douceurs du bort lit rembourré.<br />
Il avait donc sauté brusquement sur <strong>le</strong>s dal<strong>le</strong>s,<br />
Avait fait sa toi<strong>le</strong>tte et, <strong>le</strong> teint rajeuni,<br />
Venait de commencer à mettre ses sanda<strong>le</strong>s,<br />
Quand son aspect s'était tout à coup rembruni.<br />
Quel taon avait piqué cette grosse marmotte ?<br />
Ah ! certes, vous l'eussiez appris, l'instant suivant,<br />
A l'entendre grogner : « Coquin de Jean Barbotte ! »<br />
Il est vrai qu'il jetait ce cri-là si souvent !<br />
Cela datait du temps où pour ses anciens maîtres,<br />
Ne professant, ma foi, qu'un respect relatif,<br />
Le meunier, soutenu par sa bande de reîtres,<br />
Exerçait contre eux son pouvoir... exécutif.<br />
En avaient-ils alors vécu <strong>le</strong>s pauvres moines,<br />
De terrib<strong>le</strong>s moments, confinés dans <strong>le</strong>urs murs,<br />
A regarder flamber <strong>le</strong>urs blés et <strong>le</strong>urs avoines<br />
Ou choir de <strong>le</strong>urs vergers <strong>le</strong>s fruits non encor mûrs !<br />
En avaient-ils passé de ces nuits d'insomnie,<br />
Debout au moindre bruit, ne dormant que d'un oeil,<br />
[p 38]<br />
***<br />
[p 40]
Encore pour songer qu'un subit incendie,<br />
Enveloppant <strong>le</strong>ur couche, en faisait un cercueil ! [22]<br />
A se sentir ainsi mordus des mêmes transes<br />
Devant ce vil démon sorti du sombre enfer,<br />
Tous, ils avaient perdu la moitié de <strong>le</strong>urs panses ;<br />
Mais lui, sans contredit, avait <strong>le</strong> plus souffert.<br />
Lui qui marchait jadis la tail<strong>le</strong> ronde<strong>le</strong>tte,<br />
Egrenant au so<strong>le</strong>il son rosaire de buis,<br />
Il était devenu plus mince qu'une ab<strong>le</strong>tte.<br />
Maigre ? Un prieur ? Ah ! fi ! Combien de fois, depuis,<br />
Désespérant, malgré ses tours au réfectoire,<br />
De jamais retrouver un pareil embonpoint,<br />
L'avait-il répété ce cri comminatoire<br />
« Coquin de Jean Barbotte ! » en brandissant <strong>le</strong> poing !<br />
Car c'était lui, ce Jean, l'auteur seul responsab<strong>le</strong>,<br />
L'ordonnateur maudit des massacres d'antan,<br />
Qui l'en avait réduit à cet aspect minab<strong>le</strong>,<br />
Pour obéir sans doute aux ordres de Satan.<br />
Puis, (... Il n'est si long deuil, mon Dieu ! qui ne finisse !)<br />
A force d'oremus, de pater et d'ave,<br />
Peut-être à force aussi de se rendre à... « l'office »,<br />
Son gros ventre s'était quelque peu retrouvé.<br />
Sa bonne humeur, partant, était ressuscitée<br />
Le rire, chez un moine, est frère du bedon.<br />
Dans son âme chrétienne autrefois tourmentée,<br />
L'oubli s'était fait place à défaut du pardon ;<br />
Mais par un vieux tréfonds de haine inconsciente,<br />
Victime malgré lui d'un tic invétéré,<br />
Sans cesse, à tout propos, ô manie innocente<br />
Il émettait ce cri si souvent proféré<br />
« Coquin de Jean Barbotte ! » Avait-il la migraine ;<br />
L'évêque, en son désir de <strong>le</strong> mieux surmener,<br />
Venait-il à prescrire une longue neuvaine ;<br />
Troublait-on brusquement sa sieste après dîner,<br />
[p 41]<br />
Tout de suite, un strident : « Coquin de Jean Barbotte ! »<br />
Anathématisait la cause de son mal ;<br />
Ces quatre mots éclos sur sa lèvre dévote,<br />
Il rentrait aussitôt dans son état normal.<br />
Ce matin-là pourtant, contre son ordinaire,<br />
Après avoir lancé son juron favori,<br />
De messire Bidault <strong>le</strong> masque débonnaire<br />
Etait resté pensif et n'avait pas souri.<br />
A quel fait imputer ce noir accès de bi<strong>le</strong> ?<br />
Depuis la veil<strong>le</strong> au soir, qu'était-il arrivé ?<br />
***
Devinez, palsamb<strong>le</strong>u ! Je vous <strong>le</strong> donne en mil<strong>le</strong>.<br />
Vous renoncez ? Eh bien, n'avait-il pas rêvé<br />
Que ce coquin de Jean, sorti de son repaire,<br />
Etait, voyez un peu quel être malfaisant !<br />
Veau lui proposer, moyennant numéraire,<br />
Deux lapins de garenne assistés d'un faisan.<br />
Non de ces lapereaux nourris de mauvaise herbe,<br />
Pas un petit oiseau de rien, maigre régal,<br />
Mais d'énormes lapins, mais un faisan superbe,<br />
Qu'il avait braconnés dans <strong>le</strong> parc monacal.<br />
Eh quoi ! <strong>le</strong> gueux ainsi <strong>le</strong> poursuivrait sans trêves i<br />
Après avoir gâté ses veil<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> voilà<br />
Qui venait maintenant empoisonner ses rêves !<br />
Quand l'aurait-on pendu, ce moderne Attila ?<br />
Avouons entre nous, sans y mettre de honte,<br />
Que ce raisonnement avait un certain poids,<br />
Et vite reprenons <strong>le</strong> fil de notre conte ;<br />
Car cette parenthèse explique assez, je crois,<br />
Pourquoi ce matin-là c'est d'humeur fort bougonne<br />
Qu'il avait ceint sa robe. (... On disait, en passant,<br />
Qu'il n'avait que cela de saint dans sa personne,<br />
Notre excel<strong>le</strong>nt prieur au teint réjouissant.)<br />
Moins renfrogné pourtant, à mesure que l'heure<br />
Traçait son ombre fine au cadran noir scellé<br />
Dans la pierre au fronton de l'antique demeure,<br />
C'est presque en souriant qu'il s'en était allé,<br />
Par ce beau matin clair et joyeux de décembre,<br />
Présenter ses respects au chef de la cité.<br />
Mons Ledin, qui sortait lui-même de sa chambre,<br />
De sa ferveur au lit l'avait félicité,<br />
Puis, obéissant à sa nature civi<strong>le</strong>,<br />
S'était mis en chemin avec l'homme des cieux,<br />
Pensant l'accompagner jusqu'aux murs de la vil<strong>le</strong> ;<br />
Le moine, grand bavard, ne demandait pas mieux ;<br />
Tous deux y gagneraient : épée et patenôtre<br />
D'accord allant <strong>le</strong>ur train, <strong>le</strong>s marques de respect<br />
Qu'on donnerait à l'un, rejaillissant sur l'autre,<br />
Chacun empocherait cet honneur indirect.<br />
Voilà pourquoi, plus fiers et plus vains que des doges,<br />
Ensemb<strong>le</strong> <strong>le</strong> prieur et messire Ledin<br />
Marchaient. Midi sonnait à toutes <strong>le</strong>s horloges<br />
Comme ils allaient passer sous la porte Cadin [23].<br />
[p 42]<br />
[p 43]
Mais quelqu'un franchit la herse,<br />
S'avançant en sens inverse<br />
Dans <strong>le</strong> milieu du chemin.<br />
« Voilà, pardieu ! de l'audace !<br />
Dit brusquement <strong>le</strong> robin.<br />
L'antique respect s'efface ;<br />
Vous verrez, mon cher Ledin,<br />
Si nous n'y tenons la main<br />
D'une manière efficace,<br />
Que cette orde populace<br />
Marchera sur nous demain.<br />
Allons ! place, vilain ! place ! »<br />
Un instant déconcerté,<br />
Le manant à qui s'adresse<br />
Cet ordre exempt de tendresse<br />
En sa spontanéité,<br />
Vivement lève la tête<br />
Et, soudain figé, s'arrête<br />
Pendant que, de son côté,<br />
Le gros moine qui regarde<br />
Cette figure hagarde<br />
Pousse un formidab<strong>le</strong> cri<br />
« Comment ? Toi ? Toi, misérab<strong>le</strong><br />
Echappé de pilori !<br />
Toi, criminel détestab<strong>le</strong>,<br />
De boue et de sang pétri<br />
Et des braves gens flétri !<br />
Ah ! tremb<strong>le</strong>, chien, félon, traître,<br />
Qui venais ici peut-être<br />
Dans l'espoir de nous braver !<br />
Voici que pour ta personne<br />
L'heure du règ<strong>le</strong>ment sonne<br />
Et tu fais bien d'arriver.<br />
Du Malin, va<strong>le</strong>t servi<strong>le</strong>,<br />
Toi qui n'as rendu jamais<br />
Que l'ingratitude vi<strong>le</strong><br />
En échange des bienfaits,<br />
Tu vas bientôt, sois tranquil<strong>le</strong>,<br />
Recevoir en cette vil<strong>le</strong><br />
Le prix de tous tes forfaits.<br />
De toi, justement, compère,<br />
J'ai rêvé, la nuit dernière ;<br />
Tu m'apportais du gibier<br />
Au réveil, méchant meunier,<br />
J'ai bonnement pris ce songe<br />
Pour un enfantin mensonge,<br />
Je n'aurais jamais pensé<br />
Qu'il pût être dépassé.<br />
Toi non plus, je <strong>le</strong> présume ;<br />
Faisans gras et lapins lourds<br />
Sont presque notre coutume ;<br />
Gibier de poil et de plume<br />
***<br />
[p 44]<br />
[p 45]
Chez nous se voit tous <strong>le</strong>s jours ;<br />
Nos réserves en sont p<strong>le</strong>ines.<br />
Celui que tu nous amènes,<br />
Je te <strong>le</strong> dis sans détours,<br />
Est plus rare en nos domaines.<br />
Comme tel, roi des pillards,<br />
Soit dit, sans te faire offense,<br />
II a droit à nos égards ;<br />
C'est du gibier... de potence<br />
Va, nous lui saurons très bien<br />
Donner, vu la circonstance,<br />
La sauce qui lui convient. »<br />
Puis, lors, sans reprendre ha<strong>le</strong>ine,<br />
S'adressant au Gouverneur<br />
Dont l'oeil contemplait la scène<br />
D'un air interrogateur,<br />
Le moine, qui se démène<br />
Ainsi qu'un énergumène,<br />
Montre l'homme de la main :<br />
Or ça, messire Ledin,<br />
Je vous ai parlé naguère<br />
D'un huguenot détesté<br />
Dont l'âpre méchanceté<br />
Pendant de longs mois de guerre<br />
Avec ivresse a porté<br />
Par toute la vicomté<br />
Sa fol<strong>le</strong> rage d'occire ;<br />
Je vous ai parlé, messire,<br />
De certain meunier, va<strong>le</strong>t<br />
Du vieux couvent de Lonlay,<br />
Qui, rempli de cafardise,<br />
A tout venant se vantait<br />
De chérir <strong>le</strong>s gens d'Eglise<br />
Par nature et par métier,<br />
Et qui, bruta<strong>le</strong> surprise<br />
Résultant de sa traîtrise,<br />
Le neuf mars de l'an dernier,<br />
En passant par Notre-Dame<br />
Avec Poly, Chéradame [24]<br />
Et <strong>le</strong>s gens du Balafré,<br />
Pour nous mieux montrer sa flamme,<br />
Brûla notre prieuré.<br />
Il s'appelait jean Barbotte,<br />
Ce produit de parpaillote,<br />
Et si l'on me voit ainsi,<br />
Me dressant contre <strong>le</strong> vice,<br />
Réclamer de vous justice,<br />
C'est que <strong>le</strong> gueux est ici<br />
Et que, ce gueux, <strong>le</strong> voici ! »<br />
Au cours de cette tirade<br />
Fort longue, <strong>le</strong> camarade<br />
N'a pas même tressailli.<br />
C'est <strong>le</strong> front enorgueilli<br />
D'une subite bravade,<br />
(... Et cette fanfaronnade<br />
Lui donne, ma foi, grand air...)<br />
Qu'il promène, calme et fier,<br />
Sur <strong>le</strong>s fou<strong>le</strong>s accourues<br />
Par <strong>le</strong> déda<strong>le</strong> des rues<br />
Le regard de son oeil clair.<br />
Il est pris. Eh bien ! Qu'importe ?<br />
[p 46]
Pourquoi ferme-t-on la porte ?<br />
Sous vos corse<strong>le</strong>ts de cuir<br />
Qui vous a dit, gens d'escorte,<br />
D'accourir prêter main-forte ?<br />
Il ne songe pas à fuir.<br />
Son âme n'est pas déçue<br />
De ne point trouver d'issue.<br />
Non ; il se dit simp<strong>le</strong>ment<br />
Que puisque l'heure est venue<br />
De partir décidément<br />
Pour la contrée inconnue<br />
Où règne la mort bourrue,<br />
II s'en ira vaillamment<br />
Comme doit faire un Normand.<br />
« Allons ! mécréant, avance !<br />
Ordonne <strong>le</strong> Gouverneur.<br />
Tu viens d'entendre, je pense,<br />
Le discours du bon prieur ;<br />
Que dis-tu pour ta défense ? »<br />
Mais Jean garda <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.<br />
« Çà, voyons ! Sur mon honneur !<br />
Reprend l'autre avec aigreur,<br />
Personne ici, trip<strong>le</strong> buse,<br />
N'est la dupe de ta ruse.<br />
Te reconnais-tu l'auteur<br />
Des crimes dont on t'accuse ?<br />
Quoi ! tu ne me réponds pas ?<br />
C'est donc t'avouer coupab<strong>le</strong>.<br />
Nous te jugerons, mon gars ;<br />
Mais voici l'heure où la tab<strong>le</strong><br />
S'apprête pour <strong>le</strong> repas.<br />
Je remets donc, misérab<strong>le</strong>,<br />
A quatre jours <strong>le</strong>s débats.<br />
Va, ton affaire est certaine,<br />
Car <strong>le</strong> jugement rendu,<br />
L'ami, tu seras pendu<br />
Vers la fin de la semaine.<br />
Holà ! Gardes, qu'on l'emmène ! »<br />
Mais, Bidault, d'un air grognon<br />
« Il serait fort dérisoire<br />
Que ce vilain compagnon<br />
Vous forçât pour cette histoire<br />
A tenir nouveau prétoire.<br />
Jacques-François Lamoignon,<br />
Prévôt du grand Matignon,<br />
Sur maint bon réquisitoire,<br />
Au gibet l'a condamné ;<br />
L'édit n'est point rapporté<br />
Et demeure exécutoire.<br />
- Eh ! bien, s'il en est ainsi,<br />
La cause reste entendue.<br />
Qu'on prévienne de ceci<br />
[p 47]<br />
[p 48]
Maître E;tienne La Pallue<br />
Notre très féal bourreau,<br />
Et qu'il prenne en sa demeure<br />
Son plus solide escabeau<br />
Et sa corde la meil<strong>le</strong>ure.<br />
Pour toi, méchant boute-feu<br />
Sur <strong>le</strong>quel point je ne p<strong>le</strong>ure,<br />
Trouvant fort juste, mordieu !<br />
Qu'un bandit tel que toi meure,<br />
Dis-toi bien, quittant ce lieu,<br />
Que la Camarde t'eff<strong>le</strong>ure.<br />
Prépare-toi donc un peu<br />
A paraître devant Dieu.<br />
Car tu n'as plus qu'un quart d'heure.<br />
Moi je vais dîner. Adieu ! »<br />
Un abbé d'allure austère<br />
Passe : on <strong>le</strong> va requérir<br />
De prêter son ministère<br />
A celui qui va mourir.<br />
Près de Jean qui s'en égaie,<br />
En vain <strong>le</strong> bon père essaie<br />
De convertir son client ;<br />
C'est même presque en riant<br />
Que Barbotte entend <strong>le</strong> prêtre<br />
Lui dire, à bout d'arguments<br />
« Hâtez-vous de reconnaître<br />
Les nombreux égarements<br />
De votre existence ancienne<br />
Et vos méfaits de jadis.<br />
Songez à l'âme, ô mon fils !<br />
Avant que <strong>le</strong> corps devienne<br />
Un simp<strong>le</strong> petit jouet<br />
Dans <strong>le</strong>s mains de maître Etienne. »<br />
Las ! il lui faut s'avouer<br />
Que l'autre l'écoute à peine.<br />
A<strong>le</strong>ntour de lui placés,<br />
Les gardes se sont massés ;<br />
Comme un long serpent, la hou<strong>le</strong><br />
Du cortège se dérou<strong>le</strong><br />
Au milieu des rangs pressés<br />
Que forme partout la fou<strong>le</strong> ;<br />
Car pour manifestement<br />
Marquer son contentement,<br />
Tout Domfront est venu faire<br />
A cet ennemi tombé<br />
L'honneur de maint quolibet.<br />
On arrive à la Bruyère :<br />
C'était là que <strong>le</strong> gibet,<br />
Entré profond dans la pierre,<br />
Sinistrement exhibait<br />
Son aérienne équerre.<br />
Barbotte qui l'aperçoit<br />
Bravement <strong>le</strong> considère<br />
[p 49]<br />
[p 50]
Et <strong>le</strong> désignant du doigt<br />
Au bon père qui l'exhorte,<br />
Réplique d'une voix forte<br />
« Parb<strong>le</strong>u ! tonsuré pédant,<br />
Tu me disais à l'instant<br />
Que sous la patte velue<br />
De ce digne La Pallue,<br />
J'allais n'être au demeurant<br />
Bientôt qu'un jouet doci<strong>le</strong><br />
Au bout de cet ustensi<strong>le</strong>.<br />
Pour pratiquer l'oraison,<br />
Tu n'es pas un imbéci<strong>le</strong><br />
Et ta langue avait raison.<br />
Mais conviens-en, vieux grison,<br />
A ce moment de l'année,<br />
Les jouets sont de saison.<br />
Jésus, dans chaque maison<br />
Et dans chaque cheminée,<br />
Fera ce soir sa tournée<br />
Pour en jeter à foison,<br />
Et demain, dans la journée,<br />
Des milliers d'enfants joyeux,<br />
Aux palais, comme aux chaumières,<br />
Ouvriront bien grands <strong>le</strong>urs yeux<br />
Plus que des portes cochères<br />
Devant <strong>le</strong>s ifs merveil<strong>le</strong>ux<br />
Tout garnis selon <strong>le</strong>urs vieux<br />
De pantins et de lumières.<br />
Malgré <strong>le</strong>ur âge endurci,<br />
Les gens que tu vois ici,<br />
Autour de cette potence<br />
Portent la même espérance ;<br />
Ce sont des enfants aussi,<br />
Avec cette différence<br />
Qu'ils n'ont pas la patience<br />
D'attendre à demain matin<br />
Pour voir danser <strong>le</strong>ur pantin,<br />
Et que ton if, mon compère,<br />
Pour un arbre de Noël,<br />
Me semb<strong>le</strong> (...Est-ce personnel ?...)<br />
D'un feuillage bien sommaire<br />
Et d'un bois bien so<strong>le</strong>nnel.<br />
Ah ! sort extraordinaire<br />
El<strong>le</strong> n'avait pas menti<br />
Jadis la vieil<strong>le</strong> sorcière<br />
Qui me disait que parti<br />
De très bas (...Oh ! la pécore l...)<br />
Je mourrais tout jeune encore<br />
Dans un rang... fort é<strong>le</strong>vé !<br />
Mais de ce que m'est prouvé<br />
Le vrai d'un tel horoscope,<br />
Dois-je tomber en syncope<br />
A tes pieds sur <strong>le</strong> pavé ?<br />
Y a-t-il raison majeure,<br />
Seu<strong>le</strong>ment, pour que j'en p<strong>le</strong>ure ?<br />
- Je dis que s'approche l'heure<br />
Pour votre âme de quitter<br />
Sa corporel<strong>le</strong> demeure.<br />
Vous pourriez manifester<br />
Quelques regrets sans attendre...<br />
- Je n'ai, veuil<strong>le</strong> bien l'entendre,<br />
[p 51]
Pas grand chose à regretter.<br />
Messire Ledin, peu tendre,<br />
A jugé bon de me pendre ;<br />
Franchement, il s'est conduit<br />
Avec moi comme, à tout prendre,<br />
J'en aurais fait avec lui ;<br />
J'en ai jà fourni la preuve.<br />
De quel déplorab<strong>le</strong> ennui<br />
Veux-tu qu'ici je m'émeuve ?<br />
Je n'aurai plus froid la nuit,<br />
Je pars sans laisser de veuve<br />
Et, par hasard, aujourd'hui<br />
Votre corde est presque neuve.<br />
De regrets, je n'en ai qu'un<br />
Celui de partir à jeun.<br />
Quand on fait si long voyage,<br />
L'estomac, cet importun,<br />
Réclame un plus lourd bagage,<br />
J'en prend à témoin chacun.<br />
D'autres peut-être à ma place,<br />
Se lamenteraient bien fort<br />
En faisant mainte grimace.<br />
Moi qui suis sûr de mon sort<br />
Et n'ai point l'espoir qu'on fasse<br />
Grâce à mon humb<strong>le</strong> carcasse,<br />
Je suis seu<strong>le</strong>ment peiné,<br />
O vieux donneur d'eau bénite !<br />
D'avoir été pris si vite<br />
Et de n'avoir pas dîné. »<br />
Tout pendant qu'avec malice<br />
Il pérorait, du supplice<br />
L'apprêt s'était terminé.<br />
Après avoir promené<br />
Son regard sur l'assistance<br />
Et mis avec nonchalance<br />
Ses lunettes sur son né,<br />
Un greffier sans importance,<br />
D'un ton de voix suraigu<br />
Lentement lit la sentence<br />
Prescrivant qu' « à la potence<br />
Jean Barbotte, convaincu<br />
De pillage et d'incendie<br />
Sur <strong>le</strong> sol de Normandie,<br />
Soit attaché par la hart,<br />
Pour de là, trois jours plus tard,<br />
Le susdit se voir dépendre,<br />
Son corps être mis en cendre<br />
Et, du Couchant au Levant<br />
Sa cendre jetée au vent. »<br />
Puis, au bourreau qui fredonne,<br />
Le greffier s'adresse et dit<br />
Du même ton monotone,<br />
En roulant son manuscrit :<br />
[p 52]<br />
[p 53]
« Ainsi <strong>le</strong> veut et l'ordonne<br />
Notre excel<strong>le</strong>nt Gouverneur,<br />
Très honoré Monseigneur<br />
Pierre-Jean-René-Marie<br />
Ledin de la Chas<strong>le</strong>rie<br />
Qui de par l'ordre du roi<br />
Seul possède ici <strong>le</strong> droit<br />
De haute et basse justice.<br />
Çà, va<strong>le</strong>t, fais ton office ! »<br />
Sur <strong>le</strong> champ <strong>le</strong> condamné<br />
Par l'escorte est amené<br />
Sous la poutre vengeresse<br />
Et sur notre homme enchaîné<br />
Le noeud tombe avec adresse.<br />
Dans <strong>le</strong> moment que son col<br />
[p. 54]<br />
Tressail<strong>le</strong> au froid du licol<br />
Sa caboche se redresse<br />
Pour clamer avec vigueur<br />
«Puisqu'il faut que je te quitte,<br />
Le ventre vide, ô dou<strong>le</strong>ur !<br />
Adieu donc et sois maudite,<br />
Domfront, vil<strong>le</strong> de malheur !<br />
- Sursum corda ! dit très vite<br />
Le prêtre consolateur,<br />
Oubliant <strong>le</strong> bon lévite,<br />
Que l'infortuné coquin<br />
Ne connaît pas <strong>le</strong> latin.<br />
Se tournant vers lui, farouche,<br />
Jean Barbotte ouvre la bouche<br />
Pour répliquer, c'est certain,<br />
Par un nouvel anathème<br />
Ou quelque vilain blasphème,<br />
Mais <strong>le</strong> bourreau, vieux soldat<br />
Qui n'est pas très fort en thème<br />
Croit naïvement, oui-dà,<br />
Que ces mots : Sursum corda !<br />
Juste comme une heure sonne<br />
S'adressent à sa personne,<br />
et, d'un bras nerveux, tirant<br />
Sur la corde auparavant<br />
Que <strong>le</strong> patient réponde,<br />
Envoie ainsi du méchant<br />
L'âme triste et vagabonde<br />
Barbotter dans l'autre monde,<br />
Tout est fini, maintenant<br />
Celui qui fut Jean Barbotte<br />
Loque macabre, ballotte<br />
Dans <strong>le</strong>s airs lugubrement.<br />
Ainsi qu'un flot noir, la fou<strong>le</strong><br />
Vers <strong>le</strong>s pont-<strong>le</strong>vis s'écou<strong>le</strong>,<br />
Pensive, en se détournant<br />
Pour regarder longuement<br />
La sinistre silhouette<br />
[p 55]
De ce pendu déjà vert<br />
Qui, faisant la pirouette,<br />
Se balance au vent d'hiver.<br />
Cette fou<strong>le</strong> était rieuse<br />
Avant <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> offert.<br />
Qui donc l'a faite songeuse ?<br />
Est-ce la fin courageuse<br />
Du brigand qu'on voit là-bas ?<br />
Le pensez-vous ? De nos gars<br />
La race est trop va<strong>le</strong>ureuse<br />
Pour que <strong>le</strong>ur âme joyeuse<br />
S'émeuve d'un tel trépas.<br />
Non; mais c'est que cette fou<strong>le</strong>,<br />
Interminab<strong>le</strong> torrent<br />
Qui serpente et se dérou<strong>le</strong>,<br />
S'en va se remémorant<br />
La puissance prétendue<br />
Que <strong>le</strong> vulgaire attribue<br />
Aux derniers mots d'un mourant ;<br />
C'est qu'en sa pensée intime<br />
L'imprécation ultime<br />
Echappée au scélérat<br />
Dans <strong>le</strong>s sièc<strong>le</strong>s restera ;<br />
C'est qu'el<strong>le</strong> voit, éplorée,<br />
Sa pauvre vieil<strong>le</strong> cité,<br />
D'un sobriquet détesté<br />
A jamais stigmatisée,<br />
Devenir en vérité<br />
Un sûr objet de risée<br />
Parmi la postérité ;<br />
C'est qu'el<strong>le</strong> entend, inquiète,<br />
Passer dans <strong>le</strong> haut des airs<br />
Les sons lointains, pourtant clairs,<br />
D'une invisib<strong>le</strong> trompette<br />
Dont la conque, avec amp<strong>le</strong>ur<br />
A tous <strong>le</strong>s échos répète<br />
Le cri de ce troub<strong>le</strong>-fête<br />
Incendiaire et vo<strong>le</strong>ur :<br />
« Domfront ! Vil<strong>le</strong> de malheur ! »<br />
Paris, 5 juil<strong>le</strong>t 1900.<br />
[p 56]<br />
Cette poésie a valu à l'auteur la grande Médail<strong>le</strong> de Vermeil du Concours<br />
poétique de 1900.<br />
Suite du <strong>texte</strong>...<br />
Notes<br />
[1] Si je dis l'oeuvre, c'est uniquement pour ne pas être pris pour un imbéci<strong>le</strong>; car, on <strong>le</strong> sait, <strong>le</strong>s imbéci<strong>le</strong>s ne<br />
disent pas « l'oeuvre ».[Retour]<br />
[2] Neveu de l'ancien Gouverneur du Crédit Foncier, Albert Christoph<strong>le</strong>. Né sur la lisière de la Forêt d'Andaine, à<br />
Champsecret, où il villégiature chaque été. Peintre de genre et caricaturiste célèbre. (... Qui ne se rappel<strong>le</strong> son
fameux por trait de la Reine Victoria dans Le Rire, portrait qui faillit nous valoir une his toire diplomatique ?) Un<br />
des membres <strong>le</strong>s plus éminents de la Société Artistique et Littéraire La Pomme.[Retour]<br />
[3]. Ancien nom de la plaine qui s'étend au sud des collines de Domfront.[Retour]<br />
[4] Pendu à Domfront <strong>le</strong> 16 novembre 1674.[Retour]<br />
[5] Pendu à Domfront <strong>le</strong> 14 octobre 1674. [Retour]<br />
[6] Pendu à Domfront <strong>le</strong> 7 janvier 1675. [Retour]<br />
[7] Jean Barbotte, ancien meunier de l'abbaye de Lonlay, trahissant la cause de ses bienfaiteurs, était entré,<br />
avec <strong>le</strong>s trois autres renégats ci-dessus nommés, au service d'Ambroise-<strong>le</strong>-Balafré, huguenot fervent et soldat<br />
redoutab<strong>le</strong>, quand ce dernier, au mois de février 1574, s'était emparé par surprise de la citadel<strong>le</strong> de Domfront.<br />
[Retour]<br />
[8] Raoul Le Vaillant de Talloynes, capitaine des archers royaux que Matignon avait spécia<strong>le</strong>ment commis à la<br />
capture de la bande de partisans commandée par Barbotte. [Retour]<br />
[9] Petite rivière qui cou<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> vallon de Bagno<strong>le</strong>s. L'eau en est très ferrugineuse.[Retour]<br />
[10] Cette fête subsiste encore de nos jours, mais ceux qui pour se conformer à l'ancienne tradition, suivent la<br />
procession pieds nus, sont de plus en plus rares.[Retour]<br />
[11] Amusant sobriquet donné au bourreau de Domfront, Etienne La Pallue, qui de 1674 à 1676 expédia dans<br />
l'autre monde, très o cordia<strong>le</strong>ment», c'est-à-dire avec une bonne corde, une centaine de mauvais<br />
garçons.[Retour]<br />
[12] La cour du Lion d'Or existe encore à Domfront, près de l'ancienne place<br />
aux Pots. Très connue à l'époque où se passe cette histoire, l'hôtel<strong>le</strong>rie du Lion d'Or<br />
était tenue par maître Jacques Seguin, originaire du bourg de Tessé. [Retour]<br />
[13] La foire, qui, depuis l'an 1375, se tenait à Domfront la veil<strong>le</strong> de Noël, était<br />
célèbre parmi toute la Normandie. On y venait de cent lieues à la ronde. [Retour]<br />
[14] Mot de patois désignant <strong>le</strong> sarrasin. [Retour]<br />
[15] Cette roche est située juste en face du Collège. El<strong>le</strong> est marquée par un<br />
calvaire. C'est un des plus beaux sites de toute la Normandie. [Retour]<br />
[16] Les fourches prévôta<strong>le</strong>s de Domfront se dressaient sur <strong>le</strong> plateau de la<br />
Bruyère, en face de la Porte de Godras, de l'autre côté du fossé où s'est construite<br />
plus tard la rue de Barbacanes. Du Pont-Godras actuel, on aperçoit encore<br />
<strong>le</strong>s deux tours flanquant la porte d'où s'abaissait l'ancien pont-<strong>le</strong>vis. [Retour]<br />
[17] On voit que ses nouvel<strong>le</strong>s convictions religieuses -l'avaient pas des fonde<br />
ments bien solides. [Retour]<br />
[18] Habitation du gouverneur de la vil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> existe encore en partie au sud<br />
de l'avenue de Godras, cachée par <strong>le</strong>s deux tours dont il a été parlé précédem<br />
ment. Voir la note 1 de la page ci-contre. [Retour]<br />
[19] Jean Bidault (1529-1588) prieur de Notre-Dame-sur-l'Eau. [Retour]<br />
[20] Pierre Ledin de la Chas<strong>le</strong>rie, gouverneur de Domfront, de 1574 à 1597. [Retour]<br />
[21] Le prieuré de Notre-Dame-sur-l'Eau se trouvait à l'endroit où s'élève de<br />
nos jours l'hospice, près de la vieil<strong>le</strong> église romane construite par Talvas de Bel<br />
<strong>le</strong>me au XIeme sièc<strong>le</strong> et dont subsiste encore la plus grande partie. [Retour]
[22] Le prieuré de Notre-Dame avait été brûlé deux fois en l'espace de trois mois. [Retour]<br />
[23] La porte Cadin se trouvait alors entre l'ancienne rue des Porches, actuel<br />
<strong>le</strong>ment Grande Rue, et <strong>le</strong>s Fossés Plissons. [Retour]<br />
[24] Poly de Bretagne avait incendié quelques jours auparavant l'abbaye de Lon-lay et <strong>le</strong> logis du prieur<br />
Fraimbault. Décapité <strong>le</strong> 12 mai 1575. Chéradame avait, lui, pendu <strong>le</strong> curé de Champsecret à la corde de sa<br />
cloche. [Retour]