Maurice Blanchot, ou une politique de l'impersonnel.
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[Published on www.inventaire-invention.com, November 2003.]<br />
<strong>Maurice</strong> <strong>Blanchot</strong>, <strong>ou</strong> <strong>une</strong> <strong>politique</strong> <strong>de</strong> l’impersonnel.<br />
<strong>Maurice</strong> <strong>Blanchot</strong><br />
Écrits <strong>politique</strong>s – Guerre d’Algérie, Mai 68, etc. – 1958-1993<br />
Éditions Léo Scheer, coll. Lignes<br />
2003 – 17 €<br />
Ce livre est précieux à plus d’un titre. D’abord, il reprend <strong>de</strong>s textes épars<br />
que <strong>Maurice</strong> <strong>Blanchot</strong> a publiés <strong>de</strong> 1958 à 1993 en revues, dans <strong>de</strong>s quotidiens,<br />
s<strong>ou</strong>s forme <strong>de</strong> lettres, <strong>ou</strong> comme partie prenante <strong>de</strong> manifestes, déclarations<br />
collectives, tracts, et qui <strong>de</strong>meuraient difficiles d’accès. Ensuite, les organisant<br />
chronologiquement et thématiquement – 1958-1962 : critique du p<strong>ou</strong>voir<br />
gaulliste, <strong>de</strong>s guerres coloniales, <strong>de</strong> l’édification du mur <strong>de</strong> Berlin; 1968 :<br />
l’événement <strong>de</strong> Mai, le f<strong>ou</strong>rvoiement du communisme officiel à Paris et d’Etat à<br />
Cuba et à Prague, relecture <strong>de</strong> Marx ; 1981-1993 : le judaïsme et les figures<br />
tutélaires que sont Hei<strong>de</strong>gger, Lévinas et Antelme –, il permet <strong>de</strong> saisir plusieurs<br />
lignes <strong>de</strong> force <strong>de</strong> la pensée blanchotienne tandis qu’elles se constituent en prise<br />
directe sur l’événement et s’affinent à l’épreuve <strong>de</strong> la durée, c’est-à-dire à<br />
l’épreuve du réel <strong>politique</strong>. Cette <strong>de</strong>uxième vertu d’Écrits <strong>politique</strong>s n’est pas<br />
sans être paradoxale s’agissant <strong>de</strong> textes du théoricien principal, et <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s<br />
éminents praticiens, <strong>de</strong> l’écriture fragmentaire. Elle permet du c<strong>ou</strong>p à ce volume<br />
d’offrir un point <strong>de</strong> vue saisissant sur la puissance d’analyse et <strong>de</strong> mobilisation<br />
<strong>de</strong> la <strong>politique</strong> blanchotienne – comme <strong>de</strong> son lien essentiel à <strong>une</strong> stylistique <strong>de</strong><br />
l’impersonnel. Dans sa <strong>de</strong>nse Présentation, Michel Surya (à l’énergie duquel on<br />
doit ce volume mais aussi la réédition dans la revue qu’il dirige, Lignes, d’autres<br />
textes rares <strong>de</strong> <strong>Blanchot</strong>) qualifie cette détermination <strong>politique</strong> en mettant en<br />
exergue la notion <strong>de</strong> « refus » comme « maître-mot » <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s ces textes. Et en<br />
effet, c’est bien d’un refus qu’il s’agit : celui <strong>de</strong> l’assignation du réel <strong>politique</strong>,<br />
social et culturel par les forces <strong>de</strong> la conservation, <strong>de</strong> la réaction, et <strong>de</strong><br />
l’oppression.<br />
<strong>Maurice</strong> <strong>Blanchot</strong> a participé à la création et au projet <strong>de</strong> plusieurs revues,<br />
t<strong>ou</strong>tes éphémères (quand elles virent effectivement le j<strong>ou</strong>r) : c’est d’abord, en<br />
1958, 14 juillet (trois numéros parus, dirigée par Dionys Mascolo et Jean<br />
Schuster), puis le projet <strong>de</strong> Revue internationale au t<strong>ou</strong>t début <strong>de</strong>s années 1960,<br />
et enfin Comité (un seul numéro), en 1968. De fait, p<strong>ou</strong>r ces <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rnières,<br />
certains <strong>de</strong>s textes réunis ici traitent autant <strong>de</strong> ce que peut, <strong>de</strong> ce que doit être<br />
<strong>une</strong> revue en son temps, que <strong>de</strong> l’époque elle-même. Ou plutôt : ils offrent <strong>une</strong><br />
précieuse réflexion sur la forme ‘revue’ comme mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensée du temps<br />
historico-<strong>politique</strong>, façon <strong>de</strong> le vivre sans y succomber <strong>ou</strong> y sombrer,<br />
1
intellectuellement comme littérairement. Qu’est-ce qu’<strong>une</strong> revue ? « La revue –<br />
dit <strong>Blanchot</strong> à propos <strong>de</strong> Revue internationale, qui ne paraîtra donc pas – sera<br />
faite <strong>de</strong> fragments, non d’articles (l’essai à la recherche d’<strong>une</strong> forme) ». Elle<br />
mettra en rapport <strong>de</strong>s cultures et problématiques <strong>politique</strong>s variées, déploiera<br />
<strong>une</strong> critique marxiste, <strong>ou</strong>verte à la littérature et au « c<strong>ou</strong>rs intellectuel <strong>de</strong>s<br />
choses » dont l’intelligence sera non pas « engagée » au sens sartrien, mais<br />
« indirecte », c’est-à-dire, à la manière <strong>de</strong> Bataille, instruite <strong>de</strong> la<br />
« discontinuité » et <strong>de</strong> la nature fragmentaire du réel et du sens. <strong>Blanchot</strong> : « On<br />
peut dire, en simplifiant, qu’il y a quatre sortes <strong>de</strong> fragments : 1. Le fragment qui<br />
n’est que le moment dialectique d’un plus vaste ensemble. 2. La forme<br />
aphoristique, obscurément violente qui, à titre <strong>de</strong> fragment, est déjà complète.<br />
L’aphorisme, c’est étymologiquement l’horizon, un horizon qui borne et qui<br />
n’<strong>ou</strong>vre pas. 3. Le fragment lié à la mobilité <strong>de</strong> la recherche, à la pensée<br />
voyageuse qui s’accomplit par affirmations séparées et exigeant la séparation<br />
(Nietzsche). 4. Enfin <strong>une</strong> littérature <strong>de</strong> fragment qui se situe hors du t<strong>ou</strong>t, soit<br />
parce qu’elle suppose que le t<strong>ou</strong>t est déjà réalisé (t<strong>ou</strong>te littérature est <strong>une</strong><br />
littérature <strong>de</strong> fin <strong>de</strong>s temps), soit parce qu’à côté <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> langage où se<br />
construit et se parle le t<strong>ou</strong>t, parole du savoir, du travail et du salut, elle pressent<br />
<strong>une</strong> t<strong>ou</strong>t autre parole libérant la pensée d’être seulement pensée en vue <strong>de</strong><br />
l’unité, autrement dit exigeant <strong>une</strong> discontinuité essentielle. (…) C’est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />
la question <strong>de</strong> la revue comme forme, comme recherche <strong>de</strong> sa propre forme » 1 .<br />
Autrement dit, la question du sens d’un collectif – littéraire (<strong>une</strong> revue), <strong>ou</strong><br />
<strong>politique</strong> (<strong>une</strong> communauté sociale) – c’est déjà celle <strong>de</strong> sa forme – et<br />
réciproquement. La forme c’est le fond, et inversement. Une crispation <strong>de</strong> la<br />
forme, <strong>de</strong> la périodicité, <strong>de</strong> la structure, et c’est ce dont il est parlé qui est<br />
pareillement emporté dans un raidissement. La question ‘Qu’est-ce qu’<strong>une</strong><br />
revue’ est ainsi éminemment <strong>politique</strong> – ‘qu’est-ce qu’un vivre ensemble ?’ – et<br />
esthétique – ‘qu’est-ce qu’un publier ensemble <strong>de</strong>s fragments ?’. Ces questions<br />
sont si prégnantes qu’on ne s’étonne pas que les revues <strong>de</strong> <strong>Blanchot</strong> aient été<br />
c<strong>ou</strong>rtes <strong>ou</strong> avortées : l<strong>ou</strong>r<strong>de</strong>s, avant même leur premier numéro, sur-déterminées<br />
dans leurs marges invisibles par <strong>une</strong> pensée extrêmement exigeante <strong>de</strong> leur<br />
incongruité <strong>de</strong> fond comme <strong>de</strong> forme. D’<strong>une</strong> certaine façon, leur très passagère<br />
durée <strong>ou</strong> les dossiers <strong>de</strong> préparation qui restent inconcrétisés, tels <strong>de</strong>s vestiges<br />
un peu fantomatiques d’un futur qui n’a pas eu lieu, sont les traces paradoxales,<br />
inversées, <strong>de</strong> la pertinence, <strong>de</strong> la justesse, et <strong>de</strong> la fertilité <strong>de</strong> fossile <strong>de</strong> ces<br />
entreprise éditoriales – importance théorique, <strong>politique</strong>, littéraire. Et cette<br />
caractéristique donne <strong>de</strong> sa force, par contrec<strong>ou</strong>p, au présent volume, qui agence<br />
collectivement <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong>stinés à être publiés séparément <strong>ou</strong> même pas du<br />
t<strong>ou</strong>t. Qu’est-ce, en effet, qu’un volume réunissant <strong>de</strong>s textes préparatoire <strong>de</strong><br />
revues futures n’ayant jamais vu le j<strong>ou</strong>r, <strong>ou</strong> ayant succombé après le premier, <strong>ou</strong><br />
1 Le numéro du Magazine Littéraire d’octobre 2003, dont le dossier est consacré à <strong>Blanchot</strong>, publie <strong>une</strong><br />
correspondance <strong>de</strong> <strong>Blanchot</strong> sur la désintégration <strong>de</strong> l’équipe <strong>de</strong> Revue internationale rendant impossible un<br />
premier numéro<br />
2
le troisième numéro ? Un concentré. Une dose à très forte teneur, révélant<br />
l’intensité d’un projet virtuel, d’<strong>une</strong> pensée <strong>de</strong> l’écriture et <strong>de</strong> la conscience<br />
<strong>politique</strong> comme pensée du <strong>de</strong>venir plus que <strong>de</strong> l’actuel, du nécessaire plus que<br />
du réalisé, <strong>de</strong> l’œuvre comme force plutôt que <strong>de</strong> l’œuvre comme produit :<br />
« comment réintroduire le « désœuvrement », l’ins<strong>ou</strong>ciance du temps dans <strong>une</strong><br />
publication périodique ? » s’interroge luci<strong>de</strong>ment <strong>Blanchot</strong>, théoricien du<br />
« désengagement » et <strong>de</strong> la littérature « désengagée ».<br />
Ces pistes paradoxales, ces contradictions, ce programme s<strong>ou</strong>s forme<br />
d’oxymore d’<strong>une</strong> puissantes lucidité <strong>politique</strong> et exigence littéraire, tr<strong>ou</strong>vent leur<br />
effectuation maximale, me semble-t-il, dans Mai 68, dans l’événement <strong>de</strong> désir<br />
pur, gratuit, porté et exprimé par Mai : « Il est scandaleux <strong>de</strong> ne pas reconnaître<br />
dans [le m<strong>ou</strong>vement <strong>de</strong>s étudiants] ce qui s’y cherche et ce qui y est en jeu : la<br />
volonté d’échapper, par t<strong>ou</strong>s les moyens, à un ordre aliéné, mais si fortement<br />
structuré et intégré que la simple contestation risque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs d’être mise à son<br />
service. (…) il est d’<strong>une</strong> importance capitale, peut-être décisive, que le<br />
m<strong>ou</strong>vement <strong>de</strong>s étudiants, sans faire <strong>de</strong> promesses, et, au contraire, en<br />
rep<strong>ou</strong>ssant t<strong>ou</strong>te affirmation prématurée, oppose et maintienne <strong>une</strong> puissance <strong>de</strong><br />
refus capable, croyons-n<strong>ou</strong>s, d’<strong>ou</strong>vrir un avenir » écrivent <strong>Blanchot</strong> et d’autres<br />
en mai 68. Dénonciation <strong>de</strong> la policiarisation <strong>de</strong> l’Etat gaulliste perçue comme la<br />
conséquence logique du « c<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> force militaire » <strong>de</strong> 1958, appels publiques à<br />
la résistance, tentative <strong>de</strong> sortir, par la parole, la société française <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong><br />
« mort <strong>politique</strong> » dans laquelle l’a plongée et la maintient ce même Etat<br />
(« Durant dix ans (…) De Gaulle lui-même n’a été rien d’autre que le délégué <strong>de</strong><br />
cette mort, le représentant d’un néant à la fois distingué et vulgaire »). Joie<br />
<strong>de</strong>vant le « s<strong>ou</strong>lèvement » <strong>de</strong>s « forces n<strong>ou</strong>velles » (« je<strong>une</strong>sse <strong>ou</strong>vrière et<br />
étudiante »), la « puissance d’invention <strong>politique</strong> extraordinaire [d’un]<br />
m<strong>ou</strong>vement à la fois <strong>de</strong> liberté et <strong>de</strong> refus (…) mettant en cause, par <strong>une</strong><br />
contestation incessante, le p<strong>ou</strong>voir et t<strong>ou</strong>tes les formes <strong>de</strong> p<strong>ou</strong>voir (…) se<br />
gardant <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>te affirmation <strong>ou</strong> programme prématurés, parce qu’il pressent que,<br />
dans t<strong>ou</strong>te affirmation telle que peut la formuler un disc<strong>ou</strong>rs nécessairement<br />
aliéné <strong>ou</strong> faussé, il y a le risque d’être récupéré par le système établi (celui <strong>de</strong>s<br />
sociétés capitalistes industrielles), système qui intègre t<strong>ou</strong>t, y compris la culture,<br />
fût-elle « d’avant-gar<strong>de</strong> » ». La rupture célébrée ici, c’est celle <strong>de</strong> l’indéterminé,<br />
<strong>de</strong> l’impersonnel, du désir pur recodé par rien ni personne : « En quelques j<strong>ou</strong>rs,<br />
t<strong>ou</strong>te <strong>une</strong> société mo<strong>de</strong>rne est entrée en dissolution ; la gran<strong>de</strong> Loi a été<br />
ébranlée ; la gran<strong>de</strong> Théorie s’est effondrée ; la Transgression fut accomplie et<br />
par qui ? Par <strong>une</strong> pluralité <strong>de</strong> forces échappant à t<strong>ou</strong>s les cadres <strong>de</strong> la<br />
contestation, venant à proprement parler <strong>de</strong> nulle part, institués instituables.<br />
Voilà, je crois, ce qui est décisif ». Derrière la critique anti-capitaliste, c’est<br />
peut-être aussi <strong>de</strong> Lacan (la permanence d’<strong>une</strong> Loi avec un grand L), Althusser<br />
<strong>ou</strong> le communisme scientiste (la Théorie) et Bataille (<strong>une</strong> Transgression<br />
déb<strong>ou</strong>chant enfin sur quelque chose plutôt que se mordant indéfiniment la queue<br />
<strong>de</strong> son propre échec) qu’il est question ici. Ce qui est « décisif », p<strong>ou</strong>r <strong>Blanchot</strong>,<br />
3
c’est la « dissolution » comme fracture d’un cercle i<strong>de</strong>ntitaire, d’un cycle du<br />
désir et <strong>de</strong> sa répression, d’<strong>une</strong> structure prédéterminante <strong>de</strong> la subjectivité et <strong>de</strong><br />
ses actes. Ce qui importe c’est ainsi la sortie <strong>ou</strong> fuite, la pure échappée hors d’un<br />
système et vers aucun autre, <strong>de</strong> « nulle part » vers pas mieux. Marx est ici<br />
crucial. Le Marx ontologue et pas seulement <strong>politique</strong>. Ce même Marx sur<br />
lequel insiste le je<strong>une</strong> Sartre (celui <strong>de</strong> <strong>de</strong> la « transcendance <strong>de</strong> l’ego »), puis,<br />
plus tard, le Deleuze <strong>de</strong> Différence et répétition et Logique du sens, et le<br />
F<strong>ou</strong>cault <strong>de</strong> Les Mots et les choses : « Marx – insiste <strong>Blanchot</strong> – a dit avec <strong>une</strong><br />
force tranquille : la fin <strong>de</strong> l’aliénation ne commence que si l’homme accepte <strong>de</strong><br />
sortir <strong>de</strong> lui-même (<strong>de</strong> t<strong>ou</strong>t ce qui l’institue comme intériorité) : sortie <strong>de</strong> la<br />
religion, <strong>de</strong> la famille, <strong>de</strong> l’Etat. L’appel au-<strong>de</strong>hors, un <strong>de</strong>hors qui ne soit ni un<br />
autre mon<strong>de</strong>, ni un arrière-mon<strong>de</strong>, il n’y a pas d’autre m<strong>ou</strong>vement à opposer à<br />
t<strong>ou</strong>tes les formes <strong>de</strong> patriotisme, quelles qu’elles soient ». À cette absence <strong>de</strong><br />
téléologie ontologique correspond <strong>une</strong> absence <strong>de</strong> téléologie <strong>politique</strong> :<br />
« détruisant t<strong>ou</strong>t sans rien <strong>de</strong> <strong>de</strong>structeur, détruisant, plutôt que le passé, le<br />
présent même où [la révolution <strong>de</strong> Mai 68] s’accomplissait et ne cherchant pas à<br />
se donner un avenir, extrêmement indifférente à l’avenir possible, comme si le<br />
temps qu’elle cherchait à <strong>ou</strong>vrir fût déjà au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ces déterminations usuelles.<br />
Cela a eu lieu. La décision d’<strong>une</strong> DISCONTINUITÉ radicale, et l’on peut dire,<br />
absolue (…) ».<br />
Comité ne se réclame pas <strong>de</strong> 68 au sens où elle tenterait <strong>de</strong> se l’approprier<br />
comme thème, motif <strong>ou</strong> étendard. Elle n’essaie jamais <strong>de</strong> le représenter : elle<br />
s’en n<strong>ou</strong>rrit, s’en instruit, <strong>de</strong> la façon la plus mo<strong>de</strong>ste qui soit, en se mettant à<br />
son école, en tentant <strong>de</strong> se brancher à ce qui, dans ce m<strong>ou</strong>vement, est inrecodable.<br />
Les modalités <strong>de</strong> ce ‘programme’ (t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la force du paradoxe<br />
comme principe actif plutôt que <strong>de</strong> contemplation stérile) sont radicales :<br />
anonymité <strong>de</strong>s contributions comme moyen <strong>de</strong> « constituer <strong>une</strong> parole collective<br />
<strong>ou</strong> plurielle » ; caractère fragmentaire <strong>de</strong>s textes comme moyen <strong>de</strong> « rendre<br />
possible la pluralité (…) lui <strong>ou</strong>vrir un lieu et en même temps ne jamais arrêter le<br />
<strong>de</strong>venir même : t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs déjà rompus et comme <strong>de</strong>stinés à la rupture, afin <strong>de</strong><br />
tr<strong>ou</strong>ver leur sens non en eux-mêmes, mais dans leur conjonction-disjonction,<br />
leur mise en commun, leur rapport <strong>de</strong> différence » ; pluralité et hétérogénéité <strong>de</strong>s<br />
genres et provenances ainsi « mis en commun ». Avec application, il s’agit <strong>de</strong><br />
manifester et <strong>de</strong> réaliser, en l’intensifiant, l’aptitu<strong>de</strong> « latente » à<br />
l’impersonnalisation, l’implicite <strong>ou</strong> potentielle « appartenance au<br />
fragmentaire » : « [Abandonner] t<strong>ou</strong>te idée préconçue d’originalité <strong>ou</strong> <strong>de</strong><br />
privilège d’inédit » au profit « <strong>de</strong>s fragments, <strong>de</strong>s phrases, lesquels, mis en<br />
rapport avec d’autres, peuvent prendre un n<strong>ou</strong>veau sens, <strong>ou</strong> servir notre travail<br />
<strong>de</strong> recherche ». Il se dégage <strong>de</strong> ce premier et unique numéro <strong>de</strong> Comité <strong>une</strong><br />
clarté quant aux objectifs – <strong>une</strong> dissi<strong>de</strong>nce radicale d’avec ce que Bataille<br />
appelait « l’économie homogène », un « refus qui affirme », <strong>une</strong> « résistance »<br />
explicitement comparée à celle <strong>de</strong> 1940-44, <strong>une</strong> « rupture » – et <strong>une</strong> violence<br />
froi<strong>de</strong>, assumée, libre, quant aux moyens : « à n<strong>ou</strong>s, la pénurie, le défaut <strong>de</strong><br />
4
parole, la puissance <strong>de</strong> rien, ce que Marx nomme à bon droit « le mauvais<br />
côté », soit l’inhumain, certes <strong>une</strong> idéologie encore, mais déjà radicalement autre<br />
et telle que, p<strong>ou</strong>r l’atteindre, il n<strong>ou</strong>s faudra et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à n<strong>ou</strong>veau n<strong>ou</strong>s libérer<br />
<strong>de</strong>s valeurs, y compris <strong>de</strong> la liberté comme valeur déjà acquise. Autrement dit, et<br />
en t<strong>ou</strong>te gravité, non sans peine : <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> la catégorie <strong>de</strong> l’universel. Cela<br />
conduit à <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> déraison ? C’est vrai. Mais il faut aussi comprendre que<br />
(…) si n<strong>ou</strong>s acceptions, comme on n<strong>ou</strong>s le propose amicalement, <strong>de</strong> guérir, ce<br />
serait p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s retr<strong>ou</strong>ver à notre insu <strong>de</strong>rrière l’invisibilité <strong>de</strong>s barreaux ».<br />
Refus, du c<strong>ou</strong>p, d’écrire « sur » Mai 68, meilleur façon <strong>de</strong> « le fausser et [<strong>de</strong>]<br />
l’avoir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs déjà manqué ». Célébration <strong>de</strong> cette autre écriture, celle <strong>de</strong>s<br />
« tracts distribués hâtivement dans la rue et qui sont la manifestation <strong>de</strong> la hâte<br />
<strong>de</strong> la rue, les affiches qui n’ont pas besoin d’être lues mais qui sont là comme<br />
défi à t<strong>ou</strong>te loi, les mots <strong>de</strong> désordre, les paroles hors disc<strong>ou</strong>rs qui scan<strong>de</strong>nt les<br />
pas, les cris <strong>politique</strong>s (…) t<strong>ou</strong>t cela qui dérange, appelle, menace et finalement<br />
questionne sans attendre <strong>de</strong> réponse, sans se reposer dans <strong>une</strong> certitu<strong>de</strong> ». Désir<br />
évi<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> Comité <strong>de</strong> participer <strong>de</strong> ce type d’écriture, formellement,<br />
théoriquement, et littérairement : écriture murale, publique – « Tracts, affiches,<br />
bulletins, paroles <strong>de</strong> rues <strong>ou</strong> infinies » – qui clignote sur le réel urbain (« Ils<br />
apparaissent, ils disparaissent. Ils ne disent pas t<strong>ou</strong>t, au contraire ils ruinent t<strong>ou</strong>t,<br />
ils sont hors <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>t ») et ne « laissent pas <strong>de</strong> traces : trait sans trace » qui<br />
« passent avec le passant qui les transmet, les perd <strong>ou</strong> les <strong>ou</strong>blie ».<br />
On n’<strong>ou</strong>blie pas que <strong>Blanchot</strong> a publié un certain nombre <strong>de</strong> textes <strong>de</strong><br />
je<strong>une</strong>sse dans <strong>de</strong>s revues d’extrême droite 2 . Mais ce qui ressort <strong>de</strong> Écrits<br />
<strong>politique</strong>s c’est <strong>une</strong> admirable aptitu<strong>de</strong> à saisir la singulière puissance d’un<br />
événement sans précurseur – mai 68 – et la volonté far<strong>ou</strong>che <strong>de</strong> la servir, <strong>de</strong> la<br />
maximiser, <strong>de</strong> la p<strong>ou</strong>sser le plus longtemps possible et <strong>de</strong> se laisser p<strong>ou</strong>sser par<br />
elle. T<strong>ou</strong>t ce que Deleuze et Guattari, Lyotard, F<strong>ou</strong>cault et d’autres<br />
conceptualiseront dans les années 1970 est déjà présent, concentré (comme on<br />
dit d’<strong>une</strong> drogue qu’elle est ‘pure’), dans ces pages : la gratuité du désir et son<br />
éternel combat avec ce qui le reco<strong>de</strong>, thématiquement comme<br />
institutionnellement, la puissance du Non, l’impersonnalité comme antidote à<br />
t<strong>ou</strong>s les fascismes, la nécessité vitale p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te expression, conceptuelle,<br />
analytique, <strong>ou</strong> littéraire, <strong>de</strong> se former paradoxalement dans la conscience et<br />
l’expérience <strong>de</strong> ce débranchement fondamental. Une crépusculaire critique du<br />
personnage De Gaulle en père f<strong>ou</strong>ettard incarnant la pétrification, la pure image<br />
durcie et morte du passé par opposition à un présent vivant, préfigure ainsi<br />
singulièrement les critiques <strong>de</strong> la théâtralité du désir œdipien au cœur <strong>de</strong><br />
Capitalisme et schizophrénie : « C’est un acteur, j<strong>ou</strong>ant un rôle emprunté à la<br />
plus vieille histoire [celui du Père], <strong>de</strong> même que son langage [français classique<br />
2 Dans les années 1930, <strong>Blanchot</strong> écrira p<strong>ou</strong>r le J<strong>ou</strong>rnal <strong>de</strong>s débats, publication d’extrême droite. Dans la<br />
même pério<strong>de</strong>, il collaborera également à la Revue française, au Rempart, à l'Insurgé et à Combat. Dans<br />
son long article, Eric Loret donne <strong>une</strong> présentation factuelle synthétique <strong>de</strong> cet aspect <strong>de</strong> <strong>Blanchot</strong>,<br />
« <strong>Blanchot</strong> s’efface », Libération, 24 février 2003.<br />
5
embaumé en pure idéologie l<strong>ou</strong>is-quatorzième <strong>de</strong>s « lampes à huiles » et <strong>de</strong>s<br />
« équipage »] est le langage d’un rôle, <strong>une</strong> parole imitée [théâtrale,<br />
représentationnelle], parfois si anachronique qu’elle paraît <strong>de</strong>puis t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />
posthume » ; et : « (…) en France, là où le seul principe <strong>de</strong> g<strong>ou</strong>vernement est la<br />
stabilité, et le seul changement attendu, la mort d’un vieillard spectral qui<br />
semble t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il est <strong>ou</strong> non au Panthéon et si sa mémoire, qui<br />
n’<strong>ou</strong>blie rien, n’a pas simplement <strong>ou</strong>blié l’événement imperceptible <strong>de</strong> sa fin :<br />
soit la fin d’un simulacre ». On a rarement vu <strong>une</strong> telle lucidité sans pitié<br />
capable <strong>de</strong> diss<strong>ou</strong>dre et pulvériser du même geste la concaténation p<strong>ou</strong>ssiéreuse<br />
d’un ordre discursif réactionnaire p<strong>ou</strong>rtant puissant (De Gaulle est aussi<br />
l’homme du verbe, d’un certain verbe) et la naïveté d’<strong>une</strong> culture <strong>de</strong> la<br />
contestation comme simple « signe d’appartenance » à rien d’autre qu’ellemême,<br />
« n<strong>ou</strong>velle tradition qu’on respecte et même sacralise ».<br />
On peut aussi dire que <strong>Blanchot</strong> perd son temps et ses flèches à tirer sur<br />
<strong>une</strong> ambulance. Je ne le pense pas. Plus : je crois que ce serait pêcher par<br />
manque <strong>de</strong> relativisme historique et, du c<strong>ou</strong>p, s’interdire <strong>de</strong> reprendre p<strong>ou</strong>r le<br />
compte d’auj<strong>ou</strong>rd’hui la puissance <strong>de</strong> décodage <strong>de</strong> <strong>Blanchot</strong>, sa sobriété<br />
sidérante. « [Prenons] bien conscience <strong>de</strong> notre état <strong>de</strong> mort-vivant – enjoint-il –<br />
(…), mais en gardant ce droit supplémentaire <strong>de</strong> dénoncer notre <strong>de</strong>struction, fûtce<br />
au moyen <strong>de</strong> paroles elles-mêmes déjà détruites. D’où ici et là, auj<strong>ou</strong>rd’hui,<br />
<strong>de</strong>main, d’autres tireront peut-être un n<strong>ou</strong>veau et fort p<strong>ou</strong>voir <strong>de</strong> détruire.<br />
Demain, ce fut Mai : le p<strong>ou</strong>voir infini <strong>de</strong> détruire-construire ». Ce ne sont pas là<br />
les paroles d’un prophète négatif, se complaisant dans son rôle <strong>de</strong> ‘pèlerin du<br />
pire’, mais le ‘ca<strong>de</strong>au’ qu’<strong>une</strong> culture et <strong>une</strong> société reçoivent d’un esprit d<strong>ou</strong>é<br />
d’<strong>une</strong> rare lucidité à laquelle s’adjoint <strong>une</strong> non moins fréquente aptitu<strong>de</strong> à<br />
s<strong>ou</strong>tenir le poids d’<strong>une</strong> liberté vraie, vitale, c’est-à-dire fatalement, mais en<br />
partie seulement, d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuse. Une série <strong>de</strong> moments historiques et leur analyse<br />
par <strong>Blanchot</strong> révèlent <strong>une</strong> <strong>politique</strong>, laquelle implique <strong>une</strong> forme (d’expression,<br />
d’action) qui ren<strong>de</strong> possible un sens frais, <strong>une</strong> figure <strong>de</strong> liberté. Le t<strong>ou</strong>t fait <strong>une</strong><br />
résistance, – <strong>une</strong> vie. Ce t<strong>ou</strong>t fait <strong>de</strong> contradictions et d’appels à <strong>une</strong> existence<br />
déprogrammée fait aussi un bréviaire p<strong>ou</strong>r l’auj<strong>ou</strong>rd’hui, un viatique paradoxal<br />
p<strong>ou</strong>r temps <strong>de</strong> fascisme larvé.<br />
Jérôme Game<br />
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