"Désignée à partit d'un corps détruit par l'industrie du parlant, j'écris ...
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[Published on www.inventaire-invention.com, April 2003.]<br />
Sker, ou « pour que puisse ap<strong>par</strong>aître, flottant, un <strong>corps</strong><br />
dans un paysage ».<br />
Sker<br />
P.O.L<br />
2002<br />
140 pages<br />
Sker, le roman-poème de Liliane Giraudon est sous-titré<br />
Homobiographie. Homo-bio-graphie: ou comment l’auto-érotisme distancié<br />
d’une écriture hybride (ce n’est pas un poème, ce n’est pas un roman, ce<br />
n’est pas un essai) <strong>par</strong>vient <strong>par</strong>adoxalement <strong>à</strong> faire consister une figure –<br />
celle de la locutrice, Liliane – <strong>à</strong> force d’en plier les énoncés, d’en diluer les<br />
pensées, d’en disjoindre les dates, d’en démembrer les organes. Ce qui reste<br />
(ou ressort) de ce tamis admirable, au mouvement tantôt lent, tantôt saccadé,<br />
tantôt narratif, tantôt contemplatif, tantôt référentiel, tantôt porté vers luimême,<br />
c’est un éther existentiel, l’incarnation instable d’une conscience<br />
virtuelle – une impersonnalité. L’é<strong>par</strong>s y devient organique. Il n’est pas un<br />
état transitoire <strong>du</strong> <strong>corps</strong> et de l’esprit, une stase <strong>du</strong> moi comme <strong>du</strong> je, il est<br />
leur substance même – c’est-<strong>à</strong>-dire, également, la temporalité nonchronologique<br />
de l’écriture, cette dernière comme présent pur.<br />
Tout commence <strong>par</strong> le nom <strong>du</strong> frère, Hervey/Harvey, dédicataire <strong>du</strong><br />
livre et jumeau de Lilian/Liliane. Ils sont nés ensembles sous le binôme<br />
prénom/nom patronymique d’une actrice <strong>du</strong> cinéma muet, Lilian Harvey.<br />
Mais tout commence aussi en un <strong>corps</strong> dont la stabilité morphologique est<br />
originairement instable : « Longtemps on a <strong>par</strong>lé de nous globalement. Sans<br />
distinction. Les bessons. Les jumeaux. Parce qu’il y avait trop de membres,<br />
on avait craint un monstre. Puis, <strong>à</strong> travers la peau <strong>du</strong> ventre on distingua<br />
deux <strong>corps</strong>. Un seul nom fit l’affaire et qu’on sectionna ». De cette double<br />
détermination physiologique et langagière Sker se fait la ligne de fuite, le<br />
dépliage/pliage <strong>du</strong> <strong>corps</strong> <strong>par</strong> les mots révélant/opacifiant un devenirécrivain:<br />
"<strong>Désignée</strong> <strong>à</strong> <strong>par</strong>tir <strong>d'un</strong> <strong>corps</strong> <strong>détruit</strong> <strong>par</strong> <strong>l'in<strong>du</strong>strie</strong> <strong>du</strong> <strong>par</strong>lant,<br />
<strong>j'écris</strong> ce que <strong>j'écris</strong> et pas autre chose", ou : "Comment le rebut devient<br />
rébus". Le <strong>corps</strong> <strong>par</strong>lant, sexué, historisé, la subjectivité <strong>à</strong> laquelle il donne<br />
lieu <strong>à</strong> travers une vie d’écrivain – son adhérence, son éclatement, sa mise <strong>à</strong><br />
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distance –, structurent ainsi le livre, depuis la naissance de la locutrice<br />
jusqu’au moment t de l’écriture, celle de Sker, mais via force ellipses,<br />
géographiques – le Mexique, le Tibet, les Antilles – et thématiques – le désir<br />
sexuel et la temporalité notamment.<br />
Le thème sexuel est ici une asymptote, une limite : ce qui se dérobe,<br />
ne s’agrège pas stylistiquement, et ainsi déporte négativement le texte vers<br />
un ailleurs : « Dire la vérité dans le sexe, pourquoi c’est impossible. La<br />
vérité en sexe comme la vérité en peinture. Ce qu’on fait dans un <strong>corps</strong> <strong>par</strong>ce<br />
qu’on ne pouvait pas ne pas le faire. Le faire autrement ». Cet ailleurs, c’est<br />
l’iconoclasme : le caractère erratique <strong>du</strong> désir, comme des configurations<br />
corporelles qu’il suscite ou révèle, excède la représentation comme la<br />
conscience de soi anthropomorphe et précipite un morcellement généralisé –<br />
« Le <strong>corps</strong> reçoit des morceaux, écrit des morceaux, déplace des morceaux.<br />
Rues et jardins. Lits et tables. Des villes, de la terre ou <strong>du</strong> sable, l’herbe » –<br />
et une dissolution : « Brusque fatigue. On pourrait imaginer un bain. A usage<br />
dissolvant./Rejet <strong>du</strong> <strong>corps</strong>. Son <strong>corps</strong>. Du texte. Son texte ». Sker est ce bain<br />
<strong>par</strong>adoxal qui fait texte <strong>à</strong> mesure qu’il (se) le défait. Ce chiasme pro<strong>du</strong>ctif<br />
repose notamment sur une syntaxe de la non-syntaxe – « Je pense <strong>à</strong> des<br />
phrases sans syntaxe » – faite d’affirmations courtes, d’incises, de<br />
subordonnées indépendantes, de notations télégraphiques, de prescriptions<br />
désubjectivées, et qui lient les énoncés <strong>à</strong> force de les délier, <strong>à</strong> force de les<br />
porter <strong>à</strong> une légère ébullition : « Adéquation <strong>à</strong> une autre forme. Secouer<br />
l’ancien <strong>corps</strong>. Il ne faut pas tenter de réajuster des pratiques mais avancer.<br />
Ne pas donner <strong>à</strong> lire ce qui n’est pas éteint ». Un tenseur fécond de cette<br />
syntaxe semble être un hétéronyme abstrait de l’auteur, qui agit <strong>à</strong> la façon<br />
d’une métonymie généralisée et impersonnelle: « La Marquise ». « La<br />
Marquise répète son aversion pour tout engagement. Elle lui dit je veux me<br />
dégager, je veux dégager... ». A qui le dit-elle ? A l’auteur, <strong>à</strong> la locutrice, au<br />
lecteur, <strong>à</strong> la langue, <strong>à</strong> la phrase, au <strong>par</strong>agraphe, <strong>à</strong> la page. Et « Des voix<br />
acousmates dont on ne peut percevoir l'origine » s’agencent, comme en<br />
écho, <strong>à</strong> travers tout le livre.<br />
Ce brouillage est volontaire sans être programmatique ou<br />
démonstratif. Il anime le livre, lui donne vie : « Stratégie fractionnelle,<br />
fragmentaire. Le livre. Fabriquer <strong>du</strong> livre comme de l’air./Qu’est-ce qu’un<br />
livre. Un poumon. Palper avec l’œil. En revenir rincé, <strong>détruit</strong> ». Ce qui est<br />
ainsi révélé c’est la temporalité non-chronologique <strong>du</strong> <strong>corps</strong> et de la<br />
conscience, qui sont soit gazeux ou poreux – « Aucune continuité dans<br />
l’existence puisque je <strong>par</strong>s de l’actualité d’un présent éphémère » et :<br />
« L’antérieur comme l’ultérieur entrent en collision avec chaque détail noté.<br />
Rêvant, oui, de cet état intransitif, faisant de mon <strong>corps</strong> une caisse chambre<br />
2
d’écho, réceptacle au ruissellement incessant » – soit pliage : "Pliure<br />
incessante: façon de rechercher cette figure <strong>du</strong> poil dans la bouche. Sachant<br />
que son auto-é<strong>du</strong>cation (avant l'autodécollation) passera <strong>par</strong> une véritable<br />
défiguration ». Les effets, plutôt que les causes, sont mis en lumière,<br />
l’existence comme système d’effets rapportés les uns aux autres – « Ce qui<br />
se passe quand la chose est passée » – affectant, de proche en proche,<br />
jusqu’<strong>à</strong> l’identité : « Travailler l’oubli. Le décalage. Y penser pour l’acte<br />
d’écrire mais aussi pour celui de vivre. Perdre son nom. Glissade (je tombe,<br />
j’ai peur, mais non, c’est de l’eau qui coule, pas ton sang) ».<br />
Au fil <strong>du</strong> livre se met en place un admirable art poétique dont le temps<br />
de conjugaison est l’ « absent de l’indicatif », et qui n’est pas sans rappeler<br />
le « futur ancien fugitif » d’Olivier Cadiot. Il semble désigner le temps de<br />
l’interstice, celui <strong>du</strong> décalage naturel, de l’extériorité <strong>à</strong> soi, de la<br />
pulvérisation <strong>du</strong> moi : « Poèmes détournés ou poèmes retouchés./Poèmes<br />
<strong>corps</strong> étrangers. Le temps mobile. Je <strong>par</strong>s des faits, j’écris des simulacres.<br />
(Dispositif d’énonciation.)/Ce qui n’est pas visible mais présent entre les<br />
fragments. Dans l’entre-fragments ». S’isole alors une finalité poétique<br />
simultanément objectiviste et existentielle : « ce que je veux c’est écrire un<br />
poème documentariste (…)<br />
Fabrique de Poème et Documentaires. Singulier<br />
pluriel./DOCUMENTEUSE./Traversée de documents.<br />
AUTODECOLLATION/Recherche de faits. (En vue d’un autoportrait<br />
virtuel)/Puisque tous les faits immédiatement sont refaits ». Un auto-portrait<br />
mais de l’extérieur, <strong>à</strong> distance, et en mouvement, un « Autoptyque<br />
Transitif » décliné dans des « Exercices répétés d’autodécollation » volatiles<br />
et instables, comme un gaz plus<br />
léger que l’air et pourtant faisant <strong>corps</strong> dans la langue et en langue, y pliant<br />
son inertie originale. « Un entassement de débris. Biographie topographique<br />
se doublant d’une topographie autographique » tenant tout entier en un<br />
affaissement latéral de l’être, lui-même contenu, comme secrété, dans celui<br />
de la phrase, raccourcie, démontée, en boutures : « Elle dit : Déphrasée. Je<br />
suis déphrasée ». Un affaissement ouvert sur l’avenir – « le futur la<br />
fermente » – comme ré-ouvrant le passé : « Rétro-naissance ».<br />
Ce qui ressort au final de ce grand livre est une impressionnante<br />
capacité <strong>à</strong> affirmer une inconsistance, <strong>à</strong> poser ou <strong>à</strong> dessiner dans un espace<br />
non-euclidien – celui d’un <strong>corps</strong> sans organes, d’une autobiographie nonchronologique,<br />
de voyages sans trajet, d’un langage sans récit, d’une<br />
narration sans ordre cardinal – une présence purement virtuelle, non pas<br />
autiste ou stérilement erratique, mais affranchie de toute prédétermination<br />
historique, langagière, ou anatomique, et donc <strong>à</strong> même de révéler et de<br />
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forger un sens frais sur le monde tel que compacté puis décompacté <strong>par</strong> une<br />
conscience et un <strong>corps</strong> écrivant. « Pro<strong>du</strong>ction d’oubli » : un tel oxymore, la<br />
lecture de Sker le prouve, est gage de liberté et de force. Aucunes<br />
mélancolie, affres ou angoisse face <strong>à</strong> cette instabilité fondamentale – cette<br />
pure absence de fond comme de fondement –, mais plutôt une souveraineté<br />
qui ouvre la tête, décoince la perception (intellectuelle, sensorielle,<br />
émotionnelle), et permet d’envisager une vie comme devenir. La littérature<br />
a-t-elle une ambition plus haute que celle-ci ? Le livre de Liliane Giraudon<br />
en est admirablement digne.<br />
Jérôme Game<br />
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