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Mémoire Segre Amar - Université Paris-Sorbonne

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<strong>Université</strong> <strong>Paris</strong>–<strong>Sorbonne</strong> (<strong>Paris</strong> IV)<br />

UFR de Musique et Musicologie<br />

TRADITIONS ET MODERNITE<br />

Influence des musiques traditionnelles d’Afrique Centrale et de l’Ouganda<br />

dans les œuvres de Luciano Berio et de György Ligeti<br />

<strong>Mémoire</strong> de maîtrise rédigé sous la direction de François PICARD,<br />

Professeur<br />

Par<br />

Daniele SEGRE AMAR<br />

Septembre 2000<br />

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<strong>Université</strong> <strong>Paris</strong>–<strong>Sorbonne</strong> (<strong>Paris</strong> IV)<br />

UFR de Musique et Musicologie<br />

TRADITIONS ET MODERNITÉ<br />

Influence des musiques traditionnelles d’Afrique Centrale et de l’Ouganda<br />

dans les œuvres de Luciano Berio et de György Ligeti<br />

<strong>Mémoire</strong> de maîtrise<br />

rédigé sous la direction de<br />

François PICARD, Professeur<br />

Par<br />

Daniele SEGRE AMAR<br />

Septembre 2000


Tous mes remerciements pour les aides et les conseils à :<br />

Apollinaire Anakesa, Bruno Besana, Pierre Michel, Stefano Osnaghi et Nicola Tescari,<br />

ainsi qu’à l’équipe de la médiathèque de l’IRCAM.


INTRODUCTION<br />

La fascination des compositeurs occidentaux 1 pour l’emploi d’éléments provenant<br />

des musiques traditionnelles ne représente en soi aucune nouveauté. Parmi bien<br />

d’autres, on pourrait citer les exemples de Béla Bartók et de Claude Debussy, mais<br />

aussi de compositeurs moins connus comme Félicien David et Vincent d’Indy. Si pour<br />

les premiers les musiques traditionnelles ont participé à la construction et au<br />

renouvellement de leurs langages, et, dans le cas de Bartòk, elles ont étés objet d’une<br />

étude systématique, pour les seconds elles étaient plutôt des modes liées à l’époque.<br />

Une époque dans laquelle les ‘chinoiseries’ étaient particulièrement en vogue, tout<br />

comme les voyages exotiques dans les pays les plus lointains ou dans les villages et<br />

dans les campagnes géographiquement très proches, mais pas pour cela moins<br />

exotiques.<br />

Mais tout au long du XXe siècle, beaucoup de choses ont changé et ont évolué. Se<br />

limitant aux différentes musiques du continent africain, il est évident que depuis des<br />

années il n’est plus nécessaire d’être ethnomusicologue ou de parler avec des<br />

ethnomusicologues pour connaître leur existence. En effet, par différents moyens ces<br />

musiques ont fait leur rentrée, directement ou indirectement, en Europe et en Amérique.<br />

Désormais, et surtout dans les capitales des anciens Etats coloniaux, il est possible de<br />

rencontrer des musiciens africains traditionnels, surtout ceux qui arrivent des villages,<br />

et des autres jouant d’autres types de musiques, plus ou moins attachés aux traditions<br />

de leurs pays. Nombreux sont aussi les rencontres avec les musiciens de jazz, les<br />

disques enregistrés, les concerts dans les petites salles et dans les clubs, mais aussi<br />

dans les stades ; et, parallèlement, les cours de percussion et de danse se multiplient.<br />

On peut donc affirmer, avec Yacouba Konaté, que « ce n’est […] pas en tant<br />

qu’ethnomusicologie que les rythmes africains se signalent au grand public du<br />

monde » 2 .<br />

Mais, en même temps, il est évident qu’aussi les ethnomusicologues ont participé et<br />

continuent à participer à cette rentrée des musiques traditionnelles africaines en<br />

occident. Surtout à travers leurs enregistrements, il les font entendre jouées dans leurs<br />

contextes culturels et religieux, ce qui implique souvent la participation d’orchestres<br />

entiers qui ne se produisent que très rarement dans d’autres lieux. En outre, c’est par la<br />

médiation ou par l’organisation des ethnomusicologues que ces musiques rentrent dans<br />

les salles de théâtre ou de concert spécialisées, ou dans les salles et dans les festivals<br />

généralement réservés à la musique classique ou contemporaine. Enfin, participant aux<br />

conférences devant un public de musiciens, de compositeurs et de musicologues,<br />

devant donc à un public spécialisé, ils peuvent divulguer leur analyses, leur théories et<br />

leur transcriptions de ces mêmes musiques.<br />

1<br />

Tout au long de cette recherche, on entend, par culture occidentale, la culture européenne et nordaméricaine.<br />

2<br />

Yacouba Konaté, « Africanité : folklore ou marchandise ? », InHarmoniques, Musiques, Identités, n° 2,<br />

<strong>Paris</strong>, Ircam, Centre Georges Pompidou, Christian Bourgois, mai 1987, p. 40.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

<strong>Segre</strong> - <strong>Amar</strong>


7<br />

Si donc, dans le milieu de la musique classique et contemporaine, on connaît<br />

désormais certains principes des musiques traditionnelles africaines, cela a été<br />

possible grâce aux ethnomusicologues et à leur travaux. Pour les compositeurs<br />

soucieux d’approfondir leur connaissance, la prise de conscience directe à travers<br />

l’étude sur le terrain n’est donc plus un passage obligatoire. Désormais, les travaux plus<br />

systématiques et, souvent, plus musicologiques des ethnomusicologues, ainsi que leurs<br />

théories, sont à disposition.<br />

Ainsi, puisque le renouvellement et le développement du langage musical à l’aide<br />

des influences les plus hétérodoxes est, tout au long du XXe siècle, une spécificité et<br />

une constante de la musique contemporaine, il faudrait s’étonner si aucun compositeur<br />

ne s’était tourné vers l’étude des musiques traditionnelles. En outre, à partir des années<br />

70, certaines conceptions musicales - liées à la nécessité de rompre avec l’emprise de<br />

la musique tonale ou néo-classique, et avec le poids d’une tradition tellement riche<br />

qu’elle est encore, pour certains, dominante - ont perdu leur motivation. Ainsi, pour<br />

sortir des limites de ces conceptions, mêmes des compositeurs qui avaient participé à<br />

la construction de leurs fondements ont cherché dans les musiques traditionnelles des<br />

éléments pour s’en libérer. Les temps étaient donc prêts pour l’utilisation d’influences<br />

de musiques d’autres cultures.<br />

Dans le cadre de cette recherche, on a étudié certaines œuvres de Luciano Berio et<br />

de György Ligeti dans lesquelles ces compositeurs ont intégré des techniques et des<br />

pensées provenant de deux traditions musicales africaines : celle des répertoires de<br />

trompes des Banda Linda de la République Centrafricaine, et celle des répertoires des<br />

xylophones amadinda et akadinda des musiciens du Royaume du sud de l’Ouganda.<br />

Les procédés d’intégration ont étés très différents ; mais, au moins pour ce qui<br />

concerne Ligeti, on peut dire que ces influences ont participé au renouvellement de son<br />

langage musical au cours des années 80.<br />

Parallèlement à l’intérêt vers ces musiques, ces deux compositeurs ont manifesté<br />

une grande attention vers leurs analyses et leurs transcriptions réalisées par les<br />

ethnomusicologues, et, en particulier, par Simha Arom. Celui-ci, à travers un travail sur<br />

le terrain qui a duré près de vingt ans, a élaboré, à partir des polyphonies et des<br />

polyrythmies d’Afrique Centrale, une théorie rythmique qui lui a permis, entre autres, de<br />

transcrire ces musiques souvent très complexes sans devoir recourir à une<br />

multiplication de signes non-conventionnels. Il s’agit d’une théorie qui semble avoir eu,<br />

même si de manière différente, une grande influence dans l’écriture adoptée par Berio<br />

et par Ligeti.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


8<br />

1 INDIVIDUALISATION DES CONCEPTIONS DU TEMPS MUSICAL<br />

AU XX E SIÈCLE<br />

1.1 Introduction<br />

« Les lois selon lesquelles s’organisent les structures de durées n’ont absolument plus rien à<br />

voir avec la métrique classique, sinon seulement qu’elles peuvent se baser sur un temps « pulsé »<br />

égal – simple cas particulier. Le temps possède, de même que les hauteurs, ces trois dimensions :<br />

horizontale, verticale, diagonale ; la répartition procède également par points, ensembles,<br />

ensembles d’ensembles ; ces organisations ne marchent pas obligatoirement de pair avec celles<br />

des hauteurs ; il sert enfin de lien entre les différentes dimensions relatives aux hauteurs ellesmêmes,<br />

puisque le vertical n’est que le temps zéro de l’horizontal - progression du successif et du<br />

simultané » 3 .<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©<br />

Pierre Boulez, 1963<br />

À une lecture des textes analysant les multiples techniques d’écriture des grands<br />

compositeurs du XXe siècle, et, encore plus explicitement, à une lecture des partitions<br />

de ces mêmes compositeurs, on se trouve immédiatement devant à une évidence :<br />

l’absence d’un système organisateur commun, au niveau des hauteurs, des durées, et<br />

de tout autre paramètre musical. En effet, les œuvres pionnières de la première moitié<br />

du siècle semblent avoir déclenché une multiplication des niveaux de recherche dans le<br />

champ artistique, souvent supportée ou poussée par les découvertes scientifiques. On<br />

assiste donc, face à cette multiplication des champs de recherche, d’abord à une<br />

division radicale des courants musicaux, ensuite à une individualisation des langages et<br />

des systèmes d’organisation.<br />

Le couple Stravinsky – Schoenberg, sans oublier évidemment l’apport de Debussy,<br />

Varèse ou Bartók, semble, en raison de faits bien documentés, être le premier moteur<br />

de cet élargissement des champs de recherche musicale. À partir des chefs d’œuvre de<br />

ces deux compositeurs, tous les paramètres constituant la matière même de la musique<br />

deviendront objets de recherche et d’expérimentation.<br />

Si « la préoccupation essentielle des compositeurs fut avant tout d’organiser les<br />

hauteurs » 4 , et les ouvrages dédiés à ce sujet se multiplient, les préoccupations à<br />

l’égard de l’organisation du temps sont, au moins chez une grande partie de<br />

compositeurs, multiples ; et elles aboutissent à des solutions souvent radicalement<br />

divergentes. L’originalité de ces recherches s’affirme, bien sûr, avec Stravinsky et<br />

Debussy. L’articulation classique du thème, avec le couple antécédent et conséquent,<br />

cesse de régir la manifestation du rythme ;<br />

« délié d’une expression proprement dite de la polyphonie », le rythme se retrouve promu, avec<br />

le Sacre du Printemps , « au rang de facteur principal de la structure en reconnaissant qu’il peut<br />

3<br />

Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 1994, p. 26 ; rééd. de : Genève, <strong>Paris</strong>,<br />

Gonthier, 1963.<br />

4<br />

François Decarsin, La musique, architecture du temps, ouvrage à paraître [<strong>Paris</strong>, L’Harmattan, 2002].


9<br />

préexister à la polyphonie ; ce qui n’a pour autre but que de lier plus étroitement encore, mais<br />

combien plus subtilement, la polyphonie au rythme » 5 .<br />

Dans l’histoire de la musique occidentale, seulement dans les motets isorythmiques<br />

du XIVe siècle, et on reviendra sur ceux-ci, le nombre et le rythme avaient acquis un tel<br />

niveau d’importance structurale.<br />

Selon Stravinsky,<br />

« Le phénomène de la musique nous est donné à la seule fin d’instituer un ordre dans les<br />

choses y compris et surtout entre l’homme et le temps. Pour être réalisé, il exige donc<br />

nécessairement et uniquement une construction. La construction faite, l’ordre atteint, tout est dit » 6 .<br />

L’essentiel est donc dans la construction, dans la capacité de donner un ordre aux<br />

choses, peu importe selon quelles techniques ; et si un compositeur affirme que « le<br />

rythme est la partie primordiale et peut-être essentielle de la musique » 7 , on peut<br />

aisément comprendre à quel point les recherches sur l’organisation du temps seront<br />

poussées et, par conséquence, divergentes. Ainsi, une fois considérée comme<br />

porteuse de toutes les dimensions auparavant liées exclusivement au paramètre de la<br />

hauteur, et la citation de Boulez présentée au début du chapitre en est éclairante, la<br />

durée se trouve projetée au centre des expérimentations. Avec Messiaen « les notions<br />

de mesure et de temps » sont remplacées par « le sentiment d’une valeur brève […] et<br />

de ses multiplications libres » 8 ; a partir de là les cellules de durées donneront<br />

naissance aux concepts d’échelles, de valeurs ajoutées, de rythmes non<br />

rétrogradables, jusqu’à la récupération d’un traité indien du XIIIe siècle, le traité de<br />

Çarngadeva, utilisé comme source de ses modes rythmiques. Technique<br />

essentiellement additive, la recherche rythmique de Messiaen est enrichie par les<br />

compositeurs sériels, et notamment par Boulez et Stockhausen, qui élaborent des<br />

concepts comme permutation, dérivation de cellules, etc. Mais d’autres compositeurs<br />

s’orientent vers une toute autre direction : abolition de la mémoire temporelle, unicité du<br />

temps dans une synthèse de passé, présent et futur, distinction théorique entre hors<br />

temps et en temps, arrêt du temps, immobilisme dans un continuum, illusions<br />

rythmiques… Ce sont seulement quelques unes des directions des recherches<br />

effectuées par des compositeurs tels que Cage, Zimmermann, Xenakis, Eloy, Ligeti et<br />

bien d’autres. En certain cas même des concepts élaborés dans d’autres disciplines<br />

que la musique sont explorés : la technique du collage de morceaux d’Eisenstein, le<br />

grand réalisateur russe, insistant sur l’idée de conflit et de tension générant mouvement<br />

et rythme, est bien connue et étudiée par certains compositeurs, tout comme, par<br />

exemple, les théories sur le temps de Bergson.<br />

Cette diversité de champs de recherches ne concerne pas seulement, on l’a vu, les<br />

techniques applicables à la réalisation musicale du temps, mais l’idée même du temps.<br />

On se trouve ainsi face à un paradoxe : tous les compositeurs et artistes concernés<br />

partagent un même système catégoriel du temps - celui qui, installé en Occident depuis<br />

les théories d’Aristote, est bouleversé est étendu par la révolution galiléenne et par la<br />

5<br />

Pierre Boulez, Relevés d’apprenti, <strong>Paris</strong>, Seuil, 1966, p. 145.<br />

6<br />

Igor Stravinsky, Chroniques de ma vie, <strong>Paris</strong>, Denoël et Gonthier, 1971, p. 63-64 ; rééd. de : <strong>Paris</strong>,<br />

Denoël et Steele, 1935.<br />

7<br />

Claude Samuel, Entretiens avec Olivier Messiaen, <strong>Paris</strong>, Belfond, 1967, p. 65.<br />

8<br />

Olivier Messiaen, Traité de mon langage musical, <strong>Paris</strong>, A. Leduc, 1944, p. 6.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


10<br />

découverte cartésienne de l’inertie ; à partir de là, la pensée scientifique et<br />

technologique régit le rapport de l’homme occidental à la nature et au temps. S’il est<br />

vrai que « la science et la technologie ne peuvent sans abus s’identifier à la relation de<br />

Vérité que nous pouvons avoir avec l’ensemble des choses » 9 , il est cependant aussi<br />

sûr que l’homme occidental partage un même système temporel et historique. Or, dans<br />

leurs œuvres, les compositeurs en question semblent vouloir élargir ou même, quelque<br />

fois, nier ce système. De là viennent les emprunts non aux sonorités ou aux techniques<br />

d’autres cultures, mais aux systèmes temporels mêmes de ces cultures. Comment<br />

interpréter autrement l’exemple de Cage, influencé par la pensée zen ? Ce paradoxe se<br />

résout probablement dans l’affirmation d’une autre caractéristique de notre culture,<br />

décrite par Paul Ricœur :<br />

« Nous ne pouvons plus adhérer à une tradition sans introduire au cœur de notre allégeance la<br />

conscience critique de sa relativité par rapport aux autres cultures [et, j’ajouterai, aux autres<br />

systèmes]. Tout effort pour reprendre de façon critique un héritage du passé [ou d’une autre<br />

culture] est désormais accompagné du sentiment de sa différence avec telle ou telle autre vision<br />

du monde. L’ouverture sur les autres cultures est aujourd’hui la condition de notre adhésion à un<br />

centre de perspectives ; la tension entre le propre et l’étranger fait partie de l’interprétation par<br />

laquelle nous tentons de nous appliquer à nous-mêmes le sens singulier d’une tradition donnée.<br />

Cette tension entre le propre et l’étranger n’implique aucun survol, aucune vue englobante ». 10<br />

Il semble ainsi que, pour pouvoir affirmer l’essence même de l’appartenance à sa<br />

culture et à son système théorique, l’artiste occidental moderne doive expérimenter ou<br />

au moins s’intéresser aux autres systèmes, de façon à pouvoir instaurer dans son<br />

œuvre cette tension entre le propre et l’étranger implicite dans notre culture. Peu<br />

importe, dans le domaine artistique, que l’étranger se situe au niveau d’une autre<br />

culture, d’une autre époque, d’une autre discipline ou d’un autre système ; l’essentiel<br />

est de s’y intéresser dans la recherche personnelle, produisant ainsi une tension et un<br />

conflit.<br />

Retournant au sujet de ce chapitre, on peut désormais s’expliquer la multiplicité des<br />

recherches sur le temps et sur le rythme qui ont eu lieu tout au long du XXe siècle. On<br />

propose, dans les paragraphes suivants, un rapide survol sur quelques uns des<br />

compositeurs qui se sont intéressés le plus aux questions du temps et du rythme, aidés<br />

par quelques exemples de partitions particulièrement significatives. Cela nous donnera,<br />

même si de façon forcément incomplète et partielle 11 , le cadre historique à l’intérieur<br />

duquel les recherches de Berio et de Ligeti se situent. Mais il apparaît nécessaire,<br />

préalablement, de définir certains aspects de ces recherches qui reviendront au cours<br />

du chapitre.<br />

9<br />

Paul Ricœur, introduction à Les Cultures et le Temps, <strong>Paris</strong>, Payot-UNESCO, 1975, p. 40.<br />

10<br />

Paul Ricœur, op. cit., p. 41.<br />

11<br />

De nombreux ouvrages traitent l’argument des recherches sur le rythme au XXe siècle de façon<br />

détaillée. Parmi ceux-ci :<br />

Ramon Lazkano, Les Polyrythmies dans la musique savante du XXe siècle : historique et critique<br />

(Messiaen, Ligeti, Carter), <strong>Paris</strong>, mémoire de DEA, 1994.<br />

Un ouvrage encore à paraître [<strong>Paris</strong>, L’Harmattan, 2002] :<br />

François Decarsin, La Musique, architecture du temps. (On ne connaît pas encore la date ni le lieu de<br />

publication).<br />

Et :<br />

Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 1994 ; rééd. de : Genève, <strong>Paris</strong>,<br />

Gonthier, 1963.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


11<br />

1.2 Structure du temps musical<br />

Devant encadrer des visions et des expérimentations extrêmement différentes, il<br />

est nécessaire de s’accorder préalablement sur des définitions en même temps<br />

générales et précises, faute de quoi s’ensuivrait une grande confusion de termes.<br />

La lecture d’auteurs divers se révèle nécessaire pour cette tache.<br />

Boulez définit ainsi le tempo :<br />

1.2.1 Tempo, pulsation, mètre<br />

Il existe une « qualité supérieure : le tempo. Est-ce une qualité complètement nouvelle, et<br />

s’applique-t-elle exclusivement à la durée ? […] Le tempo est bien spécifique à la durée ; c’est, en<br />

quelque sorte, l’étalon qui donnera une valeur chronométrique à des rapports numériques. Il serait<br />

comparable à la transposition totale dans le domaine des hauteurs […].<br />

Nous distinguerons de même deux catégories dans le temps musical : le temps pulsé […] et le<br />

temps amorphe. Dans le temps pulsé, les structures de la durée se référeront au temps<br />

chronométrique en fonction d’un repérage, d’un balisage […] régulier ou irrégulier, mais<br />

systématique : la pulsation, celle-ci étant l’unité la plus petite ou un multiple simple de cette unité<br />

[…]. Le temps amorphe ne se réfère au temps chronométrique que d’une façon globale ; les<br />

durées, avec des proportions (non des valeurs) déterminées ou sans aucune indication de<br />

proportion, se manifestent dans un champ de temps. Seul, le temps pulsé est susceptible d’être<br />

agi par la vitesse, accélération ou décélération […]. La relation du temps chronométrique et du<br />

nombre de pulsations sera l’indice de vitesse […]. Le temps amorphe est comparable à la surface<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


12<br />

lisse, le temps pulsé à la surface striée ; c’est pourquoi, par analogie, j’appellerai les deux<br />

catégories ainsi définies du nom temps lisse et temps strié. » 12<br />

Lazkano, dans son étude sur les polyrythmies aux XXe siècle, souligne que selon<br />

cette conception la pulsation est subordonnée à un repère chronométrique, en relation<br />

donc avec le temps vécu, et en conséquence définie « par rapport à la mesure du<br />

temps en musique, le tempo » 13 .<br />

Cette pulsation dont nous parle Boulez est très bien définie par Simha Arom, dans le<br />

cadre de ses recherches sur la musique africaine subsaharienne :<br />

« La pulsation est l’unité de référence culturelle pour la mesure du temps. Elle constitue l’étalon<br />

isochrone, neutre, constant, intrinsèque, qui détermine le tempo […]. [Les] temps pulsés<br />

constituent une suite ininterrompue de points de repère en fonction desquels s’organise et se<br />

déroule le flux rythmique […]. Dans une musique multipartite [comme constamment en Afrique<br />

Subsaharienne], la pulsation est, sur le plan de l’organisation temporelle, le régulateur commun à<br />

toutes les parties en présence. Elle est donc l’unité fondamentale par rapport à laquelle toutes les<br />

durées se définissent ». 14<br />

Que se soit, comme écrit Boulez, à travers une pulsation (temps strié), ou sans<br />

(temps lisse), les musiques qui nous intéresseront dans ce chapitre présenteront toutes<br />

un fort degré de complexité rythmique, pas forcément au niveau technique, mais quant<br />

au niveau de la pensée qui les sous-entend.<br />

Mais avant d’en arriver là il faut définir certaines caractéristiques du rythme.<br />

1.2.2 Rythme : tension et conflit<br />

Lazkano décrit une caractéristique applicable, il semble, à toute manifestation du<br />

rythme : « […] la notion dialectique selon laquelle le rythme est la résultante d’un<br />

rapport de conflit qui génère tension dans le mouvement peut constituer une clef pour<br />

comprendre le rythme musical » 15 .<br />

Ce conflit naît, selon Arom, d’une opposition entre la pulsation, le niveau métrique,<br />

et le niveau proprement rythmique qui s’y superpose. On peut ainsi définir, toujours<br />

avec Arom, le mètre :<br />

« [il] est constitué d’une série de repères équidistants et non hiérarchisés, qui délimitent le<br />

continuum musical en unités égales et servent d’étalon pour l’organisation de toutes les durées qui<br />

y figurent » 16 .<br />

12<br />

Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 1994, p. 99-100 ; rééd. de : Genève, <strong>Paris</strong>,<br />

Gonthier, 1963.<br />

13<br />

Ramon Lazkano, Les Polyrythmies dans la musique savante du XXe siècle : historique et critique<br />

(Messiaen, Ligeti, Carter), <strong>Paris</strong>, mémoire de DEA, 1994, p. 16.<br />

14<br />

Simha Arom, « Du pied à la main », Analyse musicale, n° 10, <strong>Paris</strong>, 1988, p. 16.<br />

15<br />

Ramon Lazkano, op. cit. p. 15.<br />

16<br />

Simha Arom, « Du pied à la main », op. cit. p.17 et :<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


13<br />

Ayant défini mètre et pulsation, Arom explique le surgissement du rythme,<br />

caractérisé toujours par opposition et conflit :<br />

« Pour qu’il y ait rythme, il faut nécessairement que des événements sonores successifs soient<br />

caractérisés par des traits qui les opposent » 17 .<br />

On comprend ainsi la définition que nous donne Molino du rythme, toujours<br />

déterminé par ce conflit entre niveaux :<br />

« On le définira comme comportant à la fois des groupements qualitatifs (événements<br />

s’opposant par un trait, durée, nombre ou intensité) et une distribution dans le temps par rapport à<br />

des points d’appui servant de repère, le mètre » 18 .<br />

Du degré d’opposition entre les niveaux temporels dépend, selon Ramon Lazkano,<br />

le degré de complexité rythmique :<br />

« La complexité rythmique est le résultat de l’interaction entre une organisation métrique<br />

comparativement simple et une structure de groupement qui se situe au niveau d’articulation du<br />

rythme » 19 .<br />

Arom, reprenant le terme de Sachs 20 , définit comme contramétrique le rythme<br />

caractérisé par un fort degré d’opposition avec l’articulation métrique.<br />

1.2.3 Polyrythmie, polymétrie, polytempi<br />

On est resté jusqu’ici sur le plan de la manifestation pure du rythme, en tant<br />

qu’interaction avec des couches d’autres niveaux, le mètre et la pulsation. Il est<br />

cependant évident que les compositeurs protagonistes des recherches rythmiques et<br />

temporelles ne se sont pas limités à cette interaction. Au conflit entre rythme et mètre<br />

ils ont fréquemment, sûrement ni les seuls ni les premiers au monde, ajouté celui entre<br />

couches de même niveau, ce qui engendre trois phénomènes souvent liés entre eux :<br />

polyrythmie, polymétrie et polytempi. Pour que la réalisation de ces techniques soit<br />

possible il est nécessaire d’avoir des niveaux d’articulation métriques clairement<br />

définis ; ils sont donc applicables seulement aux musiques construites sur un temps<br />

strié, ou pulsé 21 .<br />

Les termes polymétrie et polytempi indiquent des phénomènes bien déterminés :<br />

• Superposition d’articulations métriques différentes au sein d’une même œuvre.<br />

• Superposition de pulsations différentes au sein d’une même œuvre.<br />

Simha Arom, Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique Centrale, vol.1, <strong>Paris</strong>, Selaf, 1984, p.<br />

329.<br />

17<br />

Simha Arom, « Du pied à la main », op. cit. p.17.<br />

18<br />

Jean Molino, « La musique et le geste, prolégomènes à une anthropologie de la musique », Analyse<br />

musicale, n° 10 , <strong>Paris</strong>, 1988, p. 10.<br />

19<br />

Ramon Lazkano, op. cit. p. 20.<br />

20<br />

Curt Sachs, Rhythm and Tempo, Columbia University Press, 1953, p. 26.<br />

21<br />

Pulsations qui évidemment peuvent être implicites, ou même divergentes au sein d’une même œuvre :<br />

par temps strié on entend donc simplement temps mesuré.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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Le terme polyrythmie renferme en soi deux significations :<br />

14<br />

• Superposition d’éléments rythmiques simultanés dont chacun présente une<br />

articulation différente par rapport à une articulation métrique commune ou, en<br />

absence de celle-ci, à une pulsation commune.<br />

• « Un cas particulier de combinaison de polymétries et de polytempi, ces derniers ne<br />

pouvant être considérés en soi en tant que polyrythmies » 22 .<br />

Il renferme ainsi dans cette dernière acception les deux autres termes, signifiant<br />

toute superposition simultanée d’éléments rythmiques différents et d’articulations<br />

métriques différentes ; d’éléments rythmiques différents et de pulsations différentes ; et<br />

ces deux cas combinés.<br />

1.3 Stravinsky (1882-1971)<br />

C’est avec Stravinsky, on l’a déjà dit, que le rythme se retrouve promu au rang de<br />

facteur primordial de la structure musicale. Sous les mains du compositeur la<br />

manipulation du temps rejoint des limites jamais atteintes dans la musique tonale. On<br />

se tiendra ici à une description très générale de ses procédés, renvoyant, pour des<br />

analyses plus détaillées, à d’autres textes 23 .<br />

Les traits stylistiques les plus décisifs - la répétition et la « succession de chocs<br />

comme déni de toute continuité et de tout développement » 24 - sont étroitement liés au<br />

rôle structuralement primordial accordé au rythme et à ce que Messiaen reconnaîtra<br />

comme ‘personnages rythmiques’. Le rythme devient, en tant que facteur de cohésion<br />

de tous les éléments, source d’exploration du temps et de son statisme.<br />

Deux œuvres s’avèrent particulièrement significatives de ce point de vue : le Sacre<br />

du Printemps (1913) et les Symphonies pour instruments à vent (1920) 25 . Mêlant<br />

passages mesurés et passages non mesurés, Stravinsky crée dans cette dernière<br />

œuvre une tendance irrépressible au statisme temporel, mis encore plus en valeur par<br />

le contraste avec les passages pulsés et rythmiquement structurés. Combinant ces<br />

passages il crée, dans la partie finale, des illusions d’accélérations et de ralentissement<br />

dus à l’extension des volumes non pulsés et des illusions de crescendo dynamique dus<br />

à l’accroissement de sons simultanés.<br />

22<br />

Ramon Lazkano, op. cit. p. 23.<br />

23<br />

Notamment : Pierre Boulez, Relevés d’apprenti, <strong>Paris</strong>, Seuil, 1966, où l’auteur analyse l’importance<br />

des découvertes rythmiques de Stravinsky.<br />

24<br />

François Decarsin, La Musique, architecture du temps, ouvrage à paraître [<strong>Paris</strong>, L’Harmattan, 2002].<br />

25<br />

On renvoie à l’article de Decarsin sur cette œuvre :<br />

François Decarsin, « Les Symphonies pour Instruments à vent de Stravinsky : déni du présent et mise en<br />

question d’une direction du temps », Analyse musicale, n° 6, <strong>Paris</strong>, 1987.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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15<br />

1.4 Messiaen (1908-1992)<br />

1.4.1 Inauguration des spéculations sur le rythme<br />

Il a souvent été dit qu’avec Messiaen s’inaugure la période de spéculation sur le<br />

rythme qui amènera aux expériences du sérialisme intégral. En effet, on considère à<br />

raison Modes de valeurs et d’intensités, la deuxième des Quatre Études de rythme pour<br />

piano, comme le point de liaison entre le compositeur et ce courant 26 . Mais avant<br />

d’écrire cette pièce (1949-50), Messiaen avait déjà élaboré les bases de son écriture<br />

rythmique – son traité Technique de mon langage musical date de 1944 – commençant<br />

ainsi cette période de recherche qui amène subitement le rythme au centre de toute<br />

expérimentation. Si on utilise le terme spéculation, cela est bien justifié, vu la dimension<br />

théorique et expérimentale de ces recherches.<br />

Pour Messiaen une musique rythmique « est une musique qui méprise la répétition,<br />

la carrure et les divisions égales, qui s’inspire en somme des mouvements de la nature,<br />

mouvements de durées libres et inégales » 27 . Elle doit ainsi contrecarrer<br />

continuellement la pulsation et tout mouvement régulier. Cette conception amène<br />

Messiaen à confier au rythme toutes les dimensions réservés habituellement à d’autres<br />

paramètres, et à lui appliquer des techniques utilisées avant pour l’organisation<br />

mélodique et harmonique ; il arrive ainsi à concevoir – extrapolant des formules<br />

rythmiques de la traduction du traité de Çârngadeva, un théoricien hindou du XIIIe<br />

siècle - valeurs ajoutés, rythmes augmentés et diminués, rythmes rétrogradés et non<br />

rétrogradables, canons rythmiques 28 etc.<br />

Cette vision de l’écriture du rythme se fonde sur la « nécessité d’une unité minimale<br />

fondamentale dont les multiplications entières bâtissent des groupes de durées (dont la rythmicité<br />

découlera de leurs caractéristiques particulières) que Messiaen appellera modes rythmiques ou,<br />

plus souvent rythmes » 29 .<br />

1.4.2 Conceptions diverses de polyrythmies<br />

À partir de ces modes rythmiques - en relation étroite avec les modes à<br />

transposition limitée, et à la base de sa technique d’écriture -, le pas vers la polyrythmie<br />

est très bref. Il suffira en effet de les superposer, imitant ainsi la nature et l’univers,<br />

puisque, selon Messiaen :<br />

26<br />

Notamment Boulez et Stockhausen, les « sériels » qui ont subi le plus l’influence des recherches<br />

rythmiques de Messiaen.<br />

27<br />

Olivier Messiaen, Musique et Couleur, <strong>Paris</strong>, Belfond, 1986, p. 71.<br />

28<br />

Ceci n’étant pas le sujet de la recherche, on renvoie pour une explication de ces termes à :<br />

Olivier Messiaen, Technique de mon langage musical, <strong>Paris</strong>, A. le Duc, 1944, p. 6-19.<br />

29<br />

Ramon Lazkano, op. cit. p. 25.<br />

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16<br />

« L’univers et l’être humain [sont] faits de temps superposés. L’univers et l’être humain sont<br />

également faits de rythmes superposés. L’un ne va pas sans l’autre. La substance du monde est<br />

donc la polyrythmie » 30 .<br />

Si l’utilisation de la polyrythmie est constante dans la production du compositeur, on<br />

peut toutefois en reconnaître deux conceptions différentes, séparées entre elles par<br />

une découverte fondamentale pour son esthétique : la tentative de reproduire avec les<br />

instruments traditionnels les chants d’oiseaux. Il est donc possible de séparer son<br />

œuvre en deux : les pièces utilisant ceux-ci et les pièces qui en sont totalement<br />

indépendantes.<br />

Une composition exemplaire de sa technique rythmique avant l’utilisation de ces<br />

chants est Vingt Regards sur l’Enfant Jésus pour piano (1944). Cycles rythmiques,<br />

superposition de ces cycles, utilisation de canons rythmique, tout cela est déjà<br />

parfaitement relevable. Mais les unités minimales des différents Regards restent<br />

toujours stables, évitant toute opposition dans l’articulation - souvent une main du<br />

pianiste joue sur un multiple de l’unité minimale jouée par l’autre ; par exemple, double<br />

croche à une main et triple croche à l’autre. Si cette stabilité demeure constante, c’est<br />

parce que Messiaen veut ici éviter tous les valeurs irrationnelles (triolet, quintolet etc.),<br />

procédé que lui même définit « utile dans la mesure où il a permis de superposer des<br />

tempos ». 31 Il explique d’ailleurs la raison de ce refus : « Il fut un temps où je les ai<br />

utilisées, sans les aimer beaucoup. Et j’y ai finalement renoncé, précisément parce<br />

qu’elles sont irrationnelles. Je préfère des rythmes extraordinaires mais francs » 32 .<br />

Il s’ensuit que le phénomène de polytempi est totalement absent dans cette œuvre,<br />

et même les conflits entre figures rythmiques superposées sont très faibles, en raison<br />

de leur référence continuelle aux mêmes unités minimales. Les seuls conflits sont ainsi<br />

au niveau des superpositions de cycles de longueurs différentes ; par exemple, dans le<br />

Regard VI : Par lui tout a été fait :<br />

Main droite :<br />

• 1 ère couche : cycle de 54 unités, cycle entier exposé ; (unité minimale : double<br />

croche).<br />

• 2 e couche : résidu de l’élimination progressive de sections du cycle ; (unité<br />

minimale : double croche).<br />

• 3 e couche : articulation en 3 sections de 18 unités du cycle.<br />

Main gauche :<br />

• Couche : cycle de 23 unités constant ; (unité minimale : double croche).<br />

Une troisième couche de groupements asymétriques scande les deux mains<br />

30<br />

Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, en sept tomes, <strong>Paris</strong>, A. le Duc, 1994,<br />

p. 30, tome 1.<br />

31<br />

Olivier Messiaen, Musique et Couleur, <strong>Paris</strong>, Belfond, 1986, p. 86.<br />

32<br />

Olivier Messiaen, op. cit. p. 86.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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17<br />

Toutes ces superpositions de couches différentes fondées sur des unités<br />

communes, et sans conflit de figures rythmiques, rentrent dans ce qu’on a dénommé<br />

polymétrie 33 . Mais, jusqu’ici, on ne peut pas parler, si on garde l’idée de conflit comme<br />

déterminante, de véritable polyrythmie.<br />

Mais l’emploi des chants d’oiseaux amène Messiaen à élargir sa conception des<br />

polyrythmies. Superposant ces chants à eux-mêmes, il combine des possibilités<br />

différentes. La Turangalîla-Symphonie (1948) le montre clairement.<br />

Le sixième mouvement, Jardin du sommeil d’amour, présente cette organisation<br />

rythmique (Ex. 1) 34 :<br />

Écriture en 4/4<br />

1 ère couche : Cordes et Ondes Martenot. Organise formellement le mouvement ; (U.<br />

M 35 . : croche).<br />

2 e couche : Piano (qui joue le chant d’oiseau). Figures rythmiques rapides en<br />

augmentations et diminutions continuelles ; (U.M. : triple croche). Apparition de valeurs<br />

irrationnelles (triolets et sextolets).<br />

3 e couche : Vibraphone. Séquence mélodique stable et périodique ; (U.M. : double<br />

croche).<br />

4 e couche : Célesta et glockenspiel. Augmentations et diminutions asymétriques d’une<br />

figure, avec un cycle rythmique invariable ajouté à trois reprises ; (U.M. : double<br />

croche).<br />

5 e couche : petite cymbale et temple-block. À partir du chiffre 4, augmentation<br />

progressive des durées. Triangle et temple-block. À partir du chiffre 4, diminution<br />

progressive des durées ; (U.M. : double croche)..<br />

6 e couche : Flûte et clarinette. Mouvement réguliers en doubles croches ; (U.M. : double<br />

croche).<br />

En raison des figures irrationnelles de la couche 2 (piano, chant d’oiseau), Messiaen<br />

crée un conflit de figures rythmiques, se situant en dehors de l’articulation métrique du<br />

mouvement. On peut ainsi parler de polyrythmie véritable.<br />

Les techniques de superpositions de chants d’oiseaux deviendront très complexes<br />

dans des œuvres comme Oiseaux exotiques (1956), Chronochromie (1960), Couleurs<br />

de la Cité Céleste (1963) et bien d’autres. Mais on en trouve dans la Turangalîla-<br />

Symphonie les fondements.<br />

33 Voir Paragraphe 1.2.3<br />

34 Voir annexes, ex. 1.<br />

35 Unités Minimales.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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18<br />

1.4.3 Systèmes de notation<br />

Un autre aspect fondamental dans la technique d’écriture de Messiaen concerne la<br />

notation rythmique. En effet, la contradiction entre notation qui reflète la conception<br />

rythmique du compositeur et notation qui permette une interprétation exacte semble<br />

irrésolue.<br />

« La superposition de plusieurs rythmes compliqués nous obligera souvent à rentrer nos<br />

rythmes dans une mesure. Explication de ce terme : il s’agit, au moyen de syncopes, d’inscrire<br />

dans une mesure normale, des rythmes qui n’ont aucun rapport avec elle. En multipliant les<br />

indications de liaison, nuances, accents, là où nous les voulons exactement, l’effet de notre<br />

musique sera produit sur l’auditeur. (Cette notation a le défaut d’être en contradiction avec la<br />

conception rythmique du compositeur…) » 36 .<br />

L’auteur parle ici d’un cas précis : l’écriture des exemples de polyrythmie dans son<br />

traité Technique de mon langage musical. Mais quand il s’agit de fixer les polyrythmies<br />

sur partition, il élabore quatre systèmes de notations qu’on peut ainsi résumer :<br />

1 Valeurs exactes, sans mesure ni temps, « en conservant seulement l’usage de la<br />

barre de mesure pour marquer les périodes et donner un terme à l’effet des<br />

accidents […]. La meilleure pour le compositeur, puisqu’elle est l’expression exacte<br />

de sa conception musicale ».<br />

Cette notation est excellente pour des musiques de solistes ou pour petits<br />

ensembles. Mais, selon l’auteur, elle manque de précision d’organisation pour un<br />

grand ensemble.<br />

2 Pour grand ensemble. « Lorsque tous les exécutants font les mêmes rythmes et que<br />

ces rythmes rentrent dans des mesures normales, on peut accumuler les<br />

changements de mesure […] ». C’est toutefois très fatigant pour le chef d’orchestre.<br />

3 Si ces rythmes, toujours pour plusieurs exécutants, « ne rentrent pas dans des<br />

mesures normales, il faut diviser la musique en mesures courtes […]. Il faut recourir<br />

à des signes rythmiques, placés au-dessus des temps, pour indiquer leur durée<br />

exacte […] ».<br />

« Cette notation nécessite convention préalable entre musiciens et chef et un effort<br />

assez rebutant à la première lecture. La chose est cependant très réalisable ».<br />

4 « La plus facile pour les exécutants puisqu’elle ne dérange en rien leur habitudes.<br />

Elle consiste, au moyen de syncopes, à inscrire dans une mesure normale un<br />

rythme qui n’a aucun rapport avec elle. Ce procédé est indispensable lorsqu’il s’agit<br />

de faire exécuter par plusieurs musiciens une superposition de plusieurs rythmes<br />

compliqués et très différents les uns des autres […]. Cette notation est fausse,<br />

puisqu’elle est en contradiction avec la conception rythmique du compositeur » 37 .<br />

Les systèmes 2 et 3 se ressemblent assez, puisqu’ils sont caractérisés par des<br />

changements de mesures continuels.<br />

36 Olivier Messiaen, Technique de mon langage musical, <strong>Paris</strong>, A. le Duc, 1944, p. 14.<br />

37 Olivier Messiaen, Op. cit. p. 20-21.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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19<br />

Le système 3 apparaît d’ailleurs comme celui que Messiaen, à partir des années<br />

cinquante, a utilisé le plus, dès qu’il avait à écrire des rythmes semblables entre les<br />

différentes voix d’un ensemble. Il suffit de donner un rapide coup d’œil à une de ces<br />

partitions pour comprendre de quel niveau est « l’effort assez rebutant à la première »<br />

lecture demandé aux interprètes 38 . Dans Couleurs de la Cité Céleste (1963),<br />

l’articulation métrique du début est :<br />

3/16 ; 3+3/32 ; 3+2/32 ; idem ; 3+3+2 /32 ; 2/8 ; id. ; id. ; 3+3+2 /32.<br />

1.4.4 Difficulté sémantique et difficulté herméneutique<br />

Le choix de ce type d’écriture inaugure une caractéristique commune à la plupart<br />

des systèmes de notation rythmique utilisés à partir de la musique sérielle intégrale : ils<br />

impliquent la nécessité d’un grand effort de déchiffrage des signes musicaux. Une fois<br />

que l’interprète (qui doit désormais être un spécialiste du répertoire) a terminé cet effort,<br />

il peut commencer le travail d’interprétation. Mais maintes fois, terminé le travail du<br />

déchiffrage, une question est venue instinctive à l’interprète : « Etait-il nécessaire de<br />

l’écrire comme cela ? ».<br />

Nombreux en effet sont les cas dans lesquels les contenus et la difficulté<br />

d’interprétation de la musique ne justifiaient pas la complexité des moyens utilisés.<br />

Un second système de notation a été aussi utilisé dans la musique contemporaine :<br />

dans celui-ci la difficulté n’est pas au niveau des signes, qui demeurent conventionnels<br />

et constants, mais au niveau du contenu musical ; au niveau donc de l’interprétation, et<br />

non du déchiffrage.<br />

Ces deux systèmes s’opposent donc précisément, ce qui rend possible leur<br />

définition : le premier se caractérise par une difficulté sémantique – au niveau des<br />

signes. Le second par une difficulté herméneutique – au niveau de l’interprétation.<br />

1.5 Ligeti (1923[-2006])<br />

Il est impossible de trouver les mêmes critères de composition chez Ligeti, chaque<br />

période se caractérisant par des modèles et des musiques différentes. Entre les<br />

œuvres des années 50 et 60, et celles des années 80, le compositeur a changé<br />

maintes fois les matériaux de base sur lesquels bâtir sa musique. Ainsi même ses<br />

intérêts vis-à-vis de la conception du temps ont subi plusieurs changements.<br />

1.5.1 Le temps immobile<br />

Arrivé en Europe occidentale, après des expériences de musique électronique<br />

(notamment Artikulation, pièce écrite en 1958 au studio de la WDR de Cologne), Ligeti<br />

vise à créer un temps complètement statique, une sorte de fleuve sonore dans lequel<br />

38 Voir annexes, ex. 2.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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20<br />

tous les paramètres se neutralisent, inspiré, affirme-t-il, par le prélude du Lohengrin.<br />

Pour arriver à cela il fallait cacher complètement tout repère métrique et toute pulsation,<br />

comme l’explique le compositeur :<br />

« Je voulais me libérer de la conception de la mesure et de la pulsation, et une direction pour<br />

arriver à cette libération était la musique flottante, spatiale, statique ; l’autre possibilité est une<br />

musique où la forme donne (…) le même mouvement que la langue (… direction qui a porté à une<br />

série d’œuvres qui vont de Artikulation à Aventures et Nouvelles Aventures, de 1966…) » 39 .<br />

Ainsi si dans Apparitions (1958/9) le temps n’est pas encore complètement statique<br />

– en raison de courts et dynamiques événements sonores qui viennent perturber<br />

l’arrière-plan statique -, dans Atmosphères 40 pour grand orchestre (1961) Ligeti réussit<br />

complètement son objectif. Cette œuvre est constituée de vingt et une parties, ou<br />

champs sonores, se succédant soit graduellement soit par coupure, plus une partie<br />

finale faite uniquement de silences. Ces champs sonores correspondent à des<br />

couleurs. Tous les paramètres se neutralisent dans des blocs statiques construits par<br />

d’énormes clusters harmoniques, qui créent ce qui a été défini comme micropolyphonie.<br />

Ainsi le traitement des durées et des hauteurs est indissociable du projet formel,<br />

construit, comme écrit Pierre Michel, sur « l’absence de dialectique inhérente à la<br />

forme, l’absence de répétitions et l’apériodicité » 41 , et sur les changements de couleurs<br />

sonores d’un champ à l’autre. Même si on trouve dans la partition toute valeur<br />

rythmique de la quadruple croche jusqu’à la longue tenue, toute superposition, et même<br />

des mélodies et des rythmes en forme de canon, ils se placent largement au dessous<br />

du seuil de perception, puisque, comme on l’a dit, hauteurs et rythmes sont totalement<br />

neutralisés dans les paramètres du timbre et de l’intensité, et il est impossible de<br />

percevoir les voix séparées. L’objectif de ces superpositions de rythmes est ici, encore<br />

une fois, de « brouiller l’évolution temporelle de la texture, objectif qui est atteint du fait<br />

que ce chaos organisé anéantit le conflit qui aurait pu s’instaurer au niveau rythmique ».<br />

Dans cette musique flottante, « le temps est immobile, il est comme absorbé dans une<br />

perspective sans fond et semble s’évanouir dans une métaphore de l’espace » 42 .<br />

Les barres de mesures, marquées en 4/4 ou 2/2, ne servent ici qu’à simplifier la<br />

lecture et la coordination des voix. La partition se révèle très simple, la complexité étant<br />

purement herméneutique 43 .<br />

1.5.2 Le temps mécanique<br />

Au cours des années soixante, Ligeti change ses modèles musicaux et élabore des<br />

techniques visant à rétablir le temps rythmé dans sa musique. Son Poème<br />

symphonique pour cent métronomes (1962), œuvre mi parodique mi sérieuse, exercera<br />

une grande influence sur l’élaboration de ces techniques.<br />

39<br />

György Ligeti, Autoportrait de György Ligeti, émission France Musique, 1983.<br />

40<br />

Pour une analyse spécifique, lire :<br />

Pierre Michel, György Ligeti, <strong>Paris</strong>, Minerve, Musique Ouverte, 1995, p. 213-221 ; rééd. de : Minerve,<br />

1985<br />

41<br />

Pierre Michel, op. cit. p. 46.<br />

42<br />

Antoine Bonnet, « Sur Ligeti », Entretemps n° 1, <strong>Paris</strong>, avril 1986, p. 6.<br />

43 Voir Paragraphe 1.4.4.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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21<br />

Ligeti est séduit, dans cette période, par les meccanismi di precisione 44 , et sa<br />

musique le montre clairement. Dans Continuum pour clavecin (1968), il établit une<br />

pulsation d’ordre mécanique qui, du début à la fin, fait succéder régulièrement et<br />

uniformément les notes à la limite de leur perception : seize notes par seconde, alors<br />

que vingt notes par seconde ne seraient plus distinguables séparément. Sur cet arrière<br />

plan sonore répété inlassablement, Ligeti dessine des motifs mélodiques qui s’allongent<br />

et se rétrécissent en décalage ou en mouvement contraire entre les deux mains, et<br />

donnent ainsi la perception rythmique et harmonique : plus les phrases sont longues,<br />

plus l’auditeur ressent une impression de ralentissement, plus elles sont brèves, plus<br />

l’impression sera d’accélération. Cette sensation est provoquée par le fait qu’à une telle<br />

vitesse vertigineuse de pulsation régulière, les seules notes ressortant du continuum<br />

sonore sont celles placées aux limites de hauteur des motifs mélodiques, et ainsi<br />

provoquent-elles même les couleurs harmoniques. Ce sont les notes qui forment<br />

l’avant-plan sonore de la pièce 45 .<br />

Ainsi des figures rythmiques qui ne sont pas jouées directement par l’instrumentiste<br />

sont clairement audibles dans Continuum - il s’agit d’une caractéristique musicale que<br />

Ligeti retrouvera par la suite dans la technique des xylophones d’Ouganda, fondée sur<br />

la constitution de patterns inhérents, mais on expliquera cela dans les chapitres<br />

suivants. Ligeti réussit, selon Bouliane, « des véritables trompe-l’oreille en jouant avec<br />

ce que l’on pourrait appeler des super-signaux : d’une trame en mouvement très rapide<br />

émergent des structures mélodiques et rythmiques engendrées par la répétition plus ou<br />

moins régulière de certains sons privilégiés » 46 .<br />

Le deuxième mouvement du Second Quatuor à Cordes (1968), ainsi que le second<br />

mouvement du Concerto pour Violoncelle et orchestre (1966), sont aussi fondés sur<br />

cette idée de pulsation mécanique, qui cependant subit ici plusieurs accélérations et<br />

ralentissements superposés. Et c’est dans le troisième mouvement du Kammerkonzert<br />

(1969/70), œuvre qui résume presque, dans sa variété de structures, « tous les<br />

éléments du langage musical de Ligeti à cette époque » 47 , que le temps mécanique<br />

trouve sa réalisation la plus accomplie.<br />

Dans Kammerkonzert l’écriture est élaborée à partir « d’accents très marqués, de<br />

superpositions rythmiques complexes et de confrontation de divers mouvements<br />

cycliques » 48 . Le goût pour les machines de précision est clair dans la première section<br />

du deuxième mouvement (mes. 1-11), qui est conçue entièrement comme un grand<br />

rallentando, simulant ainsi « une boîte à musique qui s’arrête par épuisement » 49 . Pour<br />

ce faire, le compositeur passe lentement, en canons entre les instruments, de la triple<br />

croche au triolet de croche, parcourant toutes les valeurs irrationnelles situées entre les<br />

deux. À partir du début on trouve donc des couches de pulsations différentes<br />

44 Mécanismes de précision.<br />

45 Voir annexes, ex. 3.<br />

46 BOULIANE, Denys, « Six Études pour piano de György Ligeti », Contrechamps n° 12-13, Genève,<br />

septembre 1990, p.107. Traduit de l’allemand par Vincent Barras.<br />

47 Pierre Michel, op. cit. p. 93.<br />

48 Pierre Michel, op. cit. p. 89.<br />

49 Ramon Lazkano, op. cit. p. 47.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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22<br />

superposées, qui passent d’un groupe d’instrument à l’autre ; ainsi au sein d’une même<br />

voix il n’y a pas de pulsation régulière ; ces pulsations, posées sur des tempi différents,<br />

subissent simultanément des accélérations et des ralentissements. En plus de cela des<br />

silences viennent continuellement briser les pulsations, et des accents viennent<br />

constamment contrecarrer les divisions métriques.<br />

Polytempi et polymétrie sont ainsi toujours présents et se développent<br />

continuellement en raison des variations régulières des accents et des accellerando et<br />

rallentando, qui provoquent une polyrythmie constante et complexe. Mais en raison des<br />

regroupements des registres très serrés et de l’harmonie proche du cluster, elle<br />

apparaît volontairement chaotique, impossible à percevoir dans sa totalité.<br />

La polymétrie atteint son point culminant dans San Francisco Polyphony (1973/4),<br />

Monument et Selbsportrait mit Reich und Riley (und Chopin ist auch dabei) 50 (1976),<br />

pour deux pianos. Elle est à la fois, dans ces œuvres, constante et élément de base. En<br />

effet, les instrumentistes semblent ici totalement indépendants les uns des autres. La<br />

technique des décalages provoquant des illusions sonores, déjà fondamentale dans<br />

Continuum, est mêlée avec des vitesses réellement différentes, créant, à leur tour,<br />

d’autres illusions.<br />

1.5.3 Polyrythmie et illusions<br />

La polyrythmie, on l’a vu, est constante dans l’œuvre de Ligeti, parfois rendue<br />

imperceptible par la neutralisation du paramètre rythmique, parfois élément<br />

fondamental de l’écriture. Dans les œuvres des années 80 le compositeur enrichira<br />

ultérieurement sa valeur, mais on le verra dans le cinquième chapitre.<br />

Même si, on l’a dit, les critères de composition du temps musical changent<br />

complètement d’une période à l’autre, on trouve toutefois une constante dans leur<br />

utilisation : la recherche de création d’illusions sonores, illusions d’immobilité du temps<br />

ou illusions de variations de vitesse, ou encore d’autres. Cela a suggéré plusieurs fois,<br />

et le compositeur même le confirme, une comparaison entre son œuvre et celle du<br />

graveur hollandais Escher.<br />

Il faut encore souligner une caractéristique des partitions qu’on a rapidement<br />

survolée dans ce paragraphe : toutes, mêmes écrites selon des systèmes radicalement<br />

différents, apparaissent privées de difficulté sémantique, en raison d’une complexité<br />

fondée sur une superposition d’éléments simples, et d’un souci constant de clarté et de<br />

communication globale vis-à-vis des interprètes. En effet ceux-ci jouent souvent des<br />

parties qui, jouées sans une perception globale des voix, seraient facilement détachées<br />

de l’ensemble. Utilisant une notation sémantiquement simple et conventionnelle, Ligeti<br />

parvient à donner cette perception globale à partir d’une rapide analyse de la partition<br />

d’orchestre. La complexité de la conception musicale ne se reflète pas ainsi dans la<br />

notation mais au niveau herméneutique des partitions.<br />

50 Autoportrait avec Reich et Riley (et Chopin est aussi par là).<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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23<br />

1.6 En Amérique<br />

Au début du XXe siècle, certains compositeurs américains commencent à se<br />

détacher nettement de la tradition musicale européenne. Il s’agit d’une remise en<br />

question de certaines idées et de certains outils empruntés directement aux recherches<br />

musicales effectuées au-delà de l’océan. En plus, l’extraordinaire richesse de la<br />

tradition orale des Afro-Américains, dans laquelle le rythme est un élément fondamental<br />

et complexe, commencera, tout au long du siècle, à croiser plusieurs fois les<br />

recherches des compositeurs. De cette même tradition orale, qui s’enrichira donnant<br />

naissance au Jazz, proviendront des compositeurs comme Davis ou Mingus qui, dans<br />

les années 50, 60 et 70, expérimenteront différentes formes de polyrythmie, improvisée<br />

ou non. Mais pour analyser celles-ci il faudrait une étude détaillée sur les musiciens<br />

appartenant au Jazz ; cela n’étant pas possible dans le cadre de cette recherche, on se<br />

contentera de survoler les recherches rythmiques de quelques compositeurs provenant<br />

de la tradition écrite.<br />

1.6.1 Ives (1874-1954)<br />

Pionnier de la musique américaine, Ives fonde sa musique sur l’expérimentation -<br />

notamment au niveau du rythme – à partir, semble-t-il, d’une influence de la pensée<br />

transcendantaliste d’Emerson et de Thoreau.<br />

L’idée à la base de sa conception esthétique, et, en conséquence, du temps, est la<br />

possibilité de faire coexister simultanément plusieurs musiques différentes. Cela<br />

implique évidemment la simultanéité de temps différents et une conception nouvelle de<br />

l’espace ; en effet, Ives vise à créer une perspective musicale complètement différente<br />

de l’antiphonie ou de l’écho, où l’auditeur puisse choisir et changer sa position d’écoute.<br />

Pour que la superposition de musiques soit intéressante, il doit s’agir de musiques<br />

contrastantes thématiquement et, surtout, rythmiquement. Ainsi, écrit Nachum<br />

Schofmann,<br />

« tout élément peut être organisé de manière à ce qu’il apparaisse à différents niveaux dans<br />

une disposition différente et même incompatible. Cela a pour résultat d’engendrer des structures<br />

contenant simultanément des systèmes scalaires, des tonalités, des citations, des classes<br />

d’intervalles, des types d’accords ou des périodicités différents » 51 .<br />

Dans The Unanswered Question (1906), Ives superpose trois couches<br />

thématiquement et rythmiquement contrastées, créant ainsi une polyrythmie d’une<br />

richesse encore inouïe dans la tradition européenne à cette époque.<br />

La notation garde une unité souvent commune dans les œuvres de Ives, ce qui ne<br />

l’empêche pas de superposer des parties mesurées à des parties non mesurées,<br />

donnant l’impression de créer une nouvelle perspective dans des musiques<br />

complètement différentes mais simultanées.<br />

51 Nachum Schofmann, « Ives, un exemple de polyphonie complexe », Contrechamps n° 7, Lausanne,<br />

l’âge d’homme, décembre 1986, p. 155.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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24<br />

1.6.2 Carter (1908)<br />

Carter est peut-être le compositeur qui a le plus su recueillir l’héritage des<br />

innovations rythmiques de Ives. En effet, si du point de vue du traitement harmonique<br />

et thématique il s’en distancie complètement, il reprend toutes ses idées de<br />

superpositions de couches rythmiques différentes basées sur une unité commune, de<br />

superposition de musiques mesurées à d’autres non mesurées, et de superposition de<br />

rythmes totalement différents.<br />

Le traitement du temps apparaît tout de suite la préoccupation principale dans la<br />

musique de Carter, s’il est vrai que lui même affirme que « toute considération<br />

technique ou esthétique en musique doit vraiment débuter en se posant la question du<br />

temps » 52 . Ainsi reproche-t-il aux compositeurs sériels et à la plupart des compositeurs<br />

contemporains de bâtir leur musique sur des temps théoriques qui nient son<br />

irréversibilité et, par conséquence, son existence même. Pour lui, le seul temps<br />

intéressant étant celui de l’expérience qui nie l’existence musicale de celui<br />

chronométrique, la problématique se situe au niveau de la « continuité temporelle » 53 ,<br />

résolue à travers « le processus de changement constant » 54 . Il aboutit ainsi à la<br />

conception du flux musical, qui lui permet de gérer à travers sa technique de la<br />

modulation métrique les rapports et les changements des tempi et de pulsation.<br />

Les superpositions rythmiques ne sont plus à la petite échelle des organisations<br />

cycliques, mais elles sont construites avant même la composition, touchant la grande<br />

échelle de l’organisation musicale. À partir de ce niveau, elles sont subdivisées<br />

« jusqu’au plus petit niveau de la structure rythmique, en mettant le détail en rapport<br />

avec le tout ». 55 La tension générée par la polyrythmie touche ainsi tous les degrés de<br />

l’œuvre, du plus grand au plus petit.<br />

Pour Carter, cependant, le temps de l’expérience et, par conséquence, la perception<br />

de l’auditeur restent toujours déterminants dans la composition du temps. Il est donc<br />

bien conscient de la difficulté d’assimilation des tensions rythmiques produites à grande<br />

échelle. Ainsi toute superposition devient élément de syntaxe musicale visant à générer<br />

la perception d’une autre superposition à un autre degré musical. Dans son Troisième<br />

Quatuor (1971), le compositeur divise les instrumentistes en deux groupes<br />

indépendants et placés à deux endroits différents de la salle. Le premier duo joue en<br />

homorythmie avec des changements de tempo ; le second joue lui même des parties<br />

contrastées, avec des conflits au niveau du mètre et de la pulsation, toujours gérés par<br />

un processus de changement constant contrôlé dans toutes ses échelles 56 .<br />

52<br />

Allen Edwards, Charles Rosen, Heinz Holliger, Entretiens avec Elliot Carter, Genève, Contrechamps,<br />

1992, p. 53.<br />

53<br />

Ramon Lazkano, op. cit. p. 61.<br />

54<br />

Allen Edwards, Charles Rosen, Heinz Holliger, op. cit. p. 53.<br />

55<br />

Allen Edwards, Charles Rosen, Heinz Holliger, op. cit. p. 71.<br />

56<br />

Pour une analyse détaillée des superpositions de tempi dans cette oeuvre :<br />

Ramon Lazkano, op. cit. p. 72-77.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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25<br />

1.6.3 La musique répétitive<br />

Dans le vaste panorama des compositeurs américains, certains d’entre eux, à partir<br />

des années soixante, se détachent de l’héritage quelque peu envahissant de Cage, se<br />

trouvant plus proches de la démarche minimale de La Monte Young. Il s’agit surtout de<br />

Riley, Reich et Glass, pour lesquels la répétition des événements sonores permet la<br />

coexistence du statique et du dynamique et la naissance d’un mouvement temporel<br />

perpétuel. On ne parle plus de forme mais de processus musical, résultat d’un effort<br />

collectif de recherche et de choix de combinaisons possibles.<br />

« En exécutant ou en entendant des processus musicaux graduels, on peut participer à une<br />

sorte de rituel particulièrement libérateur et impersonnel. La concentration sur ce processus<br />

musical rend possible ce glissement de l’attention hors de lui, elle, vous, moi, vers l’extérieur… » 57<br />

Dans Music for 18 Musicians, Reich superpose deux niveaux de temps dans<br />

lesquels se déroulent les répétitions : un, attribué au piano et aux instruments à<br />

baguette, joue sur une pulsation rapide régulière tout au long du morceau, constituant<br />

ainsi le cadre des répétitions ; l’autre, attribué aux voix et aux instruments à vent, joue<br />

le rythme de la respiration humaine, prenant le souffle avant de démarrer sur des<br />

formules pulsées aussi longtemps que les poumons le permettent.<br />

Ce courant tout comme de nombreux autres compositeurs américains parmi<br />

lesquels Nancarrow – dont l’influence sur les œuvres des années 80 de Ligeti est<br />

certainement importante - mériteraient une étude spécifique sur leurs innovations<br />

rythmiques. Mais, encore une fois, on doit renvoyer à des recherches traitant le sujet<br />

exclusivement.<br />

57 Steve Reich, « La Musique comme processus graduel », VH 101, n° 4, <strong>Paris</strong>, Essellier, 1970-71, p. 97.<br />

Traduit de l’anglais pr Brigitte Devismes.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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26<br />

2. AFRIQUE SUB-SAHARIENNE, TRADITIONS MUSICALES ET<br />

CONCEPTION DU TEMPS<br />

2.1 Introduction<br />

Si tout au long du XXe siècle, en Occident, les compositeurs ont poussé et<br />

individualisé leurs recherches sur la structuration du temps en musique, cela ne nie<br />

pas, on l’a vu, leur partage d’un système temporel et historique commun. Toutefois<br />

nous savons, avec Ricœur, que « la pensée humaine n’a pas produit de système<br />

catégoriel universel dans lequel se serait inscrit un vécu temporel et historique, luimême<br />

universalisable » 58 . Plusieurs autres systèmes existent dans le monde et, il ne<br />

faut pas l’oublier, leur degré de diversité d’avec celui occidental ne peut en aucun cas<br />

signifier différents stades de pensée encore précartésiens et prélogiques, s’acheminant<br />

vers la logique cartésienne ; il s’agit, au contraire, de systèmes complets en euxmêmes,<br />

avec leurs directions évidemment autonomes.<br />

Maintes fois, on l’a vu, artistes et compositeurs se sont intéressés à des techniques<br />

venant d’autres systèmes temporels et historiques, ce qui leur a permis d’élargir le<br />

champ de recherche. Ainsi, séduits par l’incroyable richesse des conceptions<br />

rythmiques d’Afrique Subsaharienne, un grand nombre d’entre eux ont cherché à<br />

comprendre et à s’approprier des techniques de construction temporelle de cette<br />

région. Mais puisque ces mêmes techniques viennent d’un système temporel à certains<br />

aspects différent de celui occidental, il est nécessaire, avant de procéder à une analyse<br />

musicale, de comprendre, à grands traits, le système sur lequel elles se basent.<br />

Cependant, ne connaissant pas la philosophie africaine ni les philosophes africains,<br />

il faut rappeler qu’on n’a utilisé, pour la description du système temporel africain, que<br />

des sources de deuxième voire de troisième main. La recherche d’archive n’a donc pas<br />

pu être soutenue par un esprit critique nécessaire.<br />

Parmi les nombreux textes, nous nous sommes appuyé principalement sur les écrits<br />

du philosophe rwandais Alexis Kagame.<br />

2.2 Système temporel de l’Afrique Subsaharienne<br />

Le mouvement existentiel est un attribut fondamental pour tout Existant ayant surgit,<br />

comportant ainsi un avant et un après, mais aussi pour toute totalité ou pour le<br />

Cosmos. En effet, l’Espace même a surgi, provenant, comme raconte le mythe, de<br />

l’explosion initiale du grain qui a généré le Cosmos. À partir de là, le mouvement<br />

existentiel, passage de non-être à être, a donné à tout Existant sa trajectoire naturelle.<br />

Avant l’explosion il y avait seulement le Pré-existant, rangé donc hors des catégories<br />

ontologiques, en raison de l’impossibilité de sa collocation : n’étant pas concerné par le<br />

58 Paul Ricœur, Introduction à Les cultures et le temps, <strong>Paris</strong>, Payot-UNESCO, 1975, p. 31.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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27<br />

mouvement existentiel, auquel il a donné naissance, pour lui et seulement pour lui on<br />

peut parler d’Eternité.<br />

Le Devenir, l’Exister, le Durer, la Vie, sont donc toutes des catégories attribuables<br />

aux Existants, tandis que l’Eternité, étrangère au Temps, est attribut exclusif du Préexistant.<br />

Mais il existe aussi l’ « Eviternité […], exister réel qui a surgi, mais qui n’aura<br />

pas de terme, sa consommation naturelle étant la perpétuité » 59 , compris dans le<br />

mouvement existentiel ; il s’agit de la condition des ancêtres, dont on connaît<br />

l’importance dans la culture africaine.<br />

Le Temps se définit, selon Kagame, comme « entité métrique du mouvement<br />

existentiel » 60 . Son essence coïncide donc avec le mouvement existentiel : ceci<br />

l’effectuant, le Temps le mesurant. Il concerne ainsi exclusivement les Existants (entre<br />

lesquels on inclut désormais les ancêtres). Mais dans la culture subsaharienne, le<br />

Temps est une entité incolore, indifférente, aussi longtemps qu’un événement concret<br />

et extraordinaire ne vient le marquer, l’estampiller. Cet événement peut venir de<br />

l’homme, de l’animal, ou bien aussi du Pré-existant ; mais une fois terminé cet<br />

événement, le Temps redevient anonyme, marqué seulement par les activités<br />

quotidiennes. Une preuve de ceci serait l’absence, dans les différentes langues, de<br />

substantifs théoriques signifiant le temps : on parlerait seulement de temps de ceci ou<br />

de temps de cela. Le Temps abstrait n’aurait donc pas de réalité. Ainsi, ne concernant<br />

pas l’Eternité, Kagame montre comment l’adverbe toujours « se décompose en tous les<br />

jours, c’est à dire chaque jour, ce qui revient à signifier continuel, ou temps indéfini » 61 .<br />

Ainsi même les conceptions du passé et du présent diffèrent de celles du système<br />

occidental :<br />

« [le temps présent est celui qui] est en train d’être marqué par les Existants toujours en<br />

expansion sur leur trajectoire existentielle. Le passé au contraire est dit tel en raison du marquage<br />

antérieur qui a été achevé. C’est-à-dire que l’entité marquante (l’événement) a terminé sa course<br />

naturelle » 62 .<br />

Ainsi, par exemple, l’action d’un monarque se situe toujours dans le présent jusqu’à<br />

sa mort. Les ancêtres, ou les Trépassés, ayant terminé leur action marquante, sont<br />

situés dans le passé, mais en raison de leur nouvelle trajectoire visant à la perpétuité,<br />

ils continuent à exister.<br />

Le futur, étant seulement une projection de l’esprit, n’a pas encore été marqué par<br />

les événements ; on n’y pense donc essentiellement, dans les sociétés traditionnelles,<br />

que pour garder intact le patrimoine de la collectivité et pour s’assurer le trépassement<br />

à l’état d’ancêtre.<br />

Le culte des ancêtres est fondamental dans cette région : tout succès et toute<br />

réussite, ainsi que toute maladie ou tout insuccès, sera attribué à la bienveillance ou à<br />

la mauvaise influence d’un ancêtre, fondateur de toute collectivité où l’on vit. Ainsi un<br />

59 Alexis Kagame, « Aperception empirique du temps et conception de l’histoire dans la pensée Bantu »,<br />

Les cultures et le temps, <strong>Paris</strong>, Payot-UNESCO, 1975, p. 111.<br />

60 Id., ibid. p. 112.<br />

61 Id., ibid. p. 124-5.<br />

62 Id., ibid. p. 115.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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28<br />

grand nombre de rites et de fêtes sont destinés aux trépassés, et le devin, censé<br />

pouvoir communiquer avec eux, assume un rôle fondamental dans la société<br />

traditionnelle africaine. Il s’agit de caractéristiques d’un système de pensée que<br />

Kagame appelle « logique magique », fondamental pour toute croissance de ces<br />

sociétés.<br />

Retournant à la conception du temps, il faut encore préciser un aspect. Une<br />

contradiction semble en effet surgir dans ses aspects principaux : d’un côté, il est<br />

purement cyclique – le jour, la nuit, les saisons, les cérémonies, la reprise des noms<br />

dynastique etc., retournent égaux à chaque accomplissement d’un cycle ; d’un autre<br />

côte, il est absolument irréversible, chaque événement l’estampillant étant caractérisé<br />

par son unicité. Cette contradiction se résout dans la conception d’un temps spiral :<br />

« L’irréversibilité du temps sert en quelque sorte d’axe central autour duquel tournent les cycles,<br />

à l’instar d’une spirale, donnant l’impression d’un cycle ouvert. Chaque saison, chaque génération<br />

à initier, chaque 4ème nom dynastique reviennent sur la même verticale, mais à un niveau<br />

supérieur. En d’autres terme, ils ne reviennent ni au même point de l’espace ni au même instant,<br />

ce qui correspond logiquement à notre individuation de l’entité mouvement » 63 .<br />

Après ce bref survol du système temporel africain, on peut imaginer - et seulement<br />

imaginer, n’ayant aucune preuve ni contre-épreuve - quelques répercussions dans la<br />

structuration du temps musical. En effet ce temps continuel et neutre, qui nécessite un<br />

événement quelconque pour être aperçu, pourrait peut-être aider à comprendre<br />

certaines caractéristiques typiques de la conception musicale africaine.<br />

Plusieurs auteurs écrivent que tout ce qui relève du musical doit être battu et<br />

mesuré, soumis à une pulsation régulière et donc dansable – ainsi une mélopée non<br />

mesurée n’est pas considérée musicale. En effet, Arom nous propose cette définition :<br />

« Est considérée comme musique une succession de sons pouvant donner lieu à une<br />

segmentation du temps dans lequel elle se déroule en unités isochrones. […] Ainsi, une parole<br />

rythmée – comme c’est fréquemment le cas de formules magiques – est considérée comme<br />

relevant de la musique » 64 .<br />

Peut-être que cette caractéristique du temps musical en Afrique, ainsi que bien<br />

d’autres, trouve ses origines profondes dans le système temporel dont on a vu certains<br />

aspects. Même la perception se trouve ainsi sensiblement différente de celle que<br />

peuvent avoir parfois des auditeurs appartenant à un autre système, et c’est peut-être<br />

même ceci qui a provoqué incompréhensions et simplifications.<br />

2.3 Organisation du temps dans la musique africaine<br />

On se base, ici, surtout sur l’étude de l’organisation du temps dans les musiques de<br />

la République Centrafricaine. Mais des échanges d’informations avec des connaisseurs<br />

d’autres traditions musicales africaines, ainsi que l’écoute et l’apprentissage de<br />

techniques de base de quelques musiciens d’autres régions et traditions, nous montrent<br />

63 Id., ibid. p. 125.<br />

64 Simha Arom, Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique Centrale, vol. 1, <strong>Paris</strong>, Selaf, 1984,<br />

p. 48.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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29<br />

la constance dans toute l’Afrique Subsaharienne de la plupart des conceptions de base<br />

dont on parlera.<br />

En Afrique Centrale, on a vu, est considéré comme relevant du musical toute<br />

succession de sons mesurée et, donc, dansable. Et c’est proprement dans<br />

l’organisation de cette succession mesurée que l’on rencontre l’emploi de techniques<br />

constantes, dont on cherche ici à résumer les plus importantes, aidé par les différents<br />

écrits d’Arom et d’autres ethnomusicologues.<br />

Pulsation<br />

Il s’agit du mouvement isochrone et structurel fondamental. À la définition d’Arom<br />

qu’on a déjà reportée (chapitre 1.2.1) 65 , on peut ajouter une caractéristique importante,<br />

toujours définie par l’ethnomusicologue :<br />

« Présente dans la conscience des détenteurs de la tradition, la pulsation constitue le<br />

régulateur intrinsèque à toute articulation rythmique, dans toute forme musicale, tant sur le plan<br />

horizontal que vertical » 66 .<br />

Le placement des notes et des accents se caractérise, dans la musique africaine,<br />

par un caractère que Arom définit comme contramétrique, reprenant le terme de<br />

Kolinski. C’est-à-dire que la position de ces notes et accents s’oppose constamment au<br />

continuum de la pulsation, écoulement régulier du temps. Ainsi, il se crée un conflit<br />

constant déjà entre figures rythmiques et métriques 67 .<br />

Périodicité<br />

Il s’agit du principe organisateur de toute musique centrafricaine. Pour définir la<br />

période, Arom reprend une définition de Moles 68 :<br />

« La période est une boucle de temps fondée sur le retour de semblables à des intervalles<br />

semblables. […Elle] sert d’armature temporelle aux événements rythmiques. Elle est toujours<br />

composée de nombres entiers ; dans la plupart des cas, ces nombres sont pairs (2,4,6,8,12, etc.),<br />

donc divisibles par deux. Cela signifie que sa structure est symétrique. Cette structure est attestée<br />

par la pulsation » 69 .<br />

Toute répétition, toute variation, toute improvisation de figures mélodiques et<br />

rythmiques se fonde en Afrique sur la périodicité.<br />

65 « La pulsation est l’unité de référence culturelle pour la mesure du temps. Elle constitue l’étalon<br />

isochrone, neutre, constant, intrinsèque, qui détermine le tempo […]. [Les] temps pulsés constituent une<br />

suite ininterrompue de points de repère en fonction desquels s’organise et se déroule le flux rythmique<br />

[…]. Dans une musique multipartite [constamment en Afrique Subsaharienne], la pulsation est, sur le<br />

plan de l’organisation temporelle, le régulateur commun à toutes les parties en présence. Elle est donc<br />

l’unité fondamentale par rapport à laquelle toutes les durées se définissent ».<br />

66 Simha Arom, « Du pied à la main », Analyse musicale, n° 10, <strong>Paris</strong>, 1988, p. 21.<br />

67 Il a souvent été dit que ce procédé s’apparente à l’hémiole, technique régulièrement utilisée par des<br />

compositeurs comme Schumann et Chopin, entre autres.<br />

68 Abraham A. Moles, Concept of Rythm Periodicity and Time Series in Musical Aesthetics,<br />

communication présentée au Symposium Biological Aspects of Aestetics, Bad-Homburg, Werner-<br />

Reimers-Stiftung, 1983 (résumé inédit).<br />

69 Simha Arom, « Structuration du temps dans les musiques d’Afrique Centrale : périodicité, mètre,<br />

rythmique et poyrythmie », Revue de Musicologie n° 1, <strong>Paris</strong>, 1984, p. 7.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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30<br />

Souvent on trouve, au sein d’un même morceau, des périodes de longueurs<br />

différentes superposées. Parmi les centaines d’exemples, on peut prendre celui d’une<br />

pièce zandé, la danse kponingba 70 , pour xylophones, voix, tambour et grelots :<br />

xylophones et tambours jouent sur une période constituée d’une formule de huit temps<br />

(ou pulsations) binaires ; le tambour joue sur une période de deux temps ; les grelots<br />

sur une d’un temps seulement.<br />

On peut ainsi représenter cette superposition :<br />

Voix et xylophone<br />

Tambour<br />

Grelots<br />

Cycle<br />

La période la plus longue correspond ici à la longueur du cycle, puisque les autres<br />

périodes sont des multiples d’elles.<br />

Mais souvent aucune période, prise séparément, ne correspond à la longueur du<br />

cycle entier : il s’agit du cas qu’Arom définit Macro-période. Pour bien comprendre ceci,<br />

prenons la pièce Yasemale du répertoire ngbaké des Sabanga d’Afrique Centrale 71 :<br />

70 Exemple présenté dans :<br />

Simha Arom, Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique Centrale, vol.2, <strong>Paris</strong>, Selaf, 1984, p.<br />

847-850.<br />

71 Simha Arom, op. cit., p. 867.<br />

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Sonnailles<br />

Chant et xylophone<br />

Grand tambour<br />

Cloches, grelots,<br />

petit tambour<br />

31<br />

Aucune période n’atteint ici la dimension du cycle. Mais chaque 3 répétitions de la<br />

période des sonnailles, 10 de celle de la voix et du xylophone, 30 de celle du grand<br />

tambour et 60 de celle des cloches, grelots et grand tambour, le cycle recommence.<br />

Les périodes sont ainsi dans des rapports simples ( 2 :1, 3 :1, 10 :1, 20 :1 etc.).<br />

À travers l’utilisation de la périodicité, la musique africaine atteint ainsi des édifices<br />

formels d’une grande complexité. C’est en raison de ce procédé que, comme on le<br />

verra plus tard, elle a été souvent comparée aux techniques des motets isorythmiques<br />

des compositeurs du XIVe siècle français.<br />

Mètre<br />

Cycle (Macro période)<br />

Toujours avec Arom, on a déjà défini le mètre 72 (chapitre 1.2.2). Il faut rappeler que<br />

jamais, en Afrique, on ne rencontre d’accents liés au mouvement de l’articulation<br />

métrique - comme il est le cas, par exemple, dans la valse viennoise - chaque formule<br />

rythmique constituant un modèle en soi (les enfants apprennent les rythmes en tant que<br />

phrases, sans les décomposer).<br />

Cependant l’inexistence d’accents métriques n’est pas un cas isolé dans le<br />

panorama musical du monde entier. En effet, restant dans la tradition occidentale, sans<br />

arriver à la musique du XXe siècle, où on ne rencontre quasiment jamais une<br />

hiérarchisation systématique d’accents liée à la mesure, même dans les époques<br />

antérieures la mesure consistait plutôt en un outil de travail. C’est ce qu’affirme Gisèle<br />

72 « [il] est constitué d’une série de repères équidistants et non hiérarchisés, qui délimitent le continuum<br />

musical en unités égales et servent d’étalon pour l’organisation de toutes les durées qui y figurent ».<br />

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32<br />

Brelet : « Si pour l’exécutant qui travaille, qui décompose le rythme, la mesure est<br />

première, pour l’exécutant qui joue et retrouve l’œuvre dans une libre improvisation,<br />

c’est le rythme qui est premier » 73 . Ainsi la mesure apparaît surtout comme un outil lié à<br />

la facilité de lecture, évident dans une tradition écrite, mais dépourvu de valeur<br />

musicale. C’est sur cet aspect qu’insiste Bernard Gagnepain :<br />

« Sans prétendre que la barre de mesure constitue un progrès dans l’écriture musicale, on doit<br />

lui accorder le mérite d’avoir permis une plus grande facilité pour le lecteur à reconnaître<br />

visuellement les rythmes, quitte à les mal comprendre et à imposer à l’expression musicale une<br />

carrure arbitraire qui peut la dénaturer. C’est contre ce travestissement de la réalité du temps<br />

musical que s’insurgeait Maurice Emmanuel quand il rappelait que « la barre de mesure n’est rien<br />

en soi ; que son despotisme est dû à la généralisation illégitime d’une convention chère aux<br />

danseurs ; que le fait de lui attribuer la valeur d’un signal est celui de musiciens peu affinés » 74 .<br />

Les accents forts et faibles joués selon l’emplacement des notes dans la mesure<br />

apparaissent donc plutôt comme des habitudes de classes de solfège et de lecture,<br />

mais dépourvus d’une véritable réalité musicale.<br />

La différence, de ce point de vue, avec la métrique africaine, n’est donc pas au<br />

niveau de l’expression musicale, mais plutôt de l’apprentissage : en Occident on<br />

décompose un rythme aidé par la mesure, tandis qu’en Afrique on le mémorise à force<br />

de le répéter, sans le décomposer.<br />

Enfin, Arom analyse un cas fréquent en Afrique de subdivision métrique, celle qui<br />

correspond au principe d’imparité rythmique 75 : des regroupements asymétriques<br />

binaires et ternaires s’agencent formant des périodes divisés en deux selon la formule :<br />

« moitié – 1 /moitié + 1 » :<br />

Si la période compte 8 pulsations, celles-ci seront regroupées en :<br />

3 / 3+2.<br />

Si elle compte 16 pulsations, elles pourront être regroupées ainsi :<br />

3+2+2 / 2+2+3+2.<br />

Si elle compte 12 pulsations, elles pourront être regroupées ainsi :<br />

3+2 / 3+2+2.<br />

Par exemple :<br />

73 Gisèle Brelet, Le Temps musical, <strong>Paris</strong>, P.U.F., 1949, p. 295.<br />

74 Bernard Gagnepain, « De la monodie à la polyphonie : queques aspects de la conception du temps<br />

musical avant l’apparition de la barre de mesure », Analyse musicale n° 6, 1er trimestre 1987, p. 15.<br />

Citation de :<br />

Maurice Emmanuel, Histoire de la langue musicale, <strong>Paris</strong>, Laurens, 1911-28 ; rééd. Laurens, 1981, p.<br />

439.<br />

75 Simha Arom, « Structuration du temps dans les musiques d’Afrique Centrale : périodicité, mètre,<br />

rythmique et poyrythmie », Revue de Musicologie, n° 1, <strong>Paris</strong>, 1984, p. 25.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


Ostinato à variation<br />

33<br />

Souvent superposés dans la musique polyphonique vocale et instrumentale, les<br />

ostinatos apparaissent comme les procédés constants de construction musicale ; la<br />

longueur de l’ostinato correspond à celle de la période, et sur ses répétitions<br />

continuelles, régulières et souvent rapides les musiciens improvisent les variations<br />

mélodiques et rythmiques.<br />

Polyphonie<br />

De nombreux auteurs considèrent la polyphonie comme un phénomène culturel<br />

appartenant uniquement à la tradition occidentale. Même plusieurs compositeurs, entre<br />

lesquels notamment Berio et Boulez, semblent partager cette idée, selon laquelle dans<br />

les superpositions de voix différentes des musiques extra-occidentales « on n’y observe<br />

pas cette notion de responsabilité qui est le caractère principal de la notion de<br />

contrepoint [et de polyphonie] en Occident » 76 .<br />

En ce qui concerne la musique africaine, on verra que dans quelques cas de<br />

superposition de voix différentes cette notion de responsabilité n’est en effet pas<br />

présente, et on ne parlera pas là de polyphonie ; mais dans la plupart des cas elle sera<br />

sans aucun doute pertinente, s’agissant de constructions élaborées et conscientes d’un<br />

processus « plurinéaire, simultané, hétérorythmique et non parallèle » 77 , dans lequel les<br />

musiciens sont parfaitement responsables des rapports entre les différentes voix et de<br />

leurs contrastes 78 . Ce qui revient à la polyphonie.<br />

Contrepoint mélodique (très riche chez les Pygmées), contrepoint rythmique,<br />

imitation, ce sont toutes des techniques que l’on entend souvent dans les musiques<br />

traditionnelles africaines. Elles se basent toujours sur des éléments simples et courts<br />

répétés, variés et combinés à d’autres éléments similaires. Souvent on rencontre aussi<br />

des musiques (notamment chez les Pygmées) dans lesquelles les ostinatos de base<br />

qui devraient être variés sont implicites, aucune des voix ne les jouant.<br />

Polyrythmie<br />

Outre des conflits entre pulsation, mètre et figures rythmiques, les musiques<br />

africaines multipartites montrent le plus souvent les conflits les plus riches entre figures<br />

76<br />

Pierre Boulez, « Contrepoint », François Michel, Encyclopédie de la musique, tome 1, <strong>Paris</strong>, Fasquelle,<br />

1958, p. 584-585.<br />

77<br />

Simha Arom, Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique Centrale, vol.1, <strong>Paris</strong>, Selaf, 1984,<br />

p. 90.<br />

78<br />

On verra, dans le paragraphe suivant, comment la responsabilité est présente dans la technique des<br />

trompes des Banda Linda d’Afrique Centrale.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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34<br />

rythmiques simultanées. Tributaires d’une pulsation commune, ces figures rythmiques<br />

se superposent souvent sur des périodes de longueurs différentes et, par leur<br />

entrecroisement perpétuel, créent un état de conflit et de tension permanent.<br />

C’est souvent par la polyrythmie que les musiciens africains aboutissent aux<br />

constructions polyphoniques, les deux processus étant strictement liés.<br />

Pour une étude plus détaillée au regard de la construction du temps dans la<br />

musique africaine, on conseille les écrits d’Arom portant sur ce sujet 79 .<br />

2.4 Trompes des Banda Linda : polyrythmie et polyphonie<br />

La technique d’entrecroisement de formules rythmiques confiées à des instruments<br />

à vents jouant volontairement un seul son chacun, définie maintes fois hoquet africain –<br />

en raison de sa parenté avec le hoquetus du moyen age – est présente dans une large<br />

partie du territoire subsaharien. Il s’agit d’une technique qui vise à la création de la<br />

polyphonie par la polyrythmie.<br />

Arom, qui a étudié ce répertoire pendant des longues années, le définit ainsi :<br />

« La polyphonie par polyrythmie – ou polyrythmie par hoquet – est fondée sur l’entrecroisement,<br />

le tuilage et l’imbrication de diverses figures rythmiques étagées à des hauteurs différentes mais<br />

inscrites dans un système scalaire défini. […] Chaque instrumentiste dispose d’une figure<br />

rythmique qui lui est propre et qui peut, selon les cas, faire l’objet de variations » 80 .<br />

Cette technique, plus que le hoquetus médiéval 81 , semble rappeler une sorte de<br />

grand piano dans lequel les exécutants disposeraient chacun d’une touche, et par<br />

l’imbrication des formules rythmiques jouées sur chaque touche et superposées,<br />

fonderaient une polyphonie de différentes mélodies d’une grande richesse.<br />

En République Centrafricaine, cette technique est développée exclusivement par<br />

deux populations du groupe Banda, les Linda et les Dakpa. C’est sur l’écoute et<br />

l’analyse des enregistrements de deux orchestres des Linda, celui de la ville d’Ippy et<br />

celui du village de Trogodé, que se base cette recherche.<br />

79<br />

Notamment :<br />

• Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique Centrale, vol. 1 et 2, <strong>Paris</strong>, Selaf, 1984.<br />

• « Structuration du temps dans les musiques d’Afrique Centrale : périodicité, mètre, rythmique et<br />

poyrythmie », Revue de Musicologie n° 1, <strong>Paris</strong>, 1984.<br />

80<br />

Simha Arom, Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique Centrale, vol. 2, <strong>Paris</strong>, Selaf, 1984,<br />

p. 503-4.<br />

81<br />

Ainsi Ernest H. Sanders définit le hoquetus dans le New Grove :<br />

« The medieval term for a contrapuntal technique of the 13 th and 14 th centuries, which effects the<br />

dovetailing of sounds and silences by means of the staggered arrangement of rests between two or more<br />

voices ; a ‘mutual stop-and-go device’ (F. Li. Harrison) ».<br />

Ernest H. Sanders, « Hoquetus », Stanley Sadie, The New Grove Dictionary of Music and Musicians,<br />

London, Macmillian, 1980, p. 605-608.<br />

(Le terme médiéval qui définit une technique contrapuntique du XIIIe et du XIVe siècle, qui produit un<br />

entrelacement de sons et de silences à travers une construction d’apparence oscillante des pauses entre<br />

deux ou plusieurs voix ; un mécanisme de stop-and-go réciproque). La différence des timbres ou des<br />

tessitures est d’ailleurs nécessaire pour la perception du hoquetus.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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35<br />

2.4.1 Instruments, forme et caractéristiques<br />

Chez les Banda Linda, le répertoire de trompes, les ongo, est strictement associé au<br />

rite de passage des jeunes garçons : c’est au cours de leur retraite initiatique qu’ils<br />

apprennent la technique des instruments et le répertoire. Lors de la célébration du rite<br />

dans les villages, cette musique, cas assez rare en Afrique, ne sert d’accompagnement<br />

à aucune danse, mais est jouée uniquement pour la délectation de l’auditoire.<br />

Le nombre des ongo formant l’orchestre n’est pas fixé, mais varie de cinq à dix-huit ;<br />

en effet, cinq instruments suffisent à l’exécution du matériel rythmique et mélodique de<br />

base pour jouer ce répertoire et à la reproduction de la systématique mise en œuvre<br />

par l’orchestre : le système scalaire étant pentatonique anhémitonique (la gamme<br />

correspond à peu près à nos Sol – Mi – Ré – Do – La – descendants), chaque trompe<br />

joue sur un degré de l’échelle ; puisqu’il y a identité d’octave, et puisque les instruments<br />

jouant sur les mêmes notes à octaves différentes expriment quasiment les mêmes<br />

phrases, chaque groupe de cinq instruments forme une sorte de « microcosme » 82 de<br />

l’ensemble (cependant, puisque la qualité des pièces est jugée selon la quantité et la<br />

richesse des variations qu’elles contiennent, un grand orchestre est toujours préféré à<br />

un minimal, dès qu’il se présente la possibilité de rassembler musiciens et instruments).<br />

Ainsi un orchestre complet (18 instruments) se divise en quatre familles 83<br />

constituées de cinq instruments chacune, sauf la dernière, la plus grave, qui en<br />

regroupe trois. Au sein de chaque famille les instruments accordés à l’octave portent le<br />

même nom, quel que soit leur registre 84 .<br />

La famille qui ne peut jamais manquer est la première, la plus aiguë ; ses<br />

instruments, les plus courts (dix-vingt centimètres), sont en corne d’antilope et<br />

possèdent un trou utilisé pour jouer des broderies et des trilles sur les notes<br />

supérieures.<br />

Les dix instruments suivants, de tessiture moyenne, sont aussi fondamentaux pour<br />

la cohérence de l’ensemble ; ils sont obtenus par des racines de l’arbre opo.<br />

Si on doit éliminer des trompes, on commence ainsi toujours par la famille la plus<br />

grave, dont les instruments, en tronc de papayers et très difficiles à insuffler, atteignent<br />

un mètre soixante dix centimètres de longueur.<br />

Dans cette dernière famille, la plus grave, les trompes ont une embouchure<br />

terminale et sont donc droites ; les dix instruments du milieu ont une embouchure<br />

terminale mais taillée en biseau de façon à permettre une position de jeu transversale -<br />

pour que les instrumentistes puissent communiquer entre eux - et sont donc obliques ;<br />

les cinq premiers ont une embouchure latérale, et sont donc des trompes transversales.<br />

Chaque orchestre comprend aussi un joueur de grelots marquant la pulsation, et<br />

situé un peu en retrait vis-à-vis des trompes – on constatera l’importance de la position<br />

82 Simha Arom, op. cit. p. 570.<br />

83 A partir de la plus aiguë : tuwule (ou tutuwule), ngbanja, aga, yaviri. (Simha Arom, op. cit. p. 510).<br />

84 En ordre descendant : Sol = tete ; Mi = ta ; Ré = ha ; Do = tutule ; La = bongo. (Simha Arom, op. cit. p.<br />

509).<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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36<br />

des joueurs d’ongo, en arc de cercle en ordre de hauteur descendant - et le ‘maître des<br />

trompes’, le endè. C’est lui qui, connaissant toutes les parties des pièces, les apprend<br />

aux jeunes et, pendant l’exécution, joue le rôle du chef d’orchestre : si quelqu’un à une<br />

hésitation, il lui chante sa partie et, si cela ne suffit pas, arrive à lui prendre la trompe<br />

pour lui montrer comment placer sa formule rythmique.<br />

Une parfaite précision rythmique de la part de tous les instrumentistes est donc<br />

requise – même si les pièces se jouent à une vitesse proche de 190 à la noire ; si un<br />

seul instrumentiste se trompait, cela serait suffisant pour faire écrouler l’orchestre<br />

entier.<br />

Dans tout le répertoire, comprenant une douzaine de pièces, la forme revient<br />

toujours au même :<br />

• Une formule introductive responsoriale dans laquelle la première trompe (la plus<br />

aiguë) entonne une série de notes ponctuées par des longs clusters de notes tenues<br />

des autres trompes.<br />

• La mise en place du matériel thématique et rythmique : les trompes rentrent en<br />

ordre descendant l’une après l’autres, exposant chacune sa propre phrase<br />

rythmique, et créant ainsi, par leur entrecroisement polyrythmique, la polyphonie.<br />

• La phase la plus importante, et aussi la plus longue : après avoir exposé le matériel<br />

mélodique et rythmique, dès que toutes les trompes sont rentrées, elles se lancent<br />

chacune dans les variations rythmiques de leurs phrases. Les premières cinq<br />

trompes commencent aussi à jouer les trilles, les broderies et les autres ornements<br />

mélodiques obtenus par le trou des instruments. Toute variation, on le verra, se fait<br />

prenant appui sur l’instrumentiste voisin.<br />

• La coda, égale à l’introduction. (Le maître des trompes fait signe à la première<br />

trompe d’entonner la formule d’introduction).<br />

Introductions et codas sont identiques au sein de toutes les pièces du répertoire ; il<br />

s’agit donc d’une formule non fonctionnelle à la différenciation des pièces. Il arrive que<br />

les orchestres se passent d’elles et démarrent sur la deuxième section pour terminer<br />

sur la troisième au signe du maître. La fonction de l’introduction et de la coda semble<br />

être le marquage de la sortie puis du retour au temps ordinaire, opposé au temps<br />

musical dans lequel les trompes nous transportent.<br />

Une périodicité extrême caractérise l’organisation de ces pièces. Toute formule<br />

rythmique et toute variation s’inscrit dans le cadre d’une période brève et toujours<br />

commune à l’orchestre entier, dans laquelle il y a la totalité du message thématique : à<br />

chaque période les formules rythmiques de base se répètent, plus ou moins égales<br />

pendant la deuxième section, variées pendant la troisième.<br />

Il n’y a donc pas dans ce répertoire superposition de périodes différentes, ni de<br />

mètres différents : soit tous les instruments jouent sur une subdivision binaire, soit sur<br />

une subdivision ternaire. Même si les musiciens introduisent parfois des valeurs<br />

irrationnelles pendant les improvisations, on ne peut donc pas parler de polymétrie.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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37<br />

2.4.2 Modèle implicite<br />

Pour une oreille non habituée, il serait cependant impossible de parvenir à<br />

reconnaître à une première écoute le matériel mélodique et rythmique de base sur<br />

lequel se fondent les variations. En effet, jamais une version d’une même pièce n’est<br />

identique deux fois, non seulement dans ses variations – ce qui est naturel, celles-ci<br />

étant improvisées – mais même dans l’exposition descendante des formules. Des notes<br />

peuvent être jouées ou supprimées, les instruments accordés à l’octave ne jouent pas<br />

exactement les mêmes formules, les temps d’entrées des instruments ne sont pas<br />

fixes, chacun attendant la parfaite mise en place de l’instrument le précédant. Ainsi la<br />

question de ce sur quoi se basent toutes ces formules se pose naturellement.<br />

Arom, grâce à ses enquêtes sur le terrain, est parvenu à prouver, aidé par le maître<br />

des trompes, l’existence d’un modèle minimal et neutre, à la base de toute formule<br />

rythmique. Ce modèle, le akoné 85 , est appris aux jeunes garçons pendant leur retraite,<br />

mais, à cause de son caractère minimal – certaines formules ne contiennent qu’une<br />

note par période -, n’est jamais joué tel quel, puisqu’il ennuierait l’auditoire et les<br />

musiciens mêmes ; la qualité d’une pièce correspond en effet à la quantité et à la<br />

qualité des variations qu’elle contient. Le modèle est cependant présent dans la tête<br />

des insrumentistes, qui élaborent toutes les phrases à partir de lui.<br />

Pour bien comprendre le rapport entre le modèle, on présente (en annexes) 86 , le<br />

début d’une transcription de Eci Ameya, deuxième pièce du répertoire de l’orchestre de<br />

Ippy 87 . Elle est jouée par un orchestre de dix-huit trompes, mais dans la transcription,<br />

contenant le début (l’introduction n’est pas jouée dans cet enregistrement), figure<br />

seulement l’entrée des premiers dix instruments, en ordre descendant. Cela est en effet<br />

suffisant pour comprendre l’identité des trompes accordées à l’octave et la rigueur de la<br />

période, qui comprend six pulsations : tous les six temps, les formules rythmiques<br />

reviennent sur elles mêmes, et leur exposition recommence, avec déjà des petites<br />

variations ; celles-ci se multiplieront par la suite dès que les dix-huit trompes seront<br />

rentrées, comme on l’entend dans l’enregistrement.<br />

Le modèle (akoné) de cette pièce nous est reporté par Arom 88 (avec une différence :<br />

puisque dans notre transcription une noire équivaut à une croche de celle d’Arom, on a<br />

adopté les valeurs correspondantes même pour la transcription du modèle) :<br />

85 Le mâle, l’époux.<br />

86 Voir annexes, ex. 4.<br />

87 Central African Republic, Polyphonies Banda, Musiques et musiciens du Monde, UNESCO, Auvidis<br />

D8043, plage 2.<br />

88 Simha Arom, op. cit. p. 623.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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38<br />

En le reproduisant sur une seule portée, il devient :<br />

On voit bien dans la transcription de la pièce telle qu’elle est jouée, que des notes<br />

sont ajoutées au modèle dès le début ; en plus, quand les instruments jouant l’octave<br />

en dessous interviennent, ils rajoutent immédiatement d’autres notes complétant les<br />

phrases de ceux de la première famille. Cependant le modèle est toujours présent, et<br />

c’est à partir de lui que les variations seront élaborées.<br />

On retrouve la même structure dans toutes les autres pièces du répertoire. Elles ne<br />

différent en effet pas dans la forme ni dans l’organisation des voix, mais dans la<br />

longueur des périodes, dans la métrique binaire ou ternaire, dans le caractère plus ou<br />

moins contramétrique, et, surtout, dans le matériel mélodique obtenu par la<br />

superposition des voix.<br />

Arom, qui a transcrit, aidé par la méthode re-recording utilisée sur le terrain, toutes<br />

les parties séparément de toutes les pièces du répertoire, nous montre que quasiment<br />

jamais, dans l’exposition des formules rythmiques, les instrumentistes conjoints ne<br />

jouent leurs notes simultanément ; ils interviennent au contraire toujours l’un après<br />

l’autre (c’est aussi pour cela qu’il a appelé cette technique hoquet). Cela explique bien<br />

le dialogue entre les instrumentistes voisins. En effet, à tout moment de la pièce, ils ont<br />

une perception diagonale de la musique : d’un côté ils varient leurs phrases dialoguant<br />

avec les trompes conjointes, d’un autre ils doivent à tout moment avoir une vision<br />

globale de l’orchestre et des signaux du maître.<br />

Enfin, il faut noter que, si les instruments des Banda Linda semblent pouvoir<br />

produire chacun un seul son ou au maximum deux 89 , il paraît que dans d’autres régions<br />

d’Afrique la même technique est utilisée avec des instruments qui, par la variation du<br />

89 Simha Arom, op. cit. p. 506.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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39<br />

souffle, pourraient produire d’autres sons ; cependant, les musiciens, pour l’exécution<br />

de ce répertoire, choisissent de ne produire qu’un seul son et leurs ornements.<br />

2.4.3 Rapport au répertoire vocal<br />

À chaque pièce du répertoire des trompes des orchestre des Banda Linda<br />

correspond un chant portant d’ailleurs le même nom ; cependant, si pour un auditeur<br />

banda la reconnaissance du chant correspondant est immédiate, pour un auditeur<br />

étranger elle apparaît presque impossible. Toute la musique vocale de cette population<br />

est en effet monodique ou homophone, et déjà cela suffit à cacher les correspondances<br />

avec les pièces instrumentales polyphoniques.<br />

Après de longues recherches, Arom est cependant arrivé à comprendre quels sont<br />

les procédés d’adaptation que les chants subissent pour pouvoir être transférés dans la<br />

polyphonie instrumentale 90 .<br />

Ces chants sont formés par plusieurs mélodies enchaînées par les solistes les unes<br />

aux autres, et ponctuées parfois par les interventions des éventuels chœurs, chantant à<br />

l’unisson ou en voix parallèles. Déjà cette présence de plusieurs mélodies est suffisante<br />

pour rendre ardue la reconnaissance de la correspondance avec les pièces des<br />

trompes. Mais un premier signe de parenté est situé dans l’égalité de la durée des<br />

périodes de toutes les mélodies d’un chant (toujours donc de la même longueur), avec<br />

celle de la période des trompes de la pièce correspondante. Mais cela n’est pas<br />

suffisant, puisque les mélodies, prises séparément, diffèrent du matériel thématique<br />

crée par la superposition des trompes.<br />

Analysant les différents chants, Arom a compris comment leurs modèles, les akoné,<br />

n’étaient en réalité que des incipit d’une des mélodies constituant le chant. Mais de<br />

véritables versions standard existaient, et correspondaient aux deux, trois ou quatre<br />

phrases-clé qui constituent la base des différentes mélodies présentes dans chaque<br />

chant.<br />

Ainsi, regroupant sur la même portée les phrases-clé de chaque pièce, Arom a<br />

découvert une claire correspondance avec les modèles des pièces des trompes<br />

équivalentes, correspondance rendue quasiment parfaite si aux modèles on ajoute les<br />

petites variations amenés par les trompes jouant à l’octave inférieure.<br />

On a donc, dans les pièces pour trompes, une présence en diagonale des sons<br />

constitutifs des mélodies chantées, qui sont distribués à travers les instruments de<br />

hauteurs correspondantes aux mêmes positions dans la période.<br />

En outre mêmes les variations effectuées par les chanteurs ont une incidence sur<br />

celles des instrumentistes ; les premiers utilisent deux procédés combinés entre eux :<br />

• La modification du texte, qui, étant en langue tonale, entraîne directement une<br />

modification de la hauteur et du rythme (par l’ajout ou la perte de syllabes).<br />

90 Voir : Simha Arom, op. cit. p. 650-707.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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40<br />

• La juxtaposition dans une même phrase mélodique de fragments provenant de<br />

différents phrases-clé, à condition qu’ils gardent la même position dans la<br />

période 91 .<br />

Les instrumentistes, qui utilisent d’autres procédés de variation 92 , connaissent bien<br />

celles des chanteurs (souvent il s’agit des mêmes personnes) ; il arrive en effet<br />

systématiquement qu’à un d’eux vienne à la tête une phrase chantée, et répétant<br />

continuellement une même variation rythmique qui la rappelle, amène les deux trompes<br />

conjointes et leurs notes à se combiner avec sa variation reconstituant ainsi la phrase<br />

qu’il avait en tête.<br />

La position en arc de cercle des instrumentistes demeure ainsi fondamentale pour<br />

permettre la communication lors de l’improvisation des variations, qui se fait par des<br />

regards, des mouvements du corps et d’autres signaux.<br />

On peut dire que la même reconstruction de fragments mélodiques est faite par le<br />

public : quand une variation amène un petit groupe de trompes à reconstituer une<br />

variation du chant, l’auditeur se concentre sur celui-ci ; et simultanément, un autre petit<br />

groupe est probablement en train de reconstituer une autre variation chantée.<br />

L’écoute est donc non seulement active, mais même diagonale, tout comme le<br />

processus de construction des instrumentistes.<br />

2.4.4 Polyphonie et responsabilité<br />

Enfin, on a vu que même gardant, comme suggère Boulez, la notion de<br />

responsabilité comme déterminante pour la définition de la polyphonie, on ne peut nier,<br />

dans le cas des trompes des Banda Linda, son existence effective : si dans le<br />

répertoire des chants souvent les chanteurs superposent différentes phrases, ils le font<br />

de façon aléatoire, non organisée et non systématique ; on ne parle pas ainsi de<br />

polyphonie. Mais dans le répertoire des trompes, les instrumentistes superposent<br />

volontairement, systématiquement et à travers une organisation très stricte, différentes<br />

phrases mélodiques provenant des chants ; de plus, ils arrivent à reconstituer plusieurs<br />

variations de différentes mélodies à la fois.<br />

Utilisant ainsi un matériel très simple, au moins à la base, les Banda Linda<br />

parviennent à créer une polyphonie d’une énorme richesse et complexité.<br />

2.5 Illusions auditives des xylophones d’Ouganda<br />

Le xylophone est l’un des instruments polyphoniques les plus répandus dans<br />

l’Afrique Subsaharienne ; on en rencontre en effet de différentes factures et<br />

dimensions, et même le nombre des musiciens nécessaires pour les jouer varie de<br />

région en région, ou au sein de la même région.<br />

91 Par exemple, si une phrase A se compose de a + b , et une C de c + d, dans la variation le chanteur<br />

pourra en composer une nouvelle formée par a + d, ou, encore, par c + b.<br />

92 Telles que le monnayage, l’anticipation, la suppression et d’autres.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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41<br />

Dans le royaume du sud de l’Ouganda, deux xylophones différents, l’amadinda et<br />

l’akadinda, sont joués dans la riche tradition de la musique de cour ; un autre, l’embaire,<br />

leur est strictement associé. Chacun possède un répertoire et des caractéristiques qui<br />

lui sont propres, comme le nombre de musiciens les jouant – trois pour le premier, cinq<br />

ou six pour le deuxième et trois pour le troisième – ou l’extension des touches – douze<br />

le premier, dix-sept le deuxième, quinze le troisième.<br />

Cependant une méthode toujours identique et partagée par les trois xylophones<br />

détermine le mode de combinaison des parties des différents musiciens au sein d’un<br />

instrument. Il s’agit d’un entrelacement des parties des musiciens placés aux côtés<br />

opposés des instruments 93 . Ainsi, quand un des groupes assis à un côté de l’instrument<br />

frappe les touches, l’autre ne frappe pas, et ainsi alternativement. Mais puisqu’une<br />

grande partie du répertoire se joue à une vitesse vertigineuse de près de 300 à la noire<br />

(la pulsation), l’insertion d’une partie dans l’autre est très difficile ; ainsi il y aura toujours<br />

une partie qui démarrera, instaurant ses phrases, et, seulement quand elle sera<br />

parfaitement en place, l’autre s’entrelacera avec elle.<br />

Il s’agit toujours de musique composée, avec aucune improvisation ; la seule petite<br />

variation que les interprètes peuvent se permettre est en effet quelque timide variation<br />

dynamique, pour souligner certaines notes précises. Toutes les parties qui, combinées,<br />

constituent les mélodies et les rythmes de cette musique, sont donc composée et<br />

apprises aux musiciens.<br />

Kubik, ethnomusicologue autrichien, a pu suivre des leçons de xylophone par les<br />

maîtres du répertoire, et les enregistrer ; il a eu ainsi une grosse surprise en comparant<br />

les notes que les musiciens jouaient et les résultats des enregistrements : des patterns<br />

inhérents, phrases mélodico-rythmiques qu’aucun musicien ne jouait, étaient<br />

parfaitement audibles dans les enregistrements ; dès qu’il avait donc la possibilité<br />

d’avoir un écoute globale, il entendait, comme tous les auditeurs, ces notes fantômes 94 .<br />

Pour bien comprendre ce phénomène, il convient de commencer par une brève<br />

analyse des parties du xylophone amadinda, dans lequel ces phrases fantômes sont<br />

plus explicites. Les trois instrumentistes se posent ainsi, par rapport à l’instrument :<br />

93 « An interlocking way of playing », de :<br />

Gerhard Kubik, Theory of African Music, Vol. 1, Berlin, International Institute for Traditional Music,<br />

Intercultural Music Studies 7, 1994, p. 61.<br />

94 « Melodic rhythmic pattern which is almost ghost-like » ; de :<br />

Gerhard Kubik, op. cit. p. 70.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


C :<br />

Omukoonezi<br />

Ré4<br />

B :<br />

42<br />

Omwawuzi<br />

Ré5 Do La Sol Mi Do La Sol<br />

Ré3 Do<br />

A : Omunazi<br />

= amakoonezi, touches les plus aiguës<br />

= amatengezzi, touches les plus graves<br />

Le troisième xylophoniste, appelé omukoonezi, jouant dans la partie la plus aiguë de<br />

l’instrument, garde un rôle extrêmement précis : il entend les notes que les deux autres<br />

xylophonistes alternent sur les touches les plus graves, les amatengezzi, et les répète<br />

deux octaves au dessus, sur les touches amakoonezi, exactement à leur place dans la<br />

période 95 . La tâche du omukoonezi est appelée okukoonera, qui signifie ‘battre’, ‘donner<br />

la pulsation’.<br />

95 Ainsi explique Evaristo Muyinda, maître des xylophones et chef de son orchestre, à Kubik, qui a été<br />

son élève en Ouganda : « The omukoonezi listens to the amatengezzi, and plays what he hears on the<br />

amakoonezi » ; de :<br />

Gerhard Kubik, op. cit. p. 70.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©<br />

Mi


43<br />

Ainsi le troisième xylophoniste repère des patterns de deux notes qui ne sont jouées<br />

par aucun en tant que tels, et les matérialise deux octaves au-dessus. Mais même s’ils<br />

ne constituaient la partie spécifique d’aucun musicien, mais seulement deux des notes<br />

formant les patterns mélodico-rythmiques des deux premiers exécutants opposés,<br />

néanmoins ils ressortiraient et se sépareraient déjà clairement, par des jeux de<br />

perception recherchés par les compositeurs, des patterns véritablement joués. Le<br />

omukoonezi ne fait ainsi rien d’autre que de matérialiser dans les deux touches dont il<br />

dispose des phrases qui étaient déjà inhérentes à la structure des pièces ; pour cette<br />

raison Kubik a défini patterns inhérents ces formules mélodico-rythmiques. Ainsi il<br />

explique le phénomène :<br />

« Si on enregistre les deux parties [opposées de n’importe qu’elle pièce] amadinda ou akadinda<br />

sur une bande et qu’on les entend par la suite, on est extrêmement surpris. On découvre que<br />

[l’enregistrement] sonne beaucoup plus complexe et plutôt différent de ce qu’on avait joué cinq<br />

minutes avant. On entend un certain nombre de patterns rythmiques qu’on est sûr que personne<br />

n’a joué, et même, clairement, certaines variations […]. Certainement [ces patterns] existent et<br />

c’est dans l’intention des compositeurs qu’on puisse les entendre. Je les appellerai maintenant<br />

rythmes ‘subjectifs’, ou ‘inhérents’ […]. Par l’oreille l’auditeur ne peut évidemment pas distinguer<br />

par quel musicien d’une des deux parties une note a été jouée, puisque les deux jouent sur les<br />

mêmes touches. Mais [toujours par l’oreille] il intègre les deux parties […] et construit en dehors<br />

d’elles de nouveaux patterns rythmiques qui n’ont jamais étés joués ; qui traversent la tête de<br />

l’auditeur mais ne peuvent être repérés dans les mouvements des mains des musiciens » 96 .<br />

Il s’agit non seulement de rythmes inhérents, explique par la suite Kubik, mais de<br />

véritables patterns rythmiques et mélodiques structurels. En effet, si dans le répertoire<br />

amadinda le troisième xylophoniste matérialise des patterns inhérents de deux notes,<br />

dans l’embaire il le fait sur cinq notes. Et dans l’akadinda, puisque les cinq ou six<br />

instrumentistes se divisent simplement en deux parties indissociables et entrelacées<br />

entre elles – les abanazi d’un côté et les abawuzi de l’autre -, personne ne les<br />

matérialise, et il restent ainsi dans la tête des auditeurs et dans l’intention du<br />

compositeur.<br />

Pour mieux comprendre l’entrelacement des deux parties abanazi – constituée de<br />

deux ou trois instrumentistes – et abawuzi – constituée de trois instrumentistes –, il<br />

convient de regarder attentivement la partition 97 de la pièce Basubira malayika fournie<br />

par Kubik 98 . En effet on peut bien visualiser là quelles sont les notes que les musiciens<br />

jouent et quelles sont celles qui, se distinguant des autres, forment les patterns<br />

inhérents reconstitués dans la tête des auditeurs.<br />

96 « If we record the two parts [… of] any […] amadinda or akadinda tune on a tape and listen to it<br />

afterwards, we are extremely surprised. We discover that it sounds much more complicated on the tape<br />

and rather different from what we played a few minutes earlier. We hear quite a number of rhythm<br />

patterns which we are sure that nobody played, and we also hear quite definitely variations […].<br />

Certainely they exist and it is the intention of the composer that we hear them. I should call them now<br />

‘subjective’ or ‘inherent’ rhythms […]. The ear of a listener of course cannot find out which note in one of<br />

the two parts was played by which musician, because they both play on the same keys. It integrates the<br />

two parts […] and constructs out of them new rhythm patterns which have never been played wich run<br />

through the mind of a listener but cannot be found in the movements of the musicians hands » ; de :<br />

Gerhard Kubik, op. cit. p. 70-71.<br />

97 Voir annexes, ex. 5.<br />

98 Gerhard Kubik, op. cit. p. 80.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


44<br />

La répétition se révèle indispensable pour que les patterns inhérents soient<br />

identifiés. En effet, si le cycle d’une mélodie n’est répété qu’une ou deux fois, le<br />

repérage devient très difficile ; mais au fur et à mesure que le cycle est répété, soumis<br />

à la pulsation toujours régulière, ils surgissent progressivement toujours plus définis. En<br />

outre, les auditeurs souvent se déplacent graduellement au cours des exécutions, pour<br />

entendre les différents patterns, tout comme, souligne Kubik, on regarde des objets<br />

plastiques de différents angles. Il s’agit en effet d’une musique à plusieurs dimensions,<br />

dans laquelle la perception de différentes manifestations des mélodies demeure une<br />

caractéristique et une préoccupation essentielle de la part des compositeurs. Ainsi non<br />

seulement elle est recherchée, mais elle incarne l’esthétique même de cette musique.<br />

La capacité et la qualité d’écoute de l’auditoire est donc indispensable pour que l’art du<br />

compositeur puisse être transmis.<br />

Pour terminer, il convient de fournir, avec Kubik, une rapide explication de la raison<br />

pour laquelle certaines notes seulement surgissent des mélodies jouées telles quelles<br />

formant ainsi les pattern inhérents ; aucune accentuation ne les distingue en effet, ni<br />

d’intensité ni, évidemment, de timbre ni, au moins dans sa manifestation immédiate, de<br />

hauteur.<br />

« Il existe une propriété psycho-acoustique que les compositeurs africains aiment<br />

particulièrement utiliser, et particulièrement dans le répertoire instrumental […] : l’esprit humain a<br />

tendance à réunir les formes de qualités égales ou semblables et établir ainsi une gestalt. En<br />

musique l’auditeur associe les notes de même couleur ou intensité et de même ou semblable<br />

grandeur. Si, en plus, des notes avec qualités semblables sont rangées dans un rythme défini<br />

d’apparition, alors l’association est fortement suggérée» 99 .<br />

2.6 Structures communes avec les motets des XIVe et XVe siècles<br />

Dans l’histoire de la musique occidentale il faut attendre Stravinsky pour retrouver le<br />

niveau d’importance structurelle que, au cours des XIVe et XVe siècles en France, le<br />

nombre avait acquis dans le répertoire des motets isorythmiques. Dans ces<br />

constructions polyphoniques de Machaut, de Vitry ou de Dufay, le nombre régissait la<br />

structure des superpositions des voix en allant bien au delà des limites de la<br />

perception.<br />

Maintes fois ethnomusicologues et compositeurs ont souligné la parenté entre ces<br />

techniques du moyen âge occidental et celles qui régissent les musiques<br />

polyphoniques de l’Afrique Subsaharienne 100 . En effet, Ligeti, au sujet des musiques<br />

qui l’auraient influencé le plus dans ses compositions des années 80, affirme :<br />

« Ce qui m’intéresse c’est la complexité polyphonique, et surtout la présence de couches<br />

mélodiques et rythmiques dans différentes vitesses ; c’est une caractéristique qui est commune<br />

entre la période entre Machaut et Dufay, l’époque de la musique proportionnelle – écriture inventée<br />

99 « There is a psyco-acoustical fact in which African composers, particularly of instrumental music […],<br />

are delighted to take advantage of : that the human mind is inclined to join together form objects of similar<br />

or equal qualities and establish a gestalt. In music the listener associates notes of equal colour or<br />

loudness and of equal or similar magnitude. If, further, notes of similar qualities are arranged in a definite<br />

rhythm of occurrence, then association is enourmously stimulated ».<br />

Gerhard Kubik, op. cit. p. 71.<br />

100 Voir le paragraphe 2.4, notamment la partie concernante la périodicité et la pulsation.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


45<br />

par Philippe de Vitry, qui laisse produire des grandes complexités polyphoniques par la présence<br />

de différentes couches métriques et l’illusion de différentes vitesses – et la pensée polyrythmique<br />

de l’Afrique du sud de Sahara » 101 .<br />

Cette étrange correspondance se base sur deux aspects, strictement liés : le tactus,<br />

et la superposition de couches de longueurs différentes (périodes). En effet le tactus<br />

représente, dans la musique du Moyen Age occidental, l’étalon isochrone et régulier,<br />

référence ultime de toute construction polyphonique. Sa présence, implicite, organise la<br />

réitération des talea 102 et des color 103 superposées, principe fondamental des motets<br />

isorythmiques ; étant, ce qui constitue la spécificité de la technique, toujours de<br />

longueurs différentes, talea et color tiennent la valeur de périodes différentes<br />

superposées.<br />

Cela rappelle le rôle de la pulsation dans la musique africaine, sur laquelle<br />

également s’organisent les différentes périodes 104 . Dans les deux traditions musicales<br />

on retrouve donc la périodicité à la base de la construction polyphonique.<br />

Pour bien comprendre la structure des motets isorythmiques, on a choisi de<br />

présenter la transcription 105 et une brève analyse formelle du motet n°8 de Mach aut ;<br />

même si dans d’autres motets du même auteur, et surtout dans ceux de Dufay, on<br />

rencontre des structures bien plus complexes, dans celui-ci ces structures sont, du fait<br />

de leur clarté, facilement visibles.<br />

Analyse formelle du Motet n° 8 Qui es promesses, Ha ! Fortune, Et non est qui<br />

adiuvat<br />

La teneur, empruntée à une source grégorienne, est écrite selon le procédé plus<br />

typique de l’isorythmie :<br />

• Une séquence rythmique, le Talea, comporte neuf mesures répétées quatre fois<br />

(1-9 ; 10-18 ; 19-27 ; 28-36 )<br />

• Une séquence mélodique, le Color, comporte 16 notes et 12 mesures de notre<br />

transcription et est répétée trois fois (1-12 ; 13-24 ; 25-36).<br />

La combinaison de ces deux éléments créé l’intérêt de l’isorythmie, donnant<br />

naissance à une entité synchrone à partir de deux entités asynchrones : on peut voir les<br />

neuf mesures de la talea comme une période A, et les 12 mesures du color comme une<br />

autre période B ; superposant trois fois la B et quatre fois la A, Machaut crée un grand<br />

cycle de 36 mesures, qu’on pourrait appeler, selon les termes d’Arom utilisés dans la<br />

description des polyrythmies et polyphonies d’Afrique Centrale, macro-période. Dans ce<br />

motet le cycle coïncide avec la durée de la pièce :<br />

101 György Ligeti, émission Le Matin des Musiciens consacré à György Ligeti, Marc Texier, janvier 1991,<br />

France Musique.<br />

102 Séquence rythmique.<br />

103 Séquence mélodique.<br />

104 Voir chapitre 2.3.<br />

105 Voir annexes, ex. 6.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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A<br />

B<br />

46<br />

cycle<br />

Il faut préciser que dans certains motets on rencontre une structure beaucoup moins<br />

évidente et plus complexe qu’ici.<br />

Dans quatre passages l’isorythmie régit même le fonctionnement des trois voix :<br />

• Mesures 6 – 9<br />

• Mesures 15 – 18<br />

• Mesures 24 – 27<br />

• Mesures 33 – 36<br />

Ce qui apparaît donc en commun avec les polyphonies d’Afrique subsaharienne est<br />

la superposition de périodes inégales à la base de la complexité formelle de ces<br />

édifices sonores, soumise à une pulsation commune et régulière. Il faut cependant<br />

souligner que dans les polyphonies africaines la perception de la structure est<br />

relativement facile pour un connaisseur, tandis que la superposition des talea et des<br />

color dans les motets isorythmiques demeure un procédé où l’écriture garde un rôle<br />

fondamental pour donner une cohérence à l’ensemble, mais à un autre niveau de celui<br />

de la perception ; la reconnaissance des périodes sans la partition reste ainsi souvent<br />

impossible.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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47<br />

3. L’ETHNOMUSICOLOGIE, DU TERRAIN À LA DIVULGATION<br />

3.1 Introduction<br />

Comme on a vu dans le premier chapitre, une multiplication des champs de<br />

recherche musicale caractérise tout le XXe siècle occidental. À travers les<br />

expérimentations de seulement quelques créateurs au début, par la suite de<br />

pratiquement le milieu entier de la composition de musique pure, le terrain semble ainsi<br />

être prêt pour un intérêt généralisé, de la part de quelques compositeurs, vers les<br />

musiques d’autres cultures ; il ne s’agit plus seulement d’un intérêt vers les sonorités ou<br />

vers les aspects les plus immédiats de ces musiques, ce qui ne constitue aucune<br />

nouveauté, mais d’un intérêt vers leur structure, leur esthétique, et vers la pensée qui<br />

les sous-entend.<br />

Cependant ceci demande une connaissance profonde et systématique des<br />

répertoires impliquant une étude de tous les paramètres caractérisant une pièce. En<br />

effet, comment serait-il possible de comprendre la structure et l’esthétique d’une<br />

musique, s’intéressant seulement à l’un de ses aspect ?<br />

La figure de l’ethnomusicologue - qui, après avoir consacré des années à l’étude<br />

d’une tradition musicale, écrit des livres et des articles, publie ses enregistrements,<br />

participe à des conférence, etc. – devient ainsi fondamentale : la divulgation de ses<br />

recherches permet désormais aux compositeurs de se rapprocher de cultures même<br />

très lointaines sans devoir y consacrer des années d’études. Dans plusieurs cas en<br />

outre, des compositeurs sont venus à la connaissance de l’existence même de<br />

certaines traditions musicales par l’intermédiaire, non des disques publiés, mais des<br />

livres, des transcriptions ou des conférences des ethnomusicologues. En plus, ceux-ci<br />

peuvent désormais stimuler des rencontres entre musiciens de cultures différentes,<br />

facilitant les contacts.<br />

À travers quelques exemple on verra comment la figure de l’ethnomusicologue,<br />

divulgateur de ses études et intermédiaire souvent essentiel entre traditions musicales,<br />

a contribué à la rénovation des langages musicaux de certains compositeurs. On<br />

s’arrêtera par la suite sur la figure d’Arom, puisque ses recherches, plus que celles<br />

d’autres chercheurs effectuées dans des régions même voisines, semblent avoir eu une<br />

grande influence sur ces rénovations ; et certains aspects de ses travaux l’expliquent<br />

assez clairement.<br />

Cependant, de même que les attitudes des compositeurs vis-à-vis des autres<br />

traditions musicales sont évidemment multiples, de même leurs rapports avec les<br />

ethnomusicologues sont différents : tantôt ceux-ci apparaissent comme des<br />

divulgateurs et des référents obligatoires pour l’approche d’une tradition, tantôt comme<br />

des connaisseurs avec qui discuter, tantôt seulement comme des chercheurs qui, à<br />

travers leurs travaux, donnent la première impulsion à l’étude d’une tradition.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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48<br />

3.2 Ethnomusicologues et compositeurs<br />

« Je ne voulais pas d’une sonorité balinaise ou africaine, je voulais une pensée balinaise ou<br />

africaine, ce qui signifiait développer mes idées de construction rythmique dans mes pièces tout en<br />

conservant ma propre sonorité. […] J’étais opposé à [… l’] imitation sonore et je choisis de me<br />

former à la structure de la musique africaine et balinaise » 106 .<br />

Reich conteste ici l’utilisation de sonorités ‘exotiques’ dans des œuvres<br />

occidentales, ce qui ne représente, dit-il, rien d’autres que des chinoiseries, pour<br />

soutenir, au contraire, « l’inspiration que le compositeur occidental peut trouver dans les<br />

structures musicales extra-occidentales [qui] devrait l’inciter à produire quelque chose<br />

d’authentiquement nouveau, plutôt qu’à simplement reproduire ce qu’il a trouvé » 107 .<br />

Pour connaître ces structures musicales extra-occidentales Reich a passé des<br />

années en Afrique, au Ghana, et a participé aux sessions d’été de la Société<br />

Américaine pour les Arts Orientaux dédiées à la musique balinaise. Il a donc eu une<br />

formation par des maîtres de ces musiques. Mais, comme lui même l’affirme,<br />

l’approche ne s’est pas faite à travers leur écoute, mais à travers des conférences et<br />

des livres d’ethnomusicologues. En effet, en 1962, Reich participa à une conférence<br />

dans laquelle le compositeur et critique américain Gunther Schüller parla de son intérêt<br />

vers la musique africaine, conseillant la lecture des livres et des transcriptions de<br />

l’ethnomusicologue A. M. Jones. Ainsi Reich se procura ces livres et découvrit, par les<br />

transcriptions, les motifs répétitifs telles que Jones les avait analysés, qui présentaient<br />

des points de convergence avec ses recherches. De la même façon, c’est la lecture du<br />

livre sur la musique de Bali de Colin McPhee et la façon dont celui-ci transcrivait les<br />

structures rythmiques de cette musique qui le poussa à l’étudier plus en profondeur. Et<br />

quand, après une conversation avec Arom, il reçut une copie de son livre Polyphonies<br />

et Polyrythmies instrumentales d’Afrique Centrale 108 , même sans connaître le français,<br />

il s’intéressa aux transcriptions et utilisa même un thème des trompes des Banda Linda,<br />

tel que Arom l’avait transcrit, dans sa pièce Electric Counterpoint 109 .<br />

C’est donc par la connaissance des transcriptions et des analyses de certains<br />

ethnomusicologues que Reich a pu inaugurer un travail de rénovation de son langage<br />

musical à partir de l’étude de la structure et de la pensée qui sous-tend des musiques<br />

extra-occidentales.<br />

106<br />

« I didn’t want to sound Balinese or African, I wanted to think Balinese or African. Which meant that I<br />

would sound like myself while expanding my ideas about how to rhythmically structure my pieces. […]<br />

Oposed to [… the] imitation of sound I chose to learn instead from the structure of African and Balinese<br />

music » ; de :<br />

Steve Reich, « Non-Western Music and the Western Composer », Analyse musicale n° 11, <strong>Paris</strong>, 2e<br />

trimestre 1988, p. 46. Traduit de l’anglais par Agnès Ausseur.<br />

107<br />

« Instead of imitation, the influence of non-Western musical structure on the thinking of a Western<br />

composer is likelyto produce something new » ; de :<br />

Steve Reich, op. cit. p. 50. Traduit de l’anglais par Agnès Ausseur.<br />

108<br />

Simha Arom, Polyphonies et Polyrythmies instrumentales d’Afrique Centrale, vol.1 et 2, <strong>Paris</strong>, Selaf,<br />

1984.<br />

109<br />

Le thème de la pièce pour trompes Ndereje balendoro, des Banda Linda d’Afrique Centrale, transcrit à<br />

la page 569 du livre d’Arom, se retrouve avec quelque variation dans le premier mouvement de Electric<br />

Counterpoint de Reich.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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49<br />

De même à la base de l’intérêt de Berio vers la technique des trompes des Banda<br />

Linda il y a une rencontre avec un ethnomusicologue ; il s’agit encore une fois d’Arom,<br />

qui raconte :<br />

« …il y a eu en 1975 un colloque Musique et Linguistique organisé par l’IRCAM. On m’a avait<br />

demandé une communication et j’ai parlé sur la musique des orchestres de trompes chez les<br />

Banda-Linda, en basant mon analyse sur des principes utilisés en linguistique. On a écouté des<br />

exemples musicaux et j’ai fait circuler des extraits de partitions que j’avais faites. Berio était très<br />

impressionné, très intéressé, très enthousiaste. Au bout de quelque mois, il m’a contacté car il<br />

voulait recevoir les partitions. On s’est rencontré, on a discuté longuement – c’était le début de<br />

l’entrée du continent noir dans Coro… » 110 .<br />

Ce sont les analyses et les transcriptions par Arom des techniques polyphoniques<br />

africaines qui semblent être la référence de Berio à l’égard du continent africain. Ainsi<br />

dans Coro - l’œuvre dans laquelle se retrouve explicitement la référence à la technique<br />

des trompes des Banda Linda - la parenté entre l’écriture adoptée par Arom dans ses<br />

transcriptions et celle adoptée par Berio dans les épisodes concernés par cette<br />

influence apparaît de manière évidente à un premier coup d’œil sur la partition En effet<br />

le compositeur lui-même, décrivant l’œuvre, souligne l’importance des recherches de<br />

l’ethnomusicologue :<br />

« Il ne s’agit pas seulement d’un chorus de voix et d’instruments, mais aussi d’un chœur de<br />

techniques diverses qui vont du Lied à la chanson, des hétérophonies 111 africaines (telles que les a<br />

analysées Simha Arom) à la polyphonie… » 112 .<br />

Le rôle de l’ethnomusicologue apparaît donc, dans le cas de Berio, fondamental à<br />

l’approche d’une nouvelle tradition musicale. Si la technique des trompes des Banda<br />

Linda a pu avoir une influence considérable non seulement dans l’organisation des<br />

structures de certains épisodes de Coro, mais même dans l’écriture de ces structures,<br />

ceci est donc dû à l’intermédiaire fondamental représenté, dans ce cas, par Arom et<br />

ses recherches.<br />

Différente apparaît l’approche aux musiques traditionnelles de Ligeti. En effet, sans<br />

attendre que des livres ou des conférences d’ethnomusicologues divulguent leurs<br />

connaissances, Ligeti semble écouter, analyser et s’intéresser à un grand nombre de<br />

tradition musicales non-occidentales. Toujours poussé par son intérêt vers toutes les<br />

manifestations de la polyphonie dans les musiques les plus lointaines et différentes, il<br />

écoute un grand nombre de disques - enregistrés souvent avec l’aide des<br />

ethnomusicologues. Ainsi lui-même se définit un spécialiste de rien 113 , mais un<br />

connaisseur d’un grand nombre de polyphonies du monde entier. D’ailleurs c’est<br />

probablement aussi pour cet intérêt commun qu’il a, depuis environ quinze ans, des<br />

110<br />

Citation de Simha Arom dans :<br />

Ivanka Stoianova, Luciano Berio Chemins en Musique, <strong>Paris</strong>, la Revue Musicale, triple numéro 375-376-<br />

377, 1985, p. 194.<br />

111<br />

Berio considère la polyphonie comme une caractéristique exclusive de la musique occidentale ; il<br />

définit ainsi les musiques multipartites africaines comme hétérophoniques.<br />

112<br />

Citation de Luciano Berio dans :<br />

Ivanka Stoianova, op. cit. p. 191.<br />

113<br />

György Ligeti, émission Les Imaginaires, avec Simha Arom, J. M. Damian, 22 septembre 1994, Radio<br />

France.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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50<br />

échanges avec Arom 114 - qui, outre ses recherches sur les polyphonies africaines, a<br />

publié même un livre sur les polyphonies russes 115 .<br />

L’ethnomusicologue n’est donc pas pour Ligeti seulement une source de<br />

connaissance de nouvelles musiques, mais aussi un spécialiste avec qui échanger et<br />

comparer ses intérêts principalement vers les polyphonies, et avec qui vérifier la<br />

justesse de ses analyses. En plus, l’intérêt vers la perception des processus musicaux<br />

et vers leur écriture sémantiquement simple fait partie des préoccupations de Ligeti<br />

depuis ses premières œuvres ; ainsi les problèmes ethnomusicologiques de<br />

transcription de polyphonies orales, entendus comme problèmes d’écriture de<br />

processus musicaux et de leur perception, semblent avoir des points communs avec<br />

ses recherches.<br />

En tout cas la curiosité et l’étude d’une tradition musicale naît, pour Ligeti, toujours<br />

de la fascination par son écoute.<br />

3.3 Le cas emblématique d’Arom<br />

Pourquoi les recherches d’Arom, plus que celles d’autres ethnomusicologues<br />

effectuées même sur des musiques assez proches, ont influencé les langages de<br />

compositeurs américains et européens ? La question se pose naturellement, et les<br />

réponses sont multiples. En effet, on ne trouve pas beaucoup de publications qui<br />

présentent des études, dans ce cas, sur la musique africaine, réalisées avec la rigueur,<br />

la systématique, la connaissance et la profondeur de celles d’Arom (son livre sur les<br />

polyphonies et les polyrythmies centrafricaines, fruit de près de vingt ans de recherches<br />

dans cette région, compte 905 pages!).<br />

Cependant, il y a un autre aspect qui nous semble considérable : il s’agit de la<br />

particularité de ses transcriptions, qui laissent transparaître sa préoccupation vis-à-vis<br />

de l’organisation temporelle des musiques africaines 116 . En effet tout un raisonnement<br />

sur la pensée rythmique africaine - qui l’amène à déduire ce qui apparaît presque<br />

comme une nouvelle théorie rythmique, où l’organisation en mesures disparaît laissant<br />

la place à la périodicité, à la pulsation et aux valeurs opérationnelles minimales 117 -<br />

sous-tend son écriture rythmique. La disparition de la mesure et l’organisation<br />

périodique suffisent déjà, seules, à différencier l’écriture d’Arom par rapport à celles des<br />

autres ethnomusicologues africanistes ; en effet, avec les mesures disparaît en même<br />

temps la difficulté sémantique qui caractérisait la plupart des autres transcriptions ; si<br />

celles-ci exigeaient un grand effort de déchiffrage, indispensable pour pouvoir par la<br />

suite percevoir les subtilités rythmiques de la musique africaine, au contraire les<br />

114<br />

D’ailleurs Ligeti a écouté le disque République Centrafricaine, Unesco, « Musiques et musiciens du<br />

monde », Auvidis, 1983-1989, D8020, enregistré par Arom, avant de connaitre Arom.<br />

115<br />

Simha Arom, Christian Meyer, Anne-Hélène Trottier, Les Polyphonies populaires russes, <strong>Paris</strong>,<br />

Créaphis, 1993.<br />

116<br />

On a vu, même si cela à une valeur purement anecdotique, que Reich a utilisé un thème transcrit par<br />

Arom sans même comprendre les analyses en français, alors qu’il aurait pu choisir entre les centaines<br />

d’autres thèmes africains qu’il avait lui même écoutés en Afrique.<br />

117<br />

Les plus petites valeurs pertinentes par rapports auxquelles les autres durées constituent des<br />

multiples.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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51<br />

transcriptions d’Arom présentent immédiatement un grand avantage : elles laissent<br />

transparaître au premier coup d’œil la pensée rythmique des musiciens et l’ingéniosité<br />

d’un processus qui, à partir d’éléments extrêmement simples, organise une musique<br />

d’une énorme complexité et richesse structurelles. N’importe quelle personne avec une<br />

formation moyenne en solfège pourrait en effet lire et comprendre facilement ces<br />

transcriptions. Cela ne veut évidemment pas dire, il vaut mieux le rappeler, que tous les<br />

musiciens lisant la musique pourraient facilement reproduire les pièces transcrites par<br />

Arom, la difficulté se plaçant au niveau herméneutique et non sémantique. Mais ils<br />

pourraient comprendre l’organisation de ces pièces avec des analyses personnelles, ce<br />

qui revient peut-être à la première tâche de l’écriture musicale.<br />

Cette particularité des transcriptions d’Arom est commune avec, par exemple, la<br />

plupart des partitions de Ligeti. Chez le compositeur transylvain, à partir d’une œuvre<br />

comme Atmosphères (1961), jusqu’à une assez récente comme le Concerto pour Piano<br />

(1985/88), on retrouve constamment le souci d’une écriture sémantiquement simple qui,<br />

à partir d’éléments simples, laisse transparaître la complexité et la richesse des<br />

structures. La spéculation sur les rythmes - qui amène Messiaen, les sériels et bien<br />

d’autres compositeurs à organiser les structures temporelles à partir des figures<br />

rythmiques et de leur individualisation et séparation d’un niveau d’organisation situé à<br />

une échelle plus vaste - est absente chez Ligeti. Cela l’a probablement aidé à<br />

reconnaître des préoccupations communes dans les transcriptions d’Arom.<br />

On peut aussi comparer la relative simplicité sémantique (par rapport à la quantité<br />

d’instruments et de voix présentes) de la partition de Coro de Berio et surtout celle des<br />

épisodes concernés par l’influence africaine, avec la complexité d’autres partitions du<br />

même compositeur. Si la technique des trompes des Banda Linda est reconnaissable à<br />

l’écoute de certains épisodes de Coro, aussi reconnaissable est, dans la partition,<br />

l’influence de l’écriture qu’Arom a adopté dans ses transcriptions.<br />

Dans une période où certains compositeurs cherchent donc a retrouver une relative<br />

simplicité sémantique dans leur partition, ce qui permet entre autre leur lecture à un<br />

public plus vaste et moins strictement spécialiste, les transcriptions d’Arom se sont<br />

probablement montrées assez exemplaires : elles sont la versions écrite de musiques<br />

extrêmement complexes, avec l’avantage de laisser transparaître immédiatement la<br />

structure musicale.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


52<br />

4. CORO DE LUCIANO BERIO<br />

4.1 Présentation de l’œuvre<br />

« Coro est […] également une anthologie des diverses manières de mettre en musique, à<br />

écouter comme un projet ouvert, dans le sens qu’il pourrait continuer à engendrer des situations et<br />

des rapports constamment différents. Comme le plan d’une ville conçue mentalement qui se<br />

réalise à divers niveaux, qui produit, rassemble et unifie choses et personnes diverses présentant<br />

des caractéristiques collectives et individuelles : l’éloignement, la parenté et les conflits au sein de<br />

limites à la fois réelles et virtuelles » 118 .<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©<br />

Luciano Berio, 1977<br />

Composé en 1975-76, pour la Westdeutscher Rundfunk de Cologne, Coro renoue<br />

avec la musique traditionnelle, déjà fondement de Folk Songs (1964) et de Questo vuol<br />

dire che (1970). L’œuvre se présente comme une construction de structure épique et<br />

narrative de trente et un épisodes, ou états, formant chacun un tout en soi et souvent<br />

contrastant les uns avec les autres. Si « l’élément harmonique est le plus déterminant :<br />

il en est la base mais en même temps il est aussi son propre milieu et son propre<br />

paysage en train de changer lentement » 119 , l’élément traditionnel a sûrement la même<br />

importance structurelle.<br />

Dix-sept textes de chants ou de poèmes de différentes langues, constamment<br />

traduits en anglais, français et allemand - à l’exception de celui en espagnol, de celui en<br />

hébreu et de ceux dans un italien marqué par des dialectes - composent l’œuvre ;<br />

souvent deux ou plusieurs textes coexistent dans les mêmes épisodes. Le texte en<br />

espagnol, qui traite un thème tragique et politique, revient treize fois ; il provient de<br />

deux poèmes de Pablo Neruda tirés de Residencia en la Tierra, et il exprime le niveau<br />

épique. Par ses différents retours à des endroits précis du développement musical, il<br />

met en perspective tous les autres textes, exprimant le niveau populaire<br />

(complémentaire à celui épique), qui traitent les thèmes de l’amour et du travail.<br />

Aucune mélodie de chants traditionnels, (à l’exception d’une yougoslave dans<br />

l’épisode VI) n’est citée. Toute référence directe ou indirecte à des pièces spécifiques<br />

est donc absente. Par contre, des techniques provenant de diverses traditions sont<br />

utilisées, combinées et élaborées - c’est cette particularité qui amène Berio à définir<br />

Coro comme « une anthologie de diverses manières de mettre en musique ».<br />

L’effacement de toute citation musicale directe ainsi que l’éloignement des sources<br />

textuelles par la traduction des textes facilite l’intégration des matières les plus diverses<br />

dans le même projet narratif et symphonique. L’intégration agit donc à un niveau<br />

118 Luciano Berio, notice de : Berio, Coro, Chœur de la Radio de Cologne et Orchestre symphonique de<br />

la Radio de Cologne, Luciano Berio, Hambourg, Polydor, 1980, 423 902-2. Traduction de l’italien de<br />

Jacques Fournier.<br />

119 Luciano Berio, op. cit.


53<br />

opposé de celui de la technique de la citation musicale utilisée maintes fois par Berio 120 ,<br />

et définie par le renvoi explicite à des altérités connues. Ici, si, d’un côté, la traduction<br />

des textes éloigne des sources traditionnelles, d’un autre elle permet à Berio d’utiliser<br />

les particularités phoniques de langues qu’il connaît bien, et, par ces particularités, de<br />

structurer l’articulation vocale et instrumentale. Ainsi les mêmes textes reviennent à des<br />

endroits différents de l’œuvre, avec des fonctions différentes :<br />

« Le même texte revient plusieurs fois avec une musique différente. Tantôt les voix s’identifient<br />

totalement à l’articulation instrumentale, tandis que le texte produit sa propre<br />

ornementation phonétique, tantôt la rapidité d’énonciation du texte oscille indépendamment du<br />

tempo musical… » 121 .<br />

Intégrées au projet symphonique et narratif, les techniques des musiques<br />

traditionnelles se retrouvent avec une fonction musicale modifiée qui rend souvent ardu<br />

leur repérage. Cependant la référence à ces techniques est reconnaissable surtout<br />

dans certains traitements des mélodies vocales - souvent en duo polyphonique ou<br />

hétérophonique avec des instruments solistes – soumises au principe de la variation<br />

continue sur des mêmes bases d’intervalles d’origine modale. Une autre référence,<br />

fondamentale à la structure de l’œuvre, est celle à la technique du hoquet 122 des<br />

polyphonies des trompes des Banda Linda.<br />

Le texte qui provient des deux poèmes de Neruda forme une séquence musicale qui<br />

revient treize fois tout au long de l’œuvre ; à la première apparition, dans l’épisode II,<br />

seulement quatre syllabes sont prononcés : « venid a ver » (venez voir) ; dans l’épisode<br />

VI le vers se complète : « venid a ver la sangre por las calles » (venez voir le sang dans<br />

les rues). Par la suite le texte se prolonge progressivement jusqu’à son affirmation dans<br />

l’épisode XXXI, qui coïncide avec l’affirmation de son thème tragique et politique.<br />

La séquence sur le texte de Neruda présente, dès sa première apparition (dans<br />

l’épisode II), ses caractéristiques : la texture vocale est constituée de longues notes<br />

tenues dans toutes les parties instrumentales et vocales. Sur ces longues tenues le<br />

chant est, au début, parfaitement syllabique 123 . Le texte s’intègre et s’identifie donc<br />

parfaitement à l’articulation instrumentale, et les voix chantent parallèles et<br />

indissociables du développement musical.<br />

Mais à partir de l’épisode VI le lent développement en sons tenus de cette séquence<br />

est modifiée par trois procédés :<br />

• L’accélération des sons tenus en blocs d’accords répétés (ex. épisode XIV et<br />

début du VIII).<br />

120<br />

Une de ses compositions plus célèbres dans laquelle la citation est un élément fondamental est<br />

Sinfonia (1968-69).<br />

121<br />

Citation de Luciano Berio dans :<br />

Ivanka Stoianova, Luciano Berio Chemins en Musique, <strong>Paris</strong>, la Revue Musicale, triple numéro<br />

375/376/377, 1985, p. 185.<br />

122<br />

Voir chapitre 2.4.<br />

123<br />

Cela donne la dimension de la durée des notes tenues, puisque, si on prend l’exemple de l’épisode II,<br />

qui dure 1’42’’, le texte se compose uniquement de quatre sylabes.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


54<br />

• La transformation du chant syllabique en texture détaillée par une écriture<br />

presque microscopique, où le texte devient une composante phonique sans<br />

hauteurs déterminées (ex. épisode VI et XIV).<br />

• La mélodisation minimale (dans l’ambitus de secondes) et la multiplication des<br />

valeurs rythmiques des longues tenues ; le résultat est une sorte de grand<br />

cluster continu d’écriture détaillée et micropolyphonique 124 (ex. épisode VIII).<br />

Ainsi la modification des séquences fondées sur le texte de Neruda les rapproche<br />

des autres séquences, auxquelles elles s’enchaînent parfois par tuilage, parfois par<br />

contraste et par opposition.<br />

Toutefois ces séquences restent toujours aisément reconnaissables tout au long de<br />

Coro. En effet, malgré les modifications, l’auditeur perçoit toujours une sorte de grand<br />

cluster harmonique tantôt unique tantôt divisé en blocs d’accords ; la particularité<br />

harmonique et verticale est ainsi toujours prééminente sur les modifications de<br />

l’articulation textuelle et sur l’apparition des timides mélodies en secondes dans les<br />

différentes voix, puisque celles-ci restent intégrées aux clusters.<br />

Les séquences fondées sur le texte de Neruda remplissent donc des fonctions<br />

formelles : elles imposent progressivement leur thème, et, surtout, elles mettent en<br />

perspective les thèmes des autres textes et les différentes techniques musicales<br />

employées pour les mettre en musique. Berio réussit donc à donner un ordre à ces<br />

techniques et développements musicaux hétérogènes par les retours des clusters<br />

harmoniques du texte de Neruda, qui génèrent à chaque fois des oppositions à une<br />

même technique.<br />

4.2 Intégration du ‘hoquet’ africain<br />

Dès l’épisode IX, une autre séquence qui remplit des nouvelles fonctions formelles<br />

apparaît. Il s’agit d’une séquence qui se fonde sur la technique du hoquet 125 des<br />

trompes des Banda Linda d’Afrique Centrale, telle que Arom l’a analysée 126 . Comme la<br />

séquence accompagnée par le texte de Neruda, à laquelle elle s’oppose par ses<br />

particularités musicales, elle revient plusieurs fois à des endroits précis de l’articulation<br />

musicale et textuelle ; ainsi, jusqu’à l’épisode XXVII, elle est reconnaissable. Cette<br />

séquence ne se base sur aucun texte précis, mais sert au contraire d’articulation<br />

instrumentale à plusieurs textes différents en langues différentes. L’énonciation du texte<br />

ne sert donc pas de base, ici, pour l’organisation de l’articulation instrumentale, les<br />

deux niveaux suivant des parcours qui, même si à certains moments ils peuvent être<br />

communs, restent indépendants.<br />

Vue l’importance de cette séquence dans le développement musical de Coro, il est<br />

naturel de se demander quel aspect de la technique banda a intéressé Berio. Dans<br />

124 Voir chapitre 1.5.1.<br />

125 Il faut préciser que chaque fois qu’on parlera, dans ce chapitre, du hoquet, on se référera à la<br />

technique des trompes des Banda Linda, et en aucun cas au véritable hoquetus du moyen âge.<br />

126 Voir chapitre 2.5 et 3.3.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


55<br />

l’analyse qu’en fait Arom, Antoine Pelle 127 met en évidence deux aspects qui semblent<br />

répondre à cette question : les rapports organiques qui relient la technique<br />

polyphonique des trompes à une musique vocale essentiellement linéaire et<br />

monodique, et le fait qu’elle se trouve au point de jonction entre polyrythmie et<br />

polyphonie.<br />

Avant de procéder à une analyse des épisodes de Coro concernés par la technique<br />

du hoquet, il est utile de préciser les similitudes et les différences entre la technique<br />

telle qu’elle est fixée en Afrique (à travers les analyses d’Arom) et l’emploi qu’en fait<br />

Berio :<br />

Similitudes<br />

• Un ensemble monochrome – des trompes de différentes factures et dimensions<br />

chez les Banda et un ensemble de cuivres (trombones, trompettes, cors et, par la<br />

suite, saxophones) chez Berio – est concerné.<br />

• Chaque instrumentiste joue une formule rythmique à un degré précis du système<br />

scalaire – échelle pentatonique chez les Banda, échelle chromatique sans Sol #<br />

chez Berio. Les formules sont donc jouées sur une seule note (ou, dans certains<br />

cas, deux) par instrument.<br />

• Un principe de périodicité stricte, soumis à une pulsation régulière, rapide et sans<br />

accents, organise l’ensemble.<br />

• Un thème correspondant à la longueur de la période est reconstitué sous forme<br />

d’ostinato par la superposition organisée des formules rythmiques à hauteurs<br />

précises ; cette superposition fait naître la polyrythmie et, en conséquence de<br />

l’imbrication des hauteurs, la polyphonie.<br />

• Quand toutes les formules sont en place, les instrumentistes jouent des variations<br />

rythmiques, improvisées chez les Banda, écrites chez Berio.<br />

• Des grelots explicitent la pulsation chez les Banda, des percussions diverses chez<br />

Berio, au moins dans l’épisode IX et dans une partie du XI (les premiers deux<br />

épisodes où cette technique est employée).<br />

• Les thèmes auxquels se réfèrent les trompes Banda sont des résumés de plusieurs<br />

thèmes du répertoire vocal dont les parties viennent superposées 128 .<br />

Selon un procédé certainement pas identique, mais assez similaire, le thème des<br />

épisodes de Coro, toujours de provenance vocale, est présenté au début de<br />

l’épisode IX par les voix de soprano et d’alto combinées ; dans chaque épisode<br />

concerné par cette technique musicale le thème reviendra sur lui-même à des<br />

périodes différentes. Mais puisque ces périodes sont toujours plus courtes que la<br />

durée entière du thème, seulement une partie de celui-ci, correspondant à la<br />

127 Antoine Pelle, Coro de Luciano Berio, pour une modernité au confluent des traditions, mémoire de<br />

maîtrise, <strong>Université</strong> <strong>Paris</strong>–<strong>Sorbonne</strong>, juin 1997.<br />

128 Voir chapitre 2.5.3.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


56<br />

longueur de la période, revient continuellement sous forme d’ostinato invariable. Les<br />

parties restantes du thème sont superposées à l’ostinato, avec d’autres qui<br />

correspondent à des canons tronqués du thème même. Ainsi, distribuée à travers<br />

les formules rythmiques des instruments, une partie du thème sert toujours<br />

d’ostinato, tandis que le thème entier se superpose, sectionné en différentes parties,<br />

à différents endroits de la période 129 .<br />

• L’opposition qui se crée chaque fois qu’un épisode organisé selon le principe du<br />

hoquet rencontre un épisode chanté sur le texte de Neruda, organisé en clusters<br />

harmoniques, semble rappeler une autre caractéristique du répertoire des Banda<br />

Linda : l’opposition entre les clusters harmoniques des introductions et des codas et<br />

les déroulements effectifs des pièces 130 .<br />

Différences<br />

• Le thème commun à tous les épisodes de Coro construits avec cette technique<br />

correspond rythmiquement à la pulsation ; les percussions sont ainsi libérées de la<br />

tâche exclusive de l’explicitation du tempo et, à partir d’une partie de l’épisode XI,<br />

jouent sur d’autres formules rythmiques.<br />

• Dans Coro, le hoquet est accompagné par des instruments ou des voix qui jouent<br />

très souvent indépendamment de lui.<br />

• La technique des Banda subit dans Coro des modifications progressives et des<br />

superpositions de textures différentes. Ces modifications sont structurelles dans le<br />

développement de l’œuvre.<br />

• Le système scalaire est totalement différent, ce qui exclut, dans Coro, le retour des<br />

mêmes formules aux octaves différentes, puisque l’ambitus est généralement assez<br />

réduit.<br />

4.3 Analyse<br />

Voici le thème qui sert de référence aux épisodes construits avec le hoquet des<br />

Banda Linda :<br />

129 Dans l’analyse, accompagnée d’exemples musicaux, cette organisation apparaîtra plus claire.<br />

130 Voir chapitre 2.5.1.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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57<br />

Il se compose donc de 22 notes. Tous les degrés de la gamme chromatique sont<br />

présents, sauf le Sol #.<br />

Ce thème est présenté aux premières 6 mesures de l’épisode IX, comme on peut<br />

voir dans la partition 131 .<br />

Épisode IX<br />

La technique des Banda Linda fait son apparition à la mesure 22 de cet épisode. Un<br />

ensemble de cors, trombones, trompettes et tuba basse est concerné, accompagné par<br />

les percussions (tamtams, maracas, guiro, tambourin, snare-drum, grosse caisse) qui<br />

jouent la pulsation.<br />

La période de cet épisode compte onze pulsations, correspondant à onze triples<br />

croches jouées sur un tempo de 106 à la croche ; ainsi Berio organise l’écriture<br />

rythmique en une succession de mesures regroupant deux croches (donc huit triples<br />

croches) et trois triples croches.<br />

Si on réunit sur une seule portée les différentes formules jouées par les cuivres<br />

dans les premières six mesures de l’apparition du hoquet, on a ce résultat :<br />

131 Voir annexes, ex. 7.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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58<br />

La période, de onze triples croches, coïncide avec la longueur de l’ostinato. Ceci<br />

correspond aux premières onze notes du thème (mes. 1 et 2). Ainsi quand l’ostinato<br />

recommence, les onze notes restantes du thème se superposent (mes. 3 et 4). En suite<br />

des variations des formules instrumentales, encore timides, commencent ; si Berio<br />

continuait avec la superposition des premières 4 mesures, le thème reviendrait au<br />

début à l’unisson entre les deux voix. Réduit sur une portée, il se montrerait ainsi<br />

monodique. Mais échappant à ce retour, le compositeur superpose à l’ostinato une<br />

autre partie du thème en canon, qui correspond à nouveau aux dernières onze notes du<br />

thème ; enfin, une troisième voix reprend d’autres parties du thème, qui commencent<br />

ainsi à se superposer à leur tour (mes. 5 et 6). Par la suite, les variations se multiplient,<br />

mais sans varier le résultat des superpositions, qui reste une polyphonie à trois ou<br />

quatre voix.<br />

Avec ce procédé, différentes voix se superposent ; mais il s’agit toujours de notes<br />

du thèmes superposées à l’ostinato en canons tronqués.<br />

Les voix chantent dans cette partie en hoquet de l’épisode IX la fin du texte d’un<br />

chant du Gabon traduit en anglais, qui correspond aux syllabes « avaya – tandinanan ».<br />

La fixité des hauteurs se perd progressivement, et l’articulation métrique est soumise à<br />

la périodicité des cuivres.<br />

Si l’articulation du texte correspond donc à celle des instruments jouant en hoquet,<br />

ceci est en relation avec un fait spécifique : les mots du texte ont déjà étés prononcés<br />

préalablement, et les voix peuvent ainsi s’abandonner à une pure énonciation phonique<br />

privée du sens verbal. L’articulation du texte ne constitue donc, dans cette partie de<br />

l’épisode, aucun problème, libérant ainsi les voix de cette tâche.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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59<br />

Les instruments qui ne sont pas concerné par la technique des Banda - cordes, bois<br />

et saxophones - jouent tantôt sur l’articulation rythmique des voix, tantôt sur des<br />

longues tenues.<br />

Épisode XI<br />

Tout l’épisode 132 est écrit avec la technique du hoquet des Banda Linda 133 . Deux<br />

instruments, les saxophones alto et ténor, s’ajoutent à l’ensemble des cuivres. Le<br />

tempo est 84 à la noire. La période compte 16 pulsations, qui correspondent à 16<br />

doubles croches. Ainsi la métrique est structurée en mesures de 2/4, ce qui implique le<br />

retour de la période toutes les deux mesures.<br />

Pour comprendre l’organisation du matériel thématique il n’est pas nécessaire, cette<br />

fois ci, de réunir les interventions des cuivres sur une portée ; en effet, le piano rentre<br />

dans cet épisode pour renforcer la perception du hoquet, puisqu’il joue la version<br />

sommaire (les variations sont exclues) des interventions des cuivres. Ainsi, il est<br />

suffisant de regarder la partie du piano (ex. 8) pour comprendre l’organisation des<br />

formules des cuivres.<br />

Le principe d’organisation est toujours le même : puisque l’ostinato correspond à la<br />

période, seulement les seize premières notes du thème le forment ; les six autres se<br />

superposent au début de la deuxième apparition de l’ostinato. Par la suite on retrouve<br />

la même superposition de différentes parties du thème en canons tronqués de l’épisode<br />

IX.<br />

Quand le piano, de temps en temps, se taît, ce sont les voix ( ex. mes. 7) ou les<br />

cordes (ex. mes. 41-43, où même les cuivres se taisent) qui reprennent les notes<br />

fondamentales du thème.<br />

Les percussions (almglocken et wood-blocks) jouent tantôt la pulsation, tantôt des<br />

multiplications de ses valeurs, tantôt elles se taisent. Souvent elles jouent des rythmes<br />

contrastant entre eux.<br />

Les bois jouent toujours des longues tenues (sauf quelques interventions de la flûte)<br />

qui ont comme rôle un soutien harmonique presque imperceptible de l’ensemble.<br />

Les cordes présentent des ponctuations rythmiques au début. Par la suite elles<br />

peuvent parfois se substituer au piano, jouant ainsi l’ostinato et les superpositions des<br />

parties du thème. Enfin elles se taisent (sauf les contrebasses qui tiennent la note La),<br />

laissant la place aux seuls cuivres et voix, soutenus par les longues notes des bois et<br />

des contrebasses.<br />

Comme dans l’épisode IX, le texte provient du chant du Gabon traduit en anglais.<br />

Mais ici il est chanté en entier, en 18 vers, ce qui demande une déclamation rapide, vue<br />

la courte durée de l’épisode. Pendant une grand partie de l’épisode les voix chantent<br />

seulement sur les premiers trois vers, assez courts : « I have made a song – avaya –<br />

132 Annexes, ex. 8.<br />

133 Il vaut mieux préciser encore une fois que Berio, ainsi que nous, se réfère constamment aux analyses<br />

d’Arom.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


60<br />

oh moon ». L’articulation rythmique et métrique est ici indépendante de celle des<br />

cuivres. Ensuite, au chant se substitue une superposition de déclamations parlées où<br />

pratiquement tout le texte vient énoncé, mais incompréhensiblement à cause de la<br />

superposition de différents vers simultanés. À partir de la mesure 88 134 toutes les voix<br />

ont terminé le texte et s’arrêtent sur le dernier vers : « tandinanan ». Cette sorte<br />

d’onomatopée est répétée jusqu’à la fin de l’épisode 135 , sans hauteurs fixes et sur des<br />

formules rythmiques différentes selon les voix.<br />

Ainsi dans la première partie de l’épisode XI les voix chantent leur texte<br />

indépendantes de l’articulation instrumentale des cuivres et du piano. Ceci rend<br />

possible son développement narratif. Mais dès qu’elles commencent à déclamer le<br />

parties du texte superposées sans aucune hauteur fixe, et encore plus quand elles<br />

répètent régulièrement le dernier vers, constitué d’une composante phonique<br />

dépourvue d’un sens précis, elles viennent presque dévorées par les répétitions<br />

continuelles des cuivres et du piano. Puisqu’à ce moment toutes les ponctuations des<br />

cordes ont aussi disparu, le hoquet des Banda Linda se retrouve pratiquement seul.<br />

Ainsi l’épisode pourrait continuer sans aucun développement, puisque cette technique<br />

se fonde sur les répétitions périodiques et ses variations (ici écrites). On voit donc que<br />

quand les voix sont intégrées au hoquet (dernière partie de l’épisode), le<br />

développement narratif n’est plus possible ; et l’épisode se termine peu à peu, sur un<br />

diminuendo d’intensité qui se résout dans le cluster harmonique joué fortissimo de<br />

l’épisode XII, inséparable, cette fois-ci, du développement narratif du texte de Neruda.<br />

Épisode XVI<br />

L’épisode entier est écrit avec la technique des Banda Linda. Ici tous les<br />

instruments, cordes et bois compris, y sont intégrés. À partir de la mesure 25 (ex. 10),<br />

même les voix commencent à s’intégrer, puisqu’elles abandonnent progressivement le<br />

texte pour jouer des formules rythmiques sur les voyelles ‘e’ ‘i’ ‘o’ ‘u’. À la mesure 35<br />

elles sont ainsi toutes complètement intégrées dans l’orchestre. Le hoquet des Banda,<br />

énormément amplifié, reste donc seul et contamine tout l’ensemble des voix et des<br />

instruments 136 .<br />

Le tempo est ici 94 à la noire ; la mesure est écrite en 2/4.<br />

La période se compose de dix pulsations, correspondant à dix doubles croches. Elle<br />

ne coïncide donc pas à l’articulation métrique écrite par Berio : la mesure étant 2/4 (huit<br />

doubles croches), cinq retours de la mesure et quatre de la période sont nécessaires<br />

pour qu’elles coïncident. Ainsi un grand cycle de cinq mesures organise l’articulation<br />

musicale de cet épisode. Mais certains instruments jouent sur une période encore<br />

différente. Notamment violoncelles et contrebasses (ex.10), qui jouent sur une formule<br />

rythmique organisée sur une période correspondant à 3 mesures. En raison de sa<br />

tessiture, elle est immédiatement perceptible comme des accentuations rythmiques qui<br />

contredisent la régularité de la pulsation du reste de l’orchestre, toujours renforcée par<br />

134 Voir annexes, ex. 9.<br />

135 « Each voice as regular as possible », (chaque voix le plus régulièrement possible).<br />

136 Voir annexes, ex. 10.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


61<br />

le piano (qui joue ici la version sommaire des interventions des vents en alternance<br />

entre les deux mains).<br />

Berio crée donc dans cet épisode un conflit ultérieur relevant de la polymétrie : des<br />

articulations métriques différentes sont superposées. Mais puisque seulement la<br />

régularité de la pulsation de l’orchestre et les accentuations des formules des<br />

violoncelles et des contrebasses sont perceptibles, la polymétrie ne se place pas au<br />

niveau de la perception.<br />

Dans l’exemple suivant on présente la réduction sur quatre portées des cinq<br />

premières périodes (sept mesures un quart dans la partition) des formules rythmiques<br />

des vents. Le thème se reconstitue selon les principes des épisodes IX et XI. Le<br />

résultat est une polyphonie à quatre voix.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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Première voix<br />

62<br />

La première voix joue l’ostinato. La période correspondant à dix pulsations, il est<br />

constitué des dix premières notes du thème.<br />

Deuxième voix<br />

Au début de la deuxième période, la deuxième voix fait son entrée. Elle complète<br />

d’abord le thème commencé par l’ostinato de la 1ère voix : puisqu’il est constitué de 22<br />

notes, et l’ostinato de la 1ère voix n’en joue que les dix premières, il en manque 12.<br />

Ainsi la 2e voix complète le thème jusqu’aux deux premières notes de la troisième<br />

période. Ensuite elle réexpose le thème entier (22 notes), jusque donc aux quatre<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


63<br />

premières notes de la cinquième période. Enfin elle enchaîne sur une autre partie du<br />

thème (notes 9-14 du thème 137 ).<br />

Troisième voix<br />

La troisième voix fait son entrée à la fin de la deuxième période. Elle joue d’abord<br />

une partie du thème (notes 11-18). Après elle répète à nouveau cette même partie (fin<br />

troisième période - moitié quatrième). Ensuite elle la répète à nouveau, mais se taisant<br />

sur les notes 15 et 16 ( Fa# et Do), et en lui rajoutant la partie finale du thème (notes<br />

19-22). Enfin, aux dernières quatre notes de la cinquième période, la 3e voix<br />

recommence le thème du début (notes 1-4).<br />

Quatrième voix<br />

La quatrième voix fait son entrée au début de la quatrième période. Elle joue<br />

d’abord la partie finale du thème (notes 19-22). En suite, à la moitié de la quatrième<br />

période, elle enchaîne sur les premières 8 notes du thème (1-8). Enfin, à la troisième<br />

note de la cinquième période, elle joue une autre partie du thème (les notes 11-18).<br />

Le principe est donc toujours le même : une voix répète un ostinato correspondant<br />

aux premières notes du thèmes, les autres superposent différentes parties du même<br />

thème. Mais en raison de la répartition des notes dans les formules rythmiques des<br />

vents (et ensuite du chœur et d’une partie des cordes), la perception des différentes<br />

voix de la polyphonie est très ardue ; seulement la présence du piano les rend<br />

explicites, mais excluant les variations rythmiques des vents.<br />

Il s’agit ainsi toujours d’une superposition polyrythmique qui génère la polyphonie.<br />

Le texte provient d’un poème indien, des Sioux, traduit en anglais. Il est composé de<br />

cinq vers. Une fois que ces cinq vers sont chantés, par un développement narratif<br />

indépendant de l’orchestre, les voix s’intègrent au hoquet désormais dominant. Mais<br />

dans cet épisode des modifications à sa régularité apparaissent pour la première fois :<br />

les voix recommencent brièvement à chanter le texte vers la fin de l’épisode, quand le<br />

hoquet gérait désormais leurs articulations ; cela trouble sa régularité. Mais, surtout,<br />

des longues notes tenues des cuivres prennent, pendant quelques mesures, la place<br />

des formules rythmiques qui génèrent le hoquet. Cette apparition de longues tenues<br />

contredit sa régularité extrême et crée un conflit. Mais l’apparition est, dans cet épisode,<br />

fugace, et tout l’orchestre, instruments et chœur, retourne rapidement au hoquet.<br />

Cependant cette légère modification rend moins conflictuel le passage à l’épisode<br />

suivant (sur un texte de la Croatie en français), qui s’effectue à travers le tuilage des<br />

deux articulations musicales.<br />

Épisode XXV<br />

La technique du hoquet commence à subir des modifications toujours plus<br />

déterminantes, qui la feront par la suite saturer jusqu’à son annulation. Dans cet<br />

épisode toutefois le hoquet est encore bien structuré, même sans le résumé du piano,<br />

qui donne désormais seulement des ponctuations.<br />

137 Voir la présentation du thème au début du chapitre 4.3.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


64<br />

Le tempo est 94 à la noire. La période se compose de huit pulsations correspondant<br />

à huit doubles croches. Le principe d’organisation du matériel thématique étant toujours<br />

le même, on s’abstiendra de le réexposer.<br />

Ce qui estompe l’effet du hoquet est l’articulation totalement indépendante des voix.<br />

Celles-ci chantent des vers en italien, mais modifié par les dialectes sicilien, piémontais<br />

et comasque, et deux vers persans traduits en allemand. Le développement narratif de<br />

ces textes s’articule selon de longues notes tenues qui contredisent complètement le<br />

hoquet de l’orchestre et effacent son effet. En plus, cet épisode s’enchaîne<br />

imperceptiblement avec l’épisode XXVI, et celui-ci avec l’épisode XXVII, ce qui crée<br />

l’effet d’un macro-épisode.<br />

Épisode XXVI<br />

Le tempo ralentit (72 à la noire). Le tuba basse et le tuba ténor ressortent<br />

particulièrement de l’orchestre avec leur formule rythmique :<br />

Les deux percussions (wood-blocks et almglocken) jouent une formule rythmique<br />

ininterrompue articulée en trois pour deux, qui prend la place de la pulsation.<br />

Les formules rythmiques des vents, qui continuent au début à jouer selon la<br />

technique des Banda Linda, commencent à se mélodiser progressivement, et des<br />

silences toujours plus fréquents apparaissent dans les espaces entre une formule et<br />

l’autre. En plus, le thème n’est plus présent.<br />

Les voix continuent leur articulation textuelle en longues phrases tenues sur un<br />

poème indien (des Zuñi) traduit en anglais, totalement indépendantes de la technique<br />

des Banda Linda.<br />

Ces modifications effacent et transforment progressivement la référence à cette<br />

technique, et continuent dans l’épisode suivant.<br />

Épisode XXVII<br />

Ici la référence au hoquet s’efface complètement. Le tempo ralentit encore, ce qui<br />

estompe l’effet de la pulsation rapide et régulière, caractéristique du hoquet des Banda<br />

Linda. D’ailleurs la perception d’une pulsation continue s’efface complètement à cause<br />

de la mélodisation des formules rythmiques, transformées tantôt en longues notes<br />

tenues, tantôt en fragments mélodiques, et des rebondissements indépendants de la<br />

grosse caisse.<br />

Les voix continuent à chanter sur des clusters harmoniques le texte indien (des<br />

Zuni) traduit en anglais.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


65<br />

La transformation de la texture éloigne désormais complètement du prototype<br />

africain ; ainsi l’enchaînement avec l’épisode suivant, construit sur les grands clusters<br />

harmoniques qui développent le texte de Neruda, se fait sans aucun conflit. Ni tuilage ni<br />

coupure ni diminuendo, mais simplement un enchaînement presque naturel et<br />

imperceptible.<br />

4.4 Recherche d’une temporalité non-directionnelle<br />

Ce qui semble intéresser particulièrement Berio, dans la technique des trompes des<br />

Banda Linda, est une particularité fondamentale de l’analyse qu’en fait Arom :<br />

« Les polyphonies Banda Linda ne sont jamais évolutives dans le sens de développement<br />

linéaire. Elles sont fondées sur un système cyclique répétitif qui effectue avec un minimum de<br />

moyens l’anéantissement du temps linéaire : on se détache de ce temps de la mémoire pour entrer<br />

dans une dimension tout à fait différente. » 138<br />

En effet, à travers une pulsation ininterrompue, régulière et non-accentuée, à<br />

laquelle tous les instruments organisés selon la technique du hoquet se sous-mettent<br />

sans produire d’autres accents d’intensité, Berio parvient à créer une séquence<br />

musicale définie par la non-directionnalité : la perception du temps est soumise à la<br />

perception de la pulsation et de la périodicité extrême de la matière musicale, qui<br />

revient continuellement sur soi-même sans aucun développement (les variations des<br />

formules rythmiques ne peuvent constituer par leur nature même un développement). À<br />

cause de la non-directionnalité du temps, aucun développement narratif n’est possible,<br />

et l’articulation du texte se retrouve donc indépendante de celle instrumentale ; en effet,<br />

si les séquences fondées sur le texte de Neruda sont fonctionnelles et totalement<br />

intégrées à son développement narratif, au contraire les séquences fondées sur le<br />

hoquet africain peuvent être superposées à des textes de longueurs et de langues<br />

différentes, sans que cela change leur articulation, les textes n’étant pas intégrés. Ainsi,<br />

chaque fois que les voix s’intègrent à cette technique (notamment à la fin des épisodes<br />

XI et XVI), l’articulation perd toute direction et les épisodes ne peuvent se développer<br />

vers un point final précis ; ils meurent plutôt progressivement soit par un diminuendo<br />

d’intensité (XI), soit par le tuilage avec l’épisode suivant (XVI). Au contraire, quand les<br />

voix restent indépendantes, elles peuvent déclamer rapidement des textes même très<br />

longs, sans se préoccuper de l’articulation instrumentale (mes. 1-83 de l’épisode XI).<br />

Cette séquence musicale fondée sur le hoquet africain a donc un rôle structurel à<br />

l’intérieur de Coro, et apparaît parallèle à la séquence du texte de Neruda : toutes les<br />

deux subissent des modifications et des déstabilisations qui sont structurelles dans<br />

l’organisation de l’œuvre. Mais la seconde définit sa narrativité en mettant en<br />

perspective tous les textes, et en restant toujours reconnaissable par les clusters<br />

harmoniques. La séquence en hoquet, au contraire, subit une déstabilisation et une<br />

transformation totale qui annulent progressivement toute opposition avec la séquence<br />

du texte de Neruda. Ainsi elle donne l’impression, dans le passage de l’épisode XXVII à<br />

l’épisode XXVIII, de disparaître dans ses clusters harmoniques.<br />

138 Citation de Simha Arom dans :<br />

Ivanka Stoianova, op. cit, p. 196-197.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


66<br />

4.5 Conclusion<br />

Si la présence de techniques musicales hétérogènes est à la base de la naissance<br />

même de Coro (« une anthologie des diverses manières de mettre en musique »), on a<br />

pu constater l’importance sur son développement de la séquence fondée sur la<br />

technique de hoquet des Banda Linda. La perception de l’influence africaine sur cette<br />

séquence est évidemment brouillée par le système scalaire différent et par la<br />

superposition d’articulations textuelles indépendantes ; mais l’analyse de la partition<br />

nous permet de la comprendre au niveau de l’organisation des structures.<br />

Comme Berio lui-même l’affirme, l’incorporation de la technique des trompes<br />

centrafricaines dans Coro passe par l’intermédiaire indispensable de l’analyse d’Arom.<br />

En effet, les relations entre le répertoire vocal et la technique des trompes, et les<br />

modalités d’organisation du matériel thématique, auraient difficilement pu être<br />

analysées sans une longue étude sur le terrain. Ces aspects, comme on a vu, ont des<br />

répercussions sur l’organisation de la séquence en hoquet de Coro. Mais les<br />

recherches d’Arom semblent avoir une influence sur cette œuvre non seulement au<br />

niveau de la compréhension de la technique des trompes, mais même au niveau de<br />

son écriture. Ainsi, si on regarde les transcriptions 139 , on est frappé par la parenté avec<br />

l’écriture des instruments en hoquet (généralement les cuivres) dans Coro. Il s’agit,<br />

comme on a déjà vu au cours du chapitre précédant, d’une écriture sémantiquement<br />

très simple, qui laisse aisément comprendre l’organisation rythmique. Probablement cet<br />

aspect des analyses d’Arom fut déterminant pour l’intérêt de Berio. Ainsi, si la<br />

perception de l’influence africaine n’apparaît pas évidente à l’écoute de Coro, elle<br />

apparaît immédiatement sur la partition. Comparée à d’autres partitions de Berio, la<br />

simplicité sémantique de celle-ci est éclatante, surtout si mise en relation avec la<br />

complexité de la conception rythmique ; outre la polyrythmie du hoquet des vents,<br />

même la superposition d’instruments ou de textures indépendantes, générant donc des<br />

conflits ultérieurs et des vitesses différentes, se réalise sans ajout de mesures<br />

complexes ou de signes spécifiques et non-conventionnels.<br />

139 Simha Arom, Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique Centrale, vol. 2, <strong>Paris</strong>, Selaf, 1984,<br />

livre 6.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


67<br />

5. ÉTUDES ET CONCERTO POUR PIANO DE GYORGY LIGETI<br />

5.1 Introduction<br />

« Les illusions musicales, si importantes pour moi, ne sont pas un but en elles-mêmes, mais<br />

des bases fondamentales de ma position artistique. Je privilégie des formes musicales moins<br />

élaborées dans la forme, mais créées dans un objectif précis : la musique est le temps suspendu,<br />

le moyen d’ouvrir à notre imagination de nouveaux espaces, une entité à la fois réelle dans son<br />

développement dans le temps qui s’écoule, mais aussi imaginaire dans l’instant, où tous ces<br />

moments peuvent être simultanés. Abolir le temps, arrêter son déroulement, l’emprisonner dans<br />

l’instant, voilà mon dessein suprême en tant que compositeur » 140 .<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©<br />

György Ligeti, 1988<br />

Une grande diversité de styles, de critères, de modèles et de pensées musicales<br />

caractérise le corpus des œuvres de Ligeti, chaque période faisant surgir des nouveaux<br />

langages et des nouvelles techniques. Cependant, comme le laisse comprendre la<br />

citation du compositeur, certaines préoccupations et certaines orientations restent<br />

constantes dans toutes ses œuvres. En particulier les langages et les techniques<br />

utilisés pour la conception du temps musical, qui, bien que totalement hétérogènes et<br />

contrastants, laissent entrevoir une idée, ou une recherche, commune, explicitée par le<br />

compositeur même : abolir tout repère du temps chronométrique pour l’emprisonner<br />

dans une suite d’instants et d’illusions sonores. Cet aspect, pour Ligeti, reste toujours<br />

strictement lié, que ce soit à la fin des années 50 ou au milieu des années 80, à la<br />

création de polyphonies complexes faisant surgir, de la complexité, des trames sonores<br />

dérivées.<br />

Ceci amène naturellement le compositeur à une autre préoccupation constante et<br />

déterminante : l’attention vers les mécanismes perceptifs psychologiques et<br />

psychoacoustiques. C’est bien l’aspect que Denys Bouliane, reprenant une expression<br />

de Herman Sabbe 141 , décrit comme source de problèmes de toute la musique<br />

contemporaine, déclarant que « l’un des problèmes fondamentaux de la composition<br />

contemporaine est la difficulté d’inventer des fonctionnalités psychologiquement et<br />

psychoacoustiquement pertinentes » 142 .<br />

Tous les différents styles et techniques caractérisant chaque période de création<br />

apparaissent donc comme différents aspects de la même recherche. Ainsi la musique<br />

que Ligeti écrit à partir du milieu des années 80, et plus spécifiquement la musique pour<br />

piano, s’inscrit parfaitement dans une ligne de continuité avec les périodes<br />

précédentes ; elle se fonde en effet sur les mêmes préoccupations. Cependant, des<br />

développements nouveaux et l’utilisation constante de techniques semblables et<br />

140 György Ligeti, programme de :<br />

Châtelet, Théâtre musical de <strong>Paris</strong>, Musique du XXe siècle, <strong>Paris</strong>, 7 octobre –18 décembre 1989.<br />

141 Herman Sabbe, « György Ligeti », Musikkonzepte n° 53, Munich, 1987.<br />

142 Denys Bouliane, « Six Études pour piano de György Ligeti », Contrechamps n° 12-13, Genève,<br />

septembre 1990, p. 99. Traduit de l’allemand par Vincent Barras.


68<br />

reconnaissables constituent la base du langage de ces œuvres. Entre autres, ces<br />

développements se fondent sur la réutilisation de procédés musicaux d’œuvres<br />

précédentes du même Ligeti ou de compositeurs du passé, et sur la découverte et sur<br />

la connaissance de traditions musicales non-occidentales. Jamais en effet Ligeti n’a<br />

conçu des musiques sans se référer indirectement à des traditions bien précises ;<br />

l’exemple d’une œuvre apparemment avant-gardiste comme Atmosphères, qui se<br />

réfère et amplifie certains aspects de la tradition symphonique romantique et, surtout,<br />

post-romantiques, est éclairant.<br />

On peut donc affirmer, avec Bouliane, que<br />

« [le compositeur transylvain] a toujours voulu se réserver le droit de ‘patauger à pleines mains’<br />

dans l’humus culturel, et les multiples référents que l’on rencontre et devine dans sa musique sont<br />

assumés pour leur potentiel référentiel même […]. Il s’agit d’une attitude “syncrétique”, mais aussi<br />

[…] d’une technique subtile de “rappels” référentiels toujours présents, tantôt latents, tantôt<br />

émergents, qui sollicitent et remettent constamment en jeu notre mémoire culturelle » 143 .<br />

Il a donc toujours cherché, dans les différentes traditions musicales, tout comme<br />

dans des matières extra-musicales, des aspects communs avec ses recherches et ses<br />

préoccupations, capables de féconder sa création musicale.<br />

Si l’on pense à cette attitude “syncrétique”, on peut aisément comprendre le “coup<br />

de foudre” que Ligeti a eu, quand, au début des années 80, il a découvert certaines<br />

traditions musicales africaines. En effet, au moins trois aspects de ces traditions ont dû<br />

y contribuer : en premier lieu, la richesse polyphonique, véritable point commun entre<br />

toutes les traditions qui ont le plus intéressé Ligeti ; ensuite, le fait que cette richesse<br />

polyphonique soit souvent directement engendrée par la complexité polyrythmique ;<br />

enfin, la présence dans certains répertoires de techniques musicales paradoxalement<br />

très proches de techniques utilisées précédemment par Ligeti, et notamment dans des<br />

œuvres comme Continuum ou Monument 144 .<br />

Le compositeur même, chaque fois qu’il analyse sa musique pour piano des années<br />

80 – les deux livres des Études pour piano et le Concerto pour piano – souligne<br />

l’importance de l’influence de la musique africaine. Et en particulier, entre les nombreux<br />

exemples qu’il cite, il donne une importance prééminente au répertoire des xylophones<br />

du sud de l’Ouganda, et des polyphonies de la République Centrafricaine. En outre, il<br />

cite aussi l’importance des analyses d’Arom, avec lequel il a d’ailleurs eu plusieurs<br />

143 Denys Bouliane, op. cit., p. 100.<br />

144 Ainsi Ligeti décrit la conception rythmique de ces pièces : « … dans Continuum pour clavecin (1968),<br />

j’ai expérimenté avec une “rythmique illusoire”. Ici l’interprète joue une succession égale de notes très<br />

rapides mais ce qui est tout d’abord perçu ce sont les configurations rythmiques plus lentes et irrégulières<br />

qui résultent de la distribution de certaines notes et de la fréquence avec laquelle elles sont répétées. Il<br />

s’agit d’un phénomène acoustique analogue aux illusions optiques produites, par exemple, par le pattern<br />

de lignes d’un stroboscope tournant. J’ai ensuite développé cette “rythmique illusoire” dans Monument<br />

pour deux piano. Dans cette pièce, les pianistes jouent des passages semblables mais en mètres<br />

différents, un en deux et l’autre en trois. Cependant, il ne s’agit pas ici de niveaux hétérogènes à la Ives ;<br />

au contraire, il est important que le son des deux pianos se fonde complètement ». (György Ligeti, « Mes<br />

Études pour piano (premier livre) : polyrythmie et création », Analyse Musicale n° 11, <strong>Paris</strong>, 2e trimestre<br />

1988, p. 44).<br />

L’analogie avec la technique des “patterns inhérents” illusoires, analysée par Gerhard Kubik dans les<br />

xylophones de l’Ouganda (voir chapitre 2.5), est étonnante. Il faut aussi noter que dans les deux cas,<br />

c’est la vitesse d’exécution qui permet la création de ces patterns illusoires.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


69<br />

rencontres. Mais, parlant des mêmes pièces, il rappelle aussi l’importance de l’influence<br />

des œuvres pour piano de Chopin et de Schumann et de celles (pour piano mécanique)<br />

du compositeur contemporain américain Nancarrow, ainsi que la connaissance de<br />

matières scientifiques telles que la géométrie fractale et la théorie du chaos.<br />

Toutes ces influences restent cependant toujours indirectes, et agissent en tant que<br />

références potentielles qui fécondent l’orientation esthétique de Ligeti. Jamais on ne<br />

trouvera une technique ou une sonorité d’une autre tradition musicale citée<br />

explicitement et directement ; si pour Coro de Berio on pouvait donc parler de<br />

coexistence de diverses techniques musicales qui ne se fondent jamais réellement, au<br />

contraire les œuvres de Ligeti réalisent toujours une fusion des diverses influences<br />

avec ses procédés d’écriture. En effet, le compositeur même affirme :<br />

« Je ne crois pas que ça serve à quelque chose de transporter une culture musicale d’un milieu<br />

traditionnel dans une autre culture. Ma croyance est plutôt que je me laisse influencer<br />

indirectement en transformant toutes ces influences » 145 .<br />

Nous limitant à l’influence déterminante de la musique africaine, on peut ainsi dire<br />

que Ligeti ne transporte aucune technique telle quelle dans ses compositions, mais<br />

utilise plutôt une pensée/technique qui provient de certains de ses aspects. Ceci<br />

brouille évidemment les limites de ses influences, qui se trouvent constamment<br />

fusionnées à d’autres procédés musicaux, et agissent souvent à un niveau antérieur à<br />

la création des œuvres, en tant que stimulations esthétiques. Il est donc nécessaire,<br />

avant d’interpréter et de définir les éléments africains présents dans les œuvres en<br />

question, d’analyser, à travers un choix de pièces significatives, certains de leurs<br />

aspects récurrents et structurels. Une fois l’analyse terminée, l’individuation des<br />

influences des traditions musicales africaines - et notamment des polyphonies des<br />

xylophones d’Ouganda et des polyphonies instrumentales de la République<br />

Centrafricaine telle que les a analysées Arom – sera possible. Mais, étant indirectes,<br />

elles resteront au niveau herméneutique.<br />

5.2 Études pour piano, Livres I et II (1985-1994)<br />

La conception d’un nouveau genre d’articulation rythmique est la préoccupation<br />

principale qui poussa Ligeti à écrire les deux premiers livres des Études pour piano<br />

(1985 et 1988-94). La continuité avec la tradition des Études pour piano (Chopin,<br />

Debussy, mais aussi le contemporain Nancarrow) est recherchée déjà à partir du titre.<br />

Une grande virtuosité est nécessaire pour l’exécutions de ces pièces ; en effet, si<br />

Nancarrow, orienté vers les mêmes problèmes rythmiques, a résolu la question de<br />

l’exécution de ses Études par l’utilisation du piano mécanique, Ligeti au contraire<br />

cherche à créer, par l’emploi de véritables patterns de tension musculaire (aidé dans<br />

cela par les recherches de Chopin), une musique fondée sur la coexistence simultanée<br />

de différentes couches de vitesses jouables par un seul interprète vivant. Les<br />

recherches des Études seront par la suite réutilisées dans d’autres œuvres, et<br />

notamment dans le Concerto pour piano.<br />

145 György Ligeti, émission Les Imaginaires, avec Simha Arom, J. M. Damian, 22 septembre 1994, Radio<br />

France.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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70<br />

5.2.1 Étude 1 : Désordre (Premier Livre)<br />

À une première écoute de cette pièce 146 , certaines impressions sonores se<br />

dégagent:<br />

• Une pulsation continue, rapide et régulière, sur laquelle se dessinent les<br />

formules rythmiques.<br />

• Une harmonie constante et assez réduite.<br />

• L’existence de deux différents plan : un avant-plan constitué d’une mélodie<br />

répétée accentuée en octaves, et un arrière-plan constitué de formules<br />

mélodiques ascendantes.<br />

• Le passage de l’ordre rythmique et métrique à une polyrythmie et à une<br />

polymétrie changeantes qui deviennent rapidement désordre et, ensuite, chaos<br />

total ; enfin le retour à une nouvelle sensation d’ordre.<br />

Ces impressions se trouvent confirmées dans la partition 147 .<br />

Une pulsation régulière et constante sert d’armature temporelle aux événements<br />

rythmiques ; elle est très rapide, puisqu’elle correspond à des croches dans un tempo<br />

de 63 à la ronde (504 à la croche).<br />

Harmoniquement, la pièce est assez simple : la main droite du pianiste joue d’un<br />

bout à l’autre sur les touches blanches du piano, selon une succession d’intervalles qui<br />

rappelle le mode de si. La main gauche joue uniquement sur les touches noires, et<br />

donc sur une gamme pentatonique anhémitonique. La somme des deux mains donne<br />

ainsi l’ensemble chromatique ; mais l’effet n’est jamais celui d’une gamme chromatique,<br />

mais plutôt d’un ‘miroitement’ entre diatonisme et pentatonisme.<br />

Avant-plan et arrière-plan sont aussi aisément identifiables sur la partition. L’avantplan<br />

est constitué d’un thème répété et accentué, joué en octaves, et articulé, au début,<br />

selon une division de tous les groupes de huit croches en 5+3, 3+5 ou 8. Chaque main<br />

joue les mêmes mouvements mélodiques, mais les intervalles ne peuvent correspondre<br />

en raison des différentes gammes utilisées. La première présentation du thème de la<br />

main droite est écrite ainsi :<br />

146 Voir, en bibliographie, les enregistrements disponibles.<br />

147 Voir annexes, ex. 11.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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Et ainsi la main gauche :<br />

71<br />

Les deux thèmes (doublés à l’octave inférieure à la main droite, à celle supérieure à<br />

la main gauche), se composent donc d’une suite de phrases ‘a’ et ‘b’. Elles présentent<br />

des articulations rythmiques équivalentes, fondées sur une unité commune, la croche :<br />

3 + 5, 3 + 5, 5 + 3, 8 pour tous les ‘a’<br />

3 + 5, 3 + 5, 5 + 3, 3 + 5, 5 + 3, 3 + 5 pour tous les ‘b’.<br />

Il s’agit de thèmes absolument classiques dans leur articulation en a-b-a ou en a–a–<br />

b–a. La répétition des premières notes (motifs de tête), fortement accentuées, semble<br />

rappeler, entre autre, le thème de l’Allegro Barbaro de Bartók, et probablement de<br />

nombreux thèmes des musiques traditionnelles hongroises. Et la division en 3+5 ou en<br />

5+3 de l’articulation des phrases du thème semble se référer aux traditions des<br />

musiques de danse roumaines, bien connues par Ligeti, ou aux thèmes de<br />

compositeurs hongrois tels que Kodàly et Kurtàg, ou Bartók même.<br />

Le thème de la main droite est répété, tout au long de la pièce, quatorze fois, et à<br />

chaque répétition il démarre au degré supérieur de la gamme (le mode de si). Le thème<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


72<br />

de la main gauche est répété onze fois et se déplace dans l’espace selon des tessitures<br />

fonctionnelles à sa perception plus ou moins séparée du thème de la main droite.<br />

Mais la simplicité de la structure des thèmes se perd rapidement. En effet, puisque<br />

le thème de la main droite (a-a-b) forme une période de 14 mesures 148 , et celui de la<br />

main gauche (a–a–b–a) une de 18 mesures, dès la deuxième répétition elles seront<br />

décalées. En plus, Ligeti utilise un autre procédé pour augmenter et compliquer les<br />

décalages : toutes les quatre mesures de la main droite il ampute une croche, formant<br />

ainsi des mesures de 7 croches à la place de 8.<br />

Ainsi les accents des thèmes des deux mains se décalent progressivement d’une<br />

croche toutes les quatre mesures, et se rencontrent sporadiquement seulement à la<br />

32e mesure de la main droite, pour se reperdre immédiatement. Jusqu’à deux notes de<br />

décalage, l’auditeur arrive à séparer les deux thèmes; l’impression qui en découle est<br />

donc d’un ordre rythmique et métrique qui se perd progressivement. Mais au-delà de<br />

deux notes de décalage il ressent seulement des entités indépendantes dont les<br />

accents se mêlent amenant rapidement à un désordre rythmique et métrique toujours<br />

croissant.<br />

À tout cela s’ajoute un arrière-plan sonore, constitué de formules mélodiques<br />

ascendantes et non accentuées, rythmiquement équivalentes à la pulsation, sur les<br />

gammes respectives des deux mains. Si, au début, elles correspondent à l’articulation<br />

rythmique des deux thèmes principaux, à partir de la mesure 14 de la main droite elles<br />

commencent à les enjamber. Ces formules restent dans l’arrière-plan, mais dès qu’elles<br />

se libèrent de l’articulation rythmique des thèmes, certaines notes situées aux limites<br />

des phrases ascendantes commencent à surgir de la pulsation produisant ainsi des<br />

contrastes ultérieurs avec les accents des phrases des thèmes. La possibilité de faire<br />

surgir d’une trame sonore régulière et rapide correspondant à la pulsation des notes<br />

dépourvues d’accents d’intensité est bien connue de Ligeti ; elle constitue en effet la<br />

base même de Continuum (1968) ou de l’Étude pour orgue Coulée (1969).<br />

À partir de la quatrième répétition du thème de la main droite (mes. 43) Ligeti<br />

complique ultérieurement la perception des mélodies. Il réalise en effet une<br />

compression graduelle des notes accentuées des thèmes, les huit croches des<br />

mesures diminuant progressivement jusqu’aux quatre notes de la dixième répétition de<br />

la main droite (mes. 93 de la main droite et 89 de la main gauche). Parallèlement, à<br />

partir de la cinquième répétition du thème de la main droite, et de la quatrième de celui<br />

à la main gauche (mes. 57 et 55), les phrases a et b des thèmes ne durent plus 4 et 6<br />

mesures, mais la moitié, c’est-à-dire 2 et 3. Par la compression des notes accentuées<br />

des thèmes, qui abolissent progressivement l’arrière-plan - puisque elles finissent par<br />

coïncider avec la pulsation (mes. 94 et 91) - Ligeti provoque une sensation<br />

d’accélération globale des thèmes mêmes. Il s’agit bien sûr d’une illusion, puisque la<br />

pulsation continue à correspondre aux croches, toujours rapides et constantes (504 par<br />

minute). Mais la diminution progressive de l’espace laissé entre une note accentuée<br />

des thèmes et celle suivante, provoque cette sensation d’accélération. Il s’agit encore<br />

une fois d’une correspondance avec la technique de Continuum, même si ici les<br />

148 Puisque, pour montrer la structure de la pièce, Ligeti utilise une notation dans laquelle les barres de<br />

mesures suivent les articulations des deux mains, ne correspondant donc pas entre elles, on précisera<br />

chaque fois si on se réfère aux mesures de la main droite ou de la main gauche.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


73<br />

accents d’intensité substituent les autres types d’accents présents dans la pièce pour<br />

clavecin.<br />

L’impression sonore qui ressort de ce passage de la pièce est celle d’une<br />

accélération qui amène du désordre au chaos plus total, où les seuls repères sont<br />

désormais les quelques apparitions des motifs de tête des phrases ‘a’. Mais, puisqu’ils<br />

sont répétés toujours plus ‘rapidement’, la reconnaissance retombe immédiatement<br />

dans le chaos.<br />

Si dans les premières répétitions les thèmes étaient joués dans une tessiture<br />

moyenne - ce qui contribuait à fondre les accents décalés des deux mains, formant<br />

ainsi des sortes de formules mélodiques et rythmiques accentuées résultantes et<br />

changeantes en continuation - dans cette partie de la pièce les tessitures s’ouvrent en<br />

éventail : la main droite monte progressivement dans l’aigu et dans le suraigu, tandis<br />

que la main gauche descend vers le grave. Il en résulte une perception de deux entités<br />

séparées. En plus, dès la quatrième répétition du thème de la main droite (mes. 43),<br />

l’amputation d’une croche toutes les quatre mesures n’est plus possible, puisque<br />

désormais chaque mesure des deux mains contient un nombre variable et<br />

progressivement décroissant de croches. Ainsi les deux entités séparées donnent<br />

l’impression de se suivre chaotiquement et toujours plus rapidement sans aucun ordre,<br />

et à chaque fois que par hasard elles arrivent à se rattraper, elles se reperdent<br />

immédiatement.<br />

Comme très souvent chez Ligeti, le processus musical, à un certain moment,<br />

explose, s’autodétruisant. C’est précisément ce qui arrive à la fin de la dixième<br />

répétition du thème de la main droite, et au milieu de la huitième de la main gauche<br />

(mes. 98 et 96). À ce point, comme on a dit, l’articulation des notes accentuées<br />

coïncide avec la pulsation, et l’arrière-plan des formules mélodiques ascendantes est<br />

désormais totalement intégré à l’avant-plan – ce qui reste des thèmes principaux. La<br />

sensation de vitesse croissante est arrivée à son point culminant. Ainsi, de ce chaos<br />

total semble resurgir un nouvel ordre métrique et rythmique : la onzième répétition du<br />

thème de la main droite, et la seconde moitié de la huitième répétition du thème de la<br />

main gauche (fin de ‘b’), coïncident à nouveau, comme au début de la pièce.<br />

L’articulation métrique et rythmique retourne aussi à celle originale, avec des mesures<br />

de huit croches divisées soit en 5+3 soit en 3+5 soit en 8. La tessiture aussi semble se<br />

stabiliser dans l’aigu, où les deux mains jouent désormais très proches. Cependant<br />

l’ordre métrique n’est pas atteint, puisque l’articulation des phrases ‘a’ et ‘b’ des deux<br />

mains ne coïncide pas. Ainsi les accents sont immédiatement décalés : souvent à une<br />

phrase en 5+3 se superpose une qui commence simultanément mais s’articule en 3+5.<br />

Et à cause des tessitures très proches aux deux mains, les accents fusionnent à<br />

l’audition, donnant naissance à des nouveaux patterns d’accents résultants. Même<br />

l’arrière-plan redevient clairement audible, et de même il laisse surgir les notes limites<br />

des formules mélodiques ascendantes qui se mêlent entre les deux mains.<br />

L’ordre est donc rétabli seulement en partie, puisque la perception des thèmes et de<br />

leur articulation métrique et rythmique se transforme plutôt dans la perception de leur<br />

fusion et des patterns illusoires qui en dérivent. Mais cette impression n’a pas le temps<br />

de s’installer que la main droite recommence à monter dans l’aigu se séparant ainsi de<br />

la main gauche. La fusion se perd donc à nouveau au profit de la perception des deux<br />

thèmes séparés. Mais même celle-ci se transforme rapidement : à partir de la mesure<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


74<br />

115 de la main gauche, le compositeur commence à ajouter une croche toutes les 3<br />

mesures de cette main. Les thèmes se décalent ainsi à nouveau. Et à partir de la<br />

mesure 138 de la main gauche les mesures de cette main se prolongent<br />

progressivement jusqu’aux 24 croches de la dernière mesure. Le thème de la main<br />

gauche semble ainsi ralentir, puisque la fréquence d’apparition des notes accentuées<br />

diminue, et l’arrière-plan gagne en importance. On ressent là la présence illusoire de<br />

deux couches de vitesses différentes, puisque la main droite continue à s’articuler selon<br />

les accents originaux, tandis que la main gauche dilate ses accents. Enfin, à la dernière<br />

mesure, la main gauche, qui a répété le thème onze fois et demi, rejoint la main droite<br />

dans le suraigu.<br />

Chaque fois donc que l’ordre rythmique et rythmique semble s’installer, Ligeti le<br />

contredit par l’emploi de plusieurs procédés à la fois. Tessiture, décalage rythmique et<br />

métrique, amplification et diminution des mélodies, création de patterns résultants, tous<br />

ces aspects sont utilisés dans leur possibilité d’agir sur la perception de l’auditeur.<br />

Le pianiste ne joue évidemment pas la folie qu’on entend, mais plutôt une pulsation<br />

continue avec les accents qui se superposent différemment aux deux mains. La<br />

sensation du passage de l’ordre au désordre résulte donc de cette pulsation régulière,<br />

véritable étalon organisateur de tout le matériel sonore. D’ailleurs, Ligeti cherche dans<br />

cette pièce à provoquer un plaisir sensuel pour le pianiste, faisant naître les patterns<br />

d’accentuation et les formules mélodiques ascendantes des tensions musculaires des<br />

mains.<br />

Il est possible de représenter graphiquement l’Étude n° 1, Désordre, montrant ainsi<br />

les passages tantôt graduels tantôt immédiats entre l’impression d’ordre et celle du<br />

chaos :<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


MAIN DROITE<br />

I II III IV<br />

a a1 b a a1 b a a1 b a a1 b<br />

4 mes 4 6 4 4 6 4 4 6 4 4 6<br />

MAIN GAUCHE<br />

I II III<br />

75<br />

a a1 b a2 a a1 b a2 a a1 b a2<br />

V VI VII VIIII IX X<br />

a a1 b a a1 b a a1 b a a1 b a a1 b a a1 b<br />

2 2 3 2 2 3 2 2 3 2 2 3 2 2 3 2 2 3<br />

IV V VI VII VIII<br />

XI XII XIII XIV<br />

a a1 b a a1 b a a1 b a a1 b<br />

4 4 6 4 4 6 4 4 6 4 4 5<br />

Dans la représentation ci-dessus 149 , on cherche à décrire le déroulement de la<br />

pièce :<br />

On utilise les nuances entre le blanc et le gris foncé pour décrire les passages de<br />

l’ordre au chaos sonore : plus on est proche du blanc, plus l’impression d’ordre règne ;<br />

plus on va vers le gris, plus l’impression est celle du désordre ; quand le gris devient<br />

foncé, le chaos règne. Ainsi du début jusqu’à la dixième répétition du thème de la main<br />

droite (indiquée par les chiffres romains au dessus des grilles), le passage au chaos est<br />

graduel. Après on revient brusquement à l’ordre, pour se diriger enfin graduellement<br />

vers un nouveau, et moins radical, désordre.<br />

149 Puisque dès la quatrième mesure le nombre de pulsations par mesure n’est plus constamment égal<br />

entre les deux mains, les barres limitant les ‘a’ et les ‘b’ ne coïncident pas, mais suivent la longueur des<br />

phrases aux mains respectives.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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76<br />

Dans les grilles à l’intérieur des cadres sont représentés les thèmes des deux<br />

mains. La main droite répète son thème quatorze fois, la main gauche onze. À chaque<br />

phrase (‘a’ et ‘b’) qui compose les thèmes correspond, aux lignes inférieures, le nombre<br />

de mesures qui la composent. La dimension des carrés varie même en fonction des<br />

nombres de pulsations qui composent les mesures. Ainsi, par exemple, le dernière<br />

phrase ‘a1’ de la main gauche contient seulement deux mesures ; mais celles-ci étant<br />

très amplifiées - elles contiennent respectivement 14 et 24 pulsations (croches) - la<br />

phrase ‘a1’ est représentée plus large des autres.<br />

Enfin, on voit bien que rarement les débuts des phrases coïncident entre les deux<br />

mains (un des rares moments est le début de la cinquième répétition du thème à la<br />

main droite et de la quatrième à la main gauche). Les décalages s’instaurent en effet<br />

rapidement, contribuant à la naissance des illusions des différentes vitesses.<br />

Ligeti résume ainsi les caractéristiques de cette pièce : « Les transformations<br />

rythmiques résultent de la distribution et de la fréquence des accents, le pattern d’ordre<br />

et de désordre est produit pour ainsi dire automatiquement » 150 .<br />

On comprend maintenant mieux le titre de l’Étude.<br />

5.2.2 Études 6 : Automne à Varsovie (Premier Livre)<br />

On ne rentrera pas dans les détails de la structure de cette pièce, mais on se<br />

contentera d’analyser les aspects fondamentaux qui permettent la conception de son<br />

articulation rythmique.<br />

Une pulsation constante et rapide, étalon sur lequel s’organise la structure<br />

rythmique et métrique, est toujours présente et explicitée même dans cet Étude.<br />

Seulement dans un bref passage (mes. 55-61) elle n’est pas matérialisée. Elle est ici<br />

encore plus rapide que dans Désordre, puisque le tempo est 132 à la noire, et la<br />

pulsation correspond aux doubles croches, ce qui équivaut à une valeur métronomique<br />

de 528 pour chaque double croche.<br />

Les doubles croches, correspondant à la pulsation, forment l’arrière-plan sonore de<br />

la pièce. Seize doubles croches sont présentes à chaque mesure, puisque celles-ci<br />

sont écrites en 4/4. Comme dans l’Étude précédente, des notes, sans avoir des accents<br />

d’intensité, ressortent de l’arrière-plan en raison de leur fréquence et de leur distribution<br />

dans les formules mélodiques. Au début de la pièce cet arrière-plan s’articule sur quatre<br />

Mi bémols répétés aux octaves, dans un ambitus donc très large. Seulement la main<br />

gauche joue cette partie se déplaçant très rapidement sur le clavier, ce qui rappelle la<br />

technique pianistique de Chopin. Par la suite les octaves laissent la place tantôt à des<br />

formules mélodiques ascendantes dans un ambitus toujours très large, tantôt à des<br />

répétitions d’une seule note. Si au début l’articulation des doubles croches correspond<br />

à la mesure (4 groupes de 4 doubles croches), à partir de la onzième mesure des<br />

formules articulées en trois doubles couches s’introduisent, changeant la perception de<br />

l’articulation métrique. Par la suite, les formules mélodiques varient leur ampleur : on en<br />

150 György Ligeti, « Mes Études pour piano (premier livre) : polyrythmie et création », Analyse Musicale<br />

n° 11, <strong>Paris</strong>, 2e trimestre 1988, p. 45.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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77<br />

trouve de 3, 4, 5, 6 ou encore plus doubles croches. Il s’agit exactement de la technique<br />

de Continuum, utilisée ici pour la création de l’arrière-plan sonore. En effet, des patterns<br />

mélodiques et rythmiques sont crées par la fréquence d’apparition et par la position<br />

dans les formules mélodiques de certaines notes ; et seulement la rapidité de<br />

l’exécution rend possible leur repérage.<br />

Mais la conception de l’articulation rythmique rejoint toute sa richesse et sa<br />

complexité seulement par la superposition, sur l’arrière-plan, de l’avant-plan sonore.<br />

Ceci est constitué, comme dans Désordre, d’un thème accentué et souvent joué en<br />

octaves ou en accords (ce qui renforce encore sa perception).<br />

À la première apparition (mes. 2-9), il se présente ainsi sur la partition :<br />

Le thème, très classique dans le développement dans le ‘b’ du matériel mélodique<br />

des ‘a’, est un lamento descendant. Comme on a souligné au-dessus des portées, il<br />

s’articule en 5 doubles croches, où selon leur premier multiple, dix doubles croches.<br />

L’accentuation des notes du thème forme des super-signaux qui, ressortant des<br />

formules mélodiques de l’arrière-plan, créent l’avant-plan.<br />

La mélodie de ce thème sert à l’élaboration d’un mouvement fugué à quatre voix, où<br />

chacune articule le même thème en valeurs rythmiques différentes. Par exemple, à la<br />

fin de la mesure 26 (ex. 12) 151 la main gauche continue à articuler le thème dans le<br />

grave en 5 doubles croches, tandis que la main droite commence à l’articuler dans<br />

l’aigu en 3 doubles croches. Si le rapport entre les deux articulations reste donc simple<br />

(5 : 3), il est cependant trop complexe pour que l’auditeur puisse le percevoir. La seule<br />

impression qui lui reste est celle de deux couches de vitesses différentes, séparées par<br />

les tessitures très éloignées. La perception de la vitesse de la mélodie est donnée,<br />

151 Voir annexes, ex. 12.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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78<br />

comme dans Désordre, par la fréquence de répétition des notes accentuées qui la<br />

constituent. Mais elle est purement illusoire, puisque le pianiste n’a jamais arrêté de<br />

jouer la pulsation en doubles croches au même tempo, simplement accentuant<br />

certaines notes.<br />

Par la suite, l’organisation rythmique se complique ultérieurement, jusqu’à la<br />

présence simultanée de quatre vitesses différentes. Les tessitures restent cependant<br />

toujours éloignées pour que l’auditeur puisse percevoir les différentes couches<br />

séparées. Là, les séries des notes accentuées ne sont plus réparties entre les mains,<br />

mais entre les doigts du pianiste. Et, en même temps, les formules mélodiques de<br />

l’arrière-plan continuent à se développer entre les deux mains formant les patterns<br />

mélodiques et rythmiques.<br />

Quand les quatre voix sont désormais bien installées, le processus s’autodétruit et,<br />

pendant sept mesures (55-61), les doubles croches de l’arrière-plan disparaissent<br />

laissant la place au seul thème joué en homorythmie dans le grave et dans l’aigu, dans<br />

son articulation initiale en 5 et 10 doubles croches. Enfin, tous les éléments rentrent à<br />

nouveau réintroduisant la sensation de vitesses différentes, jusqu’à la fin de la pièce.<br />

Écoutant cet Étude, il semblerait impossible qu’un seul pianiste puisse jouer toutes<br />

les parties. Comment peut-on superposer quatre voix, rythmiquement indépendantes et<br />

décalées, à des formules mélodiques, à leur tour indépendantes, jouées à une vitesse<br />

vertigineuse et qui se décalent elles-mêmes ?<br />

Mais dès qu’on regarde la partition, on est frappé par sa simplicité sémantique. En<br />

effet, Ligeti a conçu tous les patterns, ceux d’accentuation et ceux de l’arrière-plan, à<br />

partir des tensions musculaires, sans pourtant que cela lui posât des limites à la<br />

création. Au contraire, exactement comme pour Chopin dans ses Études, il semble que<br />

ces limites anatomiques aillent fécondé sa créativité. D’ailleurs, si l’on croit à ce que<br />

disent les pianistes qui ont joué et enregistré cette pièce, et notamment Pierre-Laurent<br />

Aimard et Volker Banfield, cette musique provoque un plaisir sensuel à l’interprète, à<br />

cause du respect des tensions musculaires.<br />

La notation reflète ainsi ce que le pianiste ressent quand il joue : une pulsation<br />

continue et des accents qui se superposent aux différents doigts. Cela non seulement<br />

est suffisant pour que la richesse de la conception rythmique soit perçue, mais est aussi<br />

nécessaire pour communiquer aux interprètes ce qu’il doivent travailler quand ils<br />

répètent. En effet, si Ligeti avait voulu souligner chaque vitesse différente par des<br />

indications métriques ou des signes non-conventionnels, on peut imaginer quelle aurait<br />

été la complexité sémantique de la partition - et probablement combien de pianistes<br />

auraient fui devant elle. Au contraire, le compositeur arrive à noter tout le matériel<br />

rythmique sur une mesure invariée en 4/4 ! et, tout en restant simple, la partition<br />

contient tous les éléments pour que la conception rythmique puisse être analysée et,<br />

surtout, puisse ressortir presque automatiquement des mains du pianiste.<br />

Voici donc un cas exemplaire de partition où la difficulté, énorme, se place<br />

uniquement au niveau herméneutique.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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79<br />

5.3 Concerto pour piano (1985-1988)<br />

Cette œuvre a été créée en deux phases. Le compositeur l’a écrite d’abord en trois<br />

mouvements (1985-86), mais ne la trouvant pas satisfaisante, lui a ajouté les deux<br />

mouvements finaux (1987-88). La conception rythmique élaborée dans les Études pour<br />

piano, ainsi que de nombreux thèmes présents dans ces pièces, servent à<br />

l’organisation du matériel rythmique et mélodique des cinq mouvements du Concerto.<br />

Cependant ici, grâce aux possibilités de l’orchestre, Ligeti conçoit un espace et une<br />

coloration qui enrichissent et valorisent ultérieurement la perception de la structure<br />

rythmique. En effet, même des instruments jouant dans des tempéraments non-égaux,<br />

comme l’ocarina alto, sont utilisés, mélangés avec les sons naturels obtenus, par<br />

exemple, par les cors. Des combinaisons de timbres très ardues, entre lesquelles il faut<br />

citer le croisement de la flûte piccolo avec le basson (!) au début du deuxième<br />

mouvement, colorent donc la structure de l’œuvre. Harmoniquement le Concerto est<br />

assez complexe, et il demanderait une étude spécifique. Cependant, on peut décrire<br />

deux des procédés harmoniques utilisés : le ‘miroitement’ entre diatonisme et<br />

pentatonisme, obtenu par l’utilisation des touches blanches et des touches noires du<br />

piano, est exploité surtout dans la partie du piano ; la simultanéité des deux gammes<br />

par tons (séparées donc par une seconde mineure), qui, même si elle présente le total<br />

chromatique, ne produit pas l’impression du chromatisme, mais plutôt de la<br />

superposition de deux gammes équidistantes.<br />

Tous ces éléments sont conçus dans leur possibilité de mettre en valeur la structure<br />

rythmique, à travers laquelle Ligeti élabore une polyrythmie et une polymétrie d’une<br />

richesse rarement rencontrée dans la musique occidentale. À travers l’analyse de<br />

certains passages du premier et du troisième mouvement, on peut décrire les éléments<br />

simples qui constituent les fondements de la structure du Concerto pour piano.<br />

5.3.1 Premier mouvement<br />

Deux indications métriques distinctes, mais notées simultanément, sont indiquées<br />

au début du premier mouvement : une en 4/4 et l’autre en 12/8. Ceci constitue un<br />

exemple classique de trois pour deux ; mais sur ces mesures, deux périodes de<br />

longueurs différentes, organisées sur des divisions asymétriques des valeurs,<br />

enrichissent immédiatement, dès la première mesure, le conflit. Voici les premières<br />

présentations des deux périodes :<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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80<br />

Au dessus des portées on a souligné l’articulation rythmique, en indiquant le nombre<br />

de croches qui séparent chaque note de la suivante.<br />

Les thèmes, comme dans l’Étude Désordre, sont caractérisés par la répétition des<br />

premières notes, qui forment ainsi un motif de tête.<br />

Puisque les deux périodes simultanées durent respectivement deux mesures et<br />

demie et trois mesures, elles se décaleront progressivement pour se retrouver à la<br />

seizième mesure. Elles forment ainsi un grand cycle de quinze mesures. En même<br />

temps, elles forment deux couches de vitesses différentes : le tempo est le même (138<br />

à la noire pointée en 12/8 et 138 à la noire en 4/4), mais la fréquence d’apparition des<br />

notes est plus haute dans la période A ; ainsi la période B, celle des cordes, est perçue<br />

comme étant plus lente.<br />

Une fois installées, ces périodes voyagent à travers l’espace se déplaçant dans les<br />

tessitures aiguës et graves, et passant d’un instrument à l’autre. À la mesure 9<br />

d’ailleurs, le pianiste joue à la main gauche la période A et à la main droite la période B.<br />

Elles forment ainsi deux boucles de temps répétées tout au long du mouvement.<br />

La superposition de ces deux périodes suffit déjà elle-même à créer une polymétrie<br />

et une polyrythmie de grande richesse.<br />

Par la suite le processus musical se complique. À la mesure 20 et 22 (ex.13) 152 flûte<br />

et hautbois d’abord, et cor après, jouent deux mélodies qui s’articulent respectivement<br />

en 3 et 5 croches en 4/4. Et par la suite de nombreuses autres mélodies ou fragments<br />

mélodiques s’intègreront selon des articulations différentes. On peut en citer trois qui<br />

sont particulièrement perceptibles : la mélodie du cor en sons naturels à la mesure 36 ;<br />

la mélodie des violons à la mesure 43 ; la mélodie du piccolo à la mesure 71.<br />

Puisqu’elles s’articulent toutes en valeurs rythmiques plus ou moins longues, elles<br />

forment des couches de vitesses différentes qui se superposent aux deux périodes A et<br />

B, multipliant ainsi l’impression de vitesses différentes simultanées, même si les deux<br />

pulsations en 4/4 et en 12/8 n’ont jamais changé. Il s’agit donc, encore une fois, d’une<br />

illusion sonore.<br />

Un autre procédé complique ultérieurement la polymétrie. Il s’agit du décalage au<br />

sein des mêmes périodes A et B. Voyons comment, aux mesures 61-64 (ex. 14) 153 , les<br />

deux mains du pianiste, qui jouent à ce moment sur la période B en 4/4, se décalent :<br />

152 Voir annexes, ex. 13.<br />

153 Voir annexes, ex. 14.<br />

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Articulation rythmique en croches :<br />

81<br />

Main droite, 3 – 3 – 3 – 4 – 2 – 2 – 3 – 2 – 2 – 2<br />

Main gauche, 3 – 3 – 3 – 4 – 2 – 2 – 3 – 2 – 2 – 3<br />

Au début de la période d’après, les deux mains seront donc décalées d’une croche.<br />

Enfin, prenons l’exemple d’un bref passage, où, malgré la simplicité des moyens, la<br />

perception globale résulte très riche :<br />

Aux mesures 58-60 (ex. 14) 154 , les deux périodes A et B sont superposées. La<br />

période A commence à la moitié de la mesure 58 à la main gauche du pianiste, et<br />

termine à la fin de la mesure 60. La période B commence au début de la mesure 58 et<br />

termine, elle aussi, à la fin de la mesure 60 ; elles est jouée par basson, trombone et<br />

contrebasse, mais elle se matérialise seulement à sa quatrième note, c’est-à-dire à la<br />

deuxième croche de la mesure 59 ; avant, elle était sous-entendue. Le violoncelle<br />

superpose la même période B, mais décalées d’une croche, et, jouant sur la même<br />

tessiture que la contrebasse, crée avec elle un nouveau pattern d’accentuation.<br />

Violoncelle et contrebasse jouent d’ailleurs en pizz. Bartók, en ffff, faisant un bruit<br />

d’enfer, comme s’ils cassaient à chaque note les cordes, et apparaissent ainsi<br />

indépendants du reste de l’orchestre.<br />

Par la non coïncidence des structures rythmiques, Ligeti crée des combinaisons<br />

toujours différentes. Mais à l’audition, il est impossible de distinguer toutes les cellules<br />

rythmiques ou mélodiques simples et simultanées ; et, surtout, il est impossible de<br />

distinguer leur succession. L’impression, à certains moments de ce mouvement, est<br />

plutôt celle d’une grande unité temporelle, où chaque instant est complètement<br />

statique, annulant en soi toutes les couches de vitesses superposées. D’ailleurs le<br />

compositeur explique bien ce qu’il a cherché à réaliser dans ce mouvement :<br />

« Lorsque l’œuvre est bien jouée, c’est-à-dire à la vitesse requise et avec l’accentuation<br />

correcte dans chaque ‘strate de tempo’, elle finit au bout d’un certain temps par ‘décoller’ comme<br />

un avion : la complexité rythmique empêche de distinguer chaque structure élémentaire, et crée un<br />

univers sonore qui paraît planer. Cette dissolution de plusieurs structures élémentaires dans une<br />

structure globale, de nature complètement différente, est un des postulats fondamentaux de mes<br />

compositions. Depuis la fin des années cinquante, c’est-à-dire depuis les pièces pour orchestre<br />

Apparitions et Atmosphères, j’explore cette idée de base en tentant de l’exploiter chaque fois de<br />

manière renouvelée » 155 .<br />

5.3.2 Troisième mouvement<br />

Ce mouvement est peut-être l’exemple le plus clair et le plus complet de l’utilisation<br />

des illusions rythmiques et mélodiques de la part de Ligeti. Il rappelle directement la<br />

conception rythmique et le matériel mélodique de l’Étude Automne à Varsovie.<br />

154 Voir annexes, ex. 14.<br />

155 György Ligeti, programme de : Châtelet, Théâtre musical de <strong>Paris</strong>, Musique du XXe siècle, <strong>Paris</strong>, 7<br />

octobre –18 décembre 1989.<br />

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82<br />

Le piano commence seul, instaurant la pulsation rapide et régulière en doubles<br />

croches, qui restera tout au long du mouvement, étalon isochrone sur lequel toutes les<br />

structures rythmiques s’organisent. Ce début ressemble au début de Continuum. En<br />

effet deux notes, ici Mi et Fa, sont répétées à la main droite du pianiste à la vitesse de<br />

la pulsation ; l’oreille a donc tendance à assimiler les deux notes dans un ‘continuum’<br />

sur l’intervalle de seconde mineure. Mais rapidement une troisième note est ajoutée,<br />

ensuite une quatrième…, formant ainsi des formules mélodiques ascendantes.<br />

Parallèlement l’autre main joue, à la même tessiture, mais à une vitesse beaucoup plus<br />

lente (l’unité est la croche pointée, équivalente donc à trois doubles croches), deux<br />

notes, Fa# et Ré#, doublées par la flûte. L’oreille combine ainsi les deux couches dans<br />

un pattern mélodique et rythmique neuf, qui n’est jamais joué comme tel. Ces illusions<br />

créées sur la pulsation constituent cependant seulement l’arrière-plan sonore du<br />

mouvement.<br />

Là dessus s’instaure le premier thème accentué ; celui-ci, comme on peut voir,<br />

semble être une variation du thème de l’Étude Automne à Varsovie :<br />

Ce thème respecte en effet le même mouvement descendant de celui de l’Étude,<br />

créant une sorte de lamento. Et la structure est aussi la même : le développement des<br />

phrases ‘a’ dans le ‘b’.<br />

De ce thème dérivent tous les autres qui se superposent à différentes vitesses -<br />

évidemment illusoires puisque la pulsation n’est pas changée. Par exemple, à la<br />

mesure 47 (ex. 15) 156 , commence un autre lamento, variation du thème principal aux<br />

violons, qui s’articule selon trois doubles croches pour chaque note (ou six, le double).<br />

À ce thème se superposent des fragments de lui-même, mais articulés toujours à la<br />

156 Voir annexes, ex. 15.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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83<br />

même vitesse au hautbois (mes. 54), et en quatre doubles croches, donc plus lents, au<br />

cor (mes. 52).<br />

Il s’agit toujours de la même généralisation du principe de l’hémiole, utilisé pour<br />

créer l’illusion de différentes couches de vitesse superposées. Ces hémioles naissent<br />

donc, du point de vue purement technique, de la répartition des accents selon des<br />

asymétries précises, et provoquent l’impression tantôt de couches de différentes<br />

vitesses et tantôt, quand elles deviennent trop complexes, de l’immobilité du temps.<br />

Dans ce mouvement apparaissent très clairement les procédés conçus pour générer<br />

des formules mélodiques et rythmiques nouvelles à partir de la fusion de plusieurs<br />

instruments – qui, évidemment, pour se fondre, doivent être de timbre égal ou similaire<br />

et jouer dans des tessitures voisines.<br />

Prenons d’abord un exemple assez simple. À partir de la mesure 47 (ex. 15) 157 , alto,<br />

violoncelle et contrebasse remplacent graduellement les percussions, jouant une<br />

formule rythmique répétée. Cela résulte clairement à l’écoute du passage, et, sur la<br />

partition, on voit que ces instruments jouent des formules rythmiques différentes mais<br />

répétées sur la même période :<br />

Si l’on rassemble les trois parties sur une seule portée, on voit bien le pattern<br />

rythmique et mélodique obtenu par leur intercalation (ce procédé n’est pas sans<br />

rappeler la technique du hoquet des Banda Linda d’Afrique Centrale, dont il est possible<br />

que Ligeti se soit inspiré).<br />

Le pattern qui en résulte s’articule selon 2 + 2 + 3 + 2 + 3 doubles croches :<br />

157 Voir annexes, ex. 15.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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84<br />

Enfin, analysons un autre passage situé quelques mesures avant (mes. 40-45).<br />

Ecoutant attentivement, on a l’impression de la superposition de plusieurs couches :<br />

une quasi-périodique formée d’accents, une aussi formée d’accents, mais sans aucun<br />

ordre, et une autre formée par les accents irréguliers des percussions. Tout cela sur<br />

l’arrière plan sonore des notes privées d’accents d’intensité, jouées par une main du<br />

pianiste.<br />

Regardant la partition (ex. 16) 158 , on peut analyser l’impression qu’on avait à<br />

l’écoute. La main droite du pianiste avant (jusqu’à la mesure 43), la main gauche après,<br />

et les cordes (jusqu’à la mesure 43) jouent en effet une première couche de notes<br />

accentuées, selon cette articulation métrique :<br />

Mais la perception de ce pattern est brouillée par deux procédés : il démarre, dans<br />

sa première présentation, sur la deuxième note, la première se trouvant dans le<br />

passage précédent, qui a cependant une sonorité différente. Et, enfin, sa périodicité est<br />

contredite par l’intercalation d’une formule rythmique constituée de deux croches et une<br />

noire, à la moitié de la mesure 42.<br />

Une deuxième couche est constituée par les trois bongos ; elle s’articule ainsi :<br />

Mais sa perception est brouillée par l’apparition, à la fin de la mesure 41, d’accents<br />

asymétriques et irréguliers sur certaines notes du pattern.<br />

Enfin, une troisième couche est jouée par la main gauche du pianiste (jusqu’à la<br />

mesure 43), passant ensuite à la main droite (à la moitié de cette mesure). Cette<br />

couche est formée par des accents totalement irréguliers qui soulignent certaines notes<br />

de la pulsation. Mais, jouée dans une tessiture très proche de la couche de l’autre main<br />

du pianiste (la première), elle fusionne avec elle, donnant lieu à des nouvelles<br />

combinaisons d’accents qui forment une nouvelle mélodie chaotique – qui évidemment<br />

n’est pas jouée consciemment par l’interprète. Si on superpose les accents joués par<br />

cette couche et ceux joués par la première couche (jouée par l’autre main du pianiste),<br />

sur une unité commune (la double croche), on obtient ainsi une représentation<br />

graphique de l’articulation rythmique de la nouvelle mélodie :<br />

158 Voir annexes, ex. 15.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


85<br />

On voit bien, dans cette représentation, que la superposition des accents des deux<br />

couches donne une nouvelle combinaison d’accents totalement irrégulière, qui<br />

transforme la perception de la couche 1, quasi-périodique et assez régulière, dans une<br />

nouvelle mélodie formée par la superposition des notes accentuées de la couche 3.<br />

5.4 Influences africaines<br />

Dans le cadre de cette recherche, l’analyse des œuvres pour piano des années 80-<br />

90 ne peut être systématique. En effet, les deux premiers livres d’Études, à eux seuls,<br />

demanderaient une étude spécifique, puisqu’ils apparaissent comme un ‘laboratoire’ de<br />

recherche pour une nouvelle conception rythmique, dont les découvertes sont par la<br />

suite utilisées dans d’autres œuvres – cela n’enlève évidemment rien à leur valeur<br />

artistique, mais, au contraire, comme dans la meilleure tradition des Études pour piano,<br />

féconde la créativité du compositeur.<br />

Cependant, l’analyse des pièces et des passages musicaux qu’on a présenté suffit à<br />

comprendre que, dans le répertoire en question, il y a des techniques utilisées<br />

systématiquement et une même conception de l’articulation temporelle.<br />

Il s’agit, bien évidemment, d’une conception rythmique nouvelle, et dont l’énorme<br />

richesse et complexité est le fruit de recherches personnelles du compositeur, qui a su<br />

utiliser indirectement et fusionner les multiples influences. Parmi celles-ci, raisonnant<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


86<br />

sur les analyses, la musique de certaines régions d’Afrique, et les analyses d’Arom 159 ,<br />

semblent cependant avoir un rôle prééminent, ce qui est confirmé par les entretiens ou<br />

écrits de Ligeti. En effet, lui-même affirme :<br />

« Si je n’avais pas connu la technique des pulsations “sous-cutanées”, qu’on n’entend pas, de<br />

la musique africaine, et surtout à travers les travaux de Simha Arom, je n’aurais pas pu développer<br />

ce que j’ai fait dans mes Études ; même si je n’ai pas utilisé directement cette technique » 160 .<br />

De plus, le compositeur persiste a souligner l’importance, pour sa nouvelle<br />

conception rythmique, de la connaissance des musiques des Banda Linda de la<br />

République Centrafricaine et, surtout, des xylophones amadinda et akadinda du sud de<br />

l’Ouganda.<br />

Analysant les procédés utilisés par Ligeti pour l’élaboration des polymétries et des<br />

polyrythmies des œuvres en questions, on peut reconnaître les aspects africains qui<br />

plus l’ont influencé, aidé par les écrits qu’il a dédié au sujet.<br />

En premier lieu, Ligeti conçoit une musique constamment pulsée, ce qui est assez<br />

rare dans le vaste panorama de la musique contemporaine. La pulsation lui sert, on l’a<br />

vu dans les analyses, à structurer tout l’édifice rythmique ; si on cherche à la décrire, on<br />

ne peut le faire plus exactement qu’en se rappelant des paroles d’Arom dans le cadre<br />

des musiques sub-sahariennes :<br />

« Elle constitue l’étalon isochrone, neutre, constant, intrinsèque, qui détermine le tempo […].<br />

[Les] temps pulsés constituent une suite ininterrompue de points de repère en fonction desquels<br />

s’organise et se déroule le flux rythmique […]. Dans une musique multipartite [constamment en<br />

Afrique Subsaharienne], la pulsation est, sur le plan de l’organisation temporelle, le régulateur<br />

commun à toutes les parties en présence. Elle est donc l’unité fondamentale par rapport à laquelle<br />

toutes les durées se définissent » 161 .<br />

La pulsation a en outre un rôle fondamental dans la perception des mélodies, qui se<br />

créent souvent sur ses répétitions régulières. Elle est d’ailleurs, à la différence de ce qui<br />

se passe dans la musique africaine, presque constamment explicitée (une exception<br />

est le 4e mouvement du Concerto pour piano).<br />

Si les travaux d’Arom ont donc servi à Ligeti pour élaborer les pulsations<br />

continuelles de sa musique, cela l’amène à suivre aussi ses conceptions de la mesure.<br />

En effet, comme Arom, il analyse la musique africaine en excluant la présence des<br />

mesures : « Ici [dans le musique subsaharienne], il n’y a pas de mesure au sens<br />

européen, mais plutôt un événement rythmique à deux étages : […] une suite de<br />

pulsations égales […] et un niveau supérieur consistant en patterns… » 162 .<br />

L’importance de cette conception n’est pas tant dans l’élaboration musicale –<br />

quasiment jamais les compositeurs occidentaux du XXe siècle n’ont conçu des<br />

musiques où la conception rythmique dépendait de la perception des barres de<br />

159<br />

Tout au long du paragraphe, on se réfère constamment à des analyses et à des termes expliqués<br />

dans le chapitre 2 (2.3, 2.4 et 2.5).<br />

160<br />

György Ligeti, émission Les Imaginaires, avec Simha Arom, J. M. Damian, 22 septembre 1994, Radio<br />

France.<br />

161<br />

Voir chapitre 1.2.1<br />

162<br />

György Ligeti, « Mes Études pour piano (premier livre) : polyrythmie et création », Analyse Musicale<br />

n° 11, <strong>Paris</strong>, 2e trimestre 1988, p. 45.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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87<br />

mesures –, que dans l’organisation de leur écriture. En effet, les partitions de ce<br />

répertoire de Ligeti reflètent sa pensée, puisqu’il apparaît clairement que la pulsation<br />

est le seul régulateur de toutes les parties, et les indications de mesures ne sont<br />

souvent même pas spécifiées (par exemple dans les Études 1, 3, 9, et dans le 3e<br />

mouvement du Concerto). Et, quant elles sont spécifiées, elles sont souvent très<br />

simples, et servent exclusivement comme référant à l’interprète, sans qu’aucun<br />

changement de mesure à l’intérieur des pièces vienne à compliquer la lecture (parmi<br />

les nombreux exemples, les Études 6 et 13, et le 1er mouvement du Concerto).<br />

Cette écriture permet à Ligeti de se libérer d’un seul coup de toutes les difficultés<br />

sémantiques liées aux tentatives de faire correspondre les mesures aux articulations<br />

rythmiques, qui ont amené un grand nombre de compositeurs contemporains à une<br />

grande complication sémantique de leur écriture. C’est exactement ce qui différencie<br />

les transcriptions d’Arom de la plupart des autres transcriptions de musiques africaines,<br />

où souvent l’écriture des mesures cherche à suivre les formules rythmiques très<br />

complexes. Ainsi, si les partitions de Ligeti demeurent sémantiquement très simples et<br />

communicatives, cela apparaît aussi en rapport avec les recherches d’Arom sur ses<br />

transcriptions.<br />

Un autre aspect déterminant de la nouvelle conception rythmique du compositeur<br />

est l’utilisation de rythmes périodiques. Parfois des pièces entières respectent la<br />

longueur des différentes périodes superposées, qui forment ainsi des grands cycles par<br />

leurs rencontres (par exemple, l’Étude 8 et le 1er mouvement du Concerto). Plus<br />

souvent, la périodicité n’est pas strictement respectée, et s’intègre au processus<br />

musical. Celui-ci, comme on a vu dans les analyses, à la tendance, une fois qu’il a<br />

rejoint une complexité insoutenable, à exploser sur lui-même, s’autodétruisant, et à<br />

recommencer par la suite. La périodicité suit le même parcours, et, en plus, est<br />

contredite en continuation par des multiplications ou des divisions de ses valeurs, ou<br />

par l’intercalation de structures non-périodiques en son sein (par exemple, les Études 1,<br />

6 et 13, et le 1er mouvement du Concerto). Même dans la musique africaine, d’ailleurs,<br />

souvent la périodicité n’est pas strictement respectée.<br />

Superposant parfois deux périodes différentes dans un rapport mathématique<br />

simple (1er mouvement du Concerto), ou créant des combinaisons rythmiques<br />

contrastées sur la pulsation commune, Ligeti recourt souvent à l’utilisation de l’hémiole.<br />

Il affirme d’ailleurs s’être inspiré des hémioles caractéristiques du répertoire pianistique<br />

romantique, et surtout de Chopin et Schumann 163 . Mais, ici, ce procédé devient<br />

structurel et systématique, indispensable pour la perception des différentes couches de<br />

vitesse. Et Ligeti lui-même précise que l’importance du procédé dérive du mélange<br />

entre l’influence romantique et celle africaine :<br />

« On arrive souvent a quelque chose de qualitativement nouveau en unissant des domaines<br />

séparés déjà connus. Dans ce cas-ci [(les Études )] j’ai réuni deux pensées musicales différentes :<br />

les hémioles de Schumann et de Chopin, qui reposent sur un ordre métrique de mesures, et la<br />

pulsation métrique de la musique africaine […]. Dans l’étude de Varsovie [(ÉTUDE 6)], la<br />

163 Il faut cependant souligner que les mêmes genres d’hémioles ne sont pas rares dans la musique<br />

traditionnelle subsaharienne. Dans plusieurs exemples, d’ailleurs, il est possible de battre la pulsation en<br />

deux ou en trois, puisque des figures périodiques opposées créent cette impression de simultanéité des<br />

deux types de divisions.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


88<br />

technique romantique de l’hémiole et les valeurs minimales africaines 164 furent combinées afin de<br />

produire l’illusion de différentes vitesses. Dans la première étude (Désordre), qui est<br />

rythmiquement peut-être encore plus complexe, cette même combinaison fut utilisée afin de<br />

produire des transitions de l’ordre au désordre métrique » 165 .<br />

Enfin, le compositeur souligne maintes fois son intérêt pour le répertoire des<br />

xylophones amadinda et akadinda et pour les patterns inhérents qui les caractérisent ;<br />

d’ailleurs, il connaît Kubik et ses travaux. Mais l’utilisation de la technique de<br />

construction de ces patterns, qui sont créés, en Afrique, sans accents d’intensités, a été<br />

explorée par Ligeti bien avant de connaître les xylophones d’Ouganda. En effet, des<br />

œuvres comme Continuum ou Coulée datent de la fin des années soixante. Il s’agirait<br />

donc d’un intérêt évident, mais pas d’une véritable influence. Mais un autre aspect de<br />

ces xylophones semble avoir influencé Ligeti. Il s’agit de la possibilité de superposer à<br />

ces instruments d’autres instruments comme les percussions ou même les voix. Ainsi,<br />

souvent dans les Études et dans le Concerto pour piano, l’arrière-plan sonore est<br />

constitué d’une pulsation sur laquelle Ligeti construit des patterns rythmiques et<br />

mélodiques inhérents, exactement comme il avait fait dans Continuum et comme le font<br />

les compositeurs africains des pièces pour xylophone. Mais, sur cet arrière-plan, il<br />

superpose des formules rythmiques, toujours inhérentes, formées par l’intercalation de<br />

mélodies accentuées dans des parties différentes, et dont les accents occupent des<br />

places différentes dans les périodes. Ces formules - qu’en raison de leur irrégularité et<br />

du fait qu’elles ne reviennent pas sur elles-mêmes on ne peut pas appeler patterns -,<br />

par leur forte accentuation, sont évidemment mieux perceptibles que les patterns de<br />

l’arrière-plan. Et, avec les patterns, elles sont indispensables pour la perception des<br />

différentes couches de vitesses superposées. Des œuvres comme l’Étude 13 ou le 3e<br />

mouvement du Concerto montrent bien l’importance de la superposition à plusieurs<br />

niveaux des figures inhérentes.<br />

Par son attitude syncrétique, Ligeti arrive ainsi a combiner plusieurs éléments des<br />

musiques africaines subsahariennes et de leurs analyses par les ethnomusicologues.<br />

Intégrés à la conception musicale du compositeur, ces éléments servent à la création<br />

de nouvelles conceptions musicales, qui reflètent cependant souvent les même<br />

préoccupations que des œuvres plus anciennes. D’ailleurs, si on cherchait à trouver<br />

des affinités directes et systématiques entre la musique de Ligeti et celle des traditions<br />

africaines analysées, on pourrait les trouver dans la fusion constante d’éléments<br />

individuellement très simples, dans une structure globale très complexe. C’est bien<br />

cette affinité qui a permis au compositeur de mêler des éléments simples provenant de<br />

cultures différentes au sein des même musiques.<br />

164 Autre terme défini par Arom ; voir chapitre 3.3.<br />

165 György Ligeti, « Mes Études pour piano (premier livre) : polyrythmie et création », Analyse Musicale<br />

n° ?, <strong>Paris</strong>, 2e trimestre 1988, p. 44-45.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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89<br />

6. CONCLUSION<br />

On reconnaît, dans l’emploi de l’influence africaine dans Coro et dans les œuvres<br />

pour piano de Ligeti, deux conceptions pour certains côtés opposés. Berio, définissant<br />

Coro comme une « une anthologie de diverses manières de mettre en musique »,<br />

explique déjà ce que sera son procédé : une coexistence des diverses techniques<br />

traditionnelles, où l’africaine, même ayant une importance structurelle, reste une parmi<br />

d’autres ; et, avec les autres, elle coexiste sans jamais se fondre au niveau de la<br />

pensée du compositeur. Si Berio arrive à donner une grande unité à l’œuvre, c’est<br />

seulement grâce à son exceptionnel talent à manier les techniques et les musiques les<br />

plus hétérogènes.<br />

Ligeti, au contraire, parvient à créer une nouvelle conception rythmique réalisant<br />

une fusion des différentes influences, et en particulier de l’africaine, avec sa pensée,<br />

ses préoccupations et ses recherches antérieures. En effet, par sa grande richesse<br />

polyrythmique, cette nouvelle conception semble parfois planter ses racines autant<br />

dans la tradition africaine que dans l’occidentale.<br />

On s’est arrêté aussi longtemps sur l’importance que semblent avoir eu les<br />

transcriptions d’Arom dans l’écriture de Berio et de Ligeti. En effet, il suffit d’imaginer<br />

quel aurait été le résultat d’une écriture dans laquelle Ligeti aurait cherché à faire<br />

correspondre à chaque couche de vitesse différente une nouvelle indication métrique.<br />

La complexité sémantique serait devenue rapidement une profonde barrière au<br />

déchiffrage de ses partitions et au travail de l’interprète.<br />

Il paraît paradoxal qu’une musique de tradition orale puisse influencer, quoique<br />

indirectement, l’écriture de musiques d’une tradition écrite. Mais si l’on pense que c’est<br />

justement en raison de leur appartenance à des traditions orales, et de leur grande<br />

complexité, que les ethnomusicologues n’ont pas pu se passer de se poser des<br />

questions sur les transcriptions, alors le paradoxe disparaît. Il est en effet<br />

compréhensible que ceux-ci aient dédié temps et recherches à la question de l’écriture,<br />

puisqu’il s’agit d’un aspect fondamental de leurs études et de leurs analyses.<br />

Les œuvres de Berio et de Ligeti objets de notre recherche ne représentent que des<br />

exemples – même si particulièrement significatifs en raison de leur haute qualité<br />

artistique - parmi bien d’autres d’emploi d’influences de musiques traditionnelles<br />

africaines de la part de musiciens occidentaux. Et on peut dire qu’il y a autant<br />

d’approches différentes à ces cultures que de musiciens que s’y intéressent. La seule<br />

caractéristique commune reste le fait de rechercher dans une autre tradition des<br />

éléments à utiliser dans ses propres œuvres ou dans sa propre pensée musicale.<br />

Il reste à voir ce que se passe en Afrique. En effet, la plupart des musiques étudiées<br />

par les ethnomusicologues et utilisées par les musiciens, étant traditionnelles, sont en<br />

train de se disperser par l’urbanisation dominante dans tout le continent. La tendance à<br />

disparaître, pour rester fixées uniquement dans les archives sonores des musées, est<br />

donc peut-être inéluctable. La seule possibilité d’un changement de tendance reste leur<br />

permanence et leur renouvellement dans les musiques des jeunes musiciens et<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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90<br />

compositeurs africains, même dans les villes, comme il se passe déjà constamment<br />

dans certaines régions.<br />

« La constitution d’une tradition, en effet, repose sur le jeu de l’innovation et de la<br />

sédimentation » 166 .<br />

166 Paul Ricœur, Temps et Récit, <strong>Paris</strong>, Le Seuil, « Points Essais », 1983-85, tome 1 ; rééd. 1991, p. 133.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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Boulez : dir., Pierre-Laurent Aimard : piano, CD Deutsche Grammophon,<br />

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République Centrafricaine, enregistrements et livret Simha Arom, CD UNESCO, Auvidis<br />

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IRCAM, 1994.<br />

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d’Automne/Contrechamps, 1989.<br />

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Technique de mon langage musical, <strong>Paris</strong>, A. Leduc, 1944.<br />

Traité de mon langage musical, <strong>Paris</strong>, A. Leduc, 1944.<br />

Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, <strong>Paris</strong>, A. Leduc, 1994, 7<br />

tomes.<br />

MICHEL, Pierre, György Ligeti, <strong>Paris</strong>, Minerve, « Musique Ouverte », 1985, rééd. 1995.<br />

MOLINO, Jean, « La musique et le geste, prolégomènes à une anthropologie de la<br />

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Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


95<br />

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n° 11, <strong>Paris</strong>, 2e trimestre 1988. Traduit de l’angla is par Agnès Ausseur.<br />

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STRAVINSKY, Igor, Chroniques de ma vie, <strong>Paris</strong>, Denoël et Steele, 1935, rééd. <strong>Paris</strong>,<br />

Denoël et Gonthier, 1971.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


A<br />

Aimard, 78, 92<br />

Aristote, 9<br />

Arom, 7, 12, 13, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 37, 38, 39,<br />

45, 47, 48, 49, 50, 51, 54, 55, 59, 65, 66, 68, 69, 86, 87,<br />

88, 89, 92<br />

Banfield, 78, 92<br />

Bartók, 6, 8, 71, 81<br />

Bartòk, 6<br />

Bergson, 9<br />

Berio, 4, 7, 10, 33, 49, 51, 52, 53, 54, 55, 57, 58, 59, 60,<br />

61, 65, 66, 69, 89, 91, 93, 95<br />

Bonnet, 20<br />

Boulez, 8, 9, 10, 11, 12, 14, 15, 33, 40, 92<br />

Bouliane, 21, 67, 68<br />

Brelet, 32<br />

B<br />

C<br />

Cage, 9, 10, 25<br />

Carter, 10, 12, 24, 93, 94<br />

Chopin, 22, 29, 69, 76, 78, 87<br />

d’Indy, 6<br />

David, 6<br />

Davis, 23<br />

de Vitry, 44, 45<br />

Debussy, 6, 8, 69<br />

Decarsin, 8, 10, 14<br />

Dufay, 44, 45<br />

Edwards, 24<br />

Eloy, 9<br />

Emerson, 23<br />

Emmanuel, 32<br />

Escher, 22<br />

Gagnepain, 32<br />

Glass, 25<br />

Holliger, 24<br />

Ives, 23, 24, 68, 95<br />

D<br />

E<br />

G<br />

H<br />

I<br />

96<br />

8. INDEX NOMINUM<br />

Jones, 48<br />

Kagame, 26, 27, 28<br />

Kodàly, 71<br />

Konaté, 6<br />

Kubik, 41, 42, 43, 44, 68, 88<br />

Kurtàg, 71<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©<br />

J<br />

K<br />

L<br />

La Monte Young, 25<br />

Lazkano, 10, 12, 13, 14, 15, 21, 24<br />

Ligeti, 4, 7, 9, 10, 12, 19, 20, 21, 22, 25, 44, 45, 49, 50, 51,<br />

67, 68, 69, 71, 72, 73, 74, 76, 78, 79, 81, 83, 86, 87, 88,<br />

89, 91, 92, 93, 94<br />

M<br />

Machaut, 44, 45<br />

McPhee, 48<br />

Messiaen, 9, 10, 12, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 51, 94<br />

Michel, 5, 20, 21, 33<br />

Mingus, 23<br />

Molino, 13<br />

Muyinda, 42<br />

Nancarrow, 25, 69<br />

Pelle, 55<br />

Reich, 22, 25, 48, 50<br />

Ricœur, 10, 26, 90<br />

Riley, 22, 25<br />

Rosen, 24<br />

Sachs, 13<br />

Sadie, 34<br />

Samuel, 9<br />

Sanders, 34<br />

Schoenberg, 8<br />

Schofmann, 23<br />

Schüller, 48<br />

Schumann, 29, 69, 87<br />

Stoianova, 49, 53, 65<br />

Stravinsky, 8, 9, 14, 44, 93<br />

N<br />

P<br />

R<br />

S


Thoreau, 23<br />

Varèse, 8<br />

T<br />

V<br />

97<br />

Xenakis, 9<br />

Zimmermann, 9<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©<br />

X<br />

Z


Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

<strong>Segre</strong> - <strong>Amar</strong>


99<br />

TABLE DES MATIÈRES<br />

Introduction..................................................................................................................... 6<br />

1 Individualisation des conceptions du temps musical au xx e siècle............................ 8<br />

1.1 Introduction........................................................................................................ 8<br />

1.2 Structure du temps musical ............................................................................. 11<br />

1.2.1 Tempo, pulsation, mètre ........................................................................... 11<br />

1.2.2 Rythme : tension et conflit ............................................................................ 12<br />

1.2.3 Polyrythmie, polymétrie, polytempi ............................................................... 13<br />

1.3 Stravinsky (1882-1971).................................................................................... 14<br />

1.4 Messiaen (1908-1992)..................................................................................... 15<br />

1.4.1 Inauguration des spéculations sur le rythme ................................................ 15<br />

1.4.2 Conceptions diverses de polyrythmies ......................................................... 15<br />

1.4.3 Systèmes de notation ................................................................................... 18<br />

1.4.4 Difficulté sémantique et difficulté heméneutique........................................... 19<br />

1.5 Ligeti (1923[-2006]).......................................................................................... 19<br />

1.5.1 Le temps immobile.................................................................................... 19<br />

1.5.2 Le temps mécanique ................................................................................ 20<br />

1.5.3 Polyrythmie et illusions ............................................................................. 22<br />

1.6 En Amérique.................................................................................................... 23<br />

1.6.1 Ives (1874-1954)....................................................................................... 23<br />

1.6.2 Carter (1908) ................................................................................................ 24<br />

1.6.3 La musique répétitive ................................................................................... 25<br />

2. Afrique sub-saharienne, traditions musicales et conception du temps .................. 26<br />

2.1 Introduction...................................................................................................... 26<br />

2.2 Système temporel de l’Afrique Subsaharienne................................................ 26<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


100<br />

2.3 Organisation du temps dans la musique africaine ........................................... 28<br />

Pulsation ............................................................................................................ 29<br />

Périodicité .......................................................................................................... 29<br />

Mètre.................................................................................................................. 31<br />

Ostinato à variation ............................................................................................ 33<br />

Polyphonie ......................................................................................................... 33<br />

Polyrythmie ........................................................................................................ 33<br />

2.4 Trompes des Banda Linda : polyrythmie et polyphonie ................................... 34<br />

2.4.1 Instruments, forme et caractéristiques...................................................... 35<br />

2.4.2 Modèle implicite............................................................................................ 37<br />

2.4.3 Rapport au répertoire vocal ...................................................................... 39<br />

2.4.4 Polyphonie et responsabilité..................................................................... 40<br />

2.5 Illusions auditives des xylophones d’Ouganda ................................................ 40<br />

2.6 Structures communes avec les motets des XIVe et XVe siècles..................... 44<br />

Analyse formelle du Motet n° 8 Qui es promesses, Ha ! Fortune, Et non est qui<br />

adiuvat ............................................................................................................... 45<br />

3. L’ethnomusicologie, du terrain à la divulgation ......................................................... 47<br />

3.1 Introduction...................................................................................................... 47<br />

3.2 Ethnomusicologues et compositeurs ............................................................... 48<br />

3.3 Le cas emblématique d’Arom .......................................................................... 50<br />

4. Coro de Luciano Berio .............................................................................................. 52<br />

4.1 Présentation de l’œuvre................................................................................... 52<br />

4.2 Intégration du ‘hoquet’ africain......................................................................... 54<br />

Similitudes.......................................................................................................... 55<br />

Différences......................................................................................................... 56<br />

4.3 Analyse............................................................................................................ 56<br />

Épisode IX.......................................................................................................... 57<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


101<br />

Épisode XI.......................................................................................................... 59<br />

Épisode XVI ....................................................................................................... 60<br />

Épisode XXV...................................................................................................... 63<br />

Épisode XXVI..................................................................................................... 64<br />

Épisode XXVII.................................................................................................... 64<br />

4.4 Recherche d’une temporalité non-directionnelle.............................................. 65<br />

4.5 Conclusion....................................................................................................... 66<br />

5. Études et Concerto pour piano de Gyory Ligeti ..................................................... 67<br />

5.1 Introduction...................................................................................................... 67<br />

5.2 Études pour piano, Livres I et II (1985-1994) ...................................................... 69<br />

5.2.1 Étude 1 : Désordre (Premier Livre) ........................................................... 70<br />

5.2.2 Études 6 : Automne à Varsovie (Premier Livre)........................................ 76<br />

5.3 Concerto pour piano (1985-1988) ....................................................................... 79<br />

5.3.1 Premier mouvement ................................................................................. 79<br />

5.3.2 Troisièmemouvement ............................................................................... 81<br />

5.4 Influences africaines........................................................................................ 85<br />

6. Conclusion............................................................................................................. 89<br />

7. Bibliographie.......................................................................................................... 91<br />

Partitions ................................................................................................................... 91<br />

Enregistrements........................................................................................................ 91<br />

Conférences.............................................................................................................. 92<br />

Émissions de radio.................................................................................................... 92<br />

Écrits ......................................................................................................................... 93<br />

8. Index nominum ...................................................................................................... 96<br />

9. Annexes............................................................................................................... 102<br />

Table des exemples................................................................................................ 102<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


102<br />

9. ANNEXES<br />

Pour des raisons de droits, nous n’avons pas reproduit dans cette version électronique<br />

les exemples musicaux tirés de compositeurs. Seulement les exemples N. 4 et 6 sont<br />

reproduits.<br />

Table des exemples<br />

Ex. 1 : O. Messiaen, Turangalîla Symphonie, pour piano et grand orchestre, 1947-48,<br />

Durand, 1969.<br />

Ex. 2 : O. Messiaen, Couleurs de la cité céleste, 1963, A. Leduc, 1966.<br />

Mesures 1-8.<br />

Ex. 3 : G. Ligeti, Continuum, pour clavecin, 1968, Schott, 1970.<br />

Mesures 1-28.<br />

Ex. 4 : Transcription de Eci Ameya, de : République Centrafricaine, Polyphonies Banda,<br />

Musiques et musiciens du Monde, CD UNESCO, Auvidis D8043, plage 2.<br />

Mesures 1-10.<br />

Ex. 5 : Transcription de G. Kubik de Basubira Malayika, de : Gerhard Kubik, Theory of<br />

African Music, Berlin, International Institute for Traditional Music, Intercultural<br />

Music Studies 7, 1994, vol. 1, p. 80.<br />

Ex. 6 : Transcription du Motet n° 8 de Guillaume de Machaut, de : Motet n° 8 , 1584,<br />

<strong>Paris</strong>, B.N., m. Français, f. 421v - 422r.<br />

Ex. 7 : L. Berio, Coro, pour voix et instruments, 1975-76 Universal Edition, 1976.<br />

Épisode IX, mesures 1-9.<br />

Ex. 8 : L. Berio, op. cit. Épisode XI, mesures 1-8.<br />

Ex. 9 : L. Berio, op. cit. Épisode XI, mesures 81-88.<br />

Ex. 10 : L. Berio, op. cit. Épisode XVI, mesures 25-40.<br />

Ex. 11 : G. Ligeti, Études pour piano, premier livre, 1985, Schott, 1986,<br />

Étude 1 : Désordre.<br />

Ex. 12 : G. Ligeti, Études pour piano, premier livre, 1985, Schott, 1986,<br />

Étude 6 : Automne à Varsovie. Mesures 25-40.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

©


Ex. 13 : G. Ligeti, Concerto pour piano et orchestre, 1985-88, Partition-Facsimile,<br />

Schott,1986. Mouvement I, mesures 19-24.<br />

103<br />

Ex. 14 : G. Ligeti, op. cit. Mouvement I, mesures 58-69.<br />

Ex. 15 : G. Ligeti, op. cit. Mouvement III, mesures 40-54.<br />

Patrimoines et Langages Musicaux — « <strong>Mémoire</strong>s »<br />

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