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<strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong> IV <strong>Sorbonne</strong> – Equipe d’accueil Patrimoines musicaux<br />

2560<br />

Musicologie<br />

Codicologie, hymnologie, iconographie, interprétation, lexicologie, paléographie, stylistique, théorie<br />

et analyse<br />

<strong>Université</strong> <strong>Paris</strong>–<strong>Sorbonne</strong> (<strong>Paris</strong> IV)<br />

UFR de Musique et Musicologie<br />

LE JARDIN DE MUSIQUE<br />

Éditée par l’Association Musique ancienne en<br />

<strong>Sorbonne</strong><br />

Vol 1 n° 1 – 2004<br />

Le Jardin de Musique est la revue de l’Association Musique Ancienne en<br />

<strong>Sorbonne</strong>. L’association se consacre à la promotion de la recherche sur la<br />

musique de toute la période dite ancienne et jusqu’au xviii e siècle, et rend<br />

compte de l’activité de chercheurs de tous horizons. Son affiliation à<br />

l’équipe Patrimoines et Langages Musicaux (EA 5087) de l’<strong>Université</strong> <strong>Paris</strong><br />

<strong>Sorbonne</strong> (<strong>Paris</strong> IV) en fait également le support privilégié des travaux<br />

académiques des jeunes chercheurs affiliés. D’une périodicité semestrielle,<br />

la revue propose aussi des comptes rendus de lecture, des informations<br />

professionnelles telles qu’annonces de parution et de colloques, et un<br />

inventaire des ressources électroniques à destination des chercheurs et des<br />

étudiants.<br />

Rédactrice en chef : Alice Tacaille<br />

Conseil de rédaction : Frédéric Billiet, Louis Jambou, Raphaëlle<br />

Legrand,<br />

Katarina Livljanić, Théodora Psychoyou, Isabelle Ragnard<br />

Revue éditée par l’association Musique Ancienne en <strong>Sorbonne</strong>,<br />

Président : Frédéric Billiet<br />

et imprimée par Accent Tonic, 45 rue de Buzenval, 75020 <strong>Paris</strong>.<br />

Siège : <strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong>-<strong>Sorbonne</strong> (<strong>Paris</strong> IV), UFR Musique et Musicologie, 1, rue<br />

Victor Cousin, 75005 <strong>Paris</strong><br />

Équipe Patrimoines et Langages Musicaux EA 5087 : www.plm.paris-sorbonne.fr


Usagers :<br />

1/ Les contenus accessibles sur le site PLM à la rubrique Revues<br />

sont la reproduction numérique de revues provenant de l’équipe<br />

Patrimoines et Langages Musicaux. Leur réutilisation s'inscrit dans<br />

le cadre de la loi n°78- 753 du 17 juillet 1978 :<br />

*La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et<br />

gratuite dans le<br />

respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la<br />

mention de source.<br />

*La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait<br />

l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la<br />

revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de<br />

fourniture de service.<br />

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titulaire des droits.<br />

*des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques<br />

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invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de<br />

réutilisation.<br />

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données, dont PLM est le producteur, protégé au sens des articles<br />

L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle.<br />

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de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions,<br />

il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet<br />

1978.


7/ Pour obtenir une autorisation de reproduction, contacter l’auteur<br />

de chaque article via les pages des membres de l’équipe, ou les<br />

webmestres du site.


Le Jardin de Musique<br />

2004, vol.1 n°1<br />

Musique Ancienne en <strong>Sorbonne</strong><br />

Equipe Patrimoines Musicaux EA 2560<br />

www. pm. paris4.sorbonne.fr


Le Jardin de Musique<br />

2004, vol.1 n°1<br />

SOMMAIRE<br />

Frédéric Billiet : Musique et pouvoir par mouvement rétrograde............ 5<br />

Annie Dennery : Musique et pouvoir entre la période carolingienne et Louis<br />

XIV : autorité, mécénat, subversion ....................................................... 9<br />

Katarina Livljanic : Le chant liturgique et le pouvoir carolingien........... 23<br />

Jacques Barbier : Vive la marguerite…................................................. 25<br />

Alice Tacaille : Les messes Ecce sacerdos magnus et Ut Re Mi Fa Sol La de<br />

Palestrina dans le manuscrit Bourdeney (<strong>Paris</strong>, Rés.Uma 851) : une transmission<br />

en partition de deux messes pontificales à la fin du XVI e siècle................ 37<br />

Louis Jambou : Musique et pouvoir dans les relations entre les monarchies de<br />

France et d'Espagne au XVII e siècle....................................................... 45<br />

Louis Jambou : Autorité et musique dans la cathédrale. L'exemple de la chapelle<br />

de musique de la cathédrale de Sigüenza (Espagne) au XVI e siècle.......... 59<br />

Bertrand Porot : Du goût et du pouvoir : Énée et Didon de Campra (II e Livre<br />

de cantates, 1714).................................................................................... 73


<strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong> IV <strong>Sorbonne</strong> – Equipe d’accueil Patrimoines musicaux<br />

2560<br />

Musicologie<br />

Codicologie, hymnologie, iconographie, interprétation, lexicologie, paléographie, stylistique, théorie<br />

et analyse<br />

Editorial<br />

Nous avons souhaité une revue simple, facile d’accès aux étudiants<br />

comme aux professionnels qui souhaiteraient accompagner leur pratique ou<br />

leur écoute des musiques dites anciennes de textes permettant d’en<br />

découvrir le contexte historique, la fabrication, les richesses. Nous avons<br />

aussi souhaité que la jeune association Musique Ancienne en <strong>Sorbonne</strong> au<br />

sein de l’Equipe Patrimoines Musicaux de l’<strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong>-<strong>Sorbonne</strong><br />

(<strong>Paris</strong> IV) puisse promouvoir et encourager le travail des jeunes chercheurs<br />

dans ces domaines.<br />

Le premier numéro de cette revue présente un ensemble d’articles,<br />

de textes et documents relatifs à la question de concours « Musique et<br />

pouvoir », issus de travaux préliminaires à la journée d’études du 28<br />

Septembre 2004. Pour certaines contributions, un résumé et une<br />

bibliographie viennent soutenir le déroulement de la journée, pour d’autres,<br />

une contribution plus détaillée permet de prolonger les débats et de<br />

pressentir les problématiques qui surgissent au cours du travail de<br />

recherche… Souhaitons que chacun puisse y trouver l’écho de ses propres<br />

hypothèses et approfondir sa préparation.<br />

Le thème « Musique et pouvoir », dans les limites imposées par les<br />

concours de recrutement (du sacre de Charlemagne à la fin du règne de<br />

Louis XIV), présente de multiples facettes : de l’œuvre individuelle aux<br />

aspects institutionnels, du manuscrit monodique aux ballets de cour… et de<br />

<strong>Paris</strong> à Sigüenza, en sorte que les connaissances requises pour se présenter<br />

au concours peuvent faire perdre de vue les problématiques. Au travers de<br />

ces contributions s’expriment donc différentes orientations de recherche, qui<br />

toutes dénotent une lecture privilégiée de la question de concours et<br />

devraient aider chacun à formuler ses hypothèses.<br />

Alice Tacaille<br />

L’association Musique Ancienne en <strong>Sorbonne</strong> diffuse gracieusement la revue à ses adhérents, de<br />

manière annuelle.<br />

Les demandes d’adhésion sont adressées à Musique ancienne en <strong>Sorbonne</strong>, <strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong><br />

<strong>Sorbonne</strong> (<strong>Paris</strong> IV), U.F.R Musique et Musicologie, 1, rue Victor Cousin, 75005 <strong>Paris</strong>.


MUSIQUE ET POUVOIR PAR<br />

MOUVEMENT RETROGRADE 1<br />

Frédéric Billiet, <strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong>-<strong>Sorbonne</strong> (<strong>Paris</strong> IV)<br />

Ma fin est mon commencement (Guillaume de Machaut)<br />

La fin est ici le commencement parce que l’expression « musique et<br />

pouvoir » évoque immédiatement le règne de Louis XIV. Le rôle des arts<br />

dans la légitimation du pouvoir semble s’imposer à Versailles avec le<br />

surintendant de la musique du roi, l’éclat des cérémonies et des fanfares, la<br />

qualité des musiciens, mais aussi l’influence du pouvoir spirituel, de la<br />

censure et des privilèges pour l’imprimerie. Autant d’aspects qui permettent<br />

de répondre aux questions posées par le sujet : dans quelles conditions ont<br />

été composées les œuvres ? Quelles sont les réelles marges de manœuvre<br />

des compositeurs ? Existe-t-il une relation entre le statut du musicien et le<br />

caractère innovant de sa production musicale, entre les moyens mis à sa<br />

disposition et les formes musicales explorées ?<br />

En remontant dans le temps, il est intéressant de retrouver cette<br />

relation entre la musique et le pouvoir sous des aspects moins évidents mais<br />

tout aussi pertinents.<br />

1 Ce texte libre cherche à donner une vision synthétique sur le programme à étudier sans<br />

référence aux études et aux ouvrages qui sont cités dans les bibliographies proposées dans<br />

les textes suivants.<br />

- 5 -


MUSIQUE ET POUVOIR PAR MOUVEMENT RETROGRADE<br />

Toute la filiation qui mène au surintendant de la musique du roi est<br />

intéressante à suivre : le maître de la chapelle, choisi par le prince parce<br />

qu’il est le plus talentueux dans la composition des motets. Il faut se<br />

rappeler comment les hommes de pouvoir envoyaient les diplomates pour<br />

négocier la venue d’un compositeur prestigieux dans leur chapelle au<br />

détriment d’une autre. Proche du pouvoir, le compositeur remplissait des<br />

fonctions d’autorité : Jean de Ockeghem, fut le trésorier de l’Abbaye Saint-<br />

Martin de Tours, Guillaume de Machaut assura la fonction de secrétaire du<br />

roi de Bohême, Jean de Luxembourg ; Philippe de Vitry, secrétaire de<br />

Charles IV, devint maître des requêtes de la maison royale sous Philippe VI.<br />

Toutes les œuvres musicales étaient alors liées à une relation de dépendance<br />

entre le poète et son prince, entre le chanoine et son évêque. Avant le XIII e<br />

siècle, c’était les chantres, le chantre, chanoine en dignité dans le collège<br />

des chanoines et le musicus qui participaient à la mission des hommes de<br />

pouvoir. Il s’agissait d’aider le peuple à connaître la loi divine, à faire son<br />

salut, à rechercher la paix, à vivre en harmonie. L’idée moderne de concert<br />

des nations garde encore la trace d’une terminologie musicale qui permettait<br />

au pouvoir de transposer l’idéal d’une harmonie divine. Il fallait s’entendre<br />

sur une liturgie et un chant commun, parvenir à l’harmonie du monde<br />

terrestre censée refléter l’ordre et l’harmonie du monde divin dont la<br />

musique pouvait donner l’idée.<br />

On peut donc concevoir que la position hiérarchique du compositeur,<br />

soumis aux caprices d’un prince ou au jugement d’un chapitre, puisse<br />

limiter ses élans de créateur. Certains louent directement le Gaston Phébus<br />

dont ils dépendent, d’autres se conforment à une forme musicale, fixe,<br />

attendue, d’autres enfin introduisent un cantus firmus profane dans la messe,<br />

abandonnent la structure isorythmique, répètent un vers pour l’intérêt<br />

musical et modifient le rapport avec le texte de sorte, qu’à la musique<br />

servie, succède la musique servante du texte. Il faut donc observer dans quel<br />

contexte les compositions les plus géniales, les plus audacieuses ont été<br />

composées et copiées. La copie de la musique est à prendre en considération<br />

car la réalisation d’un manuscrit s’inscrit dans cette relation avec le pouvoir.<br />

Si le privilège de l’édition musicale ou la dédicace permettent aux<br />

chercheurs de comprendre les stratégies de diffusion des œuvres, le lien<br />

entre le commanditaire, le copiste, le compositeur et la musique conservée<br />

n’est pas évident à comprendre.


Le son du pouvoir<br />

MUSIQUE ET POUVOIR PAR MOUVEMENT RETROGRADE<br />

Mais revenons à Versailles et aux ensembles qui permettent<br />

l’exécution d’œuvres musicales brillantes qui ont tant marqué le public du<br />

Roi danse ou du film Tous les matins du monde. Sur le plan institutionnel,<br />

les rôles de la Chapelle, de l’Écurie et de la Chambre sont précisés sous<br />

François 1 er mais il ne faut pas négliger l’importance des joueurs de cornet<br />

et saqueboute à Saint-Marc de Venise, les instrumentistes de cour et les<br />

créations des corporations des ménétriers à la fin du XIV e siècle dans les<br />

villes françaises. Il est ici question de moyens mis à disposition des<br />

compositeurs pour représenter l’ordre et la puissance. Les instruments<br />

prennent du volume sonore et l’accroissement du nombre des luthiers,<br />

faiseurs d’instruments, fondeurs de trompes et facteurs de grandes orgues<br />

doit être pris en compte.<br />

Pour impressionner les visiteurs, marquer son passage, manifester sa<br />

puissance, le prince se devait d’entretenir son personnel musical, chanteurs<br />

et instrumentistes. Les entrées triomphales et solennelles, les cérémonies<br />

comme le Banquet du faisan, tenu à Lille le 17 février 1454, l’entrevue du<br />

Camp du drap d’or, la réception des ambassadeurs à Venise, les intermedi à<br />

Florence, tout est prétexte pour que se mesurent les meilleures formations<br />

musicales de l’occident .<br />

Les effectifs comptaient beaucoup mais progressivement la qualité<br />

des musiciens devenait un moyen de rivaliser. Les chapelles deviennent de<br />

véritables institutions musicales au XV e siècle lorsque les noms des<br />

chanteurs avec leurs tessitures vocales sont précisés sur les listes de<br />

personnel. De même, dans les archives, le nom des virtuoses s’ajoute au<br />

nom de leur instrument.<br />

Mais cette diversité dans l’organisation de la chapelle des ducs de<br />

Bourgogne - la « capilla flamenca » - de la « Chapel Royal », de la chapelle<br />

papale, des maîtrises capitulaires a-t-elle une influence sur l’évolution de la<br />

polyphonie ? Le motet, isorythmique, liturgique ou paraliturgique, œuvre de<br />

circonstance, support de textes politiques, d’allusions, de codes, espace<br />

d’entendement orné d’un contrepoint inégalé, reste le genre indispensable à<br />

l’expression du pouvoir durant toute la période étudiée. À quelques<br />

exceptions près, c’est essentiellement le texte, la dédicace ou la circonstance<br />

d’exécution qui en font une œuvre politique. En marge, certaines messes sur<br />

cantus firmus, des déplorations, chansons savantes dédicacées permettent de<br />

déceler des effets musicaux qui ne manquent pas d’intérêt.


Le monde à l’envers :<br />

MUSIQUE ET POUVOIR PAR MOUVEMENT RETROGRADE<br />

Cette idée chère au Moyen Âge semble intolérable aux monarques<br />

du XVII e siècle. Danses macabres, fêtes des fous, monde caché des<br />

miséricordes des stalles gothiques, carnavals expriment l’idée de la prise de<br />

pouvoir des plus humbles. Les chansons sur timbre ne manquaient pas pour<br />

critiquer le pouvoir, mais le sort des chanteurs subversifs n’était pas<br />

enviable. On peut donc s’interroger sur les intentions véritables qui ont<br />

présidé à la copie des Carmina Burana, des interpolations musicales du<br />

Roman de Fauvel et des chansons du Manuscrit de Bayeux, copié pour le<br />

connétable de Bourbon. La plus grande prudence est donc indispensable<br />

pour aborder ces œuvres miraculeusement conservées et qui, de près ou de<br />

loin, ont sans doute servi les plus puissants.


MUSIQUE ET POUVOIR ENTRE LA<br />

PERIODE CAROLINGIENNE ET LOUIS<br />

XIV<br />

Annie Dennery, <strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong>-<strong>Sorbonne</strong> (<strong>Paris</strong> IV)<br />

La réforme du chant liturgique imposée dans son regnum par<br />

Charlemagne est la meilleure entrée en matière qui soit à la problématique<br />

entourant les différentes relations entretenues entre le pouvoir et la musique,<br />

qu'il soit temporel ou spirituel, qu'il émane du Prince ou de l'Evêque. La<br />

dimension restreinte imposée à notre exposé nous conduira à considérer,<br />

dans la période comprise entre la réforme carolingienne et le règne de<br />

Philippe le Bel quelques types de interrelations qui se sont crées entre le<br />

pouvoir et la musique durant cette époque :<br />

- le pouvoir autoritaire<br />

- le pouvoir mécène<br />

- le pouvoir loué<br />

- le pouvoir critiqué<br />

Pouvoir et autorité<br />

Charlemagne, désireux d'unifier son royaume, mais également mû<br />

par une admiration sincère pour la culture de Rome, qui le rattachait d'une<br />

certaine manière à l'Antiquité romaine, a fait subir une réforme radicale au<br />

chant liturgique, imposant une nouvelle grammaire modale, plaquant avec<br />

- 9 -


MUSIQUE ET POUVOIR ENTRE LA PÉRIODE CAROLINGIENNE ET LOUIS XIV<br />

un succès peut-être plus inégal que l'on ne l'avait pensé jusqu'à présent,<br />

l'esthétique romaine, la concisio romana, sur la gallicane plus expressive et<br />

plus efflorescente, allant jusqu'à modifier partiellement le répertoire<br />

précédemment établi.<br />

Des pans entiers de l'ancien chant gallican disparurent à tout jamais ;<br />

à sa place, un nouveau chant, appelé par les musicologues modernes<br />

romano-franc résonna désormais dans les églises. Charlemagne fut le<br />

premier, dans l'histoire de la Francia, à donner l'image d'un prince<br />

centralisateur, qui réussit à imposer autoritairement aux compositeurs, pour<br />

des raisons d'ordre politique, son point de vue sur l'esthétique et même sur le<br />

contenu du répertoire du chant religieux 2 .<br />

Ce fait ne se répétera qu'à l'arrivée d'un autre monarque absolu,<br />

Louis XIV, qui pour des raisons de prestige et de préséance refusera de<br />

s'incliner devant l'Ordo Romanus et imposera dans son royaume le chant<br />

néo-gallican, dont les cinq messes de Henri Dumont 3 et les compositions de<br />

Guillaume-Gabriel Nivers 4 ainsi que ses écrits théoriques nous ont laissé le<br />

témoignage.<br />

Entre-temps, le chant grégorien aura subi la réforme radicale, elle<br />

aussi, appliquée par le Pape Pie V qui, sous l'influence entre autre de la<br />

réforme humanistique, a fait corriger les mélodies grégoriennes (ou romanofranques)<br />

en fonction d'une conception classique mais totalement erronée de<br />

la langue latine utilisée pour les paroles 5 . Ces modifications furent fatales à<br />

un chant qui, il faut le reconnaître, avait perdu depuis longtemps ses<br />

références originelles.<br />

Mentionnons enfin les remontrances du pape Jean XXII 6 qui, dans sa<br />

décrétale Docta sanctorum (1323), voulut interdire la musique mesurée et<br />

en particulier l'usage des minimes et des semi-minimes 7 , des motets, surtout<br />

ceux dont la teneur n'était pas liturgique 8 . Ses remontrances ne furent guère<br />

2<br />

Nous n'insisterons pas plus sur cet épisode fondamental de l'histoire de la musique<br />

occidentale qui est exposé par Katarina Livlianic.<br />

3<br />

Henri Dumont, Villiers-l'Évèque près de Liège, 1610-<strong>Paris</strong> 1684.<br />

4<br />

Gabriel-Guillaume Nivers, <strong>Paris</strong>, 1631-1717.<br />

5<br />

Il a voulu appliquer à un Latin évolué, le Bas-Latin, une esthétique relevant de la quantité<br />

métrique, qualités appartenant au Latin de l'Antiquité classique qui avaient disparu dès le<br />

IV e -V e siècle.<br />

6<br />

† Avignon 1334.<br />

7<br />

Qui aboutissaient au rythme binaire<br />

8<br />

Il voudrait revenir à un discours calme et à une modeste gravité « pouir ceux qui modulent<br />

in chant sans heurts ». Il critique les voix qui courent sans repos et enivrent l'oreille sans la<br />

calmer. Voir Gérard LE VOT, « Décrétale », Vocabulaire de la Musique médiévale, Coll.<br />

Musique Ouverte, Série « Vocabulaire », s.l., Minerve, 1993.


MUSIQUE ET POUVOIR ENTRE LA PÉRIODE CAROLINGIENNE ET LOUIS XIV<br />

suivies d'effet puisqu'il faudra attendre le XVI e siècle pour que le cantus<br />

migre au superius et que s'impose l'écriture verticale.<br />

Pouvoir et mécénat<br />

Pourtant, si le Prince ou l'Evêque pouvaient exercer une autorité<br />

absolue porteuse d'interdictions et d'obligations, l'un ou l'autre, et parfois<br />

l'un et l'autre ont eu un rôle de mécène sans qui toute expression musicale<br />

aurait difficilement vu le jour à l'époque qui nous occupe.<br />

Charlemagne, monarque absolu imposant sa propre vision<br />

esthétique, fut aussi le premier grand mécène de l'histoire de la musique<br />

occidentale, en ordonnant, dans son Admonition generalis, que :<br />

Les prêtres attirent vers eux non seulement les enfants de<br />

condition servile, mais aussi les fils d'hommes libres […] Nous<br />

voulons que des écoles soient créées pour apprendre à lire aux<br />

enfants. Dans les monastères et les évêchés enseignez les<br />

Psaumes, les notes 9 le chant, le comput, la grammaire et<br />

corrigez soigneusement les livres religieux, car souvent, alors<br />

que certains désirent bien prier Dieu, ils y arrivent mal à cause<br />

de l'imperfection et des fautes des livres. 10<br />

Charlemagne a donné au chant une place égale à celle de la<br />

grammaire et du calcul dans l'enseignement des enfants.<br />

Les chantres des monastères et des cathédrales étaient formés<br />

gratuitement dans les classes de chant dès leur enfance pourvu qu'ils aient<br />

une belle voix. Ils devaient apprendre par cœur tout le répertoire de la messe<br />

et de l'office établi depuis la fin du VIII e siècle environ, mais ils devaient<br />

aussi être capables de chanter les chants nouvellement composés, tropes,<br />

séquences et autres conduits. Dès le XII e siècle, les plus doués d'entre eux<br />

devaient pouvoir improviser les polyphonies sur le livre.<br />

Nombreux sont les exemples de chants composés à l'occasion de la<br />

création de nouvelles fêtes. L'hymne Pange lingua gloriosi […]certaminis<br />

fut composée par Venance Fortunat 11 à l'occasion du transfert d'une relique<br />

de la Croix en 569 ; l'hymne Pange lingua gloriosi mysterium 12 dont le texte<br />

9 Le mot nota ne peut signifier « note » (de musique) puisque les toutes premières notations<br />

neumatiques n'apparaissent qu'à l'extrême fin du IX e siècle. Les spécialistes s'accordent à<br />

traduire ce terme par « notes tyronniennes », sorte de sténographie utilisée principalement<br />

par les notaires dans les chancelleries.<br />

10 Admonitio generalis, éd. M. G. H., Capit I, p. 60, traduction Pierre RICHE dans : Écoles et<br />

enseignement dans le Haut Moyen Âge, <strong>Paris</strong>, Picard, 1989, p. 352-353.<br />

11 Venance Fortunat, près de Trévise v. 530, † Poitiers début du VIII e siècle.<br />

12 La strophe Tantum ergo sacramentum est chantée aux vêpres.


MUSIQUE ET POUVOIR ENTRE LA PÉRIODE CAROLINGIENNE ET LOUIS XIV<br />

au moins est attribuable à saint Thomas d'Aquin a été écrite pour la fête<br />

nouvellement créée du Corpus Christi 13 . Des offices et des chants vinrent<br />

s'ajouter au répertoire traditionnel à l'occasion de l'invention d'un saint, pour<br />

un pèlerinage. Si des messes de pure dévotion telle que la Messe de Nostre-<br />

Dame par Guillaume de Machaut 14 , peut-être écrite avec l'intention de la<br />

faire chanter tous les samedis, jour de la dévotion à la Vierge Marie, furent<br />

composées par et pour des clercs, d'autres compositions religieuses furent<br />

commandées par des laïcs. L'une des plus anciennes messes polyphoniques,<br />

la Messe de Tournai, écrite en l'honneur de la Vierge Marie aurait pu être<br />

commandée pour les besoins d'une confrérie ou d'une corporation qui<br />

célébraient leurs offices dans la cathédrale 15 .<br />

Hormis ceux des monastères qui choisissaient les membres de leurs<br />

chœurs parmi les moines, les chantres, particulièrement ceux des<br />

cathédrales, étaient appointés sur la bourse de l'évêque.<br />

Ainsi, vers les années 1050-1054, Jeoffroy de Montbray avait<br />

entrepris de relever le diocèse de Coutances 16 qui avait été ruiné par les<br />

invasions successives des Normands. La Gesta Gaufredi nous apprend<br />

qu'après avoir reconstitué le chapitre de la cathédrale, en portant à quinze le<br />

nombre de ses chanoines, il établit un scriptorium et fit de son diocèse un<br />

centre d'érudition où scribes, grammairiens et dialecticiens de grande<br />

réputation furent entretenus à ses frais. Il leur adjoignit un cantor, et un<br />

succentor et plus tard, des organistae 17 .<br />

13 Elle fut paraphrasée par Josquin des Prés (Messe Pange lingua) et à l'orgue par Jean<br />

Titelouze (Messe Pange lingua 1623) et Nicolas de Grigny. Voir « Pange lingua », Marc<br />

HONEGGER et Paul PREVOST, Dictionnaire des œuvres de l'Art Vocal, <strong>Paris</strong>, Bordas, 1992.<br />

14 Guillaume de Machaut, Machaut (?), Reims (?), entre 1300 et 1305 - Reims avril 1377.<br />

Avec son frère Jean, devenu chanoine comme lui à Reims, il fonda une Messe de la Vierge<br />

dont il est fait mention encore en 1411, avec laquelle la Messe de Nostre-Dame pourrait<br />

être mise en relation.<br />

15 « La Messe de Tournai », une messe polyphonique en l'honneur de Notre-Dame à la<br />

Cathédrale de Tournai au XIV e siècle, étude et nouvelle transcription par le Chanoine Jean<br />

DUMOULIN, Michel HUGLO, Philippe MERCIER, Jacques PYCKE, Tournai, Archives du<br />

Chapitre Cathédral, Louvain-la-Neuve, <strong>Université</strong> Catholique de Louvain, 1988, p. 11-21.<br />

16 Actuellement dans le département de la Manche.<br />

17 Gesta Gaufredi ou "De statu Constanciensis Ecclesie", texte écrit v. 1120 par le fils de<br />

Pierre, chambrier de Geoffroy de Montbray. Raoul était l'un des quatre archidiacres du<br />

diocèse de Coutances. Il s'occupait de gérer le diocèse et notamment les affaires de la<br />

cathédrale pendant les longues absences de Geoffroy de Montbray, qui passait le plus clair<br />

de son temps en Angleterre depuis la victoire de Hastings (1066), étant conseiller de<br />

Guillaume le Conquérant. Voir Lucien MUSSET, « Geoffroy de Montbray, évêque de<br />

Coutances (1049-1093) », Revue de la Manche, t. 24-25, 1982-1983, p. 5-17 ; Pierre BOUET<br />

et Monique DOSDAT, « Les Évêques Normands de 985 À 1150 », dans Les Évêques<br />

Normands du XI e siècle, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1995, Colloque de Cerisy-


MUSIQUE ET POUVOIR ENTRE LA PÉRIODE CAROLINGIENNE ET LOUIS XIV<br />

L'Ordinaire et Coutumier de l'Église Cathédrale de Bayeux (XIII e<br />

siècle) 18 nous donne un aperçu des règlements qui entouraient l'entretien des<br />

musiciens de la cathédrale :<br />

De officio episcopi<br />

Et il faut savoir que dans toutes les fêtes solennelles citées [la<br />

Circoncision du Seigneur, l'Épiphanie, l'Annonciation du<br />

Seigneur, la Trinité, la Nativité de la Bien-Heureuse Vierge<br />

Marie et sa Conception, de même qu'à Pâques, l'Ascension et<br />

Pentecôte], ceux qui ont chanté l'office (la messe) sont invités,<br />

selon la coutume, à la table de l'évêque. De même tous les<br />

enfants de chœur 19 qui servent quotidiennement l'office et<br />

portent la mitre et la crosse reçoivent de la maison de l'évêque<br />

le pain, le repas et la boisson.<br />

Pour les sept fêtes épiscopales : la Résurrection du Seigneur,<br />

Pentecôte, la fête des saints Ravenne et Rasiphe, l'Assomption<br />

de la Vierge Marie, la Toussaint, la Nativité du Seigneur et la<br />

Purification de la Bien-Heureuse Vierge Marie, l'évêque doit<br />

honorer tous les chanoines et les clercs en les recevant à sa<br />

table et en leur donnant de quoi se nourrir. Et ces jours-là, les<br />

quatre clercs qui chantent l'Alléluia, de même que les quatre<br />

qui chantent les proses sur les Kyrie eleison et les quatre<br />

chanoines ou vicaires qui chantent les proses du Gloria in<br />

excelsis recevront douze deniers de sa bourse 20 .<br />

Pouvoir et louange<br />

À côté du mécénat religieux, des œuvres furent suscitées par des<br />

évènements extraordinaires qui ont touché de près à la vie des princes. Des<br />

études récentes sur les tropes et les drames liturgiques ont apporté un<br />

éclairage tout à fait nouveau sur ces compositions originales qui étaient<br />

venues enrichir le répertoire religieux entre la fin du X e siècle et la fin du<br />

XIII e .<br />

Le Drame de l'Étoile, dont le texte fait des emprunts à la Bible et<br />

même parfois à l'Antiquité latine, se jouait au moment de la fête de<br />

l'Épiphanie. Faisant référence à l'étoile qui guida les Rois mages vers<br />

Bethléem 21 il était aussi Officium stelle ou Ordo stelle.<br />

la-Salle, (30 septembre – 3 Octobre 1993), p. 27 ; Monique DOSDAT, « Les Évêques de la<br />

Province de Rouen et la Vie Intellectuelle au XI e siècle », ibid. Organista signifie chantre<br />

capable d' « organiser » un chant, c'est à dire d'improviser une voix organale.<br />

18<br />

Publié d'après les manuscrits originaux par le Chanoine Ulysse Chevalier, <strong>Paris</strong>, Picard,<br />

1902.<br />

19<br />

Clericulus<br />

20<br />

Op. cit., p. 295-296. Traduction Annie Dennery.<br />

21<br />

La Comète de Haley ?


MUSIQUE ET POUVOIR ENTRE LA PÉRIODE CAROLINGIENNE ET LOUIS XIV<br />

Or ce Jeu, dont le plus ancien témoin provient d'Echternach et date<br />

sans doute de la fin du X e siècle, pourrait être mis en relation avec un<br />

événement merveilleux qui s'est produit au cours d'une querelle de<br />

succession advenue dans la dynastie ottonienne pendant laquelle Otton III,<br />

alors âgé de trois ans avait été enlevé. Au milieu de ce conflit, une étoile est<br />

apparue en plein jour ; elle a resplendi devant l'assistance frappée de<br />

stupeur. À la suite de ce « miracle », le parti qui avait enlevé le petit Otton<br />

et l'avait caché au couvent de Quedlimbourg, privé de tous ses appuis fut<br />

obligé de rendre le jeune roi (il avait été oint par l'archevêque d'Aix-la-<br />

Chapelle en 983). Cet événement extraordinaire pourrait avoir inspiré<br />

l'auteur du premier noyau du Drame de l'Étoile 22 .<br />

Pouvoir, satire et dérision<br />

Cependant, si les Princes et les Évêques surent être des mécènes<br />

parfois libéraux, parfois sourcilleux, leur conduite était loin de se conformer<br />

aux préceptes enseignés. La pression morale constante exercée par l'Église,<br />

alors que certains de ses membres se livraient à la dépravation, suscita<br />

critique et satire qui furent le prétexte de comportements débridés.<br />

Au début du XIII e siècle, Pierre de Corbeil († 1222), qui fut<br />

chapelain du Roi Philippe-Auguste avant de devenir évêque de Sens<br />

composa l'Office de la Circoncision. Encore appelé Office de la fête des<br />

Fous, il devint très rapidement l'occasion de nombreux débordements, au<br />

point tel qu'en 1198, l'évêque de <strong>Paris</strong>, Eudes de Sully, fut obligé<br />

d'ordonner, dans un document qui se réfère à Pierre (de Corbeil), que soient<br />

endiguées ces manifestations intempestives allant jusqu'à l'orgie. Très vite,<br />

de nombreuses pièces s'adjoignirent à cet office qui compta cinquante sept<br />

pièces supplémentaires : tropes au Benedicamus Domino, au propre et à<br />

l'ordinaire de la messe, conduits parmi lesquels étaient venus se mêler des<br />

chants très peu respectueux. Parmi ceux-ci le conduit Orientis Partibus, qui<br />

fait mention d'un âne merveilleux, donna à la messe de cet office le nom de<br />

« Messe de l'Âne ».<br />

22 Voir Suzan RANKIN, “Liturgical Drama”, The New Oxford History of Music, II, The<br />

Early Middle Ages to 1300, Oxford/New York, Oxford University Press, 1990, Magi Plays,<br />

p. 320-324. Les dernières recherches nous été communiquées au cours d'une série de<br />

conférences données à l'École Normale Supérieure du 05/04/2002 au 18/05/2002.


MUSIQUE ET POUVOIR ENTRE LA PÉRIODE CAROLINGIENNE ET LOUIS XIV<br />

Orientis partibus<br />

Adventavit asinus<br />

Pulcher et fortissimus<br />

Sarcinis aptissimus<br />

Hez va hez sire asnez hez<br />

[…]<br />

Ex. 1 Orentis Partibus 23<br />

Venant des contrées de l'orient<br />

Arriva un âne<br />

Beau et fort<br />

Portant sa charge allégrement.<br />

Hé va hé sire asnez hé<br />

[…]<br />

Chante amen<br />

Âne repu de verdure<br />

Amen et encore amen<br />

Et rejette au loin tes anciens péchés.<br />

L'Église interdit définitivement le chant de cet office à la fin du XIII e<br />

siècle 24 .<br />

Un peu plus tard apparaissent les Carmina burana, recueil de<br />

poèmes lyriques transcrits dans le manuscrit provenant de l'abbaye de<br />

23 “Orientis partibus”, The History of Music in Soud, II, Early Medieval Music up to 1300,<br />

General Editor Gerald Abraham, Oxford, Oxford University Press, 1960, p. 41.<br />

24 Office édité par Pierre de Villetard dans la série Bibliothèques Musicologiques, IV, <strong>Paris</strong>,<br />

1907.


MUSIQUE ET POUVOIR ENTRE LA PÉRIODE CAROLINGIENNE ET LOUIS XIV<br />

Benediktbeuren en Haute-Bavière, d'ou son nom 25 . Ce recueil regroupe une<br />

compilation de lais, de séquences et de poèmes strophiques. Â côté des<br />

chants d'amour et des poèmes moralisateurs, des chants goliardiques invitent<br />

à boire ou à jouer.<br />

Ex. 2 Non te luisisse poème moralisateur<br />

Notation neumatique de l'Est de type sangallien<br />

Précédé du titre Admonitio Prelatorum (Avertissement aux Prélats),<br />

le poème Non te lusisse dépeint, sous prétexte de préceptes moraux, des<br />

prélats fort peu vertueux.<br />

Non te lusisse pudeat<br />

Sed ludum non incidere<br />

Et que lusisti temere<br />

Ad vite frugem vertere<br />

Et doceat te ratio<br />

Ut pulso procul vitio<br />

Munderis labe criminis<br />

In maude munde virginis<br />

Ministres in altario<br />

Ne rougis pas de t'être diverti<br />

Mais de ne pas couper court<br />

au divertissement<br />

Reviens à une vie vertueuse<br />

Et suis l'enseignement de la<br />

raison.<br />

Pour te purifier de la souillure<br />

de ta faute<br />

En poussant au loin le vice<br />

Purifie-toi dans la louange de<br />

la Vierge<br />

Fais ton office à l'autel.<br />

Les chants goliardiques entr’ouvrent une fenêtre sur un monde de<br />

clercs vaguants, ripailleurs et noceurs, qui allaient de ville en ville à la<br />

recherche d'un protecteur.<br />

25 Ms. München, Bayerische Staatsbibliothek, clm 4660.


MUSIQUE ET POUVOIR ENTRE LA PÉRIODE CAROLINGIENNE ET LOUIS XIV<br />

La chanson à boire Bacche bene venies « Bacchus, tu es bienvenu »,<br />

dont voici le refrain, offre le portrait d'une jeunesse débridée en rupture de<br />

ban, qui serait peut-être qualifiée actuellement de "marginale", qui entre en<br />

conflit ouvert avec les préceptes de tolérance et de modération généralement<br />

enseignés.<br />

.<br />

Ce vin, ce bon vin généreux<br />

rend l'homme aimable bon et fier<br />

Ex. 3 Refrain de Bacche bene venies<br />

Nous irons chercher nos derniers exemples dans le Roman de<br />

Fauvel.<br />

Cette œuvre majeure du XIV e siècle, rédigée par Gervais du Bus et<br />

interpolée par Chaillou de Pestain, qui y ajouta des compositions musicales,<br />

allie tous les genres, allant du chant grégorien au motet savamment mêlés, à<br />

des miniatures et des illustrations.


MUSIQUE ET POUVOIR ENTRE LA PÉRIODE CAROLINGIENNE ET LOUIS XIV<br />

Ex. 4 Charivari<br />

Œuvre de clercs savants, il nous offre le reflet de l'élite de son temps.<br />

Sous prétexte de narrer la vie d'un âne métaphorique, dont le nom FAUVEL


MUSIQUE ET POUVOIR ENTRE LA PÉRIODE CAROLINGIENNE ET LOUIS XIV<br />

est un acrostiche des noms des vices répandus : Flatterie, Avarice, Variété,<br />

Envie et Lâcheté, elle rassemble des diatribes satiriques violentes contre la<br />

politique de Philippe le Bel, la malhonnêteté de son ministre Enguerran de<br />

Marigny et le relâchement des mœurs ecclésiastiques. Dans cette œuvre<br />

complexe sont regroupées des compositions de Philippe de Vitry<br />

représentant la dernière tendance compositionnelle, l'Ars nova aux nouvelles<br />

divisions rythmiques. Sans y voir une réponse subversive à la Décrétale de<br />

Jean XXII, il n'en demeure pas moins que la présence de ces motets, dont<br />

les paroles sont en outre porteuses de critiques acerbes contre le pouvoir,<br />

peut être considérée comme un manifeste.


MUSIQUE ET POUVOIR ENTRE LA PÉRIODE CAROLINGIENNE ET LOUIS XIV<br />

Ex. 5 Garrit Gallus<br />

Cet exposé, trop sommaire et incomplet parce qu'il se devait d'être<br />

bref, invite à une dernière réflexion, transversale, qui détourne la<br />

problématique proposée par la question « Musique et pouvoir », en<br />

« pouvoir de la musique ».


MUSIQUE ET POUVOIR ENTRE LA PÉRIODE CAROLINGIENNE ET LOUIS XIV<br />

Ce pouvoir, plus particulièrement celui de la melopeia, fut<br />

totalement occulté par saint Augustin, Père de l'Église dont l'influence<br />

s'étendit jusqu'au XIII e siècle ; dans son De Musica, il n'est question que de<br />

rythme. L'auteur des Confessions n'accordera à la mélodie pure que le droit<br />

de traduire par un élan de la voix, le jubilus, la joie immense dont déborde le<br />

cœur de l'homme lorsqu'il contemple sa Divinité et que les mots sont<br />

impropres à la décrire 26 . Or c'est justement parce qu'elle sait exprimer<br />

l'indicible et le non-dit que le pouvoir l'a utilisée.<br />

Charlemagne en fit l'instrument favori de l'unification de son regnum<br />

et Louis XIV celui de son insoumission à Rome, tandis que Jean XXII avait<br />

souhaité en faire un outil de soumission et un chemin vers l'humilité. Propre<br />

à donner une image de puissance par la splendeur de ses polyphonies, elle a<br />

aidé des groupes sociaux laïcs, composés d'individus sans réel pouvoir<br />

personnel à se faire reconnaître par la société de leur temps. Media de<br />

prédilection enfin, elle a permis à la critique satirique de se faire entendre<br />

haut et fort.<br />

26 ... Gaudens, homo in exultatione sua ex verbis quibusdam quae non possunt dici et<br />

intelligi, erumpit in vocem quamdam exultationis sine verbis..., Saint Augustin, Expositio in<br />

Ps. IC.


LE CHANT LITURGIQUE ET LE POUVOIR<br />

CAROLINGIEN<br />

Katarina Livljanic, <strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong>-<strong>Sorbonne</strong> (<strong>Paris</strong> IV)<br />

Il semble que Charlemagne ait alors demandé :<br />

Entre le courant et la source, où se trouve l’eau la plus pure ? 27<br />

Ces mots attribués à Charlemagne, qu’il aurait prononcés à propos<br />

de la décadence du chant liturgique dans son empire et de la nécessité du<br />

retour au chant de Rome, ne cessent de revenir tout au long de l’histoire de<br />

ce qu'on appelle communément « chant grégorien ». Répétés par des<br />

personnages différents, dans des époques étendues entre le IX e siècle et nos<br />

jours, ces mots se réfèrent souvent à des réalités opposées et témoignent que<br />

les querelles autour de ce mystérieux idéal de l’authenticité du chant<br />

liturgique ne sont jamais finies.<br />

Lié également à son usage continu dans la liturgie, le chant grégorien<br />

n’a pas toujours le privilège (ou le malheur ?) d’être considéré comme<br />

musique médiévale et n’obéit pas nécessairement aux vogues esthétiques de<br />

ce monde, récemment créé, de la « musique ancienne ».<br />

Après le Deuxième Concile du Vatican (1962-65), le chant grégorien<br />

fut presque entièrement supprimé dans la liturgie : cette disparition a<br />

contribué à sa transformation en un objet de musée et a ouvert la porte aux<br />

27 Selon Jean DIACRE, Vita Gregorii, dans Patrologia latina, éd. J. P. Migne, <strong>Paris</strong>, 1892,<br />

vol. 75, col. 90-91.<br />

- 23 -


<strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong> IV <strong>Sorbonne</strong> – Equipe d’accueil Patrimoines musicaux<br />

2560<br />

Musicologie<br />

Codicologie, hymnologie, iconographie, interprétation, lexicologie, paléographie, stylistique, théorie<br />

et analyse<br />

interprètes spécialisés de musique médiévale. Étiré entre les chanteurs,<br />

médiévistes et liturgistes, le plain-chant continue à susciter des approches<br />

très opposées concernant son interprétation. Or, la pluralité des styles<br />

d’interprétation ne reflète pas toujours une pluralité et une tolérance d’idées.<br />

Colorées souvent par le désir de porter le cachet de l’unique Vérité, ces<br />

« guerres esthétiques » autour du chant grégorien cachent parfois encore un<br />

atavisme latent de croyance à la « romanité », à la suprématie d’un style sur<br />

les autres.<br />

La réforme impériale carolingienne de la liturgie et de ses structures<br />

musicales s'est produite dans les différentes régions de l'empire carolingien<br />

un peu à la façon d'une « révolution culturelle », menée face à des liturgies<br />

locales déjà établies 28 . Au nom de l’autorité romaine dans le chant<br />

liturgique, utilisée par Charlemagne dans un but politique, un nombre<br />

important de liturgies locales a été éradiqué. Parmi ces anciennes traditions,<br />

chacune a été préservée (ou oubliée) d'une manière différente : certaines,<br />

comme le chant ambrosien à Milan, ont été maintenues jusqu'à nos jours 29 ;<br />

quelques-unes sont restées en usage avant d'être oubliées (chant bénéventain<br />

en Italie méridionale 30 ) ; d’autres enfin ont disparu ou bien furent<br />

conservées comme des strates constitutives de ce répertoire complexe et<br />

hybride que nous nommons « chant grégorien ». Les traditions musicales<br />

particulièrement importantes dans ce projet furent les deux couches qui<br />

avaient composé le chant grégorien : les répertoires de la Gaule 31 qui<br />

constituaient la « langue maternelle » des chantres carolingiens, et le<br />

fameux chant « vieux-romain » 32 dont les sources écrites datent<br />

paradoxalement des périodes extrêmement tardives (XI e -XIII e siècles).<br />

28<br />

Il serait impossible de donner ici une liste exhaustive des publications concernant la<br />

réforme carolingienne du plain-chant. Je cite ici un livre plus général sur la culture<br />

carolingienne avec un chapitre excellent consacré à la musique : Susan K. RANKIN,<br />

« Carolingian Music », Carolingian Culture : Emulation and Innovation, éd. Rosamund<br />

McKitterick, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 274-316.<br />

29<br />

Voir Michel HUGLO et al., Fonti e paleografia del canto ambrosiano, Milan, 1956 ;<br />

Terence BAILEY, The Ambrosian Cantus, Musicological Studies 47, Ottawa, 1987.<br />

30<br />

Voir Thomas Forrest KELLY, The Beneventan Chant, Cambridge, Cambridge University<br />

Press, 1989.<br />

31<br />

Olivier CULLIN et Michel HUGLO, « Gallikanischer Gesang », Die Musik in Geschichte<br />

und Gegenwart, éd. Ludwig Finscher, Kassel, 3 (1995), col. 998-1027.<br />

32<br />

James McKINNON, The Advent Project : The Later-Seventh-Century Creation of the<br />

Roman Mass Proper, Berkeley, 2000 ; Philippe BERNARD, Du chant romain au chant<br />

grégorien (IV e -XIII e siècle), <strong>Paris</strong>, 1996.


VIVE LA MARGUERITE…<br />

Jacques Barbier, <strong>Université</strong> François Rabelais, Tours<br />

Dans la fameuse chanson de La Guerre, plus connue sous le nom de<br />

La Bataille de Marignan et qu’il publie pour la première fois en 1528 chez<br />

Pierre Attaingnant, Clément Janequin cite métaphoriquement, dans la<br />

première partie du texte fabriqué pour la circonstance, le roi François par sa<br />

figure héraldique :<br />

La fleur de lys, fleur de hault pris y est en personne<br />

Suyvez Françoys, le Roy Françoys !<br />

Cette association plus générale d’une figure princière ou royale avec<br />

l’allusion à une fleur comme symbolisation de la représentation du pouvoir<br />

sera le fil conducteur d’un propos ayant essentiellement pour objectif de<br />

mettre en relation par leur parenté florale certains documents peu utilisés.<br />

La célébration du roi et des princes<br />

À l’historiographe officiel qui relate tous les faits du prince, le<br />

musicien apporte parfois sa plume et son concours pour célébrer quelques<br />

faits saillants, des victoires militaires essentiellement 33 .<br />

33 La guerre est l’activité noble reconnue au roi, avec la chasse qui est son pendant en temps<br />

de paix. C’est ainsi que la fameuse chanson La Chasse : Gentilz veneurs, publiée dans le<br />

- 25 -


- 26 -<br />

VIVE LA MARGUERITE…<br />

Claude de Guise passera, comme bien des princes, sa vie à guerroyer<br />

et nous le retrouverons à Marignan sur le champ de bataille, vivant mais<br />

percé de vingt-deux blessures. C’est lui qui obtiendra, dans les distributions<br />

des charges de cour faites par François 1 er aux compagnons de sa jeunesse,<br />

le titre de « grand veneur ».<br />

Clément Janequin, dans La prinse et reduction de Boulongne 34 flatte<br />

François de Guise (1519-1563), le fils de Claude mort en 1550. C’est de<br />

cette bataille avec l’armée du duc d’Orléans qu’il gardera, outre une<br />

cicatrice au visage, le surnom de « balafré » 35 .<br />

Pour toy ton prince, hélas povre esgarée<br />

Souffre beaucoup de travail et nuysance<br />

mais que d’orgueil tu ne sois emparée<br />

Il te rendra sous son obéissance.<br />

Comme la chanson de La Guerre, elle se présente en deux parties<br />

avec son cortège d’onomatopées, de changements de mètre, ses<br />

entrechoquements rythmiques et la révérence royale dans les dernières<br />

mesures : « Vive le Roy neufiesme des Valois ».<br />

C’est contre les armées de Charles-Quint que François de Guise se<br />

distingue lors de la défense de la ville de Metz. Clément Janequin récidive<br />

avec La Bataille de Mets 36 et s’adresse directement au prince dans la<br />

préface, mettant en valeur l’originalité du procédé musical cher au<br />

compositeur :<br />

J’ay pris la hardiesse […] de le vous dedier, estant<br />

enrichi et decoré de ce qui est parti de vos vertus,<br />

grandeur et puissance, rapporté de vos gestes du<br />

camp d’Allemaigne et Mets, dont j’ay dressé une<br />

bataille rapportée en chant et resonance au plus pres<br />

même recueil que celle écrite sur la bataille de Marignan (Chansons de Maistre Clement<br />

Janequin, P. Attaingnant, <strong>Paris</strong>, 1528) peut être associée à la glorification de la cour de<br />

France. Les noms des chiens et des personnes cités par Clément Janequin correspondent<br />

aux animaux et serviteurs relevant de la vénerie de François 1er<br />

34 Cinquiesme livre du recueil contenant quatre excellentes chansons anciennes… plus deux<br />

aultres chansons nouvelles, le tout de M. C. Janequin, <strong>Paris</strong>, Nicolas du Chemin, 1551, p.<br />

12.<br />

35 Il est soigné par Ambroise Paré qui, dans son Voyage de Boulogne, décrit la blessure en<br />

ces termes : « Un coup de lance en-dessous de l’œil dextre, déclinant vers le nez, qui entra<br />

et passa oultre de l’aultre part, entre la nuque et l’oreille, d’une si grande violence que<br />

l’arme se brisât ». Œuvres d’Ambroise Paré, Lyon, Pierre Rigaud, 1652, p. 785.<br />

36 Premier livre des inventions musicales de M. Clement Janequin contenant la Guerre, la<br />

Bataille de Mets, la Jalouzie…, <strong>Paris</strong>, Nicolas du Chemin, 1555.


que j’ay peü de la vive vois, tant des parolles<br />

d’hommes pour l’ordonnance d’icelle, que sons de<br />

trompettes, clairons, artilleries, et autres choses<br />

propres en assaux et bataille, que j’ay aussi intitulée<br />

bataille de Mets.<br />

- 27 -<br />

VIVE LA MARGUERITE…<br />

Dans cette chanson, nous trouvons des allusions aux instruments de<br />

musique dont seul le nom est apposé à côté des notes. Les chanteurs, faute<br />

de texte, doivent trouver par eux-mêmes les onomatopées adéquates pour<br />

réussir l’imitation.<br />

Nous pourrions encore enrichir la description du genre car Clément<br />

Janequin publiera La Guerre de Renty 37 en évoquant de nouveau la bravoure<br />

des Valois. D’autres compositeurs comme Guillaume Costeley ou François<br />

Le Fèvre écriront des pièces circonstancielles célébrant évidemment la<br />

victoire des armées du roi de France 38 .<br />

Les exemples précédents relativisent donc pour deux raisons<br />

l’importance qu’on accorde à la Bataille de Marignan.<br />

Ce n’est pas la seule chanson descriptive sur ce thème, chanson qui<br />

appartient davantage à l’univers louangeur des courtisans qu’à celui,<br />

prioritairement ludique, des praticiens amateurs.<br />

Le roi de France est cité davantage pour l’image qu’il doit<br />

représenter - la bravoure et l’honneur - que pour avoir accompli des actes<br />

personnels 39 .<br />

Les Valois et les fleurs<br />

C’est dans une chanson anonyme à quatre voix publiée en 1530 que<br />

nous retrouvons la fonction royale associée au lys 40 . En voici le texte :<br />

France, par consolation,<br />

Resjouys toy du cueur courtoys,<br />

37 Verger de musique contenant partie des plus excellents labeurs de M. C. Janequin […]<br />

Premier livre […], <strong>Paris</strong>, Le Roy & Ballard, 1559, fol. 45.<br />

38 Je renvoie le lecteur curieux à l’article « La musique au temps de Claude de Lorraine,<br />

premier duc de Guise », Le mécénat et les ducs de Guise, Klincksieck, 1997, p. 143-59.<br />

39 Signalons La musique à la cour de François 1 er de Christelle CAZAUX, <strong>Paris</strong>, Mémoires<br />

et Documents de l’école des Chartes (n° 65), 2002.<br />

40 Vingt huit chansons nouvelles en musique, <strong>Paris</strong>, Pierre Attaingnant, 1530. Edition<br />

moderne : CMM 93, IV, 108-10.


Honneur, louenge par renon,<br />

Soit au tres noble Roy Françoys,<br />

Banys sommes à ceste foys hors de soucy<br />

Puisque France a flory,<br />

Par quoy chantons à haulte voix,<br />

Vive le Roy des fleurs de lys.<br />

- 28 -<br />

VIVE LA MARGUERITE…<br />

Le propos témoigne de la popularité du roi de France et on peut se<br />

demander la raison réelle de se réjouir. S’agirait-il d’une allusion à la<br />

naissance d’un héritier royal, ce qui expliquerait le sens de “France a flory”,<br />

mais le futur Henri II est né en 1519… L’expression implicite de la liesse<br />

par le “chanter à haute voix” s’expliquerait peut-être alors par son remariage<br />

cette même année 1530 avec Eléonore d’Autriche dont il n’aura<br />

malheureusement jamais d’enfants.<br />

La sœur de François 1 er , Marguerite de Navarre (1492-1549)<br />

nommée aussi Marguerite de Valois bien qu’il ne faille pas la confondre<br />

avec l’autre Marguerite de Valois (1553-1615), la fameuse reine Margot, est<br />

partie prenante dans les courants intellectuels et dans la production littéraire<br />

de cette époque 41 .<br />

C’est elle qui est louangée dans une autre chanson anonyme à trois<br />

voix 42 par le biais de son prénom :<br />

Vive la marguerite,<br />

c’est une noble fleur,<br />

Pourtant s’elle est petite,<br />

Elle est de grant valeur ;<br />

Qui vouldra s’en despite<br />

Je luy porteray honneur,<br />

Vive la marguerite,<br />

C’est une noble fleur.<br />

Comme pour la première des deux chansons anonymes, aucune<br />

circonstance particulière est évoquée mais l’occasion à l’époque de<br />

manifester une sympathie et pour nous de constater cette popularité de la<br />

famille royale. La mise en musique accentue d’ailleurs, par la duplication<br />

musicale de l’envoi, l’importance des deux premiers vers en insistant sur la<br />

répétition du prénom. Vingt-trois mesures sur les trente-neuf de la chanson<br />

y sont exclusivement consacrées 43 .<br />

41<br />

Rappelons seulement qu’elle publie Le miroir de l’âme pécheresse en 1533 suivi de<br />

l’Heptaméron…<br />

42<br />

Quarante et deux chansons musicales […], <strong>Paris</strong>, Pierre Attaingnant, 1529. Edition<br />

moderne : CMM 93, III, 88-90.<br />

43 Cette pièce est proposée en annexe.


D’une Marguerite l’autre…<br />

- 29 -<br />

VIVE LA MARGUERITE…<br />

Marguerite de Valois n’est pas la première à être évoquée par des<br />

allusions florales. Les enluminures, tant dans le chansonnier que dans<br />

l’album musical de Marguerite d’Autriche (1480-1530), établissent une<br />

relation privilégiée entre le choix des pièces musicales et la destinataire des<br />

deux manuscrits. C’est avec ce type de document que nous pouvons<br />

apprécier l’importance de l’illustration comme apport d’information<br />

musicologique 44 .<br />

Qui est Marguerite et quelles sont ses relations à la musique ?<br />

Répudiée par Charles VIII en 1491, mariée une première fois en<br />

1497 avec l'Infant Don Juan qui mourut peu après, remariée en 1501 avec le<br />

duc Philibert de Savoie qui meurt en 1504, ses épreuves personnelles se<br />

mélangeront constamment avec la dure vie de régente alliant l'éducation de<br />

son neveu, le futur Charles-Quint, avec la défense d'un des royaumes les<br />

plus puissants de l'Europe. La devise qu'elle inscrira dans l'ensemble<br />

funéraire de Brou où elle repose encore aujourd'hui "Fortune infortune fort<br />

une" résume magnifiquement le destin contrasté d'une des grandes dames de<br />

la Renaissance.<br />

Des regretz, elle aura donc l'occasion d'en avoir encore, sa vie se<br />

subordonnant au devoir souverain, à l'étiquette de la cour. Elle les cultivera<br />

même. Comme l'édification de la chapelle de Brou pour Philibert de Savoie<br />

lui permit d'entretenir la mémoire de son époux en continuant à vivre, à<br />

construire et instruire par l'exemple et la vertu, les deux chansonniers, dont<br />

elle aimât s'entourer sa vie durant, permettent-ils de comprendre la force<br />

morale de cette femme hors du commun, qui impressionna à ce point son<br />

secrétaire et indiciaire qu'il la comparera à sa rivale pourtant peu appréciée<br />

Anne de Bretagne ?<br />

Le premier manuscrit, datant des années 1500 et connu sous le nom<br />

de "Chansonnier de Marguerite d'Autriche", est un petit livre de chœur in<br />

octavo portant l'indication CHANSON(S) DE MARGUERI(TE) en lettres<br />

d'or. Copié alors qu'elle était duchesse de Savoie, les 24 pièces à trois et<br />

quatre voix sont en majorité des textes français empruntés à la forme<br />

44 Martin PICKER, The Chanson Albums of Marguerite of Austria, A Critical Edition and<br />

Commentary, Berkeley, University of California Press, 1965. Les deux documents ont été<br />

depuis réédités en facsimilé :<br />

1. Chansonnier of Marguerite of Austria. Brussel, Koninklijke Bibliotheek, MS 11239,<br />

Peer, Alamire, 1984.<br />

2. Album de Marguerite d’Autriche, Brussel, Koninklijke Bibliotheek, MS. 228, Peer,<br />

Alamire, 1986.


- 30 -<br />

VIVE LA MARGUERITE…<br />

désuète du rondeau. Ce recueil donne déjà une place privilégiée aux<br />

chansons-regrets : Alles regretz étant la première copiée suivie de Venes<br />

regretz, Va t'en regret, Les grans regrets, Tous les regretz, Revenes tous<br />

regretz. Certaines chansons sont présentes plusieurs fois dans des moutures<br />

polyphoniques différentes, confortant davantage encore cette étrange<br />

monomanie.<br />

Le second, l'Album de Marguerite d'Autriche est confectionné une<br />

vingtaine d'années plus tard dans l'environnement musical des cours de<br />

Malines et de Bruxelles. D'un format double du précédent, enrichi de<br />

splendides enluminures, il offre 58 compositions de 3 à 7 voix développant<br />

aussi la thématique du recueil précédent mais ici, à une exception près, les<br />

compositeurs ne sont pas cités, comme si la mise en musique n'était que<br />

l'étape obligée et secondaire à la valorisation d'une préoccupation avant tout<br />

littéraire et personnelle à la régente. La polytextualité d'un genre<br />

particulièrement prisé durant tout le XV e siècle, celui de la lamentation, et<br />

qui verra ses derniers feux luirent dans la production franco-flamande des<br />

années 1500-1530, trouve son expression parfaite avec le motet à sept voix<br />

Proch dolor copié très exactement au cœur du recueil. Les quatre voix<br />

écrites, notées entièrement en valeurs noires en signe de deuil (c'est<br />

paradoxalement la seule fantaisie calligraphique du manuscrit), énoncent la<br />

tristesse liée à la perte d'un proche tandis que le triple canon en valeurs<br />

longues déroule le Pie Jhesu Domine, indiqué par une devise latine<br />

emblématique signifiant au ciel, à la terre et à la mer de secourir le croyant.<br />

Véritable tombeau musical, cette œuvre anonyme peut-être la plus aboutie et<br />

la plus longue du manuscrit, déplore la mort en 1519 de son père, le<br />

monarque Maximilien d'Autriche.<br />

Ainsi tout au long de sa vie, Marguerite d'Autriche aura tissé d'une<br />

manière invisible des correspondances entre les drames de sa vie<br />

personnelle et les arts qu'elle n'aura de cesse de voir développer. Ce principe<br />

de l'ars combinatoria, cher aux musiciens de son Album musical comme aux<br />

sculpteurs de l'église de Brou, et qu'elle n'a cessé d'appliquer à sa propre<br />

existence se vérifie dans les lettrines de la pièce liminaire, un Ave<br />

sanctissima Maria (exemple 1). On y voit au Tenor Marguerite priant la<br />

vierge alors que la vignette du Bassus et la frise sont illustrées de<br />

marguerites. Ces allusions florales se reproduisent plusieurs fois dans<br />

d’autres pages de cet album musical, comme pour la chanson Tous les<br />

regretz au folio 4 (exemple 2), reprenant l’exemple initié dans le<br />

chansonnier précédent avec la chanson Va ten regretz, folio 6 verso<br />

(exemple 3).


- 31 -<br />

VIVE LA MARGUERITE…<br />

Exemple 1 : Ave sanctissima Maria, Album de Marguerite d’Autriche


Exemple 2 : Tous les regretz, Album de Marguerite d’Autriche<br />

- 32 -<br />

VIVE LA MARGUERITE…


Exemple 3 : Va ten regretz, Chansonnier de Marguerite d’Autriche<br />

- 33 -<br />

VIVE LA MARGUERITE…


- 34 -<br />

VIVE LA MARGUERITE…<br />

Annexe musicale : chanson Vive la marguerite… Quarante et<br />

deux chansons musicales…, <strong>Paris</strong>, Pierre Attaingnant, 1529


- 35 -<br />

VIVE LA MARGUERITE…


- 36 -<br />

VIVE LA MARGUERITE…


LES MESSES ECCE SACERDOS MAGNUS<br />

ET UT RE MI FA SOL LA DE<br />

PALESTRINA DANS LE MANUSCRIT<br />

BOURDENEY (PARIS, RES.UMA 851) :<br />

UNE TRANSMISSION EN PARTITION DE<br />

DEUX MESSES PONTIFICALES A LA FIN<br />

DU XVI E SIECLE<br />

Alice Tacaille, <strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong>-<strong>Sorbonne</strong> (<strong>Paris</strong> IV)<br />

Lorsque, dans son premier livre de messes publié en 1554 chez<br />

Dorico, Palestrina honore le pape Jules III en composant à son intention une<br />

messe sur l'antienne Ecce sacerdos magnus, à quatre voix, l'héritage du<br />

contrepoint sévère francoflamand transparaît à maints égards. Cette messe,<br />

écrite sur un cantus firmus liturgique, présente au premier abord un<br />

caractère plutôt conservateur : le nombre de voix, la technique utilisée, la<br />

présence centrale du sujet, tous ces éléments évoquent une sorte de<br />

classicisme du contrepoint sévère. Rome est en train de relever ses<br />

institutions musicales et le jeune Palestrina en est l'un des acteurs de premier<br />

plan.<br />

L'édition de ce premier livre de messes de Palestrina sort de<br />

l'ordinaire de la publication en parties séparées : comme dans les grands<br />

livres de chœur que l'on pose sur le lutrin et sur lequel quatre voix<br />

- 37 -


LES MESSES ECCE SACERDOS MAGNUS ET UT RE MI FA SOL LA DE PALESTRINA DANS LE<br />

MANUSCRIT BOURDENEY<br />

différentes chantent en même temps, quoiqu’en parties séparées, les<br />

imprimeurs ont choisi de présenter les quatre voix en vis-à-vis sur deux<br />

pages.<br />

Ce dispositif n'est certes pas anodin : dans un contexte de constantes<br />

innovations technologiques, l'imprimerie musicale a développé depuis le<br />

début du siècle une abondante littérature musicale en parties séparées : le<br />

retour à une présentation fortement connotée, que l'on peut qualifier dans ce<br />

contexte de traditionnelle, coïncide avec les tensions idéologiques du second<br />

XVI e siècle. Dans l'effort de reconstruction catholique, la seconde moitié du<br />

siècle voit se développer tout un arsenal de mesures de contrôle de<br />

l'imprimerie, pas seulement de contrôle de l'imprimerie musicale.<br />

L'évolution mondiale du nombre de livres imprimés s'en ressentira<br />

d'ailleurs. Même si cet effort de présentation des imprimeurs n'a pas de<br />

lendemain, on peut sans hésiter le rattacher à une forme de refondation et de<br />

recentrement sur des valeurs traditionnelles. Le volume entier est adressé à<br />

Jules III, notamment par le biais de la dédicace. Rappelons que ce premier<br />

livre de messes est la première grande publication du tout nouveau maître de<br />

chapelle de Saint-Pierre de Rome. Dans ce recueil emblématique, la<br />

première messe est précisément la messe Ecce sacerdos magnus. La<br />

dédicace est en outre renforcée par l’apposition du blason de Jules III à<br />

chaque nouvelle entrée de l'antienne au cantus firmus.<br />

Ce marquage de la personnalité du destinataire est tout à fait<br />

représentatif d'une pièce de circonstance avant 1550. Tout se passe comme<br />

si le geste musical devait être rendu sensible aux mécènes, ou patrons, par la<br />

juxtaposition de signes visuels permettant une meilleure compréhension des<br />

efforts du musicien pour remplir son rôle. Non que le mécène soit incapable,<br />

tant s'en faut, d’apprécier une œuvre musicale de grande qualité. Mais la<br />

question est plutôt celle de savoir s'il y a « une étiquette sur le cadeau ».<br />

C'est une chose que de savoir décrypter une délicate attention artistique, c'en<br />

est une autre de pouvoir la manifester aux yeux de son entourage proche ou<br />

plus lointain. Il est sans doute encore souhaitable, en 1550, d'accumuler les<br />

signes par lesquels l’œuvre se rattache au destinataire. D'une certaine<br />

manière, la disposition même de cet imprimé, ainsi que l'utilisation<br />

signalétique du blason de Jules III, correspondent en réalité à une vision<br />

archaïque du support imprimé, si l'on entend par archaïque une vision<br />

proche que celle du manuscrit : voix séparées mais en vis-à-vis, lettrines<br />

historiées, enluminures, personnalisation du support.<br />

En 1570, l'histoire a considérablement complexifié et radicalisé les<br />

pensées et les sentiments religieux des hommes du XVI e siècle. Pour<br />

Clément VIII, Palestrina écrit une messe extraordinaire, la messe Ut Re Mi<br />

Fa Sol La à six voix, publiée à la fin de son troisième livre de messes<br />

- 38 -


LES MESSES ECCE SACERDOS MAGNUS ET UT RE MI FA SOL LA DE PALESTRINA DANS LE<br />

MANUSCRIT BOURDENEY<br />

(1570). L’usage du signe est tout aussi présent, mais dans un esprit<br />

diamétralement opposé, qui confine au dépouillement : le dispositif est<br />

redevenu simple, pas de blason, pas de présentation exceptionnelle des voix,<br />

et un cantus firmus aussi dépouillé qu’on peut le rêver : il s'agit de ce que<br />

l'on appelle un pes ascendans, fondé sur les degrés de l’hexacorde ou<br />

mieux, sur les syllabes de solmisation. On est tenté d’attribuer aux progrès<br />

de la Contre Réforme ce nouveau dispositif, plus simple, qui rejette la vanité<br />

candide du blason, l’utilisation même d’une antienne précisément<br />

appropriée, en somme ce qui participe de la dédicace manifestée « à<br />

l'ancienne ». Cependant, il faut se garder des idées reçues, ainsi de la<br />

simplicité ascétique de ce cantus firmus, vu comme le parangon de la vertu<br />

réformatrice militante. Après tout, Palestrina aurait-il pu utiliser la même<br />

antienne qu'il avait déjà utilisée pour Jules III ?<br />

D'autre part, en contrepoint, l'extrême sobriété du sujet présente en<br />

soi une certaine fascination. Les musiciens romains, Palestrina, puis Anerio,<br />

Nanino, et Lassus bien sûr écrivent abondamment sur des sujets de<br />

contrepoint présentés de manière ostensible, en valeurs longues par exemple<br />

ou encore dans des séries de réalisations sur la même monodie grégorienne<br />

etc. Tout ceci peut porter le nom de cantus firmus, et en tout cas se réfère à<br />

une monodie préexistante comme Dufay pouvait le faire lui-même dans ses<br />

propres compositions. La grande différence réside dans la place du référent<br />

dans la composition achevée : les manipulations du référent sont<br />

extrêmement différentes en 1462 et en 1570, et ce que Palestrina demande<br />

ici au pes ascendans se rapproche d’un rôle de réservoir mélodique (voire<br />

d’alibi), là où Dufay ou Obrecht faisaient dialoguer la forme du référent et<br />

la forme de la messe. Ceci n’implique pas qu’il n’y ait pas de préoccupation<br />

formelle chez Palestrina, mais simplement que l’utilisation du référent dans<br />

les deux messes présentées révèle un stade ultérieur de l’écriture<br />

contrapuntique : l’excellence et le plaisir résident dans la variation des<br />

réalisations. Dans le cas d’un tout petit référent, sous cet angle, les<br />

manœuvres se doivent en quelque sorte d’être plus spectaculaires. En effet,<br />

elles le sont, notamment dans la source qui nous importe.<br />

Ces deux messes sont copiées, probablement après 1575, dans<br />

l’extraordinaire manuscrit Bourdeney, (Bibliothèque Nationale de France,<br />

Rés Uma ms. 851) 45 . Ce très grand manuscrit sur papier, d'environ 580<br />

pages, fait partie d'un groupe de manuscrits d'Italie du Nord copiés en<br />

45 Oscar MISCHIATI, Un’anthologia manoscritta in partitura des secolo XVI. Il manoscritto<br />

Bourdeney della Bibliothèque Nationale di Parigi […], Rivista Italiana di Musicologia X,<br />

1975, p. 265-328. Tous nos remerciements vont à la Bibliothèque Nationale pour l’aide à la<br />

consultation de ce manuscrit.<br />

- 39 -


LES MESSES ECCE SACERDOS MAGNUS ET UT RE MI FA SOL LA DE PALESTRINA DANS LE<br />

MANUSCRIT BOURDENEY<br />

partition, à la fin du XVI e siècle 46 . Le compilateur a rassemblé messes et<br />

motets, madrigaux et chansons, en privilégiant les répertoires romains, mais<br />

pas uniquement : on trouve encore Clément Janequin, et des francoflamands<br />

d’une génération ou même de deux générations antérieures,<br />

Willaert, Mouton, Josquin des Prés… Le manuscrit Bourdeney est copié le<br />

plus souvent à partir d'imprimés et se distingue notamment par la copie de<br />

recueils entiers. C'est ainsi que les premiers et troisième livres de messes de<br />

Palestrina y figurent, de même que le premier livre de messes de Josquin et<br />

bien d'autres encore. Ce manuscrit, représentant de l'évolution de la<br />

mentalité musicale à la fin du XVI e siècle, est inscrit dans le désir croissant<br />

de confronter les voix les unes aux autres par la superposition directe des<br />

parties, situation qui nous est aujourd'hui la plus usuelle et dont témoignent<br />

les écrits et la correspondance des musiciens 47 .<br />

La messe Ecce Sacerdos Magnus<br />

Cette messe est construite sur une antienne encore en usage<br />

aujourd'hui :<br />

Ex : Antienne Ecce sacerdos magnus 48<br />

Les quatre incises sont utilisées par Palestrina, au besoin en les<br />

répétant pour les sections plus importantes (Credo).<br />

46<br />

Edward E. LOWINSKY, “Early scores in manuscript”, Journal of American Musicological<br />

Society, 1960, p. 126-178.<br />

47<br />

Ibidem.<br />

48<br />

Paroissien Romain, <strong>Paris</strong>, Tournai, Rome, Desclée et Cie, 1927 (800), p. 1004.<br />

- 40 -


:<br />

LES MESSES ECCE SACERDOS MAGNUS ET UT RE MI FA SOL LA DE PALESTRINA DANS LE<br />

MANUSCRIT BOURDENEY<br />

Le tableau suivant récapitule les citations de l’antienne dans la messe<br />

Kyrie I Superius C barré Ré<br />

Christe Altus Sol<br />

Kyrie II Ténor Ré<br />

Et in terra Ténor Ré 2 fois<br />

Qui tollis Ténor Ré longues<br />

Patrem Ténor idem 2 fois<br />

Crucifixus Sans 3 voix<br />

Et incarnatus Ténor 2 fois<br />

Sanctus Altus longues<br />

Pleni sunt sans 3 voix<br />

Osanna Ténor O barré 3<br />

Benedictus sans Sans Bassus<br />

Osanna 2 C• Type ricercar<br />

Agnus Dei I Superius<br />

Agnus Dei II Second contra<br />

(Ut2)<br />

- 41 -<br />

Ré/Sol 5 voix<br />

ostinato<br />

en diminution à<br />

la fin<br />

Agnus Dei III 0, 0 barré, C• Type paraphrase<br />

Ce sont donc quatorze répétitions, qui, passant d'une voix à l'autre et<br />

notamment au superius du début à la fin, imprègnent tellement la<br />

construction polyphonique qu’un œil moderne est tenté d'y voir un esprit de<br />

variations. La disposition manuscrite de cette messe dans le manuscrit<br />

Bourdeney n'en est que plus frappante. Une des vertus de l'utilisation d'un<br />

papier barré verticalement est de concentrer le regard vers les événements<br />

sonores aussi bien verticaux qu’horizontaux. D'une certaine manière, la<br />

lecture moderne s'en trouve grandement renforcée : les très grandes pages<br />

du manuscrit permettent en outre de visualiser plusieurs sections à la fois.<br />

En outre les sections traditionnellement allégées, comme par<br />

exemple le Pleni sunt ou le Benedictus participent de l'imprégnation<br />

générale en utilisant le début de chaque incise grégorienne comme motif<br />

d'imitation. La mesure employée par Palestrina, sans surprise pour ce<br />

second XVI e siècle, y est le C barré, à l'exception de sections en prolation<br />

parfaite, comme le second Osanna, ou en proportion triple, comme le<br />

premier. Le copiste du manuscrit, qui fait régulièrement le choix de<br />

conserver la valeur de deux brèves entre deux barres de mesures, fait alors<br />

des choix légèrement différents : une et trois brèves respectivement. L’effet<br />

spectaculaire de la superposition des parties réside dans le dernier Agnus.<br />

Là, la superposition directe de parties implique une superposition de<br />

mesures a priori très différentes : aux deux parties supérieures, entre chaque<br />

barre de mesure figurent deux brèves parfaites, mais théoriquement six<br />

pulsations (nous disons tactus) à la semibrève par mesure. À la voix de


LES MESSES ECCE SACERDOS MAGNUS ET UT RE MI FA SOL LA DE PALESTRINA DANS LE<br />

MANUSCRIT BOURDENEY<br />

ténor, on compte quatre brèves ternaires, et théoriquement quatre tactus par<br />

mesure. Enfin, à la basse, un signe de mensurations à deux temps, ternaire.<br />

Ex : Agnus III de la messe Ecce sacerdos magnus, Palestrina, Manuscrit Bourdeney p. 279<br />

Ce n'est pas tant la difficulté réelle d'exécution rythmique qui frappe<br />

ici, que l’éclatante versatilité du système de notation. En effet, de haut en<br />

bas, un même signe recouvre deux ou trois durées différentes. Pour écrire ce<br />

passage, le copiste a procédé à l'effacement d'une barre de mesures sur deux<br />

afin de disposer de cases plus grandes. Au cours de cet Agnus, le copiste a<br />

en outre rencontré des signes de mesure différents, qui ont conduit à<br />

réintroduire des barres de mesures intermédiaires à partir du passage en C,<br />

puis du passage en hémiole, manifesté par les notes noircies. On le constate,<br />

la nécessité de faire de ce dernier Agnus une pièce maîtresse est résolue par<br />

une disposition métrique assez complexe, issue de la superposition de voix<br />

distinctes. Comme en témoignent les écrits et la correspondance des<br />

musiciens, l'essor de la mise partition à la fin du XVI e siècle peut remplir<br />

des fonctions esthétiques très raffinées : le nouvel humaniste se délecte<br />

désormais de la visualisation complète de la complexité de l'artifice.<br />

La messe Ut Re Mi Fa Sol La<br />

La grande clarté graphique permise par cette copie exceptionnelle du<br />

premier livre de messes remplit une fonction équivalente dans la messe Ut<br />

Re Mi Fa Sol La du troisième livre. La concision du sujet de contrepoint<br />

accentue énormément cet effet :<br />

Dans cette messe, le sujet « hexacordal » se trouve répété plus d'une<br />

centaine de fois, sous toutes les formes, et dans toutes les durées<br />

imaginables. Le même lecteur contemporain du manuscrit, qui a sans doute<br />

su apprécier les petites hallebardes produites par les semiminimes dans la<br />

- 42 -


LES MESSES ECCE SACERDOS MAGNUS ET UT RE MI FA SOL LA DE PALESTRINA DANS LE<br />

MANUSCRIT BOURDENEY<br />

foule du marché des Cris de <strong>Paris</strong>, retient son souffle en contemplant le<br />

placement kaléidoscopique du sujet d'un bout à l'autre de la messe. Ainsi par<br />

exemple de la fin du Gloria, noté à la fois en diminution, en proportion de 3<br />

pour 2, et en hémiole dans un passage saisissant où les voix s'effondrent<br />

littéralement les unes sur les autres pour arriver à la sonorité finale.<br />

Ex 3 : Gloria de la messe Ut Re Mi Fa Sol La de Palestrina, Manuscrit Bourdeney p. 359.<br />

De section en section, l'amateur éclairé (et éclairé par la présentation<br />

graphique de cette dentelle musicale dans le manuscrit Bourdeney) découvre<br />

une composition proche du ricercar. Le projet consiste à littéralement farcir<br />

la messe du sujet : les présentations en valeurs longues, de type cantus<br />

firmus, y côtoient les fantaisies imitatives. Ainsi des lignes ascendantes<br />

successives du motif dans le Crucifixus. Ainsi des mouvements contraires<br />

immédiatement perceptibles dans le Sanctus et naturellement dans le dernier<br />

Agnus : il est ainsi réalisé à sept voix, les deux voix supérieures étant<br />

portées à 3 par l'introduction d'un canon à la quinte inférieure, qui apporte<br />

ainsi une troisième voix de contratenor à ce riche contrepoint. La<br />

visualisation du canon est parfaite grâce au dispositif développé par le<br />

compilateur du manuscrit. En effet, dans ce dernier Agnus, comme dans<br />

d'autres pièces faisant l'objet de canon, le compilateur a copié le canon puis<br />

déduit la voix de résolution, qu'il a ensuite placée correctement pour la<br />

polyphonie. Cette visualisation des artifices de l'écriture, suffisamment rare<br />

- 43 -


LES MESSES ECCE SACERDOS MAGNUS ET UT RE MI FA SOL LA DE PALESTRINA DANS LE<br />

MANUSCRIT BOURDENEY<br />

pour qu'on en fasse ici état, dénote certainement une pensée musicale en<br />

pleine évolution.<br />

Au moment où la théorie italienne tente de rationaliser l'art des<br />

signes, on peut se demander si la main italienne ne tente par d'interroger les<br />

limites d'un système de notation parvenu à maturité. En effet, le jeu sur les<br />

proportions et les superpositions de signes de mensuration différents prend<br />

dans le manuscrit Bourdeney un relief manifeste, d’un effet durable garanti<br />

par la projection des voix dans l’espace de la feuille (et de l’imaginaire du<br />

lecteur). Comme d’autres manuscrits en partition de la fin du XVI e siècle, le<br />

manuscrit Bourdeney témoigne certainement de nouvelles aspirations<br />

musicales, notamment en termes d’intériorisation de la lecture, en termes de<br />

relation entre la simultanéité des sons entendus et des sons lus. Il est<br />

possible que le système de notation proportionnelle en ait cependant<br />

fortement pâti, notamment parce que la mise en partition dénonce<br />

l’équivoque des figures de notes et de silences.<br />

- 44 -


MUSIQUE ET POUVOIR DANS LES<br />

RELATIONS ENTRE LES MONARCHIES<br />

DE FRANCE ET D'ESPAGNE AU XVII e<br />

- 45 -<br />

SIECLE.<br />

Louis Jambou, <strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong>–<strong>Sorbonne</strong> (<strong>Paris</strong> IV)<br />

Durant le premier baroque c'est l'ignorance ou l'indifférence en<br />

matière de connaissances musicales entre la France et l'Espagne 49 . Elles sont<br />

réciproques car si en France on ignore presque tout de la musique espagnole<br />

de ce siècle, en Espagne l'on ignore également la musique française<br />

antérieure à Lully, qui n'y pénètre que subrepticement. Ceci alors que la<br />

France fonde ce qui sera son histoire musicale du « Grand Siècle » et que le<br />

49 Pour une approche générale, voir Louis JAMBOU, « Les représentations de la musique<br />

espagnole dans des écrits français du XVII e siècle : de la statistique à la métaphore » et<br />

Juan José CARRERAS, « L'Espagne et les influences européennes : la musique française à la<br />

cour d'Espagne (1679-1714) », Échanges musicaux franco-espagnols ; XVII e -XIX e siècles,<br />

<strong>Paris</strong>, Klincksieck, Les rencontres de Villecroze, IV, 2000, p.13-59 et p. 61-82 Pour une<br />

approche plus partielle : Louis JAMBOU, "Problemática de la literatura guitarística entre<br />

Francia y España durante la segunda mitad del siglo XVII", La guitarra en la historia (2),<br />

Córdoba, La Posada, 1991, p. 97-99. Également Danièle BECKER, « Images de l'Europe, de<br />

la France et de l'Espagne dans le ballet de cour français et dans le théâtre espagnol de la<br />

première moitié du dix-septième siècle », Le théâtre et l'Opéra sous le signe de l'Histoire,<br />

<strong>Paris</strong>, Klincksieck, 1994, p.53-73; Id., « La musique espagnole à la cour de France au<br />

XVIIe siècle », Deux siècles de Relations hispano-françaises. De Commynes à Madame<br />

d'Aulnoye (éd. Henri PAGEAUX), <strong>Paris</strong>, l'Harmattan, 1987, p. 61-83.


MUSIQUE ET POUVOIR DANS LES RELATIONS ENTRE LES MONARCHIES DE FRANCE ET D'ESPAGNE AU<br />

XVII E SIECLE<br />

Siglo de Oro de l'Espagne vit une période qui ouvre des voies nouvelles aux<br />

techniques mises en route à la fin du XVI e siècle. Sans aucun doute cette<br />

attitude, en musique, est-elle à mettre en parallèle avec la circulation des<br />

œuvres picturales. L'on sait que Velázquez reste pratiquement méconnu en<br />

France durant sa vie 50 , ce qui est pour le moins paradoxal en rapport avec<br />

l'influence exercée par la littérature théâtrale et romanesque espagnole sur la<br />

première moitié du XVII e français. Cette ignorance, qui fait que l'on rentre<br />

ici dans une terre vierge, a des causes. On en détachera ici les aspects qui<br />

touchent à la vie politique dont on fera une histoire historico-musicale.<br />

Tout d'abord la politique des armes entre les deux pays. En réalité,<br />

il s'agit d'abord d'une longue guerre pour la domination des terres italiennes,<br />

de la fin du XV e siècle au milieu du XVI e siècle, et, ensuite, d’une guerre<br />

autour des terres flamandes. Le point final de cette période commence<br />

durant la Guerre de Trente ans, en 1635, lorsque la France déclare la guerre<br />

ouverte à l'Espagne. Elle est marquée par la bataille de Rocroi (1643), se<br />

prolonge jusqu'au traité de Westphalie (1648) et sera achevée par la Paix des<br />

Pyrénées (1659) qui signe la mise en place d'un nouvel équilibre européen.<br />

À l'échelle du continent, cette Paix des Pyrénées fut, selon les termes de<br />

Henry Kamen, le moment qui marqua la fin de l'hégémonie de l'Espagne en<br />

Europe et la confirmation de la suprématie de la France 51 . Le mouvement de<br />

bascule - analysé par Braudel 52 - entre le sud méditerranéen et les pays du<br />

nord, commencé à la fin du XVI e siècle est consommé au milieu du XVII e<br />

siècle au bénéfice du trône de France. Dans ce mouvement de bascule la<br />

musique est apparemment absente encore que cette affirmation trouve<br />

quelques exceptions.<br />

Les pamphlets circulent, l'iconographie accuse les traits des textes<br />

littéraires 53 . Dans ceux-ci la musique est parfois présente et,<br />

symboliquement, sert la politique des armes. Charles Sorel (ca1600-1674)<br />

n'est pas un familier des terres de la péninsule mais toute son œuvre<br />

littéraire est imprégnée de culture espagnole, et contient des traces de sa<br />

50 Jacques THUILIER, « Sur un silence de Roger de Piles », Velázquez. Son temps, son<br />

influence, Acte du colloque tenu à la Casa de Velázquez les 7, 9 et 10 décembre 1960,<br />

<strong>Paris</strong>, Arts et métiers graphiques, 1963, p.73-91. Charles STERLING, « La peinture française<br />

et la peinture espagnole au XVII e siècle : affinités et échanges », Ibid. p.111-120.<br />

51 Henry KAMEN, Una sociedad conflictiva: España, 1469-1714, Madrid, Alianza editorial,<br />

2da edición, 1995, p. 420-21.<br />

52 Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen á l´époque de Philippe<br />

II, <strong>Paris</strong>, Armand Colin, Références, 1990.<br />

53 Voir les textes, et la bibliographie, contenus dans L'âge d'or de l'influence espagnole. La<br />

France et l'Espagne à l'époque d'Anne d'Autriche 1615-1666, Mont-de-Marsan, éd.<br />

Interuniversitaires, 1991.<br />

- 46 -


MUSIQUE ET POUVOIR DANS LES RELATIONS ENTRE LES MONARCHIES DE FRANCE ET D'ESPAGNE AU<br />

XVII E SIECLE<br />

pratique musicale qu'il aura recueillie auprès des récits de voyages de ses<br />

compatriotes. Homme de son temps, les titres de certains ses écrits<br />

témoignent de ses prises de position contre l'Espagne 54 . Parmi ses écrits, La<br />

Dispute du Luth et de la Guytare, publié en 1644 dans Nouveau recueil des<br />

pièces les plus agréables de ce temps [...], ne fait aucune allusion aux<br />

conflits en cours. Mais la dispute entre les deux instruments, luth et guitare,<br />

se situe à ce moment politique, externe à la musique, en même temps qu'elle<br />

se place entre les deux monuments organologiques que sont les traités de<br />

Marin Mersenne et Pierre, Trichet qui ancrent la genèse de l'instrument<br />

« guitare » en Espagne, le luth ne pouvant être, dans ce contexte, que de<br />

France. Dès lors cette fable devient symbolique.<br />

Œuvre médiocre et gauche usant des ressources prosopopéiques, elle<br />

tient en une conversation intime entre trois personnages : un musicien « fort<br />

peu sçavant en Musique » et ses deux instruments, la guitare et le luth. Doté<br />

de vertus curatives (le luth entretient les plaintes du maître et la guitare<br />

soulage les « ennuis des hommes »), l'un et l'autre instrument sont<br />

catégorisés et qualifiés selon leur fonction sociale et, dans la recherche de<br />

justes épousailles, c'est la musique qui achève de les définir. Le luth, non<br />

content de servir la voix de son maître, demande de se marier avec quelque<br />

instrument de sa sorte. Celui-ci sera l'épinette, « reine de tous les<br />

instruments ». La guitare jettera son dévolu sur le cistre. Dès lors le luth<br />

produira, en union parfaite avec l'épinette, « une harmonie merveilleuse » de<br />

« doux accords », « enfants de notre mariage, alors que la guitare ne sera<br />

que la « servante de cette belle espinette ».<br />

Cette œuvrette a valeur de métaphore qui, se fondant sur une réalité<br />

organologique, renvoie au conflit en cours entre les deux nations. La fable<br />

révèle pleinement les aspirations de la nation française à renverser les<br />

prépondérances entre les pays et à s'assurer la maîtrise des destins de<br />

l'Europe. Comme en d'autres genres, littéraires ou plastiques, la musique<br />

devient moyen et prétexte à l'expression de l'ambition politique.<br />

La politique matrimoniale des deux monarchies est un second<br />

aspect qu'il faut examiner. Car elle est le lieu de moments privilégiés<br />

d'échanges durant lesquels la musique et ses manifestations dansées ne<br />

peuvent manquer.<br />

54 De 1642, publiées à <strong>Paris</strong>, datent deux publications au titre significatif : La deffense des<br />

Catalans, où l'on voit le juste sujet qu'ils ont eu de se retirer de la domination du roy<br />

d'Espagne, avec les droits du Roy sur la Catalogne et le Roussilon suivi de Remonstrance<br />

aux peuples de Flandre, avec le droict du Roy sur leurs provinces.<br />

- 47 -


MUSIQUE ET POUVOIR DANS LES RELATIONS ENTRE LES MONARCHIES DE FRANCE ET D'ESPAGNE AU<br />

XVII E SIECLE<br />

Les faits<br />

Le XVII e siècle est divisé, ici également, en deux parties, marquées<br />

par la même date de 1660. Durant la première partie, deux mariages<br />

unissent la maison espagnole des Habsbourg à celle des Bourbon français.<br />

En 1615, Anne d'Autriche, fille de Philippe III, se marie au prince de<br />

France, futur Louis XIII. En 1660, conséquence prévue par la Paix des<br />

Pyrénées, Marie-Thérèse, fille du Habsbourg espagnol Philippe IV, se marie<br />

avec le Bourbon français Louis XIV. Dans les deux cas la nouvelle Reine<br />

des Français est accompagnée par une troupe théâtrale, comédiens,<br />

musiciens et danseurs. Le premier mariage laisse trace surtout de<br />

l'apparition de danses espagnoles à la Cour. Mais en 1660, les fêtes donnent<br />

lieu à la création d'opéras dans les deux capitales encore que les<br />

démonstrations d'apparat et de pouvoir entre les deux monarques à l'île des<br />

Faisans soient dénuées de trace musicale. Après ce mariage les voyages<br />

musicaux de la monarchie se feront en sens contraire, de la France à<br />

l'Espagne.<br />

En 1679, Charles II d'Espagne se marie à Marie Louise d'Orléans,<br />

nièce de Louis XIV. À cette occasion une troupe parisienne de quarante<br />

musiciens accompagnent la nouvelle Reine à Madrid. Elle est dirigée par<br />

Michel Farinelly, compositeur, et par son épouse, Marie-Anne Cambert,<br />

claveciniste, fille du fondateur de l'Académie de l'Opéra. L'obligation de<br />

Farinelly sera celle de la composition de « toute la musique, sinfonies et<br />

danses qui seront ordonnez pour le divertissement de leurs dites Magestés<br />

Catholiques ». Sa femme « jouera et accompagnera le clavecin » 55 . La<br />

composition de la troupe est française (12 chanteurs - une seule femme -<br />

douze instrumentistes - sans doute violonistes - quatre hautboïstes, un maître<br />

de ballet et deux machinistes) montre bien qu'il s'agit d'une troupe visant à<br />

la représentation de toute œuvre lyrique et à l'exécution de toute œuvre<br />

instrumentale. Le modèle en est bien évidemment la tragédie lyrique en<br />

musique qui avait pris son envol à la Cour française. L'intention<br />

« missionnaire » de cette entreprise était donc manifeste : elle accompagnait<br />

et venait à renforcer l'action diplomatique de la Couronne.<br />

Elle n'est pas unique puisqu’un quart de siècle plus tard 56 elle se<br />

répète lors du changement de dynastie. Mais l'action diplomatique entre les<br />

55 Marcelle BENOIT, « Les musiciens français de Marie-Louise d'Orléans, reine<br />

d'Espagne », Revue Musicale, 226, 1955, p. 48-60 ; Louis JAMBOU, "Problemática de la<br />

literatura guitarística entre Francia y España", Op.cit.<br />

56 En 1689 le mariage de Charles II d'Espagne avec Marie-Anne de Neubourg entraîne<br />

également des fêtes et des échanges musicaux qui ne sont pas évoqués ici.<br />

- 48 -


MUSIQUE ET POUVOIR DANS LES RELATIONS ENTRE LES MONARCHIES DE FRANCE ET D'ESPAGNE AU<br />

XVII E SIECLE<br />

deux Couronnes est accompagnée cette fois du bruit des armes. En effet la<br />

mort de Charles II (1700), en Espagne, entraîne l'application d'une clause<br />

testamentaire qui prévoyait sa succession sur la tête du petit-fils de Louis<br />

XIV, Philippe d'Anjou, futur Philippe V. Les partisans des Habsbourg de<br />

l'Empire réagissent en fomentant le parti de l'archiduc Charles de<br />

Habsbourg. Une longue guerre européenne - la guerre de Succession - s'en<br />

suivra, qui s'achèvera par un nouveau partage territorial de l'Europe (traité<br />

d'Utrecht en 1713 et traité de Rastadht en 1714). Mais ce conflit européen<br />

est également une guerre interne entre partisans d'une Couronne ou d'une<br />

autre, d'une politique nouvelle et ouverte mais centralisée, celle des<br />

Bourbon, et celle de la continuité de la dynastie des Habsbourg,<br />

respectueuse des différences des royaumes intérieurs. En schématisant<br />

disons que la Couronne de Castille prend le parti des Bourbon : sa capitale<br />

sera Madrid ; et que la Couronne d'Aragon (Aragon, Catalogne et Valence)<br />

prend celui des Habsbourg : sa capitale sera Barcelone. Mais restons-en à<br />

l'organisation institutionnelle de la musique où ce schéma trouve également<br />

une lecture pratique. À Madrid, la chapelle royale antérieure - celle de<br />

Charles II - continue et continuera à exister mais Philippe d'Anjou y amène<br />

lui-même sa propre chapelle. En 1701, à l'occasion de son mariage avec<br />

Marie-Louise de Savoie, une nouvelle troupe de musiciens français vient en<br />

Espagne et, en octobre de cette année, représente à Barcelone un<br />

Divertimiento para el matrimonio del Rey de España (« Divertissement<br />

pour le mariage du Roi d'Espagne »). Dirigée par le compositeur Henry<br />

Desmarets, elle gagne rapidement Madrid où elle s'installera pour quelques<br />

courtes années 57 . En Catalogne l'archiduc Charles est couronné roi<br />

d'Espagne en 1703 et reconnu par Vienne. Il est lui-même accompagné de sa<br />

chapelle musicale qui y restera jusqu'à la conclusion du conflit. Formée de<br />

musiciens napolitains, elle sera dirigée à Barcelone, entre 1707 et 1713, par<br />

l'italien Giuseppe Porsile (il y fera représenter quatre opéras de Antonio<br />

Caldara, dont l'un porte le titre en italien Scipione nelle Spagne).<br />

L'on voit donc que l'on retrouve sur le territoire de la péninsule la<br />

confrontation des deux styles français et italien. Mais l'on voit également<br />

que ni l'une ni l'autre chapelle ne font souche en Espagne. D'ailleurs<br />

Philippe V, dès 1702 (17/4-1/6), voyage vers son royaume de Naples. Il<br />

s'enthousiasme pour Alessandro Scarlatti, et quoique marqué par sa<br />

57 Michel ANTOINE, Henry Desmarest (1661-1741). Biographie critique, <strong>Paris</strong>, Picard,<br />

1965 ; Yves BOTTINEAU, L'art de Cour dans l'Espagne de Philippe V. 1700-1746,<br />

Bordeaux, 1960, p. 304-306. Les musiciens français, dont tous les noms ne sont pas connus,<br />

rentreront en France entre février et mai 1703. Desmarets restera à Madrid jusqu'à sa<br />

nomination comme Maître de Musique auprès du duc de Lorraine, Léopold 1.<br />

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MUSIQUE ET POUVOIR DANS LES RELATIONS ENTRE LES MONARCHIES DE FRANCE ET D'ESPAGNE AU<br />

XVII E SIECLE<br />

formation française, en ramène son goût pour l'opéra napolitain. Dans la vie<br />

musicale intérieure à la Cour d'Espagne, à Madrid, la chapelle des<br />

Habsbourg est toujours en place et survivra à ce conflit. Mais le temps de<br />

l'épuration va bientôt arriver : dès 1706 son maître de chapelle, Sebastián<br />

Durón, hostile aux Bourbon, devra prendre le chemin de l'exil. Compositeur<br />

dans la ligne des musiciens espagnols mais aussi marqué par l'influence<br />

italienne, il mourra à Cambó au Pays basque français (1716). C'est le<br />

premier exemple, en Espagne du moins, de l'exil politique de musiciens,<br />

volontaire ou non, qui marquera les XIX e et XX e siècles européens.<br />

L'on peut affirmer, en laissant de côté la circulation invisible des<br />

œuvres que, jusqu'en 1660, l'Espagne exporte vers la France, à l'occasion de<br />

ces unions matrimoniales, des troupes de théâtre (comédiens, musiciens et<br />

danseurs), destinées à la représentation d’œuvres issues de la nueva comedia<br />

(Lope de Vega), coupée d'intermèdes et d'accompagnements musicaux.<br />

Durant la seconde partie de ce siècle, la France envoie en Espagne, en<br />

pareilles circonstances, des troupes musicales aptes à la représentation<br />

lyrique nouvellement créée : la tragédie lyrique française.<br />

Les faits et la musique.<br />

On ne peut douter que l'intention première de ces entreprises<br />

musicales soit celle de former une suite agréable à la nouvelle résidence de<br />

la Reine dans des cours aux traditions culturelles distinctes. Une autre<br />

intention, moins visible, est celle de développer dans le nouveau pays (la<br />

France ou l'Espagne), un foyer d'expansion pour la culture et la musique du<br />

pays d'origine. Une étude détaillée de ces ambassades musicales laisseraient<br />

voir que celles de 1615, à <strong>Paris</strong>, et celle de 1679, à Madrid, sont restées<br />

limitées ou ont échoué dans ce second aspect même si elles ont connu sans<br />

aucun doute des conséquences indirectes sur la circulation des œuvres.<br />

On peut supposer, par exemple, que l'édition à <strong>Paris</strong> du petit traité de<br />

guitare de Luis Briceño (1626, méthode dédiée à Mme de Chasles petitefille<br />

d'un conseiller de Louis XIII) et que la diffusion à <strong>Paris</strong> des rythmes<br />

dansés espagnols et de la nouvelle technique de la guitare - le rasgueado, le<br />

« battement » - soit une conséquence du premier mariage. Cette<br />

hypothèse laisse cependant de côté l'expansion triangulaire des rythmes et<br />

du style espagnol qui passe d'abord par l'Italie. Celle-ci a déjà adopté la<br />

guitare « espagnole » (le traité de Montesardo, Intavolatura per sonare li<br />

baletti sopra la chitarra spagnuola, qui introduit le rasgueado dans le<br />

courant international est imprimé à Florence en 1606). En revanche<br />

l'expansion, antérieure à ce siècle (depuis Caietain, 1578), des « airs de<br />

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MUSIQUE ET POUVOIR DANS LES RELATIONS ENTRE LES MONARCHIES DE FRANCE ET D'ESPAGNE AU<br />

XVII E SIECLE<br />

cour » 58 en langue espagnole (un total de quelque 33 59 , parfois en langue<br />

macaronique), qui s'achèvera par les pièces contenues dans les Airs de cour<br />

avec la tablature de luth et de guitare (1629) de Étienne Moulinié (ca1600ca1669),<br />

n'est pas étrangère aux cercles de la monarchie ou des cours<br />

princières. Il importe de noter que ce dernier compositeur 60 est né en<br />

Languedoc, formé à la cathédrale de Narbonne, proche donc du Roussillon<br />

encore sous l'autorité de l'Espagne. Il est au service (entre 1628 et 1660),<br />

comme « maître de musique » de Gaston d'Orléans, frère de Louis XIII.<br />

L'on sait que ce prince, en lutte contre Richelieu et Mazarin, est proche de la<br />

culture espagnole et la musique espagnole ne lui devait pas être étrangère 61 .<br />

Enfin il n'est pas indifférent de souligner que les deux genres de l'air de cour<br />

et de la tonada suivent une écriture parallèle, allant du chant polyphonique,<br />

imitatif ou homophonique, au chant soliste et accompagné par le luth ou la<br />

guitare.<br />

Après 1679, la troupe de Michel Farinelly commence à se<br />

désagréger en 1683 et le maître rentre à <strong>Paris</strong> à la fin de 1686 ou au début<br />

1687 avec, en poche, l'écriture d'une pièce intitulée Folies d'Espagne.<br />

Cependant, à <strong>Paris</strong> d'abord puis à Madrid, des fêtes musicales se multiplient<br />

en l'honneur du mariage de Marie-Louise d'Orléans. A <strong>Paris</strong>, au palais de<br />

l'ambassadeur d'Espagne, le marquis de Balbaces, il y eut une Sérénade de<br />

« voix et d'instruments » composé par Farinel l'Aisné, sans doute le<br />

compositeur nommé plus avant à la tête de la troupe. Outre ce concert, le 17<br />

juin 1679, les fêtes parisiennes dureront 21 jours durant lesquels deux<br />

séances seront consacrées, à la demande de la nouvelle Reine, à la<br />

représentation de Bellérophon de Lully. A Madrid, l'on sait que, avant<br />

même l'arrivée de la Reine, ce ne sera pas Bellérophon qui sera repris mais<br />

« l'opéra d'Alcine » représenté au Buen Retiro au mois de mai 1679 (dont<br />

l'interprétation est peu appréciée par Madame d'Aulnoye) et « que les<br />

musiciens français qui avaient suivi la Reine, préparèrent quelques opéras »,<br />

« qu'il y eut le soir au Palais un concert de musique française », lors de<br />

l'anniversaire de la nouvelle Reine. Mais ce sont là des données factuelles<br />

qui ne laissent que peu de traces visibles de l'implantation de musiques d'un<br />

58<br />

C'est là un genre français proche des tonadas ou tonos humanos de la littérature musicale<br />

espagnole.<br />

59<br />

José CANALES RUIZ, L'air de Cour espagnol en France (1578-1629), mémoire non<br />

publié, <strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong>-<strong>Sorbonne</strong>, 1994.<br />

60<br />

De même que Bouzignac d'ailleurs plus versé en l'art de la musique sacrée. L'œuvre de<br />

l'un et de l'autre est souvent rapprochée de l'Italie. Il y aurait lieu à l'avenir d'étudier<br />

l'Espagne, notamment la Catalogne parfois évoquée, comme source de leur style.<br />

61<br />

Catherine MASSIP, « Le mécénat musical de Gaston d'Orléans », L'âge d'or du mécénat,<br />

París, 1985. Ce travail ne fait pas allusion à cette hypothèse qui reste une piste de travail.<br />

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MUSIQUE ET POUVOIR DANS LES RELATIONS ENTRE LES MONARCHIES DE FRANCE ET D'ESPAGNE AU<br />

XVII E SIECLE<br />

style nouveau, dans la nation ainsi visitée. S'il est vrai que le théâtre français<br />

boira à la source espagnole durant la première moitié du siècle, il ne semble<br />

pas que sa conception du théâtre musical, spectacle total, ait trouvé<br />

longtemps place sur les scènes parisiennes.<br />

Au contraire de ces Ambassades, celles de 1660 (à <strong>Paris</strong>) et de<br />

1701 (à Madrid) semblent avoir laissé plus de traces musicales dans<br />

l'une et l'autre capitale. Leur analyse technique ou stylistique demanderait<br />

des études plus précises dont on se contente ici de poser des jalons. En<br />

1660, les fêtes donnent lieu à la création d'opéras dans les deux capitales.<br />

Cependant en France c'est l'Italie qui triomphe puisque Mazarin, à défaut<br />

d'avoir pu faire créer un nouvel opéra par Cavalli, fait reprendre une œuvre<br />

antérieure de ce compositeur : Xerse (composé en 1654). L'opéra<br />

commandé, Ercole Amante, ne sera représenté à <strong>Paris</strong>, aux Tuileries, qu'en<br />

février 1662. Pour l'un et pour l'autre, Lully compose des entrées. À Madrid<br />

les opéras représentés à l'occasion de ce mariage sont La púrpura de la rosa<br />

et Celos aun del aire matan. Elles sont dues au couple fondateur de l'opéra<br />

en Espagne (le premier opéra est cependant de 1629 : La selva sin amor -<br />

livret de Lope de Vega et musique de Piccinini, non parvenue à nous), le<br />

dramaturge Calderón de la Barca et le harpiste de la cour Juan Hidalgo, et<br />

créées à la fin de 1659 et en 1660 62 . On ne sait si l'Espagne a jamais eu<br />

l'intention d'exporter à <strong>Paris</strong> les œuvres créées. Des tractations<br />

diplomatiques ont peut-être eu lieu mais les archives et les mémoires<br />

d'ambassadeur restent muets sur ce point et il semble que les échanges<br />

lyriques en soient restés là. Cependant l'on peut remarquer qu’à <strong>Paris</strong> la<br />

troupe de comédiens espagnols menée par Sebastián Garcia de Prado est<br />

composée, comme il est de règle en Espagne, de musiciens ; parmi ceux-ci<br />

figure Gregorio de la Rosa, guitariste mais également compositeur actif pour<br />

les fêtes théâtrales et les fêtes madrilènes du Corpus. Cette troupe participe<br />

au Ballet des Muses (de Lully) en 1666, à Saint-Germain-en-Laye. Deux<br />

chœurs de danseurs et de chanteurs (hommes et femmes) sont accompagnés<br />

par un chœur instrumental formé « d'Espagnols qui jouent la harpe et la<br />

62 Danièle BECKER, "Cadmo y Harmonía. De la 'tragédie en Musique' versallesca a la Fiesta<br />

Real y la Zarzuela madrileñas", Teatro del siglo de oro, hommage à Alberto Navarro<br />

González, Kassel, Reichenberger, 1990, p.41-62 ; "El teatro lírico en tiempo de Carlos II:<br />

comedia de música y zarzuela", Diálogos hispánicos de Amsterdam, 8/II, vol. II (éd. de<br />

Javier Huerta Calvo, Harm den Boer y Fermín Sierra Martínez), p. 409-434 ; « Acis et<br />

Galatée dans le théâtre lyrique européen de 1686 à 1752 », Congrès Théâtre, Musique et<br />

Arts dans les Cours européennes de la Renaissance et du Baroque, Varsovie, éd.<br />

Universitaires (éd. Kazinierz Sabik), p. 39-62. Sur l'opéra en Espagne, voir également<br />

Louise STEIN, Songs of Mortals. Dialogues of the Gods. Music and Theatre in the<br />

Seventeenth-Century Spain, Oxford, Clarendon Press, 1993.<br />

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MUSIQUE ET POUVOIR DANS LES RELATIONS ENTRE LES MONARCHIES DE FRANCE ET D'ESPAGNE AU<br />

XVII E SIECLE<br />

guitare ». C'est là le couple et binôme emblématique de la musique de ce<br />

siècle en Espagne. Le premier instrument est à l'église, à la cour comme<br />

dans la rue. Le second est surtout dans la rue, mais également à la cour et,<br />

plus rarement, à l'église. Mais tous deux forment le binôme instrumental<br />

propre au théâtre musical espagnol, quel que soit le genre représenté. Ils<br />

sont, sur scène, instruments d'accompagnement et de réalisation de la basse<br />

continue. Il n'est rien d'étonnant que la charge de « maître de guitare »<br />

apparaisse vers la même époque à la Cour de Louis XIV, poste auquel est<br />

nommé l'espagnol Louis Jourdan de la Salle (né à Sanlucar de Barrameda?)<br />

qui en deviendra un pratiquant. Il n'est rien d'étonnant non plus que ces deux<br />

instruments apparaissent sur les scènes parisiennes, par l'entremise des<br />

troupes de comédiens espagnols. Mais c'est Lully qui recueillera le fruit de<br />

cette présence même s'il a déjà, en 1655 et 1659, introduit des rythmes de<br />

danses importés de la péninsule espagnole dans ses ballets. Pour l'opéra<br />

Xerse de Cavalli, il compose six entrées dont deux sont fondées sur des<br />

danses de « Basques François » et de « Basques Espagnols » l'une et l'autre<br />

sur le rythme du Canarie. Dans trois de ses comédies-ballets en<br />

collaboration avec Molière - Le Mariage forcé, 1664, le Ballet des Muses,<br />

1666, et le Bourgeois gentilhomme, 1670 - la présence de la musique<br />

espagnole est manifeste et Lully a incorporé des rythmes et des airs<br />

préexistants propres à la lyrique ou au chant populaire espagnols. Le<br />

syllabisme, la répétition séquentielle des motifs, une harmonie consonante<br />

peu affectée de chromatisme ou de modulations, un rythme ternaire propre à<br />

la danse espagnole et marquée parfois par l'hémiole en sont les traits<br />

particuliers. Pour ce dernier ballet Lully a assimilé ces caractéristiques et en<br />

a fait les éléments de son propre style.<br />

Du comédien-guitariste-compositeur Gregorio de la Rosa il n'est<br />

resté aucune partition. Mais il n'est pas interdit d’imaginer une collaboration<br />

entre lui-même et Lully, en fait de composition d'airs ou de danses, incluse<br />

ensuite dans les opéras-ballets du maître florentin 63 . Après 1670, et sa<br />

rupture avec Molière, Lully se tournera vers la tragédie lyrique et ne<br />

retrouvera la musique espagnole qu'avec ses danses stylisées : folia,<br />

sarabande, chaconne, canarie 64 .<br />

63 Présent à Madrid il fait partie de différentes troupes de théâtre entre 1660 et 1665 et<br />

participe à différentes représentations. En revanche entre 1665 et 1670 sa présence à<br />

Madrid est moins continue, ce qui laisse supposer une activité plus intense à <strong>Paris</strong>. Voir la<br />

thèse de María Asunción FLOREZ ASENCIO, El teatro musical cortesano madrileño durante<br />

el siglo XVII: Espacios, Intérpretes y Obras, Un. Complutense, Madrid, juillet 2004, III,<br />

Apéndice I, p.405 ss.<br />

64 Albert COHEN, “Spanish National character in the Court ballet of Jean-Baptiste Lully”,<br />

Revista de Musicología, 1993/5, p. 2976-2987.<br />

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MUSIQUE ET POUVOIR DANS LES RELATIONS ENTRE LES MONARCHIES DE FRANCE ET D'ESPAGNE AU<br />

XVII E SIECLE<br />

La tragédie lyrique française ne trouvera pas un terrain favorable à<br />

son épanouissement à Madrid à la suite du mariage de la princesse Marie-<br />

Louise d'Orléans en 1679 ou, au début du XVIII e siècle, lors du changement<br />

dynastique et du mariage de Philippe V avec Marie-Louise de Savoie. Mais<br />

l'une et l'autre Reine pratiquent la musique. La première est claveciniste, la<br />

seconde s'initie à la guitare. Or c'est précisément l'un et l'autre instrument (et<br />

tout naturellement la voix accompagnée), le clavier et la corde pincée<br />

auxquels l'on joindra la harpe, qui seront porteurs de la pénétration de la<br />

musique française en Espagne. On n'en connaît pas le cheminement mais,<br />

assurément, on aime à croire que ces mariages royaux ont sans doute été les<br />

ambassadeurs de cette relative expansion. Les dates avancées ici importent<br />

afin d'en préciser la première captation écrite mais ne disent rien de la<br />

circulation de ces mêmes œuvres antérieure à ces écrits. Résumons leur<br />

présence en cette fin du XVII e et ce début du XVIII e siècle.<br />

Andrés de Sola est un organiste aragonais qui meurt en 1696. Il<br />

laisse un medio regiustro de mano derecha, « un demi-registre de dessus »,<br />

pièce (sans date de composition) pour orgue, donc. C'est là une œuvre qui<br />

est une adaptation et ré-élaboration de la Sérénade du ballet L'Impatience<br />

composée en 1661 par Lully. Quelques années plus tard Diego Fernández de<br />

Huete, harpiste de la cathédrale tolédane, la publie sous le titre Canzion<br />

franzesa dans son premier volume de Compendio numeroso de zifras<br />

armónicas 65 (1702). Ce même thème, qui a dû connaître la faveur d'un large<br />

public, est quatre fois repris dans deux des quatre volumes manuscrits<br />

laissés par l'organiste franciscain Antonio Martin y Coll, écrits entre 1706 et<br />

1709 à Alcalá de Henares. Ils sont destinés et réduits à l'orgue. Mais rien<br />

n'indique qu'ils ne pouvaient être joués sur d'autres instruments et par des<br />

ensembles. Ces deux manuscrits (dont le titre générique est Huerto ameno<br />

de flores, « Agréable jardin fleuri ») contiennent en outre des pièces<br />

adaptées de quinze autres œuvres de Lully, de l'Entrée de Ercole amante<br />

(1662, opéra de Cavalli) jusqu'à Acis et Galatée (1686) 66 .<br />

Marie Louise de Savoie, mariée au roi Philippe V, est guitariste. Son<br />

maître à la Cour de Madrid est Santiago de Murcia qui publiera en 1714 son<br />

Resumen de acompañar la parte con la guitarra, marqué par des sources<br />

françaises. La guitare française a bu, durant le XVII e siècle, aux sources<br />

espagnoles ; mais déjà la guitare espagnole est sensible aux danses<br />

65 Louis JAMBOU, "Arpistas en la catedral de Toledo durante la segunda mitad del siglo<br />

XVII. Del testamento de Diego Fernández de Huete a su música : Zien laminas de bronze<br />

poco mas o menos", Revista de Musicología, XXIII/, 2002, p. 565-577.<br />

66 Sur cet ensemble, voir : Louis JAMBOU, "Transmisión, evolución y transformaciones<br />

musicales en Martín y Coll. De Cabezón y Lully a Martín y Coll", Nassarre, XVII/1-2,<br />

1999, p.305-329.<br />

- 54 -


MUSIQUE ET POUVOIR DANS LES RELATIONS ENTRE LES MONARCHIES DE FRANCE ET D'ESPAGNE AU<br />

XVII E SIECLE<br />

françaises dans, par exemple, Instrucción de la Música sobre la guitarra<br />

española de Gaspar Sanz (1674) 67 et, au début du XVIII e , les pièces du<br />

Recueil de danses de Pécour (1700), le Recueil de contredanses (1706) et<br />

autres opuscules imprimés à <strong>Paris</strong> trouvent place dans le répertoire<br />

espagnol, dont le Libro de difernentes cifras pour guitare (ms. du début du<br />

siècle) est un des premiers témoins. L’œuvre de Lully y est omniprésente<br />

mais également celle de Campra et des guitaristes français 68 .<br />

Enfin la nouvelle imprimerie royale de Madrid, ouverte par le<br />

compositeur José de Torres y Martinez Bravo, fait paraître, probablement en<br />

1705, un recueil de Canciones francezas de todos los Ayres para todos los<br />

instrumentos (« Chansons françaises de tous Airs pour tous les<br />

instruments »). Le titre, éloquent, traduit bien son intention d'atteindre un<br />

large public. Il contient, en en adaptant les pièces, la totalité de la Suite de<br />

danses pour les violons et hautbois de Philidor l'Aisné publiée à <strong>Paris</strong> en<br />

1699 qui comprend des œuvres de Lully mais également de Philidor l'Aisné,<br />

de Pécourt, Forcrois ou Huguenet...<br />

Ainsi donc, en ce début de siècle, cette affluence de musique<br />

française confirme-t-elle son influence en Espagne. Mais elle ne durera pas<br />

autant qu'en d'autres domaines. En 1714, Philippe V se marie avec Isabelle<br />

de Farnèse et l’opéra italien, déjà présent par l'arrivée de la troupe des<br />

Trufaldines, gagnera les scènes espagnoles. Cependant l'ignorance ou<br />

l'indifférence, évoquée au début de cet essai, donnerait-elle lieu à quelque<br />

nuance et modération. Quelques lignes suffiront à conclure.<br />

L'on notera bien sûr le mouvement de bascule qui traverse le siècle<br />

et guide le sens des échanges musicaux. Du Siglo de Oro l'on passe au<br />

« Grand Siècle ». L'on remarquera que la politique des affrontements ou des<br />

rapprochements entre les deux nations a sans aucun doute freiné ou renforcé<br />

les liens musicaux. Sans aucun doute. En ceci il semble que ces échanges<br />

soient forcés, aient quelqu'attitude d'obligation d'État qui contrastent<br />

violemment avec ce que seront les échanges musicaux, « naturels », fluides<br />

ou plus « individuels », au XIX e et au début du XX e siècle 69 . L'on devine<br />

67 Voir la thèse de Cristina AZUMA RODRIGUES, La musique de danse pour guitare baroque<br />

en Espagne et en France (1660-1770). Essais d'étude comparative, <strong>Paris</strong>-<strong>Sorbonne</strong>, 2000.<br />

68 Les travaux de Craigh Russel sont pionniers en ce domaine de la guitare mais également<br />

en celui de l'ensemble de la littérature musicale. Voir notamment Craigh RUSSELL,<br />

“Imported influences in 17th and 18th Century Guitar Music in Spain”, España en la<br />

música de Occidente, Madrid, Ministerio de Cultura, 1987, I, p. 385-403. Voir également<br />

Juan José CARRERAS, « L'Espagne et les influences européennes : la musique française à la<br />

cour d'Espagne (1679-1714) », Op. cit..<br />

69 Voir La musique entre France et Espagne. Interactions stylistiques 1870-1939, textes<br />

réunis par Louis JAMBOU, <strong>Paris</strong>, PUPS, Col. Musiques/Écritures, 2003.<br />

- 55 -


MUSIQUE ET POUVOIR DANS LES RELATIONS ENTRE LES MONARCHIES DE FRANCE ET D'ESPAGNE AU<br />

XVII E SIECLE<br />

bien que les ambassades qui accompagnent les évènements matrimoniaux<br />

n'ont pas rempli la mission musicale dont, nous le supposons, elles étaient<br />

chargées. Si l'intimité musicale de la formation première de la Reine établie<br />

en pays étranger, ou du jeune Roi Philippe V, est entretenue, il n'est pas sûr<br />

que la projection extérieure souhaitée de cette musique a atteint tous ses<br />

objectifs. Le « théâtre musical espagnol », sa conception du spectacle total,<br />

ne gagnera pas la France même si son influence littéraire est certaine, durant<br />

la première moitié du siècle. La tragédie lyrique française ne trouvera pas<br />

non plus à s'implanter à Madrid tant sa conception était éloignée du<br />

tempérament national. On ne saurait affirmer que, de part et d'autre des<br />

frontières, la pénétration des musiques sera due totalement à la politique du<br />

pouvoir ou à des circulations musicales plus naturelles. Il faut convenir<br />

cependant que l'imitation et le mimétisme de l'éclat du pouvoir ont su<br />

toujours capter les regards et les ouïes. L'on aura noté, plus précisément, que<br />

ces circulations se font dans les deux sens sur le rythme, sur l'air et sur la<br />

danse et non sur une écriture musicale élaborée, propre aux siècles<br />

antérieurs. L'on conviendra également que la captation de l'autre et la<br />

recherche de son identité se fait, semble-t-il, à des niveaux différents. La<br />

musique française parait rechercher déjà en l'autre, la musique espagnole, ce<br />

qu'elle a de singulier, de distinct dans son expression populaire : la guitare<br />

en est le symbole initial avant que la Cour française ne l'adopte. En 1660,<br />

c'est une troupe de « théâtre musical » qui vient à <strong>Paris</strong> et les comédiesballets<br />

de Lully portent sans doute les témoignages de cette influence. Mais<br />

la musique française ré-élabore ces éléments et les absorbe en les identifiant<br />

à son style. Dans son ambassade en Espagne de 1679, la France a fait<br />

disparaître toute connotation populaire de ses représentations, tout autant<br />

dans ses spectacles que dans son ensemble orchestral. Elle ne sait pas que,<br />

en Espagne, le goût du « savant » ne saurait s'éloigner trop du goût du<br />

« populaire » mais les mêle : depuis 1643, l'œuvre chantée et déclamée, la<br />

zarzuela, a la préférence de la scène royale, princière ou populaire (date de<br />

la création de El jardín de Falerina, livret de Calderón de la Barca et<br />

musique de Peyró) 70 .<br />

70 Marie-Bernadette DUFOURCET se consacre à des études comparatives entre la musique<br />

française et espagnole du XVII e siècle, notamment à la musique d'orgue : « L'orgue d'après<br />

deux théoriciens du XVII e siècle : le Français Marin Mersenne (1588-1648) et l'Espagnol<br />

Pablo Nassarre (ca. 1664-1730) », Ostinato Rigore, Revue internationale d´études<br />

musicales, <strong>Paris</strong>, Jean-Michel Place, 11/12, 1998, p. 349-38 ; "El uso de las disonancias en<br />

Francia y en España en el siglo XVII. Estudio comparativo a partir de las obras para órgano<br />

de Louis Couperin y Pablo Bruna", Actas del III Congreso Nacional del Órgano español<br />

(ed. R. P. José Ayarra Jarne), Sevilla, Focus-Abengoa, 2000, p. 243-274 ; "La música para<br />

órgano en Francia y España en la época de Pablo Bruna y Louis Couperin: síntesis<br />

- 56 -


MUSIQUE ET POUVOIR DANS LES RELATIONS ENTRE LES MONARCHIES DE FRANCE ET D'ESPAGNE AU<br />

XVII E SIECLE<br />

comparativa de dos estéticas", Nassarre, XII/1-2, 2002, p. 85-106 ; « Le cantus firmus dans<br />

les œuvres pour orgue de Louis Couperin (ca 1626-1661) et de Pablo Bruna (1611-1679) :<br />

étude comparée de deux approches esthétiques », Le cantus firmus hymnologique,<br />

pédagogique et lexicologique, <strong>Paris</strong>, PUPS, (sous presse). Elle prépare un ouvrage de<br />

synthèse sur : L'orgue et sa musique en France et en Espagne au temps d'Anne d'Autriche<br />

(1601-1666); voir également un article sur « Les organistes des chapelles royales à la cour<br />

d'Espagne au XVII e siècle » (sous presse).<br />

- 57 -


POUVOIR ET MUSIQUE DANS LA<br />

CATHEDRALE. L'EXEMPLE DE LA<br />

CHAPELLE DE MUSIQUE DE LA<br />

CATHEDRALE DE SIGÜENZA (ESPAGNE)<br />

AU XVI e SIECLE<br />

Louis Jambou, <strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong>–<strong>Sorbonne</strong> (<strong>Paris</strong> IV)<br />

- 59 -<br />

Ouvre les oreilles de ton cœur<br />

Ouvre les yeux de ton coeur<br />

(Règle de Saint Benoît)<br />

Les recommandations portées en exergue invitent à une dichotomie<br />

facile, outre qu'elles se plaisent à satisfaire notre culture trop imprégnée de<br />

binarité et d'oppositions, qui se voudraient complémentaires. En effet l'on ne<br />

peut résister de compléter ce binôme par un autre qui serait celui-ci :<br />

« ouvre les oreilles à ton esprit ; ouvre les yeux de ton esprit... ». Invitation à<br />

une double démarche : celle de l'esprit et de sa démarche intellectuelle et<br />

celle de l'affect de l'adhésion et de sa démarche d'amour. L'on n'entrera pas<br />

dans ce cheminement. Mais l'on conviendra d'emblée que la question<br />

inscrite au concours ne touche qu'une partie du pouvoir de la musique, la<br />

plus minime peut-être, et que celle-ci se porte vers l'extérieur, vers l'espace<br />

visible de l'exercice du pouvoir temporel, de la puissance de l'homme<br />

s'exprimant en société. L'on conviendra également que, cet exercice devant


POUVOIR ET MUSIQUE DANS LA CATHEDRALE. L'EXEMPLE DE LA CHAPELLE DE MUSIQUE DE LA<br />

CATHEDRALE DE SIGÜENZA (ESPAGNE) AU XVI E SIECLE<br />

s'appliquer à l'institution ecclésiastique « cathédrale », la musique, dans<br />

toutes les manifestations qui seront évoquées, y est d'abord non pas<br />

extériorisation, horizontale, mais élévation vers le Créateur, de l'individu et<br />

de l'assemblée. Cette part est naturellement oblitérée dans ce que nous<br />

dirons.<br />

Les chapelles royales ou princières sont, stricto sensu, à l'image de<br />

celles-ci. Il en est de même des chapelles monastiques ou conventuelles. Les<br />

premières outrepassent les définitions qui suivent ; les secondes, selon les<br />

ordres, les restreignent le plus souvent. Les différences ne seront pas<br />

évoquées ici. De même l'appellation « chapelle de musique » est préférée ici<br />

à celle de « maîtrise de musique ». La « maîtrise » ou « psallette » désigne,<br />

en France, le collège des enfants de chœur.<br />

I-DÉFINITIONS (temps modernes)<br />

I.A- GÉNÉRALITÉS<br />

La cathédrale est l'église principale de tout diocèse, territoire placé<br />

sous l'autorité de son chef spirituel et temporel, l'évêque. Elle en est le siège<br />

(=cathedra). Le découpage de ce territoire a varié dans le temps. Dans la<br />

France contemporaine (napoléonienne) le découpage des départements<br />

répond, grosso modo, à l'ancien découpage des diocèses d'ancien régime.<br />

L'organisation musicale de la cathédrale ne peut s'entendre, depuis ses<br />

origines, qu’en rapport avec sa finalité première : le chant des louanges<br />

adressé au Créateur.<br />

L'évêque est donc la première autorité de la cathédrale. Dans son<br />

administration du diocèse, il délègue son autorité à une assemblée, le<br />

chapitre. Celui-ci est dirigé par un président, le doyen, et est formé par<br />

l'ensemble des chanoines, dont les archidiacres (qui ont une responsabilité<br />

territoriale dans le diocèse) et les dignitaires (qui ont une responsabilité<br />

théologique, intellectuelle ou morale à l'intérieur de la cathédrale), auxquels<br />

s'ajoutent les rationnaires capitulaires. Le nombre des membres du chapitre<br />

est variable et peut atteindre 50-60 personnes (l'ensemble du personnel d'une<br />

cathédrale peut réunir plusieurs centaines de personnes). Des bénéficiaires<br />

ou rationnaires font parfois partie de ce corps. Cette configuration, formée<br />

dès les premiers siècles du Moyen Âge, dont le moyen d'expression<br />

musicale est le chant monodique, est troublée lors de l'apparition et<br />

l'inclusion de la musique polyphonique, puis, plus tard, par celle des<br />

- 60 -


POUVOIR ET MUSIQUE DANS LA CATHEDRALE. L'EXEMPLE DE LA CHAPELLE DE MUSIQUE DE LA<br />

CATHEDRALE DE SIGÜENZA (ESPAGNE) AU XVI E SIECLE<br />

instrumentistes. L'inclusion de ces nouveaux corps à la cathédrale et à sa<br />

liturgie posera des problèmes d'ordre juridique et d'ordre économique<br />

Le chapitre peut déléguer l'étude de certains dossiers auprès de<br />

commissions, permanentes ou créées « ad hoc ». Les musiciens peuvent être<br />

appelés à y siéger, notamment pour traiter d'affaires musicales (la<br />

construction d'orgues en est l'occasion habituelle).<br />

Jusqu'à la fin du Moyen Âge les décisions du chapitre sont<br />

consignées par des notaires apostoliques et sont assez irrégulièrement<br />

conservées. A partir du XV e siècle le chapitre se réunit une ou plusieurs fois<br />

par semaine. Ses délibérations sont consignées, par un secrétaire, sur des<br />

registres qui portent des noms divers mais connus généralement sous celui<br />

de « Actes Capitulaires ». Ils sont lus et soumis à approbation d'une séance à<br />

une autre.<br />

L'administration financière de toute cathédrale est assez complexe.<br />

L'on se contentera de noter ici qu'elle se divise en deux chapitres principaux<br />

: la « mense capitulaire » et la « fabrique ». La mense capitulaire regroupe<br />

les rentrées des revenus (du patrimoine foncier) de chaque cathédrale : elle a<br />

à sa charge, l'ensemble des dépenses afférentes au culte de la cathédrale et<br />

aux revenus des membres du chapitre et des charges musicales issues de la<br />

suppression de canonicats (cela peut être les emplois de maître de chapelle,<br />

organiste, de voix de dessus...). La « fabrique » (revenus de locations, de<br />

prêts, dons...) a en charge les dépenses de maintenance et de constructions<br />

nouvelles. Elle salarie les membres du personnel (du balayeur au souffleur<br />

d'orgues) et, donc des musiciens de la cathédrale. Ces dépenses sont<br />

regroupées annuellement dans des registres de comptes, appelés souvent<br />

« Livres de Fabrique ».<br />

Les « Actes capitulaires » aussi bien que les « Livres de Fabrique »<br />

constituent (s'ils existent en séries complètes) des outils fondamentaux pour<br />

la connaissance de la vie musicale interne et externe d'une cathédrale (outre<br />

les actes notariés, tenus par un officier civil, le notaire, qui apparaît<br />

également au début du XVI e siècle).<br />

I.B- CATHÉDRALE ET MUSIQUE<br />

Le chant est premier dans toute religion ancienne et dans la religion<br />

chrétienne. La justesse du chant sacerdotal est ainsi requise. Le Verbe se<br />

doit d'être porté et élevé vers le Créateur par la voix cantillée ou chantée.<br />

Néanmoins, les musiciens font rarement partie du chapitre à l'époque<br />

moderne, mais ils sont appelés en commission pour donner leur avis sur des<br />

- 61 -


POUVOIR ET MUSIQUE DANS LA CATHEDRALE. L'EXEMPLE DE LA CHAPELLE DE MUSIQUE DE LA<br />

CATHEDRALE DE SIGÜENZA (ESPAGNE) AU XVI E SIECLE<br />

questions musicales. La provision à un poste de musicien est généralement<br />

faite à la suite de publications de vacances de poste, puis d'un concours<br />

présidé par un musicien extérieur ou de la cathédrale même qui remet (ou<br />

lit) son rapport au chapitre. Sur toute question, donc sur la provision des<br />

postes de musiciens, le chapitre cathédrale se réunit et tranche tout problème<br />

par un vote secret. L'évêque peut donner son avis sur les concours à la<br />

provision des postes de musiciens, donne procuration ou transmet son<br />

bulletin de vote. En matière de musique, l'évêque intervient fréquemment<br />

lors de dépenses particulièrement somptuaires, comme la construction des<br />

orgues. Le coût de celles-ci est du ressort de la « Fabrique », mais peut être<br />

à la charge des membres du chapitre (au prorata de leur rang) ou<br />

entièrement financé par l'évêque. En ce cas, il demande parfois que ses<br />

armoiries soient portées au couronnement du buffet de l'instrument.<br />

Le musicien est un employé de la cathédrale, « serviteur », à moins<br />

qu'il ne soit chanoine ou rationnaire. Il reçoit un salaire de son<br />

administration, généralement de la « Fabrique ».<br />

I.B1- AUTORITÉ ET LIENS EXTÉRIEURS<br />

Comme en toute administration moderne la voie hiérarchique est de<br />

rigueur (du prêtre de base à la papauté, en passant par l'évêché). A l'intérieur<br />

du monde ecclésiastique le chapitre doit transmettre ses demandes par le<br />

canal de l'évêque même si ceci ne figure pas toujours dans les actes. Ceci ne<br />

touche que rarement la musique. Mais il en est ainsi lors du processus de<br />

transformation de postes de « chanoines » en postes de « musiciens » : un<br />

chanoine a 'valeur' d'un musicien (avec éventuellement en ce cas le titre de<br />

chanoine) ou de deux ou quatre musiciens, qui sont en ce cas salariés. Dans<br />

la recherche de financement de salaires de musiciens, ces demandes sont<br />

particulièrement sensibles lors de la réorganisation des chapelles de musique<br />

à la fin du XV e et durant le XVI e siècle. Cette décision relève de l'autorité du<br />

pape et fait l'objet d'un décret, appelé « bulle », transmis à l'évêque et à son<br />

chapitre à leur demande (cf. plus bas Sigüenza). Elles exigent d'une part que<br />

les candidats aient la capacité et l'aptitude (sans plus de précision technique)<br />

de tenir l'emploi auquel ils prétendent. En second lieu si les bulles disent<br />

que les candidats au poste peuvent être « clercs ou laïcs » il est précisé<br />

également que, à qualités égales, la décision doit être prise en faveur du<br />

clerc. Les clauses de ces textes sont diversement appliquées (que ce soit<br />

dans le temps ou selon les lieux géographiques : au milieu du XVIII e siècle,<br />

en 1753 et 1765, la cathédrale de Bourges les applique encore).<br />

En rapport avec l'autorité civile, l'évêque, ou son chapitre, intervient<br />

parfois, en matière musicale, auprès de la monarchie afin d'obtenir la<br />

- 62 -


POUVOIR ET MUSIQUE DANS LA CATHEDRALE. L'EXEMPLE DE LA CHAPELLE DE MUSIQUE DE LA<br />

CATHEDRALE DE SIGÜENZA (ESPAGNE) AU XVI E SIECLE<br />

nomination à la cathédrale d'un de ses musiciens ou, inversement, afin de<br />

consentir à se détacher d'un musicien (cf. plus bas Sigüenza).<br />

La qualité d'étranger du musicien postulant requiert de la part du<br />

chapitre et de son évêque une demande de naturalisation de l'intéressé (cas<br />

rares, mais en Espagne : séparation juridique entre les deux Couronnes de<br />

Castille et d'Aragon jusqu'au XVIII e siècle).<br />

En Espagne les pouvoirs locaux (mairies ou chapitres) mettent en<br />

place des mécanismes de contrôle généalogiques des ascendants aux<br />

prétendants à un poste aux bénéficies publics (civils ou ecclésiastiques, cf.<br />

plus bas Siguënza).<br />

À l'intérieur d'un même diocèse, le chapitre autorise ses musiciens à<br />

s'absenter pour intervenir auprès d'une maison nobiliaire ou à relever les<br />

fêtes des villages le composant. Dans tous les cas le musicien est bien<br />

l'employé, soumis à une demande d’autorisation d'absence en cas de<br />

« cachet » extérieur, en cas de vacance (variable) ou en cas de maladie.<br />

I.B2- AUTORITÉ ET LIENS INTERNES<br />

L'autorité du chapitre est autonome à l'intérieur de la cathédrale.<br />

Chaque chapitre délibère de l'ordonnancement des interventions de la<br />

musique lors des offices selon une définition générale et une hiérarchie (les<br />

classes solennelles, deuxièmes et premières de chaque fête) qui est<br />

universelle, romaine (s'y ajoutent la ou les fêtes locales).<br />

I.B3- Les corps de musique à l'intérieur d'une chapelle cathédrale<br />

Groupés en communauté durant le Moyen-Age (ils sont dits<br />

« réguliers » car soumis à une « règle »), les chanoines vivent en ville à la<br />

Renaissance (ils sont « sécularisés » progressivement). A l'origine ils sont<br />

tous chanteurs ou « chantres », forment le chœur de chant plain (chant<br />

« grégorien ») et participent, leur première obligation, au chant des huit<br />

heures canoniales ou liturgiques qui forment l'office divin. Les heures les<br />

plus essentielles, appelées « grandes heures » de cet office comprennent :<br />

matines, laudes et vêpres. Elles peuvent être solennisées d'où l'importance<br />

qu'elles acquerront, avec la Messe, dans l'évolution de la musique, à<br />

l'époque de la Renaissance ou du baroque.<br />

Aux origines le « chantre », un des dignitaires du chapitre, a une<br />

autorité musicale incontestable : il est l'ordonnateur du chant monodique et<br />

entonne les chants lors des heures canoniales. Avec l'émergence du chant<br />

polyphonique, le développement de la musique organistique et après<br />

- 63 -


POUVOIR ET MUSIQUE DANS LA CATHEDRALE. L'EXEMPLE DE LA CHAPELLE DE MUSIQUE DE LA<br />

CATHEDRALE DE SIGÜENZA (ESPAGNE) AU XVI E SIECLE<br />

l'incorporation des ensembles instrumentaux (cf. plus bas Sigüenza), il perd<br />

progressivement les prérogatives de son titre qui verse sur d'autres<br />

responsabilités. À son poste, chantre du chant grégorien, apparaissent des<br />

musiciens dont le titre est le plus souvent celui de préchantre ou de<br />

succentor... Néanmoins le « chantre » conserve, en des moments-clefs, un<br />

droit de regard sur la « musique », notamment lors de la provision du<br />

préchantre ou succentor (cf. plus bas Sigüenza). Mais toute cathédrale a une<br />

mission d'enseignement et de transmission du savoir. Ainsi, en musique,<br />

sont engagées des voix jeunes qui forment également un chœur d'enfants<br />

qui, engagés dès l'âge de 7-8 ans et initiés au chant monodique et au<br />

contrepoint, accompagnent le chœur des offices mais également vont se lier<br />

à la nouvelle chapelle musicale.<br />

Lors de la mise en place de la chapelle de musique moderne, aux<br />

XV e et XVI e siècles (notamment après la réorganisation de la chapelle<br />

papale en « chapelle sixtine » du nom du pape Sixte IV (1471-1484), les<br />

postes se multiplient provoquant la différenciation de leur fonction. Ainsi<br />

apparaissent les titres de maître de musique, de chant..., ou de maître de<br />

chapelle. La fonction du maître de musique se complexifie également : de<br />

chantre/chanteur il devient pédagogue (et « directeur d'école »), chef de<br />

chœur et compositeur. Au début du XVI e siècle, il a toutes ces fonctions.<br />

Parallèlement naissent les qualités des voix selon leur tessiture. La<br />

complexité lexicale, d'un pays à un autre du monde catholique, mènerait à la<br />

confusion mais il est certain que très tôt, mais très nettement autour des<br />

années 1520-50, les voix de dessus, de basse et les voix moyennes sont<br />

précisées et viennent à se substituer aux termes latins: superius, altus, tenor,<br />

bassus. Il en est de même pour les groupes instrumentaux qui définissent<br />

d'abord l'ensemble puis une famille d'instruments (« les chalemies ») avant<br />

qu'elles ne définissent plus précisément les tessitures et qualités timbriques<br />

(« chalemies et sacqueboutes », « cornet »). Les enfants de chœur (ainsi que<br />

leur formation générale et musicale) sont placés sous l'autorité du maître de<br />

chapelle qui reçoit une rétribution pour leur entretien (logement et<br />

nourriture). Un maître est engagé pour leur formation générale. Au nombre<br />

de 4, 6 (d’où leur nom en Espagne : « seises ») ou... 12. Ils seront regroupés,<br />

de plus en plus au XVI e siècle puis plus avant, dans des collèges qui leur<br />

sont affectés (psallettes).<br />

Un autre ensemble musical est constitué par l'orgue ou les orgues (ils<br />

peuvent être trois ou quatre, dont un orgue processionnel : L'orgue « de<br />

chœur » n'apparaîtra que plus tard, en France principalement, au XIX e<br />

siècle). Sa fonction est devenue pleinement liturgique au Moyen Âge et il<br />

est présent dans les cathédrales dès le XII e siècle. Son emplacement dans<br />

l'édifice hérite de traditions (encore faut-il préciser lesquelles?) plus qu'il ne<br />

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POUVOIR ET MUSIQUE DANS LA CATHEDRALE. L'EXEMPLE DE LA CHAPELLE DE MUSIQUE DE LA<br />

CATHEDRALE DE SIGÜENZA (ESPAGNE) AU XVI E SIECLE<br />

fait encore l'objet de considérations acoustiques. Lors de l'existence de deux<br />

orgues, leur usage est alternatif (par semaines ou par heures canoniales...) et<br />

non simultané : leur harmonisation n'est pas la même. L'organiste en appelle<br />

au maître de chapelle lors de l'ordonnancement musical des cérémonies. Son<br />

rang musical est donc second. Le poste de second organiste n'est pas encore<br />

généralisé mais à chaque absence, l'organiste en titre doit présenter au<br />

chapitre le nom d'un remplaçant ou substitut.<br />

Le corps instrumental statutaire, enfin, est plus tardif. À la fin du<br />

Moyen Age il est certes fait appel à des ensembles instrumentaux, mais il<br />

s'agit toujours de solenniser une grande fête, de l'intronisation d'un évêque<br />

ou de l'entrée d'un prince. Ils sont engagés ponctuellement. Au XVI e siècle il<br />

y aura tendance à engager, sous contrat et pour une période variable mais<br />

reconductible, des ensembles. Cette tendance est cependant variable selon<br />

les pays. En France seul l'instrument « serpent » semble avoir pris place<br />

dans le chœur (à la fin du XVI e siècle). Il n'est pas instrument soliste mais<br />

de renforcement, de substitution ou d'accompagnement du chœur. En<br />

Espagne l'instrument « bajón » joue ce même rôle. L'Italie a développé, en<br />

ses églises principales, les ensembles instrumentaux : le cas de la basilique<br />

Saint-Marc de Venise (qui a cependant un statut particulier dans la<br />

République de la Sérénissime) est bien connu (avec au milieu du siècle les<br />

Dalla Casa) ou, à la fin du siècle, celui de Milan (avec les Rognoni). C'est<br />

en Espagne que l'incorporation statutaire du corps instrumental (ministriles)<br />

dans la cathédrale, plus modérément dans les collégiales et autres églises,<br />

est la plus manifeste au XVI e siècle. Séville est première (1526) suivie de<br />

Tolède (1531)... Comme la chapelle polyphonique il grossira au long du<br />

siècle : de 4 ou 5 (nombre paradigmatique) au début, il formera ensuite un<br />

ensemble de 8 (dès 1542 à Tolède, puis à Jaén, Valence...) ou de 10 à la fin<br />

du siècle (11 à Tolède en 1600), en rapport avec l'évolution de la densité de<br />

la masse vocale et de l'apparition de la polychoralité. L'ensemble<br />

instrumental est tout d'abord composé d'instrument à vent (à Séville, 1526 :<br />

3 chalemies et 2 sacqueboutes); le cornet vient s'y joindre et se substituer à<br />

la chalemie durant la seconde moitié du siècle. Des ensembles de flûtes,<br />

déjà présent au XVe siècle, ou autres instruments, apparaissent plus<br />

rarement et toujours ponctuellement. Les ensembles stables de cordes -<br />

toujours les cordes frottées, vihuelas de arco - ne font leur apparition<br />

statutaire qu'à la fin du siècle.<br />

Le contrat passé, au début, l'est avec le « chef » de la troupe et non<br />

ses membres. Il n'est jamais demandé à ceux-ci de devenir « clerc ». Le<br />

groupe, affirmé ainsi de façon autonome, a tendance parfois à se qualifier de<br />

« chapelle des instrumentistes » (« capilla de los ministriles ») et leur chef<br />

comme « maître de la chapelle des instrumentistes » source de discordes<br />

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POUVOIR ET MUSIQUE DANS LA CATHEDRALE. L'EXEMPLE DE LA CHAPELLE DE MUSIQUE DE LA<br />

CATHEDRALE DE SIGÜENZA (ESPAGNE) AU XVI E SIECLE<br />

internes. Mais c'est au chapitre qu'il revient toujours de réduire cette<br />

autonomie et d'affirmer que le « Maître de chapelle est supérieur à tous ceux<br />

de cet art [celui des instrumentistes] » (Palencia, 1595).<br />

Il apparaît ainsi que le chapitre détient en tous les cas l'autorité<br />

administrative dans les élections de musiciens, dans l'engagement de<br />

nouveaux corps de musiciens, dans le choix des orientations interprétatives<br />

des corps musicaux, dans la discipline intérieure entre corps musicaux<br />

distincts. Mais c'est le maître de chapelle qui détient la responsabilité et<br />

l'autorité musicale : en fait d'enseignement (monodie - partagé parfois avec<br />

le préchantre -, contrepoint et polyphonie), de direction de l'ensemble<br />

musical (tous les corps), de la composition régulière des œuvres pour les<br />

différents moments de l'office. En cas d'absence ou de vacance, il est<br />

remplacé (indépendamment du fait que toute susceptibilité peut être<br />

tranchée par la désignation du musicien le plus âgé) par une des voix : basse<br />

ou ténor mais progressivement par le dessus (à mettre en rapport avec<br />

l'évolution musicale), plus rarement par l'un des instrumentistes.<br />

L'éventail maximal, à partir du milieu du XVI e siècle, de la chapelle<br />

de musique, placée sous la responsabilité du maître de chapelle, comprend<br />

ainsi les corps suivants :<br />

-le chœur de chant plain, composée de l'ensemble des chanoines,<br />

prébendiers et chapelains. C'est l'ensemble fondateur de la chapelle.<br />

-le chœur des enfants, la psallette ou maîtrise, participe à la fois<br />

selon les compétences (le moment de la formation) au chœur monodique et<br />

au chœur polyphonique.<br />

-le chœur polyphonique formé de chanteurs professionnels.<br />

-le ou les organistes.<br />

-l'ensemble des instrumentistes.<br />

-l'instrument "serpent" (en France) est soutien à l'ensemble vocal. Le<br />

bajón (en Espagne) l'est également mais sert de lien entre les ensembles<br />

vocaux et instrumentaux.<br />

Cette énumération établit une hiérarchie musicale entérinée par<br />

l'histoire, en même temps qu'elle met en place une différenciation timbrique<br />

entre les corps de musique et à l'intérieur de ceux-ci.<br />

Pour le bon déroulement des cérémonies, notamment en intonation,<br />

le maître de chapelle s'accorde préalablement avec le préchantre, l'organiste<br />

et le chef des instrumentistes. Un président sert de lien entre les uns et les<br />

autres. Dans l'évolution de la mise en place de cet ensemble, l'on ne pourra<br />

pas ne pas remarquer la progressive émergence de la notion de timbre.<br />

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CATHEDRALE DE SIGÜENZA (ESPAGNE) AU XVI E SIECLE<br />

II- UN CAS D'APPLICATION : la cathédrale de Sigüenza<br />

(jalons).<br />

Une chaire de chant est fondée à la cathédrale de Sigüenza (Castille,<br />

province de Guadalajara) en 1343 : il y est précisé que le maître devra<br />

enseigner aux enfants de chœur et à tout clerc aussi bien le « chant d'orgue<br />

que le chant plain ». Il faut attendre la fin du XV e siècle pour que l'on puisse<br />

retracer l'organisation interne de façon plus précise.<br />

II.A- AUTORITÉ ET LIENS EXTERNES.<br />

II.A1- Relations avec l'autorité ecclésiastique : créations de poste<br />

budgétaires de musiciens<br />

4/4/1507 : bulle autorisant l'annexion d'une ration pour un poste de<br />

Maître de chapelle, d'une demi-ration pour celui d'un organiste et d'une autre<br />

pour les enfants de chœur.<br />

16/7/1532 : acceptation par le chapitre de la bulle accordée par le<br />

pape Clément VII, autorisant d'appliquer les prérogatives d'un canonicat à<br />

tout individu, clerc ou laïc, qualifié dans l'art de toucher les orgues (le<br />

premier organiste de « longue durée » : Diego de Soto [1534-1546] sera<br />

laïc).<br />

30/6/1533 : suppression d'un canonicat en vue de l'application de ses<br />

revenus à un maître de chapelle.<br />

Ces décisions entraînent des prééminences protocolaires (salaires,<br />

habits, place dans le chœur) qui se traduisent par des malaises internes et<br />

des querelles avec, notamment, les rationnaires ou demi-rationnaires.<br />

1536 : décision de suppression de deux canonicats afin de doter<br />

quatre places de chanteurs.<br />

II.A2- Relations avec la société<br />

1533 : mise en place à Sigüenza des enquêtes de « pureté de sang ».<br />

II.A3- Relations avec l'autorité monarchique<br />

Notable surtout au sujet de certains organistes de ce siècle :<br />

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1546 : Juan de Cabezón, frère de Antonio el ciego músico de su<br />

Magestad (l'aveugle musicien de Sa Majesté). Élu le 12/7/1546 par le<br />

chapitre de Sigüenza, il est sollicité pour entrer au service du prince Philippe<br />

(futur Philippe II) le 15 juillet. Il est fait part au chapitre le 19 juillet de son<br />

impossibilité à résider. Il renonce aux bénéfices de la prébende.<br />

1563-1566 : Hernando de Cabezón, fils de Antonio, est organiste de<br />

la cathédrale élu sur la recommandation de l'évêque (après force démarches<br />

auprès de l'organiste de la chapelle royale de Grenade, Fernandez Palero,<br />

lui-même du "pays" et compositeur). Il est le messager, malgré lui, du<br />

chapitre dans sa correspondance avec le père et la Cour. Le père meurt le<br />

26/3/1566. Absent de Sigüenza, Hernando fait part au chapitre que « Sa<br />

Majesté lui a demandé de le servir » et donne son congé.<br />

D'autres prestigieux musiciens et organistes ne bénéficient pas de<br />

semblables protections:<br />

-Sigüenza est une étape dans la vie du théoricien de Francisco de<br />

Salinas (1559-1563, il passera ensuite par la cathédrale de León avant de<br />

devenir professeur à l'université de Salamanque).<br />

-Le brillant Diego del Castillo (1566-1581) ira à Séville avant d'être<br />

à la Cour.<br />

-De même Juan de Arratia (1584-1599) ira à Grenade (Chapelle<br />

Royale) avant d'être nommé à la chapelle royale.<br />

-Un autre organiste, Luis Alberto (1546-1558), a laissé deux œuvres<br />

pour clavier.<br />

Les maîtres de chapelle ne bénéficient pas de ces faveurs. Quelques<br />

noms à remarquer:<br />

1528 : Juan de Arenzana compose un livre de musique<br />

polyphonique.<br />

1569 : La sœur de Matias Chacón (1538-1568) fait don au chapitre<br />

d'un livre de messes polyphoniques composées par son frère. Ce maître de<br />

Chapelle a composé également des chanzonetas et villancicos.<br />

Aucune de ces œuvres ne nous est parvenue.<br />

1538 : Mateo Flecha (auteur de nombreuses ensaladas) est maître de<br />

chapelle à Sigüenza durant quelques mois.<br />

II. A4- Absences<br />

Le chapitre autorise soit le maître de chapelle, soit l'ensemble de la<br />

chapelle ou encore l'organiste, à se rendre aux fêtes du duc de Medinaceli, à<br />

celles du marquis de Cifuentes... aux funérailles de la duchesse de<br />

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Medinaceli. Jamais en direction de Guadalajara (fief du duc de l'Infantado<br />

qui y avait une chapelle musicale).<br />

En 1581, le chapitre demande aux instrumentistes de ne pas<br />

s'absenter sans son autorisation.<br />

II.B- AUTORITÉ ET LIENS INTERNES.<br />

II. B1- Le chantre<br />

Le diocèse de Sigüenza a été créé, après la Reconquête, par le<br />

« chantre » de la cathédrale de Tolède, Bernard d'Agen. Rien d'étonnant que<br />

le dignitaire « chantre » ait conservé ici des attributions qu'il n'a plus ailleurs<br />

le plus souvent. C'est à lui que revient de présenter au chapitre les aptitudes<br />

des préchantres et, parfois, des « enfants de chœur ». Il en est ainsi durant<br />

tout le siècle avec, parfois, des querelles lorsque le chapitre passe outre ces<br />

prérogatives.<br />

II.B2- Maître de chapelle et organistes<br />

La bulle autorisant l'annexion d'une ration pour un poste de Maître<br />

de Chapelle, est suivie d’ordonnances précisant les obligations. En début du<br />

siècle, en 1514 et 1525, les obligations réglementaires et musicales de Juan<br />

de Arenzana sont précisées. Ainsi en est-il également pour l'organiste en<br />

1525 et en 1534 (à la suite de la suppression d'un canonicat en faveur de<br />

l'organiste).<br />

II.B3- Instrumentistes<br />

C'est le chapitre qui décide, en 1554, de l'engagement des<br />

instrumentistes (ministriles) et de la nature du contrat passé avec eux.<br />

II.B4- Préchantre<br />

Le préchantre semble avoir joué un rôle actif à Sigüenza. A partir de<br />

1555, les préchantres (Martinez Asencio notamment) se plaisent à noter les<br />

us et coutumes de l'institution. Mais c'est Juan Pérez qui collationnera ces<br />

notes et les réunira dans un Directorio de Coro (4 vol. ms) qui recueille<br />

aussi bien les calendriers des fêtes liturgiques, les mémoires... que les<br />

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POUVOIR ET MUSIQUE DANS LA CATHEDRALE. L'EXEMPLE DE LA CHAPELLE DE MUSIQUE DE LA<br />

CATHEDRALE DE SIGÜENZA (ESPAGNE) AU XVI E SIECLE<br />

obligations des musiciens. La table des obligations des instrumentistes est<br />

présentée au chapitre du 17/1/1583 : ce sont les mêmes sans doute qui<br />

figurent dans ce Directorio de Coro approuvé par le chapitre du 7/1/1594.<br />

C'est là l'un des témoignages le plus précieux sur l'organisation musicale des<br />

offices des cathédrales, sur leur hiérarchisation, sur l'ordonnancement des<br />

corps de musique et sur leur pratique et, bien que rarement, sur<br />

l'interprétation musicale.<br />

Bibliographie très générale (I) et spécifique (II)<br />

I-<br />

The New Grove Dictionary of Music and Musicians (ed. Stanley<br />

Sadie) Londres, MacMillan Publishers, vol. V, article “Chapel” (Adele<br />

Pointexter/Barbara Haggh), p. 488-490.<br />

Die Musik in Geschichte und Gegenwart (dir. Ludwig Finscher),<br />

Barenreiter Kassel, Sachteil 4, 1996, article „Kapelle“ (Martin Ruhnke),<br />

p.1787-1798.<br />

Diccionario de la música española e iberoamericana (dir Emilio<br />

Casares, J. López Calo, I. Fernández de la Cuesta).vol. 3 art. "Catedrales"<br />

(Ismael Fernandez de la Cuesta), p.433-447. Voir aussi dans même volume<br />

l’article de Luis Robledo sur "Capilla Real", p.119-132.<br />

Maîtrises et chapelles aux XVII e et XVIII e siècles : des institutions<br />

musicales au service de Dieu (dir. Bernard Dompnier), Clermont-Ferrand,<br />

Presses Universitaires Blaise Pascal, 2003. 28 articles réunis sous cinq titres<br />

: « Recrutement et vie des maîtrises » ; « Le cas des petites maîtrises » ;<br />

« Les maîtrises et la cité » ; « Pratique musicale et liturgie » ;<br />

« Comparaisons internationales ».<br />

Loupes a beaucoup écrit sur les maîtrises et psallettes des églises du<br />

sud-ouest de la France.<br />

II<br />

Jambou, Louis, « Organiers et organistes à la cathédrale de Sigüenza<br />

au XVI e siècle », Mélanges de la Casa de Velázquez, XIII (1977), p.177-<br />

217.<br />

Jambou, Louis, "La capilla de música de la catedral de Sigüenza en<br />

el siglo XVI. Ordenación del tiempo musical litúrgico : del Renacimiento<br />

del Barroco", Revista de Musicología, VI, 1983/1-2, p. 271-298.<br />

Jambou, Louis « Les ensembles instrumentaux dans les cathédrales<br />

espagnoles du XVIe siècle : Glorification de Dieu et perturbation des<br />

hommes », L'Éducation musicale, oct. 1997, n°441, p. 12-16.<br />

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POUVOIR ET MUSIQUE DANS LA CATHEDRALE. L'EXEMPLE DE LA CHAPELLE DE MUSIQUE DE LA<br />

CATHEDRALE DE SIGÜENZA (ESPAGNE) AU XVI E SIECLE<br />

Suárez-Pajares, La música en la catedral de Sigüenza. 1600-1750,<br />

Madrid, ICCMU, 2 vol., 1998 (La 1ère partie du Vol. 1 contient des<br />

chapitres d'étude structurelle éclairants (sur les organes de gouvernement de<br />

la cathédrale, de gestion économique et de financement de la musique)<br />

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