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A l'écoute des cités - Le blog de Patrice Leclerc

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A l’écoute<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>cités</strong><br />

LES RÉACTIONS D’UN ENSEIGNANT<br />

LA SANTÉ DANS LES BANLIEUES<br />

COMMENT RAPPROCHER LA POLICE ET LES JEUNES ?<br />

« ILS AVAIENT MIS LES SCELLÉS ! »<br />

MÈRE COURAGE !<br />

PÈRE ET FILS<br />

MUSULMANS À GENNEVILLIERS<br />

LA CITÉ EST LE VENTRE DU MONDE<br />

BANLIEUES DE LA RÉPUBLIQUE<br />

« FRATERNELS PAR LE FOND »<br />

La maison islamo chrétienne<br />

n° 24-25 Printemps-Eté 2013


Dossier :<br />

A l’écoute <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>cités</strong><br />

Editorial 1<br />

Du côté <strong>de</strong> La Caravelle 3<br />

<strong>Le</strong>s réactions d’un enseignant<br />

Zin Tayab 4<br />

La santé dans les banlieues<br />

Isabelle Thiebot 10<br />

Comment rapprocher la police<br />

et les jeunes ?<br />

Jean-Clau<strong>de</strong> Porcheron 18<br />

«Ils avaient mis les scellés !»<br />

Aminata Doucouré 24<br />

Mère courage !<br />

Christine Fontaine 27<br />

Du côté <strong>de</strong> Gennevilliers 35<br />

Père et fils<br />

Saad Abssi, le père 36<br />

Jamel Abssi, le fils 40<br />

Musulmans à Gennevilliers<br />

Mohammed Benali 43<br />

La cité est le ventre du mon<strong>de</strong><br />

<strong>Patrice</strong> <strong>Le</strong>clerc 48<br />

Pour élargir l’horizon 55<br />

Banlieues <strong>de</strong> la République<br />

Luc-André <strong>Le</strong>proux 56<br />

«Fraternels par le fond»<br />

Michel Jondot 61<br />

Courrier <strong><strong>de</strong>s</strong> lecteurs 69<br />

Questions impertinentes 70<br />

Des nouvelles <strong>de</strong> Mustapha Cherif 72<br />

La rubrique <strong>de</strong> Maurice Buttin<br />

<strong>Le</strong>s banlieues<br />

et le conflit israélo-palestinien 73


EDITORIAL<br />

Au tout début du siècle, ces cahiers n’existaient pas encore.<br />

Pourtant, <strong><strong>de</strong>s</strong> hommes et <strong><strong>de</strong>s</strong> femmes - chrétiens et musulmans<br />

- œuvraient ensemble sur le terrain où étaient concentrées<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> populations immigrées, musulmanes pour la plupart. Des<br />

idées tentaient <strong>de</strong> prendre corps. En particulier, nous avions découvert<br />

un moyen <strong>de</strong> rejoindre le mon<strong>de</strong> immigré féminin qui, à la cité<br />

dite « La Caravelle », se tenait soigneusement à l’écart et se gardait<br />

bien <strong>de</strong> répondre aux occasions <strong>de</strong> rencontre que nous tentions<br />

<strong>de</strong> provoquer. Vint pourtant le jour où l’idée germa dans le cerveau<br />

d’une chrétienne <strong>de</strong> proposer une initiation au tissage. Plus<br />

d’une centaine d’adolescentes, <strong>de</strong> mamans et <strong>de</strong> grands-mères se<br />

sont précipitées. Par la suite, nous lancions, avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Direction<br />

Départementale du Travail, un chantier d’insertion pour initier<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> femmes aux métho<strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong> tissage <strong><strong>de</strong>s</strong> Gobelins. Il faut rendre<br />

hommage aux personnes <strong>de</strong> la Direction du Travail qui nous ont<br />

aidés dans cette aventure avec une intelligence et un dévouement<br />

remarquables ; on <strong>de</strong>vrait dire avec une véritable bonté. Entre ces<br />

fonctionnaires et nous, pourtant, une incompréhension étrange a<br />

surgi. L’association au nom <strong>de</strong> laquelle nous agissions s’appelait<br />

« Approches 92 » ; elle était déclarée à la Préfecture sous le titre<br />

« Approches islamo chrétiennes dans les Hauts-<strong>de</strong>-Seine ». Cette<br />

dimension interreligieuse affichée était inacceptable par <strong><strong>de</strong>s</strong> fonctionnaires<br />

français ; on nous a contraints à changer d’étiquette et<br />

à prendre, pour continuer à profiter <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Etat, le nom <strong>de</strong><br />

« Mes-Tissages ».<br />

Cette histoire nous semble assez révélatrice du malentendu<br />

à l’intérieur duquel on enferme les acteurs du dialogue interreligieux.<br />

Révélatrice aussi <strong>de</strong> la clôture que souvent ils<br />

dressent eux-mêmes. <strong>Le</strong> lieu <strong>de</strong> la rencontre est conçu comme un<br />

espace séparé. Dans un ensemble laïc comme le nôtre, le religieux<br />

doit être refoulé dans la vie privée. En réalité, cette vision<br />

<strong>de</strong> la société, pour l’instant du moins, est mise à l’épreuve. Il est<br />

bien évi<strong>de</strong>nt que la présence musulmane, dans notre pays, est un<br />

1


2<br />

élément <strong>de</strong> la vie sociale qui ne peut être occulté. Lors <strong><strong>de</strong>s</strong> émeutes<br />

<strong>de</strong> 2005, <strong><strong>de</strong>s</strong> hommes politiques prestigieux y ont vu l’action <strong>de</strong> mouvements<br />

djihadistes dangereux ou un effet <strong>de</strong> la polygamie tolérée<br />

par l’islam. Avec le recul, il apparaît aujourd’hui que la violence déclenchée<br />

à Aulnay-sous-Bois en novembre 2005, et qui s’est étendue<br />

d’une façon étonnante à l’ensemble du pays, était pour les jeunes <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

<strong>cités</strong>, une façon <strong>de</strong> dire leur refus d’être tenus à l’écart du marché du<br />

travail, du logement et du système scolaire. Ne pas reconnaître les<br />

vrais écarts conduit à refuser d’être citoyen. Entre chrétiens et musulmans,<br />

certes, existent <strong>de</strong> gran<strong><strong>de</strong>s</strong> différences dogmatiques et il est<br />

sans doute culturellement intéressant d’entendre l’autre exprimer ses<br />

convictions. En réalité, ce genre <strong>de</strong> connaissance ressemble à celui<br />

que vivent <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes collégiens découvrant les aventures d’Ulysse<br />

dans l’Odyssée ou celles du fils d’Anchise dans l’Enéi<strong>de</strong>. Dans le meilleur<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> cas, cela peut faire naître un certain intérêt, voire un certain<br />

respect. La plupart du temps, cela occulte les divisions sociales qui<br />

déchirent le pays. On croit faire œuvre <strong>de</strong> rassemblement alors qu’on<br />

se bouche les yeux sur ce qui socialement nous sépare.<br />

«<br />

La Maison islamo chrétienne » essaie, dans ce numéro, d’ouvrir<br />

les yeux et les oreilles sur ceux et celles qui vivent ou ont<br />

grandi dans les <strong>cités</strong> qu’elle est amenée à fréquenter, du côté <strong>de</strong><br />

Gennevilliers et <strong>de</strong> Villeneuve-la-Garenne. « L’écoute <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>cités</strong> » qui<br />

nous fait parler ne nous a pas conduits à un travail <strong>de</strong> sociologue qui<br />

réussit à comprendre une situation. Nous avons donné la parole aux<br />

uns et aux autres que nous côtoyons ; nous sommes incapables d’en<br />

tirer <strong><strong>de</strong>s</strong> conclusions. Il s’agit simplement d’un effort pour sortir <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

ornières d’un dialogue institutionnel et tenter <strong>de</strong> percevoir un appel à<br />

la justice qui dépasse tous les clivages et les frontières <strong>de</strong> nos religions.<br />

Ce numéro est une invitation, pour chacun <strong>de</strong> nos lecteurs, à<br />

considérer qu’un dialogue entre musulmans et chrétiens n’a rien <strong>de</strong><br />

spirituel s’il ne contribue pas à rendre plus fraternelle la société où<br />

Dieu nous donne <strong>de</strong> vivre.<br />

L’équipe <strong>de</strong> rédaction<br />

Certaines contributions sont plus longues qu’il n’était prévu. Plutôt que <strong>de</strong><br />

les appauvrir en les diminuant, nous préférons les gar<strong>de</strong>r dans leur intégralité,<br />

quitte à augmenter les frais d’impression et d’envoi et <strong>de</strong> considérer,<br />

par mesure d’économie, que ce numéro est double. Nous programmons le<br />

numéro suivant pour l’automne prochain !


Du côté<br />

<strong>de</strong> La Caravelle<br />

Villeneuve-la-Garenne est nichée dans le<br />

méandre <strong>de</strong> la Seine, au Nord <strong>de</strong> Paris.<br />

Entre autres <strong>cités</strong>, on y trouve «La Caravelle»<br />

que nous fréquentons <strong>de</strong>puis février 1997 :<br />

1600 logements, 6000 habitants dont la moitié<br />

a moins <strong>de</strong> 20 ans. La majorité <strong><strong>de</strong>s</strong> immigrants<br />

est d’origine maghrébine ou africaine.<br />

Des acteurs sociaux intervenant dans la cité<br />

ont bien voulu nous faire part <strong>de</strong> leur expérience<br />

: un enseignant, un membre du personnel<br />

soignant du centre <strong>de</strong> santé <strong>de</strong> la Croix-Rouge,<br />

un représentant <strong>de</strong> la police. Bien sûr on a donné<br />

la parole aux rési<strong>de</strong>nts eux-mêmes : une jeune<br />

malienne qui a passé son adolescence dans la<br />

cité, quelques mamans qui ont répondu à l’invitation<br />

adressée par Fatima Tayab aux femmes<br />

qui fréquentent notre atelier « Mes-Tissages ».<br />

Ces témoignages sont souvent divergents.<br />

Chaque lecteur pourra s’interroger à partir <strong>de</strong><br />

ces contradictions apparentes.<br />

3


Du coté <strong>de</strong> La Caravelle<br />

4<br />

<strong>Le</strong>s réactions<br />

d’un enseignant<br />

Zin Tayab<br />

En ces temps où la société française<br />

s’interroge sur les réformes entreprises<br />

par l’Education nationale,<br />

ce témoignage d’un enseignant<br />

peut ai<strong>de</strong>r à réfléchir ; il permet <strong>de</strong><br />

regar<strong>de</strong>r la situation difficile dans<br />

les milieux où la transmission <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

connaissances est plus problématique<br />

qu’ailleurs.<br />

Tu habites à Villeneuve-la-Garenne et tu connais bien La Caravelle<br />

où tu passes souvent pour rendre <strong><strong>de</strong>s</strong> services à l’association ; tu es<br />

professeur <strong>de</strong> Maths. Peux-tu nous décrire brièvement ton propre<br />

parcours et nous faire part <strong>de</strong> ton expérience d’enseignant ? A quels<br />

genres d’élèves as-tu à faire ?<br />

J’ai commencé mes étu<strong><strong>de</strong>s</strong> au Maroc et j’ai fait un 3ème<br />

cycle <strong>de</strong> Physique à Jussieu. Pendant mes étu<strong><strong>de</strong>s</strong>, pour<br />

pouvoir payer ma chambre, j’ai donné quelques cours<br />

particuliers. J’ai été vacataire pendant une quinzaine d’années<br />

; maintenant je suis contractuel. Pendant longtemps<br />

j’ai enseigné dans <strong><strong>de</strong>s</strong> classes préparatoires. Maintenant,<br />

j’enseigne les mathématiques en banlieue dans un lycée professionnel<br />

où j’ai à faire face à <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes comme j’en vois<br />

beaucoup ici à La Caravelle. L’écart entre ces <strong>de</strong>ux mon<strong><strong>de</strong>s</strong><br />

est impressionnant. Jamais je n’aurais imaginé ce qu’est<br />

l’univers scolaire où je me trouve actuellement. J’enseigne


aussi à Jussieu où je prépare <strong><strong>de</strong>s</strong> étudiants au DAEU (Diplômes<br />

d’Accès aux Etu<strong><strong>de</strong>s</strong> Universitaires). J’y retrouve <strong><strong>de</strong>s</strong> adultes <strong>de</strong><br />

22 à 50 ans qui sont issus <strong><strong>de</strong>s</strong> mêmes milieux que les jeunes<br />

auxquels j’ai affaire maintenant.<br />

Qui sont ces jeunes que tu rencontres<br />

maintenant en lycée professionnel ?<br />

Ce sont <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes (secon<strong>de</strong>, première<br />

et terminale) qui, au terme <strong>de</strong> leurs années <strong>de</strong> collège,<br />

ont été orientés, la plupart du temps contre leur gré. On les<br />

appelle « les pros ». L’an <strong>de</strong>rnier j’étais à Saint-Denis, tout à<br />

côté, avec <strong><strong>de</strong>s</strong> élèves <strong><strong>de</strong>s</strong>tinés à faire <strong>de</strong> l’électro-technique ;<br />

c’était une classe d’une trentaine <strong>de</strong> garçons et <strong>de</strong> quatre filles.<br />

Aujourd’hui, je suis dans le Val-<strong>de</strong>-Marne ; j’ai <strong>de</strong>vant moi<br />

une trentaine <strong>de</strong> filles et trois ou quatre garçons. <strong>Le</strong>s filles<br />

sont <strong><strong>de</strong>s</strong>tinées à <strong><strong>de</strong>s</strong> carrières paramédicales auprès <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants<br />

ou auprès <strong><strong>de</strong>s</strong> vieillards dans <strong><strong>de</strong>s</strong> maisons <strong>de</strong> retraite. <strong>Le</strong>s garçons<br />

travailleront dans <strong><strong>de</strong>s</strong> immeubles et <strong>de</strong>vront être capables<br />

<strong>de</strong> faire face aux diverses situations qu’on trouve dans les rési<strong>de</strong>nces<br />

ou les grands ensembles : gardiennage, entretien et état<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> lieux dans les appartements.<br />

Quels types <strong>de</strong> relations entretiens-tu<br />

avec les élèves ?<br />

Dans les lycées<br />

professionnels.<br />

Enseignant :<br />

un métier méprisable.<br />

D’abord, il faut savoir qu’à<br />

leurs yeux, le métier d’enseignant est méprisable. De mon<br />

temps, nous admirions nos maîtres. <strong>Le</strong>ur savoir nous impressionnait,<br />

aujourd’hui c’est fini. J’ajoute que les professeurs<br />

masculins sont, à leurs yeux, plus mal considérés que les professeurs<br />

féminins. Cela tient peut-être au fait qu’ils se sentent<br />

le besoin d’être protégés : une figure maternelle est plus rassurante.<br />

Ceci dit, lorsqu’on se croise hors <strong><strong>de</strong>s</strong> cours, la rencontre est<br />

plutôt sympathique. On se salue gentiment et on échange<br />

quelques mots <strong>de</strong> façon amicale. Dès que je suis face à eux,<br />

en classe, le climat est tout autre. Je <strong>de</strong>viens à leurs yeux<br />

le représentant <strong>de</strong> ce qu’ils rejettent. Parce que je donne<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> ordres (« il faut... »), la relation <strong>de</strong>vient agressive et<br />

l’heure pendant laquelle il faut travailler est difficilement<br />

supportable.<br />

<strong>Le</strong>s réaction d’un enseignant, Zin Tayab<br />

5


Du coté <strong>de</strong> La Caravelle<br />

6<br />

Peux-tu préciser ?<br />

On mange en classe, par exemple ! Ils utilisent le portable et<br />

le SMS. Ils n’ont pas leur cahier. On passe au moins un quart<br />

d’heure à tenter <strong>de</strong> les mettre au travail. Il faut leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

<strong>de</strong> sortir leur sac et le matériel nécessaire. On me répond « J’ai<br />

oublié » ou « <strong>Le</strong> chien a mangé le papier » ! Ce qu’ils avaient<br />

écrit la veille est perdu. Ce<br />

Rien ne les intéresse. n’était qu’une feuille volante.<br />

Ils la laissent traîner dans la<br />

classe quand ils partent sans<br />

prendre soin <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong>r. Quelle que soit la matière, rien <strong>de</strong> ce<br />

qu’on leur propose ne les intéresse, surtout en ce qui concerne les<br />

maths, le français et l’anglais. Ils considèrent que ce n’est pas lié<br />

au métier qu’ils sont <strong><strong>de</strong>s</strong>tinés à exercer. Chose bizarre : ils ont <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

cours d’anglais auxquels, à en croire leur professeur, ils ne s’intéressent<br />

pas plus qu’aux maths. Pourtant ils connaissent toutes les<br />

chansons anglaises par cœur mais sans même chercher à comprendre<br />

ce qu’elles signifient.<br />

J’avais une élève, l’année <strong>de</strong>rnière, dans une classe où les garçons<br />

étaient majoritaires. Cette fille était sérieuse ; elle écoutait et elle<br />

voulait comprendre. Elle s’intéressait. Quand je posais une question<br />

à la classe, elle répondait. Et c’était mal vu par les autres.<br />

Autrefois on admirait les bons élèves capables <strong>de</strong> bien répondre<br />

aux questions. Aujourd’hui c’est l’inverse. On ricanait quand<br />

cette fille donnait la bonne réponse, on se moquait d’elle : « Ah<br />

! C’est l’intellectuelle ! » Elle a fini par se refermer pour ne pas<br />

se couper du groupe. Heureusement, le Proviseur l’a réorientée<br />

autrement en fonction <strong>de</strong> ses capa<strong>cités</strong>.<br />

<strong>Le</strong>s jeudis, on a <strong><strong>de</strong>s</strong> contrôles.<br />

<strong>Le</strong> mardi précé<strong>de</strong>nt, je fais<br />

<strong>Le</strong>s zéros se succè<strong>de</strong>nt<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> exercices semblables à<br />

ceux que je leur donnerai le<br />

surlen<strong>de</strong>main. La moitié <strong>de</strong><br />

la classe me rend une copie vi<strong>de</strong> au point qu’il m’arrive <strong>de</strong> mettre<br />

moi-même le nom <strong>de</strong> l’élève sur la feuille blanche ! <strong>Le</strong>s zéros se<br />

succè<strong>de</strong>nt.<br />

Que peut faire un professeur <strong>de</strong>vant une fille qui sort rouge à<br />

lèvres et instruments <strong>de</strong> maquillage pour se far<strong>de</strong>r <strong>de</strong>vant une<br />

glace ? On peut lui dire ce que l’on veut, elle ne bouge pas. Elle


vous rétorque : « J’ai décidé <strong>de</strong> faire esthéticienne ; ma mère refuse.<br />

Je fais ce que je veux ! ». Après quelques interventions, on est obligé<br />

<strong>de</strong> baisser les bras et <strong>de</strong> laisser faire pour tenter <strong>de</strong> reprendre le<br />

cours. On ne peut pas s’arrêter toutes les <strong>de</strong>ux minutes et abandonner<br />

le reste <strong>de</strong> la classe. <strong>Le</strong> Conseiller Pédagogique d’Enseignement<br />

(CPE) ne peut pas intervenir chaque fois. Il est d’ailleurs plus pru<strong>de</strong>nt,<br />

pour cette fille, d’être en classe que <strong>de</strong> traîner <strong>de</strong>hors.<br />

Il n’y a pas <strong>de</strong> système <strong>de</strong> sanction ? Vous ne pouvez pas prévenir les<br />

parents ?<br />

On donne du travail à faire en-<strong>de</strong>hors <strong><strong>de</strong>s</strong> cours, chez eux, mais ils<br />

ne le font pas. Ils se fichent <strong><strong>de</strong>s</strong> sanctions. Rien ne leur fait peur.<br />

Je donne tous les jours <strong><strong>de</strong>s</strong> heures <strong>de</strong> colle mais ils ne viennent<br />

pas les faire. En réalité, face aux parents, ce sont eux qui exercent<br />

l’autorité. J’avais collé une fille. Elle a fait pression cinq fois sur la<br />

mère pour que je retire la punition. Je n’ai pas cédé mais on ne l’a<br />

pas vue le jour fixé.<br />

Je me suis aperçu que<br />

la plupart <strong><strong>de</strong>s</strong> parents<br />

vivaient <strong><strong>de</strong>s</strong> situations<br />

conjugales compliquées.<br />

Des situations familiales<br />

compliquées.<br />

Une fille, dans une classe, avait mordu un garçon pendant un<br />

cours. <strong>Le</strong> CPE téléphone au père qui se trouvait dans le sud <strong>de</strong> la<br />

France. Dès qu’on lui a dit : « C’est au sujet <strong>de</strong> votre fille ! », il a<br />

raccroché.<br />

De toutes les façons, les parents n’ont pas à s’inquiéter : leurs enfants<br />

auront leur diplôme à la fin <strong><strong>de</strong>s</strong> trois cycles qu’on appelle<br />

« Contrôle Continu <strong>de</strong> Formation » (CCF) et qui correspon<strong>de</strong>nt<br />

aux trois années (secon<strong>de</strong>, première, terminale). On ne sait plus ce<br />

que c’est que d’échouer. Une fille <strong>de</strong> ma classe, l’an <strong>de</strong>rnier en secon<strong>de</strong>,<br />

avait 0,1 <strong>de</strong> moyenne en maths ; elle est en première maintenant.<br />

Une autre vient d’arriver, en plein milieu d’année, venue<br />

on ne sait d’où ; elle n’aura rien assimilé mais passera comme tous<br />

les autres dans la classe supérieure Il est vrai que le bac qu’on leur<br />

donne n’ouvre pas toutes les portes ; il débouche seulement sur un<br />

métier précis qui n’est pas celui qu’ils auraient choisi.<br />

Y a-t-il <strong>de</strong> la violence dans les classes ou dans l’établissement ?<br />

L’histoire <strong>de</strong> cette jeune qui mord un garçon est-elle révélatrice d’un<br />

état d’esprit ? Te sens-tu toi-même menacé ?<br />

<strong>Le</strong>s réaction d’un enseignant, Zin Tayab<br />

7


Du coté <strong>de</strong> La Caravelle<br />

8<br />

Des événements comme celui <strong>de</strong> cette fille ne se produisent pas<br />

tous les jours mais plusieurs fois dans l’année. On ne peut rien<br />

contre leurs auteurs : le rectorat interdit d’exclure ; on doit gar<strong>de</strong>r<br />

les indésirables jusqu’au terme <strong><strong>de</strong>s</strong> trois CCC. Il est vrai que le<br />

cadre scolaire les protège. Mais la violence verbale monte <strong>de</strong> plusieurs<br />

tons chaque année. La Proviseure nous explique, avec raison,<br />

que leur vocabulaire et leurs façons <strong>de</strong> parler ne doivent pas être<br />

nécessairement considérés comme <strong>de</strong> l’agressivité. Dire « Nique<br />

ta mère » n’a pas plus <strong>de</strong> portée que <strong>de</strong> dire, dans un autre milieu<br />

« Je ne suis pas vraiment d’accord avec ce que vous dites ». Jamais<br />

la moindre violence physique ne s’exerce contre nous, les enseignants,<br />

il faut le reconnaître. Mais le refus d’écouter, d’apprendre,<br />

<strong>de</strong> se soumettre aux règles élémentaires pour suivre un cours peut<br />

être considéré comme une forme <strong>de</strong> violence.<br />

<strong>Le</strong>s stages se déroulent<br />

à merveille !<br />

Ce que tu décris ne semble<br />

pas fournir une formation<br />

précise particulière.<br />

Il faut dire qu’ils ont <strong><strong>de</strong>s</strong> stages et que, dans ce cadre, tout se<br />

déroule à merveille la plupart du temps. A la fin <strong>de</strong> la première<br />

semaine, je téléphone à leurs tuteurs pour savoir comment cela se<br />

passe et, la <strong>de</strong>rnière semaine, je vais les visiter sur le terrain. Là<br />

je suis souvent très agréablement surpris <strong>de</strong> leur comportement.<br />

Sur place, ils apprennent bien leur métier. La plupart du temps,<br />

ils sont avec <strong><strong>de</strong>s</strong> tout-petits ou dans <strong><strong>de</strong>s</strong> maisons <strong>de</strong> vieillards ; il<br />

faut changer les vêtements souillés ; pour ma part, je ferais cela<br />

avec dégoût mais eux font preuve d’une vraie délicatesse. <strong>Le</strong> directeur<br />

leur donne <strong><strong>de</strong>s</strong> consignes, par exemple <strong>de</strong> ne pas se servir du<br />

téléphone : ils respectent scrupuleusement ce qu’on leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong>.<br />

Souvent, lorsqu’ils entrent dans la vie adulte, ils s’orientent vers<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> métiers d’animation. On le constate à La Caravelle ; <strong><strong>de</strong>s</strong> garçons<br />

qui ont suivi <strong><strong>de</strong>s</strong> parcours analogues à ceux dont je parle,<br />

sont employés par la Mairie au service <strong><strong>de</strong>s</strong> plus jeunes. Ils savent<br />

exercer l’autorité, se faire aisément obéir <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants qu’on leur<br />

confie et les occuper intelligemment.<br />

Même s’ils trouvent un débouché professionnel, leurs possibilités<br />

d’avenir ne sont-elles pas très limitées ?<br />

Il est vrai que leur baccalauréat ne leur permet que très rarement<br />

<strong>de</strong> continuer <strong><strong>de</strong>s</strong> étu<strong><strong>de</strong>s</strong>. Mais je constate que certains arrivent


à rattraper les occasions perdues.<br />

<strong>Le</strong>s étudiants que je<br />

rencontre à Jussieu, dans le<br />

cadre <strong>de</strong> la préparation du<br />

Diplôme d’Accès aux Etu<strong><strong>de</strong>s</strong> Universitaires (DAEU) sont souvent<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> gens dont le passé est celui <strong><strong>de</strong>s</strong> lycéens que je rencontre<br />

aujourd’hui. A partir <strong>de</strong> l’âge <strong>de</strong> 22 ans ou après <strong>de</strong>ux ans d’expérience<br />

<strong>de</strong> travail salarié, ils peuvent reprendre <strong><strong>de</strong>s</strong> étu<strong><strong>de</strong>s</strong>. En-<strong>de</strong>hors<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> cours, ils me racontent leur histoire d’adolescents et je n’ai pas<br />

<strong>de</strong> peine à les comprendre. Arrive le moment où ils se réveillent et<br />

ils franchissent la porte que l’Université leur ouvre. Ils ont à suivre<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> cours <strong>de</strong> Maths, Physique, Chimie, Français et Biologie. Pas<br />

<strong>de</strong> langue, pas d’Histoire ni <strong>de</strong> Philo mais ils atteignent le niveau<br />

du Bac S et toutes les possibilités universitaires leur sont offertes.<br />

Ils étaient rebelles au Lycée ; à l’âge adulte. Ils <strong>de</strong>viennent particulièrement<br />

sérieux. Tout a changé : ils écoutent attentivement, ils<br />

viennent régulièrement, même s’ils habitent loin et s’ils ont travaillé<br />

toute la journée. Ils ont un examen en fin d’année. On voit qu’ils<br />

tentent une aventure qu’ils ont décidée et pour laquelle ils ont payé<br />

une inscription assez chère ; ils sont motivés. <strong>Le</strong> diplôme n’est pas<br />

bradé : environ 50% <strong><strong>de</strong>s</strong> candidats sont reçus. Ils peuvent étaler la<br />

préparation sur trois ans.<br />

Penses-tu que les difficultés que<br />

vous éprouvez, tes collègues et toi,<br />

pourraient être évitées ?<br />

Rattraper<br />

les occasions perdues.<br />

Quelles réformes<br />

envisager ?<br />

Je pense qu’il ne faudrait pas hésiter à éliminer les trois ou quatre<br />

éléments qui, dans une classe <strong>de</strong> 32 élèves, pervertissent l’ensemble.<br />

Il est <strong><strong>de</strong>s</strong> cas auxquels l’Education Nationale ne peut pas faire face.<br />

Ceux qui perturbent trop <strong>de</strong>vraient être confiés à un autres ministère<br />

: celui <strong><strong>de</strong>s</strong> Affaires Sociales ou celui <strong>de</strong> la Santé, par exemple.<br />

Je pense aussi que dans les Collèges, on <strong>de</strong>vrait être plus attentif<br />

à l’orientation <strong>de</strong> ceux qu’on écarte <strong>de</strong> l’Enseignement général.<br />

Trop <strong>de</strong> nos élèves sont mis face à un avenir qu’ils ne veulent pas.<br />

On <strong>de</strong>vrait pouvoir miser davantage sur leurs motivations. Peutêtre<br />

faudrait-il inventer une année que j’appelle « année-tampon<br />

» au cours <strong>de</strong> laquelle ils prendraient le temps <strong>de</strong> mûrir un<br />

choix et où <strong>de</strong> vrais éducateurs sauraient les écouter, les éclairer<br />

et les accompagner.<br />

Zin Tayab<br />

<strong>Le</strong>s réaction d’un enseignant, Zin Tayab<br />

9


10<br />

dans les banlieues<br />

Isabelle Thiebot<br />

Quand on est <strong>de</strong>ntiste <strong>de</strong>puis près <strong>de</strong><br />

vingt-cinq ans dans le même Centre<br />

<strong>de</strong> Santé, on connaît non seulement les<br />

problèmes d’accès aux soins <strong>de</strong> la population<br />

mais la manière <strong>de</strong> vivre <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

habitants <strong>de</strong> la ville. Isabelle Thiébot<br />

exerce au Centre <strong>de</strong> Santé <strong>de</strong> la Croix<br />

Rouge, à Villeneuve-la-Garenne. Elle a<br />

bien voulu se faire l’écho <strong>de</strong> ceux dont<br />

elle prend soin dans la ville <strong><strong>de</strong>s</strong> Hauts<strong>de</strong>-Seine,<br />

la plus défavorisée au point<strong>de</strong>-vue<br />

médical.<br />

On dit que, dans les banlieues, les problèmes <strong>de</strong> santé sont particulièrement difficiles.<br />

Qu’en est-il exactement à Villeneuve la Garenne ?<br />

Toutes les étu<strong><strong>de</strong>s</strong> qui ont été faites montrent que la santé <strong><strong>de</strong>s</strong> habitants<br />

<strong>de</strong> banlieues défavorisées laisse à désirer. L’espérance <strong>de</strong> vie y est <strong>de</strong><br />

plusieurs années inférieure à la moyenne nationale. Pour la santé <strong>de</strong>ntaire,<br />

je le constate tous les jours, quand je vois <strong>de</strong> très petits enfants avec<br />

déjà beaucoup <strong>de</strong> caries ou <strong>de</strong> jeunes adultes qui n’ont plus <strong>de</strong> molaires. C’est<br />

impressionnant et cela ne s’améliore pas.<br />

Comment expliquer cette situation ?<br />

L’état <strong>de</strong> santé est très lié aux conditions <strong>de</strong> vie, les gens se font moins soigner<br />

et les démarches <strong>de</strong> prévention sont peu intégrées dans le quotidien. Il est<br />

Du coté <strong>de</strong> La Caravelle La santé


fréquent que la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> soins ne se<br />

déclenche que le jour où surgit un problème<br />

grave, une douleur insupportable<br />

en ce qui concerne les <strong>de</strong>nts. Quand il<br />

y a <strong><strong>de</strong>s</strong> problèmes <strong>de</strong> logement, <strong><strong>de</strong>s</strong> pro-<br />

Etat <strong>de</strong> santé<br />

et conditions <strong>de</strong> vie.<br />

blèmes avec les enfants, <strong><strong>de</strong>s</strong> problèmes <strong>de</strong> fin <strong>de</strong> mois qui sont prioritaires,<br />

alors si le corps ne crie pas sa souffrance ou si aucun signe <strong>de</strong> maladie ne se<br />

manifeste, on ne s’en préoccupe pas. C’est ce qu’on appelle « le silence <strong><strong>de</strong>s</strong> organes<br />

» ; mais l’absence <strong>de</strong> symptôme ne signifie pas absence <strong>de</strong> pathologie.<br />

Beaucoup <strong>de</strong> personnes viennent en urgence, toujours avec <strong><strong>de</strong>s</strong> atteintes très<br />

avancées. Ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> recours aux soins est <strong>de</strong>venu rare dans <strong><strong>de</strong>s</strong> zones plus<br />

favorisées. Un ami qui exerce à Courbevoie me disait : « Moi, un patient qui<br />

arrive avec une bonne « rage <strong>de</strong> <strong>de</strong>nt » ou une joue enflée, je n’en ai pas vu<br />

<strong>de</strong>puis <strong><strong>de</strong>s</strong> années ! » Ici, c’est tous les jours.<br />

La prévention <strong>de</strong>ntaire consiste à ne pas manger trop <strong>de</strong> sucre et à se brosser<br />

les <strong>de</strong>nts, à consulter un <strong>de</strong>ntiste une fois par an. <strong>Le</strong>s parents débordés par<br />

d’autres soucis ont du mal à rajouter <strong>de</strong> nouvelles contraintes liées aux comportements<br />

préventifs. On donne du sucre à un enfant pour le calmer, pour<br />

qu’il s’endorme. Si bien qu’à trois ou quatre ans, il a <strong><strong>de</strong>s</strong> caries profon<strong><strong>de</strong>s</strong>.<br />

La prévention implique que l’on puisse se projeter dans l’avenir. Or cela ne<br />

va pas <strong>de</strong> soi <strong>de</strong> penser à l’avenir quand, au jour le jour, on a du mal à gérer<br />

les difficultés.<br />

<strong>Le</strong> décalage <strong><strong>de</strong>s</strong> états <strong>de</strong> santé est lié aussi au travail. Des hommes qui<br />

s’épuisent en étant dans les travaux publics ou encore <strong><strong>de</strong>s</strong> femmes qui font<br />

trois heures <strong>de</strong> transports par jour pour du ménage dans <strong><strong>de</strong>s</strong> bureaux tôt le<br />

matin et tard le soir, il y en a davantage à Villeneuve qu’à Neuilly.<br />

L’aspect financier peut constituer<br />

un autre un frein. La CMU est une L’aspect financier.<br />

très bonne couverture complémentaire<br />

qui donne la gratuité <strong><strong>de</strong>s</strong> soins<br />

et <strong>de</strong> la prothèse. Près <strong>de</strong> 20 % <strong>de</strong> nos patients en bénéficient. <strong>Le</strong>s<br />

«Sans-papiers» ont «l’Ai<strong>de</strong> Médicale d’Etat» (AME). <strong>Le</strong>s prises en<br />

charge sont plus limitées, mais elle couvre tous les soins courants.<br />

Certains qui y ont droit n’y recourent pas <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> se faire repérer.<br />

Il y a eu un droit d’entrée <strong>de</strong> 30 euros, heureusement supprimé par<br />

l’actuel gouvernement. <strong>Le</strong>s personnes les plus en difficultés sont<br />

celles qui ont <strong><strong>de</strong>s</strong> ressources légèrement supérieures au plafond <strong>de</strong><br />

la CMU. Là, tout dépend d’une éventuelle mutuelle et du contrat<br />

souscrit. La sécurité sociale peut contribuer aux cotisations <strong>de</strong> mutuelle.<br />

C’est peu connu. <strong>Le</strong>s personnes ne savent pas toujours ce à<br />

La santé dans les banlieues, Isabelle Thiebot<br />

11


Du coté <strong>de</strong> La Caravelle<br />

12<br />

quoi elles ont droit ou ne veulent rien <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r. C’est dommage car<br />

cela peut vraiment ai<strong>de</strong>r.<br />

Peut-on parler <strong>de</strong> décalage culturel, chez les populations d’origine immigrée, par<br />

rapport aux populations d’origine européenne ?<br />

<strong>Le</strong> rapport au corps et à la santé <strong>de</strong> ceux qui ont grandi au pays est sans doute<br />

différent. Il est difficile <strong>de</strong> savoir comment ce facteur joue. En revanche, la<br />

précarité impose <strong><strong>de</strong>s</strong> représentations qui influencent les comportements <strong>de</strong><br />

santé.<br />

Il peut y avoir un problème <strong>de</strong> langue. Certains parents parlent mal français.<br />

Comment faire comprendre, par exemple, ce qui est favorable ou non<br />

à la santé d’un enfant ? On a <strong>de</strong> la chance d’avoir, dans ce centre, <strong><strong>de</strong>s</strong> personnes<br />

capables <strong>de</strong> traduire l’arabe. Mais, avec <strong><strong>de</strong>s</strong> mamans maliennes, le<br />

handicap est certain. Il est vrai que, dans ma spécialité, un facteur clé est<br />

la confiance qui s’établit avec le patient. Cela passe par <strong><strong>de</strong>s</strong> gestes, par la<br />

façon <strong>de</strong> le soigner, sans qu’il y ait besoin<br />

Problèmes <strong>de</strong> langue.<br />

<strong>de</strong> beaucoup <strong>de</strong> paroles. Cela n’empêche<br />

que dans une démarche thérapeutique,<br />

il est important que le praticien et le patient<br />

se comprennent bien. Qu’il s’agisse<br />

<strong>de</strong> soins ou <strong>de</strong> prévention, il y a <strong><strong>de</strong>s</strong> choix à faire qui s’appuient sur <strong><strong>de</strong>s</strong> explications<br />

et <strong><strong>de</strong>s</strong> échanges. C’est aussi le cas quand il y a <strong>de</strong> la prothèse à envisager<br />

avec <strong><strong>de</strong>s</strong> questions financières. Parfois, c’est un enfant qui traduit mais<br />

il ne comprend pas nécessairement les explications et peut avoir du mal à les<br />

traduire. Quelquefois, on fait appel à une voisine ou la personne téléphone<br />

à quelqu’un à qui je parle et qui traduit ensuite. Il m’est arrivé d’écrire et la<br />

personne s’est fait traduire ce que j’avais écrit. C’est toujours plus compliqué<br />

quand le dialogue n’est pas direct.<br />

<strong>Le</strong>s différences culturelles sont plus marquées avec les personnes venant<br />

d’Afrique <strong>de</strong> l’Ouest qu’avec celles du Maghreb. Mais, par exemple, <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

Maghrébines peuvent refuser d’être soignées par un homme. Des femmes<br />

peuvent soigner les hommes, en revanche, sans aucun problème.<br />

Vos patients vous perçoivent-ils comme une étrangère ?<br />

C’est surtout la langue qui marque nos origines diverses. Mais c’est d’abord<br />

une rencontre humaine dans laquelle les différences sont bien vite dépassées.<br />

Certes, le <strong>de</strong>ntiste est là pour bien soigner et le but est que le soignant et le<br />

soigné soient tous les <strong>de</strong>ux satisfaits. Mais la qualité <strong>de</strong> la relation peut aller<br />

au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce qu’un bon professionnel attend s’il y a, au cœur, un respect réci-


proque, ce qui est en général le cas.<br />

Lorsque <strong><strong>de</strong>s</strong> personnes qui ont un Une rencontre humaine.<br />

peu abandonné leur santé, qui ont<br />

peur <strong><strong>de</strong>s</strong> professionnels se sentent<br />

considérées, écoutées, si « cela accroche » , la situation bascule, la confiance<br />

<strong>de</strong>vient sans faille. La reconnaissance exprimée peut même, parfois, sembler<br />

disproportionnée. Ce n’est pas par hasard que je suis restée ici. On ne trouve<br />

pas cela partout si j’en crois <strong><strong>de</strong>s</strong> confrères qui reçoivent d’autres publics.<br />

Autrefois, l’instituteur était vénéré. Aujourd’hui le prof est méprisé mais le<br />

<strong>de</strong>ntiste et le mé<strong>de</strong>cin sont respectés…<br />

Je ne connais pas assez la situation <strong><strong>de</strong>s</strong> enseignants pour comparer, je ne<br />

peux parler que d’un point <strong>de</strong> vue personnel. La santé a ceci <strong>de</strong> particulier<br />

qu’elle a un impact direct sur la qualité <strong>de</strong> vie, dans toutes ses dimensions,<br />

physique, psychique et social. Ce sont les trois termes <strong>de</strong> la définition <strong>de</strong> la<br />

santé <strong>de</strong> l’OMS et c’est très vrai pour la santé <strong>de</strong>ntaire. L’enjeu est <strong>de</strong> passer<br />

d’un mauvais état <strong>de</strong> santé - qui induit beaucoup <strong>de</strong> désagréments - à une<br />

bonne santé en établissant une relation qui permette le déroulement dans<br />

les meilleures conditions. Quand la personne se sent en sécurité, reconnue à<br />

part égale par le praticien, il y a tout un processus <strong>de</strong> restauration qui se fait<br />

par rapport à l’ensemble <strong>de</strong> ce qu’elle est, <strong>de</strong> sa santé, <strong>de</strong> ses relations. Et c’est<br />

bien ensemble que l’on fait ce petit bout <strong>de</strong> chemin qui peut laisser une trace<br />

dans son histoire, dans sa façon <strong>de</strong> ressentir sa santé et <strong>de</strong> se soigner, <strong>de</strong> faire<br />

confiance. Ce n’est pas seulement un problème résolu par une technique (ce<br />

qui en soi est satisfaisant!), c’est un peu plus d’humain qui s’est construit,<br />

parce que cela touche la totalité <strong>de</strong> la<br />

personne, pas seulement un organe.<br />

Quand les soins sont finis, la personne<br />

qui repart a une meilleure santé, elle a<br />

surmonté les difficultés, elle peut sourire<br />

Un lien particulier<br />

au patient.<br />

comme tout le mon<strong>de</strong>, elle a un peu plus confiance en elle-même. Et c’est<br />

aussi la chance du professionnel pour lequel c’est très gratifiant. Certes, les<br />

relations continuent à être celles d’un praticien avec un patient mais il reste<br />

un lien particulier, simple et spontané. On continue à suivre la vie <strong>de</strong> la<br />

famille. A l’occasion d’une fête, on nous apporte le thé et les gâteaux. On<br />

s’arrête pour prendre <strong><strong>de</strong>s</strong> nouvelles mutuelles dans la rue. C’est un lien que<br />

l’on entretient et dont on prend «soin» !<br />

Il y a bien sur aussi <strong><strong>de</strong>s</strong> échecs, <strong><strong>de</strong>s</strong> ruptures <strong>de</strong> soins. <strong>Le</strong> patient ne vient plus.<br />

Pourquoi ? Il y a un petit pourcentage <strong>de</strong> « désinvoltes ». Mais parmi les autres,<br />

tous ne sont pas prêts pour une démarche qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une assiduité. Il arrive que<br />

plus tard, on les revoit ; cette fois, c’est la bonne et l’aventure commune commence.<br />

La santé dans les banlieues, Isabelle Thiebot<br />

13


Du coté <strong>de</strong> La Caravelle<br />

14<br />

Depuis 1989, vous êtes ici ; vous avez vu <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes évoluer.<br />

Oui, <strong>de</strong> différentes façons. J’ai senti les flottements au niveau <strong>de</strong> la famille<br />

et <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants quand le père perd son travail.<br />

Des jeunes « paumés ».<br />

Il y a pas mal <strong>de</strong> jeunes qui sont<br />

« paumés » et très peu armés.<br />

Récemment, j’ai vu <strong>de</strong>ux filles <strong>de</strong><br />

quinze ans qui cherchaient un lieu <strong>de</strong> stage, incapables <strong>de</strong> formuler<br />

leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Comparées à <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes d’autres milieux qui, au même<br />

âge, élaborent un projet et l’exposent facilement, quel contraste ! Nous<br />

sommes souvent solli<strong>cités</strong> pour <strong><strong>de</strong>s</strong> stages mais nos possibilités sont réduites.<br />

On entend la difficulté <strong><strong>de</strong>s</strong> familles à en trouver dans le contexte<br />

local.<br />

Il y a aussi <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes qui font <strong>de</strong> bonnes étu<strong><strong>de</strong>s</strong>, qui s’en sortent bien. J’ai été<br />

frappée par quelques-uns qui, autour <strong>de</strong> 20-25 ans, sont d’un seul coup mal<br />

dans leur peau. Malgré un bon bagage, ils ne semblent plus trouver leur<br />

place dans cette société.<br />

Au point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la santé <strong>de</strong>ntaire, je trouve qu’il y a une augmentation<br />

du nombre d’enfants très jeunes présentant un très mauvais état <strong>de</strong> santé. <strong>Le</strong><br />

dispositif <strong>de</strong> prévention « M’T<strong>de</strong>nts » propose un bilan gratuit à 6 ans, 9<br />

ans, 12 ans, 15 ans, 18 ans, et si besoin après, <strong><strong>de</strong>s</strong> soins gratuits. On ne voit<br />

qu’une petite proportion <strong>de</strong> ceux qui en ont le plus besoin. Même si c’est<br />

gratuit, les familles ne l’utilisent pas toujours. Cela montre bien le poids <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

contraintes socio-culturelles sur la santé.<br />

« L’Espace Santé Jeunes », ici à la Croix Rouge, est un lieu « ressources »<br />

qui informent <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes sur tous les sujets <strong>de</strong> santé. Il y vient, entre<br />

autres, <strong><strong>de</strong>s</strong> mineurs ou <strong>de</strong> jeunes adultes en rupture avec leur famille, ils<br />

sont très démunis face aux problèmes <strong>de</strong> santé. <strong>Le</strong>ur nombre augmente<br />

aussi.<br />

Je crois que la drogue influe sur les <strong>de</strong>nts ?<br />

Oui ! Mais les consommateurs <strong>de</strong><br />

A propos <strong><strong>de</strong>s</strong> drogués. drogue fréquentent peu les structures<br />

médicales. D’une façon générale, plus<br />

on a <strong>de</strong> sources <strong>de</strong> désocialisation,<br />

moins on se fait soigner. Ils viennent une fois en urgence pour un soulagement<br />

ponctuel <strong>de</strong> la douleur et on ne les revoit plus. S’inscrire dans une<br />

démarche qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> un suivi est trop difficile.


La ville et l’école n’ont-elles pas fait d’éducation à la santé ?<br />

La ville organise <strong><strong>de</strong>s</strong> manifestations et soutient <strong><strong>de</strong>s</strong> projets. Il y a <strong><strong>de</strong>s</strong> actions<br />

dans les écoles. <strong>Le</strong> public reçoit <strong><strong>de</strong>s</strong> informations sur ce qui est bon pour la<br />

santé, mais ensuite, les conditions <strong>de</strong> vie <strong><strong>de</strong>s</strong> familles vont-elles leur permettre<br />

<strong>de</strong> changer leurs façons <strong>de</strong> faire ? Pour certaines oui, pour d’autres<br />

non. Ces activités sont malgré tout importantes pour ceux qui ne changeront<br />

pas aussitôt car, une famille ou un enfant qui a participé peut, plus<br />

tard, être prêt à faire évoluer ses habitu<strong><strong>de</strong>s</strong> et avancer à ce moment là. Il faut<br />

toujours croire que le futur peut apporter <strong><strong>de</strong>s</strong> changements. Il y a <strong>de</strong> vraies<br />

bonnes surprises.<br />

L’Espace Santé Jeunes fait <strong>de</strong> l’éducation<br />

pour la santé. Ce lieu est Un « espace Santé Jeunes ».<br />

important mais ne résout pas tout.<br />

La Croix-Rouge a mis en place <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

prises en charge « médico-sociales » avec <strong><strong>de</strong>s</strong> accompagnements pour la<br />

prévention, les droits sociaux, les remboursements <strong>de</strong> sécurité sociale ou <strong>de</strong><br />

mutuelle, avec <strong><strong>de</strong>s</strong> échéanciers pour la prothèse... Cela rend un grand service<br />

à ceux qui en bénéficient. A côté, il y a tous ceux que l’on ne voit nulle<br />

part. Plus ils s’enfoncent dans le renoncement aux soins, plus leur santé<br />

sera mauvaise, plus la bonne santé sera compliquée à récupérer. <strong>Le</strong>s statistiques<br />

disent qu’ils sont nombreux dans les milieux précaires. Comment<br />

les toucher, les rassurer, les faire venir ? C’est une question essentielle mais<br />

il y a peu <strong>de</strong> réponses. Quelquefois à l’occasion d’une urgence, il y a un<br />

déclic et la personne rentre dans une démarche <strong>de</strong> santé. C’est un défi à<br />

chaque fois que l’on reçoit une urgence. Quand ça marche – pas toujours –<br />

c’est une gran<strong>de</strong> satisfaction professionnelle <strong>de</strong> constater l’impact psychosocial<br />

que cela peut avoir.<br />

Il ne reste plus guère <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cins généralistes à Villeneuve la Garenne ; ils ne<br />

sont guère qu’une poignée sur la ville et la moyenne d’âge est <strong>de</strong> 57 ans. <strong>Le</strong>s<br />

jeunes ne viennent pas alors que, si je comprends bien, le contact avec cette population<br />

d’origine immigrée est particulièrement gratifiant ; pourquoi les banlieues<br />

sont-elles défavorisées ?<br />

A Villeneuve, la dégradation <strong>de</strong> l’offre <strong>de</strong> soins va être spectaculaire. <strong>Le</strong>s<br />

mé<strong>de</strong>cins retraités ne seront probablement pas tous remplacés. <strong>Le</strong>s kinésithérapeutes,<br />

trop peu nombreux, vont difficilement à domicile. <strong>Le</strong>s orthophonistes<br />

ont <strong>de</strong> longues listes d’attente, c’est grave pour <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants en<br />

difficultés ! Il n’y avait plus <strong>de</strong> pédiatre sur Villeneuve alors que les familles<br />

nombreuses sont légion ; la Croix-Rouge vient d’en embaucher une… un<br />

jour par semaine ! La PMI manque <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cins: le suivi s’arrête à 18 mois<br />

La santé dans les banlieues, Isabelle Thiebot<br />

15


Du coté <strong>de</strong> La Caravelle<br />

16<br />

au lieu <strong>de</strong> 6 ans. L’hôpital Nord 92 est surchargé par <strong><strong>de</strong>s</strong> consultations<br />

qui relèveraient d’un mé<strong>de</strong>cin <strong>de</strong> ville.<br />

Depuis quelques mois, la Croix-Rouge a recruté <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes femmes<br />

mé<strong>de</strong>cins généralistes. C’est une forme d’exercice adaptée; elles peuvent<br />

travailler sur <strong><strong>de</strong>s</strong> horaires compatibles avec <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants. Par contre, on<br />

trouve peu <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntistes. L’une <strong><strong>de</strong>s</strong> causes est un « numerus clausus » qui<br />

en a limité le nombre. <strong>Le</strong> résultat est qu’il n’y a pas assez <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntistes<br />

en France. Un <strong>de</strong>ntiste qui cherche du travail a donc l’embarras du<br />

choix : quatre ou cinq offres à proximité <strong>de</strong> chez lui où les rémunérations<br />

seront plus élevées que dans une banlieue comme Villeneuve.<br />

Ici, toute une partie <strong>de</strong> la population n’a pas les moyens d’investir dans<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> prothèses très coûteuses. <strong>Le</strong> mo<strong>de</strong> d’exercice est plus compliqué avec<br />

plus d’urgences et <strong>de</strong> désistements <strong>de</strong> <strong>de</strong>rnière minute ou <strong>de</strong> patients qui<br />

«oublient» leurs ren<strong>de</strong>z-vous. <strong>Le</strong>s jeunes <strong>de</strong>ntistes s’intéressent à <strong><strong>de</strong>s</strong> techniques<br />

comme l’implantologie inaccessible à <strong><strong>de</strong>s</strong> petits budgets. Nous ne<br />

sommes pas très attractifs. <strong>Le</strong> problème est à peu près le même pour <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

mé<strong>de</strong>cins spécialistes.<br />

A propos<br />

<strong>de</strong> la Croix-Rouge.<br />

La Croix Rouge a pourtant bien<br />

amélioré le plateau technique ces <strong>de</strong>rnières<br />

années. C’est un bénéfice pour<br />

la population comme pour les praticiens<br />

qui ont <strong>de</strong> bonnes conditions <strong>de</strong><br />

travail. Ce n’est pas suffisant. De très bons professionnels peuvent déci<strong>de</strong>r<br />

d’exercer un temps en banlieue mais c’est une étape dans une carrière<br />

professionnelle… Certains partent en le regrettant mais partent<br />

tout <strong>de</strong> même. Ceux qui restent y trouvent une certaine qualité d’exercice<br />

qui les intéresse. Elle comprend le type <strong>de</strong> relation thérapeutique<br />

dont je parlais. Ceux qui partent à la retraite en sont le signe : ils<br />

éprouvent une certaine nostalgie à rompre <strong><strong>de</strong>s</strong> relations simples mais<br />

soli<strong><strong>de</strong>s</strong> avec les patients.<br />

Nous allons donc vers <strong><strong>de</strong>s</strong> difficultés accrues. <strong>Le</strong>s cabinets saturés risquent<br />

<strong>de</strong> privilégier certaines modalités. La pénurie va rejaillir d’abord sur ceux<br />

qui ont le plus <strong>de</strong> mal à se faire soigner, souvent les plus précaires. Un<br />

exemple : si on propose un ren<strong>de</strong>z-vous dans un délai <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mois, ils<br />

vont « laisser tomber » plus facilement que les autres.<br />

D’une manière générale, la situation se détériore-t-elle ou s’améliore-t-elle<br />

? Nous avons rencontré un chirurgien issu d’une cité. Cet homme d’une<br />

cinquantaine d’années prétend qu’aujourd’hui le parcours qu’il a pu faire<br />

serait impossible à réaliser. Que faut-il en penser ? <strong>Le</strong>s jeunes <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>cités</strong> sont-


ils davantage défavorisés aujourd’hui<br />

qu’hier ?<br />

Globalement, on sait que le contexte ne s’améliore pas au vu <strong><strong>de</strong>s</strong> indicateurs<br />

que sont l’échec scolaire, les jeunes sans emploi… Malgré la rénovation<br />

urbaine qui améliore la sécurité et les conditions <strong>de</strong> vie dans les<br />

<strong>cités</strong>, la proportion <strong>de</strong> jeunes qui accè<strong>de</strong>nt à <strong><strong>de</strong>s</strong> étu<strong><strong>de</strong>s</strong> supérieures est<br />

faible. Je connais quelques jeunes qui sont en cursus <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine, ce sont<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> exceptions.<br />

Votre condition <strong>de</strong> personnel soignant vous met-elle à l’abri <strong>de</strong> la violence ?<br />

Dans le centre, il y a <strong>de</strong> la petite délinquance comme partout. Il ne faut<br />

pas laisser traîner son portable. Il me semble que le niveau d’agressivité a<br />

plutôt diminué, mais il y a régulièrement <strong><strong>de</strong>s</strong> inci<strong>de</strong>nts. <strong>Le</strong> plus souvent,<br />

la violence est verbale et s’exprime à l’accueil. <strong>Le</strong> facteur déclenchant<br />

essentiel est une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que l’on ne peut satisfaire : une urgence que<br />

l’on ne peut prendre aussitôt, une facture qui n’a pas était réglée et dont<br />

on réclame le paiement, un ren<strong>de</strong>z-vous manqué que l’on ne redonne<br />

pas rapi<strong>de</strong>ment. <strong>Le</strong>s secrétaires sont les plus exposées, elles ont <strong><strong>de</strong>s</strong> formations<br />

pour apprendre à gérer les conflits et ont <strong>de</strong> l’expérience. <strong>Le</strong><br />

mé<strong>de</strong>cin et le <strong>de</strong>ntiste sont plus protégés par leur statut. Cela permet<br />

d’intervenir parfois autrement en cas <strong>de</strong> conflit.<br />

Rencontrez-vous d’autres problèmes que<br />

nous n’avons pas abordés ?<br />

<strong>Le</strong> contexte scolaire.<br />

Responsabilité<br />

<strong>de</strong> la société.<br />

La santé est une problématique trop<br />

complexe pour en faire rapi<strong>de</strong>ment le<br />

tour. Mais pour conclure, on peut évoquer quelques aspects <strong>de</strong> cette<br />

complexité qui peuvent se résumer ainsi : la santé n’est pas que l’affaire<br />

du soignant. En effet, l’amélioration du contexte <strong>de</strong> vie est un facteur<br />

essentiel pour progresser vers une meilleure santé. Il en va <strong>de</strong> la responsabilité<br />

<strong>de</strong> la société. D’autre part, le public doit être pleinement partie<br />

prenante et cela pose <strong><strong>de</strong>s</strong> questions : comment l’inciter à être plus participant<br />

à sa santé ? Comment faire venir ceux qui renoncent aux soins ?<br />

Comment gérer un absentéisme important dans un contexte <strong>de</strong> pénurie<br />

<strong>de</strong> professionnels ? Enfin, il faut aussi <strong><strong>de</strong>s</strong> praticiens et ce n’est pas simple<br />

non plus. Je peux juste leur dire que l’épanouissement professionnel se<br />

trouve aussi à Villeneuve grâce à <strong><strong>de</strong>s</strong> habitants qui sont prêts à créer une<br />

relation pleine d’humanité et c’est inestimable.<br />

Isabelle Thiébot<br />

La santé dans les banlieues, Isabelle Thiebot<br />

17


Du coté <strong>de</strong> La Caravelle<br />

18<br />

Comment rapprocher<br />

la police et les jeunes ?<br />

Jean-Clau<strong>de</strong> Porcheron<br />

Jean-Clau<strong>de</strong> Porcheron qui, aujourd’hui, a quitté<br />

la police, est fortement engagé dans <strong><strong>de</strong>s</strong> actions<br />

humanitaires. Sans doute en a-t-il pris le goût<br />

pendant sa carrière, ayant eu à s’intéresser aux<br />

jeunes <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>cités</strong> – à Villeneuve-la- Garenne en<br />

particulier –à la prévention ou au droit <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

femmes. Son témoignage laisse entendre ce<br />

qu’était la jeunesse à La Caravelle lorsque nous y<br />

sommes arrivés.<br />

Lorsque nous sommes arrivés à La Caravelle, en février 1997, nous avons<br />

eu l’occasion <strong>de</strong> vous rencontrer dans le cadre <strong>de</strong> vos fonctions. Pouvez-vous<br />

nous préciser quelles étaient vos responsabilités à cette époque ?<br />

J’ai consacré les dix <strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong> ma carrière <strong>de</strong> policier à la prévention.<br />

Nous avons créé avec le Préfet et le Directeur <strong>de</strong> la Police <strong>de</strong><br />

l’époque, dans les années 1990 à 2000, un Département « Prévention<br />

Communication ». C’est cette entité qui avait créé les officiers <strong>de</strong> prévention<br />

et géré le Centre <strong>de</strong> Loisirs Jeunes (CLJ) <strong>de</strong> Villeneuve-la-Garenne. Nous<br />

étions les interlocuteurs privilégiés <strong>de</strong> tous les acteurs associatifs et institutionnels<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> Hauts-<strong>de</strong>-Seine. A ce titre, nous avions créé un référent par<br />

commissariat dans les 22 circonscriptions <strong>de</strong> police du Département que<br />

l’on appelait « l’officier <strong>de</strong> prévention » ; c’est un fonctionnaire <strong>de</strong> police qui<br />

était soit Brigadier, soit Brigadier-chef ou Major et il était le partenaire <strong>de</strong><br />

toutes les institutions locales. Nous rencontrions ces policiers à la Direction<br />

<strong>de</strong> la police à Nanterre, tous les quinze jours environ, pour faire le point sur<br />

leur mission et les résultats <strong>de</strong> leur travail.


Nous gérions également le Centre <strong>de</strong> Loisirs Jeunes à Villeneuve la<br />

Garenne.<br />

Enfin, dans le cadre <strong>de</strong> mes nouvelles fonctions, j’ai été également le<br />

correspondant naturel <strong>de</strong> la Déléguée Départementale aux Droits <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

Femmes. A ce titre, je me suis beaucoup impliqué dans cette forme <strong>de</strong><br />

délinquance que je ne connaissais pas.<br />

Pouvez-vous nous préciser ce qu’était ce<br />

Centre <strong>de</strong> Loisirs Jeunes ?<br />

<strong>Le</strong> Centre<br />

<strong>de</strong> Loisirs Jeunes.<br />

Nous recevions les jeunes <strong>de</strong> La Caravelle<br />

et <strong><strong>de</strong>s</strong> environs. <strong>Le</strong> CLJ fonctionnait<br />

comme une association « loi 1901 » puisqu’il recevait <strong><strong>de</strong>s</strong> subventions<br />

relativement importantes <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> la Direction Départementale <strong>de</strong><br />

la Jeunesse et <strong><strong>de</strong>s</strong> Sports (DDJS), du Conseil Général, du Ministère <strong>de</strong><br />

l’Intérieur, <strong>de</strong> l’Institut <strong><strong>de</strong>s</strong> Hauts-<strong>de</strong>-Seine et <strong>de</strong> la Préfecture <strong><strong>de</strong>s</strong> Hauts<strong>de</strong>-Seine.<br />

La police du Département mettait, quant à elle, à la disposition<br />

<strong>de</strong> ce CLJ <strong><strong>de</strong>s</strong> fonctionnaires spécialisés dans tous les domaines sportifs.<br />

<strong>Le</strong> Directeur était titulaire du BAFD ; tous les autres animateurs étaient<br />

titulaires du BAFA et nous avions <strong><strong>de</strong>s</strong> moniteurs fédéraux <strong>de</strong> plongée, <strong>de</strong><br />

voile, <strong><strong>de</strong>s</strong> motards, <strong>de</strong> toutes les spécialités sportives.<br />

L’entreprise était importante. Nous avions <strong>de</strong> l’argent. J’avais un policier,<br />

détaché en permanence pour tenir la comptabilité, qui était contrôlée<br />

régulièrement par un expert-comptable et un commissaire aux comptes.<br />

<strong>Le</strong> Directeur du Centre était, lui aussi, détaché en permanence. <strong>Le</strong>s mercredis,<br />

samedis et dimanches j’avais six ou sept personnes sur le terrain;<br />

cela coûtait cher en investissement.<br />

Au parc <strong><strong>de</strong>s</strong> Chanteraines, près <strong>de</strong> La Caravelle, se trouve un lac sur lequel<br />

on pratiquait <strong><strong>de</strong>s</strong> activités nautiques : voile, catamaran. Nous faisions<br />

aussi <strong>de</strong> la plongée professionnelle à la fosse <strong>de</strong> la piscine <strong>de</strong> Villeneuve.<br />

Tous les mercredis, samedis, dimanches, les jeunes <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>cités</strong> pouvaient<br />

venir. On ne voyait que <strong><strong>de</strong>s</strong> garçons. Nous avions une monitrice pour<br />

essayer <strong>de</strong> faire venir les filles. Mais sans succès. <strong>Le</strong> poids <strong><strong>de</strong>s</strong> interdits<br />

était trop fort.<br />

Des policiers et <strong><strong>de</strong>s</strong> moniteurs <strong>de</strong> sport qui appartenaient aussi à la police<br />

leur proposaient <strong><strong>de</strong>s</strong> activités qu’ils encadraient. Ils avaient l’écusson <strong>de</strong><br />

la police sur le bras. Nous avions pour <strong>de</strong>vise : « Police visible et lisible ».<br />

Il n’était pas question d’aller chercher les jeunes; ils prenaient eux-mêmes<br />

Comment rapprocher la police et les jeunes ?, Jean-Clau<strong>de</strong> Porcheron<br />

19


Du coté <strong>de</strong> La Caravelle<br />

20<br />

l’initiative <strong>de</strong> venir. Un noyau dur d’une dizaine <strong>de</strong> jeunes venait fidèlement.<br />

<strong>Le</strong>s autres papillonnaient ; nous n’avions guère prise sur le grand<br />

nombre.<br />

En matière <strong>de</strong> prévention, nous<br />

étions connus et reconnus. C’est<br />

ainsi, qu’au travers <strong>de</strong> notre partenariat<br />

avec la Protection Judiciaire<br />

<strong>de</strong> la Jeunesse, le juge pour enfants<br />

ou le juge d’application <strong><strong>de</strong>s</strong> peines nous <strong>de</strong>mandait d’effectuer <strong><strong>de</strong>s</strong> peines<br />

<strong>de</strong> réparation. Il s’agissait <strong>de</strong> jeunes qui avaient été condamnés à un certain<br />

nombre d’heures <strong>de</strong> travail d’intérêt général. On leur <strong>de</strong>mandait surtout<br />

<strong>de</strong> faire preuve <strong>de</strong> citoyenneté : arriver à l’heure, être polis et disponibles.<br />

Nous n’avions guère prise<br />

sur l’ensemble.<br />

N’est-ce pas ce qu’on appelle « Police <strong>de</strong> proximité » ?<br />

Non, cela n’entrait pas dans ce cadre. Cela faisait partie du rapprochement<br />

police-jeunesse.<br />

Pouvez-vous nous parler <strong>de</strong> l’impact que vous avez eu sur La Caravelle ?<br />

A La Caravelle, notre mission a été <strong>de</strong> faire du rapprochement police –<br />

jeunes. Cela n’a pas été à la hauteur <strong>de</strong> notre espérance. Nous n’avions<br />

guère que <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes <strong>de</strong> La Caravelle ou <strong>de</strong> Gennevilliers au CLJ. Ils venaient<br />

parce qu’ils trouvaient <strong><strong>de</strong>s</strong> activités gratuites qui n’existaient pas<br />

ailleurs ; ils faisaient <strong>de</strong> la moto : cela les séduisait. Mais cela ne modifiait<br />

pas leur comportement ; cela ne leur permettait pas <strong>de</strong> s’insérer davantage.<br />

Ils <strong>de</strong>meuraient pour la plupart asociaux.<br />

La délinquance<br />

n’a pas diminué.<br />

<strong>Le</strong> but était le rapprochement <strong>de</strong> la<br />

police et <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>cités</strong>. Cela<br />

n’a pas diminué la délinquance à La<br />

Caravelle. <strong>Le</strong> seul intérêt du CLJ c’est<br />

que, pendant le temps qu’ils étaient<br />

chez nous, on était certain qu’ils ne faisaient pas <strong>de</strong> bêtises ailleurs. Par<br />

pru<strong>de</strong>nce, la police <strong>de</strong> Villeneuve était réservée pour rentrer dans la cité,<br />

sauf en cas <strong>de</strong> flagrant-délit, les policiers risquant <strong>de</strong> recevoir une machine<br />

à laver sur la figure. La Caravelle était un ghetto. <strong>Le</strong>s autorités nationales,<br />

à cette époque, étaient partagées sur le modus operandi pour éradiquer<br />

le mal dans les <strong>cités</strong>. On faisait parfois <strong><strong>de</strong>s</strong> « opérations coup <strong>de</strong> poing ».<br />

Lorsque la criminalité atteignait un sommet, la police montait une opération<br />

<strong>de</strong> gran<strong>de</strong> envergure, visitait les caves et se manifestait <strong>de</strong> façon<br />

spectaculaire. Il s’agissait <strong>de</strong> montrer à la population que la police n’était


pas inactive et qu’il n’y avait pas <strong>de</strong> zone <strong>de</strong> non-droit. Chaque opération<br />

permettait, à coup sûr, <strong>de</strong> trouver du recel <strong>de</strong> divers matériaux volés, <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

scooters ou d’autres marques <strong>de</strong> délinquance : les journalistes, bien entendu,<br />

pouvaient venir prendre <strong><strong>de</strong>s</strong> photos à cette occasion.<br />

La violence à La Caravelle, à cette époque, est difficile à décrire. J’en avais<br />

connaissance à la Direction <strong>de</strong> la police. La Police Judiciaire nous tenait<br />

au courant mais c’est une police spécifique. Ce que nous pouvions voir au<br />

quotidien, c’était la délinquance <strong>de</strong> rue : vols à l’arraché, vols <strong>de</strong> voitures,<br />

violences contre les personnes, agressions. En ce qui concerne la délinquance<br />

souterraine, nous étions au courant, bien entendu, mais sans en<br />

être les témoins directs ; quant au phénomène <strong>de</strong> trafic <strong>de</strong> drogue, il était<br />

répandu. La drogue circulait, ça c’est sûr.<br />

Quel bilan faites-vous <strong>de</strong> cette expérience ?<br />

<strong>Le</strong>s résultats, je dois le dire, furent<br />

décevants au regard <strong>de</strong> l’investissement<br />

engagé. <strong>Le</strong>s jeunes venaient<br />

là surtout pour consommer et profiter<br />

au maximum sans qu’on puisse faire œuvre d’éducation. Ils avaient la<br />

possibilité, au début, <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> la mécanique. Il a fallu très vite s’arrêter ;<br />

en apprenant à démonter un moteur ils <strong>de</strong>venaient capables <strong>de</strong> se lancer<br />

dans <strong><strong>de</strong>s</strong> activités peu recommandables.<br />

Résultats plutôt décevants.<br />

On avait accédé à leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> quads : c’étaient <strong><strong>de</strong>s</strong> petites motos à<br />

quatre roues tout terrain. J’ai arrêté parce que l’assurance ne voulait plus<br />

nous couvrir. Nous avions eu trop d’acci<strong>de</strong>nts.<br />

En revanche, l’activité « moto » marchait bien. Elle était encadrée par<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> motards <strong>de</strong> la police et nous avions <strong>de</strong> bons résultats. Mais que<br />

valaient ces résultats ? Je me rappelle la visite d’un substitut chargé <strong>de</strong><br />

la prévention au Tribunal. Il était heureux <strong>de</strong> constater ce succès. Mais<br />

j’ai précisé : « Monsieur le Procureur, quand ils sont chez nous, c’est<br />

certain, ils ne font pas <strong>de</strong> bêtises. Quand ils sont à l’extérieur, je ne<br />

peux pas en répondre! »<br />

S’il fallait dresser un bilan, je dirais que cela a coûté bien cher à la société<br />

pour <strong>de</strong> maigres résultats. Nous avons réussi à rejoindre une centaine <strong>de</strong><br />

jeunes ; nous n’avons rendu service guère qu’à une vingtaine.<br />

Nous les envoyions en stage <strong>de</strong> plongée en Bretagne, tous frais payés,<br />

avec les équipements nécessaires ! L’effort que nous avons déployé pour<br />

cela n’a été que peu récompensé. Certains nous ont procuré bien <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

Comment rapprocher la police et les jeunes ?, Jean-Clau<strong>de</strong> Porcheron<br />

21


Du coté <strong>de</strong> La Caravelle<br />

22<br />

déboires. Ils se trouvaient compromis dans <strong><strong>de</strong>s</strong> affaires <strong>de</strong> vol, <strong>de</strong> stups,<br />

d’incivilités. Des camps avaient été organisés dans l’Yonne : ils ont<br />

cassé les panneaux et fait <strong><strong>de</strong>s</strong> sérieux dégâts dans le village. Il a fallu les<br />

faire rentrer manu militari.<br />

Par contre, les stages en mer, <strong>de</strong> voile et <strong>de</strong> plongée sous-marine nous<br />

donnaient satisfaction.<br />

N’avez-vous vraiment aucune réussite à nous rapporter ?<br />

La plus belle réussite réalisée, c’est<br />

<strong>Le</strong> tournage d’un film. le tournage d’un film sur le rapprochement<br />

entre la police et la<br />

jeunesse. Etant acteurs du film, ils<br />

ont été intéressés. Ils nous avaient aidés pour rédiger les dialogues en<br />

nous apprenant quelques notions <strong>de</strong> verlan ! <strong>Le</strong> film a été projeté dans<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> écoles, par les officiers <strong>de</strong> prévention et un autre film a été tourné<br />

pour la prévention <strong><strong>de</strong>s</strong> vols à la fausse qualité.<br />

Ceci dit, le Centre n’a jamais été piraté ; aucun vol n’a jamais été<br />

commis : motos, voiles ou autre équipement. Peut-être qu’ils hésitaient<br />

à s’attaquer à la police. Par ailleurs, nous avions, tout près <strong>de</strong> nous, <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

maîtres-chiens qui faisaient <strong><strong>de</strong>s</strong> tournées. Cependant avec les policierséducateurs,<br />

ils étaient relativement respectueux.<br />

Et à propos <strong><strong>de</strong>s</strong> peines dites « <strong>de</strong> réparation » ?<br />

En ce qui concerne les peines <strong>de</strong><br />

Des peines <strong>de</strong> réparation.<br />

réparation, j’ai eu <strong>de</strong> très mauvais<br />

résultats. Il n’y a pas eu le<br />

suivi <strong>de</strong> la Justice qu’on aurait<br />

pu attendre. Je recevais une réquisition du Juge d’application <strong><strong>de</strong>s</strong> peines<br />

et j’étais averti que tel garçon était condamné à faire un certain nombre<br />

d’heures <strong>de</strong> travail dits « d’intérêt général ». Très souvent, le jeune en<br />

question ne se présentait pas. Dans ces cas, j’avisais le juge qui me disait<br />

« Faites-moi un rapport ! ». Que <strong>de</strong>venait l’affaire ensuite ? Je n’en savais<br />

rien.<br />

Vous évoquiez le travail du Département « Prévention Communication ».<br />

Pouvez-vous nous exposer en quoi consistait cette opération ?<br />

Si je suis déçu par les résultats du CLJ, en revanche, dans chaque commissariat,<br />

le travail <strong><strong>de</strong>s</strong> officiers <strong>de</strong> prévention fut une véritable réussite.<br />

Ce que nous avons mis en place à cette époque continue à fonction-


ner. Quand surgit, par exemple, un différend familial, les personnes sont<br />

orientées vers l’officier <strong>de</strong> prévention territorialement compétent. Plutôt<br />

que d’avoir à porter plainte, l’officier <strong>de</strong> prévention se déplace. Il règle les<br />

conflits.<br />

C’est un peu le « monsieur bons offices » du commissariat. Il donne aussi<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> conférences pour les personnes âgées : il fait <strong>de</strong> la prévention pour les<br />

vols <strong>de</strong> sacs à mains, les vols à l’arraché, les précautions à prendre pendant<br />

les départs en vacances. Ces officiers sont les partenaires <strong>de</strong> tous les acteurs<br />

associatifs et institutionnels. Dans les lycées, lorsque surgit un conflit ou<br />

un problème, le Proviseur regar<strong>de</strong> la situation avec l’officier <strong>de</strong> prévention.<br />

Vous nous disiez que vous avez travaillé avec la Déléguée Départementale aux<br />

droits <strong><strong>de</strong>s</strong> femmes.<br />

A la fin <strong>de</strong> ma carrière, j’ai été élu<br />

Secrétaire Général du Centre d’Information<br />

du Droit <strong><strong>de</strong>s</strong> Femmes. J’ai eu<br />

du plaisir et <strong>de</strong> la satisfaction à m’impliquer<br />

dans ce bénévolat. Tous les lundis<br />

Des femmes<br />

victimes <strong>de</strong> violence.<br />

après-midi, je tenais une permanence juridique à la Mairie <strong>de</strong> Courbevoie.<br />

Venaient <strong><strong>de</strong>s</strong> femmes victimes <strong>de</strong> violence ; elles m’exposaient leurs problèmes<br />

auxquels je tentais <strong>de</strong> répondre : violences, <strong>de</strong>ttes, logement, etc.<br />

Je leur expliquais la procédure à suivre. C’était, là aussi, une belle structure.<br />

On avait à la Préfecture <strong><strong>de</strong>s</strong> femmes juristes, spécialisées en droit <strong>de</strong><br />

la famille. Là, c’était vraiment du bon travail. Quelques femmes <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>cités</strong><br />

venaient raconter leurs déboires. Elles allaient souvent à la Préfecture, au<br />

CIF (Centre d’Information du droit <strong><strong>de</strong>s</strong> Femmes) où nous avons eu l’occasion<br />

<strong>de</strong> dénouer bien <strong><strong>de</strong>s</strong> situations. C’est toujours une assez longue histoire.<br />

Il faut du temps pour que l’idée mûrisse, il faut du temps pour que la<br />

volonté personnelle se mette en place, il faut <strong><strong>de</strong>s</strong> allers et retours nombreux<br />

avant que ne se prenne une décision. Nous disposions <strong>de</strong> tout un réseau<br />

associatif pour les protéger quand elles étaient en danger. Effectivement le<br />

problème était complexe. Il s’agissait <strong>de</strong> femmes immigrées, la plupart du<br />

temps, avec <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants, sans ressources ni soins, ni toit, <strong>de</strong> toutes conditions<br />

et <strong>de</strong> toutes religions.<br />

Parallèlement à ces actions, avec le Conseil Général et plus particulièrement<br />

avec l’Institut <strong>de</strong> Hauts-<strong>de</strong>-Seine, lors du forum « Giga la Vie », nous<br />

avions un stand « Citoyenneté » animé par <strong><strong>de</strong>s</strong> policiers en tenue. Cette<br />

action a été un franc succès. <strong>Le</strong>s jeunes venaient d’eux-mêmes se renseigner<br />

sur les actions <strong>de</strong> la police, la citoyenneté et entretenir un dialogue<br />

constructif avec les policiers <strong>de</strong> terrain.<br />

Jean-Clau<strong>de</strong> Porcheron<br />

Comment rapprocher la police et les jeunes ?, Jean-Clau<strong>de</strong> Porcheron<br />

23


Du coté <strong>de</strong> La Caravelle<br />

24<br />

« Ils avaient mis les<br />

scellés ! »<br />

Aminata Doucouré<br />

La jeune femme qui livre ce témoignage<br />

a grandi à La Caravelle. On<br />

peut la considérer comme privilégiée<br />

: elle est capable <strong>de</strong> raconter la<br />

traversée héroïque qui s’impose à bien<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> familles. Nombreux sont celles et<br />

ceux qui, dans les <strong>cités</strong>, n’ont pas la<br />

culture nécessaire pour cela.<br />

J’avais onze ans<br />

J’ai 24 ans. Originaire du sud du Mali, j’avais 11 ans quand je suis<br />

arrivée à La Caravelle en l’an 2000. J’entrais en 6ème. J’y suis<br />

restée jusqu’à 2006 ; je venais d’Asnières où je résidais <strong>de</strong>puis<br />

l’âge <strong>de</strong> 2 ans. Nous étions huit dans un appartement minuscule,<br />

insalubre et dangereux. Nous étions top serrés les uns sur les autres.<br />

C’était un duplex. L’escalier était dangereux. On avait déjà eu plusieurs<br />

acci<strong>de</strong>nts. Depuis 1989 on avait fait une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> logement<br />

à la Mairie d’Asnières. Autour <strong>de</strong> ma mère, nous étions sept<br />

enfants : quatre filles et trois garçons. Mon grand frère, aujourd’hui,<br />

a 32 ans ; je viens après lui. Ma sœur Hawa a 23 ans. Kama, mon<br />

frère, a 21 ans. Gunndo a 18 ans, Cécou en a 16 et Hawa, la petite<br />

<strong>de</strong>rnière, a 11 ans. Nous sommes tous nés en France.<br />

A Asnières, au départ, nous n’étions que quatre. Mais ma mère a eu<br />

ensuite trois autres enfants. On ne tenait plus dans cet appartement


minuscule et l’escalier <strong>de</strong>venait <strong>de</strong> plus en plus dangereux. Ma mère<br />

avait toujours peur pour nous. Elle a entendu dire qu’à Villeneuve-la-<br />

Garenne il y avait <strong><strong>de</strong>s</strong> appartements vi<strong><strong>de</strong>s</strong>. <strong>Le</strong> bâtiment avait brûlé.<br />

Plusieurs personnes étaient rentrées car la porte était ouverte à cause<br />

<strong>de</strong> l’ incendie; les gens en ont profité pour s’installer, nous aussi. On a<br />

squatté un F4. Un monsieur nous a ouvert la porte ; c’était un professionnel.<br />

Il <strong>de</strong>vait travailler au service <strong>de</strong> la cité, me semble-t-il. Il aidait<br />

les familles en difficultés comme la nôtre à squatter les appartements<br />

libres. Ma mère a tenu, dès le début, à payer le loyer. Au départ, le gardien<br />

refusait. Il ne voulait pas nous considérer comme <strong><strong>de</strong>s</strong> locataires.<br />

Par la suite, il a accepté. Ma mère en a gardé les preuves ; elle rangeait<br />

soigneusement tous les reçus. On payait 390 €, si je me souviens bien.<br />

C’était lourd pour ma mère qui était seule à rapporter <strong>de</strong> l’argent ; elle<br />

travaillait comme femme <strong>de</strong> ménage.<br />

Mon adolescence à La Caravelle<br />

J’ai bien aimé La Caravelle. J’y ai passé mon adolescence. J’allais chez<br />

vous pour le soutien scolaire et je participais à vos sorties. Vous aviez<br />

toujours <strong><strong>de</strong>s</strong> activités nouvelles à nous proposer.<br />

Pour le logement, nous nous sommes tournés du côté <strong>de</strong> la Mairie qui a<br />

refusé <strong>de</strong> nous ai<strong>de</strong>r. Ils nous rappelaient que nous n’avions pas le droit <strong>de</strong><br />

rester où nous étions et qu’on allait nous expulser. Ils prétendaient qu’ils<br />

cherchaient <strong><strong>de</strong>s</strong> appartements pour nous loger mais qu’ils n’en avaient pas<br />

<strong>de</strong> suffisamment grands pour une famille nombreuse comme la nôtre.<br />

Nous avons entrepris <strong>de</strong> nombreuses démarches et, comme ma mère ne<br />

sait pas écrire, c’est moi qui me suis chargée <strong>de</strong> tout le courrier, <strong>de</strong>puis la<br />

6ème. J’en ai fait <strong><strong>de</strong>s</strong> démarches, vous vous en souvenez !<br />

<strong>Le</strong> Maire nous avait rassurés en nous promettant que nous ne serions<br />

pas expulsés. Je suis partie en vacances au Mali. A la fin <strong>de</strong> l’été, au<br />

moment <strong>de</strong> la rentrée scolaire, la catastrophe a eu lieu. Ma mère avait<br />

été au tribunal pour une affaire <strong>de</strong> famille. J’avais eu un acci<strong>de</strong>nt au<br />

Mali et je ne pouvais plus marcher tellement j’avais mal. Quand je<br />

suis arrivée, on avait mis les scellés. Ils avaient posé sur la porte un<br />

papier : « Avis d’expulsion » et l’adresse d’un huissier à contacter. Oh !<br />

J’étais vraiment en état <strong>de</strong> choc ! Quand ma mère est arrivée, elle m’a<br />

rassurée et m’a dit <strong>de</strong> ne pas paniquer. <strong>Le</strong> serrurier qu’elle a appelé<br />

tout <strong>de</strong> suite lui a affirmé qu’il ne pouvait rien faire et la mairie nous a<br />

fait savoir qu’elle ne pouvait rien pour nous : « Cherchez une solution<br />

dans votre famille ! ». Ma sœur était enceinte et prête à accoucher.<br />

«Ils avaient mis les scellés !», Aminata Doucouré<br />

25


Du coté <strong>de</strong> La Caravelle<br />

26<br />

C’est votre association qui nous a sauvé la vie en nous disant <strong>de</strong><br />

dormir dans votre local ; vous avez mis <strong><strong>de</strong>s</strong> matelas sur le sol qu’il<br />

fallait ranger le matin. Sans vous on était à la rue. <strong>Le</strong> len<strong>de</strong>main<br />

j’ai été hospitalisée à cause <strong>de</strong> l’acci<strong>de</strong>nt que j’avais eu au Mali et<br />

je suis restée à l’hôpital pendant plusieurs semaines, près <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

mois. A mon retour la situation n’avait pas changé.<br />

J’entrais en secon<strong>de</strong><br />

Finalement la Mairie avait trouvé pour nous un F4 mais, en même<br />

temps, l’entreprise où travaille ma mère lui proposait un F6, dans<br />

le cadre du 1% patronal, à Limay. C’était loin, du côté <strong>de</strong> Mantes<br />

la Jolie. Cela posait <strong><strong>de</strong>s</strong> problèmes pour notre scolarisation mais<br />

cela donnait à ma mère la possibilité <strong>de</strong> retrouver les trois plus<br />

jeunes <strong>de</strong> ses enfants ; on les lui avait retirés sous prétexte que nous<br />

n’avions pas assez <strong>de</strong> place pour les loger correctement.<br />

J’entrais en secon<strong>de</strong>. <strong>Le</strong> collège m’avait orientée vers la comptabilité<br />

au Lycée <strong>de</strong> Courbevoie. L’année scolaire était bien entamée : j’ai<br />

continué. Il fallait prendre un bus, puis un car : <strong>de</strong>ux heures à l’aller,<br />

<strong>de</strong>ux heures au retour. La première année, j’ai réussi à faire face.<br />

Mais l’année suivante, cela a été très dur ! J’ai eu <strong><strong>de</strong>s</strong> problèmes <strong>de</strong><br />

santé et j’avais <strong>de</strong> nombreux ren<strong>de</strong>z-vous médicaux. J’ai lâché prise<br />

et je n’ai pas été reçue à mon examen. J’ai pu faire une formation<br />

commerciale. L’entreprise <strong>de</strong> ma mère m’a embauchée en interim.<br />

J’habite à Montfermeil !<br />

J’ai rencontré un Français <strong>de</strong> la Réunion avec qui je vis. Nous<br />

habitons un appartement à Montfermeil dans une rési<strong>de</strong>nce <strong>de</strong><br />

la zone pavillonnaire. Nous avons eu un garçon qui a un an. <strong>Le</strong><br />

père <strong>de</strong> mon fils travaille mais, <strong>de</strong> mon côté, je suis toujours en<br />

chômage : je cherche. La vie est dure ; nous payons 830 € <strong>de</strong> loyer<br />

par mois ! C’est trop pour nous. J’ai fait une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> logement<br />

et <strong>de</strong> crédit-bail. J’aurai la réponse en avril.<br />

Il faut que je dise « merci » à ma mère ; elle a été courageuse. Sans elle nous<br />

aurions été enlevés par la DDASS. Elle s’est vraiment battue pour nous. Elle<br />

ne sait ni lire ni écrire ; elle parle très mal le français mais je lui dois tout.<br />

Aminata Doucouré


Mère courage !<br />

Christine Fontaine<br />

Elles sont parties un beau jour d’Alger,<br />

<strong>de</strong> Tunisie, du Maroc ou du fin fond <strong>de</strong><br />

l’Italie. Elles sont passées par les taudis<br />

<strong>de</strong> Clichy ou d’ailleurs, par les tours<br />

gigantesques et inhumaines <strong>de</strong> tel ou tel<br />

quartier <strong>de</strong> Paris pour se retrouver à<br />

La Caravelle. Quand elles racontent les<br />

épreuves qu’elles ont traversées pour<br />

élever leurs enfants, on ne peut s’empêcher<br />

<strong>de</strong> penser à « Mère Courage ».<br />

Comme le personnage <strong>de</strong> Berthold<br />

Brecht, elles sont allées <strong>de</strong> l’avant pour<br />

tirer le meilleur parti <strong>de</strong> la vie.<br />

A<br />

La Caravelle, parmi les femmes<br />

qui fréquentent l’atelier <strong>de</strong> tissage,<br />

six ont répondu à l’invitation<br />

qu’on leur avait adressée ; elles<br />

ont accepté <strong>de</strong> se faire l’écho <strong>de</strong> ce<br />

qu’elles ont vécu et continuent à vivre<br />

dans la cité comme à Villeneuve la<br />

Garenne. Nous changeons, comme<br />

elles l’ont <strong>de</strong>mandé, les prénoms ;<br />

elles préfèrent ne pas être reconnues.<br />

Une relative variété<br />

Elles représentent une relative variété<br />

d’âges, d’origines, <strong>de</strong> niveau intellectuel<br />

et <strong>de</strong> sensibilité religieuse. Samia<br />

est mère <strong>de</strong> trois enfants : <strong>de</strong>ux garçons<br />

(11 et 8 ans) et une fille (3ans) ;<br />

arrivée <strong>de</strong> Tunisie à l’âge <strong>de</strong> 18 ans,<br />

titulaire du baccalauréat ; elle en a 28<br />

aujourd’hui. Nedjma, quadragénaire,<br />

Mère courage !, Christine Fontaine<br />

27


Du coté <strong>de</strong> La Caravelle<br />

28<br />

en France <strong>de</strong>puis son mariage, est<br />

marocaine ; elle a obtenu une licence<br />

<strong>de</strong> lettres à Rabat ; elle est maman<br />

d’un garçon <strong>de</strong> 10 ans et d’une fille<br />

<strong>de</strong> 5 ans. Nadia, Zohra et Khadidja<br />

sont venues d’Algérie voici trentecinq<br />

ou trente-six ans. Elles ont la<br />

cinquantaine. Nadia, d’origine algérienne,<br />

a cinq enfants et cinq petitsenfants.<br />

Khadidja a grandi en petite<br />

Kabylie. Elle a eu quatre fils, <strong>de</strong> 36 à<br />

28 ans. Zohra a vécu à Alger jusqu’à<br />

son mariage à l’âge <strong>de</strong> 16 ans. Elle<br />

est maman <strong>de</strong> trois fils et d’une fille.<br />

Toutes sont musulmanes mais leur<br />

islam est discret ; il transparaît simplement<br />

dans certaines expressions<br />

(« Dieu m’a aidée »). <strong>Le</strong> portable<br />

<strong>de</strong> l’une d’entre elles est programmé<br />

pour faire entendre l’appel à la<br />

prière : il s’est déclenché pendant<br />

la conversation mais elle l’a interrompu<br />

sans quitter le groupe. Seule<br />

la plus jeune est voilée. Lucia, l’italienne,<br />

est chrétienne ; elle le manifeste<br />

<strong>de</strong> façon non ostentatoire mais<br />

clairement ; ceci ne gêne en rien le<br />

respect avec lequel on l’écoute dans<br />

le groupe.<br />

Des parcours<br />

héroïques<br />

<strong>Le</strong>s histoires personnelles <strong>de</strong> ces<br />

femmes furent souvent difficiles.<br />

<strong>Le</strong> parcours <strong>de</strong> Nadia est sans<br />

doute le moins chaotique. Elle<br />

avait un enfant <strong>de</strong> 1 an lorsque,<br />

venant d’Algérie, elle arrivait à La<br />

Caravelle voici 37 ans. Deux garçons<br />

et <strong>de</strong>ux filles sont ensuite nés<br />

en France. A part quelques problèmes<br />

<strong>de</strong> langue (elle ne parlait pas<br />

très bien le français à son arrivée),<br />

elle n’a jamais rencontré, - et elle<br />

insiste sur ce point – la moindre<br />

difficulté. Ses quatre enfants ont<br />

été scolarisés normalement. Elle a<br />

assisté scrupuleusement aux réunions<br />

<strong>de</strong> parents et répondu aux<br />

<strong>de</strong>man<strong><strong>de</strong>s</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> institutrices qui<br />

cherchaient <strong><strong>de</strong>s</strong> adultes accompagnateurs<br />

pour les sorties <strong>de</strong> classe.<br />

<strong>Le</strong> voisinage a changé mais il a toujours<br />

été agréable.<br />

Khadidja a eu moins <strong>de</strong> chance.<br />

Son mari est mort à l’âge <strong>de</strong> 33 ans.<br />

Il était diabétique et le pancréas<br />

était touché. Il ne travaillait pas et<br />

avait une pension d’invalidité ; cela<br />

ne suffisait pas pour nourrir la famille.<br />

Nuit et jour elle gardait <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

enfants que lui confiait la DDASS,<br />

trois ou quatre en même temps. Il<br />

est arrivé qu’on lui confie un tout<br />

nouveau-né pendant quelques jours<br />

avant qu’il ne soit envoyé à la pouponnière<br />

d’Antony. L’un d’entre eux<br />

est resté chez elle huit ans et <strong>de</strong>mi.<br />

Il avait cinq ans lorsqu’il fut confié à<br />

Khadidja. Maintenant elle travaille<br />

avec l’hôpital <strong>de</strong> Moisselles qui a <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

antennes à Gennevilliers, Clichy et<br />

Asnières ; on lui confie <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants<br />

handicapés.<br />

Un mari mala<strong>de</strong> à la maison,<br />

quatre enfants à élever et <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants<br />

à gar<strong>de</strong>r ! Khadidja reconnait<br />

que c’était lourd. Elle se réjouit<br />

pourtant ; elle préfère construire<br />

sa vie sur son travail plutôt que<br />

<strong>de</strong> compter sur l’ai<strong>de</strong> d’une assis-


tante sociale. Elle rend grâces à<br />

Dieu aussi d’avoir eu un mari dont<br />

la bonté était légendaire. Lorsqu’il<br />

a fallu l’hospitaliser, ses amis venaient<br />

le voir à l’hôpital Bichat et<br />

ensuite à l’hôpital Rothschild. Ils<br />

étaient si nombreux qu’il a fallu les<br />

arrêter. <strong>Le</strong> défilé <strong><strong>de</strong>s</strong> visites gênait<br />

le service ! Aujourd’hui, elle peut<br />

être fière : avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> ses enfants,<br />

elle a réussi à quitter La Caravelle<br />

et à acheter un appartement dans<br />

un quartier <strong>de</strong> Villeneuve plus rési<strong>de</strong>ntiel<br />

: « Avenue du Général <strong>de</strong><br />

Gaulle ».<br />

La vie <strong>de</strong> Zohra ne fut pas plus<br />

facile. Mariée en Algérie à 16 ans<br />

avec un Algérien vivant en France,<br />

elle s’imaginait qu’arrivant à Paris,<br />

elle découvrirait une espèce <strong>de</strong><br />

paradis. « Je suis arrivée et ce que<br />

j’ai découvert était le contraire <strong>de</strong><br />

ce que j’attendais. Plusieurs étages<br />

et <strong><strong>de</strong>s</strong> escaliers en bois, pas d’ascenseur.<br />

<strong>Le</strong>s toilettes n’étaient pas dans<br />

l’appartement mais dans le couloir.<br />

C’était à Clichy. J’y ai habité pendant<br />

trois ans. Il n’y avait pas <strong>de</strong><br />

chauffage. L’hiver je tremblotais. Je<br />

me disais : ‘C’est ça la France !’. J’ai<br />

dit à mon mari ‘Je veux retourner<br />

au bled.’ Paf ! Une bonne gifle <strong>de</strong><br />

mon mari ! Il est parti en déplacement<br />

et je me suis retrouvée seule.<br />

Il m’a dit ‘Tu verras une boutique<br />

avec une tête <strong>de</strong> cheval ; c’est une<br />

boucherie. Tu y trouveras <strong>de</strong> la<br />

vian<strong>de</strong>. » Il y a une boulangerie<br />

pas loin. Je suis partie et je n’ai rien<br />

trouvé. J’ai <strong>de</strong>mandé aux gens :<br />

« Elle est où la tête <strong>de</strong> cheval ? »<br />

Je suis rentrée toute seule chez moi<br />

la nuit ; je m’étais perdue. Je ne me<br />

rappelais plus l’étage où j’habitais.<br />

C’était un cauchemar. J’étais seule.<br />

J’ai mangé <strong><strong>de</strong>s</strong> lentilles pendant un<br />

mois. Je les comptais tous les jours<br />

pour qu’il en reste jusqu’au retour<br />

<strong>de</strong> mon mari.»<br />

Aujourd’hui Zohra est divorcée.<br />

Découvrant que son époux avait<br />

une liaison avec une autre femme,<br />

elle lui a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> partir. Il s’est<br />

complètement désintéressé <strong>de</strong> ses<br />

enfants. Il a fallu faire face, suivre<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> stages, <strong>de</strong>venir « auxiliaire parentale<br />

» et travailler au domicile<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> parents. Ses enfants ont pu<br />

avoir une bourse d’étu<strong><strong>de</strong>s</strong> ; elle est<br />

heureuse d’avoir réussi à toujours<br />

payer son loyer et <strong>de</strong> n’avoir jamais<br />

manqué d’assister aux réunions <strong>de</strong><br />

parents lorsque ses enfants étaient à<br />

l’école.<br />

Au moins autant que pour Zohra,<br />

l’arrivée en France <strong>de</strong> Lucia fut<br />

difficile à vivre. A vingt ans, elle<br />

arrivait d’un village du sud <strong>de</strong> l’Italie.<br />

Ses parents étaient paysans et<br />

pauvres mais, chez elle, on était<br />

heureux. La maison était attenante<br />

à l’église et le père était sacristain.<br />

Elle aimait lorsqu’on lui <strong>de</strong>mandait<br />

d’aller sonner les cloches pour<br />

l’angélus <strong>de</strong> midi. Dès qu’on sortait<br />

<strong>de</strong> la maison on pouvait courir dans<br />

les champs et s’approcher <strong>de</strong> la mer.<br />

Elle était allée à l’école jusqu’en<br />

troisième, avait fait un apprentissage<br />

<strong>de</strong> coiffure et <strong>de</strong> bro<strong>de</strong>rie avant<br />

<strong>de</strong> rencontrer son mari avec qui elle<br />

est venue vivre à Paris. Elle n’était<br />

jamais montée dans un ascenseur ;<br />

Mère courage !, Christine Fontaine<br />

29


Du coté <strong>de</strong> La Caravelle<br />

30<br />

elle n’avait jamais vu <strong>de</strong> moquette<br />

sur le sol. Ce fut terrible <strong>de</strong> se retrouver<br />

dans le quartier chinois du<br />

13ème arrondissement, au 21ème<br />

étage d’une tour sans connaître<br />

le français, n’ayant auprès d’elle<br />

personne à qui parler, pas même<br />

à son mari absent <strong>de</strong> 6 heures du<br />

matin à 18 heures. A Paris, Lucia<br />

a découvert ce que signifie le mot «<br />

pleurer ». L’arrivée à La Caravelle<br />

fut une réelle libération : « Je me<br />

suis sentie chez moi ! Je voyais les<br />

enfants jouer dans les allées ! ».<br />

Lucia avait connu la pauvreté dans<br />

son enfance. Elle raconte qu’elle<br />

entendait sa maman exprimer son<br />

angoisse à son mari (« Comment<br />

faire pour arriver à vivre ? »). Lucia<br />

s’imaginait que sa vie ne ressemblerait<br />

pas à celle <strong>de</strong> ses parents. En<br />

réalité, l’usine où son mari était<br />

comptable a fermé ses portes alors<br />

qu’il avait trente-cinq ans. Il n’a<br />

jamais pu retrouver <strong>de</strong> travail !<br />

Lucia en a trouvé dans un grand<br />

magasin et elle a laissé sa place <strong>de</strong><br />

maman à son époux. Ce <strong>de</strong>rnier<br />

s’est occupé <strong>de</strong> la scolarité <strong>de</strong> ses<br />

trois filles avec une certaine rigidité,<br />

semble-t-il. Il fait les courses et<br />

les repas ; il lit beaucoup. Mais il se<br />

replie sur lui-même, refuse <strong>de</strong> sortir<br />

et n’a pas d’amis.<br />

Ru<strong>de</strong> épreuve pour Lucia ! « On vit<br />

pauvrement ; jamais le restaurant,<br />

jamais le cinéma. Pas <strong>de</strong> voiture :<br />

c’est gênant pour les transports !».<br />

Lucia n’hésite pas à dire <strong>de</strong>vant ses<br />

amies musulmanes qu’elle vit cette<br />

épreuve dans sa foi chrétienne. Elle<br />

considère que lorsqu’elle est au ser-<br />

vice <strong>de</strong> sa famille ou au service <strong>de</strong><br />

ses clients, elle exerce une mission<br />

que Dieu lui confie. Malgré ses<br />

déceptions, elle s’efforce <strong>de</strong> sourire<br />

aux clients, d’être à leur écoute,<br />

<strong>de</strong> remonter le moral <strong><strong>de</strong>s</strong> gens qui<br />

souffrent et se confient à elle.<br />

D’une génération<br />

à l’autre<br />

On se plaint souvent du malaise <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

jeunes. <strong>Le</strong>s émeutes <strong>de</strong> 2005 ont<br />

donné l’impression que la violence<br />

couve dans les <strong>cités</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> banlieues. A<br />

en juger par ce que sont <strong>de</strong>venus les<br />

fils et les filles <strong>de</strong> nos amies, il n’en<br />

est rien. <strong>Le</strong> contraste culturel entre les<br />

générations est spectaculaire. Nadia<br />

est illettrée. Mais elle n’a jamais<br />

eu, à l’en croire, la moindre difficulté<br />

avec la scolarisation <strong>de</strong> ses<br />

<strong>de</strong>ux filles et <strong>de</strong> ses trois garçons.<br />

Tous ont eu leur bac et l’un d’entre<br />

eux a suivi la filière scientifique ;<br />

tous aussi sont allés à la Fac pour <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

étu<strong><strong>de</strong>s</strong> supérieures qu’ils ont réussies.<br />

Ils n’ont pas eu trop <strong>de</strong> mal à trouver<br />

un emploi correspondant à leurs<br />

compétences. Nadia n’a pas bien<br />

compris en quoi consiste leur travail<br />

mais elle voit qu’ils sont heureux <strong>de</strong><br />

ce qu’ils font. A part le <strong>de</strong>rnier qui vit<br />

encore avec ses parents, les autres sont<br />

mariés, pères et mères <strong>de</strong> famille. Ils<br />

ont quitté La Caravelle mais le lien à<br />

leurs parents ne s’est pas <strong><strong>de</strong>s</strong>serré.<br />

Khadidja continue à vivre avec<br />

trois <strong>de</strong> ses quatre garçons dont<br />

l’aîné a trente-six ans. Ils sont là<br />

pour soutenir leur mère qui a trimé


durement pour les élever ; ils savent<br />

lui manifester leur reconnaissance.<br />

Bien sûr, en tant que mère, elle<br />

s’occupe du linge, du repassage,<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> repas. Lorsqu’à 18 heures, ils<br />

rentrent du travail, elle est là pour<br />

les accueillir. Mais ils sont avec elle<br />

d’une gentillesse extrême ; ils ne se<br />

plaignent jamais. Khadidja dit qu’ils<br />

ont hérité <strong>de</strong> la bonté <strong>de</strong> leur père<br />

défunt. C’est grâce à eux et à leur<br />

travail qu’elle a pu s’acheter un beau<br />

logement. Professionnellement, ils<br />

ont bien réussi ; même s’ils n’ont<br />

pas fait <strong>de</strong> gran<strong><strong>de</strong>s</strong> étu<strong><strong>de</strong>s</strong>, <strong>de</strong>ux<br />

d’entre eux ont leur bac. L’aîné a<br />

étudié pendant quatre ans à la Fac.<br />

Quand il est allé s’inscrire pour<br />

trouver du travail et qu’on a découvert<br />

ses compétences, tout <strong>de</strong> suite<br />

on lui a proposé un stage où il est<br />

resté. Il est chez Google. Il a commencé<br />

à Argenteuil et aujourd’hui<br />

il va à Suresnes. Quand il rentre<br />

à la maison, il s’enferme dans sa<br />

chambre <strong>de</strong>vant son ordinateur.<br />

Son ca<strong>de</strong>t est différent. « Celuilà,<br />

dit sa mère, a toujours été plus<br />

intéressé par l’argent que par les<br />

étu<strong><strong>de</strong>s</strong> » : adolescent, il était à l’affût<br />

<strong>de</strong> tous les petits boulots qu’on<br />

pouvait lui confier. Il proposait aux<br />

voisins <strong>de</strong> nettoyer leurs caves ; en<br />

échange on lui donnait un petit<br />

billet. Aujourd’hui il est chauffeur<br />

<strong>de</strong> taxi et il gagne bien sa vie. Pour<br />

le <strong>de</strong>rnier, c’est plus difficile. Il va<br />

<strong>de</strong> stage en stage sans pouvoir trouver<br />

rien <strong>de</strong> stable. Cela ne le tracasse<br />

pas trop : tellement d’autres<br />

sont comme lui ! Et puis il est très<br />

engagé dans l’ensemble culturel <strong>de</strong><br />

la cité (« <strong>Le</strong> Nouveau Mon<strong>de</strong> ») où<br />

il rend <strong><strong>de</strong>s</strong> services appréciés. <strong>Le</strong>s<br />

responsables s’appuient sur lui.<br />

Lucia est fière <strong>de</strong> ses trois filles<br />

(« J’ai trois beaux enfants ! »).<br />

L’aînée a trente-<strong>de</strong>ux ans : après le<br />

bac qu’elle avait passé en France,<br />

elle a voulu aller faire <strong><strong>de</strong>s</strong> étu<strong><strong>de</strong>s</strong><br />

en Italie, à Bologne, et ensuite en<br />

Espagne. Elle a un diplôme italien<br />

<strong>de</strong> « Langue et littérature comparée<br />

». Pendant un temps, elle a vécu<br />

avec un « copain » dont elle est<br />

maintenant séparée. Elle connaît<br />

beaucoup <strong>de</strong> langues ; c’est pourquoi<br />

elle a accepté <strong>de</strong> partir à l’île<br />

Saint-Martin au service <strong><strong>de</strong>s</strong> magasins<br />

Max Mara ; le tourisme est<br />

intense là-bas et ses compétences<br />

linguistiques y sont fort utiles pour<br />

accueillir la clientèle. La <strong>de</strong>uxième<br />

est diplômée <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong><br />

Saint Denis. La <strong>de</strong>rnière a raté son<br />

bac mais elle se débrouille ; après<br />

avoir travaillé trois mois dans un<br />

magasin, elle peut se payer une<br />

formation pour <strong>de</strong>venir assistante<br />

d’un vétérinaire.<br />

On est étonné quand on écoute<br />

Zohra parler <strong>de</strong> sa fille et <strong>de</strong> ses<br />

trois garçons. Séparée <strong>de</strong> son mari,<br />

elle a eu à affronter seule <strong><strong>de</strong>s</strong> difficultés<br />

<strong>de</strong> tous ordres et particulièrement<br />

d’ordre culturel (elle parlait<br />

mal le français !). Avec le troisième,<br />

elle a eu, c’est vrai, quelques difficultés.<br />

<strong>Le</strong>s professeurs la convoquaient<br />

pour se plaindre : « Il n’écoute<br />

pas ! ». Zohra s’efforçait à la maison<br />

<strong>de</strong> le stimuler, mais on lui répondait<br />

« Maman ! Je n’y arrive pas ». Après<br />

sa scolarité, il a fait plusieurs stages<br />

Mère courage !, Christine Fontaine<br />

31


Du coté <strong>de</strong> La Caravelle<br />

32<br />

qui l’ennuyaient jusqu’au jour où<br />

on lui a proposé <strong>de</strong> rentrer à la<br />

RATP. Pour cela, il <strong>de</strong>vait passer<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> tests ; on lui avait dit : « Si vous<br />

n’avez pas un peu <strong>de</strong> connaissances,<br />

on ne vous prendra pas ! ». Il s’est<br />

mis à travailler jour et nuit. Il a<br />

appris à faire les fractions. Il est allé<br />

se documenter à la bibliothèque et,<br />

à la maison, il cherchait sur internet<br />

et prenait <strong><strong>de</strong>s</strong> notes sur <strong><strong>de</strong>s</strong> feuilles<br />

<strong>de</strong> papier. Il a réussi ses tests du<br />

premier coup ; aujourd’hui, il est<br />

marié et le voilà chauffeur <strong>de</strong> bus,<br />

aimant son métier.<br />

<strong>Le</strong>s <strong>de</strong>ux autres garçons et la<br />

fille n’avaient pas <strong>de</strong> difficultés<br />

au point-<strong>de</strong>-vue scolaire mais<br />

Zohra se trouvait <strong>de</strong>vant d’autres<br />

problèmes. « Quand mon mari est<br />

parti, mon grand voulait passer<br />

un examen ; il fallait qu’il achète<br />

un livre qui était vraiment cher. Je<br />

n’avais jamais travaillé ; je ne savais<br />

pas par où commencer. Mon fils<br />

m’a dit : ‘Je vais <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à mon<br />

copain <strong>de</strong> me prêter le sien ! (le<br />

copain, son père est avocat) »<br />

Zohra a pu lui procurer l’argent<br />

pour qu’il fasse <strong><strong>de</strong>s</strong> photocopies<br />

et le résultat fut brillant. En fin<br />

<strong>de</strong> compte Zohra a <strong>de</strong> quoi être<br />

vraiment très fière. Son <strong>de</strong>uxième<br />

fils, après un BTS à Versailles, a<br />

pu se faire embaucher à La Poste.<br />

Sa fille a été élève d’hypokhâgne<br />

et <strong>de</strong> Khâgne à Paris. La voilà<br />

professeure <strong>de</strong> français au lycée<br />

<strong>de</strong> Villeneuve. Quant à l’aîné, il<br />

enseigne à La Sorbonne ! Oui ! Il<br />

a fait l’Ecole Normale Supérieure<br />

<strong>de</strong> la rue d’Ulm. Il est agrégé <strong>de</strong><br />

lettres et il va passer une thèse <strong>de</strong><br />

doctorat qu’il prépare <strong>de</strong>puis huit<br />

ans, voyageant souvent en Grèce<br />

pour y faire <strong><strong>de</strong>s</strong> recherches sur les<br />

monuments antiques. Il a pour<br />

ambition d’être nommé Maître <strong>de</strong><br />

Conférences.<br />

Cette génération <strong><strong>de</strong>s</strong> moins <strong>de</strong> 40 ans<br />

gar<strong>de</strong>-t-elle <strong><strong>de</strong>s</strong> liens avec les racines<br />

<strong>de</strong> leurs parents ? Manifestement, la<br />

fille <strong>de</strong> Lucia se veut italienne ; la<br />

fille <strong>de</strong> Zohra aime aller en Algérie<br />

avec ses enfants. <strong>Le</strong>s autres se sentent<br />

plus détachés <strong>de</strong> leurs origines maghrébines.<br />

<strong>Le</strong> lien à l’islam <strong>de</strong>meure<br />

mais <strong>de</strong> façon non ostentatoire.<br />

Certains, en particulier les plus<br />

diplômés, ont abandonné la prière<br />

mais maintiennent quelques signes<br />

d’appartenance comme le respect<br />

du Ramadan.<br />

L’écoute <strong>de</strong> ces femmes peut paraître<br />

déconcertante. Ce qu’elles<br />

racontent contredit du tout au tout<br />

ce que montrent les médias. Depuis<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> années les jeunes <strong><strong>de</strong>s</strong> banlieues<br />

sont présentés comme <strong><strong>de</strong>s</strong> voyous<br />

et <strong><strong>de</strong>s</strong> désœuvrés sans compétence<br />

ni avenir, réduits à vivre du commerce<br />

<strong>de</strong> la drogue. Il est vrai que les<br />

médias gar<strong>de</strong>nt trop le silence sur les<br />

réussites <strong>de</strong> l’Education Nationale.<br />

Il est vrai aussi que, lorsque les<br />

jeunes ont un comportement répréhensible,<br />

les parents cachent leur<br />

échec et celui <strong>de</strong> leur progéniture.<br />

Samia, la jeune maman tunisienne,<br />

s’en est aperçue : « <strong>Le</strong>s parents dont<br />

les enfants ne réussissent pas, ils<br />

se taisent. J’avais une voisine, une<br />

vraie copine ; on se disait tout.


Maintenant son fils a <strong><strong>de</strong>s</strong> problèmes.<br />

Elle ne me parle plus ; elle ne veut<br />

pas dire que son fils se drogue ! »<br />

L’aveuglement<br />

Notre association est arrivée à La<br />

Caravelle en 1997. Notre local<br />

était cambriolé et vidé toutes les semaines<br />

: tables, chaises, livres disparaissaient<br />

malgré une porte blindée.<br />

Il y avait un Coran et une Bible sur<br />

un meuble. Ce sont les <strong>de</strong>ux seules<br />

choses qui sont restées. Une petite<br />

fille <strong>de</strong> 6 ans, toute menue, avait<br />

repéré une <strong><strong>de</strong>s</strong> chaises <strong>de</strong> notre local<br />

sur laquelle était assis un jeune <strong>de</strong><br />

la cité. Elle nous a conduits jusqu’à<br />

lui, le garçon nous a laissé récupérer<br />

sans protester notre bien. Nous<br />

faisions du soutien scolaire dans<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> conditions parfois héroïques et<br />

nous avions affaire à <strong><strong>de</strong>s</strong> adolescents<br />

au comportement particulièrement<br />

violent. Mustapha rackettait tous<br />

ses copains. Il avait jeté, un jour,<br />

les 9 ordinateurs du collège par<br />

la fenêtre. Nous savions que <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

mamans avaient leur fils en prison.<br />

Ma voiture a été par <strong>de</strong>ux fois criblée<br />

<strong>de</strong> balles. J’avais été moi-même<br />

agressée par une ban<strong>de</strong> d’adolescents<br />

: gifle et crachats. Dans une<br />

sorte <strong>de</strong> réduit en béton attenant à<br />

notre local, <strong><strong>de</strong>s</strong> motos volées étaient<br />

entreposées. Tous les commerçants<br />

avaient fermé boutique. La police ne<br />

pouvait plus entrer dans la cité tellement<br />

leurs agents étaient en danger.<br />

Pendant <strong><strong>de</strong>s</strong> mois « <strong>Le</strong> Phare » (ainsi<br />

se nommait l’ancien centre culturel)<br />

était <strong>de</strong>meuré fermé ; un jour<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> chenapans avaient fait démar-<br />

rer une voiture qu’ils ont réussi à<br />

lancer à toute allure contre la porte<br />

du bâtiment. <strong>Le</strong>s directeurs ne tenaient<br />

pas le choc plus <strong>de</strong> six mois :<br />

infarctus ou dépression nerveuse<br />

les forçaient à démissionner. Des<br />

courants islamistes suspects s’infiltraient<br />

à travers <strong><strong>de</strong>s</strong> associations<br />

qui conduisaient <strong><strong>de</strong>s</strong> gamines à se<br />

voiler dès l’âge <strong>de</strong> 12 ans. <strong>Le</strong>s allées<br />

étaient infectes, les caisses à ordures<br />

n’étaient pas vidées et débordaient<br />

<strong>de</strong> partout. Des tags souillaient les<br />

murs <strong>de</strong> cette cité qui pouvait se<br />

vanter d’avoir la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> béton<br />

la plus longue d’Europe. Des voitures<br />

immatriculées en Allemagne<br />

encombraient les allées la nuit et<br />

disparaissaient dans la journée. Un<br />

cadre <strong>de</strong> la police m’a expliqué qu’il<br />

s’agissait d’un trafic <strong>de</strong> drogue.<br />

Il est vrai qu’aujourd’hui la cité a<br />

été merveilleusement réhabilitée.<br />

Tout est propre. Un système <strong>de</strong><br />

caméras a permis <strong>de</strong> repérer les<br />

ban<strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong> jeunes qui créaient le<br />

désordre et <strong>de</strong> les expulser. Des<br />

magasins divers ont été installés et<br />

la cité a belle allure désormais.<br />

Chose curieuse, nos interlocutrices,<br />

présentes <strong>de</strong>puis trente-sept ans<br />

parfois à La Caravelle, préten<strong>de</strong>nt<br />

que rien <strong>de</strong> cela n’a existé et que La<br />

Caravelle a toujours été une sorte<br />

<strong>de</strong> paradis alors qu’on l’appelait,<br />

dans les Hauts-<strong>de</strong>-Seine, « la poubelle<br />

du département ». Quelle<br />

stupéfaction d’entendre Nadia<br />

affirmer, sans être contredite par<br />

personne : « Franchement, je n’ai<br />

jamais trouvé que la vie était diffi-<br />

Mère courage !, Christine Fontaine<br />

33


Du coté <strong>de</strong> La Caravelle<br />

34<br />

cile à La Caravelle dans le passé.<br />

Tout le mon<strong>de</strong> s’est toujours respecté.<br />

Même avant les travaux, il<br />

n’y a jamais eu le moindre danger<br />

<strong>de</strong> la part <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes. Quand il<br />

faisait chaud, l’été, on pouvait<br />

rester <strong>de</strong>hors jusqu’à une heure du<br />

matin, on n’avait aucun problème.<br />

Je peux mettre ma main à couper,<br />

je n’ai jamais vu <strong>de</strong> drogue. Jamais<br />

<strong>de</strong> ma vie ! »<br />

Comment expliquer pareil aveuglement<br />

concernant non seulement<br />

le passé mais ce qui se passe<br />

aujourd’hui chez les jeunes ?<br />

Nedjma était amenée à ouvrir<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> portes, tirer <strong><strong>de</strong>s</strong> ri<strong>de</strong>aux <strong>de</strong><br />

fer. Souvent un jeune qui passait<br />

venait lui donner un coup <strong>de</strong><br />

main. C’est bien la preuve, selon<br />

elle, qu’il n’y a rien à reprocher<br />

aux jeunes <strong>de</strong> La Caravelle, ni<br />

rien à craindre d’eux. « Si on les<br />

respecte, ils sont gentils ; ils m’appellent<br />

« ma tante » !<br />

Zohra elle aussi prétend que les<br />

jeunes, à La Caravelle, sont très<br />

gentils à l’égard <strong><strong>de</strong>s</strong> personnes<br />

<strong>de</strong> son âge (elle a une cinquantaine<br />

d’années). Ils sont regroupés<br />

<strong>de</strong>vant chez elle ; elle sent l’o<strong>de</strong>ur<br />

<strong>de</strong> leurs cigarettes pénétrer à l’intérieur<br />

<strong>de</strong> son appartement. Mais<br />

quand on la voit arriver près <strong>de</strong><br />

l’ascenseur avec ses sacs <strong>de</strong> provision,<br />

on se précipite pour prendre<br />

son chargement jusqu’à la porte<br />

<strong>de</strong> son appartement.<br />

Samia confirme également<br />

qu’effectivement on n’a rien à<br />

craindre, mais elle précise pourtant<br />

que les pratiques <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes<br />

sont la plupart du temps suspectes<br />

: « Près <strong>de</strong> chez moi, il y a<br />

une ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> jeunes qui joue au<br />

poker toute la nuit mais ils sont<br />

calmes. On trouve <strong><strong>de</strong>s</strong> voitures<br />

brûlées dans le parking. Mais<br />

qu’on rentre à minuit ou à une<br />

heure, on n’a jamais <strong>de</strong> problèmes<br />

avec eux. Nous sommes allées,<br />

quelques amies et moi, jusqu’à La<br />

Sablière (une cité dans Villeneuve)<br />

et nous sommes revenues à <strong>de</strong>ux<br />

heures du matin. Quand les<br />

jeunes nous ont vues, ils nous ont<br />

dit poliment ‘Bonsoir Mesdames’.<br />

A côté <strong>de</strong> « La Banane’ (une autre<br />

cité), <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes brûlent <strong><strong>de</strong>s</strong> poubelles.<br />

Beaucoup se droguent.<br />

Mais ce n’est pas gênant ! Quand<br />

on voit quelque chose, on ferme<br />

les yeux, on ne se mêle <strong>de</strong> rien et<br />

tout se passe bien ».<br />

Ces remarques expliquent bien<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> choses. A l’intérieur d’une cité<br />

les liens affectifs sont forts ; on<br />

s’ai<strong>de</strong> mutuellement, on se protège.<br />

On se respecte, comme dit<br />

Nadia. Ce genre <strong>de</strong> « respect »<br />

semble créer entre les habitants<br />

une «communauté» à l’intérieur<br />

<strong>de</strong> laquelle on n’a rien à craindre<br />

<strong>de</strong> personne. <strong>Le</strong>s jeunes sont tous<br />

« bien gentils ». Si agressivité il y<br />

a, elle vient <strong>de</strong> l’extérieur où elle<br />

se porte sur l’extérieur. Comment<br />

expliquer l’aveuglement <strong>de</strong> ces<br />

« mères sourages » ? Nous restons<br />

sur la question.<br />

Christine Fontaine


Du côté<br />

<strong>de</strong> Gennevilliers<br />

Cette ville <strong>de</strong> 44 000 habitants se trouve<br />

également dans la boucle <strong>de</strong> la Seine, au Nord<br />

<strong>de</strong> Paris. Ville ouvrière <strong>de</strong> tradition populaire<br />

<strong>de</strong>puis longtemps, Gennevilliers est désormais un<br />

haut-lieu <strong>de</strong> la présence musulmane en France.<br />

Gennevilliers est le lieu d’un dialogue islamo<br />

chrétien remontant aux années 30 : Louis<br />

Massignon venait y prier avec <strong><strong>de</strong>s</strong> travailleurs<br />

marocains. Pendant la guerre d’Algérie, <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

militants FLN y trouvaient auprès <strong><strong>de</strong>s</strong> prêtres <strong>de</strong><br />

la Mission <strong>de</strong> France, une écoute respectueuse.<br />

C’est à Gennevilliers que rési<strong>de</strong> <strong>de</strong>puis longtemps<br />

notre prési<strong>de</strong>nt Saad Abssi et notre Trésorier,<br />

Mohammed Benali , responsable <strong>de</strong> la mosquée<br />

Ennour.<br />

Il est intéressant <strong>de</strong> comparer le regard qu’ils<br />

portent sur la présence musulmane <strong>de</strong> la ville<br />

avec celui <strong>de</strong> <strong>Patrice</strong> <strong>Le</strong>clerc, conseiller municipal<br />

et Conseiller Général du Département.<br />

35


Du coté <strong>de</strong> Gennevilliers<br />

36<br />

Père et fils<br />

Saad Abssi<br />

Jamel Abssi<br />

Saad Abssi s’est installé en 1964<br />

à Gennevilliers où ses enfants<br />

ont grandi. <strong>Le</strong> père constate que<br />

<strong>de</strong> génération en génération, la<br />

situation s’améliore. Son fils Jamel<br />

en apporte l’illustration en nous<br />

racontant son parcours en France.<br />

Saad, le père<br />

On aurait tort <strong>de</strong> s’affliger sur le sort du mon<strong>de</strong> immigré.<br />

Il faut reconnaître qu’entre 1957, l’année où je suis arrivé<br />

en France, et maintenant, la situation a changé. <strong>Le</strong>s générations<br />

se croisent à la mosquée <strong>de</strong> Gennevilliers. Parmi les personnes<br />

qui viennent le vendredi, beaucoup <strong>de</strong> jeunes vivent dans<br />

les <strong>cités</strong>. Mais on trouve bien <strong><strong>de</strong>s</strong> personnes qui ont vécu dans les<br />

bidonvilles <strong>de</strong> Nanterre avant d’être transplantés dans la Maison<br />

<strong>de</strong> transit du Port pour être dispersés un peu partout dans la<br />

région parisienne.<br />

Même parmi ceux qui vivaient dans les bidonvilles, certains ont<br />

réussi ; je connais le commissaire aux comptes <strong>de</strong> Bernard Tapie:


Brahim Ben Aïcha. Il a vécu dans le bidonville <strong>de</strong> Nanterre, puis<br />

dans une cité <strong>de</strong> transit. Il a continué dans une cité HLM. Ses parents<br />

étaient incapables <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>r en quoi que ce soit. Bien sûr, c’est<br />

une exception; dans tous les milieux on trouve <strong><strong>de</strong>s</strong> « surdoués » par<br />

nature. Son père prétend que leurs baraquements, dans le bidonville,<br />

étaient à proximité <strong>de</strong> maisons habitées par <strong><strong>de</strong>s</strong> familles européennes.<br />

Il jouait avec les enfants <strong>de</strong> ces voisins-là. Je le connais bien : sa famille<br />

est originaire du même village que celui <strong>de</strong> ma femme en Algérie.<br />

Comparons les générations.<br />

La première génération est<br />

venue dans les années 50. Je<br />

pense à mon ami, Abd-El-<br />

Aziz. Il a passé sa vie à poser<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> rails <strong>de</strong> chemin <strong>de</strong> fer à travers toute la France. <strong>Le</strong>s immigrés<br />

<strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième génération ont aujourd’hui autour <strong>de</strong> 70 ans. <strong>Le</strong>s<br />

quadragénaires appartiennent à la quatrième. Aujourd’hui, on voit<br />

leurs enfants grandir. Ils sont, à bien <strong><strong>de</strong>s</strong> points <strong>de</strong> vue, plus favorisés,<br />

plus avancés que leurs parents. Je peux dire que 80% <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants<br />

d’aujourd’hui peuvent aller jusqu’à l’Université.<br />

Entre les années 80 et maintenant s’est produit un changement radical.<br />

Je connais quelqu’un, aujourd’hui à la retraite, qui me disait que,<br />

dans les années 80, les musulmans qu’on voyait dans les Universités<br />

venaient directement <strong>de</strong> leurs pays d’origine. On n’y voyait pas <strong>de</strong><br />

fils ni <strong>de</strong> filles d’immigrés nés en France. Maintenant, les étudiants<br />

venus du Maghreb sont beaucoup moins nombreux que les jeunes<br />

issus <strong>de</strong> l’immigration. Ce changement est dû, selon moi, à plusieurs<br />

facteurs.<br />

Tout d’abord, les parents <strong>de</strong> la<br />

première génération étaient analphabètes.<br />

On vivait alors dans <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

conditions économiques et sociales<br />

difficiles. La situation ne fournissait<br />

<strong>Le</strong>s générations se suivent<br />

et ne se ressemblent pas.<br />

Des parents souvent<br />

analphabètes.<br />

pas aux jeunes les moyens pour réussir leur scolarité. Ces personnes ont<br />

aujourd’hui une cinquantaine d’années. <strong>Le</strong>urs enfants ont vingt ans et<br />

ils remplissent les universités. Il existe une association d’étudiants immigrés.<br />

Elle constate que la présence <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes dont les familles sont<br />

issues du Maghreb ne cesse d’augmenter. Elle regrette qu’aujourd’hui<br />

encore les Gran<strong><strong>de</strong>s</strong> Ecoles (Polytechnique, ENA , HEC) n’aient guère,<br />

comme étudiants musulmans, que <strong><strong>de</strong>s</strong> personnes venues <strong>de</strong> l’étranger.<br />

On n’est pas au terme <strong>de</strong> l’évolution, mais on avance.<br />

Père et fils, Saad et Jamel Abssi<br />

37


Du coté <strong>de</strong> Gennevilliers a rubrique <strong>de</strong> Maurice Buttin<br />

38<br />

Ensuite, les jeunes nés ici assument leurs responsabilités mieux que<br />

leurs parents. Ils savent gérer leur budget ; ils savent veiller à l’éducation<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> enfants.<br />

Des conditions <strong>de</strong> vie<br />

améliorées.<br />

Enfin, la société, dans son ensemble,<br />

a évolué. <strong>Le</strong>s conditions<br />

<strong>de</strong> vie se sont améliorées.<br />

Certes, il y a le chômage mais<br />

cela n’empêche pas le progrès<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> conditions <strong>de</strong> vie. Aujourd’hui, dans les milieux immigrés, il y<br />

a davantage <strong>de</strong> moyens que dans les années 60. A cette époque, la<br />

vie dans les bidonvilles était insupportable. Et il y avait pire que<br />

les bidonvilles ; pendant la guerre d’Algérie, les caves que louaient<br />

les marchands <strong>de</strong> sommeil étaient <strong>de</strong> vraies écuries. Pas <strong>de</strong> fenêtre.<br />

On y entassait les gens. En entrant dans les toilettes, c’était épouvantable.<br />

En tant que responsable FLN, j’ai exigé l’ouverture <strong>de</strong><br />

fenêtres et l’aménagement <strong><strong>de</strong>s</strong> W.C. <strong>Le</strong>s draps n’étaient pas changés<br />

: il a fallu intervenir pour exiger un minimum <strong>de</strong> propreté au<br />

niveau du blanchissage.<br />

Pendant la guerre, nous étions 340 000 Algériens en France :<br />

320000 encadrés par le FLN et 20 000 par le MNA. 32 000<br />

d’entre eux étaient avec leurs familles. <strong>Le</strong>s autres étaient célibataires.<br />

Sur les 32 000 foyers, il y avait 8600 Algériens mariés à<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> Françaises. A l’indépendance, sur ceux qui étaient encadrés<br />

par le FLN, 80% sont repartis en Algérie. De mars 1962 jusqu’à<br />

juin 1965 le nombre <strong><strong>de</strong>s</strong> gens qui retournaient au bled dépassait<br />

le nombre <strong>de</strong> ceux qui arrivaient ici. A partir <strong>de</strong> juin 1965 la proportion<br />

s’est renversée : la majorité <strong>de</strong> ceux qui arrivaient venaient<br />

avec leurs femmes.<br />

En voyant la carrière <strong>de</strong> mes enfants, je peux comparer les responsabilités<br />

que l’on confiait aux Algériens dans les années 1970 et maintenant.<br />

A cette époque, je suis rentré à la FNAC comme réceptionnaire,<br />

c’est-à-dire manutentionnaire. La tradition voulait que lors<br />

du départ d’un employé on fasse une fête. <strong>Le</strong> Directeur Général est<br />

venu vers 22 h. J’avais trois responsables hiérarchiques : la responsable<br />

du rayon « Variétés », celle du rayon « Classique » et au-<strong><strong>de</strong>s</strong>sus<br />

d’eux, le Directeur. Celui-ci, après avoir jeté un coup d’œil sur les<br />

ca<strong>de</strong>aux, m’a dit : « Tu n’aurais pas un enfant pour venir te remplacer<br />

à la FNAC ? » Une responsable <strong><strong>de</strong>s</strong> caisses – une Espagnole – est<br />

intervenue : « Laissez ! Sa fille Amal travaille avec moi ! » Ma fille<br />

est <strong>de</strong>venue cadre, responsable du Département <strong><strong>de</strong>s</strong> clients. Elle est


en train <strong>de</strong> passer un examen<br />

pour <strong>de</strong>venir directrice d’un Ma fille est <strong>de</strong>venue cadre.<br />

magasin. J’ai dit à son mari :<br />

« Méfie-toi ! Elle n’aura plus<br />

<strong>de</strong> vie <strong>de</strong> famille ». Responsable du Département « Clients », elle<br />

rentre à 22 h. Directrice, elle ne rentrera qu’à minuit : il faut rester<br />

jusqu’au transport <strong>de</strong> l’argent. Mon ami Boudissa a passé toute sa vie<br />

chez B.P. à remplir <strong><strong>de</strong>s</strong> bidons d’huile et serrer <strong><strong>de</strong>s</strong> bouchons. Son fils<br />

est ingénieur !<br />

Il est vrai que les jeunes galèrent pour trouver un travail correspondant<br />

à leurs qualifications. Mais certains réussissent et se font embaucher.<br />

Il est vrai que les professeurs ont à faire face à <strong><strong>de</strong>s</strong> élèves dégoûtés<br />

par l’école. Mais si nous comparons les générations, nous constatons<br />

un progrès. <strong>Le</strong>s années 2000 sont mieux que les années 1970. En<br />

Algérie, au moment <strong>de</strong> l’Indépendance, on comptait en tout et pour<br />

tout, 200 étudiants. Aujourd’hui, à ne considérer que les mé<strong>de</strong>cins,<br />

on en compte 2 800 qui sont venus en France. Ici, on leur impose,<br />

lorsqu’ils arrivent, <strong>de</strong>ux ans d’étu<strong><strong>de</strong>s</strong> supplémentaires pour renforcer<br />

leurs compétences.<br />

Il est vrai que quand on compare<br />

les immigrés arabes aux « Français<br />

<strong>de</strong> souche », il y a encore un écart.<br />

Ils sont en position d’infériorité<br />

dans la recherche du travail ; ils<br />

Malgré une position<br />

d’infériorité.<br />

ont à faire <strong>de</strong>ux fois plus d’efforts pour réussir quand ils s’appellent<br />

Abdallah plutôt que Pierre ou Jacques. Avec les mosquées, on a fait un<br />

« Forum <strong>de</strong> l’Emploi » ; le Préfet s’y est engagé. Résultat : <strong>de</strong>ux personnes<br />

seulement ont trouvé un travail. Malgré tout, il faut prendre<br />

conscience d’un changement.<br />

Il est vrai que le chômage mine bien <strong><strong>de</strong>s</strong> familles alors qu’en 1957, il<br />

n’existait pas. Quand je suis arrivé, on traversait ce que vous appelez<br />

« les Trente Glorieuses ». Je m’étais présenté à la SKF où j’avais été<br />

accepté. Je me suis présenté à l’entreprise <strong>de</strong> peinture « Valentine » :<br />

on s’est précipité sur moi en me disant : « Vous commencez <strong>de</strong>main ».<br />

<strong>Le</strong>s temps ont changé mais le mon<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>cités</strong>, à Gennevilliers, n’est<br />

pas pour autant ce que l’on dit. Aujourd’hui – et c’est un grand changement<br />

– <strong><strong>de</strong>s</strong> musulmans, <strong><strong>de</strong>s</strong> chrétiens et <strong><strong>de</strong>s</strong> non croyants ont le<br />

désir <strong>de</strong> se découvir mutuellement pour mieux vivre ensemble.<br />

Saad Abssi<br />

Père et fils, Saad et Jamel Abssi<br />

39


Du coté <strong>de</strong> Gennevilliers a<br />

40<br />

Jamel, le fils<br />

Jamel, le fils <strong>de</strong> Saad, a grandi à<br />

Gennevilliers où sa famille est arrivée<br />

en 1964.<br />

L’année scolaire passée avec l’instituteur Alain Bourgarel, en CM1,<br />

a beaucoup compté pour moi et pour mes trajets personnel et professionnel.<br />

C’est à l’école Anatole France, à Gennevilliers. J’ai vécu<br />

cette année là comme une série <strong>de</strong> découvertes pas uniquement scolaires.<br />

Ma curiosité a été très encouragée, la possibilité <strong>de</strong> s’exprimer très souvent<br />

également. Et surtout, c’est ce que je retiens le plus, la camara<strong>de</strong>rie<br />

avec les autres élèves jusqu’à la solidarité avec <strong><strong>de</strong>s</strong> personnes que je ne<br />

connaissais pas, avec ceux qui sur la planète n’avaient pas les moyens <strong>de</strong><br />

manger. <strong>Le</strong>s bénéfices <strong>de</strong> la vente d’un journal, que les 36 élèves <strong>de</strong> la<br />

classe réalisaient, étaient versés à une association <strong>de</strong> solidarité. Ainsi avec<br />

cette année ce qui comptait beaucoup c’était la curiosité, les relations<br />

avec les autres jeunes <strong>de</strong> mon âge comme avec les adultes, la possibilité<br />

<strong>de</strong> s’exprimer beaucoup et la solidarité.<br />

Mai 68<br />

à Gennevilliers.<br />

Quelques années plus tard, j’ai assisté<br />

à un événement important : mai 68. A<br />

Gennevilliers cela bougeait beaucoup.<br />

Je regardais cela avec mes yeux <strong>de</strong> collégien<br />

grand ouverts. J’étais au collège<br />

Pasteur et je revendiquais la mixité au collège. Plus tard, beaucoup plus<br />

tard, je compris que je bénéficiais <strong>de</strong> la situation, plus exactement, d’être<br />

à Gennevilliers, une commune <strong>de</strong> banlieue, où j’avais <strong>de</strong> quoi satisfaire<br />

ma curiosité, où j’avais beaucoup <strong>de</strong> relations avec <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes <strong>de</strong> mon âge<br />

mais également avec <strong><strong>de</strong>s</strong> adultes, où je pouvais m’exprimer sur plusieurs<br />

formes et où les raisons <strong>de</strong> faire preuve <strong>de</strong> solidarité sont nombreuses.<br />

C’est collégien que j’ai rencontré <strong>de</strong> nombreuses personnes qui m’ont ouvert<br />

les yeux. <strong>Le</strong> responsable <strong>de</strong> la discothèque à qui je <strong>de</strong>mandais <strong>de</strong> m’expliquer<br />

ce qu’est la musique contemporaine ; <strong>de</strong>ux comédiens du théâtre <strong>de</strong><br />

Gennevilliers qui m’ont fait apprécier Brecht, Frisch et Shakespeare ; <strong><strong>de</strong>s</strong>


ibliothécaires qui m’ont invité à fréquenter la bibliothèque pas seulement<br />

pour réviser les matières scolaires ; un passionné d’astronomie qui arrivait<br />

à me faire partager sa passion ; un moniteur d’escrime qui faisait une<br />

démonstration en bas <strong>de</strong> mon immeuble, rue Victor Hugo, et qui m’expliquait<br />

que l’escrime ce n’est pas que pour les riches ; le responsable du<br />

cinéma qui après chaque film tenait à ce que je lui en parle et qui prétendait<br />

qu’on a vu un film seulement si on en parle ensuite ; <strong><strong>de</strong>s</strong> grévistes <strong>de</strong><br />

l’usine Chausson qui m’expliquaient ce qu’est un piquet <strong>de</strong> grève… Bien<br />

sûr j’ai eu également <strong><strong>de</strong>s</strong> déceptions et <strong><strong>de</strong>s</strong> doutes.<br />

Quand je suis arrivé au Lycée<br />

<strong>de</strong> Colombes, je me suis dé- Là où je pouvais discuter.<br />

brouillé pour ne perdre aucun<br />

contact avec mes copains et ces<br />

adultes gennevillois. C’est à cette époque là que je me suis intéressé à la<br />

Ville <strong>de</strong> Gennevilliers, ses habitants, ses quartiers, les élus, les militants<br />

politiques et d’associations. L’étendue <strong><strong>de</strong>s</strong> sujets <strong>de</strong> préoccupations me<br />

donnait quelque fois le vertige. J’essayais d’aller là où je pouvais discuter,<br />

poser mes questions et entendre <strong><strong>de</strong>s</strong> réponses. Je m’inscrivais aux cours<br />

<strong>de</strong> philosophie et d’économie <strong>de</strong> l’université nouvelle qui existaient à<br />

Gennevilliers, j’écoutais <strong><strong>de</strong>s</strong> conférences, j’allais aux projections <strong>de</strong> films<br />

qui étaient suivies <strong>de</strong> débat… C’est au cœur <strong>de</strong> la ville que j’allais chercher<br />

<strong>de</strong> quoi satisfaire ma curiosité et en même temps c’est aussi la cité<br />

qui me poussait (et me pousse encore) à être curieux. Bien sûr j’ai eu<br />

également <strong><strong>de</strong>s</strong> déceptions et <strong><strong>de</strong>s</strong> doutes. Il m’est même arrivé d’avoir la<br />

prétention <strong>de</strong> juger telle ou telle action locale comme étant une erreur.<br />

Rien d’étonnant si mon trajet n’a<br />

pas suivi un chemin très droit. Un trajet sinueux.<br />

Après une formation initiale <strong>de</strong><br />

scientifique (plus précisément <strong>de</strong><br />

mathématique), j’ai, en fait, préféré dans un premier temps travailler<br />

dans le social, puis être journaliste. Au milieu <strong><strong>de</strong>s</strong> années 80 je suis<br />

rédacteur en chef <strong>de</strong> 92 Radio, une radio départementale. A la fin <strong>de</strong><br />

cette riche expérience, je vois une possibilité <strong>de</strong> postuler à un poste <strong>de</strong><br />

rédacteur en chef pour la Ville <strong>de</strong> Gennevilliers. Je candidate, en même<br />

temps, pour d’autres postes dans le public et dans le privé. Après les<br />

entretiens, je reçois les réponses, et j’ai la chance <strong>de</strong> pouvoir choisir. Je<br />

choisis Gennevilliers.<br />

C’est <strong>de</strong>puis que je suis salarié, en 1979 dans une autre ville <strong>de</strong> banlieue,<br />

que je mesure la richesse et les difficultés d’une ville comme<br />

Gennevilliers. Bien sûr, là aussi j’ai eu également <strong><strong>de</strong>s</strong> déceptions et <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

Père et fils, Saad et Jamel Abssi<br />

41


Du coté <strong>de</strong> Gennevilliers<br />

42<br />

doutes. Mais l’essentiel, pour moi, c’est que non seulement je ne per<strong>de</strong><br />

pas la curiosité, les relations avec les autres, la possibilité <strong>de</strong> beaucoup<br />

m’exprimer et la solidarité, mais aussi, compte tenu <strong><strong>de</strong>s</strong> énormes besoins,<br />

<strong>de</strong> pouvoir faire preuve, si ce n’est d’innovation, <strong>de</strong> beaucoup<br />

d’imagination.<br />

Parallèlement, je reprends <strong><strong>de</strong>s</strong> étu<strong><strong>de</strong>s</strong> jusqu’à l’obtention d’un DEA<br />

d’analyse du discours, et dans le cadre d’une association, avec <strong><strong>de</strong>s</strong> amis<br />

nous mettons en place <strong><strong>de</strong>s</strong> cycles <strong>de</strong> conférences pour permettre d’y voir<br />

un peu plus clair sur le comportement humain. Cela durera dix ans.<br />

Je participe, avec toute une équipe, à la mise en place <strong>de</strong> l’Université<br />

populaire à Gennevilliers. Mon travail change aussi pour m’occuper du<br />

multimédia.<br />

<strong>Le</strong>s relations<br />

avec les autres.<br />

Dans cette ville et d’autres villes <strong>de</strong> banlieue,<br />

j’ai pu accor<strong>de</strong>r beaucoup d’importance<br />

à la relation avec les autres, et<br />

c’est certainement à partir <strong>de</strong> cela (même<br />

si ce n’est pas la seule raison) que je me<br />

suis beaucoup intéressé aux comportements humains, que j’essaie<br />

d’écouter au mieux les autres, et que je me suis intéressé et formé à<br />

la psychanalyse.<br />

C’est, notamment, avec cette ville et une autre ville <strong>de</strong> banlieue,<br />

que j’ai été amené à faire face à toute une série <strong>de</strong> questions <strong>de</strong><br />

société : <strong>de</strong> l’égalité à la laïcité en passant par l’exclusion sociale,<br />

par exemple.<br />

Ce que d’une certaine façon j’ai appris à Gennevilliers, en rencontrant<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> adultes qui me parlaient, je l’ai poursuivi et le poursuis encore en<br />

me proposant comme animateur, notamment <strong>de</strong> débats publics. C’est<br />

ainsi que j’ai pu rencontrer <strong><strong>de</strong>s</strong> écrivains, <strong><strong>de</strong>s</strong> scientifiques, <strong><strong>de</strong>s</strong> sociologues,<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> historiens, <strong><strong>de</strong>s</strong> philosophes, <strong><strong>de</strong>s</strong> politiques, <strong><strong>de</strong>s</strong> psychanalystes,<br />

différents chercheurs… pour abor<strong>de</strong>r <strong><strong>de</strong>s</strong> sujets aussi vastes<br />

que, par exemple : l’éducation et le multiculturalisme ; être parents<br />

aujourd’hui ; l’autonomie <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes ; les peurs liées à l’alimentation ;<br />

peut-on vivre sans croyance ? on a besoin <strong>de</strong> fiction ; lire ? que faire<br />

contre l’échec scolaire ?... Autant <strong>de</strong> sujets qui ont un écho particulier<br />

dans une cité comme Gennevilliers.<br />

Je crois que je dirais une grosse bêtise si j’affirmais que je suis un enfant<br />

<strong>de</strong> la cité. Et pourtant, c’est un peu vrai.<br />

Djamel Abssi


Musulmans<br />

à Gennevilliers<br />

Mohammed Benali<br />

<strong>Le</strong> responsable <strong>de</strong> la Mosquée Ennour<br />

<strong>de</strong> Gennevilliers connaît bien, dans sa<br />

diversité, la population musulmane<br />

<strong>de</strong> la ville ; elle défile aux heures <strong>de</strong><br />

prières, les vendredis et les jours <strong>de</strong> fête.<br />

Mohammed décrit les manières <strong>de</strong> vivre<br />

et les diverses mentalités. Son regard<br />

sur l’islam <strong><strong>de</strong>s</strong> banlieues est serein et<br />

optimiste.<br />

De nombreuses personnes en France, lorsqu’on leur parle <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

<strong>cités</strong>, s’imaginent qu’il s’agit <strong>de</strong> repaires pour djihadistes. Grave<br />

erreur ; on n’en trouve pratiquement pas dans les banlieues. Je<br />

n’en ai jamais rencontrés à la mosquée Ennour que fréquentent peut-être<br />

7000 personnes.<br />

Des salafistes, oui ! Des djihadistes, non !<br />

<strong>Le</strong> mot «salafisme» vient <strong>de</strong> «salaf» qui désigne les «pieux ancêtres. On<br />

rencontre <strong><strong>de</strong>s</strong> salafistes mais rares sont ceux qui s’affirment djihadistes.<br />

Ces <strong>de</strong>rniers veulent faire le djihad (la guerre sainte) contre les impies et<br />

les mécréants. Cette tendance existe partout : au Maroc, en Algérie. En<br />

Tunisie, elle pourrit la vie du parti Ennada. Ils sont en Libye, Egypte,<br />

Irak. Il s’agit partout d’une tendance minoritaire.<br />

Musulmans à Gennevilliers, Mohammed Benali<br />

43


Du coté <strong>de</strong> Gennevilliers<br />

44<br />

A l’écart <strong>de</strong> tout parti<br />

politique.<br />

<strong>Le</strong>s salafistes non djihadistes<br />

qu’on trouve en France s’interdisent<br />

toute participation à<br />

la politique. Ils veulent vivre<br />

comme les premiers compagnons du prophète : sérieux handicap pour<br />

s’intégrer aux lois <strong>de</strong> la République, incompatibles, selon eux, avec<br />

l’Islam. Ils refusent ce qu’en islam on appelle la Fitna (c’est-à-dire le<br />

désordre, la discor<strong>de</strong>). Ils ont à faire face à une alternative. Soit faire<br />

« hijra », c’est-à-dire immigrer hors d’un pays impie : Hijra est le<br />

même mot qu’Hégire ; il désigne la distance prise par le Prophète<br />

lorsqu’il quitta la Mecque, pays d’incrédulité, pour aller à Médine.<br />

Mais, en notre temps, à leurs yeux, il n’existe pas <strong>de</strong> vraie terre d’islam<br />

– à l’exception <strong>de</strong> l’Arabie Saoudite et peut-être du Yémen. Soit, autre<br />

terme <strong>de</strong> l’alternative, rester en France. Ils essaient, là où ils vivent,<br />

d’être le plus qu’ils peuvent fidèles au comportement du prophète<br />

qu’ils imitent dans tous les comportements <strong>de</strong> la vie : nourriture, vêtement,<br />

relation à autrui, postures du corps. Par exemple, il arrive qu’ils<br />

n’envoient pas leurs enfants à l’école et les enseignent à la maison.<br />

Certains vont dans <strong><strong>de</strong>s</strong> écoles catholiques. Ils se démènent pour avoir<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> écoles confessionnelles musulmanes.<br />

Pour survivre, ils trouvent un travail qui leur permettra d’être libres<br />

le vendredi. Ils ouvrent, par exemple, <strong><strong>de</strong>s</strong> boutiques où ils ven<strong>de</strong>nt<br />

<strong>de</strong> la vian<strong>de</strong> hallal pour sandwichs (<strong><strong>de</strong>s</strong> kebabs). Je connais un salafiste<br />

très compétent qui a créé une petite entreprise d’informatique<br />

et, le vendredi, il ne travaille pas. D’autres trouvent un petit emploi<br />

un jour ici, un jour là-bas sur les marchés. Ils se font aussi embaucher<br />

dans <strong><strong>de</strong>s</strong> restaurants musulmans. Ils reven<strong>de</strong>nt <strong><strong>de</strong>s</strong> voitures, ils<br />

font du business. Mais jamais rien <strong>de</strong> malhonnête contrairement<br />

aux djihadistes du Sahel ou d’ailleurs qui n’hésitent pas à se lancer<br />

dans <strong><strong>de</strong>s</strong> trafics <strong>de</strong> drogue. Ils peuvent se mettre en contradiction<br />

avec la loi française : le travail au noir par exemple. Mais si cela ne<br />

contredit pas la loi <strong>de</strong> Dieu, leur conscience n’en est pas troublée.<br />

Des personnes<br />

respectueuses<br />

On se trompe dans le jugement qu’on<br />

porte sur les salafistes. Il faut connaître<br />

leur façon <strong>de</strong> vivre, leur mentalité. Ils<br />

sont parfois très ouverts. Je ne suis pas<br />

d’accord avec eux et ils le savent mais<br />

ils me respectent. Pour les salafistes, une femme pieuse reste chez elle<br />

dans la maison <strong>de</strong> son mari. Elle ne travaille pas. <strong>Le</strong>s filles, après dixhuit<br />

ans, quoi qu’en pensent père et mère, construisent leur propre vie<br />

à leur façon. Ce n’est pas difficile d’échapper à l’autorité <strong><strong>de</strong>s</strong> parents.


Certaines acceptent le genre <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> leur famille ; d’autres cherchent à<br />

s’émanciper.<br />

Certains préten<strong>de</strong>nt que le nombre <strong><strong>de</strong>s</strong> salafistes augmente. En réalité<br />

c’est l’ensemble <strong>de</strong> la population musulmane qui s’accroît. Ils ne sont<br />

pas rares à venir faire la prière chez nous, à la mosquée <strong>de</strong> Gennevilliers.<br />

Des femmes viennent avec le niqab : une cinquantaine chaque vendredi.<br />

Parmi elles, on trouve quelques femmes converties mais il s’agit<br />

<strong>de</strong> Maghrébines pour la plupart. Ce n’est pas un accroissement <strong>de</strong><br />

l’islam mais une augmentation <strong><strong>de</strong>s</strong> possibilités <strong>de</strong> pratique religieuse.<br />

Auparavant, dans les diverses salles <strong>de</strong> prière <strong>de</strong> Gennevilliers, il n’y avait<br />

pas d’espace pour les femmes : elles restaient à la maison.<br />

En réalité, <strong>de</strong>puis plusieurs<br />

années, l’islam <strong>de</strong> France, tel Savoir vivre en France.<br />

que je le vois, s’achemine vers<br />

une bonne insertion dans la<br />

société française. Beaucoup <strong>de</strong> familles se ren<strong>de</strong>nt compte qu’elles n’ont<br />

pas le choix. Il leur faut, dans la mesure où elles désirent rester en France,<br />

accepter la loi, les coutumes et les valeurs <strong>de</strong> la République. Elles savent<br />

parfois, je n’ose pas dire « ruser » mais composer intelligemment avec la<br />

manière <strong>de</strong> vivre en France. Par exemple, en accouchant dans un hôpital<br />

où exerce un homme, les femmes risquent d’être en contradiction avec<br />

l’islam. Arrivant à l’hôpital, quand elles sont enceintes, elles ne refusent<br />

plus d’être suivies par un homme. Mais quand elles téléphonent, si on<br />

leur donne ren<strong>de</strong>z-vous avec un mé<strong>de</strong>cin, elles ne protestent pas comme<br />

avant en disant : « Non ! Moi je veux être suivie par une femme ». Elles<br />

acceptent mais elles rappellent le len<strong>de</strong>main, préten<strong>de</strong>nt qu’elles sont<br />

empêchées et réclament un autre ren<strong>de</strong>z-vous. Elles recommencent la<br />

manœuvre jusqu’à ce qu’on leur propose la rencontre d’une gynécologue<br />

femme. Elles ne diront plus : « Je suis musulmane et je refuse d’être<br />

examinée par un homme ». Ceci dit, elles ne refusent pas <strong>de</strong> me parler.<br />

<strong>Le</strong>s jeunes s’assagissent<br />

On se trompe quand on parle <strong>de</strong> violence chez les jeunes. Ils n’ont aucune<br />

rancœur envers la société. Ils savent que la vie est difficile, que le mon<strong>de</strong><br />

du travail est souvent bouché. Ils cherchent à se marier, dès l’âge <strong>de</strong> 18<br />

ans. Souvent chacun reste chez ses parents : ils n’ont pas <strong>de</strong> revenus ni<br />

<strong>de</strong> logement. Ils ne sont pas tous mariés à la Mairie. A la mosquée, nous<br />

ne faisons pas <strong>de</strong> mariage s’il n’y a pas d’abord la célébration civile.<br />

Mais beaucoup vivent ensemble ; vous diriez qu’ils vivent en concubinage<br />

mais, pour un jeune musulman, la seule rencontre entre un homme<br />

Musulmans à Gennevilliers, Mohammed Benali<br />

45


LDu coté <strong>de</strong> Gennevilliers<br />

46<br />

<strong>Le</strong>s jeunes et le mariage.<br />

et une femme ne peut être que le<br />

mariage. Il est possible <strong>de</strong> faire<br />

un mariage religieux à la sauvette<br />

; on appelle cela mariage<br />

par « Fatiha ». Même s’ils ne vivent pas sous le même toit, ils considèrent<br />

qu’ils ont commencé à construire leur famille. <strong>Le</strong>ur premier<br />

souci est <strong>de</strong> chercher un appartement. Avec les ai<strong><strong>de</strong>s</strong> dont on dispose<br />

en France, ils peuvent avoir 500 € par mois et s’arranger avec un particulier.<br />

Ils peuvent bricoler quelques jours par mois et payer leur studio.<br />

Un Français qui n’est pas musulman attend la trentaine pour construire<br />

sa vie. Il vit avec son amie. Pour lui, il n’est pas encore marié. Un jeune<br />

musulman, avant <strong>de</strong> vivre sous le même toit que sa copine, doit se<br />

marier religieusement dans <strong><strong>de</strong>s</strong> conditions très discrètes, au cours d’un<br />

repas chez l’un <strong><strong>de</strong>s</strong> parents. Pas même besoin d’imam. Il suffit <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

témoins, d’un ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> la part du garçon et <strong>de</strong> la présence du père <strong>de</strong> la<br />

fille. C’est rendre légal, d’un point <strong>de</strong> vue religieux, ce qu’en France on<br />

appelle « union libre ». A la mosquée, nous n’entrons pas dans ces pratiques<br />

<strong>de</strong> mariage non officialisé ; cela entraîne quelques problèmes. La<br />

femme n’a pas <strong>de</strong> droit, dans ce contexte. Nous disons : « pour célébrer<br />

le mariage dans la mosquée, il faut apporter la preuve du mariage civil ».<br />

En réalité, en ce qui concerne la<br />

Passer <strong>de</strong>vant Dieu.<br />

vie affective <strong>de</strong> la jeunesse, le seul<br />

point qui différencie un jeune<br />

musulman et une jeune musulmane<br />

d’un autre couple en France, c’est qu’ils ne peuvent s’approcher l’un<br />

<strong>de</strong> l’autre sans passer <strong>de</strong>vant Dieu. Un Français non-musulman peut se<br />

passer <strong>de</strong> Dieu. Il peut vivre avec son amie sous le même toit. En ce qui<br />

concerne les différences d’âge entre l’homme et la femme, il n’y a pas <strong>de</strong><br />

règle. En général le garçon est plus âgé que la femme mais ce n’est pas<br />

systématique : je connais <strong><strong>de</strong>s</strong> couples où la femme est l’aînée. Quand<br />

le Prophète s’est marié, il avait vingt-cinq ans et Khadîdja, son épouse,<br />

quarante ans !<br />

On parle <strong>de</strong> violence <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes dans les banlieues. Mais quand<br />

surgissent <strong><strong>de</strong>s</strong> bagarres, je ne crois pas qu’il s’agisse <strong>de</strong> mécontentement<br />

à l’égard <strong>de</strong> la société. Ils n’ont pas <strong>de</strong> projet idéologique<br />

<strong>de</strong>rrière la tête. Des jeunes vivent en ban<strong><strong>de</strong>s</strong> à l’intérieur <strong>de</strong> chaque<br />

quartier et cela crée <strong><strong>de</strong>s</strong> rivalités qui parfois dégénèrent. Ce n’est<br />

pas nouveau. Dans les années 50 on parlait <strong><strong>de</strong>s</strong> « blousons noirs »<br />

dans certains coins <strong>de</strong> Paris ; ce n’étaient pas <strong><strong>de</strong>s</strong> immigrés. Peutêtre<br />

y a-t-il un défaut d’animation culturelle dans les quartiers <strong>de</strong>


certaines villes. Beaucoup <strong>de</strong> Français « souchiens », comme on<br />

dit, sont au milieu d’eux.<br />

Une évolution spectaculaire<br />

En réalité, l’évolution du mon<strong>de</strong> immigré, dans les banlieues, est spectaculaire.<br />

<strong>Le</strong>s élus reconnaissent la gran<strong>de</strong> transformation entre les<br />

années 80 et maintenant. A l’époque dans la « Cité rouge », le soir venu,<br />

il n’était plus possible <strong>de</strong> circuler. Dans la ville, on comptait <strong>de</strong>ux morts<br />

en moyenne par mois, victimes d’actes <strong>de</strong> violence ! Là où l’on passait,<br />

régnait la loi du plus fort. Aujourd’hui, on peut avancer seul à trois<br />

heures du matin : on ne sera pas interpelé. <strong>Le</strong>s jeunes vont à l’école plus<br />

qu’avant : l’absentéisme disparaît. <strong>Le</strong>s voyous <strong><strong>de</strong>s</strong> années 80 sont <strong>de</strong>ve-<br />

nus <strong><strong>de</strong>s</strong> parents. Ils veulent<br />

éviter à leurs enfants le sort<br />

qu’ils ont connu. Ils sont<br />

nés ici ; moins incultes que<br />

leurs parents, ils peuvent<br />

Voyous, hier<br />

mais parents aujourd’hui.<br />

faire l’œuvre d’éducation dont leurs parents ont été incapables. Je rencontre<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> pères et <strong><strong>de</strong>s</strong> mères <strong>de</strong> trente-cinq ans qui ont <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants.<br />

Ils sont très attentifs à leur scolarité. J’ai beaucoup <strong>de</strong> respect pour la<br />

génération <strong>de</strong> leurs parents qui étaient démunis. <strong>Le</strong>s enfants parlaient<br />

en français, on leur répondait en arabe. Aujourd’hui parents et enfants<br />

parlent la même langue et se comprennent mieux.<br />

Ils ont un jugement politique plus éclairé. Ils votent beaucoup plus<br />

qu’avant. A Gennevilliers, étant donné la qualité <strong><strong>de</strong>s</strong> élus, on vote en<br />

majorité pour le pouvoir en place dans la ville et pour le parti qui le<br />

représente. Dans cette ville, tout le mon<strong>de</strong> se sent mieux. On se bat<br />

pour y rester. A la permanence du Secours Catholique, on remplit les<br />

dossiers <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong> logement. A la fin, on leur pose la question :<br />

« Quelle commune souhaitez-vous ? ». Ils ont la possibilité <strong>de</strong> citer trois<br />

villes ; tous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt en priorité Gennevilliers. On trouve ici une excellente<br />

qualité <strong>de</strong> vie et les musulmans se sentent chez eux ; la mosquée<br />

a une gran<strong>de</strong> importance à leurs yeux. Beaucoup <strong>de</strong> non-musulmans<br />

ont compris comment vivent les musulmans. Dans la rue, on rencontre<br />

beaucoup <strong>de</strong> Portugais, <strong>de</strong> Yougoslaves qui connaissent mes convictions<br />

religieuses. Si un couple <strong>de</strong> jeunes Portugais amoureux passe dans une<br />

rue musulmane, par respect ils ne s’embrasseront pas <strong>de</strong>vant nous. Ils<br />

savent que cela nous gêne. On se sent compris.<br />

Mohammed Benali<br />

Musulmans à Gennevilliers, Mohammed Benali<br />

47


LDu coté <strong>de</strong> Gennevilliers<br />

48<br />

La cité<br />

est le ventre<br />

du mon<strong>de</strong><br />

<strong>Patrice</strong> <strong>Le</strong>clerc<br />

Nous avons rencontré<br />

<strong>Patrice</strong> <strong>Le</strong>clerc, conseiller<br />

général et conseiller<br />

municipal <strong>de</strong> Gennevilliers<br />

pour recueillir le point <strong>de</strong><br />

vue d’un élu <strong>de</strong> banlieue<br />

particulièrement à l’écoute<br />

<strong>de</strong> ses électeurs.<br />

Gennevilliers est une ville <strong>de</strong> 42 000 habitants, avec 80% d’habitat<br />

collectif dont 65% <strong>de</strong> logements sociaux. C’est une ville <strong>de</strong><br />

tradition industrielle qui opère une mue économique et urbaine<br />

en affichant la volonté <strong>de</strong> n’exclure personne. Elle se définit comme une<br />

ville mo<strong>de</strong>rne et populaire. 55% <strong><strong>de</strong>s</strong> foyers fiscaux ne sont pas imposables<br />

en raison <strong>de</strong> la faiblesse <strong><strong>de</strong>s</strong> revenus <strong><strong>de</strong>s</strong> familles qui subissent<br />

un <strong><strong>de</strong>s</strong> taux <strong>de</strong> chômage les plus élevés du département (17,5%). Une<br />

ville populaire avec une population d’origine immigrée importante et<br />

historique.


Vu <strong>de</strong> Gennevilliers, qu’évoque pour vous le titre <strong>de</strong> notre dossier : « A<br />

l’écoute <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>cités</strong> » ?<br />

Une obligation pour l’élu <strong>de</strong> terrain. Une nécessité pour celles et ceux<br />

qui veulent transformer le mon<strong>de</strong>. C’est <strong>de</strong> la cité que va naître l’avenir.<br />

<strong>Le</strong> meilleur comme le pire. A nous <strong>de</strong> choisir !<br />

Ici s’exprime la sauvagerie du capitalisme. Ici, résiste la beauté <strong>de</strong> l’humanité.<br />

De cette dualité naissent <strong><strong>de</strong>s</strong> visions contrastées <strong>de</strong> la ville.<br />

Aucune n’est fausse, chacune composant une facette <strong>de</strong> la réalité : un<br />

possible naissant souhaité ou redouté, un quotidien violent ou solidaire.<br />

A Gennevilliers, la volonté municipale<br />

<strong>de</strong> construire une ville<br />

mo<strong>de</strong>rne et populaire est un<br />

choix politique qui marque un<br />

grand respect pour les habitants<br />

Un grand respect<br />

pour les habitants.<br />

<strong>de</strong> la ville. A contre-courant <strong>de</strong> l’idéologie dominante, <strong>de</strong> la pensée<br />

unique, nous affichons ainsi notre conception politique qui place<br />

l’humain d’abord. Nous ne disons pas : « la ville ira mieux en changeant<br />

la population » ; nous disons : « la ville ira mieux en créant et en<br />

gagnant les meilleures conditions <strong>de</strong> vie pour et avec les habitants qui<br />

y vivent aujourd’hui ». Cela a <strong><strong>de</strong>s</strong> traductions à la fois symboliques<br />

et concrètes. <strong>Le</strong> symbolique c’est la fierté revendiquée d’être une ville<br />

populaire. Etre du peuple, se revendiquer du peuple, c’est afficher un<br />

projet <strong>de</strong> société qui n’évacue pas la lutte <strong><strong>de</strong>s</strong> classes, qui reconnaît<br />

les différences d’intérêts entre les dominants et les dominés, qui ne<br />

vise pas la « gouvernance aseptisée » <strong>de</strong> la société mais au contraire<br />

met en lumière les conflits d’intérêts pour développer le débat public,<br />

la délibération publique qui permet l’élaboration d’une société commune.<br />

Qui visent à unir les composantes <strong>de</strong> ce peuple : jeunes, chômeurs,<br />

employés, ouvriers, cadres, retraités,… vivant à Gennevilliers<br />

et quelle que soit l’origine contrôlée ou incontrôlée <strong><strong>de</strong>s</strong> parents ! Il<br />

s’agit là <strong>de</strong> l’amorce politique à partir <strong>de</strong> laquelle nous pouvons développer<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> actions, <strong><strong>de</strong>s</strong> expressions développant la dignité d’hommes<br />

et <strong>de</strong> femmes qui forment la société gennevilloise. La cité n’est pas<br />

toute la ville, mais un beau et bon morceau, et comme le suggère<br />

l’architecte Paul Chemetov : « L’usine du XXIe siècle, c’est la ville, le<br />

« laboratoire <strong>de</strong> l’humanité ».<br />

Nous avons l’impression que Gennevilliers a trouvé la recette du « vivre<br />

ensemble ». Il semble qu’il y ait peu <strong>de</strong> tension entre les gens, entre les<br />

communautés. Pourtant à certaines heures, le vendredi et les jours <strong>de</strong> fêtes<br />

La cité est le ventre du mon<strong>de</strong>, <strong>Patrice</strong> <strong>Le</strong>clerc<br />

49


LDu coté <strong>de</strong> Gennevilliers<br />

50<br />

musulmanes, les rue <strong>de</strong> Gennevilliers ont <strong><strong>de</strong>s</strong> allures <strong>de</strong> villes maghrébines<br />

(djellaba, voile intégral, …). Il semble que la population française <strong>de</strong> souche<br />

n’en souffre pas vraiment. Comment faites-vous ?<br />

Je n’aime pas cette expression « <strong>de</strong> souche » car elle introduit <strong>de</strong> fait une<br />

notion d’antériorité sur la nationalité et donc une forme <strong>de</strong> hiérarchie<br />

ou pire encore une conception ethnique <strong>de</strong> la population. Parlons clair :<br />

vous me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z comment faisons-nous pour que la présence musulmane<br />

à Gennevilliers ne pose pas <strong>de</strong> problèmes aux non musulmans ?<br />

J’aimerais avoir votre vision idyl-<br />

Un islam intelligent.<br />

lique <strong>de</strong> Gennevilliers. Oui nous<br />

avons moins <strong>de</strong> tensions qu’ailleurs<br />

car nous avons la chance<br />

d’avoir une communauté musulmane intelligente, avec <strong><strong>de</strong>s</strong> responsables<br />

<strong>de</strong> la mosquée qui font tout pour assurer et développer « le vivre ensemble<br />

». C’est aussi notre objectif municipal. Il y a aussi une longue<br />

histoire du « vivre ensemble » et peut-être trop souvent seulement côte<br />

à côte : à l’usine, dans le HLM, à l’école,… Mais ce n’est pas un long<br />

fleuve tranquille. L’effritement du sentiment <strong>de</strong> l’appartenance <strong>de</strong> classe<br />

efface la prééminence <strong>de</strong> ce qui nous est commun, <strong>de</strong> nos intérêts communs<br />

au profit <strong>de</strong> replis individualistes, égoïstes, i<strong>de</strong>ntitaires, et le plus<br />

souvent aboutit au retrait du collectif qui fait société.<br />

On ne peut pas dire que « les défilés » dans les rues le vendredi ou les<br />

jours <strong>de</strong> fêtes en djellaba et en voile intégral laissent indifférent tout<br />

le mon<strong>de</strong>. Je ne crois pas que le Coran impose le port <strong>de</strong> la djellaba<br />

pendant le trajet vers la mosquée. J’imagine donc que ceux qui le font<br />

ressentent le besoin <strong>de</strong> telle démonstration publique <strong>de</strong> leur foi ! Cela est<br />

ressenti <strong>de</strong> différentes manières. Pour certains, cela représente une occupation<br />

fâcheuse <strong>de</strong> l’espace public par la religion alors qu’après plusieurs<br />

siècles <strong>de</strong> luttes, ils considèrent avoir réussi à faire reculer sa domination<br />

quotidienne (sœurs en cornette, prêtres en aube, rythme <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> la<br />

Cité, sécularisation, etc..). Des réflexes racistes peuvent se développer :<br />

(« on n’est plus chez nous ») car comme vous le dites la démonstration<br />

vestimentaire rappelle le Maghreb. D’autres sur le champ féministe<br />

s’inquiètent <strong>de</strong> ce qu’ils interprétèrent comme une forme d’aliénation<br />

supplémentaire <strong><strong>de</strong>s</strong> femmes. Mais tout cela ne pose pas <strong><strong>de</strong>s</strong> questions<br />

qu’aux non musulmans. Des personnes <strong>de</strong> culture musulmane s’inquiètent<br />

aussi <strong>de</strong> ce qu’ils vivent comme une forme <strong>de</strong> pression sociale<br />

sur leur mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie personnel, <strong>de</strong> démonstration sur une représentation<br />

d’un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie en société qui n’est pas du tout leur modèle. J’ai encore<br />

été interpellé récemment par un ami musulman sur le fait qu’ « il y a


<strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> mamans voilées à la sortie <strong><strong>de</strong>s</strong> écoles ». Sur ce sujet,<br />

il est difficile <strong>de</strong> faire la part <strong><strong>de</strong>s</strong> choses entre la liberté individuelle <strong>de</strong><br />

la pratique <strong>de</strong> sa foi et <strong>de</strong> ce qui peut être une pression sociale croissante<br />

sur les femmes… J’ai <strong><strong>de</strong>s</strong> témoignages <strong>de</strong> mamans qui se voilent<br />

aujourd’hui parce que leurs enfants font pression pour cela. Vous le<br />

voyez la situation à Gennevilliers est plus complexe que ce que l’on peut<br />

croire ou vouloir croire.<br />

Par contre, « le vivre ensemble » a progressé avec la construction <strong>de</strong><br />

la Mosquée. Elle est un véritable lieu <strong>de</strong> dignité pour les musulmans,<br />

ils en sont fiers. Je suis aussi fier <strong>de</strong> la beauté du bâtiment et <strong>de</strong> notre<br />

équipe qui a tout fait pour éviter un islam <strong><strong>de</strong>s</strong> caves et <strong>de</strong> relégation<br />

dans les zones industrielles et a permis l’installation <strong>de</strong> la mosquée<br />

dans la ville. Elle est la reconnaissance du droit à vivre personnellement<br />

sa foi, à égalité avec d’autres. Afficher sa dignité, cela ai<strong>de</strong><br />

à aller vers l’autre. C’est ce qui se passe avec les responsables <strong>de</strong> la<br />

mosquée, c’est ce que j’espère qui continuera à se développer sur le<br />

long terme.<br />

La jeunesse immigrée semble avoir beaucoup évolué <strong>de</strong>puis les années 1980.<br />

Pendant les émeutes <strong>de</strong> 2005, elle est <strong>de</strong>meurée calme. Comment expliquer<br />

cette situation ?<br />

La jeunesse française <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

banlieues, la jeunesse <strong>de</strong> Une jeunesse maltraitée.<br />

Gennevilliers, n’est plus la<br />

même parce que la société française<br />

n’est plus la même. La jeunesse <strong><strong>de</strong>s</strong> banlieues, quelle que soit son<br />

origine, est maltraitée par la société française : le taux <strong>de</strong> chômage est<br />

record pour les jeunes, l’école exclut davantage qu’elle n’émancipe. Non<br />

seulement, nous privons les jeunes d’une capacité à rêver d’un avenir<br />

meilleur pour eux-mêmes et la société, mais en plus les adultes ont peur<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> enfants <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>cités</strong>. Il est plus dur d’être jeune aujourd’hui qu’à mon<br />

époque !<br />

Gennevilliers n’est pas à l’écart, Gennevilliers est au centre <strong>de</strong> cette<br />

violence sociale, à laquelle il faut ajouter ce que le sociologue Olivier<br />

Masclet a analysé dans son livre : « La gauche et les <strong>cités</strong>. Enquête sur<br />

un ren<strong>de</strong>z-vous manqué ».<br />

En 2005, la jeunesse <strong>de</strong> Gennevilliers n’est pas restée calme. Elle était « en<br />

communion » avec la révolte <strong>de</strong> la jeunesse <strong><strong>de</strong>s</strong> banlieues du pays. Seule la<br />

présence d’élus, d’actrices et acteurs <strong>de</strong> terrain, d’animateurs, seul notre lien<br />

La cité est le ventre du mon<strong>de</strong>, <strong>Patrice</strong> <strong>Le</strong>clerc<br />

51


LDu coté <strong>de</strong> Gennevilliers<br />

52<br />

Une présence<br />

sur le terrain.<br />

humain tissé avec eux a permis <strong>de</strong> « canaliser<br />

» à Gennevilliers cette révolte. La situation<br />

<strong>de</strong> la jeunesse s’étant dégradée <strong>de</strong>puis<br />

2005, je ne suis pas sûr que nous ayons<br />

encore la capacité <strong>de</strong> « calmer le jeu » localement. Toutes les raisons existent,<br />

ici comme dans le pays, pour qu’une révolte <strong><strong>de</strong>s</strong> banlieues ait à nouveau<br />

lieu. Aucune <strong><strong>de</strong>s</strong> causes ayant provoqué celle <strong>de</strong> 2005 n’a disparu. Pire : la<br />

situation sociale s’est aggravée. Depuis 2005, la ville <strong>de</strong> Gennevilliers a créé<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> locaux pour la jeunesse dans tous les quartiers, un équipement central<br />

dédié à la jeunesse est aussi en cours <strong>de</strong> construction. Mais nous ne considérons<br />

pas que nous soyons au bout en ce qui concerne l’amélioration <strong>de</strong><br />

notre activité pour et avec les jeunes. Dans le même temps, l’activité municipale<br />

peut sembler dérisoire face à l’importance <strong><strong>de</strong>s</strong> problèmes rencontrés<br />

par la jeunesse en termes <strong>de</strong> formation et d’emploi.<br />

Quelle est la conscience politique <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes ? <strong>Le</strong>ur participation électorale<br />

: du niveau municipal jusqu’au niveau nationale. Constate-t-on une<br />

évolution ?<br />

Je ne suis ni sociologue, ni politicologue, ma réponse ne vaut que pour<br />

ce qu’elle est : celle d’un acteur politique <strong>de</strong> terrain. <strong>Le</strong>s jeunes, si l’on<br />

peut en faire une catégorie, ont une conscience politique imprégnée<br />

par l’idéologie dominante. Un rêve reste récurrent : être son patron<br />

et avoir un pavillon ! <strong>Le</strong>urs conditions <strong>de</strong> vie dominées par la précarité,<br />

créent toutes les conditions pour une pensée excluant la possibilité<br />

d’une sécurité <strong>de</strong> l’emploi, <strong>de</strong> la formation, sociale, intégrant<br />

l’idée que la retraite c’est fini. <strong>Le</strong>s contradictions <strong>de</strong> la vie permettent<br />

cependant <strong>de</strong> faire coexister un fort<br />

Individualisme,<br />

fatalisme<br />

... et solidarité !<br />

individualisme, un fatalisme, avec <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

expressions fortes <strong>de</strong> solidarité, avec ses<br />

proches, au niveau international, avec<br />

les sans-abris, etc…Des jeunes s’investissent<br />

avec passion dans <strong><strong>de</strong>s</strong> actions<br />

solidaires. La conscience <strong>de</strong> classe<br />

conduisant à la politique n’existe plus. Elle semble être remplacée par<br />

la conscience d’être discriminé pour <strong><strong>de</strong>s</strong> raisons d’origine, d’habitation,<br />

<strong>de</strong> milieu social mais sans débouchés politiques. L’expérience politique<br />

<strong>de</strong> ces 20 <strong>de</strong>rnières années où ils ont connu la gauche et la droite au<br />

pouvoir les conduit à dire « tous les mêmes » ; elle a constitué une<br />

véritable pédagogie du renoncement au changement <strong>de</strong> société. La<br />

jeunesse populaire <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>cités</strong> s’oriente vers le vote Front National par<br />

la recherche d’autorité, socialiste pour contrer le Front National, une<br />

minorité vers <strong><strong>de</strong>s</strong> votes « communautaristes », et une plus gran<strong>de</strong> majo-


ité vers le retrait <strong>de</strong> l’action publique : l’abstention. Contrairement à<br />

une idée reçue, les jeunes votent moins lors <strong><strong>de</strong>s</strong> élections locales que lors<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> élections prési<strong>de</strong>ntielles. Ce mouvement n’est pas très différent <strong>de</strong><br />

celui <strong>de</strong> l’ensemble <strong><strong>de</strong>s</strong> citoyens. L’Imam <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux, Tareq Oubrou,<br />

décrit à sa façon, l’absence <strong>de</strong> grands récits collectifs qui peut pousser<br />

une partie <strong>de</strong> la jeunesse à <strong><strong>de</strong>s</strong> pratiques religieuses « Dieu est souvent<br />

considéré comme un bouton sur lequel il suffit d’appuyer pour qu’il<br />

répon<strong>de</strong>. Il y a là quelque chose qui ressemble psychanalytiquement<br />

à une forme subreptice d’utilitarisme. Contrairement à l’idée que l’on<br />

se fait souvent <strong><strong>de</strong>s</strong> musulmans, leur souci majeur, si j’en crois ceux qui<br />

fréquentent les mosquées, c’est la réussite sociale. Rares sont ceux qui<br />

ont une démarche spirituelle désintéressée et altruiste. La religiosité est<br />

souvent une pratique par défaut. »<br />

Pour ma part, s’il y a évolution<br />

du comportement politique,<br />

je crois que l’on peut<br />

le caractériser par le fait que<br />

notre époque laisse beaucoup<br />

Evolution<br />

du comportement politique.<br />

plus <strong>de</strong> place à l’émotion qu’auparavant ; la rationalité ne disparaît pas,<br />

mais s’efface <strong>de</strong>vant le sentiment. Est-ce un mal ? J’ai envie <strong>de</strong> partager<br />

l’optimisme du sociologue Michel Maffesoli :<br />

« Il s’agit là d’une reconnaissance <strong>de</strong> la ‘prépondérance du sentiment’<br />

pouvant préserver la dissolution d’un social dominé par la simple<br />

raison. »<br />

« (…) il convient <strong>de</strong> rappeler que l’on assiste à <strong>de</strong> multiples expériences<br />

existentielles s’enracinant dans le (re)nouveau <strong>de</strong> la passion, du désir et<br />

divers affects <strong>de</strong> la même eau, dynamisant ce qui est, toujours et à nouveau,<br />

ancien et fort jeune l’éternel vivre ensemble. Un tel « mutualisme »<br />

<strong>de</strong> la bienveillance est cela même qui constitue l’économie d’ensemble <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

échanges humains, son « relationnisme » structurel. (…) Mise en perspective<br />

que l’on voit perdurer dans <strong><strong>de</strong>s</strong> termes tels que mutualité, coopératif,<br />

solidarité, toutes choses traduisant une relation durable, voire une symbiose<br />

entre <strong><strong>de</strong>s</strong> entités tout à la fois différentes et complémentaire. »<br />

Pour en revenir à l’immigration, à l’islam, à partir <strong>de</strong> votre expérience<br />

gennevilloise, quelles appréciations portez vous sur la présence immigrée en<br />

France, les problèmes culturels posés et non résolus, sur la visibilité grandissante<br />

<strong>de</strong> l’islam ?<br />

Je crois que l’on se trompe quand on stigmatise l’immigration. Un peu<br />

comme ceux qui regar<strong>de</strong> le doigt au lieu <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r la lune que le doigt<br />

désigne. L’Homme a <strong>de</strong>puis son origine migré et donc émigré. Pourquoi<br />

La cité est le ventre du mon<strong>de</strong>, <strong>Patrice</strong> <strong>Le</strong>clerc<br />

53


L Du coté <strong>de</strong> Gennevilliers<br />

54<br />

cela ne serait-il plus possible au XXIe siècle ? Pourquoi acceptons-nous la liberté<br />

<strong>de</strong> circulation <strong><strong>de</strong>s</strong> capitaux, <strong><strong>de</strong>s</strong> marchandises et pas <strong><strong>de</strong>s</strong> hommes ? Pourquoi<br />

je peux aller en Tunisie avec une carte d’i<strong>de</strong>ntité française mais qu’un Tunisien<br />

ne peut pas venir en France sans visa ? Celles et ceux qui accolent le mot « problème<br />

» au mot « immigration » sont ceux qui veulent empêcher d’accoler ce<br />

mot « problème » à « conséquences du libéralisme économique». <strong>Le</strong>s résultats<br />

électoraux montrent que la présence immigrée en France ne conduit pas à un<br />

fort rejet là où elle est forte mais là où elle est imaginée, redoutée. Ainsi c’est<br />

en province, dans les campagnes que le Front National profite le plus <strong>de</strong> cette<br />

phobie. Là encore le poids <strong><strong>de</strong>s</strong> émotions est plus fort que la raison.<br />

A Gennevilliers, comme dans le pays,<br />

Revisiter notre passé.<br />

nous n’avons pas soldé l’époque coloniale.<br />

<strong>Le</strong> silence autour <strong>de</strong> la guerre<br />

d’Algérie se paye aujourd’hui. L’abcès<br />

doit être percé, commence à l’être. Toute la communauté gennevilloise a<br />

besoin qu’on en parle, que l’on revisite notre passé pour mieux comprendre<br />

notre présent, construire l’avenir. Toutes les communautés qui composent la<br />

communauté gennevilloise ont besoin d’être reconnues, traitées à égalité, <strong>de</strong><br />

générer une dignité qui permet d’aller vers l’autre, assuré d’apporter comme<br />

<strong>de</strong> recevoir dans l’échange.<br />

Il en va <strong>de</strong> même sur l’islam. Il y a un problème <strong>de</strong> connaissance culturelle.<br />

Il y a l’utilisation idéologique du pouvoir sarkozyste qui a assimilé en permanence<br />

islam à terrorisme, délinquance. Idéologie qui perdure <strong>de</strong> façon<br />

insidieuse et ne permet pas facilement la rencontre, qui pousse aussi au repli,<br />

voire à la provocation. Nous n’avons pas fini <strong>de</strong> payer dans les <strong>cités</strong> la « théorie<br />

du choc <strong><strong>de</strong>s</strong> civilisation » <strong>de</strong> Samuel Huttington et repris par Georges<br />

Bush. Comme quoi le local et le global sont bien liés ! A Gennevilliers,<br />

c’est un fait, l’islam est la première religion <strong>de</strong> la ville. Cela se voit, c’est le<br />

contraire qui serait anormal. Mais, ce qui serait aussi anormal c’est que ce<br />

fait étouffe la diversité <strong><strong>de</strong>s</strong> religions comme le fait <strong>de</strong> ne pas croire. <strong>Le</strong> vivre<br />

ensemble que nous voulons travailler ici, se construit à partir d’une conception<br />

<strong>de</strong> la laïcité qui protège et développe la liberté <strong>de</strong> chacune et chacun et<br />

assure leur égalité <strong>de</strong> traitement par les politiques publiques. Défense et promotion<br />

<strong>de</strong> la laïcité comme moyen d’assurer la liberté <strong>de</strong> croyance et <strong>de</strong> non<br />

croyance, d’égalité entre les personnes et les genres, d’indépendance entre<br />

la sphère publique et la sphère privée, entre l’administration, le politique et<br />

le religieux. Si l’action <strong>de</strong> la collectivité locale doit permettre une meilleure<br />

connaissance <strong><strong>de</strong>s</strong> cultures, favoriser l’interculturel, voire la connaissance <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

faits religieux, toutes les questions cultuelles doivent rester du ressort <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

communautés concernées et <strong><strong>de</strong>s</strong> individus.<br />

<strong>Patrice</strong> <strong>Le</strong>clerc


Pour élargir<br />

l’horizon<br />

Comment expliquer les explosions <strong>de</strong><br />

violence <strong>de</strong> décembre 2005 dans les <strong>cités</strong> ?<br />

En se concentrant sur le point <strong>de</strong> départ<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> émeutes (Clichy – Montfermeil), Gilles<br />

Kepel tente <strong>de</strong> comprendre comment les<br />

problèmes d’éducation, d’emploi ou <strong>de</strong><br />

sécurité se conjuguent et s’articulent sur<br />

la présence <strong>de</strong> l’islam. Luc-André <strong>Le</strong>proux<br />

nous donne un compte-rendu clair et intelligent<br />

<strong>de</strong> cette étu<strong>de</strong> (« Banlieues <strong>de</strong> la<br />

République »).<br />

Michel Jondot s’adresse aux lecteurs qui,<br />

à la lecture <strong>de</strong> ce numéro, regretteraient<br />

l’absence apparente <strong>de</strong> réflexion interreligieuse.<br />

55


Pour élargir l’horizon<br />

56<br />

Banlieues<br />

<strong>de</strong> la République<br />

Luc-André <strong>Le</strong>proux<br />

Luc-André a bien voulu faire la<br />

recension d’un livre important qui<br />

permet <strong>de</strong> situer les problèmes<br />

religieux français à l’intérieur<br />

d’une réalité plus globale. Pour<br />

faire ce travail, en lisant cet<br />

ouvrage, il fut « désireux <strong>de</strong> faire<br />

connaissance in vitro ».<br />

«<br />

Je me suis rendu sur place, dit-il, le 13 février 2013, le Mercredi<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> Cendres. Gare du Nord, ligne Eole, le Raincy, autobus 602<br />

jusqu’à Montfermeil. Très aimablement renseigné à la Mairie,<br />

je commence une promena<strong>de</strong> à pieds. Joli panorama, élégant château<br />

racheté par la Commune ainsi que le parc évocateur <strong>de</strong> Jean<br />

Valjean, « <strong>Le</strong>s Misérables », Victor Hugo. Visite aussi du remarquable<br />

Musée du Travail. La suite se fera en autobus en direction <strong>de</strong><br />

Clichy-sous-Bois. A gauche <strong><strong>de</strong>s</strong> tours et <strong><strong>de</strong>s</strong> barres, à droite le parc<br />

forestier <strong>de</strong> Bondy. <strong>Le</strong> conducteur me dit d’aller jusqu’au terminus.<br />

Des constructions plus mo<strong>de</strong>rnes, puis on retrouve le pavillonnaire.


Impression <strong>de</strong> « bor<strong>de</strong>r line », me rappelant curieusement... <strong>Le</strong> Caire<br />

où un quartier rési<strong>de</strong>ntiel se sentait comme assiégé par la poussée<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> pauvres. Dans le bus, bondé mais en bon état, une jeune femme<br />

noire avec <strong>de</strong> jeunes enfants me dit en gagnant la sortie, à moi le<br />

vieux blanc : « Monsieur, ici c’est la pauvreté, la misère, pas <strong>de</strong> travail<br />

!’ <strong>Le</strong> cri.<br />

Patronné par l’Institut Montaigne, édité<br />

par Gallimard, signé par Gilles Kepel<br />

assisté d’une équipe <strong>de</strong> chercheurs, le<br />

livre « Banlieues <strong>de</strong> la République »,<br />

sous-titré « Société, politique et religion<br />

à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, est<br />

une somme documentaire <strong>de</strong> première<br />

qualité.<br />

Son premier mérite est d’être accessible grâce à une méthodologie<br />

impeccable. Six chapitres (Rénovation urbaine, Education, Emploi,<br />

Sécurité, politique, Religion) appuyés sur <strong><strong>de</strong>s</strong> enquêtes et <strong><strong>de</strong>s</strong> encadrés<br />

permettent au lecteur <strong>de</strong> ne pas se noyer et d’atteindre, par l’analyse,<br />

une synthèse sur un problème majeur <strong>de</strong> notre époque et <strong>de</strong> notre pays.<br />

De la micro-analyse (un cas particulier) à la macro-analyse (l’application<br />

à une situation générale), l’exercice est réussi. Clichy-Montfermeil,<br />

le point <strong>de</strong> départ <strong><strong>de</strong>s</strong> émeutes <strong>de</strong> l’automne 2005 dont les proportions<br />

avaient impressionné et conduit au recours à l’état d’urgence pour la<br />

première fois <strong>de</strong>puis la guerre ; ce n’était pas rien. On trouvera ci-après<br />

un bref compte-rendu <strong>de</strong> lecture <strong><strong>de</strong>s</strong> six chapitres avant <strong>de</strong> tenter un<br />

résumé interprétatif.<br />

La Rénovation urbaine entamée dans l’urgence<br />

et spécialement dans le cas <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong>ux communes<br />

limitrophes, une histoire emblématique<br />

du village à la banlieue, marquée par l’industrialisation<br />

du 19ème siècle et la mutation que<br />

Une somme<br />

documentaire<br />

<strong>de</strong> gran<strong>de</strong> qualité.<br />

Rénovation<br />

urbaine.<br />

nous vivons actuellement. Montfermeil plus romantique, illustrée par<br />

les Misérables <strong>de</strong> Victor Hugo. L’industrialisation drainant <strong><strong>de</strong>s</strong> populations<br />

venant <strong><strong>de</strong>s</strong> campagnes (le prolétariat objet <strong>de</strong> l’analyse marxiste)<br />

et déjà <strong><strong>de</strong>s</strong> immigrés (italiens) puis les immigrés d’origine africaine, musulmane<br />

parce que maghrébine mais aussi d’origine subsaharienne, ou<br />

encore turque, sans oublier, après le choc <strong>de</strong> l’indépendance algérienne,<br />

l’accueil <strong><strong>de</strong>s</strong> pieds-noirs. Tout ceci dans l’urgence du logement et, bientôt,<br />

avec le contraste entre le « pavillonnaire » et les « <strong>cités</strong> », le frotte-<br />

Banlieues <strong>de</strong> la République, Luc-Anfré <strong>Le</strong>proux<br />

57


Pour élargir l’horizon<br />

58<br />

ment entre le rési<strong>de</strong>ntiel et les grands ensembles. D’où, au-<strong>de</strong>là <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

euphémismes, le lancement <strong>de</strong> la Politique <strong>de</strong> la Ville, reposant sur<br />

trois métho<strong><strong>de</strong>s</strong> applicables aux barres et aux tours poussées comme<br />

champignons : démolition, réhabilitation et « rési<strong>de</strong>ntialisation », ce<br />

<strong>de</strong>rnier terme signifiant amélioration souvent accompagnée d’une<br />

privatisation, en réalité accession à la propriété d’immeubles en fait<br />

<strong>de</strong> mauvaises qualités par <strong><strong>de</strong>s</strong> couches sociales fragiles. D’où phénomènes<br />

<strong>de</strong> suren<strong>de</strong>ttement et d’insolvabilité. Avec mélange <strong>de</strong> satisfaction<br />

et <strong>de</strong> frustration, mettant en cause le cynisme d’opérateurs<br />

immobiliers.<br />

Education.<br />

L’Education est le <strong>de</strong>uxième problème<br />

examiné, sans doute dans la chronologie<br />

d’une vie, <strong>de</strong> la mise en scène <strong><strong>de</strong>s</strong> « jeunes<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> banlieues et du blocage résultant, en effet, <strong>de</strong> l’enjeu majeur<br />

qu’est d’abord une formation en vue <strong>de</strong> la vie active. C’est d’abord<br />

la tentative <strong><strong>de</strong>s</strong> ZEP (zones d’éducation prioritaires) ;c’est aussi le<br />

rôle ambigu <strong><strong>de</strong>s</strong> conseillers d’orientation, et finalement la situation<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> « décrocheurs » précoces à la fin du collège et ceci perçu<br />

comme une « pré<strong><strong>de</strong>s</strong>tination » sociale au détriment <strong><strong>de</strong>s</strong> familles<br />

d’immigrés concentrant tous les handicaps : adaptation culturelle,<br />

modèle familial que ce soit le statut <strong>de</strong> la mère au foyer ou<br />

celui pu père au chômage, particulièrement vulnérables dans une<br />

société mo<strong>de</strong>rne, par ailleurs contestable. Tout ceci entrainant un<br />

ressentiment dont les incendies d’écoles au plus fort <strong><strong>de</strong>s</strong> émeutes<br />

a été un symptôme. Sans pour autant, bien au contraire, que l’on<br />

doive nier la responsabilité évi<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> l’école comme chemin <strong>de</strong><br />

l’intégration, assumée bien entendu par les enseignants et même,<br />

à un niveau plus mo<strong><strong>de</strong>s</strong>te, par la convivialité <strong><strong>de</strong>s</strong> cantines.<br />

L’emploi : on arrive à l’enjeu final auquel aboutit<br />

Emploi.<br />

le jeune au seuil <strong>de</strong> l’âge adulte. Sous peine <strong>de</strong><br />

déclassement dans <strong><strong>de</strong>s</strong> petits boulots, comme<br />

conséquence <strong>de</strong> la relégation spatiale (là où l’on<br />

habite) et du parcours scolaire chaotique (là où l’on est passé à côté <strong>de</strong><br />

l’éducation). Sanction aussi <strong>de</strong> l’absence <strong>de</strong> mixité sociale, le mauvais<br />

côté <strong>de</strong> la frontière. Pas d’ascension sociale et même le contraire à<br />

cause <strong>de</strong> la « crise » comme on dit <strong>de</strong>puis peu, phénomène conjoncturel<br />

venant compliquer une évolution structurelle ainsi résumée : la<br />

désindustrialisation en Seine-Saint-Denis et le glissement vers l’économie<br />

tertiaire. Fermeture d’usines les unes après les autres, installation<br />

d’établissements <strong>de</strong> haute technologie (informatique) et même<br />

<strong>de</strong> sièges bureaucratiques (banque et assurances). Et, comme un


Sécurité.<br />

reflet social <strong>de</strong> l’économie, recul <strong>de</strong> la classe<br />

ouvrière et installation d’un prolétariat islamique,<br />

le communisme remplacé par l’islamisme<br />

comme vecteur <strong>de</strong> la revendication sociale et aussi comme<br />

vecteur <strong>de</strong> la réaction sociale jusqu’au basculement <strong>de</strong> la gauche vers<br />

la droite voire l’extrême droite dans une classe moyenne issue <strong>de</strong><br />

l’embourgeoisement, si l’on peut dire, <strong>de</strong> l’ancienne classe populaire.<br />

Bien sûr, il y a <strong><strong>de</strong>s</strong> « success stories », <strong><strong>de</strong>s</strong> sorties par le haut<br />

(auto-entrepreneur) contrastant avec les sorties par le bas (<strong>de</strong>alers).<br />

Et l’enquête présente une série <strong>de</strong> portraits sociaux très instructifs,<br />

<strong>de</strong> la « galère » au « cadre supérieur ».<br />

La sécurité , thème mobilisateur s’il en est, fait l’objet <strong>de</strong> développements<br />

dont l’enchaînement lui-même ai<strong>de</strong> à comprendre les interprétations<br />

variées <strong><strong>de</strong>s</strong> émeutes <strong>de</strong> 2005. De l’incivilité aux révoltes, les effets<br />

du divorce entre police et population et, pour finir, le retour <strong>de</strong> l’Etat.<br />

Est évoqué le remplacement d’un préfet issu <strong>de</strong> l’immigration par un<br />

préfet issu <strong>de</strong> la police. La synthèse aboutit inévitablement au concept<br />

apparemment neutre mais finalement très exact <strong><strong>de</strong>s</strong> révoltes sociales<br />

issues d’un faisceau <strong>de</strong> motivations très large et justement examiné dans<br />

les chapitres précé<strong>de</strong>nts. Pour conduire aux chapitres suivants du livre :<br />

après l’état d’urgence et avec le calme revenu, malgré un sursaut ultime<br />

au printemps 2006, il y a comme l’émergence d’un esprit militant qui<br />

peut être interprété comme un accès à la citoyenneté.<br />

La Politique est évi<strong>de</strong>mment le<br />

domaine où se rejoignent les évolu- Evolution politique.<br />

tions historiques : du communisme<br />

<strong>de</strong> la ceinture rouge au glissement vers les socialistes (Clichy) et vers<br />

la droite (Montfermeil). L’électorat ouvrier d’antan a fondu et est<br />

remplacé par l’immigration, d’où un nombre d’inscrits sur les listes<br />

électorales plus faible, cependant qu’émerge une affirmation i<strong>de</strong>ntitaire<br />

pas seulement d’origine étrangère et musulmane mais pouvant<br />

être récupérée par une expression catholique elle-même réactive<br />

(Notre-Dame <strong><strong>de</strong>s</strong> Anges) en concurrence elle-même avec la dynamique<br />

protestante évangélique. <strong>Le</strong>s élus, quant à eux, donnent <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

gages en se montrant successivement à la synagogue, à l’église et à<br />

la mosquée. Et cela débouche, par touches successives, sur la vraie<br />

question : Qu’est-ce qu’être Français ? <strong>Le</strong> concept <strong>de</strong> Français « <strong>de</strong><br />

souche » s’oppose à celui <strong>de</strong> Français par acquisition, lequel est très<br />

diversifié : la guerre d’indépendance qui a créé une nationalité différente<br />

se télescope avec une immigration dans le pays dont on s’est<br />

séparé, puis la génération suivante qui y est née bénéficie du « droit<br />

Banlieues <strong>de</strong> la République, Luc-Anfré <strong>Le</strong>proux<br />

59


Pour élargir l’horizon<br />

60<br />

du sol » à quoi s’ajoutent les nouveaux arrivés en perspective <strong>de</strong><br />

naturalisation. Avec le droit <strong>de</strong> vote enfin acquis et celui <strong>de</strong> l’exercer<br />

ou pas : rejet par déception ou, au contraire, activisme politique<br />

comme moyen <strong>de</strong> s’imposer.<br />

Genèse d’un<br />

islam local.<br />

La Religion vient alors s’imposer comme<br />

une donnée essentielle dans cette analyse,<br />

indépendamment d’un contexte<br />

plus général. On est désormais loin <strong>de</strong><br />

l’athéisme politique pour assister à la po-<br />

litique conditionnée par l’islam. Genèse d’un islam local donc,<br />

non sans là encore, <strong><strong>de</strong>s</strong> ramifications variées avec l’extérieur, les<br />

liens familiaux Outre-Méditerranée qui perdurent, le conflit israélo-palestinien<br />

qui s’invite aux débats, le puissant souffle du<br />

réveil <strong>de</strong> l’islam en particulier sous sa forme la plus stricte, le<br />

wahhabisme, et désormais le Printemps arabe et son évolution<br />

comme voisinage politique. Tout ceci dans un contexte local<br />

qui lui-même subit ses propres évolutions, endogène. Après la<br />

« Marche <strong><strong>de</strong>s</strong> Beurs » en 1983, l’islam se gère par lui-même,<br />

avec comme vagues successives, le Tabligh originaire du souscontinent<br />

indien, le courant majeur <strong><strong>de</strong>s</strong> Frères musulmans qui<br />

marqua l’UOIF (Union <strong><strong>de</strong>s</strong> Organisations Islamiques <strong>de</strong> France),<br />

la fondation du CFCM (Conseil Français du Culte Musulman),<br />

la personnalité <strong>de</strong> Tariq Ramadan (précisément sa vocation à<br />

ai<strong>de</strong>r ses coreligionnaires à vivre dans un pays non musulman),<br />

tout cela témoignant d’une gran<strong>de</strong> effervescence agissant sur les<br />

consciences <strong><strong>de</strong>s</strong> immigrés. Des données sociologiques se diffusent<br />

à propos du halal, du port du voile, <strong>de</strong> la construction et <strong>de</strong> l’animation<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> mosquées, ce qui est qualifié <strong>de</strong> gestation d’un lobby<br />

musulman. Avec en parallèle la référence aux exigences juives<br />

symbolisées par le CRIF cependant que les atteintes au respect<br />

du christianisme sont perçues comme une faiblesse.<br />

En conclusion, même si les mots ne sont pas spécialement valorisés,<br />

l’intégration qui ne signifie pas assimilation comme négation<br />

<strong>de</strong> soi, mais au contraire arrimage d’une nouvelle composante <strong>de</strong><br />

la nation, la problématique <strong>de</strong> l’intégration trouve dans ce livre<br />

(« Banlieues <strong>de</strong> l’islam »), un gui<strong>de</strong> parfait, une grille d’analyse<br />

très fouillée et bien ordonnée, donc accessible à un lecteur un<br />

tant soit peu intelligent et <strong>de</strong> bonne volonté.<br />

Luc-André <strong>Le</strong>proux


« Fraternels<br />

par le fond »<br />

Michel Jondot<br />

<strong>Le</strong> dialogue islamo chrétien peut-il<br />

se dérouler sans être au service<br />

d’une société juste ? Comment<br />

musulmans et chrétiens peuvent-ils<br />

s’ouvrir les uns sur les autres s’ils<br />

ne sont pas, ensemble et en même<br />

temps, au service d’une justice qui<br />

les dépasse et qui permet une authentique<br />

fraternité ?<br />

Voici une cinquantaine d’années, dans la boucle Nord <strong>de</strong><br />

la Seine, les musulmans étaient déjà nombreux mais on les<br />

ignorait. Ceux qui faisaient la prière, aux usines Chausson<br />

par exemple, se cachaient, dans la peur <strong>de</strong> se faire repérer par le chef<br />

d’atelier. On trouve <strong><strong>de</strong>s</strong> témoins <strong>de</strong> cette époque qui se souviennent,<br />

avec humour, <strong><strong>de</strong>s</strong> reproches qu’ils subissaient à l’endroit même où<br />

aujourd’hui, par centaines cinq fois par jour, par milliers les vendredis<br />

<strong>de</strong> chaque semaine, en nombre incalculable les jours <strong>de</strong> fête, les<br />

musulmans vêtus <strong>de</strong> djellabas, les femmes voilées parfois <strong>de</strong> manière<br />

intégrale, se réunissent pour prier. Voici une cinquantaine d’années,<br />

à Gennevilliers, les chrétiens avaient à faire face à l’athéisme du Parti<br />

Communiste. Ils avaient réussi à vivre paisiblement et fraternellement<br />

la rencontre <strong>de</strong> l’autre. Pour cela « il y avait eu un prix à payer »<br />

disait, voici trois ans, le curé du lieu, Joël Cherief : l’Eglise consentait<br />

«Fraternels par le fond», Michel Jondot<br />

61


Pour élargir l’horizon<br />

62<br />

à abandonner ses divers moyens culturels ou sociaux (enseignement,<br />

patronage, cinéma, dispensaire, œuvres diverses) au profit <strong>de</strong> son partenaire.<br />

La paix sociale, la justice, le service <strong><strong>de</strong>s</strong> plus pauvres étaient<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> buts que les uns et les autres voulaient atteindre. Mieux valait<br />

rejoindre l’autre, tout différent qu’il soit, dans un combat commun<br />

plutôt que <strong>de</strong> rivaliser avec lui en brandissant une bannière catholique<br />

aux allures triomphantes.<br />

Du communisme<br />

à l’islam.<br />

Pas loin <strong>de</strong> Gennevilliers, <strong>de</strong> l’autre<br />

côté <strong>de</strong> la Seine, à Saint-Denis, le hautlieu<br />

<strong>de</strong> la tradition royale était effacé<br />

par le parti. <strong>Le</strong>s forces communistes<br />

y étaient concentrées ; les popula-<br />

tions ouvrières y étaient majoritaires ; elles fournissaient le gros <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

troupes ou <strong><strong>de</strong>s</strong> « masses laborieuses » dont le communisme défendait<br />

la cause. En cette ville fut construit un immeuble gigantesque, œuvre<br />

d’un architecte célèbre, pour abriter le Journal « L’Humanité ». La<br />

fameuse basilique abritant les tombeaux <strong><strong>de</strong>s</strong> rois <strong>de</strong> France, était dépassée.<br />

Aujourd’hui la ville est à peu près entièrement musulmane. Là<br />

encore, beaucoup <strong>de</strong> chrétiens avaient cessé <strong>de</strong> voir en l’autre, athée,<br />

un ennemi à combattre. <strong>Le</strong>s prêtres <strong>de</strong> Saint-Denis allaient au travail,<br />

militaient souvent à la CGT. Il est arrivé que certains adhèrent<br />

au parti. Comme à Gennevilliers, le visage <strong>de</strong> l’autre aujourd’hui est<br />

musulman. La ville accueille un tel nombre <strong>de</strong> structures islamiques,<br />

la mosquée y est si monumentale (26 mètres <strong>de</strong> hauteur), qu’un islamologue<br />

bien connu, Gilles Kepel, y voit « La Mecque <strong>de</strong> l’islam <strong>de</strong><br />

France ».<br />

A Gennevilliers comme à Saint-<br />

Faire face à l’autre.<br />

Denis mais aussi comme en <strong>de</strong><br />

nombreuses villes <strong>de</strong> France, ces<br />

expériences <strong>de</strong> la rencontre du marxisme étaient mal vues par<br />

beaucoup <strong>de</strong> chrétiens ; bien <strong><strong>de</strong>s</strong> évêques se méfiaient et Rome<br />

condamnait les prêtres ouvriers. On ne transige pas avec le mal :<br />

« <strong>Le</strong> marxisme est intrinsèquement pervers ! » : la formule du<br />

pape, en 1937 dans l’Encyclique « Divini Re<strong>de</strong>mptoris » était prise<br />

au pied <strong>de</strong> la lettre par beaucoup. Heureusement, dix ans plus<br />

tard, le Père <strong>Le</strong>bret faisait apparaître, c’était en 1948, que le fonctionnement<br />

du système capitaliste s’avérait, lui aussi, condamné<br />

par les autorités romaines. Prenant conscience que les Américains<br />

voulaient promouvoir par la force une conception capitaliste du<br />

mon<strong>de</strong>, le Père <strong>Le</strong>bret diagnostiquait un système métaphysique<br />

rejetant la transcendance <strong>de</strong> l’esprit humain. Est-il concevable


<strong>de</strong> maudire les uns et <strong>de</strong> bénir les autres ? Sa réflexion, en même<br />

temps, le conduisait à reconnaître valables les analyse <strong>de</strong> Marx et<br />

d’Engels en matière économique. Par chance, le Père <strong>Le</strong>bret fut<br />

entendu à Rome par <strong><strong>de</strong>s</strong> hommes influents, en particulier par celui<br />

qui <strong>de</strong>viendrait Paul VI. C’est sans doute en gran<strong>de</strong> partie grâce<br />

à lui que fut ouvert le Concile Vatican II où fut rédigé ce fameux<br />

texte qui ouvrait toutes gran<strong><strong>de</strong>s</strong> les portes <strong>de</strong> l’Eglise sur le mon<strong>de</strong><br />

(Gaudium et Spes : « L’Eglise dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce temps »).<br />

<strong>Le</strong>s chrétiens <strong>de</strong> France ont eu à faire face à l’athéisme. Non sans mal<br />

ils ont été capables <strong>de</strong> sortir d’eux-mêmes et <strong>de</strong> faire face à l’autre. La<br />

situation actuelle est vraiment paradoxale. Jusqu’à une date récente,<br />

le visage <strong>de</strong> l’autre était athée ; aujourd’hui, avec la présence musulmane<br />

qui <strong>de</strong>vient chaque jour plus visible, celui à qui le baptisé doit<br />

faire face est plus religieux que lui-même et ses rites sont plus visibles<br />

que les siens. En l’occurrence sa condition <strong>de</strong> citoyen rejoint ses exi-<br />

gences spirituelles. Un élu non-musulman<br />

qui s’affirme non-croyant, à<br />

Gennevilliers, nous confie dans ce<br />

numéro son souci <strong>de</strong>vant les difficultés<br />

qu’entraîne la nécessité <strong>de</strong> vivre<br />

L’autre n’est pas<br />

un ennemi.<br />

ensemble. Il reconnaît que la présence musulmane dans la ville n’est<br />

pas toujours facilement tolérée. Il est vrai que celui qui ne nous ressemble<br />

pas est rapi<strong>de</strong>ment considéré comme un ennemi. Ne faut-il pas<br />

craindre le prosélytisme <strong>de</strong> l’islam ? N’est-il pas vrai qu’un musulman<br />

qui convertit un chrétien est assuré <strong>de</strong> gagner le paradis ? Dans cinquante<br />

ans la France <strong><strong>de</strong>s</strong> lumières, héritière du message chrétien, ne<br />

risque-elle pas d’être sous la direction d’un parti islamiste ? N’est-ce<br />

pas faire œuvre humaniste, nous dit-on, que <strong>de</strong> se protéger ? On parle<br />

abondamment du voile islamique, on expose sur les pages <strong>de</strong> couverture<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> magazines, pour alimenter la peur, le visage <strong><strong>de</strong>s</strong> femmes en<br />

burqa. Mais pourquoi ne montre-t-on pas les comportements stupi<strong><strong>de</strong>s</strong><br />

<strong>de</strong> certains non-musulmans ! Un seul exemple. Dans une ville <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

bords <strong>de</strong> Seine, existe <strong>de</strong>puis toujours une voie privée dont la chaussée<br />

est large <strong>de</strong> sept mètres. Dix pavillons bor<strong>de</strong>nt l’un <strong><strong>de</strong>s</strong> côtés <strong>de</strong><br />

la rue et, jusqu’à une pério<strong>de</strong> récente, l’autre côté était occupé par<br />

un hangar. Il y a quelques années, le hangar fut détruit et d’autres<br />

pavillons furent construits. Sont venues s’installer dans <strong><strong>de</strong>s</strong> maisons<br />

neuves, <strong><strong>de</strong>s</strong> familles manifestement maghrébines ou africaines, sans<br />

doute musulmanes pour la plupart. <strong>Le</strong>s rési<strong>de</strong>nts d’en face n’ont pas<br />

supporté. Ils ont payé cher pour faire construire un mur qui coupe la<br />

chaussée en <strong>de</strong>ux sur toute sa longueur, <strong>de</strong> sorte qu’il est impossible <strong>de</strong><br />

passer d’un côté à l’autre.<br />

«Fraternels par le fond», Michel Jondot<br />

63


Pour élargir l’horizon<br />

64<br />

Un chrétien ne peut que s’indigner. Ses convictions religieuses l’obligent<br />

à reconnaître que se couper d’autrui, dans une société, c’est commettre<br />

un sacrilège. En ce sens, nous <strong>de</strong>vons, musulmans et chrétiens, lutter<br />

contre ce qui sépare. Il est indispensable que, dans le cadre <strong>de</strong> « La<br />

Maison islamo chrétienne », nous nous mettions « à l’écoute » <strong>de</strong> ces<br />

populations que l’histoire du 20ème siècle a mises à l’écart, dans <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

<strong>cités</strong>. Pour notre part, nous considérons qu’en nous rapprochant <strong>de</strong><br />

ces familles maintenues dans une situation d’étrangers, nous vivons<br />

une aventure spirituelle. Rejoindre les hommes, les femmes, les enfants<br />

dans une société dont les rési<strong>de</strong>nts sont d’origine étrangère en majorité<br />

musulmane ne se confond pas avec un acte humanitaire . <strong>Le</strong> dialogue<br />

islamo chrétien est à la mo<strong>de</strong> ; les groupes se multiplient. Il faut s’en<br />

réjouir, certes, mais il n’est qu’une première étape sur un chemin qui<br />

nous conduira à vivre les uns <strong>de</strong>vant les autres, dans une société dont<br />

le premier souci ne sera plus <strong>de</strong> lutter contre l’insécurité mais dont la<br />

fierté sera <strong>de</strong> pouvoir s’approcher et se faire face en reconnaissant que<br />

l’autre est vraiment autre et qu’à ce titre il a droit au respect.<br />

Qu’on me pardonne si je fais<br />

Un dialogue illusoire.<br />

un jugement téméraire. Il me<br />

semble, en réalité, que beaucoup<br />

<strong>de</strong> groupes islamo chrétiens ne<br />

sont pas réellement spirituels. Certes, dépasser les préjugés religieux<br />

qui séparent, considérer que l’autre n’est pas un impie et qu’on peut<br />

lui parler est un immense progrès. Reconnaissons qu’en réalité, souvent,<br />

quand on réussit à se parler, c’est qu’on appartient à un même<br />

milieu. L’autre n’est un autre qu’à moitié. C’est aussi, parfois, parce<br />

qu’on en reste à un niveau religieux au sens classique du terme : on se<br />

ressemble au moins en ceci qu’au milieu d’une société sécularisée, on<br />

a en commun le fait d’appartenir à une confession et on reconnaît que<br />

Dieu est Un ! On est très heureux <strong>de</strong> prendre conscience que la référence<br />

à un Dieu unique permet qu’on admire la prière <strong>de</strong> l’autre, ses<br />

rites, son sens <strong>de</strong> l’aumône ou du jeûne. Il n’est souvent pas question<br />

d’abor<strong>de</strong>r un sujet <strong>de</strong> société qui risquerait <strong>de</strong> heurter. Comment, par<br />

exemple, peut-on vivre avec <strong><strong>de</strong>s</strong> musulmans sans reconnaître la souffrance<br />

<strong>de</strong> nos interlocuteurs, humiliés par une politique internationale<br />

quisous-estime le drame palestinien? Comment prétendre se rencontrer<br />

lorsque les uns et les autres, les uns <strong>de</strong>vant les autres, oublient l’instance<br />

qui les dépasse et à laquelle, tout autant que les incroyants, les hommes<br />

religieux ont à se soumettre : la justice à faire advenir ! Sans justice une<br />

société ne peut tenir. Sans justice on ne peut vivre ensemble à moins <strong>de</strong><br />

se soumettre à une souveraineté qui transforme les citoyens en sujets.<br />

Gare aux insoumis qui tiennent <strong><strong>de</strong>s</strong> propos subversifs : <strong><strong>de</strong>s</strong> sujets, <strong><strong>de</strong>s</strong>


ons sujets, ne doivent avoir d’autres discours que ceux qu’impose le<br />

pouvoir. Dans ce cas l’autre n’existe plus ; tous sont réduits au même.<br />

Si le dialogue interreligieux ne conduit pas à cette écoute <strong>de</strong> la justice,<br />

à l’écoute <strong>de</strong> ceux à qui justice n’est pas faite, si le dialogue interreligieux<br />

n’est pas au service d’une société sans cesse à faire advenir, le<br />

dialogue n’est qu’une illusion.<br />

Il faut en convenir : se rencontrer<br />

sans se référer à une instance<br />

qui dépasse l’un et l’autre<br />

est un leurre qui peut être dangereux.<br />

Je parle en chrétien<br />

Une soumission commune<br />

à la justice.<br />

mais je pense que les musulmans qui sont mes amis ne me contrediront<br />

pas si j’affirme que, dans cette soumission commune à la justice,<br />

nous avons à nous reconnaître dans nos particularités : l’un n’est pas<br />

l’autre et si l’un doit faire face à l’autre, il convient qu’ils se reconnaissent<br />

pour ce qu’ils sont.<br />

Au musulman <strong>de</strong> s’examiner pour son compte sans doute. Je ne parle<br />

ici qu’en tant que chrétien. Au début <strong><strong>de</strong>s</strong> années 60, au moment qui<br />

précédait l’arrivée d’un islam en France <strong>de</strong>venu aujourd’hui l’islam<br />

<strong>de</strong> France, les catholiques avaient eu la chance d’être avertis par le<br />

Concile Vatican II d’avoir à ouvrir les yeux sur les religions non chrétiennes,<br />

en particulier sur l’islam. Si le nouveau Pape a pris le nom<br />

<strong>de</strong> François, on peut penser que c’est en hommage aux rencontres<br />

interreligieuses d’Assise dont ses prédécesseurs ont eu l’initiative et<br />

« La Maison islamo chrétienne » y voit un encouragement à renforcer<br />

sa volonté <strong>de</strong> dialogue. Cela ne se peut que dans la mesure où nous<br />

nous interrogeons sur nous-mêmes et sur la qualité <strong>de</strong> notre relation<br />

à l’autre. En ce qui me concerne, je vois, chez les chrétiens <strong>de</strong> bonne<br />

volonté, une double tentation.<br />

La première consiste à admirer<br />

sans nuance la démarche du La notions <strong>de</strong> « valeur ».<br />

partenaire. Il est intéressant <strong>de</strong><br />

noter que cette attitu<strong>de</strong> s’exprime<br />

souvent en termes <strong>de</strong> « valeurs » : « <strong>Le</strong>ur jeûne est plus exigeant<br />

que le nôtre, donc il a plus <strong>de</strong> prix » ; « leur fidélité à la prière<br />

vaut mieux que l’attitu<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong> chrétiens dont la pratique baisse d’année<br />

en année ». On pourrait allonger la liste. Se rend-on compte qu’en «<br />

valorisant » le comportement <strong>de</strong> nos amis, nous manifestons que nous<br />

sommes dans la même vision du mon<strong>de</strong> que celle <strong>de</strong> nos coreligionnaires<br />

islamophobes ? Si ces <strong>de</strong>rniers se détournent <strong>de</strong> l’islam c’est<br />

«Fraternels par le fond», Michel Jondot<br />

65


Pour élargir l’horizon<br />

66<br />

que les dogmes chrétiens ont « plus <strong>de</strong> valeur » que les affirmations<br />

musulmanes. Notre rapport à Dieu « vaut mieux » que le leur ; il est<br />

moins ritualiste. Il a plus <strong>de</strong> capacité à s’ouvrir sur la mo<strong>de</strong>rnité. Que<br />

n’entend-on pas dans certains milieux chrétiens !<br />

Il faut remarquer qu’en comparant la « valeur » <strong><strong>de</strong>s</strong> uns à celle <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

autres, fût-ce pour rendre hommage à l’autre, on sombre dans l’idéologie<br />

contemporaine la plus matérialiste qui soit. <strong>Le</strong> mot « valeur »<br />

renvoie au système économique dont on constate chaque jour les<br />

effets pervers. Même si on est animé <strong><strong>de</strong>s</strong> sentiments les plus charitables,<br />

on entre dans le jeu <strong>de</strong> la concurrence. Ce jeu du plus et<br />

du moins n’est pas chrétien. La cohérence évangélique ignore toute<br />

notion <strong>de</strong> « valeur » religieuse ou morale et, pour Jésus, celui qui<br />

croit gagner est au nombre <strong><strong>de</strong>s</strong> perdants. Soyons les uns <strong>de</strong>vant les<br />

autres ou les uns avec les autres sans nous jauger, sans nous juger («<br />

Ne jugez pas »), mais en considérant ce qui nous distingue comme<br />

un écart qui nous permet <strong>de</strong> nous écouter et <strong>de</strong> nous appeler, <strong>de</strong> nous<br />

respecter.<br />

Une <strong>de</strong>uxième tentation menace le<br />

Un brèche à élargir.<br />

chrétien et nombreux sont ceux qui<br />

y succombent. <strong>Le</strong> Concile, certes,<br />

a ouvert une brèche qui permet<br />

au chrétien <strong>de</strong> se rappeler que le<br />

mon<strong>de</strong> n’est pas enfermé dans les murs qui circonscrivent le catholicisme.<br />

Grâce à Vatican II, la rencontre du non-chrétien et particulièrement<br />

du musulman est non seulement possible mais désirable. Une fois<br />

la brèche franchie, il semble qu’il faille encore aller <strong>de</strong> l’avant, préciser<br />

la portée et les conditions <strong>de</strong> la rencontre, élargir les dimensions <strong>de</strong> la<br />

brèche pour opérer le passage. Cela suppose peut-être une réflexion sur<br />

l’Eglise qui n’est pas encore commencée. <strong>Le</strong> Concile, certes, permet <strong>de</strong><br />

considérer la foi et les affirmations musulmanes avec estime ; reconnaissons<br />

pourtant qu’à s’en tenir à la lettre <strong><strong>de</strong>s</strong> déclarations officielles<br />

on éprouve un certain malaise. Pire ! Cette estime ne suppose-t-elle<br />

pas une forme <strong>de</strong> totalitarisme ? Nous mettons en la personne <strong>de</strong> Jésus<br />

l’accomplissement <strong>de</strong> toute démarche humaine et particulièrement <strong>de</strong><br />

toute démarche religieuse. Ce qu’il vient faire connaître <strong>de</strong> Dieu, <strong>de</strong> la<br />

vie, <strong>de</strong> la <strong><strong>de</strong>s</strong>tinée <strong>de</strong> l’homme, nous permet <strong>de</strong> discerner ce qui, chez<br />

l’autre, mérite considération. En réalité, nous prétendons savoir mieux<br />

que quiconque la vérité ultime et nous sommes persuadés que ce qu’il<br />

y a <strong>de</strong> bon chez l’autre n’est qu’une ébauche <strong>de</strong> ce qui ne trouve son<br />

épanouissement que dans l’Eglise catholique. En elle seule on peut<br />

trouver la vérité pleine. N’est-ce pas là ce totalitarisme qui menace ? A


quoi bon écouter quiconque puisque nous n’avons rien à recevoir <strong>de</strong><br />

lui et que nous possédons tout ?<br />

Fraternels par le fond.<br />

On nous reprochera peut-être<br />

<strong>de</strong> mettre en doute que l’Eglise<br />

ait le dépôt, grâce à Jésus, <strong>de</strong><br />

la vérité <strong>de</strong> Dieu ? Nous suggérons<br />

plutôt qu’il faut repenser la façon <strong>de</strong> concevoir la vérité. Certains<br />

théologiens s’attellent à la tâche. Nous évoquons, pour terminer, une<br />

démarche que chacun pourra découvrir en consultant le site <strong>de</strong> son<br />

auteur. Guy Lafon s’exprime en prenant appui sur la parole <strong>de</strong> René<br />

Char, un poète incroyant : «La perte du croyant, c’est <strong>de</strong> rencontrer<br />

son église. Pour notre dommage, car il ne sera plus fraternel par le<br />

fond». Que désigne ce mot (« le fond ») ? Ne serait-ce pas le travail<br />

du désir qui habite chaque homme et qui, ne pouvant jamais sans<br />

danger s’estimer satisfait, cherche à s’étendre toujours davantage. La<br />

fraternité <strong>de</strong> fond ne serait-elle pas cette aspiration présente en chaque<br />

personne singulière et qui vise à rejoindre universellement tous les<br />

hommes ?<br />

Mais chaque individu subsiste nécessairement dans un ensemble social<br />

particulier. Cet ensemble peut être le parti, la nation, la famille ; il<br />

peut être aussi une religion. La fraternité qu’on peut vivre dans cet<br />

ensemble est secon<strong>de</strong> et « <strong>de</strong> surface » par rapport à cette aspiration à<br />

l’universel. <strong>Le</strong> risque existe, l’histoire ne cesse <strong>de</strong> le faire apparaître, <strong>de</strong><br />

confondre la surface avec le fond. En christianisme, si l’appartenance<br />

à l’ensemble particulier qu’est son église cache la fraternité fondamentale,<br />

le message <strong>de</strong> Jésus est<br />

trahi. Certes, chaque baptisé ne<br />

peut continuer à s’affirmer chré- La surface et le fond.<br />

tien sans adhérer aux énoncés qui<br />

Jondot<br />

sont communs aux membres <strong>de</strong><br />

sa famille religieuse. Il ne peut éviter <strong>de</strong> vivre une réelle fraternité avec<br />

tous ceux qui partagent la même foi que lui. Mais si cette commu- Michel<br />

nauté fraternelle occulte la fraternité « <strong>de</strong> fond », le message <strong>de</strong> Jésus<br />

est effacé. Guy Lafon, pour se faire comprendre, utilise l’image d’un<br />

fond»,<br />

lac pour parler du lieu où la fraternité du croyant rencontre celle <strong>de</strong> le<br />

l’homme sans religion. « <strong>Le</strong> désir d’une fraternité par le fond est (...)<br />

commun au croyant et aux autres. Ils enten<strong>de</strong>nt également l’appel par<br />

qui s’adresse à eux dans ce désir, même s’ils y répon<strong>de</strong>nt toujours<br />

insuffisamment. En un mot, ils se croisent dans une telle fraternité<br />

comme sur un terrain qu’ils traverseraient ensemble. Mais il en va <strong>de</strong><br />

cette traversée comme il arrive à <strong>de</strong>ux fleuves qui se rejoignent pour «Fraternels<br />

67


Pour élargir l’horizon<br />

68<br />

former un lac dans lequel ils se réunissent pour un temps avant d’aller<br />

plus loin. Il semble alors qu’ils se confon<strong>de</strong>nt. Mais il n’en est rien. En<br />

fait ils ne per<strong>de</strong>nt pas la direction <strong>de</strong> leur cours respectif. Chacun d’eux<br />

va dans le sens qui est le sien, comme le révèle quelquefois un léger frémissement<br />

à la surface <strong><strong>de</strong>s</strong> eaux. Ainsi en est-il quand le croyant et les<br />

autres sont fraternels par le fond. Une différence <strong>de</strong>meure entre eux. Ils<br />

n’ont pas la même façon <strong>de</strong> passer par ce fond, où ils paraissent d’abord<br />

indiscernables l’un <strong>de</strong> l’autre. Car ils ne se rapprochent pas au point <strong>de</strong><br />

se mêler. Bien plus, l’orientation propre à chacun apparaît encore en ce<br />

lieu où ils sont ensemble. C’est même là peut-être qu’elle se manifeste<br />

avec le plus <strong>de</strong> clarté. » (http://lafon.guy.free.fr/cdd23.htm)<br />

Ainsi, la société humaine permet la ren-<br />

Frère universel.<br />

contre entre la fraternité <strong>de</strong> surface que<br />

constitue l’appartenance à une communauté<br />

particulière – en l’occurrence<br />

l’église du croyant – et la fraternité universelle. Ceci suppose, bien<br />

sûr, que l’Eglise n’étouffe pas le souffle (l’Esprit) qui l’anime, l’amour<br />

qui s’est manifesté dans la vie et la mort d’un homme <strong>de</strong> Galilée, le<br />

désir que rien – et surtout pas la vérité chrétienne – ne peut arrêter.<br />

L’Eglise se fourvoie lorsqu’elle oublie cela. En révélant Dieu, Jésus,<br />

pour le chrétien, manifeste l’universalité <strong>de</strong> ce désir. Il est enfoui au<br />

cœur <strong>de</strong> chaque homme, même s’il <strong>de</strong>meure caché ; il s’avère « le<br />

fond » <strong>de</strong> l’humanité. Quand il passe dans la vie d’un croyant il peut<br />

être occulté mais on peut toujours le réveiller. L’Evangile, en effet, ne<br />

manifeste-t-il pas Jésus comme le Frère universel dont la vie et la mort<br />

sont « pour la multitu<strong>de</strong> » et non pour le groupe <strong>de</strong> ses apôtres seulement?<br />

« Frère universel » : l’expression désigne précisément ce que<br />

voulait <strong>de</strong>venir Charles <strong>de</strong> Foucauld. Partant au désert, il mourait du<br />

désir d’aller jusqu’au bout du mon<strong>de</strong> pour le bonheur <strong>de</strong> tous.<br />

Autre est l’Eglise <strong><strong>de</strong>s</strong> chrétiens, autre l’Oumma <strong><strong>de</strong>s</strong> musulmans ; autre<br />

est le croyant et autre est l’athée. Mais les uns et les autres, dans la<br />

société pluraliste d’aujourd’hui - les membres <strong>de</strong> « La maison islamo<br />

chrétienne » peuvent en témoigner - savent que leurs appartenances ne<br />

sont pas <strong><strong>de</strong>s</strong> prisons. Distincts les uns <strong><strong>de</strong>s</strong> autres, nous reconnaissons<br />

cette fraternité <strong>de</strong> fond à l’œuvre dans nos vies. C’est elle qui nous<br />

pousse à l’écoute <strong>de</strong> tous, en particulier <strong>de</strong> ceux que l’histoire met à<br />

l’écart <strong>de</strong> nos villes, dans ces <strong>cités</strong> dont beaucoup trop <strong>de</strong> nos contemporains<br />

se méfient.<br />

Michel Jondot


Courrier <strong><strong>de</strong>s</strong> lecteurs<br />

Michel Poirier nous communique un message qu’il a reçu<br />

dont nous extrayons l’essentiel.<br />

LA NORVEGE EXEMPLAIRE...Est-ce le prélu<strong>de</strong> à une prise<br />

<strong>de</strong> conscience réaliste <strong>de</strong> l’Europe ?<br />

La France suivra-t-elle cet exemple ? <strong>Le</strong> gouvernement<br />

saoudien et <strong>de</strong> riches donateurs privés d’Arabie Saoudite,<br />

voulaient financer <strong><strong>de</strong>s</strong> mosquées en Norvège...<br />

... Or, le ministère <strong><strong>de</strong>s</strong> Affaires étrangères vient non seulement<br />

<strong>de</strong> refuser d’approuver ce financement, mais il a<br />

également répondu au Centre islamique Tawfiiq, qu’il<br />

serait « paradoxal et contre nature d’accepter le financement<br />

venant d’un pays qui n’accepte pas la liberté religieuse<br />

.»<br />

... Encore une nouvelle qui nous parvient par le net.<br />

Elle est pourtant transmise par toutes les agences <strong>de</strong><br />

presse, mais probablement sur une fréquence que le service<br />

audiovisuel national français ne reçoit pas...<br />

La réponse <strong>de</strong> M.Poirier :<br />

« Pourquoi défigurer le message envoyé par le gouvernement<br />

norvégien en titrant : « Pas <strong>de</strong> mosquée en<br />

Norvège» ? <strong>Le</strong> titre honnête serait : « Pas <strong>de</strong> mosquée<br />

saoudienne en Norvège, tant qu’il n’y a pas <strong>de</strong> liberté religieuse<br />

en Arabie Saoudite !» ou plus brièvement : «Pas <strong>de</strong><br />

mosquée à financement saoudien en Norvège».<br />

La « simplification » du titre par ceux qui diffusent cette<br />

nouvelle ne révèle-t-elle pas quelques arrière-pensées,<br />

hostiles à toute mosquée et au libre exercice <strong>de</strong> la religion<br />

musulmane chez nous ? »<br />

Cela dit, M. Poirier tient à dire aussi que les raisons données<br />

par le ministre norvégien sont, elles, parfaitement<br />

justes.<br />

69


70<br />

Questions impertinentes<br />

Question d’un chrétien<br />

aux musulmans<br />

<strong>Le</strong> dialogue islamo chrétien, sous prétexte d’ouverture<br />

humaniste, amène à consoli<strong>de</strong>r le droit <strong><strong>de</strong>s</strong> personnes<br />

étrangères sur notre sol. Il s’accompagne souvent d’une<br />

approbation du gouvernement actuel qui promet le<br />

droit <strong>de</strong> vote aux étrangers. N’est-ce pas se moquer <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

Français ?<br />

Pour ma part, je tiens à rester Algérien et je ne revendique<br />

aucun droit <strong>de</strong> vote en France.<br />

Mais j’ai eu 9 enfants qui sont citoyens français et qui ont<br />

réussi dans leurs étu<strong><strong>de</strong>s</strong>. Ils sont eux-mêmes parents et<br />

mes petits enfants sont en âge <strong>de</strong> voter. Grâce à <strong><strong>de</strong>s</strong> gens<br />

comme moi, la France peut se vanter d’avoir une croissance<br />

démographique satisfaisante.<br />

Moi-même, je suis engagé dans <strong>de</strong> nombreuses associations<br />

; j’assure plusieurs fois par semaine <strong><strong>de</strong>s</strong> permanences<br />

au Secours-Catholique. Autant que mes enfants, je<br />

suis témoin <strong><strong>de</strong>s</strong> besoins <strong>de</strong> notre entourage. Nous avons<br />

une opinion éclairée, eux et moi, sur les élus qui, selon<br />

nous, sont les mieux capables <strong>de</strong> faire face à la situation.<br />

Pourquoi n’aurais-je pas, autant que mes enfants, la possibilité<br />

<strong>de</strong> participer, par un vote, à ce qui me paraît le<br />

bien <strong>de</strong> la ville ?<br />

En revanche, je suis étonné <strong>de</strong> constater que bien <strong><strong>de</strong>s</strong> personnes<br />

qui protestent contre le droit <strong>de</strong> vote <strong><strong>de</strong>s</strong> étrangers<br />

ont plus le souci <strong>de</strong> leurs intérêts personnels que <strong>de</strong><br />

celui <strong>de</strong> la cité.<br />

Saad ABSSI


Questions impertinentes<br />

Question d’un musulman<br />

aux chrétiens<br />

<strong>Le</strong> pape actuel semble sympathique mais, venant d’Amérique latine, saura-t-il<br />

comprendre les problèmes <strong>de</strong> l’islam en Europe? Benoît XVI, au<br />

début <strong>de</strong> son Pontificat, a eu <strong><strong>de</strong>s</strong> paroles malheureuses à Ratisbonne,<br />

laissant entendre que les chrétiens étaient moins violents que les musulmans.<br />

Que sera le Pape François ?<br />

D’abord, n’enfermons pas Benoît XVI dans les quelques paroles maladroites<br />

qui concernaient un événement remontant au Moyen Age.<br />

Rappelons-nous plutôt la journée du 27 octobre 2011 où, 25 ans après<br />

Jean-Paul II, il réunissait à Assise 300 représentants <strong>de</strong> toutes les religions.<br />

En ce qui concerne le pape actuel, il faut remarquer que le fait d’avoir<br />

choisi comme nom celui <strong>de</strong> François est un symbole qui donne à espérer.<br />

Saint François est un bel exemple <strong>de</strong> dialogue : sa rencontre, pendant les<br />

croisa<strong><strong>de</strong>s</strong>, avec le sultan <strong>de</strong> Damiette, en Egypte, est un point <strong>de</strong> repère<br />

qui permet aujourd’hui au chrétien d’avoir un modèle à imiter. Par ailleurs,<br />

le nom <strong>de</strong> François est attaché à la ville d’Assise où Jean-Paul II et<br />

Benoît XVI ont provoqué les rencontres que l’on sait.<br />

De toute façon, aucun pape ne peut revenir sur les conclusions du Concile<br />

Vatican II qui continueront à faire autorité.<br />

Dernière minute :<br />

Au moment <strong>de</strong> mettre sous presse, nous découvrons, en lisant le discours<br />

du Pape François au corps diplomatique, cette phrase révélatrice :<br />

« Il est important d’intensifier le dialogue entre les différentes religions,<br />

je pense surtout au dialogue avec l’Islam, et j’ai beaucoup apprécié la<br />

présence, durant la messe du début <strong>de</strong> mon ministère, <strong>de</strong> nombreuses<br />

Autorités civiles et religieuses du mon<strong>de</strong> islamique».<br />

71


72<br />

La Fondation Ducci a attribué le prix italien<br />

« pour la culture <strong>de</strong> la paix 2013 »<br />

à Mustapha Chérif<br />

La notification qui lui fut faite <strong>de</strong> cette distinction était rédigée en ces termes :<br />

En considération <strong>de</strong> Votre considérable et véritable engagement dans la valorisation<br />

du dialogue interculturel et inter-religieux et en particulier <strong>de</strong> Votre<br />

concrète œuvre <strong>de</strong> promotion <strong>de</strong> connaissance réciproque et les efforts que<br />

vous avez menés pour la recherche d’une paix durable entre les religions, le<br />

Conseil Scientifique <strong>de</strong> la Fondation Ducci a décidé <strong>de</strong> Vous assigner le Prix<br />

Fondation Ducci pour la Paix 2013.<br />

<strong>Le</strong> Prix lui fut remis à Rome le mercredi 20 mars dans la salle <strong>de</strong> la Promoteca<br />

<strong>de</strong>l Campidoglio, en présence <strong>de</strong> nombreuses personnalités.<br />

Cet événement renforce la fierté <strong>de</strong> compter Mustapha parmi nos amis. Nous<br />

lui présentons nos sincères félicitations.<br />

Mustapha Cherif a présenté son livre : « Rencontre avec le Pape » (ed. Albouraq)<br />

lors du Salon international du livre <strong>de</strong> Paris, le samedi 23 mars <strong>de</strong>rnier.<br />

Mustapha Cherif<br />

reçu par le nouveau pape<br />

<strong>Le</strong> professeur Mustapha Cherif, qui se trouvait hier à Rome pour recevoir le<br />

prix <strong>de</strong> la culture <strong>de</strong> la paix, a été reçu au Vatican en audience par le nouveau<br />

souverain pontife, parmi les personnalités représentatives <strong><strong>de</strong>s</strong> autres gran<strong><strong>de</strong>s</strong><br />

religions et cultures du mon<strong>de</strong>. Un privilège qui a permis au penseur algérien,<br />

qui avait rencontré le précé<strong>de</strong>nt pape, <strong>de</strong> présenter au pape François le vrai<br />

visage <strong>de</strong> l’islam qui a donné une lumineuse civilisation respectueuse du pluralisme.<br />

Mustapha Cherif a exprimé ses vœux pour le renforcement du dialogue<br />

interculturel et interreligieux, en précisant que l’Algérie, terre d’hospitalité, à<br />

toujours été à l’avant gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> la défense <strong>de</strong> la dignité humaine et <strong>de</strong> l’amitié<br />

entre les peuples. <strong>Le</strong> souverain pontife a affirmé qu’il était important <strong>de</strong> promouvoir<br />

l’amitié et le respect entre les différentes traditions religieuses pour<br />

réaliser la coexistence pacifique entre les peuples.


<strong>Le</strong>s banlieues<br />

et le conflit<br />

israélo-palestinien<br />

Maurice Buttin<br />

Intifada en Palestine,<br />

émeutes à Clichy-Montfermeil :<br />

même combat ?<br />

Maurice Buttin l’insinue.<br />

Avant d’abor<strong>de</strong>r cette question, il faut, me semble-il,<br />

rappeler les problèmes fondamentaux <strong><strong>de</strong>s</strong> jeunes <strong>de</strong><br />

nos banlieues, leur situation critique, tant sur le plan <strong>de</strong><br />

l’emploi - à Clichy-sous-Bois le taux <strong>de</strong> chômage atteint 23 %<br />

dans la population et jusqu’à 40 % parmi les moins <strong>de</strong> trente<br />

ans ! - que celui <strong>de</strong> la formation. Mais, plus généralement,<br />

pour l’ensemble <strong><strong>de</strong>s</strong> populations issues <strong>de</strong> l’immigration,<br />

on ne peut négliger un point très important, le manque <strong>de</strong><br />

considération à leur égard, leur marginalisation, quoi qu’en<br />

pensent certains.<br />

Ainsi, toutes ont le sentiment – réel à mon avis – d’avoir été<br />

stigmatisées sous l’ère Sarkozy, ministre <strong>de</strong> l’Intérieur, puis<br />

prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la République. Nul n’a oublié ses discours provocateurs<br />

: « Nettoyer au Kärsher », « Se débarrasser <strong>de</strong> la<br />

racaille », qui ont entrainé <strong><strong>de</strong>s</strong> comportements <strong>de</strong> certains<br />

policiers encore plus contestables que d’habitu<strong>de</strong>.<br />

73


74<br />

Qui ne se souvient du drame survenu précisément à Clichy-sous-Bois<br />

en octobre 2005, où <strong>de</strong>ux adolescents, qui<br />

essayaient d’échapper à un énième contrôle <strong>de</strong> la police,<br />

mouraient électrocutés dans un transformateur électrique,<br />

où ils avaient cherché à se réfugier ! Cette tragédie déclenchait<br />

dans plus <strong>de</strong> 400 banlieues un mouvement <strong>de</strong> révolte<br />

sans précé<strong>de</strong>nt.<br />

C’était pour moi le signe d’un ras le bol généralisé face à<br />

toutes les discriminations économiques, sociales, culturelles<br />

et autres – pourtant dénoncées <strong>de</strong>puis <strong><strong>de</strong>s</strong> mois par<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> associations travaillant sur le terrain, voire <strong><strong>de</strong>s</strong> élus <strong>de</strong><br />

la diversité.<br />

Un espoir politique<br />

déçu.<br />

Ces populations mettaient<br />

tout leur espoir dans une<br />

victoire <strong>de</strong> la gauche aux<br />

<strong>de</strong>rnières élections. Peuton<br />

oublier que ces quar-<br />

tiers ont largement contribué à la victoire du candidat socialiste<br />

à Trappes, dans les Yvelines, où il a obtenu 71 % <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

voix ; ou à Bobigny, dans la Seine Saint Denis, où il en a<br />

obtenu 76 % !<br />

Or, aujourd’hui, après dix mois <strong>de</strong> gouvernance à gauche,<br />

la déception est gran<strong>de</strong>, entre autres chez les responsables<br />

associatifs et les élus locaux <strong>de</strong> la diversité. « Où en est<br />

la lutte contre le contrôle au faciès ? Où en est le droit <strong>de</strong><br />

vote <strong><strong>de</strong>s</strong> étrangers, hors ceux <strong>de</strong> la communauté européenne<br />

? » clame l’adjoint au maire <strong>de</strong> Clichy-sous-Bois,<br />

Mehdi Biga<strong>de</strong>rne, délégué à la vie associative, aux services<br />

sociaux et au contrat urbain <strong>de</strong> cohésion sociale.<br />

Certes le 23 février, le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault,<br />

accompagné <strong>de</strong> son ministre à la ville, François Lamy et<br />

d’élus, s’est rendu dans cette ville - son premier déplacement<br />

en banlieue -, mais son discours : « Je comprends très<br />

bien les attentes et l’impatience légitime… La Nation doit<br />

assumer tous ses atouts… » n’a été suivi que <strong>de</strong> quelques<br />

mesures, prises les jours suivants, dans une réunion du<br />

Comité interministériel <strong><strong>de</strong>s</strong> Villes (CAV) ne comblant pas<br />

l’attente <strong><strong>de</strong>s</strong> responsables associatifs et <strong><strong>de</strong>s</strong> élus locaux.<br />

Et, le rappeur et militant associatif Axiom (pseudonyme <strong>de</strong>


Hicham Kochman) <strong>de</strong> conclure : « Tout le mon<strong>de</strong> se fiche <strong>de</strong><br />

la lutte contre les discriminations, car personne ne mesure<br />

l’ampleur <strong>de</strong> la colère ».<br />

Mais, quel rapport penseront certains entre la situation<br />

qui se vit dans nos banlieues et le conflit israélo-palestinien<br />

?<br />

La réponse est simple, surtout<br />

pour tous les jeunes<br />

issus <strong>de</strong> l’émigration arabomaghrébine.<br />

Comment, dans<br />

la situation qu’ils vivent loca-<br />

lement, ne pas comparer, par certains côtés, la frustration,<br />

le mépris, les humiliations quotidiennes subies <strong>de</strong> l’armée<br />

d’occupation israélienne par les jeunes palestiniens, arabes<br />

comme eux. On ne peut négliger ce ressentiment i<strong>de</strong>ntitaire.<br />

Comme ailleurs, la « Guerre <strong><strong>de</strong>s</strong> pierres » en Palestine,<br />

lors <strong>de</strong> la première Intifada (révolte), en décembre 1987,<br />

a marqué les esprits. Et, on a assisté <strong>de</strong>puis l’an 2000,<br />

et la <strong>de</strong>uxième Intifada, à une recru<strong><strong>de</strong>s</strong>cence <strong><strong>de</strong>s</strong> situations<br />

<strong>de</strong> tension - pas seulement en France d’ailleurs - et<br />

chaque flambée <strong>de</strong> violence dans le conflit israélo-palestinien,<br />

déclenchée par Israël, a provoqué une montée <strong>de</strong><br />

ces tensions.<br />

Ce, d’autant, que <strong>de</strong> ce côté-ci du périphérique la rhétorique<br />

sécuritaire, les discours critiques liés à l’immigration<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> militants du Front National, voire du prési<strong>de</strong>nt<br />

Sarkozy lui-même, n’ont fait et ne font qu’exacerber les<br />

esprits.<br />

Et, n’est-ce pas significatif <strong>de</strong><br />

constater que « les jeunes <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

banlieues françaises autrefois<br />

qualifiés <strong>de</strong> « beurs », le sont<br />

<strong>de</strong> plus en plus aujourd’hui <strong>de</strong><br />

Une comparaison<br />

s’impose.<br />

Un islam<br />

qui se radicalise.<br />

« musulmans » ? Oui, il faut tenir compte aussi <strong>de</strong> l’influence<br />

d’un Islam plus ou moins radical qui redonne sens et dignité.<br />

Mais qui conduit parfois à <strong>de</strong> dramatiques dérapages,<br />

comme ces jeunes qui partent au Pakistan ou en Afghanistan<br />

« à l’instar d’un Mohammed Merah et qui reviennent<br />

75


76<br />

auréolés du prestige du combattant résistant » (Charles<br />

Rojzman).<br />

« <strong>Le</strong>s banlieues,<br />

le Proche-Orient et nous.»<br />

Cela dit, relisons l’ouvrage<br />

collectif « <strong>Le</strong>s<br />

banlieues, le Proche-<br />

Orient et nous » (Editions<br />

l’Atelier 2006) <strong>de</strong><br />

<strong>Le</strong>ïla Shahid, ancienne Déléguée générale <strong>de</strong> la Palestine<br />

en France, aujourd’hui à Bruxelles, ambassadrice <strong>de</strong><br />

la Palestine auprès <strong>de</strong> la Belgique, du Luxembourg et <strong>de</strong><br />

l’Union Européeenne, <strong>de</strong> Dominique Vidal, historien, journaliste<br />

au Mon<strong>de</strong> diplomatique et <strong>de</strong> Michel Warschawski,<br />

journaliste israélien anticolonialiste, fondateur du Centre<br />

d’information alternative palestino-israélien à Jérusalem,<br />

livre réalisé par Isabelle Avran.<br />

<strong>Le</strong>s trois auteurs ont parcouru notre pays après la tragédie<br />

évoquée <strong>de</strong> 2005. Dans leur « tournée <strong><strong>de</strong>s</strong> villes et<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> banlieues » ils ont rencontré <strong><strong>de</strong>s</strong> milliers <strong>de</strong> jeunes<br />

dans <strong><strong>de</strong>s</strong> lycées ou autres lieux. <strong>Le</strong>ur but : dépassionner<br />

le débat afin <strong>de</strong> mieux comprendre et mieux agir sur la<br />

situation, là-bas comme ici, pour que l’emporte le « vivre<br />

ensemble », au Proche-Orient comme en France. Pour<br />

bien démontrer que l’affrontement israélo-palestinien n’est<br />

ni religieux, ni ethnique, mais politique.<br />

Et en accord avec leurs affirmations, je conteste la manière<br />

dont certains médias présentent le conflit - ou le problème<br />

surgi dans les banlieues - <strong>de</strong> manière religieuse, c’est-àdire<br />

d’une lutte entre les musulmans et les juifs. Là comme<br />

ici, cela reste essentiellement à un niveau politique.<br />

Pour conclure je dirai qu’une <strong><strong>de</strong>s</strong> questions essentielles<br />

pour l’avenir <strong>de</strong> notre pays est <strong>de</strong> voir ses dirigeants,<br />

en particulier mes amis <strong>de</strong> gauche, prendre pleinement<br />

conscience <strong>de</strong> l’importance à réserver aux jeunes issus<br />

<strong>de</strong> l’immigration, sans oublier <strong>de</strong> reconnaître l’effort inestimable<br />

<strong>de</strong> leurs parents à la reconstruction <strong>de</strong> la France<br />

après la <strong>de</strong>rnière guerre.<br />

Maurice Buttin, prési<strong>de</strong>nt du CVPR PO


<strong>Le</strong> dossier<br />

du prochain numéro :<br />

Mystique musulmane<br />

et chrétienne<br />

Dossiers déjà parus :<br />

1- La Maison islamo-chrétienne<br />

2- <strong>Le</strong>s Conversions<br />

3- <strong>Le</strong> Mariage<br />

4- «Avant la politique, l’éthique»<br />

5- Religion et politique<br />

6- Lire les Ecritures<br />

7- Minorités musulmanes<br />

et chrétiennes<br />

8- Héritiers d’Abraham<br />

9- L’Argent<br />

10 et 11- Palestine !<br />

12- La Justice<br />

13- <strong>Le</strong>s Banlieues<br />

14 et 15- Religions dans la ville<br />

et laïcité<br />

16- Jésus, Prophète <strong>de</strong> l’islam<br />

et Seigneur <strong><strong>de</strong>s</strong> chrétiens<br />

17- Ecologie et spritualité<br />

18 et 19- Printemps arabes<br />

20- Faire la vérité<br />

21- La souffrance<br />

22- Droits <strong>de</strong> l’Homme,<br />

Droits <strong>de</strong> Dieu<br />

23- Famille en crise ?<br />

Comman<strong><strong>de</strong>s</strong><br />

dans la limite <strong><strong>de</strong>s</strong> disponibilités<br />

(par internet ou courrier postal)<br />

Consultez notre site :<br />

www.lamaisonislamochretienne.com<br />

Vous y trouvez les dossiers<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> précé<strong>de</strong>nts numéros.<br />

«La maison» est une revue<br />

qui veut rester indépendante<br />

à l’égard <strong>de</strong> toute institution.<br />

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permettront <strong>de</strong> diffuser au<br />

maximum cet instrument <strong>de</strong><br />

dialogue islamo chrétien.<br />

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«Mes-tissages»<br />

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pour «la Maison»<br />

Coût d’un n° : 6€<br />

numéro double : 12 €<br />

Abonnement 4 numéros: 24 €<br />

«Mes-tissages»<br />

6 allée Louis Jouvet<br />

92390<br />

Villeneuve-la-Garenne<br />

tél : 01 49 12 49 88<br />

lamaison.ic@orange.fr<br />

ISSN : 1956-7901<br />

Directeur <strong>de</strong> publication :<br />

Michel JONDOT<br />

Comité <strong>de</strong> rédaction :<br />

Saad ABSSI<br />

Mohammed BENALI<br />

Christine FONTAINE<br />

Michel JONDOT<br />

Luc-André LEPROUX<br />

Imprimerie Giennoise 45 Gien


«Maghrébines en Exo<strong>de</strong>»<br />

Editions «Rencontres et Dialogues»<br />

Il s’agit d’un récit écrit à la première<br />

personne. L’histoire est composée<br />

à partir <strong><strong>de</strong>s</strong> propos tenus par cinq<br />

Marocaines immigrées à La Caravelle.<br />

Accompagnée <strong>de</strong> reproductions <strong>de</strong><br />

tapisseries produites dans l’ atelier<br />

<strong>de</strong> tissage <strong>de</strong> «La Maison islamo<br />

chrétienne», elle permet <strong>de</strong> découvrir<br />

la forme que peut prendre parfois le<br />

dialogue entre chrétiens chrétiens et<br />

musulmans.<br />

On peut comman<strong>de</strong>r cet ouvrage par mail ou<br />

par courrier pour la somme <strong>de</strong> 24 € (port<br />

inclus). Voir références page précé<strong>de</strong>nte.

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