Mes souvenirs - Adélaïde Herculine Barbin - Éditions du Boucher
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MES SOUVENIRS<br />
tolérait jamais. Elle se contenta de la retirer, m’engageant à<br />
regagner mon lit.<br />
Sous le coup d’une émotion difficile à décrire je n’entendais<br />
plus l’orage qui grondait encore sourdement. J’étais partie sans<br />
oser jeter les yeux sur ma maîtresse. Un désordre complet régnait<br />
dans mes idées. Mon imagination était troublée sans cesse par le<br />
souvenir des sensations éveillées en moi, et j’en arrivai à me les<br />
reprocher comme un crime… Cela se comprendra, j’étais à cette<br />
époque dans la plus grande ignorance des choses de la vie. Je ne<br />
soupçonnais rien des passions qui agitent les hommes.<br />
Le milieu dans lequel j’avais vécu, la façon dont j’avais été<br />
élevée m’avaient préservée jusque-là d’une connaissance qui, sans<br />
nul doute, m’eût poussée aux plus grands scandales, à des malheurs<br />
déplorables. Ce qui s’était passé ne fut pas pour moi une<br />
révélation, mais un tourment de plus dans ma vie.<br />
Il m’arriva souvent d’hésiter à m’approcher de la table sainte,<br />
après des nuits troublées par d’étranges hallucinations. Pouvait-il<br />
en être autrement? À partir de ce moment, ma réserve naturelle<br />
s’augmenta de beaucoup vis-à-vis de mes compagnes. Un fait<br />
que je puis citer ici sans compromettre personne en donnera une<br />
idée.<br />
Pendant l’été, les élèves qui aimaient les bains de mer allaient,<br />
sous la con<strong>du</strong>ite d’une religieuse, se livrer à cet exercice salutaire.<br />
Je refusai constamment d’y aller.<br />
On nous promettait depuis longtemps une excursion à T…,<br />
partie de l’île la plus intéressante, au point de vue de sa situation.<br />
Ce jour arriva enfin. Il s’agissait de faire à pied cinq kilomètres au<br />
moins, et autant pour revenir. La classe normale seulement<br />
devait faire ce voyage, les autres pensionnaires étant trop jeunes.<br />
Comme il y avait à T… une maison religieuse <strong>du</strong> même ordre,<br />
nous devions y coucher, ce qui ajoutait encore au charme de la<br />
promenade.<br />
Nous étions en août. Pour éviter la trop grande chaleur, nous<br />
nous mîmes en route dès cinq heures <strong>du</strong> matin. La supérieure et<br />
deux religieuses nous accompagnaient. Nous avions à traverser<br />
un pays de marais, où la végétation n’est rien moins qu’abondante.<br />
Partout <strong>du</strong> sable, ce qui donne à ce pays l’aspect des<br />
déserts mornes de l’Afrique.<br />
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