Deux visions antagonistes de l'amour et de la mort chez Vladimir ...

Deux visions antagonistes de l’amour et de la
mort chez Vladimir Solov’ev et Vasilij Rozanov
Hanna SCORIOT
INTRODUCTION
L’être humain est inexorablement attiré par tout ce qui lui échappe, il a soif de
connaître l’ailleurs, d’entr’apercevoir l’au-delà. Ainsi, l’intérêt envers l’amour et la mort,
qui constituent deux inconnues constantes inaccessibles à l’esprit humain, n’est guère
étonnant. Pourtant, de nombreuses réflexions sur ces deux notions n’apportent pas de
réponse, mais en revanche, elles posent des questions, proposant des éclairages nouveaux.
Le thème de l’amour et de la mort traverse toute l’œuvre de Vladimir Solov’ev et
de Vasilij Rozanov, deux penseurs incontournables de l’Âge d’Argent. Tout en étant
rivaux, ne manquant pas d’émettre des critiques assassines l’un pour l’autre, ils restent
tout de même attentifs aux écrits de l’adversaire. Vladimir Solov’ev et Vasilij Rozanov
présentent deux visions antinomiques de l’amour et de la mort qui révèlent leurs visions
du monde, offrant des idées riches sur le sujet dans la divergence.
Ainsi, à travers l’analyse des œuvres de Vladimir Solov’ev et de Vasilij Rozanov,
nous étudierons, en premier lieu, la signification de l’amour physique et de l’amour
spirituel ainsi que de la procréation dans leur relation à la mort. En second lieu, nous nous
interrogerons sur le rapport entre l’idée et le tangible dans la conception de l’amour et de
la mort, pour terminer notre réflexion sur la notion de l’amour en tant qu’énergie créatrice
vitale, essentielle aussi bien pour la vie que pour l’art. Nous essayerons également de
démontrer comment les idées de Vladimir Solov’ev et de Vasilij Rozanov se reflètent dans
le style de leurs œuvres.
LA PROCREATION : L’ANEANTISSEMENT OU LA VIE ETERNELLE DES ANCETRES
Le questionnement sur la procréation se révèle central dans la réflexion sur
l’amour et la mort, par le fait que la venue au monde des enfants présente un côté
insaisissable à la compréhension humaine. L’être humain apparaît et disparaît
soudainement, nul ne peut prédire le moment de la conception et de l’extinction de la vie.
Ce caractère indiscernable est également propre à l’amour dont la naissance et la fin ne
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peuvent pas être perçues. Ce mystère touche à l’origine des religions et de maintes
conceptions philosophiques.
À l’Age d’Argent, la réflexion sur le renouvellement générationnel se trouve
étroitement liée à la méditation sur la vie, l’amour et la mort. Vladimir Solov’ev et Vasilij
Rozanov portent un éclairage différent, voire diamétralement opposé, sur la question de
la fécondité et de l’acte procréateur. Ils fondent deux visions antinomiques de la postérité :
pour le premier, les enfants constituent les matériaux de construction d’une vie meilleure,
pour le deuxième, ils symbolisent la vie. Vladimir Solov’ev démontre que la perpétuation
de la lignée familiale ne renferme que la mort éternelle, étant donné que tout être est
mortel. Dans son raisonnement, il va jusqu’à affirmer que la reproduction peut être
associée à un suicide :
La reproduction naturelle pour celui qui se reproduit est un suicide, la
transformation de soi en un matériau pour la reproduction de la vie mortelle dans
un autre 1.
Vladimir Solov’ev considère le monde physique dans son ensemble comme un
royaume de la mort, possédé par le mal, le corps humain étant « cercueil et prison de
l’esprit » [«гроб и темница для духа 2»]. Par ailleurs, l’existence physique se définit
comme une extinction lente. Par conséquent, la procréation est perçue par le philosophe
comme la continuation du mal. Vladimir Solov’ev n’envisage le sens de la continuité
générationnelle que dans le perfectionnement qui accomplirait la résolution du mystère,
permettant d’atteindre la résurrection. Il laisse entendre que l’enfantement apparaît
comme une nécessité dans « un mariage sur la voie du perfectionnement »
[«совершенствующийся брак 3»] , tandis qu’il s’avère inutile dans « un mariage parfait »
[«совершенный брак 4»], le degré de la perfection se mesurant par la force de l’amour.
Autant Vladimir Solov’ev nie l’enfantement, y voyant au mieux un moyen
d’arriver au but tant désiré, la résurrection des ancêtres, autant Vasilij Rozanov conçoit la
procréation comme une valeur essentielle, un symbole vital. Selon lui, la nouvelle
génération perpétue la vie, qui, pour ainsi dire, triomphe de la mort. Les parents
transcendent la mort, ils continuent d’exister à travers leurs enfants :
après la mort, je me divise en une moitié mortelle, c’est cette moitié que l’on met en
terre, et qui, durant ma vie, était cendre et poussière, inanité et sépulture, et en une
moitié vivante, c’est ce qui restera dans ma descendance 5.
Vasilij Rozanov souligne que la mort n’achève pas la vie, mais la renouvelle, lui
conférant un souffle nouveau. Selon lui, le monde entier devrait ressembler à un éternel
enfant joyeux :
1 V. SOLOV’EV, « Duhovnye osnovy ţizni », in : Sobranie sočinenij, t.III, Sankt-Peterburg,
Prosveščenie, 1911, p. 377 : «Размноженiе натуральное для размножающагося есть
самоубiйство – превращенiе себя въ матерiалъ для произведенiя смертной жизни въ
другомъ.»
2 V. SOLOV’EV, « Ţiznennaja drama Platona », in : Sobr. soč. t.IX, op. cit., p. 220.
3 V. SOLOV’EV, « Opravdanie dobra. Nravstvennaja filosofija », in : Sobr. soč. t. VIII, op. cit.,
p. XXXVI.
4 Ibid.
5 V. ROZANOV, « Ljudi tret’ego pola », in : V temnyh religioznyh lučah, M., Respublika, 1994, p. 288 :
«я, умерев, разделяюсь на смертную половину – вот что положат в могилу, и что во мне при
жизни было «персть» и прах, ничто и могила, и на часть живую – вот что останется в детях.»
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la mort est simplement un moyen pour la terre, qui a, au fond, le même occupant,
le même habitant, d’avoir un visage éternellement régénéré et, par conséquent,
éternellement jeune et nouveau… Cela étant, à quoi bon pour les défunts « sortir
de leurs tombes » lorsqu’ils continuent à vivre sur terre fort tranquillement,
cependant non pas dans le vieil état qui leur est pénible, à eux-mêmes, mais dans
un état extrêmement heureux de vaillance absolue, de jeunesse florissante et
d’enfance insouciante 6 !
Parlant des défunts sortant de leurs tombes, Vasilij Rozanov fait une allusion aux
conceptions de Vladimir Solov’ev et de Nikolaj Fedorov, leur opposant sa vision de la
vie : tout homme est Adam éternel, toute femme est Ève, qui changent de visage,
rajeunissent pour maintenir intacte la frêle flamme de la vie. Ces derniers vivent en
chacun des humains, ainsi tous les ancêtres continuent-ils leur existence dans leurs
enfants. Par conséquent, Vasilij Rozanov s’élève contre l’idée de la résurrection de tous les
défunts, car il aspire à un monde jeune, beau, insouciant, rempli de chaleur et d’amour.
La jovialité de l’écrivain le rapproche du paganisme, tandis que sa vénération pour
la procréation traduit son attachement à l’Ancien Testament où la procréation représente
le fondement de toute existence. Vasilij Rozanov perçoit l’enfantement comme un lien
tangible entre le Créateur et l’être humain, la projection de Dieu, qui se manifeste à
l’homme. De même, il célèbre l’amour charnel sans lequel il n’y aurait pas d’enfants et,
dès lors, la vie s’épuiserait d’elle-même. De ce fait, la copulation présente un caractère
sacré. Vasilij Rozanov n’admet pas la contradiction largement acceptée, en premier lieu
par l’Église, voulant que la naissance d’un enfant soit un bien, nonobstant que la
copulation soit un mal. Par conséquent, tout au long de son œuvre, il porte de
nombreuses attaques contre l’Église et la morale chrétienne.
Quant à Vladimir Solov’ev, il considère que l’acte sexuel incarne le mal, liant
l’homme à la nature primaire et funeste. L’aspect honteux de la copulation découvre le
péché originel, qui appelle l’expiation. Dans son œuvre Le sens de l’amour [Смысл любви],
le philosophe démontre que la multiplication n’a pas forcément recours au coït, car dans
les mondes végétal et animal existent d’autres façons de procréer telles que segmentation,
gémination, spores, greffage, de ce fait l’amour charnel ne peut pas être considéré comme
l’incontournable porteur de vie 7. Par ailleurs, Vladimir Solov’ev n’évoque point la période
de l’enfance dont le côté imprévisible, spontané, irréfléchi lui est étranger ; en
contrepartie, il démontre un intérêt important pour les ancêtres, revendiquant leur
résurrection comme incarnation du bien dans ce monde, ainsi que but ultime de
l’existence. Le philosophe s’attriste à l’idée que les ancêtres disparaîtront inévitablement,
définissant le respect et la mémoire de ces derniers comme « la victoire du bien sur
l’égoïsme individuel » [«побѣда добра надъ единичнымъ эгоизмомъ 8»]. En revanche,
pour Vasilij Rozanov, le dépassement de l’égoïsme s’obtient par la poursuite des
générations. Ainsi deux visions divergentes se profilent-elles : l’une d’un enfant éternel
insouciant qui esquive la mort et tend inconsciemment vers l’amour dans le présent
immédiat, et l’autre d’un vieux sage qui se projette constamment après la mort, lançant un
6 V. ROZANOV, « Kolebljuščiesja naprjaţenija v pole », in : Sobranie sočinenij v 2-h tomah, T. II , M.,
Pravda, 1990, p. 53 : «смерть есть просто способ вечно обновленного и, следовательно, вечно
молодого, юного лица земли в сущности при том же ее обитателе, при одном жителе... При
этом зачем же покойникам «выходить из могил», когда они преспокойно продолжают жить
на ней, но не в старом и тягостном для себя самих состоянии, а в чрезвычайно счастливом
состоянии полного мужества, цветущей юности и беззаботного детства!»
7 V. SOLOV’EV, « Smysl ljubvi », in : Izbrannoe, M., Sovetskaja Rossija, 1990, p. 99.
8 V. SOLOV’EV, « Opravdanie dobra. Nravstvennaja filosofija », op. cit., p. 462.
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appel aux générations futures pour combattre cette dernière grâce à l’amour, en leur
laissant comme guide son œuvre messianique.
Vladimir Solov’ev met en exergue la nature égoïste de toute famille, de tout
« clan », soulignant que le renoncement à la famille ne signifie pas l’absence de l’amour,
mais à l’inverse cela présuppose son déplacement à un niveau de globalité supérieure. En
effet, dans sa Critique des principes abstraits [Критика отвлеченныхъ началъ], le philosophe
bâtit une classification de l’amour, comprenant cinq étapes : amour individuel, amour
familial, amour national, amour humain (envers tout être humain) et amour universel
(envers tout ce qui constitue l’univers). Ainsi, chez Vladimir Solov’ev, la famille
représente une phase intermédiaire sur la voie vers l’amour universel.
Un élan similaire vers l’amour universel au prix de la négation de l’amour familial
transparaît dans les écrits de L. Tolstoj. Dans l’essai Je ne puis plus me taire [Не могу
молчать], il expose une réflexion déterminée à ce sujet :
Qui aimez-vous ? Qui vous aime ? Votre femme ? Votre enfant ? Mais ce n’est
pourtant pas de l’amour. L’amour d’une épouse, l’amour des enfants, ce n’est pas
un amour d’ordre humain. De la même façon, et même plus intensément, aiment
les animaux. L’amour d’ordre humain est l’amour d’un homme pour un autre,
pour tout un chacun, en tant que fils de Dieu et, de ce fait, frère 9.
Notons la puissante attirance des deux penseurs, Vladimir Solov’ev et L. Tolstoj,
pour l’œcuménicité dans laquelle l’on perçoit le dénigrement de l’entourage proche, ce
qui révèle de manière immédiate l’imperfection terrestre. Toutefois, l’aspiration à
illuminer par l’amour le monde entier, tout l’univers, n’entre-t-elle pas en contradiction
avec l’impossibilité d’aimer sans concession ceux qui sont au plus près, sa propre famille
et ses propres enfants ?
A l’opposé, c’est justement dans la famille que Vasilij Rozanov trouve « son chaud
cocon protecteur 10 » où il se love durant toute son existence. Il affirme la mysticité de la
famille qui constitue l’origine transcendantale, se manifestant par l’amour sexuel d’un être
humain pour son mari ou sa femme, ainsi qu’à travers l’amour filial pour ses enfants. Ceci
étant, l’écrivain n’idéalise nullement le lien familial, offrant à ses lecteurs une multitude
d’énonciations variées et diverses, comme nous le percevons dans la citation suivante,
tirée de son œuvre Mortellement [Смертное] :
La mère meurt, les enfants ne se retournent même pas.
- Pourvu qu’elle ne nous empêche pas de jouer 11.
Néanmoins, malgré les contradictions dans la réflexion de Vasilij Rozanov, quels
que soient les chemins dans lesquels s’engage sa pensée, il revient toujours à son refuge
salutaire, la famille. A fortiori, il y voit le sens même de l’existence, consistant à
9 L. TOLSTOJ, « Ne mogu molčat’ », in : Krejcerova sonata. Povesti i rasskazy, M., Eksmo, 2006, p. 574 :
«Кого вы любите? Кто вас любит? Ваша жена? Ваш ребенок? Но ведь это не любовь. Любовь
жены, детей – это не человеческая любовь. Так, и сильнее, любят животные. Человеческая
любовь – это любовь человека к человеку, ко всякому человеку, как к сыну Божию и потому
брату.»
10 J. MICHAUT, « Avant-propos », in : V. ROZANOV, L’apocalypse de notre temps, Lausanne,
Éditions de l’Âge d’Homme, 1976, p. 11.
11 V. ROZANOV, Smertnoe, M., Russkij put’, 2004, p. 21 :
«Мать умирает, дети даже не оглянутся.
- Не мешала бы нашим играм.»
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sauvegarder l’amour familial qui réchauffe tous ses membres contre le froid glacial de
l’univers.
Tout en étant un fervent défenseur de la famille, de l’enfantement et de l’amour
charnel, Vasilij Rozanov insiste sur le rôle primordial de la différenciation des sexes qui
constitue un élément constructif de l’individualité. Dans son œuvre Le troisième sexe [Люди
третьего пола], le penseur démontre que les idées sur la condamnation de la procréation
convergent avec celles de la négation des sexes :
Les idées anti-générationnelles ne peuvent pas voir le jour sans les instincts antigénérationnels
; et l’on rencontre ces derniers uniquement, et d’autant plus
sûrement, dans cette jonction du sexe présent où il passe de l’attirance pour
l’harmonisation avec le sexe anatomiquement contraire (le coït, le mariage) à
l’attirance pour la fusion avec le même sexe. En ce point de passage n’apparaît que
pour un instant la négation totale du sexe ; le sexe, aussi bien le sien que celui de
l’autre, s’éprouve comme quelque chose de complètement inutile, de superflu,
d’additionnel 12.
Il est à noter que Vladimir Solov’ev développe longuement le concept de l’union
des sexes tout au long de son œuvre. Selon le philosophe, la prédestination de tout
mariage, représentant l’union morale d’un homme et d’une femme, se conçoit dans
l’attente de la déification qui passe par la création d’un être humain entier et, par
conséquent, parfait. Ainsi écrit-il dans Le sens de l’amour [Смысл любви] :
L’être humain véritable dans la plénitude de sa personnalité idéale ne peut, de
toute évidence, être un homme ou une femme seulement, mais il doit être l’union
suprême des deux 13.
Cette réflexion de Vladimir Solov’ev reflète la notion de l’androgynie qui
permettrait une unité parfaite du féminin et du masculin, réduisant la distinction des
sexes au néant. Le philosophe suggère que l’accession à l’immortalité débute par la
réussite de l’entité de l’être humain parfait. En outre, il associe la mort à la désintégration
de l’être, si bien que la division du féminin et du masculin constitue pour lui le
commencement de la mort qui ne sera vaincue que par l’unification. C’est justement cette
dernière notion que Vladimir Solov’ev désigne comme le but sensé de la vie :
L’être humain en lui-même n’est pas encore le but de l’univers ou le couronnement
de l’œuvre de Dieu. Ce sens ne lui appartient que dans la mesure où en lui ou à
travers lui se réalise la véritable unification de Dieu avec Sa création. Cette union,
c’est-à-dire la transmission divine à tout autre de la plénitude de la vie absolue,
constitue le véritable but de la création de l’univers 14.
12 V. ROZANOV, « Ljudi tret’ego pola », op. cit., p. 329 : «Противородовые идеи не могут
возникнуть без противородовых инстинктов; а таковые единственно встречаются, и притом
бесспорно встречаются, на той точке текущего пола, где он из влечения к гармонизации с
противоположным анатомически полом (сопряжение, супружество) переходит во влечение к
слиянию со своим полом. В этой точке перехода является, всего на момент, полное
отрицание пола; пол, и свой и чужой, ощущается как совершенно ненужное, лишнее,
придаточное.»
13 V. SOLOV’EV, « Smysl ljubvi », op. cit. p. 122 : «Истинный человек в полноте своей идеальной
личности, очевидно, не может быть только мужчиной или только женщиной, а должен быть
высшим единством обоих.»
14 V. SOLOV’EV, « Istorija i buduščnost’ teokratii », in : Sobr. soč., t. IV, op. cit., p. 579 : «Человѣкъ
самъ по себѣ еще не есть цѣль мiрозданiя, или вѣнец дѣла Божiя. Такое значенiе
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Dans ce passage transparaît la globalité du raisonnement du penseur : l’unification
des sexes ne représente que le début de la fusion universelle, l’union avec Dieu. Le
cheminement s’accomplirait par la voie suivante : être humain (homme, femme) → couple
(famille) → peuple (pays) → humanité (tous les êtres humains) → univers (l’ensemble de
la création) → Dieu. Ainsi l’œuvre de l’Homme, étant donné qu’il est créé à l’image de
Dieu, consiste à atteindre la plénitude de la perfection divine.
Nous déduisons dès lors que Vladimir Solov’ev conceptualise l’existence en tant
que modèle ascendant où l’union ultime avec Dieu occupe le sommet de l’édifice.
L’existence terrestre s’y trouve aux pieds de la pyramide, fortement éloignée du but
ultime, se révélant être non pas une vraie vie, mais un devoir à accomplir pour y parvenir.
C’est à travers l’amour que se découvre la compréhension de la tâche livrée à l’humanité,
aussi bien que c’est l’amour qui cimente toutes les étapes de l’unification jusqu’à l’union
ultime qui recèle l’essence de l’être. Ainsi le sommet de la pyramide désigne-t-il l’être,
symbolisant la lumière, tandis que sa base se trouve réduite au non-être, au royaume des
ombres et de la mort.
A l’opposé, Vasilij Rozanov assoit une vision contraire à celle de Vladimir
Solov’ev, bâtissant un modèle descendant de l’existence. Dieu, créateur de la vie,
couronne la pyramide, qui ne cesse de s’étirer, et dont la partie inférieure représente
l’humanité actuelle. Selon Vasilij Rozanov, la vie terrestre englobe la plénitude de l’être,
car toute la pyramide se reflète dans la base, permettant l’existence des ancêtres à travers
la dernière génération. Ainsi, pour le philosophe, la vraie vie comprend en soi le moment
présent dont toute la signification et toute l’ampleur sont contenues dans l’amour, la
source de chaleur vitale. En revanche, il apparaît évident que Vasilij Rozanov fuit la
réflexion directe sur la mort, préférant nettement la conceptualisation de la vie.
LA PART DE L’IDEE ET DU TANGIBLE DANS LES NOTIONS DE L’AMOUR ET DE LA MORT
La distinction de l’ascendance et de la descendance de l’amour n’apparaît pas en
soi comme une idée originale, car l’on trouve déjà chez Platon cette différenciation qui
s’opère en Aphrodite céleste, symbolisant l’amour idéal, et Aphrodite vulgaire,
représentant l’amour physique. Les deux Aphrodite constituent une perception
divergente des sexes : à l’inverse de l’Aphrodite vulgaire, l’Aphrodite céleste dépasse
toute polarité masculin-féminin, révélant une mystique de l’unité telle que la célèbre le
discours de Diotima dans le Banquet 15. La notion de l’unification, de la fusion universelle,
placée par Vladimir Solov’ev au fondement de sa pensée philosophique, transparaît en
premier lieu dans l’Atman-Brahman védique qui englobe pour la première fois
l’humanité toute entière. Puisant largement dans la spiritualité de l’Inde, ainsi que dans le
néo-platonisme, Vladimir Solov’ev définit l’amour non seulement comme l’unité humaine
originelle retrouvée, mais également comme la fusion avec l’âme universelle qui est
associée, chez le philosophe, au prototype de humanité idéale, la Sophia.
Le penseur, âgé de neuf ans, a la vision d’une femme « inondée d’azur doré » dans
laquelle il reconnaît plus tard la Sagesse divine, la Sophia apaisante et rayonnante de
принадлежитъ ему лишь, поскольку въ немъ или черезъ него происходитъ дѣйствительное
соединенiе Бога съ творенiемъ. Это соединенiе, т.е. сообщенiе Богомъ всему другому
полноты абсолютной жизни, составляетъ истинную цѣль мiротворенiя.»
15 PLATON, Le Banquet, Paris, Nathan, 1983, p. 82.
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tendresse, faisant transparaître la présence divine. Ainsi Vladimir Solov’ev écrit-il dans
L’histoire et l’avenir de la théocratie [Исторiя и будущность теократiи] :
Sophia, la Sagesse divine, à la gloire de laquelle, suivant leur pressentiment
prophétique étonnant, nos ancêtres ont bâti des autels et des temples, ne sachant
encore pas eux-mêmes qui elle était 16.
Cette révélation prédétermine l’aspiration mystique envers l’essence de l’au-delà
dans la philosophie de Vladimir Solov’ev, dans laquelle se manifeste la vénération
amoureuse de l’image de la Sophia. L’adoration mystique de la Féminité éternelle conduit
le philosophe à la perception de l’Absolu, approchant la sensation de l’infini, qui inclut à
la fois le néant et la plénitude. Par ailleurs, Vladimir Solov’ev cherche en vain tout au long
de sa vie l’incarnation matérielle de la Sophia, ce qui l’empêche de vivre pleinement ses
relations amoureuses. Ainsi Vladimir Solov’ev propulse-t-il son amour vers l’ailleurs, il
aime une image, une idée dont la réalisation terrestre est absente.
À l’inverse de Vladimir Solov’ev, Vasilij Rozanov étonne par le côté physique de
sa conception du monde, il se sent proche de la matérialité de l’existence, donnant du sens
aux petits riens qui constituent cette dernière. « Les petites choses sont mes « dieux » 17 »
(«Мелочи суть мои «боги» 18» ), note-t-il dans Feuilles tombées [Опавшие листья], de ce fait
focalisant l’attention sur les détails du quotidien, ces petites choses, considérées
d’ordinaire comme des vétilles :
« Que faire ? », demanda un jeune homme pétersbourgeois impatient. Comment
ça, que faire : si c’est l’été, on nettoie des baies et on fait des confitures ; si c’est
l’hiver, on boit du thé avec cette confiture 19.
Grâce à l’acuité de son regard et à sa sensualité, Vasilij Rozanov parvient à voir la
grandeur en toute chose infime, ainsi que dans chaque représentant des mondes végétal et
animal, aussi insignifiants soient-ils. Cette vision fait revivre le culte égyptien d’adoration
de la nature physique qui s’est perdu au fil des siècles. Des réflexions similaires sont
développées chez Dostoevskij, notamment dans Les Frères Karamazov [Братья Карамазовы]
où le starets Zosima lègue le précepte suivant :
Aimez toute la création dans son ensemble et dans ses éléments, chaque feuille,
chaque rayon, les animaux, les plantes. En aimant chaque chose, vous
comprendrez le mystère divin dans les choses. L’ayant une fois compris, vous le
connaîtrez toujours davantage, chaque jour. Et vous finirez par aimer le monde
entier d’un amour universel 20.
16 V. SOLOV’EV, « Istorija i buduščnost’ teokratii », op. cit., p. 261 : «Софiя, Премудрость Божiя,
которой наши предки по удивительному пророческому чувству строили алтари и храмы,
сами еще не зная, кто она.»
17 V. ROZANOV, Feuilles tombées, traduction, introduction et notes de Jacques Michaut, Lausanne,
Éditions l’Âge d’Homme, 1984, p. 160.
18 V. ROZANOV, « Opavšie list’ja », in : O sebe i o žizni svoej, M., Izd. Moskovskij rabočij, 1990,
p. 325.
19 V. ROZANOV, « Èmbriony », in : Junost’, n°11, M., 1990, p. 2 : ««Что делать?» - спросил
нетерпеливый петербургский юноша. Как что делать: если это лето – чистить ягоды и
варить варенье ; если зима – пить с этим вареньем чай.»
20 DOSTOIEVSKI, Les Frères Karamazov, traduction et notes par H.Mongault, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 343 : «Любите все создания Божие, и целое и каждую
песчинку. Каждый листик. Каждый луч Божий любите. Любите животных, любите растения,
любите всякую вещь. Будешь любить всякую вещь и тайну Божию постигнешь в
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Atelier des doctorants en slavistique. Actes de la journée d’études
Ainsi, l’idée de la révélation de Dieu à travers l’amour pour toute chose et tout être
vivant, dans laquelle le mysticisme est étroitement lié au matérialisme, acquiert une
portée emblématique dans l’œuvre de F. Dostoevskij, aussi bien que dans celle de Vasilij
Rozanov. À l’encontre de Vladimir Solov’ev, chez Vasilij Rozanov l’amour est dirigé vers
le monde terrestre, lui transférant la plénitude en l’illuminant. Le sens de la vie se trouve,
par conséquent, dans la vie elle-même et non dans l’au-delà. C’est ce principe qui ne
permet pas à Vasilij Rozanov d’accepter l’Évangile où prévaut l’éloignement du monde
matériel, l’appel vers l’ailleurs, ainsi que « l’enseignement de vivre pour la mort et mourir
pour la vie » («жить для смерти и умирать для жизни 21»). L’écrivain développe cette
idée dans son essai Du Très Doux Jésus et la citation suivante est éloquente à ce sujet :
Avec la naissance du Christ et avec le rayonnement de l’Évangile tous les fruits de
la terre ont pris soudain un goût amer. Par Sa propre douceur, le Christ a rendu le
monde amer 22.
Toutefois, malgré son « antichristianisme » démonstratif et son admiration
incontestable pour l’Ancien Testament, il aime le Christ d’un amour ardent et fidèle,
ressentant un lien spirituel fort et continu avec Lui. Cet amour est personnel, intime, étant
une part de son âme, plus précisément de tout son être, comme le souligne Z. Gippius
dans Le pèlerin songeur [Задумчивый странник] 23.
Vasilij Rozanov donne un sens particulier à l’intimité, à la profondeur intérieure
que l’on n’arrive jamais à cerner vraiment et qui représente l’essence première de
l’homme. La sexualité, étant la part la plus intime de l’être humain, apparaît comme le
lien le plus fort avec Dieu :
Le lien du sexe avec Dieu – plus grand que le lien de l’intelligence, ou même de la
conscience avec Dieu 24.
À travers la relation sexuelle se produit la découverte de soi, qui se poursuit par le
dépassement du « je », créant ainsi le passage de l’individuel à l’universel. D.
Mereţkovskij explicite dans son essai La Nouvelle Babylone [Новый Вавилон] la pensée
suivante :
Le sexe est quelque chose d’originel, donné initialement à l’homme, ce qui l’oblige
à sortir de son « je » pour s’attacher à un « non je » 25.
вещах.Постигнешь однажды и уже неустанно начнешь ее познавать все далее и более, на
всяк день. И полюбишь наконец весь мир уже всецелою, всемирною любовью.»
(F.DOSTOEVSKIJ, Brat’ja Karamazovy, M., Èksmo, 2006, p. 328).
21 V. ROZANOV, « Ljudi lunnogo sveta », in : Sobranie sočinenij v 2-h tomah, T. II, op.cit., p. 23.
22 V. ROZANOV, « Du Très Doux Jésus et des fruits amers de ce monde », in : Les hommes de la
clarté lunaire, textes réunis, traduits et présentés par Gérard Conio, Lausanne, l’Âge d’Homme,
2004, p. 445 : «С рождением Христа, с воссиянием Евангелия все плоды земные вдруг стали
горьки. Во Христе прогорк мир, и именно от Его сладости.» (Vasilij ROZANOV, « O
sladčajšem Iisuse », in : Nesovmestimye kontrasty žitija, M., Iskusstvo, 1990, p. 426).
23 Z. GIPPIUS, « Zadumčivyj strannik », in : V. Rozanov - pro et contra. Ličnost’ i tvorčestvo Vasilija
Rozanova v ocenke russkih myslitelej i issledovatelej. Antologija. Izdanie V. Fadeeva, M., Izdatel’stvo
Russkogo Hristianskogo Gumanitarnogo Instituta, 1995, p. 162.
24 V. ROZANOV, « Esseulement », in : Esseulement suivi de Mortellement, traduction, préface et notes
de Jacques Michaut, Éditions l’Âge d’Homme, 1980, p. 85 : «Связь пола с Богом – большая, чем
связь ума с Богом, даже чем связь совести с Богом.» (V. ROZANOV, « Uedinennoe », in :
Nesovmestimye kontrasty žitija, op. cit., p. 506).
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H. Scoriot. Deux visions antagonistes de l’amour et de la mort chez Vladimir Solov’ev et Vasilij Rozanov
Ainsi, selon Vasilij Rozanov, Dieu se révèle dans deux représentations : Dieu
organique, ancestral, et Dieu personnel, intime ; cependant, dans les deux cas, l’écrivain
glorifie l’existence terrestre, percevant la nature divine de toute substance.
Quant à Vladimir Solov’ev, il ne s’attache guère au monde physique, acquiesçant à
la pensée philosophique allemande, qui prône que ce dernier n’est qu’une illusion. Par
ailleurs, le philosophe s’affirme en tant que néo-platonicien, démontrant que :
le platonisme exige de l’homme qu’il parte de ce monde, qu’il émerge de ce flux
trouble à la lumière du soleil idéal, qu’il échappe aux fers de l’existence matérielle,
comme s’il s’évadait d’une prison ou du cercueil de l’âme 26.
Vladimir Solov’ev souligne l’importance de la pensée hellénique qui a créé le monde des
idées en opposition au monde matériel, puis il précise que l’on ne peut accéder au monde
idéal que grâce à l’esprit, à l’intelligence humaine. Le philosophe induit que toute
substance porte en elle une idée et que la véritable essence est contenue dans l’idée
immatérielle. Il défend dès lors la présence de l’idée vivante dans toute matière,
considérée, par conséquent, comme morte, présentant « le triomphe du sens vivant sur la
matière mortelle » («торжество живого смысла надъ мертвымъ веществомъ 27»).
Vladimir Solov’ev nourrit une foi fervente en l’immortalité de l’âme, dans laquelle il
reconnaît un appel lancé à l’humanité pour qu’elle œuvre au but ultime :
l’infini de l’âme humaine, qui ne permet pas à l’homme de s’arrêter à jamais et de
se contenter de quelque chose de partiel, d’infime, d’incomplet, l’oblige à
rechercher et à quêter la vie absolue de l’humanité toute entière, l’œuvre mondiale
et universelle 28.
Cette œuvre ne peut s’accomplir que dans l’amour que le philosophe définit
comme l’idée des idées «идея идей 29». Vladimir Solov’ev, réfutant la matière, trouve le
sens de la vie dans les idées. Cependant, la vie permanente dans le cosmos des idées ne
peut-elle pas être apparentée au non-être dans le monde terrestre ? A ce propos, Vasilij
Rozanov parle dans Feuilles tombées de l'attirance constante pour l'imaginaire, les idées, les
rêves :
La vie est l’esclave du rêve.
Dans l’histoire, seuls les rêves sont véritablement réels. Ils sont vivaces. Ni l’acide
ni le feu ne peuvent avoir raison d’eux. Ils se répandent, se multiplient,
« s’emparent de l’atmosphère », passent de tête en tête. Face à cette existence
25 D. MEREŢKOVSKIJ, « Novyj Vavilon », in : V. Rozanov - pro et contra. op. cit., p. 406 : «Пол есть
нечто первичное, изначально вложенное в человека, что заставляет его выходить из своего
"я" и прилепляться к « не я ». »
26 V. SOLOV’EV, « Istoričeskie dela filosofii », in : Sobr. soč., t. II, op. cit., p. 408 : «отъ человѣка
платонизмъ требуетъ, чтобы онъ ушелъ изъ этого мiра, вынырнулъ изъ этого мутнаго потока
на свѣтъ идеальнаго солнца, вырвался изъ оковъ матерiального бытiя, какъ изъ темницы или
гроба души».
27 V. SOLOV’EV, « Duhovnye osnovy ţizni », in : Sobr. soč., t. III, op. cit., p. 379.
28 V. SOLOV’EV, « Tri reči v pamjat’ Dostoevskogo », in : Sobr. soč., t. III, op. cit., p. 204 :
«безконечность души человѣческой, которая не позволяетъ человѣку навсегда остановиться
и успокоиться на чемъ-нибудь частичномъ, мелкомъ и неполномъ, заставляетъ его
добиваться и искать полной всечеловѣческой жизни, всеобщаго и всемiрнаго дѣла.»
31 V. SOLOV’EV, « Čtenija o Bogočelovečestve », in : Sobr. soč., t. III, op. cit., p. 110.
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Atelier des doctorants en slavistique. Actes de la journée d’études
tenace combien sont friables les murs de pierre, les tours de fer, les armes mêmes.
Contre le rêve, il n’y a ni bouclier, ni lance qui tienne 30.
Dans ce passage, Vasilij Rozanov démontre que les rêves arrachent l’homme à la
réalité, le projetant dans le monde abstrait des idées, créé par le Logos humain auquel
l'écrivain oppose la perception de l'existence par les sensations, induisant que
l'intellectualisation du monde se révèle contraire à la perception sensorielle de ce dernier.
Ainsi le mysticisme de Vladimir Solov’ev est-il fondé sur des idées et des concepts,
tandis que celui de Vasilij Rozanov repose-t-il sur la matière, le tangible. Les deux visions
apparaissent comme antinomiques, car si c’est l’idée seule qui est vivante, la substance,
notoirement, renferme la mort, et vice versa. A l'inverse de Vladimir Solov’ev qui cherche
à connaître et à œuvrer pour une idée afin d'accéder à l'amour suprême, à l’humanité
divine, Vasilij Rozanov aspire à l'amour physique et à la chaleur rassurante du cocon
familial, préférant le tangible. Le premier est un bâtisseur, vivant dans le rêve et rêvant
d'amour, le deuxième contemple, ressent, reste dans l'être, toutefois il ne construit point.
La philosophie de Vladimir Solov’ev peut être qualifiée de philosophie européenne, celle
de l'Occident rationaliste où l'homme cherche à se déifier par ses propres forces, tandis
que Vasilij Rozanov apparaît comme une figure traditionnelle de la culture nationale
russe.
Par ailleurs, les deux penseurs présentent d'évidentes divergences dans leur
idéologie esthétique. Vladimir Solov’ev distingue deux antipodes : « le sublime idéal et la
laideur réelle » («идеально-прекрасное и реально-безобразное 31»), considérant que le
premier inspire la création qui conduit à l'amélioration de la réalité. Selon lui, la beauté de
la nature incarne l'idée, à savoir que le beau dans l'art équivaut à celui de la nature. Le
philosophe place toutes ses espérances dans le sublime et dans l'amour pour accéder à
l'ultime union avec Dieu afin de sauver le monde, lui transmettant l'immortalité. L'art
constitue pour lui une théurgie, la réalisation de l'idée divine. Les symbolistes reprennent
par la suite cette notion d'art théurgique, remplissant leurs vocables de sens mystérieux,
venant de l'au-delà, d'autant plus qu’ils essayent de réaliser la synthèse de l'art et de la
religion. Cependant, la forte esthétisation mène à l'effet contraire de celui qui est désiré,
révélant la faiblesse de l'homme pensant. Ainsi, par exemple, S. Bulgakov caractérise la
philosophie de l'amour de Vladimir Solov’ev comme « la laideur sublime, qui se
métamorphose facilement en perversité distinguée » («красивое уродство, которое
легко превращается в изврашенность 32»), ainsi que V. Šestakov, qui énonce dans son
article « Eros ou la philosophie de l'amour en Russie » que « la préconisation d'Eros au
lieu de l'amour familial est un tribut payé à l'expression artistique, propre aux artistes,
aux personnes dont le développement du psychisme est hypertrophié 33 ».
30 V. ROZANOV, Feuilles tombées, op. cit., p. 334 : «Жизнь – раба мечты.
В истории истинно реальны только мечты. Они живучи. Их ни кислотой, ни огнем не
возьмешь. Они распространяются, плодятся, «овладевают воздухом», вползают из головы в
голову. Перед этим цепким существованием как рассыпчаты каменные стены, железные
башни, хорошее вооружение. Против мечты нет ни щита, ни копья.» (V. ROZANOV,
« Opavšie list’ja », op. cit., p. 507).
31 V. SOLOV’EV, « Krasota v prirode », in : Sobr. soč., t. VI, op. cit., p. 33.
32 S. BULGAKOV, Svet Nevečernij, M., Put’, 1917, p. 296.
33 V. ŠESTAKOV, « Préface », in : Russkij Èros ili filosofija ljubvi v Rossii, M., Progress, 1991, p. 15 :
«проповедь Эроса вместо семейной любви – это дань артистизму, свойственному
художникам, людям с гипертрофированным развитием психики».
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H. Scoriot. Deux visions antagonistes de l’amour et de la mort chez Vladimir Solov’ev et Vasilij Rozanov
De son côté, Vasilij Rozanov désigne deux catégories de personnes : les solaires,
trouvant leur entité dans le mariage, tournés vers l'existence physique, et les lunaires,
« hors normes », souvent talentueux, vivant par la création et l’autoexpression
permanente 34. Ces derniers font fortement ressortir la singularité de leur personnalité, et
leur inspiration peut prendre sa source dans l'amour homosexuel. En revanche, ni leur
génie, ni leur esthétique, ni leurs théories ne peuvent nourrir physiquement, c'est
pourquoi ces derniers ne peuvent survivre sans les solaires, liés à la terre, produisant les
semences et mettant des enfants au monde.
Vasilij Rozanov parvient également à discerner la beauté dans la laideur,
considérant que c'est l'amour qui transmet aux objets simples et aux êtres ordinaires de
l'importance, dévoilant leur beauté dans l'instant présent, c'est l'amour qui les soustrait au
néant et à l'oubli. Ainsi, méditant sur le rapport entre esthétique et vie réelle, écrit-il dans
Par les calmes demeures du Seigneur [По тихим обителям] :
Si l’esthétique fixe l’attention, on doit obligatoirement désirer quelque chose
« après l’esthétique », c’est-à-dire, là où l’esthétique n’a pas sa place : car une
tension continue, illimitée, est impossible et il vient un moment où on a besoin de
repos, de liberté. L’esthétique, c’est un instant, mais l’éternité ce n’est pas
l’esthétique, et c’est même quelque chose de négatif par rapport à elle. Ici règnent
les droits de la Terre, les droits de ce qui est incongru, choquant, et même laid. On
peut mourir esthétiquement, mais on ne peut pas vivre esthétiquement, en aucune
façon : ici règnent des droits de la vie, du réalisme 35.
Vasilij Rozanov démontre avec justesse que l’esthétique présuppose un état de
tension qu’il est impossible d’envisager dans la durée, car la beauté, inspirant et
illuminant, prélève beaucoup d’énergie vitale. Vasilij Rozanov porte un regard
déconcertant, mais franc, sur l’existence humaine, percevant avec justesse l’hétérogénéité
permanente, le caractère changeant, la pulsation de la vie. Toutefois, dans sa sacralisation
du phallus créateur, ainsi que dans son goût obsessionnel pour le physiologique, n'est-il
pas quelque part réducteur ?
L’AMOUR CREATEUR EN TANT QU’ENERGIE VITALE
Bien que de nombreuses divergences séparent Vladimir Solov’ev et Vasilij
Rozanov, ils reconnaissent néanmoins tous les deux le rôle primordial de l'amour dans le
dépassement de la mort, bien qu'ils perçoivent différemment l'être et le non-être. L'amour,
étant l'essence de la création, « la force génératrice » («рождательная сила 36»), porte en lui
34 V. ROZANOV, Ljudi lunnago sveta. Metafizika hristianstva, M., Druţba narodov, 1990, p. 3-10.
35 V. ROZANOV, « Par les calmes demeures du Seigneur », in : Les hommes de la clarté lunaire, textes
réunis, traduits et présentés par Gérard Conio, Lausanne, l’Âge d’Homme, 2004, p. 76 : «Если
эстетика приковывает внимание, то непременно должно быть и даже вожделенно что-то
« после эстетики », т.е. где нет эстетики: ибо вечное напряжение невозможно и хочется
отдыха, свободы. Эстетика – это миг ; а вечность – именно не эстетика, и даже что-то
отрицательное в отношении ее. Здесь права Земли, права безобразного или вообще
некрасивого. Эстетически можно умереть, а прожить – никак нельзя эстетически, и здесь –
права жизни, реализма.» (V. ROZANOV, « Po tihim obiteljam », in : V temnyh religioznyh lučah, op.
cit., p. 134)
36 V. SOLOV’EV, « O filosofskih trudah P. D. Jurkeviča », in : Sobr. soč., t. I, op. cit., p. 186.
11

Atelier des doctorants en slavistique. Actes de la journée d’études
l'énergie vitale. « Le véritable amour est actif » («Истинная любовь дѣятельна 37») affirme
Vladimir Solov’ev dans sa lettre ouverte à I. Aksakov, datée de 1884. En effet, pour le
philosophe, la création, inspirée par l'amour, représente la valeur première de l'existence.
Nonobstant, il distingue l'amour animal, qui est perçu comme « la tombe morale de
l'amour » («нравственная могила любви 38»), par rapport à l'amour spirituel créateur. Dans
sa réflexion sur ce dernier, Vladimir Solov’ev attache une grande importance à l'état
amoureux [влюбленность] qui se révèle une étape essentielle. C'est à ce moment
qu'apparaît l'essence même de tout être et de toute substance dans leur plénitude,
dévoilant l'image de Dieu dans toute Sa beauté. Cependant, cette révélation n’englobe pas
une fin en soi, mais un appel vers la recréation consciente de l'image entraperçue :
La force de l’amour, s’illuminant, transformant et spiritualisant la forme des
phénomènes extérieurs, dévoile à nous sa puissance objective, et dès ce moment
cela ne tient qu’à nous. Nous devons comprendre nous-mêmes cette révélation et
nous en servir pour qu’elle ne reste pas la lueur éphémère et énigmatique d’un
mystère. [...] Si l’idéalisation fortuitement et éminemment propre à l’amour nous
montre à travers une apparence empirique l’image lointaine idéale de l’être aimé,
alors ce n’est pas, certainement, pour que nous ne fassions que l’admirer mais pour
que, par la force de la foi véritable, de l’imagination active et de la création réelle,
nous transfigurions selon ce vrai modèle la réalité qui ne lui correspond pas, pour
que nous incarnions cette image idéale dans un phénomène réel 39.
Vladimir Solov’ev qualifie l'amour de sacrifice et d'exploit à accomplir pour
rétablir l'image divine afin d'accéder à l'union du Créateur avec sa création. Il présuppose
qu'idéalement l'énergie dégagée par l'amour doit être dirigée vers l'œuvre spirituelle
créatrice et non vers la procréation humaine, qui perpétue à fortiori la mort. La fin
véritable de l'amour et du mariage se conçoit dans la réalisation d'une personnalité
absolue, dans une idée abstraite, éloignée de la réalité physique. En outre, Vladimir
Solov’ev dit que tout amour humain a deux objets : d'un côté, le céleste, incarné dans
l'Éternel Féminin, la Sophia, de l'autre côté, le terrestre qui se réalise dans la femme aimée.
Par ailleurs, toute sa vie le philosophe cherche désespérément l'incarnation de la Sophia
dans une femme réelle. Ainsi, dans la conception de l'amour de Vladimir Solov’ev, l'on
aperçoit l'aspiration à créer un mystère érotique, qui ouvre le chemin à l'immortalité, à la
fusion de l'humain et du divin.
Si Vladimir Solov’ev soutient que l'énergie créatrice est transmise par la révélation,
dévoilée grâce à l'état amoureux, Vasilij Rozanov prône que c'est la sexualité qui libère
l'énergie active. Il déifie le sexe procréateur, bénissant l'enfantement. Selon l'écrivain,
l'énergie dégagée doit retourner dans le monde terrestre, lui transférant de la chaleur
vitale. Il met l'accent sur l'importance du moment présent et des instants passagers :
37. V. SOLOV’EV, « Ljubov' k narodu i russkij narodnyj ideal (otkrytoe pis'mo k I. S. Aksakov) »,
in : Sobr. soč., t. V, op. cit., p. 42.
38 V. SOLOV’EV, « Smysl ljubvi », op. cit., p. 148.
39 Ibid., p. 125 : «Сила любви, переходя в свет, преобразуя и одухотворяя форму внешних
явлений, открывает нам свою объективную мощь, но затем уже дело за нами : мы сами
должны понять это откровение и воспользоваться им, чтобы оно не осталось мимолетным и
загадочным проблеском какой-то тайны. [...] Если неизбежно и невольно присущая любви
идеализация показывает нам сквозь эмпирическую видимость далекий идеальный образ
любимого предмета, то, конечно, не затем, чтобы мы им только любовались, а затем, чтобы
мы силою истинной веры, действующего воображения и реального творчества
преобразовали по этому истинному образцу несоответствующую ему действительность,
воплотили его в реальном явлении.»
12

H. Scoriot. Deux visions antagonistes de l’amour et de la mort chez Vladimir Solov’ev et Vasilij Rozanov
Le sens n’est pas dans l’Éternel ; le sens est dans l’Instant.
L’Instant lui est éternel, alors que l’Éternel sert seulement d’« environnement » à
l’Instant. Il est appartement du locataire. L’Instant, c’est le locataire, l’instant c’est
« moi », le Soleil 40.
Contrairement à la vision de l'amour de Vladimir Solov’ev, dans laquelle
prédomine la fusion spirituelle, Vasilij Rozanov défend l'union charnelle, physique :
savoir partager ensemble les sensations, les plaisirs et les douleurs :
Seul un amour dans lequel l’amant demeure en complète communion de pensée,
de chair et de sang avec l’aimé peut se dire véritable, tel qu’en lui 41…
Vasilij Rozanov ne donne pas raison à la définition répandue de l'amour en tant
que feu qui met tout être en effervescence, en revanche il le compare à l'air, essentiel à la
vie. De surcroît, l'amour apparaît comme une condition sine qua non qui confère à
l'existence l'intégrité :
Aimer cela signifie « je ne peux pas vivre sans toi », « ton absence m’est pénible »,
« je m’ennuie partout où tu n’es pas ».
C’est une description extérieure, mais c’est la plus exacte.
L’amour n’a rien à voir avec le feu (comme on le dit souvent). L’amour est air. Sans
lui impossible de respirer ; avec lui « on respire facilement ».
C’est tout 42.
Ainsi l'amour de Vasilij Rozanov contient-il en lui la chaleur et l'énergie vitale
destinées à l'existence et à la procréation, grâce à laquelle la mort se voit vaincue. En
contrepartie, l'amour de Vladimir Solov’ev se révèle une force motrice créatrice qui
appelle à l'œuvre œcuménique afin d'accéder à la vie éternelle. Le premier invite dans son
izba à prendre tout bonnement une tasse de thé en tête-à-tête pour parler des choses
terrestres, tandis que le dernier bâtit une église et convie le monde entier à venir prier et
œuvrer pour la vie éternelle.
Il est intéressant de remarquer que le style des deux écrivains philosophes reflète
fidèlement leur manière de penser, leur vision du monde. Les écrits littéraires de Vladimir
Solov’ev impressionnent par leur structure ordonnée, ainsi que par la transparente
présence de sa philosophie, ils œuvrent constamment en ce sens, tout en illustrant ses
théories afin de toucher un plus large public. Le penseur adopte une autre forme
d'expression, la forme littéraire, sans perdre de vue son objectif philosophique. Ainsi,
dans son récit A l’aube d’une jeunesse nébuleuse…, Vladimir Solov’ev explicite ses théories
40 V. ROZANOV, Feuilles tombées, op. cit., p. 398 : «Смысл – не в Вечном ; смысл в Мгновениях.
Мгновения-то и вечны, а Вечное – только « обстановка » для них. Квартира для жильца.
Мгновение – жилец, мгновение – « я », Солнце.» (V. ROZANOV, « Opavšie list’ja », op.cit.,
p. 576).
41 V. ROZANOV, Feuilles tombées, op. cit., p. 189 : «Только такая любовь к человеку есть
настоящая, не преуменьшенная против существа любви и ее задачи, - где любящий
совершенно не отделяет себя в мысли и не разделяется как бы в самой крови и нервах от
любимимого.» (V. ROZANOV, « Opavšie list’ja », op.cit., p. 352).
42 V. ROZANOV, Feuilles tombées, op. cit., p. 177. : «Любить- значит «не могу без тебя быть»; «мне
тяжело без тебя»; везде скучно, где не ты.
Это внешнее описание, но самое точное.
Любовь вовсе не огонь (часто определяют) : любовь – воздух. Без нее – нет дыхания, а при
ней «дышится легко».
Вот и все.» (V. ROZANOV, « Opavšie list’ja », op. cit., p. 338).
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Atelier des doctorants en slavistique. Actes de la journée d’études
philosophiques, plus particulièrement, sa perception de l'amour en tant qu'exploit
humain :
Après s’être en premier lieu brièvement enquis de la famille, de la santé, etc., j’en
vins à l’essentiel. Dans ses lettres, elle écrivait qu’elle m’aimait, je me trouvais donc
dans l’obligation de lui expliquer mon point de vue sur nos relations. Je parlais
succinctement et d’une manière peu convaincante. Je sentais moi-même que je
répétais une sorte de leçon bien apprise ; chaque mot retentissait dans mes oreilles
comme quelque chose d’étranger et de parfaitement inintéressant. A vrai dire,
c’était des paroles tout à fait creuses.
Elle écoutait d’un air songeur, accoudée à la table. Quand j’achevai mon discours
par l’invitation inévitable à me suivre sur la voie de l’abdication de la volonté, elle
fixa encore longtemps le lointain d’un regard immobile, puis soudainement elle
baissa le bras, releva la tête et, figeant son regard attentif sur moi, elle prononça
d’une voix tranquille et ferme :
- Je ne veux pas te mentir. Je me suis trompée dans mon sentiment. Tu es trop
intelligent pour moi, et je ne t’aime pas suffisamment pour partager tes opinions et
pour lier pour toujours ma vie à la tienne. Tu refuses tout plaisir, tandis que moi je
ne trouve de sens que dans les plaisirs. Je t’aimerai toujours, comme un proche.
Soyons amis 43.
Comme le démontre ce passage, la vision de l'amour du philosophe, présentée par
l’intermédiaire du héros principal, entre en contradiction avec les relations amoureuses
réelles de ce dernier qui, à cause de cette vision, connaissent un échec. D'une manière
étonnante, se manifeste la faiblesse du concept même de Vladimir Solov’ev : un fort
éloignement de l'idée de la réalité terrestre. L'absolu de la pensée se confronte à la
partialité, ainsi qu'au caractère mouvant et imprévisible de l'existence. Remarquons que
les trois points, qui suivent le titre du récit, marquent la réticence de l'auteur à mettre un
point final, ainsi l’aspiration à l’immortalité transparaît-elle dans la ponctuation.
A l'inverse de Vladimir Solov’ev, Vasilij Rozanov ne cherche pas à déceler des
idées absolues, s'attachant à l'expression fidèle de son état intérieur du moment : une
variété d'écriture psychophysiologique, informe, changeante comme l'est la nature
humaine. L'écrivain dénude son être profond, expose ses émotions, ses réactions, ses
contradictions permanentes sans les enjoliver, comme si, se livrant, il essayait de
comprendre qui il est, conviant par la suite le lecteur à faire de même. Par conséquent, ses
écrits représentent une part intégrante, véridique, presque physiologique, de lui-même :
« Je me sens parfaitement à l’aise dans la littérature pour la bonne raison que je la
43 V. SOLOV’EV, « Na zare tumannoj junosti », in : « Nepodvižno liš’ solnce ljubvi… », M.,
Moskovskij rabočij, 1990, p. 154 : «После первых кратких расспросов, о родных, о здоровье и
т.п., я приступил к делу. В своих письмах она писала, что любит меня, - я должен был
объяснить ей свой взгляд на наши отношения. Я говорил кратко и неубедительно. Я сам
чувствовал, что повторяю какой-то заученный урок; каждое слово раздавалось в моих ушах
как что-то чужое и совершенно неинтересное. Правду сказать, это были вполне деревянные
слова.
Она слушала с задумчивым видом, облокотясь на стол. Когда я кончил свою речь
неизбежным приглашением идти со мною вместе по пути самоотрицания воли, она еще
долго смотрела вдаль неподвижными глазами, потом вдруг опустила руку, подняла голову
и, остановив на мне пристальный взгляд, произнесла спокойным и твердым голосом:
- Я не хочу тебя обманывать. Я ошиблась в своем чувстве. Ты слишком умен для меня, и я
недостаточно тебя люблю, чтобы разделять твои взгляды и навсегда связать свою жизнь с
твоею. Вот ты отвергаешь всякое удовольствие, а я одни только удовольствия и понимаю. Я
буду всегда любить тебя, как родного. Будем друзьями.»
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H. Scoriot. Deux visions antagonistes de l’amour et de la mort chez Vladimir Solov’ev et Vasilij Rozanov
considère tout simplement comme mes pantalons 44 ! » («У меня никакого нет стеснения
в литературе, п.ч. литература есть просто мои штаны 45.» ) De surcroît, dans les œuvres
de Vasilij Rozanov, son « je », dénudé intellectuellement, joue le rôle de héros principal. A
ce propos, M. Kurdjumov écrit dans sa monographie « De Rozanov » [О Розановѣ] :
Dans toute la littérature russe, il n’y a pas d’écrivain qui soit aussi pleinement
infusé dans ses œuvres que Rozanov 46.
L'on peut qualifier les œuvres de Vasilij Rozanov d'épanchement verbal dont la
finalité se résume dans la description et l'analyse minutieuse de son état d'âme. Selon
l'écrivain, le même aspect d'autoexpression apparaît propre à la procréation :
La procréation n’est-elle pas aussi une façon de s’exprimer face au monde 47…
Ainsi, s'exprimer équivaut à exister, propulsant le fini vers l'infini. A travers
l'amour, la prose de la vie acquiert une dimension cosmique, le lien avec l'univers étant
contenu dans la simplicité. D'une manière tout à fait particulière, Vasilij Rozanov cumule
en lui le côté féminin, sensible et intuitif, le côté enfantin, sachant découvrir constamment
la vie par l'étonnement ; dans son for intérieur, le sage voisine avec le fol en Christ
[юродивый]. Vasilij Rozanov dans son écriture se rapproche en quelque sorte des héros
« polyphoniques » de Dostoevskij.
Les œuvres de Rozanov étonnent et en même temps intriguent par leur caractère
fragmentaire qui permet une certaine ponctuation de la pensée, ouvrant sur la méditation
et la continuité de la réflexion. Dans Feuilles tombées [Опавшие листья], Vasilij Rozanov
laisse la note suivante :
Les choses qui ont du style sont les choses achevées.
C’est la raison pour laquelle elles sont déjà mortes 48.
Si l’on ne peut plus rien changer, si la possibilité de création s’arrête, la fin est
inévitable, par conséquent, la mort fait son apparition. L'inachèvement et l'imperfection
sont des caractéristiques génératrices de la continuité. Ainsi, le côté fragmentaire des
œuvres de Vasilij Rozanov leur transmet la vitalité, mais en même temps s'y produit une
sorte de décomposition littéraire.
Le caractère travaillé et achevé des œuvres de Vladimir Solov’ev présage-t-il la
mort ? Tandis que la déformation de la présentation littéraire des écrits de Vasilij Rozanov
apparaîtrait comme le principe vital, ou bien inversement, la décomposition du texte
mènerait-elle à son extinction ? En revanche, l'achèvement parfait promet-il à l'œuvre une
vie éternelle ? Il est difficile d'émettre un avis univoque. Cependant, ce qui apparaît
évident, c'est que l'énergie active pour toutes les créations demeure dans la passion
amoureuse.
44 V. ROZANOV, Feuilles tombées, op. cit., p.298.
45 V. ROZANOV, « Opavšie list’ja », op. cit., p. 470.
46 M. KURDJUMOV, O Rozanove, Paris, Ymca-Press, 1929, p. 5 : «Во всей литературѣ русской
нѣтъ писателя такъ до конца влившаго себя въ свои произведенiя, какъ Розановъ.»
47 V. ROZANOV, Feuilles tombées, op. cit., p. 88 : «Рождаемость не есть ли тоже выговариваемость
себя миру…» (V. ROZANOV, « Opavšie list’ja », op.cit., p. 252).
48 V. ROZANOV, Feuilles tombées, op. cit., p. 394 : «Стильные вещи суть оконченные вещи.
И посему они мертвы.» (V. ROZANOV, « Opavšie list’ja », op. cit., p. 571).
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Atelier des doctorants en slavistique. Actes de la journée d’études
CONCLUSION
Les représentations de l’amour et de la mort chez Vladimir Solov’ev et Vasilij
Rozanov dévoilent-elles donc l’essence de ces deux notions ? Vasilij Rozanov déifie
l’amour physique et la procréation, les percevant comme le fondement de la vie, à
l’inverse, Vladimir Solov’ev les qualifie de mort continuelle, vu la nature mortelle de toute
substance. Par ailleurs, la conception de Vladimir Solov’ev de l’amour créateur spirituel,
détaché de tout aspect physique, apparaît comme une projection dans le monde des idées
pures, anéantissant l’existence physique, dans laquelle Vasilij Rozanov, quant à lui,
perçoit la nature métaphysique. Les deux penseurs cherchent à percer le mystère de
l’amour et de la mort, l’un, « solaire » – pour reprendre la terminologie de Vasilij
Rozanov – demeurant dans le monde réel, l’autre, « lunaire », aspirant à l’au-delà, au
dépassement de la mort. La vision de l’amour en tant qu’énergie créatrice essentielle se
retrouve aussi bien dans les œuvres de Vladimir Solov’ev que dans celles de Vasilij
Rozanov. En revanche, le premier la recherche dans l’amour spirituel, y voyant le ciment
de l’œuvre universelle qui mènera à l’union ultime du Créateur avec sa création, tandis
que le deuxième prône l’amour charnel, dans lequel se fait ressentir le plus puissamment
le lien de l’être humain avec Dieu. Les divergences des conceptions de Vladimir Solov’ev
et de Vasilij Rozanov ne sont pas contradictoires, mais elles sont complémentaires, car les
antinomies bâtissent l’harmonie de ce monde.
À l’Âge d’Argent, l’on porte un nouveau regard sur les notions de l’amour et de la
mort, en tâchant de les repenser à travers le prisme du syncrétisme de la philosophie et de
l’art. Ainsi l’étude du thème de l’amour et de la mort dans les textes littéraires apparaîtelle
comme un thème porteur pour le développement ultérieur des recherches.
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Université Lyon 3