Pratiques langagières de jeunes urbains : peut-on parler de «parler» ?

<strong>Pratiques</strong> <strong>langagières</strong> <strong>de</strong> <strong>jeunes</strong> <strong>urbains</strong> :
<strong>peut</strong>-on parler <strong>de</strong> «parler» ?
Cyril TRIMAILLE & Jacqueline BILLIEZ
0. Introduction
En France, <strong>de</strong> façon <strong>de</strong> plus en plus insistante <strong>de</strong>puis une dizaine
d’années, les pratiques <strong>langagières</strong> <strong>de</strong> <strong>jeunes</strong> sujets, et plus
particulièrement <strong>de</strong> <strong>jeunes</strong> garçons défavorisés ou marginalisés pour
différentes raisons (lieu <strong>de</strong> vie, i<strong>de</strong>ntité « ethnique », culturelle et
sociale), sont rendues visibles par l’action conjuguée d’au moins trois
facteurs : 1) la présence <strong>de</strong>s locuteurs <strong>de</strong> ces pratiques <strong>langagières</strong> (ou
supposés tels) dans l’espace social (et plus particulièrement dans sa
composante scolaire), et l’écho relativement disproportionné qu’en
donne la représentation médiatique ; 2) la diffusion <strong>de</strong> certains éléments
<strong>de</strong> ces pratiques <strong>langagières</strong> à d’autres groupes ; 3) les nombreuses
étu<strong>de</strong>s dont ces sujets et leurs pratiques font l’objet dans différentes
disciplines <strong>de</strong>s sciences humaines et sociales (sociologie,
sociolinguistique, sciences <strong>de</strong> l’éducation…).
Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s dictionnaires et autres dossiers parus dans la presse sur
une/la supposée «langue <strong>de</strong>s banlieues», on dispose désormais, grâce aux
recherches sociolinguistiques, <strong>de</strong> connaissances sur <strong>de</strong>s éléments
récurrents dans les pratiques <strong>de</strong> <strong>jeunes</strong>.
C’est pourquoi, dans une première partie, nous tenterons, quelques
années et <strong>de</strong> nombreuses recherches après l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Conein et Ga<strong>de</strong>t
(1998), <strong>de</strong> faire le point sur les connaissances <strong>de</strong>s pratiques <strong>langagières</strong>
<strong>de</strong> <strong>jeunes</strong> sujets <strong>urbains</strong>, en nous interrogeant sur leur caractère innovant.
Nous questionnerons ensuite, pour le remettre en cause, l’usage du
désignant «parler(s) jeune(s)» et plus généralement <strong>de</strong>s expressions
tendant à essentialiser une variété et à en masquer certains aspects, ce qui
nous amènera notamment à interroger l’absence <strong>de</strong>s filles dans les

echerches sociolinguistiques et à réévaluer leur rôle dans les
dynamiques socio<strong>langagières</strong>.
1. Une «variété» bien délimitée ?
Il semble en premier lieu utile <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r quels sont les éléments
empiriques qui justifient le regroupement et la catégorisation en une
seule «variété» étiquetée «parler jeune» (désormais PJ), et ce aux
différents niveaux d’analyse, tout en précisant que les <strong>de</strong>scriptions du
français «commun» font encore relativement défaut pour pouvoir se
prononcer sur la spécificité <strong>de</strong>s traits observés dans les pratiques
<strong>langagières</strong> <strong>de</strong>s <strong>jeunes</strong>.
1.1. Niveau lexical
Sur le plan lexical, les unités créées (ou remises au goût du jour) par
les <strong>jeunes</strong> <strong>urbains</strong> sont assez unanimement assimilées, tant sur le plan
<strong>de</strong>s procédés <strong>de</strong> création qu’au niveau <strong>de</strong> leurs fonctions 1 et du contexte
sociologique dans lequel elles sont utilisées, à une activité argotique (cf.
entre autres Goudaillier, 1997 ; Liogier, 2002 ; Trimaille, 2003b) ce qui
aurait tendance à inscrire la «variété argot <strong>de</strong>s cités» i<strong>de</strong>ntifiée dans une
certaine continuité avec l’argot traditionnel. D’ailleurs pour Sourdot, il y
a activité argotique dès qu’un locuteur use <strong>de</strong> cryptage (2002 : 32).
Néanmoins, Liogier (2002) souligne la porosité <strong>de</strong>s frontières lectales
et groupales et pointe la «pénétration <strong>de</strong> la langue <strong>de</strong>s cités dans la
langue commune» sous l’influence du rap et <strong>de</strong>s médias 2 (tendance
qu’elle illustre par quelques termes verlanisés).
1 Pour Liogier, «<strong>de</strong> nombreuses similitu<strong>de</strong>s rapprochent les parlers <strong>de</strong> cité et l’argot
traditionnel. Ainsi le contexte sociologique dans lequel se développent ces parlers»
(vie grégaire en milieux isolés, activités en marge <strong>de</strong> la légalité) créerait en quelque
sorte un besoin <strong>de</strong> cryptage, que la création lexicale argotique permet <strong>de</strong> satisfaire.
2 À ce sujet, voir aussi Fagyal (2004).

Toutefois, l’argot contemporain <strong>de</strong>s cités semble se distinguer <strong>de</strong>s
formes dites traditionnelles par un dosage différent <strong>de</strong> leurs fonctions
respectives, la visée cryptique cédant le pas, dans la forme actuelle, à la
fonction i<strong>de</strong>ntitaire ou grégaire (Calvet, 1997 ; Goudaillier, 1997). Ces
observations appellent à notre sens quelques remarques.
D’abord, la fonction cryptique reste présente dans les pratiques
<strong>langagières</strong> et l’imaginaire sociolinguistique <strong>de</strong>s (pré)adolescents,
comme le montrent les résultats d’un questionnaire auquel ont répondu
51 élèves <strong>de</strong> trois classes <strong>de</strong> cinquième (Trimaille, 2003b). En effet, dans
la réponse à la question «même si tu ne le fais pas, pourquoi utiliser une
autre langue ou un autre langage que le français à l’école», un élève sur
trois (17/51) attribue une fonction cryptique à l’utilisation, en milieu
scolaire, d’une autre langue ou d’un autre langage que le français,
attribution exprimée par l’énoncé prototypique «pour pas que [les autres]
comprennent».
Ensuite, il est difficile, voire impossible, d’étayer ces attributions <strong>de</strong>
fonctions i<strong>de</strong>ntitaire ou cryptique à <strong>de</strong>s unités lexicales (a fortiori à une
«variété argotique») sans les rapporter à <strong>de</strong>s éléments linguistiques
précis utilisés dans <strong>de</strong>s échanges en face-à-face contextualisés, à <strong>de</strong>s
situations définies socialement. Comme l’appelaient déjà <strong>de</strong> leurs vœux
Conein & Ga<strong>de</strong>t (1998) ou Fagyal (2004) c’est donc en replaçant leur
examen dans l’étu<strong>de</strong> d’interactions «socialement significatives», sans les
séparer <strong>de</strong>s autres niveaux linguistiques et en déterminant leur <strong>de</strong>gré <strong>de</strong>
spécificité, que la dynamique <strong>de</strong> ces variantes <strong>peut</strong> être comprise 3 .
Par ailleurs, il est nécessaire <strong>de</strong> resituer ce qui apparait comme un
glissement fonctionnel dans la perspective plus globale <strong>de</strong> l’évolution <strong>de</strong>
la perception (notamment scientifique) du rapport entre dynamiques
socio<strong>langagières</strong> et processus <strong>de</strong> construction/manifestation d’i<strong>de</strong>ntités 4 ,
comme l’affirme Bauvois (1998) : «[L]es variations linguistiques à
3 Pour une approche tentant <strong>de</strong> lier activité néologique et construction <strong>de</strong>s
positionnements et <strong>de</strong>s relations au sein du groupe <strong>de</strong> pairs, voir Trimaille (2003b).
4 Il est aussi notable que le cryptage est difficilement dissociable du marquage et <strong>de</strong> la
perception <strong>de</strong>s frontières <strong>de</strong> groupes et donc d’une fonction i<strong>de</strong>ntitaire, emblématique
ou stimatisante.

l’adolescence peuvent être en tous points comparées à celle <strong>de</strong> tout
groupe dont l’i<strong>de</strong>ntité fait l’objet d’une revendication particulière».
En lien avec cette fonctionnalisation différente, plusieurs auteurs
distinguent encore la «langue <strong>de</strong>s cités» <strong>de</strong> l’argot sur le critère <strong>de</strong> la part
que prennent les emprunts, notamment à l’arabe. Outre le fait que cela
confirme le caractère souvent implicite <strong>de</strong> «l’i<strong>de</strong>ntité ethnique» <strong>de</strong>s
enquêtés, la présence d’emprunts, dont on <strong>peut</strong> faire l’hypothèse qu’il
s’agit d’alternances <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s plus ou moins stabilisées dans les pratiques
<strong>de</strong> réseaux <strong>de</strong> communication et en ce sens vernacularisées, illustre la
dynamique plurilingue qui accompagne la redéfinition <strong>de</strong>s appartenances
groupales en milieu urbain.
1.2. Phonétique
Bien que le niveau phonique <strong>de</strong>s pratiques <strong>langagières</strong> <strong>de</strong> <strong>jeunes</strong> ait
été longtemps délaissé par la sociolinguistique française (à l’exception
notable du travail <strong>de</strong> Laks, 1983), quelques travaux <strong>de</strong>ssinent <strong>de</strong>s
tendances, qui, si elles ne sont pas générales, – les étu<strong>de</strong>s manquent
encore pour pouvoir se prononcer sur leur portée –, sont attestées en
différents contextes, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> spécificités locales, substratiques et
adstratiques, ce qui pose la question <strong>de</strong> leur intégration dans le français
hexagonal commun.
Au niveau segmental d’abord, plusieurs phénomènes ont été décrits
<strong>de</strong>puis la première observation par Billiez (1992, à la suite <strong>de</strong> Chevrot et
al., 1983) d’une prononciation forte et constrictive <strong>de</strong> /r/ lui donnant
«une coloration arabe».
Le principal phénomène pointé, et à ce jour le plus étudié, rési<strong>de</strong> dans
la palatalisation et/ou l’affrication <strong>de</strong>s consonnes occlusives <strong>de</strong>ntales (/t/
et /d/) et vélaires (/k/ et /g/) (Armstrong & Jamin, 2002 ; Billiez et al.,
2003 ; Trimaille, 2003a ; Jamin, 2004). Dans une étu<strong>de</strong> réalisée à La
Courneuve et à Fontenay-sous-Bois, ce <strong>de</strong>rnier a mis en évi<strong>de</strong>nce une
distribution <strong>de</strong>s variantes affriquées corrélée au sexe (les garçons
affriquent plus que les filles), à l’âge (les 15-25 ans produisent plus
d’affriquées que les 30-50 ans) et à l’origine <strong>de</strong>s ascendants (<strong>jeunes</strong> issus

<strong>de</strong> l’immigration nord-africaine affriquent plus que les locuteurs <strong>de</strong>
parents d’autres origines). La corrélation la plus claire est celle établie
avec le <strong>de</strong>gré d’«insertion à la culture <strong>de</strong>s rues» (qui recoupe ou
synthétise partiellement les autres caractéristiques socio-biographiques).
L’ancienneté <strong>de</strong>s attestations d’affrications en divers lieux et dans
diverses langues <strong>de</strong> l’hexagone, leur présence dans plusieurs adstrats
(français d’Afrique du nord, arabe maghrébin parlé, anglais, italien,
espagnol, langues romani…) ainsi que l’apparente absence d’un patron
classique <strong>de</strong> variation stylistique observée en banlieue parisienne (dont
on <strong>peut</strong> penser qu’elle traduit l’absence <strong>de</strong> stigmatisation) sont autant
d’éléments qui font <strong>de</strong> ces variantes <strong>de</strong>s candidates au changement
linguistique. Une première tentative <strong>de</strong> rapprochement <strong>de</strong> méthodologies
différentes (variationniste et interactionniste) tente d’évaluer les chances
qu’ont ces variantes d’intégrer les pratiques <strong>langagières</strong> <strong>de</strong>s locuteurs du
français hexagonal et d’alimenter son changement linguistique. Comme
on le verra plus bas, ce questionnement conduit notamment à
(re)considérer le rôle <strong>de</strong> médiatrices que peuvent jouer les filles, ou
certaines d’entre elles, dans la diffusion <strong>de</strong> traits marqués comme nonstandard,
et à leur donner une place dans les recherches
sociolinguistiques.
Concernant le supra-segmental ensuite, <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> réponses ont
été apportés à la question posée par Duez & Casanova 5 , (1997) <strong>de</strong> savoir
s’il existait <strong>de</strong>s «clichés mélodiques» dans le parler <strong>de</strong>s banlieues. Ainsi,
Romano (dans Billiez et al., 2003) parle – à la suite <strong>de</strong> Caelen-Haumont
– <strong>de</strong> «mélismes» et Lekha & Le Gac (2004) décrivent un «accent <strong>de</strong>
banlieue» caractérisé par une «chute abrupte <strong>de</strong> f 0» et se rapprochant,
malgré une longueur moindre, d’un contour expressif du français
standard. Leur étu<strong>de</strong> montre que cet «accent» est i<strong>de</strong>ntifié par <strong>de</strong>s
étudiants rouennais non issus <strong>de</strong> banlieue.
Après avoir décrit un déplacement <strong>de</strong> l’accent vers la pénultième syllabe,
5 Qui concluaient à une absence <strong>de</strong> particularité temporelle (la proéminence
majoritairement en finale <strong>de</strong> groupe étant conforme à l’organisation temporelle du
français standard).

chez <strong>de</strong>s collégiens <strong>de</strong> La Courneuve (réalisant une activité <strong>de</strong>
<strong>de</strong>scription d’image), Stewart & Fagyal (2004), ont quant à eux
commencé à explorer la nature <strong>de</strong>s évaluations et <strong>de</strong>s attributions
psychosociales liées à cette accentuation non-standard, montrant que les
attributions concernent à la fois l’origine ethnique <strong>de</strong>s locuteurs
(Maghreb), leur attitu<strong>de</strong> (agressivité) ou leur état psychologique (colère).
Si le développement <strong>de</strong> cette variante prosodique pourrait être vu
comme une sorte <strong>de</strong> régularisation systémique 6 , sa valeur <strong>de</strong> stéréotype
stigmatisé lui donne peu <strong>de</strong> chance d’alimenter un changement
linguistique.
1.3. Niveaux morphologique et syntaxique
En ce qui concerne ces <strong>de</strong>ux niveaux, Conein & Ga<strong>de</strong>t insistent, dans
leur article <strong>de</strong> 1998, sur «la stabilité par rapport au modèle antérieur» <strong>de</strong>s
formes utilisées par les <strong>jeunes</strong> <strong>de</strong> milieu populaire, «les rares émergences
<strong>de</strong> phénomènes nouveaux peuvent être rapportées à toutes les formes <strong>de</strong>
langue populaire, et ne sont pas spécifiques <strong>de</strong>s <strong>jeunes</strong>» (parataxe,
usages <strong>de</strong> «que»…).
Trois phénomènes méritent d’être mentionnés qui ne s’inscrivent
apparemment pas dans cette continuité. Parmi eux, <strong>de</strong>ux semblent être
l’objet d’une certaine diffusion sociale, l’autre restant – d’après nos
observations – plus confiné à <strong>de</strong>s groupes restreints.
Ce <strong>de</strong>rnier, <strong>de</strong> faible diffusion donc, rési<strong>de</strong> dans la reprise du SV en
fin d’énoncé, ce qui produit un effet d’insistance :
on part à six heures / on part ;
Le <strong>de</strong>uxième consiste en la troncation du morphophonème /e/ (en
finale <strong>de</strong> participe passé ou d’infinitif), dont on <strong>peut</strong> souligner qu’il <strong>peut</strong>
s’agir d’un phénomène morphologique ou d’un effet morphologique
d’une apocope.
6 Au plan typologique, Fagyal (communication personnelle) signale que l’accentuation
sur la <strong>de</strong>rnière syllabe du groupe rythmique est un cas rare parmi les langues
naturelles, et que le déplacement accentuel vers la pénultième (disponible en français
standard) est conforme au système <strong>de</strong>s autres langues romanes.

c’est lui qui t(e) l’a [skk] (volé).
Quoiqu’il en soit, cette tendance à faire disparaître une syllabe en
finale <strong>de</strong> formes verbales conduit à l’effacement d’un morphème (ou une
partie d’un morphème discontinu pour la troncation du participe passé)
ce qui semble relativement nouveau 7 .
Le discours rapporté est enfin, au plan morphosyntaxique, le lieu
d’usage d’interjections comme balises introductives <strong>de</strong> discours direct,
comme dans l’extrait suivant où le locuteur raconte un dialogue d’une
série télévisée en recourant, <strong>de</strong> façon non systématique, au tour «faire +
Interj. + disc. cité» :
t(u) sais c'est quoi au début i(l) fait / ouais / on va dire Asène tu t'app+ t(u) sais
au début i(l) fait ouais et tout / j(e) sais pas quoi Jean-Pierre j(e) sais pas quoi ça
t(e) va? / i(l) fait Ø non et tout ç(a) fait trop français et tout et i(l) fait ben Asène
Asène ça fait vieux
Dans ces cas, les interjections fonctionneraient, selon Fauré (2000),
comme «marqueurs d’authentifications». Dans d’autres cas, il semble
plus pertinent <strong>de</strong> les appréhen<strong>de</strong>r au niveau pragmatique et
interactionnel.
1.5. Niveau pragmatico-interactionnel
Lorsqu’on évoque globalement la façon <strong>de</strong> parler <strong>de</strong>s «<strong>jeunes</strong>» et
particulièrement celle <strong>de</strong>s «<strong>jeunes</strong> <strong>de</strong> quartiers», force est <strong>de</strong> constater la
saillance du domaine <strong>de</strong> l’axiologie négative (AN), catégorisée selon les
sources <strong>de</strong>s catégories, comme «insultes», «langage vulgaire»,
«agressif», «incivilités», «violence verbale». On <strong>peut</strong> d’ailleurs noter que
la catégorie «insultes», qui englobe un ensemble <strong>de</strong> pratiques
interactionnelles hétérogènes, est souvent évoquée dans les <strong>de</strong>scriptions
«profanes», à la fois dans ce qu’on pourrait considérer comme le hors
groupe, mais aussi chez <strong>de</strong>s adolescents interrogés sur la spécificité <strong>de</strong>
7 Plusieurs hypothèses sur ce phénomène sont proposées dans Trimaille (2003a).

leurs pratiques <strong>langagières</strong> 8 . Or, l’insulte n’est pas une catégorie
purement linguistique 9 et il est donc important <strong>de</strong> ne pas considérer toute
«grossièreté» ou «terme péjoratif adressé» comme une insulte au sens
commun du terme, et d’en relever quelques fonctions 10 : traçage <strong>de</strong>
frontières intergroupes, marqueur <strong>de</strong> positionnement/<strong>de</strong> prise ou
d’assignation <strong>de</strong> rôle, sanction du manquement à une règle du groupe <strong>de</strong>
pairs, marqueur <strong>de</strong> connivence («insulte» <strong>de</strong> solidarité), insulte
conditionnelle (du type «si X alors AN»).
Moins souvent décrit, le domaine <strong>de</strong> l’axiologie positive (expressions
référant à l’appréciation positive d’un référent, humain ou non) donne
lieu à la recatégorisation <strong>de</strong> nombreuses hyperboles dont beaucoup sont
aujourd’hui largement diffusées (p. ex. «ça tue», «c’est (trop) <strong>de</strong> la
balle», «ça déchire (grave/sa race…)».
Dans ce même domaine pragmatico-interactionnel, l’étu<strong>de</strong> en cours
d’un important corpus <strong>de</strong> pratiques <strong>de</strong> <strong>jeunes</strong> garçons grenoblois âgés <strong>de</strong>
10 à 16 ans (vivant dans <strong>de</strong>s HLM du centre ville) révèle que les
multiples interjections peuvent aussi endosser <strong>de</strong>s fonctions variées,
allant <strong>de</strong> la signalisation d’une prise <strong>de</strong> tour <strong>de</strong> parole ou d’une rupture
thématique, à l’adressage d’un énoncé à un locuteur en situation <strong>de</strong>
polylogue. Formellement, ces interjections peuvent être <strong>de</strong>s vocalisations
(oh) ou être créées à partir <strong>de</strong> formules véridictoires («ma parole», «la
vie <strong>de</strong> ma mère» «le Coran») qui sont ainsi l’objet d’une désémantisation
(perte <strong>de</strong> valeur performative) puis d’une recatégorisation pragmaticosémantique.
1008S. arrêtez le Coran xxx La Mecque
8 Ainsi, lors d’entretiens qui visent à mettre en évi<strong>de</strong>nce la représentation qu’ont <strong>de</strong>s
adolescents <strong>de</strong>s spécificités <strong>de</strong> leurs «façons <strong>de</strong> parler», la catégorie <strong>de</strong>s «insultes» est
souvent convoquée pour caractériser les pratiques <strong>langagières</strong> dans leur ensemble.
9 On <strong>peut</strong> considérer avec Lagorgette & Larrivée, (2004) qu’il n’y a pas d’insulte
constituée sans adressataire insulté.
10 Lepoutre (1997) souligne la difficulté d’interprétation <strong>de</strong>s axiologiques négatifs qui
sont donc source potentielle <strong>de</strong> nombreux malentendus communicationnels.

1009T. oh les gars quand H. i(l) revient / sur H
A l’instar <strong>de</strong>s locutions mélioratives évoquées supra, la plupart <strong>de</strong> ces
éléments interactionnels sont présents dans les pratiques <strong>langagières</strong> <strong>de</strong>
locuteurs «non-<strong>jeunes</strong>» et non-<strong>urbains</strong> : néanmoins, on <strong>peut</strong> faire
l’hypothèse que c’est la co-occurrence (Ervin-Tripp, 1972) et la
fréquence <strong>de</strong> certains <strong>de</strong> ces traits qui constituent un style et fon<strong>de</strong>nt
l’appréhension en termes <strong>de</strong> variété «quasi-individuée». Mais les étu<strong>de</strong>s
quantitatives qui permettraient <strong>de</strong> déterminer <strong>de</strong>s seuils et <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong>
seuils manquent.
Différents éléments <strong>de</strong>scriptifs entrevus ici appuient donc la thèse
selon laquelle les pratiques <strong>langagières</strong> <strong>de</strong> <strong>jeunes</strong> <strong>urbains</strong> comportent
certes <strong>de</strong>s évolutions linguistiques, mais incarnent néanmoins une
continuité avec certaines tendances évolutives du français parlé. En dépit
<strong>de</strong> cette continuité, ces pratiques sont souvent vues comme <strong>de</strong>s lieux <strong>de</strong>
rupture linguistique (d’aucuns parlent <strong>de</strong> «fracture»), et leur caractère
hétérogène et mouvant sont souvent masqués par les désignations <strong>de</strong>
«langue», <strong>de</strong> «langage» ou <strong>de</strong> «parlers».
2. Peut-on parler <strong>de</strong> «parlers <strong>jeunes</strong>» ?
Confrontés à la question récurrente <strong>de</strong> la nomination <strong>de</strong>s phénomènes
<strong>de</strong> variation, et aux effets <strong>de</strong> clôture, <strong>de</strong> figement et <strong>de</strong> rupture
qu’impose le recours à une étiquette unique, les sociolinguistes
ont proposé diverses désignations, mettant tour à tour l’accent sur <strong>de</strong>s
aspects particuliers <strong>de</strong>s réalités étudiées. La diversité <strong>de</strong>s désignations
qui a prévalu dans les premières recherches atteste <strong>de</strong> la difficulté à
circonscrire un objet unique, et plus encore à le nommer : «parler
véhiculaire interethnique», «sociolecte (urbain) générationnel», «français
contemporain <strong>de</strong>s cités» «parlers <strong>urbains</strong>»… (cf. le titre interrogatif <strong>de</strong>
Boyer, 1997). Puis un fragile consensus s’est établi, au fil <strong>de</strong>s
publications, autour <strong>de</strong> l’expression PJ dont on <strong>peut</strong> questionner, outre

son caractère politiquement correct, la pertinence du point <strong>de</strong> vue
sociolinguistique.
Dans l’expression PJ, on <strong>peut</strong> d’abord relever l’aspect métonymique
et euphémistique <strong>de</strong> «jeune(s)» – du même type que celle qui a cours
lorsque les «quartiers» désignent <strong>de</strong>s quartiers défavorisés – puisque bien
souvent, cet adjectif réfère implicitement davantage à une catégorie
socio-économique que générationnelle.
On <strong>peut</strong> encore souligner que toutes les désignations citées ont en
commun <strong>de</strong> nommer <strong>de</strong>s usages langagiers ayant cours dans une
«communauté <strong>de</strong> pratiques» (Eckert, 2000) en réduisant celle-ci à un
seul <strong>de</strong> ses aspects (spatial, générationnel, social), et en en excluant, <strong>de</strong>
plus, les filles. En effet, en attribuant majoritairement ce(s) PJ à <strong>de</strong>
<strong>jeunes</strong> garçons, ces désignations passent sous silence la place <strong>de</strong>s <strong>jeunes</strong>
filles et leur rôle potentiel dans les processus <strong>de</strong> diffusion <strong>de</strong> certains
éléments langagiers.
Dans <strong>de</strong> nombreux travaux, ainsi que dans les articles <strong>de</strong> presse, «jeune»
ne renvoie, à l’évi<strong>de</strong>nce, qu’au genre masculin. Cette exclusivité
masculine, médiatiquement construite, mérite d’être interrogée aussi au
plan scientifique. Quand elle ne l’a pas éludée, la sociolinguistique
française a fort peu étudié la question. Les <strong>de</strong>scriptions linguistiques <strong>de</strong>s
PJ se basent, pour la plupart, sur les usages langagiers <strong>de</strong>s garçons «<strong>de</strong>s
banlieues», sans d’ailleurs toujours le préciser.
Quelques travaux font référence à <strong>de</strong>s différences relevées dans les
pratiques <strong>langagières</strong> respectives <strong>de</strong> filles et <strong>de</strong> garçons (Binisti, 1998),
ou encore à <strong>de</strong>s difficultés d’accès à <strong>de</strong>s réseaux féminins (Melliani,
2000). Cette difficulté, jadis rencontrée par Labov avec la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>s
Danger Girls, a été <strong>de</strong>puis, certes en la contournant, surmontée aux
Etats-Unis (cf. notamment les travaux <strong>de</strong> Eckert en milieu scolaire,
2000).
S’agirait-il alors, en contexte français, comme l’avance Moïse (2002),
d’un manque d’attention, d’une négligence scientifique ? On ne <strong>peut</strong>
selon nous exclure que les <strong>jeunes</strong> filles <strong>de</strong>s cités <strong>de</strong> relégation seraient,
aujourd’hui plus qu’il y a une vingtaine d’années, difficiles à rencontrer
sur ce type <strong>de</strong> terrain. Des travaux <strong>de</strong> sociologues (Buffet, 2003 ;

Kebabza & Welzer Lang, 2003) signalent qu’elles occupent l’espace
d’une façon différente <strong>de</strong> celle <strong>de</strong>s garçons. Ces <strong>de</strong>rniers ont en effet
dans leurs quartiers <strong>de</strong>s lieux stables <strong>de</strong> regroupement, qu’ils occupent
avec une plus gran<strong>de</strong> liberté, alors que les filles y sont beaucoup plus
contrôlées dans leurs fréquentations. Leur présence <strong>de</strong>vant être justifiée
dans cet espace public, elles développent <strong>de</strong>s stratégies <strong>de</strong> déambulation,
en se déplaçant constamment afin <strong>de</strong> rendre leur présence moins visible.
Associé à d’autres phénomènes, ce fait n’est pas sans inci<strong>de</strong>nce sur
les façons <strong>de</strong> parler <strong>de</strong>s filles, sur leurs attitu<strong>de</strong>s à l’égard <strong>de</strong> ces
pratiques, ainsi que sur leur rôle dans la diffusion <strong>de</strong> certains traits
marqués masculins. Une étu<strong>de</strong> exploratoire (Billiez et al, 2003) a ainsi
montré, par <strong>de</strong>s analyses différentielles <strong>de</strong>s pratiques <strong>langagières</strong>
ordinaires dans un même quartier <strong>de</strong> Grenoble, que les usages <strong>de</strong>s
adolescents et <strong>de</strong>s adolescentes comprennent <strong>de</strong>s éléments communs,
avec toutefois <strong>de</strong>s petites différences <strong>de</strong> quantité <strong>de</strong> traits usités. Leur
fréquence est toujours légèrement supérieure chez les garçons mais celleci
est surestimée dans ce que les uns et les autres en disent lorsqu’on les
interroge sur les différences <strong>langagières</strong> réciproques perçues. L’enquête
empirique réalisée vient confirmer l’hypothèse formulée par Laks
(1983 : 95) selon laquelle «d’assez petits écarts quantitatifs [peuvent]
faire <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s différences sociolinguistiques entre locuteurs et
locutrices».
Comme souligné supra, le domaine <strong>de</strong> l’axiologie négative est attesté
tant chez les filles que chez les garçons, bien que chez ces <strong>de</strong>rniers le
nombre d’occurrences soit légèrement supérieur. La faiblesse relative <strong>de</strong>
l’écart constaté entre filles et garçons va à l’encontre <strong>de</strong>s stéréotypes qui
associent au sexe féminin un comportement langagier beaucoup plus
policé que celui attribué au sexe masculin 11 .
Dans ce même contexte, une seule différence très marquée
quantitativement concerne <strong>de</strong>s lexies relevant d’un argot «classique»
(«biftons», «cave», «barjo», etc.) dont l’usage est quatre fois plus intense
11 Encore faut-il se gar<strong>de</strong>r d’une généralisation hâtive, puisque dans chacun <strong>de</strong>s groupes
<strong>de</strong> garçons et <strong>de</strong> filles, ce sont le et la lea<strong>de</strong>rs qui produisent le plus grand nombre
d’axiologiques péjoratifs, dans les échanges entre pairs.

chez les garçons, sans que cette intensité ne s’accompagne d’une plus
gran<strong>de</strong> diversité lexicale, puisque les filles utilisent aussi ces mêmes
lexies, mais moins fréquemment.
Enfin, ces analyses, à la fois <strong>de</strong>s usages eux-mêmes et <strong>de</strong> la façon dont
les locuteurs/trices les appréhen<strong>de</strong>nt, ten<strong>de</strong>nt à montrer que certaines
filles <strong>de</strong>s cités jouent un rôle prépondérant dans la diffusion <strong>de</strong> traits
initiés ou réactivés par les garçons, traits qu’elles jugent acceptables,
pour être exportés hors <strong>de</strong> leur réseau le plus local. Ainsi, l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>
Maillochon (2003) sur les premières relations amoureuses adolescentes
dans les cités montre que les filles ont un environnement plus mixte que
celui <strong>de</strong>s garçons d’une part, et que, d’autre part, les relations
amoureuses affectent davantage les réseaux féminins que les réseaux
masculins. Ce sont généralement les filles qui intègrent le réseau
relationnel du garçon fréquenté, ce que la sociologue dénomme le
«nomadisme relationnel» (dont on <strong>peut</strong> penser qu’il n’est pas exclusif <strong>de</strong>
ces milieux sociaux). Et comme les relations amoureuses sont
particulièrement labiles à cet âge, les filles éten<strong>de</strong>nt leurs liens sociaux
en entrant en contact avec différents réseaux masculins 12 . Les réseaux
féminins étant, comme le montrent les travaux <strong>de</strong> Rubi (2003), plus
vastes que ceux <strong>de</strong>s garçons, moins ancrés uniquement dans le quartier
d’habitation et plus perméables aux autres pairs fréquentant l’école, les
filles sont donc à même <strong>de</strong> diffuser certains traits qu’elles (et les
«adopteurs») jugent socialement acceptables, c’est-à-dire non
stigmatisés. Ce constat rejoint le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Labov (2001) selon qui
les changements linguistiques par le bas seraient diffusés par <strong>de</strong>s
locutrices qui côtoient <strong>de</strong>s réseaux fermés masculins (<strong>de</strong>nses et
multiplexes) tout en développant <strong>de</strong>s liens hors <strong>de</strong> ceux-ci 13 .
12 Le contrôle <strong>de</strong>s fréquentations féminines oblige les filles à développer <strong>de</strong>s relations
amoureuses hors <strong>de</strong> la sphère relationnelle la plus surveillée, ce qui est sans doute un
facteur <strong>de</strong> diffusion exogroupale <strong>de</strong> traits langagiers.
13 Labov nomme ce type <strong>de</strong> locutrices «expan<strong>de</strong>d centrality», ce que Jamin & Trimaille
(à par.) traduisent par «centralité élargie».

4. Conclusion
Il semble que le constat <strong>de</strong> Conein & Ga<strong>de</strong>t (1998) reste aujourd’hui
d’actualité : peu <strong>de</strong> phénomènes nouveaux se manifestent dans le(s) PJ,
hormis dans les fréquences <strong>de</strong> certains traits (phonétiques, lexicaux, mais
aussi l’intégration d’éléments allogènes) et <strong>peut</strong>-être aussi dans les
modalités d’interaction.
Ce qui <strong>peut</strong> sembler nouveau ou nouvellement mis en évi<strong>de</strong>nce,
rési<strong>de</strong> <strong>peut</strong>-être dans les phénomènes <strong>de</strong> refonctionnalisation.
Refonctionnalisation touchant à la fois les plans linguistique et social –
inextricablement imbriqués et donc proprement sociolinguistiques – par
exemple grâce aux recatégorisations pragmatico-sémantique que nous
n’avons fait qu’entrevoir ici.
L’imbrication entre pratiques <strong>langagières</strong> et dynamiques i<strong>de</strong>ntitaires
(individuelles et collectives) <strong>de</strong>meure délicate à saisir avec <strong>de</strong>s outils soit
très «macro» soit très «micro». Peut-être l’introduction d’une notion
comme «communauté <strong>de</strong> pratiques» permet-elle d’appréhen<strong>de</strong>r les
relations réciproques et imbriquées entre individus, réseaux sociaux à
base locale et groupes plus abstraits (par exemple en terme <strong>de</strong> «classe
sociale»).
En effet, parmi les activités conjointes qui fon<strong>de</strong>nt toute
«communauté <strong>de</strong> pratiques 14 », figure en bonne place une « façon <strong>de</strong>
parler », un «speech style» (Hymes, 1972) selon Eckert (2000), qui
touche non seulement les différents niveaux d’analyse linguistique, mais
aussi les mo<strong>de</strong>s d’interaction (tonalité, conduites non-verbales, etc.) et
les orientations discursives, et qui, ce faisant, construit et marque
l’appartenance <strong>de</strong>s membres à cette communauté. Tout sujet appartenant
à plusieurs communautés <strong>de</strong> pratiques, son répertoire verbal est constitué
<strong>de</strong> diverses façons <strong>de</strong> parlers qui se recoupent plus ou moins en fonction
<strong>de</strong>s caractéristiques <strong>de</strong> son réseau social. La <strong>de</strong>scription en termes <strong>de</strong> PJ,
variété «à part» et figée, parlée par <strong>de</strong>s locuteurs «monostyles», ne serait
14 Entendue, selon Eckert (2000:35), comme «an aggregate of people who come together
around some enterprise. United by these common enterprise, people come to <strong>de</strong>velop
and share ways of doing things, ways of talking, beliefs, values – in short, practices –
as a function of their joint engagement in activity».

qu’un artefact dû au fait que l’on ne considère ces locuteurs qu’à l’aune
<strong>de</strong> l’une <strong>de</strong> leurs appartenances.
Aller au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la simple <strong>de</strong>scription pour comprendre les
dynamiques socio<strong>langagières</strong>, ainsi que leurs potentielles conséquences
linguistiques (innovation, changement), impose, au plan
méthodologique, d’articuler <strong>de</strong>s approches ethnographiques et
quantitatives.
En fin <strong>de</strong> compte, ce qui émerge, plutôt qu’une variété <strong>de</strong> français «à
part», ce sont <strong>de</strong>s <strong>de</strong>scriptions qui mettent en évi<strong>de</strong>nce, et parfois en
exergue, l’hétérogénéité constitutive du français, entrainant dans leur
sillage <strong>de</strong>s prises <strong>de</strong> conscience plus ou moins polarisées.
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