Naturaliser l'intentionnalité et la conscience - Pacherie
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<strong>Naturaliser</strong> l’intentionnalité<br />
<strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>conscience</strong><br />
Élisab<strong>et</strong>h <strong>Pacherie</strong><br />
Sciences cognitives :<br />
un programme de naturalisation de l’esprit<br />
La nature de l’esprit, les représentations mentales, l’intentionnalité,<br />
<strong>la</strong> <strong>conscience</strong>, le raisonnement, le <strong>la</strong>ngage, <strong>la</strong> catégorisation •,<br />
<strong>la</strong> perception, l’action, <strong>la</strong> mémoire, les émotions ou encore les<br />
concepts sont depuis fort longtemps des obj<strong>et</strong>s privilégiés de<br />
réflexion philosophique. Les sciences cognitives s’intéressent à<br />
ces mêmes obj<strong>et</strong>s, mais en prenant pour hypothèse conductrice<br />
l’idée selon <strong>la</strong>quelle les phénomènes mentaux constituent une<br />
c<strong>la</strong>sse particulière de phénomènes naturels. Elles considèrent<br />
l’esprit comme un obj<strong>et</strong> d’étude susceptible d’être abordé avec les<br />
méthodes des sciences de <strong>la</strong> nature <strong>et</strong> leur ambition est de<br />
comprendre <strong>et</strong> d’expliquer comment des processus physiques<br />
peuvent donner lieu à des phénomènes mentaux. Elles visent ainsi<br />
à se constituer en sciences naturelles de l’esprit <strong>et</strong> récusent l’idée<br />
d’une dualité irréductible entre le physique <strong>et</strong> le mental. Le<br />
problème n’est plus d’expliquer comment deux substances<br />
distinctes, l’esprit <strong>et</strong> <strong>la</strong> matière, peuvent interagir ou paraître interagir,<br />
mais d’expliquer comment des processus physiques peuvent<br />
donner lieu à des phénomènes mentaux.<br />
Leur stratégie explicative repose très <strong>la</strong>rgement sur une analyse<br />
fonctionnelle des états mentaux. Il est naturel de supposer que nos<br />
états mentaux sont des causes de nos comportements, qu’ils<br />
dépendent eux-mêmes en partie des stimu<strong>la</strong>tions sensorielles auxquelles<br />
nous sommes soumis <strong>et</strong> qu’ils interagissent les uns avec les<br />
17
La philosophie cognitive<br />
autres. Les états mentaux sont alors susceptibles d’être définis fonctionnellement,<br />
par leurs causes <strong>et</strong> les eff<strong>et</strong>s qu’ils produisent. De<br />
telles analyses sont loin d’être triviales, mais si l’on adm<strong>et</strong> que les<br />
états mentaux peuvent être caractérisés par le rôle causal qu’ils jouent,<br />
les expliquer revient à expliquer comment ce rôle causal peut<br />
s’exercer. En principe, on peut donner c<strong>et</strong>te explication en montrant<br />
comment des mécanismes neurophysiologiques réalisent ces fonctions<br />
causales. Il ne s’agit pas simplement de m<strong>et</strong>tre en évidence de simples<br />
corré<strong>la</strong>tions entre processus mentaux <strong>et</strong> processus neurobiologiques.<br />
Ces corré<strong>la</strong>tions ont, en outre, une valeur explicative dans <strong>la</strong> mesure<br />
où l’organisation causale caractéristique des processus mentaux en<br />
question se trouve reflétée au niveau neurobiologique.<br />
L’enjeu est, on le voit, considérable, puisque le proj<strong>et</strong> d’une naturalisation<br />
du mental impose de repenser en profondeur les vieilles<br />
divisions ontologiques <strong>et</strong> les formu<strong>la</strong>tions traditionnelles des problèmes<br />
touchant à l’esprit. Ce n’est pas dire toutefois que les interrogations<br />
que suscitent les sciences cognitives soient radicalement<br />
nouvelles. Comme le montre notamment Engel (1996), un certain<br />
nombre de tensions <strong>et</strong> conflits, c<strong>la</strong>ssiques entre courants naturalistes<br />
<strong>et</strong> courants antinaturalistes en philosophie témoignent d’un<br />
enracinement préa<strong>la</strong>ble de ces questions. L’actualité que prend<br />
aujourd’hui ce débat tient à ce que les grands progrès que les sciences<br />
cognitives ont permis dans <strong>la</strong> compréhension de multiples domaines<br />
de <strong>la</strong> cognition, les méthodologies qu’elles ont développées <strong>et</strong> les<br />
nouveaux modèles <strong>et</strong> outils théoriques qu’elles proposent, paraissent<br />
témoigner de <strong>la</strong> fécondité d’une approche naturaliste.<br />
Ce<strong>la</strong> ne signifie pas toutefois que les sciences cognitives puissent<br />
aujourd’hui proposer une théorie naturaliste de l’esprit parfaitement<br />
aboutie. Le programme de naturalisation du mental doit affronter<br />
trois défis majeurs. L’esprit présente en eff<strong>et</strong> trois caractéristiques<br />
centrales, dont il n’est pas de prime abord évident qu’elles puissent<br />
recevoir un traitement naturaliste. En premier lieu, selon <strong>la</strong><br />
thèse célèbre de Brentano, l’intentionnalité ou capacité de représenter<br />
– <strong>la</strong> propriété de pouvoir renvoyer à quelque chose, d’être<br />
dirigé ou orienté vers un obj<strong>et</strong> – est <strong>la</strong> marque du mental. C<strong>et</strong>te<br />
thèse a été interprétée comme une thèse d’irréductibilité: le mental,<br />
18
<strong>Naturaliser</strong> l’intentionnalité <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>conscience</strong><br />
en vertu de son intentionnalité, ne saurait être réduit au physique<br />
<strong>et</strong>, par conséquent, une science de l’intentionnalité devrait être<br />
autonome par rapport aux sciences de <strong>la</strong> nature. La crédibilité des<br />
sciences cognitives dépend donc en partie du traitement qu’elles<br />
proposent du problème de l’intentionnalité. Elles doivent ou bien<br />
montrer de manière convaincante que l’intentionnalité intrinsèque<br />
est un mythe, <strong>et</strong> donc un faux problème, ou bien montrer qu’une<br />
théorie naturaliste de l’intentionnalité est possible <strong>et</strong> expliquer<br />
comment un système physique peut être intrinsèquement capable<br />
de représentation. Deuxièmement, <strong>la</strong> <strong>conscience</strong> est traditionnellement<br />
considérée comme une autre dimension essentielle de<br />
l’esprit. Non seulement nous possédons un accès intro-spectif à une<br />
partie au moins de nos pensées, mais en outre nos perceptions<br />
internes (proprioception •, douleur, <strong>et</strong>c.) <strong>et</strong> externes (vision, audition,<br />
toucher, <strong>et</strong>c.), nos émotions <strong>et</strong> nos souvenirs s’accompagnent<br />
de certaines expériences qualitatives. Si avoir un esprit, c’est essentiellement<br />
éprouver des expériences qualitatives conscientes, à<br />
<strong>la</strong> première personne, les approches objectivantes à <strong>la</strong> troisième<br />
personne qui sont celles des sciences de <strong>la</strong> nature ne sont-elles<br />
pas constitutivement incapables de rendre compte de c<strong>et</strong>te dimension<br />
subjective essentielle de <strong>la</strong> vie mentale ?<br />
Enfin, troisièmement, <strong>la</strong> division traditionnelle entre sciences<br />
de l’esprit <strong>et</strong> sciences de <strong>la</strong> nature repose sur l’idée selon <strong>la</strong>quelle<br />
le domaine de l’esprit n’est pas un domaine de faits naturels qui<br />
relève de l’explication causale, mais un domaine qui relève de <strong>la</strong><br />
compréhension ou de l’interprétation, de <strong>la</strong> norme <strong>et</strong> non du fait, de<br />
l’ordre des raisons <strong>et</strong> non de l’ordre des causes. N’est-ce pas radicalement<br />
méconnaître <strong>la</strong> dimension essentiellement normative de<br />
l’esprit que de vouloir l’approcher en termes naturalistes ? Y a-t-il<br />
p<strong>la</strong>ce pour le normatif dans l’ordre naturel ? Explications par les<br />
raisons <strong>et</strong> explications par les causes sont-elles compatibles ?<br />
À travers ces trois défis que constituent <strong>la</strong> naturalisation de l’intentionnalité,<br />
<strong>la</strong> naturalisation de <strong>la</strong> <strong>conscience</strong> <strong>et</strong> <strong>la</strong> naturalisation des<br />
normes <strong>et</strong> des raisons, c’est <strong>la</strong> portée même de l’entreprise cognitive<br />
qui est en jeu. Dans ce chapitre, je me concentrerai sur les deux<br />
premiers d’entre eux.<br />
19
La philosophie cognitive<br />
<strong>Naturaliser</strong> l’intentionnalité<br />
La psychologie ordinaire <strong>et</strong> ses présupposés<br />
La psychologie ordinaire – <strong>la</strong> manière dont spontanément nous interprétons,<br />
expliquons <strong>et</strong> prédisons nos comportements <strong>et</strong> ceux d’autrui<br />
– fait appel aux notions de croyances, désirs, intentions, souvenirs,<br />
émotions, perceptions, sensations <strong>et</strong> ainsi de suite. On dira par<br />
exemple que le voleur s’est enfui parce qu’il a pris peur quand il a vu<br />
<strong>la</strong> police devant <strong>la</strong> maison; il a cru qu’on venait l’arrêter <strong>et</strong> n’avait<br />
pas l’intention de se <strong>la</strong>isser prendre. Une grande partie de ces concepts<br />
psychologiques ordinaires sont des concepts d’états intentionnels.<br />
Nos croyances, désirs, intentions, perceptions <strong>et</strong> émotions – ce que<br />
les philosophes appellent «attitudes • propositionnelles» – portent<br />
sur quelque chose, ont un contenu représentationnel qui est évaluable.<br />
Une croyance peut être vraie ou fausse, un désir satisfait ou non, une<br />
intention réalisée ou non, une perception véridique ou trompeuse,<br />
une émotion appropriée ou non. Le terme d’intentionnalité, utilisé<br />
en un sens philosophique technique, désigne c<strong>et</strong>te propriété qu’ont<br />
les états mentaux d’avoir un contenu sémantique, de renvoyer à<br />
quelque chose ou d’avoir une portée représentationnelle. En outre,<br />
<strong>la</strong> psychologie ordinaire attribue à ces états un rôle causal dans <strong>la</strong><br />
production des comportements, rôle causal qui dépend à <strong>la</strong> fois de<br />
l’attitude considérée <strong>et</strong> de son contenu.<br />
Trois attitudes au moins sont possibles face à <strong>la</strong> psychologie ordinaire<br />
<strong>et</strong> aux présupposés ontologiques qu’elle paraît véhiculer. La première<br />
<strong>et</strong> <strong>la</strong> plus radicale consiste à n’y voir qu’une théorie périmée, aussi<br />
peu recommandable que l’alchimie ou <strong>la</strong> théorie du phlogiston, <strong>et</strong> à<br />
attendre des neurosciences qu’elles substituent à des catégories mentales<br />
empiriquement inadéquates des catégories neurobiologiques<br />
scientifiquement fondées. C<strong>et</strong>te position est connue sous le nom d’éliminativisme<br />
<strong>et</strong> a pour avocate <strong>la</strong> plus célèbre <strong>la</strong> « neurophilosophe »<br />
Church<strong>la</strong>nd Smith. On peut, contrairement à l’éliminativisme, reconnaître<br />
une utilité prédictive à <strong>la</strong> psychologie ordinaire, mais se refuser<br />
néanmoins à endosser ses présupposés ontologiques apparents <strong>et</strong>, en<br />
20
<strong>Naturaliser</strong> l’intentionnalité <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>conscience</strong><br />
particulier, l’idée que les croyances, désirs <strong>et</strong> autres types d’états intentionnels<br />
auxquels elle fait appel sont des entités dotées d’une existence<br />
objective <strong>et</strong> d’une efficacité causale. Selon Denn<strong>et</strong>t, qui défend<br />
une forme d’instrumentalisme, les croyances <strong>et</strong> les désirs doivent plutôt<br />
être considérés comme des entités abstraites au même titre que les<br />
centres de gravité. De même que l’on comm<strong>et</strong>trait une erreur de catégorie<br />
en cherchant à identifier d’aluminium qui constitue le centre<br />
de gravité d’une sphère creuse en aluminium, de même on se fourvoierait<br />
à vouloir identifier une croyance ou un désir à un état physique<br />
particulier. Encore c<strong>et</strong>te comparaison avec <strong>la</strong> notion de centre de gravité<br />
fait-elle trop d’honneur aux catégories intentionnelles. Nos théories<br />
physiques nous perm<strong>et</strong>tent de définir avec précision <strong>la</strong> notion de<br />
centre de gravité <strong>et</strong> de calculer de manière unique le centre de gravité<br />
d’un obj<strong>et</strong> donné. Tel n’est pas le cas de nos interprétations en termes<br />
intentionnels d’un comportement donné, qui peuvent être incompatibles<br />
entre elles <strong>et</strong> néanmoins indépartageables. Enfin, <strong>la</strong> troisième<br />
attitude possible est celle du réalisme intentionnel • qui non seulement<br />
reconnaît à <strong>la</strong> psychologie ordinaire une utilité prédictive mais<br />
revendique aussi ses engagements ontologiques, quitte à adm<strong>et</strong>tre<br />
que <strong>la</strong> typologie du mental qu’elle propose doit être complétée, raffinée<br />
<strong>et</strong> parfois révisée. C’est c<strong>et</strong>te troisième position que je considérerai<br />
plus avant, car c’est à elle que le défi de <strong>la</strong> naturalisation se pose avec<br />
le plus d’acuité.<br />
Si l’on adm<strong>et</strong> que les états intentionnels ont une existence réelle<br />
<strong>et</strong> que l’intentionnalité est une marque essentielle du mental, le défi<br />
de <strong>la</strong> naturalisation consiste à montrer qu’il s’agit là d’un phénomène<br />
naturel <strong>et</strong> à expliquer comment les représentations mentales<br />
sont possibles dans une ontologie • matérialiste, autrement dit à<br />
expliquer comment certains états d’un système matériel peuvent<br />
constituer des états intentionnels, <strong>et</strong> leur évolution traduire des évolutions<br />
dans les croyances, désirs, <strong>et</strong>c. La tâche qui est ici dévolue au<br />
philosophe est double. Dans un premier temps, il lui incombe d’analyser<br />
<strong>la</strong> notion d’état intentionnel <strong>et</strong> d’en préciser les dimensions, l’objectif<br />
étant de dégager les conditions qui doivent être remplies pour<br />
que l’on puisse qualifier un état d’intentionnel. Dans un deuxième<br />
temps, il lui faudra montrer, s’il est naturaliste, comment des états<br />
21
La philosophie cognitive<br />
d’un système matériel peuvent satisfaire à ces conditions. S’il n’est<br />
pas naturaliste, son ambition sera au contraire de montrer que<br />
certaines au moins de ces conditions nécessaires ne sauraient être<br />
remplies par un système matériel.<br />
Qu’est-ce que l’intentionnalité?<br />
Commençons donc par préciser ce que l’on entend par intentionnalité<br />
<strong>et</strong> à quelles conditions on peut dire qu’un état est intentionnel<br />
ou encore, pour utiliser des expressions que nous tiendrons ici pour<br />
équivalentes, qu’il est doté d’un contenu, qu’il a des propriétés sémantiques<br />
ou qu’il constitue une représentation mentale. On doit tout<br />
d’abord distinguer deux dimensions de l’intentionnalité. La dimension<br />
verticale, ou dimension de <strong>la</strong> référence, renvoie à <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion de<br />
dénotation entre les représentations <strong>et</strong> les obj<strong>et</strong>s ou états de chose sur<br />
lesquels elles portent. La dimension horizontale, ou dimension intensionnelle,<br />
renvoie quant à elle à <strong>la</strong> manière dont un obj<strong>et</strong> ou état de<br />
chose est représenté, à ce que l’on appelle son mode de présentation.<br />
Vous pouvez par exemple vous représenter une personne,<br />
Ludwig Wittgenstein, comme « l’auteur du Tractatus Logico-<br />
Philosophicus » ou comme « le frère cad<strong>et</strong> du pianiste pour lequel<br />
Ravel a écrit son Concerto pour <strong>la</strong> main gauche ». La distinction<br />
entre sens <strong>et</strong> référence, ou intension <strong>et</strong> extension, est importante<br />
pour au moins deux raisons. D’une part, on peut croire que l’auteur<br />
du Tractatus Logico-Philosophicus a enseigné à Cambridge sans croire<br />
– ou même en croyant qu’il est faux – que le frère cad<strong>et</strong> du pianiste<br />
pour lequel Ravel a écrit son Concerto pour <strong>la</strong> main gauche a enseigné<br />
à Cambridge. De surcroît, le fait que quelqu’un croie que Wittgenstein<br />
a écrit le Tractatus Logico-Pataphysicus ne nous autorise pas à inférer que<br />
quelqu’un a effectivement écrit un Tractatus Logico-Pataphysicus. On<br />
appelle «opacité référentielle» <strong>la</strong> propriété qu’ont les croyances <strong>et</strong> les<br />
attitudes propositionnelles plus généralement de n’autoriser ni les<br />
généralisations existentielles ni <strong>la</strong> substitution salva veritate • à des<br />
constituants de leur contenu d’autres constituants ayant <strong>la</strong> même<br />
dénotation. D’autre part, le potentiel inférentiel • d’une représentation<br />
22
<strong>Naturaliser</strong> l’intentionnalité <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>conscience</strong><br />
est fonction du sens de ses constituants <strong>et</strong> non de leur référence. Si<br />
vous pensez que l’auteur du Tractatus Logico-Philosophicus a enseigné<br />
à Cambridge, vous pouvez en inférer qu’au moins une personne<br />
ayant enseigné à Cambridge a écrit un livre, mais non qu’une<br />
personne ayant enseigné à Cambridge avait un frère pianiste.<br />
Inversement, si vous pensez que le frère cad<strong>et</strong> du pianiste pour lequel<br />
Ravel a écrit son Concerto pour <strong>la</strong> main gauche a enseigné à<br />
Cambridge, vous pouvez en inférer qu’au moins une personne ayant<br />
enseigné à Cambridge avait un frère pianiste, mais non qu’une<br />
personne ayant enseigné à Cambridge a écrit un livre.<br />
Dire que les états représentationnels ont une dimension référentielle<br />
implique qu’ils ont des conditions de correction. On ne peut dire<br />
d’un état qu’il représente le monde comme étant tel ou tel, que pour<br />
autant qu’il est possible d’énoncer une condition ou un ensemble de<br />
conditions sous lesquelles c<strong>et</strong>te représentation est une représentation<br />
correcte du monde (ce qui évidemment ne signifie pas qu’il s’agisse<br />
de l’unique représentation correcte du monde). Mais pour qu’il y ait<br />
sens à dire qu’une représentation est correcte, il faut aussi qu’il puisse<br />
y avoir sens à dire qu’elle est incorrecte. Autrement dit, pour qu’un<br />
état puisse être considéré comme représentationnel, il faut non seulement<br />
qu’il ait des conditions de correction mais encore que ces<br />
conditions puissent être définies de manière à <strong>la</strong>isser ouverte <strong>la</strong> possibilité<br />
de méprise ou d’erreur. Dire que les états représentationnels ont<br />
une dimension intensionnelle qui détermine leur potentiel inférentiel<br />
semble impliquer que les états représentationnels doivent former<br />
un système. Il paraît difficile d’imaginer que quelqu’un puisse avoir<br />
<strong>la</strong> croyance que le frère cad<strong>et</strong> du pianiste pour lequel Ravel a écrit son<br />
Concerto pour <strong>la</strong> main gauche a enseigné à Cambridge sans croire,<br />
ou tout au moins sans être en mesure de former <strong>la</strong> croyance, que<br />
Ravel a écrit un Concerto pour <strong>la</strong> main gauche, que le frère d’un<br />
pianiste a enseigné à Cambridge, qu’un pianiste au moins n’était pas<br />
fils unique <strong>et</strong> ainsi de suite. On appelle «holisme • sémantique» <strong>la</strong><br />
thèse selon <strong>la</strong>quelle les représentations forment nécessairement un<br />
système, le sens de chacune étant fonction de ses re<strong>la</strong>tions avec les<br />
autres éléments du système. Se pose toutefois <strong>la</strong> question de savoir<br />
si ce holisme doit être considéré comme un holisme global, le sens<br />
23
La philosophie cognitive<br />
d’une représentation étant fonction de sa p<strong>la</strong>ce dans le système tout<br />
entier de représentations, ou comme un holisme local, le sens d’une<br />
représentation étant alors fonction de sa re<strong>la</strong>tion à certaines autres<br />
représentations <strong>et</strong> non au système tout entier. Enfin, il ne faut pas<br />
oublier que si <strong>la</strong> psychologie ordinaire postule l’existence d’états<br />
mentaux intentionnels, c’est pour expliquer <strong>et</strong> prédire le comportement.<br />
Il importe donc aussi d’expliquer comment les états intentionnels<br />
peuvent être causes de comportement <strong>et</strong> comment l’eff<strong>et</strong><br />
causal qu’ils exercent peut être fonction de leur contenu.<br />
Nous avons ainsi défini le cahier des charges auquel est astreint<br />
un programme de naturalisation de l’intentionnalité. Son objectif<br />
devra être de montrer que des systèmes matériels peuvent avoir des<br />
états intentionnels, autrement dit des états qui ont des conditions<br />
de correction, lesquelles peuvent ou non être satisfaites (possibilité<br />
de méprise représentationnelle), qui manifestent une forme d’intensionnalité,<br />
qui ont un potentiel inférentiel <strong>et</strong> donc des liens sémantiques<br />
les uns avec les autres <strong>et</strong>, enfin, qui ont une efficacité causale<br />
dans <strong>la</strong> production du comportement. Ce programme a été au centre<br />
des recherches en philosophie de l’esprit dans les années 1980.<br />
Plusieurs types d’approches ont été développés. À défaut de pouvoir<br />
en présenter ici un panorama compl<strong>et</strong>, je prendrai pour exemple<br />
une stratégie combinant sémantique informationnelle <strong>et</strong> téléosémantique<br />
•, dont je vais r<strong>et</strong>racer les grandes lignes 1 .<br />
Une approche téléosémantique<br />
La stratégie poursuivie par l’approche téléosémantique consiste à<br />
prendre pour point de départ <strong>la</strong> notion d’indication naturelle – on<br />
appelle contenu informationnel d’un état ce que c<strong>et</strong> état indique ou<br />
dont il est le signe naturel – <strong>et</strong> à essayer de montrer comment en<br />
l’affinant <strong>et</strong> en <strong>la</strong> contraignant davantage on peut aboutir à <strong>la</strong> notion<br />
1. Diverses versions de c<strong>et</strong>te stratégie ont été proposées, notamment par Fodor<br />
(1987), Millikan (1984) <strong>et</strong> Dr<strong>et</strong>ske (1988). La version que je présente ici s’inspire<br />
essentiellement des travaux de Dr<strong>et</strong>ske.<br />
24
<strong>Naturaliser</strong> l’intentionnalité <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>conscience</strong><br />
plus exigeante de représentation mentale dotée d’un contenu sémantique<br />
ou intentionnel. Qu’on pense à <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion entre <strong>la</strong> fumée <strong>et</strong> le<br />
feu, des empreintes de pas dans le sable <strong>et</strong> le passage d’un être humain,<br />
le nombre de cernes d’un arbre <strong>et</strong> son âge. On peut décrire c<strong>et</strong>te<br />
re<strong>la</strong>tion en disant par exemple que le nombre de cernes est porteur<br />
d’information sur l’âge de l’arbre, qu’il l’indique ou en est le signe. La<br />
re<strong>la</strong>tion d’indication naturelle est fondée sur l’existence de corré<strong>la</strong>tions<br />
systématiques, voire nomologiques •, entre les occurrences du<br />
signe <strong>et</strong> les choses signifiées. L’indication naturelle est en outre une<br />
re<strong>la</strong>tion objective dans <strong>la</strong> mesure où elle existe indépendamment<br />
d’un interprète. Toutefois, <strong>la</strong> notion de signe ou d’indication naturelle<br />
reste encore trop rudimentaire. Tout d’abord, dans <strong>la</strong> mesure où<br />
le signe <strong>et</strong> <strong>la</strong> chose qu’il indique sont systématiquement corrélés, un<br />
signe naturel ne saurait mentir. Le problème de l’erreur représentationnelle<br />
reste entier. De surcroît, un signe naturel peut être l’indicateur<br />
de plusieurs choses. La présence de <strong>la</strong> fumée est non seulement<br />
signe de <strong>la</strong> présence du feu, mais aussi signe de <strong>la</strong> présence de<br />
combustible <strong>et</strong> signe de <strong>la</strong> présence d’oxygène, sans lesquels il n’y<br />
aurait pas de feu. Les signes naturels ne manifestent donc pas l’intensionnalité<br />
qui caractérise les représentations mentales.<br />
Pour combler le fossé qui existe encore entre contenu informationnel<br />
<strong>et</strong> contenu sémantique, on fait donc intervenir dans un<br />
deuxième temps les notions de sélection <strong>et</strong> de fonction d’indication.<br />
Un état doté de certaines capacités d’indication <strong>et</strong> qui peut jouer un<br />
rôle causal dans <strong>la</strong> production de certains comportements, peut être<br />
recruté par un mécanisme de sélection comme cause d’un type particulier<br />
de comportement dont le succès dépend, au moins pour partie,<br />
de <strong>la</strong> présence de l’une des choses qu’il indique. En étant ainsi sélectionné,<br />
c<strong>et</strong> état acquiert à <strong>la</strong> fois une fonction d’indication <strong>et</strong> une<br />
fonction de contrôle du comportement. Dans <strong>la</strong> mesure où ce qu’un<br />
état a pour fonction d’indiquer peut être circonscrit plus étroitement<br />
que ce qu’il est effectivement capable d’indiquer, l’introduction de<br />
<strong>la</strong> notion de fonction doit perm<strong>et</strong>tre de rendre compte de l’intensionnalité<br />
manifestée par les représentations. C<strong>et</strong>te approche perm<strong>et</strong><br />
aussi d’expliquer comment un état représentationnel peut avoir une<br />
efficacité causale en vertu de son contenu, puisque précisément un<br />
25
La philosophie cognitive<br />
état d’un système n’acquiert une fonction d’indication <strong>et</strong> donc un<br />
contenu sémantique que dans <strong>la</strong> mesure où il se voit accorder un rôle<br />
dans le contrôle du comportement, du fait de sa capacité à indiquer<br />
<strong>la</strong> présence dans l’environnement d’une certaine condition. Enfin,<br />
dans le cadre de c<strong>et</strong>te stratégie, on peut rendre compte de <strong>la</strong> possibilité<br />
de méprise représentationnelle. En fait, plusieurs explications sont<br />
possibles. Premièrement, il se peut qu’entre le moment où un état E<br />
acquiert une fonction d’indication donnée – par exemple, indiquer <strong>la</strong><br />
présence de F – <strong>et</strong> le moment où il exerce c<strong>et</strong>te fonction, les conditions<br />
environnementales se soient modifiées de telle sorte que E ait cessé<br />
d’être un signe naturel de F, tout en ayant conservé <strong>la</strong> fonction d’indiquer<br />
F. Deuxièmement, il se peut que C ait acquis <strong>la</strong> fonction d’indiquer<br />
F non parce qu’il était un indicateur naturel de F, mais parce qu’il<br />
était un indicateur naturel de G qui, sans être parfaitement corrélé<br />
avec F, l’est suffisamment pour les besoins de l’organisme en question.<br />
Enfin, un état d’un système peut avoir pour fonction d’indiquer<br />
F mais ne pas remplir correctement sa fonction du fait d’une détérioration<br />
du système auquel il appartient.<br />
Enfin, pour que, dans le cadre de c<strong>et</strong>te stratégie, on puisse véritablement<br />
parler de naturalisation de l’intentionnalité, il faut encore<br />
expliquer comment ces fonctions d’indication peuvent se m<strong>et</strong>tre<br />
en p<strong>la</strong>ce « naturellement ». Deux solutions peuvent être envisagées.<br />
L’une fait intervenir un mécanisme de sélection naturelle de<br />
type évolutionniste, l’autre un mécanisme d’apprentissage individuel<br />
par conditionnement opérant. Une explication sélectionniste<br />
perm<strong>et</strong>tra de dire qu’un état C d’un organisme a pour fonction<br />
d’indiquer <strong>la</strong> présence de F parce que, chez les ancêtres de c<strong>et</strong><br />
organisme, il avait <strong>la</strong> propriété d’indiquer F <strong>et</strong> de causer un comportement<br />
donné <strong>et</strong> que ceux-ci ont été sélectionnés parce que <strong>la</strong> production<br />
de ce comportement en présence de F avait une valeur<br />
adaptative. L’apprentissage individuel constitue un second mode<br />
possible d’acquisition d’une fonction d’indication. L’apprentissage<br />
par conditionnement opérant perm<strong>et</strong> de renforcer le coup<strong>la</strong>ge<br />
entre un état indicateur de F <strong>et</strong> un comportement, <strong>et</strong> ainsi de<br />
configurer les propriétés causales d’une structure en accord avec<br />
ses propriétés d’indication.<br />
26
<strong>Naturaliser</strong> l’intentionnalité <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>conscience</strong><br />
On ne saurait dire que <strong>la</strong> naturalisation de l’intentionnalité est<br />
chose faite. Il existe encore aujourd’hui nombre de désaccords sur<br />
<strong>la</strong> manière plus ou moins restrictive dont <strong>la</strong> notion d’indication<br />
naturelle doit être définie, sur ce que serait <strong>la</strong> meilleure manière<br />
de combler le fossé entre contenu informationnel <strong>et</strong> contenu sémantique,<br />
ou sur ce que l’on peut attendre d’un appel aux théories de<br />
<strong>la</strong> sélection naturelle <strong>et</strong> du conditionnement opérant. À tout le<br />
moins, les débats encore en cours témoignent-ils de ce que nous<br />
savons poser le problème de l’intentionnalité en termes naturalistes<br />
<strong>et</strong> avons une idée des directions à explorer à <strong>la</strong> recherche<br />
d’une solution. Ainsi que nous allons maintenant le voir, nous ne<br />
pouvons pas vraiment en dire autant du problème de <strong>la</strong> <strong>conscience</strong>.<br />
<strong>Naturaliser</strong> <strong>la</strong> <strong>conscience</strong><br />
Descartes soutenait que <strong>la</strong> <strong>conscience</strong> est constitutive de <strong>la</strong> pensée<br />
<strong>et</strong> que tout ce qui mérite d’être appelé mental est conscient. Ainsi<br />
affirmait-il qu’« il ne peut y avoir en nous aucune pensée, de <strong>la</strong>quelle,<br />
dans le moment même qu’elle est en nous, nous n’ayons une actuelle<br />
connaissance » 2 . L’esprit est ainsi conçu comme transparent à luimême<br />
<strong>et</strong> l’idée d’une pensée inconsciente est pour Descartes incohérente.<br />
C<strong>et</strong>te thèse est aujourd’hui <strong>la</strong>rgement contestée. L’énorme<br />
influence qu’ont exercée au XX e siècle les théories de Freud a donné<br />
à l’existence de l’inconscient un statut d’évidence dans <strong>la</strong> culture<br />
contemporaine. Hors de <strong>la</strong> sphère psychanalytique, <strong>la</strong> psychologie<br />
cognitive m<strong>et</strong> aujourd’hui <strong>la</strong>rgement l’accent sur le rôle joué par<br />
des processus <strong>et</strong> contenus de pensée inconscients dans <strong>la</strong> vie mentale.<br />
Un grand nombre de données issues de <strong>la</strong> psychologie cognitive,<br />
de <strong>la</strong> neuropsychologie, des neurosciences <strong>et</strong> des techniques<br />
associées de neuro-imagerie m<strong>et</strong>tent en évidence le fait qu’une<br />
grande partie des processus cognitifs impliqués dans <strong>la</strong> perception,<br />
<strong>la</strong> préparation motrice, le traitement sémantique de l’information<br />
2. Réponses aux quatrièmes objections, dans Descartes (1979 : 369). On notera<br />
que le texte <strong>la</strong>tin parle de <strong>conscience</strong> là où <strong>la</strong> traduction française parle de<br />
connaissance.<br />
27
La philosophie cognitive<br />
ainsi que dans <strong>la</strong> mémoire ou les émotions ont lieu, ou peuvent<br />
avoir lieu, de manière inconsciente.<br />
Dans une perspective cartésienne, expliquer <strong>la</strong> pensée <strong>et</strong> expliquer<br />
<strong>la</strong> <strong>conscience</strong> constituaient un seul <strong>et</strong> même proj<strong>et</strong>. Dans <strong>la</strong> perspective<br />
qui est actuellement celle des sciences cognitives, ces proj<strong>et</strong>s<br />
sont distincts ou, plutôt, ne se recoupent que partiellement. Expliquer<br />
<strong>la</strong> <strong>conscience</strong> revient à expliquer ce qui fait <strong>la</strong> spécificité des processus<br />
<strong>et</strong> états mentaux conscients par rapport à ceux qui sont inconscients,<br />
<strong>et</strong> <strong>la</strong> naturaliser revient à expliquer comment des états d’un<br />
système physique peuvent constituer des états conscients. Toutefois,<br />
le terme de <strong>conscience</strong> comporte de multiples acceptions <strong>et</strong>, préa<strong>la</strong>blement<br />
à toute tentative de naturalisation de <strong>la</strong> <strong>conscience</strong>, il importe<br />
de préciser à quels phénomènes nous nous intéressons.<br />
Conscience phénoménale <strong>et</strong> <strong>conscience</strong> cognitive<br />
Dans les débats philosophiques contemporains sur <strong>la</strong> <strong>conscience</strong>,<br />
une distinction centrale s’est imposée entre une notion de <strong>conscience</strong><br />
centrée sur les aspects subjectifs des phénomènes conscients (<strong>et</strong> que<br />
l’on appelle <strong>conscience</strong> phénoménale) <strong>et</strong> une autre série de notions<br />
qui m<strong>et</strong>tent l’accent sur les aspects intentionnels <strong>et</strong> fonctionnels de<br />
<strong>la</strong> <strong>conscience</strong>, <strong>et</strong> que l’on peut regrouper sous l’appel<strong>la</strong>tion générale<br />
de «<strong>conscience</strong> cognitive».<br />
Le dénominateur commun aux différentes notions de <strong>conscience</strong><br />
cognitive est l’idée que <strong>la</strong> <strong>conscience</strong> est toujours <strong>conscience</strong> de quelque<br />
chose, qu’elle est intentionnelle au sens philosophique du terme, autrement<br />
dit qu’un être conscient est un être qui a des représentations<br />
conscientes. On peut donc distinguer des formes plus ou moins é<strong>la</strong>borées<br />
de <strong>conscience</strong> cognitive en fonction de ce qui fait l’obj<strong>et</strong> d’une<br />
expérience consciente. Un être conscient est tout d’abord un être<br />
conscient du monde qui l’entoure <strong>et</strong> de ses propres états corporels.<br />
Assise devant mon bureau, je vois les obj<strong>et</strong>s autour de moi, j’entends<br />
le bruit de <strong>la</strong> circu<strong>la</strong>tion dans <strong>la</strong> rue, je sens l’odeur du café montant<br />
de <strong>la</strong> tasse, je ressens des picotements dans ma jambe gauche repliée,<br />
j’éprouve une légère sensation de faim. Une première forme de<br />
28
<strong>Naturaliser</strong> l’intentionnalité <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>conscience</strong><br />
<strong>conscience</strong> cognitive, <strong>la</strong> <strong>conscience</strong> primaire, consiste donc dans le<br />
fait d’avoir des représentations conscientes de son environnement<br />
<strong>et</strong> de son corps. À c<strong>et</strong>te <strong>conscience</strong> primaire peut s’ajouter une forme<br />
plus é<strong>la</strong>borée de <strong>conscience</strong> cognitive, <strong>la</strong> <strong>conscience</strong> introspective<br />
(ou réflexive) qui renvoie à <strong>la</strong> capacité que nous avons d’inspecter<br />
mentalement le cours de nos pensées <strong>et</strong> de former des pensées de<br />
second ordre sur nos états mentaux, autrement dit de former des<br />
représentations conscientes de nos représentations. Chez les êtres<br />
humains, <strong>la</strong> capacité d’introspection s’accompagne de <strong>la</strong> capacité de<br />
rapporter verbalement le contenu de leurs états mentaux. Mais ces<br />
deux capacités vont-elles nécessairement de pair? Les êtres dotés de<br />
<strong>la</strong>ngage sont-ils seuls capables de <strong>conscience</strong> introspective?<br />
Enfin, une troisième forme de <strong>conscience</strong> cognitive, <strong>la</strong> <strong>conscience</strong><br />
de soi, renvoie à <strong>la</strong> capacité que nous avons de nous appréhender<br />
nous-mêmes comme suj<strong>et</strong>s de nos pensées, de saisir notre existence<br />
en tant qu’individus <strong>et</strong> de nous différencier d’autrui. L’analyse philosophique<br />
de c<strong>et</strong>te notion est chargée de controverses. Quand par<br />
l’introspection nous avons <strong>conscience</strong> de nos pensées, perceptions <strong>et</strong><br />
sentiments, avons-nous aussi <strong>conscience</strong> d’un moi persistant qui en est<br />
le suj<strong>et</strong> ou bien, comme l’affirmait Hume, n’appréhendons-nous rien<br />
d’autre qu’un faisceau de perceptions particulières? Si nous n’avons<br />
pas d’accès introspectif à un soi persistant que l’on puisse isoler de<br />
ses perceptions <strong>et</strong> pensées, en quoi <strong>la</strong> <strong>conscience</strong> de soi consiste-telle?<br />
S’agit-il de notre accès à un modèle de soi, de <strong>la</strong> possession d’un<br />
ensemble de représentations liées d’une certaine manière à nousmêmes,<br />
de <strong>la</strong> possession d’un concept de soi <strong>et</strong> de <strong>la</strong> capacité à utiliser<br />
ce concept pour conférer une certaine unité à sa vie mentale en représentant<br />
explicitement nos pensées <strong>et</strong> expériences comme nôtres?<br />
La notion de <strong>conscience</strong> phénoménale porte en revanche sur les<br />
aspects subjectifs de <strong>la</strong> <strong>conscience</strong>. Nos expériences conscientes sont<br />
caractérisées par leurs qualités subjectives particulières. Ce<strong>la</strong> nous fait<br />
un certain eff<strong>et</strong> d’entendre le son de <strong>la</strong> tromp<strong>et</strong>te, de sentir l’odeur de<br />
<strong>la</strong> rose, d’avoir à <strong>la</strong> bouche le goût du citron, d’éprouver de <strong>la</strong> colère<br />
ou de <strong>la</strong> tristesse, d’avoir mal aux dents, de ressentir une impression<br />
de chatouillement, d’avoir à l’esprit l’image de l’être aimé. Une expérience<br />
visuelle a ses qualités subjectives propres qui <strong>la</strong> distinguent<br />
29
La philosophie cognitive<br />
d’une expérience tactile, auditive ou olfactive. C<strong>et</strong>te différence n’est<br />
pas seulement imputable au fait que les différents sens nous informent<br />
sur des propriétés différentes du monde, comme <strong>la</strong> couleur pour <strong>la</strong><br />
vue <strong>et</strong> <strong>la</strong> solidité pour le toucher. La vue <strong>et</strong> le toucher nous informent<br />
tous deux sur <strong>la</strong> forme des obj<strong>et</strong>s, mais ce n’est pas <strong>la</strong> même chose<br />
d’éprouver visuellement une forme <strong>et</strong> de l’éprouver tactilement. Chaque<br />
modalité sensorielle est en outre riche de qualités subjectives variées<br />
qui peuvent former un réseau de re<strong>la</strong>tions. L’eff<strong>et</strong> que nous fait le rouge<br />
est différent de l’eff<strong>et</strong> du vert, du jaune ou de l’orangé, mais l’expérience<br />
du rouge nous paraît plus proche de celle du jaune ou de l’orangé<br />
que de celle du vert. On notera qu’en par<strong>la</strong>nt du caractère subjectif<br />
de l’expérience ou de l’expérience telle qu’elle est appréhendée du<br />
point de vue du suj<strong>et</strong>, on ne fait pas nécessairement allusion au caractère<br />
supposé privé de l’expérience pour celui qui <strong>la</strong> possède. Comme<br />
le souligne Thomas Nagel (1983), il ne s’agit pas d’un point de vue qui<br />
serait accessible seulement à un individu unique, mais plutôt d’un type<br />
de point de vue que partagent les êtres qui ont une constitution suffisamment<br />
semb<strong>la</strong>ble. Les faits phénoménologiques sont donc parfaitement<br />
objectifs au sens où une personne peut savoir ou dire ce qu’est<br />
l’expérience de l’autre qualitativement. Ils sont néanmoins subjectifs<br />
au sens où c<strong>et</strong>te attribution objective d’expérience n’est possible que<br />
lorsque le suj<strong>et</strong> de l’attribution est suffisamment semb<strong>la</strong>ble à l’obj<strong>et</strong><br />
de l’attribution pour être en mesure d’adopter son point de vue. C’est<br />
pourquoi, selon Nagel, nous pouvons comprendre ce qu’est l’expérience<br />
subjective d’un autre être humain qui entend des sons, voit des<br />
couleurs ou ressent des douleurs, mais ne pouvons comprendre l’eff<strong>et</strong><br />
que ce<strong>la</strong> fait d’être une chauve-souris qui appréhende par écholocation<br />
<strong>la</strong> structure spatiale de son environnement.<br />
Un grand nombre d’expériences conscientes ont à <strong>la</strong> fois une<br />
dimension phénoménale <strong>et</strong> une dimension cognitive. C’est le cas<br />
de <strong>la</strong> perception dans ses différentes modalités, ou encore celui<br />
des émotions. La peur que j’éprouve lorsque, me promenant dans<br />
les bois, je vois soudain un serpent au détour du chemin ne se<br />
réduit pas à une impression subjective, elle est peur de ce serpent,<br />
du danger qu’il représente ou pourrait représenter. Toutefois,<br />
30
<strong>Naturaliser</strong> l’intentionnalité <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>conscience</strong><br />
<strong>conscience</strong> phénoménale <strong>et</strong> <strong>conscience</strong> cognitive ne sont pas toujours<br />
conjuguées. Ma croyance consciente que <strong>la</strong> bataille de<br />
Marignan a eu lieu en 1515, ou celle qu’il existe une infinité de<br />
nombres premiers, ne semble pas devoir s’accompagner nécessairement<br />
d’une expérience subjective particulière.<br />
Dans quelle mesure <strong>la</strong> stratégie explicative fonctionnaliste peutelle<br />
porter ses fruits dans le domaine de <strong>la</strong> <strong>conscience</strong> ? La spécificité<br />
des états mentaux conscients tient-elle au rôle fonctionnel<br />
particulier qu’ils remplissent ? Ce rôle fonctionnel peut-il être<br />
caractérisé avec suffisamment de précision pour nous <strong>la</strong>isser entrevoir<br />
quels mécanismes neurophysiologiques seraient en mesure de<br />
le réaliser ? C’est ici que <strong>la</strong> distinction entre <strong>conscience</strong> phénoménale<br />
<strong>et</strong> <strong>conscience</strong> cognitive prend tout son poids. Les différentes<br />
formes de <strong>conscience</strong> cognitive paraissent susceptibles<br />
d’une caractérisation fonctionnelle. Denn<strong>et</strong>t (1994) <strong>et</strong> Baars (1988),<br />
parmi d’autres, ont proposé des modèles théoriques des modes de<br />
traitement de l’information <strong>et</strong> de <strong>la</strong> dynamique causale des processus<br />
impliqués dans les différentes formes de <strong>conscience</strong> cognitive.<br />
Baars soutient, par exemple, que <strong>la</strong> <strong>conscience</strong> repose sur<br />
l’existence d’un espace de travail global dans un système distribué<br />
de modules de traitement de l’information. Une partie de l’information<br />
traitée par ces modules peut être diffusée dans l’espace<br />
de travail global <strong>et</strong> devenir accessible à l’ensemble du système<br />
cognitif. L’espace de travail global est ainsi le dépositaire des contenus<br />
de <strong>conscience</strong>. À supposer que le modèle cognitif théorique<br />
de Baars soit correct, l’étape supplémentaire vers une naturalisation<br />
de <strong>la</strong> <strong>conscience</strong> consisterait à m<strong>et</strong>tre en évidence un<br />
ensemble de processus biologiques reflétant l’organisation causale<br />
abstraite que ce modèle décrit.<br />
Conscience phénoménale : le fossé explicatif<br />
Aux yeux de beaucoup, tant philosophes que scientifiques, il en va<br />
autrement de <strong>la</strong> <strong>conscience</strong> phénoménale. Celle-ci ne semble pas<br />
se <strong>la</strong>isser définir ou caractériser fonctionnellement. Pourquoi <strong>la</strong><br />
31
La philosophie cognitive<br />
<strong>conscience</strong> cognitive s’accompagne-t-elle – sinon toujours, du moins<br />
souvent – d’une expérience subjective particulière ? Pourquoi l’expérience<br />
subjective existe-t-elle ? Pourquoi une expérience qualitative<br />
particulière est-elle associée à <strong>la</strong> perception du vert, <strong>et</strong><br />
pourquoi celle-là plutôt qu’une autre? Il ne serait sans doute pas difficile<br />
à un ingénieur de construire une machine capable de trier<br />
obj<strong>et</strong>s verts <strong>et</strong> rouges ou formes carrées <strong>et</strong> circu<strong>la</strong>ires, mais nous<br />
ne serions pas tentés d’attribuer à c<strong>et</strong>te machine des expériences<br />
subjectives. Or, si un système peut distinguer le vert du rouge, ou<br />
les formes carrées des formes circu<strong>la</strong>ires, sans que l’exercice de<br />
c<strong>et</strong>te capacité donne lieu à des expériences subjectives, pourquoi<br />
avons-nous de telles expériences <strong>et</strong> comment ce<strong>la</strong> est-il possible ?<br />
Selon l’hypothèse célèbre de Francis Crick <strong>et</strong> Christoph Koch (Crick,<br />
1995), l’activation synchronisée de neurones à un niveau de fréquence<br />
d’environ 40 Hz pourrait constituer <strong>la</strong> base cérébrale de <strong>la</strong><br />
<strong>conscience</strong> visuelle. Mais en quoi une oscil<strong>la</strong>tion synchronisée à ce<br />
niveau de fréquence explique-t-elle le caractère subjectif de mon<br />
expérience visuelle? En quoi ce<strong>la</strong> explique-t-il que mon expérience<br />
ait ce caractère subjectif plutôt qu’un autre ? Pourquoi une oscil<strong>la</strong>tion<br />
à 40 Hz plutôt qu’un autre type d’activité cérébrale ? Quelle<br />
impossibilité logique y aurait-il à concevoir une créature en tout<br />
point identique à nous, jusque dans ses oscil<strong>la</strong>tions synchronisées<br />
de neurones à 40 Hz, mais qui n’aurait aucune expérience subjective?<br />
Toutes ces questions sont autant d’illustrations de ce que l’on<br />
appelle le fossé explicatif. Il semble que rien dans notre conception<br />
de notre nature physique ou fonctionnelle n’explique pourquoi<br />
nous avons une expérience subjective <strong>et</strong> pourquoi celle-ci est<br />
telle qu’elle est plutôt qu’autrement.<br />
Le problème du fossé explicatif a suscité des réactions multiples<br />
<strong>et</strong> fort variées. Parmi les attitudes extrêmes, on citera l’éliminativisme<br />
prôné par Denn<strong>et</strong>t qui consiste à nier tout simplement<br />
l’existence de <strong>la</strong> <strong>conscience</strong> phénoménale telle qu’elle a été décrite<br />
ici. Ceci revient du même coup à nier l’existence d’un fossé explicatif,<br />
puisqu’il n’y a rien à expliquer. On pourra situer à un autre<br />
extrême <strong>la</strong> position de Chalmers (1996) qui considère que le fossé<br />
existe <strong>et</strong> est infranchissable, <strong>et</strong> qu’il faut donc adm<strong>et</strong>tre une forme<br />
32
<strong>Naturaliser</strong> l’intentionnalité <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>conscience</strong><br />
de dualisme : <strong>la</strong> <strong>conscience</strong> phénoménale n’est pas de l’ordre des<br />
phénomènes physiques. Une troisième réaction extrême consiste<br />
à considérer <strong>la</strong> <strong>conscience</strong> phénoménale comme un phénomène<br />
physique trop complexe pour que nous puissions jamais espérer<br />
en comprendre les mécanismes. Une théorie scientifique de <strong>la</strong><br />
<strong>conscience</strong> phénoménale serait hors de notre portée, comme <strong>la</strong><br />
mécanique quantique est hors de portée des chimpanzés. Enfin,<br />
parmi les réactions plus modérées, on trouve celles qui adm<strong>et</strong>tent<br />
que le problème est réel <strong>et</strong> que, pour l’instant, nous n’avons<br />
pas les moyens de le résoudre, mais qui <strong>la</strong>issent ouverte <strong>la</strong> possibilité<br />
que soient développés dans le futur de nouveaux concepts<br />
physiques qui perm<strong>et</strong>tent de dissiper le mystère.<br />
Même si le problème du fossé explicatif apparaît encore insoluble,<br />
il serait faux pourtant de penser que les sciences cognitives<br />
ne puissent aujourd’hui rien nous apprendre d’intéressant sur <strong>la</strong><br />
<strong>conscience</strong> phénoménale. Tout d’abord, <strong>la</strong> mise en évidence de corré<strong>la</strong>tions<br />
entre <strong>conscience</strong> phénoménale <strong>et</strong> processus biologiques<br />
n’est pas en soi un résultat négligeable, même si ces corré<strong>la</strong>tions<br />
n’ont pas encore pour nous de force explicative. Deuxièmement,<br />
nos expériences subjectives ont souvent une structure re<strong>la</strong>tionnelle.<br />
L’expérience des couleurs en constitue une illustration. On peut se<br />
demander pourquoi, en voyant du rouge, j’ai une expérience subjective<br />
<strong>et</strong> pourquoi c<strong>et</strong>te expérience plutôt qu’une autre, mais on<br />
peut aussi se demander pourquoi l’expérience du rouge me paraît<br />
plus proche de celle du jaune que de celle du vert, pourquoi je peux<br />
avoir l’expérience d’un vert bleuté ou d’un jaune orangé, mais non<br />
d’un rouge verdâtre ou d’un bleu jaunâtre. Ces dernières questions<br />
témoignent du fait que l’expérience des couleurs a une structure<br />
re<strong>la</strong>tionnelle. Ici, les corré<strong>la</strong>tions entre expériences subjectives<br />
<strong>et</strong> processus neurophysiologiques sous-jacents prennent une valeur<br />
explicative lorsque l’on peut montrer qu’aux re<strong>la</strong>tions structurelles<br />
entre qualités subjectives correspondent des re<strong>la</strong>tions structurelles<br />
entre processus neurophysiologiques. Dans le cas des<br />
couleurs, on a pu expliquer <strong>la</strong> structure des similitudes en identifiant<br />
les mécanismes neurobiologiques qui en sont responsables<br />
<strong>et</strong> en montrant comment leur fonctionnement rend compte de<br />
33
La philosophie cognitive<br />
c<strong>et</strong>te structure 3 . L’expérience des couleurs n’est qu’un exemple ;<br />
bien d’autres formes d’expérience subjective possèdent des traits<br />
structuraux. À défaut de pouvoir raisonnablement attendre aujourd’hui<br />
des biologistes qu’ils nous expliquent pourquoi l’expérience<br />
subjective existe <strong>et</strong> pourquoi elle existe sous <strong>la</strong> forme que nous<br />
connaissons plutôt qu’une autre, nous pouvons donc au moins<br />
attendre d’eux qu’ils nous expliquent sa structure re<strong>la</strong>tionnelle.<br />
Enfin, troisièmement, sous l’étiqu<strong>et</strong>te générale de <strong>conscience</strong> phénoménale,<br />
c’est un ensemble très divers d’expériences conscientes<br />
qui sont réunies. Selon l’hypothèse de Crick <strong>et</strong> Koch, l’activation synchronisée<br />
de neurones autour de 40 Hz pourrait être le corré<strong>la</strong>t<br />
cérébral de <strong>la</strong> <strong>conscience</strong> visuelle, mais qu’en est-il de <strong>la</strong> <strong>conscience</strong><br />
auditive, olfactive ou émotionnelle ? Découvrir que <strong>la</strong> <strong>conscience</strong><br />
phénoménale sous toutes ses formes est invariablement corrélée à<br />
une forme spécifique d’activation neuronale ne résoudrait pas le<br />
problème de <strong>la</strong> <strong>conscience</strong>, mais constituerait sans aucun doute<br />
une avancée considérable. On saurait alors au moins où, sur <strong>la</strong> rive<br />
physique, devrait s’ancrer le pont perm<strong>et</strong>tant de franchir le fossé<br />
explicatif, à défaut de savoir encore comment construire ce pont.<br />
3. Voir notamment Byrne <strong>et</strong> Hilbert (1997).