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COULEUR - Vers à Lyre

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Quadrimestriel – juillet 2010<br />

<strong>COULEUR</strong><br />

eMagazine<br />

littéraire et artistique gratuit<br />

www.vers-a-lyre.fr<br />

© 2010, Kuro


© 2010, Josie<br />

Edito<br />

Cher lecteur,<br />

Mes pages te convient <strong>à</strong> un bal des couleurs,<br />

où les poèmes, nouvelles et images quittent un<br />

temps leur noirceur d’encre pour se parer des<br />

plus vifs apparats. Leurs pigments embrasent<br />

l’imagination et révèlent beauté ou laideur dans des mélanges subtils d’émotions.<br />

Les mots, tout teintés de nuances délicates, ont ainsi saisi les fugaces<br />

lumières qui avaient inspiré leur auteur.<br />

Lecteur, ton regard est-il prêt <strong>à</strong> raviver les éclats colorés disséminés<br />

dans ce nouveau numéro ?<br />

L’équipe <strong>Vers</strong> <strong>à</strong> lyre<br />

Equipe de<br />

rédaction :<br />

Aurore Moret<br />

Julhya<br />

Mickaël Schatas<br />

Récompense<br />

Mise en page et<br />

Webmasters :<br />

Aurore Moret<br />

Jérôme W.<br />

Illustrations :<br />

Aurélie A.<br />

Claire Mathieu<br />

Jerôme W.<br />

Josie<br />

Kuro<br />

Lazylad<br />

Ludimie


Sommaire<br />

3<br />

n° 8 COU L E U R<br />

Le vol des couleurs 4<br />

Des goûts et des couleurs 8<br />

Le vieux qui lisait des romans d’amour 9<br />

Les couleurs de la nuit 10<br />

Transformiste 12<br />

Le magicien des couleurs 13<br />

Jeb 15<br />

Hyp Hop Khagne 29<br />

Au coeur de <strong>Vers</strong> <strong>à</strong> <strong>Lyre</strong> : une équipe ! 30<br />

Histoire d'un point qui voulait être star 31<br />

Over the rainbow 36<br />

Concours Interforum 37<br />

Participez au prochain numéro 38<br />

vers <strong>à</strong> lyre<br />

© 2010, Claire Mathieu


couleur<br />

Le voL des couLeurs<br />

de Hans Delrue<br />

La toute première disparition, je ne l’avais pas remarquée. Du moins, pas comprise. Un bouquet<br />

de fleurs dans un vase, dont je m’étais servi pour peindre une nature morte. Les violettes<br />

avaient perdu leur éclat, leurs pétales desséchés prenant une teinte opaline. Les fleurs se fanaient, avais-je<br />

tout d’abord pensé. Puis je n’y avais plus prêté attention.<br />

Le véritable choc eut lieu le lendemain matin. Je me levai du lit et jetai un regard par la fenêtre<br />

comme <strong>à</strong> mon habitude. Je restai abasourdi en découvrant la scène. Un voile de poussière semblait s’être<br />

étendu pendant la nuit sur la campagne environnante. Les feuilles des arbres arboraient des teintes grisâtres,<br />

tandis que l’herbe elle-même paraissait décolorée.<br />

Que s’était-il donc passé ? Une pluie de cendres s’était-elle abattue sur le pays ? Ou la vitre s’étaitelle<br />

noircie pendant la nuit ? Pour en avoir le cœur net, j’ouvris en grand la fenêtre. Un paysage lunaire.<br />

Puis je me rendis compte que le phénomène n’affectait en réalité que l’herbe et les feuilles des arbres.<br />

Leurs troncs, les fleurs, le sol présentaient les mêmes couleurs que par le passé. Peut-être avais-je encore<br />

l’esprit embrumé par le sommeil ?<br />

J’enfilai une robe de chambre et sortis dans le jardin. Non, je ne rêvais pas tout éveillé : les feuilles<br />

comme la pelouse avaient pris une apparence grisée. Je m’accroupis au sol et promenai mes doigts dans<br />

l’herbe. À ma grande surprise, je ne récoltai que la rosée du matin. Aucune poussière, aucune cendre. La<br />

végétation était-elle malade ?<br />

Je me tournai vers la maison, et reculai d’un pas, stupéfait. Les volets verdelets qui jouxtaient les<br />

fenêtres de l’étage affichaient eux aussi un vernis gris.<br />

— Non ! m’exclamai-je.<br />

Il ne pouvait s’agir que d’un cauchemar. Je me ruai <strong>à</strong> l’intérieur de l’habitation. La nappe cirée de la<br />

table de la cuisine avait viré du vert au bistre. Même les bouteilles d’eau vides présentaient une tout autre<br />

teinte. Il fallut me rendre <strong>à</strong> l’évidence. Le vert avait disparu.<br />

Oui, disparu ! Tous les ustensiles, tous les objets, toutes les plantes de cette couleur avaient subi<br />

cette terrifiante métamorphose, comme si un voleur mystérieux en avait ôté chaque pigment avec minutie.<br />

Les sens nous trompent, affirmait<br />

Descartes. Je doutai donc de moi-même.<br />

Peut-être une défaillance oculaire ? Cela semblait<br />

la seule explication rationnelle.<br />

« Il fallut me rendre <strong>à</strong> l’évidence.<br />

Le vert avait disparu. »<br />

La panique me gagna tout <strong>à</strong> coup. J’étais artiste peintre. Comment vivre avec un tel handicap ? Je<br />

peignais de nombreux paysages de toutes sortes. Que deviendrait mon œuvre si je ne maîtrisais plus les<br />

nuances subtiles du vert ?<br />

4


Alarmé, je me précipitai vers l’atelier aménagé dans une des pièces de la résidence. Les tableaux<br />

aux murs, ceux posés sur les chevalets, tous représentaient des arbres, des broussailles, des prairies. À ma<br />

grande surprise, je percevais leur couleur verte sans la moindre difficulté. Ma déficience avait-elle disparu<br />

? Non, puisque le paysage <strong>à</strong> la fenêtre me renvoyait la même scène grisâtre que tout <strong>à</strong> l’heure.<br />

Je m’emparai d’un tube de peinture verte. Son bouchon était gris. Lorsque je le pressai, il n’en sortit<br />

qu’une pâte terne. Le vert n’existait plus, sauf sur les toiles que j’avais peintes.<br />

Allons ! Cela n’avait aucun sens ! Un défaut ophtalmique pouvait peut-être expliquer la perte de<br />

sensibilité <strong>à</strong> une couleur, mais comment la maladie pouvait-elle faire la différence entre un tableau et la<br />

nature ?<br />

Je restai prostré plusieurs heures, espérant recouvrer la plénitude de mes sens, mais rien n’y faisait.<br />

Sans doute aurais-je dû appeler un médecin, consulter un spécialiste dès le début des symptômes, mais<br />

l’histoire paraissait si incroyable que j’avais du mal <strong>à</strong> l’accepter moi-même et n’aurais pas été capable d’articuler<br />

l’exposé des faits <strong>à</strong> un spécialiste.<br />

Lorsqu’un problème survenait, la peinture s’avérait mon seul refuge. Me perdre dans mes créations.<br />

L’art sublimait tout.<br />

Je m’emparai donc d’une toile vierge que je plaçai sur un chevalet. Sur le tissu écru, je dessinai<br />

quelques traits au fusain. Les courbes des champs de blé, les volumes des maisons. Puis j’étalai quelques<br />

couches de peinture. Le bleu pour le ciel. Le rouge des toits. J’évitais le vert, cette substance désormais<br />

maudite.<br />

Il ne manquait toutefois pas au tableau. Celui-ci, chargé de couleurs primaires, dégageait une<br />

puissance toute particulière. L’œuvre confirmait que je possédais encore mes pleines capacités d’artiste.<br />

Ce travail m’occupa la journée entière. Durant tout ce temps, je ne jetai pas le moindre regard <strong>à</strong><br />

l’extérieur, de peur de retrouver le paysage de cendre. La nuit finit par tomber et je rejoignis mon lit.<br />

J’espérais qu’une nuit de repos mette un terme <strong>à</strong> mon affliction.<br />

Je déchantai dès le lendemain : l’herbe se révélait tout aussi grise que la veille. L’hypothèse de la<br />

maladie se confirmait. J’examinai mon visage dans la salle de bain. Mes lèvres paraissaient plus pâles que<br />

d’habitude. Quant <strong>à</strong> ma langue, elle avait pris une texture sombre. Que m’arrivait-il ?<br />

Je m’emparai de mon peignoir et compris aussitôt : le rouge venait de disparaître lui aussi. Des<br />

rayures grises remplaçaient les bandes autrefois écarlates de ma robe de chambre.<br />

Je dévalai l’escalier, avec l’espoir de n’être que la victime d’une illusion temporaire. Pourtant les<br />

tapis chamarrés avaient perdu leurs teintes purpurines. Les dalles carmin de la cuisine s’assemblaient désormais<br />

en plaques noircies. Jusqu’au vin grenat dans les bouteilles : de la mélasse peu engageante.<br />

L’atelier. L<strong>à</strong>, mes toiles présentaient encore leurs teintes rutilantes. Mais comment diable pareille<br />

chose pouvait-elle être possible ? Me trouvais-je envoûté par quelque improbable sorcier vaudou ?<br />

Condamné <strong>à</strong> ne plus voir certaines couleurs, sauf dans mes propres œuvres ?<br />

Ce jour-l<strong>à</strong>, je peignis la mer sous un ciel bleu. Des vagues <strong>à</strong> l’écume blanche frappant de frêles<br />

esquifs <strong>à</strong> la coque sombre et aux voiles ocre. Du bleu, du jaune, cela me suffisait pour éclabousser cette<br />

toile marine d’une lumière éclatante.<br />

Le jour suivant, le mal hélas s’empira. L’azur avait sombré lui aussi dans le néant. Le paysage n’arborait<br />

plus que des teintes grises comme si le monde avait basculé dans un de ces vieux films en noir et<br />

blanc.<br />

5<br />

vers <strong>à</strong> lyre


© 2010, Josie<br />

Le bleu, mon dieu, le bleu ! Que pouvais-je encore peindre si je n’en disposais plus ? Non, ce ne<br />

pouvait pas être une simple maladie : je devenais fou voil<strong>à</strong> tout ! Mon esprit délirait et me faisait croire <strong>à</strong><br />

cet inconcevable mirage.<br />

Dément, moi ? Pourtant je parvenais <strong>à</strong> raisonner et <strong>à</strong> travailler. Quelle autre explication alors ? Un<br />

phénomène surnaturel ?<br />

Les couleurs disparaissaient du monde pour se retrouver sur les toiles que je peignais. L’évidence<br />

s’imposa tout <strong>à</strong> coup : je volais les couleurs. Oui, j’avais dérobé la teinte de l’herbe, le rouge des lèvres<br />

d’une fille, le ciel d’été. Tout cela, je l’avais ravi <strong>à</strong> leurs propriétaires légitimes pour les mettre dans mes<br />

créations. Il ne s’agissait pas d’un symbole, d’une licence poétique, non, mais de la réalité !<br />

Les autres hommes s’apercevaient-ils de la disparition des couleurs ? Peut-être cherchaient-ils le<br />

coupable, celui qui leur avait pris la splendeur des paysages, le charme de leurs femmes, la beauté de la vie.<br />

À moins qu’ils ne se rendent compte de rien. Sans doute pour eux le gris avait toujours été l<strong>à</strong>. Peutêtre<br />

étais-je le dernier <strong>à</strong> connaître leurs teintes ? Le seul <strong>à</strong> posséder ce trésor ?<br />

Je pris un cadre. Que pouvais-je encore peindre avec le peu de couleurs qu’il me restait ? Des fleurs<br />

bien sûr. Des tournesols comme Van Gogh ? Avec du jaune, que faire d’autre ?<br />

couleur<br />

6


« Allais-je aussi<br />

le capturer ? »<br />

7<br />

Allais-je aussi le capturer ? Le ravir <strong>à</strong> jamais de l’univers ? Ne devraisje<br />

pas plutôt abandonner plutôt que d’enfermer cette dernière touche de<br />

lumière ?<br />

Ce fut pourtant avec une jouissance coupable que j’entrepris d’étaler la peinture sur la toile. Les<br />

pétales paraissaient s’agiter sur le lin, comme s’ils manifestaient une esquisse de vie.<br />

Demain, le monde serait-il entièrement glauque et gris ? Mon atelier abriterait-il la seule palette de<br />

couleurs encore existante ?<br />

..:::..<br />

— Nous arrivons <strong>à</strong> la dernière salle, annonça le guide, elle rassemble les derniers tableaux peints<br />

par l’artiste, juste avant son décès. Son corps a été retrouvé dans l’atelier, les doigts encore cramponnés <strong>à</strong><br />

un pinceau.<br />

Un brouhaha parcourut le groupe des visiteurs.<br />

— Oui, ajouta l’homme, ces toiles sont étonnantes. Nous ne saurons jamais pourquoi l’artiste n’a<br />

utilisé que des variantes de gris pour réaliser ses dernières œuvres.<br />

vers <strong>à</strong> lyre


© 2010, Aurélie A.<br />

couleur<br />

Des goûts et des couleurs<br />

de Danimaidan<br />

Rose est ton univers<br />

Odeur de nuit d’hiver.<br />

Un garçon chocolat<br />

Vient t’offrir des éclats<br />

De cabochon de verre<br />

En «Casaque» bleu-vert.<br />

La pluie sent le citron<br />

Sous les palmiers chiffon<br />

Dans mes jardins délices<br />

À noirceur de réglisse.<br />

Figues de lait brûlé<br />

Caramel rose-thé<br />

Beurré robe de moine<br />

En pourpre de pivoine.<br />

Roses sont tes rubans<br />

Sur arc-en-ciel gourmand.<br />

Douceur pâte d’amande<br />

D’un macaron lavande<br />

Saupoudré de noisettes<br />

Empaillé de violettes.<br />

J’effeuille un nuancier<br />

Au langage argenté<br />

Jade brodé sur soie<br />

À s’en lécher les doigts.<br />

8


Biographie<br />

Le vieux qui lisait des romans d’amour<br />

Luis Sepúlveda est un écrivain chilien né en 1949.<br />

Engagé dans les Jeunesses communistes puis fait<br />

prisonnier politique et enfin libéré, il a sillonné<br />

l’Amérique du Sud où il a, entre-autres, partagé la<br />

vie des indiens shuars et milité armé aux côtés des<br />

sandinistes au Nicaragua. Il s’est ensuite installé<br />

en Europe en tant que journaliste et a entretenu<br />

des activités de militant militant pour Greenpeace<br />

puis pour la Fédération internationale des Droits<br />

de l’Homme.<br />

Bibliographie<br />

1992 : Le Vieux qui lisait des romans d’amour<br />

1993 : Le Monde du bout du monde<br />

1996 : Un Nom de toréro<br />

Histoire d’une mouette et du chat qui lui<br />

apprit <strong>à</strong> voler<br />

Le Neveu d’Amérique<br />

1997 : Rendez-vous d’amour dans un pays en<br />

guerre<br />

1998 : Journal d’un tueur sentimental<br />

1999 : Hot Line<br />

Yakaré<br />

2001 : Les Roses d’Atacama<br />

2003 : La Folie de Pinochet<br />

2005 : Une sale histoire<br />

Les Pires Contes des frères<br />

Grim (co-écrit avec Mario<br />

Delgado Aparain)<br />

2008 : La lampe d’Aladino et<br />

autres histoires pour<br />

vaincre l’oubli<br />

2010 : L’ombre de ce que nous avons été<br />

« Quatrième de couverture<br />

Lorsque les habitants d’El Idilio découvrent dans<br />

une pirogue le cadavre d’un homme blond assassiné,<br />

ils n’hésitent pas <strong>à</strong> accuser les Indiens de meurtre.<br />

Seul Antonio José Bolivar déchiffre dans l’étrange<br />

9<br />

de Luis Sepúlveda<br />

blessure la marque d’un félin. Il a longuement vécu<br />

avec les Shuars, connaît, respecte la forêt amazonienne<br />

et a une passion pour les romans d’amour.<br />

En se lançant <strong>à</strong> la poursuite du fauve, Antonio José<br />

Bolivar nous entraîne dans un conte magique, un<br />

hymne aux hommes d’Amazonie<br />

»<br />

dont la survie<br />

même est aujourd’hui menacée.<br />

Mon avis<br />

Le Vieux qui lisait des romans d’amour est le premier<br />

roman de Luis Sepúlveda. Il y transparait<br />

l’empreinte de son parcours : son engagement politique<br />

et écologique, ainsi que sa vie en Amérique<br />

du Sud. Bien loin des romans d’amour dont parle<br />

le titre, nous nous immisçons dans la vie d’Antonio<br />

José Bolivar Proaño, Un vieil homme qui vit<br />

simplement, parfois même un peu tristement, au<br />

rythme d’une forêt cruelle, hostile et luxuriante. La<br />

rudesse apparait alors comme la compagne fidèle<br />

de cette vie où la pauvreté est omniprésente, en<br />

grande partie provoqué par la colonisation<br />

irraisonnée de la forêt.<br />

Ce récit est très surprenant, très court et<br />

son style captivant et rythmé, proche du<br />

conte. Il entraine son lecteur en Equateur<br />

pour nous immerger dans la vie amérindienne<br />

et offre un aperçu des coutumes de<br />

Shuars, de la faune et de la flore, des multiples<br />

incidences de l’homme sur la nature,<br />

le tout sur un fond de traque haletante. Le<br />

lecteur poursuit avec le héros une femelle<br />

ocelot désespérée qui brouille les cartes,<br />

tour <strong>à</strong> tour proie et chasseur, et nous emmène<br />

toujours plus profond dans la forêt.<br />

Loin d’avoir l’âme d’une traqueuse, j’ai cependant<br />

été embarquée par cette chasse haute en couleur et<br />

en dépaysement, pleine de respect et d’admiration<br />

pour la nature. Un voyage <strong>à</strong> l’ambiance sauvage,<br />

qui se termine bien trop vite, mais laisse <strong>à</strong> notre<br />

esprit des images et sensations impérissables.<br />

Aurore Moret<br />

vers <strong>à</strong> lyre


couleur<br />

Les couLeurs de La nuit<br />

de Kira Nagio<br />

Je suis une fille de la nuit. Jamais mes yeux ne se sont ouverts sur la brillante lumière du soleil.<br />

Les couleurs n’ont pas pour moi de réalité visuelle. Et pourtant, je les connais sans doute mieux<br />

qu’aucun d’entre vous. Parce qu’un magicien me les a enseignées. Celui qui veille sur moi depuis notre<br />

naissance. Celui qui voit pour moi.<br />

« Dis-moi le rouge…<br />

— Le rouge c’est l’odeur des fraises écrasées. C’est la douleur de la lame qui entame ta chair. Ce sont les<br />

cris des enfants qui jouent dehors, l’été. C’est la saveur des tomates fraîches et leur peau qui éclate sous<br />

tes dents.<br />

— Ah… et le jaune, alors ?<br />

© 2010, Jérôme W.<br />

10


— Le jaune, c’est la radio qui diffuse un tube des vacances. C’est la chaleur du soleil sur ton bras. C’est<br />

l’acidité du citron sur ta langue, et la fumée entêtante de la spirale qui brûle pour éloigner les moustiques.<br />

— Raconte encore.<br />

— Il y a le vert, aussi. La douceur de la mousse dans les sous-bois, et la senteur un peu piquante du sapin<br />

fraîchement coupé qu’on ramène <strong>à</strong> la maison. C’est le croquant de la salade. C’est le chant des oiseaux<br />

dans le pommier, au petit matin.<br />

— J’aime bien le vert. Mais je crois que je préfère quand même le bleu.<br />

— Ah, le bleu… C’est l’eau qui clapote lorsque tu entres dans la piscine, et puis se referme autour de<br />

toi, caressant ta peau comme des draps de soie. Ce sont des notes de piano égrenées au loin alors que<br />

tu te reposes. C’est le sel des embruns sur tes lèvres, et le plaisir de la première gorgée d’eau qui vient te<br />

désaltérer lorsqu’il fait chaud.<br />

— Et toi, quelle couleur te plaît ?<br />

— Je les aime toutes… Mais si je ne devais en choisir qu’une, ce serait sans doute le blanc. La douceur<br />

des plumes de l’ange et le froid du flocon de neige sur ta langue. Le silence de la campagne couverte de<br />

neige. La fragrance délicate des lys et celle plus audacieuse du muguet. La pureté du premier jour et la<br />

plénitude du dernier.<br />

— C’est parce que tu es toi-même un ange. Mais alors, tu détestes le noir ?<br />

— Pas du tout ! Le noir, c’est doux comme le velours sous tes doigts. C’est profond comme les parfums<br />

orientaux, et amer comme le café. Un peu mélancolique aussi, lorsque tu écoutes des chanteurs de blues<br />

<strong>à</strong> la radio.<br />

— Non. Je veux des couleurs gaies !<br />

— L’orange, alors ? C’est la couleur des clémentines, dont l’odeur annonce toujours l’arrivée prochaine de<br />

Noël. C’est le rire des enfants <strong>à</strong> la sortie de l’école. C’est l’écorce un peu rugueuse des agrumes. Ce sont<br />

des bulles qui pétillent dans ton verre ».<br />

Je vous l’ai dit : mon frère est un magicien. Pour moi, il recrée un monde dans lequel les couleurs sont<br />

plus belles, plus réelles que dans le vôtre. Dans lequel elles sont vivantes. Un univers où je peux jouer avec<br />

elles, les caresser, les apprivoiser.<br />

Je suis une fille de la nuit, et les couleurs sont mes meilleures amies.<br />

11<br />

vers <strong>à</strong> lyre


Transformiste<br />

de Melenea<br />

couleur<br />

© 2010, Kuro<br />

Je me fonds, au plafond, dans le lit d’horizons<br />

Noir comme l’orage saupoudrant les nuages<br />

D’une pluie tout de gris, dans l’enduit des buissons,<br />

Dans lesquels se cache mon âme de grand mage.<br />

Je suis immobile, prenant forme et détours<br />

D’une feuille d’arbre aux vertes épousailles,<br />

Dans mon corps en transe sur l’ivoire du jour<br />

D’où s’échappent les arcs des couleurs en bataille.<br />

Je suis rouge brique, fusionnant dans les murs<br />

Ma chair coquelicot et mon regard d’absence,<br />

Quand se veine le feu de mes désirs obscurs<br />

De me montrer <strong>à</strong> vous en toute transparence.<br />

Je suis petit dragon, <strong>à</strong> l’étrange talent,<br />

Tout seul d’un uni-vert, je change mes costumes<br />

D’un toucher de jaune, prends des teintes safran<br />

Et sur un champ de blé, je deviens son écume.<br />

Je suis caméléon, drapé dans vos regards<br />

D’argent et d’orangé, en nuances fugaces,<br />

Ton sur ton déguisé dans l’aurore des fards<br />

D’un solitaire éclat, où d’un flou je m’efface...<br />

12


Le magicien des couleurs<br />

Il y a quelques jours, mon âme d’enfant a fouillé dans les cartons entreposés au grenier. Que de<br />

merveilles y sont rassemblées ! Parmi un nombre incroyable de peluches, cubes et autres dinettes, j’ai retrouvé<br />

ce livre : Le Magicien des Couleurs, écrit et illustré par Arnold Lobel. Je me suis alors assise dans la<br />

poussière grise, sous les combles, dans l’ombre, et je me suis replongée dans cet univers enfantin qu’avait<br />

été le mien, il n’y a pas si longtemps que ça finalement...<br />

Arnold Lobel était un auteur-illustrateur américain. Il est né en 1933 <strong>à</strong> Los Angeles. Il a commencé<br />

<strong>à</strong> illustrer des livres pour enfants <strong>à</strong> la fin des années 50 pour l’éditeur new-yorkais Harper & Row. Devenu<br />

célèbre aux États-Unis grâce <strong>à</strong> Porculus et Ranelot et Bufolet, mettant en scène respectivement un<br />

cochon et des grenouilles, il a écrit et illustré une douzaine de livres jeunesse et est aujourd’hui considéré<br />

comme l’un des maîtres de ce genre de littérature. Ses histoires apprennent aux tout-petits <strong>à</strong> calmer leurs<br />

angoisses, <strong>à</strong> accepter les chagrins, <strong>à</strong> comprendre les différences. Arnold Lobel est mort en 1987, <strong>à</strong> 54 ans.<br />

Ce bouquin m’a renvoyée au temps des questions... «Pourquoi c’est bleu ? Elles viennent d’où les<br />

couleurs ? Elles ont toujours existé ?» Dans un sourire, j’ai relu cette histoire... Dans les grandes lignes, il<br />

est question d’un magicien qui en avait assez de vivre dans un monde gris. Au détour d’une expérience,<br />

il créa les couleurs et repeignit le monde. C’est aussi l’occasion de découvrir la symbolique des couleurs,<br />

ainsi que leur effet sur le comportement.<br />

Tout d’abord, le monde était gris. Et les gens maussades. C’est vrai, même si le gris fait aujourd’hui<br />

preuve de sobriété et d’élégance, au même titre que le<br />

noir, en étant de plus en plus présent dans la décoration<br />

intérieure et le design en général, il a pendant longtemps<br />

reflété uniquement la couleur du béton, de<br />

la ville, de l’anxiété, de la monotonie. On retrouve<br />

d’ailleurs cette idée dans les expressions telles que<br />

« faire grise mine » ou bien « en voir<br />

de grises », quand on<br />

éprouve de grandes<br />

difficultés.<br />

Notre ami<br />

magicien s’enferme<br />

alors dans sa cave,<br />

et, <strong>à</strong> force de formules<br />

magiques, va<br />

créer le bleu et repeindre<br />

le monde<br />

entier. Au début,<br />

tout le monde est<br />

content du changement,<br />

mais très vite, c’est la<br />

13<br />

© 2010, Claire Mathieu<br />

vers <strong>à</strong> lyre


déprime et la tristesse qui s’empare de la population. Pourtant, le bleu est une couleur apaisante, qui aurait<br />

plutôt tendance <strong>à</strong> favoriser la réflexion et le repos. Ne dit-on pas qu’il est conseillé d’utiliser des teintes<br />

bleutées pour décorer une chambre ? En règle générale, c’est une couleur <strong>à</strong> la connotation positive : en<br />

Orient, elle conjure le mauvais sort tandis qu’en Occident, elle porte chance. Mais alors trop de sagesse<br />

et de méditation nuiraient-elle <strong>à</strong> la joie de vivre ?<br />

Face <strong>à</strong> ce désastre, le magicien retourne penaud <strong>à</strong> son atelier pour y inventer... Le jaune ! Couleur<br />

ambivalente par excellence ! Dans un premier temps, on pense au Soleil, <strong>à</strong> sa lumière, <strong>à</strong> l’or et la richesse.<br />

Mais rapidement, on aperçoit les aspects négatifs de cette teinte : la jalousie, la tromperie. Dans le théâtre<br />

de Pékin, le maquillage jaune est synonyme de cruauté, de dissimulation et de cynisme. Dans l’iconographie,<br />

Judas est vêtu de jaune. Dans l’Islam, c’est la couleur de la trahison et de la déception. En général<br />

symbole de l’abondance et de la richesse, le jaune attire convoitise et envie. Quel coureur cycliste ne s’est<br />

jamais battu pour le maillot jaune ? Les habitants de ce pays n’ont pas supporté : ce trop-plein de luminosité<br />

leur a filé la migraine !<br />

Notre ami se remit donc au travail et découvrit le rouge. Ah ! L’amour, la passion dévorante mais<br />

aussi le sang et la violence. Cette couleur attire l’attention, interdit (panneaux de signalisation) ou sanctionne<br />

(le carton rouge). C’est le maquillage de la femme fatale, la tunique de l’empereur romain, la<br />

ceinture du guerrier japonais... Dans le livre qui nous intéresse, le magicien a encore une fois raté son<br />

coup : ses concitoyens s’arrachent les cheveux, hurlent et se battent, sont furieux et lui jettent des pierres.<br />

Furibond, il s’enferma de nouveau dans sa cave pendant des jours, tentant de créer de nouvelles couleurs.<br />

Finalement, aucune idée lumineuse ne lui vint. Mais <strong>à</strong> force de remplir ses marmites de peintures<br />

colorées, celles-ci débordèrent et tout se mélangea. Le monde fut ainsi paré de mille couleurs et tous vécurent<br />

heureux ! On retire de ce livre une belle leçon sur l’importance de la diversité, que ce soit au niveau<br />

de la couleur, des idées, des civilisations... Chacun est important, avec ses qualités mais aussi ses défauts;<br />

chaque chose, chaque pensée a sa place quels que soient ses atouts et ses imperfections. Les différences<br />

font la richesse de notre vie. À nous de les traiter avec respect pour un monde plus sage.<br />

couleur<br />

14<br />

Julhya


15<br />

Jeb de Marine Sivan<br />

Une odeur faisandée pique mes narines.<br />

Hissé sur un toit, j’observe notre belle ville, un taudis immonde où rats, moisissures et cadavres<br />

putréfiés constituent notre quotidien : au milieu des édifices couchés en travers du chemin telles<br />

des dépouilles agonisantes, au-del<strong>à</strong> des tourelles, maintenues on ne sait comment sur pieds, nous nous<br />

entassons et envahissons la moindre gargote. Par nous, j’entends les voleurs, malandrins, putains, indigents,<br />

qui végètent <strong>à</strong> Gorgsang, la plus grosse cité portuaire du continent, et sûrement la plus lugubre.<br />

La matinée s’achève tout juste, le moment idéal pour spolier quelques marchands avant de creuser nos<br />

tanières respectives ; maintenant que l’hiver pointe, il n’est pas question de traîner nos guêtres indéfiniment,<br />

ni quémander sans savoir où dormir. Non. En agissant ainsi, nous courrions vers une mort lente,<br />

recouverts de neige ou chaudement recroquevillés contre des parois marmoréennes, glaciales, prêtes <strong>à</strong><br />

former un joli tombeau. Tombeau ou catafalque ? Il aurait fallu que je possède un dictionnaire pour<br />

vérifier la définition de ce terme. Doux rêve. Il suffit que je me baisse pour lorgner mon reflet dans une<br />

flaque et réaliser ma misère, cette garce qui me poursuit depuis des années et ruine mes plaisirs, au point<br />

de me tourmenter dès que j’échappe au licol de la pauvreté et m’offre une miche de pain pas trop rassie.<br />

Si je lui ramène assez de numéraires, Tobrak me laissera lire son dictionnaire, peut-être… Il va falloir<br />

redoubler d’inventivité, mon petit Jeb, expert en coupe de goussets, chapardeur invaincu et détrousseur<br />

ingénieux !<br />

J’aurais pu me tourner vers la prostitution, assurément, après tout, on me juge assez séduisant et, dans<br />

un sursaut d’orgueil, j’avoue aimer mon profil glabre – mes compagnons se moquent d’ailleurs de mon<br />

manque de pilosité, et font de mon corps impubère un sujet de railleries fort déplaisant. Un maquereau<br />

aurait sans doute arrangé mon allure dégingandée, puis lavé mes cheveux noircis par la crasse des rues ;<br />

avec un peu de chance, ma tignasse châtain, que je coupe régulièrement afin d’éviter la prolifération des<br />

poux, aurait daigné réapparaître.<br />

— Putain, Jeb, bouge de l<strong>à</strong> !<br />

Formulée de manière aussi élégante, comment refuser une telle injonction ? Je me décale pour laisser<br />

place <strong>à</strong> mon camarade, qui crache avant de fixer son regard sur la rue en contrebas, où s’affaire une bonne<br />

partie des commerçants en activité. Autrement dit, nos proies. Ces roitelets graisseux qui paradent dans<br />

des soieries si brillantes qu’elles semblent adamantines, ils papillonnent juste sous notre nez, avec une…<br />

Merde ! Le mot m’échappe. Ah, prestance ! Avec une prestance dont seule l’aristocratie peut s’enorgueillir.<br />

— Si on rampe l<strong>à</strong>-dessous, on pourra p’t’être attraper un ou deux colliers, marmonne Till en désignant<br />

du menton un éventaire tout proche.<br />

Je me dispose <strong>à</strong> accepter quand mon regard harponne un noble, remontant une ruelle du Boyau, comme<br />

se nomme notre territoire, une appellation plutôt indiquée, tant les murs moites et couverts de pustules<br />

dégagent une odeur de viscères, tandis que hardes, limon et déchets peu fameux encroûtent nos bicoques.<br />

— Regarde par l<strong>à</strong>, murmuré-je <strong>à</strong> Till.<br />

vers <strong>à</strong> lyre


Les rupins ne s’aventurent guère sur notre territoire, ils connaissent les risques encourus et préfèrent<br />

passer leurs soirées en compagnie de courtisanes bien éduquées, qui pratiqueront toutes les subtilités des<br />

arts érotiques sans coincer une lame sous leur gorge en guise de paiement. Mais, parfois, de gros gibiers<br />

commettent l’erreur de se surestimer. Comme si nous respections la moindre structure politique, et que<br />

les glacis protecteurs avaient cours, ici !<br />

Oh, nous ne sommes pas ignorants et nous connaissons les lois du royaume,<br />

pour sûr ! Si une personne souhaite atteindre l’adolescence dans ces quartiers,<br />

mieux vaut se dénicher un patron, qui acceptera de la nourrir et<br />

l’héberger en cas de coups durs, contre une aide symbolique, le plus souvent<br />

sous forme de tributs ou soutiens informels ; toujours est-il que même les pontes nous autorisent <strong>à</strong><br />

détrousser la belle marchandise, et ce noble-l<strong>à</strong> fait une jolie proie.<br />

— Tu crois qu’il fiche quoi, ici ? me lance Till, qui a dû suivre le même raisonnement.<br />

Je hausse les épaules d’un air entendu, comme si ça coulait de source :<br />

— Il devait en avoir marre des courtisanes et voulait mettre du piment dans sa vie. On est quel jour ?<br />

— Nieldor.<br />

— Le dernier de la semaine ? Tu vois, ce nanti, <strong>à</strong> mon avis, il rejoint sa femme après une harassante<br />

journée. Si on soulage son escarcelle, il n’osera jamais se plaindre aux autorités, sans risquer se couvrir<br />

d’opprobre et remettre en cause sa dignité.<br />

— Jeb, je déteste quand tu te mets <strong>à</strong> parler comme ça. Je comprends rien.<br />

Diable, il semble sérieux en plus. Ses yeux torves me scrutent. Eh ! La solution ne va pas se graver sur mon<br />

visage ! J’inspire profondément, puis reprends dans un langage plus coloré :<br />

— S’il pilonnait une catin des bas fonds avant de retrouver son épouse, ça jouerait en notre faveur. Franchement,<br />

quel noble irait avouer aux miliciens s’être fait dépouiller par des rats du Boyau ?<br />

Ça y est, il a saisi. Un sourire retrousse son faciès. Nous formons un binôme depuis quelques mois : avec<br />

ses muscles noueux et sa stature imposante, Till compense ma faible inclination pour la violence et tire<br />

profit de mes plans retors. D’un commun accord, nous quittons notre perchoir et nous mettons en chasse<br />

du cossu inconnu.<br />

Le type ne paie pas de mine, mais il suppure la noblesse : tous ses pores expriment une élégance, un maintien<br />

susceptible de faire rendre gorge au meilleur aristocrate. Un instant, je retiens Till par la manche pour<br />

jouir du spectacle et m’imprégner de sa figure : un visage serein, entouré de boucles brunes ; une carrure<br />

ni râblée, ni efféminée, au contraire, tout semble dosé pour éviter la vulgarité du commun. Si nous doutions<br />

encore de son appartenance aux hautes sphères, il endosse un habit soyeux dont chaque filigrane<br />

s’adorne au soleil, pas le genre de colifichets dénués de charmes que s’arrachent les bourgeois. Non, l<strong>à</strong>, ce<br />

seigneur respire la supériorité et, diantre, j’en vacille de jalousie.<br />

Avec Till, nous nous approchons de lui sans difficulté : le pauvre ne se doute de rien, faut-il croire, mieux<br />

encore, il s’engage dans une rue déserte. Eh bien, il nous facilite la tâche, ce corniaud !<br />

— Hé !<br />

Le noble s’immobilise puis nous fait face ; un mauvais pressentiment m’étreint au moment de croiser son<br />

regard froid, si froid. Bon dieu, des yeux pareils, ce n’est pas possible.<br />

— Ta bourse ou on te surine ! promet Till après avoir mis en évidence son poinçon.<br />

couleur<br />

« Ce noble-l<strong>à</strong> fait<br />

une jolie proie. »<br />

16


Quel talent rhétorique ! On prononce ces formules archétypales avant de délester un homme, désormais ?<br />

De nos jours, même les crétins soignent leur annonce ! J’adresse toutefois un remerciement aux divinités,<br />

Till a évité le proverbial « La bourse ou la vie ! ».<br />

— Je n’ai pas de temps <strong>à</strong> perdre, disparaissez.<br />

Les joues du voleur prennent une teinte rubescente, et je me poste <strong>à</strong> sa gauche avec une mine farouche,<br />

histoire de lui apporter un soutien visuel.<br />

— La ferme ! Obéis et…<br />

Le sourire amusé du noble coupe Till. Je vois <strong>à</strong> son froncement de sourcils qu’il ne compte pas lanterner,<br />

et s’apprête <strong>à</strong> frapper.<br />

Il amorce déj<strong>à</strong> une feinte quand un détail écorche ma rétine. Une arme ! Ce maudit seigneur porte une<br />

épée sous sa redingote ! En une fraction de seconde, je comprends que nous avons commis une erreur en<br />

pensant nous attaquer <strong>à</strong> un nobliau, dont les mains saignotent <strong>à</strong> la seule idée de se défendre.<br />

— On insiste pas ! C’est pas pour nous !<br />

Till se dégage violemment de mon étreinte quand je tente de le faire reculer.<br />

— Ta gueule, Jeb ! On est deux ! Tu vas pas te laisser entuber par ce riche, hein ? On a besoin de cet argent<br />

!<br />

Il m’adresse un sourire confiant avant de menacer notre proie. Mais est-ce du gibier ? À la façon dont il<br />

hume notre peur, il ressemble plutôt <strong>à</strong> un prédateur sur le point de faire bombance. Or sa pitance, de qui<br />

s’agit-il ?<br />

— Je ne le sens pas, je…<br />

Un éclair lacère soudain ma vue.<br />

Une pluie rouge clapote, éclabousse mon visage.<br />

Calme, le noble rengaine son arme. Till s’écroule dans un spasme d’agonie, une main sur sa gorge d’où<br />

jaillissent des flots de sang. Ses yeux exorbités se tournent vers moi, l’air de dire : « Tu as compris ce qu’il<br />

vient de se passer, toi ? »<br />

J’aurais dû hurler, me ruer sur cet assassin et réclamer vengeance, j’aurais dû porter secours <strong>à</strong> mon camarade,<br />

puis tenter de juguler l’hémorragie, coûte que coûte, même si les artères ont été lacérées, même si le<br />

tranchant a sectionné sa gorge d’une oreille <strong>à</strong> l’autre. Mais je ne fais rien. Terrifié, je tombe en arrière et<br />

chois misérablement dans la fange.<br />

Le meurtrier fixe mes chausses imbibées d’urine. Son rictus cauchemardesque dévoile des dents blanches.<br />

Puis il se coule au milieu des ombres.<br />

17<br />

..:::..<br />

Ç a fait des heures maintenant.<br />

Je ne peux détacher mon regard du cadavre. Oh dieux ! Si je croyais en vous, je vendrais mon<br />

âme pour réparer mes erreurs et ramener Till ! Un chien miteux s’approche puis renifle les braies de mon<br />

ancien binôme, un éclat malsain éclaire son regard borgne, et je devine qu’il vient de trouver son repas.<br />

Au moment où sa mâchoire bubonneuse s’ouvre sur une gueule garnie de crocs, mes entrailles se nouent<br />

vers <strong>à</strong> lyre


; je suis incapable de garder mon sang-froid un instant de plus et me détourne, renverse par mégarde un<br />

tonneau. Un battement de cœur plus tard, je vomis ma bile.<br />

Bruits de succion. Os mâchonnés. Chairs déchirées.<br />

Bientôt, une nuée de parasites entoure la dépouille et ripaille aux côtés des chiens devenus nombreux, et<br />

la matière spongieuse qui dégorge du corps m’apprend que, définitivement, je ne pourrai offrir aucune<br />

sépulture <strong>à</strong> mon camarade. Je n’admirais pas Till, toutefois des larmes bordent mes paupières ; personne<br />

ne mérite de terminer ainsi, abattu par un noble trop engoncé dans ses privilèges pour tolérer de se faire<br />

dépouiller, puis dévoré par une meute galeuse.<br />

Pas très sûr de tenir sur mes jambes, je lève mes mains <strong>à</strong> hauteur d’yeux, prends vaguement conscience du<br />

sang qui macule mes phalanges, puis titube vers mon repère, où je passerai une nuit peuplée de visions<br />

sordides, pleine de crocs sanguinolents et sourires cauchemardesques.<br />

Sale vie.<br />

couleur<br />

..:::..<br />

Deux semaines ont passé. J’ai occupé mon temps en vaines recherches pour identifier mon<br />

agresseur, avant de me résoudre <strong>à</strong> abandonner. Qu’aurais-je fait ensuite ? Une vindicte vengeresse<br />

? Ah ! Jeb le défenseur des opprimés, un fou qui prétendit assassiner un noble et finit pendu par<br />

les tripes, traîné sur la voirie puis écartelé sur une place publique, pas forcément dans cet ordre, d’ailleurs.<br />

De dépit, je secoue la tête.<br />

Autour de moi, Gorgsang agite ses oripeaux et séduit des vagabonds assez résignés pour somnoler entre<br />

ses cuisses boueuses. Vert, rouge, brun et noir, si noir. Il n’existe aucune nuance, aucun espoir dans ces<br />

couleurs répugnantes, qui imprègnent tout, des lambeaux de corps aux oiseaux étiques ; trait de fange,<br />

touche de moisi, pigment de sanie colorent un tableau que je rêve de brûler, puis oublier…<br />

Je m’arrête devant une gargote <strong>à</strong> l’écriteau écaillé, me résigne <strong>à</strong> y entrer ; j’ignore si Tobrak acceptera de<br />

m’héberger, toutefois la seule idée de passer une nouvelle nuit dehors me tord les entrailles.<br />

Tobrak tient cette enseigne depuis dix ans et nourrit, par le biais de ses réseaux, une clientèle hétéroclite.<br />

L’ambiance feutrée de son établissement est réputée, aussi tous les criminels s’y rendent-ils afin d’échanger<br />

des informations et nouer des contrats, sans craindre une visite intempestive des miliciens, trop couards<br />

pour s’enfoncer autant dans le Boyau.<br />

Le contremaître me jette un regard, puis huche de jeunes avinés, dont le fumet âcre, capiteux, indique<br />

assez bien leurs orgies préférées. La misère s’enracine en ces lieux de débauche, partout elle plante ses<br />

graines, infeste de nouveaux hôtes pour se nourrir de perversion, désespoir et larmes ; pis, elle endosse<br />

un vernis humain, prenant les traits d’un jouvenceau décharné, qui vomit une bile rougeâtre et tente,<br />

vaillamment, de retenir ses viscères quand ses poumons s’embrasent ; parfois plus subtile, elle se glisse<br />

dans la peau flétrie d’une ribaude, désabusée, maussade ou lasse, elle se couche contre une piécette puis<br />

mime un plaisir absent depuis des années.<br />

Quand j’étais plus jeune, je lustrais la taverne, en échange d’une nuit sereine, prostré contre la cheminée<br />

centrale, et je m’imaginais chef d’orchestre, guidant toute une symphonie et tout un ballet d’acteurs :<br />

nous jouons tous un rôle, pouvons mentir sur notre passé, nos aspirations, ambitions, nous inventer une<br />

généalogie plus glorieuse et maquiller notre pauvreté derrière un coup du sort cruel. Agonisants, tueurs,<br />

hères déshérités, sybarites, racoleurs, ils rejettent volontiers leur existence, pendant de courts instants, et<br />

18


troquent leurs soucis contre une pinte mousseuse. Sur cette scène décolorée, nous brodons parfois une<br />

vie idéalisée.<br />

Une infime seconde, je songe <strong>à</strong> rebrousser chemin, avant de voir, dehors, un manteau abricot envelopper<br />

Gorgsang, puis les lanternes se faner une <strong>à</strong> une, pareilles <strong>à</strong> des corolles épuisées, dont on admire la beauté<br />

éphémère et craint la mort précoce. Je me sens incapable d’affronter ce lugubre parterre.<br />

Accoudé au comptoir, Tobrak lâche une délicieuse imprécation quand il m’aperçoit, mais daigne me faire<br />

approcher. Le cheveu gras, la trogne porcine et la panse distendue, inutile de s’attarder sur la physionomie<br />

rebutante du tavernier.<br />

— Eh, Tobrak, lancé-je en guise de salutation. Il te reste une place ?<br />

— Tu as du numéraire ?<br />

Ma mine défaite lui fournit une réponse.<br />

— Du vent, Jeb, mes lits sont pas gratuits et d’autres mômes ont de quoi payer.<br />

— Je te rembourserai, promets-je, maudissant ma voix penaude. Je travaillerai pour toi, je laverai ta vaisselle,<br />

couperai ton bois <strong>à</strong> me casser l’échine ! Laisse-moi juste une place !<br />

Mes genoux s’entrechoquent, ma vue se brouille. Contrôle-toi, Jeb ! Pendant cette infime seconde, Tobrak<br />

prend conscience de ma haïssable vulnérabilité et, si je me fie <strong>à</strong> son sourire pernicieux, prémices de<br />

mille humiliations, se réjouit des bénéfices qu’il pourra en tirer.<br />

— Tu feras ça, oui, lâche-t-il, après un moment de réflexion. Et tu serviras au bar.<br />

Servir au bar ? Dieux, ça revient <strong>à</strong> se prostituer, tout le monde sait ça.<br />

— Ce que tu veux.<br />

Jusqu’où suis-je capable d’aller pour oublier la couleur des rues, la pluie amarante et le sourire cauchemardesque<br />

? Tobrak remue ses bajoues en signe de contentement, puis désigne un coin de l’estaminet :<br />

— Va te décrasser, tu empestes, ça fera fuir les clients. Il y aura une assiette sur la table, après.<br />

Il n’était pas obligé de m’offrir le couvert, et je le remercie d’une voix blanche. Je pensais le voir disparaître,<br />

mais il s’éternise et me toise avec morgue, une moue qui semble dire : tu m’appartiens, maintenant,<br />

petit merdeux.<br />

— Il t’est arrivé quoi ? Tu as perdu ta verve et ton arrogance ?<br />

Pas de solennité théâtrale, aujourd’hui ?<br />

Il mâchonne son tabac, émet un rire grossier :<br />

— Pas que ça me dérange. Les gamins, je les préfère rampants, ça paie mieux, et ça rechigne pas <strong>à</strong> la tâche.<br />

Dans ton genre, t’as toujours été une sale teigne.<br />

Venant de lui, ça sonne comme un compliment, néanmoins je ravale ma pique et attends sa conclusion :<br />

— La dernière fois où je t’ai vu maigrelet et docile, des miliciens t’avaient salement amoché. J’ai appris<br />

que Till était mort.<br />

Les vannes de ma résistance cèdent soudain, et les réminiscences me submergent, plus violentes <strong>à</strong> chaque<br />

battement de cils :<br />

— Il a été… massacré par un noble.<br />

Marqué au fer rouge, je ressens le besoin de tout confesser :<br />

19<br />

« Les gamins, je les<br />

préfère rampants. »<br />

vers <strong>à</strong> lyre


— Notre monde est noir, si noir. Tout est morne, triste et vulgaire. Il n’y a aucune couleur ici, hormis<br />

celle du sang. Je… J’aurais aimé vivre hors du Boyau et de sa crasse, aller vers un univers coloré.<br />

Une étincelle de compassion illumine ses prunelles de verrat :<br />

— C’est pas en mimant l’attitude des nobles que tu y parviendras, fiche toi ça dans le crâne. Parler<br />

comme eux, te conduire comme eux, ça suffit pas. Ils ont un truc que nous n’avons pas. Regarde-toi ! Tu<br />

as lu mon dictionnaire combien de fois ? Combien d’heures tu as épié les nobles aux frontières du Boyau<br />

? Jamais j’aurais dû t’apprendre <strong>à</strong> lire. Et ça t’a apporté quoi, hein ? Réponds, bon Dieu ! Ça t’a apporté<br />

quoi, mon garçon ?<br />

Je me suis mis <strong>à</strong> pleurer, étrillé par ses paroles sèches, et la vérité qu’elles contiennent.<br />

couleur<br />

..:::..<br />

Beaucoup comparent Gorgsang <strong>à</strong> une catin avachie sur son ancienne gloire, dont une partie du<br />

visage conserve toute sa sensualité et sa vénusté indécente, et la seconde se couvre de pustules ;<br />

une balafre enlaidit notre gourgandine, un fleuve dont les méandres sillonnent la cité tout entière et traînent<br />

une odeur fétide, souvenir des cadavres et déjections rejetés dans leurs eaux. Plus lyriques, certains<br />

comparent les montagnes environnantes aux bourrelets de Dame Gorgsang, tandis que nos taudis, eux,<br />

évoquent un collier de perles. Médiocre, hein ? Si je devais filer la métaphore corporelle, je rattacherais<br />

nos tanières <strong>à</strong> des plaies sanieuses, et nos ruelles <strong>à</strong> des cicatrices filandreuses, le genre de tares qui met un<br />

terme <strong>à</strong> toute carrière érotique.<br />

Il paraît que les prostituées aiment les étoffes et se fardent volontiers de poudres chatoyantes ; cinabre,<br />

mordoré, ocre, voil<strong>à</strong> des couleurs courantes sur l’autre rive. Bon Dieu, leurs noms ont des résonances magiques<br />

! Mon regard boirait cette mosaïque où chaque tesson resplendit de mille feux ! Des souliers bien<br />

lustrés qui foulent des pavés <strong>à</strong> la blancheur immarcescible, des nobles qui ôtent leur couvre-chef chamarré<br />

en croisant une demoiselle, des carrosses armoriés, qui se déclinent selon toute une gamme de teintes, des<br />

plus audacieuses, vert chartreuse ou cette couleur dont le nom m’échappe, une sorte de violet… bordeaux<br />

! aux plus anodines. Mais aussi des échoppes où les vendeurs offrent des épices, plantes médicinales,<br />

déroulent sous vos regards ébahis des onguents dont vous ne soupçonniez pas l’existence, puis vous capturent<br />

dans leurs rets multicolores… Une orgie de couleurs chaudes, bien loin des souillures, de la boue<br />

grasse et des jaunes fades que nous croisons ici. Pas un hasard si nous avons baptisé ce territoire Boyau !<br />

Je ne me suis pas attardé pour observer le paysage, néanmoins, et me tourne en direction des baraques<br />

où magouillent les pédérastes ; quitte <strong>à</strong> se vendre, se remettre <strong>à</strong> eux garantit une certaine protection, un<br />

contrat avec le souteneur, surtout, qui lui interdit un panel de pratiques dégradantes, et l’assurance de<br />

terminer en un seul morceau. Il ne souhaite pas abîmer la marchandise.<br />

Je vois plusieurs gamins, aguicheurs, alpaguer des passants aux visages pervertis, yeux pleins de démence<br />

et envies bestiales, qui restent toutefois de marbre et repoussent leurs avances. Espèrent-ils que les pauvrets,<br />

désespérés de n’attirer aucune clientèle, abaissent leur service <strong>à</strong> des prix plus alléchants ? J’entends<br />

un cri, en provenance d’une venelle adjacente, mais je cale mon regard droit devant ; voil<strong>à</strong> un garçon qui<br />

n’a pas eu la présence d’esprit d’ameuter sa maquerelle, et endure désormais mille sévices.<br />

— Souillon ! Souillon ! Tu vaux rien, sale garce ! Dégage de mon territoire ou je te ferai avaler tes moignons<br />

de sein !<br />

20


21<br />

vers <strong>à</strong> lyre<br />

© 2010, Ludimie


Une dispute comme une autre, j’y suis trop habitué pour adresser un regard aux femmes qui s’ensuquent,<br />

sûrement au sujet d’un client qu’elles convoitent toutes deux.<br />

Finalement, je déniche le groupe que je cherchais, trois adolescentes séduisantes, certes habillées de<br />

haillons, mais dont les silhouettes plantureuses interpellent nombre de badauds, leur garantissant un<br />

pécule journalier. Je connais la plus âgée, pour lui avoir sauvé la vie, par hasard, je ne me targue pas d’être<br />

un héros, et ne désire pas le titre ; elle se nomme Julia, une femme superbe : même si je ne saisis guère les<br />

canons de beauté, elle émoustille toujours mes sens, avec ses grands yeux safres, sa peau nacrée, au grain<br />

quasi nobiliaire, doux, propre, et elle sent si bon. Qui peut s’en vanter, par ici ?<br />

— Une information devrait t’intéresser, Jeb, me lance-t-elle sans préambule, avant même que je puisse lui<br />

adresser un compliment mièvre. Mon dernier client n’a pas su tenir sa langue, il m’a appris qu’un tisserand<br />

compte s’installer <strong>à</strong> Gorgsang. Un nommé Denzo. Il aurait déj<strong>à</strong> déposé ses affaires dans un entrepôt<br />

des quais. Il est reparti plus au sud afin de régler les derniers détails. Tu es le premier informé, une telle<br />

occasion ne se présentera pas deux fois.<br />

Je ne sais quelle émotion passe sur mon visage, mais Julia me décoche un sourire sincère ; suis-je avide ?<br />

Curieux ?<br />

Je la vois hésiter avant de murmurer, adoucie :<br />

— On a entendu parler de ce que Tobrak te fait. Tu devrais lui trancher la gorge <strong>à</strong> ce fils de gueuse.<br />

Je ne réponds pas. Mon esprit refuse de ranimer ces réminiscences, elles sont honteuses, méprisables, elles<br />

concernent un gamin faible et soumis, enchaîné par sa propre pauvreté. Elles appartiennent <strong>à</strong> un autre<br />

individu.<br />

— Merci, Julia. Prends soin de toi.<br />

Crétin, tu aurais mieux fait d’avaler ta langue au lieu de déblatérer ce type de fadaises.<br />

couleur<br />

..:::..<br />

Loin, loin <strong>à</strong> l’est, un horizon moucheté émerge des flots, annonçant l’abordage imminent du<br />

soleil, qui s’ancrera aux cieux puis dérivera sur un océan de nuages parme.<br />

Aujourd’hui, une averse fouaille Gorgsang, une malédiction aux dires des capitaines, qui se démènent<br />

pour éviter de trébucher et se faire charrier par les rus de gravats. Pareille <strong>à</strong> une strie salvatrice, la pluie<br />

tente de rendre sa beauté aux traboules, mais surnagent toujours des épaves et pointent, ça et l<strong>à</strong>, des îlots<br />

de détritus.<br />

Au fond, le Port s’apparente <strong>à</strong> une vieille carcasse rongée par la marée, aux gencives érodées par de<br />

constantes régurgitations, qui colorent sa langue de terre, tandis que ses entrailles extirpées s’enroulent<br />

autour des navires sous forme d’algues.<br />

Je risque ma vie sur une tentative insensée ; si une erreur survient,<br />

si une information est fausse, mon existence sera écourtée, au sens<br />

propre du terme. Les poissons dévidés exhalent une odeur émétique<br />

; terminerai-je ainsi ?<br />

« Un frisson glacé<br />

chatouille mon échine »<br />

Un frisson glacé chatouille mon échine quand le souvenir des dernières heures déferle ; violant le sanctuaire<br />

de Tobrak, j’ai fouillé son office avec un plaisir malsain, avant de fissurer son intimité : un coffret<br />

22


où il entreposait ses plus précieux biens. Un bracelet, le portrait d’une petite fille, des fleurs séchées et un<br />

mot raturé par une main enfantine, que les macules et le temps ont rendu illisible.<br />

J’ai tout brûlé.<br />

Est-ce par vengeance ? Colère ? Frustration ? Voir sa mémoire crépiter attisa ma satisfaction, je me sentais<br />

libre, soulagé. Après avoir volé ses ferrets, je suis parti accomplir un dernier méfait et consumer les ultimes<br />

cendres de ma vie. Julia avait vu juste, elle me connait si bien, se doutait-elle que je réagirais ainsi ? Que<br />

je saisirais cette incroyable opportunité ?<br />

Le roi Keirn est décédé il y a une semaine, un accident, disent les flagorneurs, mais tous soupçonnent<br />

un assassinat ; ce vieillard attentiste refusait de périr, nul doute que son fils Alessar a coupé court aux<br />

atermoiements paternels. Selon la coutume, l’inhumation du souverain se tiendra cette nuit, immolé sur<br />

l’autel des manipulations familiales, et une gigantesque assemblée couronnera officieusement son successeur,<br />

avant l’intronisation.<br />

Tous les gardes ont été dépêchés sur les hauteurs pour éviter les débordements populaires et veiller sur la<br />

sécurité des dynastes, y compris les soldats chargés de patrouiller sur les quais. Ne reste qu’une poignée<br />

de recrues moroses, qui perçoivent dans cet ostracisme une embûche supplémentaire sur la route de leur<br />

carrière, et s’enivreront pour noyer leur aigreur ; si jamais elles résistent aux attraits de la boisson, elles<br />

concentreront leur ronde sur les marchandises dispendieuses, non sur ma cible.<br />

Une occasion rêvée.<br />

À l’intérieur de l’entrepôt, je trouverai de quoi me vêtir tel un riche jouvenceau, me façonner une nouvelle<br />

identité et, si la chance me sourit, je dénicherai des objets de valeur qui m’aideront <strong>à</strong> financer mon<br />

futur apprentissage. Alors, enfin, je quitterai le Boyau. Afin de parachever mon plan, je me suis lavé,<br />

ai ordonné mes cheveux, et si les stigmates de la pauvreté sont encore visibles, je suis désormais propre<br />

comme un sou neuf.<br />

Depuis mon promontoire, malgré la pluie, je distingue les silhouettes simiesques des recrues chargées de<br />

surveiller les entrepôts.<br />

— C’pas un temps, ça ! T’as pas un peu de gnôle histoire de digérer ?<br />

— Digérer quoi, hein ? Ta stupidité ? Mais t’es ivre, ma parole ! Le soleil est même pas encore levé !<br />

Maudit soit le jour où on t’a collé <strong>à</strong> mes trousses, c’est moi qu’on va bastonner si tu fais mal ton travail,<br />

imbécile !<br />

Parfait ! Une dispute entre sybarites, je ne pouvais espérer mieux.<br />

— Tout doux, joli cœur ! râle l’accusé. T’as pas <strong>à</strong> me donner d’ordres, on a l’même grade et…<br />

— Le même grade, pas les mêmes responsabilités ! Je dirige la surveillance des quais, et toi tu dois respecter<br />

mes commandements, pas te saouler et fréquenter des catins sur notre lieu de travail ! Un détrousseur<br />

couperait le gousset de ta bourse que tu le remarquerais pas !<br />

D’ombre en ombre, je me glisse vers l’entrepôt.<br />

— J’avertirai le capitaine si tu m’écartes, crois pas qu’ça passera ! T’veux que j’te dise ? Ton grade il t’est<br />

monté <strong>à</strong> la tête ! Ma trique j’sais m’en servir avec les putains au moins, j’suis pas tombé aussi bas qu’toi, <strong>à</strong><br />

devoir jouer du poignet pour me soulager !<br />

J’entends un craquement sonore, suivi d’un cri.<br />

23<br />

vers <strong>à</strong> lyre


L’habitude des vols m’indique les faiblesses du bâtiment, et je brise rapidement les pênes ; une vaste salle<br />

m’attend derrière, véritable capharnaüm où quantités de brimborions s’entassent, prêts <strong>à</strong> tapisser les parois<br />

et joncher le sol. Je me fraie un chemin jusqu’au centre, et l<strong>à</strong> tourne sur moi-même pour estimer les<br />

richesses <strong>à</strong> portée ; en toute honnêteté, j’espérais mieux vu les risques encourus, néanmoins je reconnais<br />

la valeur des étoffes qui drapent chaque étagère, et salue les habits agrémentés de filigranes.<br />

— Allez, Jeb, le temps t’est compté.<br />

Vif, je sors ma sabretache et y dépose toutes les vétilles que je peux réunir sans bruits, et surtout qui ne<br />

briseront pas mon échine au moment de fuir. Aiguilles, fils, écharpes, pièces de cuivre, un tel butin me<br />

permettra de rembourser ma dette et vivre confortablement pendant un mois.<br />

Je cesse de tourbillonner, revêts une chemise brune, positionne sa fibule cerise et termine en nouant un<br />

ceinturon sable ; je bous d’impatience, toutefois je me contrôle, y compris quand mon regard rencontre<br />

le grand miroir. Et pourtant ! Je me reconnais <strong>à</strong> peine, dans cette livrée panachée ! Le couturier a confectionné<br />

un habit splendide, de façon <strong>à</strong> obtenir les couleurs les plus pures, sans rien négliger, ni le sombre<br />

cramoisi ni l’éclatant jaune, des teintes que je pouvais seulement imaginer autrefois. Je ressemble désormais<br />

<strong>à</strong> un pantin soumis <strong>à</strong> la machine sociale, qui ne tardera pas <strong>à</strong> se faire avaler, mâcher, puis recracher ;<br />

après tout, même si je me grime en noble, je reste un pauvret du commun, incapable de savoir où placer<br />

ses mains en l’absence de poche, et tout aussi incapable de soutenir une conversation cultivée.<br />

— Hé !<br />

Vase brisé. Derrière. Une respiration et je fais volte-face, muscles tendus. Mais déj<strong>à</strong> une silhouette se<br />

profile et coupe ma route. Merde.<br />

— Faites quoi ici ?<br />

L’usage du vouvoiement me rassérène. Plissant les yeux, je note le nez tordu, puis la lèvre fendue du garde.<br />

Son fumet, mélange de sang, sueur et tord-boyaux, confirme ma première intuition : le soldat éméché !<br />

Sa ronde solitaire est-elle due <strong>à</strong> son insolence ? Les ravages de l’alcool émousseront peut-être sa prudence,<br />

d’autant qu’il ne parait guère efficace, même sobre. Il ignore mon identité, ne sait rien de mon vécu, ni de<br />

mes motivations ; <strong>à</strong> ses yeux, je suis un jeune homme au regard acéré, vêtu comme un seigneur, en train<br />

de passer en revue des ensembles onéreux.<br />

— Ce que je fais ici ? répété-je, me composant une mine perplexe. Que voulez-vous que je fasse, aux<br />

premières lueurs du jour ?<br />

Devant son faciès interrogateur, j’émets un soupir et me frotte les tempes :<br />

— Je suis venu vérifier mes commandes, bien entendu. La peste soit avec ce marchand ! Rendez-vous<br />

compte, sous prétexte qu’il doit signer des paperasses en son domaine, il ajourne nos livraisons ! Le<br />

monde serait idéal si je pouvais attendre que monsieur Denzo quitte ses pénates et satisfasse ses clients !<br />

Savez-vous lire ? Tenez, voici le contrat, en guise de bonne foi.<br />

Avec un geste excédé, je tends le faux préparé plus tôt dans la journée.<br />

— Tout parait en ordre, grommèle le garde. Vous êtes entré comment ?<br />

— À votre avis ? Mes cheveux humides et mes habits détrempés ne suffisent-ils pas <strong>à</strong> éclairer ce mystère ?<br />

Sans laisser le temps au soldat de poser des questions embarrassantes, je m’empare d’une houppelande<br />

anthracite, puis l’agite sous ses yeux, fixant son attention sur le vêtement plutôt qu’ailleurs :<br />

— Vous voyez cet accroc ? Si ce chien entend nous vendre des costumes rapiécés, il va vite dégoiser ! Saitil<br />

seulement qui je suis, ce maraud ?<br />

couleur<br />

24


Ma voix monte dans les aigus :<br />

— LE SAIT-IL ? J’ai écumé toutes les Cours du continent, les rois d’Incer chantonnent mon nom<br />

et louent mes interprétations inspirées ! Inspirées, entendez-vous ? Voil<strong>à</strong> comment ils définissent mes<br />

créations ! Des princesses ont tenté de me séduire, mais la passion du théâtre est ma seule amante, comprenez-vous<br />

? Et ce tisserand voudrait m’affubler d’oripeaux ? Je ne donnerais pas même ces misères <strong>à</strong> mes<br />

serviteurs ! Serviteurs si incompétents que j’ai préféré vérifier moi-même la marchandise, vous rendezvous<br />

compte ? Une honte ! Une honte !<br />

Mes yeux jettent des éclairs, foudroyant tour <strong>à</strong> tour accessoires, colifichets, costumes et breloques peintes :<br />

— Regardez ça ! ordonné-je, nez plissé. Est-ce une coutume d’endosser pareilles horreurs ? Ou Denzo<br />

manque-t-il cruellement de goût, en plus de sens commercial ?<br />

Tremblant de fureur, je ramasse une canne en bois et pointe son extrémité sur le garde, qui cherche désormais<br />

<strong>à</strong> fuir ma colère :<br />

— Je comptais lui déclamer ma dernière pièce, <strong>à</strong> ce moribond, un honneur que jalouseraient bien des<br />

seigneurs !<br />

Je le soupèse du regard, avant de coincer ma badine sous l’aisselle, et hocher la tête :<br />

— Vous ferez un meilleur public, mon brave, quel est votre nom ?<br />

Ne soyez pas empoté, par Theï ! Exprimez-vous avec légèreté, saupoudrez<br />

vos gloses de termes précis, ponctuez de charmes sibyllins<br />

et envoûtez vos admirateurs d’une simple modulation vocale !<br />

— Tristan, seigneur, bredouille le malheureux avant de s’incliner gauchement.<br />

Je dois me mordre les joues pour conserver une mine hautaine.<br />

— Eh bien, Tristan, réjouissez-vous !<br />

Mes yeux s’étrécissent :<br />

— J’ai intitulé mon poème « Gorgsang, sombre dulcinée ». Êtes-vous bien disposé ? Excellent ! Ne bougez<br />

plus !<br />

Après un moment de feinte concentration, pendant lequel je détends mes doigts, secoue ma carcasse,<br />

sautille sur pieds et me racle la gorge, je murmure sur un ton magnétique :<br />

Ma belle callipyge, ma belle amante !<br />

Dis-moi ce que cachent tes courbes vultueuses,<br />

Dis-moi ce que cache ton fard amarante,<br />

Est-ce des viscères, des dépouilles odieuses ?<br />

Drapée d’Alizarine, chaussée de Garance,<br />

Tu sèmes au fil de tes errances une odeur rance…<br />

25<br />

« Gorgsang,<br />

sombre dulcinée »<br />

vers <strong>à</strong> lyre


Un court silence se fait. Mon visage se congestionne de colère :<br />

— Ne dites-vous rien ?<br />

— Ah ! Magnifique, seigneur ! Quelle…<br />

— Beauté ? tenté-je, mine revêche. Je m’échine <strong>à</strong> éduquer la lie du commun, quelle déraison ! Yvan, votre<br />

nom, n’est-ce pas ? Conduisez-moi hors de cette maison délabrée, Yvan, sa puanteur m’agresse.<br />

Je me penche vers le soldat, inspire, puis sourcille de manière entendue :<br />

— Peut-être n’était-ce pas la demeure. Connaissez-vous la rue des Chênes ? Au moins n’êtes-vous pas<br />

cuistre, le ciel soit loué ! Escortez-moi, vous serez remercié par mon père. Il sait récompenser les hommes<br />

de confiance.<br />

Après avoir récupéré ma sabretache et ôté une poussière imaginaire de ma nouvelle cape, je m’empresse<br />

de fausser compagnie au garde aviné.<br />

couleur<br />

..:::..<br />

Rue des Chênes.<br />

De saisissement, je m’arrête. Mes espoirs, mes rêves futiles, tout prend corps et esquisse une<br />

fresque incroyable, inimaginable ; un tel contraste existe entre nos rives, entre cet univers noir, vulgaire<br />

et fade, et ce monde où seigneurs rubanés de soieries criardes, traînant derrière eux une cour miniature,<br />

constituée de serviteurs voutés, mais jamais plaintifs, mouchètent ma vision. Je n’aurais jamais pensé<br />

arpenter une allée aussi propre, ni dénuder du regard une auberge si bariolée. Fini les ruelles ternes !<br />

Abandonné les murs tâchés ! Je ne retiens que cette effervescence bigarrée. Aucune excrétion ne brunit<br />

les pavés, au contraire, pour seules couleurs, je surprends une farandole céruléenne, puis une acrobate<br />

diaprée, qui jongle au moyen de boules mordorées ; même la cambrure nuageuse adopte des nuances bon<br />

enfant ; des duchesses aux samits smaragdins gloussent, remuent leurs écharpes ; parois, ornières, tuiles,<br />

tout resplendit et rivalise de splendeur, quitte <strong>à</strong> s’engouffrer dans une spirale de luxe accessoire. Je suis<br />

bien éloigné des remugles et exhalaisons, nul doute. Plus je remonte ces artères fleuries, plus mes sens<br />

s’engourdissent, noyés par cette myriade de couleurs et senteurs ; je m’enivre.<br />

— Jeune seigneur ! Mes biens ne vous intéressent-ils pas ? Regardez ces étoffes soyeuses ! Elles proviennent<br />

des principautés inferiennes, rien de moins ! Les grands Princes eux-mêmes y succombent ! Il siérait<br />

<strong>à</strong> votre teint !<br />

Ma peau cireuse ? Forcé <strong>à</strong> danser dans ce ballet mondain, je trébuche parfois, heurte une demoiselle puis<br />

me rattrape sur une courbette diligente, mon instinct reprenant le dessus sur mon appréhension ; même<br />

perdu dans cet écheveau complexe, je peaufine mon personnage, m’approprie ces expressions mécontentes<br />

ou pincées, enchaîne cabrioles, éloges et autres mignardises dont tous raffolent, en ces lieux. Jeb le<br />

miséreux devient Jeb le théâtral.<br />

Une vraie mascarade.<br />

— Place ! Place ! Écarte-toi, malandrin !<br />

De justesse, je me décale et évite d’accueillir entre mes côtes un gourdin ; eh ! A-t-il perdu la raison, ce<br />

rustre ? Mes instincts de mendiant se hérissent quand j’identifie, par-dessus cette agitation, le mouvement<br />

rugueux et intimidant des miliciens, vêtus de leur traditionnel surcot rouge ; dans le Boyau, on les désigne<br />

sous le sobriquet de « sang-pitié », piètre jeu de mots qui trahit notre aversion. Congrus de violence, leurs<br />

26


manières sont indélicates, brutales, leurs débauches proverbiales, ils concentrent tous les vices, continuent<br />

pourtant <strong>à</strong> sillonner Gorgsang et imposer leurs lois arbitraires. Prudent, je me place donc <strong>à</strong> distance<br />

respectueuse ; ils n’oseront pas frapper les curieux déj<strong>à</strong> attroupés, mais s’ils repèrent une jeune échine <strong>à</strong><br />

tancer, ils ne tergiverseront guère. Entouré par ces hommes, le héraut se hisse enfin sur sa tribune, se racle<br />

la gorge, autant pour se donner un effet qu’attirer l’attention, puis déclame sans s’interrompre :<br />

— Message de Son Altesse Alessar, roi d’Alghast !<br />

« Suite au décès tragique de mon père au cours d’une joute équestre, je désire façonner une nouvelle capitale,<br />

où nos citoyens ne s’abaisseront plus <strong>à</strong> des activités infamantes pour vivoter. Alghast est redouté,<br />

solide, garroté cependant par des années d’attentisme, qui ont sclérosé nos armées et rendu friables nos<br />

frontières. Aujourd’hui, nos ennemis désirent soumettre notre fier pays. Sommes-nous couards ? Sommesnous<br />

si impavides que nous ne réagirons pas quand des forces extérieures se presseront <strong>à</strong> nos remparts,<br />

égorgeront nos enfants, brûleront nos demeures et abattront une dynastie vieille de six siècles ? »<br />

Des exclamations haineuses commencent <strong>à</strong> s’élever. Une flamme vindicative embrase désormais l’assistance<br />

et, si je perçois la tournure démagogique du discours, je suis moi aussi emporté par cette vague<br />

furieuse, prête <strong>à</strong> dévaster nos voisins expansionnistes <strong>à</strong> la moindre provocation.<br />

— À mort ! À mort ! rugit-on.<br />

Près de moi, un noble tire son épée et la dresse vers le ciel avec un cri sanguinaire :<br />

— Qu’ils viennent, ces chiens, nous saurons les accueillir !<br />

Plus pâle, le héraut tente de ramener le calme par des gestes apaisants, puis continue sa déclaration :<br />

« Dès demain, nos armées démantelées par mon père retrouveront leur vigueur. Dès demain, chaque sujet<br />

pourra participer <strong>à</strong> la gloire du royaume. Inscrivez votre nom au panthéon des triomphes, posez sur vos<br />

crânes une couronne de victoires militaires, serrez contre vos cœurs des armures de renom et d’honneur ! »<br />

Cette fois, je crains que le monde vacille tant tous, femmes, hommes, enfants, applaudissent ces ambitions<br />

conquérantes. Voil<strong>à</strong> qui est parlé ! Nous les réduirons en pulses, ces barbares ! Les miliciens ont beau<br />

molester les citadins trop impétueux, une fièvre incontrôlable s’empare des rangs et secoue nos corps. Je<br />

sens ma respiration accélérer, mes membres trembler d’excitation et, galvanisé par la fougue des jeunes<br />

gens, je me serais engagé sur l’instant, si une voix intérieure ne m’avait sermonné. Je résiste <strong>à</strong> la tentation<br />

de verser mon sang, néanmoins, je partage la liesse populaire et ajoute volontiers mes louanges <strong>à</strong> celles<br />

qui honorent déj<strong>à</strong> Alessar.<br />

— Longue vie <strong>à</strong> Son Altesse ! Il apportera de la lumière et des couleurs <strong>à</strong> Gorgsang, il redorera notre<br />

blason souillé par des années d’attentisme et de corruption !<br />

« Oui,<br />

des couleurs »<br />

— Qu’on dresse nos oriflammes ! Qu’on hisse nos drapeaux ! Le nouveau roi<br />

sera l’artiste de maintes fresques glorieuses, et les pigments de ses victoires<br />

diapreront notre pays !<br />

Oui, des couleurs. Heureux, je laisse un sourire naître <strong>à</strong> la commissure de mes<br />

lèvres. La joie qui étreint chaque homme, ces teintes si différentes de celles du<br />

Boyau finissent par me ravir ; je réalise enfin mon rêve. Je pénètre un univers où le rouge, brun, doré sont<br />

synonymes de monarchie nourricière et attentive, de terres fertiles et de richesses honnêtement gagnées,<br />

l<strong>à</strong> où je ne connaissais que sang, ecchymoses, cadavres et la lueur, jaunâtre, de l’avidité. Je vis un rêve.<br />

— Regardez ! Regardez ! Le monarque ! Avec <strong>à</strong> peine quelques gardes, toujours aussi téméraire !<br />

27<br />

vers <strong>à</strong> lyre


Presque aussitôt, je sautille sur place afin d’apercevoir ce seigneur <strong>à</strong> qui je dois tout, la rupture de mes<br />

chaînes et la découverte de cet univers coloré. Pris de commisération, un tavernier m’attrape sous les aisselles<br />

et me hisse au-dessus de la foule. Avec une gaité fébrile, je braque mon regard en direction du sud.<br />

Je discerne d’abord une chevelure brune, puis un corps robuste témoin de la force de notre souverain,<br />

avant de capter ses atours élégants. Si seulement les miliciens pouvaient s’écarter ! Je me trémousse sur les<br />

épaules du tenancier :<br />

— Un peu plus <strong>à</strong> gauche, lui indiqué-je. L<strong>à</strong> ! Parfait ! Ne bougez plus ! Ça y est, il se retourne !<br />

Mon sang se glace.<br />

Le sourire cauchemardesque.<br />

Je cherchais des couleurs sémillantes, mais ne déniche, sous ce fard ostentatoire, qu’un univers désabusé,<br />

désenchanté, où règne la nuance.<br />

couleur<br />

28


29<br />

Hyp Hop<br />

Khagne<br />

Photographie d’Alexandre «H.D.W.» Sepré<br />

vers <strong>à</strong> lyre


Les couLisses d’un Webzine<br />

couleur<br />

Au coeur de <strong>Vers</strong> <strong>à</strong> <strong>Lyre</strong> : une équipe !<br />

Il paraitrait que la crise touche <strong>à</strong> sa fin, que les recrutements reprennent et que.... Quel rapport<br />

avec <strong>Vers</strong> <strong>à</strong> <strong>Lyre</strong> ? Rassurez-vous, nous ne projetons pas de devenir magazine économiste, mais sachez que<br />

notre petite équipe recrute aussi et de manière régulière des illustrateurs, correcteurs et rédacteurs afin de<br />

pouvoir maintenir la qualité du magazine au fil du temps. Ces bénévoles rejoignent <strong>Vers</strong> <strong>à</strong> <strong>Lyre</strong>, prêts <strong>à</strong><br />

offrir du temps et du talent, et y trouve un enrichissement personnel par la complémentarité et la variété<br />

des arts, une expérience, ainsi que les critiques, le partage et l’amitié de l’équipe.<br />

Mais en contrepartie, <strong>Vers</strong> <strong>à</strong> <strong>Lyre</strong> demande un investissement assez exigeant. Car chacun se doit<br />

d’adapter son style <strong>à</strong> la ligne éditoriale (rester tout public et neutre) et de tenir les délais, deux lourdes<br />

contraintes. La première se révèle bien respectée mais la seconde est souvent outrepassée. Difficile de<br />

coordonner les aléas de la vie personnelle et professionnelle (ou étudiante) de chacun avec le rythme<br />

des parutions, le cycle perpétuel de délibération-préparation-publication. Alors quelques mois « vides »<br />

s’ajoutent et allongent certains appels. Mais je m’égare… Ce n’est pas encore le moment de vous décrire<br />

notre processus d’édition, ceci viendra lors d’un prochain épisode de cette chronique. Revenons au sujet<br />

: « nous ».<br />

Nous sommes une équipe d’une quinzaine de personnes <strong>à</strong> produire le magazine. Chacun a un rôle<br />

bien défini (correcteurs-rédacteurs, illustrateurs, webmaster). Mais rien n’est perméable et ceux qui le<br />

souhaitent ont la liberté de pouvoir s’essayer <strong>à</strong> ce qui les tente (dans la mesure où le résultat est publiable<br />

: vous ne me verrez jamais proposer une illustration !).<br />

Un petit tour d’horizon auprès de nos collègues, créateurs d’autres webzines (téléchargez le précédent<br />

numéro de <strong>Vers</strong> <strong>à</strong> <strong>Lyre</strong> pour les découvrir dans le premier épisode de cette chronique), m’a appris<br />

que nous étions une grosse équipe. Rares sont ceux dont l’équipe dépasse cinq personnes. Je pense que<br />

c’est un choix volontaire car la plupart des webzines démarrent avant tout par une amitié solide entre<br />

passionnés qui ont envie d’aller plus loin. Et réunir quinze personnes possédant une passion commune<br />

d’un même cercle d’amis est rare… <strong>Vers</strong> <strong>à</strong> <strong>Lyre</strong> a commencé ainsi mais va maintenant au-del<strong>à</strong> et recrute<br />

des « inconnus », repérés sur Deviantart, répondant <strong>à</strong> une annonce sur un forum ou proposant librement<br />

leur candidature par mail. Nous les choisissons après examen d’un échantillon de leurs productions (règle<br />

qui s’applique aussi aux personnes recrutées par connaissance). S’il plait <strong>à</strong> tous les membres de l’équipe<br />

par sa qualité et son style, la personne est invitée <strong>à</strong> rejoindre notre petite communauté. La majorité des<br />

<strong>Vers</strong>-<strong>à</strong>-Lyriens ne se connaissent donc que virtuellement (même si nous envisageons une rencontre physique<br />

très prochainement).<br />

Tout ce temps passé et ces exigences et cette grande équipe <strong>à</strong> gérer ont un seul et unique but : vous<br />

divertir et sublimer vos œuvres par ce webzine. Nous guettons donc avidement vos retours, cherchons <strong>à</strong><br />

deviner ce qui vous plait et ce que vous aimez moins pour nous améliorer. Nous essayons aussi de donner<br />

une petite notoriété <strong>à</strong> <strong>Vers</strong> <strong>à</strong> <strong>Lyre</strong> et espérons pouvoir ainsi récompenser les auteurs que nous sélectionnons.<br />

Avant tout passionnés, peut-être un jour professionnels dans ce domaine, nous souhaitons être <strong>à</strong><br />

la hauteur de vos attentes, dans tous les cas si <strong>à</strong> la lecture de cet article vous avez envie d’en discuter avec<br />

nous, nous restons <strong>à</strong> votre disposition sur le forum ou par mail.<br />

Aurore Moret<br />

30


Histoire d'un point qui vouLait<br />

31<br />

être star de Siel<br />

Il était une fois un point blanc au milieu d’une page blanche. Il avait beau bouger, se démener,<br />

sauter dans tous les sens, on ne le remarquait point. Étreint par la tristesse, étouffé par la solitude,<br />

le point blanc sentit germer en lui les graines de la révolte. Il se décida <strong>à</strong> sortir de l’anonymat, <strong>à</strong> se<br />

révéler, devenir une star.<br />

Pour ce faire, le point se consacra <strong>à</strong> l’exploration de son monde. Vaste entreprise quand on y repense<br />

car la peur de tomber dans les affres de la page blanche lui nouait le corps. Cependant, il roula,<br />

roula et, au prix d’efforts exacerbés, atteignit ce qu’aucun point avant lui n’était parvenu <strong>à</strong> gagner : le Bord<br />

de la Page. Le point blanc blêmit <strong>à</strong> la vue du précipice : un puits sans fond plongé dans les abysses. Son<br />

monde possédait une limite infranchissable pour un point de son acabit. Comment pourrait-il alors être<br />

célébré ? Le point, en équilibre, resta l<strong>à</strong> un instant, accablé par sa découverte.<br />

« Suis-je condamné <strong>à</strong> demeurer seul, invisible de tous ? Ne puis-je pas briller telle une étoile de la<br />

Voie Lactée ? »<br />

Le point blanc ne pouvait s’y résoudre. Il prit son courage <strong>à</strong> bras-le-corps et longea le Bord <strong>à</strong> la<br />

recherche d’une faille, d’une déchirure dans la page. Un moyen de s’évader de sa prison virginale. Une<br />

étincelle qui allumerait la mèche de sa célébrité.<br />

Sur sa gauche, les ténèbres l’inquiétèrent souvent sans pour autant entacher son dévouement. Toutefois,<br />

le point blanc dut se rendre <strong>à</strong> la raison : la page immaculée ne semblait guère avoir servi. S’il<br />

progressait pourtant, son existence se maintenait secrète.<br />

Le point blanc roula un peu plus loin et, finalement, rejoignit un lieu étrange : le Coin. Le Coin<br />

pliait son monde, le limitant plus encore. Ce fut alors que la colère le gagna. Emporté par la rage, il roula<br />

comme jamais auparavant, rencontra un second Coin, puis un troisième.<br />

Quand, aux portes de l’épuisement, il s’arrêta, un changement s’était opéré en lui : il avait rougi.<br />

Rouge pivoine sur une page blanche. Voil<strong>à</strong> qui devait déclencher l’ivresse ou la perplexité.<br />

Le point rouge reprit rapidement son souffle. Il devait se montrer, en profiter. Mais comme sa respiration<br />

ralentissait, sa couleur passait.<br />

Rouge cramoisi, rouge cerise.<br />

« Je déteins ! Aidez-moi ! »<br />

Rouge tomate, rouge sang. Le point gesticulait pourtant.<br />

« Je vous en prie... »<br />

Rouge brique, rouge rosi. Exténué, le point ne pouvait lutter contre sa nature.<br />

« Je vous en supplie... »<br />

Rose bonbon, rose pastel.<br />

vers <strong>à</strong> lyre


Son dernier espoir s’éteignait quand un tremblement le fit frémir. Une ombre plana, gigantesque.<br />

Une voix tonna, inquiétante :<br />

couleur<br />

« Que fais-tu ici, imprudent ? »<br />

On lui parlait ! Le point, blanc de nouveau, n’était plus seul. Sans réellement savoir <strong>à</strong> qui il s’adressait,<br />

il répondit :<br />

« Je veux quitter ce monde, en parcourir un où je serai immédiatement reconnu...<br />

— De quoi te plains-tu, lui rétorqua-t-on. Tu es bien loin des tracas d’une vie exposée.<br />

— Comment puis-je comparer ? Je vis ici depuis... depuis si longtemps que j’en ai oublié jusqu’<strong>à</strong><br />

ma naissance. »<br />

Un instant, la voix réfléchit. Le point blanc scintillait d’envie comme une ampoule dans un arbre<br />

de Noël. La voix allait le délivrer de cette condition.<br />

« Je ne comprends toujours pas. J’offre les meilleurs auspices qui soient : une vie de toute quiétude,<br />

sans les flashs aveuglants des médias, sans les obligations qui en résultent. Et cela ne suffit pas. Bien ! Je<br />

vais te sortir, t’exposer comme tu le souhaites. Sache cependant que, quelles que soient tes plaintes ou tes<br />

requêtes, tu ne retourneras jamais plus <strong>à</strong> l’état de point blanc. »<br />

La voix, en même temps qu’elle prononçait sa sentence, apparut aux yeux du point. Une lame de<br />

métal effilée montée sur un manche élimé par le temps jaillit des ténèbres pour plonger sur la page.<br />

« Parmi les états que je te proposerai, tu devras arrêter ton choix sur l’un d’eux. »<br />

La voix résonna. Une goutte sombre perla au bout de la lame, grossit jusqu’<strong>à</strong> tomber sur le point<br />

blanc qui, aussitôt, se colora. Il devint opaque, noir comme l’ébène. La pointe tourna sur elle-même,<br />

créant un courant qui se mua en tourbillon. La colonne d’air engloutit le point et l’emporta dans une<br />

autre dimension.<br />

L<strong>à</strong>, une musique monta. D’abord un simple filet, un soupçon dissimulé. Puis une symphonie aux<br />

accords enlevés. La musique vibrait, enchainant les notes avec maestria. Et, quelque part dans la partition,<br />

le point noir. Il était surmonté d’un bâton. La Noire1 suivait un déluge de croches et de soupirs.<br />

Autour du point noir, nombre de notes dansaient, vêtues de leurs capes. Elles virevoltaient dans la<br />

composition, attendant l’instant fatidique où elles seraient jouées.<br />

« J’aime entendre cette mélodie ! » fit le point noir enthousiasmé.<br />

Son tour vint et il se sentit vivant. Il participait au plus beau récital qu’on lui ait donné d’entendre.<br />

Il écoutait, envouté, les notes valser.<br />

Soudain, la page fut froissée, bientôt tournée. Le point noir comprit alors qu’il disparaitrait dans<br />

la partition jusqu’au prochain concert... Il ferma les yeux attendant d’être aspiré. La colonne d’air passa<br />

cependant par l<strong>à</strong>.<br />

Et, au lieu de se trouver écrasé, oublié une fois encore, le point<br />

noir ouvrit les yeux sur un champ de lettres et de mots enchevêtrés.<br />

Il n’aurait su dire combien d’entre eux il succédait ou précédait car la<br />

page en était recouverte. Lui qui avait connu l’exploration d’une page<br />

blanche se trouvait perché en haut d’une barre.<br />

« Que suis-je ? » susurra-t-il de peur de déranger.<br />

« Que suis-je ? »<br />

32


Enjouée, la barre lui répliqua :<br />

« Tu es le toit de ma maisonnée. Nous sommes un i. »<br />

Un i. Le point noir n’en revenait pas.<br />

« Et qu’attendons-nous ainsi ? »<br />

— Nous faisons partie du sixième chapitre d’un roman intitulé L’ordre et la parole.<br />

— Oh ! s’esclaffa le point noir. Et de quoi est-il question ?<br />

— C’est un peu compliqué, concéda la barre. Mais, pour résumer, le roman narre les péripéties<br />

d’un jeune aristocrate, Carl, arriviste avide de pouvoir, bien décidé <strong>à</strong> devenir le chef de son état. Il fera<br />

différentes rencontres, le plus souvent crapuleuses. Croisera cependant une certaine Bénédicte.<br />

— Un homme n’ayant pas connu la solitude, en somme, ponctua le point.<br />

— Il y a de ça, oui. D’où nous sommes, il en ressort que Bénédicte a une influence sur Carl. L’aristocrate<br />

est trop englué dans ses affaires pour comprendre qu’elle ne veut que son bien.<br />

Le point noir se tut un instant pour contempler les mots autour de lui.<br />

« J’aime ce calme, cet environnement. Pouvais-je imaginer que les pages puissent être aussi animées...<br />

»<br />

Le point noir pensait déj<strong>à</strong> <strong>à</strong> sa vie ici, le toit d’un i, quand un chuintement naquit quelques paragraphes<br />

après lui. La barre trembla, le chuintement s’intensifia.<br />

« Que se passe-t-il ? » s’inquiéta le point noir.<br />

La barre se mura dans le silence. Sur son toit, le point se dressa : les mots s’effilaient un <strong>à</strong> un, aspirés<br />

par un vide soudain.<br />

« C’est la fin, mon petit point, asséna la barre. L’ordre et la parole est en perpétuel chantier, notre<br />

vie souvent éphémère. Chanceuses sont les lettres demeurant en ces pages. Elles bâtissent peu <strong>à</strong> peu l’histoire.<br />

Pour notre part, nous allons succomber...<br />

— Je ne peux me résoudre <strong>à</strong> terminer ainsi. Nous devons fuir !<br />

— Impossible, trancha la barre, résignée.<br />

— Impossible en effet, confirma la lame métallique de sa voix de stentor. Si ce destin tu choisis,<br />

ainsi tu pourrais finir...<br />

— Montre-moi vite un autre chemin, supplia le point. Autre que sur une page où rode le danger. »<br />

Aussitôt, il fut transporté.<br />

D’abord peu acclimaté, le point noir eut toutes les peines du monde <strong>à</strong> respirer. Le vent le fouettait<br />

si violemment qu’il suffoquait. Quand enfin il recouvra son calme et ses esprits, il retint ses larmes,<br />

admiratif devant pareil panorama : il progressait sur une allée que bordaient des rangées de fleurs ; des<br />

roses, des bleuets proposaient une variété de couleurs chamarrées, bien loin du noir et blanc des pages du<br />

roman. Plus loin, un parc verdoyant où se dressaient des arbres d’antan accueillait les enfants du quartier,<br />

criant en dévalant le toboggan, gambadant, râtelant dans le sable. Jaune, vert, bleu, d’or, les couleurs se<br />

mélangeaient et chatoyaient encore.<br />

Suivant l’allée <strong>à</strong> son terme, le point noir bifurqua et se posa devant une porte. Massive, vermoulue,<br />

elle laissait passer des faisceaux lumineux au travers de deux carreaux cristallins. Franchissant le pas, le<br />

33<br />

vers <strong>à</strong> lyre


point noir découvrit mille merveilles qu’il ne connaissait pas : des reflets argentés, des sons toujours plus<br />

nombreux jouant des mélodies qui s’entrechoquaient, des odeurs qui assaillaient. Un monde infini s’était<br />

ouvert <strong>à</strong> lui.<br />

couleur<br />

« Peut-on rêver mieux ?<br />

— Toi seul en décideras. »<br />

Le point noir quitta son hôte, des souvenirs enchanteurs en mémoire.<br />

Les étapes qui suivirent ne le marquèrent pas autant. La Voix multiplia les propositions : un instant<br />

carie ou point de coccinelle, excrément de mouche ou bien pixel d’écran, le point noir ne cessait pourtant<br />

de penser aux peupliers, <strong>à</strong> ce jardin d’enfants. Il se voyait encore, vagabonder un moment, embaumé par<br />

l’effluve des fleurs. Puis, allongé sur un banc, plonger le nez dans le ciel et admirer les nuages, le soleil.<br />

Après avoir connu maints états, le point noir arrêta définitivement son choix :<br />

« Je souhaite revoir le parc, sentir le vent, découvrir de nouveaux espaces.<br />

— Ce choix, je te le répète, t’appartient. Tu ne pourras revenir en arrière. Es-tu sûr de désirer cet<br />

état que tu connais <strong>à</strong> peine ? »<br />

Un instant, le doute s’insinua. Sur une gamme ou sur une page, son avenir demeurait incertain. Sur<br />

le dos d’une coccinelle, le point noir avait croisé les élytres de prédateurs voraces. Peu enclin <strong>à</strong> finir dans<br />

l’estomac d’une mante religieuse. Collé sur un mur, que ce soit au passage d’une mouche ou <strong>à</strong> la pose<br />

d’une prise de courant, le point noir restait figé, sans espoir de se mouvoir. Enfin, torturé par des outils<br />

de pointes, le point noir ne souhaitait pas se retrouver vivant dans une dent négligée. Car, tôt ou tard, les<br />

outils de pointes auraient raison de lui. Non, plus d’hésitations : le point noir retournerait sur son hôte,<br />

l<strong>à</strong>-haut sur son perchoir.<br />

« Ainsi soit-il... »<br />

La voix était murmurée. La lame effilée montée sur un manche élimé s’évanouit <strong>à</strong> jamais...<br />

..:::..<br />

Le temps avait passé, des heures comme une éternité pour le point noir. Un matin, dans le reflet du<br />

miroir, il s’était vu : au coin de l’œil de l’adolescente, le grain de beauté qu’il était jouissait d’une vue imprenable<br />

sur le monde. À vélo ou en voiture, <strong>à</strong> pied ou sous un casque de moto, l’adolescente l’emmenait<br />

avec elle, prenant soin de l’enduire de temps en temps d’une crème hydratante.<br />

Ainsi emporté, le point noir découvrit le lycée, Lola et d’autres amis, la fumée des bars environnants,<br />

la neige, le froid, la langue baveuse d’un amant, le piercing tout prêt, d’autres boutons et points<br />

noirs d’adolescents, la violence d’une gifle, la tendresse d’une caresse, Bertrand le cheval, Etyle la jument.<br />

Il savoura les instants passés dans le parc, frémit lors des plongeons en piscine, pleura dans une salle obscure<br />

de cinéma, demeura coi <strong>à</strong> la lecture du livre de chevet l’ordre et la parole.<br />

« Tu seras ma Bénédicte, je serai ton Carl. »<br />

Enfin, il vivait en étant vu. Il vivrait aussi en étant trop connu... Avant de succomber.<br />

Car survint la visite qui le plaça au centre de l’histoire, celle d’un point qui voulait être star.<br />

Mathilde, l’adolescente du miroir, verse encore tant de larmes, assise l<strong>à</strong> au milieu de sa chambre noire.<br />

34


© 2010, Lazylad<br />

Comment n’a-t-elle pas remarqué les signes avant-coureurs de la maladie ? De grain de beauté, il ne s’agit<br />

: son dermatologue le lui a dit.<br />

Le point noir, doucement, avait évolué, insidieusement, s’était répandu <strong>à</strong> l’extérieur des tissus cutanés.<br />

Un nom lui fut vite trouvé : mélanome. Un nom <strong>à</strong> en pleurer.<br />

Pleurer sa vie d’avant. Pleurer sa vie de point blanc.<br />

Pleurer pour cette enfant qui pleure sans cesse <strong>à</strong> présent.<br />

Mathilde, sur son lit d’hôpital, ne survivra pas <strong>à</strong> ce mal. Le mélanome aura raison d’elle. Il est devenu<br />

la star déchue, l’ennemi mortel.<br />

35


Over the rainbow<br />

de Puppet Girl


37<br />

Concours Interforum<br />

Sujet : Ecriture d’un texte court, entre 500 et 1000 caractères (espaces non comprises)*, de forme libre et mentionnant<br />

au minimum la notion de 5 couleurs différentes.<br />

Forums participants : Brut de Poésie, Cercle Maux d’Auteurs, Ecrivains en herbe, Impérial Dream, Les âmes<br />

tendres, Lézards de la Poésie, Plume de Talent.<br />

Auteur et forum gagnant : Melenea qui concourait pour le forum Lézards de la Poésie (http://lezardsdelapoesie.xooit.fr/)<br />

La nuit légende l’or des étoiles mourantes<br />

Dans le bain marine de ses voiles obscurs.<br />

Les lunes sont blanches sur les nues qui s’éventent<br />

Aux marées stellaires colorant nos futurs.<br />

Quand fleurissent soudain des jardins éphémères<br />

Éclaboussant les sens de leurs effets visuels.<br />

Des fleurs éclatantes s’approprient les jachères<br />

Des champs du ciel ravis de ces bouquets pluriels.<br />

Des coquelicots s’étalent dans l’explosion<br />

Du camaïeu des bleus vociférant l’espace<br />

Le temps d’un soupir où s’imprime l’éclosion<br />

Des boutons d’or et des violettes fugaces.<br />

Et l’on voit jaillir des fontaines d’Arlequin<br />

Ruisselant de soleils déclinant les agrumes<br />

Dans l’enluminure d’étranges fruits carmin<br />

Dévorés par les flammes de dragons <strong>à</strong> plumes.<br />

Si vous faites partie d’un forum d’écriture et souhaitez le voir participer <strong>à</strong><br />

notre prochain concours, envoyez-nous un mail <strong>à</strong> equipe@vers-a-lyre.fr.<br />

Présentation de Melenea :<br />

Mélénea... Mais qui est-elle ? Peut-elle se résumer<br />

<strong>à</strong> des mots, ces mots qu’elle aime et<br />

qui le lui rendent si bien... Elle a toujours<br />

écrit, des mots par ci et par l<strong>à</strong>, et c’est il y a<br />

environ 4 ans qu’elle commence un blog poétique,<br />

qui lui dit-on ne marchera jamais... Ce<br />

qu’elle n’a pas cru puisqu’il continue d’exister<br />

et de vivre avec ses visiteurs, ses fans, deux<br />

premiers manuscrits, et la création d’un fo-<br />

rum qu’elle a voulu différent...<br />

L’artificier<br />

L’artificier lâche ses salves de pigments<br />

Peignant sur la voûte des tableaux si fragiles<br />

Qu’ils fardent nos iris de pétales géants<br />

Dans la rémanence d’un rêve versatile...<br />

Présentation de Lézards de la Poésie :<br />

Les Lézards sont le résultat de ses pérégrinations parmi d’autres<br />

forums... Centré sur les arts poétiques, et les arts en général aussi...<br />

Où l’échange est le mot d’ordre, ainsi que le partage, dans les<br />

textes, et les commentaires qui doivent donner les ressentis vrais<br />

pour créer un lien entre l’auteur et le lecteur. Tout est prétexte <strong>à</strong><br />

un enrichissement pour tous. Un challenge régulier, un concours<br />

trimestriel, un café des arts très particuliers où s’expriment les<br />

imaginaires des participants, des rubriques habituelles, et des rubriques<br />

qui sortent un peu des sentiers battus... Rien n’est figé,<br />

tout bouge et les lézards ne lézardent pas toujours.<br />

© 2010, Jérôme W.<br />

vers <strong>à</strong> lyre


© 2010, Aurélie A.<br />

Participez au prochain numéro<br />

Petites cachotteries, actes inavouables, passé<br />

trouble, papiers oubliés, murmures, chuchotements,<br />

les secrets nous habitent. Ils s’insinuent<br />

dans nos vies, en mensonges hypocrites et égoïstes,<br />

en omissions calculées ou en manipulations<br />

bienveillantes. De tout temps, les mots s’étouffent et se déforment<br />

pour mieux protéger nos desseins parfois controversés.<br />

Ombres dans nos esprits, leurs insaisissables contours criblent nos relations de<br />

doutes. Tourmentés par la vérité, leur poursuite obsessionnelle dévore nos vies.<br />

Épanchez votre plume auprès de nous avant le 31 août 2010.<br />

www.vers-a-lyre.fr


Qui sommes-nous ?<br />

Cela fait maintenant un peu plus de 3 ans que <strong>Vers</strong> <strong>à</strong> <strong>Lyre</strong> a sorti son premier webzine et une année de plus que<br />

le projet existe dans les esprits. Il saisit ainsi des morceaux d’existence de ses créateurs, d’auteurs, de dessinateurs<br />

et de lecteurs, les conduit <strong>à</strong> la joie d’avoir ces pages entre leurs mains.<br />

L’équipe a un peu évolué au fil des années : nouveaux besoins, nouvelles envies, contraintes personnelles. Un<br />

mouvement perpétuel, qui en certaines périodes entraine des manques, des absences, des retards mais <strong>à</strong> d’autres<br />

moments apporte de la nouveauté : créativité, idées, inspirations... Pourtant, finalement, rien ne change. Nous<br />

sommes toujours une quinzaine de passionnés et regardons tous dans la même direction : celles de talents conjugués<br />

en une passion commune qu’est ce magazine.<br />

Merci <strong>à</strong> vous qui nous rassemblez par votre lecture<br />

ou vos oeuvres publiées.<br />

A bientôt L’équipe<br />

<strong>Vers</strong> <strong>à</strong> <strong>Lyre</strong>.<br />

Informations <strong>à</strong> propos des illustrations et des textes:<br />

Les illustrations et les textes contenus dans <strong>Vers</strong> <strong>à</strong> <strong>Lyre</strong> sont des oeuvres originales, soumises au droit d’auteur.<br />

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ou reproduction strictement reservées a l’usage privé, non destinées <strong>à</strong> une utilisation collective ou une commercialisation ».<br />

39<br />

Remerciements<br />

Merci <strong>à</strong> tous ceux qui s’investissent dans cette aventure en<br />

parlant de nous ou en contribuant <strong>à</strong> la conception de <strong>Vers</strong><br />

<strong>à</strong> <strong>Lyre</strong>. Merci aux lecteurs et aux auteurs qui nous envoient<br />

leurs oeuvres pour la confiance qu’ils nous accordent.<br />

© 2010, Josie

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