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couleur<br />
Le voL des couLeurs<br />
de Hans Delrue<br />
La toute première disparition, je ne l’avais pas remarquée. Du moins, pas comprise. Un bouquet<br />
de fleurs dans un vase, dont je m’étais servi pour peindre une nature morte. Les violettes<br />
avaient perdu leur éclat, leurs pétales desséchés prenant une teinte opaline. Les fleurs se fanaient, avais-je<br />
tout d’abord pensé. Puis je n’y avais plus prêté attention.<br />
Le véritable choc eut lieu le lendemain matin. Je me levai du lit et jetai un regard par la fenêtre<br />
comme <strong>à</strong> mon habitude. Je restai abasourdi en découvrant la scène. Un voile de poussière semblait s’être<br />
étendu pendant la nuit sur la campagne environnante. Les feuilles des arbres arboraient des teintes grisâtres,<br />
tandis que l’herbe elle-même paraissait décolorée.<br />
Que s’était-il donc passé ? Une pluie de cendres s’était-elle abattue sur le pays ? Ou la vitre s’étaitelle<br />
noircie pendant la nuit ? Pour en avoir le cœur net, j’ouvris en grand la fenêtre. Un paysage lunaire.<br />
Puis je me rendis compte que le phénomène n’affectait en réalité que l’herbe et les feuilles des arbres.<br />
Leurs troncs, les fleurs, le sol présentaient les mêmes couleurs que par le passé. Peut-être avais-je encore<br />
l’esprit embrumé par le sommeil ?<br />
J’enfilai une robe de chambre et sortis dans le jardin. Non, je ne rêvais pas tout éveillé : les feuilles<br />
comme la pelouse avaient pris une apparence grisée. Je m’accroupis au sol et promenai mes doigts dans<br />
l’herbe. À ma grande surprise, je ne récoltai que la rosée du matin. Aucune poussière, aucune cendre. La<br />
végétation était-elle malade ?<br />
Je me tournai vers la maison, et reculai d’un pas, stupéfait. Les volets verdelets qui jouxtaient les<br />
fenêtres de l’étage affichaient eux aussi un vernis gris.<br />
— Non ! m’exclamai-je.<br />
Il ne pouvait s’agir que d’un cauchemar. Je me ruai <strong>à</strong> l’intérieur de l’habitation. La nappe cirée de la<br />
table de la cuisine avait viré du vert au bistre. Même les bouteilles d’eau vides présentaient une tout autre<br />
teinte. Il fallut me rendre <strong>à</strong> l’évidence. Le vert avait disparu.<br />
Oui, disparu ! Tous les ustensiles, tous les objets, toutes les plantes de cette couleur avaient subi<br />
cette terrifiante métamorphose, comme si un voleur mystérieux en avait ôté chaque pigment avec minutie.<br />
Les sens nous trompent, affirmait<br />
Descartes. Je doutai donc de moi-même.<br />
Peut-être une défaillance oculaire ? Cela semblait<br />
la seule explication rationnelle.<br />
« Il fallut me rendre <strong>à</strong> l’évidence.<br />
Le vert avait disparu. »<br />
La panique me gagna tout <strong>à</strong> coup. J’étais artiste peintre. Comment vivre avec un tel handicap ? Je<br />
peignais de nombreux paysages de toutes sortes. Que deviendrait mon œuvre si je ne maîtrisais plus les<br />
nuances subtiles du vert ?<br />
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