— Notre monde est noir, si noir. Tout est morne, triste et vulgaire. Il n’y a aucune couleur ici, hormis celle du sang. Je… J’aurais aimé vivre hors du Boyau et de sa crasse, aller vers un univers coloré. Une étincelle de compassion illumine ses prunelles de verrat : — C’est pas en mimant l’attitude des nobles que tu y parviendras, fiche toi ça dans le crâne. Parler comme eux, te conduire comme eux, ça suffit pas. Ils ont un truc que nous n’avons pas. Regarde-toi ! Tu as lu mon dictionnaire combien de fois ? Combien d’heures tu as épié les nobles aux frontières du Boyau ? Jamais j’aurais dû t’apprendre <strong>à</strong> lire. Et ça t’a apporté quoi, hein ? Réponds, bon Dieu ! Ça t’a apporté quoi, mon garçon ? Je me suis mis <strong>à</strong> pleurer, étrillé par ses paroles sèches, et la vérité qu’elles contiennent. couleur ..:::.. Beaucoup comparent Gorgsang <strong>à</strong> une catin avachie sur son ancienne gloire, dont une partie du visage conserve toute sa sensualité et sa vénusté indécente, et la seconde se couvre de pustules ; une balafre enlaidit notre gourgandine, un fleuve dont les méandres sillonnent la cité tout entière et traînent une odeur fétide, souvenir des cadavres et déjections rejetés dans leurs eaux. Plus lyriques, certains comparent les montagnes environnantes aux bourrelets de Dame Gorgsang, tandis que nos taudis, eux, évoquent un collier de perles. Médiocre, hein ? Si je devais filer la métaphore corporelle, je rattacherais nos tanières <strong>à</strong> des plaies sanieuses, et nos ruelles <strong>à</strong> des cicatrices filandreuses, le genre de tares qui met un terme <strong>à</strong> toute carrière érotique. Il paraît que les prostituées aiment les étoffes et se fardent volontiers de poudres chatoyantes ; cinabre, mordoré, ocre, voil<strong>à</strong> des couleurs courantes sur l’autre rive. Bon Dieu, leurs noms ont des résonances magiques ! Mon regard boirait cette mosaïque où chaque tesson resplendit de mille feux ! Des souliers bien lustrés qui foulent des pavés <strong>à</strong> la blancheur immarcescible, des nobles qui ôtent leur couvre-chef chamarré en croisant une demoiselle, des carrosses armoriés, qui se déclinent selon toute une gamme de teintes, des plus audacieuses, vert chartreuse ou cette couleur dont le nom m’échappe, une sorte de violet… bordeaux ! aux plus anodines. Mais aussi des échoppes où les vendeurs offrent des épices, plantes médicinales, déroulent sous vos regards ébahis des onguents dont vous ne soupçonniez pas l’existence, puis vous capturent dans leurs rets multicolores… Une orgie de couleurs chaudes, bien loin des souillures, de la boue grasse et des jaunes fades que nous croisons ici. Pas un hasard si nous avons baptisé ce territoire Boyau ! Je ne me suis pas attardé pour observer le paysage, néanmoins, et me tourne en direction des baraques où magouillent les pédérastes ; quitte <strong>à</strong> se vendre, se remettre <strong>à</strong> eux garantit une certaine protection, un contrat avec le souteneur, surtout, qui lui interdit un panel de pratiques dégradantes, et l’assurance de terminer en un seul morceau. Il ne souhaite pas abîmer la marchandise. Je vois plusieurs gamins, aguicheurs, alpaguer des passants aux visages pervertis, yeux pleins de démence et envies bestiales, qui restent toutefois de marbre et repoussent leurs avances. Espèrent-ils que les pauvrets, désespérés de n’attirer aucune clientèle, abaissent leur service <strong>à</strong> des prix plus alléchants ? J’entends un cri, en provenance d’une venelle adjacente, mais je cale mon regard droit devant ; voil<strong>à</strong> un garçon qui n’a pas eu la présence d’esprit d’ameuter sa maquerelle, et endure désormais mille sévices. — Souillon ! Souillon ! Tu vaux rien, sale garce ! Dégage de mon territoire ou je te ferai avaler tes moignons de sein ! 20
21 vers <strong>à</strong> lyre © 2010, Ludimie