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Alarmé, je me précipitai vers l’atelier aménagé dans une des pièces de la résidence. Les tableaux<br />
aux murs, ceux posés sur les chevalets, tous représentaient des arbres, des broussailles, des prairies. À ma<br />
grande surprise, je percevais leur couleur verte sans la moindre difficulté. Ma déficience avait-elle disparu<br />
? Non, puisque le paysage <strong>à</strong> la fenêtre me renvoyait la même scène grisâtre que tout <strong>à</strong> l’heure.<br />
Je m’emparai d’un tube de peinture verte. Son bouchon était gris. Lorsque je le pressai, il n’en sortit<br />
qu’une pâte terne. Le vert n’existait plus, sauf sur les toiles que j’avais peintes.<br />
Allons ! Cela n’avait aucun sens ! Un défaut ophtalmique pouvait peut-être expliquer la perte de<br />
sensibilité <strong>à</strong> une couleur, mais comment la maladie pouvait-elle faire la différence entre un tableau et la<br />
nature ?<br />
Je restai prostré plusieurs heures, espérant recouvrer la plénitude de mes sens, mais rien n’y faisait.<br />
Sans doute aurais-je dû appeler un médecin, consulter un spécialiste dès le début des symptômes, mais<br />
l’histoire paraissait si incroyable que j’avais du mal <strong>à</strong> l’accepter moi-même et n’aurais pas été capable d’articuler<br />
l’exposé des faits <strong>à</strong> un spécialiste.<br />
Lorsqu’un problème survenait, la peinture s’avérait mon seul refuge. Me perdre dans mes créations.<br />
L’art sublimait tout.<br />
Je m’emparai donc d’une toile vierge que je plaçai sur un chevalet. Sur le tissu écru, je dessinai<br />
quelques traits au fusain. Les courbes des champs de blé, les volumes des maisons. Puis j’étalai quelques<br />
couches de peinture. Le bleu pour le ciel. Le rouge des toits. J’évitais le vert, cette substance désormais<br />
maudite.<br />
Il ne manquait toutefois pas au tableau. Celui-ci, chargé de couleurs primaires, dégageait une<br />
puissance toute particulière. L’œuvre confirmait que je possédais encore mes pleines capacités d’artiste.<br />
Ce travail m’occupa la journée entière. Durant tout ce temps, je ne jetai pas le moindre regard <strong>à</strong><br />
l’extérieur, de peur de retrouver le paysage de cendre. La nuit finit par tomber et je rejoignis mon lit.<br />
J’espérais qu’une nuit de repos mette un terme <strong>à</strong> mon affliction.<br />
Je déchantai dès le lendemain : l’herbe se révélait tout aussi grise que la veille. L’hypothèse de la<br />
maladie se confirmait. J’examinai mon visage dans la salle de bain. Mes lèvres paraissaient plus pâles que<br />
d’habitude. Quant <strong>à</strong> ma langue, elle avait pris une texture sombre. Que m’arrivait-il ?<br />
Je m’emparai de mon peignoir et compris aussitôt : le rouge venait de disparaître lui aussi. Des<br />
rayures grises remplaçaient les bandes autrefois écarlates de ma robe de chambre.<br />
Je dévalai l’escalier, avec l’espoir de n’être que la victime d’une illusion temporaire. Pourtant les<br />
tapis chamarrés avaient perdu leurs teintes purpurines. Les dalles carmin de la cuisine s’assemblaient désormais<br />
en plaques noircies. Jusqu’au vin grenat dans les bouteilles : de la mélasse peu engageante.<br />
L’atelier. L<strong>à</strong>, mes toiles présentaient encore leurs teintes rutilantes. Mais comment diable pareille<br />
chose pouvait-elle être possible ? Me trouvais-je envoûté par quelque improbable sorcier vaudou ?<br />
Condamné <strong>à</strong> ne plus voir certaines couleurs, sauf dans mes propres œuvres ?<br />
Ce jour-l<strong>à</strong>, je peignis la mer sous un ciel bleu. Des vagues <strong>à</strong> l’écume blanche frappant de frêles<br />
esquifs <strong>à</strong> la coque sombre et aux voiles ocre. Du bleu, du jaune, cela me suffisait pour éclabousser cette<br />
toile marine d’une lumière éclatante.<br />
Le jour suivant, le mal hélas s’empira. L’azur avait sombré lui aussi dans le néant. Le paysage n’arborait<br />
plus que des teintes grises comme si le monde avait basculé dans un de ces vieux films en noir et<br />
blanc.<br />
5<br />
vers <strong>à</strong> lyre