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Jeb de Marine Sivan<br />
Une odeur faisandée pique mes narines.<br />
Hissé sur un toit, j’observe notre belle ville, un taudis immonde où rats, moisissures et cadavres<br />
putréfiés constituent notre quotidien : au milieu des édifices couchés en travers du chemin telles<br />
des dépouilles agonisantes, au-del<strong>à</strong> des tourelles, maintenues on ne sait comment sur pieds, nous nous<br />
entassons et envahissons la moindre gargote. Par nous, j’entends les voleurs, malandrins, putains, indigents,<br />
qui végètent <strong>à</strong> Gorgsang, la plus grosse cité portuaire du continent, et sûrement la plus lugubre.<br />
La matinée s’achève tout juste, le moment idéal pour spolier quelques marchands avant de creuser nos<br />
tanières respectives ; maintenant que l’hiver pointe, il n’est pas question de traîner nos guêtres indéfiniment,<br />
ni quémander sans savoir où dormir. Non. En agissant ainsi, nous courrions vers une mort lente,<br />
recouverts de neige ou chaudement recroquevillés contre des parois marmoréennes, glaciales, prêtes <strong>à</strong><br />
former un joli tombeau. Tombeau ou catafalque ? Il aurait fallu que je possède un dictionnaire pour<br />
vérifier la définition de ce terme. Doux rêve. Il suffit que je me baisse pour lorgner mon reflet dans une<br />
flaque et réaliser ma misère, cette garce qui me poursuit depuis des années et ruine mes plaisirs, au point<br />
de me tourmenter dès que j’échappe au licol de la pauvreté et m’offre une miche de pain pas trop rassie.<br />
Si je lui ramène assez de numéraires, Tobrak me laissera lire son dictionnaire, peut-être… Il va falloir<br />
redoubler d’inventivité, mon petit Jeb, expert en coupe de goussets, chapardeur invaincu et détrousseur<br />
ingénieux !<br />
J’aurais pu me tourner vers la prostitution, assurément, après tout, on me juge assez séduisant et, dans<br />
un sursaut d’orgueil, j’avoue aimer mon profil glabre – mes compagnons se moquent d’ailleurs de mon<br />
manque de pilosité, et font de mon corps impubère un sujet de railleries fort déplaisant. Un maquereau<br />
aurait sans doute arrangé mon allure dégingandée, puis lavé mes cheveux noircis par la crasse des rues ;<br />
avec un peu de chance, ma tignasse châtain, que je coupe régulièrement afin d’éviter la prolifération des<br />
poux, aurait daigné réapparaître.<br />
— Putain, Jeb, bouge de l<strong>à</strong> !<br />
Formulée de manière aussi élégante, comment refuser une telle injonction ? Je me décale pour laisser<br />
place <strong>à</strong> mon camarade, qui crache avant de fixer son regard sur la rue en contrebas, où s’affaire une bonne<br />
partie des commerçants en activité. Autrement dit, nos proies. Ces roitelets graisseux qui paradent dans<br />
des soieries si brillantes qu’elles semblent adamantines, ils papillonnent juste sous notre nez, avec une…<br />
Merde ! Le mot m’échappe. Ah, prestance ! Avec une prestance dont seule l’aristocratie peut s’enorgueillir.<br />
— Si on rampe l<strong>à</strong>-dessous, on pourra p’t’être attraper un ou deux colliers, marmonne Till en désignant<br />
du menton un éventaire tout proche.<br />
Je me dispose <strong>à</strong> accepter quand mon regard harponne un noble, remontant une ruelle du Boyau, comme<br />
se nomme notre territoire, une appellation plutôt indiquée, tant les murs moites et couverts de pustules<br />
dégagent une odeur de viscères, tandis que hardes, limon et déchets peu fameux encroûtent nos bicoques.<br />
— Regarde par l<strong>à</strong>, murmuré-je <strong>à</strong> Till.<br />
vers <strong>à</strong> lyre