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troquent leurs soucis contre une pinte mousseuse. Sur cette scène décolorée, nous brodons parfois une<br />
vie idéalisée.<br />
Une infime seconde, je songe <strong>à</strong> rebrousser chemin, avant de voir, dehors, un manteau abricot envelopper<br />
Gorgsang, puis les lanternes se faner une <strong>à</strong> une, pareilles <strong>à</strong> des corolles épuisées, dont on admire la beauté<br />
éphémère et craint la mort précoce. Je me sens incapable d’affronter ce lugubre parterre.<br />
Accoudé au comptoir, Tobrak lâche une délicieuse imprécation quand il m’aperçoit, mais daigne me faire<br />
approcher. Le cheveu gras, la trogne porcine et la panse distendue, inutile de s’attarder sur la physionomie<br />
rebutante du tavernier.<br />
— Eh, Tobrak, lancé-je en guise de salutation. Il te reste une place ?<br />
— Tu as du numéraire ?<br />
Ma mine défaite lui fournit une réponse.<br />
— Du vent, Jeb, mes lits sont pas gratuits et d’autres mômes ont de quoi payer.<br />
— Je te rembourserai, promets-je, maudissant ma voix penaude. Je travaillerai pour toi, je laverai ta vaisselle,<br />
couperai ton bois <strong>à</strong> me casser l’échine ! Laisse-moi juste une place !<br />
Mes genoux s’entrechoquent, ma vue se brouille. Contrôle-toi, Jeb ! Pendant cette infime seconde, Tobrak<br />
prend conscience de ma haïssable vulnérabilité et, si je me fie <strong>à</strong> son sourire pernicieux, prémices de<br />
mille humiliations, se réjouit des bénéfices qu’il pourra en tirer.<br />
— Tu feras ça, oui, lâche-t-il, après un moment de réflexion. Et tu serviras au bar.<br />
Servir au bar ? Dieux, ça revient <strong>à</strong> se prostituer, tout le monde sait ça.<br />
— Ce que tu veux.<br />
Jusqu’où suis-je capable d’aller pour oublier la couleur des rues, la pluie amarante et le sourire cauchemardesque<br />
? Tobrak remue ses bajoues en signe de contentement, puis désigne un coin de l’estaminet :<br />
— Va te décrasser, tu empestes, ça fera fuir les clients. Il y aura une assiette sur la table, après.<br />
Il n’était pas obligé de m’offrir le couvert, et je le remercie d’une voix blanche. Je pensais le voir disparaître,<br />
mais il s’éternise et me toise avec morgue, une moue qui semble dire : tu m’appartiens, maintenant,<br />
petit merdeux.<br />
— Il t’est arrivé quoi ? Tu as perdu ta verve et ton arrogance ?<br />
Pas de solennité théâtrale, aujourd’hui ?<br />
Il mâchonne son tabac, émet un rire grossier :<br />
— Pas que ça me dérange. Les gamins, je les préfère rampants, ça paie mieux, et ça rechigne pas <strong>à</strong> la tâche.<br />
Dans ton genre, t’as toujours été une sale teigne.<br />
Venant de lui, ça sonne comme un compliment, néanmoins je ravale ma pique et attends sa conclusion :<br />
— La dernière fois où je t’ai vu maigrelet et docile, des miliciens t’avaient salement amoché. J’ai appris<br />
que Till était mort.<br />
Les vannes de ma résistance cèdent soudain, et les réminiscences me submergent, plus violentes <strong>à</strong> chaque<br />
battement de cils :<br />
— Il a été… massacré par un noble.<br />
Marqué au fer rouge, je ressens le besoin de tout confesser :<br />
19<br />
« Les gamins, je les<br />
préfère rampants. »<br />
vers <strong>à</strong> lyre