27.06.2013 Views

MESSIRE WOLODOWSKI - Edition Saint Remi

MESSIRE WOLODOWSKI - Edition Saint Remi

MESSIRE WOLODOWSKI - Edition Saint Remi

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

<strong>MESSIRE</strong> <strong>WOLODOWSKI</strong><br />

par<br />

Henryk SIENKIEWICZ<br />

1845 - 1916<br />

Roman héroïque<br />

Traduction du comte WODZINSKI et de B. KOZAKIEWICZ<br />

Nouvelle édition à partir de celle de 1901<br />

Éditions <strong>Saint</strong>-<strong>Remi</strong><br />

– 2013 –


Du même auteur aux ESR :<br />

- PAR LE FER ET PAR LE FEU, 605 p., 30 € (Première partie)<br />

- LE DÉLUGE, 593 p., 30 € (Deuxième partie)<br />

- <strong>MESSIRE</strong> <strong>WOLODOWSKI</strong>, 338 p., 25 € (Deuxième partie)<br />

Ces trois romans historiques « qui envisagent le côté tragique de<br />

la vie, forment une trilogie grandiose et très honnête », selon<br />

l’analyse critique de l’abbé Louis Bethléem, dans son ouvrage<br />

Romans à Lire et Romans à Proscrire, 1928.<br />

Armure de Housard cuirassé<br />

(régiment de Jean Kétruski)<br />

Éditions <strong>Saint</strong>-<strong>Remi</strong><br />

BP 80 – 33410 CADILLAC<br />

05 56 76 73 38<br />

www.saint-remi.fr


<strong>MESSIRE</strong> <strong>WOLODOWSKI</strong><br />

A<br />

LIVRE PREMIER.<br />

CHAPITRE I.<br />

SSIS sous un pavillon rustique, dont le treillis<br />

s’enguirlandait de houblon, le banneret André Kmita<br />

dégustait sa lampée d’hydromel de l’après-dîner. Il portait la<br />

liqueur d’or à ses lèvres et, à travers la feuillure, suivait d’un<br />

regard de sollicitude émue sa femme, en train de se promener<br />

dans l’allée sablée qui du manoir menait au pavillon.<br />

Vraiment, il possédait une ravissante compagne en cette Ève<br />

blonde, qui marchait à pas lents, précautionneuse, grave, dans<br />

l’attente bénie de l’enfant. Et André se disait qu’il l’aimait aussi<br />

ardemment qu’au premier jour.<br />

Par instants, il souriait, retroussait les crocs de sa moustache,<br />

un éclair malicieux luisait au fond de ses prunelles noires, — au<br />

souvenir peut-être de quelque aventure de jadis.<br />

Le silence du verger n’était rompu que par la chute de quelque<br />

fruit mûr et par le bourdonnement continu des insectes. Il faisait<br />

un temps délicieux. Septembre saignait déjà dans les verdures. Le<br />

soleil déclinant dardait de l’or. Les pommiers, les pruniers pliaient<br />

sous leurs richesses. La brise était si légère qu’on voyait à peine<br />

palpiter les feuilles.<br />

Peut-être étaient-ce ces radieux sourires de la nature qui<br />

allumaient la gaieté dans l’âme de messire André… Déposant sa<br />

coupe vide :


4<br />

HENRIK SIENKIEWICZ<br />

— Olenka, appela-t-il, viens, ma chérie !<br />

Elle vint. Il la prit tendrement par la taille ; ses moustaches<br />

rudes effleurèrent les blonds cheveux de la jeune femme, puis, à<br />

voix mystérieuse :<br />

— Si c’est un garçon, n’est-ce pas, nous l’appellerons<br />

Michel ?<br />

Elle détourna son visage ravissant, murmura :<br />

— Ne m’avais-tu pas permis de lui donner le nom<br />

d’Héraclius ?<br />

— Sans doute, mon amour ; mais, pense… c’est en l’honneur<br />

de Michel Wolodowski.<br />

— Ne dois-je pas me souvenir d’abord de mon cher grandpère<br />

?<br />

— Hum ! c’est pourtant vrai ! Eh bien, le second, du moins,<br />

sera Michel, et sans défaite, cette fois !<br />

Confuse, elle cherchait à se dégager de l’étreinte conjugale.<br />

Mais André maintenait Olenka avec plus d’impérieuse douceur ; il<br />

lui couvrait de baisers les yeux et les lèvres :<br />

— Mon aimée… cent fois, mille fois aimée, seule et<br />

uniquement aimée, mon trésor, mon bien le plus précieux !…<br />

Un valet survint, qui interrompit à propos la galante litanie.<br />

— Quoi donc ? questionna le maître d’un ton revêche.<br />

— Monseigneur, c’est messire Charlamp : il est arrivé tout à<br />

l’heure ; je l’ai fait entrer au château.<br />

— Mais, parbleu ! le voilà en personne, s’écria André. Vive<br />

Dieu ! sa barbe a bien grisonné… Salut, ami, salut, vieux<br />

camarade !<br />

Et il se dirigeait vers son hôte. Celui-ci s’inclinait très bas<br />

devant Olenka, qu’il avait jadis rencontrée à la cour de feu le<br />

prince-palatin Janus Radziwill et, respectueusement, portait à ses<br />

lèvres la main de la jeune femme, puis éclatant en sanglots, il se<br />

jeta dans les bras de son ami :<br />

— Par Dieu ! que vous arrive-t-il de fâcheux ? demandait<br />

André, stupéfait.<br />

— Le ciel, répondit le capitaine, ne se lasse pas de combler<br />

les uns de ses grâces ; non moins obstinément il frappe les


<strong>MESSIRE</strong> <strong>WOLODOWSKI</strong> 5<br />

autres… Mais c’est à vous seul que je veux d’abord confier mon<br />

affliction…<br />

Olenka, vers qui le vieux soldat se tournait d’un air suppliant<br />

et embarrassé, comprit.<br />

— Je vais donner des ordres, pour qu’on vous serve ici de<br />

quoi vous rafraîchir, et je vous laisse seuls, dit-elle.<br />

André alors, entraînant Charlamp sous le pavillon qu’il venait<br />

de quitter, l’y fit asseoir sur un banc…<br />

— Quel chagrin avez-vous ? Puis-je vous aider en quoi que<br />

ce soit ? Vous pouvez compter sur mon amitié fidèle…<br />

— Je le sais… Mais je n’ai besoin ni d’aide, ni de secours<br />

d’aucune sorte. Tant qu’il plaira à Dieu de me laisser l’usage de ce<br />

bras et de cette épée, je me tirerai d’affaire tout seul. Il s’agit de<br />

notre ami commun, le plus brave officier de la République… Il<br />

expire peut-être sous le poids de sa douleur…<br />

— Par les plaies du Christ !… C’est de Michel que vous<br />

parlez, n’est-ce pas ? De quel malheur est-il frappé ?<br />

— D’un immense malheur !… Mademoiselle Annette<br />

Krasienska…<br />

— Morte ! s’écria André, les bras au ciel.<br />

— Comme l’oiseau atteint d’une flèche.<br />

Il y eut un instant de silence. Çà et là, les pommes tombaient,<br />

avec un bruit sourd, sur le sol… André Kmita se tordait les<br />

mains…<br />

— Dieu de miséricorde !… Dieu de miséricorde ! murmuraitil.<br />

Entre temps, le valet avait apporté un cruchon d’hydromel et<br />

un autre verre. Olenka le suivit de près : sa curiosité triomphait de<br />

sa discrétion.<br />

— J’hésite à t’apprendre la vérité, dit André, toute émotion<br />

t’est bien nuisible…<br />

— Parle, fit Olenka très brave… L’incertitude est la pire des<br />

peines.<br />

Il se pencha vers elle.<br />

— Annette n’est plus, murmura-t-il.


6<br />

HENRIK SIENKIEWICZ<br />

Toute pâle, la jeune femme, se laissa choir sur le banc à côté<br />

de son mari, et se mit à pleurer silencieusement.<br />

— Olenka, dit enfin André, espérant ainsi détourner l’esprit<br />

de sa femme de cette vision de mort, ne penses-tu pas qu’Annette<br />

doive être au ciel ?… Cesse donc de pleurer, mon ange !<br />

— Aussi n’est-ce pas sur elle que je pleure ; mais sur nous,<br />

mais sur ce pauvre Michel… Chère, bien chère Annette !<br />

— J’ai assisté à sa mort, dit Charlamp. Veuille le Seigneur<br />

nous accorder à tous la grâce d’une fin aussi édifiante !<br />

Ils se turent tous les trois, recensant dans leur souvenir la<br />

mélancolique histoire des amours de leur ami.<br />

… À la fin de la guerre de Hongrie, c’est-à-dire dans le même<br />

temps que le banneret André Kmita épousait Olenka Billewicz,<br />

Michel Wolodowski avait cru pouvoir épouser Annette<br />

Krasienska. Mais brusquement et impérieusement la République<br />

avait réclamé le concours de l’illustre colonel de la bannière<br />

laudanienne, du héros des guerres contre les Cosaques insurgés et<br />

contre les Suédois envahisseurs. Renvoyant les épousailles à une<br />

époque indéterminée et qu’il espérait toute prochaine, il était<br />

monté à cheval ; et voilà que, durant des années, il avait guerroyé<br />

en Ukraine, puis il avait été envoyé en ambassade auprès du khan<br />

de Crimée, avait, au cours de la récente guerre civile, combattu<br />

sous les drapeaux du roi, contre Lubomirski, enfin avait dû<br />

repartir pour l’Ukraine avec Sobieski. Et c’est seulement en cette<br />

année 1668 qu’il avait pu obtenir un congé. Il avait donc rejoint, à<br />

Wodokty, Annette Krasienska, et il touchait au bonheur, quand la<br />

mort était venue conclure de façon lamentable cette histoire<br />

héroïque et dolente.<br />

— Racontez-nous les derniers instants d’Annette, dit André à<br />

Charlamp. Lorsque l’émotion vous oppressera trop, vous boirez<br />

quelques gorgées de cet hydromel.<br />

— Volontiers, mais à la condition que nous trinquions<br />

ensemble. Il est trop vrai, la douleur n’étreint pas seulement<br />

l’âme : elle saute à la gorge… Voici… Je m’étais rendu à<br />

Czestochowa, mon pays natal, dans l’espoir d’y goûter enfin un<br />

repos bien mérité. C’est là que je les rencontrai. Ils étaient venus


<strong>MESSIRE</strong> <strong>WOLODOWSKI</strong> 7<br />

se vouer à la Vierge miraculeuse avant de se rendre à Cracovie, où<br />

la duchesse Wisniowiecka avait demandé que fût célébré le<br />

mariage de sa pupille… Elle, la pauvrette, fraîche comme une<br />

fleur, lui, gai comme un oiseau… Elle habitait chez madame<br />

Martin Zamoyska, venue, elle aussi, en pèlerinage au lieu saint,<br />

avec son mari. Une nuit… Michel fait irruption chez moi, tout<br />

effaré. « Au nom de Dieu ! ne connaîtriez-vous pas un médecin,<br />

en cette ville ? — Que vous arrive-t-il ? lui dis-je. — Annette est<br />

malade ! Annette se meurt ! » Madame Zamoyska venait de<br />

l’informer de la gravité du danger. Mais où trouver un médecin, la<br />

nuit ? Je déniche un barbier poseur de ventouses. Le drôle se<br />

refuse à quitter son lit. Je l’en fais déguerpir à coups de bâton. —<br />

Nous voilà arrivés. Hélas ! c’est un prêtre que nous trouvâmes à<br />

son chevet… un religieux de l’ordre de <strong>Saint</strong> Paul l’Hermite. Ses<br />

prières eurent pour résultat de dissiper le délire de la chère<br />

malade. Elle put se confesser, elle reçut le viatique, elle dit adieu à<br />

Michel, et, quelques heures après, vers midi, elle rendait le dernier<br />

soupir. Fou de désespoir, Michel se précipita dehors, se roula sur<br />

les dalles de la cour comme un homme pris d’ivresse ; puis,<br />

menaçant du poing le ciel, il se mit à vociférer : « Voilà donc la<br />

récompense de mes blessures, de mon sang versé, de mon<br />

dévouement à la patrie !… » « Abattre le puissant et le superbe,<br />

disait-il encore, c’est là une œuvre digne du courroux divin…<br />

mais étrangler une pauvre colombe !… non, pour cela il suffit<br />

d’un chat sauvage, d’un épervier, d’un milan !… » Après que ses<br />

lèvres eurent expectoré ces blasphèmes, tout son corps se raidit…<br />

Une heure durant, il resta sans souffle… Puis, il se leva, rentra<br />

chez lui, s’y enferma, et ne voulut recevoir personne… Lors des<br />

funérailles de sa fiancée, je m’approchai de lui : « Sire Michel, lui<br />

dis-je, pensez à Dieu ! » Mais il paraissait aussi impénétrable et<br />

muet que la pierre. Je prolongeai mon séjour à Czestochowa<br />

espérant pouvoir arriver jusqu’à lui ; chaque fois, porte close. Que<br />

faire ? Partir ? Et le laisser aux prises avec son désespoir ! Enfin je<br />

résolus d’aller trouver Jean Krétuski et son commensal Zagloba ;<br />

et de les ramener auprès de Michel. Ce sont ses meilleurs amis…<br />

— Ainsi vous fûtes chez les Krétuski ?


8<br />

HENRIK SIENKIEWICZ<br />

— Hélas ! je jouais de malheur. Ils venaient précisément de<br />

partir pour le palatinat de Kalisz où réside leur cousin. « Ma foi,<br />

me suis-je dit, puisque j’ai affaire en Samogitie, autant y aller tout<br />

de suite et m’arrêter au passage à Wodokty, pour instruire messire<br />

et dame Kmita du malheur de notre Michel. » Je crains fort, je<br />

vous l’avoue, qu’il ne perde tout à fait l’esprit.<br />

— Dieu l’en préserve ! s’écria Olenka.<br />

— Ou bien, alors, il prendra le froc, reprit Charlamp, et c’est<br />

dommage !… Un si brillant officier…<br />

— Comment ? dommage, de le voir se sacrifier à la plus<br />

grande gloire de Dieu ! s’écria Olenka scandalisée.<br />

— Eh ! madame, résulterait-il de sa prise de froc une plus<br />

grande gloire pour Dieu ? Comptez, je vous prie, tous ces païens,<br />

tous ces hérétiques exterminés par son glaive. Ces exploits ont<br />

paru sans doute, plus agréables à Notre Sauveur, plus délectables<br />

à sa divine Mère, que tous les sermons des prédicateurs les plus<br />

éloquents… Hem ! le cas vaut qu’on y réfléchisse. Chacun doit<br />

honorer le Seigneur selon ses moyens. Certes, il est, parmi les<br />

pères, des hommes plus savants, plus diserts que notre ami…<br />

Mais trouvez-moi une épée comparable à la sienne…<br />

— C’est ma foi vrai ! opina André… Savez-vous, capitaine, si<br />

Michel est resté à Czestochowa ?<br />

— Il s’y trouvait au moment de mon départ… Quelle<br />

résolution a-t-il prise depuis ? je l’ignore… Je sais seulement que,<br />

malade ou, ce qu’à Dieu ne plaise, en proie à un nouvel accès de<br />

désespérance, il se verrait seul, abandonné, sans amis, sans<br />

parents, sans consolation, sans secours !<br />

— <strong>Saint</strong>e Vierge, murmura le banneret, étendez sur lui votre<br />

main tutélaire, là-bas, en ce sanctuaire miraculeux de vos grâces !<br />

Cependant Olenka semblait réfléchir… Longtemps le silence,<br />

dura. Enfin, elle releva vers son mari son charmant visage :<br />

— André ! tu ne peux pas, tu ne dois pas le laisser tout seul<br />

ainsi. Pars ! va le retrouver !<br />

— Ah ! le cœur d’or… ah ! le vrai cœur de femme ! s’écria<br />

Charlamp attendri, et, s’inclinant vers les mains d’Olenka, il les<br />

couvrit de baisers.


<strong>MESSIRE</strong> <strong>WOLODOWSKI</strong> 9<br />

Kmita toutefois montrait un moindre enthousiasme. Il hochait<br />

la tête, peu convaincu.<br />

— J’irais au bout du monde pour lui — tu le sais bien, —<br />

n’était ton état. Songes-y, mon amour, les émotions, une frayeur,<br />

un incident quelconque, durant mon absence… Non ! je sécherais<br />

d’inquiétude… Ma femme m’est, après tout, plus chère que l’ami<br />

le meilleur… Corbleu ! oui, j’ai grand’pitié de Michel ; mais enfin<br />

juge par toi-même…<br />

— J’ai jugé. Je resterai sous la bonne garde de mes tuteurs,<br />

les fidèles Laudaniens… Et puis, tout est tranquille en notre<br />

pays… Que craindrais-je ? Et là-bas Michel souffre, il a besoin de<br />

toi…<br />

— Eh bien ! dit enfin Kmita, puisqu’il faut partir, autant se<br />

mettre en route le plus tôt possible. Chaque heure compte double<br />

en la circonstance. Je vais donner des ordres aux écuries. Et vous,<br />

capitaine, préparez-vous à passer quinze jours au moins en<br />

faction auprès de ma femme.


L<br />

CHAPITRE II.<br />

E soleil était encore sur l’horizon, lorsque messire André<br />

prit congé d’Olenka…<br />

Il traversa Wilna, Grodno, Lukow. Là, il apprit que Jean et<br />

Hélène Krétuski étaient de retour.<br />

Accueilli d’abord avec effusion, il vit bientôt leur joie se<br />

transformer en deuil, lorsqu’il leur eut dit le coup qui avait frappé<br />

Michel. Zagloba surtout se montrait inconsolable. Ses pleurs ne<br />

tarissaient point. Le lendemain, son cœur soulagé, il ne prit plus<br />

conseil que de sa sagesse.<br />

— Jean ne peut guère se mettre en route, déclara-t-il. Ses<br />

concitoyens viennent de l’élire juge : or vous pensez s’il y a<br />

pénurie de délinquants après ces temps de rébellion et de<br />

guerre… D’autre part, s’il faut vous en croire, banneret, les<br />

cigognes des heureuses nativités vont hiverner à Wodokty. Il ne<br />

me surprend donc pas que Votre Grâce ait à contrecœur quitté<br />

ses foyers. Vous avez donné là une belle preuve de charité<br />

chrétienne. Mais voulez-vous un bon conseil ? Eh bien, rentrez<br />

chez vous, tout simplement. Il faut à Michel un confident moins<br />

enclin à l’emportement, quelqu’un dont la patience à toute<br />

épreuve supporte sans broncher injures et rebuffades…<br />

— Père ! si je résignais mes fonctions ? interrompit Krétuski.<br />

— Mon fils, le service public avant tout ! morigéna l’austère<br />

Zagloba.<br />

— C’est que Michel est pour moi le plus chéri des frères !…<br />

— Et pour moi… ? Mais ce n’est pas l’heure des surenchères<br />

sentimentales. Considérons qu’il ne s’agit pas seulement d’aller<br />

rejoindre notre pauvre Michel : il faut s’établir à poste fixe auprès<br />

de lui, et non pas seulement mêler des larmes et des soupirs à ses<br />

soupirs et à ses larmes, mais encore, par de joviales paroles,<br />

distraire et égayer ses esprits. Dès lors, qui doit partir ? C’est moi !<br />

c’est Zagloba… Et, sur mon honneur ! j’irai. Si je le trouve à<br />

Czestochowa, je ne tarderai pas à vous le ramener ici. S’il a


<strong>MESSIRE</strong> <strong>WOLODOWSKI</strong> 11<br />

disparu, je me lance sur ses traces, dussent-elles m’égarer jusqu’en<br />

Moldavie ou chez le Grand Turc. Par Dieu ! je le chercherai aussi<br />

longtemps que j’aurai assez de force pour porter une prise à ce<br />

nez vénérable.<br />

Émus par ces paroles, les deux guerriers s’étaient levés les bras<br />

ouverts… Messire Zagloba s’y jeta, attendri par sa propre<br />

éloquence ; des larmes humectaient ses paupières.<br />

— Vraiment, dit le banneret, il faudrait n’avoir pas de cœur,<br />

pour être insensible à un si bel exemple. Vous allez affronter les<br />

fatigues d’une route longue et pénible, à un âge où d’autres ne<br />

songeraient qu’à se chauffer les pieds au coin du feu. Et, à vous<br />

entendre formuler de façon si allègre un projet si difficultueux on<br />

croirait que vous ne comptez pas plus d’années que Jean Krétuski<br />

ou que moi-même.<br />

Messire Zagloba, bien qu’il n’eût pas la faiblesse de cacher son<br />

âge, n’aimait pourtant pas qu’on parlât de la vieillesse comme<br />

d’une compagne inséparable de l’impotence… Aussi, jetant un<br />

regard mécontent au banneret :<br />

— Mon cher monsieur , dit-il, figurez-vous qu’à septantesept<br />

ans sonnés, j’éprouvais une vague mais désagréable sensation<br />

à songer à ces deux 7 en forme de hache, qui me pesaient sur<br />

l’épaule. Cependant, lorsque je fus plus qu’octogénaire, une telle<br />

ardeur m’enflamma qu’il me vint à l’idée de prendre femme. Et,<br />

vrai Dieu ! on aurait bien vu qui le premier d’entre nous eût pu se<br />

vanter d’avoir fait ses preuves.<br />

— Je n’oserais certes pas m’en vanter déjà, dit Kmita avec un<br />

sourire, et, dans tous les cas, je suis le premier à célébrer vos<br />

louanges.<br />

— Cela est honnête de votre part. N’empêche que je vous<br />

aurais confondu, comme j’ai confondu le hetman Potocki, sous<br />

les regards mêmes du roi, notre gracieux sire. Potocki, lui aussi,<br />

raillait mon âge avancé. « Monseigneur, lui dis-je, voyons un peu<br />

qui, de nous deux, fera le plus grand nombre de culbutes. Savezvous<br />

ce qu’il advint de ce défi ? » Ses heiduques durent le<br />

ramasser, car il n’avait même plus la force de se relever. Tandis


12<br />

HENRIK SIENKIEWICZ<br />

que moi, j’en roulai plus de trente, tout autour de la salle…<br />

Demandez à Krétuski, il l’a vu de ses propres yeux.<br />

Jean ne broncha pas. D’ailleurs, il n’avait que Wolodowski en<br />

tête. Sa préoccupation se communiqua à Zagloba, qui ne desserra<br />

plus les dents jusqu’à l’heure du souper. Mais le vin, le fumet des<br />

plats lui délièrent la langue :<br />

— J’ai le ferme espoir, déclara-t-il tout à coup, de voir Michel<br />

guéri de sa blessure plus promptement que nous ne l’eussions pu<br />

croire d’abord.<br />

— Dieu vous entende ! mais d’où vous vient cette belle<br />

assurance ? demanda André.<br />

— J’ai pénétré mon Michel de part en part, et, sans vouloir<br />

lui faire injure, il me semble bien que son regret du mariage<br />

manqué l’emporte sur son regret de la jeune morte. Que le<br />

désespoir l’ait saisi, je n’en disconviens pas. Certes, la disparition<br />

d’Annette fut pour lui une douleur très griève. Mais vous ne<br />

sauriez croire le goût démesuré que ce garçon a toujours eu pour<br />

le mariage. Il n’y a en lui ni ambition, ni convoitise, ni cupidité<br />

d’aucune sorte ; il a sacrifié son patrimoine avec la plus généreuse<br />

insouciance ; songea-t-il jamais seulement à réclamer sa solde ?…<br />

Pour récompense de tant de hauts faits et de persévérant courage,<br />

que demandait-il à Dieu et à la République ? Une femme, une<br />

épouse. Il avait conscience que ce pain lui était dû ; il allait déjà le<br />

porter à ses lèvres, et voilà, que, brutalement, quelqu’un le lui<br />

retire de la bouche !… Mange donc maintenant ! Je ne prétends<br />

pas qu’il ne pleure aussi la personne même de sa fiancée ; mais<br />

que Dieu me damne s’il ne pleure surtout la « fiancée »<br />

indépendamment de la « personne ». Il jurerait le contraire,<br />

évidemment ; mais ce n’est pas dans les moments de crise qu’on<br />

voit le plus clair en soi-même.<br />

— Ah ! s’il en était ainsi ! murmura Krétuski.<br />

— Ayez seulement quelque patience. Que ses plaies se<br />

cicatrisent, qu’elles se recouvrent d’une nouvelle peau, et vous<br />

verrez si cette vieille passion pour les justes noces ne renaît pas en<br />

son âme. Le danger, periculum, c’est que, sub onere, sous le poids de<br />

sa douleur, il ait pris quelque résolution extrême qu’il aurait lieu


<strong>MESSIRE</strong> <strong>WOLODOWSKI</strong> 13<br />

de regretter plus tard. Quoi qu’il en soit, c’est déjà un danger<br />

révolu : ou bien Michel s’est laissé aller aux conseils du désespoir,<br />

plus persuasifs dans les premières heures ; ou bien il a su leur<br />

résister, et leur éloquence affaiblie ne peut déjà plus rien sur sa<br />

vaillance reconquise. Ce que je vous dis là n’est point du tout<br />

pour me dispenser du voyage, mais pour vous donner un<br />

réconfort légitime. Mon page est en train de plier mes nippes.<br />

Banneret, qui parliez tout à l’heure de ma prétendue vieillesse,<br />

sachez que jamais estafette chargée d’un message important<br />

n’aura filé avec la vitesse dont va faire preuve cet antique<br />

Zagloba. Que si je ne conformais pas ma conduite à mes paroles,<br />

je veux à mon retour dévider la soie, écosser les pois et filer la<br />

laine. Rien ne m’arrêtera, ni les fatigues, ni les douceurs d’une<br />

généreuse hospitalité… Sobre, je me contenterai d’un frugal repas<br />

pris en selle. Vive Dieu ! je ne puis plus tenir en place.

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!