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Toshio Takemoto - Université <strong>Lille</strong> 3<br />
Lieux et figures de la barbarie, CECILLE - EA 4074, Université <strong>Lille</strong> 3<br />
La transposition romanesque d'un acte barbare :<br />
de la vivisection à une analyse expérimentale de la conscience morale -<br />
le cas d'Endô Shûsaku (La Mer et le Poison)<br />
Si le mot barbare « désigne d'abord l'être cruel 1 », et s’il traduit « ce qui heurte notre<br />
morale 2 », il nous semble légitime d'étudier La Mer et le Poison (=MP) d'Endô Shûsaku<br />
(1923–1996), roman de 1957 3 . Sa création littéraire couvre la dernière moitié du XX e siècle.<br />
Grand lecteur des auteurs comme Pascal, Mauriac, Bernanos, et Dostoïevski, ce romancier<br />
d’inspiration catholique infléchit les matières littéraires de ses précurseurs dans le sens de<br />
ses propres préoccupations, c’est-à-dire les rapports incertains entre le Japonais et la<br />
conscience morale. Il ne fait aucun doute que tout au long de son activité littéraire,<br />
l’incompatibilité éthique entre les cultures japonaise et occidentale est au cœur de sa<br />
réflexion. En témoigne MP où Endô met en scène une équipe médicale japonaise qui<br />
s'achemine vers la vivisection d'un aviateur américain à la fin de la Guerre du Pacifique. Ce<br />
faisant, il place cet homicide volontaire au point culminant du récit. Avant la rédaction, il<br />
mena des enquêtes sur l'affaire réelle de la dissection des prisonniers américains qui eut lieu<br />
à l'Université de Kyûshû aux mois de mai et de juin 1945 4 . De nos jours, un ouvrage<br />
documentaire nous apprend que huit Américains furent les victimes de quatre vivisections 5 .<br />
Récapitulons la réception générale de MP immédiatement après la parution. Sans<br />
doute de nombreux lecteurs furent-ils choqués par la vivisection d'un aviateur américain par<br />
des médecins nippons. A l’époque, la plupart des Japonais avaient encore un souvenir très<br />
vivace de la guerre. Quelques critiques perçurent, en effet, notre roman comme un<br />
témoignage de la Guerre du Pacifique 6 . Mais l'auteur de MP déclare qu'il n'a pas du tout<br />
souhaité reproduire ce scandale pour accuser certains médecins jugés criminels de guerre 7 .<br />
Il s'agit pour lui moins de décrire l'acte impitoyable de la dissection que d'examiner les<br />
rapports inextricables entre le bien et le mal sur le sol nippon. Il brosse le portrait moral des<br />
médecins criminels afin de poursuivre ce but. Bref, l'acte barbare de la vivisection devrait lui<br />
permettre de poser la question du mal au Japon.<br />
Dans son œuvre, Endô fabrique une image du pays où la morale sociale tend à<br />
l'emporter sur la morale universelle d'inspiration kantienne. C'est pourquoi il met le<br />
personnage japonais sous l'emprise du regard social. Il est prisonnier du jugement des<br />
autres sous la plume de notre romancier. Par conséquent, le personnage japonais ne<br />
© CECILLE 2008<br />
Pour citer cet article : Toshio Takemoto, « La transposition romanesque d'un acte barbare : de la vivisection à une analyse<br />
expérimentale de la conscience morale - le cas d'Endô Shûsaku (La Mer et le Poison) », in Lieux et figures de la barbarie,<br />
CECILLE – EA 4074, Université <strong>Lille</strong> 3, 2006-2008.<br />
(Obligation de citer l'auteur original de cet article, interdiction de toute modification et de toute utilisation commerciale sans<br />
autorisation préalable)<br />
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Toshio Takemoto - Université <strong>Lille</strong> 3<br />
Lieux et figures de la barbarie, CECILLE - EA 4074, Université <strong>Lille</strong> 3<br />
parvient pas non plus à fonder la morale sur la pitié à la manière de Rousseau. MP<br />
représente une impasse existentielle et éthique du Japonais. Sans doute, faire du mal à<br />
autrui est considéré comme une transgression. Mais cette infraction se révèle indispensable<br />
à une réflexion sur la conscience morale. La vivisection serait alors une transposition<br />
hyperbolique, c'est-à-dire « l'expression de l'extrême 8 » du mal chez les criminels-<br />
protagonistes. Pour valider cette hypothèse de lecture, il est d’abord besoin de présenter la<br />
position d'Endô sur la question morale au Japon.<br />
1. La conscience morale et le Japon<br />
1.1. Le jugement des autres comme principe social<br />
Endô constate que dans son pays, la conscience morale se résume en un maintien de<br />
l'ordre social bien établi. En témoigne « La conscience morale du Japonais 9 ». Dans cet<br />
essai publié un an après la parution de MP, il affirme que la critique des autres détermine et<br />
commande l'acte de chaque individu. Il est alors dépendant du qu'en-dira-t-on. Pour toutes<br />
ces raisons, Endô se demande s'il est possible pour le Japonais d'acquérir un véritable sens<br />
éthique indépendamment des conditions socio-historiques. D’autre part, il oppose au Japon<br />
l'Occident christianisé. Là où il y a des rapports verticaux, ici il n'y a que des relations<br />
horizontales, c'est-à-dire humaines : un Japonais pose le problème du bien et du mal sans<br />
songer à la transcendance. C'est pourquoi, Endô poursuit-il, le sens moral provient du regard<br />
critique des autres personnes. Bref, la véritable éthique se réduit en un consensus social<br />
dont le fondement reste relatif à un contexte historico-culturel. Par conséquent, un membre<br />
de la communauté japonaise pense au jugement des autres avant de décider ce qu'il faut<br />
faire. Si quelqu'un dérange l'apparence paisible de cette société, il sera mis à l’écart. Il va de<br />
soi que l'ordre porte le nom de bien et le désordre, le nom de mal désormais. Selon Endô, on<br />
ne considère que l'implication sociale de la question morale sur le sol japonais. A posteriori,<br />
« La conscience morale du Japonais » commente notre roman.<br />
L’hôpital universitaire est un cadre spatial privilégié des actions romanesques de MP.<br />
Un éminent professeur provoque la mort d’une patiente pendant l’opération. Du coup, son<br />
assistant demande à d’autres confrères de prévenir sa famille que tout s’est bien passé.<br />
Puis, il rapporte la date de son décès au lendemain. Endô trace le portrait du médecin qui<br />
s’acharne à sauver l’apparence sociale de l’hôpital universitaire où tout le monde lutte contre<br />
le désordre qui risque d’ébranler sa position prestigieuse. Il en ressort une remarque ironique<br />
© CECILLE 2008<br />
Pour citer cet article : Toshio Takemoto, « La transposition romanesque d'un acte barbare : de la vivisection à une analyse<br />
expérimentale de la conscience morale - le cas d'Endô Shûsaku (La Mer et le Poison) », in Lieux et figures de la barbarie,<br />
CECILLE – EA 4074, Université <strong>Lille</strong> 3, 2006-2008.<br />
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autorisation préalable)<br />
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de Toda, un interne qui est l’un des protagonistes : « Une vraie comédie 10 ». En résumé,<br />
l’opération n’est qu’une farce ayant une intrigue trompeuse. La vie d’un malade n’a aucune<br />
importance pour ces médecins. Ils font passer la falsification pour le vrai afin d’éviter le<br />
scandale. Désormais, le mensonge est officiellement admis, même recommandé. Endô<br />
rabaisse la question morale à celle de l’apparence sociale dans ce microcosme à huis clos :<br />
est mal tout ce qui nuit à la bonne réputation des médecins. Dès lors que l’équipe médicale<br />
met en scène l’opération réussie d’une patiente décédée, elle se dégrade en un groupe des<br />
imposteurs dont l’amoralité contrevient à la déontologie. La barbarie s’insinue ainsi au cœur<br />
de ce lieu clos, et fait coupure avec le sens éthique.<br />
1.2. L'ironie<br />
MP s'achève sur la critique de la société japonaise qui prend le consensus social pour<br />
la conscience morale. S'opère une substitution réductrice. Endô révèle la disjonction entre le<br />
jugement socialement institutionnalisé et l'ordre du sentiment immédiat de la valeur morale<br />
chez l'individu. A la fin du roman, il met en scène deux internes qui, après avoir assisté à la<br />
vivisection, songent à l'implication de cet acte. Suguro anticipe le châtiment. Toda, son<br />
confrère, lui réplique :<br />
« ''Quel châtiment ? Le châtiment du monde ? Si ce n'est que cela, cela ne changera rien du<br />
tout ! dit Toda avec un nouveau bâillement. ''Toi et moi nous avons simplement disséqué un<br />
prisonnier parce que nous vivions à telle époque et à telle Faculté de Médecine. Et ceux qui<br />
nous châtient, si on les mettait à notre place, on ne sait pas ce qu'ils feraient. Le châtiment<br />
du monde, c'est à peu près ça, quoi.'' Mais Toda ressentit une indicible fatigue, et se tut 11 ».<br />
Toda caricature le jugement social qui réduit la question morale d'un individu aux<br />
circonstances de la guerre. Ainsi est rappelée une fois de plus la relativité du châtiment avec<br />
l'ironie, inscrite dans le bavardage de Toda. Déterminées par le contexte socio-historique, les<br />
instances judiciaires sont vouées au changement. De surcroît, elles sont arbitraires. Rien<br />
n'est stable ni absolu dans la société humaine. D'autre part, la loquacité négligente de Toda<br />
s'oppose au silence final auquel il est condamné. Du coup, on s'aperçoit que sa nonchalance<br />
n'est qu'apparente. Par l'effet de contraste, Endô indique l'ennui profond de Toda, privé<br />
toujours de conscience morale. Mais s'il est insatisfait du jugement social, n'aspire-t-il pas, à<br />
son insu, à une autre instance qui le transcende ? Il est temps de regarder de près<br />
l'autoportrait de ce criminel-protagoniste.<br />
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Pour citer cet article : Toshio Takemoto, « La transposition romanesque d'un acte barbare : de la vivisection à une analyse<br />
expérimentale de la conscience morale - le cas d'Endô Shûsaku (La Mer et le Poison) », in Lieux et figures de la barbarie,<br />
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2. L'autoportrait du futur criminel<br />
2.1. Le paradoxe<br />
Toda incarne un paradoxe. Il cherche à vivre la douleur morale aiguë grâce au crime<br />
énorme de la dissection. Ce personnage très intelligent laisse apparaître la vérité du sujet,<br />
indéchiffrable par la psychologie. Endô esquisse ainsi l'énigme humaine qui échappe au<br />
pouvoir éclairant et taxinomique du langage : il n'est guère possible de verbaliser le<br />
paradoxe, intrinsèque de l'homme. Malgré sa lucidité et perspicacité, Toda ne parvient pas à<br />
clarifier son propre mystère. Il ne comprend pas pourquoi il restait toujours indifférent aux<br />
souffrances des autres. Endô trace l'autoportrait de Toda qui, dans son carnet, remonte dans<br />
son passé, et relate comment il est amené à participer à la vivisection d'un captif américain.<br />
Néanmoins, il atteint aux limites de son auto-analyse après avoir énuméré ses crimes<br />
d'autrefois.<br />
« [P]ourquoi aujourd'hui avoir écrit ce mémoire ? Parce que c'est sinistre. De plus en plus<br />
sinistre de n'éprouver de crainte que devant le regard des autres et le châtiment social, et de<br />
voir cette crainte disparaître en même temps que ces deux facteurs. ''Sinistre'' est exagéré :<br />
''mystérieux'' convient mieux. 12 »<br />
Une ironie annule le bilan de l'auto-analyse rationnelle menée par Toda. A présent,<br />
elle se révèle inutile. L'objet de sa recherche n'est pas à la portée d'une opération<br />
démonstrative et discursive. Le prédicat « mystérieux » ne commente rien : ce terme n'est<br />
qu'une tautologie de l'énigme humaine qui est la sienne. La redondance signale que le<br />
pouvoir du logos ne marche pas dans l'opacité psychique. En fait, Toda se trompe : il<br />
mobilise son intelligence pour répondre aux questions suivantes. Pourquoi n'a-t-il aucun<br />
remords alors qu'il fait du mal aux autres ? Pourquoi n'a-t-il pas de jugement immédiat et<br />
spontané qui lui permettrait de distinguer le bien du mal, à savoir la conscience morale ?<br />
Mais la démarche logique ne lui apporte aucune réponse. En effet, tout en se croyant<br />
apathique à la douleur des autres, il cherche à se sentir coupable, tel est son paradoxe.<br />
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Pour citer cet article : Toshio Takemoto, « La transposition romanesque d'un acte barbare : de la vivisection à une analyse<br />
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2.2. L’anamnèse<br />
La souffrance d'autrui est intériorisée dans le tréfonds psychique de Toda sans qu’il le<br />
sache. Certes, il s'analyse dans son carnet, argumente et démontre son détachement moral.<br />
Mais un indice discret, mais certain de sa subjectivité dément son objectivité apparente. En<br />
d'autres termes, la comparaison laisse apparaître sa sensibilité à l'égard du mal d'autrui. Le<br />
bombardement devient banal à la fin de la Guerre du Pacifique au Japon. Toda regarde la<br />
ville de F., bombardée par des aviateurs américains. Il entend alors un « bruit qui ressebl[e]<br />
à des gémissements 13 ». Et il se dit : « Si les hommes gémissaient en y mettant la haine, la<br />
tristesse, la douleur, la malédiction, cela devait sûrement donner ce genre de bruit 14 ». La<br />
comparaison, c'est-à-dire une association subjective laisse apparaître sa sensibilité en face<br />
du mal d'autrui. Cet homme de raison oublie vite cette impression. Néanmoins, il entend de<br />
nouveau ce bruit plaintif qui le fait penser à la douleur des autres. Du coup, Toda se rappelle<br />
ses mensonges, puis ses trahisons, enfin ses crimes. Tout comme le geignement qu'il a<br />
entendu, ces souvenirs ne s'effacent jamais. Bien au contraire, ils reviennent à son insu.<br />
Tout se passe comme si ces cris de douleur continuaient à l'appeler jusqu'à ce qu'il leur<br />
réponde en posant une question morale. Quand il atteint aux limites de sa tentative d'auto-<br />
analyse, c'est-à-dire un acte volontaire, intentionnel, et rationnel, s'opère l'anamnèse qui<br />
échappe tant à sa maîtrise qu'à son intelligence. Le paradoxe de Toda tient à une<br />
ambivalence que voici. D'une part, il mène l'examen conscient de son indifférence aux<br />
autres en douleur. Mais d'autre part, il s'attache à leurs souffrances à son insu. Il<br />
conviendrait d'analyser comment Endô met en scène les criminels-protagonistes qui<br />
participent à vivisection.<br />
3. La mise en scène des criminels-protagonistes<br />
3.1. Le pari<br />
C'est à travers le point de vue de Toda que notre romancier décrit la scène de la<br />
vivisection. Ainsi, Endô représente comment ce sujet regardant ressent cet acte de barbarie.<br />
Ce point culminant du récit marque le tournant décisif pour lui. Or, c'est précisément pendant<br />
la dissection que son conflit moral perd toute sa gravité. L'écriture dessine sa défaite au fur<br />
et à mesure. Ainsi, Endô fabrique une image du Japon qui annule le sens de la quête de la<br />
culpabilité chez Toda. Au début de cette scène, notre romancier introduit un lieutenant avec<br />
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un appareil photo. Il est accompagné de son assistant qui tourne un film documentaire. Se<br />
creuse le clivage entre ces spectateurs insouciants et le futur criminel qui met en jeu à la fois<br />
son avenir et la vie d'un homme. Dès lors, la vivisection se dégrade en un objet du<br />
voyeurisme pseudo-scientifique. D'un côté, la réalité nipponne se révèle nonchalante à la<br />
question morale. Mais de l'autre, l'individu s'acharne à se sentir coupable. Il en ressort une<br />
discordance qui provoque la défaite de Toda.<br />
Conscient d'être filmé pendant la vivisection, il se demande :<br />
« Mais plus tard, quand je verrai le film, en éprouverai-je pour autant une grande émotion ? ''<br />
Toda ressentait une déception, une lassitude indicibles. Ce qu'il avait jusqu'à hier espéré de<br />
cet instant était une peur, une souffrance plus vives, un sentiment plus violent de sa propre<br />
condamnation. Mais le bruit de l'eau sur le sol, le crépitement du bistouri électrique, tout cela<br />
[est] sourd, monotone, singulièrement languissant 15 ».<br />
Toda réduit son assistance à la vivisection à un rôle d'acteur anonyme dans un film<br />
documentaire. Il révoque en doute l'efficacité de sa tentative pour éprouver des remords. Si<br />
Endô représente la salle d'opération à travers la perception de Toda, c'est pour que le<br />
lecteur remarque l'ennui abyssal du criminel qui vient de perdre son pari. Son attente vive de<br />
la culpabilité est déjouée en définitive, puis se dilue dans l'eau fluide de la salle d'opération.<br />
L'élément aquatique traduit l'effondrement moral. Car, l'eau renvoie au milieu japonais<br />
marécageux qui rend floue la distinction entre le bien et le mal chez Endô. Tout arrive à une<br />
complète stagnation dans ce lieu clos : la quête de la culpabilité est laissée en suspense.<br />
Mais encore faut-il voir la réaction de l'autre interne nommé Suguro dans la salle d'opération.<br />
Leurs portraits constituent un diptyque des criminels-protagonistes.<br />
3. 2. Le bouc émissaire<br />
Il s'agit des rapports de Suguro avec la victime américaine disséquée. Elle réveille<br />
subitement la conscience morale engourdie de cet interne. Déjà, il a laissé mourir trop de<br />
patients à cause de la pénurie liée à la guerre. Ses relations professionnelles et surtout<br />
humaines avec les malades sont rompues désormais. Si bien qu'il est devenu insensible à la<br />
mort des autres. Mais à présent, la victime secoue Suguro qui était rongé autant par l'inertie<br />
que par la solitude. Bref, c'est précisément par sa mort misérable qu'elle régénère la<br />
conscience morale de ce criminel. On voit ici un effet de l'acte barbare qui, par son choc,<br />
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restitue le sens éthique à l'homme. On s'aperçoit aussi que le mal devient utile dans la<br />
micro-société décrite dans MP où les membres peinent à communiquer entre eux.<br />
Après avoir assisté à la vivisection, l'apathie se mue en souffrance aiguë chez cet<br />
interne. D'abord, il essaie de se convaincre de son innocence : il n'a pas aidé ses confrères<br />
à disséquer la victime vivante ; il se contentait de les regarder. Mais ensuite, il se dit : « C'est<br />
vrai, tu n'as rien fait. Quand la bonne femme est morte, là non plus tu n'as rien fait. Mais tu<br />
étais toujours là. Tu étais là et tu n'as rien fait 16 ». Suguro se dédouble. Nous serions tentés<br />
de dire que c'est sa conscience morale qui se détache pour porter un jugement sur son<br />
propre acte. Notre romancier marque ainsi la naissance d'un individu qui, au lieu de tenir<br />
compte du regard social, s'interroge. Suguro se demande quelle peut être sa responsabilité<br />
pour autrui. Endô montre que l'homme passif participe au mal quand il renonce à répondre<br />
des autres. Bref, la victime américaine arrache au repli sur soi le sujet japonais, d'où une<br />
possibilité de communication. Suguro est amené à considérer ses rapports éthiques avec<br />
autrui en raison de sa propre inaction, origine même du mal. L'acte barbare rend possible<br />
une ouverture du sujet sur autrui en l'occurrence.<br />
Enfin, contrairement à ses confrères, Suguro imagine qu'il portera en lui une trace<br />
ineffaçable de la victime désormais. « Ce bon visage à cheveux châtain du prisonnier finirait-<br />
il par disparaître de leur tête [d'autres membres de l'équipe médicale] ? Mais moi je ne peux<br />
pas. Je ne peux pas oublier 17 ». Cet interne est incapable d'enfouir le souvenir de sa victime<br />
dans sa léthargie morale. Par sa mort, en effet, elle fait sortir radicalement ce Japonais de<br />
son indolence, puis empreint son existence en ce dernier. Suguro se démarque des autres<br />
médecins. Leur détachement moral est aux antipodes de son auto-interrogation. Dès lors, la<br />
dissection amorce son changement intérieur. Tout se passe comme si la victime défaisait<br />
l'indifférence de cet interne aux autres. Il commence à s'orienter vers les critères éthiques<br />
qui dépassent le pouvoir du regard social imposant aux Nippons leur conduite.<br />
Allons plus loin. Il s'agit pour notre romancier moins de montrer une disjonction entre<br />
le bien et le mal que d'indiquer une voie de passage de l'un à l'autre. La victime américaine<br />
joue le rôle d'intermédiaire entre le crime et le changement salutaire des deux internes. Tout<br />
se passe comme si elle proposait à Toda de parier : ou bien, il reste inerte sans culpabilité,<br />
ou bien, il devient assassin ayant des remords cuisants. D'autre part, la fin de la vivisection<br />
coïncide au début du renouveau intérieur chez Suguro. Tout cela revient à dire qu'il s'agit du<br />
pharmakos : il arrive que le poison guérisse la maladie. Ainsi, Endô représente l'ambiguïté<br />
du mal. Mais on peut se demander si Suguro rompt avec son indifférence aux autres en<br />
définitive. Est-ce à dire qu'autrui libère le sujet de son enfermement ? MP récuse une<br />
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réponse péremptoire. Le personnage américain donne aux protagonistes japonais une<br />
possibilité de renouveler leurs critères moraux. Désormais, c'est à eux de se décider à<br />
répondre ou non à l'appel d'autrui. La rencontre se présente comme l'occasion qui est<br />
proposé à l'homme pour qu'il amorce sa conversion morale.<br />
*<br />
Les rapports fragiles entre le Japonais et la conscience morale ont attiré l'attention<br />
des écrivains avant Endô, on le sait. Déjà en 1920, Akutagawa Ryûnosuke publia une<br />
nouvelle intitulée « Un doute ». Il dresse le portrait d'un enseignant studieux et honorable qui<br />
mène la vie conjugale paisible et heureuse. Mais il assomme son épouse sans mobile précis<br />
lorsque « toutes les contraintes sociales se sont trouvées réduites à néant 18 ». Akutagawa<br />
révèle que le sens moral de l'individu ne repose que sur la société à laquelle il appartient. Vu<br />
sous cet angle, la question morale est relative et hétéronome. En 1946, Ruth Benedict,<br />
ethnologue américaine, publia Le Chrysanthème et le Sabre pour décrire l'esprit du groupe<br />
au Japon où « les autres siègent pour vous juger 19 ». Puis, elle oppose cette culture, fondée<br />
sur la honte à la « culture de la culpabilité 20 » des pays puritains. Enfin, elle confirme que si<br />
ce peuple est bien discipliné, c’est parce que les uns surveillent les autres et mutatis<br />
mutandis. Endô, quant à lui, met en scène la société japonaise qui engendre une morale<br />
contextuelle à géométrie variable et qui entrave l'apparition d'un sentiment immédiat à<br />
l'égard du bien et du mal chez l'individu. C'est pourquoi l'action romanesque de MP se<br />
déroule principalement à l'hôpital universitaire qui symbolise un lieu clos où le regard social<br />
commande, et où chacun lui obéit. Ce cadre spatial est propice à notre romancier pour<br />
mettre les criminels-protagonistes dans une impasse existentielle et éthique. Mais c'est<br />
précisément dans cet espace asphyxiant qu'il représente les deux internes qui commettent le<br />
mal pour tenter de renouer une relation morale à autrui. Il en résulte une ambivalence : MP<br />
rattache la barbarie à la refondation possible du sens éthique chez les criminels-<br />
protagonistes.<br />
Mais finalement comment peut-on justifier le choix narratif de la vivisection qui heurte<br />
non seulement les règles sociales et morales mais aussi un certain bon sens du lecteur ?<br />
Endô affirme que la sensibilité japonaise «est passive et déteste tant les distinctions que les<br />
limites claires 21 » dans un essai qu’il a écrit six ans après MP. Si le peuple désire être<br />
absorbé, voire anéanti dans l'informe, peut-il toujours discerner le bien du mal ? Que signifie<br />
dès lors la question morale dans le pays ? La vivisection, par sa barbarie scandaleuse,<br />
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déclenche ces interrogations chez le lecteur. Le carnet du futur criminel, puis la technique du<br />
point de vue employée, enfin le monologue de l'interne constituent respectivement la<br />
rhétorique grâce à laquelle notre romancier oriente le lecteur vers la conscience, la<br />
perception, et la sensibilité des criminels-protagonistes. Ainsi Endô cherche-t-il à nous<br />
impliquer dans leur drame intérieur. En partant de la transposition romanesque de la<br />
vivisection, notre romancier dérange le lecteur sous l’influence de la sensibilité japonaise<br />
qu'il juge léthargique. C’est pourquoi il a choisi délibérément l’exemplification crue de l’acte<br />
barbare. Du coup, le premier incite le second à voir s'il demeure indifférent aux critères<br />
éthiques. L'événement choquant se transforme en hyperbole déclenchant tant une analyse<br />
de la conscience morale du Japonais qu'une auto-interrogation chez le lecteur : nul doute<br />
que c'est bien l'usage littéraire de la barbarie dans MP.<br />
© CECILLE 2008<br />
Pour citer cet article : Toshio Takemoto, « La transposition romanesque d'un acte barbare : de la vivisection à une analyse<br />
expérimentale de la conscience morale - le cas d'Endô Shûsaku (La Mer et le Poison) », in Lieux et figures de la barbarie,<br />
CECILLE – EA 4074, Université <strong>Lille</strong> 3, 2006-2008.<br />
(Obligation de citer l'auteur original de cet article, interdiction de toute modification et de toute utilisation commerciale sans<br />
autorisation préalable)<br />
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Toshio Takemoto - Université <strong>Lille</strong> 3<br />
Lieux et figures de la barbarie, CECILLE - EA 4074, Université <strong>Lille</strong> 3<br />
Bibliographie<br />
1. Œuvres d’ Endô Shûsaku<br />
La Mer et le Poison, tr. du japonais par Moto Miho et Colette Yugué, Buchet/Chastel, 1979,<br />
191 p.<br />
Umi to dokuyaku, Bungeishunjûshinsha, 1958, 234 p.<br />
Bungaku to geijutsu, Kôdansha, 1977, 377 p.<br />
Ocha o nominagara, Shûeisha, 1997, 287 p.<br />
2. Ouvrages japonais<br />
3. Divers<br />
Akutagawa Ryûnosuke, Une vague inquiétude, tr. du japonais par Silvain Chupin, Préface de<br />
René de Ceccaty, Edition du Rocher, 2005, 85 p.<br />
Akutagawa Ryûnosuke Zenshû t.3, Iwanamishoten, 1954, 263 p.<br />
Kamisaka Fuyuko, Seitai kaibô Kyûshû daigaku igakubu jiken, Chûôkôronsha, 1982, 276p.<br />
Kasai Akifu, Endô Shûsaku ron, Sôbunsha shuppan, 1987, 251 p.<br />
Auroux Sylvain (éd.), Les Notions philosophiques, t. 1, 1990, PUF, 1517 p.<br />
Benedict Ruth, Le Chrysanthème et le Sabre, tr. de Lise Mécréant, préface de Jane Cobbi,<br />
Edition Piquier, 1991, 253 P.<br />
Moura, Jean-Marc, <strong>Lire</strong> l’exotisme, Dunod, 1992, 238 p.<br />
Ricœur Paul, LaCocque André, Penser la Bible, Seuil, 1998, 458 p.<br />
© CECILLE 2008<br />
Pour citer cet article : Toshio Takemoto, « La transposition romanesque d'un acte barbare : de la vivisection à une analyse<br />
expérimentale de la conscience morale - le cas d'Endô Shûsaku (La Mer et le Poison) », in Lieux et figures de la barbarie,<br />
CECILLE – EA 4074, Université <strong>Lille</strong> 3, 2006-2008.<br />
(Obligation de citer l'auteur original de cet article, interdiction de toute modification et de toute utilisation commerciale sans<br />
autorisation préalable)<br />
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Notes<br />
1. Moura, Jean-Marc, <strong>Lire</strong> l’exotisme, Dunod, 1992, p. 189.<br />
2 . L’entrée « barbarie », M. Onfray in Les Notions philosophiques, t. 1, Auroux Sylvain (éd.), 1990, PUF, p.<br />
222.<br />
3 . Le titre original est Umi to dokuyaku. La traduction lui reste fidèle.<br />
4 . Endô Shûsaku, Bungaku to geijutsu, Kôdansha, 1977, pp. 110-115.<br />
5 . Kamisaka Fuyuko, Seitai kaibô Kyûshû daigaku igakubu jiken, Chûôkôronsha, 1982, 276p.<br />
6 . Kasai Akifu, Endô Shûsaku ron, Sôbunsha shuppan, 1987, p. 108.<br />
7 . Endô Shûsaku, Bungaku to geijutsu, Kôdansha, 1977, p. 109.<br />
8 . Ricœur Paul, LaCocque André, Penser la Bible, Seuil, 1998, p. 290.<br />
9. Endô Shûsaku, Ocha o nominagara, Shûeisha, 1977, pp. 196-200.<br />
9 10. Endo Shusaku, La Mer et le Poison, tr. du japonais par Moto Miho et Colette Yugué, Buchet/Chastel,<br />
1979, p. 75.<br />
11. Endo Shusaku, Op. cit., p. 191.<br />
1 2. Endo Shusaku, Op. cit., p. 140.<br />
13. Endo Shusaku, Op. cit., p. 142.<br />
1 4. Endo Shusaku, Op. cit., p. 142.<br />
15. Endo Shusaku, Op. cit., p. 163.<br />
16. Endo Shusaku, Op. cit., p. 171.<br />
17. Endo Shusaku, Op. cit., pp. 172-173.<br />
1 8. Akutagawa Ryûnosuke, Une vague inquiétude, tr. du japonais par Silvain Chupin, Préface de René de<br />
Ceccaty, Edition du Rocher, 2005, p. 62.<br />
19. Benedict Ruth, Le Chrysanthème et le Sabre, tr. de Lise Mécréant, Edition Piquier, 1991, P. 176.<br />
20. Benedict Ruth, Op.cit., 1991, P. 176.<br />
21. Endô Shûsaku, Bungaku to geijutsu, Kôdansha, 1977, p. 287. L’essai s’intitule « Nihonteki kansei no<br />
soko ni aru mono » (Ce qui gît au fond de la sensibilité japonaise).<br />
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