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Les modalités spécifiques de la raison politique : critique religieuse ...

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UNIVERSITE DE POITIERS<br />

UFR Sciences Humaines et Arts<br />

Département <strong>de</strong> Philosophie<br />

Ecole doctorale <strong>de</strong>s Science <strong>de</strong> l’Homme et <strong>de</strong> <strong>la</strong> Société<br />

Centre <strong>de</strong> Recherches sur Hegel et l’Idéalisme Allemand (CRHIA)<br />

LES MODALITES SPECIFIQUES DE LA RAISON<br />

POLITIQUE : CRITIQUE RELIGIEUSE ET<br />

ENGAGEMENT POLITIQUE CHEZ SPINOZA<br />

Membres du Jury<br />

THESE<br />

pour l’obtention du gra<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

DOCTEUR EN PHILOSOPHIE DE L’UNIVERSITE DE POITIERS<br />

Option : Philosophie <strong>politique</strong> et sociale<br />

présentée et soutenue publiquement par :<br />

Marcellin KONIN ALLA<br />

Sous <strong>la</strong> direction <strong>de</strong><br />

M. Jean-Louis VIEILLARD-BARON, Professeur <strong>de</strong>s Universités<br />

Mme. Jacqueline LAGREE, Prési<strong>de</strong>nt du Jury, Professeur <strong>de</strong>s Universités, Université RENNES 1.<br />

M. Franck FISCHBACH, Professeur Université TOULOUSE 2 – LE MIRAIL<br />

Mme. .Marie-Françoise ONG VAN CUNG, Maître <strong>de</strong> conférences Université POITIERS<br />

M. Jean-Louis VIEILLARD-BARON, Professeur <strong>de</strong>s Universités, Université <strong>de</strong> POITIERS<br />

Le 20 septembre 2008


- 2 -


- 3 -


DEDICACES<br />

- 4 -


Je dédie cette thèse à ma fille Anne-Astrid Fortune, à ma compagne et à<br />

ma mère.<br />

- 5 -


REMERCIEMENTS<br />

- 6 -


J’adresse mes vifs remerciements et ma sincère reconnaissance au<br />

Professeur Jean-Louis VIEILLARD-BARON qui a eu <strong>la</strong> chaleureuse amabilité<br />

<strong>de</strong> diriger <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> mon travail. Vous ne serez jamais assez remercié <strong>de</strong><br />

ma part pour vos conseils très utiles et constante disponibilité grâce auxquels<br />

ce travail a pu être réalisé.<br />

A Madame GUILLEMET, soyez rassurée <strong>de</strong> ma reconnaissance pour<br />

vos efforts permanents à <strong>la</strong> cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> formation <strong>de</strong>s étudiants.<br />

Ma reconnaissance à tous mes amis qui à maintes reprises ont apporté<br />

ai<strong>de</strong>s, conseils et encouragements pour l’é<strong>la</strong>boration <strong>de</strong> ce travail.<br />

- 7 -


AVANT- PROPOS<br />

- 8 -


Vouloir tout savoir <strong>de</strong> l’esprit humain, pénétrer au tréfonds <strong>de</strong> l’âme,<br />

coïnci<strong>de</strong>r avec ce que l’être a <strong>de</strong> plus intime, tel était naguère encore le rêve <strong>de</strong><br />

l’humanité. Aujourd’hui, un travail d’étu<strong>de</strong> s’impose impérativement à nous<br />

pour nous initier vite et bien à une somme <strong>de</strong> connaissance fabuleuse, à cette<br />

science séduisante qu’est <strong>la</strong> philosophie. A tout lecteur, nous vous invitons ici à<br />

parcourir sérieusement ce travail qui, nous l’espérons, ne décevra pas. Car le<br />

savoir ne déçoit jamais et <strong>la</strong> connaissance philosophique au contraire <strong>de</strong>s autres<br />

valeurs ne subit pas <strong>de</strong> dévaluation.<br />

Le présent travail porte sur <strong>la</strong> <strong>critique</strong> spinoziste <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion et<br />

l’engagement <strong>politique</strong> du philosophe. Par cette étu<strong>de</strong>, nous voulons cerner <strong>la</strong><br />

situation socio-<strong>politique</strong>, juridique et <strong>religieuse</strong> <strong>de</strong> l’Etat en général, et surtout<br />

<strong>la</strong> religion et son rapport à <strong>la</strong> <strong>politique</strong>.<br />

Nous espérons que notre recherche qui n’a pas <strong>la</strong> prétention d’être<br />

exhaustive suscitera d’autres recherches encore plus pertinentes dans ce<br />

domaine. Nous <strong>de</strong>mandons aux lecteurs l’indulgence, nous voulons rendre plus<br />

aisément pardonnables les obscurités, <strong>la</strong> ru<strong>de</strong>sse et les imperfections qui s’y<br />

rencontrent çà et là.<br />

Notre infinie gratitu<strong>de</strong> va à l’endroit <strong>de</strong> tous ceux dont l’ai<strong>de</strong> a rendu<br />

possible <strong>la</strong> recherche et <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> ce travail.<br />

- 9 -


LES MODALITES SPECIFIQUES DE LA<br />

RAISON POLITIQUE : CRITIQUE<br />

RELIGIEUSE ET ENGAGEMENT<br />

POLITIQUE CHEZ SPINOZA<br />

- 10 -


INTRODUCTION GENERALE<br />

LES MODALITES SPECIFIQUES DE LA RAISON POLITIQUE : CRITIQUE<br />

RELIGIEUSE ET ENGAGEMENT POLITIQUE CHEZ SPINOZA, tel est l’intitulé <strong>de</strong><br />

notre travail <strong>de</strong> recherche.<br />

Pourquoi l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Spinoza ? Qu’est-ce qui motive le choix <strong>de</strong> ce<br />

thème ? Quel est notre projet ? L’analyse qui va suivre nous servira <strong>de</strong> réponse<br />

à ces différentes interrogations.<br />

Le mot « religion » 1 se prête à plusieurs étymologies. Il signifie<br />

rassembler, relier (religare) l’individu à son Dieu, et l’individu à une<br />

communauté <strong>de</strong> pensée et <strong>de</strong> fidèles par les rites, les cérémonies, <strong>la</strong> pratique<br />

<strong>religieuse</strong>. Mais il signifie aussi au sens du verbe <strong>la</strong>tin « respecter » le rapport<br />

intime <strong>de</strong> l’individu à <strong>la</strong> divinité, à travers <strong>la</strong> prière, <strong>la</strong> supplication ou<br />

l’adoration. La religion suppose non seulement <strong>la</strong> pratique mais aussi et surtout<br />

<strong>la</strong> foi, le sentiment religieux.<br />

Bref, au p<strong>la</strong>n subjectif, sinon individuel, <strong>la</strong> religion est un rapport, une<br />

re<strong>la</strong>tion entre l’homme et Dieu, entre <strong>la</strong> créature et le créateur, entre l’existence<br />

et l’être, impliquant les notions <strong>de</strong> transcendance et <strong>de</strong> sacré, et posant les<br />

problèmes <strong>de</strong> <strong>la</strong> croyance et <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi. Elle constitue pour ainsi dire un système<br />

<strong>de</strong> croyances et <strong>de</strong> pratiques liées aux sacrés et aux croyances et pratiques<br />

d’une communauté morale.<br />

Sous son aspect objectif, une religion est une société particulière, qui,<br />

se distinguant <strong>de</strong>s autres par certaines pratiques, pose le problème <strong>de</strong> ses<br />

rapports avec <strong>la</strong> société civile et le pouvoir <strong>politique</strong>.<br />

Quant à <strong>la</strong> « <strong>politique</strong> » 2 , dans son origine, son étymologie, elle est<br />

dérivée <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue grecque « polis » qui signifie cité, ville, vil<strong>la</strong>ge. La<br />

<strong>politique</strong> aujourd’hui, à <strong>la</strong> fois science et pratique, peut être définie comme<br />

1 La religion est un système qui unit les individus adhérant en une communauté morale. La philosophie <strong>religieuse</strong> est<br />

une réflexion à partir <strong>de</strong> l’attitu<strong>de</strong> <strong>religieuse</strong>, une réflexion sur <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion. Elle est pour ainsi dire un aspect <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

religion et peut mettre en œuvre l’esprit philosophique.<br />

2 La <strong>politique</strong> est <strong>la</strong> science <strong>de</strong>s affaires publiques, <strong>la</strong> science <strong>de</strong> <strong>la</strong> gestion <strong>de</strong>s Etats, que Aristote considère comme <strong>la</strong><br />

science principale, <strong>la</strong> p<strong>la</strong>çant au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s activités humaines.<br />

- 11 -


l’art <strong>de</strong> conduire le bien commun, auquel doivent se préparer ceux qui sont<br />

capables <strong>de</strong> l’exercer. La <strong>politique</strong> constitue donc un ensemble d’efforts et<br />

d’initiatives pour un ordre permanent qui protège mieux les droits <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

personne humaine au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>politique</strong>.<br />

Par ailleurs, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong> simple formu<strong>la</strong>tion, nous pouvons mettre face<br />

à face religion et <strong>politique</strong>, <strong>de</strong>ux notions naturellement en opposition. En fait,<br />

entre <strong>politique</strong> et religion, c’est l’histoire d’une antipathie, d’un antagonisme,<br />

ce<strong>la</strong> est d’autant plus vrai que le terme « conflit » très souvent utilisé par bien<br />

<strong>de</strong> personnes évoque l’écart qui existe entre ces <strong>de</strong>ux termes. Cette re<strong>la</strong>tion<br />

antithétique est justifiée par le fait que <strong>la</strong> religion se veut <strong>la</strong> détentrice <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vérité et <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale.<br />

Dans <strong>la</strong> religion, en effet, <strong>la</strong> vérité n’est pas l’aboutissement d’une<br />

recherche, elle est une donnée préétablie, une réalité faisant p<strong>la</strong>ce à <strong>la</strong> foi, parce<br />

qu’inspirée <strong>de</strong> Dieu, l’être suprême. Elle est révélée, c’est-à-dire le fruit <strong>de</strong><br />

l’inspiration divine, pour ce<strong>la</strong> donc, elle a un caractère surnaturel et<br />

mystérieux, c’est-à-dire sacré. Or, le pouvoir <strong>politique</strong> <strong>de</strong>vant sauvegar<strong>de</strong>r <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong>s citoyens dans le cadre <strong>de</strong>s obligations légitimes, s’inscrit en faux<br />

contre ce type <strong>de</strong> vérité. Ne peut être admise comme vraie une chose qui, au<br />

préa<strong>la</strong>ble, est passée au crible d’institution <strong>de</strong> système <strong>de</strong> lois, d’appareil<br />

administratif judiciaire, c’est-à-dire sous l’emprise <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice et <strong>de</strong> l’égalité.<br />

Une vérité, qui serait au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s institutions <strong>politique</strong>s est absur<strong>de</strong>. A <strong>la</strong> vérité,<br />

il faut une distinction entre ces <strong>de</strong>ux entités. La religion n’est pas <strong>la</strong> <strong>politique</strong>,<br />

<strong>de</strong> même que <strong>la</strong> <strong>politique</strong> n’est pas <strong>la</strong> religion. Et Spinoza tient pour soli<strong>de</strong>ment<br />

établi que ni <strong>la</strong> théologie ne doit être <strong>la</strong> servante <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong>, ni <strong>la</strong> <strong>politique</strong>,<br />

celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie, mais que l’une et l’autre ont leur royaume propre : il<br />

conteste que l’on puisse penser que <strong>la</strong> théologie 3 cultive <strong>la</strong> piété et<br />

l’obéissance ; <strong>la</strong> <strong>politique</strong>, le respect <strong>de</strong> l’autorité et du civisme. Ce sont <strong>de</strong>ux<br />

notions qu’on ne saurait confondre. Tout au contraire, il dit ce<strong>la</strong> du message<br />

3 La théologie se définit comme l’étu<strong>de</strong> qui porte sur l’existence <strong>de</strong> Dieu et sur <strong>la</strong> nature. Elle est <strong>la</strong> justification<br />

rationnelle <strong>de</strong>s dogmes et <strong>de</strong>s rites <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion ; elle se fon<strong>de</strong> sur les textes (Ecritures) et sur <strong>la</strong> foi <strong>la</strong> théologie est<br />

spécialement chrétienne et Saint Paul fut le premier théologien qui essaya <strong>de</strong> tirer <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi une doctrine systématique.<br />

Notons que Saint Thomas est désigné comme le fondateur <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie (du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> science théorique).<br />

- 12 -


<strong>de</strong>s prophètes et <strong>de</strong>s apôtres, <strong>de</strong> l’ancien comme du nouveau testament ; mais<br />

c’est précisément ce message <strong>de</strong> piété et d’obédience que « <strong>la</strong> théologie » n’a<br />

pas su voir ou n’a pas voulu voir : <strong>la</strong> théologie telle qu’il <strong>la</strong> combat prétend<br />

enseigner <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> Dieu, bref, délivrer <strong>de</strong>s enseignements théoriques, alors<br />

que <strong>la</strong> vraie religion, selon Spinoza, ne délivre que <strong>de</strong>s enseignements<br />

pratiques : il y a donc pour Spinoza opposition entre <strong>la</strong> « vraie religion » et <strong>la</strong><br />

« <strong>politique</strong> », puisque toutes <strong>de</strong>ux traitent fondamentalement <strong>de</strong><br />

« l’obédience », ce qui n’est aucunement le cas <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie.<br />

Toutefois, il est remarquable qu’aujourd’hui, <strong>la</strong> religion au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

société joue un rôle <strong>de</strong> gui<strong>de</strong> incontournable dans l’exercice <strong>de</strong> l’autorité, en ce<br />

qu’elle est un instrument <strong>de</strong> tolérance, <strong>de</strong> partage, d’acceptation <strong>de</strong> l’autre avec<br />

sa différence dans <strong>la</strong> gestion <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité, dans le gouvernement d’un Etat.<br />

Qu’attendons-nous <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, face à une situation complexe dans <strong>la</strong><br />

société ? Son développement et son action doivent refléter une maturité dans <strong>la</strong><br />

gestion, dans <strong>la</strong> « guérison » <strong>de</strong> l’Etat et l’assainissement <strong>de</strong> l’autorité<br />

<strong>politique</strong>.<br />

La question <strong>de</strong>s rapports 4 entre les instances <strong>religieuse</strong>s et <strong>politique</strong>s<br />

<strong>de</strong>meure toujours préoccupante. Spinoza a abordé <strong>la</strong> question et sa position est<br />

visible dans ses œuvres. Son engagement relevant ainsi, en effet, son « désir <strong>de</strong><br />

défendre, par tous les moyens <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée et <strong>de</strong> parole que<br />

l’autorité trop gran<strong>de</strong> <strong>la</strong>issée aux pasteurs et leur jalousie, menacent <strong>de</strong><br />

supprimer. » 5 Sa <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion consistait dans un premier temps à<br />

s’attaquer à l’attitu<strong>de</strong> <strong>religieuse</strong> qui prétend soumettre <strong>la</strong> <strong>raison</strong> à <strong>la</strong> foi, et <strong>de</strong><br />

cette façon, briser <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée. D’autre part, il revendique <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

pensée et d’expression, susceptible <strong>de</strong> conduire les hommes à vivre en société<br />

en hommes libres. Notons qu’il luttait pour <strong>la</strong> <strong>la</strong>ïcité <strong>de</strong> l’Etat qui permette une<br />

plus gran<strong>de</strong> liberté d’expression <strong>de</strong>s citoyens. Ce qui voudrait dire selon lui<br />

qu’il ne peut s’agir <strong>de</strong> soumettre <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée à l’autorité <strong>religieuse</strong>.<br />

4 La question <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion et <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong> a été aussi appréhendée et soutenue par Machiavel. Question bien déjà<br />

abordée par le philosophe ang<strong>la</strong>is Hobbes, notamment dans <strong>la</strong> troisième partie du Léviathan.<br />

5 Spinoza, Lettres, in Œuvres IV, Lettre XXX à Ol<strong>de</strong>nburg, F<strong>la</strong>mmarion, 1966, pp 232-233.<br />

- 13 -


Le débat <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion et <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong> continue <strong>de</strong> se poser et pour<br />

notre penseur, <strong>la</strong> philosophie est seule susceptible <strong>de</strong> poser les jalons <strong>de</strong><br />

différence entre <strong>la</strong> religion et <strong>la</strong> <strong>politique</strong>.<br />

L’intitulé <strong>de</strong> notre travail peut paraître surprenant surtout quand on<br />

abor<strong>de</strong> <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion chez Spinoza alors qu’on sait que Spinoza est<br />

un penseur rationaliste qui explique <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>s causes physiques. Il est c<strong>la</strong>ir<br />

qu’il ne conçoit pas <strong>de</strong> rapports établis avec les religions. Par ailleurs, son<br />

excommunication par les autorités <strong>religieuse</strong>s serait liée à une suite logique <strong>de</strong><br />

son rejet <strong>de</strong>s théologiens, <strong>de</strong>s dogmes et <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible, à travers son œuvre.<br />

Comment comprendre ce penseur du rationalisme 6 mo<strong>de</strong>rne avec pour<br />

ambition <strong>de</strong> libérer les hommes <strong>de</strong> <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>vage et à même <strong>de</strong><br />

voir conduire l’esprit dans une union totale avec <strong>la</strong> substance, c’est-à-dire<br />

Dieu ? C’est à ce<strong>la</strong> que nous nous attellerons à démontrer tout au long <strong>de</strong> notre<br />

recherche.<br />

Notre objectif consiste d’une part à mettre en relief <strong>la</strong> construction<br />

d’une science philosophique et rationaliste qui chasse toute superstition et<br />

imagination <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie sociale et <strong>politique</strong>. Il s’agit <strong>de</strong> libérer les hommes <strong>de</strong><br />

toutes les croyances dogmatiques pouvant servir <strong>de</strong> point <strong>de</strong> départ à tout<br />

pouvoir arbitraire et tyrannique.<br />

D’autre part, <strong>la</strong> philosophie du spinozisme qui est un monisme 7 ,<br />

exprime les moyens d’accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> joie en persévérant dans son être, à travers<br />

<strong>la</strong> pensée dans <strong>la</strong> vie et l’action par une éthique et une <strong>politique</strong> qui va jusqu’à<br />

<strong>la</strong> sagesse. Il lègue les conditions d’émergence pouvant conduire aux hommes<br />

afin <strong>de</strong> se réaliser effectivement dans <strong>la</strong> cohésion, dans le cadre d’une société<br />

gouvernée par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et non divisée par <strong>de</strong>s passions antagonistes.<br />

L’analyse <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Spinoza pouvait faire penser qu’au nom <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

toute puissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, il se pose en anti-religion. De ce présupposé serait<br />

6 Système fondé sur <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, par opposition aux systèmes fondés sur <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion ou le sentiment. Il désigne<br />

également une théorie <strong>de</strong> l’origine <strong>de</strong> notre connaissance.<br />

7 Le monisme est un système philosophique suivant lequel il n’ y a qu’une seule réalité : l’esprit ou <strong>la</strong> matière. Le<br />

système spinoziste pose « Deus sive Natura » et se p<strong>la</strong>ce souvent du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature, à <strong>la</strong>quelle Spinoza<br />

i<strong>de</strong>ntifie Dieu, (matérialisme), se p<strong>la</strong>çant aussi du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Dieu, auquel il rapporte toute réalité naturelle<br />

(spiritualisme).<br />

- 14 -


donnée une opposition entre <strong>la</strong> religion et <strong>la</strong> philosophie ; si <strong>la</strong> religion est <strong>de</strong><br />

l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi, <strong>la</strong> philosophie est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Ce<strong>la</strong> dit, même si<br />

elles sont toutes <strong>de</strong>ux sources <strong>de</strong> salut, elles sont différentes dans leur domaine<br />

d’intervention.<br />

Spinoza développe une philosophie <strong>de</strong> l’immanence 8 ou <strong>de</strong> panthéisme 9<br />

et sa pensée philosophique remet en cause <strong>la</strong> croyance au surnaturel. Toutefois,<br />

on ne pourra ôter une coloration spirituelle à son approche <strong>de</strong> l’éthique.<br />

L’œuvre spinoziste remet également en cause le sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, l’idée <strong>de</strong><br />

renvoyer à autre chose qu’elle-même, et poursuivre <strong>de</strong>s fins extérieures. Sa<br />

<strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> finalité <strong>la</strong>isse entrevoir, en effet, que <strong>la</strong> nature n’a pas <strong>de</strong> finalité<br />

que sa propre persévérance dans l’être. La nature n’est pas faite pour les<br />

hommes et Dieu n’a pas créé les hommes pour recevoir un culte en retour.<br />

Spinoza juge cette interprétation purement anthropomorphique qui exprime les<br />

délires <strong>de</strong> l’imagination.<br />

C’est justement ce préjugé anthropomorphique que Spinoza condamne,<br />

car selon lui il a pour origine les représentations imaginaires et <strong>la</strong> croyance en<br />

<strong>de</strong>s causes finales ordonnatrices <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature.<br />

Dès lors, nous sommes en droit <strong>de</strong> nous interroger : si Dieu n’est pas<br />

une personne décidant <strong>de</strong> ce qui doit se produire dans <strong>la</strong> nature, s’il ne prend<br />

pas <strong>de</strong> décisions pouvant expliquer les phénomènes naturels, si <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong><br />

Dieu <strong>de</strong> ceux qui croient aux causes finales n’est qu’un « asile <strong>de</strong> l’ignorance<br />

(ignorantiae asylum confugeris) » 10 , comment pourrons-nous parler <strong>de</strong><br />

spiritualité <strong>de</strong> sa pensée ?<br />

La philosophie <strong>de</strong> Spinoza peut-elle se prétendre uniquement d’un<br />

panthéisme personnifiant <strong>la</strong> nature et ainsi poser une opposition entre <strong>la</strong><br />

philosophie et <strong>la</strong> religion ?<br />

8 Philosophie qui affirme que Dieu se confond au mon<strong>de</strong>, et s’oppose à <strong>la</strong> libre création du mon<strong>de</strong> par Dieu ; par<br />

ailleurs, récuse <strong>la</strong> pensée d’un Dieu personnel.<br />

9 C’est <strong>la</strong> doctrine qui conçoit que tout est en Dieu, Dieu i<strong>de</strong>ntifié au mon<strong>de</strong>.<br />

10 Spinoza, Ethique, Première Partie, Appendice, texte original et traduction nouvelle par Bernard Pautrat, Editions du<br />

Seuil, Paris, 1988, p.87.<br />

- 15 -


Pourtant, <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> Spinoza se démarque <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion dans <strong>la</strong><br />

mesure où elle se présente comme savoir et connaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Nature ravalée à Dieu ; en revanche, elle offre un lien <strong>de</strong> familiarité avec elle<br />

lorsqu’elle s’affirme comme un accompagnement <strong>de</strong> l’Esprit dans <strong>la</strong> mouvance<br />

naturelle à l’union avec Dieu ou <strong>la</strong> Nature sous <strong>la</strong> forme <strong>de</strong> cet « amour<br />

intellectuel <strong>de</strong> Dieu ».<br />

De <strong>la</strong> pensée spinoziste, on peut tirer l’idée <strong>de</strong> salut à partir duquel <strong>la</strong><br />

philosophie et <strong>la</strong> religion établissent <strong>de</strong>ux voies <strong>de</strong> salut parallèles <strong>de</strong>s hommes.<br />

Mais ces <strong>de</strong>ux voies <strong>de</strong> salut connaissent-elles <strong>de</strong>s orientations parallèles ou<br />

simi<strong>la</strong>ires ? D’autre part, l’idée <strong>de</strong> foi en l’intuition, pour un penseur<br />

d’évi<strong>de</strong>nce rationaliste peut être évoquée.<br />

On parle communément <strong>de</strong> foi dans le domaine chrétien ou judaïque.<br />

Pour les religions révélées, en effet, <strong>la</strong> foi consiste en une soumission aveugle à<br />

<strong>la</strong> volonté et à <strong>la</strong> loi <strong>de</strong> Dieu. C’est l’expression d’une conviction en l’existence<br />

<strong>de</strong> Dieu, comme le miracle pour le prophète par exemple. Une telle foi ne peut<br />

être évoquée au sujet <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Mais alors, que peut signifier une<br />

soumission à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ? La foi peut désigner ce qui est à <strong>la</strong> base rationnelle qui<br />

se trouve au fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> réflexion et <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée vraie.<br />

Cette conception <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> présence <strong>de</strong> l’idée<br />

vraie nous met en re<strong>la</strong>tion avec Dieu, c’est-à-dire d’établir cette unité en notre<br />

conscience. De cette façon, on peut comprendre comment Spinoza définit <strong>la</strong><br />

fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion : « une fois établis les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi, je conclus<br />

enfin que <strong>la</strong> connaissance révélée n’a pas d’autre objet que l’obéissance<br />

(Fundamentalibus <strong>de</strong>in<strong>de</strong> fi<strong>de</strong>i ostensis concludo <strong>de</strong>nique objectum cognittione<br />

reve<strong>la</strong>tee nihil esse praeter obedientiam) » 11 .<br />

Cette vision <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion concerne principalement <strong>la</strong> religion morale et<br />

<strong>politique</strong> qui fait appel à <strong>la</strong> foi pour conduire les hommes à respecter <strong>la</strong> loi et se<br />

comporter <strong>de</strong> manière juste et harmonieuse les uns envers les autres.<br />

11 Spinoza, Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, Traduction par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, PUF,<br />

Paris, 1999, p.71.<br />

- 16 -


En fin <strong>de</strong> compte, on pourrait se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si <strong>la</strong> religion telle que<br />

conçue dans <strong>la</strong> pensée spinoziste ne serait pas une religion proprement<br />

philosophique, c’est-à-dire celle qui exprime un mouvement naturel par lequel<br />

l’esprit humain s’unit par <strong>la</strong> connaissance du troisième genre à Dieu pour<br />

accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> joie et accroître ainsi sa puissance d’être.<br />

Disons que cette étu<strong>de</strong> saisit avant tout d’une manière synthétique le<br />

système <strong>de</strong> <strong>la</strong> substance suivant <strong>de</strong>s présupposés métaphysiques, moraux et<br />

<strong>politique</strong>s. Dans notre analyse interne, le choix <strong>de</strong> concepts majeurs est<br />

évi<strong>de</strong>nt, nous en avons gardé dans le répertoire un certain nombre et il est<br />

nécessaire <strong>de</strong> les mentionner ici : entre autres, les notions <strong>de</strong> Dieu-Nature, <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

connaissance rationnelle, <strong>de</strong>s affections, <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté humaine, <strong>de</strong> l’éthique, <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong> l’interprétation <strong>religieuse</strong>, <strong>de</strong> l’engagement <strong>politique</strong>.<br />

Le concept <strong>de</strong> Dieu 12 chez Spinoza se conçoit comme <strong>la</strong> seule réalité<br />

dans <strong>la</strong>quelle tout se trouve. Dieu est pour ainsi dire <strong>la</strong> totalité du réel. Il<br />

convient d’indiquer à ce sujet que dans cette définition s’exprime<br />

l’immanentisme spinoziste : tout se trouve « enveloppé » dans l’unique<br />

substance. Avons-nous affaire à une ontologie moniste ? Comprenons que dans<br />

cette théorie du premier principe, tout dépend d’un seul Etre : Dieu. L’idée<br />

positive par excellence, c’est celle <strong>de</strong> Dieu, l’être absolument infini, c’est-à-<br />

dire <strong>la</strong> substance douée d’une infinité d’attributs, dont chacun exprime une<br />

essence éternelle et infinie : positive parce qu’elle est une substance : « Par<br />

substance, j’entends ce qui est en soi, et se conçoit par soi : c’est-à-dire, ce<br />

dont le concept n’a pas besoin du concept d’autre chose, d’où il faille le<br />

former (per substantiam intelligo id, quod in se est, & per se concipitur : hoc<br />

est id, cujus conceptus non indiget conceptu alterius rei, à quo formari<br />

<strong>de</strong>beat). » 13 ; Dieu serait, pour notre philosophe, cause efficiente, <strong>la</strong> cause <strong>de</strong>s<br />

essences et <strong>de</strong>s existences, <strong>la</strong> cause pour soi ou absolument première, <strong>la</strong> cause<br />

agissant d’après les lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature.<br />

12<br />

L’Ethique constitue une doctrine du salut par <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> Dieu ; une bien bonne <strong>raison</strong> <strong>de</strong> reconnaître au<br />

creux <strong>de</strong> sa pensée <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> Dieu.<br />

13<br />

Spinoza, Ethique, Première Partie, Définitions III, texte original et nouvelle traduction par Bernard Pautrat,<br />

Editions du Seuil, Paris, 1988, P.15.<br />

- 17 -


Ensuite, Spinoza analysant les passions, montre que l’homme qui est<br />

une partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature, subit, à travers son corps, l’action <strong>de</strong>s réalités externes.<br />

Partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature, il subit les actions passionnelles dans <strong>la</strong> mesure où une<br />

activité étrangère limite forcément sa propre activité. De <strong>la</strong> sorte, l’homme est<br />

un fragment causé par l’extérieur. C’est d’ailleurs pourquoi il montre<br />

que « nous pâtissons en tant que nous sommes une partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature, qui<br />

ne peut se concevoir par soi sans les autres (Nos eatenus patimur, quatenus<br />

Naturae sumus pars, quae per se absque aliis non potest concipi)» 14 . Par<br />

ailleurs, Spinoza passe en revue d’autres concepts. Ainsi, dans son œuvre<br />

majeure, l'Ethique, il n’hésite pas à examiner dans un espace, somme toute,<br />

assez réduit les gran<strong>de</strong>s questions <strong>de</strong> l’existence humaine : quelle est l’origine<br />

<strong>de</strong> l’homme, ce qu’il est essentiellement, les moyens <strong>de</strong> se réaliser,<br />

l’événement <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort, entre autres.<br />

Il abor<strong>de</strong> <strong>la</strong> question <strong>de</strong> l’éthique qu’il définit comme un ensemble <strong>de</strong><br />

moyens pour atteindre le souverain Bien, <strong>la</strong> vertu i<strong>de</strong>ntifiée à <strong>la</strong> Béatitu<strong>de</strong> 15 .<br />

Celle-ci répond à <strong>la</strong> définition rationaliste <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale. L’éthique proposée<br />

par Spinoza consiste à donner accès à une joie éternelle et continuelle <strong>de</strong> vivre.<br />

Mais comment ? Assurément par <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> soi et <strong>de</strong> sa re<strong>la</strong>tion<br />

essentielle avec <strong>la</strong> nature.<br />

Chez notre philosophe, <strong>la</strong> liberté se réduit à <strong>la</strong> réalité d’un être qui s’est<br />

libéré <strong>de</strong>s passions et <strong>de</strong> <strong>la</strong> fluctuation <strong>de</strong>s désirs. Il parle <strong>de</strong> <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong> dans<br />

sa philosophie, et <strong>la</strong> définit comme le parfait contentement d’un être qui se<br />

connaît comme partie du tout qui jouissant <strong>de</strong> cette connaissance <strong>de</strong> sa liaison<br />

avec Dieu. On pourrait justement se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si le salut 16 peut être pour tous.<br />

En réponse, notre penseur reconnaît que nul ne peut se p<strong>la</strong>indre <strong>de</strong> sa nature,<br />

que notre nature provient <strong>de</strong> <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature divine ; certes.<br />

Néanmoins, <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong> n’est pas pour tous. Au total, les hommes, simples<br />

14 Ethique, Quatrième Partie, Proposition II, P. 349.<br />

15<br />

La pensée <strong>de</strong> <strong>la</strong> « Béatitu<strong>de</strong> » désigne bien une philosophie dépourvue <strong>de</strong> mystères, c’est-à-dire un rationalisme<br />

absolu.<br />

16<br />

Le salut se définit ainsi dans <strong>la</strong> mesure où notre âme participe <strong>de</strong> manière originelle à l’enten<strong>de</strong>ment divin.<br />

- 18 -


mo<strong>de</strong>s du tout, sont excusables <strong>de</strong> leurs fautes, mais seule l’âme née forte<br />

pourra trouver le salut. Spinoza considère, en effet, que le salut <strong>de</strong> l’homme<br />

consiste à se saisir c<strong>la</strong>irement dans sa re<strong>la</strong>tion à <strong>la</strong> Nature divine, <strong>la</strong> sagesse<br />

étant alors conçue comme connaissance et amour intellectuel du vrai Dieu.<br />

Pourtant tout au long <strong>de</strong> sa réflexion, il n’a pas hésité à s’attaquer aux<br />

formes superstitieuses et intéressées <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion. De façon précise, il s’est<br />

consacré à <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong> l’Ecriture biblique. Spinoza, en effet, y établit que l’on<br />

ne peut tirer argument <strong>de</strong> l’Ecriture pour prendre <strong>la</strong> religion comme base <strong>de</strong>s<br />

institutions <strong>politique</strong>s.<br />

Par<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> <strong>politique</strong> justement, il faut dire que <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> Spinoza<br />

se double, dès l’origine d’une réflexion <strong>politique</strong>. Si l’homme peut, en effet,<br />

être un « loup pour l’homme », il peut aussi être un Dieu pour l’homme. Dès<br />

lors, <strong>la</strong> société semb<strong>la</strong>nt bénéfique en tous points, le problème est <strong>de</strong> savoir<br />

comment il faut l’organiser pour que les re<strong>la</strong>tions <strong>de</strong>s hommes entre eux soient<br />

les meilleurs possibles. Echapper à l’esc<strong>la</strong>vage, c’est vivre dans un Etat<br />

s’i<strong>de</strong>ntifiant à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. L’Etat garantit <strong>la</strong> sécurité et <strong>la</strong> liberté. Dans un tel Etat,<br />

le droit naturel qui est son fon<strong>de</strong>ment doit être limité. La solution apportée par<br />

Spinoza au problème <strong>politique</strong> serait d’inspiration fondamentalement<br />

démocratique 17 . De façon succincte, l’intention <strong>de</strong> Spinoza vise à montrer les<br />

biens fondés <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> philosopher dans un Etat libre et sur le rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

religion. Reposant sur les passions plutôt que sur <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, <strong>la</strong> vie <strong>politique</strong> est<br />

selon notre penseur une recherche du bien commun. La <strong>politique</strong> semble alors<br />

une chose inaccessible, car pour s’entendre sur un bien commun, il faut<br />

<strong>raison</strong>ner. La morale peut-elle sauver <strong>la</strong> <strong>politique</strong> et fournir les bases d’un<br />

bien commun viable ? Comment comprendre alors l’engagement en <strong>politique</strong> ?<br />

Quelles peuvent être l’urgence et l’opportunité <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong>?<br />

On peut le comprendre, cette préoccupation engage notre sujet et il faut<br />

mentionner ici que <strong>la</strong> problématique <strong>de</strong> notre recherche pose un certain nombre<br />

<strong>de</strong> présupposés qui amènent à envisager l’analyse du rapport <strong>de</strong> l’éthique et <strong>de</strong><br />

17 La liberté ne peut être garantie que dans un Etat lui-même indépendant <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion. C’est <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> Spinoza<br />

qui défend <strong>la</strong> liberté, l’Etat <strong>la</strong>ïc et démocratique.<br />

- 19 -


<strong>la</strong> morale. Que l’on choisisse <strong>de</strong> se prononcer ou <strong>de</strong> se taire, l’éthique et <strong>la</strong><br />

morale ne seront pleinement élucidées qu’à travers leur confrontation ; celle-ci<br />

correspond exactement à <strong>la</strong> confrontation <strong>de</strong> Spinoza et Kant. Or c’est<br />

précisément là que rési<strong>de</strong> le bonus intellectuel et personnel d’une bonne<br />

compréhension <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie et qui a pour essence et pour vocation <strong>de</strong> se<br />

constituer comme l’éthique elle-même. Notre philosophe incarne cette<br />

particu<strong>la</strong>rité. Selon lui, <strong>la</strong> philosophie en son ensemble (métaphysique, logique,<br />

épistémologie, morale, <strong>politique</strong>) cesse d’être une connaissance parmi tant<br />

d’autres, pour <strong>de</strong>venir l’indispensable fon<strong>de</strong>ment d’une existence heureuse.<br />

Il s’avère que l’éthique <strong>de</strong> l’homme libre ne peut être gommée, ni<br />

isolée, elle doit à <strong>la</strong> fois se constituer par elle-même et conduire à cette félicité<br />

concrète qu’est <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>, à <strong>la</strong> fois appuyée sur le désir et sur <strong>la</strong><br />

connaissance, sur le concept et sur l’esprit. Le spinozisme, on le dit, ne nous<br />

paraît pas être un simple panthéisme, et il ne saurait être non plus un<br />

matérialisme ni un mysticisme. Il désigne un eudémonisme où <strong>la</strong> félicité résulte<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> synthèse du désir et <strong>de</strong> <strong>la</strong> réflexion et où, réalisant l’éthique, elle incarne<br />

<strong>la</strong> philosophie même.<br />

L’époque contemporaine, qui voit <strong>la</strong> disparition <strong>de</strong>s dogmatismes et <strong>de</strong>s<br />

idéologies, sous <strong>la</strong> menace du fanatisme et dans l’angoisse du vi<strong>de</strong>, a<br />

précisément besoin d’une philosophie qui sache exulter à <strong>la</strong> fois <strong>la</strong> puissance<br />

du désir, <strong>la</strong> valeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie et <strong>la</strong> force libératrice <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Enfin, et ce n’est<br />

pas le moindre <strong>de</strong>s avantages, il ne saurait être indifférent, pour nous, <strong>de</strong><br />

constater qu’un philosophe peut <strong>de</strong> façon ouverte et simultanée rechercher les<br />

conditions du salut individuel et les conditions du meilleur gouvernement ; seul<br />

le pacte démocratique, à ses yeux, garantit <strong>la</strong> paix civile et <strong>la</strong> concor<strong>de</strong> dans <strong>la</strong><br />

société.<br />

De ce qui précè<strong>de</strong>, l’on peut déduire que par <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> Spinoza, nous<br />

pourrons commencer à comprendre que <strong>la</strong> sagesse, tournant le dos à <strong>la</strong> mort,<br />

au vi<strong>de</strong> et à l’angoisse, prépare bien plutôt à <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>, c’est-à-dire à <strong>la</strong> vie<br />

réfléchie, heureuse et libre, une telle vie n’étant pas possible sous un régime<br />

<strong>politique</strong> autre que <strong>la</strong> démocratie. De là, nous comprenons que notre sujet, au-<br />

- 20 -


<strong>de</strong>là <strong>de</strong> sa simple formu<strong>la</strong>tion, met en exergue les motivations réelles <strong>de</strong> notre<br />

philosophe à penser le champ <strong>politique</strong> à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>de</strong> ses <strong>modalités</strong><br />

telles <strong>la</strong> puissance du désir, l’éthique <strong>de</strong> <strong>la</strong> joie, <strong>la</strong> vie réfléchie et l’existence<br />

heureuse. Faut-il bien augmenter sa puissance <strong>de</strong> vivre pour augmenter sa<br />

puissance <strong>de</strong> comprendre ? Il est bien vrai que Spinoza a pensé le champ à<br />

partir <strong>de</strong>s dominantes majeures que sont les passions, le désir et <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

penser. Mais pourquoi le fait-il ? Comment est-il possible ? Comment<br />

introduit-il <strong>la</strong> <strong>raison</strong> dans le champ <strong>politique</strong>? La <strong>raison</strong> <strong>politique</strong> chez Spinoza<br />

serait-elle différente <strong>de</strong> l’éthique ?<br />

Avant <strong>de</strong> fixer les marges <strong>de</strong> cette « <strong>raison</strong> <strong>politique</strong> », il convient<br />

d’abord <strong>de</strong> lever un paradoxe : celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> possibilité même d’une éthique,<br />

c’est-à-dire d’une liberté réfléchie, au sein d’un système <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nature humaine entièrement soumise, semble-t-il, au poids du déterminisme.<br />

Pour qu’une éthique conserve sa validité intrinsèque, elle doit aussi être rendue<br />

possible au cœur même du système qui se propose <strong>de</strong> <strong>la</strong> fon<strong>de</strong>r.<br />

Fondamentalement, <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r en quoi consistent les <strong>modalités</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

<strong>politique</strong> spinoziste, c’est s’interroger sur les « règles <strong>de</strong> vie » que <strong>la</strong> liberté<br />

nouvelle permet <strong>de</strong> définir comme moyens d’accès à ce « vrai bien » et à cette<br />

joie véritable et souveraine que <strong>la</strong> philosophie s’est assignée comme finalité.<br />

L’on comprend pourquoi Spinoza, jugé comme « l’athée vertueux » par<br />

ses lecteurs, inaugure avec l’éthique une nouvelle manière <strong>de</strong> penser l’homme<br />

et sa félicité. Dans <strong>la</strong> problématique <strong>de</strong> notre sujet, il importe d’énoncer les<br />

différentes hypothèses qui alimenteront notre recherche. Il convient pour ainsi<br />

dire d’inscrire avant tout, les démarches <strong>de</strong> Spinoza en trois hypothèses :<br />

d’abord, dans l’hypothèse une, il s’agira d’exposer les <strong>modalités</strong> <strong>spécifiques</strong> <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>politique</strong>. On pourrait alors se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>politique</strong> chez<br />

Spinoza est différente <strong>de</strong> l’éthique. Si <strong>la</strong> rationalité a une vertu <strong>politique</strong>,<br />

morale, sociale, est-ce <strong>la</strong> même moralité ? Chez Spinoza, ce serait une seule et<br />

même <strong>raison</strong> ; en terme <strong>politique</strong>, est-ce qu’il y a plusieurs types <strong>de</strong> <strong>modalités</strong> ?<br />

Il est nécessaire ici d’étudier les genres <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance dans leur<br />

rapport à <strong>la</strong> <strong>politique</strong> et à <strong>la</strong> religion. Ce sont bien <strong>de</strong> différents mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

- 21 -


connaissance qui sont en fait les <strong>modalités</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Ces trois genres <strong>de</strong><br />

connaissance (Imagination, Raison, Science) ne sont que <strong>la</strong> même modalité <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong>, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> exprimée sous plusieurs formes. C’est en ce<strong>la</strong> que Spinoza<br />

soutient qu’il y a plusieurs rationalités. Notre penseur a eu le mérite <strong>de</strong><br />

distinguer <strong>la</strong> diversité <strong>de</strong>s opinions et l’action que celles-ci pouvaient<br />

engendrer. C’est <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, c’est-à-dire l’expression <strong>de</strong>s pratiques et <strong>de</strong>s normes<br />

<strong>de</strong> modération et <strong>de</strong> réflexion, qui doit fon<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s échanges au sein <strong>de</strong>s<br />

pouvoirs <strong>politique</strong>s. Il en arrive à défendre l’idée selon <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> morale<br />

rationnelle, civique qui bannit chez l’homme, ruse, colère, haine, constitue les<br />

jalons du fonctionnement d’un Etat démocratique : il exprime sa réelle<br />

motivation <strong>de</strong> voir une progressive évolution <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice et <strong>de</strong> <strong>la</strong> concor<strong>de</strong> en<br />

vue du bon fonctionnement <strong>de</strong> l’Etat. De <strong>la</strong> sorte, l’éthique doit exprimer les<br />

règles morales <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie.<br />

En marge <strong>de</strong> cette considération méthodique, on pourrait se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

en quoi <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> spinoziste s’opère en opposant sans coup férir aux<br />

convictions incontrôlées <strong>de</strong> <strong>la</strong> croyance, <strong>la</strong> recherche et <strong>la</strong> vérité d’une<br />

philosophie rationnelle rigoureusement démontrée. Spinoza a une vision<br />

rationnelle du mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> ses justifications. D’ailleurs, sa <strong>critique</strong> est<br />

rationnelle, lorsqu’il écrit qu’« ils forgent <strong>de</strong> cette façon d’infinies inventions<br />

et ils interprètent <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> façon étonnante comme si toute entière elle<br />

délirait avec eux. Dès lors qu’il en est ainsi, nous voyons que les plus<br />

asservis aux superstitions en tout genre sont ceux qui désirent sans mesure<br />

les biens incertains ; et que tous, surtout lorsqu’ils sont exposés au danger<br />

et ne peuvent en sortir par leurs propres forces, implorent le secours divin<br />

avec <strong>de</strong>s <strong>la</strong>rmes <strong>de</strong> femme, traitent <strong>la</strong> Raison d’aveugle (puisqu’elle ne<br />

peut leur indiquer une voie certaine vers les vanités qu’ils désirent) et <strong>de</strong><br />

vaine <strong>la</strong> sagesse <strong>de</strong>s hommes. Au contraire, dans les délires <strong>de</strong><br />

l’imagination, dans les songes, dans <strong>de</strong> puériles sottises, ils croient<br />

entendre <strong>de</strong>s réponses divines » 18 . L’auteur se résout à une <strong>critique</strong> directe <strong>de</strong><br />

18 Spinoza, Traité Théologico-<strong>politique</strong>, Préface, Traduction par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, PUF,<br />

Paris, 1999, p.59.<br />

- 22 -


superstitions <strong>religieuse</strong>s aux textes judaïques à travers l’expression linguistique<br />

et historique. Sa métho<strong>de</strong> consiste donc en une élucidation <strong>de</strong> l’explication et <strong>la</strong><br />

compréhension <strong>de</strong>s textes, à partir <strong>de</strong>s textes eux-mêmes, basés également sur<br />

les convictions du lecteur. C’est en partant du texte lui-même, selon Spinoza,<br />

qu’on aboutit à l’élucidation linguistique <strong>de</strong> <strong>la</strong> signification <strong>de</strong>s termes et à<br />

l’usage ainsi qu’à <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong>s textes. Cette métho<strong>de</strong> <strong>critique</strong> et<br />

historique invite à une rationalisation et un véritable travail novateur. N’est-ce<br />

pas là une inauguration totalement novatrice <strong>de</strong>s textes sacrés ? Cette<br />

hypothèse sera l’occasion <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> l’éthique philosophique qui posera en<br />

même temps <strong>la</strong> question du savoir et <strong>de</strong> l’éthique. En effet, s’appuyant ici sur<br />

une doctrine <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature et sur une doctrine <strong>de</strong> l’homme dépouillé <strong>de</strong> toute<br />

obscurité et <strong>de</strong> toute comp<strong>la</strong>isance, nous sommes en mesure <strong>de</strong> déployer<br />

l’éthique dans <strong>la</strong> projection. La joie et <strong>la</strong> réflexion constitueront certainement<br />

les <strong>de</strong>ux vois fondamentales <strong>de</strong> cette sagesse heureuse, béatitu<strong>de</strong> et<br />

connaissance diront les nouvelles <strong>modalités</strong> et les nouvelles significations<br />

d’une re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> l’esprit humain à l’Etre. Egalement dans cette première<br />

hypothèse, nous traiterons <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> signification éthique du monisme<br />

ontologique et décrirons <strong>la</strong> conception spinoziste <strong>de</strong> l’homme unifié du désir et<br />

<strong>de</strong>s passions. Et nous ferons une analyse <strong>de</strong> l’éthique <strong>de</strong> <strong>la</strong> joie, <strong>de</strong> <strong>la</strong> sagesse et<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>, les <strong>modalités</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> dans leur spécificité.<br />

Ensuite, dans <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième partie, nous essayerons <strong>de</strong> mettre en<br />

évi<strong>de</strong>nce <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong> l’interprétation théologique <strong>de</strong> notre penseur. En<br />

substance, il soutient que les préceptes religieux ne sont pas moraux. Il est vrai,<br />

dans sa présentation, il met en crise <strong>la</strong> moralité <strong>religieuse</strong> (et s’attèle à exposer<br />

l’approche biblique). En ouvrant <strong>de</strong> cette façon <strong>la</strong> voie à <strong>la</strong> <strong>critique</strong> biblique, il<br />

se propose <strong>de</strong> considérer les Ecritures comme un texte et non pas comme<br />

l’expression d’une inspiration transcendante ou divine. Notre philosophe<br />

pourrait ainsi dépasser à <strong>la</strong> fois <strong>la</strong> pétition <strong>de</strong> principe - qui affirme d’abord<br />

dans les Ecritures une inspiration divine 19 pour y lire ensuite <strong>la</strong> parole même <strong>de</strong><br />

19 <strong>Les</strong> textes bibliques révèlent qu’ « Il était, il est et il vient, le maître <strong>de</strong> tout », extrait <strong>de</strong> La Bible.<br />

- 23 -


Dieu, et <strong>la</strong> croyance superstitieuse ou naïve - qui pose comme vérité objective,<br />

les affirmations du texte sur son propre caractère sacré.<br />

On le voit bien, avant <strong>de</strong> proposer une société démocratique,<br />

respectueuse <strong>de</strong> toutes les opinions et fondée sur un droit rationnel, ouvert et<br />

tolérant, Spinoza met en p<strong>la</strong>ce une métho<strong>de</strong> rigoureuse pour opérer <strong>la</strong> <strong>critique</strong><br />

<strong>de</strong>s Ecritures, et soustraire à l’influence <strong>de</strong>s croyances imaginaires les futurs<br />

fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, <strong>de</strong> l’éthique et <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong>. On en vient à expliquer<br />

<strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion et <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>critique</strong> spinoziste dans son rationalisme.<br />

Faut-il séparer <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>la</strong> foi ? Quelle attitu<strong>de</strong> observer à l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> et à <strong>la</strong> foi, <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> connaissance apparemment irrapprochables eu<br />

égard à leurs ordres du reste différents : l’ordre rationnel, pratique et l’ordre<br />

divin, surnaturel. Pourtant, il n’ y a <strong>de</strong> philosophie et <strong>de</strong> religion que pour<br />

l’homme et pour une conscience humaine. Le problème du rapport du savoir<br />

(<strong>la</strong> <strong>raison</strong>) et <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi se pose avec plus d’exigence et <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur surtout<br />

qu’il s’agit d’une même conscience engagée dans <strong>la</strong> philosophie et <strong>la</strong> religion.<br />

Pour une conscience qui interroge <strong>la</strong> foi et <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, elle se rend à l’évi<strong>de</strong>nce<br />

que <strong>la</strong> foi rencontre toujours le regard <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, et <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ne peut se<br />

réaliser sans vivre l’expérience <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi 20 . On en vient à déduire que celui qui<br />

fait confiance en sa <strong>raison</strong> et qui dans le même temps honore sa foi se trouve<br />

pris entre ces <strong>de</strong>ux vérités. Vivre simultanément ces <strong>de</strong>ux attitu<strong>de</strong>s, dans leur<br />

contraste revient à faire adopter les perspectives qui furent condamnées par le<br />

Ve Concile <strong>de</strong> Latran (1512-1517). Elles consistaient, en effet, à admettre<br />

simultanément <strong>de</strong>s propositions contraires, à <strong>de</strong>s niveaux <strong>de</strong> pensées différents.<br />

Ainsi, par exemple l’immortalité <strong>de</strong> l’âme peut être vraie au point <strong>de</strong> vue<br />

religieux et absur<strong>de</strong> au p<strong>la</strong>n philosophique. C’est ce<strong>la</strong> <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> <strong>la</strong> double<br />

vérité. En conséquence, même si <strong>la</strong> <strong>raison</strong> démontrait <strong>la</strong> moralité <strong>de</strong> l’âme, ce<strong>la</strong><br />

ne pourrait annihiler <strong>la</strong> foi en son immortalité. En revanche, force est <strong>de</strong><br />

reconnaître que cette théorie <strong>la</strong>isse non rassurante face à face les <strong>de</strong>ux vérités.<br />

En optant pour <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> Spinoza, objet <strong>de</strong> recherche, c’est parce que le<br />

20 La foi invite à croire que Dieu est présent dans le cœur <strong>de</strong>s hommes et dresse leur folie et <strong>la</strong> démesure <strong>de</strong> <strong>la</strong> société.<br />

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philosophe hol<strong>la</strong>ndais a conçu un système rationaliste à l’intérieur duquel il a<br />

tenté <strong>de</strong> réfléchir sur toutes les réalités touchant <strong>la</strong> condition humaine. Il y a<br />

traité <strong>de</strong> <strong>la</strong> question <strong>de</strong> Dieu, <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, <strong>de</strong> philosophie et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>politique</strong>.<br />

Spinoza <strong>critique</strong> les principes <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, et se rapproche <strong>de</strong> plus en<br />

plus <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong>, en s’engageant profondément. Sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pour une<br />

séparation fondamentale entre <strong>la</strong> foi et le savoir, séparation <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux<br />

domaines lui valut alors l’image d’un philosophe mal inspiré, image tissée et<br />

entretenue par ses contemporains. La réflexion (métaphysique), qui est <strong>la</strong><br />

connaissance <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong> soi-même, répond chez Spinoza à une exigence<br />

fondamentale : c’est l’obligation d’un philosophe ou d’un chrétien d’employer<br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong> pour lutter contre les interprétations et les négations <strong>de</strong>s libertés ou<br />

d’introduire le savoir pour éc<strong>la</strong>irer <strong>la</strong> foi. Pourtant, Spinoza emploie aisément<br />

<strong>de</strong>s concepts qui ont plutôt cours dans le domaine religieux. Ce<strong>la</strong> est d’autant<br />

plus vrai qu’on le croirait si proche du christianisme, puisqu’il n’hésite pas à<br />

appeler le Christ « le philosophe par excellence » 21 ; il a réussi à faire <strong>de</strong><br />

certains concepts religieux, tels <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>, <strong>la</strong> vie éternelle, le salut, entre<br />

autres, <strong>de</strong> réels concepts philosophiques tant et si bien que le lecteur peut<br />

s’interroger si Spinoza n’est pas plus proche <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion que <strong>la</strong> philosophie.<br />

Enfin, <strong>la</strong> troisième partie <strong>de</strong> notre travail sera consacrée à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

nous allons <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie <strong>politique</strong> chez Spinoza. Il s’agit d’élu<strong>de</strong>r le fon<strong>de</strong>ment<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie sociale et <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie. Comment notre penseur conçoit-il sa<br />

philosophie <strong>politique</strong> ? Quels sont les jalons <strong>de</strong> son engagement <strong>politique</strong> dans<br />

<strong>la</strong> restructuration <strong>de</strong> <strong>la</strong> société humaine ?<br />

Le projet <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza se situe dans <strong>la</strong> réflexion sur<br />

l’organisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité et <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie sociale, c’est-à-dire sur les institutions<br />

indispensables à l’existence commune d’un grand nombre d’individus. Cette<br />

réflexion n’est pas <strong>la</strong> fin ultime <strong>de</strong> <strong>la</strong> doctrine, puisque celle-ci s’achève par <strong>la</strong><br />

<strong>de</strong>scription <strong>de</strong> cette perfection qu’est « l’amour intellectuel <strong>de</strong> Dieu » ; en<br />

21 Selon le témoignage <strong>de</strong> Tschirnhaus, cité par Appuhn in Spinoza, Delpeuch, 1927, p.47.<br />

- 25 -


evanche, cette réflexion <strong>politique</strong> est un passage nécessaire, puisqu’elle doit<br />

permettre d’instaurer <strong>la</strong> sécurité et l’harmonie entre les citoyens. Seule cette<br />

harmonie sociale rend possible <strong>la</strong> mise en œuvre du cheminement individuel<br />

par lequel l’esprit singulier passera <strong>de</strong> <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong> à <strong>la</strong> liberté et <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> crainte à l’éthique <strong>de</strong> <strong>la</strong> joie et à <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>. La <strong>politique</strong> n’est que <strong>la</strong><br />

condition préliminaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> sagesse, dans l’exacte mesure où <strong>la</strong> sécurité et <strong>la</strong><br />

paix sont les conditions préliminaires <strong>de</strong> <strong>la</strong> construction du vrai bonheur.<br />

Ainsi qu’on le peut le voir, Spinoza n’a pas hésité à s’attaquer aux<br />

utopistes qui rêvent d’un âge d’or : c’est en <strong>raison</strong> <strong>de</strong> leur imperfection que les<br />

hommes ont besoin <strong>de</strong> lois. De toute évi<strong>de</strong>nce, il veut fon<strong>de</strong>r sa réflexion<br />

<strong>politique</strong> sur <strong>la</strong> réalité et <strong>la</strong> connaissance rationnelle. Pour notre penseur,<br />

l’engagement <strong>politique</strong> et le combat pour <strong>la</strong> justice et <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée<br />

n’excluent pas le réalisme <strong>politique</strong>. Il faut une réflexion pour une voie<br />

intermédiaire, libre et rationnelle qui conduirait concrètement et effectivement<br />

les hommes à <strong>la</strong> paix. C’est <strong>la</strong> société démocratique, le fruit <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, qui<br />

doit créer les conditions <strong>de</strong> développement <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie rationnelle, <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

servitu<strong>de</strong> et du <strong>de</strong>venir causa sui <strong>de</strong>s individus. Ainsi, l’amour spinoziste pour<br />

<strong>la</strong> liberté <strong>politique</strong>, pour <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce et <strong>la</strong> sagesse démontre bien ici <strong>la</strong> question<br />

<strong>de</strong> son engagement <strong>politique</strong> qui est au cœur <strong>de</strong> notre recherche.<br />

Dans notre analyse <strong>critique</strong> personnelle sur ce sujet, nous dirons que ce<br />

ne serait pas une gageure que <strong>de</strong> prétendre réduire à un dialogue étroit les<br />

rapports <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion et <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong> au cours <strong>de</strong>s siècles. Une affirmation<br />

d’intransigeance d’une part, une offre <strong>de</strong> conciliation, d’autre part, <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

et <strong>la</strong> réponse ne cessent <strong>de</strong> se heurter. Mais les rôles changent et si, dans les<br />

premiers temps <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie, l’intransigeance fut surtout le fait <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

croyance, il semble que ce soit, chez Spinoza, une garantie d’honneur pour <strong>la</strong><br />

<strong>politique</strong> que d’affirmer un exclusivisme à l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion. Dans<br />

l’analyse spinoziste, en effet, nous pouvons établir d’abord une réelle<br />

distinction <strong>de</strong>s différents types <strong>de</strong> religion dans leur rapport avec l’Etat. Nous<br />

constatons qu’elle fustige les formes superstitieuses <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, <strong>de</strong> l’Ecriture<br />

biblique et les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> l’Etat dans ses rapports avec l’Eglise. N’est-ce<br />

- 26 -


pas qu’il ne faut pas soumettre <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser, fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s Etats<br />

démocratiques, à l’autorité <strong>religieuse</strong> ?<br />

Telle est ce que semble nous livrer <strong>la</strong> réflexion <strong>religieuse</strong> et <strong>politique</strong> <strong>de</strong><br />

Spinoza sur <strong>la</strong>quelle porte notre étu<strong>de</strong>. Au fond, comment notre philosophe<br />

dévoile-t-il les différentes formes <strong>de</strong> religion et leur rapport avec l’Etat ?<br />

Spinoza ne présentait-il pas l’image d’un « libertin », propageant<br />

l’indifférentisme religieux et l’incrédulité ?<br />

Nous sommes persuadé que l’œuvre spinoziste vise à prôner <strong>la</strong> liberté<br />

<strong>de</strong> philosopher dans un Etat et sur le rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion ou du moins, entretenir<br />

<strong>la</strong> croyance <strong>de</strong>s citoyens dans les principes sacrés <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie sociale. Il faut noter<br />

par ailleurs que notre exposé met en lumière, d’une part les attaques <strong>de</strong> Spinoza<br />

contre les méfaits <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion superstitieuse et <strong>de</strong> l’autre, les bienfaits <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong> penser.<br />

Notre projet consiste d’abord à i<strong>de</strong>ntifier les rapports entre <strong>la</strong> religion et<br />

l’Etat. Ensuite, montrer en quoi <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser peut être possible dans un<br />

Etat à travers l’avènement d’un véritable salut en communauté ; puis <strong>de</strong> voir<br />

les bases théologiques sur lesquelles peuvent se fon<strong>de</strong>r le civisme et<br />

l’engagement <strong>politique</strong> ; enfin d’actualiser l’entreprise spinoziste ; et nous<br />

serons amené à nous prononcer sur le problème du rapport entre religion et<br />

<strong>politique</strong> et sur l’engagement <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza.<br />

Nous pouvons comprendre dans une certaine mesure que notre penseur<br />

s’attaque a priori aux opinions <strong>de</strong>s théologiens qui veulent soumettre <strong>la</strong> <strong>raison</strong> à<br />

<strong>la</strong> théologie. D’ailleurs, il indique quels malheurs sont nés <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>politique</strong><br />

que prirent les prophètes au temps <strong>de</strong>s Rois, en vou<strong>la</strong>nt se substituer aux<br />

magistrats, se permettant par exemple, eux, simples individus particuliers <strong>de</strong><br />

<strong>critique</strong>r moralement les Rois au nom <strong>de</strong> leurs prérogatives <strong>religieuse</strong>s. <strong>Les</strong><br />

guerres civiles seraient même nées <strong>de</strong> cette division du pouvoir religieux et du<br />

pouvoir <strong>politique</strong>, et <strong>de</strong> <strong>la</strong> prétention <strong>de</strong>s prophètes à légiférer.<br />

En c<strong>la</strong>ir, pour répondre à notre première question re<strong>la</strong>tive aux mobiles<br />

du choix <strong>de</strong> ce thème, nous dirons dès l’abord que très souvent , l’on oppose –<br />

à tort ou à <strong>raison</strong> – <strong>politique</strong> et religion alors que bon nombre <strong>de</strong> personnes<br />

- 27 -


sont aussi bien assidues dans les lieux <strong>de</strong> culte que dans les structures <strong>de</strong><br />

recherches philosophiques et les instances <strong>politique</strong>s ; ensuite, que cette<br />

opposition mérite d’être dépassée, du moins résolue pour une question<br />

d’honnêteté <strong>religieuse</strong>, intellectuelle et <strong>politique</strong> non pas en essayant <strong>de</strong><br />

subordonner <strong>la</strong> <strong>raison</strong> à <strong>la</strong> foi, comme l’ont suggéré bien <strong>de</strong> penseurs ; que<br />

Spinoza, ayant proc<strong>la</strong>mé leur séparation, nous donne une nouvelle vision en<br />

indiquant qu’il convient <strong>de</strong> réunir le domaine religieux, en exposant – selon<br />

nous – une nouvelle façon <strong>de</strong> résoudre le problème. Nous aurons à insister sur<br />

un aspect <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion : il convient <strong>de</strong> voir en La Bible par exemple non<br />

seulement un instrument <strong>de</strong> prière mais aussi une source inépuisable <strong>de</strong> savoir<br />

en général. La Bible est à <strong>la</strong> portée <strong>de</strong> tous, son exploitation <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une<br />

rigueur simplement attentionnée.<br />

Quel est donc notre projet dans ce travail <strong>de</strong> recherche ? Il s’agit<br />

d’abord <strong>de</strong> comprendre le système philosophique <strong>de</strong> Spinoza pour voir les<br />

p<strong>la</strong>ces qui y sont accordées à <strong>la</strong> doctrine rationaliste et <strong>de</strong> sa constitution,<br />

ensuite <strong>de</strong> souligner <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>religieuse</strong> <strong>de</strong> Spinoza dans sa philosophie et <strong>de</strong><br />

réfléchir sur celles-ci par rapport à sa théorie <strong>politique</strong> et sur <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong><br />

leur rapport ; il s’agira enfin, <strong>de</strong> tirer les conséquences re<strong>la</strong>tives à une telle<br />

entreprise.<br />

Somme toute, Spinoza prône l’idée selon <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> constitution<br />

démocratique semble être le régime <strong>politique</strong> le plus cohérent, quant à sa<br />

structure interne et à son rapport avec le propos général <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie<br />

spinoziste. Il conviendra alors <strong>de</strong> distinguer Philosophie et Théologie afin <strong>de</strong><br />

permettre l’exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée et d’expression. Mais cette liberté<br />

ne peut être garantie que dans un Etat lui-même affranchi <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion. Telle<br />

est <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> Spinoza, défenseur <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté et d’un Etat <strong>la</strong>ïc et<br />

démocratique.<br />

Enfin, nous aurons à nous prononcer nous-même sur <strong>la</strong> solution<br />

proposée par Spinoza au problème <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion et <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong> et les<br />

implications philosophiques sur notre thème. Mais alors comment résoudre le<br />

- 28 -


problème que pose notre travail ? Quelle démarche allons-nous utiliser pour<br />

résoudre les différentes hypothèses <strong>de</strong> notre recherche?<br />

Il convient d’abord d’i<strong>de</strong>ntifier les <strong>modalités</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Ensuite <strong>de</strong><br />

construire une <strong>critique</strong> spinoziste <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, et <strong>de</strong> sa théorie <strong>politique</strong> ; il<br />

importe <strong>de</strong> montrer en quoi <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser peut être possible dans l’Etat à<br />

travers l’avènement d’un véritable salut en communauté ; puis <strong>de</strong> voir les bases<br />

théologiques sur lesquelles peuvent se fon<strong>de</strong>r le civisme et l’engagement ;<br />

enfin, d’actualiser l’entreprise spinoziste et <strong>de</strong> voir les enjeux qui s’y<br />

dégagent.<br />

Finalement, dans ces conséquences <strong>de</strong> l’entreprise spinoziste, nous<br />

étudierons <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté (liberté <strong>politique</strong>) pour ensuite passer au<br />

problème <strong>de</strong> l’engagement <strong>politique</strong>, et du rôle <strong>de</strong> ces débats dans les questions<br />

théologico-<strong>politique</strong>s, notamment <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>religieuse</strong>.<br />

Nous conclurons par une étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> question <strong>de</strong>s rapports entre morale<br />

et théologie, plus précisément <strong>la</strong> problématique du salut, entre <strong>la</strong> liberté et<br />

l’Etat, entre <strong>la</strong> <strong>politique</strong> et <strong>la</strong> religion sur <strong>la</strong>quelle nous serons amenés à nous<br />

prononcer. Notre travail, en effet, va s’inscrire dans <strong>la</strong> méthodologie<br />

analytique. Il s’agira d’analyser les différentes hypothèses qui alimenteront<br />

notre recherche à travers une construction systématique <strong>de</strong>s recherches<br />

effectuées. Finalement, avant <strong>de</strong> revenir au sujet proprement dit, nous tenons à<br />

préciser que ce travail <strong>de</strong> recherche, à notre sens, <strong>de</strong>vrait participer à <strong>la</strong><br />

compréhension <strong>politique</strong> <strong>de</strong>s lecteurs. En le feuilletant, on s’apercevra, comme<br />

le montre bien notre thème, qu’au-<strong>de</strong>là du témoignage <strong>de</strong> tolérance,<br />

d’acceptation <strong>de</strong> l’autre avec sa différence, <strong>de</strong> <strong>la</strong> pratique <strong>religieuse</strong> <strong>de</strong><br />

l’homme et <strong>de</strong> son comportement face à <strong>la</strong> <strong>politique</strong>, il véhicule le message du<br />

civisme et <strong>de</strong> l’engagement <strong>politique</strong> <strong>de</strong> l’homme au quotidien.<br />

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PREMIERE PARTIE : LES MODALITES DE<br />

LA RAISON ET LEUR SPECIFICITE<br />

- 30 -


CHAPITRE I. : LES MODALITES DE LA RAISON<br />

I.1. A <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

« Renonce à une superstition funeste, reconnais et cultive ta<br />

<strong>raison</strong> » 22 ; cette injonction spinoziste adressée à Burgh peut nous servir ici <strong>de</strong><br />

prémisse à l’analyse <strong>de</strong> ce chapitre. Spinoza définit d’abord <strong>la</strong> <strong>raison</strong> comme<br />

un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> connaissance constitué d’un système d’idées adéquates (c’est-à-<br />

dire c<strong>la</strong>ires et distinctes) <strong>de</strong>s choses ainsi que <strong>de</strong> notions communes (comme<br />

l’étendue, par exemple, qui est commune à un corps et à tous les corps),<br />

système par lequel nous formons les <strong>raison</strong>nements (c’est-à-dire <strong>de</strong> nouveaux<br />

rapports entre les choses). On peut dire que le champ <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> nous conduit<br />

aux différents genres <strong>de</strong> connaissance. Le choix entre les trois genres <strong>de</strong><br />

connaissance ou mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> perception (ouï-dire, expérience vague, conclusion<br />

par <strong>raison</strong>nement, vision intuitive par l’essence singulière) pose <strong>la</strong> condition<br />

primordiale <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> comme <strong>la</strong> connaissance réflexive ou l’idée vraie.<br />

Indiquons que <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong>s genres <strong>de</strong> connaissance y comman<strong>de</strong> d’abord un<br />

examen <strong>de</strong>s passions, puis une étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> libération avec le rôle médiateur que<br />

joue <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, et enfin une analyse <strong>de</strong> l’état bienheureux où s’associent <strong>la</strong><br />

confiance, l’immortalité <strong>de</strong> l’âme, l’amour divin pour l’homme et <strong>la</strong> vraie<br />

liberté. Spinoza vise à étendre à tous les domaines l’objectif du modèle<br />

pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance rationnelle, substituant ainsi le qualitatif au<br />

quantitatif, qui lui semble toujours relever d’une approche du réel trop<br />

influencée par l’imagination dont dépen<strong>de</strong>nt aussi bien le finalisme que <strong>la</strong><br />

croyance en <strong>la</strong> liberté. L’idée que le mon<strong>de</strong> obéit à une intention constitue pour<br />

notre penseur le préjugé le plus répandu, ce<strong>la</strong> parce qu’elle est produite par <strong>la</strong><br />

conscience humaine corré<strong>la</strong>tivement à sa croyance au libre-arbitre : il s’agit <strong>de</strong><br />

remp<strong>la</strong>cer ces <strong>de</strong>ux erreurs par l’usage <strong>de</strong> l’enchaînement universel <strong>de</strong>s causes<br />

et <strong>de</strong>s effets, <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> l’homme lui-même relevant du déterminisme,<br />

ce qui du reste conduit bien <strong>de</strong> commentateurs à voir en Spinoza l’initiateur <strong>de</strong>s<br />

22 Spinoza, Lettre à Albert Burgh, in Œuvres I, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1964, p.174.<br />

- 31 -


sciences humaines. Pour quel motif ? Parce qu’il est <strong>de</strong> cette façon déterminé<br />

par <strong>de</strong>s causes extérieures, même avec ignorance, l’homme s’imagine<br />

également que les valeurs telles le Bien, le Beau, sont dotées d’existence<br />

substantielle. En effet, il n’en est rien puisque <strong>la</strong> valeur est toujours re<strong>la</strong>tive, et<br />

ce par rapport à une situation donnée ; son étu<strong>de</strong> participe alors à <strong>la</strong> fois d’une<br />

généalogie et d’une ontologie, ce qui vaudrait dire qu’il faut chercher en<br />

l’homme un principe d’existence qui donne valeur à ce qu’il peut vivre : ce<br />

sera le désir (l’essence <strong>de</strong> l’homme), qui affecte une tendance à persévérer dans<br />

l’être (le conatus). Dès lors, le Bon, par exemple, ne saurait être autre chose<br />

que ce que nous connaissons avec exactitu<strong>de</strong> et qui nous permet <strong>de</strong> ressembler<br />

au type d’être <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature humaine.<br />

Un <strong>de</strong>s grands chantiers <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> Spinoza est <strong>de</strong> conduire <strong>la</strong><br />

connaissance, celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature humaine à atteindre notre bien être. La secon<strong>de</strong><br />

partie <strong>de</strong> son œuvre, l’Ethique s’inscrit d’ailleurs dans cette optique, selon<br />

qu’elle se déduit <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature et <strong>de</strong>s attributs <strong>de</strong> Dieu.<br />

Dans <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> Spinoza, l’esprit humain se caractérise comme<br />

conscience et connaissance. Pourtant, l’esprit parvient à construire l’idée c<strong>la</strong>ire,<br />

<strong>la</strong> connaissance véritable <strong>de</strong>s affects tels <strong>la</strong> manière pratique <strong>de</strong> vivre son<br />

corps. Mais alors, dans quelle mesure ce passage à <strong>la</strong> connaissance c<strong>la</strong>ire est-<br />

elle rendue possible ? Il convient d’examiner comment elle peut s’avérer utile à<br />

<strong>la</strong> vie.<br />

Il importe <strong>de</strong> distinguer l’imagination, qui conçoit les productions<br />

sensibles comme <strong>de</strong>s réalités, et l’enten<strong>de</strong>ment qui connaît le mon<strong>de</strong> comme<br />

tel. Dans l’imagination, <strong>la</strong> confusion subsiste souvent et c’est sur <strong>la</strong> base d’un<br />

dépassement que notre penseur construira sa théorie <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance. Il<br />

envisage avant tout quatre sta<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance (dans le Traité <strong>de</strong> réforme<br />

<strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment) – il nous semble essentiel <strong>de</strong> repérer toutes les voies - : pour<br />

parvenir au vrai bien, il faut revoir les voies qui conduisent à opérer <strong>la</strong> <strong>critique</strong><br />

<strong>de</strong> l’imagination et <strong>de</strong> l’opinion, et approfondir les <strong>de</strong>ux <strong>modalités</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

connaissance rationnelle, le discours déductif et <strong>de</strong> l’intuition. Finalement, il ne<br />

retiendra que trois formes <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance dans l’Ethique. Notre philosophe<br />

- 32 -


distingue donc trois genres <strong>de</strong> connaissance dont une perception empirique et<br />

<strong>de</strong>ux formes <strong>de</strong> connaissance rationnelle. On peut alors lire : « Il apparaît<br />

c<strong>la</strong>irement que nous percevons bien <strong>de</strong>s choses, et formons <strong>de</strong>s notions<br />

universelles (I) à partir <strong>de</strong>s singuliers, qui se représentent à nous par le<br />

moyen <strong>de</strong>s sens <strong>de</strong> manière mutilée , confuse, et sans ordre pour<br />

l’intellect : et c’est pourquoi j’ai l’habitu<strong>de</strong> d’appeler <strong>de</strong> telles perceptions<br />

connaissance par expérience vague ; (II) à partir <strong>de</strong>s signes, par exemple<br />

<strong>de</strong> ce que, ayant entendu ou lu certains mots, nous nous souvenons <strong>de</strong><br />

choses, et en formons certaines idées semb<strong>la</strong>bles à celles par le moyen<br />

<strong>de</strong>squelles nous imaginons les choses. L’une et l’autre manière <strong>de</strong><br />

contempler les choses, je l’appellerai dans <strong>la</strong> suite connaissance du<br />

premier genre, opinion ou imagination ; (III) enfin, <strong>de</strong> ce que nous avons<br />

<strong>de</strong>s notions communes, et <strong>de</strong>s idées adéquates <strong>de</strong>s propriétés <strong>de</strong>s choses ; et<br />

cette manière <strong>de</strong> contempler, je l’appellerai <strong>raison</strong> et connaissance du<br />

<strong>de</strong>uxième genre. Outre ces <strong>de</strong>ux genres <strong>de</strong> connaissance, il y en a, comme<br />

je le montrerai dans <strong>la</strong> suite, encore un troisième, que nous appellerons<br />

science intuitive (nos multa percipere, & notiones universales formare I°. Ex<br />

singu<strong>la</strong>ris, nobis per sensûs muti<strong>la</strong>tè, confusè, & sine ordine ad intellectum<br />

repraesentatis : & i<strong>de</strong>o tales perceptiones cognitionem ab experientiâ vagâ<br />

vocare consuevi. II°. Ex signis, ex.gr. ex eo, quod auditis, aut lectis quibusdam<br />

verbis rerum recor<strong>de</strong>mur, & earum quasdam i<strong>de</strong>as formemus similes iis, per<br />

quas res imaginamur. Utrumque hunc res contemp<strong>la</strong>ndi modum cognitionem<br />

primi generis, opinionem, vel imaginationem in posterum vocabo. III°.<br />

Denique ex eo, quod notiones communes, rerumque proprietatum i<strong>de</strong>as<br />

adaequatas habemus ; atque hunc rationem, & secundi generis cognitionem<br />

vocabo. Praeter haec duo cognitionis genera datur, ut in sequentibus<br />

ostendam, altud tertium, quod scientiam intuitivam vocabimus.» 23<br />

On comprend <strong>de</strong> là que pour Spinoza, <strong>la</strong> connaissance est non<br />

seulement son accord avec le mon<strong>de</strong>, mais elle est aussi vraie par un rapport<br />

23 Spinoza, Ethique, Deuxième partie, Proposition XL, scolie II, Traduction Bernard Pautrat, Editions du Seuil, Paris,<br />

1988, p.169.<br />

- 33 -


spécifique du redoublement <strong>de</strong> l’idée. C’est à juste <strong>raison</strong> que notre penseur<br />

indique que <strong>la</strong> véritable métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie « n’est rien d’autre que <strong>la</strong><br />

connaissance réflexive ou l’idée <strong>de</strong> l’idée » 24<br />

De toute évi<strong>de</strong>nce, <strong>la</strong> connaissance vraie, c’est-à-dire <strong>la</strong> vérité, désigne<br />

<strong>la</strong> connaissance complète (rassemb<strong>la</strong>nt toutes les données re<strong>la</strong>tives à un objet)<br />

et <strong>la</strong> connaissance réflexivement évi<strong>de</strong>nte (accompagnée du sentiment intérieur<br />

<strong>de</strong> sa propre cohérence et <strong>de</strong> sa validité). Remarquons que <strong>la</strong> connaissance<br />

n’est vraie que si elle est adéquate, qui lui confère une cohérence et une<br />

évi<strong>de</strong>nce en adéquation avec l’objet et avec elle-même. De cette analyse,<br />

Spinoza entend montrer à travers un effort graduel <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong> passer <strong>de</strong><br />

l’ignorance à <strong>la</strong> connaissance. C’est donc sur cette base <strong>de</strong> l’idée ou conscience<br />

que se fon<strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance vraie. Et justement, par <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> réflexive,<br />

l’homme peut user <strong>de</strong> son idée pour <strong>la</strong> mettre en crise, <strong>la</strong> refon<strong>de</strong>r et <strong>la</strong> réfléchir<br />

en elle-même. Pour ainsi dire, l’homme conçu comme conscience, peut<br />

conduire sa connaissance par le regard imaginaire du mon<strong>de</strong> à l’appréhension<br />

et à <strong>la</strong> compréhension rationnelle <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>.<br />

En définitive, l’on peut retenir que l’homme dispose <strong>de</strong> plusieurs<br />

manières <strong>de</strong> connaître : le premier genre <strong>de</strong> connaissance fait d’idées<br />

inadéquates qu’il a par le cours ordinaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, perception <strong>de</strong>s sens,<br />

images qui se relient entre elles par une simple succession, le second genre ou<br />

<strong>raison</strong>, fait <strong>de</strong> notions communes, connaissance dont l’objet est soustrait à <strong>la</strong><br />

durée et fait saisir « les choses sous une espèce d’éternité (res sub aeternitatis<br />

specie concipit). » 25 ; enfin, le troisième genre <strong>de</strong> connaissance, dans lequel<br />

l’âme <strong>de</strong>vient intelligible à elle-même.<br />

On le voit, Spinoza vient introduire là un nouvel équilibre intellectuel<br />

dans <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> l’homme. Loin <strong>de</strong> se s’atteler à <strong>la</strong> simple c<strong>la</strong>ssification <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

connaissance, il dresse l’itinéraire philosophique sur <strong>la</strong> base suivante : montrer<br />

que <strong>la</strong> fausse pensée provient <strong>de</strong> l’imagination avec ses délires<br />

24 Spinoza, Traité <strong>de</strong> <strong>la</strong> réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, §38, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1964, p.200.<br />

25 Ethique, Cinquième Partie, Proposition. XXXI, scolie, Editions du Seuil, Texte original et traduction nouvelle par<br />

Bernard Pautrat, Paris, 1988, p.525.<br />

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anthropomorphiques et superstitieux au p<strong>la</strong>n théologique, ses délires<br />

passionnels dans le domaine psychologique, et enfin ses délires <strong>de</strong> frayeur et <strong>de</strong><br />

crainte au p<strong>la</strong>n moral et <strong>politique</strong>.<br />

L’entreprise philosophique dont l’objectif fondamental est à <strong>la</strong><br />

recherche du « vrai bien », se définit avant tout dans une manière éthique et<br />

une visée libératrice : c’est d’abord <strong>la</strong> recherche d’un désir <strong>de</strong> liberté, ensuite<br />

procé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance imaginaire, et enfin s’efforcer <strong>de</strong><br />

connaître les choses <strong>de</strong> façon rationnelle en vue d’accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> liberté.<br />

Au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance, nous pouvons affirmer que c’est <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

universelle qui fon<strong>de</strong> toute intelligibilité. Et l’idée vraie se conçoit comme<br />

l’idée adéquate, c<strong>la</strong>ire et distincte, et contient en elle-même le critère <strong>de</strong> sa<br />

vérité et <strong>de</strong> son évi<strong>de</strong>nce. L’esprit quant à lui, doit s’élever par <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

connaissance du premier genre – les idées générales issues <strong>de</strong> l’imagination et<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> perception sensible, qui sont inadéquates – à <strong>la</strong> connaissance du <strong>de</strong>uxième<br />

genre, celle <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment ou <strong>raison</strong>, connaissance adéquate par notions<br />

communes, qui remonte <strong>de</strong>s effets aux causes. En revanche, <strong>la</strong> connaissance du<br />

troisième genre, <strong>la</strong> seule parfaite du reste, constitue <strong>la</strong> connaissance intuitive<br />

qui déduit les effets, <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>s choses, <strong>de</strong> <strong>la</strong> véritable cause qui n’est autre<br />

que Dieu.<br />

De <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> l’Ethique et du Traité théologico-<strong>politique</strong>, nous<br />

pouvons utiliser <strong>la</strong> distinction <strong>de</strong>s trois genres <strong>de</strong> connaissance que Spinoza<br />

expose. Ces trois genres <strong>de</strong> connaissance, dont le premier n’est qu’une<br />

connaissance vague, sont les trois <strong>de</strong>grés que parcourt celui qui veut s’arracher<br />

à l’attitu<strong>de</strong> spontanée, perceptive, pour appréhen<strong>de</strong>r <strong>la</strong> bonne maîtrise <strong>de</strong> sa<br />

pensée, en passant par le sta<strong>de</strong> discursif (<strong>de</strong>uxième genre) pour atteindre le<br />

sta<strong>de</strong> intuitif (troisième). Cette métho<strong>de</strong>, suivant l’itinéraire philosophique,<br />

nous conduit à comprendre comment Spinoza étudie les comportements<br />

religieux, <strong>de</strong>s plus primitifs aux plus sages, en indiquant, sous chaque forme <strong>de</strong><br />

religion, quel <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> liberté l’homme a atteint. L’homme qui se limite au<br />

simple niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance du premier genre est celui qui vit <strong>de</strong>s<br />

préjugés, <strong>de</strong>s « ouï-dire » <strong>de</strong>s expériences vagues, spontanées, <strong>de</strong>s passions. Il<br />

- 35 -


ne vit qu’une religion superstitieuse. L’homme qui parvient à se mettre au<br />

niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance du <strong>de</strong>uxième genre, arrive à <strong>raison</strong>ner et à réfléchir à<br />

partir <strong>de</strong> notons communes, générales. Il est capable <strong>de</strong> découvrir <strong>de</strong> par les<br />

différentes religions leur noyau commun. Sa religion <strong>de</strong>vient rationnelle et se<br />

vit dans l’Etat <strong>de</strong> façon pratique, morale. Enfin, l’homme qui <strong>de</strong>vient sage<br />

parvient à <strong>la</strong> connaissance du troisième genre. C’est le moment synthétique,<br />

intuitif <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Chaque être vit dans son rapport au tout <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature.<br />

L’homme religieux ne se contente point d’une religion universelle, il vit une<br />

authentique religion philosophique qui est une véritable vie <strong>de</strong> l’esprit.<br />

On peut voir là, les rapports <strong>de</strong>s différents genres <strong>de</strong> connaissance aux<br />

différentes formes <strong>de</strong> religion par rapport à l’Etat que vit l’homme. Ou bien il<br />

obéit par peur et intérêt (premier <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> connaissance), ou bien il obéit par<br />

<strong>raison</strong> (<strong>de</strong>uxième <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> connaissance), ou bien il épanouit en lui <strong>la</strong> ferveur<br />

spirituelle et le sentiment <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté (troisième <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> connaissance).<br />

Spinoza se donne avant tout comme objectif <strong>de</strong> parvenir à <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong><br />

et à <strong>la</strong> liberté. Au <strong>de</strong>meurant, ce<strong>la</strong> est perceptible ici lorsqu’il indique que « Je<br />

me résolus enfin, affirme-t-il dans le Traité <strong>de</strong> <strong>la</strong> réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment,<br />

<strong>de</strong> rechercher s’il existait quelque objet qui fût un bien véritable, capable<br />

<strong>de</strong> se communiquer, et par quoi l’âme, renonçant à tout autre, pût être<br />

affectée uniquement, un bien dont <strong>la</strong> découverte et <strong>la</strong> possession eussent<br />

pour fruit une éternité <strong>de</strong> joie continue et souveraine. » 26 La béatitu<strong>de</strong>, <strong>la</strong><br />

jouissance <strong>de</strong> ce bien véritable, consiste en l’amour intellectuel <strong>de</strong> Dieu. Le<br />

salut <strong>de</strong> l’homme rési<strong>de</strong> pour ainsi dire dans cet amour perpétuel et éternel<br />

envers Dieu, dans l’union <strong>de</strong> l’âme avec Dieu. Et on peut comprendre que c’est<br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>la</strong> connaissance rationnelle qui conduiront à l’objectif assigné.<br />

Si nous résumons <strong>de</strong> façon succincte que <strong>la</strong> philosophie spinoziste va<br />

constituer <strong>la</strong> source d’une réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment afin <strong>de</strong> le rendre apte à<br />

comprendre les choses <strong>de</strong> façon à « maintenir (mon) enten<strong>de</strong>ment dans <strong>la</strong><br />

voie droite (et) diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul<br />

26 Spinoza, Traité <strong>de</strong> <strong>la</strong> réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, §1, in œuvres I, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1964, p.181.<br />

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ut. » 27 Spinoza envisage d’établir une distinction <strong>de</strong>s différents genres <strong>de</strong><br />

connaissance. En effet, dans l’Ethique d’où il en est question, notre philosophe<br />

définit le premier genre comme <strong>la</strong> connaissance par les sens, l’opinion ou<br />

l’imagination, et <strong>la</strong> connaissance par « expérience vague » ou par « ouï-dire ».<br />

Elle comprend les choses singulières que les sens nous représentent d’une<br />

façon tronquée, confuse et sans aucun ordre pour l’enten<strong>de</strong>ment. Nous pouvons<br />

imaginer, par exemple, que le soleil est à <strong>de</strong>ux cents pas, parce que justement<br />

nous n’avons pas l’idée par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>de</strong> sa vraie distance. A en croire notre<br />

philosophe, <strong>la</strong> connaissance sensible est pour ainsi dire inadéquate ; elle est<br />

confuse et mutilée, et consiste en fait en revanche, est une idée vraie, une<br />

connaissance c<strong>la</strong>ire, totale et parfaite <strong>de</strong> <strong>la</strong> chose. Par ailleurs, <strong>la</strong> connaissance<br />

du <strong>de</strong>uxième genre, qui est <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, comprend les notions communes et les<br />

idées adéquates <strong>de</strong>s propriétés du <strong>raison</strong>nement. <strong>Les</strong> notions communes sont<br />

<strong>de</strong>s idées générales, communes à tous les esprits et <strong>de</strong>s représentations<br />

communes aux corps (l’étendue, le mouvement et le repos).<br />

Enfin, le troisième niveau <strong>de</strong> connaissance constitue <strong>la</strong> science intuitive,<br />

connaissance qui procè<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’idée adéquate <strong>de</strong> certains attributs <strong>de</strong> Dieu à <strong>la</strong><br />

connaissance adéquate <strong>de</strong> l’essence <strong>de</strong>s choses. Elle apparaît <strong>de</strong> cette façon<br />

comme le niveau supérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance et jouit d’une perfection<br />

absolue.<br />

Spinoza se consacre dans <strong>la</strong> suite logique <strong>de</strong> sa philosophie à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’idée vraie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong>. En effet, l’entreprise spinoziste se reconnaît bien<br />

évi<strong>de</strong>mment par son analyse re<strong>la</strong>tive à l’idée vraie se manifeste par ses<br />

intrinsèques : « Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée<br />

vraie, et ne peut douter <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong> <strong>la</strong> chose (qui veram habet i<strong>de</strong>am,<br />

simul scit se veram habere i<strong>de</strong>am, nec <strong>de</strong> rei veritate potest dubitare) » 28 . De<br />

cette façon, l’analyse spinoziste ne peut se ressourcer dans le doute comme<br />

chez Descartes. L’idée vraie, en effet, n’a pas besoin d’être remise en doute ni<br />

27 Ibid., § 5, 185.<br />

28 Spinoza, Ethique, Deuxième partie, Proposition XLIII, Traduction par Bernard Pautrat, Editions du Seuil, Paris,<br />

1988, p.171.<br />

- 37 -


d’être garantie, puisqu’elle se révèle d’elle-même comme « <strong>la</strong> lumière<br />

manifeste à <strong>la</strong> fois elle-même et les ténèbres, <strong>de</strong> même <strong>la</strong> vérité est norme<br />

d’elle-même et du faux (sanè sicut lux seipsam, & tenebras manifestat, sic<br />

veritas norma sui, & falsi est) ». 29<br />

La métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie constitue pour ainsi dire <strong>la</strong> connaissance<br />

réflexive ou l’idée <strong>de</strong> l’idée. Pour Spinoza, « La bonne métho<strong>de</strong> est celle qui<br />

montre comment l’esprit doit être dirigé selon <strong>la</strong> norme d’une idée vraie<br />

donnée » 30 . Et dès lors, nous pouvons retenir que <strong>la</strong> meilleure métho<strong>de</strong><br />

envisageable en philosophie selon lui, consiste donc à partir <strong>de</strong> Dieu qui est <strong>la</strong><br />

cause <strong>de</strong> toutes causes, et l’idée se révèle en nous. De cette façon, l’idée <strong>de</strong><br />

Dieu constitue <strong>la</strong> source <strong>de</strong> toutes les autres idées.<br />

En vérité, il n’existe point chez lui <strong>de</strong> métho<strong>de</strong> indépendante <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

philosophie. C’est l’itinéraire philosophique, c’est le système tout entier qui,<br />

par son déploiement, fon<strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong>. La métho<strong>de</strong> paraît <strong>de</strong> cette façon<br />

synthétique et géométrique : toutes les idées s’enchaînent à partir <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong><br />

Dieu dans une déduction progressive, et rien n’est établi mathématiquement.<br />

C’est ce<strong>la</strong> le système <strong>de</strong> l’Ethique écrite à <strong>la</strong> manière géométrique, qui nous<br />

conduit à analyser le système <strong>de</strong>s affects à travers le rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

I.2. La <strong>raison</strong> et ses dominantes majeures<br />

C’est en apprenant à penser, selon Spinoza, que l’homme peut<br />

découvrir le Souverain Bien, bien véritable, qui à même <strong>de</strong> donner le suprême<br />

contentement, <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>. Dans <strong>la</strong> quatrième partie <strong>de</strong> l’Ethique, il oppose<br />

aux faux sentiments et comportements (crainte, honte, tristesse) les vrais<br />

sentiments basés sur <strong>de</strong>s idées positives (joie, amour) dirigés par<br />

l’enten<strong>de</strong>ment. Partager <strong>la</strong> vraie connaissance permet <strong>de</strong> profiter <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie en<br />

chassant les idées tristes <strong>de</strong> <strong>la</strong> haine, <strong>de</strong> <strong>la</strong> vengeance et <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort.<br />

29 Ibid., Proposition XLIII, scolie, p.173.<br />

30 Traité <strong>de</strong> réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, § 29, p.193.<br />

- 38 -


Spinoza conçoit que l’homme fait partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature et en subit les<br />

passions. Au <strong>de</strong>meurant, Il montrait à juste <strong>raison</strong> que « nous pâtissons en<br />

tant que nous sommes une partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature, qui ne peut se concevoir<br />

par soi sans les autres (Nos eatenus patimur, quatenus Naturae sumus pars,<br />

quae per se absque aliis non potest concipi) ». 31 Il est un fragment <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature<br />

et subit <strong>de</strong>s changements causés par l’extérieur ; ou si l’on veut, l’homme<br />

fragment du tout, est nécessairement soumis aux passions. Il faut noter par<br />

ailleurs que le système <strong>de</strong>s affects peut reposer sur ce principe : si tous désirent<br />

être heureux, c’est que le Désir est un mouvement ascendant qui ne se réduit<br />

pas une simple modification quantitative <strong>de</strong> <strong>la</strong> jouissance d’exister mais qui<br />

s’accompagne d’un sentiment qualitatif : ainsi se comprennent <strong>la</strong> Tristesse et <strong>la</strong><br />

Joie. On comprend ainsi que c’est sur <strong>la</strong> base <strong>de</strong>s trois affects dont le Désir, <strong>la</strong><br />

Joie et <strong>la</strong> Tristesse que se fon<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie humaine.<br />

Notre penseur nomme ces trois affects (Désir, Joie, Tristesse) les affects<br />

primitifs ou primaires à partir <strong>de</strong>squels l’on déduit toutes les nuances <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie<br />

affective. Le Désir est avant <strong>la</strong> puissance d’agir et d’exister, c’est-à-dire le<br />

conatus. Il désigne bien <strong>la</strong> signification <strong>de</strong> toute l’existence, mais sous l’angle<br />

d’affects singuliers. Toute <strong>la</strong> vie affective est <strong>la</strong> modalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance<br />

originelle du Désir : tous les affects sont <strong>de</strong>s <strong>modalités</strong>, confortées ou<br />

contredites, <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance d’exister, c’est-à-dire du désir <strong>de</strong> vivre ou du désir<br />

d’être. Selon Spinoza, le désir d’exister constitue l’essence et l’existence même<br />

<strong>de</strong> l’homme, et ce désir est mouvement vers <strong>la</strong> vie et vers <strong>la</strong> joie. Il importe à<br />

présent d’analyser les dominantes majeures <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> :<br />

I.2.1. Le désir :<br />

A l’instar <strong>de</strong> P<strong>la</strong>ton, Spinoza récuse <strong>la</strong> définition du désir sous <strong>la</strong> forme<br />

<strong>de</strong> l’idéal dont il serait le manque. Pour lui, le désir est l’essence même <strong>de</strong><br />

l’homme, l’effort que tout homme déploie pour « persévérer dans son être ». Il<br />

ne faut pas entendre par là un simple « instinct <strong>de</strong> conservation », mais plutôt<br />

une puissance intérieure <strong>de</strong> développement et d’épanouissement <strong>de</strong> soi. C’est<br />

31 Ethique, Quatrième Partie, Proposition II, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.349.<br />

- 39 -


plus <strong>la</strong>rgement une force d’exister, une puissance d’agir, un effort constant<br />

pour déployer son existence dans le mon<strong>de</strong>. Le désir recouvre ainsi tous les<br />

efforts par lesquels chacun cherche à exister encore et davantage. Spinoza au<br />

dixième siècle s’attaquait à l’idéalisme et ne s’accordait d’avec aucune<br />

définition du désir. Aussi le désir est-il premier au regard <strong>de</strong> l’objet désiré.<br />

Nous ne désirons aucune chose parce que nous <strong>la</strong> jugeons bonne, dit Spinoza,<br />

mais au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous <strong>la</strong><br />

désirons. La valeur <strong>de</strong>s choses (ce qui les rend dignes d’être désirées) ne se<br />

trouve donc pas dans les choses, mais bien en nous-mêmes, en tant que ces<br />

choses favorisent ou augmentent notre puissance d’être. En fait, certains biens<br />

que nous estimons utiles peuvent en réalité diminuer, notre force d’être.<br />

L’avare, qui croit que l’abondance d’argent est ce qu’il est. Seule <strong>la</strong><br />

connaissance <strong>de</strong> ce qui accroît réellement notre puissance d’exister permet au<br />

désir <strong>de</strong> nous apporter ce qu’il promet. La non-satisfaction <strong>de</strong>s désirs <strong>de</strong>vra<br />

déboucher sur un ordonnancement social et <strong>politique</strong>. Pourquoi alors faut-il<br />

réprimer ces désirs ? S’ils constituent l’essence humaine, pourquoi<br />

l’organisation sociale se retourne- t- elle contre elles ?<br />

Ce<strong>la</strong> est visible dans les enseignements bibliques qui indiquent que<br />

l’homme est un être du désir mais que les désirs ne conduisent pas forcément<br />

au bonheur. C’est qu’il y a <strong>de</strong>s désirs trompeurs, qui conduisent à <strong>la</strong> perdition.<br />

Dans l’évangile, il est recommandé le p<strong>la</strong>isir éternel, « ne te <strong>la</strong>isse pas<br />

entraîner par tes désirs », nous indique-t-il, et il convient <strong>de</strong> prendre en compte<br />

<strong>la</strong> faim spirituelle que le Seigneur invite les hommes à combler. La religion<br />

oriente les désirs <strong>de</strong>s hommes à les <strong>la</strong>isser gui<strong>de</strong>r vers le vrai partage. C’est <strong>de</strong><br />

cette façon que Saint Paul propose aux Ephésiens <strong>de</strong> se désintéresser aux<br />

matériels qui per<strong>de</strong>nt, mais plutôt <strong>de</strong> manger le pain <strong>de</strong> vie. « Celui qui croit<br />

en moi n’aura jamais faim ni soif » ; croire en lui pour vivre à sa suite, lui ce<br />

Roi <strong>de</strong>s rois, le maître <strong>de</strong> toutes choses.<br />

Spinoza, lui ne s’inscrit pas dans cette direction, puisque pour lui, le<br />

Désir est l’essence <strong>de</strong> l’homme. C’est à ce niveau qu’apparaît <strong>la</strong> notion <strong>de</strong><br />

conatus, notion fondamentale, citée à <strong>la</strong> troisième partie <strong>de</strong> l’Ethique, c’est-à-<br />

- 40 -


dire l’effort d’une chose pour persévérer dans son être. Cet effort représente<br />

une puissance et, à cet égard, on peut rapprocher les analyses <strong>de</strong> Spinoza <strong>de</strong><br />

celles <strong>de</strong> Nietzsche sur <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> puissance. Le désir ou <strong>la</strong> volonté priment<br />

sur le jugement. En un mot, le désir en tant qu’essence <strong>de</strong> l’homme, prime sur<br />

le jugement.<br />

On pourrait ici suivre Alquié dans Le rationalisme <strong>de</strong> Spinoza qui<br />

exploite également <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> l’homme où il est question <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>critique</strong><br />

spinoziste <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie cartésienne <strong>de</strong> l’union <strong>de</strong> l’âme et du corps, du désir, <strong>de</strong><br />

l’éternité <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> son salut. Notre auteur y souligne que pour<br />

Spinoza, Dieu connaît toutes choses en ce qu’il en est <strong>la</strong> cause et <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Et<br />

puisqu’il déc<strong>la</strong>re que ce mal, le crime et l’erreur n’ont point d’essence, il<br />

permet <strong>de</strong> conclure que Dieu les ignore. Comment comprendre alors que c’est<br />

bien à chacun <strong>de</strong> nous qu’appartient l’éternité ? La considération <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

puissance <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment nous conduit nécessairement à celle <strong>de</strong> l’amour <strong>de</strong><br />

Dieu, amour qui était déjà tenu pour <strong>la</strong> source du salut, mais qui semb<strong>la</strong>it alors<br />

pouvoir être atteint en vertu <strong>de</strong> notre seul choix. L’amour <strong>de</strong> Dieu apparaît<br />

ainsi comme une étape nécessaire sur le chemin qui nous conduit à <strong>la</strong><br />

conscience <strong>de</strong> notre éternité. Il est certain que le désir qu’a Spinoza <strong>de</strong> nous<br />

offrir, dès ce mon<strong>de</strong>, c’est que les religions se bornent à proposer d’autre<br />

satisfaction que celle d’un enten<strong>de</strong>ment dont l’activité spécifiquement<br />

intellectuelle <strong>de</strong>meure distincte <strong>de</strong> notre vie.<br />

On le voit avec Alquié, c’est en aimant Dieu que nous parvenons à nous<br />

aimer nous-même, et c’est en nous aimant que nous aimons aussi Dieu. Notre<br />

salut se trouve ainsi dans le prolongement direct <strong>de</strong> l’affirmation <strong>de</strong> notre moi,<br />

il en ressort <strong>de</strong> l’accomplissement du désir qui a avant tout été présenté comme<br />

désir <strong>de</strong> conserver notre être singulier et d’augmenter sa puissance, puis<br />

comme désir <strong>de</strong> connaissance, enfin comme amour <strong>de</strong> Dieu, amour désigné<br />

finalement comme celui que nous éprouvons pour Dieu et celui que Dieu a<br />

pour nous, celui par lequel Dieu s’aime et celui par lequel nous nous aimons.<br />

Comment éprouver l’amour intellectuel (<strong>de</strong> Dieu) ? Connaître Dieu par le<br />

conatus, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> semble être <strong>la</strong> réponse <strong>de</strong> Spinoza. La réponse spinoziste en<br />

- 41 -


effet se conçoit comme un effort pratique <strong>de</strong> connaître une joie suprême et<br />

éternelle. Il s’agit donc <strong>de</strong> développer l’amour intellectuel. En revanche cet<br />

amour peut-il uniquement être vécu par un simple mortel ? En s’attaquant<br />

violemment aux préjugés et aux superstitions, notre philosophe n’entend-il pas<br />

une nouvelle illusion propre à rassurer les êtres <strong>de</strong> désir que nous sommes ?<br />

Retenons que pour Spinoza, l’amour <strong>de</strong> Dieu naît <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance c<strong>la</strong>ire et<br />

distincte <strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature (les lois <strong>de</strong> Dieu), d’où vient toute <strong>la</strong> puissance<br />

dont est capable l’esprit humain ; cet amour <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong>s lois donne <strong>la</strong> joie <strong>de</strong><br />

leur réalisation, et donne aussi <strong>la</strong> capacité <strong>de</strong> réprimer les passions, c’est-à-dire<br />

les sentiments, mauvais en ce qu’ils nous font passifs, c’est-à-dire attachés à ce<br />

qui ne dépend pas <strong>de</strong> nous.<br />

En définitive, rêve d’un absolu absent <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> selon les<br />

métaphysiciens, quête dans le mon<strong>de</strong> imaginaire et du souvenir refoulé selon<br />

les psychanalystes, le désir serait pour ainsi dire toujours désir <strong>de</strong> ce qui n’est<br />

pas, désir <strong>de</strong> l’impossible. Ce qu’on ne peut obtenir par obtenir par manque,<br />

nous expliquait P<strong>la</strong>ton, ce sont les objets du désir et <strong>de</strong> l’amour 32 . A cette<br />

théorie idéaliste, on peut opposer le réalisme spinoziste : le désir est l’essence<br />

même <strong>de</strong> l’homme et nous invite à transformer ce mon<strong>de</strong> pour que le désir<br />

puisse concrètement s’y accomplir. Selon Spinoza, l’action se découvre par<br />

notre essence. Dans sa réelle autonomie, elle est ravalée au rang <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté.<br />

Mais <strong>la</strong> passivité n’est-elle pas l’aliénation <strong>de</strong>s actes, dépendant <strong>de</strong> <strong>la</strong> cause<br />

extérieure ?<br />

I.2.2. L’imagination :<br />

L’affect peut constituer une action et une passion, non réductible au<br />

désir. C’est là que se déploie l’imagination, comme source fondamentale <strong>de</strong>s<br />

idées « mutilées et confuses » et donc <strong>de</strong> nos jugements désuets sur les choses<br />

et les biens. L’imagination conduit l’objet <strong>de</strong> l’esprit à <strong>la</strong> tromperie. On le voit,<br />

l’appel à l’imagination, entendue comme une perception irréelle, une chose<br />

32 P<strong>la</strong>ton, Le Banquet, F<strong>la</strong>mmarion, Traduction par Luc Brisson, Paris, 1999, p.63. L’amour et <strong>la</strong> séduction sont <strong>de</strong>s<br />

éléments essentiels pour accé<strong>de</strong>r à l’intelligible, selon P<strong>la</strong>ton.<br />

- 42 -


chimérique <strong>de</strong> notre puissance procure en l’Esprit <strong>de</strong>s idées confuses. De là,<br />

naît une action non pensée ni maîtrisée. De cette façon, le savoir inadéquat et <strong>la</strong><br />

causalité partielle expriment l’activité <strong>de</strong> l’imagination dans les conduites<br />

passives, c’est ce que l’on nomme passions.<br />

I.2.3. <strong>Les</strong> passions :<br />

Comme nous avons eu à l’indiquer plus haut, les passions sont <strong>de</strong>s<br />

formes passives du désir, lesquelles issues <strong>de</strong> l’illusion imaginative et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

connaissance inadéquate. La passion, faut-il le rappeler, est <strong>la</strong> forme passive,<br />

inadéquate <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s trois affects fondamentaux dont le désir, <strong>la</strong> tristesse et <strong>la</strong><br />

joie. Ainsi, il constitue un système <strong>de</strong> passions, en fait, une construction<br />

logique et rationnelle conçue par notre philosophe. L’on comprend donc que<br />

chez Spinoza l’Envie, <strong>la</strong> Jalousie ou l’Humilité sont <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> <strong>la</strong> tristesse,<br />

alors que l’Admiration, <strong>la</strong> Louange ou l’Orgueil sont <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> <strong>la</strong> Joie.<br />

En conséquence, on déduit <strong>de</strong> <strong>la</strong> vision spinoziste que l’on ne peut<br />

envisager une représentation d’un être éprouvant une affection sans éprouver<br />

nous-même <strong>la</strong> même affection, le même désir. N’est-ce pas <strong>la</strong> <strong>raison</strong> qui nous<br />

conduit à voir nos semb<strong>la</strong>bles dans <strong>la</strong> joie, et désire réaliser leur p<strong>la</strong>isir ? En les<br />

imaginant agir <strong>de</strong> même envers nous, nous les louons. C’est un désir<br />

d’ambition <strong>la</strong>rgement partagé par toute l’humanité. On peut observer que les<br />

passions jouent un rôle déterminant chez Spinoza, contrairement à Hobbes qui<br />

n’ont qu’un rôle secondaire dans les moments décisifs <strong>de</strong> sa thèse.<br />

I.2.4. L’homme et les affections :<br />

L’éthique telle que conçue par notre philosophe n’est pas envisagée<br />

comme une morale <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs puisque « l’homme dans <strong>la</strong> Nature (n’est pas)<br />

comme un empire dans un empire (Imo hominem in naturâ, veluti imperim in<br />

imperio, concipere vi<strong>de</strong>ntur) » 33 . Le libre arbitre est une illusion <strong>de</strong>s hommes<br />

qui certes ont une conscience <strong>de</strong> leurs désirs mais ignorent ce qui les<br />

détermine, selon les termes <strong>de</strong> Spinoza. On a donc tort, selon Spinoza, <strong>de</strong><br />

33 Ethique, Troisième Partie, Préface, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.199.<br />

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concevoir l’homme dans <strong>la</strong> nature « comme un empire dans un autre empire ».<br />

Comme toutes les choses singulières <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, l’homme est strictement<br />

déterminé. S’il croit avoir sur ses actions un pouvoir absolu, c’est qu’il a<br />

conscience <strong>de</strong> ses propres désirs, tout en ignorant les causes les déterminent.<br />

L’homme peut toutefois accé<strong>de</strong>r à une autre forme <strong>de</strong> liberté s’il parvient à<br />

s’affranchir, à se réaliser, c’est-à-dire à faire correspondre ses actions avec son<br />

essence propre.<br />

Par ailleurs, le conatus, « l’effort par lequel chaque chose s’efforce<br />

<strong>de</strong> persévérer dans son être… (Conatus, quo unaquaeque res in suo esse<br />

perseverare conatur…) » 34 détermine les affections <strong>de</strong> l’âme, qui sont <strong>de</strong>s<br />

passions quand elles sont fondées sur <strong>de</strong>s idées inadéquates. Précisons que cet<br />

effort par lequel chaque chose « s’efforce <strong>de</strong> persévérer dans son être » est<br />

désigné par le mot <strong>la</strong>tin conatus. Disons qu’il ne s’agit point simplement <strong>de</strong> ce<br />

que les biologistes appellent l’ « instinct <strong>de</strong> conservation » ; c’est plus<br />

<strong>la</strong>rgement une force d’exister, une « puissance d’agir (potenta augetur) » 35 , un<br />

effort constant pour déployer son existence dans le mon<strong>de</strong>. Toute chose<br />

n’existe qu’en tant qu’elle dure et endure.<br />

Il est c<strong>la</strong>ir d’indiquer que <strong>la</strong> volonté, l’appétit et le désir sont <strong>de</strong>s termes<br />

qui renvoient à une seule et même réalité, le conatus. Pour l’auteur, il n’y a pas<br />

en l’homme <strong>de</strong>s facultés particulières <strong>de</strong> vouloir et <strong>de</strong> désirer. Tous nos actes<br />

<strong>de</strong> vouloir, tous nos appétits et tous nos désirs expriment le dynamisme du<br />

conatus qui est l’essence même <strong>de</strong> l’homme. Ce renversement <strong>de</strong> perspective<br />

est tout à fait capital pour Spinoza, car aucune chose dans <strong>la</strong> nature ne peut être<br />

en soi bonne ou mauvaise ; c’est l’homme qui juge ainsi les choses qui se<br />

présentent à lui, en fonction <strong>de</strong> leur impact sur sa puissance d’exister. Il<br />

déc<strong>la</strong>rera bonnes les choses qui augmentent sa puissance, et mauvaises celles<br />

qui <strong>la</strong> diminuent. Une même chose peut ainsi être bonne pour l’un, mauvaise<br />

pour l’autre. On peut alors lire « Par exemple, <strong>la</strong> Musique est bonne pour le<br />

Mé<strong>la</strong>ncolique, mauvaise pour l’Affligé ; et, pour le Sourd, ni bonne ni<br />

34 Ethique, Troisième Partie, Proposition VII, Editions du Seuil, p.217.<br />

35 Ibid., Troisième Partie, Définitions III, p.203.<br />

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mauvaise (Ex. gr. Musica bona est Me<strong>la</strong>ncholico, ma<strong>la</strong> lugenti ; surdo autem<br />

neque bona neque ma<strong>la</strong>.)» 36 . Si <strong>la</strong> joie est une augmentation <strong>de</strong> notre<br />

puissance, <strong>la</strong> tristesse en est sa diminution. De cette façon, <strong>la</strong> vertu consiste<br />

dans <strong>la</strong> parfaite connaissance qui nous fait coïnci<strong>de</strong>r avec <strong>la</strong> conception <strong>de</strong><br />

Dieu, <strong>de</strong> l’éternité. L’amour intellectuel <strong>de</strong> Dieu procure alors <strong>la</strong> liberté, <strong>la</strong> joie<br />

et <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>.<br />

En prenant l’image <strong>de</strong> Dieu, on découvre l’image <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature en tant<br />

que substance infinie, nécessaire et suffisante. Tout se conçoit comme un<br />

rapport <strong>de</strong> forces, comme s’il en existait plus dans une idée adéquate que dans<br />

une image ou une illusion, comme s’il avait plus <strong>de</strong> force dans <strong>la</strong> <strong>raison</strong> que<br />

dans <strong>la</strong> passion, et plus dans un Etat démocratique (nous y reviendrons) que<br />

dans <strong>la</strong> tyrannie. En effet, chaque être veut, non par vouloir, par libre arbitre,<br />

mais par nécessité, du fait <strong>de</strong> ses propriétés, persévérer dans son être essentiel,<br />

dans sa puissance ; <strong>de</strong> sorte que l’homme est fondamentalement désir, et non<br />

un ensemble <strong>de</strong> facultés. Nous l’avons déjà souligné, le désir est donc l’essence<br />

<strong>de</strong> l’homme ; il prime sur le jugement. Pour ainsi dire, c’est le désir qui est au<br />

fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> nos actes et non l’illusoire jugement moral (bien ou mal) et le<br />

libre-arbitre. C’est ici chez Spinoza un surprenant renversement <strong>de</strong>s<br />

<strong>raison</strong>nements habituels ; j’aime <strong>la</strong> vie parce que je vis, et non le contraire : je<br />

vis parce que j’aime <strong>la</strong> vie. Autrement exprimé, j’aime cette femme parce que<br />

je vis avec elle, et non, je vis avec cette femme parce que je l’aime. Car, c’est<br />

<strong>la</strong> passion et non <strong>la</strong> <strong>raison</strong> qui nous donne l’illusion <strong>de</strong> choisir : « quand nous<br />

<strong>la</strong> voulons, ou aspirons à elle, ou <strong>la</strong> désirons, ce n’est jamais parce que<br />

nous jugeons qu’elle est bonne ; mais au contraire, si nous jugeons qu’une<br />

chose est bonne, c’est précisément parce que nous nous y efforçons , nous<br />

<strong>la</strong> voulons, ou aspirons à elle, ou <strong>la</strong> désirons (constat itaque ex his omnibus,<br />

nihil nos conari, velle, appetere, neque cupere, quia id bonum esse judicamus ;<br />

sed contra nos propterea, aliquid bonum esse, judicare, quia id conamur,<br />

36 Ethique, Quatrième Partie, Préface, p.341.<br />

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volumus, appetimus, atque cupimus). » 37 Ce désir, inscrit en nous comme<br />

l’essence nécessaire, débor<strong>de</strong> non seulement notre pensée consciente, mais<br />

encore les passions en manifestent <strong>la</strong> force : force accrue <strong>de</strong> <strong>la</strong> joie,<br />

transcendante <strong>de</strong>s contraintes extérieures, et force décrue <strong>de</strong> <strong>la</strong> tristesse,<br />

entraînant l’homme entièrement vaincu par <strong>de</strong>s causes extérieures qui<br />

contrarient sa propre nature, pouvant le conduire au suici<strong>de</strong>. Il importe à<br />

présent d’analyser l’itinéraire <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> tracé par Spinoza pour voir <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce à<br />

lui accor<strong>de</strong>r à travers les différentes <strong>modalités</strong>. Comment cette modalité s’est-<br />

elle émergée ?<br />

37 Ethique, Troisième Partie, Proposition IX, scolie, p.221.<br />

30 Baruch Spinoza naquit à Amsterdam en 1632 et mourut en 1677. Il est donc compté parmi les philosophes du<br />

XVIIè siècle. Et on ne peut comprendre sa réflexion philosophique qu’en <strong>la</strong> situant dans le contexte historique en<br />

Europe. Ceci est d’autant plus va<strong>la</strong>ble chez ce philosophe qu’il a fait parfois mention <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>vanciers et<br />

contemporains, <strong>de</strong> l’ambiance intellectuelle <strong>de</strong> son temps. Essayer <strong>de</strong> faire un retour en arrière pour mieux saisir ce que<br />

Spinoza a exposé dans sa doctrine se justifie plus d’une fois puisque le penseur <strong>de</strong> « caute » conçoit l’histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

philosophie comme <strong>la</strong> recherche perpétuelle du savoir infaillible <strong>de</strong> par ses pensées et <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté d’expression,<br />

comme une révolution <strong>de</strong>s étapes nécessaires <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie. Tout système philosophique – qui n’est d’ailleurs venu<br />

qu’en son temps ou quand son heure fut sonnée – est à considérer comme un ensemble <strong>de</strong> pensées nécessairement<br />

organisées.<br />

- 46 -


I.3. L’émergence <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>la</strong> vraie philosophie<br />

Nous nous sommes proposé d’étudier notre sujet dans un cadre <strong>de</strong><br />

pensée précis : celui du rationalisme chez Spinoza. Aussi, avons-nous jugé<br />

nécessaire <strong>de</strong> préciser <strong>la</strong> signification <strong>de</strong> ce cadre, d’en déterminer les<br />

présupposés et d’en définir <strong>la</strong> finalité.<br />

La philosophie spinoziste connut son émergence à une époque où une<br />

crise généralisée touchait tous les secteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie humaine et frappait<br />

l’Europe toute entière. De <strong>la</strong> crise économique à <strong>la</strong> crise <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance via<br />

les crises culturelle et <strong>politique</strong>, le déclin était frappant. Au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

connaissance, à cette époque-là, aucune vision d’ensemble ne pouvait satisfaire<br />

les esprits. Tous les systèmes (aristotéliciens, sco<strong>la</strong>stiques et cartésiens)<br />

connurent <strong>de</strong> grands bouleversements. Tout s’ébran<strong>la</strong>it. Tout était mis en crise.<br />

Spinoza fut incontestablement l’un <strong>de</strong>s plus grands penseurs qui ait<br />

contribué à <strong>la</strong> « renaissance » <strong>de</strong> l’humanité européenne ; grâce à lui elle a<br />

emprunté un tournant tout à fait novateur, nouveau, rompant tout l’héritage<br />

présocratique et <strong>de</strong> <strong>la</strong> sco<strong>la</strong>stique dogmatique. En fait, <strong>la</strong> conception d’une<br />

philosophie, peut-être authentique et plus rassurante doit briser tout<br />

dogmatique ratio-judéo-chrétien. Ce<strong>la</strong> voudrait dire que désormais <strong>la</strong> vraie<br />

pensée philosophique doit s’opérer sous <strong>la</strong> forme d’une philosophie<br />

authentique fondée sur les forces <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance, <strong>de</strong> façon à<br />

atteindre <strong>la</strong> vraie philosophie <strong>de</strong> manière sûre le but <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance<br />

(rationnelle) étant <strong>de</strong> se rendre dominateur <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature. Dès lors, <strong>la</strong> rationalité<br />

européenne va connaître pour ainsi dire une transformation et avec elle <strong>la</strong><br />

pensée universelle. Cette transformation n’est-elle pas en fait l’avènement <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> spinoziste ?<br />

La pensée spinoziste apparaissait au XVII è siècle avec son Ethique<br />

comme <strong>la</strong> solution <strong>de</strong> <strong>la</strong> crise <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance. Le système spinoziste<br />

remp<strong>la</strong>ça par exemple l’édifice aristotélicien. La synthèse attendue, c’est lui<br />

qui l’apporta. En effet, dans l’Ethique, mais aussi le Traité théologico-<br />

- 47 -


<strong>politique</strong>, qui nous ont inspiré dans le choix <strong>de</strong> notre thème, il se passe quelque<br />

chose d’exceptionnel : une pensée entièrement rigoureuse s’y déploie <strong>de</strong> leur<br />

début jusqu’à <strong>la</strong> fin et semble puiser toute sa force exclusivement dans ses<br />

propres ressources. On n’y trouvera rien d’autre que <strong>la</strong> pensée : mais peut-être,<br />

aussi toute <strong>la</strong> pensée, c’est-à-dire un « esprit », une <strong>raison</strong>, une conscience, un<br />

mon<strong>de</strong> et finalement, assurément le mon<strong>de</strong>. Il faut s’étonner que <strong>la</strong> pensée<br />

puisse être si vivante et si riche. On découvrira et on se convaincra que <strong>la</strong><br />

simple pensée, pourvu qu’elle soit vraie en pensant vraiment, retrouver,<br />

dûment construit, <strong>de</strong>venu transparent à l’intelligence, le mon<strong>de</strong> dont il a fallu<br />

d’abord s’éloigner.<br />

La lecture <strong>de</strong> Spinoza est donc l’occasion <strong>de</strong> comprendre, en ce qu’il a<br />

d’irrécusable, le projet <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> philosophie rationaliste <strong>de</strong> montrer jusqu’où<br />

peut aller une pensée, produite et comprise par une pensée. Un tel projet, pour<br />

être cohérent appelle un exercice <strong>critique</strong> et réflexif : penser, et seulement<br />

penser. Tout lecteur peut donc, se doit, s’il les veut comprendre, refaire avec<br />

Spinoza, et pour son compte, une philosophie par <strong>la</strong> pensée, du moins <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> telle qu’envisagée par le philosophe hol<strong>la</strong>ndais.<br />

Avec Spinoza, il n’est pas question <strong>de</strong> théologie, l’enjeu <strong>de</strong> sa<br />

philosophie, c’est <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance et <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité : cette<br />

tendance nouvelle, apparue avec <strong>la</strong> renaissance, et dont notre penseur veut<br />

établir non seulement <strong>la</strong> valeur scientifique - bien sûr par <strong>la</strong> lumière <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> - mais aussi <strong>la</strong> valeur absolue. Avec le penseur excommunié, nous<br />

<strong>de</strong>vons savoir pourquoi le vrai est vrai et à quel titre nous sommes en<br />

adéquation avec <strong>la</strong> nature, et que les choses existent nécessairement : c’est là<br />

creuser jusqu’au roc <strong>de</strong> <strong>la</strong> métaphysique, sans quoi il n’y a pas <strong>de</strong> philosophie<br />

qui vaille. Comment cette émergence <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> spinoziste s’est-elle opérée<br />

véritablement ?<br />

Spinoza fut un <strong>de</strong>s premiers à philosopher pour les individus <strong>de</strong><br />

conditions sociales difficiles, pour les femmes, aussi bien en <strong>la</strong>tin pur que<br />

l’assemblée <strong>de</strong>s esprits compétents, et à défendre l’idée <strong>de</strong> « <strong>la</strong>ïcité » <strong>de</strong>s Etats.<br />

Il n’aurait pas appris seulement à <strong>la</strong> philosophie une <strong>la</strong>ngue nouvelle, mais à<br />

- 48 -


l’humanité une nouvelle manière <strong>de</strong> <strong>raison</strong>ner beaucoup plus estimable que sa<br />

philosophie même. Il suscitera bien <strong>de</strong> tollés dans le milieu <strong>de</strong>s théologiens.<br />

Comment <strong>la</strong> <strong>raison</strong> spinoziste est-elle venue au jour ? Jusque dans le libre<br />

usage du <strong>la</strong>ngage <strong>critique</strong> à l’égard <strong>de</strong> ses prédécesseurs sco<strong>la</strong>stiques, les<br />

conflits socio-<strong>politique</strong>s et religieux incessants que connut <strong>la</strong> Hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong> étaient<br />

présents et pressants, avec leurs problèmes et leurs notions primitives ; et s’il<br />

revendique en face <strong>de</strong>s théologiens l’urgence et le droit à philosopher<br />

autrement suivant <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>de</strong> façon naturelle et simplement humaine, il opte<br />

pour le parti <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité contre <strong>la</strong> fragilité du « vulgaire » et <strong>de</strong>s<br />

accommo<strong>de</strong>ments naturalistes, non pas pour effacer <strong>la</strong> tradition métaphysique<br />

ou <strong>la</strong> renaissance judéo-chrétienne, mais pour restaurer dans l’immanence<br />

divine en instaurant dans sa rigueur une nouvelle philosophie théiste. Le<br />

philosophe <strong>de</strong> « Deus sive natura », qui a osé explorer <strong>de</strong> façon courageuse les<br />

textes et les comman<strong>de</strong>ments bibliques et a ouvert <strong>la</strong> voie <strong>de</strong> <strong>la</strong> subjectivité,<br />

apparaît ainsi aujourd’hui tout autant l’héritier <strong>de</strong> spécu<strong>la</strong>tions théologiques<br />

médiévales.<br />

Le projet <strong>de</strong> revendiquer <strong>la</strong> liberté d’expression et <strong>de</strong> pensée à l’égard<br />

<strong>de</strong>s préjugés <strong>de</strong>s hommes, thèse fondamentale que propose Spinoza dès 1670,<br />

soumet à <strong>la</strong> transcendance divine <strong>la</strong> nécessité rationnelle. Le propre <strong>de</strong>s vérités<br />

métaphysiques, comme <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi éternelle <strong>de</strong> justice, est <strong>de</strong> s’imposer sans<br />

contrainte, du <strong>de</strong>dans, à tous les esprits : avant Saint Augustin – qui en tirait<br />

une preuve <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong> sa transcendance – les théologiens<br />

avaient coutume <strong>de</strong> distinguer entre ce type <strong>de</strong> nécessité et l’existence<br />

contingente <strong>de</strong>s choses créées, et avec Saint Thomas, <strong>de</strong> distinguer, pour <strong>la</strong><br />

commodité <strong>de</strong> l’analyse rationnelle, entre l’enten<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> Dieu, qui conçoit<br />

les vérités par <strong>la</strong> nécessité interne <strong>de</strong> sa propre nature, et sa volonté, qui choisit<br />

librement <strong>de</strong> porter à l’existence tel ou tel être crée, et, pour commencer le<br />

mon<strong>de</strong>. Ainsi, pendant que le théologien pouvait conclure <strong>de</strong>s vérités éternelles<br />

et nécessaires à <strong>la</strong> Substance infinie en qui elles rési<strong>de</strong>nt, le <strong>politique</strong> était<br />

justifié dans son sentiment qu’est absolument impossible le contraire d’une<br />

ambition affichée, puisqu’on l’assurait qu’il pensait comme Dieu même. Le<br />

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premier acte métaphysique <strong>de</strong> Spinoza fut pour rejeter comme absur<strong>de</strong> et<br />

b<strong>la</strong>sphématoire une doctrine qui postulerait l’anthropomorphisme et <strong>la</strong><br />

transcendance <strong>de</strong> Dieu et qui fait <strong>de</strong> lui créateur <strong>de</strong>s hommes.<br />

Il a fallu vingt-cinq ans pour que l’ambition d’unifier le savoir et<br />

d’ajuster les opinions au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> se réalisât dans <strong>la</strong> construction<br />

d’un système philosophique, au sens fort <strong>de</strong> ce terme. En 1670, Spinoza qui,<br />

en rêvant avant tout d’unification du savoir, se donnait pour principe <strong>de</strong><br />

construire <strong>la</strong> vraie philosophie à partir <strong>de</strong>s réalités quotidiennes sociales qui<br />

préoccupent les humains.<br />

La philosophie spinoziste <strong>de</strong> par sa révolution méthodique, a inauguré<br />

<strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité. Elle renfermait <strong>de</strong>s vérités qui peuvent paraître bien simples<br />

aujourd’hui. Mais n’oublions pas que ces vérités qui constituent « sui generis »<br />

<strong>la</strong> métho<strong>de</strong> spinoziste succè<strong>de</strong>nt sans l’ombre du doute à <strong>la</strong> métho<strong>de</strong><br />

théologienne, qui se souciait d’abord <strong>de</strong> tradition. Spinoza fait appel à l’esprit<br />

<strong>critique</strong>, à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> humaine, à l’intuition intellectuelle du sujet <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

connaissance, se défaisant <strong>de</strong>s opinions dogmatiques et ne croyant rien du<br />

vulgaire. En héros <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée, Spinoza s’éva<strong>de</strong> totalement <strong>de</strong> l’autorité <strong>de</strong>s<br />

théologiens et inaugure ainsi <strong>la</strong> révolution d’esprit <strong>de</strong>s temps mo<strong>de</strong>rnes : il<br />

s’agit <strong>de</strong> faire appel aux seules voies <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Et cet appel aux seules lois<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> s’effectue sur un itinéraire purement métaphysique d’ailleurs mis<br />

au jour par le philosophe hol<strong>la</strong>ndais dans l’Ethique. En effet, notre philosophe<br />

mentionnait au début <strong>de</strong> ses réflexions que les comman<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ont<br />

pour essence <strong>la</strong> vertu et <strong>la</strong> sagesse. Notre savoir doit se dépêtrer <strong>de</strong> l’opinion,<br />

<strong>de</strong> tout dogmatisme pour gar<strong>de</strong>r <strong>la</strong> culture <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance vraie.<br />

Il ne faut pas passer sous silence que Spinoza est avant tout un savant,<br />

dans cette mesure il lui faut briser tous les préjugés, et rompre avec toute<br />

connaissance du vulgaire, non fondée provenant <strong>de</strong> <strong>la</strong> croyance. Spinoza veut<br />

fon<strong>de</strong>r tout sur <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Il veut tout montrer, tout démontrer ou<br />

si l’on veut tout « démonter » par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Et pour atteindre ce but, il est alors<br />

nécessaire <strong>de</strong> s’arracher <strong>de</strong> toute incertitu<strong>de</strong>, <strong>de</strong> tout dogmatisme et <strong>de</strong> tous les<br />

préjugés qui briment <strong>la</strong> liberté d’expression et <strong>de</strong> pensée. Ce projet explique<br />

- 50 -


que dans <strong>la</strong> Préface du Traité théologico-<strong>politique</strong>, Spinoza déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r<br />

à une révision générale <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance : combattre le savoir illusoire et<br />

toutes les formes <strong>de</strong> connaissance caractérisée par <strong>la</strong> fausseté, <strong>la</strong> mystification<br />

et <strong>la</strong> superstition. Une décision qui l’a amené à écrire le Traité théologico-<br />

<strong>politique</strong> : « Je compose actuellement un Traité sur <strong>la</strong> façon dont<br />

j’envisage l’Ecriture et mes motifs pour l’entreprendre sont les suivants :<br />

- les préjugés <strong>de</strong>s théologiens : je sais en effet que ce sont ces<br />

préjugés qui s’opposent surtout à ce que les hommes puissent<br />

appliquer leur esprit à <strong>la</strong> philosophie ; je juge donc utile <strong>de</strong><br />

montrer à nu ces préjugés et d’en débarrasser les esprits<br />

réfléchis.<br />

- l’opinion qu’a <strong>de</strong> moi le vulgaire qui ne cesse <strong>de</strong> m’accuser<br />

d’athéisme ; je me vois obligé <strong>de</strong> <strong>la</strong> combattre autant que le<br />

pourrai.<br />

- <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> philosophie et <strong>de</strong> dire notre sentiment ; je désire<br />

l’établir par tous les moyens : l’autorité excessive et le zèle<br />

indiscret <strong>de</strong>s prédicants ten<strong>de</strong>nt à <strong>la</strong> supprimer. » 38<br />

Spinoza supportait assez difficilement les croyances superstitieuses et<br />

dogmatiques. De son rang <strong>de</strong> docte, il faut, pour lui, s’arracher à <strong>la</strong> foi naïve,<br />

aux dogmatismes, se délivrer <strong>de</strong> toutes sortes <strong>de</strong> préjugés. C’est bien pourquoi<br />

il a évoqué son éducation judaïque et hébraïque, <strong>de</strong>vant sa vie intellectuelle<br />

présente. C’est <strong>la</strong> suite même <strong>de</strong> l’existence qui lui a fait apparaître<br />

l’incertitu<strong>de</strong> et l’obscurité <strong>de</strong> ses opinions <strong>de</strong> son éducation. A une étape <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vie intellectuelle, où il convient un changement <strong>de</strong> mentalité, <strong>de</strong> vision par le<br />

renoncement aux croyances. Cette décision <strong>critique</strong> <strong>de</strong>s préjugés participe<br />

d’une philosophie réformiste, fondatrice : le désir du philosophe <strong>de</strong> s’arracher<br />

<strong>de</strong> toutes « les religions existantes qui se représentent Dieu comme un être<br />

doué <strong>de</strong> volonté, transcendant et extérieur à <strong>la</strong> nature, sont autant <strong>de</strong><br />

manières imaginaires et <strong>la</strong>cunaires <strong>de</strong> se représenter le vrai concept <strong>de</strong><br />

38 Spinoza, Traité théologico-<strong>politique</strong>, Introduction, PUF, Paris, 1999, p.5.<br />

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Dieu » 39 , était <strong>de</strong> construire une neuve et soli<strong>de</strong> pensée en se dépêtrant <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

pensée et <strong>de</strong>s croyances révélées et <strong>de</strong>s connaissances obscures. <strong>Les</strong> opinions<br />

du vulgaire, rappelons-le, sont souvent trompeuses, en quelque sorte un<br />

tombeau <strong>de</strong> l’esprit ; si on cherche à atteindre <strong>la</strong> puissance et <strong>la</strong> vérité il faut<br />

trouver le courage <strong>de</strong> se délivrer <strong>de</strong> ses préjugés et <strong>de</strong> ses opinions. C’est là une<br />

exigence scientifique. Le vulgaire ne fon<strong>de</strong> jamais rien en <strong>raison</strong>. L’attitu<strong>de</strong> du<br />

vulgaire ne peut satisfaire l’esprit. C’est pour ce<strong>la</strong> qu’il faut s’appliquer <strong>de</strong> se<br />

gar<strong>de</strong>r d’être « l’esc<strong>la</strong>ve, (c’est-à-dire) celui qui est venu d’obéir aux ordres<br />

d’un maître, ordres qui ne concernent que l’utilité <strong>de</strong> celui qui comman<strong>de</strong><br />

(nempe servus est, qui mandatis domini, quae utilitatem imperantis tantum<br />

spectant, obtemperare tenetur) » 40 , si l’on veut vraiment philosopher ou<br />

s’adonner à toute activité rationnelle ou intellectuelle.<br />

N’oublions pas <strong>de</strong> rappeler que c’est contre toutes sortes <strong>de</strong> croyance ou<br />

<strong>de</strong> foi que Spinoza s’élève : <strong>la</strong> foi en <strong>la</strong> science, <strong>la</strong> foi en ses idées, en sa<br />

philosophie, en ses capacités intellectuelles, <strong>la</strong> foi en Dieu, en un mot, tout ce<br />

qui ne fait pas l’objet d’esprit <strong>critique</strong>. Donc <strong>la</strong> foi que récuse notre philosophe<br />

n’est pas exclusivement <strong>religieuse</strong>. Comme on le voit, Spinoza trouvait donc<br />

l’éducation reçue dans <strong>la</strong> société hol<strong>la</strong>ndaise dogmatique pour <strong>la</strong> liberté<br />

d’opinion.<br />

Finalement, suivant l’itinéraire métaphysique <strong>de</strong> Spinoza, si nous nous<br />

attachons à <strong>la</strong> foi, aux croyances, c’est pour accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> pure rationalité. La<br />

<strong>raison</strong> dans <strong>la</strong> perspective spinoziste est apparue à un moment où l’esprit du<br />

philosophe ne pouvait supporter davantage le joug <strong>de</strong>s dogmes. Sortir <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

sujétion <strong>de</strong> ses précepteurs, quitter entièrement l’éducation hébraïque et se<br />

résoudre <strong>de</strong> ne chercher que <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser, pourrait trouver en sa <strong>raison</strong>,<br />

en lui-même, et non en sa foi, tels sont les objectifs majeurs du penseur<br />

hol<strong>la</strong>ndais. Ainsi, sa révolution philosophique consiste-t-elle à promouvoir, en<br />

lieu et p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> l’ordre mythique, spirituel ou religieux, l’ordre rationnel,<br />

39 Lagrée et Moreau, Sur <strong>la</strong> liberté <strong>politique</strong>, C<strong>la</strong>ssique Hachette, Paris, 1997, p.149.<br />

40 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XVI, Traduction par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, PUF,<br />

Paris, 1999, p.521.<br />

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intellectuel, scientifique, en un mot, un univers où prédomine le vouloir<br />

<strong>raison</strong>nable. La pensée est bien, pour Spinoza, l’itinéraire <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

dominatrice. Mais alors comment <strong>de</strong> cette émergence <strong>la</strong> <strong>raison</strong> a-t-elle acquis<br />

sur pouvoir ?<br />

I.4. La toute puissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

Etant proposé un idéal <strong>de</strong> ce qui doit être <strong>la</strong> connaissance, il faut encore<br />

y parvenir. Spinoza propose dans ses œuvres une approche systématique qui<br />

dépend fondamentalement <strong>de</strong> l’affirmation que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> qui est <strong>la</strong> connaissance<br />

vraie et « une certaine manière <strong>de</strong> connaître et l’expression <strong>la</strong> plus<br />

profon<strong>de</strong> du désir <strong>de</strong> l’homme. » 41 Mais on peut s’interroger sur ce qu’il<br />

entendait par <strong>la</strong> Raison : qu’est-ce que cette <strong>raison</strong> ? Quelle peut être sa<br />

valeur ?<br />

A l’époque <strong>de</strong> Spinoza, cette double problématique avait déjà reçu les<br />

réponses d’une longue tradition. P<strong>la</strong>ton et Aristote étaient déjà les « amis <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> ». Pour l’un comme pour l’autre, il y a une intelligibilité <strong>de</strong> l’univers,<br />

soit dans un mon<strong>de</strong> intelligible, soit dans un mon<strong>de</strong> sensible. Face à cette<br />

réalité intelligible, l’homme ne reste pas dans l’ignorance, il peut <strong>la</strong> connaître,<br />

en exerçant son intelligence (le « nous ») agissant en tant qu’être <strong>raison</strong>nable.<br />

Au XVII è siècle, René Descartes fut l’un <strong>de</strong>s précurseurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison. En effet, dans l’introduction <strong>de</strong>s Méditations métaphysiques,<br />

Descartes pose les vrais jalons <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Ainsi, il prétend<br />

« prouver par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> naturelle qu’il y a un Dieu et que l’âme humaine<br />

ne meurt point avec le corps ». 42 La <strong>raison</strong> pour lui apparaît comme l’outil<br />

privilégié <strong>de</strong> démonstration et <strong>de</strong> connaissance, qui permet <strong>la</strong> maîtrise <strong>de</strong> soi et<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, en fait, une manière <strong>de</strong> s’adresser au mon<strong>de</strong> avec intelligence,<br />

c’est aussi le savoir s’exprimant, c’est-à-dire <strong>la</strong> réflexion rigoureuse,<br />

41 Vinciguerra, Spinoza, Hachette, Paris, 2002, p.111.<br />

42 Descartes, Méditations métaphysiques, introduction historique, Vrin, Traduction par G. Rodis-Lewis, Paris, 1978,<br />

p.10.<br />

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approfondie et impartiale sur tout donné, sur les problèmes métaphysiques (<strong>la</strong><br />

liberté, l’existence <strong>de</strong> Dieu, entre autres), sur l’existence humaine. Au début <strong>de</strong><br />

ses Méditations métaphysiques, le philosophe français définit le motif <strong>de</strong> sa<br />

pensée. Son intention est donc c<strong>la</strong>ire : « Je n’entends point y parler <strong>de</strong>s<br />

choses qui appartiennent à <strong>la</strong> foi, ou à <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie, mais seulement<br />

<strong>de</strong> celles qui regar<strong>de</strong>nt les vérités spécu<strong>la</strong>tives, et connues par l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

lumière naturelle » 43 .<br />

Bref, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> chez Descartes est <strong>la</strong> faculté <strong>de</strong> <strong>raison</strong>ner discursivement,<br />

<strong>de</strong> combiner les concepts et les propositions. Agir <strong>raison</strong>nablement, c’est être<br />

en état d’expliquer ses actions à ceux qui sont capables <strong>de</strong> les comprendre, en<br />

faisant appel à <strong>de</strong>s idées et <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong> <strong>la</strong> façon dont ils admettent ainsi <strong>la</strong><br />

validité. La <strong>raison</strong> cartésienne est <strong>la</strong> faculté <strong>de</strong> bien juger, <strong>de</strong> discerner le bien<br />

et le mal, le vrai et le faux par un sentiment intérieur, spontané et immédiat.<br />

Elle tend à substituer aux données trompeuses <strong>de</strong>s sens et aux fantaisies <strong>de</strong><br />

l’imagination, l’ordre et <strong>la</strong> pensée réfléchie appuyée sur une métho<strong>de</strong><br />

rigoureuse. Entendons par là que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est le chef d’Ecole chez Descartes.<br />

Mais le père du cogito montre que l’essentiel, c’est <strong>de</strong> bien appliquer <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

L’intuition rationnelle ne peut donner tous ses fruits que si elle s’appuie sur<br />

une métho<strong>de</strong> universelle, comme nous l’enseigne lui-même. Et <strong>la</strong> bonne<br />

application <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> consiste, faut-il le rappeler, à douter, à renoncer, à se<br />

« défaire <strong>de</strong> toutes les options (…) reçues jusques alors en (notre)<br />

créance. » 44 D’ailleurs en annonçant ses quatre règles fondamentales, il entend<br />

se démarquer <strong>de</strong> <strong>la</strong> croyance, du sacré, donc <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi pour maîtriser le discours<br />

et atteindre <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong>s sciences. La foi en <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et en sa vertu<br />

démonstrative, l’affirmation, d’une part que tout ce qui existe a sa <strong>raison</strong> d’être<br />

et, que toute réalité est intelligible, d’autre part que toute connaissance certaine<br />

procè<strong>de</strong> par <strong>de</strong>s principes irrécusables, évi<strong>de</strong>nts et indépendants <strong>de</strong><br />

l’expérience, constituent les principales lignes <strong>de</strong> forces du rationalisme<br />

cartésien.<br />

43 Méditations métaphysiques, abrégé <strong>de</strong>s six méditations, Vrin, Paris, 1978, p.17.<br />

44 Ibi<strong>de</strong>m, p.18.<br />

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En outre, conçue en tant que pouvoir <strong>de</strong> connaissance, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ou <strong>la</strong><br />

lumière naturelle (selon <strong>la</strong> préférence du penseur) est une marque puissante et<br />

distinctive <strong>de</strong>s hommes d’avec les animaux. Elle est le vrai outil <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

philosophie, c’est-à-dire ce qui détermine <strong>la</strong> sagesse. De ce point <strong>de</strong> vue, bien<br />

appliquer sa <strong>raison</strong>, c’est détenir <strong>la</strong> sagesse, c’est-à-dire conduire sa vie par <strong>la</strong><br />

pru<strong>de</strong>nce et une parfaite connaissance <strong>de</strong>s choses <strong>de</strong> l’existence.<br />

D’inspiration cartésienne, <strong>la</strong> vision spinoziste soutient que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est<br />

une faculté <strong>de</strong> l’esprit humain. Bien sûr, cette faculté vise à connaître <strong>la</strong><br />

structure intelligible du mon<strong>de</strong>, qui elle aussi, s’appelle <strong>raison</strong>. L’Ecole<br />

stoïcienne est en ce sens une philosophie <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, du logos. Elle affirme<br />

que l’univers entier est soumis à ce logos. Au Moyen-âge, Saint Thomas<br />

reprendra les vues d’Aristote et p<strong>la</strong>cera <strong>la</strong> réflexion sur le rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> au<br />

centre <strong>de</strong> sa philosophie. La <strong>raison</strong> reste une faculté humaine <strong>de</strong> premier p<strong>la</strong>n,<br />

mais le mon<strong>de</strong> ne relève au contraire d’un irrationnel, le Dieu créateur. De telle<br />

sorte qu’à côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, il y a une connaissance qui a sa<br />

racine dans le cœur, il y a <strong>la</strong> foi. C’est par rapport à ce triple héritage <strong>de</strong><br />

l’Antiquité et du Moyen-âge qu’il faut comprendre le rationalisme spinoziste.<br />

D’une part, nous y trouvons l’affirmation d’une intelligibilité totale du mon<strong>de</strong>,<br />

accessible grâce à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, d’autre part une limitation <strong>de</strong> ce pouvoir <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> <strong>de</strong> tout comprendre et tout saisir. Du <strong>la</strong>tin « ratio », <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est cette<br />

faculté toute puissante capable <strong>de</strong> maîtriser <strong>la</strong> totalité du réel. Elle est <strong>la</strong><br />

modalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée intelligente qui se tient éventuellement capable <strong>de</strong> servir<br />

<strong>de</strong> norme à toute intelligence particulière. La <strong>raison</strong>, c’est <strong>la</strong> faculté <strong>de</strong><br />

connaître et <strong>de</strong> bien juger. Elle est le bon fonctionnement <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée. C’est un<br />

principe unificateur.<br />

Ainsi, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> constitue l’essence originale <strong>de</strong> l’homme. Elle est pour<br />

ainsi dire <strong>la</strong> faculté <strong>de</strong> comprendre, <strong>de</strong> <strong>raison</strong>ner, <strong>de</strong> montrer, <strong>de</strong> juger sans<br />

<strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> science ne peut être possible ni <strong>la</strong> vérité accessible. C’est dans cette<br />

perspective que Spinoza montre que <strong>la</strong> religion doit être éc<strong>la</strong>irée par <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

naturelle, sans l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi ni <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie. En un mot, le rationalisme<br />

spinoziste, ses vraies réflexions profon<strong>de</strong>s, ses remises en cause permanentes,<br />

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c’est <strong>la</strong> véritable déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong>s droits et <strong>de</strong>s pouvoirs <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison sur un<br />

mon<strong>de</strong> qu’elle organise et domine. Le triomphe <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, sa toute puissance,<br />

c’est sa dictée royale, sa capacité <strong>de</strong> réguler, <strong>de</strong> régu<strong>la</strong>riser, <strong>de</strong> pacifier et <strong>de</strong><br />

diriger tout l’univers, qui plus est, récuse <strong>la</strong> foi et <strong>de</strong> toute autre forme <strong>de</strong><br />

dogmatisme. Ce territoire que vise désormais, c’est celui que définit<br />

l’enten<strong>de</strong>ment, c’est le domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance vraie, principes <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté<br />

<strong>de</strong> penser.<br />

Déjà Descartes montrait le caractère parfait et irréprochable <strong>de</strong><br />

l’enten<strong>de</strong>ment, c’est-à-dire incapable <strong>de</strong> se tromper bien que son domaine<br />

d’investigation soit fini. A ce propos, Jean-Louis Poirier, commentant<br />

Descartes faisait remarquer ceci : « l’enten<strong>de</strong>ment ne nous fournit que <strong>de</strong>s<br />

évi<strong>de</strong>nces et par là son activité est entièrement naturelle (…), il est premier<br />

et irrécusable (…). Notre enten<strong>de</strong>ment ne peut pas nous fournir autre<br />

chose que <strong>la</strong> vérité et c’est ce que signifiait déjà le critère <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>rté et <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> distinction… » 45 . Pour Descartes donc, <strong>la</strong> lumière naturelle désigne aussi<br />

bien <strong>la</strong> faculté naturelle <strong>de</strong> distinguer le vrai du faux que <strong>la</strong> sagesse.<br />

Le rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est donc <strong>de</strong> « corriger » <strong>la</strong> passion, comme le<br />

concept corrige l’image. De <strong>la</strong> sorte, loin <strong>de</strong> pâtir sous le poids <strong>de</strong>s contraintes<br />

extérieures, l’homme agit avec plus <strong>de</strong> productivité par <strong>la</strong> construction <strong>de</strong> son<br />

essence nécessaire. C’est donc pour lutter contre les croyances aliénantes que<br />

Spinoza a construit une réflexion <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Mais alors, quel peut être le rôle<br />

<strong>politique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ?<br />

I.5. Le rôle <strong>politique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

La théorie <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance comman<strong>de</strong> d’abord un exposé <strong>de</strong>s<br />

passions, puis une étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> libération avec le rôle <strong>politique</strong> qu’y joue <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>, et enfin une analyse <strong>de</strong> l’état bienheureux où s’associent <strong>la</strong><br />

connaissance vraie, l’immortalité <strong>de</strong> l’âme, l’amour <strong>de</strong> Dieu pour l’homme et<br />

45 Poirier, Méditations métaphysiques <strong>de</strong> Descartes, commentaire, Ed. Pédagogie mo<strong>de</strong>rne, Paris, 1980, pp.95-96.<br />

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<strong>la</strong> vraie liberté. Il s’agit <strong>de</strong> découvrir ici dans le champ <strong>politique</strong> le rôle que<br />

joue <strong>la</strong> <strong>raison</strong> à travers les <strong>modalités</strong> majeures que sont le désir et les passions.<br />

C’est précisément dans <strong>la</strong> troisième partie <strong>de</strong> son ouvrage, Le<br />

rationalisme <strong>de</strong> Spinoza, que Alquié expose les principes <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

connaissante et <strong>la</strong> <strong>raison</strong> salvatrice. Il évoque à ce propos <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong>s<br />

différents genres <strong>de</strong> connaissance. Pour Spinoza, <strong>la</strong> connaissance vraie est <strong>la</strong><br />

connaissance par <strong>raison</strong> déductive, mathématique partant <strong>de</strong>s attributs <strong>de</strong> Dieu<br />

et passant ensuite à ce qui en résulte, al<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature naturante à <strong>la</strong> Nature<br />

naturée. En revanche, Spinoza oppose à cette connaissance, dite du second<br />

genre, <strong>de</strong>ux autres types <strong>de</strong> savoir. Il p<strong>la</strong>ce au-<strong>de</strong>ssus d’elle <strong>la</strong> connaissance du<br />

premier genre <strong>de</strong> connaissance par ouï-dire, par mémoire, par expérience<br />

sensible, par imagination. Au <strong>de</strong>ssus, il situe <strong>la</strong> connaissance du troisième<br />

genre, ou science intuitive.<br />

Dans cette partie, on peut parler d’Alquié qui analyse les différents<br />

rôles <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et s’interroge sur sa contribution <strong>de</strong> bien <strong>de</strong>s façons à <strong>la</strong><br />

constitution <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale spinoziste. Ainsi, dans son rôle explicatif, elle nous<br />

ai<strong>de</strong> à gouverner nos sentiments, à les penser avec vérité et à les conduire avec<br />

lucidité et sérénité. Son rôle <strong>de</strong> légis<strong>la</strong>teur prescrit à l’homme les sentiments<br />

qui s’accor<strong>de</strong>nt avec les règles <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> humaine. Elle conduit l’homme à<br />

agir par vertu, à vivre et à conserver son être, à le conduire au bien suprême <strong>de</strong><br />

l’âme, donc à <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> Dieu. En général, les hommes sont dominés<br />

par les affections qui sont <strong>de</strong>s passions, lesquelles les contrarient dans leur<br />

recherche du bien. Ainsi, le rôle <strong>politique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> consiste à permettre aux<br />

hommes <strong>de</strong> s’accor<strong>de</strong>r nécessairement en nature sous <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

C’est <strong>de</strong> là que Spinoza présente le tableau <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité <strong>de</strong>s hommes <strong>raison</strong>nables,<br />

s’accordant nécessairement en vertu <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté <strong>de</strong> leur nature, afin que<br />

l’homme <strong>de</strong>vienne un « Dieu » pour l’homme en organisant <strong>de</strong> <strong>la</strong> meilleure<br />

façon possible <strong>la</strong> société. Enfin, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> apparaît, d’une part, comme sélective,<br />

car elle fournit <strong>de</strong>s critères d’option, <strong>de</strong> tri et <strong>de</strong> conduite <strong>de</strong> l’homme au<br />

contentement <strong>de</strong> soi. Sous le comman<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, l’on procè<strong>de</strong> à une<br />

sorte <strong>de</strong> revue sélective <strong>de</strong>s sentiments, d’opérer un choix entre eux avec<br />

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sagesse. D’autre part, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> introduit dans <strong>la</strong> vie temporelle <strong>la</strong> vérité que<br />

renferme <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>de</strong>s choses aperçues sous l’aspect <strong>de</strong> l’éternité. Elle rend<br />

possible une compa<strong>raison</strong> <strong>de</strong>s biens indépendante du temps pour faire émerger<br />

<strong>de</strong>s biens présents et futur plus grands. La <strong>raison</strong> apparaît donc comme<br />

salvatrice <strong>de</strong> notre existence quotidienne, en <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> force <strong>de</strong> <strong>raison</strong> se mêle<br />

à <strong>la</strong> force <strong>de</strong> nos sentiments, et notre action à notre passion essentielle. C’est en<br />

ce sens qu’elle <strong>de</strong>vra nous conduire au salut.<br />

Des sco<strong>la</strong>stiques aux cartésiens, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> apparaît comme une valeur<br />

empirique. D’ailleurs, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> humaine constitue le ciment <strong>de</strong>s esprits. En tant<br />

qu’elle désigne une somme <strong>de</strong> connaissances et <strong>de</strong> valeurs, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est une<br />

donnée active et dynamique <strong>de</strong> l’activité scientifique. Dans <strong>la</strong> conception<br />

kantienne, « <strong>la</strong> <strong>raison</strong> » 46 tend à se désacraliser pour <strong>de</strong>venir au final <strong>la</strong>ïque,<br />

sans référence à <strong>la</strong> divinité.<br />

Hobbes indiquait que l’individu dans l’état naturel est un loup pour<br />

l’homme, alors qu’au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> société, il <strong>de</strong>vient un Dieu. Spinoza, lui, ne<br />

s’engage pas sur cette voie d’opposition radicale entre ces <strong>de</strong>ux états. La <strong>raison</strong><br />

désigne selon lui une donnée naturelle et <strong>de</strong> <strong>la</strong> société eu égard au fait que<br />

l’homme agit par les lois <strong>de</strong> sa nature, quand il vit sous <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Raison. C’est donc par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> que l’homme <strong>de</strong>vient libre. Spinoza le<br />

confirme : « l’homme libre, c’est-à-dire qui vit sous <strong>la</strong> seule dictée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> (Homo liber, hoc est, qui ex solo rationis dictamine vivit » 47<br />

Spinoza se démarque <strong>de</strong> <strong>la</strong> vision hobbesienne et rousseauiste sans<br />

doute, en ce sens qu’il ne s’inscrit pas dans une opposition état <strong>de</strong> société – état<br />

<strong>de</strong> nature. (Ne l’a-t-il pas indiquer justement dans <strong>la</strong> lettre 50 ?) L’Etat le<br />

meilleur est celui qui se rapproche le plus <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature qui, loin <strong>de</strong> diminuer <strong>la</strong><br />

puissance <strong>de</strong> l’individu, <strong>la</strong> multiplie par <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong>s autres individus.<br />

N’oublions pas que <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> société n’est guère <strong>la</strong> domination, mais <strong>la</strong><br />

46 Au sens <strong>la</strong>rge où le mot désigne dans le titre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Critique <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> pure. Avec le sens plus étroit qu’il prend<br />

dans <strong>la</strong> Dialectique transcendantale, où il désigne <strong>la</strong> faculté qui nous invite à chercher dans un inconditionné<br />

l’explication ultime <strong>de</strong>s phénomènes, nous sortons du domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance scientifique ; mais nous n’en tenons<br />

pas compte.<br />

47 Ethique, Quatrième Partie, Proposition LXVII, Démonstration, p.445.<br />

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liberté. Mais il est vrai que les sentiers d’accès à cette fin sont <strong>de</strong> façon<br />

nécessaire tirés <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, qui n’est pas uniquement <strong>la</strong> <strong>raison</strong> mais aussi<br />

l’appétit. On voit qu’il représente <strong>la</strong> société et <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Ainsi, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> qui fait partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> l’homme (même si elle<br />

n’est pas suivie par <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s hommes) est toujours conseillère <strong>de</strong> paix, et<br />

c’est au regard <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> que l’homme est un dieu pour l’homme. Le<br />

rationalisme spinoziste lui proscrit donc d’admettre que l’état <strong>de</strong> nature soit<br />

sans restriction l’état <strong>de</strong> guerre <strong>de</strong> chacun contre tous.<br />

Revenons encore à Kant. Il envisageait <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r en <strong>raison</strong> l’obéissance<br />

sans condition. C’est son impératif catégorique ; mais Spinoza refuse cette<br />

tendance. Pour lui, en effet, Dieu ne peut pas, pour <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, être un prince<br />

imposant sa volonté ; il faut en outre se refuser à proc<strong>la</strong>mer divins (ou <strong>de</strong>vant<br />

être obéis) <strong>de</strong>s comman<strong>de</strong>ments dont <strong>la</strong> cause n’est pas connue. Pour ainsi dire,<br />

le formalisme, principe <strong>de</strong> l’obligation est rejeté pour les individus capables <strong>de</strong><br />

connaissance philosophique ; l’obéissance semble au contraire l’unique voie <strong>de</strong><br />

salut ouverte aux non-philosophes.<br />

C’est <strong>la</strong> <strong>raison</strong> qui conseille à l’homme <strong>de</strong> vivre dans l’état <strong>de</strong> société et<br />

qui exige que <strong>la</strong> légis<strong>la</strong>tion générale <strong>de</strong> <strong>la</strong> nation soit à l’abri <strong>de</strong> toute atteinte.<br />

C’est donc obéir à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> que d’obéir aux lois <strong>de</strong> son pays, et ce<strong>la</strong> d’autant<br />

plus que l’intérêt <strong>de</strong> <strong>la</strong> nation est <strong>de</strong> rechercher l’intérêt <strong>de</strong>s individus et <strong>de</strong> se<br />

<strong>la</strong>isser gui<strong>de</strong>r par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. En définitive, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> contribue à <strong>la</strong> protection <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> paix et au maintien <strong>de</strong> <strong>la</strong> concor<strong>de</strong> dans <strong>la</strong> société.<br />

L’objet <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est chez Hobbes et Spinoza <strong>de</strong> garantir par <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

rationnelle, <strong>la</strong> diversité naturelle, c’est-à-dire, l’individualité dont <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est<br />

le signe. On peut alors distinguer <strong>de</strong>ux étapes expressives <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong> : celui<br />

où l’on peut jouer et combiner artificiellement ou réellement certains affects<br />

comme d’autres dans l’objectif <strong>de</strong> construire une situation stable et d’éviter <strong>de</strong>s<br />

catastrophes <strong>de</strong>structrices pour tous ; celui qui rend par <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

infaillible du souverain l’action intersubjective <strong>de</strong> l’homme plus efficace et<br />

productive car le souverain protège l’individu. Sous ces <strong>de</strong>ux aspects, Spinoza<br />

se rapproche <strong>de</strong> Hobbes pour concevoir <strong>la</strong> constitution anhistorique <strong>de</strong> l’Etat<br />

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mais en même temps renverse le contenu en ce qu’il se fon<strong>de</strong> sur les<br />

fon<strong>de</strong>ments épistémologiques différents. Ainsi l’action <strong>politique</strong> <strong>de</strong> l’individu<br />

chez Hobbes, se détermine dans <strong>la</strong> finitu<strong>de</strong> et l’obéissance, tandis que cette<br />

action chez Spinoza se réalise dans et pour <strong>la</strong> liberté.<br />

Matheron montrait dans Individu et communauté chez Spinoza que<br />

face aux passions (fortes et néfastes), il faut user <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison qui soit assez<br />

puissante pour conduire une précise <strong>politique</strong> <strong>de</strong> bascule. Mais alors, est-elle<br />

en mesure <strong>de</strong> se développer jusqu’à parvenir au seuil <strong>de</strong> l’invincible ? Ceci<br />

amène le commentateur à questionner les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>raison</strong>nable. Il<br />

pense, en effet, que ces fon<strong>de</strong>ments sont les mêmes que ceux <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie<br />

passionnelle. <strong>Les</strong> comman<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison sont l’expression <strong>de</strong><br />

l’authenticité <strong>de</strong> <strong>la</strong> racine même <strong>de</strong> nos impulsions passives. Ils sont pour ainsi<br />

dire le conatus individuel et interhumain lui-même, désaliéné, libéré du joug<br />

perturbateur <strong>de</strong>s causes extérieures. Pour l’auteur, agir par <strong>la</strong> vertu, c’est<br />

toujours conserver notre être selon le principe <strong>de</strong> l’intérêt personnel. Mais cette<br />

quête ne connaît une véritable efficacité que si elle se déroule sous <strong>la</strong> conduite<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison. Il s’interroge sur le rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison. Serait-il uniquement<br />

instrumental tel que l’envisage Hobbes ?<br />

L’auteur répond par <strong>la</strong> négative et rappelle <strong>de</strong>ux aspects du monisme<br />

anthropologique <strong>de</strong> Spinoza : d’une part, le conatus est notre moi tout entier. Il<br />

est, en effet, notre essence actuelle, constituée dans sa totalité d’un système en<br />

cercle fermé. Tendre à persévérer dans mon être, c’est tendre pour ainsi dire, à<br />

produire ce qui se déduit <strong>de</strong> tout ce que je suis ; d’autre part, <strong>la</strong> Raison n’est<br />

pas autre chose que nous-mêmes. Contrairement à <strong>la</strong> vision hobbesienne qui <strong>la</strong><br />

réduit à un ensemble d’opérations formelles portant sur <strong>de</strong>s données fournies<br />

une individualité biologique déjà constituée (sorte <strong>de</strong> machine à calculer<br />

greffée sur un appareil végétatif qui seul, définirait notre moi), <strong>la</strong> Raison<br />

s’intègre à notre moi comme <strong>la</strong> passion. Ma <strong>raison</strong> désigne donc « mon-âme-<br />

en-tant-qu’elle-a-<strong>de</strong>s-idées-adéquates », comme le note Spinoza : « L’essence<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> n’est rien d’autre que notre Esprit en tant qu’il comprend<br />

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c<strong>la</strong>irement et distinctement (rationis esssentia nihil aliud est, quàm Mens<br />

nostra, quatenus c<strong>la</strong>rè, & distinctè intelligit)» 48 .<br />

Au total, toutes ces vérités combinées, l’auteur indique que tendre à<br />

conserver notre être sous <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> passion, c’est renouveler et<br />

intensifier toute excitation joyeuse et repousser toute excitation triste. Au<br />

niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison, tendre à conserver notre être sous sa conduite, consiste à<br />

faire ce que se déduit <strong>de</strong> l’essence <strong>de</strong> notre être en tant qu’elle a <strong>de</strong>s idées<br />

adéquates. Lorsque <strong>la</strong> Raison nous gui<strong>de</strong>, ce sont ses désirs à elle qui<br />

prédominent, et elle ne désire que s’actualiser au maximum. Vivre sous <strong>la</strong><br />

conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison est à soi-même sa propre fin que <strong>la</strong> connaissance ; <strong>la</strong> vie<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison, est chez l’homme <strong>raison</strong>nable <strong>la</strong> fin en soi et non le moyen.<br />

L’utilitarisme rationnel, sous peine <strong>de</strong> paraître une illusion précaire,<br />

doit <strong>de</strong>venir intellectualisme. D’où l’effort <strong>de</strong> compréhension est le premier<br />

sinon l’unique fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> vertu. On peut alors lire dans l’Ethique : « Cet<br />

effort pour comprendre est donc le premier et unique fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vertu (est ergo hic intelligendi conatus primum, & unicum virtutis<br />

fundamentum). » 49 Cet effort est le conatus parvenu à son plein épanouissement<br />

et à son plus haut <strong>de</strong>gré d’efficience. Si l’homme est un être qui est pleinement<br />

établi lorsqu’il conçoit c<strong>la</strong>irement <strong>la</strong> vérité, alors le modèle idéal <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature<br />

humaine est l’être qui agit entièrement et donne le nécessaire pour avoir <strong>de</strong>s<br />

idées c<strong>la</strong>ires. Le désir <strong>de</strong> connaître est <strong>de</strong> cette façon <strong>la</strong> vérité du désir d’être.<br />

Matheron reconnaît que <strong>la</strong> science nous sert encore à perfectionner <strong>la</strong><br />

mé<strong>de</strong>cine et <strong>la</strong> technique, à organiser notre expérience <strong>de</strong> façon à jouir<br />

harmonieusement <strong>de</strong> toutes les commodités <strong>de</strong> l’existence. En revanche, cet<br />

aménagement rationnel <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature n’est plus qu’un moyen : il nous sert lui-<br />

même à nous constituer un milieu favorable au déploiement <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance.<br />

Connaître pour mieux organiser le mon<strong>de</strong> afin <strong>de</strong> mieux connaître encore, est<br />

le cycle complet <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>raison</strong>nable. Ce qui veut dire en c<strong>la</strong>ir, connaître pour<br />

48 Spinoza, Ethique, Quatrième Partie, Proposition XXVI, Démonstration, Traduction par Bernard Pautrat, Editions<br />

du Seuil, Paris, 1988, p. 379.<br />

49 I<strong>de</strong>m.<br />

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connaître. On le voit avec l’auteur, <strong>la</strong> Raison juge bon ce qui favorise<br />

l’émergence <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance vraie ; et mauvais ce qui l’entrave. Disons que<br />

c’est <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison que nous analysons et comprenons <strong>de</strong> façon précise toute<br />

incertitu<strong>de</strong>.<br />

C’est le lieu <strong>de</strong> soulever que le problème traditionnel <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie<br />

morale peut se résoudre ici. La première interrogation « quel est le Souverain<br />

Bien ? » mérite d’être soulignée in extenso. Matheron montrait que cette<br />

question n’a pas été posée explicitement par Hobbes : selon <strong>la</strong> vision<br />

hobbesienne, <strong>la</strong> conservation <strong>de</strong> l’existence biologique brute forme le<br />

« premier bien », mais notre volonté <strong>de</strong> puissance ne se rassasie pas. Chez<br />

Spinoza, a contrario, il y a un Souverain Bien, c’est <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> Dieu :<br />

« Le souverain bien <strong>de</strong> l’Esprit est <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> Dieu, et <strong>la</strong><br />

souveraine vertu <strong>de</strong> l’Esprit est <strong>de</strong> connaître Dieu (Summum Mentis bonum<br />

est Dei cognitio & summa Mentis virtus Deum cognoscere). » 50 Dieu est alors<br />

<strong>la</strong> cause unique dont se déduit le cours entier <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature, son idée vraie nous<br />

donne <strong>la</strong> clef <strong>de</strong> toutes les autres idées vraies.<br />

Matheron a essayé <strong>de</strong> conclure sur cet aspect en intitu<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> nécessité<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> médiation <strong>politique</strong>. Ici, il établit, en effet, que l’étendue <strong>de</strong> notre savoir<br />

est liée à <strong>la</strong> vivacité du désir rationnel qui nous a permis d’y parvenir. De sorte<br />

que <strong>la</strong> Raison se déploie en se renforçant par une sorte <strong>de</strong> rétroaction positive.<br />

C’est dire que pour être <strong>raison</strong>nable, il faudrait l’être auparavant. L’auteur fait<br />

remarquer que <strong>la</strong> condition maximum paraît irréalisable au regard <strong>de</strong> ce que <strong>la</strong><br />

Raison ne peut s’élever d’elle-même jusqu’ à imposer toutes ses exigences. En<br />

vérité, n’étant pas seul, même pas dans l’état <strong>de</strong> nature, notre rapport au mon<strong>de</strong><br />

est médiatisé par notre rapport à autrui. <strong>Les</strong> contradictions inhérentes <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie<br />

interhumaine amènent nécessairement les individus à construire une société<br />

<strong>politique</strong> permanente. Celle-ci ne pourrait absolument naître <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison. La<br />

Raison détermine donc les individus à une vie extérieure, même en <strong>de</strong>hors<br />

d’elle, en accord <strong>de</strong> fait avec les comman<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> celle-ci.<br />

50 Ethique, Quatrième Partie, Proposition XXVIII, Traduction Bernard Pautrat, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.381.<br />

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L’auteur indique que le jeu <strong>de</strong>s institutions conduit les hommes à une<br />

coopération particulièrement pacifique, en fait, une certaine concor<strong>de</strong>. Tel est<br />

le chemin du salut. Selon l’auteur, c’est <strong>la</strong> médiation <strong>politique</strong> et elle<br />

uniquement qui rend possible le passage du fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>raison</strong>nable à<br />

son déploiement effectif <strong>de</strong>s exigences <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison à leur incarnation <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie<br />

quotidienne. D’où <strong>la</strong> création <strong>de</strong>s conditions extérieures <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>raison</strong>nable<br />

n’est que le résultat ultime <strong>de</strong> <strong>la</strong> société <strong>politique</strong> et non sa fin. La <strong>raison</strong><br />

conduit à l’épanouissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> société.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, Spinoza sans pouvoir l’indiquer dans l’Ethique, le<br />

montre bien dans ses <strong>de</strong>ux traités : hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> société, tout progrès <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison<br />

s’avère impossible ; une proposition que Matheron considère comme <strong>la</strong><br />

conclusion finale <strong>de</strong> <strong>la</strong> Politique.<br />

Justement, Matheron fait une analyse en partant <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature à <strong>la</strong><br />

société <strong>politique</strong>. Il montre que les exigences <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison n’ont aucun poids à<br />

l’état <strong>de</strong> nature, alors tout porte à croire qu’elles sont inexistantes. Faut-il <strong>de</strong><br />

cette façon s’accuser d’avoir d’attribué à Spinoza l’idée selon <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong><br />

société <strong>politique</strong> est l’œuvre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison ? En mettant à exécution les désirs <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Raison, les individus s’accor<strong>de</strong>raient <strong>de</strong> façon spontanée, et ainsi l’Etat serait<br />

inutile. La <strong>raison</strong> qui fait exister l’Etat prouve l’impuissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison et <strong>de</strong><br />

l’Etat lui-même. Si <strong>la</strong> société <strong>politique</strong> arrivait à surgir, elle ne sera plus le<br />

simple jeu spontané et aveugle <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie interhumaine passionnelle. Spinoza n’a<br />

pas omis d’insister sur le fait que <strong>la</strong> Cité est <strong>la</strong> résultante mécanique d’un pur<br />

rapport <strong>de</strong> forces. Pour lui, <strong>la</strong> doctrine <strong>politique</strong> qui est <strong>la</strong> p<strong>la</strong>que tournante <strong>de</strong><br />

sa doctrine <strong>de</strong> l’individualité se structure <strong>de</strong> <strong>la</strong> même façon que celle-ci, c’est-<br />

à-dire l’interprétation évoquée dans l’Ethique. En combinant les <strong>de</strong>ux traités,<br />

on peut obtenir que le passage <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature à <strong>la</strong> société <strong>politique</strong>, celle<br />

provenant <strong>de</strong> celui-ci comme l’individualité humaine découle <strong>de</strong> <strong>la</strong> substance.<br />

Confère Traité <strong>politique</strong> Chapitre II, § 1-5 et Chapitre III, § 10-17, Chapitre<br />

IV, §1-3 / Traité théologico-<strong>politique</strong>, les chapitres XVI et V / Ethique,<br />

scolie II, Prop.XXXVII. Etu<strong>de</strong> du <strong>de</strong>venir catastrophique <strong>de</strong>s sociétés<br />

<strong>politique</strong>s <strong>de</strong> fait, mal organisées, sont victimes d’une aliénation, qui bien<br />

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essemb<strong>la</strong>nte à celle <strong>de</strong> l’individu passionné dont le livre III <strong>de</strong> l’Ethique<br />

décrivait les avatars. Partant <strong>de</strong>s principes, <strong>de</strong>ux solutions sont envisageables :<br />

d’une part, <strong>la</strong> théocratie idéale : théocratie, non pas telle qu’elle a existé<br />

historiquement chez les Hébreux, mais rectifiée, démarquée <strong>de</strong>s imperfections<br />

qui du reste l’ont voué à <strong>la</strong> perte ; d’autre part, théocratie historique : (Confère<br />

Traité théologico-<strong>politique</strong> Chapitre XVII, Traité <strong>politique</strong>, §4), c’est une<br />

mécanique agencée dont résulte pour les individus une aliénation<br />

impeccablement dirigée qui les adapte profondément à leurs fonctions. La<br />

<strong>de</strong>uxième solution est l’Etat « libre », équivalent social <strong>de</strong> ce qu’est<br />

l’ « homme libre » <strong>de</strong> l’Ethique : Monarchie, Aristocratie ou Démocratie<br />

idéales. C’est une mécanique aussi merveilleusement agencée, qui en revanche<br />

crée un milieu favorable au développement <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison. Confère Traité<br />

<strong>politique</strong>, chapitre VI-XI, Traité théologico-<strong>politique</strong>, les chapitres XIX et<br />

XX.<br />

On peut dire à juste <strong>raison</strong> que pour Spinoza <strong>la</strong> sécurité résulte d’abord<br />

<strong>de</strong> notre capacité à nous libérer <strong>de</strong> <strong>la</strong> crainte ; un climat sécuritaire initial<br />

garanti par <strong>la</strong> justice, ne favoriserait-il pas au contraire une libération plus<br />

rapi<strong>de</strong>, plus efficace <strong>de</strong> toute crainte, favorisant par là un climat plus favorable<br />

au développement <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Comment envisager alors son rapport avec<br />

l’éthique ?<br />

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CHAPITRE II. : RAISON POLITIQUE ET ETHIQUE<br />

Dans <strong>la</strong> vision <strong>de</strong> Spinoza, le vrai danger <strong>de</strong> l’Etat vient assurément <strong>de</strong>s<br />

citoyens qui le composent. Etablie dans <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> force avec le droit<br />

absolu du souverain, <strong>la</strong> foule constitue une entité dans <strong>la</strong> manifestation <strong>de</strong>s<br />

passions collectives susceptibles <strong>de</strong> favoriser <strong>la</strong> <strong>de</strong>struction du corps <strong>politique</strong>.<br />

Pourtant, notre philosophe ne ravale pas les passions à l’arrière-p<strong>la</strong>n <strong>de</strong> sa<br />

philosophie <strong>politique</strong>. Au contraire, il trouve que les passions jouent un rôle<br />

prépondérant dans <strong>la</strong> résistance au corps <strong>politique</strong> ; nous ne <strong>de</strong>vons pas les<br />

méconnaître, dit-il, au risque <strong>de</strong> méconnaître notre véritable pouvoir.<br />

II.1. Passions et <strong>politique</strong><br />

C’est à partir <strong>de</strong>s travaux du Groupe <strong>de</strong> Recherches Spinozistes<br />

concernant les Spinoza et les Affects que nous partirons pour analyser ce<br />

chapitre. Mais, il nous faut définir d’abord <strong>la</strong> passion. En effet, <strong>la</strong> passion<br />

désigne <strong>la</strong> souffrance – à l’image <strong>de</strong> celle qu’a subie le Christ sur <strong>la</strong> croix, -<br />

mais aussi le sentiment, en tant qu’il s’oppose à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. La passion du<br />

croyant provient donc <strong>de</strong> ce refus <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, qui le met dans une situation <strong>de</strong><br />

détresse sans issue.<br />

L’analyse <strong>de</strong> Pierre-François Moreau sur les « affects et <strong>la</strong> <strong>politique</strong> »<br />

suivant les travaux du groupe <strong>de</strong> Recherches Spinozistes dans Spinoza et les<br />

Affects nous intéresse ici. Il part <strong>de</strong> <strong>la</strong> spécification du mo<strong>de</strong> humain et du<br />

passage <strong>de</strong> l’individuel à l’interindividuel, <strong>de</strong> <strong>la</strong> constitution d’une<br />

anthropologie <strong>politique</strong> et <strong>religieuse</strong>. Moreau indique par ailleurs que <strong>la</strong><br />

conception anthropologique est coordonnée par les affects, lesquels envisagent<br />

<strong>la</strong> possibilité d’une éthique <strong>de</strong> <strong>la</strong> ressemb<strong>la</strong>nce en <strong>politique</strong>.<br />

Affects et <strong>politique</strong> : une difficulté du spinozisme. C’est l’intitulé du<br />

commentaire <strong>de</strong> Moreau qui traite bien <strong>de</strong> <strong>la</strong> question <strong>politique</strong> en rapport avec<br />

les passions. Il y soutient qu’en matière <strong>politique</strong>, Spinoza avoue se démarquer<br />

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<strong>de</strong>s théologiens ou <strong>de</strong>s moralistes qui selon lui conçoivent une <strong>politique</strong> pour<br />

<strong>de</strong>s hommes fictifs. Ils n’é<strong>la</strong>borent, en effet, que <strong>de</strong>s lois fictives, taillées sur<br />

mesure, alors que lui, pense pour <strong>de</strong>s individus réels. Du moins, bien loin d’une<br />

éthique et d’une <strong>politique</strong> appropriée, ils conçoivent <strong>de</strong>s systèmes utopiques<br />

qui ne sont que <strong>de</strong>s f<strong>la</strong>tus vocis.<br />

Spinoza n’hésite pas à s’attaquer particulièrement au p<strong>la</strong>tonisme<br />

<strong>politique</strong> selon lequel <strong>la</strong> survie <strong>de</strong>s institutions et <strong>la</strong> bonne gouvernance d’une<br />

société sont l’apanage <strong>de</strong>s hommes vertueux, « <strong>de</strong>s philosophes-rois » selon les<br />

termes p<strong>la</strong>toniciens. Pour Moreau, Spinoza admet que les hommes sont<br />

irrationnels, changeants, vicieux et passionnés. D’où le régime bien institué<br />

n’est pas lié à <strong>la</strong> vertu <strong>de</strong> ses citoyens ni <strong>de</strong> ses dirigés et dirigeants. De cette<br />

façon, étudier <strong>la</strong> <strong>politique</strong>, c’est rechercher les rapports entre affects et<br />

sociabilité, lesquels rapports peuvent, en effet, susciter plusieurs<br />

préoccupations : le problème du rapport <strong>de</strong>s affects avec le droit naturel. Ici, il<br />

est évoqué <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> continuation du droit naturel dans <strong>la</strong> société civile,<br />

et à ce niveau, Spinoza se démarque <strong>de</strong> Hobbes, comme en témoigne <strong>la</strong> Lettre<br />

50, adressée à Jarig Jelles ; le problème <strong>de</strong> <strong>la</strong> correspondance entre affects et<br />

régimes <strong>politique</strong>s, confère Ethique, IV, Proposition 38-51 avec <strong>la</strong><br />

c<strong>la</strong>ssification <strong>de</strong>s passions ; le problème <strong>de</strong>s rapports entre affects et<br />

fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> sociabilité, celui que nous avons à traiter.<br />

Pierre-François Moreau commentant les affects et <strong>la</strong> <strong>politique</strong> est parti<br />

d’emblée <strong>de</strong> cette image <strong>de</strong> l’Ethique : « Il n’y a pas, dans <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>s<br />

choses, <strong>de</strong> singulier qui soit à l’homme plus utile que l’homme qui vit sous<br />

<strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> (nihil singu<strong>la</strong>re in rerum naturâ datur, quod homini<br />

sit utilius, quàm homo, qui ex ductu rationis vivit). » 51 Cette thèse pose que<br />

c’est sur <strong>la</strong> base <strong>de</strong> leur utile propre que les hommes vivent en société. Est-ce là<br />

concevoir <strong>la</strong> société seulement sur les hommes <strong>raison</strong>nables ?<br />

Spinoza tente d’y répondre à travers l’explication <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>s<br />

affects et <strong>de</strong>s conduites humaines au chapitre III <strong>de</strong> l’Ethique. Disons que <strong>la</strong><br />

51 Ethique, Quatrième Partie, Proposition XXXV, corol<strong>la</strong>ire I, p.391.<br />

- 66 -


vie humaine s’organise selon <strong>de</strong>ux enchaînements objectaux et ceux fondés sur<br />

<strong>la</strong> similitu<strong>de</strong> où se développera l’imitation <strong>de</strong>s affects : on passe <strong>de</strong> <strong>la</strong> joie et <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> tristesse à l’amour et à <strong>la</strong> haine, autrement exprimé, nous aimons ceux qui<br />

nous aiment, et vis versa nous haïssons ceux qui <strong>la</strong> haïssent. Spinoza entend <strong>de</strong><br />

cette façon fon<strong>de</strong>r le comportement sur une propriété fondamentale sans<br />

rapport avec l’objet : l’imitation <strong>de</strong>s affects. Il s’agit <strong>de</strong>s passions qui naissent<br />

en nous, à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> quelque chose. Il cherche à comprendre<br />

désormais l’ensemble <strong>de</strong>s comportements humains, et ce qui nous fait être.<br />

L’auteur évoque <strong>la</strong> constance <strong>de</strong>s sentiments qui indique combien tous<br />

les êtres sont caractérisés par les mêmes sentiments ; une caractéristique du<br />

reste fondamentale pour <strong>la</strong> morale et <strong>la</strong> <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza, et surtout au p<strong>la</strong>n<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, <strong>la</strong>quelle consiste, en effet, en ce que les hommes disposent au<br />

quotidien du désir <strong>de</strong> voir vivre les êtres sous leur propre ingenium, propre à <strong>la</strong><br />

nature humaine qui est l’imitation <strong>de</strong> son affect. Ce principe <strong>de</strong> similitu<strong>de</strong><br />

conçu comme règle générale <strong>de</strong> fonctionnement <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature humaine explique<br />

bien le mécanisme <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions interindividuelles et partant désigne un facteur<br />

<strong>de</strong> sociabilité et d’amour. Quel peut en être l’enjeu <strong>politique</strong> ?<br />

P-F Moreau reconnaît que Spinoza s’est montré un peu distant <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

théorie du pacte social. Même s’il en parle, c’est avec pru<strong>de</strong>nce dans le Traité<br />

théologico-<strong>politique</strong>. Selon lui, le pacte est censé tomber sous le coup <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

divergence entre <strong>la</strong> théorie et <strong>la</strong> pratique. De toute évi<strong>de</strong>nce, si <strong>la</strong> société ne<br />

parvient pas à se constituer par le simple jeu <strong>de</strong>s volontés, les hommes doivent<br />

développer <strong>la</strong> tendance et l’intérêt à construire <strong>la</strong> vie du partage et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

communauté. Toutefois, les hommes ne peuvent s’accor<strong>de</strong>r naturellement que<br />

lorsqu’ils mènent leur vie sous <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison, et non soumis aux<br />

passions pour ne pas être conduits au déchirement et à <strong>la</strong> fragilisation <strong>de</strong> leur<br />

re<strong>la</strong>tion, par <strong>la</strong> concupiscence, <strong>la</strong> haine, <strong>la</strong> violence et <strong>la</strong> rivalité. On voit qu’à<br />

travers le discours spinoziste à propos <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions sociales, l’auteur fait tout<br />

<strong>de</strong> même remarquer <strong>la</strong> difficulté interne à <strong>la</strong> problématique spinoziste puisque<br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong> qui est censée réunir les hommes les conduit à se confronter à une<br />

réalité tangible, incontournable : l’hostilité <strong>de</strong>s hommes dans leur constitution<br />

- 67 -


et au niveau <strong>de</strong> l’imitation <strong>de</strong>s affects, <strong>la</strong> Raison étant <strong>la</strong> chose <strong>la</strong> moins<br />

partagée : ce qui pose ici les limites <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Par <strong>la</strong> suite, Spinoza change<br />

<strong>de</strong> cap puisque ce <strong>de</strong>rnier évoque que <strong>la</strong> sociabilité <strong>de</strong>s hommes est envisagée<br />

suivant <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> leurs besoins et l’urgence <strong>de</strong> leurs avantages. On passe<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> logique <strong>de</strong>s passions d’une part et <strong>de</strong> l’autre les intérêts et les besoins <strong>de</strong>s<br />

hommes. Est-il nécessaire <strong>de</strong> mentionner que <strong>de</strong>s passages du Traité<br />

théologico-<strong>politique</strong> confirment bien le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’Etat. Notons que<br />

l’existence <strong>de</strong>s hommes, entités constitutives <strong>de</strong> <strong>la</strong> société contribue à ce<br />

fon<strong>de</strong>ment. Au <strong>de</strong>meurant, il importe <strong>de</strong> ne pas occulter <strong>la</strong> prise en compte <strong>de</strong>s<br />

passions qui expliquent dans une certaine mesure <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

société.<br />

Dans son commentaire <strong>de</strong>s passions <strong>religieuse</strong>s dans Spinoza et les<br />

Affects le même ouvrage, Jacqueline Lagrée revient sur les Passions chez<br />

Spinoza et se p<strong>la</strong>ce au cœur du débat engagé par Moreau. Elle porte son<br />

commentaire sur les passions <strong>religieuse</strong>s. La réflexion sur les passions<br />

<strong>religieuse</strong>s s’était déjà présentée au XVIIe siècle. Trois exemples significatifs<br />

justifient <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> se défendre contre l’« odium theologium » : le premier<br />

exemple parle du traité De jure ecclesiasticorum <strong>de</strong> L. A. Constans, disciple<br />

néer<strong>la</strong>ndais <strong>de</strong> Hobbes qui partage les thèses hobbesiennes sur <strong>la</strong> maîtrise par le<br />

seul prince <strong>de</strong>s affaires <strong>religieuse</strong>s. Il est guidé par le motif <strong>de</strong> présenter<br />

« l’ambition impie, illégitime et pernicieuse <strong>de</strong>s ecclésiastiques <strong>de</strong> tous<br />

temps ». <strong>Les</strong> ecclésiastiques à défaut <strong>de</strong> découvrir <strong>la</strong> vérité donnent dans <strong>la</strong><br />

calomnie et <strong>la</strong> frau<strong>de</strong> ; le second Philosophia Scripturae interpres, traité <strong>de</strong><br />

Louis Meyer <strong>de</strong> 1666, mé<strong>de</strong>cin et très proche <strong>de</strong> Spinoza, où face à <strong>la</strong> colère<br />

<strong>de</strong>s théologiens et <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> vaine gloire, il propose l’impartialité, <strong>la</strong><br />

sérénité et le souci <strong>de</strong> révision <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité ; le troisième traité, Traité<br />

théologico-<strong>politique</strong>, celui <strong>de</strong> Spinoza <strong>de</strong> 1670, se démarque <strong>de</strong>s autres. Sa<br />

préface indique, en effet, que non seulement elle dénonce les passions<br />

<strong>religieuse</strong>s hostiles à <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser et à <strong>la</strong> paix <strong>de</strong> <strong>la</strong> république, mais<br />

aussi en dégage le rapport <strong>de</strong> l’homme à l’avenir et aux événements<br />

métaphorisés. La crédulité et <strong>la</strong> superstition étant <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> l’espoir et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

- 68 -


crainte. Spinoza ne s’attaque pas seulement aux passions <strong>religieuse</strong>s, il en<br />

démonte le mécanisme d’engendrement : <strong>la</strong> crainte, l’espoir, <strong>la</strong> faiblesse <strong>de</strong><br />

l’homme, son ignorance du futur. Il en soutient les effets religieux et <strong>politique</strong>s<br />

et d’utiliser l’énergie emmagasinée dans les passions <strong>religieuse</strong>s au service <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> prospérité <strong>de</strong> l’Etat et <strong>de</strong> l’avancement du savoir.<br />

L’auteur pense que les passions <strong>religieuse</strong>s apparaissent comme <strong>la</strong><br />

controverse <strong>de</strong> ce que l’Epître aux Ga<strong>la</strong>tes <strong>de</strong> Saint Paul nomme les fruits <strong>de</strong><br />

l’Esprit saint et constituent les produits en l’âme par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et par l’Ecriture :<br />

« Le fruit <strong>de</strong> l’Esprit, c’est l’amour, <strong>la</strong> joie, <strong>la</strong> paix, <strong>la</strong> patience, <strong>la</strong> bonté, <strong>la</strong><br />

bénignité, <strong>la</strong> fidélité, <strong>la</strong> douceur, <strong>la</strong> tempérance » 52 . Remarquons que<br />

l’origine <strong>politique</strong> <strong>de</strong> cette perversion <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, c’est l’attribution <strong>de</strong><br />

dignités et <strong>de</strong> prében<strong>de</strong>s aux fonctions ecclésiastiques, ce qui révèle, chez les<br />

candidats au sacerdoce, une ambition et une avidité dans <strong>la</strong> démesure. Le<br />

temple a fondu en théâtre, selon une reprise spinoziste à Saint Augustin, et ce<br />

sont les passions (désir, envie, haine) qui se sont érigées dans les arennes du<br />

culte extérieur. La lutte <strong>de</strong>s passions <strong>religieuse</strong>s chez Spinoza consiste <strong>de</strong> cette<br />

façon en leur compréhension, en <strong>la</strong> lutte pour <strong>la</strong> cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion et <strong>la</strong><br />

défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> moralité. Ainsi, il dénonce tout comme <strong>la</strong> tradition iréniste <strong>la</strong><br />

nocivité <strong>de</strong>s passions (par l’excès <strong>de</strong> zèle) à <strong>la</strong> religion et partant à <strong>la</strong> paix<br />

civile.<br />

Quel examen pouvons-nous faire <strong>de</strong>s diverses passions dénoncées dans<br />

<strong>la</strong> préface du Traité théologico-<strong>politique</strong> ? De l’analyse <strong>de</strong>s passions<br />

<strong>religieuse</strong>s, on note ceci :<br />

• Le zèle, c’est une passion du peuple, dangereuse, qui donne lieu à <strong>la</strong><br />

superstition.<br />

• L’admiration cultivant l’ignorance et le délire, elle conduit au<br />

renversement <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong>s facultés intellectuelles, et est liée à <strong>la</strong><br />

manipu<strong>la</strong>tion idéologique pratiquée par les hommes du pouvoir.<br />

• La passion <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouveauté conduit <strong>la</strong> croyance au miracle. Or <strong>la</strong> foi au<br />

miracle conduit directement à l’athéisme.<br />

52 La Bible: Epître <strong>de</strong> Saint Paul aux Ga<strong>la</strong>tes 5, 22, Maxi poche, Paris, 2007, p.1251.<br />

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• La haine désigne <strong>la</strong> passion <strong>religieuse</strong> très négatrice en ce qu’elle<br />

développe <strong>la</strong> rage <strong>de</strong> <strong>la</strong> dispute, les séditions et les conflits civils et<br />

<strong>politique</strong>s ; elle est l’antithèse <strong>de</strong> l’amour du prochain et à <strong>la</strong> pitié pour<br />

l’ignorant (principes <strong>de</strong> l’institution <strong>religieuse</strong>).<br />

• L’orgueil, traité <strong>de</strong> délire par Spinoza, conduit à <strong>la</strong> dé<strong>raison</strong> et à<br />

l’incertitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> passion pour mieux dominer autrui.<br />

• L’ambition et le goût du pouvoir constituent le désir <strong>de</strong> gloire né <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

passion, et d’une opinion erronée. Spinoza l’oppose alors au désir <strong>de</strong><br />

gloire né <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, à <strong>la</strong> vraie gloire. L’opiniâtreté désigne <strong>la</strong><br />

prétention <strong>de</strong>s passions orgueilleuses <strong>de</strong>s ecclésiastiques à tout<br />

déterminer et à tout solutionner.<br />

Il ressort <strong>de</strong> cette analyse <strong>de</strong> Lagrée que les passions mauvaises portent<br />

les germes <strong>de</strong> <strong>la</strong> division et <strong>de</strong> déso<strong>la</strong>tion, dans une certaine incompatibilité<br />

avec l’amour <strong>de</strong> Dieu. Pour ainsi dire, les passions <strong>religieuse</strong>s <strong>de</strong>meurent au<br />

noyau <strong>de</strong> passions anti<strong>politique</strong>s nuisibles à <strong>la</strong> concor<strong>de</strong> et à <strong>la</strong> paix.<br />

Devant les passions <strong>religieuse</strong>s, Spinoza propose un traitement<br />

thérapeutique <strong>de</strong>s passions, lequel consiste à les préserver dans un espace <strong>de</strong><br />

liberté et <strong>de</strong> vie paisible. Il s’agit en effet <strong>de</strong> surmonter les passions <strong>religieuse</strong>s<br />

pour accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> liberté. C’est que si les érenistes religieux proposent un<br />

traitement, l’originalité, Spinoza, lui préconise un traitement <strong>politique</strong>. Quant à<br />

<strong>la</strong> solution érasmienne ou chatelienne, (Erasme et Castellion) suggèrent le<br />

développement d’un droit d’ignorance et <strong>la</strong> recherche du salut.<br />

La solution spinoziste consiste d’une part à consoli<strong>de</strong>r les principes <strong>de</strong><br />

l’interprétation et <strong>de</strong> <strong>la</strong> tolérance <strong>religieuse</strong> en défendant l’idée que <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

penser n’est contraire ni au sentiment religieux ni à <strong>la</strong> paix <strong>de</strong> l’Etat, d’autre<br />

part, <strong>politique</strong>ment à montrer comment une <strong>politique</strong> habile parvient à gérer<br />

<strong>de</strong>s hommes passionnés et détourner l’énergie inscrite dans <strong>la</strong> passion ou <strong>de</strong>s<br />

affects plus favorables à <strong>la</strong> vie commune. Par rapport à <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong><br />

l’interprétation et <strong>la</strong> tolérance <strong>religieuse</strong>, première solution spinoziste, le<br />

philosophe fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion l’objet <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie qu’il l’i<strong>de</strong>ntifie à <strong>la</strong><br />

connaissance du premier genre. Lagrée fait noter à ce propos que <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion<br />

est nécessaire pour nous faire connaître que <strong>la</strong> philosophie ne parvient<br />

nullement à démontrer qu’il y a un salut par obéissance. Si <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion<br />

- 70 -


s’i<strong>de</strong>ntifie à l’Ecriture sainte, c’est qu’une Ecriture est dite sainte lorsqu’elle<br />

incite à <strong>la</strong> piété et à <strong>la</strong> vertu et qu’elle autorise une pluralité d’interprétations.<br />

Cette <strong>de</strong>rnière vision conduit à refuser, selon l’auteur, le statut d’Ecriture<br />

Sainte au Coran qui fon<strong>de</strong> <strong>la</strong> tolérance spinozienne, elle-même fondée sur le<br />

statut modal fini <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment humain ; cette tolérance qui tolère <strong>de</strong>s<br />

interprétations <strong>religieuse</strong>s, admet que le texte sacré puisse avoir plusieurs sens<br />

recevables. Peu importe, qu’il s’agisse <strong>de</strong> <strong>la</strong> calomnie, <strong>de</strong>s malveil<strong>la</strong>nces nées<br />

<strong>de</strong>s mauvaises interprétations qui favorisent <strong>la</strong> haine théologique ou <strong>la</strong> sédition.<br />

Spinoza a contrario cautionne <strong>la</strong> règle <strong>de</strong> C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>rg et certains protestants qui<br />

s’accor<strong>de</strong>nt au multitu<strong>de</strong> sens <strong>de</strong> l’Ecriture pourvu que ce<strong>la</strong> n’entre pas en<br />

contradiction avec l’analogie <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi. Pour Spinoza, loin d’être une entrave,<br />

elle favorise l’obéissance. Le texte sacré, vu son caractère universel, peut être<br />

lu à divers niveaux (historique, éthique, théologique) pourvu qu’il facilite une<br />

pratique sereine, juste et droite.<br />

La secon<strong>de</strong> solution proposée par Spinoza est le retournement <strong>politique</strong><br />

<strong>de</strong>s passions <strong>religieuse</strong>s. Il part, en effet, d’une analyse <strong>de</strong> l’Etat Hébreux,<br />

c’est-à-dire cet Etat théocratique, fondé sur <strong>de</strong>s principes religieux, où il<br />

indique l’utilisation <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s passions humaines par <strong>la</strong> théocratie mosaïque<br />

au service du renforcement <strong>de</strong> l’Etat, à sa défense et à son harmonie. Cette<br />

analyse entend inspirer <strong>de</strong>s <strong>politique</strong>s réalistes en vue <strong>de</strong> servir le dynamisme<br />

présent dans l’imagination <strong>religieuse</strong> à <strong>de</strong>s fins pacifiques. De cette analyse,<br />

l’auteur nous donne quelques termes en récapitu<strong>la</strong>tif : <strong>la</strong> curiosité : l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

connaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi, l’attente messianique ; l’orgueil : <strong>la</strong> conscience <strong>de</strong><br />

l’élection, <strong>la</strong> vocation divine ; le désir <strong>de</strong> gloire : l’excellence <strong>de</strong> son pays<br />

(savoir, commerce, production) ; <strong>la</strong> haine est tournée vers les étrangers et<br />

ennemis <strong>de</strong> l’Etat ; le zèle exprime le patriotisme religieux ; <strong>la</strong> paresse : le<br />

shabbat et les fêtes qui renforcent <strong>la</strong> conscience d’appartenir à une même<br />

communauté.<br />

Comment gérer le rapport aux hommes passionnés ? Lagrée répond que<br />

<strong>la</strong> thérapie proposée par Spinoza reste limitée, car le Traité théologico-<br />

<strong>politique</strong> ne s’adresse pas forcément à <strong>de</strong>s lecteurs philosophes, seuls aptes à<br />

- 71 -


lire sans préjugés et à comprendre. En <strong>de</strong>hors d’eux, toute autre lecture reste<br />

vaine, car elle se présente impuissante à guérir. Il conviendra pour ainsi dire <strong>de</strong><br />

cultiver <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong> l’art <strong>de</strong> <strong>raison</strong>ner pour une meilleure lecture <strong>de</strong> ce<br />

livre.<br />

De ce qui précè<strong>de</strong>, nous pouvons remarquer que les passions constituent<br />

une limite irréductible au droit du souverain dans <strong>la</strong> mesure où ce <strong>de</strong>rnier « ne<br />

peut (…) jamais empêcher que les hommes ne jugent <strong>de</strong> toutes choses<br />

selon leur propre complexion et ne soient dans cette mesure affectés <strong>de</strong><br />

telle ou telle passion (ne homines judicium <strong>de</strong> rebus quibuscunque ex proprio<br />

suo ingenio ferant et ne eatenus hoc aut illo affectu afficiantur)» 53 , et les<br />

moyens <strong>de</strong> subjugation ne sauront réduire entièrement <strong>la</strong> diversité <strong>de</strong>s opinions<br />

et <strong>de</strong>s croyances. En revanche, les opinions qui détruisent le pacte sont à<br />

proscrire.<br />

Chantal Jaquet faisait remarquer dans Spinoza ou <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce que <strong>la</strong><br />

loi civile chez Spinoza, n’est pas totalement passionnelle. Notre philosophe<br />

affirme que les hommes conviennent en nature en tant qu’ils vivent sous <strong>la</strong><br />

conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. La loi civile s’accor<strong>de</strong> aux hommes dans <strong>la</strong> mesure où<br />

elle est rationnelle, et si les hommes sont déterminés par leurs passions, ils<br />

peuvent par elle agir comme s’ils étaient guidés par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. A plusieurs<br />

reprises, Spinoza affirme que les sujets sont unis en un corps <strong>politique</strong> dans <strong>la</strong><br />

mesure où ils sont conduits « comme par un seul esprit (& unâ veluti mente<br />

duci velle) » 54 . Ce qui veut dire qu’ils sont conduits par une passion commune<br />

pour former un corps unique, un corps <strong>politique</strong>. L’âme renvoie aux<br />

représentations imaginaires inadéquates du corps collectif <strong>de</strong>s individus, qui les<br />

relient au tout <strong>de</strong> l’Etat. Chez Hobbes au contraire, l’âme <strong>de</strong> <strong>la</strong> république<br />

désigne l’éternité <strong>de</strong> vie artificielle conférée au souverain par le pacte liant les<br />

sujets. Elle renvoie au fon<strong>de</strong>ment contractuel et rationnel <strong>de</strong> l’Etat. La<br />

53 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XX, Traduction par J. Lagrée et P-F Moreau, PUF, Paris, 1999, p.635.<br />

54 Traité <strong>politique</strong>, Chapitre VI, § I, Editions Répliques, Traduction par Pierre-François Moreau et Renée Bouveresse,<br />

Paris, 1979, p.59.<br />

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dissolution <strong>de</strong> <strong>la</strong> république est moins <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> l’âme que sa séparation<br />

d’avec le corps <strong>politique</strong>.<br />

Spinoza définit <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> passions dont les effets sont manifestes<br />

tant avant le pacte, qu’une fois ce <strong>de</strong>rnier conclu. Si ces passions constituent<br />

toutes <strong>de</strong>s caractères stables ou récurrents <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature humaine, elles se<br />

distinguent en ce que certaines sont <strong>de</strong>s passions élémentaires constitutives <strong>de</strong><br />

l’individualité, mais ne résistant pas nécessairement au pacte ni au corps<br />

<strong>politique</strong>, tandis que d’autres résistent directement et continuellement à<br />

l’intérieur du corps <strong>politique</strong> contre celui-ci. Ainsi en témoigne <strong>la</strong> définition du<br />

concept <strong>de</strong> droit naturel et <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong> son aliénation par un contrat.<br />

Spinoza désigne le contrat et le transfert du droit naturel <strong>de</strong>s individus au profit<br />

du souverain au chapitre XVI du Traité théologico-<strong>politique</strong>, pour affirmer dès<br />

le chapitre XVII que ce transfert n’est ni nécessaire ni possible : i<strong>de</strong>ntité à <strong>la</strong><br />

puissance <strong>de</strong>s individus, le droit naturel est inaliénable, ce qui explique par <strong>la</strong><br />

suite l’absence du concept <strong>de</strong> contrat dans le Traité <strong>politique</strong>. Nul ne peut<br />

renoncer à ses passions : c’est que <strong>la</strong> complexion d’un individu est une<br />

singu<strong>la</strong>risation <strong>de</strong>s lois générales <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature auxquelles il ne peut pas plus<br />

renoncer qu’il ne peut être un empire dans un empire. Le transfert du droit<br />

naturel ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance est rendu impossible par leur contenu passionnel qui<br />

est l’effet nécessaire <strong>de</strong> déterminations naturelles.<br />

Nous pouvons donc observer un premier groupe passionnel qui, seul, ne<br />

peut suffire à rendre invivable l’état <strong>de</strong> nature ni résister nécessairement au<br />

corps <strong>politique</strong> à l’intérieur <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier ; certaines <strong>de</strong> ces passions s’accor<strong>de</strong>nt<br />

d’ailleurs avec le pacte ou le favorisent (désirer s’affranchir <strong>de</strong> <strong>la</strong> crainte et<br />

vivre en sécurité par exemple). Un certain nombre <strong>de</strong> passions perdurent une<br />

fois le corps <strong>politique</strong> établi, sans constituer nécessairement un danger pour ce<br />

<strong>de</strong>rnier, à moins que le souverain ne cherche à les détruire : il soulèvera<br />

nécessairement <strong>la</strong> révolte <strong>de</strong>s sujets en portant atteinte à leur individualité<br />

même. Ces passions sont donc <strong>de</strong>s effets nécessaires <strong>de</strong> l’individualité, elles<br />

constituent un foyer <strong>de</strong> résistance ou <strong>de</strong> défense contre les abus du pouvoir<br />

souverain.<br />

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Cette forme <strong>de</strong> résistance élémentaire au corps <strong>politique</strong> se retrouve non<br />

plus sous une forme passionnelle, mais dans l’exercice même <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Celle-ci ne peut en effet renoncer à <strong>la</strong> liberté qu’elle possè<strong>de</strong> <strong>de</strong> produire <strong>de</strong>s<br />

idées adéquates : « Tout homme qui n’a pas l’usage <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> vit sous les<br />

lois <strong>de</strong> l’appétit, en vertu d’un droit souverain <strong>de</strong> nature » 55 .<br />

La défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser et d’exprimer, au chapitre XX du<br />

Traité théologico-<strong>politique</strong>, s’appuie tantôt sur le caractère nécessaire d’une<br />

résistance passionnelle au souverain qui interdirait certaines paroles, tantôt sur<br />

une résistance tout aussi nécessaire, mais rationnelle : personne ne peut<br />

transférer à autrui son droit naturel, i<strong>de</strong>ntifié cette fois-ci à <strong>la</strong> capacité <strong>de</strong><br />

<strong>raison</strong>nement libre. Si le souverain ne peut ôter aux sujets leurs passions, il ne<br />

peut non plus supprimer <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> juger. Spinoza croit en <strong>de</strong>s droits<br />

inaliénables qui relèvent <strong>de</strong> l’exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> mais aussi <strong>de</strong> <strong>la</strong> croyance,<br />

et, que ces droits relèvent <strong>de</strong>s passions ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, ils s’inscrivent dans une<br />

conception non juridique <strong>de</strong> <strong>la</strong> résistance aux pouvoirs.<br />

Un second type <strong>de</strong> passions est visible au chapitre XVI du Traité<br />

théologico-<strong>politique</strong> après l’i<strong>de</strong>ntification du droit naturel au désir ou à <strong>la</strong><br />

puissance. Ce type passionnel procè<strong>de</strong> donc lui aussi du droit naturel, mais il<br />

produit <strong>de</strong>s effets différents en ce qu’il constitue un obstacle direct, permanent<br />

et inévitable au pacte social comme au corps <strong>politique</strong>, <strong>de</strong> même que <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Spinoza parle dès l’abord <strong>de</strong>s passions <strong>de</strong> manière superficielle au chapitre<br />

XVI : <strong>la</strong> haine, <strong>la</strong> colère, <strong>la</strong> tromperie, <strong>la</strong> rivalité, <strong>la</strong> vengeance ou les conflits ;<br />

ensuite, plus explicite au chapitre XVII : tous les hommes en général sont<br />

enclins à aimer le p<strong>la</strong>isir plus que le travail ; tous font partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> multitu<strong>de</strong>,<br />

guidée par les affects, et se <strong>la</strong>issent corrompre par le luxe ; il parle <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

jalousie, le désir <strong>de</strong> nouveauté et <strong>la</strong> colère, passions qui contreviennent tant au<br />

libre exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> qu’au maintien d’une vie conforme à celle-ci, réglée<br />

par <strong>de</strong>s lois communes. <strong>Les</strong> effets <strong>de</strong> ces passions sont d’ailleurs très proches<br />

<strong>de</strong> ceux décrits par Hobbes. Ces passions opposent <strong>de</strong> manière particulière<br />

55 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XVI, p.527.<br />

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chaque individu au corps <strong>politique</strong> tout entier, et si Spinoza les traite comme<br />

<strong>de</strong>s vices, il ne les déplore pas à <strong>la</strong> manière hobbesienne mais les conçoit<br />

comme <strong>de</strong>s effets nécessaires auxquels les institutions <strong>politique</strong>s doivent<br />

opposer d’autres passions.<br />

Enfin, certaines passions sociales sont fondamentales. De <strong>la</strong> sorte, le<br />

souverain qui entend briser <strong>de</strong>s droits inaliénables produirait nécessairement<br />

l’indignation <strong>de</strong>s sujets. Celle-ci est évoquée à plusieurs reprises dans le Traité<br />

<strong>politique</strong> et a été définie à <strong>la</strong> troisième partie <strong>de</strong> l’Ethique. Spinoza définit <strong>la</strong><br />

pitié, affect qui a pour objet une chose que nous avons aimée, mais aussi une<br />

chose dont nous n’avons aucun affect, et que nous <strong>la</strong> jugeons semb<strong>la</strong>ble à nous.<br />

Nous pouvons par là nous reporter à <strong>la</strong> définition génétique <strong>de</strong> <strong>la</strong> pitié : celle-ci<br />

est issue du mécanisme imaginaire d’imitation <strong>de</strong>s affects par lequel nous<br />

sommes affectés d’un affect semb<strong>la</strong>ble à celui d’une chose semb<strong>la</strong>ble à nous<br />

que nous imaginons affectée. Quand il s’agit d’un affect <strong>de</strong> tristesse, non<br />

seulement nous l’éprouvons par imitation, mais nous imaginons aussi tout ce<br />

qui brise <strong>la</strong> chose qui est cause <strong>de</strong> cette tristesse et, complète Spinoza, nous<br />

sommes conditionnés à <strong>la</strong> détruire afin <strong>de</strong> délivrer <strong>de</strong> son malheur <strong>la</strong> chose qui<br />

nous fait pitié. Si les affects <strong>de</strong> pitié et d’indignation sont liés et ensuite sont<br />

séparés : tandis que <strong>la</strong> pitié peut engendrer <strong>la</strong> bienveil<strong>la</strong>nce par <strong>la</strong>quelle nous<br />

nous efforçons <strong>de</strong> délivrer autrui <strong>de</strong> son malheur, l’indignation en revanche<br />

<strong>de</strong>meure, <strong>la</strong> haine pour un individu qui a causé du tort à l’autre.<br />

Il est compréhensible que <strong>de</strong>s affects apparaissent <strong>de</strong> façon précise dans<br />

le cadre <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie du mimétisme affectif : ce sont <strong>de</strong>s passions qui se<br />

diffusent <strong>de</strong> par le corps social, qui constituent <strong>la</strong> réalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

masse et qui peuvent résister au corps <strong>politique</strong> à l’intérieur <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier.<br />

Spinoza souhaite que l’indignation <strong>de</strong>vienne générale, c’est-à-dire se diffuse<br />

sous forme d’affect collectif et ligue les hommes contre <strong>la</strong> cité, quand ces<br />

<strong>de</strong>rniers éprouvent une crainte commune concernant ceux qui sont passés.<br />

Ainsi, <strong>la</strong> mise à l’écart <strong>de</strong>s sujets ou l’usage <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence par le souverain<br />

transforme <strong>la</strong> crainte en indignation, et par voie <strong>de</strong> conséquence l’état <strong>de</strong><br />

société en état <strong>de</strong> guerre. Spinoza complète que « les hommes se liguent entre<br />

- 75 -


eux soit à cause d’une crainte commune, soit par le désir <strong>de</strong> tirer<br />

vengeance d’un dommage subi en commun.» 56 .<br />

Il décrit un mo<strong>de</strong> d’exercice du pouvoir dont le ressort est <strong>la</strong> crainte<br />

qu’il inspire aux sujets : le tyran provoque <strong>la</strong> haine <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers et suscite<br />

une résistance passionnelle collective, c’est-à-dire un désir <strong>de</strong> détruire <strong>la</strong> chose<br />

qui est <strong>la</strong> cause <strong>de</strong> cette haine ou <strong>de</strong> cette tristesse. A contrario <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong><br />

Hobbes, les sujets conservent un droit <strong>de</strong> guerre (qui est une manifestation du<br />

droit naturel) à l’encontre du souverain, qui, sans être légal, peut également<br />

empêcher que le pouvoir <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier soit absolu. <strong>Les</strong> détenteurs du pouvoir<br />

éprouvent en retour un affect <strong>de</strong> crainte qui est l’expression d’une liberté à<br />

<strong>la</strong>quelle les individus ne peuvent renoncer, et dont Spinoza affirme que « c’est<br />

tacitement et non en vertu d’une loi expresse qu’elle <strong>la</strong> révendique et<br />

parvient à <strong>la</strong> gar<strong>de</strong>r (qua, si non expressâ lege, tacitè tamen sibi vindicat,<br />

obtinetque) » 57 . C’est précisément cette puissance <strong>de</strong> guerre qui provoque <strong>la</strong><br />

dissolution du corps <strong>politique</strong> : si les hommes sont déterminés à s’unir dans un<br />

mouvement <strong>de</strong> révolte collective et si cette <strong>de</strong>rnière l’emporte en puissance sur<br />

celle <strong>de</strong>s gouvernants, alors les révoltés pourront s’arroger le droit <strong>de</strong> les<br />

renverser. De cette façon, « le corps <strong>politique</strong> (pourrait) se dissoudre et le<br />

contrat se rompre» 58 .<br />

L’unité du corps <strong>politique</strong> repose sur l’union rationnelle <strong>de</strong>s sujets et<br />

l’unité <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance souveraine. Là où, selon Hobbes, dans Le Citoyen le<br />

peuple, ou <strong>la</strong> multitu<strong>de</strong> déchirée par ses passions individuelles, est au premier<br />

niveau (ses passions sont causes <strong>de</strong> <strong>la</strong> dissolution du lien civil, son obéissance<br />

garantit en revanche le pouvoir du souverain), il accè<strong>de</strong> au <strong>de</strong>uxième niveau<br />

dans le Léviathan : c’est que l’unité <strong>de</strong> <strong>la</strong> république tient à <strong>la</strong> forme absolue<br />

du pouvoir souverain, c’est-à-dire au pouvoir que ce <strong>de</strong>rnier peut réellement<br />

exercer, pouvoir qui lui est conféré dès son institution et duquel il ne peut se<br />

56 Traité <strong>politique</strong>, Chapitre III, § IX, Traduction par Pierre-François Moreau et Renée Bouveresse, Editions Réplique,<br />

Paris, 1979, p.41.<br />

57 Traité <strong>politique</strong>, VIII, § IV, p.117.<br />

58 Ibi<strong>de</strong>m, Chapitre IV, § V, p.53.<br />

- 76 -


départir. <strong>Les</strong> passions présentes dans les individus et susceptibles <strong>de</strong> détruire le<br />

corps <strong>politique</strong> ne sont pas examinées.<br />

La rupture radicale entre l’état <strong>de</strong> nature et l’état civil qu’i<strong>de</strong>ntifiait<br />

Spinoza chez Hobbes se fon<strong>de</strong> ainsi sur <strong>la</strong> mise à l’écart <strong>de</strong>s passions dans <strong>la</strong><br />

théorie <strong>politique</strong> hobbesienne : <strong>la</strong> conservation du corps <strong>politique</strong> doit en effet<br />

être assurée par autre chose que les passions. Certes, les mêmes passions sont<br />

présentes <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature à l’état social, et le retour à l’état <strong>de</strong> nature est<br />

pour Hobbes une entrave qui n’est jamais ôtée, en fait les passions ne sont<br />

jamais supprimées. On peut remarquer une continuation <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature<br />

dans l’état civil <strong>de</strong> par le jeu <strong>de</strong>s passions, <strong>la</strong> condition humaine, étant <strong>la</strong> même.<br />

On peut noter que Hobbes exclut les passions en ce qu’elles constituent les<br />

principes <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature humaine qui n’empêchent pas d’instituer un Etat<br />

atemporel, dont les passions ne sont plus à incriminer comme une entrave au<br />

fon<strong>de</strong>ment d’un ordre <strong>politique</strong> dans <strong>la</strong> mesure où l’on dispose <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle<br />

science civile qui permet d’établir et <strong>de</strong> conserver une paix civile en <strong>de</strong>hors du<br />

jeu <strong>de</strong>s passions.<br />

Il convient <strong>de</strong> cette façon d’agir sur les doctrines séditieuses, car il y a<br />

une urgence à transformer les opinions que les passions. On peut pour ainsi<br />

dire rapporter <strong>la</strong> mise à l’écart <strong>de</strong>s passions et <strong>la</strong> trop gran<strong>de</strong> valeur accordée<br />

aux doctrines séditieuses dans l’analyse <strong>de</strong>s causes <strong>de</strong> <strong>la</strong> dissolution <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

république a ce souci <strong>de</strong> transformer les opinions plus que les passions.<br />

En revanche, cette vision réduit <strong>de</strong> façon considérable le rôle <strong>de</strong>s<br />

passions dans <strong>la</strong> constitution et le fonctionnement du corps <strong>politique</strong>, alors<br />

qu’elles déterminent les causes <strong>de</strong> transformation <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature en état <strong>de</strong><br />

violence. Hobbes se contente <strong>de</strong> les châtier, pour lui en effet le droit <strong>de</strong> punir<br />

du souverain ne doit pas avoir pour effet <strong>la</strong> crainte <strong>de</strong>s sanctions <strong>de</strong> <strong>la</strong> part ses<br />

sujets. La constitution comme le maintien du corps <strong>politique</strong> suppose donc le<br />

consentement <strong>de</strong>s sujets au pouvoir et à l’autorité souveraine, ils font appel à<br />

leur <strong>raison</strong> et au calcul d’intérêt et non à leurs passions.<br />

L’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s passions dans <strong>la</strong> <strong>politique</strong> nous invite à comprendre que le<br />

meilleur moyen <strong>de</strong> surmonter <strong>la</strong> tyrannie consiste à se démarquer <strong>de</strong> <strong>la</strong> révolte<br />

- 77 -


<strong>de</strong>s sujets en rendant absolue l’autorité du souverain. Supprimer toute limite à<br />

son autorité permet <strong>de</strong> délivrer le souverain <strong>de</strong>s passions, à savoir <strong>la</strong> méfiance,<br />

<strong>la</strong> crainte ou <strong>la</strong> rivalité qui engendrent <strong>la</strong> tyrannie, et <strong>de</strong> réduire par là même<br />

chez les sujets les passions funestes au corps <strong>politique</strong>. Hobbes n’exclut pas<br />

que le souverain puisse lui-même être <strong>la</strong> cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> dissolution du corps<br />

<strong>politique</strong>, quand il renonce à une partie <strong>de</strong> son droit contre ce que <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

enseigne. Il pense que plus le souverain est puissant, moins son mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

fonctionnement est passionnel ; plus il agit rationnellement, moins les sujets<br />

ont <strong>de</strong>s <strong>raison</strong>s <strong>de</strong> le craindre. La rationalité du mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> gouvernement assure<br />

<strong>la</strong> légitimité <strong>de</strong> <strong>la</strong> souveraineté, elle crée une situation <strong>de</strong> consentement<br />

universel : l’adhésion <strong>de</strong>s citoyens aux lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité ne repose pas sur <strong>de</strong>s<br />

mécanismes passionnels, mais sur leur mise à l’écart. Pour ainsi dire, les<br />

passions doivent réellement être évacuées du corps <strong>politique</strong>. On le voit,<br />

lorsque Hobbes procè<strong>de</strong> à leur analyse dans le cadre <strong>de</strong> sa théorie <strong>politique</strong>, il a<br />

toujours en vue <strong>de</strong> définir les dispositifs permettant <strong>de</strong> les supprimer tant chez<br />

les sujets que chez le souverain.<br />

Selon l’auteur, <strong>la</strong> liberté, définie comme <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’Etat, exige <strong>la</strong><br />

défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté d’expression et d’acception passionnelle, et <strong>la</strong> préservation<br />

d’espace d’expression <strong>de</strong>s passions. Cette fin reste avant tout opposée aux<br />

finalités passionnelles, comme le montre si bien le Traité théologico-<br />

<strong>politique</strong> : « La fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> république ne consiste pas à transformer les<br />

hommes d’êtres rationnels en bêtes ou en automates. Elle consiste au<br />

contraire à ce que leur esprit et leur corps accomplissent en sécurité leurs<br />

fonctions, et qu’eux-mêmes utilisent <strong>la</strong> libre Raison, sans rivaliser <strong>de</strong><br />

haine, <strong>de</strong> colère et <strong>de</strong> ruse, et sans s’affronter avec malveil<strong>la</strong>nce. La fin <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> république c’est donc en fait <strong>la</strong> liberté. » 59 Disons que l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong> penser nécessite d’être contrôlée afin d’empêcher <strong>la</strong> renaissance <strong>de</strong>s<br />

passions <strong>religieuse</strong>s. Ce<strong>la</strong> consiste donc à défendre ses positions <strong>de</strong> par <strong>de</strong>s<br />

arguments par <strong>la</strong> seule Raison et non par <strong>de</strong>s impulsions passionnelles.<br />

59 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XX, Traduction par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, Collection<br />

Epiméthée, PUF, 1999, p.637.<br />

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L’homme n’est pas dans <strong>la</strong> nature comme « un empire dans un<br />

empire (veluti imperium in imperio)» 60 . L’enjeu philosophique tend à<br />

interroger ici certes les passions, mais aussi une <strong>politique</strong> rationnelle. Suivant<br />

<strong>la</strong> nature <strong>de</strong> l’homme, nous comprenons que les passions humaines<br />

s’enchaînent nécessairement, ce qui nous permettra <strong>de</strong> définir <strong>la</strong> structure <strong>de</strong><br />

l’Etat absolu, où se réalisent <strong>la</strong> liberté (<strong>politique</strong>) et <strong>la</strong> sécurité.<br />

On peut envisager avec Matheron dans son Individu et communauté<br />

chez Spinoza le problème <strong>de</strong>s passions et <strong>la</strong> <strong>politique</strong> sur <strong>la</strong> base du fon<strong>de</strong>ment<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie passionnelle. Il présente les <strong>de</strong>ux caractères à partir <strong>de</strong>squels le<br />

conatus humain est à l’état <strong>de</strong> nature. D’abord, ce <strong>de</strong>rnier représente les<br />

hommes réels, <strong>de</strong>s hommes dominés par leurs idées inadéquates, mais avec un<br />

embryon <strong>de</strong> Raison. Ensuite, il est l’état <strong>de</strong>s hommes réels selon qu’ils sont<br />

livrés à <strong>la</strong> spontanéité anarchique <strong>de</strong> leurs désirs. Ce<strong>la</strong> correspond à une société<br />

infra-<strong>politique</strong>, donc à une abstraction à <strong>la</strong> fois révolue et conservée dans <strong>la</strong><br />

réalité concrète. Cet état <strong>de</strong> nature révèle trois contradictions :<br />

• Contradiction interne à <strong>la</strong> vie passionnelle : ici selon Matheron,<br />

l’individu humain est passif, asservi aux causes extérieures, aliéné et<br />

engagé dans une communauté conflictuelle avec les autres individus. La<br />

contradiction entre <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et les passions. La <strong>raison</strong> semble présente,<br />

permettant à tout homme <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r les notions communes.<br />

Cependant, son déploiement est entravé par <strong>la</strong> vie passionnelle.<br />

• C’est une contradiction interne aux exigences <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison elle-même.<br />

La Raison réc<strong>la</strong>me du développement et d’épanouissement <strong>de</strong>s<br />

conditions dans l’état <strong>de</strong> nature, qui restent rigoureusement<br />

irréalisables, non seulement en fait, mais aussi en droit. Ces<br />

contradictions nous permettent <strong>de</strong> comprendre le passage nécessaire <strong>de</strong><br />

l’état <strong>de</strong> nature à <strong>la</strong> société <strong>politique</strong>.<br />

Pour l’auteur, le livre III <strong>de</strong> l’Ethique constitue une indication<br />

essentielle <strong>de</strong> son analyse <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong>s passions. Il y structure comme suit :<br />

fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie passionnelle, c’est-à-dire désir, joie et tristesse, amour et<br />

haine (confère proposition IX, scolie <strong>de</strong> <strong>la</strong> proposition XIII). Le déploiement<br />

60 Ethique,Troisième Partie, Préface, Traduction par Bernard Pautrat, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.199.<br />

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<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie personnelle : dérivation <strong>de</strong> l’amour et <strong>de</strong> <strong>la</strong> haine en fonction <strong>de</strong>s<br />

circonstances (confère scolie <strong>de</strong> <strong>la</strong> proposition XIII, scolie <strong>de</strong> <strong>la</strong> proposition<br />

LXX). <strong>Les</strong> fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions interhumaines : initiation <strong>de</strong>s sentiments,<br />

désir d’universalité qui en découle, et genèse <strong>de</strong> l’amour et <strong>de</strong> <strong>la</strong> haine<br />

interhumains (proposition XXVII, scolie <strong>de</strong> <strong>la</strong> proposition XXXII). Le<br />

déploiement <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions interhumaines : dérivation <strong>de</strong> l’amour et <strong>de</strong> <strong>la</strong> haine<br />

interhumains par rapport aux circonstances (propositions 33 et 49).<br />

Matheron traite d’abord <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie passionnelle<br />

individuelle. Bien d’auteurs considèrent comme primitifs trois couples <strong>de</strong><br />

sentiments fondamentaux : amour et haine, désir et aversion, joie et tristesse<br />

(ou p<strong>la</strong>isir et douleur). Selon l’auteur, dans <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong>s passions, sous l’angle<br />

c<strong>la</strong>ssique prise avec Saint Thomas d’Aquin, l’amour, « première racine <strong>de</strong><br />

toutes les passions, consiste à se comp<strong>la</strong>ire dans le bien. » Pour lui, cette<br />

passion suscite un mouvement <strong>de</strong> l’appétit pour s’emparer réellement <strong>de</strong> l’objet<br />

qui lui convient. Ce mouvement est le désir né <strong>de</strong> l’amour. Parvenu à ses fins,<br />

ce mouvement constitue le repos dans <strong>la</strong> possession <strong>de</strong> l’objet aimé, lequel<br />

repos est <strong>la</strong> joie, satisfaction du désir.<br />

<strong>Les</strong> morales qui s’inscrivent dans cette optique reposent sur une illusion<br />

spontanée, universellement répandue : c’est l’illusion <strong>de</strong> l’objectivité <strong>de</strong>s<br />

valeurs. Elle stipule que l’homme transcen<strong>de</strong> d’abord son moi individuel, et<br />

ensuite, certains objets et êtres sont <strong>de</strong>stinés par nature à combler cette<br />

aspiration. Spinoza ne s’est pas privé <strong>de</strong> s’attaquer <strong>de</strong> façon vigoureuse à cette<br />

illusion <strong>de</strong> par le livre III, le livre I et <strong>la</strong> Préface du livre IV <strong>de</strong> l’Ethique. Notre<br />

philosophe montre en effet qu’elle révèle l’origine même <strong>de</strong> tous nos malheurs.<br />

D’autre part, les anthropologies et les morales hédonistes, avec le néo-<br />

épicurisme accor<strong>de</strong>nt le privilège à <strong>la</strong> joie et au p<strong>la</strong>isir. Mais, pour Matheron, <strong>la</strong><br />

<strong>critique</strong> <strong>de</strong> Spinoza reste ambiguë puisque ce <strong>de</strong>rnier ne se prononce pas<br />

ouvertement sur cette position. Il est vrai qu’a priori, par rapport à <strong>la</strong> première,<br />

elle semble être un progrès dans <strong>la</strong> lucidité. Pour le philosophe, cette position<br />

participe à dénoncer <strong>la</strong> pseudo-objectivité <strong>de</strong>s valeurs ; en effet, les biens<br />

objectifs dont Matheron fait cas sont <strong>de</strong>s instruments <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir, l’amour,<br />

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comme <strong>la</strong> joie accompagnée <strong>de</strong> l’idée d’une cause extérieure ; toute<br />

dénonciation à ce propos est à considérer comme une propé<strong>de</strong>utique à <strong>la</strong><br />

désaliénation véritable. En revanche, l’hédonisme reste une pure aliénation.<br />

Pour les anthropologies et les morales du type « égoïsme universel », le<br />

mobile essentiel <strong>de</strong> l’homme est l’affirmation du moi individuel, et non le<br />

p<strong>la</strong>isir : amour-propre qui <strong>de</strong>vient volonté <strong>de</strong> puissance. Ici revient<br />

prioritairement le désir orienté vers le maintien <strong>de</strong> l’individu dans l’existence et<br />

l’accroissement <strong>de</strong> son pouvoir sur le mon<strong>de</strong> ; désir qui représente, à en croire<br />

Hobbes, un conatus d’auto-conservation.<br />

Dans <strong>la</strong> définition <strong>de</strong>s passions, Spinoza fait état <strong>de</strong> l’origine <strong>de</strong>s<br />

illusions dont en font partie les doctrines. De toute évi<strong>de</strong>nce, il les trouve<br />

illusoires. Concernant le conatus, l’auteur fait remarquer <strong>de</strong>ux définitions chez<br />

Spinoza : d’une part, le philosophe indique que l’âme humaine est consciente<br />

<strong>de</strong> son propre conatus (confère proposition XXIII du livre II). D’autre part, il<br />

définit l’appétit comme étant le conatus lui-même qui se rapporte à <strong>la</strong> fois à<br />

l’âme et au corps. Il en résulte que <strong>de</strong> l’essence même <strong>de</strong> l’homme suivent<br />

nécessairement les choses (mouvements corporels et processus mentaux)<br />

susceptibles <strong>de</strong> contribuer à sa propre conservation. Finalement, il définit le<br />

désir comme l’appétit avec sa conscience <strong>de</strong> soi.<br />

Matheron n’occulte pas un point capital mis en évi<strong>de</strong>nce par Spinoza<br />

lui-même. Pour lui, en effet, si nous avons conscience <strong>de</strong> tendre à persévérer<br />

dans notre être, c’est en <strong>raison</strong> <strong>de</strong> ce qu’il arrive quelque chose. On peut alors<br />

lire ceci : « Par Affect, j’entends les affections du Corps, qui augmentent<br />

ou diminuent, ai<strong>de</strong>nt ou contrarient, <strong>la</strong> puissance d’agir <strong>de</strong> ce Corps, et en<br />

même temps les idées <strong>de</strong> ces affections (Per Affectum intelligo Corporis<br />

affectiones, quibus ipsius Corporis agendi potentia augetur, vel minuitur,<br />

juvatur, vel coërcetur, & simul harum affectionum i<strong>de</strong>as). » 61<br />

L’auteur indique par ailleurs que nous tendons à être nous-mêmes et à<br />

nous penser nous-mêmes, en revanche, nous ne savons pas ce que nous tendons<br />

à être et à penser, car nous ne sommes pas certains <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalisation effective <strong>de</strong><br />

61 Ethique, Troisième Partie, Définitions III, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.203.<br />

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notre essence individuelle. Telle est <strong>la</strong> portée <strong>de</strong> <strong>la</strong> proposition IX : « L’Esprit,<br />

en tant qu’il a tant <strong>de</strong>s idées c<strong>la</strong>ires et distinctes que <strong>de</strong>s idées confuses,<br />

s’efforce <strong>de</strong> persévérer dans son être pour une certaine durée indéfinie, et<br />

est conscient <strong>de</strong> cet effort qu’il fait (Mens tam quatenus c<strong>la</strong>ras, & distinctas,<br />

quàm quatenus confusas habet i<strong>de</strong>as, conatur in suo esse perseverare<br />

in<strong>de</strong>finitâ quâdam duratione, & hujus sui conatus est conscia).» 62 Il en résulte<br />

pour ainsi dire que lorsque nous sommes tristes, nous nous efforçons <strong>de</strong> le<br />

<strong>de</strong>meurer. Ce qui vaudrait signifier, en effet, que notre é<strong>la</strong>n est à connaître et à<br />

actualiser au maximum notre essence singulière.<br />

Matheron montre que <strong>la</strong> joie est <strong>la</strong> passion par <strong>la</strong>quelle, sous l’influence<br />

<strong>de</strong>s causes extérieures agissant comme le conatus, l’esprit parvient à une plus<br />

gran<strong>de</strong> perfection. Au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> tristesse, sous l’influence <strong>de</strong>s causes<br />

extérieures s’opposant au conatus, l’esprit passe à une moindre perfection.<br />

Ainsi, <strong>la</strong> joie et <strong>la</strong> tristesse constituent un progrès <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience,<br />

auquel correspond, dans le corps, une différenciation interne. L’amour et <strong>la</strong><br />

haine, s’ils correspon<strong>de</strong>nt à un nouveau progrès <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience, consomment<br />

en même temps l’aliénation déjà amorcée. En définitive, l’homme passionné<br />

est celui qui, livré, à son propre être, épouse le comportement d’homme féodal.<br />

De celui-ci, le bourgeois apparaît comme une modification tardive et bien<br />

fragile dont les traits se limitent au gouvernement collectif <strong>la</strong>rge, au régime <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> propriété et autres institutions stimu<strong>la</strong>nt au maximum le commerce, étant<br />

entendu que le régime ecclésial et autres institutions favorisent<br />

systématiquement une religion non superstitieuse, tolérante et purement<br />

éthique.<br />

L’aliénation passionnelle dans cette optique ne serait par là que<br />

transposée et aménagée ; le véritable dépassement <strong>de</strong> l’homme féodal, ne peut<br />

être le bourgeois même s’il peut se trouver dans les meilleures conditions pour<br />

se libérer intérieurement.<br />

62 Ethique, Troisième Partie, Proposition IX, p.219.<br />

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Matheron traite un chapitre tout à fait essentiel à <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong><br />

Spinoza. Il y abor<strong>de</strong> l’impuissance re<strong>la</strong>tive <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Remarquons que <strong>la</strong> vie<br />

affective même à l’état <strong>de</strong> nature, ne peut se réduire à <strong>la</strong> vie passionnelle. La<br />

<strong>raison</strong>, quant à elle, à tous les niveaux où elle se situe, suscite <strong>de</strong>s sentiments<br />

actifs d’une part, nés <strong>de</strong> son exercice <strong>de</strong> façon directe, et <strong>de</strong> sentiments passifs<br />

d’autre part, en ce qu’elle scrute indirectement ses propres insuffisances. <strong>Les</strong><br />

premiers montrent qu’elle est vraie, les seconds viennent <strong>de</strong> ce que <strong>la</strong> vérité est<br />

joie. Spinoza montre que toute connaissance est joie ; et c’est notre esprit seul<br />

qui forme l’idée adéquate, et notre corps produit en parallèle <strong>de</strong>s mouvements :<br />

comportements techniques esquissés ou affectifs qui l’installent dans <strong>la</strong><br />

maîtrise et <strong>la</strong> possession du mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> soi-même.<br />

Ainsi, pour l’auteur, nous sommes responsable <strong>de</strong> ce qui nous arrive, et<br />

même <strong>de</strong> ce qui en résulte hors <strong>de</strong> nous. Il est à noter par ailleurs que <strong>de</strong>s désirs<br />

actifs sont nés <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison, « Le Désir se rapporte également à nous en tant<br />

que nous comprenons, autrement dit en tant que nous agissons (Cupiditas<br />

ad nos refertur, etiam quatenus intelligimus, sive quatenus agimus).» 63 Notre<br />

conatus s’exerce en toutes circonstances. Ce<strong>la</strong> s’explique notamment par le fait<br />

que nous existons et tendons à réaliser ce qui découle <strong>de</strong> notre essence<br />

individuelle. Ainsi, c’est <strong>la</strong> Raison qui nous fait connaître ce que nous sommes<br />

et ce que sont les choses. Par ailleurs, l’âme connaît réellement les propriétés<br />

du corps, et le corps, lui, agit suivant sa véritable nature en accomplissant ses<br />

propres mouvements.<br />

Dans <strong>la</strong> mesure où nous savons ce que nous sommes, nous recherchons<br />

ce que nous désirons. De même, du moment que nous connaissons les<br />

propriétés <strong>de</strong>s choses, nous pouvons en faire bon usage, c’est-à-dire les<br />

consommer, les transformer et les détruire selon notre convenance. C’est une<br />

exigence fondamentale <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison. En revanche, <strong>la</strong> Raison paraît abstraite et<br />

ne nous livre, non l’essence singulière <strong>de</strong> notre être, mais uniquement certaines<br />

propriétés <strong>de</strong> notre corps et <strong>de</strong> notre âme. Envisager <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> soi par<br />

63 Ethique, Troisième Partie, Proposition LVIII, Démonstration, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.301.<br />

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<strong>la</strong> connaissance du second genre revient à reconstruire mentalement à partir <strong>de</strong>s<br />

notions communes, les idées adéquates <strong>de</strong> ces propriétés universelles pour les<br />

appliquer <strong>de</strong> façon externe à notre cas particulier. Ainsi, notre perception <strong>de</strong><br />

nous-mêmes se présente sous <strong>de</strong>ux aspects : d’une part, une idée vraie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nature humaine, et <strong>de</strong> l’autre <strong>de</strong>s représentations particulières et inadéquates.<br />

D’où pour l’auteur, le désir rationnel engage une allure téléologique.<br />

Dans notre volonté active, nous nous efforçons d’accomplir tout ce qui<br />

provient <strong>de</strong> notre concept abstrait <strong>de</strong> notre nature humaine ; et cet effort peut<br />

constituer comme une aspiration à un modèle : sachant que <strong>la</strong> Raison nous<br />

prescrit une norme transcendante, un <strong>de</strong>voir-être qui s’oppose à l’être, un idéal<br />

situé par-<strong>de</strong>vers notre nature empirique et vers quoi nous <strong>de</strong>vons tendre comme<br />

une fin. Nous reconnaissons nous-mêmes et nos semb<strong>la</strong>bles comme peu ou<br />

prou parfaits ou imparfaits, selon <strong>la</strong> c<strong>la</strong>ire vision avec <strong>la</strong>quelle se manifeste en<br />

nous <strong>la</strong> définition universelle <strong>de</strong> l’homme telle que <strong>la</strong> conçoit <strong>la</strong> connaissance<br />

du second genre. On peut dire alors que <strong>la</strong> Raison est normative dans son<br />

usage pratique parce qu’elle est abstraite dans son usage théorique. Ce qui est<br />

compréhensible, puisque cette normativité nous donne <strong>la</strong> tristesse. Si tout<br />

progrès dans sa faisabilité <strong>de</strong> notre idéal nous procure <strong>de</strong> <strong>la</strong> joie, tout ce qui s’y<br />

oppose doit nécessairement nous donner <strong>de</strong> l’affliction.<br />

Matheron fait remarquer aussi que toute entrave aux entreprises <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Raison constitue pour l’homme une cause <strong>de</strong> souffrance et ainsi est perçue<br />

mauvaise comme telle. Ainsi est tenue <strong>la</strong> connaissance vraie du mal qui est le<br />

sentiment négatif suscité en nous par <strong>la</strong> nuisance. Cette connaissance,<br />

précisons-le bien, est vraie non parce qu’elle est tristesse, mais parce qu’elle a<br />

le mal comme objet. Pour l’auteur donc, tout savoir authentique nous réjouit,<br />

en ce qu’il nous procure <strong>la</strong> maîtrise réelle ou virtuelle <strong>de</strong> son objet.<br />

Matheron reconnaît que <strong>la</strong> connaissance vraie et celle du mal<br />

s’engendrent l’une l’autre mais non sous le même rapport. La Raison parce<br />

qu’elle est toujours joyeuse n’est jamais triste, car il n’est <strong>de</strong> tristesse que pour<br />

<strong>de</strong>s causes extérieures qui contrarient notre conatus. La connaissance vraie du<br />

- 84 -


mal est donc passion. A priori, elle émerge avec <strong>la</strong> Raison : elle vient en effet<br />

<strong>de</strong> ce que nous comprenons les choses.<br />

La connaissance vraie du bien a contrario est active : elle est <strong>la</strong><br />

manifestation <strong>de</strong> <strong>la</strong> joie rationnelle elle-même, affectée dans sa forme par son<br />

propre sous-produit. Le caractère normatif <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison les condamne à<br />

coexister. De nature, nous nous efforçons à atteindre ce qui est bon. Selon<br />

l’auteur, les exigences <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison se manifestent <strong>de</strong> par une enveloppe en<br />

partie irrationnelle.<br />

On le voit, pour l’auteur, <strong>la</strong> Raison et les passions se découvrent sur un<br />

même terrain. L’aliénation passionnelle conçoit notre désir sur <strong>de</strong>s biens et <strong>de</strong>s<br />

maux. La Raison nous conduit également à entrevoir les choses sous l’angle du<br />

bien et du mal, avec les désirs qui s’ensuivent. En revanche, il est à reconnaître<br />

que ces <strong>de</strong>ux pôles <strong>de</strong> valeurs ne se confon<strong>de</strong>nt pas forcément pas<br />

nécessairement eu égard à leur origine différente. Il peut <strong>de</strong> ce fait exister un<br />

conflit entre ce qui vient <strong>de</strong> nous et qui ne vient pas <strong>de</strong> nous.<br />

Dans <strong>la</strong> suite <strong>de</strong> son analyse, Matheron s’est posé cette question : <strong>la</strong><br />

connaissance vraie suffit-elle du seul fait qu’elle est vraie à anéantir les<br />

passions qui <strong>la</strong> contredisent ? A priori, il y a bien quelque chose <strong>de</strong> positif dans<br />

<strong>la</strong> passion. Il peut arriver que nous soyons affectés par une cause extérieure qui<br />

favorise au contraire réellement notre conatus individuel. Nous sommes passifs<br />

dans <strong>la</strong> mesure où nous sommes une partie <strong>de</strong> Nature, déterminée dans son<br />

existence et dans son <strong>de</strong>venir par l’action <strong>de</strong>s autres parties. Penser que le cours<br />

entier <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature vienne se mettre à notre service, c’est nous ravaler au rang<br />

<strong>de</strong> l’infinitu<strong>de</strong>. Plus nous connaissons une chose, plus nous <strong>la</strong> maîtrisons,<br />

moins elle nous afflige. Pour Matheron, l’accroissement <strong>de</strong> notre science<br />

produit <strong>de</strong>ux effets contraires : le premier prédomine jusqu’à un certain niveau,<br />

à partir duquel le second commence à l’emprunter : tant que notre savoir <strong>de</strong><br />

l’objet néfaste augmente sans nous permettre encore d’en neutraliser les effets,<br />

notre douleur augmente elle, <strong>de</strong> même que le désir qui en découle ; puis elle se<br />

met à dominer efficacement ce même objet. Mais ce<strong>la</strong> n’infirme en rien <strong>la</strong> loi<br />

<strong>de</strong> proportionnalité directe entre le déploiement <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison et <strong>la</strong> force du<br />

- 85 -


désir né <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance vraie du bien et du mal ; car à mesure que s’atténue<br />

<strong>la</strong> connaissance triste du mal, elle fait p<strong>la</strong>ce à l’objet <strong>de</strong>venant <strong>de</strong> plus en plus<br />

utilisable, à <strong>la</strong> connaissance joyeuse du bien : le désir qui naît <strong>de</strong> celle-ci<br />

s’accroît pour ainsi dire sans contrepartie cette fois lorsque diminue celui<br />

qu’engendrait celle-là. A en croire l’auteur, plus notre savoir pénètre au<br />

tréfonds <strong>de</strong>s choses, moins le doute et le temps contribuent à atténuer les<br />

sentiments qu’elles nous inspirent. En revanche, tant que l’imaginaire<br />

prédomine, ces causes d’affaiblissement gar<strong>de</strong>nt leur poids. Ainsi, plus <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> est abstraite, plus les sentiments qui <strong>de</strong> façon directe ou indirecte se<br />

rattachent à elles sont faibles <strong>de</strong>vant les passions. Il en résulte qu’un désir né <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> connaissance vraie rencontre les conditions suivantes : <strong>la</strong> condition<br />

maximum : que ce désir soit plus fort que toutes nos passions réunies.<br />

Cependant, l’auteur fait noter que toute argumentation <strong>de</strong> connaissance risque<br />

<strong>de</strong> signifier pour nous une conscience accrue <strong>de</strong> notre impuissance, telle que le<br />

montre l’Ecclésiaste « Qui augmente <strong>la</strong> science, augmente <strong>la</strong> douleur (Qui<br />

auget scientiam, auget dolorem). » 64 La condition minimum : que le désir né <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> connaissance vraie, trop faible encore pour nous entraîner seul, soit renforcé<br />

par <strong>de</strong>s désirs passionnels qui nous orientent dans <strong>la</strong> même direction.<br />

Gouvernement <strong>de</strong> coalisation si <strong>la</strong> Raison est incapable d’agir selon ses propres<br />

forces, il est inutile <strong>de</strong> vivre selon ses exigences que si nos aliénations sont<br />

dirigées par ce qui est convenable. La condition intermédiaire entre ces <strong>de</strong>ux<br />

extrêmes : si les passions (fortes et néfastes) se diversifient et s’émiettent dans<br />

le souci <strong>de</strong> se neutraliser les unes les autres, le désir né <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance vraie<br />

avec une majorité re<strong>la</strong>tive, pourra user <strong>la</strong> voie entre-<strong>de</strong>ux.<br />

Matheron soutient que face aux passions (fortes et néfastes), il faut user<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison qui soit assez puissante pour conduire une précise <strong>politique</strong> <strong>de</strong><br />

bascule. La solution <strong>de</strong> Matheron ici est une adhésion à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Mais alors,<br />

est-elle en mesure <strong>de</strong> se développer jusqu’à parvenir au seuil <strong>de</strong> l’invincible ?<br />

De ce qui précè<strong>de</strong>, Matheron fait un récapitu<strong>la</strong>tif <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée spinoziste par<br />

64 Cité in Ethique, Quatrième Partie, Proposition XVII, scolie, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.367.<br />

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apport à l’homme passionné, cette fois pris à l’état <strong>de</strong> nature. Pour l’auteur,<br />

c’est un individu qui dans sa vie individuelle s’attache inconditionnellement à<br />

toutes sortes <strong>de</strong> choses. Etroitement dépendant <strong>de</strong>s caprices <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature, il<br />

traverse une vie <strong>de</strong> survie en quelque sorte emprisonnée dans <strong>la</strong> dépression et<br />

<strong>la</strong> précarité. Son idéologie reste fondée sur l’adoration d’un ou plusieurs dieux<br />

personnels et est liée à <strong>de</strong>ux principes : d’une part, <strong>la</strong> superstition, avec <strong>la</strong><br />

reconnaissance d’une révé<strong>la</strong>tion particulière et <strong>la</strong> croyance en l’efficacité<br />

magique <strong>de</strong>s rites culturels ; d’autre part, une « métaphysique » spontanée, qui<br />

grossièrement ressemble à <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s philosophies médiévales d’inspiration<br />

aristotélicienne ou p<strong>la</strong>tonicienne. C’est une idéologie du reste instable et<br />

soumise aux mêmes fluctuations cycliques que <strong>la</strong> vie « mondaine ». <strong>Les</strong><br />

rapportes sociaux (au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille) reposent sur <strong>de</strong>s calculs utilitaires.<br />

Ce qui gui<strong>de</strong> notamment, c’est le désir <strong>de</strong> gloire, irréductible à l’intérêt.<br />

D’où <strong>la</strong> générosité <strong>de</strong>s dons somptuaires qui alimentent <strong>la</strong> communauté. Mais<br />

aussi, une compétition in<strong>la</strong>ssable pour le prestige, et pour le pouvoir en vue du<br />

prestige. <strong>Les</strong> tensions interhumaines, selon Matheron, sont en partie amorties<br />

par <strong>la</strong> pratique constante <strong>de</strong> l’aumône. On découvre les mêmes résultats au<br />

niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, qui tout en prescrivant bienfaisance et charité à ses<br />

fidèles ensang<strong>la</strong>nte le mon<strong>de</strong> par ses inquisitions et ses croisa<strong>de</strong>s.<br />

Matheron indique par ailleurs que l’homme, dans <strong>la</strong> vision <strong>de</strong> Hobbes,<br />

dont <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> puissance repose entièrement sur <strong>de</strong>s calculs, selon les dires<br />

<strong>de</strong> Macpherson, est l’homme d’une « société marchan<strong>de</strong> possessive », c’est-à-<br />

dire une société capitaliste.<br />

Dans une toute autre analyse, l’auteur se préoccupe <strong>de</strong> l’origine <strong>de</strong>s<br />

re<strong>la</strong>tions interhumaines. Il indique que pour Spinoza, avant toute constitution<br />

<strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions interhumaines (fondées sur <strong>la</strong> similitu<strong>de</strong>), <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions humaines<br />

au préa<strong>la</strong>ble se nouent entre les hommes. Notre philosophe songe justement<br />

aux rapports sexuels et familiaux. Selon lui, on partage les sentiments <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

femme aimée, non parce qu’elle est une personne humaine, mais parce qu’elle<br />

nous a un jour procuré du p<strong>la</strong>isir ; peu importe <strong>de</strong> <strong>la</strong> suite <strong>de</strong> l’amour sexuel,<br />

- 87 -


(même s’il se complique), <strong>de</strong> considérations dues à l’humanité <strong>de</strong> son objet (<strong>la</strong><br />

jalousie) ; <strong>la</strong> communauté qu’il instaure au départ reste purement biologique.<br />

Spinoza soutient le même argument pour <strong>la</strong> communauté parents-<br />

enfants. Enfants, nous éprouvions déjà pour nos parents un amour né à partir<br />

<strong>de</strong>s traces indélébiles <strong>la</strong>issées au moment <strong>de</strong> l’adolescence ; et cet amour nous<br />

fait adopter spontanément le système <strong>de</strong> valeurs <strong>de</strong> notre milieu familial, nous<br />

aimons par simple ouï-dire, ce que notre père aime et qu’il nous déc<strong>la</strong>re être<br />

bon. Concernant l’amour paternel, selon Spinoza, sans expliquer l’origine, il<br />

indique qu’il transcen<strong>de</strong> l’amour filial ; l’i<strong>de</strong>ntification ici peut aboutir à une<br />

véritable fusion <strong>de</strong>s âmes, qui au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie passionnelle préfigure déjà<br />

celle qu’entraînera <strong>la</strong> connaissance du troisième genre : le père et le fils ne<br />

forment qu’une seule et même chaire ; l’âme du premier participe <strong>de</strong> l’essence<br />

idéale du second, <strong>de</strong> ses affections, et cette fusion est telle que le père peut<br />

ressentir comme déjà présents les événements importants qui arriveront à son<br />

fils dans un avenir proche.<br />

De ce qui précè<strong>de</strong>, il en ressort que pour Spinoza, <strong>la</strong> solidarité familiale<br />

est inscrite dans notre nature : quel que soit le régime <strong>politique</strong>, il est vain <strong>de</strong><br />

prétendre abolir le népotisme, on ne peut qu’en atténuer les effets. Par ailleurs,<br />

<strong>la</strong> famille, loin <strong>de</strong> résulter d’une sorte <strong>de</strong> Contrat social, comme chez Hobbes,<br />

paraît contemporaine <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature lui-même. <strong>Les</strong> re<strong>la</strong>tions qui <strong>la</strong><br />

constituent donneront certainement lieu à <strong>la</strong> problématique génératrice <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

société <strong>politique</strong>. Pour l’auteur, l’orgueil est un sentiment (<strong>de</strong> l’affect) une<br />

sorte <strong>de</strong> rêve éveillé, par lequel nous nous constituons à nous-mêmes un<br />

univers mythique où nous pensons être en possession <strong>de</strong> tous les « biens »<br />

possibles.<br />

Il est à noter par ailleurs qu’il existe un lien très étroit entre le cycle <strong>de</strong><br />

l’orgueil et <strong>de</strong> l’abjection et celui <strong>de</strong> l’espoir et <strong>de</strong> <strong>la</strong> crainte. L’orgueil en effet<br />

correspond à <strong>la</strong> phase-limite <strong>de</strong> <strong>la</strong> sécurité et <strong>de</strong> l’athéisme pratique, qui nous<br />

suggère bien l’illusion d’une totale appréhension <strong>de</strong> l’univers ; l’abjection se<br />

découvre à <strong>la</strong> phase-limite du désespoir et <strong>de</strong> l’effervescence superstitieuse<br />

maximum qui nous p<strong>la</strong>ce dans une dépendance « abjecte ». Le corol<strong>la</strong>ire est<br />

- 88 -


qu’enfin <strong>de</strong> compte nous nous nourrissons facilement ce que nous espérons, et<br />

difficilement ce que nous craignons. D’où, c’est surtout lorsque les événements<br />

insolites nous favorisent que nous les prenons pour <strong>de</strong>s manifestations divines.<br />

Ensuite, Matheron traite <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie passionnelle<br />

interhumaine. Spinoza indique que nos sentiments parviennent à <strong>de</strong>s actes dans<br />

un contexte interhumain. En réalité, l’individu n’est jamais seul, même dans<br />

l’état <strong>de</strong> nature. Même dans <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> nos projets, nous rencontrons<br />

toujours le regard d’autres projets. C’est <strong>de</strong> cette façon que Spinoza évoque les<br />

re<strong>la</strong>tions interhumaines directes qui concernent <strong>la</strong> gestion <strong>de</strong>s biens du mon<strong>de</strong>,<br />

celles <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions interhumaines, puisque le Dieu <strong>de</strong>s ignorants est<br />

anthropomorphique. En fin <strong>de</strong> compte, les re<strong>la</strong>tions interhumaines sont<br />

médiatisées par cette divinité phantasmatique.<br />

Le <strong>de</strong>rnier fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions interhumaines est souligné par<br />

Spinoza, certes. Mais Hobbes son prédécesseur avait déjà résolu cette question.<br />

La position hobbesienne indique ceci : c’est le calcul rationnel <strong>de</strong> l’avenir qui<br />

transforme l’instinct <strong>de</strong> conservation en volonté <strong>de</strong> puissance. Ce<strong>la</strong> suggère <strong>la</strong><br />

recherche <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie, <strong>de</strong> <strong>la</strong> jouissance immédiate et <strong>de</strong> <strong>la</strong> procuration <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>isirs<br />

et du désir futur. L’aspiration à <strong>la</strong> super puissance, au pouvoir et à <strong>la</strong><br />

domination <strong>de</strong>s autres est l’un <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions humaines. Même si<br />

Spinoza semble a priori s’accor<strong>de</strong>r avec l’âpre réalisme <strong>de</strong> Hobbes, il ne s’en<br />

satisfait pas. Spinoza ne croit pas à l’explication hobbesienne selon <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong><br />

séparation entre les hommes <strong>de</strong>viendrait définitivement insurmontable ; les<br />

individus s’accor<strong>de</strong>raient sous <strong>la</strong> crainte, mais <strong>de</strong> façon superficielle. L’on ne<br />

<strong>de</strong>meurera alors qu’un simple niveau <strong>de</strong> l’unification externe liée justement par<br />

une rationnelle organisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> société <strong>politique</strong>. L’homme, dieu ou loup<br />

pour l’homme, restera un simple moyen.<br />

Notre penseur lui entend aller au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong> simple séparation en<br />

modifiant <strong>la</strong> théorie hobbesienne du désir par <strong>de</strong>s ramifications interhumaines<br />

et l’imitation <strong>de</strong>s sentiments d’autrui. Pour Spinoza, quand nous imaginons les<br />

sentiments d’un être quelconque, <strong>de</strong>s mouvements correspondants se <strong>de</strong>ssinent<br />

dans notre corps. Ainsi, imaginer <strong>la</strong> joie ou <strong>la</strong> tristesse d’un homme, les<br />

- 89 -


mouvements qui, dans notre corps, constituent cette image elle-même sont <strong>de</strong>s<br />

mouvements d’homme joyeux ou triste : ils sont en nous aussi joie ou tristesse.<br />

Par ailleurs, Spinoza reconnaît du fait que les hommes se rassemblent,<br />

l’humanité tend à exister ; et l’imitation <strong>de</strong>s désirs d’autrui, ou ému<strong>la</strong>tion, peut<br />

être considérée comme le conatus global <strong>de</strong> cette communauté humaine qui se<br />

cherche. Ce<strong>la</strong> dit, cette imitation <strong>de</strong>s sentiments, considérée en elle-même,<br />

n’est point une aliénation. Elle ne peut être aliénante que si les sentiments<br />

imités sont eux-mêmes aliénés, ce qui est <strong>la</strong> règle tant que nous sommes en<br />

proie aux passions ; sinon, en son fond, elle est nécessairement désir<br />

d’universalité. De <strong>la</strong> sorte, <strong>de</strong> même que nous tendons à persévérer dans notre<br />

être, ou si l’on veut à nous accor<strong>de</strong>r à nous-mêmes, <strong>de</strong> même nous tendons à<br />

nous accor<strong>de</strong>r à nos semb<strong>la</strong>bles ; Par voie <strong>de</strong> conséquence, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> qui fait<br />

que les essences singulières <strong>de</strong>s autres hommes ressemblent à <strong>la</strong> nôtre justifie<br />

l’affirmation <strong>de</strong> nous-mêmes par l’affirmation d’autrui.<br />

On découvre avec Matheron, commentant Spinoza, l’ambition, un autre<br />

sentiment d’où se découvre le fon<strong>de</strong>ment même <strong>de</strong> <strong>la</strong> sociabilité. L’ambition,<br />

en effet, nous incline à p<strong>la</strong>ire d’une façon générale à tous les hommes. On sait<br />

que l’homme, par nature, a besoin <strong>de</strong>s hommes, afin <strong>de</strong> se faire approuver par<br />

eux. L’ambition est pour ainsi dire <strong>la</strong> racine <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté humaine. Son<br />

rôle est à <strong>la</strong> fois régu<strong>la</strong>teur et constitutif. Seule, elle peut inciter, dans l’état <strong>de</strong><br />

nature, les hommes à se rapprocher les uns <strong>de</strong>s autres. De façon réelle, les<br />

sentiments éprouvés par contagion affective s’expliquent par notre caractère et<br />

notre histoire. Notre amour et notre haine sont renforcés par l’imitation <strong>de</strong><br />

celles <strong>de</strong>s autres. Par ailleurs, si nous imaginons que certaines personnes<br />

détestent une chose qui nous p<strong>la</strong>ît, nous éprouverons dorénavant pour cette<br />

chose un mé<strong>la</strong>nge d’amour et <strong>de</strong> haine ; en fait, nous désirerons pour ainsi dire<br />

<strong>la</strong> faire exister et <strong>la</strong> détruire : on peut alors lire ceci : « Si nous imaginons que<br />

quelqu’un aime, ou désire, ou a en haine ce que nous-même aimons,<br />

désirons, ou avons en haine, par là même nous aimerons, etc., <strong>la</strong> chose<br />

- 90 -


avec plus <strong>de</strong> constance. Et, si nous imaginons qu’il a en aversion ce que<br />

nous aimons, ou inversement, nous pâtirons d’un flottement <strong>de</strong> l’âme. » 65<br />

Nous ne pouvons pas nous-mêmes déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> ne plus aimer ce que nous<br />

aimons avec ar<strong>de</strong>ur. D’ailleurs, nous préférons nos vues personnelles. Nous<br />

nous efforçons pour ainsi dire en vue <strong>de</strong> rétablir en nous l’équilibre, <strong>de</strong> faire<br />

adopter par les autres notre propre système <strong>de</strong> valeurs.<br />

Toutes ces considérations conduisent Matheron à soutenir que<br />

l’ambition <strong>de</strong>vient un appétit <strong>de</strong> puissance ; <strong>de</strong> l’ambition <strong>de</strong> gloire, nous<br />

passons à l’ambition <strong>de</strong> domination, et dans l’état civil, <strong>de</strong> domination<br />

<strong>politique</strong>, chaque moi veut <strong>de</strong>venir le tyran <strong>de</strong> tous les autres. Pour survivre,<br />

chacun s’efforce, d’éliminer ses concurrents pour régner seul. Disons que dans<br />

l’état <strong>de</strong> nature, en l’absence <strong>de</strong> toute institution régu<strong>la</strong>trice, ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

rééquilibration <strong>de</strong>vient le seul possible et <strong>la</strong> guerre reste permanente. Cette<br />

<strong>de</strong>scription spinoziste rencontre celle <strong>de</strong> Hobbes. Selon Hobbes, en effet, c’est<br />

en cherchant à dominer autrui qu’on l’utilise à titre <strong>de</strong> moyen : nous voulons<br />

justement que ses actes concourent à <strong>la</strong> satisfaction <strong>de</strong> nos désirs.<br />

En revanche, pour Spinoza, c’est sur les intentions <strong>de</strong> nos semb<strong>la</strong>bles<br />

que nous voulons avant tout régner. C’est par <strong>la</strong> suite que les motivations<br />

utilitaires viendront se greffer sur cette exigence fondamentale. Pourtant,<br />

l’homme <strong>de</strong> Hobbes utilise <strong>la</strong> gloire comme puissance dont elle témoigne du<br />

reste conçue <strong>de</strong> façon instrumentale. Celui <strong>de</strong> Spinoza, a contrario, cherche à<br />

dominer les autres pour se glorifier <strong>de</strong> l’approbation qu’il leur impose.<br />

D’ailleurs, nombre <strong>de</strong> passages indiqués par Spinoza semblent inverser le<br />

rapport. Par exemple, les chefs <strong>de</strong> tribu Hébreux, les Pontifes, soutient Spinoza,<br />

cherchent à s’attacher au peuple pour s’emparer <strong>de</strong> <strong>la</strong> totalité du pouvoir et <strong>la</strong><br />

gloire. Dans l’Aristocratie idéale, les Patriciens tentent <strong>de</strong> gagner <strong>la</strong> multitu<strong>de</strong>,<br />

choisissent d’alimenter leur puissance dans le désir d’une plus gran<strong>de</strong><br />

réputation. On trouve <strong>la</strong> preuve dans d’autres textes : si les citoyens <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Monarchie idéale veulent <strong>de</strong>venir conseillers du roi, c’est <strong>la</strong> gloire ; si les<br />

65 Ethique, Troisième Partie, Proposition XXXI, p.253.<br />

- 91 -


plébéiens <strong>de</strong> l’Aristocratie idéale veulent s’enrichir pour accé<strong>de</strong>r au patriciat,<br />

c’est par amour <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance et par ambition. En somme, le rapport entre<br />

puissance et gloire n’est pas circu<strong>la</strong>ire. On peut croire que l’appétit <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

domination est rattaché à l’ambition, elle-même entendue comme désir<br />

immodéré <strong>de</strong> <strong>la</strong> gloire. Ce<strong>la</strong> dit, l’auteur pense que lorsque nous tyrannisons<br />

nos semb<strong>la</strong>bles, c’est encore le désir <strong>de</strong> leur p<strong>la</strong>ire qui nous anime, sans doute<br />

parce que nous voulons faire leur bonheur. Il est vrai que nous sommes nous-<br />

mêmes à l’origine <strong>de</strong>s désirs <strong>de</strong> notre semb<strong>la</strong>ble et alors il n’y a aucun<br />

empêchement à orienter notre propagan<strong>de</strong> pour conduire ce <strong>de</strong>rnier à s’attacher<br />

à <strong>la</strong> chose aimée. La satisfaction <strong>de</strong> nos exigences est à ce prix, selon Spinoza.<br />

Il est aussi remarquable que tout ce qui procure <strong>de</strong> <strong>la</strong> joie peut inciter aux<br />

goûts, à l’envie d’une chose et à <strong>la</strong> puissance. Ainsi, le comportement peut<br />

naître dans cette tentative <strong>de</strong> se ravir cette chose au possesseur. On comprend<br />

l’enjeu d’une telle lutte, celle qui consiste à découvrir l’intolérance d’un<br />

individu à l’égard d’un autre qui possè<strong>de</strong> ce qui nous est inaccessible.<br />

C’est donc l’émergence <strong>de</strong> l’envie qui remet en cause les liens sociaux.<br />

Elle suscite <strong>de</strong>s passions et nous conduit, selon Matheron, à <strong>la</strong> pointe extrême<br />

du déchirement social. Elle est à <strong>la</strong> communauté humaine ce qu’est à l’individu<br />

<strong>la</strong> tristesse. Elle favorise pour ainsi dire <strong>la</strong> déformation <strong>de</strong> <strong>la</strong> structure qui<br />

menace <strong>de</strong> rompre l’équilibre du système. Ainsi, le désir <strong>de</strong> Matheron <strong>de</strong> faire<br />

une théorie générale <strong>de</strong> l’individualité et <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions humaines répond<br />

justement au fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> société civile suivant le modèle <strong>de</strong>s passions du<br />

corps social. N’est-ce pas là <strong>la</strong> forme <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> l’Etat libéral par <strong>la</strong><br />

Raison, sur <strong>la</strong> base <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong> communauté.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, c’est l’institution <strong>politique</strong>, selon l’auteur, qui livre <strong>la</strong><br />

plus haute forme <strong>de</strong> piété, et <strong>la</strong> piété et <strong>la</strong> charité comme valeurs <strong>religieuse</strong>s<br />

sont interprétées en un sens <strong>politique</strong> (obéissance civile et justice) afin <strong>de</strong> se<br />

gar<strong>de</strong>r d’être passionnelles. Dans <strong>la</strong> vision <strong>de</strong>s hommes passionnels, l’Etat ou<br />

le Souverain est le seul qui use <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ; en revanche, l’Etat<br />

démocratique, l’Etat le plus libre et le plus rationnel, fonctionne en sorte que <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> commune prenne <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> d’Etat. Il est à comprendre <strong>de</strong><br />

- 92 -


cette façon que les opinions que vise Spinoza sont celles qui sont contraires à <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> non parce qu’elles sont fausses, mais parce qu’elles s’opposent au libre<br />

usage <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Il serait donc dangereux pour <strong>la</strong> paix <strong>de</strong> l’Etat <strong>de</strong> permettre<br />

aux hommes d’affronter le pouvoir du souverain en se préva<strong>la</strong>nt du titre<br />

d’envoyés <strong>de</strong> Dieu ou <strong>de</strong> représentants <strong>de</strong> Dieu ; c’est ce qu’indique l’histoire<br />

<strong>de</strong>s Hébreux. Le rôle <strong>de</strong> l’Etat, faut-il le rappeler, c’est vivre dans un Etat<br />

s’i<strong>de</strong>ntifiant à <strong>la</strong> Raison. C’est donc en partant <strong>de</strong>s principes réels que notre<br />

philosophe parvient à fon<strong>de</strong>r une éthique du salut. Il importe ici d’analyser ce<br />

qu’on entend par éthique et par béatitu<strong>de</strong>.<br />

II.2. Ethique et Béatitu<strong>de</strong><br />

On désigne bien une éthique, <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong>s principes permettant<br />

d’orienter <strong>la</strong> vie et l’action, les principes <strong>de</strong>vant conduire à <strong>la</strong> joie extrême.<br />

Pour <strong>de</strong>s motifs <strong>politique</strong>s et religieux, Spinoza est isolé, rejeté par<br />

toutes les communautés <strong>religieuse</strong>s intégristes <strong>de</strong> l’Europe du XVIIe siècle. On<br />

sait que dans son enten<strong>de</strong>ment, Dieu est <strong>la</strong> Natura. L’Etre désigne le tout <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nature et le réel lui-même en tant qu’il se fon<strong>de</strong> comme élément global et<br />

indépendant. L’Etre est cette indépendance absolue <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature. C’est cette<br />

ontologie naturaliste et moniste qui <strong>la</strong>isse une signification athéiste, bien<br />

compris par les contemporains. Ce<strong>la</strong> se voit au <strong>de</strong>meurant par référence d’une<br />

part à sa morale et l’autre à sa <strong>politique</strong>.<br />

On le voit, l’éthique spinoziste se démarque donc d’un moralisme qui<br />

s’efforcerait <strong>de</strong> définir <strong>de</strong>s obligations transcendantes. Spinoza récuse l’idée<br />

d’une morale <strong>de</strong>s sanctions, soit extérieures (c’est-à-dire menaces, promesses,<br />

châtiments, récompenses) soit intérieures (tels remords, bonne conscience<br />

orgueilleuse). De cette façon, Dieu serait ravalé au rang d’un juge, d’un<br />

monarque ou d’un père. C’est cette vision anthropomorphique que récuse<br />

d’ailleurs Spinoza avec le moralisme autoritaire.<br />

L’ontologie <strong>de</strong> Spinoza est-elle d’inspiration athéiste ? Une éthique<br />

peut-elle être possible dans un tel système ? Nous pouvons noter que<br />

- 93 -


l’Ethique, notamment le livre I consacré à Dieu indique <strong>la</strong> mise en p<strong>la</strong>ce d’une<br />

philosophie <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> sa liberté : une théorie <strong>de</strong> connaissance et une<br />

théorie du désir, <strong>la</strong>quelle est constituée comme une anthropologie, puisque<br />

Spinoza étudiait les affects sur <strong>la</strong> base <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> déterministe et déductive.<br />

La théorie rationnelle <strong>de</strong>s passions (<strong>de</strong>s affects) se présente donc comme un<br />

déterminisme psychologique inspiré par <strong>la</strong> science ; un déterminisme qui<br />

exprime les liens d’intelligibilité entre les actes et leurs causes, un<br />

déterminisme <strong>de</strong>stiné à combattre l’imagination inadéquate et <strong>la</strong> superstition.<br />

N’oublions pas que c’est <strong>la</strong> valeur accordée à <strong>la</strong> doctrine du désir qui donne un<br />

éc<strong>la</strong>t au projet spinoziste. En effet, le Désir défini comme conatus, c’est-à-dire<br />

à persévérer dans l’être, conduit à <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong> l’unité <strong>de</strong> l’homme et<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> substance-nature, et <strong>la</strong> signification philosophique (ou ontologique) <strong>de</strong><br />

l’éthique.<br />

La véritable signification <strong>de</strong> l’ontologie spinoziste est ainsi <strong>de</strong> favoriser<br />

<strong>la</strong> possibilité d’une anthropologie philosophique, une science <strong>de</strong> l’homme qui<br />

ren<strong>de</strong> intelligibles les enchaînements <strong>de</strong>s affects et <strong>de</strong>s actions et <strong>de</strong> livrer en<br />

même temps leur signification. Par ailleurs, l’anthropologie rend possible par<br />

l’ontologie elle-même une éthique, en <strong>raison</strong> <strong>de</strong> son lien au désir : « nous ne<br />

nous efforçons à une chose, quand nous <strong>la</strong> voulons ou aspirons à elle, ou <strong>la</strong><br />

désirons, ce n’est jamais parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; mais,<br />

au contraire, si nous jugeons qu’une chose est bonne, c’est précisément<br />

parce que nous nous y efforçons, nous <strong>la</strong> voulons, ou aspirons à elle, ou <strong>la</strong><br />

désirons » 66 , nous dit Spinoza. Au-<strong>de</strong>là d’un renversement <strong>de</strong>s valeurs et du<br />

rapport désir-valeur, c’est <strong>la</strong> fondation <strong>de</strong> l’éthique sur le sens ontologique et<br />

existentiel du Désir. Nous comprenons donc qu’à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du moralisme<br />

rigoriste et théologique <strong>de</strong>s ontologies dualistes (selon Descartes), Spinoza<br />

conçoit <strong>de</strong> par son monisme athée et sa doctrine <strong>de</strong> l’homme comme désir, une<br />

éthique humaniste à valeur ontologique et existentielle.<br />

66 Ethique, Troisième Partie, Proposition IX, scolie, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.221.<br />

- 94 -


II.2.1. Une éthique qui n’est pas une morale<br />

Spinoza croit en l’existence <strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature entière qui expriment<br />

les liens entre les mo<strong>de</strong>s. Pour lui, seuls existent le « bon » et le « mauvais » et<br />

non le bien et le mal. Ce qui conduit à penser que Spinoza substitue une<br />

éthique à <strong>la</strong> morale.<br />

Le bon désigne ce qui augmente <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> notre conatus (confère<br />

un aliment). A contrario, le mauvais est ce qui conduit à nous détruire (confère<br />

le poison). Est bon (ou libre, ou <strong>raison</strong>nable) celui qui s’efforce selon ses<br />

capacités d’organiser les rencontres, <strong>de</strong> s’unir avec ce qui convient à sa nature.<br />

L’homme bon est pour ainsi dire celui qui cherche ce qui est bon pour lui et il<br />

le fera d’autant mieux qu’il connaît. Est mauvais, au contraire (esc<strong>la</strong>ve ou<br />

insensé), celui qui vit ex nihilo <strong>de</strong>s rencontres, se contente d’en subir les effets,<br />

qui à gémir et à accuser chaque fois que l’effet subi se montre contraire et lui<br />

révèle sa puissance propre. Comment ne pas se détruire soi-même à force <strong>de</strong><br />

culpabiliser et détruire les autres à force <strong>de</strong> ressentiment, propageant à tous les<br />

niveaux sa propre impuissance et son propre esc<strong>la</strong>vage, sa propre ma<strong>la</strong>die.<br />

Certains en viennent même à se suici<strong>de</strong>r. On peut le noter, a contrario, <strong>de</strong>s<br />

valeurs (bien, mal), se substitue <strong>la</strong> différence qualitative <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s d’existence<br />

(bon, mauvais).<br />

Pour ainsi dire, l’illusion <strong>de</strong>s valeurs vient <strong>de</strong> l’illusion <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience<br />

ignorante en ce qu’elle ignore l’ordre <strong>de</strong>s causes, <strong>de</strong>s rapports et <strong>de</strong> leur<br />

composition, parce qu’elle se limite d’en attendre et <strong>de</strong> recueillir l’effet,<br />

méconnaît tout <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature. Or, il suffit <strong>de</strong> ne rien comprendre pour moraliser.<br />

Comment alors s’opère cette genèse du bien et du mal ? C’est chez l’homme<br />

passionné qu’elle s’opère. Nous n’ignorons que joie et tristesse proviennent <strong>de</strong><br />

ce qui favorise ou entrave notre conatus, donc <strong>de</strong> ce qui est bon ou au contraire<br />

mauvais pour nous. Mais nous tendons nécessairement à prolonger le plus<br />

longtemps possible une excitation <strong>de</strong> nos actes au niveau <strong>de</strong> l’univers en<br />

croyant que <strong>la</strong> nature a été créée au profit <strong>de</strong> l’homme par Dieu. Dès lors, ces<br />

choses pour lesquelles nous éprouvons <strong>de</strong> l’amour, dont nous avons fini par<br />

croire, non pas qu’elles sont bonnes pour nous, mais qu’elles sont bonnes en<br />

- 95 -


elle-même, nous allons penser que Dieu les a faites pour nous séduire et nous<br />

p<strong>la</strong>ire. Telle est l’origine <strong>de</strong>s notions <strong>de</strong> bien et <strong>de</strong> mal. Tout ce qui contribue à<br />

<strong>la</strong> santé est appelé « bien », et tout ce qui contribue à <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die ou à <strong>la</strong> mort<br />

désigne le « mal ». Le bien, pour Spinoza, est en fait le bon ; et l’erreur<br />

consiste à croire que par ce terme nous désignons une propriété intrinsèque <strong>de</strong>s<br />

affects et non leur rapport spontané à notre organisme individuel. Tout<br />

provient, finalement, <strong>de</strong> notre ignorance. C’est notre ignorance qui crée <strong>la</strong><br />

morale. Selon Spinoza, il convient <strong>de</strong> séparer le domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong> celui<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> Morale. La loi morale institue un <strong>de</strong>voir dont <strong>la</strong> finalité est l’obéissance.<br />

En revanche, <strong>la</strong> préoccupation <strong>de</strong> Spinoza est <strong>de</strong> faire comprendre que <strong>la</strong> loi<br />

morale ne nous fait rien connaître. C’est elle-même qui entrave le<br />

développement <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance (<strong>la</strong> loi du tyran, par exemple), elle génère <strong>la</strong><br />

connaissance et <strong>la</strong> rend possible (<strong>la</strong> loi du Christ, par exemple). Entre les <strong>de</strong>ux<br />

extrêmes, <strong>la</strong> morale remp<strong>la</strong>ce <strong>la</strong> connaissance chez ceux qui agissent suivant <strong>la</strong><br />

morale en ce sens qu’ils ne savent pas agir selon leur connaissance inexistante.<br />

De toute évi<strong>de</strong>nce, <strong>la</strong> différence entre <strong>la</strong> connaissance et <strong>la</strong><br />

morale, entre le rapport connu – connaissance et le rapport comman<strong>de</strong>ment –<br />

obéissance est frappante. Pour notre penseur, <strong>la</strong> négativité <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie ne<br />

peut être uniquement théorique. Elle provient <strong>de</strong> <strong>la</strong> confusion pratique inspirée<br />

entre les <strong>de</strong>ux ordres différents en nature. La théologie considère que les<br />

données <strong>de</strong> l’Ecriture constituent <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments pour <strong>la</strong> connaissance même si<br />

cette connaissance reste à être développée <strong>de</strong> manière rationnelle ou traduite<br />

par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> : ce qui conduit au principe d’un Dieu moral, créateur, biblique,<br />

donc transcendant et anthropomorphique. Le philosophe, lui, croit en une<br />

tromperie car l’on confond le comman<strong>de</strong>ment avec quelque chose à<br />

comprendre et l’obéissance avec <strong>la</strong> connaissance elle-même. La loi morale<br />

désigne bien toujours l’instance transcendante (Dieu personnel) qui détermine<br />

l’opposition <strong>de</strong>s valeurs bien – mal tandis que <strong>la</strong> connaissance est l’expression<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance immanente (<strong>la</strong> Substance, le Dieu spinoziste i<strong>de</strong>ntifié à <strong>la</strong><br />

Nature) qui détermine <strong>la</strong> différence qualitative <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s d’existence bons ou<br />

mauvais. Que représente le mal du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> celui qui le subit et <strong>de</strong> celui<br />

- 96 -


qui le fait, du malfaiteur ? Dans <strong>la</strong> vision spinoziste, celui qui tue n’a qu’un<br />

tord, lequel consiste à ne pas frapper ou brandir une arme. S’il n’y a pas <strong>de</strong> bon<br />

en soi ni <strong>de</strong> mal en soi, ces gestes ne sont pas non plus bons ni mauvais en soi.<br />

Son tord est <strong>de</strong> prendre pour objet <strong>de</strong> son geste un être tel qu’il sera détruit par<br />

le geste. L’intention mauvaise consiste uniquement en ce<strong>la</strong> que l’idée d’une<br />

action se trouve liée à un objet qui ne supporte pas cette action sans mourir. Le<br />

mal <strong>de</strong>s méchants est l’apanage <strong>de</strong> mauvaise rencontre chez <strong>de</strong>s êtres<br />

incapables <strong>de</strong> connaître, <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> leur propre esc<strong>la</strong>vage et <strong>de</strong> leurs idées<br />

inadéquates. Le mal n’exprime donc guère notre essence, notre conatus, mais<br />

résulte purement <strong>de</strong> notre seule ignorance obscure.<br />

Spinoza aura construit une éthique, en faisant passer l’homme <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

servitu<strong>de</strong> humaine comme une image du mal à <strong>la</strong> liberté. On découvre dans sa<br />

philosophie <strong>la</strong> question du mal à Dieu et l’engagement <strong>de</strong> l’homme, <strong>de</strong> sa<br />

responsabilité, <strong>de</strong> sa liberté face à <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> Dieu. Comment définir le mal ?<br />

Serait-il une privation, sans rapport avec <strong>la</strong> totalité du réel ?<br />

On peut lire que « Dieu ne connaît pas les choses abstraitement, il ne<br />

forme pas d’elles <strong>de</strong>s définitions générales et n’existe plus <strong>de</strong> réalité que<br />

l’enten<strong>de</strong>ment divin et <strong>la</strong> puissance divine ne leur en a réellement accordé,<br />

d’où cette conséquence manifeste que <strong>la</strong> privation dont nous parlions tout à<br />

l’heure n’existe que pour notre enten<strong>de</strong>ment et non au regard <strong>de</strong> Dieu. » 67 La<br />

réalité du mal exprime <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong> <strong>la</strong> négativité (le méchant, par exemple par<br />

opposition au bon) et celle ignorant <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> Dieu. Donc le méchant<br />

se voit réduire <strong>la</strong> connaissance alors que le sage augmente <strong>la</strong> sienne.<br />

On peut le remarquer, dans l’analyse <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale spinoziste se pose le<br />

rôle fondamental <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance. Selon Spinoza, l’illusion morale, <strong>la</strong><br />

création <strong>de</strong>s valeurs morales, savoir le bien et le mal sont liés à notre<br />

ignorance. Savoir, c’est savoir que le bien n’est que le bon, que le mal est le<br />

mauvais, et se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> l’emprise (esc<strong>la</strong>vagiste) <strong>de</strong>s valeurs morales qui nous<br />

conduit à l’obéissance envers <strong>la</strong> loi morale quand <strong>la</strong> vraie joie ne vient que <strong>de</strong><br />

67 Lettre XIX, A., IV, 184, cité par Jacqueline Lagrée, dans Spinoza et le débat religieux, Presses universitaires <strong>de</strong><br />

Rennes, Paris, 2004, p.232 ; œuvre qui reprend l’épineux problème théologico-<strong>politique</strong> posé par Spinoza. On y<br />

découvre les différentes pistes dégagées par <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong>s miracles, et du rapport <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie.<br />

- 97 -


<strong>la</strong> connaissance. Savoir, c’est se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> s’adonner au mal sous <strong>la</strong> haine ou <strong>la</strong><br />

colère car <strong>la</strong> haine elle-même vient <strong>de</strong> l’ignorance qui nous conduit à voir dans<br />

le prochain (le semb<strong>la</strong>ble) le mal quand il n’est que le mauvais pour nous.<br />

Savoir, c’est donc savoir lutter contre l’ignorance et maîtriser ses passions : ne<br />

pas se <strong>la</strong>isser aller à l’égoïsme tyrannique qui ramène tout à lui en se mettant<br />

en colère face aux obstacles et <strong>la</strong> ru<strong>de</strong>sse <strong>de</strong> l’existence. Quand un homme<br />

vient ainsi à savoir et à se maîtriser, il fait découvrir l’homme profond qu’il<br />

gar<strong>de</strong> en lui, l’homme libéré <strong>de</strong> l’ignorance et <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence. N’est-ce pas que,<br />

selon Spinoza, l’homme doit à <strong>la</strong> connaissance sa satisfaction et son<br />

épanouissement spirituel ?<br />

Spinoza n’hésite pas à <strong>critique</strong>r les moralistes qui condamnent les<br />

passions, sans chercher à les comprendre. Il juge d’ailleurs <strong>la</strong> morale<br />

impuissante à comprendre, et qui ne se ressource que dans « l’espoir d’une<br />

récompense autre que <strong>la</strong> vie vertueuse elle-même » 68 . Pour lui, il convenait<br />

d’appréhen<strong>de</strong>r et <strong>de</strong> comprendre les passions sans pour autant s’y soumettre.<br />

C’est en ce<strong>la</strong> que l’éthique spinoziste se démarque <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale et <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> servitu<strong>de</strong>. La morale selon lui se rapporte au jugement divin, au bien et au<br />

mal. L’éthique <strong>de</strong> Spinoza renverse l’ordre <strong>de</strong>s systèmes puisque cette <strong>de</strong>rnière<br />

se rapporte aux mo<strong>de</strong>s d’existence. Le philosophe hol<strong>la</strong>ndais s’attaque en effet<br />

aux jugements <strong>de</strong> valeurs qu’il trouve illusoire et ignorante. Ainsi, <strong>la</strong><br />

conscience morale ignore <strong>la</strong> Nature, et à ce titre ses actions ne sont rien<br />

d’autres que <strong>de</strong> l’obéissance. D’ailleurs, <strong>la</strong> loi morale, poursuit notre penseur,<br />

ne nous livre aucune connaissance particulière. C’est dans cette optique qu’il<br />

dénonce « l’esc<strong>la</strong>ve, le tyran et le prêtre (…) trinité moraliste. » 69<br />

Que Spinoza accor<strong>de</strong> une valeur singulière aux passions, ce<strong>la</strong><br />

peut se comprendre, que son éthique se distingue <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale, c’est une chose,<br />

mais que <strong>la</strong> morale soit dépourvue <strong>de</strong> connaissance, nous avons du mal à<br />

accepter cette position. D’ailleurs, nous nous p<strong>la</strong>çons en porte-à-faux contre<br />

68 Vinciguerra, Philosophie, Prismes, <strong>Les</strong> textes essentiels, Hachette, Paris, 2002, p.148.<br />

69 Ibi<strong>de</strong>m, p.151.<br />

- 98 -


cette vision spinoziste car on ne peut limiter <strong>la</strong> morale au simple niveau <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>voir. Est-ce <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale chrétienne que s’attaque-t-il finalement ?<br />

C’est ici encore le rôle principiel <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance et <strong>la</strong> valeur dans <strong>la</strong><br />

philosophie spinoziste <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance (<strong>la</strong> gnoséologie) pour le<br />

salut et le bonheur <strong>de</strong> l’homme. Comment envisager le rapport <strong>de</strong> l’éthique<br />

d’avec l’ontologie ?<br />

II.2.2. De l’ontologie à l’éthique<br />

Gilles Deleuze commentant Spinoza dans son œuvre Spinoza,<br />

philosophie pratique, s’interroge pourquoi une ontologie pouvait être nommée<br />

Ethique. Il était persuadé que l’éthique constitue très exactement une science<br />

pratique <strong>de</strong>s manières d’être qui se démarque <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale. Si pour lui, Spinoza<br />

avait trouvé bon <strong>de</strong> défendre l’idée <strong>de</strong> « Deus sive Natura », récusant du reste<br />

l’existence d’un Dieu moral, créateur et transcendant, le philosophe hol<strong>la</strong>ndais<br />

s’est voulu avant tout le chantre du panthéisme. Selon le commentaire <strong>de</strong><br />

Deleuze, sa vision dénonce <strong>la</strong> « conscience », les « valeurs » et les « passions<br />

tristes ». C’est cette vision qui lui a valu <strong>la</strong> triptyque image <strong>de</strong> matérialiste,<br />

d’immoraliste et d’athéiste.<br />

Deleuze n’a eu cesse <strong>de</strong> donner une justification à ces images<br />

dévaluantes dans son commentaire. Ainsi, il parle <strong>de</strong> <strong>la</strong> première image<br />

retenue <strong>de</strong> Spinoza qui est matérialiste : c’est <strong>de</strong> <strong>la</strong> dévaluation <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

conscience (au profit <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée) qu’il s’agit bien ici et Deleuze y traite <strong>de</strong>s<br />

différentes implications <strong>de</strong>s dénonciations spinozistes. Il juge Spinoza<br />

matérialiste en <strong>raison</strong> du renversement du principe c<strong>la</strong>ssique <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale<br />

comme œuvre d’oppression et <strong>de</strong> domination <strong>de</strong>s passions par <strong>la</strong> conscience.<br />

Ainsi, par exemple, l’éthique spinoziste envisage l’action et <strong>la</strong> passion <strong>de</strong><br />

façon simultanée dans le corps et <strong>de</strong> l’âme. En fait, c’est par <strong>la</strong> connaissance<br />

<strong>de</strong>s puissances du corps qu’on parvient à appréhen<strong>de</strong>r <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong>s<br />

puissances <strong>de</strong> l’esprit.<br />

En c<strong>la</strong>ir, pour Deleuze, Spinoza pense que <strong>la</strong> conscience est par nature<br />

l’expression <strong>de</strong> l’illusion dans <strong>la</strong> mesure où elle ignore les causes et les natures<br />

- 99 -


et justifie parfois l’explication dans l’angoisse et le malheur, par le<br />

renversement <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong>s choses, l’illusion <strong>de</strong>s causes finales et l’illusion<br />

<strong>de</strong>s décrets libres. Ce<strong>la</strong> s’explique notamment par le fait que <strong>la</strong> conscience<br />

s’imagine impuissante <strong>de</strong>vant un Dieu doté d’enten<strong>de</strong>ment et <strong>de</strong> volonté, et qui<br />

opère à travers les causes finales ou décrets libres, face à l’homme qui ne vit<br />

que <strong>de</strong> <strong>la</strong> gloire divine et ses châtiments. C’est ce<strong>la</strong> qui est invoqué dans<br />

Spinoza, philosophie pratique, en par<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> conscience dépendante <strong>de</strong> <strong>la</strong> triple<br />

illusion qui <strong>la</strong> constitue, c’est-à-dire l’illusion <strong>de</strong> <strong>la</strong> finalité, l’illusion <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté, et l’illusion théologique ; Deleuze peut alors reprendre <strong>de</strong> façon<br />

imaginée que <strong>la</strong> conscience est seulement un rêve sans sommeil préa<strong>la</strong>ble. Il<br />

cite donc Spinoza : « Ainsi croit le bébé aspirer librement au <strong>la</strong>it, et l’enfant<br />

en colère vouloir <strong>la</strong> vengeance, et le peureux <strong>la</strong> fuite. L’homme ivre,<br />

ensuite, croit que c’est un libre décret <strong>de</strong> l’Esprit qu’il dit ce que, re<strong>de</strong>venu<br />

sobre, il voudrait avoir tu (Sic infans, se <strong>la</strong>c liberè appetere credit, se ex<br />

libero Mentis <strong>de</strong>creto ea loqui, quae postea sobrius vellet tacuisse) » 70 .<br />

Ensuite, <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> image donnée à Spinoza le fait passer pour un<br />

immoraliste. En effet, Deleuze pense que Spinoza a dû dévaloriser les valeurs<br />

morales telles le bien et le mal au profit du bon et du mauvais. C’est donc <strong>de</strong><br />

par son analyse <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion qu’il juge Spinoza immoraliste. Spinoza<br />

part <strong>de</strong> l’exemple d’Adam et Eve lorsqu’il lui est défendu <strong>de</strong> consommer le<br />

fruit. « Tu ne mangeras pas le fruit ». A en croire Deleuze, c’est par ce<br />

qu’Adam ignore les causes qu’il croit que Dieu lui interdit moralement quelque<br />

chose tandis que Dieu lui révèle les conséquences <strong>de</strong> <strong>la</strong> consommation <strong>de</strong> fruit.<br />

Spinoza peut alors écrire : « C’est pourquoi c’est au regard du seul Adam et<br />

en <strong>raison</strong> seulement du défaut <strong>de</strong> sa connaissance que cette révé<strong>la</strong>tion fut<br />

une loi et que Dieu fut comme un légis<strong>la</strong>teur et un prince (Quare il<strong>la</strong><br />

reve<strong>la</strong>tio respectu solius Adami et propter solum <strong>de</strong>fectum ejus cognitionis lex<br />

fuit, Deusque quasi legis<strong>la</strong>tor aut princeps) ». 71<br />

70<br />

Ethique, Troisième Partie, Proposition II, scolie, p.211, et cité in Spinoza, philosophie pratique <strong>de</strong> Deleuze,<br />

éditions <strong>de</strong> minuit, Paris, 1971.<br />

71<br />

Spinoza, Traité théologico-<strong>politique</strong> (Œuvres III), Chapitre IV, PUF, Paris, 1999, p.195.<br />

- 100 -


Bon et mauvais sont donc ce qui convient avec notre nature et ce qui ne<br />

convient pas. Ils qualifient <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s d’existence immanents, qui se<br />

substituent à <strong>la</strong> Morale, <strong>la</strong>quelle se rapporte toujours l’existence à <strong>de</strong>s valeurs<br />

transcendantes. La morale, c’est le jugement <strong>de</strong> Dieu et son système. En<br />

revanche, l’éthique spinoziste prend le revers du système <strong>de</strong> jugement. Pour<br />

ainsi dire, à l’opposition <strong>de</strong>s valeurs morales (bien/mal), se substitue <strong>la</strong><br />

différence qualitative <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s d’existence (bon-mauvais). D’où l’illusion <strong>de</strong>s<br />

valeurs est liée à l’illusion <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience, <strong>la</strong>quelle conscience est ignorante<br />

<strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong>s causes et <strong>de</strong>s lois et <strong>de</strong>s leurs compositions. Parce que <strong>la</strong> loi<br />

morale n’apporte pas <strong>la</strong> connaissance, Spinoza pense que le problème <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

théologie rési<strong>de</strong> dans <strong>la</strong> confusion pratique qu’elle inspire, en posant comme<br />

bases pour <strong>la</strong> connaissance les données <strong>de</strong> l’Ecriture. D’ailleurs, en concevant<br />

l’hypothèse d’un Dieu moral, créateur et transcendant, il se pose une confusion<br />

qui compromet l’ontologie. On peut alors lire chez Deleuze que > 72<br />

Enfin, Deleuze parle <strong>de</strong> <strong>la</strong> dévalorisation <strong>de</strong> toutes les « passions<br />

tristes » au profit <strong>de</strong> <strong>la</strong> joie, en traitant Spinoza d’athée. Il révèle <strong>la</strong><br />

dénonciation spinoziste <strong>de</strong> <strong>la</strong> trinité morale <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>ve (l’homme aux passions<br />

tristes), le tyran (l’homme qui exploite les passions tristes, pour légitimer son<br />

pouvoir) et le prêtre (l’homme qui s’attriste sur <strong>la</strong> condition humaine et les<br />

passions <strong>de</strong> l’homme).<br />

La passion triste constitue donc un complexe réunissant à <strong>la</strong> fois les<br />

désirs, le trouble <strong>de</strong> l’âme, <strong>la</strong> cupidité et <strong>la</strong> superstition. C’est le lieu <strong>de</strong><br />

remarquer que l’Ethique <strong>de</strong> Spinoza fait une analyse du ressentiment humain<br />

dont le bonheur représente une offense et <strong>la</strong> passion, une sorte <strong>de</strong> misère ou<br />

l’impuissance, en citant l’exemple du tyran. On voit bien chez notre philosophe<br />

72 Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, éditions <strong>de</strong> minuit, Paris, 1971, p.37.<br />

- 101 -


une philosophie <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie, <strong>la</strong> vie marquée du sceau <strong>de</strong>s illusions <strong>de</strong> notre<br />

conscience, du bien et du mal, et l’enchaînement <strong>de</strong>s passions (haine,<br />

moquerie, vengeance…), passions qu’il retrouve même dans le moindre <strong>de</strong><br />

l’espoir et <strong>de</strong> <strong>la</strong> sécurité. C’est pourquoi, il propose l’amour et l’expression <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> liberté.<br />

Cette <strong>critique</strong> <strong>de</strong>s passions tristes est enracinée dans <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong>s<br />

affections. Selon Deleuze, <strong>la</strong> considération <strong>de</strong>s genres implique une morale<br />

alors que l’Ethique est une éthologie qui croit en l’affection <strong>de</strong>s actions et <strong>de</strong>s<br />

passions. D’ailleurs, l’apanage <strong>de</strong> <strong>la</strong> passion consiste à conduire notre pouvoir<br />

d’être affecté à travers <strong>la</strong> séparation <strong>de</strong> notre puissance d’agir. Ainsi, pour<br />

Deleuze, c’est <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong>s affections qui donne sens au statut <strong>de</strong>s passions<br />

tristes. A travers elles, nous sommes démarqués <strong>de</strong> notre puissance d’agir,<br />

<strong>la</strong>issés pour compte <strong>de</strong>s sbires <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition, et donc aux mystifications du<br />

tyran. L’Ethique est pour ainsi dire une éthique <strong>de</strong> <strong>la</strong> joie, car <strong>la</strong> joie nous<br />

rapproche <strong>de</strong> l’action et <strong>de</strong> <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>. C’est <strong>la</strong> Raison pour <strong>la</strong>quelle l’éthique<br />

s’exprime dans l’immanence.<br />

II.2.3. Béatitu<strong>de</strong> et salut : possibilité <strong>de</strong> l’éthique spinoziste<br />

Spinoza n’accepte pas l’idée <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort car il n’entend pas l’envisager<br />

sous l’angle <strong>de</strong> l’imagination et <strong>de</strong> <strong>la</strong> passion. Le salut chez lui consiste à<br />

affirmer notre être à un niveau, à nous affirmer par l’exercice <strong>de</strong> notre<br />

enten<strong>de</strong>ment. L’enten<strong>de</strong>ment nous permet <strong>de</strong> nous p<strong>la</strong>cer au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vérité, au niveau <strong>de</strong> l’Etre absolu où <strong>la</strong> mort n’a plus <strong>de</strong> sens. Par<br />

compréhension <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s causes qui nous font souffrir,<br />

l’enten<strong>de</strong>ment affirme sa puissance intellectuelle. Le Dieu <strong>de</strong> Spinoza désigne<br />

bien <strong>la</strong> nature en sa totalité, l’Etre auquel rien ne peut arriver puisqu’il n’y a<br />

rien d’extérieur à lui. Si par <strong>la</strong> pensée l’on se fonds en elle par l’amour<br />

intellectuel, l’on <strong>de</strong>vient comme elle in<strong>de</strong>structible et peut-être « éternel ».<br />

Le désir constitue lui-même comme « bien » ce qu’il poursuit et comme<br />

« mal » ce qu’il fuit, en ce sens il <strong>de</strong>vient désir <strong>de</strong> puissance (comme existence<br />

et activité) et s’appréhen<strong>de</strong> comme joie quand elle se saisit comme<br />

- 102 -


accroissement. Tristesse et joie, les <strong>de</strong>ux formes essentielles du désir et tous les<br />

affects qui en découlent constituent <strong>de</strong>s <strong>modalités</strong>. Ainsi en revanche, <strong>la</strong> joie<br />

étant seule bonne, le désir <strong>de</strong>vient mouvement vers le sentiment d’être se<br />

saisissant comme puissance, accord avec soi-même, et <strong>de</strong> cette façon joie.<br />

C’est cette plénitu<strong>de</strong> qu’est <strong>la</strong> joie nommée « béatitu<strong>de</strong> » lorsqu’elle atteint,<br />

par <strong>la</strong> connaissance du second et du troisième genre, à un état <strong>de</strong> liberté et<br />

d’indépendance, désigné sous le terme <strong>de</strong> « salut ».<br />

Nous pouvons noter que <strong>la</strong> causalité adéquate et <strong>la</strong> liberté sont à <strong>la</strong> fois<br />

les manifestations <strong>de</strong> cette libre indépendance. L’individu éprouve alors<br />

comme une « joie souveraine et permanente » et il l’exprime <strong>de</strong> façon concrète<br />

qu’il jouit d’une « certaine espèce d’éternité ». Ainsi, <strong>la</strong> connaissance du<br />

troisième genre <strong>la</strong> saisit comme un évènement dont <strong>la</strong> nouveauté et <strong>la</strong> radicalité<br />

conduiraient à une nouvelle naissance : l’on croirait comme si l’éternité<br />

débutait et comme si elle disposait <strong>de</strong> toutes les manifestations parfaites <strong>de</strong><br />

l’amour. De cette façon, l’ « amour intellectuel <strong>de</strong> Dieu » peut être désigné<br />

comme le rapport libéré <strong>de</strong> l’individu à lui-même et au mon<strong>de</strong>.<br />

De l’éthique <strong>de</strong> <strong>la</strong> joie, notre philosophe suggère <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

perfection. Mais alors une préoccupation majeure s’impose : comment une<br />

éthique <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté et du bonheur peut-elle s’avérer possible dans un système<br />

naturaliste et déterministe ?<br />

Un paradoxe évi<strong>de</strong>nt se dégage : il est vrai que, pour Spinoza, <strong>la</strong> morale<br />

ne consiste guère à poursuivre <strong>de</strong>s valeurs transcendantes qui ne sauraient être<br />

ni extraites <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature, ni atteintes à partir d’elles. Raison pour <strong>la</strong>quelle<br />

l’éthique vise à <strong>la</strong> réalisation véritable <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature et <strong>de</strong> l’homme. Ainsi, si le<br />

souverain bien est <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>, c’est que le Désir poursuit <strong>la</strong> joie <strong>de</strong>puis <strong>la</strong><br />

racine. Ce qui conduit Spinoza à indiquer que <strong>la</strong> perfection, loin d’être un idéal<br />

transcendant, exprime <strong>la</strong> réalité elle-même.<br />

Finalement, c’est le déploiement <strong>de</strong>s affects actifs et <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance<br />

du troisième genre, qui conduit à <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>, c’est-à-dire au désir comme<br />

contentement <strong>de</strong> soi, comme indépendance et liberté. L’éthique, consistant à<br />

opter pour le choix <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté contre <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong> se construit pour ainsi dire<br />

- 103 -


dans <strong>la</strong> seule immanence puisque ce sont là <strong>de</strong>ux voies possibles inscrites dans<br />

<strong>la</strong> nature même <strong>de</strong> l’homme comme désir. En revanche, seule <strong>la</strong> voie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté réalise <strong>la</strong> nature du désir <strong>de</strong> façon authentique, et exprimant<br />

l’adéquation à soi-même, le « repos en soi-même », selon le terme du<br />

philosophe, comme le sentiment d’être. On peut alors voir que l’éthique<br />

exprime l’homme lui-même comme désir et connaissance. Mais peut-il se<br />

libérer <strong>de</strong> ses chaînes ?<br />

II.3. Se libérer par <strong>la</strong> connaissance : De <strong>la</strong> <strong>raison</strong> à <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong><br />

L’homme constitue un fragment <strong>de</strong> <strong>la</strong> totalité dans les chaînes causales<br />

avant <strong>de</strong> se libérer par <strong>la</strong> connaissance, il n’est qu’un simple ignorant et serf,<br />

esc<strong>la</strong>ve d’affection qu’il ne parvient pas à contrôler. Il flotte au gré <strong>de</strong> ses<br />

passions, passif et asservi. Dans le flot <strong>de</strong>s forces extérieures, il vit seulement<br />

au hasard, sous le far<strong>de</strong>au <strong>de</strong>s forces aveugles. C’est ce<strong>la</strong> <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’homme qui vit sous le régime <strong>de</strong> <strong>la</strong> passion. Or, c’est <strong>la</strong> tristesse et son<br />

cortège <strong>de</strong> sombres affections qu’expérimente trop souvent qui vit enchaîné.<br />

D’ailleurs dans le livre III <strong>de</strong> l’Ethique, Spinoza fait une <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> passion<br />

triste. Pour lui, <strong>la</strong> tristesse, <strong>la</strong> haine et <strong>la</strong> colère, conduisent à l’impuissance <strong>de</strong><br />

l’homme et sont <strong>de</strong>s mauvaises passions. Elles expriment une sorte <strong>de</strong><br />

négativité sur nous-mêmes, nos actes et sur notre vie. Or déprécier est négatif<br />

dans <strong>la</strong> vision spinoziste.<br />

On le voit, avec Spinoza <strong>la</strong> sagesse et l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie avec <strong>la</strong><br />

pensée, en considérant que <strong>la</strong> vie est pleine <strong>de</strong> pensée. Etre sage, c’est pouvoir<br />

lutter contre l’ignorance, c’est maîtriser ses passions, c’est se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> se<br />

<strong>la</strong>isser aller à l’égoïsme tyrannique qui ramène tout à lui en se mettant en<br />

colère <strong>de</strong>vant les obstacles <strong>de</strong> l’existence. Quand un homme vient ainsi à savoir<br />

et à se maîtriser, il fait émerger l’homme profond qu’il y a en lui, c’est-à-dire<br />

l’homme délivré <strong>de</strong> l’ignorance et <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence. Toutefois, <strong>la</strong> sagesse ne<br />

s’arrête pas là. Car le terme amour utilisé dans <strong>la</strong> réflexion philosophique<br />

montre que le savoir, comme <strong>la</strong> maîtrise dont elle fait preuve, sont d’une<br />

- 104 -


connotation singulière ; ils se caractérisent par l’absence <strong>de</strong> prétention dans le<br />

savoir.<br />

Au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> maîtrise <strong>de</strong> soi, on peut comprendre que celle-ci est une<br />

ouverture face au relâchement, l’absence criar<strong>de</strong> <strong>de</strong> passion, c’est-à-dire,<br />

l’indifférence qui relève <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence. P<strong>la</strong>ton (428-348 av. J.- C.), dans La<br />

République, a pris soin <strong>de</strong> rappeler que <strong>la</strong> maîtrise <strong>de</strong> soi est l’harmonie avec<br />

soi et non dictature sur soi. Spinoza, lui, indiquait dans l’Ethique que l’on n’est<br />

vertueux quand on a tué en soi toute passion. En revanche, à chaque fois que<br />

l’on est heureux, on parvient à <strong>la</strong> maîtrise <strong>de</strong>s passions car le frustré nourrit<br />

toujours <strong>de</strong> mauvaises pensées, alors que l’homme joyeux, très comblé, n’en a<br />

aucune.<br />

Spinoza écrivait au <strong>de</strong>uxième chapitre, paragraphe V du Traité<br />

<strong>politique</strong> « Je l’avoue, les désirs qui ne proviennent pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> sont<br />

plutôt <strong>de</strong>s passions que <strong>de</strong>s actions humaines. Mais puisque nous traitons<br />

ici <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance universelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature (c’est-à-dire <strong>de</strong> son droit), nous<br />

ne pouvons reconnaître aucune différence entre les désirs qui proviennent<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et ceux que d’autres causes engendrent en nous : car les uns et<br />

les autres sont <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature et mettent en œuvre <strong>la</strong> force naturelle<br />

par <strong>la</strong>quelle l’homme s’efforce <strong>de</strong> persévérer dans son être (Verum quia<br />

hîc<strong>de</strong> naturae universelle potentiâ, seu jure agimus, nul<strong>la</strong>m hîc agnoscere<br />

possumus differentiam inter cupiditates, quae ex ratione, & inter il<strong>la</strong>s, quae ex<br />

aliis causis in nobis ingenerantur : quandoqui<strong>de</strong>m tam hae, quâ homo in suo<br />

esse perseverare conatur). » 73 En revanche, dans un premier, une puissance<br />

mal gérée par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> engendre l’empire <strong>de</strong>s passions, principe <strong>de</strong> servitu<strong>de</strong>.<br />

Et dans un second temps, « personne ne naît <strong>raison</strong>nable ». Le livre IV <strong>de</strong><br />

l’Ethique semble être particulièrement le lieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> fondation <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> peut<br />

être à l’usage d’un seul, son mouvement convoque <strong>la</strong> communauté toute entière<br />

comme cité et, à <strong>raison</strong>, celui qui <strong>la</strong> gouverne (statut <strong>de</strong> <strong>la</strong> souveraineté). De<br />

par cette éthique conçue par une légitimité <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> en acte, le corps<br />

73 Spinoza, Traité <strong>politique</strong>, Chapitre II, § V, Editions Répliques, Traduction par Pierre-François Moreau et Renée<br />

Bouveresse, Paris, 1979, p.19.<br />

- 105 -


n’entretient pas moins une puissance, comme résistance, comme puissance <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> nature. Peut-on alors é<strong>la</strong>borer une maîtrise <strong>de</strong>s passions, comprenant ces<br />

passions, tout autant que <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, comme une puissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature ? Dans<br />

quelle mesure peut-on acquérir cette <strong>raison</strong>, puisqu’elle n’est pas innée et<br />

pourtant naturelle ? Quelle est <strong>la</strong> spécificité du droit naturel spinoziste dans le<br />

conservatisme recherché ? Sous quelle bannière peut-on fon<strong>de</strong>r une<br />

souveraineté, par le respect <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance, par l’ordination <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> dans<br />

sa gestion <strong>de</strong>s conduites individuelles et collectives ? Questions auxquelles <strong>la</strong><br />

philosophie spinoziste tente d’apporter <strong>de</strong>s réponses.<br />

La <strong>raison</strong> toujours susceptible <strong>de</strong> faire par elle-même au moins aussi<br />

bien que <strong>la</strong> passion, ramène les désirs à <strong>la</strong> vérité consciente <strong>de</strong> notre conatus<br />

essentiel et débouche sur un portrait <strong>de</strong> l’homme libre. Parce que l’homme<br />

n’est pas comme « un empire dans un empire (veluti imperium in imperio,<br />

concipere vi<strong>de</strong>ntur) » 74 , le premier mouvement au profit <strong>de</strong> l’âme et <strong>de</strong> son<br />

activité indique comment <strong>la</strong> <strong>raison</strong> à partir <strong>de</strong> cette vie dissocie les liaisons<br />

passionnelles et fait gagner le triomphe <strong>de</strong> son ordre. Toutes les solutions qui<br />

éliminent en partie les passions les réduisent à ne constituer que <strong>la</strong> moindre<br />

partie <strong>de</strong> notre âme. Ils culminent avec l’amour <strong>de</strong> Dieu, un Dieu qui désigne <strong>la</strong><br />

plus universelle <strong>de</strong>s notions communes et qui ne saurait nous aimer.<br />

Le second mouvement, dans <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong> léguer à <strong>la</strong> connaissance<br />

du troisième genre sa signification morale, entend exprimer l’apogée du<br />

spinozisme. C’est l’expression <strong>de</strong> l’essence d’un corps singulier avec une sorte<br />

d’éternité, l’âme expérimente son éternité et se ressaisit consciemment dans sa<br />

re<strong>la</strong>tion directe à Dieu. Parce que Dieu est <strong>la</strong> nature, <strong>la</strong> nature naturante n’est<br />

pas <strong>la</strong> nature naturée et Dieu cause libre est un Dieu, qui s’aime lui-même et<br />

qui éprouve <strong>de</strong> l’amour pour les hommes. Amour, béatitu<strong>de</strong>, gloire : ces<br />

notions théologiques retrouvent chez Spinoza avec <strong>la</strong> connaissance du<br />

troisième genre une valeur philosophique. En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> son épanouissement<br />

dans le troisième genre <strong>de</strong> connaissance le moment <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> se suffit à lui-<br />

74 Ethique, Troisième Partie, Préface, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.199.<br />

- 106 -


même ; ainsi, grâce au monisme du conatus, <strong>la</strong> limitation <strong>de</strong>s appétits sensuels<br />

n’est pas une répression préa<strong>la</strong>ble à une béatitu<strong>de</strong> promise, mais l’effet naturel<br />

et comme l’envers d’une activité intellectuelle qui se déploie, exprime le salut<br />

par <strong>la</strong> connaissance.<br />

Pour ainsi dire, l’homme se réalise en accédant à <strong>la</strong> connaissance : celle<br />

<strong>de</strong> ses affections, <strong>de</strong>s enchaînements et <strong>de</strong>s causes et celle <strong>de</strong> Dieu. Par <strong>la</strong><br />

connaissance <strong>de</strong> soi, il mène l’existence selon <strong>la</strong> vertu qui est réalisation <strong>de</strong> soi-<br />

même et joie. Etre vertueux, c’est bien agir et bien vivre. La tristesse étant<br />

toujours mauvaise, <strong>la</strong> joie est bonne, elle est augmentation <strong>de</strong> notre puissance<br />

d’agir.<br />

II.4. Ethique et philosophie<br />

On pourrait se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il y a une religiosité inhérente à <strong>la</strong><br />

philosophie <strong>de</strong> Spinoza où on peut découvrir une forme <strong>de</strong> spiritualité. Cette<br />

spiritualité spinoziste pourrait rési<strong>de</strong>r dans <strong>la</strong> jouissance que <strong>la</strong> contemp<strong>la</strong>tion<br />

au sage <strong>de</strong> <strong>la</strong> substance divine (ou Nature) dans le cadre d’une union<br />

intellectuelle. Ce type d’union que <strong>la</strong> connaissance du troisième genre, du reste<br />

intuitive pourrait aboutir à ce que Spinoza désigne « amour intellectuel <strong>de</strong><br />

Dieu ».<br />

La philosophie <strong>de</strong> Spinoza n’est pas uniquement orientée vers <strong>la</strong> seule<br />

contemp<strong>la</strong>tion. Pour accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> connaissance, il convient d’adopter un certain<br />

mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie qui conduit l’éthique à se conformer à <strong>la</strong> méditation et <strong>la</strong><br />

réflexion, et en retour à <strong>la</strong> connaissance du vrai. C’est donc par <strong>la</strong> connaissance<br />

et <strong>la</strong> vertu, que le sage s’unit à Dieu et c’est cette union qui lui procure une<br />

expérience spirituelle.<br />

L’éthique spinoziste s’inscrit dans un réalisme et une philosophie <strong>de</strong><br />

l’immanence. Elle exprime également <strong>la</strong> négation <strong>de</strong> toute transcendance <strong>de</strong>s<br />

valeurs, étant entendu que le mal et le péché sont <strong>de</strong>s valeurs morales<br />

traditionnelles.<br />

- 107 -


Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce rejet <strong>la</strong> morale traditionnelle, <strong>la</strong> morale spinoziste dite<br />

concrète désigne une doctrine affirmative <strong>de</strong> <strong>la</strong> vertu, c’est-à-dire l’affirmation<br />

<strong>de</strong> soi et dans <strong>la</strong> joie. Cette morale concrète spinoziste se démarque <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

valorisation chrétienne <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort et condamne toute éthique qui découle <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

crainte et <strong>de</strong> l’obéissance.<br />

Retenons que <strong>la</strong> vertu définie comme le bonheur désigne son propre<br />

fon<strong>de</strong>ment, et l’homme libre fuit l’ignorance et les ignorants. Pour réaliser ce<br />

bien, il est nécessaire <strong>de</strong> développer une philosophie morale qui indique à<br />

chacun comment bien orienter ses actions dans ses rapports avec autrui.<br />

Nous pouvons noter que l’exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> obéit à plusieurs<br />

<strong>modalités</strong> telles que nous avons sus-indiqués. Nous savons que pour Spinoza,<br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong> nous conduit à une liberté <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée et <strong>de</strong> l’épanouissement <strong>de</strong><br />

l’esprit. C’est pour ce<strong>la</strong> qu’il s’est fait <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion.<br />

- 108 -


DEUXIEME PARTIE : CRITIQUE<br />

SPINOZISTE DE LA THEOLOGIE<br />

- 109 -


C’est principalement autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> Dieu que Spinoza semble<br />

fon<strong>de</strong>r sa philosophie rationaliste, qui est en fait une <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion. Il<br />

nous faut d’abord expliquer ce qu’on entend par Dieu.<br />

Du <strong>la</strong>tin <strong>de</strong>us, Dieu est le nom du dieu unique et prend <strong>de</strong>s formes<br />

extrêmement variées suivant les religions dont le point commun est que Dieu<br />

est créateur, donc supérieur et plus puissant que l’homme.<br />

Pour <strong>la</strong> religion judéo-chrétienne, Dieu représente l’Etre suprême,<br />

transcendant, unique et créateur du mon<strong>de</strong>. Ses principaux attributs : infinité,<br />

omniprésence, omnipotence, omniscience, immuabilité, immatérialité,<br />

perfection, universalité, sagesse, justice, bonté…Dieu a établi les lois générales<br />

qui gouvernent le mon<strong>de</strong>, mais peut intervenir y en dérogeant par <strong>de</strong>s miracles.<br />

Pour les philosophes, Dieu est un principe abstrait que <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, sous <strong>la</strong><br />

forme du discours philosophique, tente <strong>de</strong> comprendre. Chaque philosophe<br />

insiste sur tels ou tels attributs <strong>de</strong> son Dieu en fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> thèse qu’il entend<br />

défendre.<br />

Le Dieu <strong>de</strong>s philosophes représente en général <strong>la</strong> cause première <strong>de</strong><br />

l’univers et <strong>la</strong> perfection. Il ne détient son existence d’aucune autre source que<br />

lui-même. Il n’est donc <strong>la</strong> résultante d’aucune révé<strong>la</strong>tion ni d’aucun acte <strong>de</strong> foi.<br />

Tandis que dans <strong>la</strong> religion l’idée <strong>de</strong> Dieu est une intuition, donnée à l’homme<br />

par Dieu lui-même, ou une révé<strong>la</strong>tion, bien <strong>de</strong> penseurs ont essayé d’apporter<br />

<strong>de</strong>s preuves logiques <strong>de</strong> son existence.<br />

Spinoza, on le sait, pense Dieu comme nature. On pourrait penser qu’il<br />

naturalise le Dieu <strong>de</strong>s théologiens. C’est ce que nous allons voir dans l’analyse<br />

qui suivra.<br />

- 110 -


CHAPITRE III. : DE LA NATURALISATION DE DIEU ET DE<br />

LA LIBERTE DE PHILOSOPHER<br />

III.1. La question <strong>de</strong> Dieu résolue par <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

La position spinoziste concernant <strong>la</strong> question <strong>de</strong> Dieu, est-il nécessaire<br />

<strong>de</strong> le rappeler, est sans ambiguïté. Pour lui, en effet, Dieu ne saurait être un être<br />

personnel, et l’anthropomorphisme et <strong>la</strong> croyance aux causes finales <strong>de</strong>meurent<br />

<strong>de</strong> pures illusions : « <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> Dieu, c’est-à-dire dans l’asile <strong>de</strong><br />

l’ignorance (donec ad Dei voluntatem, hoc est, ignorantiae asylum<br />

confugeris). » 75 Dans <strong>la</strong> vision panthéiste <strong>de</strong> Spinoza, Dieu ou <strong>la</strong> Nature<br />

constitue l’unique substance, éternelle et infinie, qui dispose d’une infinité<br />

d’attributs dont seules <strong>la</strong> pensée et l’étendue nous sont réellement connues. <strong>Les</strong><br />

affections ou parties <strong>de</strong> cette substance sont les mo<strong>de</strong>s. Le mon<strong>de</strong> constitue<br />

pour ainsi dire l’ensemble <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s finis <strong>de</strong> cette substance infinie. De toute<br />

évi<strong>de</strong>nce dans <strong>la</strong> vision spinoziste, tout ce qui existe résulte <strong>de</strong> <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> nature divine, <strong>de</strong> l’enchaînement naturel <strong>de</strong>s causes et <strong>de</strong>s effets. C’est cette<br />

vision qui fait concevoir justement le déterminisme : « Il n’ y a rien (donné)<br />

dans <strong>la</strong> nature… (Nihil in naturâ datur…) » 76 On peut dire que l’âme et le<br />

corps ne constituent pas <strong>de</strong>s substances distinctes, car l’âme est l’idée du corps,<br />

et tout ce qui forme l’idée dans l’âme exprime <strong>la</strong> détermination.<br />

Spinoza part <strong>de</strong> l’analyse <strong>de</strong> Dieu qu’il ne distingue pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature.<br />

Pour lui, en effet, Dieu est l’Etre le plus parfait et se conçoit comme <strong>la</strong> Nature<br />

même. Il représente l’unique substance et <strong>la</strong> Nature absolument infinie en<br />

<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle nihil n’est possible. On peut comprendre pourquoi il<br />

s’empressait d’indiquer que « A part Dieu, il ne peut y avoir ni se concevoir<br />

<strong>de</strong> substance (Praeter Deum nul<strong>la</strong> dari, neque concipi potest substantia)» 77 Il<br />

75 Ethique, Première Partie, Appendice, Editions du Seuil, Traduction par Bernard Pautrat, Paris, 1988, p.87<br />

76 Ethique, Cinquième Partie, Proposition XXXVII, p.531.<br />

77 Ethique, Première Partie, Proposition XIV, p.37.<br />

- 111 -


entend par substance « ce qui est en soi, et se conçoit par soi : c’est-à-dire, ce<br />

dont le concept n’a pas besoin du concept d’autre chose, d’où il faille le<br />

former (quod in se est, & per se concipitur : hoc est id, cujus conceptus non<br />

indiget conceptu alterius rei, à quo formari <strong>de</strong>beat) » 78 Dieu constitue pour<br />

ainsi dire l’unique substance, cause <strong>de</strong> soi et éternel. La définition VI paraît<br />

expliciter davantage l’idée <strong>de</strong> Dieu : « Par Dieu, j’entends un étant<br />

absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité<br />

d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie (Per Deum<br />

intelligo ens absolutè infinitum, hoc est, substantiam constantem infinitis<br />

attributis, quorum unumquodque aeternam, & infinitam essentiam<br />

exprimit). » 79 Il est évi<strong>de</strong>nt que pour notre penseur, <strong>la</strong> pensée et l’étendue<br />

restent les <strong>de</strong>ux attributs qui nous sont connus, alors que Dieu, lui possè<strong>de</strong> une<br />

infinité d’attributs.<br />

On le voit, Dieu en tant que l’unique substance, toutes les autres choses<br />

sont en lui. C’est dans cette optique que Spinoza a pu écrire ceci : « Dieu est<br />

cause immanente et non transitive en tant qu’il agit en lui et non hors <strong>de</strong><br />

lui, puisque rien n’existe hors <strong>de</strong> lui. » 80 Au <strong>de</strong>meurant, Dieu produit<br />

nécessairement toutes les autres choses qui sont ses mo<strong>de</strong>s, ses affections et ses<br />

attributs. Ainsi, « De <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature divine doivent suivre en une<br />

infinité <strong>de</strong> choses d’une infinité <strong>de</strong> manières (c’est-à-dire tout ce qui peut<br />

tomber sous un intellect infini) (Ex necessitate divinae naturae, infinita<br />

infinitis modis (hoc est, omnia, quae sub intellectum infinitum ca<strong>de</strong>re possunt)<br />

sequi <strong>de</strong>bent). » 81 Il en ressort que Dieu est cause <strong>de</strong> toutes choses au même<br />

sens où il est cause <strong>de</strong> soi, et <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> Dieu constitue son essence même.<br />

Aussi, Matheron entame-t-il l’analyse <strong>de</strong> <strong>la</strong> substance dans l’Ethique, à<br />

partir <strong>de</strong>s 15 premières propositions qui définissent justement <strong>la</strong> substance<br />

indépendamment <strong>de</strong> ses mo<strong>de</strong>s. L’auteur s’attèle à une analyse méticuleuse <strong>de</strong>s<br />

78 Ibid., Première Partie, Définitions III, p.15.<br />

79 I<strong>de</strong>m, Définitions VI, p.15.<br />

80 Spinoza, Court traité, 1 ère Partie, Chapitre III, § 3, in Œuvres I, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1965, p.65.<br />

81 Ethique, Première Partie, Proposition XVI, p.45.<br />

- 112 -


différentes propositions du premier livre <strong>de</strong> l’Ethique. On en retient selon que<br />

nous avons une idée vraie, c<strong>la</strong>ire et distincte <strong>de</strong> <strong>la</strong> substance qui existe<br />

nécessairement en soi. Toute substance quel que soit son rapport à un attribut<br />

gar<strong>de</strong> nécessairement son infinité. Il arrive ainsi à l’idée que nous formons<br />

l’idée c<strong>la</strong>ire et distincte <strong>de</strong> Dieu : substance absolument infinie, c’est-à-dire<br />

consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle<br />

et infinie.<br />

Par rapport à l’Etre, l’auteur fait savoir que seule existe concrètement <strong>la</strong><br />

totalité auto-productrice, naturante et naturée à <strong>la</strong> fois, qui s’articule en une<br />

infinité <strong>de</strong> totalités singulières dont chacune selon <strong>la</strong> richesse <strong>de</strong> son essence,<br />

participe <strong>de</strong> l’unique naturant universelle. Il est c<strong>la</strong>ir que Dieu n’est pas<br />

extérieur à l’individu infini. Pas davantage aux individus finis ; il les fait être et<br />

les fait comprendre.<br />

Matheron ressort ici <strong>la</strong> problématique majeure : l’individu s’efforce <strong>de</strong><br />

persévérer dans son être. Et son effort pour se conserver ne se distingue pas <strong>de</strong><br />

son essence actuelle. L’essence <strong>de</strong> l’individu tend nécessairement à s’actualiser<br />

continuellement, à se réactualiser à chaque instant. Il apparaît pour ainsi dire<br />

que le conatus d’une chose est le prolongement dans <strong>la</strong> durée, <strong>de</strong> sa vis<br />

existendi éternelle. Il en ressort donc qu’un être qui ne cherche pas à persévérer<br />

dans son être n’est pas un véritable individu.<br />

Finalement, l’auteur parvient à l’idée que le conatus fon<strong>de</strong> le Droit<br />

Naturel. Comment comprendre ce<strong>la</strong> ? L’auteur montre que Dieu constitue, pour<br />

Spinoza, le socle <strong>de</strong> toute valeur. Ce Dieu, cause unique <strong>de</strong> toutes choses<br />

dispose <strong>de</strong> tous les droits. En revanche, le Dieu spinoziste se confond avec<br />

l’auto-productivité interne <strong>de</strong> chaque réalité individuelle, avec le cachet<br />

naturant du tout et <strong>de</strong>s totalités partielles qui le composent. D’où toute action<br />

d’un individu est <strong>de</strong> cette façon validée. Cette façon <strong>de</strong> penser, note bien<br />

l’auteur, récuse nécessairement <strong>de</strong>s normes transcendantes (par <strong>la</strong> vision d’un<br />

nihilisme moral), pour n’envisager que <strong>la</strong> norme immanente. A en croire<br />

l’auteur donc, chaque être a autant <strong>de</strong> droit qu’il a <strong>de</strong> jouissance pour<br />

- 113 -


persévérer dans son être, car cette puissance mesure justement son <strong>de</strong>gré <strong>de</strong><br />

participation au divin.<br />

On peut le constater, pour Spinoza, il existe un droit absolu pour <strong>la</strong><br />

substance, un droit re<strong>la</strong>tif et limité pour les individus finis. Il est donc naturel<br />

que les gros poissons mangent les petits. Deus quatenus, le panthéisme<br />

justifiant ainsi l’individualisme éthique.<br />

De <strong>la</strong> sorte, il n’est qu’une substance nécessairement active,<br />

dynamique, nécessairement accoucheuse <strong>de</strong> ses effets. De cette vision, Spinoza<br />

s’oppose aux thèses selon lesquelles Dieu est un Dieu initiateur,<br />

anthropomorphique, qui pourrait ne pas créer ce qu’il a crée et n’a pas crée tout<br />

ce qu’il aurait pu créer. Pour cette vision anthropomorphique d’un Dieu<br />

créateur du mon<strong>de</strong>, le mon<strong>de</strong> aurait pu ne pas exister, d’une part, et <strong>de</strong> l’autre,<br />

le mon<strong>de</strong> pourrait se révéler différent <strong>de</strong> ce qu’il est. Ces thèses reposent sur <strong>la</strong><br />

pensée selon <strong>la</strong>quelle Dieu dispose d’une liberté <strong>de</strong> ne pas faire ce qui est dans<br />

l’exercice <strong>de</strong> son pouvoir, en fait, ce qui constitue sa liberté et sur l’attribution<br />

à Dieu d’un libre-arbitre, d’une volonté et d’une intelligence semb<strong>la</strong>bles à <strong>la</strong><br />

volonté et à l’intelligence humaine.<br />

En revanche, selon Spinoza, l’enten<strong>de</strong>ment et <strong>la</strong> volonté ne sont pas<br />

l’apanage <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> Dieu ; et si l’on continue par habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngage à<br />

parler d’intelligence et <strong>de</strong> volonté en Dieu, il faut bien prendre gar<strong>de</strong> que « si à<br />

l’essence éternelle <strong>de</strong> Dieu appartiennent intellect et volonté, il faut à coup<br />

sûr entendre par l’un et l’autre attribut tout autre chose que ce que les<br />

hommes, d’ordinaire, enten<strong>de</strong>nt vulgairement par là. Car l’intellect et <strong>la</strong><br />

volonté qui constitueraient l’essence <strong>de</strong> Dieu <strong>de</strong>vraient différer <strong>de</strong> notre<br />

intellect et <strong>de</strong> notre volonté <strong>de</strong> toute l’étendue du ciel, et ne pourraient<br />

avoir avec eux, d’autre convenance que <strong>de</strong> nom : pas autrement qu’il y a<br />

convenance entre le chien, signe céleste, et le chien, animal aboyant.» 82<br />

L’on comprend donc ici pourquoi Spinoza s’attaque à <strong>la</strong> conception d’un Dieu<br />

créateur à <strong>la</strong>quelle oppose pour ainsi dire <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> <strong>la</strong> production divine.<br />

82 Ethique, Première Partie, Proposition XVII, scolie, p.49.<br />

- 114 -


Son objectif, en effet, est <strong>de</strong> brimer <strong>la</strong> volonté, l’enten<strong>de</strong>ment, en un mot<br />

l’anthropomorphisme qui recouvre <strong>la</strong> conception cartésienne <strong>de</strong> Dieu. On peut<br />

alors lire l’affirmation <strong>de</strong> <strong>la</strong> position <strong>de</strong> Spinoza : « De <strong>la</strong> suprême puissance<br />

<strong>de</strong> Dieu, autrement dit <strong>de</strong> sa nature infinie, une infinité <strong>de</strong> choses d’une<br />

infinité <strong>de</strong> manières, c’est-à-dire tout, a nécessairement découlé, ou bien en<br />

suit avec toujours <strong>la</strong> même nécessité, <strong>de</strong> <strong>la</strong> même manière que <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature<br />

du triangle, <strong>de</strong> toute éternité et pour l’éternité, il suit que ses trois angles<br />

sont égaux à <strong>de</strong>ux droits. » 83 Il convient d’indiquer ici que notre philosophe<br />

achève <strong>de</strong> justifier sa façon <strong>de</strong> concevoir Dieu en expliquant les erreurs<br />

commises par d’autres au sujet <strong>de</strong> Dieu. En effet, son Dieu est sans passion,<br />

étant sans imperfection ; il est libre et ne poursuit aucune fin ; il n’attend rien<br />

<strong>de</strong> l’homme, ne fait aucune <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> sacrifice ; loin d’être un seigneur qui<br />

nous comman<strong>de</strong> d’obéir à sa loi, on peut le servir étant soi-même le plus qu’on<br />

peut, en augmentant l’aptitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> son corps à affecter d’autres corps et à être<br />

affecté par eux, en connaissant par leurs causes le plus <strong>de</strong> choses possibles.<br />

Dans ce Dieu qui ne veut pas qu’on tremble <strong>de</strong>vant lui, ni qu’on s’étonne <strong>de</strong><br />

ses œuvres, l’on a du mal à reconnaître un « Jéhovah », qui opère <strong>de</strong>s miracles.<br />

Pour ce faire, nous ne saurons concevoir un ordre autre plus parfait que<br />

celui produit par Dieu, car « les choses ont été produites par Dieu avec <strong>la</strong><br />

suprême perfection : puisque c’est <strong>de</strong> <strong>la</strong> plus parfaite nature qui soit<br />

qu’elles ont suivi nécessairement (res summâ perfectione à Deo fuisse<br />

productas : quandoqui<strong>de</strong>m ex datâ perfectissimâ naturâ necessario secutae<br />

sunt). » 84 Ainsi, Spinoza nous fait découvrir le mon<strong>de</strong> imparfait eu égard au<br />

déficit <strong>de</strong> connaissance en nous. Cette vision singulière nous renvoie<br />

directement à une affirmation du déterminisme universel. Comment ce<strong>la</strong><br />

s’explique-t-il chez Spinoza ?<br />

Dans sa philosophie, tout ce qui se fait dans <strong>la</strong> nature se fait selon le<br />

respect d’un ordre éternel et <strong>de</strong>s lois déterminées, <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature et « dans <strong>la</strong><br />

nature <strong>de</strong>s choses il n’ y a rien <strong>de</strong> contingent, mais tout y est déterminé,<br />

83 Ethique, Première Partie, Proposition XVII, scolie, p.49.<br />

84 Ibid., Proposition XXXIII, scolie II, p.73.<br />

- 115 -


par <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature divine, à exister et opérer d’une manière<br />

précise. » 85 N’est-ce pas une façon <strong>de</strong> mettre en lumière <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté divine ?<br />

Abordant cette question, Spinoza s’est montré très distant par rapport à<br />

<strong>la</strong> pensée cartésienne. Il indique en substance que <strong>la</strong> liberté en Dieu n’est pas <strong>la</strong><br />

résultante d’une volonté, qu’elle n’est pas non plus une volonté libre, mais <strong>la</strong><br />

liberté rési<strong>de</strong> en Dieu développant sa propre nature. On le comprend mieux<br />

lorsqu’il note ici : « Toute chose, dis-je, est en Dieu, et tout ce qui se fait se<br />

fait par les seules lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature infinie <strong>de</strong> Dieu, et suit <strong>de</strong> <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong><br />

son essence (Omnia, inquam, in Deo sunt, & omia, quae fiunt, per so<strong>la</strong>s leges<br />

infinitae Dei naturae fiunt, & ex necessitate ejus essentiae (ut mox<br />

ostendam) » 86 On le voit, pour lui, Dieu existe par nécessité et produit<br />

nécessairement toutes les choses non imposées <strong>de</strong> façon extérieure, dans <strong>la</strong><br />

mesure où rien ne lui est extérieure ; tout est pour ainsi dire en Dieu, « Sans<br />

Dieu rien ne peut être ni se concevoir, mais que tout est en Dieu ; il ne peut<br />

rien donc rien y avoir, hormis lui, qui le détermine ou le force à agir, et<br />

par suite Dieu agit par les seules lois <strong>de</strong> sa nature, et forcé par personne<br />

(sed omnia in Deo esse ; quare nihil extra ipsum esse protest, à quo ad<br />

agendum <strong>de</strong>terminetur, ver cogatur, atque a<strong>de</strong>o Deus ex solis suae naturae<br />

legibus, & à nemine coactus agit.» 87 On peut dès lors constater que <strong>la</strong> nécessité<br />

est intérieure à Dieu et fon<strong>de</strong> sa liberté. D’ailleurs, «Est dite libre <strong>la</strong> chose,<br />

nous dit Spinoza, qui existe par <strong>la</strong> seule nécessité <strong>de</strong> sa nature, et se<br />

détermine par soi seule à agir. » 88 Pour Spinoza, <strong>la</strong> liberté ne consiste point<br />

dans un libre décret <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté à <strong>la</strong> manière cartésienne, mais dans une<br />

« libre nécessité ». Parce que son mouvement est déterminé par une cause<br />

extérieure, <strong>la</strong> pierre par exemple n’est pas libre. Seul Dieu est libre, en ce qu’il<br />

« agit par les seules lois <strong>de</strong> sa nature, forcé par personne (Deus ex solis suae<br />

85 Ibid., Première Partie, Proposition XXIX, p.65.<br />

86 Ibid., Première Partie, Proposition XV, scolie, p.45.<br />

87 Ibid, Première Partie, Proposition XVII, Démonstration, p.47.<br />

88 Ethique, Première Partie, Définitions VII, p.17.<br />

- 116 -


naturae legibus, à nemine coactus agit). » 89 Comment comprendre alors <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong> l’homme à ce niveau ? Comment Spinoza l’envisage-t-elle ?<br />

Notre philosophe soutient que toutes les choses existent en Dieu seul ou<br />

<strong>la</strong> Nature. Il s’agit d’une substance et ses mo<strong>de</strong>s, les mo<strong>de</strong>s étant les affections<br />

<strong>de</strong>s attributs <strong>de</strong> Dieu. L’homme ne serait <strong>de</strong> cette façon qu’un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

substance divine, une partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature. Il est conçu comme une modification<br />

<strong>de</strong> l’attribut étendue et pensée. En revanche, il est à noter que ce qui constitue<br />

fondamentalement l’être d’une âme, est une idée, et l’objet <strong>de</strong> cette idée est le<br />

corps. De cette façon, l’âme constitue l’idée du corps.<br />

Dès lors, l’âme humaine, parce que partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature, se retrouve<br />

soumise au déterminisme universel. Ce qui fait dire à Spinoza que « dans<br />

l’Esprit nulle volonté n’est absolue, autrement dit libre ; mais l’Esprit est<br />

déterminé à vouloir ceci ou ce<strong>la</strong> par une cause, qui elle aussi est<br />

déterminée par une autre, et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi à<br />

l’infini.» 90 Il est c<strong>la</strong>ir qu’il n’y a ainsi en l’âme humaine aucune liberté<br />

entendue comme volonté libre. Il peut alors écrire encore que « les hommes se<br />

trompent en ce qu’ils se pensent libres, opinion qui consiste seulement en<br />

ceci, qu’ils ont conscients <strong>de</strong> leurs actions, et ignorants <strong>de</strong>s causes qui les<br />

déterminent. Donc cette idée qu’ils ont <strong>de</strong> leur liberté vient <strong>de</strong> ce qu’ils ne<br />

connaissent aucune cause à leurs actions. » 91<br />

En revanche, nous pouvons noter que le mo<strong>de</strong> porte en lui une essence<br />

particulière, conçue comme une puissance, comme conatus, c’est-à-dire effort<br />

d’une chose à persévérer dans son être. D’où <strong>la</strong> liberté pour ce faire, consiste<br />

non dans une libre volonté, mais dans le déploiement <strong>de</strong> sa propre nature. Ce<strong>la</strong><br />

dit, c’est lorsque <strong>la</strong> puissance d’action parvient à son paroxysme que nous<br />

sommes libres. La vertu elle-même, consiste dans <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> l’homme,<br />

dans l’effort pour persévérer dans son être ; et ainsi <strong>la</strong> vertu doit trouver ce qui<br />

est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> l’utile à <strong>la</strong> conservation et à l’accroissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance<br />

89 Ibid, Première Partie, Proposition XVII, p.47.<br />

90 Ibid, Deuxième Partie, Proposition XLVIII, p.183.<br />

91 Ibid, Deuxième Partie, Proposition XXXV, scolie, p.159.<br />

- 117 -


d’agir. Or, notre puissance d’action nous rend actifs, en tant que nous<br />

possédons <strong>de</strong>s idées adéquates. A contrario, les idées inadéquates, confuses et<br />

mutilées nous ren<strong>de</strong>nt passifs. On peut alors lire : « Notre Esprit agit en<br />

certaines choses, et pâtit en d’autres, à savoir, en tant qu’il a <strong>de</strong>s idées<br />

adéquates, en ce<strong>la</strong> elle nécessairement il agit en certaines choses, et, en<br />

tant qu’il a <strong>de</strong>s idées inadéquates, en ce<strong>la</strong> nécessairement il pâtit en<br />

d’autres. » 92<br />

De <strong>la</strong> sorte, <strong>la</strong> puissance d’action, faut-il le rappeler, atteint son plus<br />

haut niveau quand elle est ordonnancée par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Or, « tout ce à quoi<br />

nous nous efforçons par <strong>raison</strong>, ce n’est rien d’autre que comprendre<br />

(Quicquid ex ratione conamur, nihil aliud est, quàm intelligere)» 93 Et l’objet<br />

suprême à connaître est Dieu ; <strong>de</strong> cette façon, « le souverain bien <strong>de</strong> l’Esprit<br />

est <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> Dieu, et <strong>la</strong> souveraine vertu <strong>de</strong> l’Esprit est <strong>de</strong><br />

connaître (Summum Mentis bonum est Dei cognitio & summa Mentis virtus<br />

Deum cognoscere) » 94<br />

Comme on peut le constater, « le suprême effort <strong>de</strong> l’Ame et sa<br />

suprême vertu est <strong>de</strong> connaître les choses par le troisième genre <strong>de</strong><br />

connaissance. » 95 De façon précise, le troisième genre <strong>de</strong> connaissance, ou <strong>la</strong><br />

science intuitive, va <strong>de</strong> l’idée adéquate <strong>de</strong> certains attributs <strong>de</strong> Dieu à <strong>la</strong><br />

connaissance adéquate <strong>de</strong> l’essence <strong>de</strong>s choses. De toute évi<strong>de</strong>nce, selon<br />

Spinoza, si nous connaissons les choses singulières, les affections <strong>de</strong>s attributs<br />

<strong>de</strong> Dieu, alors nous connaissons Dieu. Il en est ainsi <strong>de</strong> l’âme (<strong>de</strong> sa vertu et <strong>de</strong><br />

sa puissance d’agir) qui élevée, <strong>de</strong>vient libre. C’est <strong>de</strong> là que naît<br />

nécessairement un amour intellectuel <strong>de</strong> Dieu, l’amour consistant dans <strong>la</strong> joie<br />

accompagnée <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> sa cause. Pour ainsi dire, l’âme parvient à l’éternité<br />

par le truchement <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance intuitive <strong>de</strong> Dieu. Et alors « plus haut<br />

chacun s’élève dans ce genre <strong>de</strong> connaissance, mieux il est conscient <strong>de</strong> lui-<br />

92 Ethique, Troisième Partie, Proposition I, p.205.<br />

93 Ibid, Quatrième Partie, Proposition XXVI, p.379<br />

94 Ibid, Quatrième Partie, Proposition XXVIII, p.381.<br />

95 Ibid, V, Prop.XXV, p.325.<br />

- 118 -


même et <strong>de</strong> Dieu, c’est-à-dire plus il est parfait et possè<strong>de</strong> <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>. » 96<br />

La béatitu<strong>de</strong> n’est que <strong>la</strong> vertu elle-même.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, pour le philosophe, notre salut se découvre dans<br />

l’amour <strong>de</strong> Dieu. L’amour intellectuel <strong>de</strong> l’âme envers Dieu n’est qu’une partie<br />

<strong>de</strong> l’amour infini dont Dieu s’aime lui-même. Dieu qui s’aime lui-même aime<br />

par voie <strong>de</strong> conséquence les hommes. C’est pourquoi « l’Amour <strong>de</strong> Dieu<br />

envers les hommes et l’Amour intellectuel <strong>de</strong> l’âme envers Dieu sont une<br />

seule et même chose. » 97 Et « nous connaissons c<strong>la</strong>irement par là en quoi<br />

notre salut, c’est-à-dire notre Béatitu<strong>de</strong> ou notre Liberté, consiste ; je veux<br />

dire dans un Amour constant et éternel envers Dieu, ou dans l’Amour <strong>de</strong><br />

Dieu, ou dans l’Amour <strong>de</strong> Dieu envers les hommes. » 98<br />

Ainsi, cet amour intellectuel <strong>de</strong> l’âme envers Dieu qui naît<br />

nécessairement d’une vraie connaissance, conduit sans coup férir à<br />

perfectionner <strong>la</strong> Raison, <strong>la</strong>quelle permet <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> Dieu, <strong>de</strong> ses<br />

attributs et <strong>de</strong>s actions qui suivent <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> sa nature ; étant entendu que<br />

<strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’homme consiste dans le consentement intérieur <strong>de</strong> lui-même.<br />

De toute évi<strong>de</strong>nce, avec Spinoza, nous comprenons que « <strong>la</strong> vertu véritable ne<br />

consistant en rien d’autre qu’à vivre sous <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison… » 99 , et<br />

c’est pourquoi « les hommes en tant qu’ils vivent sous <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Raison, sont ce qu’il y a <strong>de</strong> plus utile à l’homme. » 100<br />

En fin <strong>de</strong> compte, notre penseur conclut à ce propos en soutenant que<br />

« l’Amour intellectuel <strong>de</strong> Dieu, qui naît du troisième genre <strong>de</strong><br />

connaissance, est éternel » 101 et cet Amour naît nécessairement du troisième<br />

genre <strong>de</strong> connaissance, et produit <strong>de</strong> cette façon une joie qu’accompagne<br />

comme cause l’idée <strong>de</strong> Dieu.<br />

96 Ethique, V, Prop.XXXVI, scolie, p.330.<br />

97 Ibid, V, Prop.XXXVI, corol<strong>la</strong>ire, p.334.<br />

98 Ibid, V, Prop.XXXVI, scolie, p.334.<br />

99 Ibid, IV, Prop.XXXVII, scolie I, p.254.<br />

100 Ibid, IV, Prop.XXXVII, Démonstration, p.252.<br />

101 Ibid, V, Prop.XXXII, corol<strong>la</strong>ire, p.331.<br />

- 119 -


De ce qui précè<strong>de</strong>, nous notons que <strong>la</strong> conception <strong>de</strong> soumission à un<br />

Dieu <strong>de</strong> provi<strong>de</strong>nce nous limite dans notre connaissance et nous fait tanguer<br />

dans <strong>la</strong> pensée du doute. De <strong>la</strong> sorte, l’immortalité serait l’image rétrécie du<br />

désir d’éternité. Sommes-nous alors capables d’expérimenter en notre<br />

existence <strong>de</strong>s forces d’éternité par <strong>la</strong> joie, <strong>la</strong> connaissance, les rapports avec les<br />

autres ? En tout état <strong>de</strong> cause, les bonnes passions nous poussent à agir. Cette<br />

tendance à l’action en rapport avec les autres formes pour ainsi dire « l’amour<br />

intellectuel <strong>de</strong> Dieu », <strong>la</strong> connaissance du troisième genre, par <strong>la</strong>quelle nous<br />

parvenons à <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> chaque individualité <strong>de</strong>s choses, sous « l’angle<br />

<strong>de</strong> l’éternité ». C’est <strong>de</strong> cette optique qu’il faisait noter que « nous sentons et<br />

nous savons d’expérience que nous sommes éternels (sentimus,<br />

experimurque, nos aeternos esse). » 102<br />

On peut le voir, nous sommes en présence d’une philosophie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

religion <strong>de</strong> l’esprit, celle qui unit l’homme aux hommes et à <strong>la</strong> totalité <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nature.<br />

Il est c<strong>la</strong>ir que <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong> chez Spinoza consiste à rechercher <strong>la</strong> vertu<br />

pour elle-même et non pour une récompense. Croire qu’il faut, pour notre salut<br />

dans l’au-<strong>de</strong>là, sacrifier nos p<strong>la</strong>isirs et réprimer nos penchants empêche les<br />

hommes d’être libres, les fait vivre dans l’espérance et <strong>la</strong> crainte et ne peut<br />

produire que <strong>de</strong> <strong>la</strong> tristesse. Etre libre, ce n’est pas obéir à nos penchants. Le<br />

fait <strong>de</strong> les réprimer nous libère sans privation. La joie, elle, est le sentiment <strong>de</strong><br />

notre puissance d’action. Tout ce qui augmente notre puissance d’agir nous<br />

réjouit : plus une chose a <strong>de</strong> <strong>la</strong> perfection, plus cette chose agit et moins elle est<br />

passive. Ainsi, <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong> est l’état où <strong>la</strong> joie <strong>de</strong>meure parce que l’on<br />

s’installe dans <strong>la</strong> pleine possession <strong>de</strong> soi.<br />

Le sage se présente comme celui qui accè<strong>de</strong> à une existence libérée <strong>de</strong><br />

toute illusion ; <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> l’esprit est en ce<strong>la</strong> <strong>la</strong> seule vraie liberté, alors<br />

l’ignorant n’est pas libre. On peut dire que par <strong>la</strong> connaissance, le sage<br />

comprend le caractère inséparable <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience <strong>de</strong> soi individuelle, du<br />

102 Spinoza, Ethique, Cinquième Partie, Proposition XXXIII, scolie, Paris, 1988, p.517.<br />

- 120 -


mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> Dieu : il comprend que Dieu et le mon<strong>de</strong> ne font qu’un et qu’il<br />

constitue une partie du mon<strong>de</strong>. De <strong>la</strong> sorte, le salut n’est pas situé hors<br />

d’atteinte dans un au-<strong>de</strong>là, c’est le caractère <strong>de</strong> ce qui est salutaire car nous ne<br />

pouvons compter sur aucune ai<strong>de</strong> extérieure, mais seulement sur nous-mêmes<br />

et sur notre propre être.<br />

La philosophie spinozienne est une promotion <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée et<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> tolérance. On pourrait faire remarquer que le Traité théologico-<strong>politique</strong><br />

s’inscrit bien en effet dans cette optique. Le Traité <strong>politique</strong>, bien différent,<br />

met <strong>la</strong> sécurité au premier rang, et n’est guère « tolérant » dans l’ensemble. Son<br />

<strong>de</strong>ssein est d’enseigner une nouvelle lecture <strong>de</strong> l’Ecriture qui préserve <strong>la</strong> liberté<br />

<strong>de</strong> conscience. Elle ruine toute orthodoxie, car il se propose d’écarter tout ce<br />

que les superstitions ont pu ajouter à <strong>la</strong> foi. On comprend pourquoi il soutient<br />

que <strong>la</strong> nature et les hommes obéissent à <strong>de</strong>s lois éternelles et peuvent être<br />

découvertes par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, il rejette tout recours à une explication transcendante<br />

du mon<strong>de</strong>. Son objectif n’est pas <strong>de</strong> créer, mais <strong>de</strong> découvrir le bonheur<br />

éternel. La vie rationnelle représente le seul moyen d’y accé<strong>de</strong>r. L’homme,<br />

l’âme et le corps s’analyse à travers les passions, qui déterminent le bien et les<br />

vertus. Il est c<strong>la</strong>ir que Dieu se confond avec <strong>la</strong> Nature ; La Nature, et tout ce<br />

qui en fait partie, y compris les hommes sont soumis à <strong>de</strong>s lois éternelles. La<br />

vraie liberté consiste à connaître ces lois. Pour être heureux, pour nous réaliser<br />

pleinement, il faut que nos désirs s’accor<strong>de</strong>nt avec l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature. Nous<br />

<strong>de</strong>vons donc nous libérer <strong>de</strong>s passions qui nous empêchent d’avoir une<br />

connaissance adéquate du mon<strong>de</strong>.<br />

Ainsi, rejetant le pouvoir théologique, Spinoza soutient que le<br />

gouvernement civil doit reposer sur <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et non <strong>la</strong> foi. Après Hobbes, notre<br />

penseur conçoit l’Etat comme une institution fondée sur un pacte social dont le<br />

rôle est d’assurer <strong>la</strong> sécurité et <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>s citoyens. Par sa <strong>critique</strong> <strong>de</strong>s<br />

religions révélées, par sa défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie et <strong>de</strong>s libertés individuelles,<br />

Spinoza ouvre <strong>la</strong> voie au rationalisme et au déisme <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée <strong>politique</strong>. C’est<br />

donc par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> que l’homme - capable <strong>de</strong> liberté, c’est-à-dire d’une action<br />

vraie - peut accé<strong>de</strong>r à l’amour <strong>de</strong> Dieu et découvrir les nécessités du droit<br />

- 121 -


naturel et <strong>de</strong> l’Etat. On voit bien par là que le penseur Spinoza (même s’il peut<br />

être religieux, d’une religion), ne s’accor<strong>de</strong> à rien en matière <strong>de</strong> préjugés<br />

finalistes à propos du mon<strong>de</strong>, qui n’attend pas davantage d’une révé<strong>la</strong>tion<br />

historique, mais se découvre à l’intuition <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

La véritable liberté consiste dans <strong>la</strong> connaissance intuitive <strong>de</strong><br />

l’immuable et universelle nécessité : c’est dans <strong>la</strong> mesure où <strong>la</strong> <strong>raison</strong> connaît<br />

qu’elle se libère <strong>de</strong>s affects qui <strong>la</strong> séparent <strong>de</strong> sa perfection. Pour <strong>de</strong>venir<br />

véritablement libre, l’homme doit reconnaître que tout est nécessairement<br />

fondé en Dieu et suivre <strong>de</strong> son plein gré le cours du mon<strong>de</strong> déterminé par Dieu.<br />

La plus gran<strong>de</strong> activité consiste dans <strong>la</strong> connaissance vraie, dont <strong>la</strong> plus haute<br />

forme est <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> Dieu. La vraie religiosité consiste en l’amour <strong>de</strong><br />

Dieu, qui permet d’éliminer <strong>la</strong> représentation superstitieuse d’un Dieu avec<br />

lequel on peut marchan<strong>de</strong>r.<br />

En définitive, <strong>la</strong> philosophie spinoziste est mise en valeur par <strong>la</strong> gran<strong>de</strong><br />

unité <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> doctrine, c’est-à-dire qu’une véracité inconditionnelle<br />

dans <strong>la</strong> vie va <strong>de</strong> pair avec <strong>la</strong> rigueur <strong>de</strong> ses constructions spécu<strong>la</strong>tives. D’où <strong>la</strong><br />

question <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie avec <strong>la</strong> théologie.<br />

III.2. Rapports <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie<br />

C’est sur <strong>la</strong> base d’une explication <strong>de</strong> <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie et <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> théologie que Spinoza a parlé <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi. Il nous faut d’abord<br />

partir d’une analyse générale et détaillée pour mieux appréhen<strong>de</strong>r cette<br />

question.<br />

<strong>Les</strong> rapports qui existent entre <strong>la</strong> philosophie et <strong>la</strong> religion sont à <strong>la</strong> fois<br />

étroits et complexes. Dans <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> Dieu, objet <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi du croyant,<br />

<strong>de</strong>ux zones sont à distinguer : d’une part, les vérités qui dépassent absolument<br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong> (par exemple, les mystères <strong>de</strong> <strong>la</strong> Sainte Trinité, <strong>de</strong> l’Incarnation et <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Ré<strong>de</strong>mption) et <strong>de</strong> l’autre les vérités qui peuvent être trouvées par <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

(par exemple l’existence <strong>de</strong> Dieu).<br />

- 122 -


<strong>Les</strong> efforts du croyant pour comprendre ce qu’il croit et <strong>la</strong> démarche<br />

philosophique sont <strong>de</strong>s recherches <strong>de</strong> genres différents en <strong>raison</strong> <strong>de</strong> leur<br />

éc<strong>la</strong>irage différent, <strong>la</strong> foi d’une part et <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>de</strong> l’autre ; en <strong>raison</strong> <strong>de</strong> leur<br />

point <strong>de</strong> départ, <strong>de</strong>s vérités révélées d’une part et <strong>de</strong>s vérités évi<strong>de</strong>ntes <strong>de</strong><br />

l’autre. Il s’ensuit que <strong>la</strong> philosophie est autonome et libre dans son ordre. Si <strong>la</strong><br />

foi intervenait dans son travail, <strong>la</strong> philosophie cesserait d’exister purement et<br />

simplement : elle serait transformée en théologie. Par contre, rien n’empêche le<br />

croyant d’utiliser <strong>la</strong> philosophie pour comprendre autant qu’il est possible <strong>de</strong> le<br />

faire certaines vérités que <strong>la</strong> foi lui révèle.<br />

La foi, don <strong>de</strong> Dieu, est une manière inférieure <strong>de</strong> connaître à <strong>la</strong><br />

philosophie, en un sens, car elle est moins c<strong>la</strong>ire. Mais si elle est fondée sur <strong>la</strong><br />

Parole <strong>de</strong> Dieu, elle est supérieure à <strong>la</strong> philosophie par sa certitu<strong>de</strong>. A cause <strong>de</strong><br />

ce<strong>la</strong>, <strong>la</strong> foi joue, à l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie le rôle négatif <strong>de</strong> protectrice, parce<br />

qu’il ne peut y avoir d’opposition entre une vérité révélée et une vérité<br />

démontrée. La vérité est une, il ne peut y avoir contradiction entre <strong>de</strong>ux<br />

jugements vrais concernant <strong>la</strong> même chose, au même moment et au même<br />

point <strong>de</strong> vue. La <strong>raison</strong> et <strong>la</strong> foi ont une même origine, Dieu. En conséquence,<br />

si une thèse philosophique contredit une vérité révélée par Dieu, c’est <strong>la</strong> thèse<br />

philosophique qui est fausse. Aussi, à l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie, <strong>la</strong> foi joue – t-<br />

elle le rôle positif « d’ai<strong>de</strong> subjective » - en gardant du double écueil, du<br />

rationalisme (philosophie qui professe l’absolue et exclusive suffisance <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> humaine par <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité dans toute son extension), <strong>de</strong><br />

l’irrationalisme (attitu<strong>de</strong> intellectuelle qui n’admet pas <strong>la</strong> valeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ou<br />

<strong>la</strong> rationalité du réel) – et également une « ai<strong>de</strong> objective » en apportant un<br />

certain donné <strong>de</strong>s préambules <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi. Ces vérités (telle l’existence <strong>de</strong> Dieu)<br />

n’ont pas à être démontrées par <strong>la</strong> philosophie avant que soit possible un acte<br />

<strong>de</strong> foi. Si l’on ignore leur démonstration philosophique, - ou, ce qui revient au<br />

même, si on ne le comprend pas, - on y croit sur Parole <strong>de</strong> Dieu. C’est le cas<br />

<strong>de</strong> tous les enfants et <strong>de</strong> <strong>la</strong> majorité <strong>de</strong>s adultes rejoints par <strong>la</strong> Révé<strong>la</strong>tion. Si<br />

l’on comprend <strong>la</strong> démonstration philosophique, c’est-à-dire rationnelle, <strong>de</strong> ces<br />

vérités, alors <strong>la</strong> foi cè<strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce au savoir philosophique, car on ne peut pas à<br />

- 123 -


<strong>la</strong> fois croire et savoir <strong>la</strong> même chose, en même temps et au même point <strong>de</strong><br />

vue.<br />

• Savoir et Croire :<br />

L’intelligence humaine peut donner son assentiment <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux façons : en<br />

étant déterminé par un objet <strong>de</strong> connaissance. Ce qui se produit dans <strong>de</strong>ux cas :<br />

quand l’objet est connu immédiatement (exemple : intuition sensible : « cette<br />

porte est fermée » ; premier principe <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> : « il n’y a pas d’effet sans<br />

cause ») et quand l’objet est connu par l’intermédiaire d’un autre (exemple :<br />

démonstration : A=B, or B=C ; donc A=C). La détermination <strong>de</strong> l’intelligence<br />

par un objet <strong>de</strong> connaissance produit le savoir ; en étant inclinée vers un<br />

jugement par <strong>la</strong> volonté. Si le jugement est posé avec réserves, c’est une<br />

opinion. S’il est posé absolument, c’est un acte <strong>de</strong> foi. Or, faire un acte <strong>de</strong> foi et<br />

croire, est-ce <strong>la</strong> même chose ? Le nom correspondant à croire est croyance. On<br />

peut distinguer au moins quatre espèces <strong>de</strong> croyance : premièrement, très<br />

<strong>la</strong>rgement, n’importe quel jugement. C’est le sens du mot « créance », par<br />

exemple chez Descartes. Deuxièment, c’est une affirmation mêlée <strong>de</strong> doute.<br />

C’est un sens très courant. On dit, par exemple : « je crois que oui », pour ne<br />

pas dire oui d’une manière absolue. Croyance est alors synonyme d’opinion ; et<br />

puis, <strong>la</strong> croyance se définit également comme <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> différente du savoir.<br />

C’est l’acte <strong>de</strong> foi. Cette croyance-certitu<strong>de</strong> peut prendre <strong>de</strong>ux formes : d’une<br />

part, c’est <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> qui n’est fondée sur aucun motif intellectuel, mais sur le<br />

sentiment et <strong>la</strong> volonté. Dans ce cas, <strong>la</strong> seule <strong>raison</strong> que l’on ait d’affirmer est<br />

qu’on désire ou qu’on veut que les choses soient comme on les pense. C’est,<br />

par exemple, le « saut dans l’absur<strong>de</strong> » <strong>de</strong> Kierkegaard, <strong>la</strong> foi pratique <strong>de</strong> Kant,<br />

<strong>la</strong> « foi philosophique » <strong>de</strong> Jaspers. Cette sorte <strong>de</strong> certitu<strong>de</strong> est comme un coup<br />

tiré au hasard : elle n’a qu’une chance infinie d’être vraie ; d’autre part, c’est<br />

un assentiment ferme, ni aveugle ni contraint, donc, en même temps, rationnel<br />

et libre. C’est <strong>la</strong> foi fondée sur <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong> motifs objectifs, mais où il<br />

faut que <strong>la</strong> volonté intervienne pour déterminer l’assentiment. On donne sa foi,<br />

on fait confiance si l’on veut librement, mais non sans <strong>de</strong> bonnes <strong>raison</strong>s. On<br />

ne croit pas si l’on ne voit pas qu’il faut croire et si l’on ne veut pas croire.<br />

- 124 -


La foi <strong>la</strong> plus ferme et <strong>la</strong> plus soli<strong>de</strong>ment fondée peut en revanche<br />

toujours être ramenée au rang d’une opinion par ceux qui ne <strong>la</strong> partagent pas.<br />

Si quelqu’un parle <strong>de</strong> vos « opinions <strong>religieuse</strong>s » au sujet <strong>de</strong> votre foi, c’est<br />

qu’il n’en a pas l’expérience ou qu’il ne sait pas existentiellement ce qu’est<br />

cette foi-certitu<strong>de</strong>. Mais, <strong>de</strong> plus, il faut se gar<strong>de</strong>r d’i<strong>de</strong>ntifier foi et foi<br />

<strong>religieuse</strong>. La foi <strong>religieuse</strong> est un cas particulier <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi simplement humaine,<br />

sans référence <strong>religieuse</strong> : il y a mille occasions, en effet, où l’on croit autrui<br />

sur parole sans avoir vu soi-même <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong> ce qu’il dit. En tout point du<br />

globe, chez tous les hommes, c’est cette confiance <strong>de</strong> personne à personne qui<br />

crée et entretient <strong>la</strong> vie. Sans elle, rien n’est possible.<br />

<strong>Les</strong> vérités qu’il croit, le philosophe croyant cherche à montrer qu’il a<br />

<strong>raison</strong> d’y croire. Sa <strong>raison</strong> est-elle en dépendance <strong>de</strong> sa foi ? Certainement. Il<br />

n’est donc pas un philosophe, mais un théologien ? Non. Il est philosophe<br />

parce que sa foi n’intervient pas dans son travail. Sa foi gui<strong>de</strong> sa <strong>raison</strong>. Que<br />

font, dans <strong>la</strong> conduite d’un avion, les lumières qui balisent l’aérodrome ?<br />

Strictement rien. C’est le pilote qui conduit son avion ; les lumières se<br />

contentent d’indiquer c<strong>la</strong>irement <strong>la</strong> piste d’atterrissage. Mais c’est grâce à elles<br />

que <strong>la</strong> piste ne fait pas fausse route.<br />

Autre objection : le philosophe croyant abor<strong>de</strong> les problèmes<br />

philosophiques avec un préjugé fixé dans son esprit ; il ne cherche pas<br />

réellement <strong>la</strong> vérité ; il connaît d’avance les réponses. La foi est-elle un<br />

préjugé ? Certainement. Mais personne n’abor<strong>de</strong> une question sans préjugé,<br />

sans avoir une idée <strong>de</strong> ce qu’il veut prouver. Le plus grand préjugé est <strong>de</strong> croire<br />

qu’on n’en a pas. Un préjugé ne peut être nuisible pour <strong>la</strong> vie intellectuelle que<br />

s’il est inconscient et inavoué. Or, <strong>la</strong> foi du croyant est consciente et<br />

publiquement professée.<br />

En un sens, le croyant ne cherche pas <strong>la</strong> vérité mais il l’aime. En un<br />

autre sens, il cherche <strong>la</strong> vérité comme tout autre homme. Il cherche à<br />

comprendre sa foi comme vérité. Ne sommes-nous pas en droit <strong>de</strong> conclure que<br />

<strong>la</strong> philosophie d’un croyant est une vraie philosophie, œuvre <strong>de</strong> <strong>raison</strong> comme<br />

- 125 -


toute autre, mais ayant plus que tout autre <strong>la</strong> chance d’être en plus une<br />

philosophie vraie ?<br />

• Foi et <strong>raison</strong> :<br />

La foi et <strong>la</strong> <strong>raison</strong> sont <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> connaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion et <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> philosophie. Du <strong>la</strong>tin fi<strong>de</strong>s, « confiance », « croyance ». Au sens<br />

théologique, <strong>la</strong> foi désigne <strong>la</strong> confiance absolue que l’on met en Dieu, même en<br />

l’absence <strong>de</strong> toute certitu<strong>de</strong> logique. On oppose souvent <strong>la</strong> foi et <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Credo quia absurdum, aurait dit Tertullien : « Je le crois parce que c’est<br />

absur<strong>de</strong> ». Autrement exprimé, l’important dans <strong>la</strong> foi n’est pas <strong>de</strong> comprendre,<br />

mais <strong>de</strong> croire. D’autres comme Thomas d’Aquin, affirment au contraire que <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> et <strong>la</strong> foi sont complémentaires, et <strong>la</strong> vérité unique.<br />

Par opposition à l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> croyance et <strong>de</strong> confiance en Dieu, <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> vient du <strong>la</strong>tin ratio, c’est-à-dire « calcul », « faculté <strong>de</strong> calculer, <strong>de</strong><br />

<strong>raison</strong>ner ». C’est un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> penser propre à l’homme. A contrario <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi,<br />

<strong>la</strong> « lumière naturelle », c’est-à-dire, le bon sens naturellement est présent en<br />

tout homme.<br />

La foi et <strong>la</strong> <strong>raison</strong> constituent, selon Spinoza, <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

connaissance <strong>de</strong> distincts, puisque <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est source <strong>de</strong> vérité et <strong>la</strong> foi,<br />

marquée du sceau <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion - pourtant, dans le Traité théologico-<br />

<strong>politique</strong>, il y a une convergence (et donc quasi objectivité) entre<br />

l’enseignement <strong>de</strong> tous les prophètes et <strong>de</strong> tous les pères <strong>de</strong> l’Eglise au sujet et<br />

<strong>la</strong> véritable vie à mener pour être sauvé. Dans une certaine mesure, on peut<br />

soutenir que tandis que <strong>la</strong> foi relève d’une certitu<strong>de</strong> subjective résultant <strong>de</strong> ce<br />

que l’on suppose être <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion d’un Dieu transcendant et anthropomorphe<br />

s’exprimant à nous <strong>de</strong> l’extérieur, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est, quant à elle, une lumière<br />

naturelle toute intérieure <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle se dégage une certitu<strong>de</strong> au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong><br />

l’opposition du subjectif et <strong>de</strong> l’objectif puisqu’elle est l’expression en nous<br />

l’immanence divine qui s’offre à nous dans <strong>la</strong> c<strong>la</strong>rté même <strong>de</strong> l’évi<strong>de</strong>nce<br />

intellectuelle.<br />

Il n’y a pas à ignorer une vérité <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion qui inspire <strong>la</strong> foi, dont <strong>la</strong><br />

certitu<strong>de</strong> n’est pas sans fon<strong>de</strong>ment, mais cette certitu<strong>de</strong> reste imparfaite dans <strong>la</strong><br />

- 126 -


mesure où elle ne repose que sur <strong>de</strong>s représentations imaginaires et <strong>de</strong>s<br />

affections <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensibilité.<br />

En revanche, <strong>la</strong> religion n’est pas non plus pur délire <strong>de</strong> l’imagination<br />

par rapport à son contenu, le fait même qu’elle ne soit pas une simple croyance<br />

en <strong>de</strong>s forces surnaturelles aveugles et qu’elle centre tout son enseignement<br />

autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu indique bien qu’elle se distingue <strong>de</strong> <strong>la</strong> pure<br />

superstition, même si elle ne s’en est pas totalement dégagée, et qu’elle se<br />

fon<strong>de</strong> sur une intuition vraie mais qui ne s’est pas suffisamment interrogée sur<br />

elle-même dans <strong>la</strong> mesure où son but n’était pas <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> l’absolu et<br />

l’accession à une sagesse qui en plus d’être pratique serait contemp<strong>la</strong>tive. Cette<br />

perspective essentiellement morale et <strong>politique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion <strong>la</strong> dispense, voire<br />

peut-être lui interdit toute démarche réflexive afin <strong>de</strong> juger <strong>de</strong> <strong>la</strong> valeur <strong>de</strong> ses<br />

propres fon<strong>de</strong>ments.<br />

• Des éléments explicatifs : Révé<strong>la</strong>tion et <strong>raison</strong> :<br />

Leur rapport suggère dès l’abord <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong><br />

vérité : les vérités <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> renvoient aux idées, objet <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée ; les<br />

vérités <strong>de</strong> fait qui peuvent faire l’objet d’une expérience sensible. Le soleil se<br />

lève tous les matins : c’est une réalité que l’on constate avant <strong>de</strong> pouvoir<br />

l’expliquer par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Le carré <strong>de</strong> l’hypoténuse est égal à <strong>la</strong> somme <strong>de</strong>s<br />

carrés <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux autres côtés : voilà une vérité que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> doit démontrer.<br />

L’autre vérité est <strong>la</strong> vérité « sensible au cœur » selon les termes<br />

pascaliens, dévoilées par Dieu au croyant. On peut insister davantage sur<br />

l’opposition <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité révélée et <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité rationnelle, représentée dans<br />

<strong>de</strong>ux fresques peintes par Raphaël au Vatican. D’un côté, <strong>la</strong> vérité révélée<br />

apparaît comme une lumière divine, transcendante, tombant du ciel pour<br />

éc<strong>la</strong>irer les hommes. La « splen<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité » qui illumine les hommes<br />

symbolise <strong>la</strong> foi chrétienne, dont <strong>la</strong> doctrine s’expose dans les textes sacrés et<br />

dans les écrits <strong>de</strong>s docteurs <strong>de</strong> l’Eglise.<br />

Mais, il existe aussi une vérité que l’on recherche à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière<br />

naturelle. La fresque intitulée L’Ecole d’Athènes (fresque <strong>de</strong> Raphaël (1483-<br />

1520)) réunit philosophes et savants <strong>de</strong> l’antiquité qui recherchent <strong>la</strong> vérité<br />

- 127 -


accessible par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> humaine. La vérité mathématique qui s’expose dans les<br />

Eléments d’Eucli<strong>de</strong> est son modèle. La philosophie propose <strong>de</strong>ux approches <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> vérité. P<strong>la</strong>ton désigne le ciel, lieu <strong>de</strong>s vérités immuables par opposition aux<br />

apparences sensibles, comme pour dire que <strong>la</strong> vérité ne rési<strong>de</strong> pas en ce mon<strong>de</strong>.<br />

Aristote montre a contrario <strong>la</strong> terre où diverses réalités s’offrent au sens dont <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> ne doit pas s’éloigner afin <strong>de</strong> dégager <strong>la</strong> vérité par induction à partir <strong>de</strong><br />

leur observation.<br />

De quelle manière peut donc se manifester <strong>la</strong> vérité : <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion ou <strong>la</strong><br />

tradition ? La <strong>raison</strong> ? L’expérience ? Et est-il possible d’atteindre <strong>la</strong> vérité<br />

d’une seule manière ?<br />

Spinoza disait qu’il n’y a <strong>de</strong> connaissance possible que par <strong>la</strong> vérité, et<br />

que c’est elle seule, qui nous permet <strong>de</strong> reconnaître, rétrospectivement, l’erreur<br />

et l’illusion : l’or ne peut être reconnu faux que par un connaisseur qui sait ce<br />

qu’est l’or véritable. « La vérité, dit-il, est norme d’elle-même et du<br />

faux (sic veritas norma sui, & falsi est)» 103 .<br />

• Attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> croyance et <strong>de</strong> confiance en Dieu<br />

La foi <strong>religieuse</strong> n’est pas <strong>la</strong> croyance en <strong>de</strong>s mystères, dans <strong>la</strong>quelle<br />

l’homme prétend dominer Dieu, l’enchaîner par ses prestiges. C’est pourquoi<br />

beaucoup <strong>de</strong> religions considèrent <strong>la</strong> divination comme sacrilèges. Loin <strong>de</strong><br />

soumettre les forces divines à sa volonté, l’homme religieux se fait humble<br />

<strong>de</strong>vant Dieu. La prière est soumission et ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que le courage <strong>de</strong><br />

supporter <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> Dieu. La foi est <strong>la</strong> confiance absolue que l’homme met<br />

en Dieu, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> toute justification rationnelle ou morale. C’est dans cette<br />

optique que Pascal écrivait ceci : « Le cœur a ses <strong>raison</strong>s, que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ne<br />

connaît point. » 104<br />

En revanche, Kierkegaard peut paraître celui qui montre le mieux que<br />

l’expérience <strong>religieuse</strong> transcen<strong>de</strong> l’ordre éthique <strong>de</strong>s règles générales ; ce<br />

passage <strong>de</strong> La Bible qui évoque l’angoisse d’Abraham peut illustrer à ce<br />

propos. En fait, Abraham (Genèse 22), prêt à sacrifier son fils Isaac, ressemble<br />

103 Ethique, Deuxième Partie, Proposition XLIII, scolie, p.173.<br />

104 Pascal, Pensées, article IV, Des moyens <strong>de</strong> croire, § 277, Ed. Brunschvicg, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1964.<br />

- 128 -


en apparence à l’Agamemnon <strong>de</strong> l’Ilia<strong>de</strong> d’Homère qui sacrifie sa fille<br />

Iphigénie pour que les dieux soient favorables, que le vent se lève et que <strong>la</strong><br />

flotte grecque puisse voguer vers Troie. Mais Agamemnon est un héros éthique<br />

qui sacrifie son <strong>de</strong>voir plus général. Abraham a contrario est prêt à un sacrifice<br />

moralement absur<strong>de</strong> et même scandaleux par lequel Dieu le met à l’épreuve : il<br />

lui a promis <strong>de</strong> bénir sa <strong>de</strong>scendance et il lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> sacrifier son fils<br />

unique, son espérance. Contre toute <strong>raison</strong>, dans l’angoisse, Abraham croit en<br />

<strong>la</strong> promesse. Il est celui qui témoigne <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi. Il ne se sert pas <strong>de</strong> Dieu pour<br />

avoir un fils, mais veut un fils pour servir Dieu.<br />

De là, cette question : <strong>la</strong> foi <strong>religieuse</strong> exclut-elle tout recours à <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> ? Si une religion relève avant tout <strong>de</strong> <strong>la</strong> croyance c’est que l’expérience<br />

intérieure y a occupé une p<strong>la</strong>ce essentielle et que nous avons appris à séparer<br />

radicalement savoir objectif (<strong>raison</strong>) et croyance. L’argumentation rationnelle<br />

peut nous prémunir contre toutes les croyances irrationnelles comme <strong>la</strong><br />

superstition ou <strong>la</strong> magie, qui relèvent d’un déficit ou d’un défaut du<br />

<strong>raison</strong>nement. L’incantation ou <strong>la</strong> pratique magique, par exemple, préten<strong>de</strong>nt<br />

agir sur <strong>la</strong> nature par <strong>de</strong>s moyens occultes, en faisant l’économie du<br />

déterminisme naturel. Mais croire, c’est croire sans savoir, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce que<br />

l’on peut savoir. Kierkegaard commentait le sacrifice <strong>de</strong>mandé par Dieu à<br />

Abraham (Genèse 22) et l’angoisse <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi étrangère à l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> : il<br />

est moralement dé<strong>raison</strong>nable, scandaleux, qu’un père tue son fils ; et il est<br />

totalement incompréhensible que Dieu exige d’Abraham qu’il tue son fils<br />

unique après lui avoir promis <strong>de</strong> bénir sa <strong>de</strong>scendance. Mais Kierkegaard<br />

n’avait pas compris cette démarche qui est en fait une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> cœur <strong>de</strong> Dieu.<br />

Quelle peut être alors l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie en face <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion ?<br />

La philosophie peut opérer une réduction partielle <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, à<br />

travers l’expression symbolique <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie elle-même. Kant montrait<br />

dans La religion dans les limites <strong>de</strong> <strong>la</strong> simple <strong>raison</strong> que <strong>la</strong> religion est <strong>la</strong><br />

connaissance <strong>de</strong> tous les comman<strong>de</strong>ments divins. C’est évi<strong>de</strong>mment là nier <strong>la</strong><br />

spécificité du fait religieux : <strong>la</strong> morale est en fait à <strong>la</strong> dimension humaine, elle<br />

se préoccupe <strong>de</strong> notre existence sur <strong>la</strong> terre alors que <strong>la</strong> religion nous soumet à<br />

- 129 -


<strong>la</strong> transcendance. Par exemple, quand Abraham, sur comman<strong>de</strong>ment divin,<br />

s’engage à sacrifier son fils, il accomplit là un acte loin d’être moral. Par<br />

ailleurs, <strong>la</strong> philosophie peut aussi prétendre réduire totalement <strong>la</strong> religion,<br />

expliquer <strong>la</strong> croyance au surnaturel à travers <strong>de</strong>s <strong>raison</strong>s naturelles. Au XVIIIe<br />

siècle les hommes incroyants soumettaient à une <strong>critique</strong> rationnelle les<br />

arguments religieux (réfutation <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> Dieu, <strong>critique</strong> historique <strong>de</strong>s<br />

textes sacrés).<br />

Pour Freud, <strong>la</strong> religion est une illusion créée par le désir. Marx s’inscrit<br />

dans <strong>la</strong> lignée, en indiquant que « <strong>la</strong> détresse <strong>religieuse</strong> est pour une part<br />

l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> détresse réelle et pour une autre <strong>la</strong> protestation contre <strong>la</strong><br />

détresse réelle. La religion est le soupir <strong>de</strong> <strong>la</strong> création opprimée, l’âme<br />

d’un mon<strong>de</strong> sans cœur » 105 .<br />

III.3. La <strong>raison</strong> et le sentiment religieux<br />

Quand Spinoza écrivait le Traité théologico-<strong>politique</strong>, il entendait<br />

envisager <strong>la</strong> séparation <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie. Il est parti <strong>de</strong><br />

l’analyse <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance rationnelle dans son rapport avec <strong>la</strong> connaissance<br />

prophétique pour arriver à chasser les préjugés du vulgaire. Il indique que <strong>la</strong><br />

connaissance prophétique tire son origine divine et il entend sceller <strong>la</strong><br />

distinction entre le théologien et le philosophe. Il pense que si <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> et <strong>la</strong><br />

connaissance sont <strong>de</strong>s piliers <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion intellectuelle, ces <strong>de</strong>rnières n’ont<br />

rien en commun avec <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion prophétique ; sa <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> naturalisation,<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion prophétique est à analyser.<br />

Il est capital pour Spinoza <strong>de</strong> se référer à ces <strong>de</strong>ux significations qui<br />

communiquent entre elles : <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, à condition <strong>de</strong> bien en user, est<br />

l’instrument qui permet d’atteindre <strong>la</strong> sagesse. L’expression est utilisée ici à<br />

une fin non moins innocente : notre philosophe l’exalte pour réagir contre le<br />

principe d’autorité représentée par <strong>la</strong> Bible, contre <strong>la</strong> foi en général, contre le<br />

105 Critique <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie du droit <strong>de</strong> Hegel, 1843-1844, reproduit d’après Marx et Engels, sur <strong>la</strong> religion,<br />

Editions sociales, Paris, 1960, p.42.<br />

- 130 -


dogmatisme béant. C’est ici le lieu <strong>de</strong> soulever que toute <strong>la</strong> philosophie<br />

spinoziste est dirigée contre <strong>la</strong> foi et toute sorte <strong>de</strong> croyance aveugle et sour<strong>de</strong>.<br />

Pour lui donc, toute philosophie est <strong>critique</strong> du vulgaire, <strong>de</strong> l’ignorance, du<br />

dogmatisme ; et comme telle <strong>la</strong> <strong>raison</strong> philosophique s’oppose à ce qui n’est<br />

pas certain, ni démontrable.<br />

L’homme est un être <strong>de</strong> <strong>raison</strong>, un être intelligent, qui se pose toujours<br />

<strong>de</strong>s questions qu’il tente <strong>de</strong> résoudre à ‘ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa <strong>raison</strong>. En fait, c’est sa <strong>raison</strong><br />

qui le détermine, qui le fait être.<br />

Avoir foi en quelque chose, croire en une chose ou s’attacher à une<br />

quelque divinité n’est pas savoir, or c’est le savoir que vise avec enthousiasme<br />

Spinoza animé par une soif absolue dans le pouvoir <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Tout l’univers<br />

est dirigé parce qu’il est l’opération <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’homme éc<strong>la</strong>iré par <strong>la</strong><br />

connaissance. Avec Spinoza, l’homme est celui qui participe effectivement à <strong>la</strong><br />

manifestation <strong>de</strong> son esprit, pour comprendre son environnement et tous ses<br />

attributs. Ainsi, avec Spinoza, l’homme est cet être toujours éveillé,<br />

<strong>raison</strong>nable qui se gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> toute sorte <strong>de</strong> foi, <strong>de</strong> tout sentiment. Il faut donc<br />

faire confiance à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et non se fier aux opinions ni aux prédications<br />

prophétiques jugés imaginaires. Seule <strong>la</strong> <strong>raison</strong> permet d’accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong><br />

connaissance vraie, à <strong>la</strong> vérité. La <strong>raison</strong> à tout point <strong>de</strong> vue s’oppose à toute<br />

connaissance dogmatique.<br />

En posant le postu<strong>la</strong>t spinoziste selon lequel <strong>la</strong> <strong>raison</strong> se démarque <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

foi, notre regard rencontre une fois encore celui <strong>de</strong> P<strong>la</strong>ton. En effet, déjà avant<br />

Spinoza, P<strong>la</strong>ton défendait l’idée que <strong>la</strong> réflexion sur <strong>la</strong> mathématique nous<br />

apprend que <strong>la</strong> vérité ne rési<strong>de</strong> pas dans les apparences sensibles mais dans les<br />

constructions <strong>de</strong> l’activité intellectuelle. Ainsi défendra-t-il l’idée selon<br />

<strong>la</strong>quelle c’est <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée pure que nous <strong>de</strong>vons faire usage pour atteindre <strong>la</strong><br />

vérité absolue. Il n’est pas aisé <strong>de</strong> parler ici <strong>de</strong> <strong>la</strong> foisonnante richesse littéraire<br />

<strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> P<strong>la</strong>ton sur <strong>la</strong>quelle est fondée <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> l’âme dûment<br />

exposée dans le Phédon. Seule une petite analyse suffira pour justifier notre<br />

argumentation. P<strong>la</strong>ton est un penseur passionné <strong>de</strong> l’Ame. Pour lui, elle est le<br />

principe ordonnateur <strong>de</strong> l’intelligibilité du mon<strong>de</strong>. Mais si le dynamisme<br />

- 131 -


p<strong>la</strong>tonicien <strong>de</strong> l’intelligibilité recomman<strong>de</strong> qu’on meure au sensible pour<br />

renaître à l’esprit ; c’est parce que le <strong>de</strong>rnier tyrannise l’âme, c’est aussi une<br />

manière succincte <strong>de</strong> concevoir <strong>la</strong> <strong>raison</strong> (le plus haut <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> l’âme au sens<br />

p<strong>la</strong>tonicien) comme l’unique moyen sinon <strong>la</strong> voie sûre sine qua non,<br />

susceptible <strong>de</strong> conduire à <strong>la</strong> vérité, au bonheur. Il est certain que pour le<br />

philosophe antique l’exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée c’est <strong>la</strong> liberté s’exprimant ; c’est<br />

une activité qui manifeste <strong>la</strong> dimension supérieure <strong>de</strong> l’homme. Penser ou<br />

<strong>raison</strong>ner est donc loisir parce qu’on pense ou on <strong>raison</strong>ne librement. Penser est<br />

loisir par rapport à <strong>la</strong> condition <strong>de</strong> pessimisme ma<strong>la</strong>dif, d’aigreur <strong>de</strong> ceux qui<br />

traînent une vie pénible et malheureuse, une existence <strong>de</strong> croyance obscure et<br />

moutonnière parce qu’une vie assujettie à <strong>la</strong> matière, à <strong>la</strong> merci <strong>de</strong>s flots agités,<br />

envahie par les écrans et les opacités ignorantes. La pensée est lumière, liberté,<br />

libération. Le philosophe ici-bas est pour ainsi dire un esprit gai <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> tâche<br />

(effort d’entreprise rationnel) <strong>de</strong> sa mission divine qui est <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vérité. De cette façon, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> qui représente pour P<strong>la</strong>ton <strong>la</strong> plus haute<br />

dimension <strong>de</strong> l’Ame est le siège du pouvoir, <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance intellectuelle.<br />

C’est autour <strong>de</strong> cette logique rationnelle qu’il écrit : 106 .<br />

Ce que P<strong>la</strong>ton recherche dans l’âme, c’est ce que Spinoza recherche<br />

dans <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ; c’est une valeur inaugurale, un sôcle sur lequel s’appuyer pour<br />

rechercher <strong>la</strong> spiritualité, et par-<strong>de</strong>là cette spiritualité même, <strong>la</strong> vertu, <strong>la</strong><br />

métho<strong>de</strong>, <strong>la</strong> science, le savoir infaillible dans un mon<strong>de</strong> où le dogmatisme, <strong>la</strong><br />

foi ignorante et les opacités subjectives mènent les hommes parfois vers les<br />

chemins ténébreux du mal. Ce qui prévaut donc chez Spinoza, c’est l’esprit<br />

<strong>critique</strong> qui rompt totalement avec l’incertitu<strong>de</strong>, qui détruit toutes les opinions<br />

sans analyse. Comme nous le voyons, le penseur du rationalisme est un élogiste<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, du moins du bon usage <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Ainsi pour fon<strong>de</strong>r <strong>la</strong> science,<br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong> remet tout en cause et s’attèle à tout démontrer, même <strong>la</strong> Nature. Par<br />

<strong>la</strong> réflexion, il nous est apparu ceci : <strong>la</strong> <strong>raison</strong> nous montre ce qu’est <strong>la</strong> réalité,<br />

106 P<strong>la</strong>ton, Phédon, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1965, 80a – 80d.<br />

- 132 -


ce que <strong>la</strong> réalité est en rapport déjà avec elle. La spécu<strong>la</strong>tion, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> nous<br />

montre sa conformité à l’expérience, à <strong>la</strong> réalité. Cette proportion est refusée<br />

par le sens commun et même les théologiens. Leur refus a pour postu<strong>la</strong>t ceci :<br />

<strong>la</strong> foi ou <strong>la</strong> vie n’est pas <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>la</strong> <strong>raison</strong> n’est pas <strong>la</strong> vie. Ainsi <strong>raison</strong> et vie<br />

sont posées comme entièrement antithétiques l’une <strong>de</strong> l’autre. Pourtant, il est<br />

permis <strong>de</strong> nous poser une question : <strong>la</strong> vie elle-même, n’est pas <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

désormais à l’existence ? La vie, n’est-ce pas, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> étant-là dans <strong>la</strong><br />

substance ? N’est-ce pas <strong>la</strong> <strong>raison</strong> existante ?<br />

La moindre réflexion nous suggère ceci : c’est à partir <strong>de</strong> cette<br />

présupposition que les sciences sont possibles. La démarche scientifique<br />

présuppose que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est perdue dans le mon<strong>de</strong> et qu’il importe d’en<br />

chercher les traces. La <strong>raison</strong> est ainsi entendue comme un fond d’étoffe, car<br />

dans les choses il y a un sens, du rationnel.<br />

En ce sens, c’est même <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie comme rationalisme que toute<br />

science tire son sens. Comme conséquence : <strong>la</strong> philosophie jugée comme le<br />

mon<strong>de</strong> à l’envers est simplement le mon<strong>de</strong> lui-même à l’endroit. Elle nous<br />

montre que ce qui est en bas est dans le fond ce qui est en haut. La <strong>raison</strong> a en<br />

effet ce caractère admirable qu’elle est transparente, qu’elle s’explique<br />

entièrement en se donnant ; elle nous montre aussi pourquoi le vrai est vrai.<br />

Ainsi, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> se révèle comme une métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> connaissance fondée<br />

sur le calcul et <strong>la</strong> logique, employée pour résoudre les problèmes posés à<br />

l’esprit, en fonction <strong>de</strong>s données caractérisant une situation ou un phénomène.<br />

Elle a été attribuée à l’homme par <strong>la</strong> nature en vue <strong>de</strong> quelque fin ; en effet, <strong>de</strong><br />

ce que chaque organe d’un être vivant remplit une fonction précise comme<br />

l’observation nous apprend, on est amené à croire qu’il en est <strong>de</strong> même pour<br />

chacun <strong>de</strong>s facultés <strong>de</strong> l’esprit. Or il serait étrange que l’objectif du bonheur<br />

(pour lequel l’instinct naturel est bien mieux armé) soit celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> qui<br />

semble faire en vue d’une fin non pas égoïste mais beaucoup plus noble.<br />

Il apparaît qu’à l’époque <strong>de</strong> Spinoza où <strong>la</strong> <strong>raison</strong> domine <strong>la</strong> foi on<br />

assiste à une « éclipse » <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> en tant que faculté susceptible <strong>de</strong> nous<br />

révéler <strong>de</strong>s valeurs faisant l’objet d’une certitu<strong>de</strong> universelle, du moins sur le<br />

- 133 -


p<strong>la</strong>n éthique. La <strong>raison</strong> <strong>de</strong> cette façon assure <strong>la</strong> coordination entre les moyens<br />

et les fins en s’appuyant sur le critère <strong>de</strong> l’efficacité.<br />

Il est remarquable évi<strong>de</strong>mment qu’aucun autre mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> connaissance<br />

ne peut se mesurer à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> dont <strong>la</strong> valeur et <strong>la</strong> dominance <strong>de</strong>meurent<br />

incontestables. Peut-on alors encore nier <strong>la</strong> <strong>raison</strong> à <strong>la</strong> manière <strong>de</strong>s Docteurs <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> sco<strong>la</strong>stique qui exaltent <strong>la</strong> puissance et affirment bruyamment <strong>la</strong> supériorité<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> foi ? Ce serait sans doute, observe Spinoza, méconnaître le pouvoir et <strong>la</strong><br />

puissance <strong>de</strong> cette faculté spécifiquement humaine. L’univers <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie<br />

est donc un univers rationnel dénué <strong>de</strong> tout mystère. C’est un univers<br />

déterminé par le pouvoir <strong>de</strong> <strong>la</strong> réflexion et <strong>de</strong> <strong>la</strong> sagesse. L’attitu<strong>de</strong> du<br />

philosophe est commandée par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, le <strong>raison</strong>nement tout à fait opposé à <strong>la</strong><br />

révé<strong>la</strong>tion. En philosophie, c’est <strong>la</strong> <strong>raison</strong> s’exprimant, <strong>la</strong> liberté d’expression,<br />

<strong>la</strong> discussion. Dans <strong>la</strong> pensée philosophique, nous pouvons ouvrir une<br />

parenthèse et penser aux vacances prochaines ou aux astronautes <strong>de</strong> Cap<br />

Kennedy ; fermant ensuite <strong>la</strong> parenthèse, nous reviendrons au problème qui<br />

nous occupe. Nous disposons même d’un certain pouvoir <strong>de</strong> penser ce que<br />

nous voulons. Nombre <strong>de</strong> délibérations se terminent par un arbitrage <strong>de</strong> volonté<br />

qui opte pour une solution qui ne s’impose pas.<br />

Si nous nous défions <strong>de</strong> tout et ne croyons plus à rien, nous ne serons<br />

pas trompés. Face à l’absolu <strong>de</strong>meure donc une possibilité <strong>de</strong> vérité : je puis<br />

toujours me retrancher dans l’absolu <strong>de</strong> <strong>la</strong> défiance. Il y a donc en nous, grâce à<br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong>, une puissance d’affirmer ou <strong>de</strong> nier qui semble infinie, plus puissante<br />

en tout cas que toute croyance au mysticisme, que toute tromperie, aussi<br />

diabolique soit-elle. Le nerf <strong>de</strong> toute pensée, c’est le pouvoir <strong>de</strong> nier, i<strong>de</strong>ntique<br />

au pouvoir <strong>de</strong> penser librement et penser vrai. De même connaître un objet<br />

c’est en comprendre <strong>la</strong> nature par <strong>la</strong> pensée (rationnelle), ce n’est pas en faire<br />

un tableau pour les yeux.<br />

Comme on le voit, <strong>la</strong> Raison est le principe et l’essence du mon<strong>de</strong>. On<br />

pourrait donc définir le rationalisme spinoziste comme l’audace <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

pour pénétrer dans <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>s choses, dans celle <strong>de</strong> l’homme et celle <strong>de</strong><br />

Dieu. La réalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est entendue ici comme faculté susceptible<br />

- 134 -


d’amener l’homme à prétendre à <strong>la</strong> transcendance et à <strong>la</strong> connaissance c<strong>la</strong>ire et<br />

distincte <strong>de</strong> l’existence et <strong>de</strong> <strong>la</strong> bonne conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> société. De <strong>la</strong> sorte, il n’y<br />

a pas une chose au mon<strong>de</strong>, un événement, pas un détail qui ne soit explicable<br />

par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> réfléchissante, c’est-à-dire qui ne soit déductible <strong>de</strong>s principes<br />

posés par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

On comprend alors avec Spinoza que celui qui n’accepte pas <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

comme juge <strong>de</strong> toute pensée, <strong>de</strong> tout discours et <strong>de</strong> toute conduite, sort<br />

simplement <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie. L’homme est l’être qui pense, qui parle et qui<br />

agit. Ces trois instances <strong>de</strong> son être au mon<strong>de</strong> ne sont significatives qu’à <strong>la</strong><br />

condition qu’elles s’ordonnent à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> comme leur mesure, leur habitat, lieu<br />

<strong>de</strong> séjour. Là où <strong>la</strong> <strong>raison</strong> fait défaut nous avons tout sauf <strong>la</strong> pensée, le dire et<br />

l’agir en tant que ce par quoi l’honore son essence. C’est pourquoi tout<br />

simplement <strong>la</strong> philosophie est le lieu où <strong>la</strong> <strong>raison</strong> en tant que <strong>raison</strong> se voit<br />

entièrement prise en charge. Elle est <strong>la</strong> décision du sujet qui veut voir c<strong>la</strong>ir en<br />

lui-même, autour <strong>de</strong> lui-même et au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> lui-même. <strong>Les</strong> préjugés et les<br />

illusions nous aveuglent alors nous <strong>de</strong>meurons dans l’obscurité ; celle-ci nous<br />

rend insensible à <strong>la</strong> splen<strong>de</strong>ur du vrai. Nous voulons penser pour ne plus<br />

<strong>de</strong>meurer dans l’obscurité. En conséquence, nous voulons faire usage <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> comme <strong>la</strong> sphère qui nous permet <strong>de</strong> comparer les choses, <strong>de</strong> mettre<br />

chacune à sa p<strong>la</strong>ce et définir chaque valeur. Parce que l’homme sait que le<br />

savoir est mieux que l’ignorance, <strong>la</strong> lumière vaut mieux que l’obscurité, il ne se<br />

contente pas <strong>de</strong> faire usage <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Désormais, il va déterminer <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

même comme sa racine affirmative, sa nature intrinsèque. Il va chercher à se<br />

lier à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> dans une tâche infinie. Spinoza entend montrer ici que<br />

l’émancipation <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> l’humanité en général ne peut se faire sans<br />

une société conforme à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. C’est dire que tout est <strong>raison</strong> et tout<br />

s’explique par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. C’est dire que tout est <strong>raison</strong> et tout s’explique par <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>. Nous pourrions à <strong>la</strong> réflexion dire que le but <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie<br />

spinoziste, c’est <strong>de</strong> montrer <strong>la</strong> rationalité du mon<strong>de</strong>.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, avec <strong>la</strong> philosophie spinoziste, une pensée rationnelle<br />

est à l’œuvre : <strong>la</strong> <strong>raison</strong> organise le mon<strong>de</strong> et lui donne forme. Le sage,<br />

- 135 -


détenteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, le philosophe, ami <strong>de</strong> l’esprit <strong>critique</strong> et <strong>de</strong>s<br />

questionnements permanents, l’éc<strong>la</strong>ireur <strong>de</strong>s consciences par excellence, maître<br />

<strong>de</strong> lui-même et <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, représente <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> figure intellectuelle et morale<br />

<strong>de</strong> l’époque <strong>de</strong> Spinoza. Apparemment, Spinoza semb<strong>la</strong>it être proche du<br />

christianisme, lui qui dans le Traité théologico-<strong>politique</strong> faisait du Christ le<br />

« philosophe par excellence » et une gran<strong>de</strong> priorité dans ses analyses, un beau<br />

risque à courir.<br />

En un mot, au lecteur pressé qui désirait courir au texte principal <strong>de</strong><br />

cette philosophie spinoziste, le conseil ne peut être que fort simpliste car <strong>la</strong><br />

réponse engage non seulement une lecture particulière <strong>de</strong> <strong>la</strong> doctrine<br />

rationaliste mais plus fondamentalement sa propre conception <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. En<br />

fait, si pour le lecteur <strong>la</strong> vérité rationnelle, c’est avant tout <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong>s<br />

principes <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance, c’est-à-dire une métaphysique, où l’homme qui<br />

veut savoir se prend brusquement d’inquiétu<strong>de</strong> pour lui-même s’interrogeant<br />

sur son mo<strong>de</strong> d’insertion dans <strong>la</strong> rationalité, par le tutorat <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, alors le<br />

texte fondamental est ici l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée. C’est par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> que nous<br />

accédons à <strong>la</strong> vérité, c’est-à-dire à <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> <strong>la</strong> chose, à l’essence, à l’être<br />

intime, à <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> et à <strong>la</strong> connaissance vraie.<br />

C’est sur <strong>la</strong> base <strong>de</strong> l’analyse <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi que<br />

Spinoza construit sa conception <strong>de</strong> Dieu, et partant <strong>de</strong> sa <strong>critique</strong> <strong>de</strong>s causes<br />

finales.<br />

III.4. Critique du finalisme<br />

Des voix n’ont eu cesse <strong>de</strong> s’élever contre les rationalistes pour mettre<br />

l’accent sur les phénomènes qui semblent échapper au pouvoir explicatif <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>. Comme nous le disions un peu plus haut, miracles, fantômes et autres<br />

phénomènes surnaturels ou paranormaux montreraient les limites <strong>de</strong>s modèles<br />

d’intelligibilité que propose <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Outre que <strong>la</strong> réalité <strong>de</strong> ces phénomènes<br />

reste souvent à établir <strong>de</strong> façon c<strong>la</strong>ire et distincte, le rejet <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> auquel<br />

- 136 -


conduit leur affirmation se prête paradoxalement à une explication tout à fait<br />

rationnelle.<br />

Ainsi Spinoza, partisan d’un rationalisme absolu, affirme curieusement<br />

que tous les hommes sont par nature sujets à <strong>la</strong> superstition. Envisageant tout<br />

ce qui nous arrive sous l’angle nécessairement borné <strong>de</strong> notre individualité,<br />

nous avons en effet tendance à considérer les choses naturelles comme <strong>de</strong>s<br />

moyens mis (par Dieu) à notre disposition. Dès lors, il suffit <strong>de</strong> s’abattre sur<br />

nous quelque malheur pour que nous croyions avoir offensé une divinité dont<br />

nous cherchons à apaiser le courroux par <strong>de</strong> vaines pratiques. Ou bien, face à<br />

un avenir incertain, nous voulons voir notre <strong>de</strong>stinée inscrite dans les astres,<br />

dans le marc <strong>de</strong> café ou dans les entrailles <strong>de</strong>s animaux. Spinoza, il est bien <strong>de</strong><br />

le rappeler, a aussi fréquenté les milieux chrétiens, tout particulièrement les<br />

collégiants et les mennonites, reconnus pour leur esprit <strong>de</strong> tolérance et <strong>de</strong> libre<br />

spécu<strong>la</strong>tion. Pourtant, il n’a pas hésité pour rejeter le judaïsme et le<br />

christianisme. Par ailleurs, son esprit rationaliste et ses liens avec les libéraux<br />

et les républicains étaient mal vus.<br />

Spinoza n’a eu cesse <strong>de</strong> combattre le préjugé du finalisme, d’après<br />

lequel toutes les choses <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature existeraient en vue <strong>de</strong> l’homme. Ce<br />

préjugé nous conduit à imaginer que Dieu cè<strong>de</strong> à <strong>de</strong>s passions proprement<br />

humaines et qu’il va même jusqu’à violer parfois ses propres décrets. Or, pour<br />

Spinoza, tout ce qui arrive dans le mon<strong>de</strong> obéit à une stricte nécessité. En<br />

revanche, quand les choses ne se passent pas comme on le voudrait, on se met<br />

à interpréter le moindre événement comme l’expression <strong>de</strong>s intentions secrètes<br />

<strong>de</strong> Dieu.<br />

Le <strong>la</strong>ngage <strong>de</strong> l’imagination chez Spinoza procè<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce préjugé,<br />

« consistant en ce que les hommes supposent communément que toutes<br />

choses <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature agissent comme eux-mêmes en vue d’une fin, et vont<br />

jusqu’à tenir pour certain que Dieu lui-même dirige tout vers une certaine<br />

fin ; ils disent, en effet, que Dieu a tout fait en vue <strong>de</strong> l’homme et qu’il fait<br />

- 137 -


l’homme pour que l’homme lui rendît un culte. » 107 C’est une dénonciation<br />

du finalisme. L’erreur du vulgaire désigne <strong>la</strong> projection sur l’homme lui-même<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience. En fait, les hommes s’imaginaient agir en vue d’une fin alors<br />

même que leurs actes sont déterminés. L’illusion provient <strong>de</strong> <strong>la</strong> fausse<br />

conscience <strong>de</strong> soi comme ignorance. Le <strong>la</strong>ngage imaginaire naît <strong>de</strong> l’ignorance.<br />

Le vulgaire s’imagine qu’il poursuit certaines choses parce que celles-ci<br />

seraient bonnes en elles-mêmes, et qu’il s’en démarque <strong>de</strong>s plus mauvaises,<br />

« imparfaites ». En un mot, il renverse l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, confond cause et<br />

effet : pensant que s’il désire une chose, c’est qu’elle est bonne, juge cette<br />

chose bonne parce qu’il <strong>la</strong> désire. La distinction <strong>de</strong> Spinoza du Désir et <strong>de</strong><br />

l’Appétit <strong>la</strong>isse penser à une imagination obscure. En plus <strong>de</strong> cette ignorance,<br />

complète l’idée selon <strong>la</strong>quelle les hommes sont <strong>de</strong>s causes « qui les<br />

déterminent ». Dans leur ignorance, les hommes imaginent qu’elles n’existent<br />

point.<br />

Ce<strong>la</strong> <strong>la</strong>isse penser à un homme en état d’ébriété qui « croit dire par un<br />

libre décret <strong>de</strong> l’âme ce que, sorti <strong>de</strong> cet état, il voudrait avoir tu… » 108 La<br />

volonté, le libre arbitre et <strong>la</strong> fin sont donc <strong>de</strong>s fictions forgées par l’imagination<br />

que les hommes projettent sur <strong>la</strong> nature. Avec leur foi en <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

volonté, en son libre arbitre, en <strong>la</strong> contingence <strong>de</strong> leur propre action, ils<br />

s’imaginent le mon<strong>de</strong> et sa contingence, suspendu au bon vouloir du décret <strong>de</strong><br />

Dieu. C’est pourquoi, ils attribueront à Dieu un enten<strong>de</strong>ment, une volonté libre,<br />

<strong>la</strong>issant libre cours aux querelles théologiques et métaphysiques.<br />

Devant ce délire <strong>de</strong> l’imagination, Spinoza développe une double<br />

stratégie : d’une part, réfuter cette fausse image <strong>de</strong> <strong>la</strong> divinité, et partant <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nature, et d’autre part, <strong>de</strong> donner une explication <strong>de</strong> rationnelle <strong>de</strong> l’illusion qui<br />

fait rêver les hommes. Spinoza vise à indiquer que <strong>la</strong> fiction est impropre, que<br />

ces « fictions » ne sont pas <strong>de</strong>s « inventions » comme si l’esprit <strong>de</strong> l’homme<br />

disposait d’un libre pouvoir <strong>de</strong> création imaginaire.<br />

107 Ethique, Deuxième Partie, Appendice, p.81.<br />

108 Ethique, Troisième Partie, scolie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Proposition II, p.211.<br />

- 138 -


De cette façon, les hommes qui s’adonnent le plus à <strong>la</strong> superstition sont<br />

ceux condamnés, par leur désir sans mesure « <strong>de</strong>s biens incertains <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

fortune, (et qu’) ils flottent misérablement entre l’espérance et <strong>la</strong><br />

crainte (inter spem metumque misere fluctuant, i<strong>de</strong>o animum ut plurimum ad<br />

quidvis cre<strong>de</strong>ndum pronissimum habent)» 109 , c’est-à-dire <strong>de</strong>s biens, comme <strong>la</strong><br />

richesse ou les honneurs, dont l’obtention <strong>de</strong>meure incertaine, parce qu’elle<br />

résulte du hasard <strong>de</strong>s circonstances. <strong>Les</strong> hommes sont victimes <strong>de</strong> leur extrême<br />

crédulité, ils sont enclins à croire à n’importe quoi (<strong>la</strong> superstition, l’espérance,<br />

<strong>la</strong> crainte). Soucieux <strong>de</strong> comprendre, les hommes conçoivent une pensée<br />

finaliste du mon<strong>de</strong> qui se donne en une doctrine anthropomorphique : ils<br />

conçoivent, en effet, <strong>la</strong> Nature comme douée <strong>de</strong>s mêmes désirs et volontés<br />

qu’eux, et en plus soumise à leurs désirs et à leurs volontés. Tout dans <strong>la</strong><br />

Nature <strong>de</strong>vient un moyen pour les satisfaire. Chaque fois qu’ils rencontrent <strong>la</strong><br />

difficulté, <strong>la</strong> souffrance, ils se représentent <strong>de</strong>s divinités qui cherchent à se<br />

venger et les justifient dans « bon nombre <strong>de</strong> choses nuisibles, telles les<br />

tempêtes, les tremblements <strong>de</strong> terre, les ma<strong>la</strong>dies, etc., et ils ont admis que<br />

<strong>de</strong> telles rencontres avaient pour origine <strong>la</strong> colère <strong>de</strong> Dieu excitée par les<br />

offenses <strong>de</strong>s hommes envers lui ou par les péchés commis dans son<br />

culte. » 110 Flottés entre l’espoir et le doute, les hommes lient leur sort aux<br />

présages favorables et malheureux, <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> Dieu. Ils sont sujets « par<br />

le seul effet <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition. » 111 Selon Spinoza, <strong>la</strong> superstition s’explique<br />

notamment par <strong>la</strong> fiction, <strong>la</strong> mauvaise interprétation <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, c’est que<br />

l’imagination, les songes et les inepties : c’est que les hommes voient partout le<br />

miracle et trouvent leur secours en Dieu en méprisant <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

et rejetant <strong>la</strong> sagesse humaine. L’exemple <strong>de</strong> Alexandre cité in extinso par<br />

Spinoza justifie bien <strong>de</strong> cette <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition : « il ne commença à<br />

consulter superstitieusement les <strong>de</strong>vins que lorsqu’aux Portes <strong>de</strong> Suse, il<br />

apprit à craindre <strong>la</strong> Fortune ; mais, après avoir vaincu Darius, il cessa <strong>de</strong><br />

109 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, Traduction par J. Lagrée et P-F. Moreau, PUF, Paris, 1999, p.57.<br />

110 Ethique, I, Appendice, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1965, p.63.<br />

111 Traité <strong>politique</strong>, Lettres, Lettre LXXVI à Albert Burgh, in « Œuvres IV », F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1965, p.343.<br />

- 139 -


consulter <strong>de</strong>vins et haruspices…(qui tum <strong>de</strong>mumu vates a superstitione animi<br />

adhibere coepit, cum primum fortunam timere didicit in Pylis Sysidis ; post<br />

Darium autem victum ariolos et vates consolulere <strong>de</strong>siit)» 112 Si ce ne sont pas<br />

les <strong>de</strong>vins que les hommes consultent, ce sont les statues qu’ils adorent.<br />

On comprend que l’inconstance <strong>de</strong>s <strong>raison</strong>nements <strong>de</strong>s hommes, les<br />

folies et les illusions et les idées confuses entraînées par <strong>la</strong> passion conduisent<br />

le vulgaire à se retrancher dans <strong>la</strong> misère et dans <strong>de</strong>s querelles atroces, dans<br />

l’ignorance et donc à rejeter <strong>la</strong> philosophie et <strong>la</strong> discussion.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, <strong>la</strong> source principale <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition rési<strong>de</strong> dans<br />

l’anxiété du sujet face à un avenir qu’il ne peut contrôler. Ballotté entre <strong>la</strong><br />

crainte et l’espoir, l’homme qui est en proie à l’anxiété projette sur <strong>la</strong> nature les<br />

délires <strong>de</strong> sa propre imagination. Dieu ne saurait pour ainsi dire être<br />

provi<strong>de</strong>ntiel auquel serait lié le sort du mon<strong>de</strong> et <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> l’existence<br />

humaine à travers ses décisions et son bon vouloir. C’est pourquoi il n’organise<br />

pas le mon<strong>de</strong> par <strong>de</strong>s moyens pour réaliser <strong>de</strong>s fins : <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> Spinoza<br />

est une forme <strong>de</strong> panthéisme (doctrine selon <strong>la</strong>quelle tout est Dieu) et se double<br />

d’un déterminisme, centrée sur <strong>la</strong> nécessité. De cette façon, le déterminisme<br />

appréhen<strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature, et formule <strong>la</strong> perfection du mon<strong>de</strong> comme sa réalité.<br />

Ainsi, <strong>la</strong> finalité dans <strong>la</strong> Nature ne peut s’exprimer qu’à travers un Etre<br />

imaginatif, ce qui tiendrait justement Dieu pour une personne susceptible <strong>de</strong><br />

concevoir <strong>de</strong>s moyens en vue d’atteindre une fin à l’usage <strong>de</strong> l’homme : « <strong>Les</strong><br />

hommes supposent communément que toutes les choses naturelles<br />

agissent, comme eux-mêmes, à cause d’une fin, et vont même jusqu’à tenir<br />

pour certain que Dieu lui-même règle tout en vue d’une certaine fin<br />

précise » 113<br />

Remarquons que selon l’explication spinoziste, Dieu se confond avec <strong>la</strong><br />

Nature et n’agit pas en vue <strong>de</strong> fins. Le finalisme est en contradiction avec <strong>la</strong><br />

perfection <strong>de</strong> Dieu, donc avec sa nature. « Cette doctrine, écrit le<br />

philosophe, supprime <strong>la</strong> perfection <strong>de</strong> Dieu : car, si Dieu agit à cause d’une<br />

112 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, PUF, Paris, 1999, p.59.<br />

113 Ethique, Première Partie, Appendice, p.81.<br />

- 140 -


fin, c’est nécessairement qu’il aspire à quelque chose qui lui manque. » 114<br />

Cette explication répudie forcément les préjugés concernant sa nature qui se<br />

rattachent tous au finalisme. Le finalisme repose sur une argumentation pétrie<br />

d’ignorance : « les sectateurs <strong>de</strong> cette doctrine, qui ont voulu faire montre<br />

<strong>de</strong> leur talent en assignant les fins <strong>de</strong>s choses, ont, pour soutenir leur<br />

doctrine introduit une nouvelle façon d’argumenter : <strong>la</strong> réduction non à<br />

l’impossible, mais à l’ignorance » 115 et le recours à l’ignorance « montre<br />

qu’il n’y avait pour eux aucun moyen d’argumenter » 116 . Et l’exemple <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

chute d’une pierre « Si, par exemple, une pierre est tombée d’un toit sur <strong>la</strong><br />

tête <strong>de</strong> quelqu’un et l’a tué, ils démontreront <strong>de</strong> <strong>la</strong> manière suivante que <strong>la</strong><br />

pierre est tombée pour tuer cet homme. Si elle n’est pas tombée à cette fin<br />

par <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> Dieu, comment tant <strong>de</strong> circonstances (et en effet il y en a<br />

souvent un grand concours) ont-elles pu se trouver par chance<br />

réunies ? » 117 , et l’exemple <strong>de</strong> <strong>la</strong> structure du corps humain « De même,<br />

quand ils voient <strong>la</strong> structure du corps humain, ils sont frappés d’un<br />

étonnement imbécile et, <strong>de</strong> ce qu’ils ignorent les causes d’un si bel<br />

arrangement, concluent qu’il n’est point formé mécaniquement, mais par<br />

un art divin ou surnaturel, et en elle façon qu’aucune partie ne nuise à<br />

l’autre » 118 confortent davantage Spinoza dans sa <strong>critique</strong> et les juge aberrants.<br />

Ainsi, est condamné comme hérétique celui qui cherche les causes<br />

véritables, car il détruit les faux pouvoirs <strong>de</strong>s théologiens et <strong>de</strong>s<br />

métaphysiciens. La recherche <strong>de</strong> causes finales est pour ainsi dire<br />

incompatible avec <strong>la</strong> vraie essence <strong>de</strong> Dieu et repose sur l’ignorance <strong>de</strong> sa<br />

nature. Au total, Spinoza exclut tous les préjugés anthropomorphiques<br />

concernant Dieu. Dieu n’a ni enten<strong>de</strong>ment, ni volonté, il ne crée pas. De même,<br />

Dieu ne produit pas <strong>de</strong>s choses en vue <strong>de</strong> fins.<br />

114 Ethique, Première Partie, Appendice, p.85.<br />

115 Ibi<strong>de</strong>m, p.85.<br />

116 I<strong>de</strong>m, p.85.<br />

117 Ibi<strong>de</strong>m, pp.85-87.<br />

118 Ibi<strong>de</strong>m, p.87.<br />

- 141 -


Au <strong>de</strong>meurant, si les hommes en viennent à <strong>de</strong>s rêveries, c’est parce<br />

qu’ils restent vautrés dans un asile <strong>de</strong> l’ignorance, et donc qu’il y a urgence à<br />

en sortir par <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie et <strong>la</strong> culture <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté. C’est ce<strong>la</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>critique</strong> du finalisme que notre penseur prolonge à <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong>s Ecritures.<br />

CHAPITRE IV. : LA CRITIQUE DES ECRITURES<br />

C’est l’idée centrale dans <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> Spinoza dans <strong>la</strong> mesure où <strong>la</strong><br />

spécificité <strong>de</strong> sa <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion est justement qu’elle s’adosse à une<br />

herméneutique biblique <strong>critique</strong>. Il conviendra <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s distinctions<br />

conceptuelles élémentaires entre « <strong>la</strong> religion », « <strong>la</strong> théologie » et « les<br />

Ecritures », il ne s’agit pas « en gros » <strong>de</strong> <strong>la</strong> même chose.<br />

Outre le fait qu’on ne peut confondre ni les Ecritures et <strong>la</strong> religion, ni <strong>la</strong><br />

<strong>critique</strong> <strong>de</strong>s premières et <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> secon<strong>de</strong>, il faudrait pas s’étonner que<br />

ce chapitre mentionne <strong>de</strong> façon très brève et donc forcément allusive les<br />

<strong>critique</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion <strong>de</strong> Feuerbach, <strong>de</strong> Marx, <strong>de</strong> Nietzsche et <strong>de</strong> Freud, qui ne<br />

se traitent pas les mêmes présupposés <strong>de</strong> <strong>la</strong> question. En d’autres termes, <strong>la</strong><br />

modalité spécifiquement spinoziste <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion ne peut être<br />

comparée avec et située par rapport à ces autres entreprises <strong>de</strong> <strong>critique</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

religion. C’est <strong>la</strong> pratique <strong>religieuse</strong> que Spinoza <strong>critique</strong>, <strong>la</strong> passivité <strong>de</strong>s<br />

hommes.<br />

IV.1. La détresse et l’impuissance <strong>de</strong> l’homme<br />

Ce chapitre justifie <strong>la</strong> <strong>critique</strong> spinoziste <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion par<br />

l’impuissance <strong>de</strong> l’homme qui voue culte et obéissance à <strong>la</strong> divinité. C’est<br />

pourquoi, notre philosophe parle d’illusion <strong>religieuse</strong>.<br />

La religion est conçue a priori comme <strong>la</strong> quête d’un accomplissement<br />

moral supérieur, d’une sainteté. Le christ est un modèle moral et les croyances<br />

<strong>religieuse</strong>s expriment par <strong>de</strong>s symboles l’idée que se fait <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>de</strong> l’idéal<br />

moral qu’elle doit atteindre.<br />

- 142 -


La religion naturelle que l’on trouve chez les philosophes du XVIIIe<br />

siècle, prend à une connaissance du divin indépendante <strong>de</strong> toute révé<strong>la</strong>tion, par<br />

<strong>la</strong> seule lumière naturelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience. Elle est ce qui<br />

subsiste du religieux quand <strong>la</strong> <strong>raison</strong> a critiqué l’obscurantisme et l’intolérance<br />

<strong>de</strong>s religions révélées.<br />

N’oublions pas que le procès <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion a traversé l’histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

philosophie. Il faut noter que les philosophes ont dès l’abord reproché à <strong>la</strong><br />

religion <strong>la</strong> crainte, <strong>la</strong> superstition et <strong>la</strong> faiblesse dans lesquelles elle risque <strong>de</strong><br />

maintenir les hommes. Libérer les hommes <strong>de</strong> <strong>la</strong> crainte <strong>de</strong>s dieux est l’un <strong>de</strong>s<br />

buts <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale épicurienne. : pour Epicure en effet, les dieux sont <strong>de</strong>s êtres<br />

matériels bienheureux qui ne se préoccupent pas <strong>de</strong>s hommes ; il n’y a pas <strong>de</strong><br />

provi<strong>de</strong>nce ni <strong>de</strong> <strong>de</strong>stin, donc rien à redouter d’eux, le véritable mal est <strong>la</strong><br />

crainte <strong>de</strong>s dieux elle-même et <strong>la</strong> connaissance philosophique peut nous en<br />

libérer. C’est pourquoi, il préconise <strong>la</strong> sagesse, car est sage celui qui accè<strong>de</strong> à<br />

une existence libérée <strong>de</strong> toute illusion ; <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> l’esprit est <strong>la</strong> seule vraie<br />

liberté, l’ignorant est enchaîné, par les passions ; il n’est pas libre.<br />

Spinoza met à jour <strong>la</strong> racine <strong>de</strong> l’illusion <strong>religieuse</strong>,<br />

l’anthropocentrisme et <strong>la</strong> croyance aux causes finales : l’homme a tendance à<br />

croire que tout existe en vue <strong>de</strong> lui-même et que Dieu, à l’image <strong>de</strong> l’homme,<br />

agit en vue <strong>de</strong> fins. Il se dispense <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance scientifique <strong>de</strong>s véritables<br />

causes en se réfugiant dans « <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> Dieu, c’est-à-dire dans l’asile <strong>de</strong><br />

l’ignorance. » 119<br />

C’est ici le lieu <strong>de</strong> rappeler que Freud voit en Dieu le substitut<br />

imaginaire du père protecteur <strong>de</strong> notre enfance aidant l’homme incapable<br />

d’affronter <strong>la</strong> réalité <strong>de</strong> sa condition à surmonter sa détresse infantile. Il juge<br />

les rites comme les compulsions <strong>de</strong> répétition dont ils souffrent <strong>de</strong>s névrosés,<br />

ce qui pousse le penseur allemand à concevoir <strong>la</strong> religion comme « <strong>la</strong> névrose<br />

obsessionnelle <strong>de</strong> l’humanité ». Feuerbach, lui, voit en Dieu l’esprit <strong>de</strong><br />

l’homme, son essence morale objectivée, mise à distance <strong>de</strong> lui-même sous <strong>la</strong><br />

119 Ethique, Première Partie, Appendice, p.87.<br />

- 143 -


forme séparée d’un être transcendant. Pour réaliser sa propre essence dans<br />

l’Etat, l’homme doit supprimer l’aliénation <strong>religieuse</strong>.<br />

La <strong>critique</strong> <strong>de</strong> Marx paraît plus radicale. La religion est une forme <strong>de</strong><br />

l’idéologie, et donc le reflet déformé <strong>de</strong>s conditions d’existence sociales <strong>de</strong>s<br />

hommes et l’instrument <strong>de</strong> conservation <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> domination. L’homme<br />

opprimé exprime dans <strong>la</strong> religion sa volonté d’un mon<strong>de</strong> meilleur, mais, en le<br />

projetant dans un au-<strong>de</strong>là imaginaire, il s’interdit <strong>de</strong> transformer réellement ses<br />

conditions matérielles d’existence. La <strong>critique</strong> nietzschéenne est plus radicale<br />

encore. La croyance <strong>de</strong>s faibles <strong>de</strong>s vaincus <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie en <strong>de</strong>s « arrière-mon<strong>de</strong>s »<br />

relève du « ressentiment » d’hommes ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s dont les instincts vitaux se sont<br />

retournés contre eux-mêmes et contre les forts. Cette dévaluation <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie<br />

s’achève dans le nihilisme <strong>de</strong>s sociétés mo<strong>de</strong>rnes où les hommes ne croient<br />

plus en rien : c’est « <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Dieu ». Il est <strong>la</strong> forme ultime <strong>de</strong> <strong>la</strong> dépréciation<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie, qu’il convient <strong>de</strong> dépasser. C’st bien le « surhomme », c’est-à-dire,<br />

libéré <strong>de</strong>s entraves <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, qui veut <strong>la</strong> vie, l’homme <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong><br />

puissance et <strong>de</strong>s forces créatrices, affirmatives.<br />

Spinoza parvenait toujours à faire <strong>la</strong> part <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition et du<br />

sentiment vrai dans une religion. C’est dans un second moment uniquement,<br />

que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> fera <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong> ce sentiment religieux lui-même. Il <strong>de</strong>meure<br />

que ces <strong>de</strong>ux moments restent inséparables dans l’œuvre <strong>de</strong> Spinoza.<br />

Léo Strauss fait remarquer que « pour établir <strong>de</strong> quelle façon nous<br />

<strong>de</strong>vons lire Spinoza, nous ferons bien <strong>de</strong> jeter une <strong>de</strong>s règles qu’il s’est<br />

données pour lire La Bible » 120 et <strong>de</strong> poursuivre, « c’est en <strong>raison</strong> <strong>de</strong> son<br />

inintelligibilité que La Bible doit être comprise exclusivement à partir<br />

d’elle-même : <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> La Bible traite <strong>de</strong> choses auxquelles<br />

découvre d’autre voie d’accès que La Bible elle-même » 121 . Or Spinoza<br />

considère ses propres livres comme intelligibles : il convient donc<br />

« d’abandonner son herméneutique biblique et se reporter à ses règles <strong>de</strong><br />

120 Léo Strauss, Le Testament <strong>de</strong> Spinoza, Cerf, Paris, 1991, p.194, 362 pages.<br />

121 Ibi<strong>de</strong>m, p.198.<br />

- 144 -


lecture <strong>de</strong>s livres intelligibles » 122 . Pour Strauss, <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> Spinoza ne<br />

paraît pas aisée : ses livres, sans être « hiéroglyphiques » ne sont pas conçus<br />

pour autant aisément.<br />

<strong>Les</strong> dogmes <strong>de</strong> <strong>la</strong> métaphysique, comme l’affirmation <strong>de</strong> l’existence<br />

d’un Dieu créateur et parfait ou l’affirmation <strong>de</strong> l’immortalité <strong>de</strong> l’âme, sont<br />

<strong>de</strong>s idées que <strong>la</strong> conscience produit sans pouvoir les prouver ni les réfuter.<br />

Si nous tenons tant à nos croyances, c’est que les croyances réalisent,<br />

sur un mo<strong>de</strong> imaginaire, nos aspirations les plus secrètes. Ainsi, le sentiment<br />

religieux tirerait sa force <strong>de</strong> <strong>la</strong> force <strong>de</strong>s désirs dont il est issu. Le désir d’être<br />

protégé en même temps qu’aimé, trouve une satisfaction dans <strong>la</strong> figure<br />

conso<strong>la</strong>trice et surveil<strong>la</strong>nte du père tout-puissant (Dieu). De même, nos<br />

exigences <strong>de</strong> justice (exigences souvent déçues en ce mon<strong>de</strong>) sont comblées<br />

par l’annonce du « jugement <strong>de</strong>rnier », où chacun sera jugé en fonction <strong>de</strong> ce<br />

qu’il a fait durant sa vie. Ainsi, selon Spinoza, <strong>la</strong> croyance <strong>religieuse</strong> est une<br />

illusion par <strong>la</strong> persistance <strong>de</strong> <strong>la</strong> détresse humaine.<br />

La <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion par Spinoza a été longuement faite dans ses<br />

correspondances. Elles sont toutes aussi significatives que toutes les autres<br />

œuvres qui traitent <strong>de</strong> sa philosophie <strong>politique</strong>. On découvre dans ses lettres un<br />

franc parler et une défense profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> ses thèses sur <strong>la</strong> <strong>politique</strong> et <strong>la</strong> religion.<br />

Après un silence, le dialogue reprend vers 1675 (LXI) et en termes non voilés :<br />

atteinte à <strong>la</strong> religion, à <strong>la</strong> <strong>politique</strong> et <strong>la</strong> vertu <strong>religieuse</strong> (LXII). La lettre<br />

LXVIII est <strong>la</strong> plus tourmentée <strong>de</strong> Spinoza, <strong>la</strong> plus angoissée peut-être. Ecrire<br />

est pour lui toute <strong>la</strong> vérité, n’avait pas cessé <strong>de</strong> lutter pour cette liberté<br />

d’expression qui était sa liberté <strong>de</strong> vivre. Ses opinions étaient-elles forcément<br />

dangereuses pour <strong>la</strong> religion ?<br />

Spinoza conçoit que <strong>la</strong> vérité est une, et que <strong>la</strong> religion est une<br />

mystification, une superstition. Il faut donc vivre et mourir sans idoles. Il est<br />

vrai que l’échange <strong>de</strong> lettres entre Ol<strong>de</strong>nburg et Spinoza tournait autour <strong>de</strong>s<br />

questions <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong> ses présupposés. Mais Ol<strong>de</strong>nburg juge ces questions<br />

122 Ibi<strong>de</strong>m, p.200.<br />

- 145 -


absur<strong>de</strong>s. <strong>Les</strong> lettres d’Ol<strong>de</strong>nburg portent sur <strong>la</strong> Morale, c’est-à-dire <strong>la</strong> conduite<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie. Il s’attaque plutôt à Spinoza et à son « panthéisme » qu’il juge<br />

d’ailleurs dangereux. Ainsi, il est inconcevable pour lui <strong>de</strong> ne pas croire aux<br />

miracles et si tout est nécessaire, <strong>la</strong> culpabilité n’existe plus (LXXVII) ; et ce<br />

dialogue épisto<strong>la</strong>ire ne concernait en vérité que le bien et le mal, c’est-à-dire le<br />

christianisme et l’athéisme pour l’un <strong>la</strong> possession et l’aliénation <strong>de</strong> soi pour<br />

l’autre. Cette vision, il nous semble, a contribué fortement à dégra<strong>de</strong>r l’image<br />

<strong>de</strong> Spinoza, jugé d’homme dangereux, et détesté parce qu’il remet en question<br />

<strong>la</strong> valeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale <strong>religieuse</strong>, <strong>de</strong>s rites, <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> <strong>la</strong> provi<strong>de</strong>nce, <strong>de</strong>s<br />

miracles. A ce titre, Velthuysen voit dans le Traité théologico-<strong>politique</strong> <strong>la</strong><br />

défense détournée et masquée <strong>de</strong> son « fier athéisme ».<br />

Ces lettres sont l’objet <strong>de</strong> divergences <strong>de</strong> points <strong>de</strong> vue entre Spinoza et<br />

ses interlocuteurs. Dans une lettre <strong>de</strong> Spinoza adressée à Henri Ol<strong>de</strong>nburg, on<br />

peut lire notamment ceci : « Par Dieu, j’entends un être absolument infini,<br />

c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont<br />

chacun exprime une essence éternelle et infinie. » 123 (Dieu parfait au<br />

suprême <strong>de</strong>gré et en totalité). Il y é<strong>la</strong>bore <strong>de</strong>s propositions suivantes (<strong>de</strong> par<br />

une métho<strong>de</strong> géométrique <strong>de</strong> démonstration) :<br />

• Il ne peut exister dans <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>ux substances qui ne différeraient<br />

pas par <strong>la</strong> totalité <strong>de</strong> leur essence.<br />

• Une substance ne pouvant être créée, est <strong>de</strong> son essence d’exister.<br />

• Toute substance est infinie, c’est-à-dire totalement parfaite en son<br />

genre.<br />

Il met en gar<strong>de</strong> <strong>la</strong> définition <strong>de</strong> Dieu. Quant aux erreurs que Spinoza<br />

voit dans les philosophies <strong>de</strong> Descartes et <strong>de</strong> Bacon : leur première insuffisance<br />

est d’égarer si loin <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> cause première et <strong>de</strong> l’origine <strong>de</strong><br />

toutes choses. La secon<strong>de</strong> erreur est d’ignorer <strong>la</strong> vraie cause <strong>de</strong> l’erreur.<br />

<strong>Les</strong> causes d’erreurs et celles que Bacon assigne à l’enten<strong>de</strong>ment<br />

peuvent aisément se ramener à l’unique <strong>raison</strong> donnée par Descartes, à savoir<br />

que <strong>la</strong> volonté humaine est libre et plus vaste que l’enten<strong>de</strong>ment, ou encore,<br />

123 Spinoza, Ethique, Première Partie, Définitions VI, p.15.<br />

- 146 -


comme l’indique Veralum lui-même mais beaucoup plus confusément : <strong>la</strong><br />

lumière <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté n’est pas pure comme tout imbibée par <strong>la</strong> volonté.<br />

Spinoza, lui ne croit rien à tout ce<strong>la</strong>. C’est ce qu’eux-mêmes auraient aisément<br />

vu s’ils avaient aperçu qu’entre <strong>la</strong> volonté et telle ou telle volition, il y a <strong>la</strong><br />

même différence qu’entre <strong>la</strong> b<strong>la</strong>ncheur et tel ou tel b<strong>la</strong>nc, ou encore entre<br />

l’humanité et tel ou tel homme ; il est donc aussi impossible <strong>de</strong> concevoir que<br />

<strong>la</strong> volonté soit <strong>la</strong> cause <strong>de</strong> telle ou telle volition, que <strong>de</strong> penser que l’humanité<br />

soit <strong>la</strong> cause <strong>de</strong> Pierre ou <strong>de</strong> Paul. Ainsi, puisque <strong>la</strong> volonté n’est qu’être <strong>de</strong><br />

<strong>raison</strong> et ne saurait être considérée comme cause <strong>de</strong> telle ou telle volition<br />

particulière, puisque d’autre part les volitions particulières ont besoin d’une<br />

cause pour exister, on ne peut affirmer qu’elles sont libres : elles sont<br />

nécessairement ce qu’elles sont, par <strong>la</strong> détermination <strong>de</strong> leurs causes.<br />

On remarque que dans <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> phase <strong>de</strong> leur correspondance,<br />

Ol<strong>de</strong>nburg <strong>de</strong>mandait à Spinoza <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> se gar<strong>de</strong>r d’écrire, dans son<br />

futur ouvrage tout ce qui pouvait porter atteinte à <strong>la</strong> religion. Ce <strong>de</strong>rnier<br />

soulève alors quelques interrogations :<br />

• un Etre suprêmement excellent et parfait peut-il exister ?<br />

• le corps n’est-il pas limité par <strong>la</strong> pensée ?<br />

• les axiomes sont-ils tenus pour <strong>de</strong>s principes indémontrables, connus<br />

par <strong>la</strong> lumière naturelle ?<br />

Il nous est bien difficile <strong>de</strong> comprendre comment « une substance ne<br />

peut être produite par une autre substance. » 124 Cette proposition pose que<br />

toutes les substances sont cause <strong>de</strong> soi, les pose toutes comme réciproquement<br />

indépendantes, en fait autant <strong>de</strong> dieux, et par-là refuse l’existence <strong>de</strong> <strong>la</strong> cause<br />

première <strong>de</strong> toutes choses. La réponse <strong>de</strong> Spinoza peut être c<strong>la</strong>ssée en ces<br />

points : l’étendue en tant que telle n’est pas <strong>la</strong> pensée hors <strong>de</strong>s substances et<br />

<strong>de</strong>s acci<strong>de</strong>nts, rien n’est donné dans le réel, c’est-à-dire en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong><br />

l’enten<strong>de</strong>ment. Tout ce qui est donné en effet se conçoit en soi ou par soi <strong>de</strong>s<br />

choses qui ont <strong>de</strong>s attributs différents n’ont rien <strong>de</strong> commun entre elles, l’une<br />

ne peut être <strong>la</strong> cause <strong>de</strong> l’autre <strong>de</strong> même <strong>de</strong>ux choses qui n’ont rien <strong>de</strong> commun<br />

124 Ethique, Première Partie, Proposition VI, p.21.<br />

- 147 -


entres elles, l’une ne peut être <strong>la</strong> cause <strong>de</strong> l’autre quant à ce que Ol<strong>de</strong>nburg<br />

ajoutait sur Dieu, qui n’aurait formellement rien en commun avec les choses<br />

créées, Spinoza a, pour lui, prouvé le contraire dans sa définition. Dieu est un<br />

Etre constitué par une infinité d’attributs, dont chacun est infini ou totalement<br />

parfait en son genre.<br />

Guil<strong>la</strong>ume <strong>de</strong> Blyenberg, dans sa Lettre à Spinoza et à Descartes<br />

s’insurge contre l’idée selon <strong>la</strong>quelle Dieu entretient l’existence <strong>de</strong> l’âme et <strong>la</strong><br />

prolonge <strong>de</strong> par sa volonté et que le mal est un non-être, auquel Dieu n’a point<br />

pris <strong>de</strong> part. Il montre, en effet, que <strong>la</strong> volonté, n’étant pas distincte <strong>de</strong> l’âme,<br />

mais consistant en une certaine tendance <strong>de</strong> l’âme, a besoin du concours <strong>de</strong><br />

Dieu. <strong>Les</strong> vouloirs <strong>de</strong> Dieu seraient ainsi causes <strong>de</strong> nos déterminations. Ou bien<br />

<strong>la</strong> volonté mauvaise n’est pas un mal, ou bien Dieu est <strong>la</strong> cause immédiate du<br />

mal. Or, on ne saurait faire jouer ici <strong>la</strong> distinction que les théologiens<br />

établissent entre l’action et le mal qui est attaché à l’action, car Dieu a décidé<br />

non seulement l’action, mais <strong>la</strong> manière dont elle sera accomplie. Dieu,<br />

poursuit-il, n’a pas seulement décidé qu’Adam mangera du fruit défendu, mais<br />

aussi nécessairement qu’en mangeant, il désobéira : si bien qu’on semble<br />

invariablement conclure : soit <strong>la</strong> désobéissance d’Adam n’est ni un mal soit<br />

Dieu lui-même en est <strong>la</strong> cause.<br />

La réaction spinoziste met en lumière sa <strong>critique</strong> <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong>s<br />

théologiens et <strong>de</strong> leurs enseignements, lesquels transforment les moyens en lois<br />

pour abrutir les fidèles. Blyenberg revient à <strong>la</strong> charge pour indiquer que son<br />

intention est d’être un philosophe chrétien et par conséquent ne peut se dresser<br />

contre <strong>la</strong> vérité prescrite selon sa conviction. D’où <strong>la</strong> Parole <strong>de</strong> Dieu doit<br />

s’imposer à lui.<br />

Ol<strong>de</strong>nburg, lui, montre que Spinoza philosophe moins qu’il ne<br />

théologise car il consigne ses pensées sur les anges, <strong>la</strong> prophétie et les miracles.<br />

Il invite donc à cultiver et à servir <strong>la</strong> Divinité suprême d’une âme pure, et<br />

cultiver <strong>la</strong> philosophie vraie et utile. Spinoza répond qu’il faut <strong>la</strong>isser à chacun<br />

<strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> vivre selon son naturel, <strong>de</strong> vivre pour <strong>la</strong> vérité. D’ailleurs dans sa<br />

lettre à Ol<strong>de</strong>nburg, il évoque les <strong>raison</strong>s défendues <strong>de</strong> son Traité théologico-<br />

- 148 -


<strong>politique</strong> : débarrasser les esprits vulgaires pour une bonne application à <strong>la</strong><br />

philosophie, combattre ceux qui le traitent d’athéisme, défendre <strong>la</strong> liberté<br />

d’expression et <strong>de</strong> parole, en philosophant <strong>de</strong> manière active et courageuse.<br />

Spinoza, dans sa lettre à Hu<strong>de</strong>, tente <strong>de</strong> définir les propriétés <strong>de</strong> l’Etre<br />

<strong>de</strong> qui l’existence est nécessaire : cet être est éternel et on ne saurait lui<br />

attribuer une durée déterminée ; cet être est simple, et non pas composé <strong>de</strong><br />

parties ; cet être ne peut être conçu que comme infini, absolument indéterminé,<br />

cet être est indivisible (il ne saurait être imparfait), cet être appelé Dieu, est le<br />

seul être qui possè<strong>de</strong> en soi toutes les perfections, il est unique. Il ne contient<br />

aucune imperfection, mais il est indéterminé et tout-puissant.<br />

Notons que pour Spinoza, Dieu possè<strong>de</strong> en soi toutes les imperfections.<br />

Et cette nature ne peut exister en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> Dieu : car, si elle existait hors <strong>de</strong><br />

Dieu, alors, une même et unique nature, qui implique l’existence nécessaire,<br />

existerait <strong>de</strong>ux fois : ce qui serait absur<strong>de</strong>. Dieu seul, par conséquent, implique<br />

l’existence nécessaire, et rien d’autre que lui. Rien hors <strong>de</strong> Dieu n’existe par<br />

soi mais que Dieu seul exclusivement, subsiste par sa propre suffisance.<br />

Spinoza faisait toujours parler <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition et du sentiment vrai dans une<br />

religion. C’est dans un second moment seulement que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> fera <strong>la</strong> <strong>critique</strong><br />

<strong>de</strong> ce sentiment religieux lui-même. Il reste que ces <strong>de</strong>ux moments sont<br />

inséparables dans l’œuvre <strong>de</strong> Spinoza.<br />

Dans une lettre adressée à Jacob Osten l’on pouvait comprendre <strong>la</strong><br />

morale spinoziste. En effet, Lambert <strong>de</strong> Velthuysen indique que Spinoza a<br />

travaillé plus qu’il n’aurait fallu à se libérer <strong>de</strong> toutes superstitions : en vou<strong>la</strong>nt<br />

se garantir contre elle, il s’est jeté dans son contraire, et pour avoir voulu éviter<br />

le péché <strong>de</strong> superstition, c’est <strong>la</strong> religion toute entière qu’il a rejetée. Cet<br />

homme ne s’inscrit pas dans le cadre <strong>de</strong>s déistes (le déisme est <strong>la</strong> position<br />

philosophique <strong>de</strong> ceux qui admettent l’existence d’une divinité sans accepter <strong>de</strong><br />

religion révélée ni <strong>de</strong> dogme ; le déiste renvoie à une croyance en Dieu qui<br />

reste volontairement imprécise, par refus, soit <strong>de</strong> l’enseignement <strong>de</strong> l’Eglise,<br />

soit <strong>de</strong>s prétentions <strong>de</strong> <strong>la</strong> métaphysique et s’appe<strong>la</strong>it « religion naturelle » par<br />

opposition à <strong>la</strong> « religion positive »).<br />

- 149 -


Spinoza pense que seul l’exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong> vertu peut conduire les hommes<br />

à <strong>la</strong> félicité. Il évoque en filigrane que c’est une preuve apostolique d’enseigner<br />

<strong>la</strong> foi <strong>religieuse</strong>. Mais on est bien loin <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité ; car lorsqu’on veut expliquer<br />

le texte sacré par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, lorsqu’on veut faire <strong>de</strong> celle-ci l’interprète <strong>de</strong><br />

l’Ecriture, on interprète un docteur sacré par un autre. Pour lui, Dieu reste<br />

indifférent aux opinions <strong>religieuse</strong>s auxquelles les hommes restent attachés ; il<br />

n’a aucun souci <strong>de</strong>s rites.<br />

Dans une autre lettre adressée à Boxel, Spinoza montre que le mon<strong>de</strong><br />

est un effet nécessaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> Dieu. Pourtant, tous s’accor<strong>de</strong>nt à<br />

signifier que volonté, enten<strong>de</strong>ment, essence, nature <strong>de</strong> Dieu, constituent un<br />

tout. Pour Spinoza, il n’y a pas <strong>de</strong> confusion entre nature divine et nature<br />

humaine, car le mon<strong>de</strong> n’a pas été fait ex nihilo. On voit donc que l’opinion <strong>de</strong><br />

ceux qui parlent d’un mon<strong>de</strong> qui serait création du hasard est absolument<br />

contraire à <strong>la</strong> pensée spinoziste.<br />

Boxel répond que bien que <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> Dieu soit éternelle, il ne s’en<br />

suit pas que le mon<strong>de</strong> le soit car Dieu a pu décréter <strong>de</strong> toute éternité qu’il<br />

créerait le mon<strong>de</strong> à un mon<strong>de</strong> indiqué. Bien que nous ne comprenions pas<br />

comment Dieu agit et que nous ne voulions pas lui affecter une façon d’agir<br />

humaine, <strong>de</strong> même il ne faut en revanche pas nier qu’il possè<strong>de</strong> d’une façon<br />

d’agir qui s’accor<strong>de</strong>nt éminemment et <strong>de</strong> façon incompréhensible avec les<br />

nôtres, tels le vouloir, l’intelligence, le voir et l’ouïr non par les yeux ou les<br />

oreilles mais par l’enten<strong>de</strong>ment. Si l’on reconnaît en Dieu <strong>la</strong> nécessité qu’on le<br />

prive <strong>de</strong> volonté et <strong>de</strong> libre choix on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> bien si on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> bien si<br />

on ne représente pas l’Etre infiniment parfait comme un monstre. Certains<br />

philosophes conçoivent que le mon<strong>de</strong> a été fait par hasard, c’est-à-dire Dieu se<br />

serait proposé un but et l’aurait transgressé.<br />

Pour Tschirnhaus, Descartes concevait que le pouvoir <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment<br />

est le même chez tous (métho<strong>de</strong> démontrée dans les Méditations<br />

métaphysiques). La vérité d’une pensée n’est pas toujours absolue mais<br />

seulement <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong>s principes sous-entendus dans l’enten<strong>de</strong>ment.<br />

- 150 -


Quant à <strong>la</strong> question du libre-arbitre il est noté que selon Descartes, est<br />

libre ce qui n’est pas contraint par quelques causes ; selon Spinoza, au<br />

contraire, ce qui n’est pas déterminé à agir par quelque cause. Il est<br />

remarquable que dans toute circonstance nous sommes déterminé à l’action par<br />

une cause précise et qu’ainsi nous n’avons pas <strong>de</strong> libre-arbitre ; mais au<br />

contraire nous croyons avec Descartes que dans certains cas, nous ne sommes<br />

contraints par rien et qu’ainsi nous avons un libre-arbitre.<br />

Sur le problème <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté, Spinoza s’est adressé à Schuller. Il se<br />

défend en effet qu’une chose est libre qui existe et agit par <strong>la</strong> seule nécessité <strong>de</strong><br />

sa nature, et contrainte cette chose qui est déterminée à exister et à agir selon<br />

une modalité précise et déterminée ; Dieu par exemple existe librement<br />

(quoique nécessairement) parce qu’il existe par <strong>la</strong> seule nécessité <strong>de</strong> sa nature.<br />

Bien plus, Dieu connaît soi-même et toutes choses en toute liberté, parce qu’il<br />

découle <strong>de</strong> sa nature qu’il comprenne toute chose. Donc, il convient <strong>de</strong> situer <strong>la</strong><br />

liberté dans une libre nécessité et non dans un libre décret, sinon <strong>la</strong> liberté<br />

humaine ne serait qu’une pseudo liberté.<br />

A <strong>la</strong> question <strong>de</strong> savoir quelle est l’origine véritable <strong>de</strong> nos erreurs,<br />

Descartes répond que c’est l’assentiment que nous donnons à <strong>de</strong>s choses qui ne<br />

sont pas encore c<strong>la</strong>irement perçues ; ce<strong>la</strong> vient d’un défaut <strong>de</strong> connaissance.<br />

Entre l’idée vraie et l’idée adéquate : chez Spinoza le vocable « vrai » se<br />

rapporte uniquement à l’accord <strong>de</strong> l’idée et <strong>de</strong> son idéat, tandis que le mot<br />

« adéquate » concerne <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> l’idée en elle-même ; il n’y a ainsi aucune<br />

différence <strong>de</strong> fait en ces <strong>de</strong>ux sortes d’idées, si ce n’est cette re<strong>la</strong>tion<br />

extrinsèque. Cette idée ou définition doit exprimer <strong>la</strong> cause efficiente <strong>de</strong><br />

l’objet. Quand l’on définit Dieu comme l’Etre souverainement parfait, cette<br />

définition n’exprimant pas <strong>la</strong> cause efficiente (une cause efficiente aussi bien<br />

interne qu’externe), l’on n’en pourra déduire toutes les propriétés <strong>de</strong> Dieu.<br />

C’est le contraire quand on définit l’Etre.<br />

Ol<strong>de</strong>nburg évoque dans une lettre que son jugement sur le traité au<br />

départ montrait que l’opinion spinoziste portait atteinte à <strong>la</strong> religion, mais une<br />

réflexion plus profon<strong>de</strong> lui a donné bien <strong>de</strong>s <strong>raison</strong>s <strong>de</strong> croire que loin <strong>de</strong> porter<br />

- 151 -


préjudice à <strong>la</strong> religion véritable et à une philosophie soli<strong>de</strong>, Spinoza appliquait<br />

a contrario à mettre en exergue et à fon<strong>de</strong>r d’une part <strong>la</strong> vraie fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion<br />

chrétienne et d’autre part <strong>la</strong> sublimité et l’excellence divines d’une fructueuse<br />

philosophie.<br />

De cette façon, Ol<strong>de</strong>nburg invite Spinoza à s’engager à ne pas<br />

compromettre <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> vertu <strong>religieuse</strong> d’autant plus que dans ce siècle<br />

dégénéré et corrompu rien n’est plus ar<strong>de</strong>mment pourchassé que les doctrines<br />

dont les conséquences semblent justifier les vices <strong>de</strong> notre temps.<br />

Albert Burgh, lui, accuse <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> Spinoza d’erreur et <strong>de</strong><br />

fausseté. Selon lui, le philosophe hol<strong>la</strong>ndais semble s’inscrire dans une doctrine<br />

<strong>de</strong> futilités, lui qui avait donné un titre impie qui confond <strong>la</strong> philosophie avec <strong>la</strong><br />

théologie. Dans <strong>la</strong> vision <strong>de</strong> Burgh donc, Spinoza veut surpasser tous ceux qui<br />

se sont dressés dans <strong>la</strong> cité <strong>de</strong> Dieu, dans son Eglise, contre les patriarches, les<br />

prophètes, les martyrs, les docteurs, les confesseurs, <strong>la</strong> Vierge et les nombreux<br />

Saints.<br />

Pourquoi y a-t-il l’incarnation du Christ, <strong>la</strong> passion du Christ (souffrant<br />

sur <strong>la</strong> croix) ? Burgh a posé beaucoup <strong>de</strong> questions à Spinoza qu’il conçoit<br />

comme ennemi public n°1 <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion chrétienne : « Insensé, que signifie ce<br />

bavardage futile et vain sur les miracles sans nombre…Ten<strong>de</strong>z <strong>la</strong> main,<br />

repentez-vous <strong>de</strong> vos erreurs et <strong>de</strong> vos fautes, soyez humble et soyez<br />

régénéré ! »<br />

Pour Burgh et pour nombre <strong>de</strong> théologiens, <strong>la</strong> vérité apparaît comme le<br />

fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion chrétienne ; ainsi les principes <strong>de</strong> l’Eglise catholique<br />

sont : <strong>la</strong> passion du Christ, <strong>la</strong> résurrection du Christ, sa transfiguration, sa<br />

royauté éternelle, <strong>la</strong> sainte trinité, les mystères et les miracles opérés par le fils<br />

<strong>de</strong> l’homme.<br />

De cette façon, c’est une dé<strong>raison</strong> <strong>de</strong> réfuter ces principes essentiels <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> religion chrétienne, fustige Burgh. Des martyrs chrétiens sont même morts,<br />

en ont subi <strong>de</strong>s épreuves, tout simplement en vou<strong>la</strong>nt prêcher <strong>la</strong> vérité.<br />

D’ailleurs, il invite Spinoza à découvrir les vertus inhérentes à l’Eglise :<br />

ancienneté, immuabilité, infaillibilité, irreformabilité, unité. Même si le Traité<br />

- 152 -


théologico-<strong>politique</strong> a plu à Huygens à telle enseigne qu’il <strong>de</strong>mandait d’autres<br />

livres du même auteur, Ol<strong>de</strong>nburg trouve que ce livre heurte <strong>la</strong> sensibilité <strong>de</strong>s<br />

lecteurs : l’ambiguïté <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature où l’on pense à <strong>la</strong> confusion <strong>de</strong><br />

ces <strong>de</strong>ux réalités ; <strong>la</strong> négation <strong>de</strong> toute l’autorité et <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> valeur <strong>de</strong>s<br />

miracles, alors que presque tous les chrétiens en sont convaincus, <strong>la</strong> position<br />

« masquée » d’un philosophe.<br />

Spinoza n’a pas hésité à répondre à ces accusations. Il affirme, en effet,<br />

que Dieu est <strong>la</strong> cause immanente <strong>de</strong> toutes choses, et évoque que les miracles<br />

révèlent <strong>de</strong> <strong>la</strong> pure ignorance. Pour lui, les chrétiens comme tous les autres, se<br />

défen<strong>de</strong>nt non pas par <strong>la</strong> foi ou par <strong>la</strong> charité ou par les fruits <strong>de</strong> l’Esprit Saint,<br />

mais par leur opinion qui repose sur l’ignorance, source <strong>de</strong> tout mal ; ils<br />

changent en superstition <strong>la</strong> foi même véritable : « Quand les Eglises affirment<br />

que Dieu a pris une forme humaine, je souligne que ce<strong>la</strong> ne me paraît pas<br />

moins absur<strong>de</strong> que <strong>de</strong> dire que le cercle a pris <strong>la</strong> forme d’un carré », conclut-il.<br />

Ol<strong>de</strong>nburg s’attaque à nouveau aux opinions <strong>de</strong> Spinoza qu’il traite <strong>de</strong><br />

subversives, minant <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> vertu <strong>religieuse</strong>. Il juge choquant que<br />

Spinoza soumette toutes les choses et toutes les actions à une nécessité fatale :<br />

quelle est <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> <strong>la</strong> faute et du châtiment ? Il est sans doute difficile <strong>de</strong> dire<br />

par quel outil on peut trancher ce nœud. Finalement, il posait plusieurs<br />

questions sans réponse : quels synonymes et équivalents tenir <strong>de</strong>s miracles et<br />

l’ignorance ? Comment comprenez-vous ces passages <strong>de</strong> l’Evangile et <strong>de</strong><br />

l’Epître aux Hébreux ? A travers, ces différents passages, <strong>la</strong> religion chrétienne<br />

et l’Evangile ne conserveront-elles pas leur vérité ?<br />

Sans ambages, Spinoza répond sévèrement aux attaques <strong>de</strong> Burgh dans<br />

sa lettre LXXVII. Il lui reproche, en effet, son âpre militantisme <strong>de</strong> l’Eglise<br />

romaine et en profite pour insulter ses adversaires et se déchaîner violemment<br />

contre eux. Aussi l’invite – t-il à lire ceci dans un esprit sans passion :<br />

« Laissez donc cette superstition funeste, et reconnaissez <strong>la</strong> <strong>raison</strong> que<br />

Dieu vous a donnée ; cultivez-<strong>la</strong> si vous ne voulez pas vous ranger parmi<br />

les brutes. Cessez, je le répète, d’appeler mystères absur<strong>de</strong>s erreurs, et <strong>de</strong><br />

confondre piteusement l’inconnu, le non encore connu avec <strong>de</strong>s croyances<br />

- 153 -


dont l’absurdité est démontrée, tels les terribles secrets <strong>de</strong> cette Eglise que<br />

vous croyez surpasser d’autant plus l’enten<strong>de</strong>ment qu’ils choquent<br />

davantage <strong>la</strong> droite <strong>raison</strong>. » 125<br />

Finalement, les échanges <strong>de</strong> Spinoza avec ses interlocuteurs contribuent<br />

à consoli<strong>de</strong>r davantage sa position vis-à-vis <strong>de</strong> l’Eglise et <strong>de</strong> ses théologiens.<br />

Sa franchise et ses convictions n’ont eu cesse <strong>de</strong> susciter leur mépris, et<br />

favoriser et d’accélérer pour ainsi dire son excommunication. C’est ici le lieu<br />

<strong>de</strong> rappeler justement les différentes phrases <strong>de</strong> l’excommunication prononcées<br />

par les juifs :<br />

• l’excommunication mineure : rompre avec le contact physique les<br />

engagements sociaux, familiaux avec lui.<br />

• l’excommunication (cherem) : bannissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> synagogue<br />

accompagnée d’horribles malédictions, prises pour <strong>la</strong> plupart du<br />

<strong>de</strong>utéronome XXVIII.<br />

• troisième excommunication (schammatha) : interdiction ou<br />

bannissement <strong>de</strong> leurs assemblées ou synagogues sans espérance <strong>de</strong> n’y<br />

pouvoir jamais rentrer (grand anathème).<br />

IV.2. De <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> d’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture<br />

Spinoza expliquait que « <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> n’est pas autre chose que <strong>la</strong><br />

connaissance réflexive ou l’idée <strong>de</strong> l’idée (…), il n’y aura donc point <strong>de</strong><br />

métho<strong>de</strong> si l’idée n’est pas donnée d’abord. La bonne métho<strong>de</strong> est donc celle<br />

qui montre comment l’esprit doit être dirigé selon <strong>la</strong> norme <strong>de</strong> l’idée donnée. »<br />

Tel est l’intellectualisme radical <strong>de</strong> Spinoza selon lequel l’enten<strong>de</strong>ment et <strong>la</strong><br />

volonté constituent une seule et même chose.<br />

Par ailleurs, <strong>la</strong> métho<strong>de</strong>, chez Spinoza, est également un mo<strong>de</strong><br />

d’explication <strong>de</strong>s vérités <strong>de</strong> l’éthique selon l’ordre géométrique, mais un<br />

moyen <strong>de</strong> convaincre exprimant l’exigence <strong>de</strong> rigueur et <strong>de</strong> rationalité du<br />

philosophe. Bien plus, elle a tout autre fonction : éliminer toute explication<br />

finaliste, donc tout anthropomorphisme. Elle permet <strong>de</strong> cette façon <strong>de</strong><br />

125 Traité <strong>politique</strong>, Lettres, « Œuvres IV », Lettre LXXVI à A. Burgh, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1966, pp 344 -335.<br />

- 154 -


dépouiller Dieu ou, <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> ses prétendus mystères, afin d’atteindre <strong>la</strong><br />

véritable connaissance.<br />

On peut lire ici quelques éléments essentiels qui nous permettent <strong>de</strong><br />

comprendre Spinoza : exposer <strong>la</strong> manière <strong>de</strong> voir sur l’Ecriture, combattre les<br />

préjugés <strong>de</strong>s théologiens, redresser les accusations inutiles d’athéisme,<br />

défendre <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée et <strong>de</strong> parole <strong>de</strong>s individus <strong>de</strong> <strong>la</strong> société. Notons au<br />

passage que Spinoza avait auparavant effectué <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> La Bible, et<br />

précisément en renouve<strong>la</strong>nt l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Ancien Testament.<br />

D’emblée, aux premières heures <strong>de</strong> son excommunication, il s’est<br />

insurgé contre les préjugés <strong>de</strong>s théologiens. Ce n’est pas une tâche assez aisée<br />

pour le philosophe puisque même ses plus proches col<strong>la</strong>borateurs (Mennomites<br />

et Collegians) développaient déjà <strong>de</strong>s préjugés considérables au sujet <strong>de</strong><br />

l’Ecriture et <strong>de</strong> son autorité au détriment <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Cette difficulté chez Spinoza est renforcée davantage par <strong>de</strong>s<br />

accusations qui le traitent « d’athée et <strong>de</strong> contemp<strong>la</strong>teur <strong>de</strong> religion ». Retenons<br />

qu’à cette époque, les querelles <strong>de</strong> religions exerçaient une certaine influence<br />

sur <strong>la</strong> vie sociale hol<strong>la</strong>ndaise. Des mesures très indélicates et particulièrement<br />

injustes avaient été prononcées. En tout état <strong>de</strong> cause, ceux qui étaient contre <strong>la</strong><br />

religion étaient traqués et jugés pour leur liberté d’opinion. Pourtant, <strong>la</strong><br />

Hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong> était reconnue comme modèle <strong>de</strong> pays <strong>de</strong> tolérance et ce, en dépit <strong>de</strong><br />

ces quelques problèmes reçus par sans doute une partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> société qui<br />

menaçait en quelque sorte l’Etat et l’Eglise. Des écrits dans cette ligne sont<br />

publiés, mettent en exergue <strong>la</strong> suprématie du pouvoir civil sur l’Eglise et les<br />

dérives <strong>de</strong> l’intolérance. Des adversaires <strong>de</strong> Spinoza, prirent position dans <strong>la</strong><br />

défense <strong>de</strong> droit <strong>de</strong> l’Etat contre les empiétements <strong>de</strong> l’Eglise. Spinoza, lui,<br />

avait émis le désir <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce et donc <strong>de</strong> se rapprocher <strong>de</strong>s républicains<br />

partisans <strong>de</strong> <strong>la</strong> tolérance <strong>religieuse</strong> et d’un régime <strong>de</strong> liberté, <strong>de</strong> par ses lettres.<br />

Toutefois, son Traité théologico-<strong>politique</strong> qui fut accusé d’impie et<br />

d’impropre, est connu pour être un traité <strong>de</strong> défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée,<br />

sans phare dégagée et toutes querelles <strong>de</strong> parti. En exposant une théorie du<br />

- 155 -


droit <strong>de</strong> l’Etat, il prend partie pour le régime démocratique, mieux fondé en<br />

<strong>raison</strong>, selon lui, le plus rationnel et le plus vivable, qu’il soit.<br />

De par son œuvre, notre philosophe se pose en penseur <strong>critique</strong>. En<br />

effet, son Traité théologico-<strong>politique</strong> donne <strong>de</strong>s dispositions à observer dans <strong>la</strong><br />

lecture <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible, notamment <strong>de</strong> l’Ancien Testament, son origine, sa date, sa<br />

composition. Spinoza n’hésite pas à relever les difficultés énormes nées <strong>de</strong>s<br />

textes et <strong>de</strong> leur traduction.<br />

Disons que <strong>de</strong>s précurseurs tels l’oratorien Morin et Hobbes avaient<br />

déjà soutenu <strong>la</strong> falsification <strong>de</strong>s textes et du contenu <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible. Ils indiquent,<br />

en effet, que le Pentateuque est une compi<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> textes rédigés <strong>de</strong> diverses<br />

façons par divers auteurs et traducteurs artificiellement juxtaposés.<br />

De Spinoza, l’on reconnaîtra que son Traité théologico-<strong>politique</strong><br />

(chapitre VII à X) apparaît comme un essai d’une histoire <strong>critique</strong> <strong>de</strong>s livres <strong>de</strong><br />

l’Ancien Testament. Notre penseur fait remarquer d’une part que l’Ancien<br />

Testament est formée d’éléments <strong>de</strong> provenance très diverse et <strong>de</strong> valeur très<br />

inégale et d’autre part, <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>dresse <strong>de</strong>s rédacteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible, qu’il considère<br />

fondus.<br />

Pour comprendre davantage, nous avons voulu partir du commentaire<br />

<strong>de</strong> Sylvain Zac qui traite aussi bien <strong>de</strong> <strong>la</strong> question. Il construit son<br />

commentaire sur <strong>la</strong> <strong>critique</strong> spinoziste <strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture. Pour<br />

acquérir un bien suprême, susceptible <strong>de</strong> nourrir l’âme <strong>de</strong> joie sans mé<strong>la</strong>nge et<br />

sans amertume, il lui faut apprendre à communiquer rationnellement aux<br />

hommes.<br />

Spinoza s’est engagé à révéler <strong>la</strong> vérité ; pour ce<strong>la</strong>, il fal<strong>la</strong>it pour lui<br />

partir du discernement <strong>de</strong>s enseignements <strong>de</strong> l’Ecriture. Pouvait-il mener sa<br />

réflexion librement ? Certainement, non ! Car il se heurte au prestige et à<br />

l’insolence <strong>de</strong>s théologiens. Confondant crédulité et foi, forgés <strong>de</strong> préjugés,<br />

générateurs d’une avidité et d’une ambition sordi<strong>de</strong>s, ces <strong>de</strong>rniers vilipen<strong>de</strong>nt<br />

<strong>la</strong> lumière naturelle qu’ils traitent <strong>de</strong> source d’irréligion.<br />

Au <strong>de</strong>meurant, les fon<strong>de</strong>ments spécu<strong>la</strong>tifs <strong>de</strong> sa philosophie ne<br />

semblent pas s’accor<strong>de</strong>r avec les opinions philosophiques <strong>de</strong>s théologiens sur<br />

- 156 -


<strong>la</strong> nature <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong> ses rapports avec le mon<strong>de</strong> et l’homme. Ce qui le fait<br />

accuser d’athéisme, lequel met en péril le philosophe et <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

communiquer <strong>la</strong> connaissance vraie. On comprend les motivations réelles <strong>de</strong><br />

son exposé à ce propos à travers sa lettre XXX adressée à Ol<strong>de</strong>nburg en 1665<br />

comme moyen <strong>de</strong> défense : « Je compose actuellement un traité sur <strong>la</strong> façon<br />

dont j’envisage l’Ecriture et mes motifs pour l’entreprendre sont les<br />

suivants :<br />

- les préjugés <strong>de</strong>s théologiens : je sais en effet que ce sont ces<br />

préjugés qui s’opposent surtout à ce que les hommes puissent appliquer<br />

leur esprit à <strong>la</strong> philosophie ; je juge donc utile <strong>de</strong> montrer à nu ces<br />

préjugés et d’en débarrasser les esprits réfléchis.<br />

- l’opinion qu’a <strong>de</strong> moi le vulgaire qui ne cesse <strong>de</strong> m’accuser<br />

d’athéisme ; je me vois obligé <strong>de</strong> <strong>la</strong> combattre autant que le pourrai.<br />

- <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> philosophie et <strong>de</strong> dire notre sentiment ; je désire<br />

l’établir par tous les moyens : l’autorité excessive et le zèle indiscret <strong>de</strong>s<br />

prédicants ten<strong>de</strong>nt à <strong>la</strong> supprimer. » 126<br />

La défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> philosopher, à en croire l’auteur,<br />

consiste en <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser et d’expression comme l’expression du vrai<br />

niveau <strong>de</strong> vie pour les citoyens. Le sage existe, en effet, au nom <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong><br />

penser, qui ouvre <strong>la</strong> voie à une vie véritablement humaine par « <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, vraie<br />

valeur et vie <strong>de</strong> l’esprit ». L’on voit que si <strong>la</strong> liberté du jugement et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

croyance, qui conditionne <strong>la</strong> bonne marche d’une République est supprimée,<br />

celle-ci entraînerait éventuellement <strong>la</strong> chute <strong>de</strong> <strong>la</strong> République et partant <strong>la</strong> ruine<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> paix civile.<br />

Il est compréhensible que les idées <strong>de</strong> Spinoza avant son<br />

excommunication <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté juive passent pour un regroupement<br />

religieux qui <strong>de</strong>meurerait très lié à sa vocation spirituelle. Notons qu’il traitait<br />

<strong>la</strong> communauté <strong>de</strong> fanatique rétrogra<strong>de</strong>.<br />

126 Spinoza, Traité théologico-<strong>politique</strong>, Introduction, PUF, Paris, 1999, p.5.<br />

- 157 -


Dans son enten<strong>de</strong>ment, les théologiens combattent <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

philosopher et <strong>de</strong> <strong>raison</strong>ner. Cette intolérance s’explique notamment par le<br />

manque <strong>de</strong> volonté <strong>de</strong> brimer <strong>la</strong> vision <strong>de</strong> l’autre et d’en imposer justement ses<br />

propres visions et sensibilités, et <strong>la</strong> manière <strong>de</strong> penser et surtout <strong>la</strong> force <strong>de</strong>s<br />

superstitions qui étouffent les humains. Parce qu’ils ne sont pas éc<strong>la</strong>irés par<br />

une armature <strong>raison</strong>nable, ils gargarisent leur intolérance par l’autorité <strong>de</strong><br />

l’Ecriture qu’ils invoquent les uns et les autres. Il s’insurge contre ces<br />

théologiens qui jugent impropre le combat <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté d’opinion. Ce<strong>la</strong><br />

s’explique notamment par le fait qu’ils déforment le sens <strong>de</strong> l’histoire et <strong>de</strong><br />

l’Ecriture en le suggérant à leurs passions et leurs jugements du reste étroits.<br />

En fait, leur lecture <strong>de</strong> l’Ecriture est frappée d’erreurs, d’errances et <strong>de</strong><br />

ma<strong>la</strong>dresses. De là, l’urgence d’une nouvelle approche d’interprétation <strong>de</strong>s<br />

livres saints s’impose avec acuité. On pourrait avant tout s’interroger sur les<br />

différentes explications <strong>religieuse</strong>s et <strong>politique</strong>s qu’en a fait l’auteur.<br />

Pour le comprendre, Sylvain Zac a <strong>de</strong> manière délibérée choisi<br />

d’étudier les chapitres VII et XI du Traité théologico-<strong>politique</strong> où Spinoza<br />

tente justement d’exposer sa métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture et<br />

examine les difficultés <strong>de</strong> l’authenticité et <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> rédaction <strong>de</strong><br />

chacun <strong>de</strong> ses livres. On y découvre évi<strong>de</strong>mment une argumentation dans son<br />

p<strong>la</strong>idoyer pour <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser. En revanche, suivant le p<strong>la</strong>n <strong>de</strong> <strong>la</strong> rédaction<br />

<strong>de</strong> son œuvre, Spinoza a avant l’exposé <strong>de</strong> sa nouvelle métho<strong>de</strong>, traité <strong>la</strong><br />

question <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> <strong>la</strong> prophétie et <strong>de</strong>s moyens par lesquels elle se<br />

communique aux hommes (aux chapitres I et II)<br />

Au chapitre III, il est question du problème du sens exact du dogme <strong>de</strong><br />

l’élection du peuple juif.<br />

chapitre IV.<br />

Le problème du vrai contenu <strong>de</strong> <strong>la</strong> Loi divine est traité au<br />

Quant aux chapitres V et VI, Spinoza traite <strong>de</strong>s problèmes <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

fonction <strong>de</strong>s cérémonies <strong>religieuse</strong>s et <strong>de</strong> <strong>la</strong> valeur <strong>religieuse</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> croyance<br />

aux miracles.<br />

- 158 -


Il est nécessaire <strong>de</strong> faire remarquer que c’est dans les six premiers<br />

chapitres du Traité théologico-<strong>politique</strong> et notamment aux chapitres I et II<br />

qu’on trouve <strong>de</strong> nombreuses analyses <strong>de</strong> Spinoza, inspirées <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle<br />

métho<strong>de</strong>. D’ailleurs, il s’empresse d’évoquer dans le chapitre I ce que<br />

représente un prophète et en quoi consiste <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion prophétique <strong>la</strong>quelle<br />

questionne <strong>la</strong> supra intelligence humaine.<br />

Somme toute, Spinoza déc<strong>la</strong>re s’être d’abord rentré en possession <strong>de</strong> sa<br />

propre métho<strong>de</strong> avant <strong>de</strong> se poser ces différentes questions : une prophétie,<br />

qu’est-ce ? De quelle manière Dieu s’est-il révélé aux prophètes ? Et pourquoi<br />

Dieu a-t-il consenti à leur <strong>la</strong>isser jouer ce rôle ?<br />

Nous pouvons indiquer que les chapitres I et VI constituent <strong>la</strong> partie<br />

polémique <strong>de</strong> son ouvrage : dissiper les préjugés <strong>de</strong> <strong>la</strong> confusion <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

théologie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie, du privilège spirituel du peuple juif, <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> loi divine et <strong>de</strong> <strong>la</strong> totalité <strong>de</strong>s prescriptions <strong>de</strong> <strong>la</strong> Tôrah, <strong>de</strong> l’importance<br />

<strong>de</strong>s cérémonies pour le salut spirituel <strong>de</strong>s hommes, <strong>de</strong> <strong>la</strong> solidarité <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> croyance aux miracles.<br />

En toute remarque, cette réfutation vise le judaïsme. D’abord, les<br />

théologiens chrétiens mêlent <strong>de</strong>s problèmes philosophiques aux enseignements<br />

proprement religieux. En sus, <strong>la</strong> foi chrétienne est liée à <strong>de</strong>s miracles et<br />

notamment aux miracles <strong>de</strong> l’Incarnation et <strong>de</strong> <strong>la</strong> Résurrection du Christ.<br />

A en croire l’auteur Zac, <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> partie du chapitre XI jusqu’à <strong>la</strong> fin<br />

paraît plus constructive que polémique. Pour lui, en effet, Spinoza y expose ses<br />

propres thèses sur le vrai sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> Parole <strong>de</strong> Dieu, sur <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi, sur<br />

les rapports du savoir et <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et enfin sur les conséquences <strong>politique</strong>s à tirer<br />

<strong>de</strong> l’Ecriture.<br />

<strong>Les</strong> chapitres VII et XI établissent <strong>la</strong> jonction entre les <strong>de</strong>ux parties. Et<br />

l’exposé fondamental <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> nouvelle <strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture<br />

doit renforcer <strong>la</strong> démonstration <strong>de</strong> Spinoza et par là faire remarquer les lecteurs<br />

que c’est bien à partir <strong>de</strong> l’Ecriture et non à partir <strong>de</strong> sa propre philosophie<br />

qu’il <strong>raison</strong>ne.<br />

- 159 -


L’auteur défend l’idée selon <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> thèse fondamentale spinoziste<br />

démontrée dans le Traité théologico-<strong>politique</strong> est que l’Ecriture <strong>la</strong>isse à <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> toute liberté et qu’elle n’a rien <strong>de</strong> commun avec <strong>la</strong> philosophie. La<br />

métho<strong>de</strong> nouvelle, qui est sa gran<strong>de</strong> découverte, est <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture par elle-même. La pratique <strong>de</strong> cette métho<strong>de</strong><br />

suppose que Spinoza, lui-même, mette sa propre philosophie en epochè. Mais<br />

en quoi consiste cette interprétation dont parle l’auteur ?<br />

Zac en explique dans le chapitre premier <strong>de</strong> son ouvrage. En effet, il y<br />

évoque le principe <strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture par elle-même. Dans son<br />

commentaire sur Spinoza, il montre que <strong>la</strong> Parole <strong>de</strong> Dieu est une parole<br />

d’amour. Or c’est au nom <strong>de</strong> l’Ecriture que les théologiens propagent <strong>la</strong> haine<br />

et s’accusent réciproquement d’hérésie. Ce qui indique sans doute <strong>la</strong> défection<br />

<strong>de</strong>s formes d’exégèse biblique et l’ignorance <strong>de</strong> certains interprètes, qui<br />

s’adonnent à <strong>de</strong> pures et puériles inventions imaginatives. A vrai dire, Spinoza<br />

refuse les principes <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture <strong>de</strong><br />

Maïmoni<strong>de</strong> qu’il juge trop mystique. Selon Maïmoni<strong>de</strong>, c’est l’interprétation<br />

<strong>de</strong>s paroles qui permet <strong>de</strong> comprendre tout ce que les prophètes ont dit.<br />

Maïmoni<strong>de</strong> pense que <strong>la</strong> vérité est une et que <strong>la</strong> philosophie consiste<br />

uniquement à confirmer les vérités <strong>de</strong> l’Ecriture au moyen <strong>de</strong> <strong>la</strong> spécu<strong>la</strong>tion.<br />

Spinoza juge <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> maïmonidienne <strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture trop<br />

fantaisiste, nuisible, futile et absur<strong>de</strong>, et ce sous plusieurs angles.<br />

D’abord, qu’elle est fantaisiste : Maïmoni<strong>de</strong> affirme que chaque<br />

passage <strong>de</strong> l’Ecriture comporte un sens ésotérique qui ne saurait contredire <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>. La philosophie est pour ainsi dire l’interprète <strong>de</strong> l’Ecriture <strong>de</strong> façon à y<br />

découvrir une métaphysique. Procé<strong>de</strong>r ainsi ce n’est pas interpréter l’Ecriture<br />

mais l’accommo<strong>de</strong>r à sa propre fantaisie. D’après Spinoza, Maïmoni<strong>de</strong> avoue<br />

qu’il utilise l’Ecriture selon sa volonté et fait violence à <strong>la</strong> Parole <strong>de</strong> Dieu pour<br />

en tirer <strong>de</strong>s opinions philosophiques selon qu’il établit d’avance <strong>de</strong>s<br />

justifications philosophique et ou <strong>religieuse</strong>. Plus fondamentalement, il fait<br />

délirer les prophètes avec les grecs.<br />

- 160 -


Ensuite, qu’elle est nuisible : l’Ecriture étant <strong>de</strong>stinée au public, tout<br />

individu usant <strong>de</strong> sa propre intelligence, <strong>de</strong>vrait en comprendre le sens, sans se<br />

fon<strong>de</strong>r sur le témoignage <strong>de</strong>s interprètes. L’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture ne peut<br />

être l’affaire uniquement <strong>de</strong> l’autorité <strong>de</strong>s docteurs.<br />

Puis, qu’elle est inutile : <strong>la</strong> torture <strong>de</strong>s paroles <strong>de</strong> l’Ecriture opérée par<br />

Maïmoni<strong>de</strong> vient du fait qu’il veut à coup sûr tirer <strong>de</strong> l’Ecriture <strong>de</strong>s vérités<br />

démontrables. Spinoza croit en une inintelligibilité fondamentale <strong>de</strong> l’Ecriture<br />

en ce que <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> l’Ecriture est consacrée à <strong>de</strong>s récits miraculeux et<br />

<strong>de</strong>s révé<strong>la</strong>tions qui échappent à <strong>la</strong> compréhension humaine. <strong>Les</strong> enseignements<br />

moraux contenus dans les livres ne sont point démontrés dans l’Ecriture, ils<br />

sont présentés <strong>de</strong> manière simple comme <strong>de</strong>s comman<strong>de</strong>ments prescrits par<br />

Dieu. Somme toute, Maïmoni<strong>de</strong> prétend tout démontrer alors que les textes<br />

bibliques ne sont pour lui qu’un argument pour exposer ses propres convictions<br />

philosophiques.<br />

Enfin, qu’elle est absur<strong>de</strong> : Maïmoni<strong>de</strong> se prétend rationaliste (excessif<br />

à <strong>la</strong> limite) car selon lui, <strong>la</strong> théologie <strong>de</strong>vrait être soumise à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. En<br />

revanche, à <strong>la</strong> vérité, il dé<strong>raison</strong>ne « avec le secours <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> », nous dit<br />

l’auteur.<br />

D’une part, il confine que l’Ecriture nous donne <strong>de</strong>s enseignements sur<br />

<strong>de</strong>s vérités d’ordre spécu<strong>la</strong>tif, saisissables par <strong>la</strong> lumière naturelle. D’autre part,<br />

comme l’Ecriture, sans procé<strong>de</strong>r par démonstrations, s’exprime par paraboles<br />

et énigmes. Par exemple, Maïmoni<strong>de</strong> souligne que les prophètes, sans jamais<br />

rien démontrer, ont été d’émérites philosophes et d’impressionnants<br />

théologiens.<br />

En un mot, l’interprétation allégorique <strong>de</strong> Maïmoni<strong>de</strong> se ramène en fin<br />

<strong>de</strong> compte à une interprétation mystique qui se gargarise fal<strong>la</strong>cieusement sous<br />

le cachet <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Il dé<strong>raison</strong>ne tout en faisant appel à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Il croit<br />

pouvoir concilier les affirmations <strong>de</strong> l’Ecriture avec celles <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie.<br />

Mais c’est porter atteinte à <strong>la</strong> fois aux affirmations <strong>de</strong> l’Ecriture et aux<br />

exigences <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie. En état <strong>de</strong> cause, entre <strong>la</strong> foi et <strong>la</strong> philosophie, il<br />

faut choisir.<br />

- 161 -


A <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> allégorique <strong>de</strong> Maïmoni<strong>de</strong>, Spinoza préfère<br />

l’interprétation littérale, (celle du psat), c’est-à-dire, expliquer l’Ecriture par<br />

l’Ecriture, où l’on recherche le sens exact <strong>de</strong>s mots et <strong>de</strong>s phrases. Jugé le<br />

travail bien dépourvu <strong>de</strong> tout esprit <strong>critique</strong> et <strong>de</strong> mépriser <strong>la</strong> <strong>raison</strong>,<br />

Maïmoni<strong>de</strong> doit savoir, aux dires <strong>de</strong> Zac, que <strong>la</strong> fidélité à <strong>la</strong> vraie pensée <strong>de</strong><br />

l’Ecriture n’est pas <strong>la</strong> fidélité à <strong>la</strong> lettre <strong>de</strong> l’Ecriture jugée trop dangereuse<br />

puisqu’en vou<strong>la</strong>nt subordonner l’Ecriture à <strong>la</strong> philosophie, Maïmoni<strong>de</strong> sape,<br />

sans le vouloir, les racines <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion juive.<br />

On comprend bien par exemple l’attitu<strong>de</strong> du rabbin Alphabar <strong>de</strong><br />

Barcelone qui ne cache pas sa déception et reproche à cet effet que le Gui<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s égarés ne soit pas écrit ni traduit ni lu.<br />

Il est c<strong>la</strong>ir que pour Spinoza, affirme l’auteur, l’interprétation<br />

allégorique <strong>de</strong> l’Ecriture et le « fanatisme <strong>de</strong> <strong>la</strong> lettre » <strong>de</strong> <strong>la</strong> pure orthodoxie<br />

juive sont condamnables. La meilleure métho<strong>de</strong> consiste <strong>de</strong> cette façon à<br />

interpréter l’Ecriture par l’Ecriture.<br />

Zac n’ignore pas <strong>la</strong> nette distinction <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi qu’il<br />

convient d’établir. En effet, il indique que <strong>la</strong> philosophie est une connaissance<br />

rationnelle, fondée sur les principes que l’enten<strong>de</strong>ment découvre lui-même par<br />

sa propre puissance. La foi, a contrario, doit se fon<strong>de</strong>r uniquement sur<br />

l’Ecriture et partant sur <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion. Pour ainsi dire, il convient d’interpréter<br />

l’Ecriture par l’Ecriture et non par <strong>la</strong> pensée philosophique. On voit<br />

effectivement que Spinoza et Bacon jugent nécessaire <strong>de</strong> distinguer<br />

l’imagination <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, les idées vraies, qui dépen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong><br />

l’enten<strong>de</strong>ment seul, <strong>de</strong>s idées fausses qui dépen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> seule mémoire. On<br />

peut dès lors comprendre pourquoi le terme « cause » chez Spinoza implique à<br />

<strong>la</strong> fois l’idée <strong>de</strong> productivité et d’intelligibilité.<br />

Ainsi, Zac voit dans Spinoza et l’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture un<br />

rapprochement entre Spinoza et Bacon à travers <strong>de</strong>s termes « chose en elle-<br />

même », « nature naturante », « source d’émanation », « détermination <strong>de</strong><br />

l’acte pur », « loi », « connaissance vraie ». Pour notre auteur, l’interprétation<br />

<strong>de</strong> l’Ecriture par l’Ecriture comporte différents niveaux à franchir dont<br />

- 162 -


l’enquête historique, <strong>la</strong> délimitation <strong>de</strong>s concepts, <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong> <strong>la</strong> doctrine<br />

universelle <strong>de</strong> l’Ecriture, l’application <strong>de</strong> cette doctrine à <strong>la</strong> diversité <strong>de</strong>s<br />

situations particulières, dont il est question. Qu’est-ce que ce<strong>la</strong> signifie ?<br />

Par rapport à l’enquête historique, il s’agit d’un examen méthodique <strong>de</strong>s<br />

textes sacrés pour recueillir certaines données ; une connaissance historique et<br />

philologique est alors exigée et il faut dégager méthodiquement par une<br />

confrontation <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong> par une <strong>critique</strong> d’authenticité, une <strong>critique</strong> <strong>de</strong><br />

provenance, une <strong>critique</strong> <strong>de</strong> compréhension et <strong>de</strong> crédibilité (vraie pensée,<br />

<strong>raison</strong>s, sincérité et validité <strong>de</strong>s témoignages). De cette façon, une<br />

interprétation correcte <strong>de</strong> l’Ecriture exige dès l’abord une culture soli<strong>de</strong> à <strong>la</strong><br />

fois philologique et historique. Au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> détermination <strong>de</strong>s concepts,<br />

l’exégète <strong>de</strong> l’Ecriture doit procé<strong>de</strong>r à une étu<strong>de</strong> comparative <strong>de</strong>s différents<br />

sens <strong>de</strong>s mots, à partir <strong>de</strong>s textes eux-mêmes, à <strong>la</strong> détermination d’un certain<br />

nombre <strong>de</strong> concepts précis ; ceci dans le souci <strong>de</strong> dégager le contenu <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi.<br />

Ce qui amène Zac à s’interroger sur ces préoccupations : qu’est-ce qu’un<br />

prophète ? Une révé<strong>la</strong>tion ? Quel sens pour élire le peuple juif ? Qu’est-ce le<br />

règne <strong>de</strong> Dieu ? Un miracle ?<br />

Quant à <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong> <strong>la</strong> doctrine universelle, fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> tous les<br />

enseignements <strong>de</strong> l’Ecriture, l’enquête historique s’impose et consiste en <strong>la</strong><br />

compréhension du sens exact <strong>de</strong>s règles particulières. Pour l’application <strong>de</strong><br />

cette doctrine à <strong>de</strong>s situations particulières, il faut indiquer que <strong>la</strong> doctrine<br />

universelle <strong>de</strong> l’Ecriture, selon l’exégète spinoziste repose sur l’amour <strong>de</strong> Dieu<br />

et <strong>de</strong> l’amour <strong>de</strong>s hommes par Dieu déduite d’alors à partir <strong>de</strong>s enseignements<br />

moins universels, c’est-à-dire <strong>de</strong>s règles vertueuses, une contradiction<br />

dénoncée entre <strong>la</strong> loi du talion prescrite et le principe <strong>de</strong> <strong>la</strong> non-résistance à <strong>la</strong><br />

violence, préconisé par le prophète Jérémie.<br />

La découverte spinoziste dans le Traité théologico-<strong>politique</strong> consiste à<br />

montrer qu’on peut utiliser, afin <strong>de</strong> comprendre le sens exact <strong>de</strong>s idées<br />

contenues dans les textes sacrés, une métho<strong>de</strong> aussi rigoureuse que <strong>la</strong> métho<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s savants, sans toutefois chercher à les expliquer par <strong>de</strong>s causes. L’auteur<br />

peut nommer ici Abraham Ibn Ezra qui a également critiqué l’interprétation<br />

- 163 -


allégorique <strong>de</strong> Maïmoni<strong>de</strong> qui l’accuse d’être à <strong>la</strong> sol<strong>de</strong> <strong>de</strong> façon servile <strong>de</strong>s<br />

théologiens chrétiens, et que les juifs ont eu tort <strong>de</strong> rester asservis au sens<br />

littéral <strong>de</strong> l’Ancien Testament.<br />

Mais Vajda traitera <strong>de</strong> ce constat <strong>de</strong> Maïmoni<strong>de</strong> l’esprit <strong>critique</strong><br />

d’explosion d’une foi <strong>de</strong> charbonnier. Il en ressort que si Spinoza se propose<br />

évi<strong>de</strong>mment <strong>de</strong> déceler les parties corrompues <strong>de</strong> l’Ecriture, ses<br />

invraisemb<strong>la</strong>nces chronologiques, <strong>la</strong> diversité <strong>de</strong>s variantes <strong>de</strong>s mêmes récits<br />

qui y pillulent, l’absence d’unité dans <strong>la</strong> pensée biblique quant aux dogmes<br />

essentiels <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi, c’est précisément parce qu’il veut prouver que <strong>la</strong> divinité <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Parole <strong>de</strong> Dieu ne s’i<strong>de</strong>ntifie nullement avec <strong>la</strong> divinité <strong>de</strong> l’Ecriture comme<br />

canon intangible. Zac n’ignore pas que Spinoza poursuit également un but<br />

d’ordre <strong>politique</strong> <strong>de</strong> façon précise, et entend montrer comment <strong>la</strong> société<br />

<strong>politique</strong> doit être aménagée pour que <strong>la</strong> vie philosophique, expression <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

spontanéité <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment et fondée sur <strong>la</strong> liberté du jugement, puisse<br />

<strong>de</strong>venir un moyen <strong>de</strong> salut pour le grand public. Ce qui importe, lorsqu’on veut<br />

comprendre le Traité théologico-<strong>politique</strong>, ce n’est pas seulement l’examen <strong>de</strong><br />

ses arguments, mais c’est encore l’intelligence <strong>de</strong>s conséquences qu’il en tire et<br />

que Richard Simon n’hésite du reste pas à rejeter.<br />

La gran<strong>de</strong> différence entre Spinoza et Richard Simon, soutient Marginal<br />

dans l’œuvre <strong>de</strong> Zac, se trouve en ce que Spinoza est par excellence un<br />

dogmatique en exégèse comme en philosophie, alors que Richard Simon<br />

apparaît comme un pur <strong>critique</strong>.<br />

Pour Zac, dans le Traité théologico-<strong>politique</strong>, <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> Spinoza est<br />

<strong>critique</strong> <strong>de</strong>s préjugés et <strong>de</strong>s superstitions que les théologiens s’ingénient à<br />

justifier par <strong>de</strong>s arguments tirés <strong>de</strong> l’Ecriture. Mais il est vrai qu’il n’est pas un<br />

« <strong>critique</strong> pur ». C’est à <strong>la</strong> fois un p<strong>la</strong>idoyer et un combat pour <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

penser et <strong>de</strong> tous ceux qui auront le courage pour s’engager avec lui dans <strong>la</strong><br />

voie acharnée du salut par <strong>la</strong> philosophie, c’est-à-dire par <strong>la</strong> connaissance<br />

vraie.<br />

L’auteur abor<strong>de</strong> dans son second chapitre <strong>la</strong> <strong>critique</strong> externe et <strong>la</strong><br />

<strong>critique</strong> interne <strong>de</strong> l’Ecriture. Il confine en substance qu’en proposant aux<br />

- 164 -


lecteurs <strong>de</strong> l’Ecriture sa nouvelle métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture par<br />

l’Ecriture, Spinoza s’engage dès l’abord à noyer les préjugés <strong>de</strong>s théologiens,<br />

dont le plus important serait que le canon <strong>de</strong> l’Ecriture est <strong>la</strong> Parole même <strong>de</strong><br />

Dieu et que le texte <strong>de</strong> l’Ecriture n’a subi aucune modification.<br />

Selon l’enseignement, Moïse a écrit <strong>la</strong> Torah et, en <strong>la</strong> rédigeant, il l’a<br />

consacrée (sous l’onction du Saint-Esprit). Ensuite, les prophètes avaient écrit<br />

<strong>de</strong>s livres (divins et sacrés) qui touchaient l’Etat et <strong>la</strong> Religion. Ceux-là étaient<br />

tenus en effet pour <strong>de</strong>s élus <strong>de</strong> Dieu, en <strong>raison</strong> sans doute <strong>de</strong> <strong>la</strong> perfection <strong>de</strong><br />

leurs mœurs et <strong>de</strong> leur sagesse. Puis, il est dit que tout est également sacré dans<br />

les livres <strong>de</strong> l’Ecriture, parce que rédigés par <strong>de</strong>s « hommes <strong>de</strong> Dieu » ; tout ce<br />

qui est dit doit être considéré comme parole <strong>de</strong> Dieu.<br />

Pour Spinoza, les théologiens font délivrer les prophètes avec eux-<br />

mêmes et « prostituent les historiens sacrés au point qu’ils semblent radoter et<br />

tout confondre.» <strong>Les</strong> rabbins ne voient partout que <strong>de</strong>s mystères et inventions<br />

<strong>de</strong>s explications. On peut voir justement que <strong>de</strong>s chapitres VIII, IX et X du<br />

Traité théologico-<strong>politique</strong> exposent les résultats <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>critique</strong> externe.<br />

La <strong>critique</strong> interne elle-même doit aboutir à <strong>la</strong> formu<strong>la</strong>tion d’une<br />

religion universelle, trait d’union entre les hommes dans le respect <strong>de</strong> leur<br />

liberté <strong>de</strong> philosopher. Selon l’auteur, Spinoza montre que <strong>de</strong>s erreurs ont pu se<br />

glisser dans les textes sacrés, et que les ambiguïtés et <strong>de</strong> nombreuses<br />

confusions ren<strong>de</strong>nt le travail <strong>de</strong> l’interprète délicat (entre autres, confusion<br />

entre les lettres, obscurité du texte, caducité du message).<br />

Zac n’hésite pas en tout cas à révéler toutes ces <strong>critique</strong>s groupées <strong>de</strong><br />

Spinoza. Notre philosophe indique que non seulement plusieurs passages dans<br />

l’Ecriture comportent <strong>de</strong>s <strong>la</strong>cunes mais aussi l’on ne sent rien <strong>de</strong> mystère dans<br />

leurs livres sacrés. Il juge que tout ce qui s’y trouve ne doit être considéré<br />

comme étant d’inspiration divine, car on y trouve <strong>de</strong>s répétitions, <strong>de</strong>s<br />

invraisemb<strong>la</strong>nces, <strong>de</strong>s confusions chronologiques, <strong>de</strong>s divergences et <strong>de</strong>s<br />

contradictions.<br />

La philosophie <strong>de</strong> Hobbes a été citée in extinso. Selon Hobbes, dans un<br />

Etat chrétien, c’est le souverain lui-même ou les prophètes dont il reconnaît<br />

- 165 -


l’autorité, qui, seuls, ont <strong>la</strong> qualité d’interpréter l’Ecriture. Ce n’est pas<br />

l’autorité <strong>de</strong> Moïse, <strong>de</strong>s juges et <strong>de</strong>s prophètes qui sanctifie les livres <strong>de</strong><br />

l’Ecriture, mais c’est l’autorité <strong>de</strong> l’Eglise anglicane qui est une manifestation<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> souveraineté <strong>politique</strong>. Au fond, Hobbes combat l’esprit <strong>critique</strong> et <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong> conscience en démontrant <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> <strong>la</strong> subordination du pouvoir<br />

spirituel au pouvoir temporel.<br />

Somme toute, Spinoza nous propose <strong>de</strong> développer <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong><br />

notre jugement. Sa métho<strong>de</strong> exige le bon jugement et <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> l’esprit. La<br />

mission <strong>de</strong> l’Etat, c’est d’appliquer <strong>la</strong> Parole <strong>de</strong> Dieu dans <strong>de</strong>s circonstances<br />

historiques déterminées, et non <strong>de</strong> l’interpréter.<br />

L’auteur consacre le chapitre III à <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> prophétie et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

philosophie. En effet, Spinoza en proposant, au contraire <strong>de</strong> Hobbes, montre au<br />

travers <strong>de</strong> sa métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture que <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser,<br />

loin d’affaiblir <strong>la</strong> paix intérieure, en constitue <strong>la</strong> seule garantie sérieuse et en<br />

assure <strong>la</strong> durée. Toutefois, il reconnaît que le plus grand danger pour <strong>la</strong> liberté<br />

<strong>de</strong> penser, dans un Etat chrétien, provient <strong>de</strong> l’application du principe <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

confusion <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie. Dans un tel Etat, tous croient<br />

que l’Ecriture est sacro-sainte et qu’ils doivent obéir à ses comman<strong>de</strong>ments du<br />

reste divins. Ce qui met hors jeu toute explication philosophique qui est une<br />

entreprise personnelle et excluant le principe <strong>de</strong> l’autorité. Raison pour <strong>la</strong>quelle<br />

dans les premiers chapitres du Traité théologico-<strong>politique</strong> sur <strong>la</strong> prophétie et<br />

les prophètes, Spinoza s’est attelé à prouver grâce à une lecture sévère <strong>de</strong><br />

l’Ecriture, que les chrétiens <strong>de</strong>vraient admettre le principe <strong>de</strong> <strong>la</strong> séparation <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> théologie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie. Notre penseur déc<strong>la</strong>rait c<strong>la</strong>irement à <strong>la</strong> fin du<br />

chapitre <strong>de</strong>uxième que toutes ses observations sur les prophètes et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

prophétie ten<strong>de</strong>nt directement au but (qu’il se propose) qui consiste à séparer <strong>la</strong><br />

philosophie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie.<br />

A ce niveau encore, les remarques faites à Maïmoni<strong>de</strong> par Spinoza sont<br />

cuisantes. Car ce <strong>de</strong>rnier s’efforce <strong>de</strong> torturer le texte <strong>de</strong> l’Ecriture pour lui<br />

faire admettre justement ce qu’il ne veut pas dire, <strong>de</strong> ranger les textes les plus<br />

c<strong>la</strong>irs au nombre <strong>de</strong>s choses obscures et impénétrables, ou <strong>de</strong> les interpréter à<br />

- 166 -


sa fantaisie. Tout ce<strong>la</strong> concourt à soutenir que les conclusions maïmonidienne<br />

sur les rapports <strong>de</strong> <strong>la</strong> prophétie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie sont absolument<br />

incorrectes : les prophètes ne nous renseignent en rien sur les mystères <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

métaphysique et <strong>de</strong> <strong>la</strong> physique, écrit Spinoza.<br />

Zac montre que l’argumentation spinoziste se présente en <strong>de</strong>ux phases :<br />

d’une part, <strong>la</strong> connaissance prophétique n’est pas une connaissance vraie, ni<br />

une connaissance philosophique, car elle n’enveloppe pas <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong>. De<br />

l’autre, les livres <strong>de</strong> l’Ecriture ne nous disent nullement que les prophètes<br />

étaient <strong>de</strong>s prophètes et savants ni qu’ils n’avaient aucune connaissance<br />

adéquate <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong> ses rapports avec l’univers. D’où<br />

Maïmoni<strong>de</strong> s’est trompé sur <strong>la</strong> fonction même du prophète.<br />

On peut lire ici les conclusions spinozistes :<br />

• Que le prophète n’est pas un super philosophe, car <strong>la</strong> connaissance<br />

prophétique est inférieure à <strong>la</strong> connaissance philosophique. La<br />

connaissance philosophique nous apporte, en effet, une sécurité<br />

intellectuelle et morale, décou<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> notre enten<strong>de</strong>ment, en principe,<br />

communicable à tous. C’est en écoutant les philosophes qu’on <strong>de</strong>vient<br />

philosophe. La connaissance prophétique <strong>la</strong>isse toujours p<strong>la</strong>ner le<br />

chemin du doute, communiquée à quelques privilégiés et ceux qui y<br />

adhèrent ne s’appuient que sur le témoignage et le prestige <strong>de</strong>s<br />

prophètes.<br />

• Que le prophète n’est même pas un philosophe, car il n’est pas animé<br />

du désir <strong>de</strong> comprendre et n’a aucune teinture philosophique. Il est,<br />

selon l’Ecriture, interprète <strong>de</strong>s désirs <strong>de</strong> Dieu saisi par <strong>la</strong> force <strong>de</strong> son<br />

imagination. Il convient pour ainsi dire <strong>de</strong> <strong>la</strong>isser à chacun <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

penser dans tout ce qui touche aux choses spécu<strong>la</strong>tives. Ce qu’on peut<br />

réc<strong>la</strong>mer <strong>de</strong> chacun au nom <strong>de</strong> l’Ecriture, c’est seulement le respect <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Parole <strong>de</strong> Dieu.<br />

Zac traite dans le chapitre quatrième <strong>la</strong> Parole <strong>de</strong> Dieu. Il y indique, en<br />

effet, que Spinoza pense « libérer » <strong>la</strong> Parole <strong>de</strong> Dieu du joug inventif et<br />

chimérique <strong>de</strong>s théologiens, pour en faire un enseignement adressé à tous les<br />

hommes, et un principe d’amour et d’union <strong>de</strong>s hommes. Ces préjugés dont<br />

parle Spinoza concerne ceci : d’une part, <strong>la</strong> Parole <strong>de</strong> Dieu s’est confondue<br />

avec le canon <strong>de</strong> l’Ancien Testament ; d’autre part, l’idolâtrie <strong>de</strong> <strong>la</strong> lettre,<br />

- 167 -


constituant un défi à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, fait montrer que <strong>de</strong>s livres <strong>de</strong> l’Ecriture, on<br />

prétend imposer aux gens <strong>de</strong>s idées et <strong>de</strong>s comportements que <strong>la</strong> vraie religion<br />

ne prescrit nullement. L’Ecriture est dite sacrée non parce que Dieu est lui-<br />

même l’auteur d’un nombre déterminé <strong>de</strong> livres. Mais alors, comment<br />

comprendre l’expression « Parole <strong>de</strong> Dieu » ?<br />

Trois pistes peuvent être dégagées :<br />

• D’abord, <strong>la</strong> Parole <strong>de</strong> Dieu est <strong>la</strong> « chose <strong>de</strong> Dieu ». Ensuite, <strong>la</strong> Parole<br />

<strong>de</strong> Dieu est le comman<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> Dieu. <strong>Les</strong> prophètes représentaient<br />

habituellement Dieu comme légis<strong>la</strong>teur, ses comman<strong>de</strong>ments comme<br />

<strong>de</strong>s ordres. La parole <strong>de</strong> Dieu est ainsi l’ « oracle <strong>de</strong> Dieu ». Enfin, <strong>la</strong><br />

parole <strong>de</strong> Dieu désigne <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> Dieu, c’est-à-dire <strong>la</strong> vérité<br />

<strong>religieuse</strong> une et immuable. Elle constitue pour le croyant <strong>la</strong> voie du<br />

salut.<br />

• Pour Spinoza, <strong>la</strong> religion catholique (universelle), dont <strong>la</strong> parole <strong>de</strong><br />

Dieu est le fon<strong>de</strong>ment, est spirituelle au plus haut <strong>de</strong>gré. Concernant <strong>la</strong><br />

parole <strong>de</strong> Dieu, l’auteur nous invite à consulter également les chapitres<br />

XII, XIII et XIX du Traité théologico-<strong>politique</strong> consacrés à l’analyse<br />

du contenu <strong>de</strong> <strong>la</strong> Parole <strong>de</strong> Dieu et à ses implications.<br />

Dans le chapitre cinquième, l’auteur traite du rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison dans<br />

l’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture. Il y évoque que l’Ecriture enseigne une<br />

obéissance à <strong>la</strong> Parole <strong>de</strong> Dieu, accompagnée d’une foi fervente. La « religion<br />

universelle » dont Spinoza formule les articles <strong>de</strong> foi n’est pas <strong>la</strong> « religion<br />

philosophique » à base <strong>de</strong> connaissance vraie elle-même dans son aspect<br />

dynamique.<br />

La première fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> dans l’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture est<br />

une fonction <strong>critique</strong> et polémique : elle combat les préjugés et <strong>la</strong> superstition.<br />

La <strong>de</strong>uxième fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, consiste dans <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> <strong>la</strong> cohérence<br />

dans les récits et surtout dans les enseignements <strong>de</strong> l’Ecriture. Bref, ce qui est<br />

constant chez Spinoza dans sa façon d’interpréter et <strong>de</strong> comprendre l’Ecriture,<br />

c’est l’effort d’éliminer, <strong>de</strong> l’Ancien Testament comme dans le Nouveau<br />

Testament. Ce qui est contraire au bon sens, ce qui choque <strong>la</strong> <strong>raison</strong> commune.<br />

Dans le chapitre sixième <strong>de</strong> Spinoza et l’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture,<br />

Zac traite <strong>de</strong>s enseignements <strong>politique</strong>s tirés <strong>de</strong> l’Ecriture. Spinoza, fait<br />

- 168 -


econnaître l’auteur, ne dissocie pas d’un côté <strong>la</strong> moralité <strong>de</strong> <strong>la</strong> ferveur<br />

<strong>religieuse</strong> et, d’un autre côté, que <strong>la</strong> vie <strong>religieuse</strong> est liée au fonctionnement<br />

<strong>de</strong>s institutions <strong>politique</strong>s. En effet, moralité et religion tissent une commune<br />

mesure, car <strong>la</strong> moralité du sage ou <strong>la</strong> moralité commune comporte une<br />

connaissance vraie <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> Dieu et une participation à son essence, chez<br />

le sage, ferveur, simplicité <strong>de</strong> l’âme et sincérité, chez le simple honnête<br />

homme.<br />

Le culte <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice et <strong>de</strong> <strong>la</strong> charité, en vue <strong>de</strong> prendre force <strong>de</strong> loi, doit<br />

s’appuyer exclusivement sur <strong>la</strong> légis<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> l’Etat. La sincérité <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi se<br />

mesure par <strong>de</strong> bonnes œuvres et celles-ci ne sauraient être efficaces que dans <strong>la</strong><br />

mesure où elles sont contrôlées par l’Etat. Mais notons que Rousseau et<br />

Grotius tenteront <strong>de</strong> rectifier <strong>la</strong> thèse <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier.<br />

On le voit, <strong>la</strong> manifestation <strong>de</strong> l’anticléricalisme <strong>de</strong> Spinoza qui montre<br />

que lorsqu’une Eglise conteste le droit du souverain <strong>de</strong> mettre directement en<br />

application <strong>la</strong> « Parole <strong>de</strong> Dieu », indépendant du « pouvoir spirituel »,<br />

lorsqu’elle agit, comme si elle était un « Etat dans un Etat », constitue un<br />

danger pour <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> l’Etat et, en outre, compromet le règne <strong>de</strong> Dieu dont elle<br />

prétend espérer l’avènement.<br />

Ainsi, Spinoza propose une métho<strong>de</strong> rationnelle pour interpréter<br />

l’Ecriture biblique, fondée sur une approche historique et philologique <strong>de</strong>s<br />

textes ; ce qui constituait une hérésie à son époque. Il opte pour <strong>la</strong> séparation <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> philosophie et <strong>la</strong> foi <strong>religieuse</strong> et énonce les règles d’une religion<br />

universelle. Ces règles, fondées sur <strong>la</strong> justice et <strong>la</strong> charité seraient révélées à<br />

chacun.<br />

Comme on peut le remarquer, Zac a le mérite d’avoir réfléchi sur une<br />

question diversement résolue et interprétée. A bien le lire, nous comprenons un<br />

peu plus l’urgence à poser <strong>la</strong> religion dans un rapport avec les instituts<br />

<strong>politique</strong>s et surtout à rendre <strong>la</strong> question plus actuelle. En tout état <strong>de</strong> cause, le<br />

commentaire fait ici par Sylvain Zac montre bien que Spinoza ne s’inscrit pas<br />

cette fois dans le rejet <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi <strong>religieuse</strong>. Bien au contraire.<br />

- 169 -


Dans l’analyse d’Henri Laux à travers Imagination et religion chez<br />

Spinoza, on peut voir qu’à <strong>la</strong> lecture miraculeuse <strong>de</strong> l’Ecriture s’oppose une<br />

lecture naturelle <strong>de</strong> l’Ecriture qui se fon<strong>de</strong> alors sur une ontologie réé<strong>la</strong>borée. Il<br />

nous fait remarquer, en effet, qu’il nous fait remarquer que <strong>la</strong> lecture naturelle<br />

traite <strong>de</strong> <strong>la</strong> physique <strong>de</strong>s textes, comme moyen <strong>de</strong> codification <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions<br />

entre les éléments <strong>de</strong> cette physique, qui requiert une grammaire et une<br />

connaissance universelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue hébraïque. Tout enseignement est sacré<br />

en fonction <strong>de</strong> sa doctrine indépendante <strong>de</strong> sa communauté <strong>politique</strong> et<br />

<strong>religieuse</strong>. Spinoza déloge <strong>la</strong> sacralité <strong>de</strong>s formes linguistiques en <strong>la</strong> posant<br />

dans l’effet <strong>de</strong> dévotion produite.<br />

Cependant, l’auteur dénonce quelques difficultés que <strong>la</strong> métho<strong>de</strong><br />

présente. La certitu<strong>de</strong> d’un texte est liée à sa bonne compréhension et à <strong>la</strong><br />

rationalité <strong>de</strong> sa <strong>la</strong>ngue et sa transmission comme texte.<br />

On remarque <strong>de</strong>s difficultés liées à <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue et à l’histoire du texte :<br />

entre autres, faute <strong>de</strong> dictionnaire, <strong>de</strong> grammaire ou <strong>de</strong> rhétorique transmise par<br />

les Anciens, imparfaite connaissance <strong>de</strong> l’hébreu, problème <strong>de</strong> voyelles,<br />

manque <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s et <strong>de</strong> temps <strong>de</strong> verbes, manque <strong>de</strong> livres dans leur <strong>la</strong>ngue<br />

originale. Toutes ces difficultés correspon<strong>de</strong>nt aux exigences d’une métho<strong>de</strong><br />

d’où l’on dégage <strong>de</strong>ux enseignements :<br />

Premièrement, il y a <strong>de</strong>s difficultés techniques <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> implique<br />

un problème d’autorité. Au-<strong>de</strong>là d’une mauvaise observation <strong>de</strong> <strong>la</strong> grammaire,<br />

<strong>la</strong> difficulté <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue consiste à se maintenir comme <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

communauté, indépendante <strong>de</strong> ceux qui ont le pouvoir dans <strong>la</strong> communauté.<br />

Deuxièment, <strong>la</strong> nouvelle métho<strong>de</strong> confirme <strong>la</strong> teneur éthique <strong>de</strong><br />

l’Ecriture. La lecture naturelle <strong>de</strong> l’Ecriture est bien une pratique certaine du<br />

salut. La <strong>raison</strong> n’est-elle pas abaissée à ce niveau ?<br />

Des hommes en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière naturelle ont aussi recours à <strong>la</strong><br />

lumière surnaturelle pour interpréter l’Ecriture. Cette position <strong>de</strong>s croyants qui<br />

revendique le surnaturel masque une absence <strong>de</strong> métho<strong>de</strong> et une dévaluation <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Cette vision s’oppose radicalement à celle <strong>de</strong> Spinoza pour qu’elle<br />

- 170 -


nie <strong>la</strong> réalité du texte, et retombe dans <strong>la</strong> lecture miraculeuse, fondée sur<br />

l’admiration du mystère. Spinoza assimile ces croyants aux « vulgaires ».<br />

Dans l’analyse consacrée à Maïmoni<strong>de</strong>, il parle <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> confisquée<br />

(<strong>la</strong> <strong>raison</strong> contre le texte) et montre que ce <strong>de</strong>rnier met l’accent sur le jugement<br />

<strong>de</strong> l’intégrité, <strong>de</strong> sorte que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> retrouve un pouvoir <strong>de</strong> décision. En<br />

revanche, ce<strong>la</strong> paraît trompeur, et l’interprétation défaite, car cette <strong>raison</strong> est<br />

confisquée : au vulgaire obligé <strong>de</strong> s’en remettre au docte, qui à partir <strong>de</strong> ses<br />

principes s’interdit <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong> <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> l’Ecriture. La<br />

<strong>raison</strong> échoue à comprendre et se lie à une entreprise <strong>de</strong> domination.<br />

Dans une autre analyse, il parle d’Alfakar, ou <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ignorée (le texte<br />

contre <strong>la</strong> <strong>raison</strong>). Selon lui, <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong> l’élimination <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> conduit un<br />

statut <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> dans le traitement <strong>de</strong> l’Ecriture. C’est cette méprise qui<br />

coïnci<strong>de</strong> avec <strong>la</strong> position <strong>de</strong> Jehuda Alfakar, exposée au chapitre XV du Traité<br />

théologico-<strong>politique</strong>. En effet, comme Maïmoni<strong>de</strong>, Alfakar établit une re<strong>la</strong>tion<br />

<strong>de</strong> dépendance <strong>de</strong> l’Ecriture au détriment <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, qui fait dire ce que<br />

l’Ecriture enseigne dogmatiquement doit être accepté comme vrai. Sous le<br />

couvert <strong>de</strong> respecter les Ecritures, Alfakar néglige l’enquête historique qui<br />

seule lui permettrait <strong>de</strong> les étudier comme texte.<br />

L’auteur traite aussi <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> historique, ou <strong>la</strong> <strong>raison</strong> en travail ; il<br />

y souligne qu’en lieu et p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> l’échec d’Alfakar, Spinoza pose les jalons<br />

d’une interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture qui articule l’analyse du texte à un exercice<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Selon Laux, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> qui donne au texte<br />

ses limites pour en recueillir le sens, et participe à <strong>la</strong> production du vrai. De ce<br />

fait, c’est <strong>la</strong> <strong>raison</strong> dans toute sa c<strong>la</strong>rté qui favorise l’interprétation <strong>de</strong><br />

l’Ecriture.<br />

De ce qui précè<strong>de</strong>, nous pouvons nous accor<strong>de</strong>r sur une opinion<br />

nouvelle au sujet du texte et <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. On retient que Maïmoni<strong>de</strong> valorise <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>, et Alfakar, lui, le texte. La <strong>raison</strong> implique l’autonomie <strong>de</strong> lecture, <strong>de</strong><br />

sorte que cette <strong>raison</strong> est trahie parce que confisquée à un acte <strong>de</strong> lecture<br />

qu’elle est incapable <strong>de</strong> réguler, étant donné <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> l’Ecriture. Le texte<br />

- 171 -


implique l’objectivité <strong>de</strong> <strong>la</strong> lecture, mais à partir d’une ignorance <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

constitution historique du texte. La lecture naturelle <strong>de</strong> l’Ecriture conjoint le<br />

texte et <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ; l’objectivité règle le fonctionnement interne <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> fonctionne dans <strong>la</strong> procédure. Quels sont alors le sens et l’enjeu <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

métho<strong>de</strong> ?<br />

On peut remarquer d’abord que <strong>la</strong> religion dans le processus passionnel<br />

qui a caractérisé <strong>la</strong> production du miracle. Le ressort en est le mensonge, le<br />

délire, <strong>la</strong> violence, par où <strong>la</strong> religion se fait l’instrument d’une dissolution<br />

d’intérêts. C’est au dérèglement <strong>de</strong> l’interprétation, scripturaire, ordonné à<br />

défendre un pouvoir, que s’alimentent les conflits véhiculés par l’instance du<br />

religieux. La haine s’engendre <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole falsifiée. Ensuite, <strong>la</strong> secon<strong>de</strong><br />

remarque situe <strong>la</strong> religion dans une perspective nouvelle. Le ressort en est <strong>la</strong><br />

vérité, <strong>la</strong> liberté, <strong>la</strong> paix où personne n’est contraint par une loi.<br />

Spinoza semble évoquer <strong>la</strong> religion philosophique, saisie telle une épure<br />

dans <strong>la</strong> simplicité <strong>de</strong> l’âme et <strong>la</strong> possession <strong>de</strong> <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong> : religion<br />

d’intériorité, ouverte à chacun et libre <strong>de</strong> toute autorité. La religion occupe<br />

nécessairement le lieu d’une affirmation sociale. La manière <strong>de</strong> vivre dans une<br />

religion tire alors <strong>de</strong> <strong>la</strong> pratique renouvelée <strong>de</strong>s Ecritures le modèle <strong>de</strong> sa<br />

liberté.<br />

IV.2.1. Foi et <strong>politique</strong> sous l’affranchissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie<br />

Dans son œuvre Spinoza, théologie et <strong>politique</strong>, Stanis<strong>la</strong>s Breton<br />

s’interroge sur le lien existant entre l’Ecriture, <strong>la</strong> théologie et <strong>la</strong> <strong>politique</strong>, trait<br />

d’union théologico-<strong>politique</strong>, traité consacré au théologique et au <strong>politique</strong>. Il<br />

parle du rapport du théologique comme foi, comme Eglise ou Institution, voire<br />

comme discours savant, au <strong>politique</strong> entendu comme chose publique, comme<br />

nation et comme autorité. Ce<strong>la</strong> se comprend soit d’une connexion historique<br />

(que l’on se rappelle <strong>de</strong>s querelles du sacerdoce et <strong>de</strong> l’empire, évoqué au<br />

chapitre I), soit d’une connexion <strong>de</strong> droit à établir. Il n’est guère question ici <strong>de</strong><br />

- 172 -


apports historiques entre le théologique et le <strong>politique</strong> ni d’en établir<br />

étroitement car ils doivent être balisés au profit d’un nouvel équilibre. On peut<br />

dire dans une certaine mesure que <strong>la</strong> théologie, sous <strong>la</strong> forme <strong>de</strong> croyance,<br />

d’église ou <strong>de</strong> discours théorique, est par nature <strong>politique</strong>. Du pouvoir<br />

ecclésiastique conçu sur un prestige divin et l’autorité <strong>de</strong> Dieu, le théologique<br />

interroge <strong>la</strong> cité, et lui prescrit sa morale, ses lois, son <strong>de</strong>voir-faire et son<br />

orthodoxie, Spinoza entend bien y fon<strong>de</strong>r une <strong>critique</strong> radicale <strong>de</strong>s<br />

fon<strong>de</strong>ments : <strong>critique</strong> <strong>de</strong> l’autorité <strong>politique</strong> du théologique : savoir et<br />

comprendre les Ecritures en leur interprétation ecclésiastique. D’ailleurs, le<br />

premier travail <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza vise à démontrer le mécanisme d’une<br />

exégèse et à proposer une métho<strong>de</strong> nouvelle suivant <strong>la</strong>quelle il faut expliquer<br />

les Ecritures et non les interpréter. Fon<strong>de</strong>r une nouvelle connaissance <strong>de</strong><br />

l’histoire <strong>religieuse</strong> et libérer l’espace d’une nouvelle théorie du <strong>politique</strong>,<br />

voilà qu’il s’agit <strong>de</strong> faire. De <strong>la</strong> sorte, Breton pense qu’une théorie <strong>de</strong> l’Ecriture<br />

et <strong>de</strong> son explication définit les voies <strong>de</strong> possibilités d’une pensée et d’une<br />

norme <strong>politique</strong>s. Pour l’auteur, il convient <strong>de</strong> libérer le théologique et le<br />

<strong>politique</strong> <strong>de</strong> leurs essences existentielles en vue d’une profon<strong>de</strong> et vraie<br />

connexion entre eux ; ce<strong>la</strong> dans l’unique souci <strong>de</strong> mettre terme à leur désunion.<br />

De là, une réduction s’impose : d’abord, réduction <strong>de</strong> l’Ecriture elle-même et<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> foi qu’elle inspire, aux impératifs <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice et <strong>de</strong> <strong>la</strong> charité ; enfin,<br />

réduction <strong>de</strong> cet ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice aux fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>politique</strong>.<br />

A en croire Breton, l’entreprise spinoziste envisage une double<br />

libération dans son projet : libération <strong>de</strong> l’instance croyante d’une part, et <strong>de</strong><br />

l’autre l’instance <strong>politique</strong> à l’égard du <strong>de</strong>spotisme <strong>de</strong>s théologiens d’Eglise.<br />

Dans leur authenticité, <strong>la</strong> foi et <strong>la</strong> <strong>politique</strong> peuvent naturellement se construire<br />

mutuellement <strong>de</strong>s rapports qui mettront fin certainement aux querelles<br />

incessantes. Elles peuvent se compléter. Et <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser, bien suprême<br />

pour le philosophe pourra alors se réaliser à travers l’amour intellectuel <strong>de</strong><br />

Dieu. C’est pourquoi le Traité théologico-<strong>politique</strong> constitue, pour Breton, à <strong>la</strong><br />

fois une œuvre significative et pratique du religieux et du <strong>politique</strong>. De ce point<br />

<strong>de</strong> vue, il pense que le traité peut être divisé en trois sous-ensembles :<br />

- 173 -


• le premier (à partir du chapitre VII) évoque une théorie du religieux<br />

judéo-chrétien, pour aboutir aux conclusions décisives sur l’essence <strong>de</strong><br />

l’Ecriture et <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi, sur les rapports <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

philosophie.<br />

• le second donne une définition générale <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie <strong>politique</strong> :<br />

présentation dès l’abord du fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté <strong>politique</strong><br />

(notamment au chapitre XVI) ; ensuite, élucidation du pacte social par<br />

lequel les hommes, en état <strong>de</strong> nature, abandonnent leurs droits au profit<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> souveraine puissance (confère le chapitre XVII) ; enfin, réflexion<br />

illustrative sur les institutions <strong>politique</strong>s du peuple juif (chapitre XVIII)<br />

• le <strong>de</strong>rnier sous-ensemble traite du problème théologico-<strong>politique</strong> par<br />

l’instauration d’un nouveau type <strong>de</strong> rapport qui précise d’une part les<br />

droits <strong>de</strong> <strong>la</strong> souveraine puissance eu égard aux « choses sacrées », et<br />

définit d’autre part, les conditions d’accès du droit à <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée<br />

et d’expression dans une société libre.<br />

Pour l’auteur, Spinoza est convaincu que les esprits religieux, fussent-<br />

ils ouverts, sont enclin aux préjugés. Il est persuadé notamment que <strong>la</strong> foule est<br />

superstitieuse ; le terme « superstition » entendu ici comme un ensemble <strong>de</strong><br />

conduites <strong>de</strong> trahison avec l’incapacité <strong>de</strong> maîtriser le <strong>de</strong>stin, <strong>la</strong> fluctuation<br />

entre <strong>la</strong> crainte et l’espoir, <strong>la</strong> crédulité aux fables et <strong>la</strong> croyance aux signes,<br />

fastes ou néfastes, ponctuée par un mépris <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. On comprend alors<br />

pourquoi selon Spinoza, l’homme est, <strong>de</strong> façon naturelle, superstitieux, en ce<br />

qu’il ne saurait être un divin.<br />

Breton n’a pas omis <strong>de</strong> faire rappeler certains faits importants : le grand<br />

scandale <strong>de</strong> Spinoza, l’incroyable spectacle <strong>de</strong>s divisions chrétiennes, <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

haine entre les chrétiens. De cette division <strong>religieuse</strong>, il faut expliquer par <strong>de</strong>s<br />

causes passionnelles sans inflexion économique.<br />

Au fond, le problème reste lié à toute l’histoire <strong>religieuse</strong> du passé : les<br />

luttes médiévales du Pape et <strong>de</strong> l’empereur, les persécutions <strong>de</strong>s hérétiques, le<br />

refus <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, <strong>la</strong> condamnation du savoir ; pour tout exprimer, tout ce<br />

régime d’intolérance à <strong>la</strong> fois <strong>politique</strong> et <strong>religieuse</strong>, apparaît pour notre<br />

penseur, particulièrement incompatible avec un christianisme authentique et<br />

bien assimilé.<br />

- 174 -


<strong>Les</strong> motivations du traité consistent à redonner d’abord aux Ecritures<br />

saintes une valeur <strong>religieuse</strong> spécifique grâce à une métho<strong>de</strong> scientifique<br />

d’exégèse ; ensuite, montrer, après restitution <strong>de</strong> cette valeur leur bon accord<br />

avec <strong>la</strong> <strong>raison</strong> en vue d’éviter ainsi à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>de</strong>s contraintes. Sans doute, on<br />

parviendra à redonner au christianisme <strong>la</strong> consistance <strong>de</strong> ses origines, dans une<br />

économie du <strong>politique</strong> où <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée<br />

parviendront en étroite col<strong>la</strong>boration en vue du règne <strong>de</strong> <strong>la</strong> paix et du sentiment<br />

religieux. D’ailleurs, le sous-titre du Traité mentionne justement cette double<br />

finalité. De cette façon, l’exergue josuanique retenue par Spinoza pour marquer<br />

l’inspiration <strong>de</strong> son initiative est fort significative : « Par là nous connaissons<br />

que nous <strong>de</strong>meurons en Dieu, et que Dieu <strong>de</strong>meure en nous, parce qu’il<br />

nous a donné son Esprit (Per hoc cognoscimus, quod in Deo manemus et<br />

Deus manet in nobis, quod <strong>de</strong> Spiritu suo <strong>de</strong>dit nobisç». 127<br />

Dans le premier chapitre <strong>de</strong> son œuvre, Breton évoque les éléments<br />

spinozistes d’une philosophie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Religion. On peut alors lire à ce propos que<br />

: « Tout ce qui est est en Dieu, et rien ne peut sans Dieu ni être se<br />

concevoir. » 128 Cette croyance <strong>de</strong> foi revêt une double lecture <strong>religieuse</strong> et<br />

philosophique :<br />

• « Toutes les choses sont ou bien en soi ou bien dans un autre. » On<br />

pourrait lire <strong>de</strong> même, en théologie chrétienne, l’importance <strong>de</strong> l’êtredans,<br />

du <strong>de</strong>meurer-dans », dans l’évangile <strong>de</strong> Jean notamment.<br />

• « l’amour intellectuel <strong>de</strong> l’âme pour Dieu est l’amour même <strong>de</strong> Dieu »,<br />

par lequel Dieu s’aime lui-même, non en tant qu’il est infini, mais en<br />

tant que, par l’essence <strong>de</strong> l’âme humaine ; considérée sous l’angle <strong>de</strong><br />

l’éternité, il peut être exprimé. On remarque que ces <strong>de</strong>ux propositions<br />

disposent d’une coloration bien <strong>religieuse</strong>.<br />

IV.2.2. Du problème <strong>de</strong>s affections, images et signes dans l’Ecriture<br />

Xavier VERLEY, un autre commentateur <strong>de</strong> Spinoza apporte sa<br />

contribution à l’ouvrage Spinoza et les affects, en traitant le problème <strong>de</strong>s<br />

127 La Bible, I Jean, IV, vers XIII. Alliance biblique universelle, Paris, 1997, p.129, retranscris en sous-titre du Traité<br />

théologico-<strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza, Traduction et notes par Lagrée et Moreau, Paris, 1999, Paris, p.55.<br />

128 Ethique, Deuxième Partie, Proposition XV, p.37.<br />

- 175 -


affections en rapport avec les images et les signes dans l’Ecriture. Ici, l’auteur<br />

part <strong>de</strong> <strong>la</strong> démonstration cartésienne <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> Dieu. Dieu est cause <strong>de</strong><br />

l’idée que nous avons <strong>de</strong> lui, et <strong>la</strong> connaissance que nous avons <strong>de</strong> lui est un<br />

effet dont il est cause, commente-t-il. Il indique par ailleurs que l’esprit<br />

cartésien se retrouve <strong>de</strong> cette façon chez Spinoza. Il pense en effet que les<br />

images qu’elles soient inadéquates ou confuses, forgées à partir du corps à<br />

propos <strong>de</strong> Dieu, répon<strong>de</strong>nt à <strong>la</strong> même nécessité que les idées adéquates. Est-ce<br />

que Dieu peut nous affecter autrement que par l’attribut pensée, par sa parole<br />

par exemple, comme l’indique l’Ecriture sainte. La puissance <strong>de</strong> Dieu se<br />

manifeste dans l’enten<strong>de</strong>ment par son idée vraie mais aussi par sa parole ; peut-<br />

on entendre <strong>la</strong> Parole <strong>de</strong> Dieu qui se donne sous forme d’images et <strong>de</strong> mots ou<br />

bien faut-il user seulement <strong>de</strong>s idées adéquates <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment ? De telles<br />

interrogations recherchent si l’on peut être affecté par <strong>la</strong> parole sans réduire <strong>la</strong><br />

connaissance révélée à <strong>de</strong>s résidus imaginaires. Dans quelle mesure cette<br />

parole peut-elle affecter l’homme, alors qu’elle est dite en hébreu d’une part et<br />

<strong>de</strong> l’autre dans les différentes <strong>la</strong>ngues ? A quelle certitu<strong>de</strong> peut-on s’attendre ?<br />

L’auteur tente <strong>de</strong> démontrer dans un premier point <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu,<br />

c’est-à-dire, comment <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion, on aboutit à <strong>la</strong> superstition. Dans un<br />

premier temps, l’auteur parle <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion. Celui-ci explique que <strong>la</strong> parole<br />

<strong>de</strong> Dieu est prononcée par les prophètes. <strong>Les</strong> termes <strong>de</strong> prophétie et <strong>de</strong><br />

prophète désignent <strong>la</strong> capacité surnaturelle <strong>de</strong> lire l’avenir. Est-ce vraiment un<br />

pouvoir surnaturel ? Pour l’auteur, <strong>la</strong> lettre XVII adressée à Bailling, le 20<br />

juillet 1663, pense qu’il existe naturellement une explication <strong>de</strong>s présages, tels<br />

que le mentionne ici Spinoza, « les effets <strong>de</strong> l’imagination naissent <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

constitution soit du corps, soit <strong>de</strong> l’âme » 129 , étant entendu que l’imagination<br />

est prise comme une « affection » 130 qui met en jeu à <strong>la</strong> fois le corps et l’esprit.<br />

Il est vrai que les fièvres et <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die peuvent déclencher les délires <strong>de</strong><br />

l’imagination à partir <strong>de</strong> causes corporelles mais n’engendrent pas les<br />

« présages » <strong>de</strong> choses figures parce que leurs causes n’enveloppent rien à<br />

129 Spinoza, Traité <strong>politique</strong>, Lettres, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1965, p.176.<br />

130 Ethique, Troisième Partie, définition III, p. 203.<br />

- 176 -


venir. Toutefois, les reflets <strong>de</strong> l’imagination ou les images qui tirent leur<br />

origine <strong>de</strong> <strong>la</strong> constitution <strong>de</strong> l’âme peuvent être <strong>de</strong>s présages <strong>de</strong> quelque chose<br />

<strong>de</strong> futur, que l’âme peut toujours présenter confusément. Elle peut pour ainsi<br />

dire l’imaginer <strong>de</strong> façon nette selon <strong>la</strong> présence d’un objet. De cette façon,<br />

Spinoza use <strong>de</strong> l’exemple <strong>de</strong> son correspondant Bailling qui avait perdu son fils<br />

d’alors. Notre philosophe ne console pas simplement son ami affecté par le<br />

chagrin, il lui indique que l’amour <strong>de</strong> son fils signifie qu’ils forment ensemble<br />

le même être selon lequel l’âme du père participant <strong>de</strong> l’essence <strong>de</strong> son fils. En<br />

effet, c’est une affection <strong>de</strong> l’imagination par une essence qui pour ainsi dire<br />

explique <strong>de</strong> façon directe le pouvoir mental d’anticipation. De toute évi<strong>de</strong>nce,<br />

le père peut présager quelque chose à réaliser dans l’avenir, et il convient <strong>de</strong><br />

remarquer que l’image peut parfois simuler l’idée.<br />

Par<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> prophétie, notre auteur pense que lorsque l’Ecriture<br />

évoque <strong>la</strong> communication <strong>de</strong> Dieu avec les prophètes, cette parole ne <strong>la</strong>isse<br />

qu’une idée inadéquate <strong>de</strong> Dieu. Spinoza reste convaincu que le rôle <strong>de</strong>s<br />

prophètes (qui ne sont ni oracles du genre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Pythie, ni <strong>de</strong>vins comme<br />

Tirésias) consiste en <strong>la</strong> transmission <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu. Quel est alors le<br />

contenu <strong>de</strong> cette parole ?<br />

Spinoza exclut dès l’abord toute idée d’une parole hors naturelle. La<br />

parole est en effet une préoccupation <strong>de</strong> l’esprit et celle <strong>de</strong> Dieu puisqu’elle<br />

dispose d’un pouvoir naturel <strong>de</strong> connaître Dieu et <strong>la</strong> nature. A <strong>la</strong> vérité, toute<br />

revendication <strong>de</strong> <strong>la</strong> transcendance <strong>de</strong> Dieu et du mystère divin est mise hors jeu<br />

car Dieu nous affecte <strong>de</strong> façon naturelle dans <strong>la</strong> connaissance adéquate ou<br />

inadéquate que nous avons <strong>de</strong> lui. Il est c<strong>la</strong>ir que <strong>la</strong> parole divine désigne un<br />

effet dont <strong>la</strong> cause est purement spirituelle. Ce qui amène Spinoza à défendre<br />

l’idée selon <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> cause fondamentale <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion est tissée dans <strong>la</strong><br />

nature même <strong>de</strong> l’esprit. La révé<strong>la</strong>tion se conçoit pour ainsi dire comme un<br />

mo<strong>de</strong> naturel <strong>de</strong> connaissance distinct du mo<strong>de</strong> rationnel qui nécessite<br />

l’enten<strong>de</strong>ment. La connaissance révélée par <strong>la</strong> parole relève justement <strong>de</strong><br />

l’imagination et selon l’auteur, Spinoza n’arrive pas ici à distinguer le mot ou<br />

le signe <strong>de</strong> l’image. L’on comprend pourquoi l’imagination s’actualise <strong>de</strong> par<br />

- 177 -


<strong>de</strong>s images ou par <strong>de</strong>s mots, et obéit à <strong>de</strong>s lois naturelles. Notre philosophe<br />

peut alors écrire : « les mots sont une partie <strong>de</strong> l’imagination » 131<br />

Mais Spinoza vise plus loin car <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu en requérant l’analyse<br />

<strong>de</strong> l’imagination, paraît plus complexe. A en croire Verley, <strong>la</strong> prophétie<br />

désignée comme connaissance révélée <strong>de</strong> Dieu se manifeste par <strong>de</strong>s paroles et<br />

<strong>de</strong>s figures. L’implication singulière <strong>de</strong> <strong>la</strong> perception <strong>de</strong> l’esprit n’est pas<br />

suffisante, car il faudra se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si <strong>la</strong> perception <strong>de</strong> paroles ou <strong>de</strong> figures<br />

semble réelle ou imaginaire. L’auteur pense après tout que notre philosophe ne<br />

se limite pas à <strong>la</strong> simple liaison <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> l’imagination ; il établit <strong>la</strong><br />

distinction <strong>de</strong>s images réelles (<strong>de</strong> <strong>la</strong> perception) et celles issues du rêve. Il<br />

évoque par là que Dieu s’est révélé à Joseph lors <strong>de</strong> son sommeil et à Josué <strong>de</strong><br />

par <strong>de</strong>s paroles : « C’est (…) par <strong>de</strong>s images (…) qui dépendaient <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

seule imagination du prophète, que Dieu a révélé à Joseph sa future<br />

élévation. C’est à <strong>la</strong> fois par <strong>de</strong>s images et <strong>de</strong>s paroles que Dieu a révélé à<br />

Josué qu’il combattrait pour les Hébreux, en lui montrant un ange avec un<br />

g<strong>la</strong>ive, semb<strong>la</strong>ble au chef d’une armée – ce qu’il lui a fait connaître aussi<br />

par <strong>de</strong>s paroles que Josué avait entendues <strong>de</strong> <strong>la</strong> bouche <strong>de</strong> l’ange. De<br />

même Isaïe apprit par <strong>de</strong>s figures que <strong>la</strong> Provi<strong>de</strong>nce divine abandonnait le<br />

peuple. » 132<br />

La distinction spinoziste <strong>de</strong>s paroles imaginaires et <strong>de</strong>s paroles réelles<br />

s’effectue à <strong>la</strong> lettre <strong>de</strong> l’Ecriture. En effet, étant donné que <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Moïse<br />

entendue sur le mont Sinaï se révèle être une authenticité, celle entendue par<br />

Samuel ou Abimélech paraît imaginaire re<strong>la</strong>tée dans une sorte d’affection<br />

passive dépendant <strong>de</strong>s affections corporelles, différentes <strong>de</strong>s images délirantes<br />

produites par <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die ; si l’on s’en tient au texte <strong>de</strong> <strong>la</strong> Genèse : « Dieu lui dit<br />

en songe. » Au total, Spinoza montre que <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> d’interprétation <strong>de</strong><br />

l’Ecriture consiste avant tout à présenter l’Ecriture à <strong>la</strong> lettre pour en faire<br />

ensuite <strong>la</strong> théorie. En revanche, Spinoza pense que l’imagination est liée aussi<br />

bien aux images qu’aux paroles. D’ailleurs, <strong>la</strong> particulière référence faite par<br />

131 Traité <strong>de</strong> <strong>la</strong> Réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, in « Œuvres 1 » § 47, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1964, p.211.<br />

132 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre I, PUF, Paris, 1999, p.91.<br />

- 178 -


notre penseur à ce propos est sans doute <strong>la</strong> formu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole divine sous<br />

<strong>la</strong> forme <strong>de</strong>s dix comman<strong>de</strong>ments. L’Ecriture démontre que Dieu parle, qu’il a<br />

une voix, une figure, un Esprit invisible. Quelle est <strong>la</strong> signification d’une telle<br />

formule ?<br />

De par sa métho<strong>de</strong>, Spinoza évoque « l’esprit <strong>de</strong> Dieu » dans tous les<br />

contextes pour en construire une signification commune. L’Ecriture indique<br />

que l’esprit <strong>de</strong> Dieu habite les hommes ou alors que Dieu reprend l’esprit saint<br />

sur les hommes. Qu’est-ce à dire ?<br />

Finalement, Spinoza comprend que c’est par l’imagination que Dieu se<br />

manifeste. Il pense que <strong>la</strong> prophétie est liée à l’imagination et non à <strong>la</strong> vraie<br />

pensée : « Nous affirmons donc qu’en <strong>de</strong>hors du Christ personne n’a reçu<br />

<strong>de</strong> révé<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> Dieu que par le secours <strong>de</strong> l’imagination, c’est-à-dire par<br />

le secours <strong>de</strong> paroles ou d’images ; il n’est donc pas nécessaire pour<br />

prophétiser d’avoir un esprit plus parfait, mais seulement une imagination<br />

plus vive. » 133 D’ailleurs, on peut lire quasiment l’ensemble du chapitre<br />

premier du Traité théologico-<strong>politique</strong> qui en explicite <strong>la</strong>rgement sa question.<br />

En revanche, l’auteur fait remarquer que le Christ, selon Spinoza, a dû entrer<br />

en communication avec Dieu d’esprit à esprit <strong>de</strong> sorte que les décisions divines<br />

lui ont été communiquées <strong>de</strong> façon immédiate. Spinoza a pu lire que « Dieu<br />

s’est révélé aux apôtres par l’intermédiaire du Christ et (…) d’un<br />

ange). » 134 Disons que <strong>de</strong>s conséquences peuvent être tirées du rapport <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

révé<strong>la</strong>tion et <strong>de</strong> l’imagination.<br />

Dans un premier temps, le chapitre I du Traité théologico-<strong>politique</strong><br />

explique comment <strong>la</strong> parole, en tant qu’image et signe et l’esprit se rapportent à<br />

Dieu. La prophétie appelle <strong>de</strong>s signes divins qui sont traduits en images par les<br />

prophètes. Comment alors Dieu ait pu nous affecter par sa parole sans qu’on<br />

ait une idée adéquate <strong>de</strong> lui. Pour l’auteur, Spinoza pense qu’une chose qui se<br />

rapporte à Dieu appartient à sa nature ou en est une partie, en est son pouvoir<br />

qui a été transmise par les prophètes ou qui entend exprimer un super<strong>la</strong>tif.<br />

133 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre I, PUF, Paris, 1999, p.95.<br />

134 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre I, p.93.<br />

- 179 -


Disons qu’ici il est indiqué comment s’amorce <strong>la</strong> transcendance divine, germe<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition qui contraste l’idée adéquate <strong>de</strong> Dieu comme « cause<br />

immanente et transitive. » Cette idée reste essentielle pour le philosophe pour<br />

qui à défaut <strong>de</strong> connaître par les causes et les essences, l’imagination rompt <strong>la</strong><br />

continuité naturelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> déduction logique <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, se démarque <strong>de</strong>s<br />

effets <strong>de</strong> leurs causes et <strong>la</strong> conclusion <strong>de</strong> ses prémisses.<br />

A <strong>la</strong> vérité en dépit <strong>de</strong> leur caractère pieux et <strong>de</strong> bonté, les prophètes ne<br />

bénéficiaient d’aucune connaissance naturelle ou rationnelle <strong>de</strong>s choses. Pour<br />

ainsi dire, il en ressort que <strong>la</strong> prophétie constitue un mo<strong>de</strong> naturel <strong>de</strong><br />

connaissance qui requiert <strong>la</strong> lumière naturelle.<br />

Dans un second temps, <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion ou <strong>la</strong> prophétie est une<br />

connaissance à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle « <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu » n’est point une simple<br />

image littéraire. De <strong>la</strong> sorte, <strong>la</strong> connaissance révélée ne se réduit guère à une<br />

forme anthropomorphiste. Envisager que l’Ecriture adopte un <strong>la</strong>ngage<br />

anthropomorphique n’indique pas que <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu ne soit qu’une simple<br />

projection <strong>de</strong> l’imagination <strong>de</strong>s prophètes. En fait, <strong>la</strong> prophétie suppose <strong>la</strong><br />

perception <strong>de</strong> choses réelles et ne saurait se confondre avec <strong>la</strong> vision <strong>de</strong>s<br />

songes. Selon l’auteur, considérer Dieu comme une projection <strong>de</strong> l’imagination<br />

qui nous <strong>de</strong>vient étrangère et nous aliène se retrouvera chez Feuerbach.<br />

Spinoza parle souvent <strong>de</strong> l’imagination autant dans le Traité théologico-<br />

<strong>politique</strong> que dans l’Ethique. L’imagination, nous dit le scolie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

proposition XVII, <strong>de</strong> l’Ethique, II, « peut faire que nous contemplions<br />

comme présent ce qui n’est pas, comme il arrive souvent (potest ut ea, quae<br />

non sunt, veluti, praesentia contemplemur, ut saepe fit) ». 135 Comprenons que<br />

l’emploi <strong>de</strong>s mots nous donne l’idée <strong>de</strong>s images <strong>de</strong>s choses en tant<br />

qu’affections du corps humain dont les idées nous représentent les choses<br />

extérieures comme nous étant présentes. Le prophète et le peuple à qui est<br />

léguée cette parole restent inaptes à découvrir les hautes vérités. C’est dans ce<br />

droit fil que Spinoza montre que « l’Ecriture a coutume <strong>de</strong> peindre Dieu<br />

135 Ethique, Deuxième Partie, Proposition XVII, scolie, Editions du Seuil, Paris, p.135.<br />

- 180 -


comme un homme, et d’attribuer à Dieu, à cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> faiblesse du<br />

vulgaire, un esprit, une âme, les affects <strong>de</strong> l’âme, et aussi un corps et une<br />

haleine. » 136 L’auteur fait remarquer que le prophète est un homme<br />

d’inspiration qui proc<strong>la</strong>me du reste <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu à partir <strong>de</strong> l’esprit divin.<br />

Etant entendu que <strong>la</strong> lumière naturelle pourrait favoriser les idées <strong>de</strong><br />

l’enten<strong>de</strong>ment, l’on pourrait s’interroger éventuellement sur l’appréhension <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> parole divine par le biais <strong>de</strong> l’imagination <strong>de</strong>s prophètes, si elle peut requérir<br />

une lumière naturelle. Dans <strong>la</strong> mesure où <strong>la</strong> connaissance révélée se fon<strong>de</strong> sur<br />

l’imagination et que cette <strong>de</strong>rnière bute sur <strong>la</strong> connexion <strong>de</strong>s idées et <strong>de</strong>s<br />

choses, alors <strong>la</strong> connaissance révélée risque <strong>de</strong> se muer en l’effet d’une cause<br />

surnaturelle, sans lien à ses effets.<br />

Verley consacre le <strong>de</strong>uxième point <strong>de</strong> son ouvrage à <strong>la</strong> superstition et<br />

aux affections passives : espoir et crainte comme effets <strong>de</strong> <strong>la</strong> fluctuation. La<br />

révé<strong>la</strong>tion par <strong>la</strong>quelle nous sommes affectés par Dieu correspond au premier<br />

genre <strong>de</strong> connaissance qui est fondé sur le ouï-dire et l’expérience vague, sur<br />

les signes et les images. Cette connaissance se conçoit comme l’unique cause<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> fausseté, selon <strong>la</strong> proposition XLI du livre II <strong>de</strong> l’Ethique. De là, peut se<br />

comprendre comment <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion engendre <strong>la</strong> superstition. Sans doute, ce<strong>la</strong><br />

est lié à <strong>la</strong> méconnaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> l’imagination et <strong>de</strong> l’ordre naturel.<br />

D’ailleurs, on peut lire au §47 du Traité du Réforme <strong>de</strong> l’Enten<strong>de</strong>ment<br />

comment une connaissance conçue à partir du <strong>la</strong>ngage transforme le positif en<br />

négatif. Ce que l’auteur veut nous faire comprendre c’est que l’imagination<br />

inverse les idées <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment. Ainsi, <strong>la</strong> puissance native <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment<br />

par exemple <strong>de</strong>vient impuissante aux yeux <strong>de</strong> l’imagination. Bien plus, le<br />

<strong>la</strong>ngage contribue à mimer selon l’auteur l’enten<strong>de</strong>ment par le changement <strong>de</strong>s<br />

signes. Quand l’enten<strong>de</strong>ment agit, l’imagination suggère et pâtit. A en croire<br />

Verley, ce pouvoir d’inversion <strong>de</strong> l’imagination semble visible parmi les<br />

causes engendrant <strong>la</strong> croyance que <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion requiert l’ai<strong>de</strong> d’une lumière<br />

surnaturelle. Si l’enten<strong>de</strong>ment voit <strong>la</strong> puissance naturelle <strong>de</strong> Dieu dans l’ordre<br />

136 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre I, p.103.<br />

- 181 -


naturel comme enchaînement <strong>de</strong>s causes et <strong>de</strong>s effets, l’imagination qui forme<br />

l’esprit humain ordinaire croit que <strong>la</strong> puissance divine ne consistera<br />

certainement qu’en une possibilité <strong>de</strong> dérogation à cet ordre naturel. De cette<br />

façon, Dieu conçu à l’image <strong>de</strong>s rois dont <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté équivaut<br />

au pouvoir <strong>de</strong> création et <strong>de</strong> suspension <strong>de</strong>s lois. D’ailleurs, les premiers textes<br />

du chapitre VI du Traité théologico-<strong>politique</strong> décrit bien ce processus par<br />

lequel l’on forge <strong>la</strong> pensée d’un Dieu transcendant qui peut beaucoup plus qu’il<br />

ne fait. Spinoza peut alors écrire : « On imagine <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> Dieu comme<br />

le pouvoir d’une majesté royale (nisi quod Dei potentiam tanquam regiae<br />

cujusdam majestatis imperium)» 137 .<br />

Explicitement, Verley pense que <strong>la</strong> connaissance révélée est<br />

indissociable <strong>de</strong>s mots et <strong>de</strong>s images condamnées à dissocier <strong>la</strong> nature<br />

naturante <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature naturée. Pour l’auteur, l’esprit commun, non satisfaite <strong>de</strong><br />

reconnaître l’enchaînement <strong>de</strong>s effets leurs causes naturelles, subit cet<br />

enchaînement <strong>de</strong>s effets leurs causes naturelles, subit cet enchaînement et<br />

semble flotter au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature. Dans un tel état, l’esprit perçoit tout<br />

événement comme fortuit et aléatoire et découvre qu’une illumination ou<br />

lumière surnaturelle qu’il croit comme une grâce. La Nature, on le voit,<br />

s’i<strong>de</strong>ntifie à <strong>la</strong> Fortune, toujours capricieuse, qui se donne comme bonne ou<br />

mauvaise fortune. Disons que l’esprit <strong>de</strong> superstition vient non seulement <strong>de</strong><br />

l’imagination mais aussi <strong>de</strong>s affections passives qui maintiennent l’homme<br />

dans <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong>. Il est c<strong>la</strong>ir que les idées <strong>de</strong> l’imagination sont instables et<br />

flottantes. Au caractère aléatoire <strong>de</strong>s événements naturels correspond dans<br />

l’esprit une sorte d’inquiétu<strong>de</strong>, d’agitation nous conduisant à rechercher dans<br />

<strong>de</strong>s signes une forme <strong>de</strong> certitu<strong>de</strong> pour sortir <strong>de</strong> cette oscil<strong>la</strong>tion incessante<br />

entre <strong>la</strong> joie que nous procure l’espoir et <strong>la</strong> tristesse qu’engendre <strong>la</strong> crainte. En<br />

revanche, les signes sous forme <strong>de</strong> miracles, <strong>de</strong> paroles ou d’images ne<br />

semblent pas réaliser <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> propre à <strong>la</strong> science. Sous <strong>la</strong> prééminence <strong>de</strong><br />

l’imagination, l’homme vacille entre <strong>la</strong> crainte et l’espoir impliquant le doute.<br />

137 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre VI, p.239.<br />

- 182 -


Ce fait d’incertitu<strong>de</strong> appelle l’image ou le signe comme moyen d’acquérir <strong>la</strong><br />

certitu<strong>de</strong> ; le miracle <strong>de</strong>vient pour ainsi dire le signe du caractère divin <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

prophétie où il décrit bien le lien <strong>de</strong> <strong>la</strong> crainte et <strong>de</strong> l’espoir à <strong>la</strong> superstition.<br />

On peut le voir, les affections passives (<strong>la</strong> crainte et l’espoir) disposent<br />

d’une p<strong>la</strong>ce incontournable du Traité théologico-<strong>politique</strong> et Spinoza explique<br />

le rapport <strong>de</strong> celle-ci à <strong>la</strong> servilité, l’esc<strong>la</strong>vage au niveau religieux et social.<br />

Que ce soit le Prince ou le théologien, il ne fon<strong>de</strong> leur pouvoir qu’à partir du<br />

moment où <strong>la</strong> loi civile ou <strong>la</strong> loi divine engendrent <strong>la</strong> promesse d’une<br />

récompense et d’une menace imaginaire. Perdu dans le flot <strong>de</strong> l’incertitu<strong>de</strong>,<br />

l’homme oscille comme un pendule, entre <strong>la</strong> crainte et l’espoir sans repos et<br />

n’est soumis en fin <strong>de</strong> compte qu’à <strong>la</strong> bonne ou mauvaise fortune à <strong>la</strong>quelle on<br />

prête <strong>de</strong>s intentions. Selon l’auteur, <strong>la</strong> religion et le pouvoir se fon<strong>de</strong>nt sur<br />

l’entretien <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition et <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>vage dont les Princes en sont les<br />

esc<strong>la</strong>ves. <strong>Les</strong> premières lignes <strong>de</strong> <strong>la</strong> Préface du Traité théologico-<strong>politique</strong><br />

témoignent bien <strong>de</strong> <strong>la</strong> dépendance <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition à l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> crainte et <strong>de</strong><br />

l’espoir re<strong>la</strong>tivement à <strong>la</strong> puissance capricieuse <strong>de</strong> <strong>la</strong> fortune que les hommes<br />

invoquent sans cesse <strong>de</strong> par <strong>de</strong>s rites, <strong>de</strong>s sacrifices et <strong>de</strong>s prières : « C’est<br />

pourquoi <strong>la</strong> cause qui engendre, conserve et alimente <strong>la</strong> superstition, c’est<br />

<strong>la</strong> crainte (Causa itaque, a qua superstitio oritur, conservatur et fovetur, metus<br />

est) » 138<br />

L’Ethique peut nous faire voir que Spinoza désigne cet état <strong>de</strong> l’esprit<br />

comme une fluctuation <strong>de</strong> l’âme vacil<strong>la</strong>nt entre <strong>la</strong> joie et <strong>la</strong> tristesse.<br />

Fondamentalement, les idées <strong>de</strong> l’imagination nous affectent <strong>de</strong> par leur<br />

cœfficient <strong>de</strong> doute et engendrent en plus en nous d’autres affections en ce sens<br />

que les images renvoient aux idées inadéquates produites par les signes, conçus<br />

comme présages. Crainte et espoir sont <strong>de</strong>s affections dérivées <strong>de</strong> l’affection<br />

primitive dite fluctuation <strong>de</strong> l’âme, dont dérive l’irrésolution ; elle est née <strong>de</strong><br />

l’impuissance à user <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment. A ce sta<strong>de</strong> là, <strong>la</strong> parole divine apparaît<br />

insaisissable par <strong>la</strong> lumière naturelle. Il convient à présent d’implorer <strong>la</strong> grâce<br />

138 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, PUF, Paris, 1999, p.59.<br />

- 183 -


<strong>de</strong> Dieu, prier pour infléchir sa volonté, faire pénitence et toutes sortes <strong>de</strong><br />

sacrifices pour être en notre faveur.<br />

L’auteur analyse dans ce second point <strong>la</strong> manière dont l’on parvient <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> superstition à <strong>la</strong> foi, et <strong>la</strong> conversion d’une affection passive en une affection<br />

active. Ici où Verley effectue une mise au point, il indique que l’analyse<br />

spinoziste <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance révélée établit un lien entre <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion ou<br />

prophétie et l’imagination et entre <strong>la</strong> crainte et l’espoir. Elle s’effectue, en<br />

effet, au moyen d’images et <strong>de</strong> signes sans pour autant nous faire accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong><br />

vraie connaissance à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle l’on parvient à d’autres connaissances.<br />

Sommes-nous voués à <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong> ?<br />

Assurément pas, car selon Verley, le Traité théologico-<strong>politique</strong> <strong>de</strong><br />

Spinoza nous suggère <strong>la</strong> voie contraire en vue <strong>de</strong> passer <strong>de</strong> <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong> à <strong>la</strong><br />

liberté, <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition à <strong>la</strong> foi sans résister à l’affection <strong>de</strong> Dieu. Spinoza<br />

indique que <strong>la</strong> voie <strong>de</strong> se libérer <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition à <strong>la</strong> foi s’avère, en effet,<br />

nécessaire car il justifie <strong>la</strong> conversion d’une affection passive en affection<br />

active. Cette conversion <strong>de</strong>s affections peut s’expliquer notamment par le<br />

changement <strong>de</strong> genre <strong>de</strong> connaissance, étant donné que <strong>la</strong> connaissance<br />

révélée, comme parole <strong>de</strong> Dieu, s’accompagne toujours <strong>de</strong> signe. Point besoin<br />

<strong>de</strong> partir dorénavant <strong>de</strong>s prophètes pour cerner <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu, ni <strong>de</strong>s<br />

théologiens qui ne sont que <strong>de</strong> simples interprètes d’interprètes. L’auteur est<br />

formel à ce sujet : pour lui, il faudra partir <strong>de</strong> l’Ecriture afin <strong>de</strong> mieux<br />

appréhen<strong>de</strong>r <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu : quelle signification Dieu accor<strong>de</strong>-t-il à <strong>la</strong> fois<br />

au sujet et à l’objet <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole <strong>de</strong>s prophètes ?<br />

Expliquant dans un premier temps l’herméneutique <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole <strong>de</strong><br />

Dieu, Verley prévient contre toute confusion superstitieuse <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole <strong>de</strong><br />

Dieu, et propose l’élimination <strong>de</strong> ce qu’elle a <strong>de</strong> fluctuant. L’auteur insiste sur<br />

<strong>la</strong> façon dont <strong>la</strong> superstition détache <strong>la</strong> parole, l’image et <strong>la</strong> figure <strong>de</strong> leur<br />

naturel pour les noyer ensuite dans un flot mystérieux, transcendant,<br />

personnifié par <strong>la</strong> Fortune. De cette façon, l’interprétation <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu<br />

à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole <strong>de</strong>s prophètes ne parvient à s’effectuer sans réduction <strong>de</strong><br />

l’image, trop fluctuante, à <strong>la</strong> lettre et aux signes. Dans les six premiers<br />

- 184 -


chapitres du Traité théologico-<strong>politique</strong>, <strong>la</strong> parole divine n’est interprétée qu’à<br />

partir <strong>de</strong> <strong>la</strong> prophétie et <strong>de</strong>s prophètes. Dès le chapitre VII, cette parole est<br />

rapportée à l’Ecriture qui <strong>la</strong> rend actuelle dans <strong>de</strong>s livres, <strong>de</strong>s récits et <strong>de</strong>s<br />

signes. Pour ainsi dire, il est compréhensible d’envisager le caractère diptyque<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance divine, qui selon l’auteur, agit tant dans <strong>la</strong> Nature que dans<br />

l’Ecriture. Cette action divine par l’Ecriture désigne une nouvelle voie à <strong>la</strong><br />

religion fondée sur <strong>la</strong> foi et reposant sur trois principes essentiels : d’abord, <strong>la</strong><br />

parole <strong>de</strong> Dieu se dit dans l’Ecriture sainte ; ensuite, <strong>la</strong> parole divine est loi et<br />

<strong>la</strong> foi est obéissance et non soumission à <strong>la</strong> loi. Enfin, cette parole doit s’ériger<br />

en règle <strong>de</strong> vie pratique et d’action.<br />

L’examen du premier point défend l’idée selon <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> parole <strong>de</strong><br />

Dieu dans l’Ecriture sainte conduit l’Ecriture seule à interpréter <strong>la</strong> parole<br />

divine. L’on y découvre ainsi <strong>la</strong> <strong>critique</strong> et le refus <strong>de</strong> toute théologie car les<br />

théologiens en lieu et p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> Dieu imposent leurs inventions propres, et ainsi,<br />

à obliger les autres à penser comme eux. Difficile pour Verley d’accor<strong>de</strong>r une<br />

crédibilité à l’interprétation <strong>de</strong>s théologiens qui n’ont rien <strong>de</strong> prophètes, et qui<br />

ne restent qu’au simple niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> spécu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s autres théologiens. De<br />

cette façon, <strong>la</strong> théologie s’enlise dans le jeu <strong>de</strong>s interprétations d’interprétation.<br />

Au final, <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu, loin d’être transmise par <strong>la</strong> voix <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> prophétie est plutôt transmise par écrit. L’Ecriture s’attèle à une plénitu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

récits historiques au sujet <strong>de</strong>s prophètes. Mais alors, l’imagination peut-elle<br />

être évitée malgré les événements insolites et les propos contradictoires ?<br />

Spinoza s’est attelé à rectifier le tir : corriger <strong>la</strong> perversion <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

théologie et ce brouil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong>s esprits qu’elle suscite. Nullement, le philosophe<br />

n’envisage pas une réduction <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance naturelle ou re<strong>la</strong>yer celle du<br />

premier genre dans celle du second niveau. Il dresse, en effet, un parallélisme<br />

entre <strong>la</strong> nature et l’Ecriture et soutient l’idée selon <strong>la</strong>quelle il faut comprendre<br />

l’Ecriture par elle-même comme on saisit <strong>la</strong> nature par <strong>la</strong> nature. C’est ce<strong>la</strong> <strong>la</strong><br />

vraie métho<strong>de</strong> spinoziste proposée et dont le leitmotiv fondamental est d’aller<br />

du même au même. Une philosophie tout à fait logique selon Verley qui stipule<br />

que l’Ecriture s’explique par l’Ecriture et <strong>la</strong> Nature par <strong>la</strong> Nature ; c’est<br />

- 185 -


d’ailleurs l’explication <strong>de</strong> tout processus dialectique, toute autre tendance (par<br />

exemple, expliquer l’Ecriture par <strong>la</strong> Nature ou vis versa) étant exclue. La<br />

métho<strong>de</strong> naturelle d’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture ne conduit certes pas <strong>la</strong><br />

dépendance <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance révélée par rapport à <strong>la</strong> connaissance naturelle,<br />

mais elle invite à <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong> l’Ecriture par <strong>la</strong> lumière naturelle. De <strong>la</strong><br />

sorte, <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu apparaît non comme l’imagination productrice d’image<br />

mais comme productrice <strong>de</strong> mots. Il convient pour Verley <strong>de</strong> connaître<br />

l’Ecriture comme <strong>la</strong> nature. Il faudrait étudier l’Ecriture à <strong>la</strong> lettre, l’étudier<br />

naturellement et se libérer <strong>de</strong> l’image comme affection psychophysique. <strong>Les</strong><br />

signes, les mots et les différents livres pourront introduire à <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong>s<br />

prophètes. Pour l’auteur, <strong>la</strong> parole écrite <strong>de</strong>meure <strong>la</strong> seule parole divine qui<br />

vaut <strong>la</strong> peine.<br />

Au plus près <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> d’interprétation, il apparaît d’une part <strong>de</strong><br />

cerner <strong>la</strong> forme <strong>de</strong> cette parole et d’autre part son contenu. Verley nous conduit<br />

ici dans une approche historique, elle-même appréhendée par Spinoza. Mais, il<br />

ne s’agit guère <strong>de</strong> l’histoire hégélienne ni marxienne, entendue comme un<br />

mouvement et une fin, du reste liée à <strong>la</strong> finalité. Notre philosophe se démarque<br />

<strong>de</strong> cette tendance téléologique. Selon lui, en effet, l’enquête historique qui<br />

s’applique à <strong>la</strong> Nature, ne lui confère pas un statut historique, mais que les<br />

recherches à propos <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature confèrent l’inventaire <strong>de</strong>s données en vue<br />

d’appréhen<strong>de</strong>r les choses naturelles. Ainsi l’enquête historique requise pour<br />

interpréter l’Ecriture passe par une histoire impliquant les opérations <strong>de</strong><br />

c<strong>la</strong>ssification <strong>de</strong> livres, <strong>de</strong> <strong>de</strong>scriptions <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue. Celles-ci favorisent<br />

l’introduction <strong>de</strong>s notions communes et conduisent <strong>la</strong> réduction du contenu <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu à <strong>de</strong>s abstractions d’où se nourrissent les théologiens en vue<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> subordination <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature à l’écriture, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> à <strong>la</strong> foi. Pour<br />

l’auteur, l’interprétation <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu part <strong>de</strong>s données <strong>de</strong> l’Ecriture<br />

(livres et <strong>la</strong>ngue) pour rechercher le sens <strong>de</strong>s textes, <strong>de</strong>s mots, puisque, sans <strong>la</strong><br />

certitu<strong>de</strong> du sens, il peut s’agir d’interprétation. <strong>Les</strong> normes <strong>de</strong> l’Ecriture<br />

recomman<strong>de</strong>nt plutôt <strong>la</strong> vérification <strong>de</strong> <strong>la</strong> cohérence <strong>de</strong> corpus (c’est-à-dire<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s livres <strong>de</strong> La Bible) pour en sortir une signification. La parole<br />

- 186 -


divine reste indémarquable <strong>de</strong> l’Ecriture et est reconnue à son sens tandis que<br />

<strong>la</strong> vérité <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> Dieu produite par l’enten<strong>de</strong>ment se connaît <strong>de</strong> façon<br />

immédiate sans signe. Il est vrai que les mots, <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue et les récits, à en croire<br />

l’auteur, re<strong>la</strong>tent <strong>la</strong> vérité. De cette façon, <strong>de</strong> par son inversion, le <strong>la</strong>ngage est<br />

né <strong>de</strong> façon naturelle <strong>de</strong>s métaphores. Spinoza embrasse le regard, par<br />

l’illustration <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> à partir d’exemples tels « Dieu est un feu » et<br />

« Dieu est jaloux », expressions a priori c<strong>la</strong>ires mais confuses si l’on s’éloigne<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité. Pour ainsi dire, dans l’enquête historique spinoziste, il est question<br />

<strong>de</strong> l’authenticité <strong>de</strong>s livres, <strong>de</strong> leurs auteurs, <strong>de</strong>s vicissitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition, et<br />

sur les circonstances <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong>s prophètes. De cette métho<strong>de</strong>, <strong>de</strong>ux<br />

remarques s’imposent : d’une part, <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu se lit dans l’Ecriture en<br />

rapport avec <strong>la</strong> vie, les actions <strong>de</strong>s prophètes ; d’autre part, elle se dit dans<br />

l’Ecriture et formule une règle <strong>de</strong> vie, <strong>la</strong> loi <strong>de</strong> Dieu moralement sûre et<br />

certaine.<br />

Dans <strong>la</strong> mesure où les prophètes prennent <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu comme<br />

comman<strong>de</strong>ment, <strong>la</strong> piété recomman<strong>de</strong> une obéissance. Disons que si l’enquête<br />

historique permet <strong>de</strong> retrouver un sens, une cohérence au niveau <strong>de</strong>s livres, il<br />

revient à montrer que <strong>la</strong> parole divine réduite à son écriture est sainte. La<br />

démarche consiste à indiquer que <strong>la</strong> parole se disant dans l’Ecriture enseigne <strong>la</strong><br />

vraie religion. On peut alors lire : « Nous saisissons donc facilement<br />

pourquoi Dieu doit être compris comme l’auteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible : en <strong>raison</strong> <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> religion véritable qui y est enseignée, mais non parce qu’il aurait voulu<br />

communiquer aux hommes un nombre déterminé <strong>de</strong> livres. » 139 Le contenu<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, loi universelle <strong>de</strong> Dieu, s’appréhen<strong>de</strong> en rapport avec son<br />

actualisation dans les livres. De <strong>la</strong> sorte, cette loi divine universelle se<br />

démarque <strong>de</strong> l’essence <strong>de</strong> Dieu saisie par <strong>la</strong> puissance native <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment<br />

tout comme l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature est différent <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> l’Ecriture dans <strong>la</strong><br />

mesure où <strong>la</strong> recherche du sens ne se confond point avec <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong><br />

139 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XII, p.439.<br />

- 187 -


l’essence, à l’universalité <strong>de</strong> sa loi découverte par <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> <strong>de</strong>s notions<br />

communes.<br />

En par<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité morale propre à <strong>la</strong> foi, l’on retiendra que d’après<br />

Verley l’interprétation spinoziste <strong>de</strong> l’Ecriture rend possible une connaissance<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu sans sortir <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance du premier genre. Il est<br />

évi<strong>de</strong>nt que <strong>la</strong> superstition se fon<strong>de</strong> sur <strong>la</strong> route <strong>de</strong> <strong>la</strong> toute puissance <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Fortune, l’espoir et <strong>la</strong> crainte qu’elle engendrait et l’état <strong>de</strong> fluctuation ou <strong>de</strong><br />

doute propre à l’esprit <strong>de</strong> superstition. A en croire à <strong>la</strong> démarche spinoziste, il<br />

n’est plus question d’accor<strong>de</strong>r créance à <strong>la</strong> Fortune ou à <strong>la</strong> grâce divine car <strong>la</strong><br />

parole divine se révèle comme loi universelle. L’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture<br />

sainte fon<strong>de</strong> <strong>la</strong> possibilité d’une connaissance vraie ou <strong>la</strong> foi sans sortir du<br />

premier genre <strong>de</strong> connaissance. Nous pouvons reconnaître dans une certaine<br />

mesure que l’Ecriture enseigne un certain nombre <strong>de</strong> « vérités morales » telles<br />

assurer <strong>la</strong> justice, venir en ai<strong>de</strong> aux nécessiteux, se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> tuer son<br />

semb<strong>la</strong>ble, convoiter le bien d’autrui. Quelle est <strong>la</strong> signification <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong><br />

« vérité morale » ? Quelle certitu<strong>de</strong> en attendre ?<br />

Une préoccupation majeure qui pose avec acuité <strong>la</strong> question du rapport<br />

du sens à <strong>la</strong> vérité. Dans <strong>la</strong> vision <strong>de</strong> l’auteur, les vérités morales recherchent<br />

un vrai sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole divine et le bien vrai tant soutenu par l’interprétation<br />

spinoziste. Spinoza n’a eu cesse d’indiquer dans le Traité théologico-<strong>politique</strong><br />

l’urgence <strong>de</strong> distinction <strong>de</strong> <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> morale propre à <strong>la</strong> prophétie et à <strong>la</strong><br />

parole divine <strong>de</strong> <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> mathématique (démonstration à partir <strong>de</strong><br />

définitions et d’axiomes). La certitu<strong>de</strong> nous permet <strong>de</strong> parvenir à <strong>la</strong> vérité sous<br />

<strong>la</strong> forme <strong>de</strong> loi, et conduit surtout à dissiper <strong>la</strong> fluctuation <strong>de</strong> l’âme qui génère<br />

les affections passives. La loi ou <strong>la</strong> parole désigne une règle <strong>de</strong> vie qui nous fait<br />

gagner <strong>de</strong> l’assurance et <strong>de</strong> <strong>la</strong> fermeté. De cette façon, l’interprétation du<br />

contenu <strong>de</strong> l’Ecriture permet d’engendrer <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong><br />

vie proposées par cette parole. Passer <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition à <strong>la</strong> foi consistera pour<br />

ainsi dire à s’affranchir <strong>de</strong> <strong>la</strong> croyance à <strong>la</strong> Fortune, et encore <strong>de</strong> se délivrer <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> fluctuation <strong>de</strong> l’âme. L’auteur se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> alors comment <strong>la</strong> foi arrive à<br />

- 188 -


surmonter le doute. Il s’agit pour lui <strong>de</strong> s’interroger sur le signe qui permet <strong>de</strong><br />

reconnaître <strong>la</strong> vraie foi et <strong>la</strong> vraie loi.<br />

Plus loin, Verley traite <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi comme adéquation <strong>de</strong> <strong>la</strong> « certitudo » et<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> « securitas ». Ici, il fait appel à Luther qui aurait tenté <strong>de</strong> résoudre <strong>la</strong><br />

question <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi dans son rapport aux œuvres. Il défend, en effet, l’idée selon<br />

<strong>la</strong>quelle nous ne pouvons être sauvés seulement que par les œuvres. La foi<br />

donne <strong>la</strong> « certitudo » concernant le salut et non <strong>la</strong> « securitas ». Retenons que<br />

les bonnes œuvres ne renseignent guère <strong>la</strong> bonne foi. Spinoza, lui, réfute<br />

nécessairement cette idée et soutient plutôt dans les œuvres <strong>la</strong> justification <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

foi. On peut voir ici le sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole divine qui se produit lorsque le<br />

« conatus » (ou le désir) se stabilise dans l’obéissance à <strong>la</strong> loi divine ; une<br />

obéissance comme une affection active et non comme une simple soumission,<br />

comme une reconnaissance du sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi, dépouillée <strong>de</strong> toute passivité<br />

<strong>de</strong>vant <strong>la</strong> fortune. C’est ce<strong>la</strong> <strong>la</strong> signification du rapport <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi à <strong>la</strong> foi.<br />

L’œuvre constitue l’instrument naturel <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi ou connaissance révélée. Ainsi,<br />

<strong>la</strong> foi en plus <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance qu’elle est, est une « virtus », c’est-à-dire <strong>la</strong><br />

manifestation d’une puissance d’être. L’auteur fait remarquer que l’œuvre<br />

désigne le signe <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et non du salut. A ce<strong>la</strong>, <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> issue <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole<br />

<strong>de</strong> Dieu, <strong>de</strong> <strong>la</strong> liaison <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi, favorise l’émergence d’une autre<br />

affection active, délivrée <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> fluctuation <strong>de</strong> l’âme nommée <strong>la</strong> sécurité<br />

selon les termes <strong>de</strong> Spinoza, <strong>la</strong>quelle n’ayant rien en commun avec <strong>la</strong><br />

tranquillité, le repos, <strong>la</strong> protection, mais qui consiste en une joie <strong>de</strong> <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong>.<br />

L’œuvre <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi remp<strong>la</strong>ce <strong>la</strong> prière et <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> morale propre à <strong>la</strong> foi se<br />

découvre avec cette sécurité que donne l’œuvre accomplie par obéissance à <strong>la</strong><br />

parole <strong>de</strong> Dieu. La sécurité désigne <strong>la</strong> sûreté, <strong>la</strong> liberté car l’obéissance à <strong>la</strong> loi<br />

divine nous protège <strong>de</strong>s caprices <strong>de</strong> <strong>la</strong> fortune. Elle est l’effet <strong>de</strong> l’œuvre<br />

accomplie par respect <strong>de</strong> l’amour et <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice propre à <strong>la</strong> parole divine. De<br />

cette façon, <strong>la</strong> vérité <strong>religieuse</strong> et <strong>la</strong> vérité éthique ne sauraient se contredire<br />

puisque toutes les <strong>de</strong>ux nous libèrent <strong>de</strong> <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong>. De même,<br />

l’« adéquation » entre <strong>la</strong> foi et l’œuvre reste indissociable comme l’idée vraie<br />

et l’enten<strong>de</strong>ment. Le sens <strong>de</strong> l’Ecriture manifeste l’ordre divin comme un<br />

- 189 -


comman<strong>de</strong>ment. La liaison <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi stipule l’œuvre critère <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vérité du sens. <strong>Les</strong> prophètes n’ont pas <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> parler au nom <strong>de</strong> Dieu<br />

que Dieu leur faisait signe, par <strong>la</strong> manifestation <strong>de</strong> sa puissance. A contrario<br />

<strong>de</strong>s théologiens pour qui le salut repose sur l’opposition péché-ré<strong>de</strong>mption,<br />

crainte-espoir, <strong>la</strong> philosophie spinoziste sépare <strong>la</strong> foi <strong>de</strong> ces affections passives<br />

et l’associe à <strong>la</strong> puissance d’action. La foi tout comme <strong>la</strong> <strong>raison</strong> semble tournée<br />

vers l’action. La philosophie pratique qui se démarque <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi entendue<br />

comme une technique du salut (ce qu’est <strong>la</strong> superstition) que <strong>de</strong> <strong>la</strong> science<br />

comme savoir au service <strong>de</strong> <strong>la</strong> maîtrise du mon<strong>de</strong>. D’ailleurs, croire et savoir<br />

restent <strong>de</strong>ux manifestations <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance d’agir.<br />

On le voit, dans <strong>la</strong> foi comme dans <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, dans <strong>la</strong> religion comme<br />

dans l’éthique, il est établi <strong>la</strong> liaison analytique <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance et <strong>de</strong> l’agir<br />

selon les <strong>modalités</strong> différentes. Assurément, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong> qui<br />

provient <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance et <strong>de</strong> l’amour <strong>de</strong> Dieu, <strong>la</strong> foi révèle notre liberté.<br />

Verley a jugé important <strong>de</strong> poser le problème du fon<strong>de</strong>ment symbolique<br />

<strong>de</strong> l’herméneutique. C’est le problème <strong>de</strong> <strong>la</strong> reconnaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi divine ou<br />

parole <strong>de</strong> Dieu comme vérité morale qu’il s’agit en réalité. D’ailleurs le<br />

chapitre XII du Traité théologico-<strong>politique</strong> nous ai<strong>de</strong> à résoudre cette<br />

question ; il indique en effet, que <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu et l’Ecriture ne sont pas<br />

simplement dites et écrites par <strong>de</strong>s prophètes dans <strong>de</strong>s livres. Spinoza fait<br />

remarquer <strong>la</strong> correspondance existante entre <strong>la</strong> loi divine écrite et une autre loi<br />

écrite dans <strong>la</strong> pensée humaine, <strong>la</strong>quelle correspondance, venant d’un pacte<br />

entre Dieu et l’homme a une portée symbolique. La loi divine écrite dans <strong>la</strong><br />

Bible n’est reconnue et suivie que parce qu’elle est écrite d’une part dans les<br />

tables <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi et <strong>de</strong> l’autre dans l’Ecriture et dans <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong>s hommes. A en<br />

croire l’auteur, entre <strong>la</strong> loi divine et <strong>la</strong> loi imprimée dans les cœurs existe un<br />

rapport logique semb<strong>la</strong>ble à celui qui unit le prédicat (symbole incomplet) au<br />

nom propre (symbole complet). Suivant le Traité théologico-<strong>politique</strong>,<br />

l’homme <strong>de</strong>vient libre lorsqu’il a <strong>la</strong> foi et obéit à <strong>la</strong> loi divine puisqu’en<br />

obéissant à <strong>la</strong> loi divine écrite, il obéit à soi-même, à <strong>la</strong> loi gravée dans sa<br />

nature : « La <strong>raison</strong> comme les affirmations <strong>de</strong>s prophètes et <strong>de</strong>s apôtres le<br />

- 190 -


proc<strong>la</strong>ment ouvertement : <strong>la</strong> parole et le pacte éternels <strong>de</strong> Dieu et <strong>la</strong> vraie<br />

religion sont inscrits par Dieu dans le cœur <strong>de</strong>s hommes, c’est-à-dire dans<br />

l’esprit humain. C’est ce<strong>la</strong> le texte véritable que Dieu même a signé <strong>de</strong> son<br />

sceau, c’est-à-dire <strong>de</strong> son idée, comme image <strong>de</strong> sa divinité.» 140<br />

Le Traité théologico-<strong>politique</strong> vise avant tout à trouver un accord entre<br />

<strong>la</strong> religion, <strong>la</strong> <strong>politique</strong> et <strong>la</strong> philosophie en attribuant à chacune <strong>de</strong> ses<br />

instances son domaine et <strong>la</strong> forme <strong>de</strong> puissance et <strong>de</strong> vérité qui lui convient.<br />

L’auteur poursuit son analyse en évoquant que <strong>la</strong> connaissance révélée ou<br />

herméneutique ne saurait contredire <strong>la</strong> connaissance rationnelle ou<br />

philosophique parce qu’entre l’image <strong>de</strong> Dieu et l’idée <strong>de</strong> Dieu existe un<br />

accord, une « connexion » qui fait dire que l’essence ne contredit pas le sens.<br />

En fait, le possible passage <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition à <strong>la</strong> foi repose sur le caractère<br />

diptyque <strong>de</strong> l’imagination : affection passive, l’image, étant un effet <strong>de</strong> l’état<br />

momentané du corps qui l’affectent, et affection active lorsque l’image est<br />

signe, détachée <strong>de</strong> sa re<strong>la</strong>tion au corps et aux objets agissant sur lui. Notons<br />

que l’herméneutique <strong>de</strong>meure distincte <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie en ce sens que <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> transcen<strong>de</strong> le simple niveau du sens pour aspirer à <strong>la</strong> vérité. La<br />

distinction foi-<strong>raison</strong>, parole <strong>de</strong> Dieu revient au final à celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> « certitudo<br />

securitas » re<strong>la</strong>tivement à <strong>la</strong> « certitudo veritas ». Refuser <strong>de</strong> douter, pour<br />

Verley, c’est croire, être certain c’est savoir. La certitu<strong>de</strong> morale propre à <strong>la</strong> foi<br />

atteint le sens par <strong>la</strong> parole divine mais <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> mathématique atteint <strong>la</strong><br />

vérité par l’idée <strong>de</strong> Dieu. C’est ce<strong>la</strong> <strong>la</strong> superstition <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance naturelle<br />

<strong>de</strong> Dieu sur <strong>la</strong> connaissance révélée par l’Ecriture et les prophètes. Si en effet<br />

<strong>la</strong> connaissance naturelle nous fait connaître Dieu comme essence et vérité,<br />

celle révélée nous le fait découvrir comme sens et loi.<br />

Saint Thomas affirmait que nous croyons eu égard à l’évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>s<br />

signes. A l’instar <strong>de</strong> Saint Thomas, Spinoza pense que <strong>la</strong> croyance est<br />

déterminée par <strong>la</strong> c<strong>la</strong>rté intrinsèque <strong>de</strong> l’idée : c’est <strong>la</strong> théorie intellectualiste <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> croyance ; <strong>la</strong> croyance résulte <strong>de</strong> l’évi<strong>de</strong>nce, le doute <strong>de</strong> <strong>la</strong> contradiction et<br />

140 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XII, p.429.<br />

- 191 -


<strong>de</strong> <strong>la</strong> confusion <strong>de</strong>s idées. Dès qu’une vraie occupe mon esprit, je ne peux me<br />

gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> croire ; car l’idée vraie ne peut être une « peinture muette sur un<br />

tableau », elle réalise d’elle-même.<br />

Pour Spinoza, l’ordre psycho-logique <strong>de</strong> croyance serait le reflet <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nature <strong>de</strong> l’idée : ou l’idée est obscure, confuse, et l’on <strong>de</strong>meure incertain, ou<br />

bien l’idée est c<strong>la</strong>ire, vraie, et l’on est certain. L’ordre psychologique <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

certitu<strong>de</strong> nous fait qu’un avec l’ordre logique <strong>de</strong> l’évi<strong>de</strong>nce qui se confond lui-<br />

même avec l’ordre <strong>de</strong> l’être, l’ordre ontologique.<br />

A l’opposé <strong>de</strong> l’intellectualisme, l’on peut concevoir un fait<br />

d’expérience : le fait psychologique <strong>de</strong> l’erreur. Bien d’individus pensent<br />

certains et qui pourtant ne possè<strong>de</strong>nt pas d’idée vraie. La conclusion s’impose :<br />

ce n’est pas seulement ni même essentiellement l’intelligence qui nous pousse<br />

à croire, c’est <strong>la</strong> volonté. C’est le point <strong>de</strong> vue volontariste. Par opposition à<br />

l’intellectualisme <strong>de</strong> Spinoza, c’est le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Descartes. Selon<br />

Descartes en effet, le principe <strong>de</strong> l’assentiment rési<strong>de</strong> dans <strong>la</strong> volonté.<br />

L’enten<strong>de</strong>ment propose ses représentations, ses idées, en revanche, c’est <strong>la</strong><br />

volonté qui dispose et nie.<br />

De façon c<strong>la</strong>ire, Descartes nous fait observer que <strong>la</strong> volonté ne<br />

détermine <strong>la</strong> croyance qu’indirectement, par l’intermédiaire <strong>de</strong> l’attention. Par<br />

ailleurs, nos désirs, nos passions tournent notre attention vers telles ou telles<br />

considérations qui leur sont favorables, et les détournent <strong>de</strong>s arguments qui<br />

sont contraires. On remarquera que maints individus ont offert leur vie en<br />

sacrifice au profit <strong>de</strong>s croyances <strong>religieuse</strong>s, <strong>politique</strong>s, <strong>politique</strong>s, qui ne sont<br />

pas démontrables comme un théorème.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, tout concourt à reconnaître que <strong>la</strong> superstition est<br />

associée à <strong>de</strong>s affections passives qui nous conduisent à croire à <strong>la</strong> fortune<br />

qu’elle soit bonne ou mauvaise. C’est en ce sens qu’elle engendre <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong>.<br />

En revanche, si <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> Dieu est interprétée à partir <strong>de</strong> l’Ecriture, elle<br />

<strong>de</strong>vient un comman<strong>de</strong>ment qui prescrit l’action selon notre utile propre. De par<br />

son rapport aux œuvres et à <strong>la</strong> puissance d’agir, <strong>la</strong> foi ressemble <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong><br />

pour <strong>de</strong>venir pour ainsi dire une règle <strong>de</strong> vie qui nous dépêtre <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition<br />

- 192 -


et nous plonge dans <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong>, base fondamentale <strong>de</strong>s affections actives. On<br />

pourrait alors envisager <strong>la</strong> religion sous <strong>la</strong> bannière <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition et <strong>de</strong><br />

l’imagination.<br />

IV.3. Religion : superstition et imagination<br />

Il serait difficile <strong>de</strong> ne parler <strong>de</strong> coloration <strong>religieuse</strong> dans <strong>la</strong><br />

philosophie spinoziste quand on sait que le Traité théologico-<strong>politique</strong> s’inscrit<br />

comme une <strong>critique</strong> <strong>de</strong>s Ecritures qui <strong>la</strong>isse penser chez notre penseur une<br />

commune mesure entre religion et superstition. Il s’attaque, en effet, dès le<br />

début <strong>de</strong> <strong>la</strong> Préface, à <strong>la</strong> superstition : « les hommes ne sont <strong>la</strong> proie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

superstition qu’aussi longtemps que dure <strong>la</strong> crainte : tout le culte qu’ils<br />

ont pratiqué sous l’empire d’une vaine religion n’est rien que fantômes et<br />

délires d’une âme triste et craintive ». 141<br />

La superstition affecte un esprit vivant sous le régime <strong>de</strong> l’imagination,<br />

et qui flotte entre l’espérance et <strong>la</strong> crainte. Pour Spinoza, relèvent <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

superstition toutes les représentations <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s religions monothéistes. Par<br />

ailleurs, il présente <strong>la</strong> superstition comme une capacité à <strong>la</strong> crédulité pour<br />

sou<strong>la</strong>ger <strong>la</strong> crainte et l’ignorance. C’est le recours à l’irrationnel par le<br />

truchement <strong>de</strong> l’imagination <strong>la</strong>quelle produit <strong>de</strong>s pensées arbitraires<br />

incompatibles à <strong>la</strong> réalité. La superstition exprime pour ainsi dire l’intention<br />

<strong>de</strong>s individus à ériger leur imagination en connaissance surnaturelle, et désigne<br />

également <strong>la</strong> crédulité (croire à n’importe quoi, n’importe qui).<br />

En mettant en exergue les différentes articu<strong>la</strong>tions <strong>de</strong> son ouvrage<br />

Traité théologico-<strong>politique</strong>, on comprend mieux le combat spinoziste contre <strong>la</strong><br />

religion.<br />

Spinoza s’est interrogé sur <strong>la</strong> provenance <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition : « si les<br />

hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un avis arrêté, ou<br />

encore si <strong>la</strong> fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais en<br />

141 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, PUF, Paris, 1999, p.61.<br />

- 193 -


proie à aucune superstition. » 142 Il s’indigne que les hommes soient voués à<br />

l’ignorance. Il en dégage <strong>de</strong>ux points sail<strong>la</strong>nts : <strong>la</strong> crainte et l’espoir <strong>de</strong>s biens<br />

incertains. <strong>Les</strong> malheurs favorisent les fictions apaisantes dont <strong>la</strong> principale est<br />

<strong>la</strong> croyance en <strong>la</strong> Provi<strong>de</strong>nce : « (…) Ils voient avec grand étonnement<br />

quelque chose d’insolite, ils croient qu’il s’agit d’un prodige qui manifeste<br />

<strong>la</strong> colère <strong>de</strong>s Dieux ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> divinité suprême. » 143 Il conçoit que c’est le<br />

désir qui régule les re<strong>la</strong>tions humaines, c’est-à-dire, qui génère <strong>la</strong> crédulité, en<br />

faisant naître le flottement <strong>de</strong> l’esprit entre l’espoir et <strong>la</strong> crainte. C’est <strong>la</strong><br />

superstition <strong>religieuse</strong> qui est née <strong>de</strong> ce désir. Ce désir immodéré porte<br />

l’ignorance <strong>de</strong> soi, qui signifie tout simplement que l’on ignore les causes qui<br />

déterminent le désir, en s’imaginant une illusion sur <strong>la</strong> liberté, et en vacil<strong>la</strong>nt<br />

entre <strong>la</strong> crédulité et <strong>la</strong> présomption. N’est-ce pas l’essence délirante <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nature humaine qui <strong>la</strong> rend crédule ?<br />

Spinoza s’appuie sur l’exemple d’Alexandre pour prouver que les<br />

croyances superstitieuses ne sont que <strong>de</strong>s fantômes <strong>de</strong> l’imagination créées par<br />

<strong>la</strong> crainte <strong>de</strong>s événements incertains. C’est une passion inquiétante qui a<br />

entraîné <strong>de</strong> nombreux troubles et d’atroces guerres « (Alexandre) ne<br />

commença à consulter superstitieusement les <strong>de</strong>vins que lorsqu’aux portes<br />

<strong>de</strong> Suse, il apprit à craindre <strong>la</strong> Fortune. » 144 Une illustration qui traduit <strong>la</strong><br />

négativité <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition.<br />

Nous pouvons dire dans une certaine mesure que les Rois se servent <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> religion superstitieuse pour brimer leur peuple. Ils se paient le luxe <strong>de</strong> leur<br />

interdire, en effet, <strong>la</strong> libre expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée : « Autant il est facile aux<br />

hommes <strong>de</strong> tomber dans toute sorte <strong>de</strong> superstition, autant il est difficile<br />

d’obtenir qu’ils persistent dans une seule et <strong>la</strong> même (…) D’où vient qu’on<br />

<strong>la</strong> pousse très facilement, sous couleur <strong>de</strong> religion, tantôt à adorer ses rois<br />

142 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, 1 ère phrase, p.57.<br />

143 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, pp.57-59.<br />

144 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, p.59.<br />

- 194 -


comme <strong>de</strong>s dieux, tantôt à les exécrer et à les haïr comme le fléau commun<br />

du genre humain.» 145 .<br />

En revanche, cette attitu<strong>de</strong> contraste en quelque sorte avec l’esprit<br />

démocratique puisque <strong>la</strong> paix <strong>de</strong> l’Etat ne peut être fondée que sur <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> pensée ; c’est <strong>la</strong> thèse essentielle du Traité théologico-<strong>politique</strong> : « <strong>la</strong> liberté<br />

non seulement peut être accordée sans dommage pour <strong>la</strong> paix <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

république, <strong>la</strong> piété et le droit du Souverain, mais encore qu’il faut<br />

l’accor<strong>de</strong>r si l’on veut maintenir tout ce<strong>la</strong>. » 146 Nous y reviendrons.<br />

Spinoza s’attaque violemment à l’intolérance cléricale qui ruine <strong>la</strong> vraie<br />

religion spirituelle. Il s’appuie notamment sur <strong>de</strong> nombreux exemples : « Dès<br />

que cet abus a commencé dans l’Eglise, un immense désir d’administrer<br />

les charges sacrées s’est aussitôt emparé <strong>de</strong>s plus méchants et l’amour <strong>de</strong><br />

propager <strong>la</strong> divine religion s’est transformé en ambition et en avarice<br />

sordi<strong>de</strong>. Le temple même a dégénéré en théâtre, où l’on écoutait non plus<br />

<strong>de</strong>s docteurs <strong>de</strong> l’Eglise mais <strong>de</strong>s orateurs, qui, tous, avaient le désir non<br />

d’instruire le peuple mais <strong>de</strong> le subjuguer d’admiration pour eux, <strong>de</strong><br />

reprendre publiquement ceux qui ne partageaient pas leurs opinions et<br />

d’enseigner que <strong>de</strong>s choses nouvelles et inaccoutumées, ce que le vulgaire<br />

admirerait le plus » 147 , et « (<strong>de</strong>s) préjugés (…) qui transforment les<br />

hommes d’êtres rationnels en bêtes brutes, empêchent chacun d’user<br />

librement <strong>de</strong> son jugement et <strong>de</strong> distinguer le vrai du faux, et paraissent<br />

inventés exprès pour éteindre tout à fait <strong>la</strong> lumière <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment » 148 .<br />

Selon le philosophe hol<strong>la</strong>ndais, les hommes ne pourraient se dépêtrer <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> superstition à condition d’éc<strong>la</strong>irer leur vie par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et non <strong>la</strong> passion. La<br />

superstition en effet conduit à croire à n’importe quoi, à n’importe quel<br />

présage, à flotter dans <strong>de</strong>s images chimériques pour sou<strong>la</strong>ger sa vie. Il s’adonne<br />

145 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, p.61.<br />

146 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XX, pp.651-653.<br />

147 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, p.65.<br />

148 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, pp.65-67.<br />

- 195 -


à toutes sortes <strong>de</strong> pratiques obscurantistes et à <strong>de</strong>s imaginations dangereuses<br />

pour obtenir les faveurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> divinité et son estime.<br />

Ainsi, il juge les sources <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition ruineuses <strong>de</strong> <strong>la</strong> vraie<br />

« religion spirituelle ». Il en tire justement <strong>de</strong>ux essentielles : <strong>la</strong> crainte et<br />

l’espoir <strong>de</strong>s biens incertains ; ces passions créent <strong>la</strong> croyance en <strong>la</strong> provi<strong>de</strong>nce<br />

et les attitu<strong>de</strong>s <strong>religieuse</strong>s très fanatiques. D’ailleurs, les rois ne se servent-ils<br />

pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion superstitieuse pour dompter et brimer leur peuple, en leur<br />

interdisant <strong>la</strong> liberté d’expression et pensée. Toutefois, cette attitu<strong>de</strong> reste<br />

contraire à l’esprit démocratique <strong>la</strong>isse libre cours à <strong>la</strong> liberté d’opinion et <strong>de</strong><br />

responsabilisation. Le philosophe hol<strong>la</strong>ndais s’appuie au <strong>de</strong>meurant sur<br />

quelques exemples tissés par l’histoire antique et biblique pour montrer que<br />

l’intolérance cléricale ruine <strong>la</strong> vraie religion spirituelle, dont il trouve une<br />

origine chez les prophètes bibliques et le Christ en particulier.<br />

La superstition apparaît donc comme une forme <strong>de</strong> croyance ou <strong>de</strong> foi,<br />

qui repose essentiellement sur l’imagination. A ce titre, elle constitue un délire<br />

<strong>de</strong> l’imagination s’opposant à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. La superstition désigne une tendance à<br />

<strong>la</strong> crédulité en vue <strong>de</strong> sou<strong>la</strong>ger <strong>la</strong> crainte résultant <strong>de</strong> l’ignorance <strong>de</strong> l’avenir.<br />

Spinoza dénonce ici le recours à l’irrationnel par le truchement <strong>de</strong><br />

l’imagination qui produit <strong>de</strong>s associations purement arbitraires <strong>de</strong> choses. Dans<br />

<strong>la</strong> vision spinoziste, l’origine <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition est <strong>la</strong> crainte qui conduit les<br />

hommes à voir partout les présages : « les hommes ne sont <strong>la</strong> proie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

superstition qu’aussi longtemps que dure <strong>la</strong> crainte : tout le culte qu’ils<br />

ont pratiqué sous l’empire d’une vaine religion n’est rien que fantômes et<br />

délires d’une âme triste et craintive ». 149 C’est pour épurer les religions et<br />

sans doute chasser <strong>la</strong> crédulité <strong>de</strong>s esprits fragiles qui se <strong>la</strong>issent abuser par les<br />

fables qu’il formule cette <strong>critique</strong> : « Dès lors, à leurs yeux d’hommes<br />

superstitieux et irréligieux ils seraient perdus s’ils ne conjuraient le <strong>de</strong>stin<br />

par <strong>de</strong>s sacrifices et <strong>de</strong>s vœux solennels ». 150<br />

149 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, pp.59-61.<br />

150 Ibid, p.63.<br />

- 196 -


Spinoza <strong>critique</strong> <strong>la</strong> superstition et <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> maintenir les hommes<br />

dans un état <strong>de</strong> servitu<strong>de</strong>. Il mène au quotidien son combat sans relâche contre<br />

« l’âme <strong>de</strong> <strong>la</strong> multitu<strong>de</strong>, qui est encore en proie à <strong>la</strong> superstition <strong>de</strong>s<br />

païens, et par <strong>de</strong> tout précipiter <strong>de</strong> nouveau dans <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong>. » 151 . Notre<br />

penseur désigne par les Païens, un terme biblique, parfois traduit par les<br />

« gentils », qui signifie les peuples qui ignorent <strong>la</strong> Bible (hébraïque ou<br />

chrétienne) comme livre fondateur. Ils pratiquent une religion d’idoles, qui<br />

conduit à <strong>la</strong> superstition et à <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s peuples. Notre philosophe reste<br />

persuadé que <strong>la</strong> superstition est négative, un mal rongeur <strong>de</strong> l’église et <strong>de</strong>s<br />

hommes qui pratiquent <strong>la</strong> religion. On comprend pourquoi « <strong>la</strong> divine religion<br />

s’est transformée en ambition et en avarice sordi<strong>de</strong>. Le temple même a<br />

dégénéré en théâtre, où l’on écoutait non plus <strong>de</strong>s docteurs <strong>de</strong> l’Eglise ». 152<br />

Spinoza <strong>critique</strong> aussi le fait que les prêtres, les pasteurs ou les rabbins<br />

aient outrepassé leur rôle religieux en <strong>de</strong>venant <strong>de</strong>s orateurs publics en prenant<br />

même <strong>de</strong>s positions <strong>politique</strong>s (par exemple, lorsque le rabbin Morteira a<br />

dénoncé Spinoza comme athée, en public dans <strong>la</strong> synagogue, en <strong>de</strong>mandant<br />

aux autorités civiles <strong>de</strong> l’exiler d’Amsterdam. Un rôle qui n’est pas du goût du<br />

philosophe, et on le comprend).<br />

Notre penseur vise tous les chefs religieux qui, par autorité imposent<br />

<strong>de</strong>s croyances absur<strong>de</strong>s que l’individu n’a pas le droit <strong>de</strong> contester : « ils n’ont<br />

rien enseigné d’autre que les spécu<strong>la</strong>tions <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>toniciens et <strong>de</strong>s<br />

aristotéliciens ; et pour ne pas paraître suivre les opinions <strong>de</strong>s païens, ils<br />

ont adapté l’Ecriture à ces spécu<strong>la</strong>tions. Il ne leur a pas suffi <strong>de</strong><br />

dé<strong>raison</strong>ner avec les Grecs, ils ont voulu faire délirer les prophètes avec<br />

eux, ce qui prouve c<strong>la</strong>irement qu’ils n’ont pas vu, même en rêve, <strong>la</strong> divinité<br />

<strong>de</strong> l’Ecriture. » 153<br />

L’explication sur ce rôle <strong>de</strong>s théologiens dans leur interprétation <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Bible, est faite dans l’analyse. Spinoza s’indigne que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> soit aussi<br />

151 Ibid, p.63.<br />

152 Ibid, p.65.<br />

153 Ibid, p.67.<br />

- 197 -


méprisée, et rejetée comme source d’impiété par le commun <strong>de</strong>s mortels. Une<br />

lumière aussi éc<strong>la</strong>irante ne mérite pas ce sort. La religion universelle est aussi<br />

appelée « naturelle », car elle est en accord avec <strong>la</strong> lumière naturelle qui est <strong>la</strong><br />

Raison.<br />

La <strong>critique</strong> spinoziste du judaïsme traitée par Mugnier-Pollet nous<br />

conduit à appréhen<strong>de</strong>r également cette partie. Dépouillé <strong>de</strong> sa religion<br />

originelle et <strong>de</strong> toute confession, Spinoza réduit avant tout <strong>la</strong> religion à <strong>la</strong><br />

moralité. Sa réflexion <strong>critique</strong> <strong>de</strong>s cérémonies et <strong>de</strong> l’hypocrisie <strong>de</strong> <strong>la</strong> dévotion<br />

superstitieuse signe bien l’absence du sens sacremental <strong>de</strong>s rites. Spinoza au<br />

temps <strong>de</strong> son excommunication écrivait <strong>de</strong>s notes particulièrement<br />

discourtoises et anti-juives. En fait, il juge les juifs responsables <strong>de</strong> <strong>la</strong> haine à<br />

leur porter par les chrétiens, et oppose le Jéhovah cruel <strong>de</strong>s juifs au<br />

Ré<strong>de</strong>mpteur <strong>de</strong> l’Evangile et entend les juifs frappés d’une malédiction<br />

surnaturelle. Pour Mugnier, Spinoza n’est pas certain <strong>de</strong> sa rupture d’avec son<br />

passé et sa morale qui le conduisaient au dénigrement.<br />

En revanche, loin d’être une propagan<strong>de</strong> <strong>de</strong> haine rétrospective, le<br />

Traité théologico-<strong>politique</strong> vise établir dès l’abord <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée<br />

dans un Etat libre qui s’adresse à <strong>la</strong> fois aux hol<strong>la</strong>ndais et au mon<strong>de</strong> chrétien.<br />

Pour ainsi dire, <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong>s juifs est une mise en gar<strong>de</strong> <strong>de</strong>s chrétiens en vue<br />

d’éviter leur judaïsation. C’est pourquoi Spinoza assiste amèrement <strong>la</strong><br />

transformation <strong>de</strong>s temples en théâtre <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong> d’admiration <strong>de</strong>s orateurs<br />

d’Eglise plutôt que <strong>de</strong>s amphis <strong>de</strong> communication. En tout état <strong>de</strong> cause, cette<br />

généralisation le conduirait à <strong>la</strong> catégorie universelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition. En<br />

subordonnant l’Eglise à l’Etat, Spinoza pensait <strong>la</strong> gar<strong>de</strong>r contre toute<br />

déca<strong>de</strong>nce superficielle, en vue <strong>de</strong> permettre <strong>de</strong> faire l’émergence <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté<br />

<strong>de</strong> penser sur <strong>la</strong> scène <strong>politique</strong>. Il est certain que pour Mugnier <strong>la</strong> réaction à<br />

l’excommunication <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en plus fréquente par <strong>de</strong>vers <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong><br />

l’élection particulière <strong>de</strong>s juifs où Spinoza établissait le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> son<br />

individualisme <strong>politique</strong> et <strong>de</strong> sa doctrine démocratique.<br />

De ce qui précè<strong>de</strong>, nous pouvons reconnaître que c’est essentiellement<br />

dans <strong>la</strong> Préface du Traité théologico-<strong>politique</strong>, que le terme <strong>de</strong> superstition est<br />

- 198 -


évoquée. En effet, selon notre penseur, les hommes sont par nature sujets à <strong>la</strong><br />

superstition, et partant à <strong>la</strong> fluctuation <strong>de</strong>s passions. Leur inconstance se<br />

ressource justement dans l’usage religieux et <strong>politique</strong>, source <strong>de</strong> violence et <strong>de</strong><br />

cruauté.<br />

Il s’est très tôt attelé à une relecture <strong>de</strong> La Bible. Et on le comprend :<br />

« son éducation première qui fit <strong>de</strong> lui un hébraïsant, sa rupture avec <strong>la</strong><br />

synagogue, <strong>la</strong> liberté et <strong>la</strong> vigueur <strong>de</strong> son esprit le pré<strong>de</strong>stinaient en<br />

quelque sorte à renouveler l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Ancien Testament » 154 .<br />

Dans sa <strong>critique</strong>, Spinoza relève que « <strong>la</strong> collection appelée Ancien<br />

Testament est formée d’éléments <strong>de</strong> provenance très diverse et <strong>de</strong> valeur très<br />

inégale ». De plus, lorsqu’il postule que les rédacteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible sont souvent<br />

d’une ma<strong>la</strong>dresse extrême, faut-il alors penser qu’il est plus près <strong>de</strong><br />

l’athéisme ?<br />

Sa position semble se <strong>de</strong>ssiner lorsqu’il conçoit que <strong>la</strong> théologie et <strong>la</strong><br />

philosophie n’ont point <strong>de</strong> commune mesure, ou si l’on veut, que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>la</strong><br />

foi se distinguent nettement car si <strong>la</strong> philosophie nous rend libre et sage, ceux<br />

qui « se contentent <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi (…) ne connaissent pas <strong>la</strong> joie souveraine <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

c<strong>la</strong>rté ; car <strong>la</strong> foi, tout affranchie qu’on <strong>la</strong> suppose <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition, est<br />

encore une servitu<strong>de</strong>, si utile qu’elle soit ». 155 On le comprend à ce propos<br />

lorsqu’il condamne « les préjugés <strong>de</strong>s théologiens » qui éloignent les hommes<br />

<strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie.<br />

L’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Spinoza reste invariable à l’égard <strong>de</strong>s croyances<br />

<strong>religieuse</strong>s, « son indifférence à l’égard <strong>de</strong>s dogmes prouve qu’il les rejetait<br />

tous également » 156 , qu’ils soient chrétiens Juifs, Turcs ou <strong>de</strong>s Païens. De cette<br />

façon, pour lui tout ce qui est contraire à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est absur<strong>de</strong> et doit être rejeté.<br />

Bien sûr, cette vision, il nous semble, anti<strong>religieuse</strong> va être dénoncée. Ainsi,<br />

154 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Notice, Traduction par Charles Appuhn in Œuvres II, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1965, p.5.<br />

(Nous nous sommes proposé d’utiliser cette traduction plus ancienne <strong>de</strong> Charles Appuhn car les références tirées ici<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> Notice sur le Traité théologico-<strong>politique</strong> par le traducteur n’ont pas été relevées par Jacqueline Lagrée et Pierre<br />

François Moreau). Notons que nous avons quelque fois cité <strong>la</strong> notice <strong>de</strong> Charles Appuhn sur le Traité théologico<strong>politique</strong><br />

dans notre travail. C’est un traducteur qui pénètre l’authenticité <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong> Spinoza.<br />

155 Ibid., p.13.<br />

156 Ibid., p.13.<br />

- 199 -


<strong>de</strong>s attaques et <strong>de</strong>s réfutations fusent <strong>de</strong> partout (théologiens, philosophes,<br />

artisans, bref, homme <strong>de</strong> tout niveau social). Selon eux, l’Eglise, l’Ecriture et<br />

les rites n’ont point <strong>de</strong> signification <strong>politique</strong>, comme prétend Spinoza.<br />

Seulement, <strong>la</strong> religion exige <strong>de</strong>s hommes l’obéissance et l’amour <strong>de</strong> Dieu.<br />

C’est <strong>la</strong> <strong>raison</strong> pour <strong>la</strong>quelle son livre est traité d’« impie et pestilentiel ». 157<br />

<strong>Les</strong> miracles, les fantômes et autres phénomènes surnaturels ou<br />

paranormaux montrent bien les limites <strong>de</strong>s modèles d’intelligibilité que<br />

propose <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Outre que <strong>la</strong> réalité <strong>de</strong> ces phénomènes reste souvent à<br />

établir <strong>de</strong> façon c<strong>la</strong>ire et distincte, le rejet <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> auquel conduisent<br />

certaines affirmations se prête paradoxalement à une explication tout à fait<br />

rationnelle. De cette façon, Spinoza a<strong>de</strong>pte d’un rationalisme absolu, soutient<br />

curieusement que tous les hommes sont par nature sujets à <strong>la</strong> superstition.<br />

Envisageant tout ce qui nous arrive sous l’angle nécessairement borné <strong>de</strong> notre<br />

individualité, nous avons en effet tendance à considérer les choses naturelles<br />

comme <strong>de</strong>s moyens mis (par Dieu) à notre disposition. Dès lors, il suffit que<br />

s’abatte sur nous quelque malheur pour que nous croyions avoir offensé une<br />

divinité dont nous cherchons à apaiser le courroux par <strong>de</strong> vaines pratiques. Ou<br />

bien, face à un avenir incertain, nous voulons voir notre <strong>de</strong>stinée inscrite dans<br />

les astres, dans le marc <strong>de</strong> café ou dans les entrailles <strong>de</strong>s animaux.<br />

A <strong>la</strong> vérité, Spinoza n’a eu cesse <strong>de</strong> combattre le préjugé du finalisme,<br />

d’après lequel toutes les choses <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature existeraient en vue <strong>de</strong> l’homme. Ce<br />

préjugé nous conduit à imaginer que Dieu cè<strong>de</strong> aux passions proprement<br />

humaines et aux caprices <strong>de</strong>s hommes et qu’il va jusqu’à violer parfois ses<br />

propres décrets. Or, pour notre penseur, tout ce qui advient dans le mon<strong>de</strong> obéit<br />

à une stricte nécessité. En revanche, lorsque que les choses ne se passent pas<br />

comme on le voudrait, on se met à interpréter le moindre événement comme<br />

l’expression <strong>de</strong>s intentions secrètes <strong>de</strong> Dieu.<br />

On le voit, pour Spinoza, ceux qui s’adonnent le plus à <strong>la</strong> superstition<br />

sont ceux qui condamnés par leur désir immodéré « <strong>de</strong>s biens incertains <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

157 Ibid., p.14.<br />

- 200 -


fortune, (…) (à frotter) misérablement entre l’espoir et <strong>la</strong> crainte » 158 ,<br />

c’est-à-dire <strong>de</strong>s biens, comme <strong>la</strong> richesse ou les honneurs, dont l’obtention<br />

<strong>de</strong>meure incertaine, parce qu’elle résulte du hasard <strong>de</strong>s circonstances. Ainsi, <strong>la</strong><br />

source principale <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition rési<strong>de</strong> dans l’anxiété du sujet face à un<br />

avenir qu’il ne peut contrôler. Ballotté entre <strong>la</strong> crainte et l’espoir, l’homme qui<br />

est en proie à l’anxiété projette sur <strong>la</strong> nature les délires <strong>de</strong> sa propre<br />

imagination.<br />

On pourrait faire également appel à Breton. Ce <strong>de</strong>rnier pense aussi que<br />

Spinoza est convaincu que les esprits religieux, fussent-ils ouverts, sont enclin<br />

aux préjugés. Il sait notamment que <strong>la</strong> foule est superstitieuse ; le terme<br />

« superstition » entendu comme un ensemble <strong>de</strong> conduites <strong>de</strong> trahison, avec<br />

l’incapacité <strong>de</strong> maîtriser le <strong>de</strong>stin <strong>la</strong> fluctuation entre <strong>la</strong> crainte et l’espoir, <strong>la</strong><br />

crédulité aux fables et <strong>la</strong> croyance aux signes, fastes ou néfastes, ponctuée par<br />

un mépris <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. On comprend alors que l’homme est naturellement<br />

superstitieux, parce qu’il ne peut être Dieu. Breton n’a pas omis <strong>de</strong> faire<br />

rappeler certains faits importants : le grand scandale <strong>de</strong> Spinoza, l’incroyable<br />

spectacle <strong>de</strong>s divisions chrétiennes, <strong>de</strong> <strong>la</strong> haine entre les chrétiens. De cette<br />

division <strong>religieuse</strong>, faut-il expliquer par <strong>de</strong>s causes passionnelles, sans<br />

inflexion économique.<br />

Au fond, le problème reste lié à toute l’histoire <strong>religieuse</strong> du passé :<br />

luttes médiévales du Pape et <strong>de</strong> l’empereur, persécutions <strong>de</strong>s hérétiques, refus<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, condamnation du savoir ; pour tout dire, tout ce régime<br />

d’intolérance, à <strong>la</strong> fois <strong>politique</strong> et <strong>religieuse</strong>, apparaît pour notre penseur,<br />

particulièrement incompatible même avec un christianisme authentique et bien<br />

assimilé. Ainsi, l’on comprend que c’est <strong>la</strong> superstition qui conduit les hommes<br />

à avoir une idée confuse <strong>de</strong> Dieu. C’est pourquoi <strong>la</strong> religion est l’effet <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

superstition. En revanche, <strong>la</strong> superstition est inconstante et incite <strong>la</strong> nouveauté.<br />

Dans cette forme <strong>de</strong> rapport social <strong>de</strong>s hommes, elle présente un danger à<br />

158 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, Traduction par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, PUF, Paris,<br />

1999, 57.<br />

- 201 -


éviter d’une part, par <strong>la</strong> stabilité cruelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> crédulité et d’autre part, par<br />

l’obéissance <strong>de</strong> l’Eglise.<br />

Tout concourt à reconnaître que Spinoza s’est fait grand dénonceur <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> superstition. Il en analyse, en effet, <strong>la</strong> cause et l’usage que les hommes en<br />

font, et qui n’est en fait que <strong>la</strong> position. Pour l’auteur, c’est une fausse religion.<br />

Cette religion se justifie notamment par le fait que notre philosophe rejette<br />

l’accusation d’athéisme dont il est objet. Face aux nombreuses menaces et <strong>la</strong><br />

haine excitées par les autorités <strong>religieuse</strong>s contre lui, parce que jugé dangereux,<br />

Spinoza n’a que ses amis sur lesquels il peut faire fond. Balibar souligne<br />

comment Spinoza s’attaque à <strong>la</strong> théologie comme une antireligion où il<br />

s’oppose aux théologiens par <strong>la</strong> défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser. Par<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi<br />

et <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition et éventuellement <strong>de</strong> l’exploitation <strong>de</strong>s hommes faite par<br />

<strong>de</strong>s théologiens, notre commentateur pose que les vérités philosophiques sont<br />

nécessaires pour comprendre ce qui unit l’amour et le salut.<br />

Notre commentateur s’est également interrogé sur le conflit <strong>de</strong>s idéologies<br />

<strong>religieuse</strong>s. Dans une enquête doctrinale et historique sur <strong>la</strong> théologie, il a<br />

abouti au résultat suivant :<br />

• une théologie <strong>de</strong> Moïse, fondée sur une cosmologie <strong>de</strong> <strong>la</strong> création et du<br />

miracle, une éthique <strong>de</strong> l’obéissance et une eschatologie du « peuple<br />

élu »<br />

• une théologie <strong>de</strong>s Prophètes qui suscite une divergence sur <strong>la</strong> question<br />

du salut.<br />

Le christianisme primitif, institutionnalisé ensuite par <strong>la</strong> division<br />

contemporaine <strong>de</strong>s Eglises sur les questions <strong>de</strong> <strong>la</strong> grâce, <strong>de</strong> <strong>la</strong> pré<strong>de</strong>stination et<br />

du prochain comme le dogme fondamental <strong>de</strong> <strong>la</strong> vraie Religion, et du libre<br />

arbitre qui fait <strong>de</strong> l’homme un être au pouvoir <strong>de</strong> Dieu « comme l’argile dans <strong>la</strong><br />

main du potier » selon son bon vouloir. Balibar trouve – selon <strong>la</strong> vision<br />

spinoziste – cette façon <strong>de</strong> penser chimérique car s’il est vrai que Dieu a tout<br />

déterminé, et s’il arrivait quelque chose dans <strong>la</strong> Nature sans suivre ses propres<br />

lois, ce<strong>la</strong> serait une contradiction à l’ordre nécessaire à l’éternité et aux lois<br />

universelles <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature et par voie <strong>de</strong> conséquence, <strong>la</strong> foi au miracle nous<br />

conduirait naturellement à l’athéisme. On comprend que pour notre<br />

- 202 -


commentateur, toute puissance <strong>de</strong> Dieu et le non-respect <strong>de</strong> ses propres lois<br />

sont jugés absur<strong>de</strong>s. Ainsi, Spinoza entend envisager le salut comme ce qui<br />

englobe <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong> temporelle (sécurité, prospérité), <strong>la</strong> vertu morale et <strong>la</strong><br />

connaissance <strong>de</strong>s vérités éternelles. L’auteur dans son analyse parvient à<br />

montrer que <strong>la</strong> croyance en une divinité anthropomorphe, prise en elle-même,<br />

n’est pas encore une superstition. Spinoza fait allusion à <strong>la</strong> superstition. En<br />

revanche, il ne <strong>la</strong> confond guère avec le préjugé qu’il <strong>critique</strong>. Il évoque en fait<br />

que « ce préjugé tourna en superstition et fit dans les esprits <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>s<br />

racines. » 159 Est-ce le préjugé finaliste lui-même qui s’é<strong>la</strong>bore ? Est-ce au<br />

moment où nous attribuons aux dieux le désir <strong>de</strong> recevoir un culte ?<br />

On peut s’accor<strong>de</strong>r avec Spinoza : évi<strong>de</strong>mment, lorsque chacun selon<br />

son naturel invente un culte particulier, c’est pour que Dieu l’aime plus que les<br />

autres et mette <strong>la</strong> Nature entière à son service. Nous pensons que <strong>la</strong> Nature est<br />

déjà à notre service. De là, adviendra <strong>la</strong> crainte et <strong>de</strong> <strong>la</strong> crainte, <strong>la</strong> superstition.<br />

Un autre point évoqué par l’auteur paraît très essentiel, car toute <strong>la</strong><br />

Politique en dépend : notre penseur envisage <strong>de</strong> réserver <strong>la</strong> possibilité d’une<br />

religion qui, sans être, ne serait néanmoins pas superstitieuse : <strong>la</strong> religion<br />

universelle qui convient à une libre république, et dont les sept articles <strong>de</strong> foi<br />

(le « credo minimum ») sont exposés au chapitre XIV du Traité théologico-<br />

<strong>politique</strong>.<br />

Faut-il alors croire maintenant que Dieu a fait les choses dans<br />

l’intention expresse <strong>de</strong> nous p<strong>la</strong>ire ? Il a dû, en les fabriquant, penser avant tout<br />

à leur donner l’apparence sous <strong>la</strong>quelle elles nous réjouissent. Ainsi, l’idée <strong>de</strong><br />

Dieu peut être associée à n’importe quelle joie. Spinoza nous indique que<br />

l’idée adéquate <strong>de</strong> Dieu n’a donc pas sa p<strong>la</strong>ce dans <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong>s passions.<br />

Matheron revient sur <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition en évoquant <strong>la</strong> Préface du<br />

Traité théologico-<strong>politique</strong> et l’Appendice du livre I <strong>de</strong> l’Ethique qui selon lui<br />

restent <strong>de</strong>ux œuvres complémentaires.<br />

159 Ethique, Première Partie, Appendice, p.83.<br />

- 203 -


Pour lui, <strong>la</strong> vision du mon<strong>de</strong> décrite par Spinoza, se caractérise<br />

uniquement par l’anthropomorphisme et un anthropomorphisme religieux sans<br />

spécification. Spinoza se défend par ailleurs qu’elle génère <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

superstition, mais aussi celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion universelle.<br />

L’auteur s’est appesanti également sur <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion. Il indique dans son<br />

livre que Dieu se révèle : il nous fait savoir, en effet, par une directe<br />

manifestation dans le mon<strong>de</strong> sensible et gui<strong>de</strong> pour ainsi dire notre avenir.<br />

Ainsi, il arrive que nous prenions pour <strong>de</strong>s manifestations divines une voix<br />

(Moïse), ou une vision (David), souvent réelles (par l’infinitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

production <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature), mais, qui en réalité ne sont que <strong>de</strong> vils délires <strong>de</strong><br />

notre imagination (Joseph, Samuel) ou bien <strong>de</strong>s songes (Abimélech). Soit, par<br />

<strong>de</strong>s inepties puériles, nous pensons que <strong>la</strong> divinité nous fait découvrir ses<br />

décrets par l’intermédiaire <strong>de</strong>s entrailles <strong>de</strong>s animaux, <strong>de</strong>s idiots, <strong>de</strong>s fous, <strong>de</strong>s<br />

oiseaux, soit, par <strong>de</strong>s mauvais présages, les événements qui nous étonnent par<br />

leur caractère insolite et que nous attribuons à <strong>la</strong> colère divine.<br />

Mais faut-il réagir à cette réponse ? Devrions-nous <strong>de</strong>meurer passifs<br />

<strong>de</strong>vant les avertissements célestes ?<br />

L’auteur montre que <strong>de</strong> par toute joie comme à travers toute tristesse,<br />

c’est le désir qui se manifeste. Nous efforçons donc <strong>de</strong> reproduire les bons<br />

présages, <strong>de</strong> les déployer comme les moyens <strong>de</strong> parvenir à ce que nous<br />

espérons et d’écarter les mauvais. Quelle action « psychologique » peut-on<br />

exercer sur Dieu ? L’auteur répond qu’il importe <strong>de</strong> connaître <strong>la</strong> psychologie<br />

divine.<br />

Matheron essaie d’établir une compa<strong>raison</strong> entre le superstitieux et<br />

l’athée. Pour lui, le superstitieux recherche avi<strong>de</strong>ment les honneurs et les<br />

richesses, l’athée, a contrario, pense pouvoir faire <strong>de</strong> l’économie <strong>de</strong> ce détour.<br />

Au fond, les <strong>de</strong>ux partagent <strong>la</strong> même vision du mon<strong>de</strong>, car le préjugé finaliste<br />

est inséparable <strong>de</strong> l’ignorance et <strong>de</strong> <strong>la</strong> passion. En revanche, le superstitieux<br />

est obsédé par l’arrière-mon<strong>de</strong> où il a projeté ses angoisses, tandis que l’ignore<br />

et se prend lui-même pour le gui<strong>de</strong>. Pour ainsi dire, l’athée est un superstitieux<br />

qui a réussi, le superstitieux un athée auquel le hasard s’est montré défavorable.<br />

- 204 -


Mais tout ce<strong>la</strong> ne dissua<strong>de</strong> guère Spinoza pour qui <strong>la</strong> superstition est<br />

toujours présente : « Alexandre (…) ne commença à consulter<br />

superstitieusement les <strong>de</strong>vins que lorsqu’aux Portes <strong>de</strong> Suse, il apprit à<br />

craindre <strong>la</strong> Fortune. » 160<br />

N’est-ce pas là l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> pseudo-foi ? Ce<strong>la</strong> se traduira sans<br />

doute par une sorte <strong>de</strong> frénésie dans l’invention théologique : les églises<br />

dégénèrent en théâtres, où l’on entend, non plus <strong>de</strong>s docteurs, mais <strong>de</strong>s orateurs<br />

uniquement préoccupés <strong>de</strong> frapper l’imagination <strong>de</strong>s foules par <strong>la</strong> nouveauté <strong>de</strong><br />

leur enseignement. Une telle vision est à coup sûr soutenue par <strong>de</strong>s conditions<br />

<strong>politique</strong>s désastreuses : honneurs exagérés rendus aux prêtres en l’occurrence.<br />

Ainsi, toujours aussi impuissants et vacil<strong>la</strong>nts, nous abandonnons notre<br />

ancienne superstition pour une superstition nouvelle qui visiblement ne va pas<br />

se priver <strong>de</strong> nous tromper.<br />

Matheron évoque encore ici le rapport <strong>de</strong> l’amour et du conatus. Il<br />

montre que nous nous réjouissons <strong>de</strong> conserver l’objet aimé, alors que sa perte<br />

constitue une affliction. A en croire à son explication, dans <strong>la</strong> mesure où notre<br />

conatus, modifié par l’amour, <strong>de</strong>vient un effort pour imaginer le plus<br />

activement possible <strong>la</strong> chose aimée, toute image qui exclut cette même<br />

existence lui fait obstacle. De cette façon, du moment où l’être aimé se<br />

présente à nous comme <strong>la</strong> représentation d’une valeur objective, il nous<br />

apparaît comme <strong>de</strong>vant être préservé à tout prix, fût-ce au prix <strong>de</strong> notre vie<br />

même. Nous pouvons donc aller à <strong>la</strong> mort pour <strong>la</strong> sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> notre patrie,<br />

dont l’amour est pourtant <strong>de</strong> pur ouï-dire. Pour l’auteur, nous honorons <strong>de</strong><br />

verser notre sang pour appuyer l’orgueil d’un monarque.<br />

Sur le problème <strong>de</strong> <strong>la</strong> différence entre <strong>la</strong> vraie Religion, <strong>la</strong> superstition<br />

et <strong>la</strong> spécu<strong>la</strong>tion, Spinoza s’est attaqué violemment contre les théologiens<br />

calvinistes. Ces <strong>de</strong>rniers en effet représentent Dieu comme un recteur, un<br />

légis<strong>la</strong>teur, un roi juste et miséricordieux. Spinoza juge cette pensée d’illusoire<br />

car tous ces attributs renvoyés à Dieu ne sont que l’apanage <strong>de</strong> l’homme ; pour<br />

160 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, PUF, Paris, 1999, 59.<br />

- 205 -


lui donc, c’est une stérile imagination <strong>de</strong> poser <strong>de</strong>ux puissances<br />

numériquement distinctes (<strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> Dieu comme le pouvoir <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

royauté et celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature comme une force aveugle). C’est donc <strong>la</strong> <strong>critique</strong><br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> conception traditionnelle <strong>de</strong> Dieu que Spinoza juge erronée et absur<strong>de</strong>,<br />

qu’il s’agit ici. La <strong>critique</strong> spinoziste consiste, en effet, à expurger <strong>de</strong> Dieu<br />

toute représentation contractuelle, absolutiste, monarchiste et<br />

anthropomorphique.<br />

On peut le voir, <strong>la</strong> conception <strong>de</strong> <strong>la</strong> divinité et <strong>de</strong>s préceptes religieux<br />

ne parvient pas à satisfaire le philosophe hol<strong>la</strong>ndais. La philosophie du<br />

« caute » l’invite à bien <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce dans ses réflexions : « <strong>Les</strong> Ecoles <strong>de</strong><br />

Théologie aussi bien que Philosophie nous enseignent qu’il ne faut<br />

multiplier ni les êtres ni les miracles sans nécessité ; et par là elles nous<br />

autorisent à rejeter toutes les suppositions qui n’ont aucun usage quand<br />

même elles ne produiraient aucun mal. Selon cette maxime il ne faut<br />

jamais recouvrir au miracle quand on peut expliquer les choses<br />

naturellement et on ne doit pas supposer que Dieu soit intervenu d’une<br />

façon singulière dans <strong>la</strong> production d’un effet si cette intervention nous<br />

paraît absolument inutile ou même contraire à sa sainteté. » 161<br />

Spinoza <strong>critique</strong> les méfaits <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, cette sorte d’imagination<br />

puérile que développent les prophètes. Il s’attaque à <strong>la</strong> conception humaine <strong>de</strong><br />

Dieu qui trouve en lui une volonté d’action <strong>de</strong> créer et <strong>de</strong> <strong>la</strong> provi<strong>de</strong>nce<br />

générale : « <strong>la</strong> croyance aux miracles relève enfin <strong>de</strong> l’orgueil <strong>de</strong> se croire<br />

privilégié <strong>de</strong> Dieu. Il n’est que <strong>de</strong> voir l’exemple <strong>de</strong>s Grands <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong><br />

qui racontent <strong>de</strong>s « acci<strong>de</strong>nts miraculeux » survenus à leurs ancêtres pour<br />

« faire accroire aux autres que l’on est particulièrement recommandé aux<br />

Destinées ». L’emploi du vocable « Destinées » souligne d’ailleurs ce qu’il<br />

y a <strong>de</strong> païen et <strong>de</strong> superstitieux dans cette croyance. Enfin, argument cent<br />

161 Lagrée, Spinoza et le débat religieux, chapitre V, P.U.R., Paris, 2004, p.173.<br />

- 206 -


fois répété dans les Pensées diverses, <strong>la</strong> croyance aux miracles n’empêche<br />

pas le désordre <strong>de</strong>s mœurs. » 162<br />

Il en ressort que pour Spinoza, il ne faut envisager aucune commune<br />

mesure entre <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et l’imagination. D’une part, <strong>la</strong> croyance reste purement<br />

imaginative, imaginaire et ne peut recouvrir <strong>la</strong> rationalité. D’autre part, <strong>la</strong><br />

croyance en <strong>la</strong> puissance divine peut paraître assez abjecte et très arbitraire.<br />

Spinoza refuse <strong>la</strong> personnification <strong>de</strong> Dieu et <strong>la</strong> généreuse promotion absolue<br />

qu’on lui accor<strong>de</strong> sans cesse. De cette façon, « le refus d’un Dieu personnel<br />

transcendant et provi<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> manière individualisée rend inévitablement<br />

dénuées <strong>de</strong> sens <strong>de</strong>s pratiques <strong>religieuse</strong>s telles que <strong>la</strong> prière <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>,<br />

l’accomplissement scrupuleux <strong>de</strong>s rites, ou le recours à <strong>de</strong>s médiations<br />

cléricales. », 163 comme le fait remarque Debel par le truchement <strong>de</strong> Lagrée.<br />

Notons que même si Spinoza ramène les formules « nature naturante »,<br />

«nature naturée », à son propre système, ce <strong>de</strong>rnier, non théologique reste<br />

purement intellectuel. Au vu <strong>de</strong> tout ce<strong>la</strong>, peut-on encore parler <strong>de</strong> religion<br />

chez Spinoza ? Y a-t-il une religion <strong>de</strong> Spinoza ? Que veut justement Spinoza<br />

quand il accor<strong>de</strong> une si précieuse p<strong>la</strong>ce au Christ ? Essayons d’en savoir plus.<br />

CHAPITRE V. : LA RELIGION DE SPINOZA<br />

La reconnaissance du christianisme comme religion prophétique permet<br />

<strong>de</strong> s’interroger sur sa contribution spécifique à <strong>la</strong> libération du complexe<br />

religieux <strong>de</strong> servitu<strong>de</strong>. Spinoza montre donc un intérêt pour le christianisme,<br />

dont <strong>la</strong> figure fondatrice du Christ. C’est donc au travers <strong>de</strong> l’image du Christ<br />

qu’on peut évoquer <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion.<br />

162 Ibi<strong>de</strong>m, p.175.<br />

163 Lagrée, Spinoza et le débat religieux, chapitre V, P.U.R., Paris, 2004, p.176.<br />

- 207 -


V.1. Le Christ en question<br />

Spinoza parait si proche du christianisme quand il nomme le Christ « le<br />

philosophe par excellence ». Pourtant, il s’en sépare fondamentalement surtout<br />

sur le problème <strong>de</strong> l’immanence <strong>de</strong> Dieu. Peut-être veut-il rester dans sa<br />

logique philosophique ? La question cruciale que pose le Traité théologico-<br />

<strong>politique</strong> est celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> signification du christianisme. Selon Spinoza, le<br />

christianisme n’est pas parvenu à moraliser l’histoire ni <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>s forces et<br />

n’a rien <strong>de</strong> provi<strong>de</strong>ntiel. En revanche, l’on peut évoquer l’image énigmatique<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> personne du Christ. Doté certes d’une extraordinaire puissance <strong>de</strong><br />

communiquer avec Dieu d’âme à âme, mais il n’a su dompter l’ignorance et <strong>la</strong><br />

résistance du peuple et n’a su par <strong>la</strong> même occasion éc<strong>la</strong>irer par <strong>la</strong><br />

connaissance nécessaire <strong>la</strong> confusion qui régnait entre le <strong>la</strong>ngage <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nécessité et celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi. De plus, il n’a pu réguler l’histoire nationale <strong>de</strong>s<br />

Hébreux et <strong>de</strong> leur Etat pendant leur pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> dissolution, <strong>de</strong> manque <strong>de</strong><br />

sécurité publique et <strong>de</strong> solidarité. Par ailleurs, le comman<strong>de</strong>ment d’une charité<br />

universelle (tout homme est mon prochain) transformé en un comman<strong>de</strong>ment<br />

d’humilité (aime ton ennemi, tend l’autre joue) paraît aux yeux <strong>de</strong> Spinoza très<br />

perverti. Au final, l’histoire due Moïse (conférant aux lévites un monopole<br />

héréditaire <strong>de</strong>s fonctions sacerdotales) et celle du Christ comportaient <strong>de</strong>s<br />

erreurs et <strong>de</strong>s errances qui avaient pesé sur toute l’histoire <strong>de</strong> l’Etat hébreu et<br />

susciter pour ainsi dire d’interminables conflits. Et pourtant !<br />

Balibar poursuit son analyse en s’interrogeant sur le christianisme,<br />

lequel a imprimé à l’histoire <strong>de</strong> l’humanité un tournant irréversible. L’un <strong>de</strong>s<br />

indices essentiels est qu’il n’y ait plus <strong>de</strong> Prophètes après le Christ, c’est-à-dire<br />

d’hommes exceptionnellement vertueux, dotés d’une imagination<br />

exceptionnelle pour se représenter les signes <strong>de</strong> Dieu et susceptibles <strong>de</strong><br />

communiquer l’évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> cette révé<strong>la</strong>tion au peuple pour corriger les moeurs<br />

et raviver leur foi. La vocation <strong>de</strong>s Prophètes paraît curieuse : Moïse énonçait<br />

<strong>la</strong> loi divine sous <strong>la</strong> forme <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>ment assorti <strong>de</strong> menaces terrifiantes.<br />

- 208 -


D’autres Prophètes réactivent les menaces en interprétant l’histoire à leur<br />

guise.<br />

Pourtant, avec <strong>la</strong> prédication du Christ, <strong>la</strong> situation se renverse, <strong>la</strong> loi<br />

reste intériorisée et toujours actuelle. De plus, <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion apparaît comme<br />

une illumination intellectuelle inscrite au fond <strong>de</strong>s cœurs. Dorénavant, pour les<br />

fidèles, les témoignages <strong>de</strong> <strong>la</strong> promesse divine sont à découvrir en lui-même les<br />

dispositions actuelles dont le Christ a donné le modèle, les maques intérieures<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie vraie. Le salut est donc une conséquence <strong>de</strong> sa vertu appelée grâce.<br />

En par<strong>la</strong>nt du statut du Christ, on peut dire que le Christ <strong>de</strong> Spinoza<br />

bénéficie d’un traitement privilégié ; un statut surhumain semble même lui être<br />

reconnu. Alors que Dieu, suivant les Ecritures, ne s’est révélé au genre humain<br />

que par l’imagination <strong>de</strong>s prophètes, le Christ a connu les choses en vérité <strong>de</strong><br />

façon adéquate.<br />

S’il n’est pas juste <strong>de</strong> soustraire le christianisme à <strong>la</strong> religion<br />

prophétique, il n’est pas juste non plus <strong>de</strong> réduire le judaïsme à <strong>la</strong> religion<br />

prophétique si on veut signifier par là sa radicale opposition à tout processus<br />

d’intériorisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi divine. Comme le souligne Zac, les religions, qui<br />

puissent leur inspiration dans <strong>la</strong> Bible, comportent, d’une part, un aspect<br />

historique, et d’autre part, elles expriment également <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu,<br />

témoignage interne <strong>de</strong> l’Esprit-Saint, qui n’est rien d’autre que <strong>la</strong> satisfaction<br />

dont jouit l’homme intérieurement, après l’accomplissement d’actes bons.<br />

Nous pouvons évoquer ici Le Christ et le salut <strong>de</strong>s ignorants<br />

chez Spinoza, ouvrage précieuse d’Alexandre Matheron qui se veut plus<br />

particulière, puisqu’elle cherche à établir quel type <strong>de</strong> rapport au Christ,<br />

moyennant les ressources <strong>de</strong> l’imagination, peut permettre à une religion<br />

historique <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>r efficacement son affranchissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong>, ou<br />

l’affirmation <strong>de</strong> sa puissance. Elle est ainsi amenée à se prononcer sur <strong>la</strong><br />

fonction du Christ d’un certain point <strong>de</strong> vue, sans avoir à prendre en charge le<br />

système <strong>de</strong> <strong>la</strong> christologie en son ampleur.<br />

Pour André Malet, le Christ est plus qu’un homme, et sa <strong>raison</strong> est<br />

supérieure à l’enten<strong>de</strong>ment humain. Quant à Henri Laux, le Christ est <strong>la</strong><br />

- 209 -


ouche <strong>de</strong> Dieu qui communique <strong>de</strong> manière directe avec lui, « d’âme à âme ».<br />

D’ailleurs, Dieu communique immédiatement aux hommes sans recourir aux<br />

moyens corporels <strong>de</strong> l’imagination, sauf le Christ.<br />

Le Christ est celui qui a pratiqué <strong>la</strong> voie <strong>de</strong> salut, <strong>la</strong> vie, <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong>s<br />

Ecritures et <strong>la</strong> voie ordinaire du croyant, portée chez lui à sa perfection. En<br />

effet, en tant que juif, il a lu les Ecritures et a su lire le texte sacré, en a<br />

découvert le sens et a appris <strong>de</strong> Moïse et l’histoire <strong>de</strong> son peuple, connu les<br />

enseignements prophétiques et <strong>la</strong> méditation <strong>de</strong>s sages. Bien entendu, le christ<br />

a su révéler au mon<strong>de</strong> <strong>la</strong> ressemb<strong>la</strong>nce <strong>de</strong>s livres, en indiquant le même Dieu<br />

<strong>de</strong> l’Ecriture Ancienne et Nouvelle, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux Testaments. Des prophètes au<br />

Christ, c’est l’expression <strong>de</strong> l’amour <strong>de</strong> Dieu et du prochain, <strong>la</strong> même charité,<br />

et <strong>la</strong> justice et <strong>la</strong> même obéissance prescrite par les Testaments. On remarquera<br />

que l’enseignement du texte ancien et au texte nouveau est <strong>de</strong> nature morale.<br />

En effet, il entend convaincre par une parole qui gagne les cœurs et stabilise les<br />

comportements, en recourant à <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>s hommes. C’est d’ailleurs pourquoi<br />

Laux fait noter que le Christ en lisant les Ecritures a en eu <strong>la</strong> saisie immédiate<br />

<strong>de</strong> leur sens.<br />

Nous pouvons nous interroger sur <strong>la</strong> possibilité d’une telle perfection,<br />

les opérations qu’elle peut susciter. En revanche, nous nous accordons que le<br />

Christ est en rapport à <strong>de</strong>s connaissances et à <strong>de</strong>s croyances, c’est-à-dire à <strong>la</strong><br />

mémoire <strong>de</strong>s enseignements <strong>de</strong> justice et <strong>de</strong> charité transmise par les Ecritures<br />

<strong>de</strong> son peuple, et qu’il eut <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> réorganiser cette mémoire sans<br />

aucune déviation passionnelle. En lui, <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> Dieu fut unifiée,<br />

i<strong>de</strong>ntiquement médiate et immédiate. C’est ce<strong>la</strong> qui fait penser au jugement <strong>de</strong><br />

Matheron : « Le Christ a innové, non pas en dispensant un enseignement<br />

inédit, mais en faisant passer au premier p<strong>la</strong>n ce qui, auparavant, restait<br />

dans l’ombre. » 164<br />

Par <strong>de</strong>vers tout, il est que <strong>la</strong> doctrine du Christ trouve dans le sermon<br />

sur <strong>la</strong> montagne son expression privilégiée : l’accent mis sur <strong>la</strong> justice et <strong>la</strong><br />

164 Matheron, Le Christ et le salut <strong>de</strong>s ignorants chez Spinoza, Aubier-Montaigne, Paris, 1971, p.8 (284 pages).<br />

- 210 -


charité, sur les bonnes œuvres, sur <strong>la</strong> perfection <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi nouvelle, ou encore le<br />

ton direct d’un enseignement adressé à tout homme, par-<strong>de</strong>là les interprètes<br />

reconnus <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition <strong>religieuse</strong>, tout ce<strong>la</strong> résume parfaitement <strong>la</strong> doctrine du<br />

Christ d’un point <strong>de</strong> vue spinoziste. Elle a ici l’intérêt très réel, d’ordre<br />

pédagogique, puisqu’elle désigne le lien scripturaire dans lequel s’inscrit le<br />

plus précisément le documentatum morale. Quoiqu’il en soit, <strong>de</strong> son<br />

authenticité matérielle, il n’est pas surprenant qu’elle continue à figurer dans<br />

les éditions du Traité théologico-<strong>politique</strong>.<br />

En appe<strong>la</strong>nt souverain bien le royaume <strong>de</strong> Dieu et sa justice, Spinoza<br />

situe en effet <strong>la</strong> doctrine du Christ à hauteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> universalité, le<br />

Christ énonce en <strong>la</strong>ngage <strong>de</strong> révé<strong>la</strong>tion, ou dans les <strong>modalités</strong> du système<br />

imaginatif, une doctrine <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Le Christ ne passe cependant pas par les étapes successives <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

servitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté. Sa liberté est gagnée <strong>de</strong> manière entière et définitive<br />

sur <strong>la</strong> vie passionnelle, sans avoir à en expérimenter au préa<strong>la</strong>ble <strong>la</strong> fluctuation,<br />

elle a valeur exemp<strong>la</strong>ire par sa qualité et sa réalisation même non extrinsèque à<br />

<strong>la</strong> voie <strong>de</strong>s Ecritures.<br />

Alors qu’il utilise toujours le titre Christ, Spinoza recourt en Ephésiens<br />

73 au nom complet Christ Jésus et Jésus-Christ. Il répond à Ol<strong>de</strong>nburg qui lui<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> préciser ses positions théologiques sur Jésus-Christ ; il n’emploie<br />

cependant plus ce nom dans <strong>la</strong> suite <strong>de</strong> leur correspondance. Si l’interprétation<br />

spinoziste est dépourvue <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée dogmatique, elle éc<strong>la</strong>ire aussi très<br />

profondément le sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> résurrection dans <strong>la</strong> vision chrétienne. De <strong>la</strong> sorte,<br />

comprise dans son excellence – dans sa puissance <strong>de</strong> vie, qui est expérience<br />

d’éternité - <strong>la</strong> résurrection est par nature un lieu d’exemp<strong>la</strong>rité pour <strong>la</strong><br />

condition du disciple.<br />

De l’histoire du Christ Spinoza privilégie donc <strong>la</strong> passion : il récapitule<br />

<strong>la</strong> logique <strong>de</strong> l’existence du Christ. La passion <strong>de</strong>vient une image, l’image <strong>la</strong><br />

plus puissante <strong>de</strong> l’histoire du Christ. Mais alors, l’insistance sur <strong>la</strong> passion du<br />

Christ a-t-il un rapport avec un écho du calvinisme ?<br />

- 211 -


Spinoza vivait en effet dans un milieu marqué par l’influence du grand<br />

réformateur, dont il possédait l’œuvre majeure, l’institution chrétienne, dans <strong>la</strong><br />

traduction espagnole <strong>de</strong> Cyprien <strong>de</strong> Valera. La confrontation <strong>de</strong>s doctrines ou<br />

<strong>la</strong> recherche <strong>de</strong>s influences est toutefois délicate, car les différences <strong>de</strong> contenu<br />

sont essentielles. La christologie <strong>de</strong> Spinoza n’est pas celle <strong>de</strong> Calvin, axée sur<br />

un « régime d’incarnation », au sein même d’une structure <strong>de</strong> révé<strong>la</strong>tion. Au<br />

niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> structure <strong>de</strong> <strong>la</strong> passion elle ne prétend jamais développer une<br />

théologie <strong>de</strong> <strong>la</strong> ré<strong>de</strong>mption.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, nous pouvons comprendre les rapports <strong>de</strong><br />

l’imagination et <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion. Ainsi, suivant que l’organisation <strong>religieuse</strong><br />

admet <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong>s Ecritures par les croyants, elle réduit <strong>la</strong> puissance. Il en<br />

ressort un statut <strong>de</strong> l’imagination, ordonné à <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong>. Le christianisme<br />

s’inscrit <strong>de</strong> manière spécifique dans cette histoire grâce à <strong>la</strong> figure du Christ.<br />

Avec Spinoza, rien n’est fini avec christianisme. Le Christ <strong>de</strong>meure en<br />

revanche une singulière image toujours disponible.<br />

Revenons à Matheron qui parle en permanence du Christ et y consacre<br />

d’ailleurs une sérieuse analyse. Il y indique, en effet, que dans <strong>la</strong> philosophie<br />

spinoziste, le Christ est connu sous une double facette <strong>de</strong> <strong>la</strong> chair et <strong>de</strong> l’esprit.<br />

« Le Christ selon <strong>la</strong> chair » incarne le personnage révélé <strong>de</strong> par <strong>de</strong>s<br />

témoignages historiques. « L’esprit du Christ », lui, est révélé par<br />

l’enseignement moral et une disposition éthique universelle.<br />

En marge <strong>de</strong> cette distinction, l’auteur s’interroge sur <strong>la</strong> pertinence avec<br />

<strong>la</strong>quelle Spinoza accor<strong>de</strong> au privilège qui tend à fon<strong>de</strong>r <strong>la</strong> religion chrétienne.<br />

Spinoza trouve particulièrement chez le Christ un promoteur <strong>de</strong> justice, <strong>de</strong><br />

charité et d’amour. Il fait remarquer d’ailleurs que le Christ se distingue <strong>de</strong>s<br />

autres prophètes tel Moïse et Mahomet par le caractère très original et<br />

singulièrement supérieur <strong>de</strong> son message évangélique. En effet, alors que<br />

Moïse prône une simple légis<strong>la</strong>tion connue uniquement pour l’Etat juif, et que<br />

Mahomet se vautre dans l’imposture, le Christ, selon Spinoza, prêche <strong>la</strong> vraie<br />

religion pour l’humanité toute entière. Pourtant notre penseur reconnaît que le<br />

- 212 -


Christ n’est point Dieu lui-même, et donc qu’il ne dispose d’aucune révé<strong>la</strong>tion<br />

surnaturelle ni <strong>de</strong> prédication typiquement nouvelle.<br />

Telles sont <strong>de</strong>ux thèses contradictoires exploitées sui generis par<br />

Spinoza. Matheron, lui qui au <strong>de</strong>meurant souligne que l’innovation <strong>de</strong><br />

l’enseignement rési<strong>de</strong> en ce qu’il révé<strong>la</strong>it à <strong>la</strong> lumière ce qui était tapis dans<br />

l’ombre.<br />

Disons que le mérite du Christ est d’avoir osé mettre au grand jour<br />

l’Histoire ; cette histoire apparaît sous l’angle <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion catholique<br />

nouvelle, <strong>la</strong>quelle contribue résolument à favoriser <strong>la</strong> promotion du message<br />

d’amour, <strong>de</strong> justice, <strong>de</strong> charité et d’équité entre les peuples.<br />

De cette façon, le christianisme serait né d’une mutation <strong>de</strong> judaïsme,<br />

<strong>la</strong>quelle est due à <strong>la</strong> conjonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> décomposition interne <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion<br />

mosaïque et <strong>de</strong> <strong>la</strong> domination romaine.<br />

V.2. La religion chez Spinoza<br />

C’est un point très délicat pour nous en ce sens que le philosophe du<br />

reste excommunié, apparaît aux yeux <strong>de</strong> tous comme un homme sans religion.<br />

Une première interprétation qui fait voir le philosophe comme l’ennemi <strong>de</strong>s<br />

théologiens <strong>de</strong> toutes les obédiences, du miracle sous toutes ses formes, <strong>de</strong><br />

l’obédience passive à toute espèce <strong>de</strong> révé<strong>la</strong>tion, qu’on est tenté <strong>de</strong> le tenir pour<br />

un athée masqué. Cette interprétation paraît très courante à l’époque <strong>de</strong><br />

Spinoza.<br />

Une secon<strong>de</strong> interprétation n’est pas moins tendancieuse ; elle consiste<br />

plus à voir un Spinoza verbalement athée, mais à ne le considérer que<br />

faiblement aberrant par rapport aux formes ordinaires <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion ; cette<br />

façon <strong>de</strong> voir les choses se rencontre chez les esprits modérés, moins suspects<br />

au scandale.<br />

Nous remarquons que le malheur pour <strong>la</strong> première interprétation, celle<br />

<strong>de</strong> l’athée masqué, rési<strong>de</strong> dans le fait que Spinoza, qui par<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> Dieu, paraît<br />

très sincère, en dépit <strong>de</strong> sa plus gran<strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce. Du Traité théologico-<br />

- 213 -


<strong>politique</strong> à l’Ethique via <strong>Les</strong> Lettres, <strong>la</strong> compa<strong>raison</strong> <strong>la</strong>isse une impression qui<br />

n’est pas celle d’une duperie. On en remarque en sentant vivre en soi une<br />

présence du Dieu <strong>de</strong> Spinoza. Le malheur <strong>de</strong> <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> interprétation, celle<br />

d’un philosophe, qui n’est qu’un chrétien qui s’ignore, c’est qu’il faudrait, pour<br />

<strong>la</strong> soutenir, prendre à <strong>la</strong> lettre les formules les plus atténuées <strong>de</strong> Spinoza,<br />

transparentes ou refuser d’interpréter certains <strong>de</strong> ses silences, en l’occurrence<br />

sur <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion.<br />

Ce qui amène l’auteur Jean Carré à prendre déjà position : Spinoza est à<br />

<strong>la</strong> fois très sincère et très dangereux, ce qui fait <strong>de</strong> lui un véritable philosophe.<br />

Dangereux en ce qu’il étudie les textes sacrés comme <strong>de</strong>s textes ordinaires.<br />

Sans coup férir, nombre <strong>de</strong> chrétiens, après lui, ont fait autant, mais soit, ils ont<br />

été arrêtés à un certain niveau, par une autorité extérieure à eux, soit ils ont<br />

jugé <strong>de</strong>voir s’arrêter eux-mêmes quand leur travail paraissait ruiner les<br />

fon<strong>de</strong>ments même <strong>de</strong> leur foi. Or, Spinoza ne trace aucun cercle qui pose les<br />

limites d’urgence ses recherches et ses interprétations. C’est ce<strong>la</strong> qui paraît<br />

regrettable. Pour l’auteur, peuvent témoigner pour ainsi dire les résultats, en ce<br />

qui concerne l’authenticité <strong>de</strong>s textes sacrés, le sens attribué à ces textes et <strong>la</strong><br />

conception que se fait en fin <strong>de</strong> compte Spinoza <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> foi, rapports que nous verrons un peu plus tard.<br />

De ce qui précè<strong>de</strong>, l’on peut comprendre pourquoi Spinoza démontrait<br />

que le Pentateuque n’a point été écrit par Moïse. Il fait un long commentaire<br />

tout au long du chapitre VIII. Il évoquait à ce propos les commentaires <strong>de</strong> Ibn<br />

Ezra sur le Deutéronome. Ce <strong>de</strong>rnier, selon Spinoza, indiquait que « ce ne fut<br />

pas Moïse qui rédigea le Pentateuque mais quelqu’un d’autre qui vécut<br />

bien plus tard ; et enfin que le livre écrit par Moïse était un autre ouvrage.<br />

Pour le montrer :<br />

1°) il remarque que <strong>la</strong> préface même du Deutéronome n’a pu être<br />

écrite par Moïse, qui ne passa pas le jourdain.<br />

2°) il remarque que le livre <strong>de</strong> Moïse tout entier a été transcrit sur<br />

le seul pourtour d’un unique autel (…). D’où il ressort que le livre <strong>de</strong><br />

- 214 -


Moïse avait beaucoup moins d’ampleur que le Pentateuque ». 165 Ces<br />

références confortent bien <strong>la</strong> position <strong>de</strong> notre philosophe.<br />

Notre penseur appliquant toujours <strong>la</strong> même métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> compa<strong>raison</strong><br />

objective <strong>de</strong>s textes, aboutit à <strong>de</strong>s conclusions analogues touchant <strong>la</strong> non-<br />

authenticité <strong>de</strong>s livres qui ne sont pas attribués à Moïse. Ainsi, le livre <strong>de</strong> Josué<br />

n’est pas Josué lui-même. <strong>Les</strong> Juges n’ont été écrits par les Juges. Le livre <strong>de</strong><br />

Samuel ne peut être <strong>de</strong> Samuel. <strong>Les</strong> Rois proviennent d’autres livres et<br />

Chroniques.<br />

Spinoza applique <strong>la</strong> même métho<strong>de</strong> aux autres livres <strong>de</strong> l’Ancien<br />

Testament, montrant que l’autorité <strong>de</strong> l’Ecriture, il faut <strong>la</strong> démontrer pour<br />

chaque livre, car on ne peut tirer <strong>de</strong> conclusion <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité d’un livre à partir<br />

<strong>de</strong> simples allusions successives auxquelles ils ont été formés. En revanche, il<br />

renonce à réaliser le même travail pour les livres du Nouveau Testament en<br />

<strong>raison</strong> sans doute <strong>de</strong> sa méconnaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance suffisante <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>la</strong>ngue grecque et eu égard à l’inaccessibilité <strong>de</strong>s textes originaux <strong>de</strong>s livres<br />

écrits en hébreu.<br />

Il estime que les hommes s’accor<strong>de</strong>nt verbalement pour voir dans<br />

l’Ecriture sainte <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu, qui dit <strong>la</strong> voie du salut ; mais leur accord<br />

n’est que verbal. D’ailleurs, <strong>de</strong> par leur conduite, l’on s’aperçoit que<br />

substituent à <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu leurs propres inventions, et s’appliquent<br />

uniquement à obliger les autres à penser comme eux. C’est le constat général<br />

chez les théologiens <strong>de</strong> tous les temps. Ils sollicitent les textes, leur font<br />

violence et le grand « <strong>de</strong>al », loin <strong>de</strong> montrer <strong>la</strong> charité ou le salut, est d’assurer<br />

leur image personnelle, <strong>de</strong> soigner le triomphe <strong>de</strong> leur opinion, teintée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

fantaisie personnelle, et dont <strong>la</strong> règle unique appliquée est <strong>la</strong> règle <strong>de</strong> contexte.<br />

Par ailleurs, pour Carré, l’Ecriture traite très souvent d’événements, <strong>de</strong>s<br />

principes <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière naturelle qui ne nous éc<strong>la</strong>irciraient pas. Il figure dans<br />

l’Ecriture <strong>de</strong>s récits re<strong>la</strong>tifs aux miracles, <strong>de</strong>s prophéties qui dépassent<br />

165 Traité théologico-<strong>politique</strong>, chapitre VIII, pp.327-329.<br />

- 215 -


l’enten<strong>de</strong>ment humain. L’on peut évoquer que ces choses ne peuvent se trouver<br />

que dans l’Ecriture et non dans <strong>la</strong> <strong>raison</strong> seule.<br />

La <strong>raison</strong> pourra doute confirmer, après coup, ce qu’elle en suggère,<br />

mais elle ne peut le soutenir qu’une fois établie, et <strong>de</strong> cette façon, elle n’a pas à<br />

prétendre l’établir d’abord en vertu <strong>de</strong> ses exigences propres ; c’est l’Ecriture et<br />

elle seule qui doit permettre d’établir ce que l’Ecriture montre, au sens où elle<br />

le dit. <strong>Les</strong> conditions pour rétablir ce sens objectif se présente <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte :<br />

saisir <strong>la</strong> nature et les propriétés <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, l’hébreu, avec l’idée commune <strong>de</strong><br />

La Bible, grouper les énonciations contenues dans chaque livre <strong>de</strong> façon à<br />

retrouver d’une part celles qui ont le même objet et <strong>de</strong> l’autre celles qui sont<br />

ambiguës ou qui sont en contradiction avec d’autres. De cette façon, les paroles<br />

comme « Dieu est un feu », « Dieu est jaloux » sont compréhensives par le<br />

sens littoral. Et si Moïse a pensé, c’est en référence à l’Ecriture elle-même et<br />

elle seule.<br />

Quant aux livres <strong>de</strong>s prophètes 166 , toutes les circonstances singulières<br />

sont prises en compte, à savoir <strong>la</strong> vie, les mœurs <strong>de</strong> l’auteur du livre, l’objectif<br />

recherché, le contexte, <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue particulière usitée par l’auteur et l’histoire<br />

ultérieure du livre. En fin <strong>de</strong> compte, pour Carré, il convient d’appliquer <strong>la</strong><br />

règle unique du contexte selon <strong>la</strong>quelle il faut déterminer ce qu’il y a <strong>de</strong> plus<br />

général dans les enseignements <strong>de</strong> l’Ecriture. Ces enseignements sont, selon<br />

lui, partout dans l’Ecriture, bien c<strong>la</strong>irs.<br />

En revanche, Spinoza rétorque que l’Ecriture n’enseigne rien<br />

d’indubitable, c’est-à-dire qui soit indubitablement présent dans toute<br />

l’Ecriture, touchant <strong>la</strong> nature même <strong>de</strong> Dieu. On peut alors lire ce passage <strong>de</strong><br />

Spinoza : « Il faut commencer par le plus général en recherchant avant<br />

tout dans les affirmations les plus c<strong>la</strong>ires <strong>de</strong> l’Ecriture ce qu’est <strong>la</strong><br />

prophétie ou révé<strong>la</strong>tion et en quoi elle consiste principalement. Puis il faut<br />

rechercher ce qu’est le miracle et continuer ainsi par les thèmes les plus<br />

166 <strong>Les</strong> apôtres et les prophètes le proc<strong>la</strong>ment, nous explique Spinoza : « <strong>la</strong> parole et le pacte éternels <strong>de</strong> Dieu et <strong>la</strong> vraie<br />

religion sont inscrits par Dieu dans le cœur <strong>de</strong>s hommes, c’est-à-dire dans l’esprit humain. C’est ce<strong>la</strong> le texte véritable<br />

que Dieu même a signé <strong>de</strong> son sceau, c’est-à-dire <strong>de</strong> son idée, comme image <strong>de</strong> sa divinité. » Traité théologico<strong>politique</strong>,<br />

chapitre XII, p.429.<br />

- 216 -


généraux. De là, il faut <strong>de</strong>scendre aux opinions <strong>de</strong> chaque prophète, pour<br />

parvenir enfin au sens <strong>de</strong> chaque révé<strong>la</strong>tion ou prophétie, <strong>de</strong> chaque récit<br />

ou <strong>de</strong> chaque miracle. » 167 Pour l’auteur, Spinoza entend bien s’interroger sur<br />

les principes les plus universels, ce qu’est en réalité une prophétie ou une<br />

révé<strong>la</strong>tion, une interprétation littérale <strong>de</strong> l’Ecriture qui inquiète d’ailleurs <strong>la</strong> foi<br />

chrétienne. De par cette interprétation, on découvre que tous les prophètes ont<br />

eu <strong>de</strong>s révé<strong>la</strong>tions <strong>de</strong> Dieu, par le truchement <strong>de</strong>s voix ou <strong>de</strong> figures, qui<br />

mettent en exergue l’imagination. De l’emploi du mot Dieu dans l’Ecriture, on<br />

peut comprendre qu’à bien <strong>de</strong>s égards il désigne le caractère remarquable <strong>de</strong><br />

tout ce qui <strong>de</strong>meure au-<strong>de</strong>ssus du commun. Ainsi, l’Ecriture parle <strong>de</strong><br />

montagnes <strong>de</strong> Dieu, <strong>de</strong> cèdres <strong>de</strong> Dieu pour les montrer extraordinaires. Quand<br />

elle soutient donc que les prophètes ont eu une capacité singulière, selon Carré,<br />

Spinoza pense que les prophètes ont été <strong>de</strong>s gens d’une exceptionnelle<br />

puissance d’imagination. Mais, pour Spinoza, l’usage <strong>de</strong> l’imagination ne<br />

conduit pas à l’aptitu<strong>de</strong> à connaître les choses par l’enten<strong>de</strong>ment pur, c’est-à-<br />

dire, telles qu’elles sont. Au <strong>de</strong>meurant, on peut noter que les prophètes<br />

n’avaient pas cette assurance que les révé<strong>la</strong>tions qu’ils véhicu<strong>la</strong>ient venaient <strong>de</strong><br />

Dieu. Spinoza croyait donc que les prophètes ont imaginé un Dieu qui a parlé<br />

pour eux. C’est pourquoi, pour lui, <strong>la</strong> connaissance prophétique est une<br />

connaissance inférieure à <strong>la</strong> connaissance naturelle, rationnelle, qui du reste n’a<br />

besoin d’aucun signe extérieur à elle. Bien plus, <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> prophétique, d’une<br />

part, n’est pas une certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> type mathématique, où l’idée adéquate se<br />

justifie elle-même dans sa totalité. Elle n’est qu’une certitu<strong>de</strong> morale, qui, chez<br />

les prophètes, reposait sur l’é<strong>la</strong>n <strong>de</strong> leur imagination puissante, sur <strong>de</strong>s signes<br />

imaginés, confirmés par leur imagination, et l’inclination profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> leur<br />

cœur pour <strong>la</strong> justice et le bien, que venait favoriser <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion qui leur était<br />

communiquée. D’autre part, <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> qui ne tient pas au contenu intrinsèque<br />

<strong>de</strong> ses idées, ne s’attèle qu’à décrire l’adaptation <strong>de</strong>s signes aux opinions et à <strong>la</strong><br />

capacité du prophète, <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion dont il portait, se proportionnait à son<br />

167 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre VII, p.295.<br />

- 217 -


tempérament corporel à <strong>la</strong> tournure <strong>de</strong> son imagination, à ses opinions<br />

antérieures. Ainsi, chez les prophètes sont révélés <strong>de</strong>s événements qui donnent<br />

aux hommes une émotion <strong>de</strong> joie, à un prophète « triste » <strong>de</strong>s maux tels que<br />

<strong>de</strong>s guerres et <strong>de</strong>s supplices. Selon l’auteur, Spinoza va plus loin en montrant<br />

que <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion, quant à son contenu intellectuel, se règle sur <strong>la</strong><br />

personnalité du prophète, et diffère d’un prophète à un autre. On comprend<br />

avec le philosophe pourquoi les opinions <strong>de</strong>s prophètes, souvent opposées,<br />

ignorent en effet les choses <strong>de</strong> pure spécu<strong>la</strong>tion et ne s’accor<strong>de</strong>nt que sur ce qui<br />

concerne <strong>la</strong> justice, <strong>la</strong> charité et l’usage <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie.<br />

Sur <strong>la</strong> question <strong>de</strong>s miracles, Spinoza s’éloigne encore plus <strong>de</strong>s fidèles<br />

<strong>de</strong>s religions ordinaires. Ses idées, en effet, contribuent encore à amoindrir <strong>la</strong><br />

valeur réelle <strong>de</strong>s prophéties, puisque les signes <strong>de</strong>s prophètes sont pour eux <strong>de</strong>s<br />

miracles, puisque leur capacité <strong>de</strong> prophétiser est miraculeuse aux yeux du<br />

peuple, puisque l’événement qu’est <strong>la</strong> confirmation <strong>de</strong> leurs prophéties par le<br />

cours <strong>de</strong> l’histoire est miraculeux. Or, voici ce que pense Spinoza <strong>de</strong>s miracles.<br />

De même que l’Ecriture, interprétée littéralement, elle dit seulement quelles ont<br />

été les opinions <strong>de</strong>s prophètes, ce qui a tenu pour miraculeux. De <strong>la</strong> sorte, le<br />

philosophe conseille <strong>de</strong> se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> multiplier sans <strong>raison</strong> le nombre <strong>de</strong>s récits<br />

où l’Ecriture fait mention <strong>de</strong> miracles.<br />

Carré évoque toujours <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong> Spinoza. Celle-ci souligne, en effet,<br />

que le vulgaire a pour habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> croire que <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> Dieu éc<strong>la</strong>te mieux<br />

dans une dérogation à l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature. Inutile <strong>de</strong> questionner ceux qui<br />

sentent et imaginent, au lieu <strong>de</strong> penser vraiment, ce qu’ils pensent sous le nom<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> Divinité et sous celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature. S’ils pensaient, ils verraient Dieu et <strong>la</strong><br />

Nature s’i<strong>de</strong>ntifier en une unique nécessité, celle <strong>de</strong> l’Etre absolu, et ils<br />

n’imagineraient pas une Nature misérablement changeante, dont le pouvoir<br />

n’éc<strong>la</strong>te jamais autant que quand elle triomphe <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature.<br />

La lecture du chapitre VI du Traité <strong>politique</strong> constitue un élément<br />

complémentaire au commentaire <strong>de</strong> l’Ecriture par l’Ecriture et présente un<br />

exposé dogmatique rationnel, extérieur à l’interprétation textuelle, et qui<br />

raccor<strong>de</strong> <strong>de</strong> façon tendancieuse les résultats <strong>de</strong> l’interprétation littérale à<br />

- 218 -


l’ensemble <strong>de</strong> <strong>la</strong> doctrine spinoziste. L’interprétation textuelle livre les<br />

miracles que racontaient les Juifs imaginatifs. A contrario, en faisant usage <strong>de</strong><br />

l’enten<strong>de</strong>ment, pour Spinoza, on penserait que tout ce que Dieu, Dieu ou <strong>la</strong><br />

Nature, Dieu ou l’Etre absolu, Dieu ou l’Etre nécessaire, Dieu ou <strong>la</strong> nécessité<br />

éternelle, que tout ce que Dieu veut enveloppe une nécessité et une vérité<br />

éternelles. <strong>Les</strong> lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature ne sont que les décrets divins. Si quelque chose<br />

arrivait dans <strong>la</strong> Nature, qui contredit à ses lois, ce<strong>la</strong> contredirait au décret <strong>de</strong><br />

Dieu, à <strong>la</strong> volonté, à l’enten<strong>de</strong>ment, à <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> Dieu. Par ailleurs, pour<br />

Carré, par <strong>de</strong> prétendus miracles, l’on ne saurait connaître vraiment ni<br />

l’essence <strong>de</strong> Dieu, ni son existence, ni sa provi<strong>de</strong>nce. C’est par l’idée <strong>de</strong> l’ordre<br />

et <strong>de</strong> l’enchaînement <strong>de</strong>s choses que l’on s’élève à l’idée <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature et <strong>de</strong><br />

Dieu. L’idée d’un désordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature ferait plutôt douter <strong>de</strong> Dieu et le<br />

miracle, tel que l’entend le vulgaire serait ce désordre.<br />

On peut le voir, les ordres <strong>de</strong> Dieu ne sont en réalité chez Spinoza, pour<br />

<strong>la</strong> pensée rationnelle, que <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> Dieu ou <strong>la</strong> Nature et, <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte, tout<br />

ce qui est dit dans l’Ecriture est arrivé naturellement. Ce<strong>la</strong> n’édulcore en rien<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> valeur du récit qu’elle en fait, car son objet n’est pas <strong>de</strong> faire connaître les<br />

choses par leurs causes naturelles, mais <strong>de</strong> les raconter d’une façon qui puisse<br />

impressionner l’imagination, émouvoir le cœur <strong>de</strong> l’homme, et le plier à<br />

l’obédience et à <strong>la</strong> piété.<br />

Nul doute que <strong>la</strong> <strong>critique</strong> spinoziste paraît moins acceptable. Plus<br />

gênante encore, sa conception <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi, qui nous<br />

achemine à son idée, dangereuse et sincère. La foi n’est nécessaire que parce<br />

que tous les hommes ont besoin <strong>de</strong> faire leur salut et ne sont pas tous capables<br />

<strong>de</strong> le faire, comme Spinoza, par <strong>la</strong> seule intelligence. Il est pour ainsi dire<br />

naturel que <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi soit adaptée à <strong>la</strong> nature du vulgaire, qui pense par<br />

sensations et imaginations, et non par <strong>de</strong>s idées. Mais alors les textes sacrés ne<br />

peuvent enseigner que ce qui est capable <strong>de</strong> produire <strong>la</strong> foi salutaire ; et celle-<br />

ci, n’étant pas <strong>la</strong> vie spirituelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, ne peut être que l’ensemble <strong>de</strong>s<br />

représentations suscitant une conduite quasiment i<strong>de</strong>ntique, dans ses résultats, à<br />

celle que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ferait tenir pour rationnelle ; <strong>la</strong> foi ne peut <strong>de</strong> cette façon être<br />

- 219 -


que l’état d’âme qui amène à pratiquer une conduite salutaire ; elle est un état<br />

d’esprit d’obéissance à Dieu.<br />

L’Ancien et le Nouveau Testaments seraient simplement <strong>de</strong>s leçons<br />

d’obéissance à Dieu. Moïse n’a pas voulu convaincre les Israélites par <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>, mais à les lier par un pacte. L’Evangile n’enseigne pas davantage <strong>de</strong>s<br />

sciences théoriques. Il enseigne plutôt qu’il faut croire en Dieu et le vénérer,<br />

c’est-à-dire vouloir que sa volonté soit faite, c’est-à-dire obéir à Dieu.<br />

L’Ecriture dit d’ailleurs ce qu’il convient <strong>de</strong> faire pour obéir à Dieu. Elle<br />

enseigne que toute <strong>la</strong> loi fondamentale consiste en ce seul comman<strong>de</strong>ment :<br />

aimer son prochain. Ce comman<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>vient ainsi le régu<strong>la</strong>teur <strong>de</strong> notre foi.<br />

Nous n’attribuerons à Dieu, par notre foi, que <strong>de</strong>s caractères tels que leur<br />

ignorance entraînerait nécessairement <strong>la</strong> <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> l’obéissance à Dieu.<br />

Ainsi, dans <strong>la</strong> vision spinoziste, les seuls dogmes <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi universelle, <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi<br />

vraiment catholique, peuvent être alors énumérés afin que soit respecté le<br />

principe suivant : « Il y a un être suprême qui aime <strong>la</strong> justice et <strong>la</strong> charité, à<br />

qui tous sont tenus d’obéir pour être sauvés, et que tous sont tenus<br />

d’adorer par le culte <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice et <strong>de</strong> <strong>la</strong> charité envers le prochain. » 168<br />

Aux yeux <strong>de</strong> Spinoza, l’énumération <strong>de</strong>s dogmes constitue un f<strong>la</strong>tus<br />

vocis en ce sens qu’elle ne nous apprend rien et ne veut rien nous apprendre sur<br />

<strong>la</strong> nature <strong>de</strong> Dieu, en tant qu’elle serait intellectuellement connaissable. Ainsi,<br />

si <strong>la</strong> foi se présente comme ce qui a été montré précé<strong>de</strong>mment, elle se<br />

démarque <strong>de</strong> cette façon <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, et donc il ne peut y avoir <strong>de</strong> commerce<br />

entre <strong>la</strong> théologie qui explique <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion et les matières <strong>de</strong> foi, et <strong>la</strong><br />

philosophie dont le but est <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité. <strong>Les</strong> fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

philosophie sont <strong>de</strong>s notions communes et sont tirés <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature seule. <strong>Les</strong><br />

fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi sont fournis par l’histoire et <strong>la</strong> philologie, et doivent être<br />

extraits <strong>de</strong> l’Ecriture et <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion qui y est incluse.<br />

Comme on peut le voir, le problème du rapport <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et foi, et<br />

partant <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie ne se pose plus en terme <strong>de</strong><br />

168 Traité théologico-<strong>politique</strong>, chapitre XIV, p.475.<br />

- 220 -


servitu<strong>de</strong> ni <strong>de</strong> subordination. Pour Spinoza, en effet, celui qui voudrait plier<br />

l’Ecriture à <strong>la</strong> philosophie serait amener à attribuer aux prophètes <strong>de</strong>s pensées<br />

qu’ils n’ont jamais eues, en ce qu’ils se croiraient obligés d’interpréter<br />

l’Ecriture <strong>de</strong> façon à lui attribuer un sens rationnel ; tel est le cas <strong>de</strong><br />

Maïmoni<strong>de</strong>. Inutile <strong>de</strong> soutenir l’inverse, à l’instar <strong>de</strong> Alpakhar, et envisager<br />

que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> doit s’incliner <strong>de</strong>vant l’Ecriture. L’Ecriture, en tant qu’objet <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

foi, n’a pas à justifier ses affirmations dans <strong>de</strong>s <strong>raison</strong>s intellectuelles, mais <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>, en tant que <strong>raison</strong>, ne peut se plier <strong>de</strong>vant une quelconque autorité<br />

extérieure à elle. Bien plus, il n’est nécessaire que l’Ecriture dise comment ses<br />

dogmes doivent être entendus <strong>de</strong> façon précise par rapport à leur vérité ; elle<br />

doit se targuer <strong>de</strong> développer ces affirmations, par le truchement <strong>de</strong><br />

l’obéissance (et non <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>) <strong>de</strong>s humains pour accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>.<br />

De <strong>la</strong> sorte, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>la</strong> foi en gardant leur indépendance respective,<br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong> n’admet rien qui lui soit extérieur comme manifestation <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité, et<br />

que <strong>la</strong> foi, à en croire Spinoza, semble reposer sur un principe que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ne<br />

peut démontrer, ni assurer que les hommes sont sauvés par <strong>la</strong> seule obédience.<br />

Spinoza juge ce principe indémontrable. En effet, on peut lui accor<strong>de</strong>r<br />

uniquement une certitu<strong>de</strong> morale, car l’autorité <strong>de</strong> l’Ecriture n’est pas<br />

démontrable mathématiquement. Elle ne dépend que <strong>la</strong> seule autorité <strong>de</strong>s<br />

prophètes et ne peut avoir en sa faveur d’arguments plus forts que ceux dont ils<br />

usaient pour établir leur autorité sur le peuple. Disons que <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

prophètes repose sur trois <strong>raison</strong>s : d’une part, une façon <strong>de</strong> sentir distincte et<br />

vive, imaginative ; l’imagination, étant source d’erreurs pour Spinoza ; ensuite,<br />

<strong>de</strong>s signes, et nous savons ce que notre philosophe pense <strong>de</strong>s miracles ; enfin,<br />

l’ascendant d’une âme exceptionnellement encline à <strong>la</strong> justice et au bien, dont<br />

le souci est l’essentiel <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi, selon lui, le dogme, indémontrable par <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>, que les hommes sont sauvés par l’obéissance seule, a pour ainsi dire,<br />

selon Spinoza, <strong>la</strong> charge qu’à pour lui l’autorité d’hommes d’expérience, <strong>de</strong><br />

compétences morales ; dans <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> Spinoza, il a encore, pour le vulgaire,<br />

une valeur pratique, conso<strong>la</strong>trice, d’encouragement du vulgaire à <strong>la</strong> vertu qui<br />

sauve.<br />

- 221 -


Il est à remarquer que cette conception <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

foi soulève bien <strong>de</strong> questions profondément développées dans le Traité<br />

théologico-<strong>politique</strong>. Et l’interprétation extérieure faite <strong>de</strong> ce livre suscite<br />

justement un tollé. Spinoza ne dit pas, en effet, simplement que <strong>la</strong> foi livre <strong>de</strong>s<br />

vérités, dont nous savons seulement qu’elles sont <strong>de</strong>s vérités, sans ignorer<br />

comment elles en sont. La foi semble ainsi <strong>de</strong>venir un ensemble <strong>de</strong> procédés <strong>de</strong><br />

dressage adaptés aux faibles d’esprit, à ceux qui sont incapables <strong>de</strong> philosopher<br />

jusqu’au bout, à <strong>la</strong> manière spinoziste, avec l’enten<strong>de</strong>ment pur. Notons au<br />

passage que Spinoza accor<strong>de</strong> une certaine estime pour les appels à <strong>la</strong> justice<br />

<strong>de</strong>s prophètes, pour <strong>la</strong> sincérité impressionnante <strong>de</strong> leur prédication morale.<br />

Son admiration est sans réserves pour <strong>la</strong> pureté <strong>de</strong> l’âme du Christ, qui a<br />

conservé avec Dieu « d’esprit à esprit » ; et les indications sur <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion<br />

incluse dans La Bible sont pour lui assez précises. En revanche, cette<br />

révé<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> l’Ecriture n’est que <strong>la</strong> manifestation <strong>de</strong>s êtres supérieurs à<br />

accor<strong>de</strong>r leur être au divin plus que d’autres ; lesquels êtres ont pu réaliser par<br />

leur enseignement et leur exemple contagieux une conversion <strong>de</strong>s cœurs les<br />

plus frustres au divin. Ainsi, l’Ecriture <strong>de</strong>vient seulement le témoignage qu’il y<br />

a eu <strong>de</strong>s hommes supérieurs, qui ont vécu Dieu sur <strong>la</strong> terre en vivant <strong>la</strong> justice<br />

et l’amour, le Christ entre tous.<br />

Néanmoins, il est nécessaire que les hommes, s’ils sont sauvés malgré<br />

eux, lorsque les religions leur apprennent, sous le couvert d’imaginations, au<br />

moyen <strong>de</strong> menaces et <strong>de</strong> promesses, à se dépendre <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensualité et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

misère <strong>de</strong>s passions ; tandis qu’une voie naturelle au philosophe pour se sauver<br />

lui-même, dans <strong>la</strong> c<strong>la</strong>rté <strong>de</strong>s idées, <strong>la</strong> voie <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance spinoziste.<br />

Carré achève son œuvre sur le problème <strong>de</strong> l’amour <strong>de</strong> Dieu, évoquée<br />

par Spinoza. Il souligne, en effet, que chaque chose advient à son heure et dure<br />

en son temps, amené par <strong>de</strong>s circonstances qui passent, mais <strong>la</strong> loi qui <strong>la</strong> fait se<br />

produire, elle et les circonstances qui l’amènent, ne passent pas ; elle est <strong>la</strong><br />

nécessité <strong>de</strong> l’Etre éternel.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, on peut affirmer que notre pensée, intégralement<br />

active, puissante et joyeuse, est une pensée qui ne cesse <strong>de</strong> penser Dieu, <strong>la</strong><br />

- 222 -


nécessité éternelle. En revanche, cette pensée qui sauve, qui nous libère <strong>de</strong>s<br />

passions, qui nous rend actifs et joyeux, est une pensée constante <strong>de</strong> l’Etre<br />

nécessaire, qui, par sa pensée, fait notre joie ; et <strong>la</strong> cause <strong>de</strong> cette joie, qui<br />

accroît infiniment <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> notre être, constitue l’objet naturel <strong>de</strong> notre<br />

amour, mais d’un amour éternel. Pour Spinoza, cet amour que nous portons à<br />

Dieu n’est autre que <strong>la</strong> pensée, dans nos âmes, <strong>de</strong> <strong>la</strong> nécessité, « <strong>la</strong> pensée<br />

divine pensant dans nos âmes sa propre nécessité, <strong>la</strong> pensée même <strong>de</strong> Dieu, qui<br />

se pense et s’aime en nous d’un amour éternel. » La boucle est alors bouclée :<br />

Spinoza entend ouvrir ici <strong>la</strong> voie du salut, dégagée <strong>de</strong> toute enjolivure<br />

émotionnelle et sentimentale. C’est <strong>la</strong> manifestation d’une pensée pure, d’un<br />

amour intellectuel <strong>de</strong> Dieu (Amor Dei intellectualis).<br />

Il est à remarquer que l’œuvre <strong>de</strong> Carré, avec ses nombreuses<br />

ponctuations, reste particulièrement difficile à comprendre. En sus, <strong>la</strong> longueur<br />

<strong>de</strong>s phrases et les métaphores ne constituent pas <strong>de</strong> favoriser une lecture aisée,<br />

quoique ce<strong>la</strong> ouvre <strong>la</strong> porte à <strong>la</strong> bonne pensée <strong>de</strong> Spinoza.<br />

Dans l’analyse <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, nous ne pouvons pas passer<br />

sous silence d’évoquer l’analyse faite par Léo-Strauss dans son œuvre La<br />

<strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion chez Spinoza ou les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> science<br />

spinoziste <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible, et Le testament <strong>de</strong> Spinoza, lesquels ouvrages qui<br />

parlent du philosophe et du judaïsme, et où il invite à poser <strong>la</strong> question <strong>de</strong>s<br />

rapports entre <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion.<br />

Il nous faut d’abord rappeler que « tout ce qui est désir et action dont<br />

nous sommes <strong>la</strong> cause en tant que nous avons l’idée <strong>de</strong> Dieu, autrement dit en<br />

tant que nous connaissons Dieu, je le rapporte à <strong>la</strong> Religion. » 169 . Cette<br />

définition paraît capitale pour comprendre <strong>la</strong> signification que Spinoza donne<br />

au mot dans l’Appendice à <strong>la</strong> Quatrième Partie.<br />

On peut souligner que <strong>la</strong> religion renvoie à <strong>la</strong> superstition, toutes les<br />

religions traditionnelles instituées, qui ne connaissent pas Dieu mais<br />

169 Ethique, Quatrième Partie, Proposition XXXVII, scolie I, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.397.<br />

- 223 -


l’imaginent, comme l’a montré l’Appendice à <strong>la</strong> partie I (où le philosophe n’a<br />

eu cesse d’employer le terme religion).<br />

C’est dans l’Appendice <strong>de</strong> <strong>la</strong> première partie <strong>de</strong> l’Ethique que Spinoza<br />

s’attaque en effet aux délires <strong>de</strong> l’imagination, qu’il parle <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie<br />

« imaginaire » <strong>de</strong>s théologiens. Si dans <strong>la</strong> vision spinoziste, Dieu désigne <strong>la</strong><br />

Nature, c’est-à-dire, tout ce qui est, il faut effacer à peu près tout ce qui<br />

s’attache aux représentations <strong>religieuse</strong>s communes. C’est d’ailleurs l’objet <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> première partie <strong>de</strong> l’Ethique. La <strong>critique</strong> <strong>de</strong>s miracles par exemple est un<br />

passage obligé <strong>de</strong> toute réfutation <strong>de</strong>s illusions <strong>religieuse</strong>s ; Spinoza <strong>la</strong><br />

développe dans le Traité théologico-<strong>politique</strong>, où il fait également <strong>la</strong> <strong>critique</strong><br />

<strong>de</strong>s préjugés religieux qui s’articule ici, en une discrète allusion à une réflexion<br />

<strong>politique</strong>. Sur cette question, Matheron a abordé <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion Homme et Dieu. Il<br />

s’est interrogé sur <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> représentation <strong>de</strong>s sentiments <strong>de</strong> Dieu à<br />

notre égard. Il a commencé par examiner chez Spinoza <strong>la</strong> genèse du préjugé<br />

finaliste, par le mécanisme par lequel nous attribuons à Dieu telle ou telle fin.<br />

On peut dire que le préjugé lui-même s’explique par <strong>de</strong>ux ramifications<br />

précises : l’une métaphysique, l’autre superstitieuse. Remarquons que Dieu a<br />

assigné à tout être, une fin à <strong>la</strong> fois interne (c’est-à-dire, <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> son<br />

pseudo-archetype universel) et externe (<strong>la</strong> satisfaction <strong>de</strong>s besoins humains). Il<br />

convient dès lors <strong>de</strong> s’interroger : comment peut-on représenter les sentiments<br />

<strong>de</strong> Dieu à l’égard <strong>de</strong> l’homme ?<br />

Naturellement, nous considérons Dieu comme un homme et <strong>de</strong> cette<br />

façon, nous croyons qu’il partage les mêmes sentiments, les mêmes passions<br />

que nous. La boucle est bouclée : selon Spinoza, dans l’enten<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s<br />

hommes, Dieu poursuit les mêmes objectifs dans les re<strong>la</strong>tions avec eux qu’avec<br />

lui dans leurs re<strong>la</strong>tions interhumaines. Chez le superstitieux en l’occurrence, se<br />

manifestent <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s appropriées, savoir <strong>la</strong> tristesse, le gémissement, <strong>la</strong><br />

prière, les pleurs que seule <strong>la</strong> divinité peut contribuer à dompter. Par ailleurs,<br />

Matheron fait remarquer qu’en plus du sentiment <strong>de</strong> pitié, nous attribuons à<br />

Dieu l’ambition <strong>de</strong> <strong>la</strong> gloire. Sans doute, il fait toutes choses à notre usage : il<br />

entend nous séduire, afin <strong>de</strong> se réjouir <strong>de</strong> notre joie et <strong>de</strong> s’aimer lui-même <strong>de</strong><br />

- 224 -


par l’amour <strong>de</strong> sa générosité. Pour l’auteur, Dieu exige en échange <strong>de</strong> ses<br />

bontés, louange, incantation, respect, gloire, culte et obéissance. C’est donc en<br />

vue <strong>de</strong> l’homme qu’il a créé le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> sorte que l’auteur croit que manifester<br />

<strong>la</strong> gloire <strong>de</strong> Dieu est <strong>la</strong> fin externe <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature humaine. C’est dans ce sens que<br />

semble s’inscrire le « credo minimum » <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion universelle et le culte qui<br />

en découle. Mais, Spinoza juge cette superstition dangereuse, « sauvage »<br />

(terme très fort tout <strong>de</strong> même) par-là même et triste, qui nous fait imaginer que<br />

<strong>la</strong> divinité prend justement p<strong>la</strong>isir à notre impuissance et à nos peines. Par<br />

ailleurs, il évoque que toute religion nouvelle, superstitieuse soit-elle, se<br />

manifeste au départ, comme <strong>de</strong>stinée à stopper les souffrances <strong>de</strong> l’humanité.<br />

De cette façon, dans une communauté <strong>religieuse</strong>, <strong>la</strong> pression <strong>de</strong> l’opinion<br />

publique nous gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> transgresser les lois divines.<br />

Sur le p<strong>la</strong>n <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition, l’on peut comprendre que l’action<br />

psychologique qu’on peut exercer sur Dieu pour nous le rendre favorable<br />

s’explique en ce qu’il faut l’honorer. Mais alors, quel honneur, quel culte<br />

exige-t-il ?<br />

Deux possibilités <strong>de</strong> lecture <strong>de</strong> sa psychologie personnelle s’offrent à<br />

nous : soit, il faut l’imaginer singulier, et nous ressemb<strong>la</strong>nt, et aimant ce que<br />

nous aimons ; soit il faut l’imaginer bien différent <strong>de</strong> par sa nature, ses valeurs,<br />

et qu’il nous impose <strong>de</strong>s actes et <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s dép<strong>la</strong>isants.<br />

Matheron souligne ici <strong>la</strong> réinterprétation <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion : il montre, en<br />

effet, que les théologiens introduisent leurs pensées et leur volonté à l’Ecriture,<br />

afin d’y retrouver leurs inventions et <strong>de</strong> les justifier par l’autorité divine. On y<br />

découvre ici toute l’influence et notre histoire dans l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition.<br />

On le voit, pour lui, chacun selon son naturel, se forge un Dieu propre à<br />

soi, à son image et en déduit <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> le rendre proportionnel. A en croire<br />

l’auteur, commentant l’Appendice (Ière partie) et <strong>la</strong> Préface (III ère partie) <strong>de</strong><br />

l’Ethique, Dieu serait doté d’une ambition <strong>de</strong> domination, puisqu’il exige que<br />

l’adoption <strong>de</strong> son propre système <strong>de</strong> valeurs et l’accomplissement <strong>de</strong>s actes qui<br />

en découlent. C’est <strong>de</strong> cette façon que se divinisent nos aliénations mondaines,<br />

- 225 -


selon lesquelles nous y abandonner, c’est obéir au ciel. Raison pour <strong>la</strong>quelle, il<br />

nous faut les baptiser « inspirations » et les attribuer à une lumière surnaturelle.<br />

En somme, il soutient que <strong>la</strong> « vraie » religion, c’est celle qui justifie<br />

nos désirs. L’auteur reconnaît tout <strong>de</strong> même que si nous vivions dans une<br />

société bien organisée, les choses se présenteraient ainsi : que nos valeurs<br />

essentielles se ramèneraient au dénominateur commun dégagé par un vote<br />

démocratique et codifié ensuite dans <strong>la</strong> légis<strong>la</strong>tion en vigueur. Nos principaux<br />

dogmes (leur rôle étant <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r les valeurs) se réduiraient pour ainsi dire<br />

également à un dénominateur commun à tous, qui se résumerait au « credo<br />

minimum » <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion universelle ; et le culte qui en découlerait purement<br />

civique et éthique, consisterait en l’unique obéissance à ces lois que nous<br />

aurions é<strong>la</strong>borées collectivement. En revanche, dans nos sociétés mal<br />

instituées, ou dans l’état <strong>de</strong> nature, les croyances et les cultes restent une affaire<br />

individuelle diversement interprétée.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, Matheron retient que si Dieu ressemble à l’homme, il<br />

doit lui aussi éprouver les mêmes sentiments dont l’envie. Il ne se réjouit pas<br />

d’un trop grand bonheur <strong>de</strong> l’homme. D’où pour se détourner <strong>de</strong> sa colère, il<br />

convient <strong>de</strong> lui offrir <strong>de</strong>s compensations pour bénéficier <strong>de</strong>s récompenses :<br />

sacrifices, rites, ascétisme et renoncement.<br />

Ainsi, <strong>la</strong> lutte pour le pouvoir se mue-t-elle en croisa<strong>de</strong> <strong>religieuse</strong>.<br />

Ayant projeté en Dieu notre volonté <strong>de</strong> puissance, nous nous imaginons<br />

maintenant <strong>la</strong> recevoir <strong>de</strong> lui, mais revêtue à nouveau du sceau <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

justification. Spinoza n’hésite pas à présenter les théologiens comme <strong>de</strong>s<br />

farceurs, <strong>de</strong>s mystificateurs conscients, animés d’ambitions profanes. Par<br />

ailleurs, il attribue un fanatisme aveugle aux dirigeants <strong>politique</strong>s eux-mêmes.<br />

Matheron semble suivre l’argument <strong>de</strong> Spinoza. En effet, pour lui, les<br />

oppressions et les dépouillements <strong>de</strong>s pauvres organisées par les riches sont<br />

profondément marqués <strong>de</strong> prétextes théologiques. Ainsi, il évoque l’exemple<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> richesse <strong>de</strong>s Saducéens qui incita les Pharisiens à leur chercher une<br />

querelle doctrinale. C’est bien là, pour Matheron, le <strong>de</strong>rnier avatar du Dieu<br />

qu’il qualifie celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition : il <strong>de</strong>vient le porte-f<strong>la</strong>mbeau <strong>de</strong>s appétits<br />

- 226 -


économiques antagonistes. Deux analyses restent pourtant va<strong>la</strong>bles, selon que<br />

l’on considère l’homme pour les besoins <strong>de</strong> l’analyse, comme pour donateur ou<br />

comme pour bénéficiaire. On peut dire dans une certaine mesure qu’au culte <strong>de</strong><br />

l’objet et <strong>de</strong> <strong>la</strong> divinité succè<strong>de</strong> éventuellement le culte <strong>de</strong> <strong>la</strong> personnalité.<br />

Matheron fait remarquer par ailleurs le cycle <strong>de</strong> <strong>la</strong> vengeance féodale<br />

qui suscite bien souvent <strong>de</strong>s hostilités dans les re<strong>la</strong>tions humaines et <strong>de</strong> par<br />

<strong>la</strong>quelle chacun se fait justice à soi-même, chacune <strong>de</strong>s ripostes est comprise<br />

comme une agression nouvelle qui appelle une riposte nouvelle. D’où<br />

l’exemple <strong>de</strong>s rois d’Israël et <strong>de</strong> Juda, qui déchaînés les uns contre les autres en<br />

<strong>de</strong>s guerres civiles accumulèrent <strong>de</strong>s hécatombes, ce qui fait accroître <strong>la</strong> haine<br />

au quotidien. Disons que pour l’auteur, le lien interhumain se construit par un<br />

système <strong>de</strong> dons et <strong>de</strong> contre-dons qui se reproduit sans lui-même, conçoit sur<br />

le respect par les partenaires l’obligation <strong>de</strong> donner, <strong>de</strong> recevoir et <strong>de</strong> rendre.<br />

De là se prolongent les échanges <strong>de</strong> bons offices, <strong>de</strong> réciprocité, <strong>de</strong> services<br />

mutuellement rendus, marqué <strong>de</strong> reconnaissance et <strong>de</strong> commerce.<br />

Dans <strong>la</strong> vision spinoziste, nous aimons nécessairement le marchand qui<br />

nous procure les objets que nous désirons. C’est une reconnaissance<br />

passionnelle, du reste <strong>la</strong>udative pour le commerce. Ce sentiment d’après<br />

Spinoza, assure à <strong>la</strong> fois <strong>la</strong> convergence <strong>de</strong>s intérêts et leur interdépendance ;<br />

bien plus, l’enrichissement personnel <strong>de</strong> chacun est fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> prospérité<br />

<strong>de</strong>s autres, on entretient <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions d’affaires (clients et fournisseurs,<br />

bailleurs et débiteurs <strong>de</strong> fond). De <strong>la</strong> sorte, nous donnons toujours dans le souci<br />

<strong>de</strong> recevoir et <strong>de</strong> retour. Nous aimons autrui parce qu’en retour nous attendons<br />

<strong>de</strong> recevoir <strong>de</strong>s joies futures. Ceci est primordial, en effet, dans les re<strong>la</strong>tions<br />

interhumaines. En revanche, seules les bonnes institutions affichent <strong>la</strong><br />

reconnaissance et assurent <strong>la</strong> prolongation indéfinie du cycle. Dans l’état <strong>de</strong><br />

nature, c’est quasi impensable. On peut dire que <strong>la</strong> guerre et le commerce sont<br />

<strong>de</strong>ux activités interhumaines, qui coiffées par <strong>la</strong> <strong>politique</strong> suscitent bien <strong>de</strong><br />

tollés. D’une part, on y découvre l’état <strong>de</strong> nature, et <strong>de</strong> l’autre, une société bien<br />

faite.<br />

- 227 -


En somme, il est à remarquer que <strong>la</strong> haine, tout comme l’amour,<br />

conduit nécessairement à se changer en son contraire, augmentée certainement<br />

par une haine réciproque. Sous d’autres formes, <strong>la</strong> haine peut être vaincue par<br />

l’amour. On voit ainsi l’importance du rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> Politique selon lequel il faut<br />

stabiliser le processus, par élimination <strong>de</strong>s fluctuations catastrophiques <strong>de</strong> par<br />

lesquelles il évolue, et régu<strong>la</strong>riser <strong>la</strong> réciprocité positive en l’empêchant <strong>de</strong><br />

dégénérer en réciprocité négative. C’est ici que prennent source le Traité<br />

théologico-<strong>politique</strong> et son chapitre XVI et le Traité <strong>politique</strong> et le chapitre II.<br />

En outre, Spinoza, en indiquant <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion imaginaire homme-Dieu,<br />

ressort en même temps les différentes phases du cycle crainte-espoir, qui<br />

comman<strong>de</strong>nt l’évolution <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition. On voit donc qu’accablé par les<br />

malheurs qui nous écrasent, le désespoir nous hante, dans notre enten<strong>de</strong>ment,<br />

nous croyons que Dieu nous hait, qu’il est entré en colère contre nous, nous<br />

punit <strong>de</strong> nos péchés et <strong>de</strong> notre négligence dans son culte. D’où nous<br />

éprouvons le sentiment <strong>de</strong> <strong>la</strong> honte, et tentons pour ainsi dire d’expier nos<br />

fautes par <strong>de</strong>s sacrifices, <strong>de</strong>s prières et <strong>de</strong>s actes <strong>de</strong> contrition. En fait, nous<br />

craignons le châtiment céleste, ce qui nous donne justement l’unique <strong>raison</strong> <strong>de</strong><br />

notre obéissance : « Ce n’est pas cette espérance seule, mais aussi et surtout<br />

<strong>la</strong> crainte d’être punis d’affreux supplices après <strong>la</strong> mort, qui les amènent à<br />

vivre selon <strong>la</strong> prescription <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi divine, autant que le supportent leur<br />

fragilité et leur âme impuissante.» 170<br />

En revanche, quand les choses nous sourient, alors nous nous<br />

imaginons enfin que Dieu nous aime, et croyant encore ne lui avoir donné<br />

aucune <strong>raison</strong> <strong>de</strong> se réjouir, nous lui sommes reconnaissants. C’est à ce niveau<br />

que <strong>la</strong> religion universelle, qui reposant sur l’amour et non sur <strong>la</strong> crainte,<br />

semble s’instaurer. La superstition, faut-il le rappeler, s’alimente dans l’idée<br />

selon <strong>la</strong>quelle <strong>de</strong>s événements (bon ou mauvais présages) manifestent les<br />

intentions <strong>de</strong> Dieu à notre égard.<br />

170 Ethique, Cinquième Partie, Proposition XLI, scolie, p.539.<br />

- 228 -


Il est bien <strong>de</strong> préciser ici les événements qui nous font attribuer ce<br />

privilège : ce sont ceux qui touchent notre imagination par leur caractère<br />

insolite. Sans pouvoir les comprendre ni les rattacher à une expérience<br />

quelconque, nous les tenons pour responsables <strong>de</strong>s vio<strong>la</strong>tions <strong>de</strong> l’ordre naturel<br />

par l’intervention directe <strong>de</strong> <strong>la</strong> divinité. Par orgueil et par ambition, nous nous<br />

enfermons sur ceux qui favorisent nos espérances. D’autre part, certains<br />

hommes nous paraissent miraculeux du fait <strong>de</strong> leur habileté. Nous éprouvons<br />

<strong>de</strong> l’admiration pour eux, <strong>la</strong>quelle, souvent transforme l’amour en dévotion. Ce<br />

sentiment est habituellement réservé à <strong>la</strong> divinité anthropomorphe. Ensuite, un<br />

individu peut aussi nous inspirer. Et alors, le culte <strong>de</strong> <strong>la</strong> personnalité <strong>de</strong>vient un<br />

vrai culte. En valorisant un homme, on serait tenté <strong>de</strong> le considérer comme un<br />

dieu du vivant. Telle est chez les sujets <strong>la</strong> condition <strong>de</strong> possibilité <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

croyance en <strong>la</strong> monarchie <strong>de</strong> droit divin.<br />

Tout concourt à reconnaître que c’est pour répondre à l’accusation<br />

d’athéisme que le Traité théologico-<strong>politique</strong> a été rédigé. Il visait avant tout,<br />

en effet, à séparer <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie. Dans ce but, Spinoza procè<strong>de</strong><br />

méthodiquement en posant une série <strong>de</strong> principes pour l’interprétation <strong>de</strong> La<br />

Bible, fondant ainsi <strong>la</strong> <strong>critique</strong> biblique historique et philologique mo<strong>de</strong>rne. Il<br />

ne procè<strong>de</strong> pas là à une exégèse théologique, mais à une <strong>critique</strong> philosophique<br />

du tissu concret d’un texte intéressant du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’histoire du mon<strong>de</strong>.<br />

V.3. Le panthéisme et l’idée <strong>de</strong> nécessité.<br />

Le panthéisme a suscité un débat entre Ol<strong>de</strong>nburg et Spinoza,<br />

notamment dans les différentes correspondances qu’ils avaient eu. Si Spinoza<br />

pose le problème en terme <strong>de</strong> substance et d’attributs, Ol<strong>de</strong>nburg, lui, renvoie<br />

le philosophe à <strong>la</strong> morale qui intéresse à <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie. C’est d’ailleurs<br />

pourquoi, il juge le panthéisme spinoziste très dangereux. Car « il est<br />

inconvenable <strong>de</strong> ne pas croire aux miracles, et, si tout nécessaire, <strong>la</strong><br />

- 229 -


culpabilité n’existe plus. » 171 Mais Spinoza use <strong>de</strong> <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>vant ces<br />

questions <strong>de</strong> morale, sans doute, il n’ignorait pas les reproches et les méfiances<br />

observées à l’égard <strong>de</strong> sa philosophie jugée d’athéiste. D’ailleurs, d’autres<br />

lettres <strong>de</strong> Velthuysen, <strong>de</strong> Burgh et Osten faisaient voir en Spinoza, un penseur<br />

<strong>de</strong> l’anti-religion et celui qui tourne dos à « <strong>la</strong> valeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale <strong>religieuse</strong><br />

<strong>de</strong>s rites, <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> Provi<strong>de</strong>nce, <strong>de</strong>s miracles. » 172 Le panthéisme chez<br />

Spinoza exprime l’idée d’une substance en tant qu’elle produit <strong>de</strong> façon active<br />

et déterminée elle-même et les choses singulières qui conduit à une cause<br />

immanente. C’est donc un système du panthéisme qui s’inscrit dans une valeur<br />

structurelle et existentielle.<br />

On peut le comprendre, le panthéisme <strong>de</strong> Spinoza rési<strong>de</strong> en ce que Dieu<br />

exprime l’unité et <strong>la</strong> totalité et partant <strong>la</strong> production d’une infinité <strong>de</strong> choses<br />

finies, par <strong>la</strong> puissance d’infini constituée par une infinitu<strong>de</strong> d’infinis. Nous<br />

pouvons lire différentes images indiquées : « Tout ce qui est, est en Dieu, et<br />

rien ne peut sans Dieu ni être ni se concevoir (Quicquid est, nihil sine Deo<br />

esse, neque concipi potest). » 173 ; « Dieu agit d’après les seules lois <strong>de</strong> sa<br />

nature, et forcé par personne (Deus ex solis suae naturae legibus, à nemine<br />

coatus agit) » 174 ; « l’existence <strong>de</strong> Dieu et son essence sont une seule et<br />

même chose (Dei existentia, ejus’que essentia unum & i<strong>de</strong>m sum) » 175 ; « De<br />

<strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature divine doit suivre une infinité <strong>de</strong> choses d’une<br />

infinité <strong>de</strong> manières (c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un intellect<br />

infini) (Ex necessitate divinae naturae, infinita infinitis modis (hoc est, omnia,<br />

quae sub intellectum infinitum ca<strong>de</strong>re possunt) sequi <strong>de</strong>bent. » 176<br />

Ce<strong>la</strong> voudrait signifier que <strong>la</strong> conception spinoziste <strong>de</strong> Dieu s’inscrit<br />

dans un enchaînement <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s infinis qui s’enrichit lui-même d’une sorte<br />

171 Misrahi, L’être et <strong>la</strong> joie, perspectives synthétiques sur spinozisme, Editions Encre marine, Paris, 1997, p.42.<br />

172 Ibi<strong>de</strong>m, p.43.<br />

173 Spinoza, Ethique, Première Partie, Proposition XV, texte original et traduction nouvelle par Bernard Pautrat,<br />

Editions du Seuil, Paris, 1988, p.37.<br />

174 Ethique, Première Partie, Proposition XVII, p.47.<br />

175 Ethique, Première Partie, Proposition XX, p.53.<br />

176 Ethique, Première Partie, Proposition XVI, p.45.<br />

- 230 -


d’infinité <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s finis. C’est l’expression sans doute <strong>de</strong> l’ontologie ; une<br />

sorte <strong>de</strong> dynamisme manifeste qui désigne bien Dieu, qui exprime justement <strong>la</strong><br />

Nature.<br />

Il est bien <strong>de</strong> remarquer que <strong>la</strong> réflexion <strong>de</strong> notre penseur ne fait guère<br />

allusion à La Bible, dans sa conception <strong>de</strong> Dieu. Il rejette en effet cette religion<br />

qu’elle soit talmudique ou cabaliste, même s’il a une certaine connaissance <strong>de</strong><br />

La Bible et du Talmud. Tout le Traité théologico-<strong>politique</strong> montre que pour<br />

Spinoza dès avant l’Ethique, « il n’existait ni Dieu personnel, juif ou<br />

chrétien, ni domaine saint ou sacré, mais seulement <strong>de</strong>s lois et une justice<br />

pour une nation (c’est l’Ancien Testament), <strong>de</strong>s appels à <strong>la</strong> morale <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

charité (ce sont les Evangiles) et <strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature : c’est notre mon<strong>de</strong><br />

réel. » 177 Le Dieu <strong>de</strong>vient donc <strong>la</strong> substance, exprimé dans une sorte<br />

d’immanence ; il est omniprésent et omnipotent. Finalement, <strong>la</strong> pensée<br />

philosophique <strong>de</strong> Spinoza mérite d’être nommée panthéiste puisqu’il n’existe<br />

qu’une seule substance absolument infinie ayant une infinité d’attributs. Dieu<br />

ne fait en vue <strong>de</strong> parvenir à <strong>de</strong>s fins, et il se confond à <strong>la</strong> substance. En un mot,<br />

c’est une doctrine panthéiste qui s’appuie sur un déterminisme. Ce qui nous<br />

conduit à analyser <strong>la</strong> question <strong>de</strong> l’athéisme.<br />

V.4. La question <strong>de</strong> l’athéisme dans <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> Spinoza<br />

Généralement, l’athéisme est une doctrine qui nie toute forme <strong>de</strong><br />

divinité. Il postule que <strong>la</strong> matière est éternelle, elle n’a ni commencement ni<br />

fin. Tous les phénomènes <strong>de</strong> l’univers, et en particulier <strong>la</strong> présence <strong>de</strong> l’homme<br />

et son histoire, s’expliquent à partir <strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière en mouvement.<br />

Il est une attitu<strong>de</strong> qui consiste à ne pas croire en l’existence <strong>de</strong> Dieu ou<br />

<strong>de</strong> toute autre divinité. L’athéisme ne se contente cependant pas <strong>de</strong> rejeter<br />

purement et simplement l’idée <strong>de</strong> Dieu. Il essaie <strong>de</strong> comprendre l’origine et<br />

l’universalité du phénomène religieux et d’expliquer autrement ce que les<br />

177 Misrahi, L’être et <strong>la</strong> joie, perspectives synthétiques sur le spinozisme, Encre noire, Paris, 1997, p.132.<br />

- 231 -


eligions préten<strong>de</strong>nt éc<strong>la</strong>irer. <strong>Les</strong> domaines à explorer touchent à <strong>de</strong><br />

nombreuses sciences humaines : sociologie, psychologie, neurologie,<br />

économie, <strong>politique</strong>.<br />

Dans l’Antiquité, l’athéisme tel qu’on l’entend actuellement était peu<br />

connu. Nier l’intervention <strong>de</strong>s dieux dans les affaires humaines pouvait être<br />

assimilé à <strong>de</strong> l’athéisme. Bien plus tard, <strong>la</strong> remise en question <strong>de</strong>s croyances en<br />

vigueur pouvait être qualifiée également d’athéisme. L’athéisme fut souvent<br />

confondu par les théologiens avec le déisme, le sceptique, <strong>la</strong> libre pensée ou <strong>la</strong><br />

<strong>critique</strong> <strong>de</strong>s superstitions.<br />

La philosophie <strong>de</strong> Spinoza a aussi bien suscité <strong>la</strong> haine que<br />

l’engouement. Une <strong>de</strong>s <strong>raison</strong>s <strong>de</strong> ce contraste est le sort particulier que le fait<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> question <strong>de</strong> Dieu. Affirmer que tout ce qui est, est Dieu, n’est-ce pas finir<br />

par affirmer que Dieu n’est rien ?<br />

L’œuvre <strong>de</strong> Spinoza paraissait assez subversive, ce qui fait traiter le<br />

philosophe <strong>de</strong> parias et <strong>de</strong> renégat en col<strong>la</strong>boration avec le diable. D’ailleurs,<br />

son excommunication par les rabbins <strong>de</strong> <strong>la</strong> synagogue se résume en cette<br />

sentence : « Par décret <strong>de</strong>s Anges, par les mots <strong>de</strong>s saints nous bannissons,<br />

écartons, maudissons et déc<strong>la</strong>rons anathème Baruch <strong>de</strong> Spinoza avec<br />

toutes les malédictions écrites dans <strong>la</strong> loi. Maudit soit-il le jour, et maudit<br />

soit-il <strong>la</strong> nuit, maudit soit-il à son coucher et maudit soit-il à son lever,<br />

maudit soit-il en sortant, et maudit soit-il en entrant » 178 . Pendant bien <strong>de</strong>s<br />

lustres, le spinozisme est taxé d’athéisme. En effet, son Traité théologico-<br />

<strong>politique</strong> le fait accuser Spinoza d’athéiste. Pour Velthuysen, Spinoza a rejeté<br />

<strong>la</strong> religion toute entière, tout en luttant le péché <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition, les idées<br />

<strong>religieuse</strong>s. Ce qui lui confère un athéiste travesti. Cette accusation est revenue<br />

dans l’actualité du XXè siècle. La doctrine spinoziste serait taxée <strong>de</strong><br />

développer profondément un athéisme. Pour une question <strong>de</strong> sécurité, et pour<br />

se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> choquer les susceptibilités, notre penseur aurait dû crypter ses<br />

véritables idées par l’usage <strong>de</strong>s termes comme celui <strong>de</strong> Dieu. En faveur <strong>de</strong> cette<br />

178 Cité par Yirmiyahu Yovel in Spinoza et autres hérétiques, Seuil, Paris, 1991, p.19.<br />

- 232 -


position, il pose le cachet « caute », « prend gar<strong>de</strong>, pru<strong>de</strong>nce ! » inscrit sur<br />

toutes ses correspondances. En sus, ce sont les origines marranes <strong>de</strong> Spinoza<br />

qui sont utilisées pour conduire une tendance <strong>de</strong> Spinoza à user un <strong>la</strong>ngage<br />

crypté. Notons au passage que les marranes sont <strong>de</strong>s juifs persécutés au<br />

Portugal, sous contrainte <strong>de</strong> conversion au christianisme sous peine <strong>de</strong> mort en<br />

cas <strong>de</strong> refus, mais ayant conservé <strong>de</strong> façon secrète une croyance et un culte<br />

judaïque.<br />

Or, l’Ethique, œuvre majeure du philosophe traite <strong>de</strong> <strong>la</strong> question <strong>de</strong><br />

Dieu, <strong>de</strong> son existence, son omniprésence. D’ailleurs, l’œuvre s’achève sur <strong>la</strong><br />

béatitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’homme qui consiste dans « l’amour intellectuel <strong>de</strong> Dieu ». Il<br />

proteste lui-même qu’on confon<strong>de</strong> son système avec un athéisme. On peut<br />

alors lire, d’abord : « l’opinion qu’a <strong>de</strong> moi le vulgaire qui ne cesse <strong>de</strong><br />

m’accuser d’athéisme » 179 , puis « les athées, en effet, ont coutume <strong>de</strong><br />

rechercher sans mesure les honneurs et les richesses, choses que j’ai<br />

toujours méprisées, comme le savent tous ceux qui me<br />

connaissent. » 180 Comment comprendre les réactions <strong>de</strong> Novalis qui affirme<br />

que Spinoza est « ivre <strong>de</strong> Dieu » et <strong>de</strong> Bayle pour qui Spinoza est un « athée <strong>de</strong><br />

système » ?<br />

Plusieurs enjeux s’offrent à nous concernant cette question : d’une part,<br />

quel peut être le statut <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole philosophique d’un auteur comme Spinoza<br />

si l’on doit supposer qu’il n’écrit pas ce qu’il pense ? D’autre part, si <strong>la</strong><br />

doctrine spinoziste est un athéisme, n’est-ce pas <strong>la</strong> <strong>raison</strong> d’une autonomie<br />

existentielle accordée à l’homme dans le choix <strong>de</strong> ses règles <strong>de</strong> vie ? Enfin, si<br />

Dieu n’est pas, comment envisager <strong>la</strong> question du bien et mal ?<br />

Velthuysen <strong>critique</strong> le <strong>la</strong>ngage spinoziste, qu’il juge avoir beaucoup<br />

d’éléments communs avec l’athéisme. Il parle notamment du Traité<br />

théologico-<strong>politique</strong> où il défend l’idée selon <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> doctrine du<br />

philosophe qui ne cesse <strong>de</strong> feindre Dieu est une sorte d’athéisme. Il trouve que<br />

l’auteur du Traité théologico-<strong>politique</strong> remet en doute <strong>la</strong> possibilité morale<br />

179 Traité <strong>politique</strong>, Lettres, Lettre XXX à Ol<strong>de</strong>nburg in Œuvres IV, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1965, p.232<br />

180 I<strong>de</strong>m, Lettre XLIII à Osten, p.272.<br />

- 233 -


d’obéissance ou <strong>de</strong> désobéissance aux comman<strong>de</strong>ments révélés <strong>de</strong> Dieu. Il<br />

pense également que le livre <strong>de</strong> Spinoza rompt avec l’autorité <strong>de</strong> l’Ecriture<br />

sainte. Il juge <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> Dieu comme une puissance ordinaire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nature. D’où le miracle par exemple serait un phénomène peu ordinaire dont le<br />

vulgaire ignore <strong>la</strong> cause.<br />

On peut le voir, selon Velthuysen, l’athéisme provient <strong>de</strong> <strong>la</strong> négation du<br />

christianisme orthodoxe. Spinoza serait donc déiste, c’est-à-dire une croyance<br />

en Dieu faisant l’économie <strong>de</strong> toute révé<strong>la</strong>tion (le théisme admet l’existence<br />

personnelle d’un dieu unique s’étant révélé aux personnes qu’il a créées). En<br />

revanche, il rejette cette hypothèse, car le déiste peut prier, croire à une<br />

intervention surnaturelle. En un mot, <strong>la</strong> doctrine spinoziste semble être plus<br />

athéisme parce qu’elle brise toute forme <strong>de</strong> culte à Dieu, car en fin <strong>de</strong> compte,<br />

il i<strong>de</strong>ntifie Dieu et <strong>la</strong> nature, niant du coup toute idée <strong>de</strong> provi<strong>de</strong>nce divine.<br />

Cette accusation d’athéisme reste fondée pour ainsi dire sur une conception<br />

judéo-chrétienne <strong>de</strong> Dieu. Velthuysen et l’époque c<strong>la</strong>ssique ont du mal à<br />

admettre <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> l’existence d’une divinité s’i<strong>de</strong>ntifiant avec <strong>la</strong> nature. Il<br />

est reproché également à Spinoza <strong>de</strong> ne pas reprendre à son compte <strong>la</strong><br />

distinction mosaïque entre vrai et faux culte. Au temps antique, on<br />

reconnaissait que les dieux <strong>de</strong>s autres peuples avaient une valeur propre. Si<br />

chez Spinoza, il y a une seule vérité il n’y a pas pour autant une seule vraie<br />

religion puisque leur premier objet n’est pas <strong>la</strong> vérité rationnelle mais <strong>la</strong> vertu.<br />

Toutefois, l’athéisme selon <strong>la</strong> nouvelle vision ne peut-il pas être<br />

appliqué au spinozisme ? L’athéisme mo<strong>de</strong>rne serait beaucoup plus<br />

radicalement <strong>la</strong> négation <strong>de</strong> toute idée d’existence <strong>de</strong> Dieu. L’idée <strong>de</strong> Dieu<br />

restant celle d’un être suprême, créateur et juge <strong>de</strong> toutes choses, principe <strong>de</strong><br />

salut pour l’humanité. Or à l’examen <strong>de</strong> son œuvre majeure, l’Ethique,<br />

Spinoza nie que Dieu puisse être effectivement un créateur <strong>de</strong> l’univers, car<br />

ce<strong>la</strong> voudrait signifier qu’il est transcendant, or Dieu, être absolu et infini, non<br />

extérieur à <strong>la</strong> nature ne peut agir suivant quelque provi<strong>de</strong>nce ni se nier lui-<br />

même et par conséquent nier l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature. Tout ce qui existe selon ce<br />

que Spinoza appelle Dieu existe nécessairement, il ne peut être le juge que les<br />

- 234 -


hommes imaginent en projetant sur lui leur propre humanité, dictant <strong>de</strong>s lois<br />

qui pourraient être transgressées, <strong>de</strong>vant agiter l’espoir <strong>de</strong> récompense et <strong>la</strong><br />

crainte <strong>de</strong> peines pour qu’on consente à lui obéir. Pour ainsi dire, Dieu en lui-<br />

même ne peut être le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale et <strong>de</strong> ses règles pouvant être<br />

transgressées.<br />

Dans ses conceptions au sujet <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> Dieu, Spinoza se prête<br />

également à une certaine i<strong>de</strong>ntification avec l’athéisme. En fait, <strong>la</strong> croyance<br />

ordinaire en Dieu veut qu’à travers sa transcendance, il soit esprit dépourvu <strong>de</strong><br />

toute image corporelle et <strong>de</strong> création. Or, Dieu constitue pour Spinoza une<br />

étendue. De ce qui précè<strong>de</strong>, nous pouvons affirmer avec Velthuysen et partant<br />

toute tendance c<strong>la</strong>ssique ou mo<strong>de</strong>rne, que Spinoza prône un athéisme caché<br />

sous les termes empruntés à <strong>la</strong> religion.<br />

En réponse aux accusations <strong>de</strong> Velthuysen, transmises par Osten,<br />

Spinoza présente ses arguments dans sa Lettre XLIII adressée à Jacob Osten.<br />

Dans un premier temps, il met en avant sa personne, puisqu’on l’accuse d’être<br />

athée. Toutes ses connaissances savent qu’il méprise les richesses et les<br />

honneurs : l’athéisme c<strong>la</strong>ssique, dont les libertins étaient les représentants,<br />

revient à croire que seule <strong>la</strong> matière et les êtres finis existent. Par voie <strong>de</strong><br />

conséquence, il ne peut y avoir pour un athée d’autre bien suprême que les<br />

richesses, les honneurs ou encore les p<strong>la</strong>isirs sensuels qui se rapportent à <strong>de</strong>s<br />

êtres finis. Pourtant le Traité <strong>de</strong> réforme pour l’enten<strong>de</strong>ment montre bien les<br />

limites <strong>de</strong> tels biens et met en œuvre <strong>la</strong> recherche d’un bien. A l’accusation <strong>de</strong><br />

défendre l’athéisme par feinte, il interroge si l’on pourrait avoir l’esprit rusé<br />

pour donner, par feinte, sur une thèse tenue pour fausse. A l’accusation <strong>de</strong><br />

détruire <strong>la</strong> religion, il s’interroge comment ce<strong>la</strong> est possible lorsqu’on pose que<br />

Dieu est le souverain bien, et que chacun doit aimer son prochain. Il <strong>la</strong>nce une<br />

contre attaque sévère : si Velthuysen refuse <strong>la</strong> compréhension spinoziste <strong>de</strong><br />

Dieu, c’est qu’il ne veut pas se contenter <strong>de</strong> <strong>la</strong> seule <strong>raison</strong> pour diriger sa vie<br />

mais préfère être gouverné par ses passions. Selon notre penseur, il refuse les<br />

mauvaises actions et se <strong>la</strong>isse gui<strong>de</strong>r par les comman<strong>de</strong>ments divins comme un<br />

esc<strong>la</strong>ve.<br />

- 235 -


Le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong> Velthuysen est que Spinoza soumettrait<br />

Dieu au <strong>de</strong>stin. Spinoza affirme qu’il n’en est rien : Dieu ne se soumet qu’à<br />

soi-même, ce qui constitue sa liberté. Ce<strong>la</strong> implique certes qu’il n’y ait aucune<br />

part <strong>de</strong> contingence réelle dans l’univers. En posant que Dieu se connaît lui-<br />

même, on pose qu’il s’agisse selon une libre nécessité. (La Bible elle-même ne<br />

dit-elle pas que « Dieu ne peut mentir » ?) Aussi les lois morales ne sont pas<br />

supprimées par <strong>la</strong> nécessité universelle, car il fait partie intégrante <strong>de</strong> cette<br />

nécessité que pour <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, ces lois soient salutaires.<br />

Concernant Mahomet enfin, s’il confisque <strong>la</strong> liberté humaine,<br />

autrement exprimé, <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong> se soumettre à sa propre nécessité que<br />

Spinoza accepte, on est en droit <strong>de</strong> s’interroger s’il fût un vrai prophète. Il n’en<br />

<strong>de</strong>meure pas moins que ce n’est pas à lui, Spinoza, <strong>de</strong> montrer qui fut un vrai<br />

prophète et qui ne le fut pas. Si Mahomet a enseigné une loi réellement divine,<br />

alors il n’y a aucune <strong>raison</strong> <strong>de</strong> nier qu’il fut un vrai prophète. Spinoza conclut<br />

au sujet <strong>de</strong> Velthuysen et <strong>de</strong> son accusation d’athéisme dissimulé : « ce n’est<br />

pas à moi, mais bien à lui qu’il fait le plus grand tort quand il n’a pas honte<br />

d’affirmer que, par <strong>de</strong>s voies détournées et assimilées, c’est l’athéisme que<br />

j’enseigne ».<br />

Mais alors, on pourrait se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si Spinoza n’avait pas à craindre<br />

pour sa propre vie à une pério<strong>de</strong> où <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> conscience n’était pas<br />

évi<strong>de</strong>nte.<br />

Dans sa correspondance à Ol<strong>de</strong>nburg : « l’opinion qu’à <strong>de</strong> moi le<br />

vulgaire qui ne cesse <strong>de</strong> m’accuser d’athéisme ; je me vois obligé <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

combattre autant que je pourrai » 181 . On pourrait voir dans cette<br />

« obligation » un effet <strong>de</strong> <strong>la</strong> crainte d’être démasqué, l’amenant à travestir ses<br />

idées afin que son athéisme ne se voie pas trop. Toutefois, il convient <strong>de</strong> se<br />

référer au contexte <strong>de</strong>s écrits <strong>de</strong> Spinoza : il fait noter parfois qu’il ne prend pas<br />

<strong>la</strong> peine <strong>de</strong> réfuter, y compris ceux qui entreprennent <strong>de</strong> le réfuter, se<br />

contentant <strong>de</strong> rechercher <strong>la</strong> vérité. Mais dans le cas <strong>de</strong> l’accusation d’athéisme,<br />

181 Traité <strong>politique</strong>/Lettres, Lettre XXX à Ol<strong>de</strong>nburg, p.232.<br />

- 236 -


le système spinoziste est touché dans ses principes mêmes, ce qui l’amène à<br />

rectifier cette interprétation dans <strong>la</strong> mesure où cette confusion semble générale.<br />

Or pour Spinoza <strong>la</strong> communicabilité et donc <strong>la</strong> compréhension exacte <strong>de</strong> sa<br />

philosophie semble fondamentale. De <strong>la</strong> sorte, l’idée que Spinoza se serait<br />

donné à crypter l’expression <strong>de</strong> ses idées paraît alors contradictoire en <strong>raison</strong><br />

<strong>de</strong> son objectif assigné.<br />

Rappelons qu’au XVII è siècle, <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> Spinoza, <strong>la</strong> Hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong> était<br />

une république sans religion d’Etat, où les libertins peuvent vivre sans craindre<br />

pour leur vie <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong>s institutions. Si Spinoza a eu <strong>de</strong>s difficultés <strong>de</strong> son<br />

vivant, c’est avec <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> <strong>la</strong> société civile, en l’occurrence ceux <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

communauté juive. D’ailleurs, l’Ethique n’est pas publiée par Spinoza <strong>de</strong> son<br />

vivant, par mesure <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce : il n’a donc pas à craindre d’éventuelles<br />

représailles.<br />

D’autre part, si le philosophe hol<strong>la</strong>ndais avait utilisé uniquement le<br />

terme <strong>de</strong> « nature » au commencement, il aurait pris beaucoup moins <strong>de</strong> risque<br />

qu’en usant celui <strong>de</strong> Dieu : les physiciens n’intéressaient que peu les fanatiques<br />

religieux d’alors. C’est justement parce qu’il affirme <strong>de</strong> façon c<strong>la</strong>ire dans<br />

l’Ethique que Dieu ne saurait être un créateur agissant par une libre volonté en<br />

vue <strong>de</strong> fins favorables à l’homme qu’il prend le risque <strong>de</strong> provoquer si<br />

sérieusement les fanatiques d’alors. En d’autres mots, Spinoza n’avait pas à<br />

inventer un <strong>la</strong>ngage crypté pour évoquer uniquement <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature. Nous<br />

complétons que si notre penseur n’a pas publié son Ethique, c’est parce qu’il<br />

savait bien qu’en dépit <strong>de</strong> ce que son système paraît concé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> religion, il<br />

se ferait sans doute incendier par les fanatiques. Cependant, l’Ethique en l’état<br />

n’aurait pas moins choqué les fanatiques si elle avait été publiée que si elle<br />

avait dit <strong>de</strong> façon c<strong>la</strong>ire tout ce que les partisans d’un athéisme radical du<br />

spinozisme lui font dire. De toute façon, dans sa lettre, l’Ethique choquait<br />

l’esprit.<br />

Enfin, si Spinoza avait écrit un crypto-athéisme, il aurait été en<br />

contradiction avec lui-même, ce qui n’était pas son habitu<strong>de</strong>, car il soutient que<br />

l’homme libre n’agissait jamais <strong>de</strong> façon déloyale, mais toujours <strong>de</strong> bonne foi.<br />

- 237 -


Spinoza peut être considéré comme un homme libre parce que plus que tout<br />

autre il s’efforçait d’agir suivant les comman<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Savoir comprendre une philosophie par sa lettre même, et non en<br />

cherchant une supposée signification ésotérique est une question <strong>de</strong> métho<strong>de</strong>.<br />

Ainsi, on peut s’accor<strong>de</strong>r que le concept spinoziste <strong>de</strong> Dieu est le concept <strong>de</strong> sa<br />

philosophie dont il tire le plus <strong>de</strong>s conséquences. Mais en i<strong>de</strong>ntifiant Dieu et <strong>la</strong><br />

Nature, Spinoza ne réduit-il pas Dieu à rien, <strong>la</strong> nature étant <strong>la</strong> véritable<br />

totalité ?<br />

Si l’athéisme consiste à n’admettre aucune transcendance, alors Spinoza<br />

est athée, puisque dans sa philosophie il n’y a pas <strong>de</strong> séparation entre Dieu et <strong>la</strong><br />

nature. En revanche, l’athéisme consiste aussi à penser qu’il n’y a que du fini,<br />

que l’être n’est qu’une collection d’êtres finis. De cette façon, pour l’athée, <strong>la</strong><br />

nature n’est que <strong>la</strong> somme totale indémontrable mais non infinie <strong>de</strong>s êtres finis.<br />

Spinoza entend démontrer a contrario que <strong>la</strong> nature est dès l’abord une<br />

substance infinie éternelle et pensante : « Dieu est cause immanente, et non<br />

transitoire (Deus est omnium rerum causa immanens, non vero<br />

transiens) ». 182 Ainsi, Dieu est une réalité absolument infinie qui est cause<br />

immanence du mo<strong>de</strong> d’existence propre à tous les êtres singuliers. La nature<br />

est donc conscience d’elle-même : au niveau <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment infini comme<br />

dans une certaine mesure à celui <strong>de</strong>s enten<strong>de</strong>ments finis.<br />

A ce propos, le vocable « nature » pris au sens courant <strong>de</strong> totalité <strong>de</strong>s<br />

êtres finis ne renseigne pas mieux <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> Spinoza que « Dieu » au sens<br />

commun. C’est pourquoi Spinoza utilise à <strong>la</strong> fois les <strong>de</strong>ux termes pour éviter au<br />

lecteur <strong>de</strong> tomber dans une interprétation tronquée. Certes, Dieu n’est pas une<br />

personne ni créateur, qui agit et juge ses créatures <strong>de</strong> façon anthropomorphique<br />

(par exemple, en pensant avant d’agir : <strong>la</strong> pensée divine est toujours<br />

coextensive à son action), mais ce n’est pas non plus qu’une collection d’êtres<br />

finis. De cette façon, <strong>la</strong> doctrine <strong>de</strong> Spinoza n’est pas plus qu’un athéisme<br />

qu’un théisme au sens judéo-chrétien. Ce serait plutôt un déisme : il y a un<br />

182 Ethique, Première Partie, Proposition XVIII, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.51.<br />

- 238 -


Dieu, principe <strong>de</strong> toute réalité et <strong>de</strong> toute connaissance complète, qui s’il<br />

n’intervient pas au quotidien en « personne » dans <strong>la</strong> vie <strong>de</strong>s hommes, est à <strong>la</strong><br />

base <strong>de</strong> leur salut.<br />

En définitive, Spinoza se pose en <strong>critique</strong> <strong>de</strong> l’anthropomorphisme <strong>de</strong>s<br />

représentations ordinaires <strong>de</strong> Dieu au nom d’une idée rationnelle. En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong><br />

cette idée rationnelle, il ne saurait y avoir <strong>de</strong> <strong>critique</strong> possible <strong>de</strong><br />

l’anthropomorphisme. Or, nous avions sus-mentionné qu’il s’agit <strong>de</strong> l’idée<br />

d’un être absolument infini. La <strong>critique</strong> <strong>de</strong> l’anthropomorphisme n’est que le<br />

cache manteau <strong>de</strong> l’athéisme.<br />

Rien <strong>de</strong> ce que Spinoza affirme <strong>de</strong> Dieu n’est recevable car un concept<br />

rationnel n’a pas à permettre d’appréhen<strong>de</strong>r un objet selon une expérience<br />

sensible, si cet objet n’est pas un objet fini. Toutefois, nous pouvons faire<br />

remarquer que Dieu est « insondable » puisque ce<strong>la</strong> renvoie à l’appréhension<br />

d’un objet fini (on son<strong>de</strong> une rivière en vue d’en faire ressortir un objet perdu).<br />

Mais Dieu, comme nature naturante, n’a pas à être « sondé » puisqu’il est déjà<br />

immédiatement présent en chaque réalité singulière. Dieu n’est pas perdu, on<br />

le croit que parce qu’on cherche avec les yeux du corps ou avec l’imagination,<br />

au lieu <strong>de</strong> le découvrir avec les yeux <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment à travers les<br />

démonstrations.<br />

D’autre part, si rien <strong>de</strong> ce qui caractérise l’homme en tant qu’être fini ne<br />

saurait être attribué à Dieu en tant que substance, il ne faut pas négliger que<br />

toutes les propriétés <strong>de</strong> Dieu se retrouvent en l’homme comme expression finie<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> substance. Ainsi l’homme participe à <strong>la</strong> pensée divine par ses idées<br />

inadéquates et adéquates, à l’enten<strong>de</strong>ment infini par son enten<strong>de</strong>ment fini, à<br />

l’amour intellectuel <strong>de</strong> Dieu par son amour intellectuel chez Spinoza, dire que<br />

Dieu pense, entend, aime…n’est pas anthropomorphiser Dieu mais diviniser<br />

l’homme. Au <strong>de</strong>meurant, <strong>la</strong> « désanthropomorphisation » <strong>de</strong> Dieu n’est-elle pas<br />

une épuration <strong>de</strong> son concept ? C’est précisément dans <strong>la</strong> première partie <strong>de</strong><br />

l’Ethique que Spinoza parle <strong>de</strong> Dieu, il le démontre à travers l’œuvre jusqu’à<br />

<strong>la</strong> fin : une démonstration profondément osée, <strong>de</strong> par une métho<strong>de</strong><br />

mathématique.<br />

- 239 -


Dans ses correspondances à Velthuysen, Spinoza remet <strong>la</strong> possibilité<br />

morale d’obéir à Dieu. Tout ce qui arrive, dit-il, arrive avec <strong>la</strong> nécessité<br />

universelle. Dans sa <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, il pense que les prophètes<br />

n’utilisent que le <strong>la</strong>ngage <strong>de</strong> l’imagination et non celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, c’est-à-dire<br />

que les enseignements religieux véhiculent le message <strong>de</strong> <strong>la</strong> vertu et non <strong>de</strong><br />

vérité. C’est pourquoi il renverse <strong>la</strong> conception divine du vulgaire qui croit à<br />

l’action <strong>de</strong> Dieu en vue d’une fin. Il est c<strong>la</strong>ir que Spinoza réduit <strong>la</strong> prophétie à<br />

un <strong>la</strong>ngage à cultiver <strong>la</strong> vertu morale, basée sur le bien et le mal. Il entend<br />

affirmer <strong>la</strong> négation <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> Dieu transcendant.<br />

Velthuysen accuse Spinoza d’être un athéiste car il nie toute<br />

provi<strong>de</strong>nce, toute croyance à <strong>la</strong> surnaturalité, tout culte à Dieu ; selon lui, il<br />

accor<strong>de</strong> <strong>la</strong> primauté à <strong>la</strong> Nature. On le voit, pour Velthuysen, Spinoza professe<br />

un athéisme qui se cache sous <strong>de</strong>s termes <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion.<br />

Spinoza lui, juge que l’objet <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion n’est pas <strong>la</strong> vérité mais <strong>la</strong><br />

vertu. Il pourrait s’inscrire <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce dans un athéisme mo<strong>de</strong>rne.<br />

L’athéisme mo<strong>de</strong>rne, en effet, c’est <strong>la</strong> négation <strong>de</strong> Dieu. C’est pourquoi notre<br />

philosophe nie toute création <strong>de</strong> Dieu, nie l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature (intervention<br />

extérieure <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature), <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte, Dieu ne peut se proposer <strong>de</strong>s fins. ; ce qui<br />

conduit bien évi<strong>de</strong>mment à <strong>la</strong> négation <strong>de</strong> toute idée <strong>de</strong> <strong>la</strong> provi<strong>de</strong>nce.<br />

D’ailleurs, il n’a pas hésité à apporter <strong>de</strong>s réponses aux accusations<br />

dont il est l’objet sans cesse. Il réagit en mettant en scelle sa propre personne.<br />

En effet, il prône qu’il se démarque <strong>de</strong>s honneurs, <strong>de</strong>s richesses et <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>isirs<br />

sensuels. Il a renoncé au bien matériel. Il répond que c’est <strong>la</strong> vertu elle-même<br />

qui est le prix <strong>de</strong> <strong>la</strong> vertu. Une contre-attaque sévère. Notre penseur indique<br />

qu’il ne soumet pas Dieu au <strong>de</strong>stin. Dieu ne se soumet, en effet, qu’à lui-même.<br />

Ce qui lui confère sa propre liberté. Dieu agit sans contrainte, sans contingence<br />

réelle dans l’univers. Il agit selon une réelle nécessité. A partir <strong>de</strong> là, les lois<br />

morales ne sont pas supprimées. Il pense qu’il ne fon<strong>de</strong> pas l’immoralité ni<br />

l’amoralité. Il pense que c’est le prophète lui-même qui doit prouver sa<br />

moralité. (Le prophète Mahomet par exemple) ne peut pas affirmer qu’il fut un<br />

vrai prophète, comme il est noté à <strong>la</strong> Lettre 30 à adressée à Ol<strong>de</strong>nburgh.<br />

- 240 -


Spinoza mentionnait dans le Traité théologico-<strong>politique</strong> qu’il l’a écrit<br />

pour combattre le vulgaire, ses préjugés et sa façon <strong>de</strong> <strong>raison</strong>ner. Il s’efforce <strong>de</strong><br />

rechercher <strong>la</strong> vérité. Malgré les attaques criar<strong>de</strong>s et par mesure <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce,<br />

l’Ethique n’est pas publiée <strong>de</strong> son vivant. Il est vrai que s’il a utilisé l’idée <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Nature, il aurait eu moins <strong>de</strong> problèmes. Il aurait utilisé un <strong>la</strong>ngage clipté.<br />

Même l’Ethique définie comme <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> ce qui procure <strong>la</strong> vraie vie<br />

choque <strong>la</strong> doctrine théiste.<br />

Si Spinoza agit en homme libre, c’est parce qu’il agit sous le<br />

comman<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, il est toujours animé par l’esprit <strong>de</strong> <strong>raison</strong>ner. Le<br />

concept <strong>de</strong> Dieu chez Spinoza prête beaucoup à <strong>de</strong>s conséquences. Selon lui, <strong>la</strong><br />

nature est consciente d’elle-même, se conçoit par soi. Certes Dieu n’est pas une<br />

personne, mais il n’est pas une collection d’êtres finis. On peut découvrir un<br />

certain déisme dans sa philosophie si par déisme on entend <strong>la</strong> connaissance<br />

intellectuelle.<br />

L’enjeu <strong>de</strong> cette réflexion est <strong>la</strong> liberté même <strong>de</strong> Dieu. Comment peut-il<br />

penser libre ? En quel sens vaut <strong>la</strong> conception <strong>de</strong> <strong>la</strong> nécessité ? La liberté à soi-<br />

même, un Dieu libre à soi-même et <strong>de</strong> soi-même ?<br />

L’athéisme désigne le refus <strong>de</strong> croire en un Dieu transcendant et doué<br />

<strong>de</strong> qualités comparables à celle <strong>de</strong> l’homme, il est permis <strong>de</strong> considérer<br />

Spinoza comme un athée, et en ce sens Spinoza revendique cet athéisme et<br />

l’assume pleinement ; s’il faut entendre par athéisme le refus <strong>de</strong> croire au<br />

surnaturel et <strong>de</strong> se soumettre à toutes les superstitions qui accompagnent cette<br />

croyance, dans ce cas, Spinoza peut sembler athée en défendant au nom <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> <strong>la</strong> primauté <strong>de</strong>s causes matérielles et efficientes contre <strong>la</strong> croyance aux<br />

causes finales dans l’explication <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, dans <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nécessité naturelle.<br />

Toutefois, il n’empêche que Spinoza use en vue <strong>de</strong> désigner <strong>la</strong><br />

substance unique le terme <strong>de</strong> Dieu qu’il utilise indifféremment, comme<br />

synonyme <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> Nature, <strong>la</strong> question se pose donc <strong>de</strong> savoir ce que signifie<br />

l’usage <strong>de</strong> ce terme ainsi que <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> Spinoza <strong>de</strong> se défendre contre les<br />

accusations d’athéisme qu’il semble juger injustes et illégitimes.<br />

- 241 -


On peut interpréter cette utilisation <strong>de</strong>s termes empruntés à <strong>la</strong> religion et<br />

à <strong>la</strong> théologie comme un moyen pour notre auteur d’exprimer sa véritable<br />

pensée en ménageant les autorités en p<strong>la</strong>ce et en sauvant en quelque sorte les<br />

apparences. Ce<strong>la</strong> dit, si l’argument <strong>de</strong> <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce peut être retenu, il semble<br />

que cette vertu n’ait pas toujours conduit Spinoza car <strong>de</strong> nombreux textes,<br />

notamment dans le Traité théologico-<strong>politique</strong> ne ménagent ni les autorités<br />

<strong>politique</strong>s ni les autorités <strong>religieuse</strong>s en p<strong>la</strong>ce.<br />

De cette façon, il est envisageable <strong>de</strong> comprendre que ce n’est pas<br />

uniquement <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce qui a guidé Spinoza dans l’emploi du mot <strong>de</strong> Dieu,<br />

mais qu’il fut aussi guidé par le souci <strong>de</strong> ne pas réduire sa pensée à une simple<br />

théorie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature, à une métaphysique sans âme en quelque sorte <strong>de</strong> ne pas<br />

réduire sa pensée à une simple théorie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature, à une métaphysique sans<br />

âme en quelque sorte et qu’il ait souhaité donner à sa pensée une dimension<br />

spirituelle et <strong>religieuse</strong>. Spinoza serait-il athée et impie ?<br />

On se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> souvent comment un philosophe qui ait construit une<br />

réflexion profondément fascinante soit aussi haï et calomnié. Spinoza s’est<br />

éloigné <strong>de</strong> l’orthodoxie après son étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’hébreu et <strong>de</strong> son commentaire sur<br />

le Talmud.<br />

Excommunié et dénoncé comme impie et athée par les théologiens<br />

protestants, juifs et catholiques, il écrit le Traité théologico-<strong>politique</strong> dans le<br />

souci <strong>de</strong> récuser cette accusation. En effet, par sa volonté <strong>de</strong> soumettre La<br />

Bible à une analyse historique et rationnelle, il livre à travers son ouvrage <strong>la</strong><br />

défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser et sa <strong>critique</strong> du pouvoir <strong>de</strong>s théologiens.<br />

D’ailleurs, qu’y a-t-il donc <strong>de</strong> si scandaleux dans <strong>la</strong> pensée<br />

philosophique <strong>de</strong> Spinoza ? Où sont l’athéisme et l’immoralisme dans un<br />

système dont l’exposition, dans l’Ethique, s’ouvre sur l’affirmation <strong>de</strong> Dieu<br />

comme substance unique et infinie et s’achève sur une définition <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté et<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong> du sage comme amour <strong>de</strong> Dieu ? La thèse centrale qui a dû<br />

susciter le scandale se résume en cette formule : Deus sive natura, Dieu ou <strong>la</strong><br />

Nature. Pour Spinoza, tout ce qui existe et arrive et existe et arrive en Dieu ou,<br />

ce qui revient au même dans <strong>la</strong> nature. Aussi l’athéisme ne consiste-t-il pas ici<br />

- 242 -


à nier l’existence <strong>de</strong> Dieu mais, paradoxalement, à affirmer que lui seul existe.<br />

Dieu est <strong>la</strong> totalité du réel ; les autres êtres ne sont pas ses créatures, substances<br />

extérieures à lui, mais seulement ses parties. Spinoza renvoie ainsi dos à dos le<br />

Dieu personnel et transcendant <strong>de</strong>s théologiens et le Dieu anthropomorphe, ce<br />

monarque capricieux, tel que se le représente <strong>la</strong> superstition.<br />

Nous comprenons par là les conséquences du spinozisme au regard <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> morale ; cette infinie extension <strong>de</strong> Dieu réduit à néant l’idée <strong>de</strong> mal ; rien <strong>de</strong><br />

ce qui arrive ne peut arriver contre Dieu. Prétendre qu’il existe dans <strong>la</strong> nature<br />

quelque chose qui soit contre nature est une absurdité puisqu’il n’ya rien en<br />

<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature ou <strong>de</strong> Dieu. A strictement parler, le bien et le mal n’existent<br />

qu’au regard <strong>de</strong> notre ignorance ; pour qui connaît Dieu et <strong>la</strong> nature, les<br />

événements ne sont ni bien ni mal, ils sont simplement les conséquences d’un<br />

enchaînement <strong>de</strong> causes. La morale se résorbe dans <strong>la</strong> physique. Et cet<br />

« amoralisme » n’est pas sans conséquences sur <strong>la</strong> <strong>politique</strong> spinoziste, du reste<br />

confondue par ses contemporains dans le même discrédit que celle <strong>de</strong><br />

Machiavel ou <strong>de</strong> Hobbes.<br />

L’Ethique n’est-il pas dans ces conditions un titre étrange ? La sagesse,<br />

entendue comme amour <strong>de</strong> Dieu, prend ici un tout autre sens. Cet amour n’est<br />

pas une foi aveugle, mais un amour intellectuel et rationnel. Aimer Dieu c’est<br />

le connaître : le sage y gagne son bonheur et sa liberté. Toutefois cette liberté<br />

ne se constitue pas dans les marges <strong>de</strong> <strong>la</strong> nécessité : elle n’est que l’autre<br />

désignation <strong>de</strong> cette conversion philosophique qui nous fait accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong><br />

conscience <strong>de</strong> <strong>la</strong> nécessité en même temps qu’à celle <strong>de</strong> Dieu.<br />

Ainsi s’esquisse un système dans lequel rien n’est en droit<br />

inconnaissable. L’athéisme spinoziste revient pour ainsi dire à substituer un<br />

Dieu, objet d’une science rationnelle et mathématique, à un Dieu<br />

incompréhensible, objet <strong>de</strong> prière et <strong>de</strong> superstition ; son « immoralisme », à<br />

substituer <strong>la</strong> question : pourquoi les choses ne sont-elles pas telles qu’elles<br />

sont ? Notre penseur conseille <strong>de</strong> « ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas se<br />

- 243 -


moquer, mais comprendre ». 183 L’ascèse spinoziste semble donc être <strong>la</strong><br />

première ascèse <strong>de</strong> toute doctrine rationaliste. La pensée philosophique <strong>de</strong><br />

Spinoza se pose loin <strong>de</strong> l’orthodoxie après son étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’hébreu. Excommunié<br />

malgré lui et dénoncé par les religieux comme un athée, son courage<br />

intellectuel et sa volonté <strong>de</strong> défendre coûte que coûte <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser<br />

continuera à susciter un tollé dans <strong>la</strong> société. Mais alors, qu’il y a-t-il donc <strong>de</strong><br />

si scandaleux dans <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> Spinoza ? Où sont l’athéisme et<br />

l’immoralisme dans un système dont l’expression, dans l’Ethique, s’ouvre sur<br />

l’affirmation <strong>de</strong> Dieu comme substance unique et infinie et s’achève sur une<br />

définition <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté et <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong> du sage comme amour <strong>de</strong> Dieu ? Le<br />

scandale tant évoqué par <strong>la</strong> morale vient d’une part <strong>de</strong> <strong>la</strong> conception spinoziste<br />

<strong>de</strong> Dieu qui pose Dieu comme <strong>la</strong> Nature. De <strong>la</strong> sorte, les êtres ne constituent<br />

rien d’autre que <strong>de</strong>s parties et non ses créatures. Tel est le nœud gordien.<br />

D’autre part, elle trouve que cette infinitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Dieu ruine l’idée <strong>de</strong> mal qui<br />

pose <strong>la</strong> question <strong>de</strong> morale. Si en effet, rien ne peut exister en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nature, alors le mal non plus ne pourra exister.<br />

Ainsi, <strong>la</strong> liberté d’esprit revendiquée par notre penseur est une conquête<br />

du savoir, <strong>de</strong> <strong>la</strong> sagesse, <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance intellectuelle, c’est-à-dire une véritable<br />

conversion philosophique qui nous permettra <strong>de</strong> « comprendre » dans une<br />

vision immanentiste.<br />

Pour nous, désigner Spinoza comme impie ou athée ne se justifie<br />

nullement dans <strong>la</strong> mesure où il ne rejette pas Dieu à proprement parler. Certes,<br />

il ne s’accor<strong>de</strong> pas avec <strong>la</strong> vision judéo-chrétienne, pas d’avantage <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée<br />

is<strong>la</strong>mique, mais plutôt dans <strong>la</strong> vision intellectuelle et rationaliste. Pour lui,<br />

l’amour <strong>de</strong> Dieu ne doit pas conduire les hommes à lui rendre culte et<br />

obéissance mais à le connaître et le comprendre.<br />

La compréhension d’un auteur philosophique exige dès l’abord <strong>de</strong><br />

donner une attention scrupuleuse à ses textes, dont le sens ne se constitue que<br />

par les rapports qu’il y établit entre les concepts dont il fait usage. Nous<br />

183 Ramond, Article sur « Ne pas rire, mais comprendre », in Revue <strong>de</strong> philosophie <strong>de</strong> France <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong><br />

Toulouse-Le Mirail, Kairos, Paris, 1998, p.97.<br />

- 244 -


éprouvons encore bien <strong>de</strong> difficultés à cerner le vocabu<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> Spinoza,<br />

concernant <strong>de</strong>s mots Dieu et liberté, pour indiquer qu’il a exprimé dans<br />

l’Ethique une affirmation <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> l’un ou une négation <strong>de</strong> l’autre.<br />

La difficulté <strong>de</strong> <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong> l’auteur rési<strong>de</strong> aussi dans<br />

l’obscurité sur ses intentions polémiques. C’est en effet <strong>la</strong> portée même <strong>de</strong> ses<br />

propositions qui <strong>de</strong>meure énigmatique. Même si l’on est persuadé qu’elles<br />

forment un commentaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible, <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie, <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong><br />

Descartes ou <strong>de</strong> tout ce<strong>la</strong> à <strong>la</strong> fois, on reste encore aveugle à ce qu’on a<br />

pourtant sous les grands yeux, si l’on ne peut se rapporter à <strong>de</strong>s textes précis.<br />

Comme on peut le voir, cette indication présente au lecteur <strong>de</strong><br />

reconnaître en Spinoza un <strong>de</strong> ces très rares esprits que leur liberté rend<br />

universels et capables <strong>de</strong> le gui<strong>de</strong>r aujourd’hui.<br />

Ainsi, il convient <strong>de</strong> repenser l’athéisme <strong>de</strong> Spinoza, car il ne saurait<br />

être un athéiste au sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> conception judéo-chrétienne ni un théiste au sens<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> conception mo<strong>de</strong>rne. Sa doctrine exprime un déterminisme et non un<br />

fatalisme, c’est-à-dire que pour lui tout ce qui advient est aussi une cause <strong>de</strong><br />

soi. Finalement, notre philosophe par<strong>la</strong>it en <strong>la</strong>ngage philosophe et non en<br />

religieux.<br />

Dans une certaine mesure, nous pensons que le spinozisme est une<br />

idéologie proche du déisme ; et selon les définitions qu’il a données, ce<strong>la</strong> nous<br />

semble important. Cependant ne peut-on pas trouver un concept plus adéquat<br />

pour définir <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> Spinoza ?<br />

A <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> l’Ethique, nous pouvons retirer que comme le terme<br />

« Nature » est essentiel dans son ouvrage, ne pourrait-on pas dire que le<br />

spinozisme est tout simplement un naturalisme. En effet, ce mot existe en<br />

philosophie même s’il est plus usité en littérature ; le naturalisme<br />

(philosophique) étant <strong>la</strong> doctrine qui écrit <strong>la</strong> Nature comme tout ce qui existe,<br />

que rien n’existe en <strong>de</strong>hors d’elle et qu’elle n’a d’autre cause qu’elle-même.<br />

Avec Spinoza, on est dégagé <strong>de</strong> toute enjolivure théologique, il établit une<br />

réflexion <strong>critique</strong>, notamment dans l’Appendice contre « les délires <strong>de</strong><br />

l’imagination et <strong>de</strong> <strong>la</strong> crainte qui personnifient « Dieu » et <strong>de</strong>s abus <strong>de</strong>s<br />

- 245 -


prêtres qui font reposer leurs pouvoirs sur <strong>la</strong> superstition popu<strong>la</strong>ire et<br />

tirent leur autorité <strong>de</strong> leurs discours pessimistes et accusateurs contre <strong>la</strong><br />

faiblesse méprisable <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature humaine. » 184 En fait, <strong>la</strong> substance n’a rien<br />

<strong>de</strong> transcendante dans <strong>la</strong> mesure où elle s’exprime en chacun <strong>de</strong> ses attributs.<br />

Dieu n’est en réalité que <strong>la</strong> Nature. Spinoza indique à juste titre que « les<br />

décrets <strong>de</strong> Dieu, dans les Ecritures ne sont rien d’autre en fait que les lois<br />

éternelles <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature ». 185 On peut voir que dans l’Ethique, on y découvre<br />

le système quasi athée <strong>de</strong> notre penseur qui conçoit une vision immanentiste <strong>de</strong><br />

Dieu.<br />

Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>critique</strong> radicale du sentiment religieux, Spinoza formule<br />

également une <strong>critique</strong> <strong>de</strong> l’Etat et <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie. En effet, le Traité<br />

théologico-<strong>politique</strong> révèle les conflits incessants entre le pouvoir civil et le<br />

pouvoir religieux qui favorisaient les décrets divins en délires <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature. On<br />

comprend pourquoi le Traité <strong>politique</strong> se fon<strong>de</strong> sur « une théorie naturaliste<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> société ». 186 Ainsi, le système spinoziste qui refuse <strong>la</strong> théologie et les<br />

interprétations dogmatiques <strong>de</strong> l’Ecriture, s’inscrirait <strong>de</strong> fait dans un athéisme.<br />

C’est bien l’expression d’une philosophie <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie.<br />

184 Misrahi, L’être et <strong>la</strong> joie, perspectives synthétiques sur le spinozisme, Encre noire, Paris, 1997, p.379.<br />

185 I<strong>de</strong>m.<br />

186 Ibi<strong>de</strong>m, p.380.<br />

- 246 -


TROISIEME PARTIE : DE L’ENGAGEMENT<br />

POLITIQUE CHEZ SPINOZA<br />

- 247 -


CHAPITRE VI. DE L’ETAT RATIONNEL ET DE L’ETAT<br />

DEMOCRATIQUE<br />

Nous nous sommes proposé d’étudier notre sujet dans un cadre <strong>de</strong><br />

réflexion précis : celui du pouvoir <strong>politique</strong> chez Spinoza. Aussi, avons-nous<br />

jugé opportun <strong>de</strong> préciser <strong>la</strong> signification <strong>de</strong> ce cadre, d’en déterminer les<br />

présupposés et d’en définir <strong>la</strong> finalité.<br />

Parler <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie <strong>politique</strong> chez Spinoza est un travail<br />

d’accouchement, puisqu’elle nous semble à <strong>la</strong> fois vague et complexe.<br />

Toutefois, sans prétention aucune, nous allons tenter tout <strong>de</strong> même d’en parler.<br />

C’est en fait <strong>la</strong> question <strong>de</strong> son engagement <strong>politique</strong> qui importe <strong>de</strong> dégager<br />

ici particulièrement.<br />

La première préoccupation qui nous interpelle est <strong>de</strong> savoir si l’on peut<br />

parler réellement d’un engagement en matière <strong>politique</strong> dans <strong>la</strong> philosophie<br />

spinoziste. <strong>Les</strong> différentes interprétations <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza<br />

nous conduisent-elles à <strong>de</strong> tels présupposés ?<br />

C’est ce que nous allons voir chez notre philosophe, défenseur <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté et <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie. Il importe <strong>de</strong> rappeler ici les points sail<strong>la</strong>nts <strong>de</strong><br />

notre analyse :<br />

• De <strong>la</strong> théorie du droit naturel<br />

• Le pacte social ou <strong>la</strong> souveraineté<br />

• La constitution <strong>de</strong> l’ordre <strong>politique</strong> : <strong>la</strong> Démocratie<br />

VI.1. De <strong>la</strong> théorie du droit naturel<br />

Nous rencontrons nécessairement l’aspect <strong>politique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée<br />

spinoziste quand nous étudions <strong>la</strong> nature et le fon<strong>de</strong>ment du droit. Dans le<br />

chapitre XVI du Traité théologico-<strong>politique</strong>, Spinoza s’intéresse aux<br />

fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> l’Etat et s’interroge sur les limites <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté individuelle. Il<br />

examine d’abord le droit naturel sur lequel doit nécessairement reposer l’Etat.<br />

La théorie du droit <strong>de</strong> Spinoza est fondée sur le conatus. En effet, le<br />

droit naturel se définit comme l’expression <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature dont <strong>la</strong> plus<br />

- 248 -


importante est le droit souverain <strong>de</strong> chaque individu <strong>de</strong> persévérer dans son<br />

être. Par voie <strong>de</strong> conséquence, ce droit <strong>de</strong> chacun se mesure à sa puissance et à<br />

son désir. On peut alors lire « Par droit et institution <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, je<br />

n’entends rien d’autre que les règles <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> chaque individu, selon<br />

lesquelles nous concevons chaque être comme déterminé naturellement à<br />

exister et à agir d’une façon précise. » 187 En vérité, notre philosophe présente<br />

l’homme comme une partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature dont le droit exprime <strong>la</strong> puissance<br />

d’agir qui découle <strong>de</strong> son essence particulière. Il est c<strong>la</strong>ir que tous les êtres <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> nature disposent d’un droit naturel, en fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> chacun<br />

d’entre eux. Chaque individu <strong>de</strong>meure pour ainsi dire en rapport avec toutes les<br />

autres parties <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, suivant <strong>de</strong>s rapports nécessaires qui découlent <strong>de</strong><br />

l’essence <strong>de</strong> chaque chose. Ces rapports, à en croire Spinoza, sont <strong>de</strong>s rapports<br />

<strong>de</strong> puissance : « C’est donc par un droit naturel souverain que les poissons<br />

sont maîtres <strong>de</strong> l’eau et les gros poissons mangent les petits. » 188<br />

On le voit, le droit naturel ne pose pas <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> Déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong>s<br />

droits <strong>de</strong> l’homme. Il s’intéresse plutôt à l’étendue <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance, en fonction<br />

du droit <strong>de</strong> chacun. Le droit d’un individu exprime, l’effort déployé pour<br />

persévérer dans son être. Ce désir <strong>de</strong> se conserver s’étend à tout ce qui est au<br />

pouvoir, par <strong>la</strong> force réelle <strong>de</strong> l’individu.<br />

Spinoza pense que le droit naturel individuel s’étend à sa puissance ou à<br />

son désir. Le droit naturel s’imbrique avec les lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature suivant le<br />

mon<strong>de</strong>, et <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature même. Il faut noter que le droit naturel <strong>de</strong><br />

chaque individu se ressource dans le conatus <strong>de</strong> chaque être. C’est donc en<br />

vertu <strong>de</strong> son droit que chacun défend sa propre liberté. C’est en transférant son<br />

droit absolu au droit <strong>de</strong> nature commun à tous, que l’on conclut le pacte. En<br />

effet, le pacte n’a force <strong>de</strong> loi que lorsque chacun sous l’obligation renonce à<br />

son droit absolu sur toutes choses. C’est ce<strong>la</strong> <strong>la</strong> loi inscrite dans <strong>la</strong> nature<br />

humaine qui prési<strong>de</strong> au pacte. Bien sûr, le pacte n’est tenable que si l’intérêt est<br />

maintenu, puisque le transfert du droit réciproque doit s’effectuer sans<br />

187 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XVI, PUF, Paris, 1999, p.505.<br />

188 I<strong>de</strong>m.<br />

- 249 -


abandonner totalement leur droit naturel. Le transfert du droit signifie donc<br />

abandonner partiellement, et non absolument. Le pacte tient donc <strong>de</strong> ce que les<br />

hommes s’y soumettent par renoncement à leur nature. N’oublions pas le droit<br />

civil tout comme le droit naturel <strong>de</strong> chacun est le prolongement <strong>de</strong> celui-ci.<br />

C’est d’ailleurs dans ce droit fil que Spinoza dans sa correspondance Lettre L à<br />

Jarig Jelles, se distingue <strong>de</strong> <strong>la</strong> vision hobbesienne, en maintenant toujours le<br />

droit naturel et le droit du souverain.<br />

Par le droit naturel, les hommes sont conditionnés par les rapports<br />

interindividuels, <strong>de</strong> par l’action <strong>de</strong>s passions positives (telles <strong>la</strong> joie, l’amour,<br />

l’admiration) ou négatives (comme <strong>la</strong> haine, <strong>la</strong> crainte, l’envie). Le droit<br />

naturel est un ensemble <strong>de</strong> règles fondées sur <strong>la</strong> nature. Il s’agit d’une sorte <strong>de</strong><br />

co<strong>de</strong> moral dont on extrait <strong>de</strong>s normes indépendantes <strong>de</strong> tout droit positif, qui<br />

s’imposant à tous, répond à l’exigence d’échapper à l’arbitraire du jugement<br />

humain.<br />

Il en ressort que <strong>la</strong> tendance constitutive du droit naturel s’exprime dans<br />

ce que Misrahi appelle « un conflit <strong>de</strong>s intérêts et <strong>de</strong>s passions ». En effet,<br />

l’état <strong>de</strong> nature décrit par Spinoza est l’état <strong>de</strong>s penchants passionnels <strong>de</strong>s<br />

comportements humains : c’est l’état <strong>de</strong>s rivalités, <strong>de</strong>s haines, <strong>de</strong> <strong>la</strong> colère, <strong>de</strong><br />

concupiscence et <strong>de</strong> <strong>la</strong> ruse. C’est un état <strong>de</strong> rapports déchirés par<br />

l’antagonisme. <strong>Les</strong> hommes à l’état <strong>de</strong> nature ne sont soumis <strong>de</strong> façon absolue<br />

à aucune norme sociale ni morale. Aucune règle ne limite alors <strong>la</strong> liberté.<br />

Mais, cette situation conflictuelle permanente ne <strong>la</strong>isse pas indifférent<br />

les individus dont le vouloir <strong>raison</strong>nable les conduit à rechercher <strong>la</strong> vie<br />

communautaire et <strong>la</strong> coopération selon les lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Pour ainsi dire, <strong>la</strong><br />

vie en communauté suscite un intérêt : recherche <strong>de</strong> l’utilité, <strong>de</strong> sûreté et besoin<br />

d’entrai<strong>de</strong> conduisant à l’union <strong>de</strong>s hommes. Il leur est nécessaire <strong>de</strong><br />

s’entrai<strong>de</strong>r et <strong>de</strong> vivre en harmonie et en paix, en cédant quelque chose <strong>de</strong> leur<br />

nature, et en se donnant l’assurance <strong>de</strong> se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> commettre d’acte ma<strong>la</strong>droit<br />

contre autrui. De <strong>la</strong> sorte, les hommes sous <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> aspirent à <strong>la</strong><br />

coopération. Ils s’engagent les uns envers les autres à faire régner <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Il<br />

convient d’envisager un nouveau type <strong>de</strong> rapport <strong>de</strong> forces au profit <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

- 250 -


société, par le transfert du droit <strong>de</strong> chacun à tous ; le pouvoir souverain<br />

constitue grâce à l’union <strong>de</strong>s forces individuelles par le droit <strong>de</strong> chacun et ainsi<br />

suscite une nouvelle vie au sein d’une communauté, suivant le respect <strong>de</strong>s<br />

engagements. Sur quel fon<strong>de</strong>ment repose réellement l’Etat pour <strong>de</strong>meurer en<br />

phase avec le droit naturel ?<br />

Comme nous avons eu à l’indiquer plus haut, <strong>la</strong> constitution <strong>de</strong> l’Etat<br />

exige le transfert du droit naturel, le report sur autrui <strong>de</strong> ce que nous a légué <strong>la</strong><br />

nature. D’où le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’Etat rési<strong>de</strong> dans le droit naturel lui-même.<br />

Disons que le transfert du droit se fait par chacun au profit <strong>de</strong> <strong>la</strong> société, et<br />

chacun opère l’abandon <strong>de</strong> sa puissance au profit d’une égalité sans réserve.<br />

On pourrait évoquer ici l’analyse <strong>de</strong> Jean René CARRE, consacré à (Spinoza,<br />

Ancienne Librairie Furie, Paris, 1936). Carré fait remarquer qu’à ce sujet,<br />

Spinoza se démarque <strong>de</strong> Hobbes en sauvegardant <strong>la</strong> continuité qui relie l’état<br />

<strong>de</strong> nature à l’état civil. Ainsi, il ne saurait avoir pour Spinoza <strong>de</strong> changement<br />

notable entre l’état <strong>de</strong> nature et l’état civil, le second se superpose au premier,<br />

sans rompre l’unité, <strong>la</strong> puissance, le droit <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature. On peut lire à cet effet<br />

<strong>la</strong> Lettre <strong>de</strong> Spinoza à Jarig Jelles du 2 juin 1674 : «Vous me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z<br />

quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à <strong>la</strong> <strong>politique</strong> : cette<br />

différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel et que<br />

je n’accor<strong>de</strong> dans une cité quelconque <strong>de</strong> droit au souverain sur les sujets<br />

que dans <strong>la</strong> mesure où, par <strong>la</strong> puissance, il l’emporte sur eux ; c’est <strong>la</strong><br />

continuation <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature. » 189<br />

Il est c<strong>la</strong>ir que dans cette correspondance du 2 juin 1674 où il s’adresse<br />

à Jarig Jelles, Spinoza expose les différences entre sa <strong>politique</strong> et celle <strong>de</strong><br />

Hobbes. Le point fondamental qui le sépare du philosophe ang<strong>la</strong>is porte, en<br />

effet, sur le droit naturel : tandis que Spinoza construit une théorie <strong>politique</strong> où<br />

le droit naturel est maintenu dans <strong>la</strong> cité, Hobbes le supprime, pensant pour<br />

ainsi dire une discontinuité entre l’état <strong>de</strong> nature et l’état civil. De fait, cette<br />

rupture entre <strong>la</strong> nature et l’institution du <strong>politique</strong> est établie dès le premier<br />

189 Traité <strong>politique</strong>/ Lettres, Lettre à Jarig Jelles 2 juin 1674, in Œuvres IV, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1966, p.283.<br />

- 251 -


traité <strong>politique</strong>, <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s Elements of Low, mais en se modifiant<br />

dans le Léviathan, Hobbes cesse d’évoquer du corps <strong>politique</strong> en compa<strong>raison</strong><br />

au corps naturel. Le droit ne serait que <strong>la</strong> traduction <strong>de</strong> <strong>la</strong> force : « <strong>la</strong> force crée<br />

le droit », disait Bismarck (et non pas prime le droit, ce qui n’a aucun sens).<br />

Pour Hobbes, dans l’état <strong>de</strong> nature tout ce qui est matériellement possible à<br />

chacun est permis. Cet état <strong>de</strong> nature étant pour tous un état d’insécurité et<br />

d’angoisse (le plus faible est toujours assez fort pour tuer par ruse le plus fort),<br />

chacun abdique ses droits absolus entre les mains d’un souverain qui, héritant<br />

<strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> tous, possè<strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance absolue. Le souverain fera régner<br />

l’ordre non pas parce qu’il s’y est moralement engagé (rien <strong>de</strong> tel dans<br />

l’univers <strong>de</strong> Hobbes qui ne connaît que <strong>la</strong> force), mais parce qu’il a tout intérêt<br />

pour rester au pouvoir. Quiconque tente (sans succès) <strong>de</strong> lui ravir le pouvoir est<br />

un criminel, mais celui qui réussit <strong>de</strong>vient maître absolu à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du premier.<br />

On le comprend, Hobbes fon<strong>de</strong> une théorie <strong>de</strong> <strong>la</strong> représentation<br />

juridique, qui rompt avec toute conception naturaliste <strong>de</strong> l’Etat au profit <strong>de</strong><br />

l’artifice. Telle est <strong>la</strong> différence essentielle que, Spinoza qui définit <strong>la</strong> cité <strong>de</strong><br />

façon précise comme un corps <strong>politique</strong>, établit entre sa <strong>politique</strong> et celle <strong>de</strong><br />

Hobbes.<br />

« Je maintiens toujours le droit naturel », c’est <strong>la</strong> formule principale<br />

dont le commentateur conduit à saisir l’idée spinoziste du contrat constitutif <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> société <strong>politique</strong> organisée, et <strong>de</strong>s droits respectifs qui en découlent pour le<br />

souverain et pour les sujets. Il se fait l’image <strong>de</strong>s hommes se réunissant sous<br />

l’impulsion <strong>de</strong>s passions et <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience plus ou moins obscure, que leur<br />

intérêt est <strong>de</strong> sacrifier <strong>la</strong> satisfaction <strong>de</strong>s passions secondaires, passions plus<br />

importantes, qui réc<strong>la</strong>ment leur union en toute sécurité. La société une fois<br />

constituée et un souverain instituée, qui a <strong>la</strong> forme d’assurer le respect d’une<br />

loi commune conduisent à indiquer que quelle que soit <strong>la</strong> forme du<br />

gouvernement <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité, tout <strong>de</strong>vait conduire chaque sujet à être lié au<br />

souverain par un contrat.<br />

Le chapitre II du Traité <strong>politique</strong> répond précisément à cette question<br />

du droit naturel chez Spinoza. C’est ce que <strong>la</strong> nature nous autorise à faire. La<br />

- 252 -


nature ou Dieu étant elle-même libre et donc autorisée par elle-même (rien<br />

d’extérieur n’existant pour l’en empêcher) à faire tout ce qui suit <strong>de</strong> sa nature,<br />

chaque être existant dans <strong>la</strong> nature possè<strong>de</strong> par voie <strong>de</strong> conséquence un droit <strong>de</strong><br />

faire tout ce que bon lui semble, mais dans <strong>la</strong> limite <strong>de</strong> sa puissance spécifique.<br />

Une pierre a le droit naturel <strong>de</strong> tomber mais pas celui <strong>de</strong> voler comme un<br />

oiseau, un ours adulte a le droit <strong>de</strong> prendre le miel <strong>de</strong>s abeilles s’il est sa portée<br />

mais pas celui d’une ruche perchée trop haut sur un arbre (seuls les jeunes ours<br />

peuvent grimper aux arbres) etc.<br />

L’état civil, chez Spinoza, est <strong>la</strong> continuation <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature, parce<br />

que dans un tel état, celui qui déci<strong>de</strong> <strong>de</strong>s lois organisant <strong>la</strong> vie sociale, le<br />

souverain, <strong>de</strong>meure le plus fort. La différence entre l’état <strong>de</strong> nature et l’état<br />

civil, c’est d’un côté que <strong>la</strong> force y est plus forte pour assurer <strong>la</strong> sécurité <strong>de</strong>s<br />

individus que dans l’état <strong>de</strong> nature où chacun ne peut compter que sur sa force<br />

individuelle ; d’un autre côté que <strong>la</strong> force se civilise : elle <strong>de</strong>vient habileté,<br />

stratégie, éloquence plutôt que force brute. Si <strong>la</strong> démocratie est le meilleur<br />

régime <strong>de</strong> l’Etat, ce n’est pas au nom d’une légitimité se référant à quelques<br />

valeurs transcendantes que ce soit, mais parce que c’est le régime le plus stable<br />

une fois qu’il a réussi à s’établir (ce qui se fait vite, périt vite), le plus sûr et<br />

pour cause, son souverain, le peuple, est le plus puissant <strong>de</strong>s souverains<br />

concevables (plus puissant qu’un monarque ou qu’une oligarchie). D’autre<br />

part, le souverain étant i<strong>de</strong>ntique à l’ensemble <strong>de</strong>s sujets, ceux-ci se<br />

reconnaissent plus facilement dans les lois du souverain, transgressent donc<br />

individuellement moins les règles : ce<strong>la</strong> permet le maintien <strong>de</strong> <strong>la</strong> sécurité <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vie humaine, et donc <strong>de</strong> <strong>la</strong> conservation <strong>de</strong> l’Etat lui-même.<br />

Ce n’est que dans <strong>la</strong> cité qu’il y a <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs ou obligation, ceux-ci<br />

étant non <strong>de</strong>s obstacles mais <strong>de</strong>s auxiliaires <strong>de</strong>s libertés <strong>politique</strong>s.<br />

D’un autre côté, Spinoza n’est pas Grotius et les Lumières françaises<br />

qui supposent une nature humaine éternelle et universelle, caractérisée par <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>, nature dont on pourrait déduire a priori les droits et <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> chacun.<br />

Pour notre part, nous pouvons reconnaître en <strong>la</strong> pensée spinoziste en<br />

développant du droit naturel qu’elle définit comme équivalent à <strong>la</strong> puissance<br />

- 253 -


d’agir. Il souligne, en effet, que <strong>la</strong> lecture du Traité théologico-<strong>politique</strong> nous<br />

livre <strong>la</strong> « nature » une nouvelle manière <strong>de</strong> penser l’histoire, selon une métho<strong>de</strong><br />

d’explication rationnelle qui vise l’expression <strong>de</strong>s causes. Connaître Dieu <strong>de</strong><br />

façon adéquate, c’est connaître l’histoire elle-même immanente.<br />

Cazayus dans Pouvoir et liberté en <strong>politique</strong>, actualité <strong>de</strong> Spinoza,<br />

revient sur <strong>la</strong> question pour indiquer que le droit naturel est le point <strong>de</strong> départ<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong> spinoziste. Cette <strong>politique</strong>, en effet, est appelée naturelle en ce<br />

qu’elle se limite à l’homme et au comportement <strong>de</strong> son état <strong>de</strong> nature. A en<br />

croire Cazayus, dans le Traité <strong>politique</strong>, « Spinoza s’exprime c<strong>la</strong>irement à ce<br />

sujet lorsqu’il se propose <strong>de</strong> définir le droit naturel <strong>de</strong> chaque homme<br />

abstraction faite <strong>de</strong> l’organisation publique et <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion ». 190 Dans<br />

l’ordre <strong>politique</strong>, l’homme à l’état <strong>de</strong> nature fon<strong>de</strong> une alliance avec «d’autres<br />

individus tels que leur nature s’accor<strong>de</strong> avec <strong>la</strong> sienne cherche à se<br />

procurer quelque maîtrise sur son environnement comme sur lui-<br />

même ». 191<br />

Ainsi, le droit naturel se caractérise par l’esprit <strong>de</strong> <strong>la</strong> société, dans<br />

l’intérêt supérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté. C’est l’association elle-même qui reçoit<br />

l’objet du transfert. D’où <strong>la</strong> constitution d’une puissance souveraine dotée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

capacité <strong>de</strong> se faire obéir et conduite par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et l’obéissance. La<br />

constitution et <strong>la</strong> conservation <strong>de</strong> l’Etat constituent un bien supérieur. C’est <strong>de</strong><br />

là que naît le pacte social spinoziste, qui se différencie <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> Hobbes pour<br />

qui c’est entre les mains <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance d’un monarque que tous abandonnent<br />

tous leurs droits. Remarquons que nous n’avons pas ici affaire à un Spinoza<br />

penseur c<strong>la</strong>ssique du droit naturel et du pacte social. En d’autres termes, il a<br />

innové radicalement en refusant toute discontinuité entre le droit naturel et le<br />

droit civil, et prétend « maintenir le droit naturel en état <strong>de</strong> marche » au sein<br />

même <strong>de</strong> l’état social.<br />

Le droit naturel exprime une puissance propre à chaque individu à<br />

exister et à agir. Ce droit est un désir pour persévérer dans son être. Mais ce<br />

190 Cazayus, Pouvoir et liberté en <strong>politique</strong>, actualité <strong>de</strong> Spinoza, Chapitre 5, Mardaga, Bruxelles, 2000, p.105.<br />

191 Ibid., p.106.<br />

- 254 -


droit exprime souvent <strong>de</strong>s penchants passionnels (les rivalités, les haines, <strong>la</strong><br />

ruse) à travers <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> force et <strong>de</strong> déchirements. D’où <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong><br />

solution <strong>de</strong> vie harmonieuse par les hommes en s’accordant ensemble selon les<br />

lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Pierre-François Moreau parlera <strong>de</strong> logique passionnelle qui<br />

conduit rationnellement les individus à conclure le pacte social par le<br />

développement <strong>de</strong> l’union et <strong>de</strong> coopération. <strong>Les</strong> individus doivent ainsi<br />

transférer leur droit à l’Etat pour lui obéir et œuvrer <strong>la</strong> survie du souverain.<br />

Quelle est alors <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> ce contrat ?<br />

VI.2. Le pacte social ou <strong>la</strong> souveraineté<br />

Comprendre <strong>la</strong> théorie <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza, c’est comprendre <strong>la</strong> loi<br />

commune <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cité (l’Etat <strong>de</strong> droit) comme une condition essentielle <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté. Quel est le sens du pacte social proposé par Spinoza ?<br />

L’urgence <strong>de</strong> <strong>la</strong> constitution du pacte social répond au « désir<br />

d’échapper au double malheur <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature (qui) pousse les hommes<br />

à rechercher entre eux un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tions qui les mette à l’abri <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

crainte et les libère <strong>de</strong>s nécessités les plus urgentes <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie afin <strong>de</strong> pouvoir<br />

développer, par l’entrai<strong>de</strong>, une vie dans <strong>la</strong> sécurité. » 192 C’est dans sa<br />

philosophie du droit que Spinoza pose son droit naturel. On ne peut évoquer <strong>la</strong><br />

notion <strong>de</strong> droit naturel sans penser aux philosophes <strong>de</strong>s lumières tels Rousseau<br />

et Kant pour qui le droit naturel s’inscrit dans <strong>de</strong>s tendances spirituelles et<br />

métaphysiques <strong>de</strong> l’âme humaine, immortelle et divine. C’est une perspective<br />

purement idéaliste qui s’éloigne <strong>de</strong> <strong>la</strong> vision spinoziste. Selon Spinoza, le droit<br />

naturel exprime <strong>la</strong> puissance d’existence <strong>de</strong> chaque individu. Il coïnci<strong>de</strong> d’avec<br />

192 Mugnier-Pollet, La philosophie <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza, Vrin, Paris, 1976, p.116.<br />

- 255 -


les lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature et ne saurait être une exigibilité morale, puisqu’il donne<br />

dans <strong>la</strong> violence généralisée, où c’est <strong>la</strong> guerre <strong>de</strong> tous contre tous. Le droit<br />

naturel est le premier pallier à partir duquel se construit le droit véritable. Dans<br />

<strong>la</strong> logique <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence, le droit <strong>de</strong> nature parvient à sa propre négation ; c’est<br />

que l’individu n’a aucun droit ni <strong>de</strong> pouvoir réel, il baigne dans <strong>la</strong> crainte et<br />

l’insécurité totale.<br />

Pour en sortir, un changement interne <strong>de</strong> mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie plus humain est<br />

alors nécessaire, qui permet aux individus <strong>de</strong> passer du droit <strong>de</strong> nature au droit<br />

civil, c’est-à-dire <strong>la</strong> société civile régie par <strong>de</strong>s lois et <strong>de</strong>s institutions et où<br />

prédomine le vouloir <strong>raison</strong>nable. Cette logique interne est celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence<br />

illuminée par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, une disposition à penser le renversement <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence<br />

pour y introduire un é<strong>la</strong>n naturel et vital. Ici les individus passent un accord <strong>de</strong><br />

reconnaissance réciproque <strong>de</strong>s droits, sous <strong>la</strong> forme d’une légis<strong>la</strong>tion entre tous<br />

les membres du corps social. Le droit <strong>de</strong> nature se trouve limité, et seul le droit<br />

civil est puissance d’exister. C’est pourquoi, Spinoza préconise un pacte social<br />

qui permet aux hommes <strong>de</strong> s’accor<strong>de</strong>r entre eux par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Le droit issu du<br />

pacte social est une force, une véritable puissance résultant d’un acte commun<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Le pacte social est donc l’expression <strong>de</strong>s rapports d’association sur un<br />

nouveau droit, qui conduit à l’état civil dans lequel prédomine le vouloir<br />

<strong>raison</strong>nable. Spinoza fait remarquer que les individus isolés sont incapables <strong>de</strong><br />

se conserver eux-mêmes pendant bien <strong>de</strong>s lustres ; a contrario, l’Etat bien<br />

constitué peut vivre dans le temps. Il est compréhensible que les individus aient<br />

besoin les uns les autres, par <strong>la</strong> poursuite <strong>de</strong> leur intérêt ; ils doivent rechercher<br />

<strong>la</strong> conservation <strong>de</strong> l’Etat. Pour sa part, l’Etat pour sa conservation doit tendre à<br />

conserver les individus, en leur assurant <strong>la</strong> sécurité, c’est <strong>la</strong> condition<br />

fondamentale <strong>de</strong> l’obéissance civique. C’est donc <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce que notre<br />

penseur opte pour le « meilleur régime », celui qui réalise <strong>la</strong> corré<strong>la</strong>tion <strong>la</strong> plus<br />

forte entre <strong>la</strong> sécurité <strong>de</strong>s individus et <strong>la</strong> stratégie <strong>de</strong>s institutions.<br />

De toute façon, pour envisager une société plus rationnelle, il est<br />

nécessaire que l’Etat soit fondé sur l’obéissance pour faire coexister les<br />

- 256 -


passions humaines et élever les hommes à l’universalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie selon <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>. Seul dans l’Etat pourra émerger <strong>la</strong> justice : puisque le droit <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature<br />

relève du conatus, seul le droit civil, fondé sur un contrat, peut garantir <strong>la</strong><br />

justice et <strong>la</strong> liberté. La <strong>raison</strong> qui fait partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> l’homme est<br />

toujours conseillère <strong>de</strong> paix, et c’est au regard <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> que l’homme<br />

<strong>de</strong>vient un Dieu pour l’homme.<br />

Ainsi, <strong>la</strong> pensée spinoziste conçoit que le meilleur régime qui recherche<br />

<strong>la</strong> paix et <strong>la</strong> sécurité, le meilleur Etat est celui où les hommes passent leur vie<br />

dans <strong>la</strong> concor<strong>de</strong>, et dont les lois ne sont jamais transgressées. On reconnaît<br />

que Mugnier-Pollet a vu juste <strong>de</strong> noter que « dans ce pacte se trouvent<br />

réunies les <strong>de</strong>ux visées <strong>de</strong> Spinoza : visée <strong>politique</strong>, <strong>la</strong> démocratie permet à<br />

chacun <strong>de</strong> vivre dans <strong>la</strong> concor<strong>de</strong> et <strong>la</strong> paix ; visée éthique qui cherche à<br />

soustraire les hommes à <strong>la</strong> domination absur<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’appétit et à les<br />

maintenir, autant que possible, dans les limites <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> » 193 .<br />

Nous pouvons dire dans une certaine mesure que <strong>la</strong> philosophie<br />

spinoziste n’a eu cesse <strong>de</strong> promouvoir <strong>de</strong>s valeurs telles : tolérance, liberté<br />

d’expression, droits individuels au sein d’un Etat qui a pour rôle <strong>de</strong> garantir et<br />

<strong>de</strong> protéger ces droits et libertés, y compris par rapport à l’Eglise. La fonction<br />

principale est, en effet, d’organiser matériellement <strong>la</strong> société <strong>de</strong> telle manière<br />

que chaque individu parvienne à épanouir librement son désir conformément à<br />

sa nature profon<strong>de</strong> et, éventuellement jusqu’à l’épanouissement suprême <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

sagesse philosophique qui lie <strong>la</strong> liberté au bonheur. Notre penseur valorise le<br />

rôle <strong>de</strong> l’Etat, qui garantit <strong>la</strong> sécurité <strong>de</strong>s individus et assure leur liberté.<br />

Echapper à l’esc<strong>la</strong>vage, c’est vivre dans un Etat s’i<strong>de</strong>ntifiant à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> : « La<br />

fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> république ne consiste pas à transformer les hommes d’êtres<br />

rationnels en bêtes ou en automates. Elle consiste au contraire à ce que<br />

leur esprit et leur corps accomplissent en sécurité leurs fonctions, et<br />

qu’eux-mêmes utilisent <strong>la</strong> libre Raison. » 194<br />

193 Mugnier-Pollet, La philosophie <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza, pp.116-117.<br />

194 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XX, p.637.<br />

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Spinoza conçoit <strong>la</strong> philosophie comme une entreprise libérale radicale<br />

et combat vigoureusement les superstitions. Un homme libre dans une cité libre<br />

et démocratique, tel est finalement son idéal. En revanche, il ne faut pas<br />

confondre <strong>la</strong> liberté illusoire, définie comme absence <strong>de</strong> nécessité, et <strong>de</strong><br />

véritable liberté, où l’homme acquiert une connaissance adéquate <strong>de</strong> lui-même<br />

et <strong>de</strong> ses affections. Disons que l’homme libre comprend ses propres passions,<br />

saisit les mécanismes qui les engendrent et appréhen<strong>de</strong> une nécessité<br />

coextensive à sa nature : il accè<strong>de</strong> dès lors à une liberté rationnelle irréductible<br />

à ce libre arbitre qui n’est qu’une illusion.<br />

L’idée <strong>de</strong> l’Etat telle que <strong>la</strong> conçoit Spinoza, est celle d’un pouvoir<br />

indépendant, souverain, fondé en <strong>raison</strong> et ayant pour fin <strong>de</strong> faire régner au<br />

sein d’une cité toujours agitée par les passions humaines, <strong>la</strong> concor<strong>de</strong> dans <strong>la</strong><br />

liberté. C’est dans cette optique que notre philosophe soutient ceci : « Ce<br />

qu’est le meilleur régime pour tout Etat, on le connaît facilement en<br />

considérant <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> société civile : cette fin n’est rien d’autre que <strong>la</strong><br />

paix et <strong>la</strong> sécurité <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie. Par suite, le meilleur Etat est celui où les<br />

hommes passent leur vie dans <strong>la</strong> concor<strong>de</strong>, et dont le Droit n’est jamais<br />

transgressé. » 195 C’est que notre penseur reconnaît qu’en chaque individu, il y<br />

a une disposition <strong>de</strong> droit autant qu’il a <strong>la</strong> force, s’il agit suivant les lois<br />

naturelles, c’est-à-dire s’il obéit à sa tendance à persévérer dans son être. Mais,<br />

le droit naturel ne s’accomplit <strong>de</strong> manière authentique que si l’individu<br />

s’intègre dans une société qui en constituera <strong>la</strong> garantie : le droit du<br />

gouvernement lui donne <strong>la</strong> possibilité d’user <strong>la</strong> force collective comme un<br />

appui plus déterminante.<br />

L’Etat doit donc œuvrer à assurer <strong>la</strong> conversion <strong>de</strong>s passions et <strong>la</strong> paix<br />

qui loin d’être une simple absence <strong>de</strong> conflit constitue une concor<strong>de</strong><br />

productive. Dès lors, <strong>la</strong> tyrannie et <strong>la</strong> monarchie absolue restent foncièrement<br />

incompatibles avec <strong>de</strong> telles visées ; seule une démocratie inspirée par le droit,<br />

peut les réaliser, en ce qu’elle dispose <strong>de</strong> l’exercice <strong>de</strong> l’autorité par <strong>de</strong>s<br />

195 Traité <strong>politique</strong>, Chapitre V, § II, Editions Réplique, Paris, 1979, p.55.<br />

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assemblées représentatives et <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée. Notre penseur en conçoit le<br />

modèle <strong>de</strong> sorte que l’intérêt général puisse y être déterminé le plus librement<br />

possible, au détriment <strong>de</strong>s intérêts particuliers du reste impuissants. Une telle<br />

vision <strong>politique</strong>, qui substitue au pessimisme hobbesien une solution<br />

contractuelle imprégnée <strong>de</strong> rationalité, aura légué un bon héritage <strong>politique</strong>.<br />

Finalement, le fon<strong>de</strong>ment d’un Etat pour Spinoza consiste à unir les<br />

citoyens par un droit, une légis<strong>la</strong>tion, qui ne peut être forte que si elle exprime<br />

le droit naturel <strong>de</strong> chacun. Ainsi aucun individu ne peut aliéner ce droit naturel<br />

à se défendre ; Spinoza pense que tout Etat est appelé à assurer <strong>de</strong>s libertés<br />

fondamentales aux individus pour se conserver en sûreté. Il s’oppose à ce<br />

propos à <strong>la</strong> réflexion <strong>de</strong> Hobbes : celui-ci indique que l’Etat doit assurer <strong>la</strong> paix<br />

par <strong>la</strong> force, le pouvoir qui contraint les individus à obéir, en réprimant leurs<br />

désirs et en renforçant leur crainte <strong>de</strong> <strong>la</strong> punition. La religion pourrait<br />

constituer certainement un point d’appui du pouvoir <strong>politique</strong> par <strong>la</strong> terreur<br />

sacrée suscitée et qui maîtrise les hommes. <strong>Les</strong> hommes <strong>de</strong>viennent<br />

naturellement méchants les uns à l’égard <strong>de</strong>s autres, « <strong>de</strong>s loups » pour les<br />

autres. La vision spinoziste, bien différente <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Hobbes, conçoit<br />

l’homme, guidé par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, non comme un loup pour l’homme mais bien<br />

comme « un Dieu pour l’homme », fait noter que l’Etat contribue à créer <strong>la</strong><br />

bonne entente entre les citoyens, en jouant le rôle <strong>de</strong> protecteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> sécurité<br />

publique. L’homme étant l’être du désir et <strong>de</strong>s passions, l’Etat peut l’ai<strong>de</strong>r, par<br />

<strong>de</strong>s lois bien établies, à vivre dans <strong>la</strong> concor<strong>de</strong>. <strong>Les</strong> individus qui déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong><br />

vivre dans une même communauté, c’est ce<strong>la</strong> <strong>la</strong> souveraineté chez Spinoza,<br />

qui, à <strong>la</strong> différence <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance absolue d’un monarque qui détient tous les<br />

droits <strong>de</strong>s individus (chez Hobbes par exemple), désigne « <strong>la</strong> puissance<br />

collégiale et commune constituée par le consentement <strong>de</strong> tous et par <strong>la</strong><br />

délégation d’une partie <strong>de</strong>s pouvoirs <strong>de</strong> chacun au bénéfice <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

communauté (représentée par les lois et les organismes légis<strong>la</strong>tifs) » 196 . En<br />

196 Misrahi, Spinoza et le spinozisme, Armand Colin, Paris, 2000, p.65.<br />

- 259 -


fait, le pacte social repose sur le consensus unanime et sur le consentement<br />

général.<br />

C’est sur le corps social que se fon<strong>de</strong> le pacte social qui jouit d’une<br />

souveraineté absolue. L’acte du contrat résulte d’une manifestation commune<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> rationalité. C’est ce<strong>la</strong> l’unité <strong>politique</strong> constituée par le pacte social. Il<br />

importe <strong>de</strong> chercher selon quelle modalité <strong>la</strong> philosophie <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza<br />

c’est-à-dire sa théorie <strong>de</strong> l’Etat), impliquée dans une éthique <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté. On<br />

peut voir que <strong>la</strong> signification <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong> chez Spinoza découle <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté.<br />

On peut comprendre avec notre penseur que le Traité <strong>politique</strong> est une<br />

théorie naturaliste <strong>de</strong> <strong>la</strong> société. Contrairement à Descartes, Spinoza rejette <strong>la</strong><br />

<strong>politique</strong> du prince et <strong>la</strong> religion <strong>de</strong> <strong>la</strong> nourrice. Le monisme exprime donc <strong>la</strong><br />

souveraineté. Seul Dieu est libre, en ce qu’il est le seul à agir et à déterminer<br />

suivant les propres lois. Il est c<strong>la</strong>ir que le Traité <strong>politique</strong> établit l’idée <strong>de</strong><br />

souveraineté <strong>politique</strong> sur les bases naturalistes. La souveraineté d’une société<br />

donne <strong>la</strong> légitimité d’un Etat ou d’une cité organisée et douée d’un pouvoir.<br />

D’ailleurs, outre <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie que fait le Traité théologico-<br />

<strong>politique</strong>, il expose aussi <strong>la</strong> théorie du droit <strong>de</strong> nature fondée sur <strong>la</strong> puissance<br />

d’agir.<br />

Ainsi, <strong>la</strong> souveraineté d’un Etat, dans <strong>la</strong> vision <strong>de</strong> Spinoza paraît<br />

absolue, dans <strong>la</strong> mesure où <strong>la</strong> rationalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> pratique <strong>politique</strong> conditionne <strong>la</strong><br />

survie du corps social. D’ailleurs, l’Etat compose avec les citoyens, même dans<br />

l’abandon <strong>de</strong> leur essence d’homme et <strong>la</strong> totalité <strong>de</strong> leur droit <strong>de</strong> nature. C’est<br />

avec les citoyens, <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> morale et <strong>la</strong> théologie que l’Etat <strong>de</strong>vient autonome<br />

et souverain.<br />

La souveraineté du peuple est absolue et inaliénable. Rousseau<br />

transforme <strong>la</strong> notion absolutiste <strong>de</strong> souveraineté <strong>de</strong> Hobbes au peuple conçu<br />

comme collectivité. Il s’accor<strong>de</strong> à dire avec Hobbes que <strong>la</strong> souveraineté ne peut<br />

rési<strong>de</strong>r qu’en un seul point, mais au lieu d’admettre avec Hobbes – que le<br />

contrat social implique une soumission immédiate à l’autorité<br />

gouvernementale, il prône le principe <strong>de</strong> <strong>la</strong> souveraineté du peuple – et admet<br />

que <strong>la</strong> « volonté générale » englobe <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> tous les individus.<br />

- 260 -


Soulignons que c’est contre le <strong>de</strong>spotisme monarchique que Spinoza<br />

s’attaque violemment notamment au chapitre VI, 5 du Traité <strong>politique</strong>. Pour<br />

lui, le véritable Etat est celui qui se fon<strong>de</strong> sur le pacte et le consensus général,<br />

sans phare dégagé <strong>de</strong> toute référence morale ou <strong>de</strong> toute transcendance<br />

théologique. Ainsi, c’est <strong>de</strong> façon rationnelle que le pouvoir doit se conduire<br />

vis-à-vis <strong>de</strong> ses propres citoyens. La <strong>politique</strong> spinoziste pourrait être taxée<br />

d’immorale car son éthique est sans Dieu, sans châtiment, sans récompense.<br />

Elle est <strong>la</strong> liberté et exprime l’indépendance absolue <strong>de</strong> l’Etat, son autonomie<br />

et sa parfaite souveraineté.<br />

Contrairement à <strong>la</strong> doctrine <strong>de</strong> Rousseau qui a manqué <strong>de</strong> vali<strong>de</strong>r <strong>la</strong><br />

morale du cœur et l’absoluité <strong>de</strong> l’Etat, l’Etat spinoziste est essentiellement<br />

souverain et œuvre dans <strong>la</strong> légalité sociale, il est libre et se soumet à sa propre<br />

loi. En revanche, si son but est <strong>la</strong> sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté, il ne saurait être<br />

vertueux, ni pieux. D’ailleurs, il n’est soumis à aucune tendance <strong>religieuse</strong> qui<br />

serait d’origine transcendante, ou extra-juridique. Il appartient donc à l’Etat <strong>de</strong><br />

fixer le culte extérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion commune au risque <strong>de</strong> mettre en mal <strong>la</strong><br />

paix civile et <strong>la</strong> concor<strong>de</strong>. S’agit-il d’un athéisme c<strong>la</strong>ssique ou d’une <strong>la</strong>ïcité<br />

mo<strong>de</strong>rne ? Assurément aucun <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux, puisque notre penseur s’accor<strong>de</strong> que<br />

c’est l’Etat qui organise le culte extérieur, lequel n’est pas une religion<br />

(traditionnelle ou vraie). Cette <strong>de</strong>rnière relève du privé et ne se limite qu’au<br />

simple niveau <strong>de</strong> pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice dans le cadre <strong>de</strong>s lois.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, <strong>la</strong> souveraineté étatique chez Spinoza est<br />

essentiellement immanente et collective ; libre <strong>de</strong> toute prescription morale ou<br />

<strong>religieuse</strong>, elle exprime <strong>la</strong> protection <strong>de</strong> <strong>la</strong> paix intérieure et le maintien <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

concor<strong>de</strong> et se donne comme un fait <strong>de</strong> liberté. C’est à ce titre que <strong>la</strong><br />

souveraineté <strong>de</strong> l’Etat s’inscrit dans une véritable indépendance vis-à-vis <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

morale et <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, en fondant une nouvelle éthique <strong>de</strong> l’action.<br />

On peut le voir, <strong>la</strong> pensée <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza et sa position du pacte<br />

social paraissent c<strong>la</strong>ires. On peut alors lire que : « <strong>la</strong> théorie du Pacte social<br />

est en effet <strong>de</strong>stinée à faire comprendre simultanément que <strong>la</strong> vie sociale et<br />

institutionnelle ne découle d’aucune prescription morale qui lui serait<br />

- 261 -


antérieure, et qu’elle réalise cependant un nouveau domaine d’existence<br />

caractérisé par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. » 197<br />

De <strong>la</strong> sorte, <strong>la</strong> philosophie <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza désigne bien un<br />

réalisme à <strong>la</strong> manière naturaliste construit sur <strong>la</strong> rationalité individuelle et<br />

sociale. Le pacte social est donc un traité par lequel les individus consentent et<br />

confèrent leur droit à <strong>la</strong> société, pour en <strong>de</strong>venir eux-mêmes sujets <strong>de</strong> droit et<br />

citoyens.<br />

Croire au choix individuel <strong>de</strong> Dieu conduit à un dogmatisme intolérant<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> souffrance <strong>de</strong> Spinoza, lequel <strong>la</strong>isse entrevoir <strong>de</strong>s supputations<br />

messianiques à bouleverser l’existence <strong>de</strong> l’Etat. Cette position n’impressionne<br />

guère notre penseur. Disons que Spinoza soutient l’égalité absolue <strong>de</strong>s hommes<br />

et <strong>de</strong>s peuples entre eux, qui bannit tout racisme. Car selon lui, <strong>la</strong> nature ne<br />

donne pas <strong>de</strong> races privilégiées, pas davantage <strong>de</strong>s nations. L’auteur pense que<br />

le nominalisme philosophique <strong>de</strong> Spinoza se mue en une conception<br />

individualiste où <strong>la</strong> nation apparaît comme postérieure à l’individu. Il est vrai<br />

que Spinoza entend indiquer que le salut <strong>de</strong> l’individu réel est fonction <strong>de</strong> sa<br />

dépendance à l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature. D’ailleurs dans sa vision, l’égalité entre les<br />

hommes et le caractère individuel du salut se transpose dans <strong>la</strong> suppression en<br />

vue du salut <strong>de</strong> toute médiation, dans <strong>la</strong> revendication <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

philosopher.<br />

Cette pensée rencontre toutefois le regard et <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> Hobbes pour<br />

qui les individus célébrés s’autodétruisent dans l’état <strong>de</strong> nature et qu’il faudra<br />

assurer leur sécurité afin <strong>de</strong> contribuer librement à leur édification.<br />

Vilipendé <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté sociale, Spinoza protège sa propre<br />

individualité et se défend du coup <strong>de</strong> l’attaque <strong>de</strong> <strong>la</strong> collectivité en <strong>la</strong> dissolvant<br />

dans les re<strong>la</strong>tions individuelles.<br />

Cazayus s’accor<strong>de</strong> avec lui pour montrer que l’objectif <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong><br />

rationnelle é<strong>la</strong>borée <strong>de</strong> par ces <strong>de</strong>ux traités consiste à proposer un pacte social<br />

entre les individus afin <strong>de</strong> mieux vivre à <strong>la</strong> fois dans l’harmonie et <strong>la</strong> sécurité,<br />

197 Misrahi, L’être et <strong>la</strong> joie, perspectives synthétiques sur le spinozisme, Encre marine, Paris, 1997, p.387.<br />

- 262 -


<strong>la</strong> paix et <strong>la</strong> liberté. C’est d’ailleurs, pourquoi il fait noter ici que « ces moyens<br />

sont ceux <strong>de</strong> <strong>la</strong> mise en forme et <strong>de</strong> l’application d’un Contrat prolongeant<br />

les courtes alliances initiales, ce Contrat pouvant être garanti par une<br />

Souveraine Puissance ou, mieux par une décision d’Union où les forces<br />

individuelles viennent se conjuguer sous une Volonté commune » 198 .<br />

On le voit, Spinoza est un penseur engagé, un véritable chantre du<br />

meilleur Etat possible. C’est pourquoi, le régime le plus naturel est pour lui <strong>la</strong><br />

démocratie. Mais alors, l’Etat démocratique peut-il autoriser <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

pensée et d’expression ? La théorie du pacte social débouche sur <strong>la</strong> recherche<br />

du principe démocratique.<br />

VI.3. Constitution <strong>de</strong> l’ordre <strong>politique</strong> : La Démocratie<br />

La philosophie <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza répond à l’urgence <strong>de</strong> combattre<br />

les menaces contre l’expression libre qui émanent du bloc théologico-<strong>politique</strong><br />

judéo-chrétien : le déclin d’un Etat <strong>de</strong>spotique et d’une Eglise à l’orthodoxie<br />

totalitaire. De là, le double engagement <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza : libérer les<br />

opinions individuelles à l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et ainsi, délivrer <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

soumission aux Ecritures en produisant une interprétation non <strong>religieuse</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Bible. (Nous n’allons pas rentrer dans les détails, car nous risquons <strong>de</strong> nous<br />

éloigner du thème <strong>de</strong> notre exposé). Le second engagement <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie<br />

<strong>de</strong> notre penseur est <strong>de</strong> soustraire <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser à l’autorité <strong>de</strong> l’Etat, ce<br />

qui suppose <strong>la</strong> <strong>la</strong>ïcisation <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier. De là, <strong>la</strong> nécessité d’indiquer que l’Etat<br />

n’est pas une institution <strong>de</strong> droit divin et <strong>de</strong> proposer une théorie <strong>politique</strong> <strong>de</strong><br />

son origine et <strong>de</strong> son fon<strong>de</strong>ment. C’est par <strong>la</strong> réflexion sur les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong><br />

l’Etat que Spinoza pose <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser. Il constate que <strong>la</strong> constitution<br />

démocratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> société se définit comme l’union <strong>de</strong> tous les hommes qui<br />

détiennent collégialement comme un tout organisé, un droit souverain sur tout<br />

198 Cazayus, Pouvoir et liberté en <strong>politique</strong>, actualité <strong>de</strong> Spinoza, Chapitre 6, Mardaga, Bruxelles, 2000, p.106.<br />

- 263 -


ce qui est effectivement en leur pouvoir. C’est une constitution porteuse <strong>de</strong><br />

paix et <strong>de</strong> progrès social. Une caractéristique fondamentale qui fait Spinoza<br />

préférer <strong>la</strong> démocratie à tout autre régime. En effet, <strong>la</strong> démocratie définie par<br />

notre penseur est une exigence immanente à tout Etat ; c’est le régime le plus<br />

naturel, celui où chaque individu, sans aliénation aucune, délègue son pouvoir<br />

à <strong>la</strong> collectivité tout entière érigée en puissance souveraine à <strong>la</strong>quelle il<br />

participe.<br />

C’est <strong>la</strong> constitution <strong>de</strong> <strong>la</strong> société à travers le processus du pacte social<br />

qu’est instituée <strong>la</strong> démocratie. En effet, <strong>la</strong> démocratie se définit comme l’union<br />

<strong>de</strong> tous les hommes qui vivent <strong>de</strong> façon collégiale comme un tout organisé,<br />

d’un droit souverain. En définissant le pacte social dans son Traité <strong>politique</strong> et<br />

<strong>la</strong> souveraineté d’Etat dans le Traité théologico-<strong>politique</strong>, Spinoza est parvenu<br />

à décrire un régime démocratique. A ce titre, les commentaires semblent, à en<br />

croire Misrahi, « faire fausse route quand ils insistent sur le fait que, le<br />

Traité <strong>politique</strong> n’étant pas achevé, et les chapitres sur <strong>la</strong> Démocratie<br />

n’étant pas rédigés, on ne connaît pas <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> Spinoza sur ce régime,<br />

l’auteur s’étant borné à décrire une monarchie (Traité <strong>politique</strong>, chapitre<br />

VI) et une aristocratie (Traité <strong>politique</strong>, chapitre VIII) idéales. Il nous<br />

paraît au contraire que, dans le cadre <strong>de</strong> sa métho<strong>de</strong> qui est le silence et <strong>la</strong><br />

pru<strong>de</strong>nce, Spinoza a fortement marqué sa préférence pour <strong>la</strong> démocratie<br />

(à <strong>la</strong> différence <strong>de</strong> Hobbes dont on sait qu’il a tenté <strong>de</strong> légitimer <strong>la</strong><br />

monarchie absolue). » 199<br />

Spinoza indique en effet que <strong>la</strong> démocratie est l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

puissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> masse détenue par une Assemblée. Bien sûr, pour Spinoza, elle<br />

est le régime qui privilégie <strong>de</strong> façon logique <strong>la</strong> concor<strong>de</strong> et <strong>la</strong> sécurité et <strong>la</strong><br />

paix, et par voie <strong>de</strong> conséquence, elle est le meilleur régime pour gouverner et<br />

ordonnancer <strong>la</strong> société.<br />

Spinoza a analysé <strong>de</strong> long en <strong>la</strong>rge les différents régimes <strong>politique</strong>s<br />

dans le Traité <strong>politique</strong>, avec leurs singu<strong>la</strong>rités, et juge les constitutions<br />

199 Misrahi, L’être et <strong>la</strong> joie, perspectives synthétiques sur le spinozisme, Encre marine, Paris, 1997, p.393.<br />

- 264 -


monarchiques (le transfert à <strong>la</strong> totalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> société à un seul) et aristocratiques<br />

(ou à un groupe restreint) <strong>de</strong>spotiques, et qu’elles ne peuvent garantir les<br />

libertés individuelles. Il opte ainsi pour <strong>la</strong> démocratie dans <strong>la</strong>quelle l’Etat est le<br />

plus stable, le plus soli<strong>de</strong> et le plus libre, et où <strong>la</strong> société paraît plus rationnelle<br />

et plus cohérente. Cet Etat exprime pour ainsi dire une conduite rationnelle qui<br />

exprime <strong>la</strong> volonté du peuple et garantit <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>s citoyens. Misrahi peut<br />

alors écrire : « Cette rationalité, comme principe <strong>de</strong> cohérence et<br />

d’équilibrage interne <strong>de</strong>s volontés et <strong>de</strong>s désirs, conduira forcément à <strong>la</strong><br />

défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté : <strong>la</strong> démocratie, chez Spinoza, est le résultat rationnel<br />

du simple désir d’exister lorsqu’il se réfère à son utilité véritable. » 200<br />

On le voit, le régime <strong>politique</strong> qui est susceptible d’accor<strong>de</strong>r le respect<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté fondamentale <strong>de</strong>s individus est celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie. C’est dans<br />

ce type <strong>de</strong> régime que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> se développe et se pratique l’égalité <strong>de</strong>s<br />

individus. C’est donc l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> rationalité <strong>de</strong>s lois et <strong>la</strong> capacité <strong>de</strong><br />

gouverner les individus dans <strong>la</strong> concor<strong>de</strong> et <strong>de</strong> préserver <strong>la</strong> sécurité et <strong>la</strong> liberté<br />

<strong>de</strong>s citoyens.<br />

En définitive, l’objectif <strong>de</strong> Spinoza est <strong>de</strong> rechercher l’organisation<br />

<strong>politique</strong> qui respecte <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser pour permettre à chacun <strong>de</strong> parvenir à<br />

<strong>la</strong> possession et à <strong>la</strong> jouissance <strong>de</strong> ce bien. Bien plus, <strong>la</strong> démocratie dispose<br />

d’un certain privilège d’être le régime <strong>politique</strong> qui assure le plus étroitement<br />

<strong>la</strong> finalité du pacte social. Dans sa constitution démocratique, l’Etat permet<br />

d’une part l’instauration d’un Etat <strong>de</strong> droit garantissant <strong>la</strong> paix, <strong>la</strong> sécurité et <strong>la</strong><br />

liberté par le respect d’une loi commune, et d’autre part, <strong>de</strong> parvenir à<br />

construire une « vie véritable <strong>de</strong> l’esprit », c’est-à-dire une vie libérée du joug<br />

<strong>de</strong>s passions en vue d’accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> vraie liberté. En un mot, <strong>la</strong> démocratie est<br />

un développement du droit naturel qui appartient à tout individu en tant<br />

qu’expression <strong>de</strong> sa puissance sans aliénation, comme construction d’une<br />

communauté d’hommes libres, constituant une forme supérieure <strong>de</strong> liberté :<br />

« le droit d’une société <strong>de</strong> ce genre, c’est ce qu’on appelle démocratie,<br />

200 Ibid., p.396.<br />

- 265 -


qu’on définit donc comme l’assemblée universelle <strong>de</strong>s hommes détenant<br />

collégialement un droit souverain sur tout ce qui est en sa puissance. » 201 .<br />

Le rôle <strong>de</strong> l’Etat est d’assurer <strong>la</strong> sécurité publique, le respect <strong>de</strong>s<br />

opinions diverses et <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>s individus : « La fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> république ne<br />

consiste pas à transformer les hommes d’êtres rationnels en bêtes ou en<br />

automates. Elle consiste au contraire à ce que leur esprit et leur corps<br />

accomplissent en sécurité leurs fonctions, et qu’eux-mêmes utilisent <strong>la</strong><br />

libre Raison, sans rivaliser <strong>de</strong> haine, <strong>de</strong> colère et <strong>de</strong> ruse, et sans<br />

s’affronter avec malveil<strong>la</strong>nce. La fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> république c’est donc en fait <strong>la</strong><br />

liberté. » 202<br />

En tout état <strong>de</strong> cause, l’Etat repose sur <strong>la</strong> nature appétitive <strong>de</strong>s hommes<br />

qui enten<strong>de</strong>nt bien conserver leur être et épanouir leur puissance, et sur <strong>la</strong><br />

nature rationnelle qui les fait rechercher l’intérêt individuel. L’Etat le meilleur<br />

est pour lui donc le plus naturel « qui favorise l’expression <strong>de</strong> toutes les<br />

opinions <strong>de</strong>s individus », selon les termes <strong>de</strong> Balibar. Favoriser <strong>la</strong> liberté<br />

individuelle, c’est-à-dire l’expression <strong>de</strong> chaque opinion, tout en garantissant <strong>la</strong><br />

sécurité collective, source du bonheur social. L’Etat a donc un <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> <strong>la</strong>isser<br />

une gran<strong>de</strong> liberté <strong>de</strong> pensée et d’expression aux individus et favoriser<br />

l’éducation <strong>de</strong> tous en vue <strong>de</strong> leur permettre à tous d’accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> connaissance<br />

du troisième genre.<br />

Balibar indique que <strong>la</strong> démocratie est l’union <strong>de</strong>s hommes en un tout<br />

qui a un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir. Elle<br />

développe les principes <strong>de</strong> l’Etat « le plus naturel » et le régime <strong>politique</strong> le<br />

plus cohérent, lequel met en évi<strong>de</strong>nce le ressort <strong>de</strong> tout pacte, <strong>de</strong> <strong>la</strong> mise en<br />

commun <strong>de</strong>s puissances individuelles, <strong>de</strong> l’obéissance civique et <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

pratique ; par ailleurs, elle favorise <strong>la</strong> vie harmonieuse et paisible. C’est<br />

pourquoi, selon lui, <strong>la</strong> théorie <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza prône un manifeste<br />

démocratique qui conçoit un Etat le plus libre possible et régnant ainsi sur les<br />

cœurs <strong>de</strong> ses sujets.<br />

201 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XVI, pp.515-517.<br />

202 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XX, p.637.<br />

- 266 -


Le combat spinoziste pour <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser n’est pas neutre. Déjà en<br />

1648, il ne s’est pas privé du précieux soutien apporté à <strong>la</strong> <strong>politique</strong><br />

républicaine libérale du Grand Pensionnaire Johan <strong>de</strong> Witt, qui lui défendait <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong>s citoyens. Notre penseur exprimait sa réelle volonté <strong>de</strong> promouvoir <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong>s citoyens à travers <strong>la</strong> démocratie en vue du bonheur en communauté :<br />

liberté <strong>de</strong> penser d’une part ; indépendance re<strong>la</strong>tive du pouvoir <strong>politique</strong> par<br />

rapport au pouvoir religieux d’autre part. On peut en déduire qu’il jette là les<br />

jalons <strong>de</strong>s « Droits <strong>de</strong> l’homme » é<strong>la</strong>borés, plutard par <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong>s<br />

lumières et <strong>la</strong> pensée révolutionnaire : liberté, égalité, sûreté, résistante à<br />

l’oppression et au droit du « vivre-ensemble » <strong>de</strong> La Déc<strong>la</strong>ration du 1793.<br />

Rappelons que <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> liberté <strong>de</strong>meure au cœur <strong>de</strong> <strong>la</strong> charte <strong>de</strong> La<br />

Déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme et du citoyen <strong>de</strong> 1789, notamment dans ses<br />

articles 10 « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même <strong>religieuse</strong>s,<br />

pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par <strong>la</strong><br />

loi » et 11 « La libre communication <strong>de</strong>s pensées et <strong>de</strong>s opinions est un <strong>de</strong>s<br />

droits les plus précieux <strong>de</strong> l’homme ». 203<br />

C’est en bon défenseur <strong>de</strong> liberté d’opinion et <strong>de</strong> communication <strong>de</strong><br />

pensée que Spinoza se pose. Car pour lui <strong>la</strong> liberté est <strong>la</strong> condition du bonheur<br />

en communauté. Et « l’homme qui mène <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est plus libre dans <strong>la</strong> cité<br />

où il vit selon le décret commun, que dans <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong>, où il n’obéit qu’à<br />

lui-même. » 204<br />

Si Spinoza pense que <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> philosopher est nécessaire dans un<br />

Etat, en vue <strong>de</strong> garantir <strong>la</strong> paix civile et l’exercice du sentiment religieux, c’est<br />

parce que l’Etat est le protecteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser.<br />

La préface du Traité théologico-<strong>politique</strong> préparait déjà <strong>la</strong> présentation<br />

<strong>de</strong> l’Etat du point <strong>de</strong> vue du droit naturel. Son intention est <strong>de</strong> défendre <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong> « penser ce que l’on veut et <strong>de</strong> dire ce que l’on pense ». Il procè<strong>de</strong><br />

d’une part, en se démarquant <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie, <strong>de</strong> l’autre en exhortant le pouvoir<br />

<strong>politique</strong> à assurer <strong>la</strong> paix intérieure, dans <strong>la</strong> mesure où il garantit une totale<br />

203 Déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme et du citoyen <strong>de</strong> 1789, article 10.<br />

204 Ethique, Quatrième Partie, Proposition LXXIII, p.453.<br />

- 267 -


liberté <strong>de</strong> pensée. Pour ainsi dire, les hommes sont faits qu’ils ne supportent<br />

rien que <strong>de</strong> voir les opinions qu’ils croient vraies tenues pour criminelles, et<br />

ainsi imputé ce qui émeut leurs âmes à <strong>la</strong> pitié envers Dieu et les hommes ;<br />

d’où ils parviennent à détester les lois, à tout oser contre <strong>la</strong> justice, à émouvoir<br />

<strong>de</strong>s séditions pour une cause quelconque.<br />

Instituant <strong>la</strong> puissance par <strong>la</strong> règle d’or donnant <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> chacun,<br />

l’Etat donne à l’enchevêtrement <strong>de</strong>s désirs <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> se produire pour le bien<br />

<strong>de</strong> chacun et <strong>de</strong> tous. Il exerce sa puissance, sa fonction : assurer l’ordre<br />

<strong>raison</strong>nable qui est <strong>la</strong> liberté bien comprise. On pourrait noter par là que seule<br />

<strong>la</strong> sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser permet <strong>de</strong> sauvegar<strong>de</strong>r le droit et <strong>la</strong> sûreté<br />

<strong>de</strong> l’Etat.<br />

La démocratie chez Spinoza porte <strong>la</strong> marque d’un régime particulier et<br />

d’une exigence immanente à tout Etat. En fait, c’est le régime où aucun<br />

individu ne s’aliène à un autre en ce que chacun délègue sur le pouvoir à <strong>la</strong><br />

collectivité tout entière érigée en puissance souveraine à <strong>la</strong>quelle il participe.<br />

Tous conservent entièrement leur liberté. La démocratie comporte le privilège<br />

d’être le régime <strong>politique</strong> qui assure <strong>la</strong> finalité du pacte social. Dans sa<br />

tendance démocratique, l’Etat permet, d’une part, l’instauration d’un Etat <strong>de</strong><br />

droit garantissant <strong>la</strong> paix, <strong>la</strong> sécurité et <strong>la</strong> liberté par le respect d’une loi<br />

commune, et <strong>de</strong> l’autre une vie dépouillée <strong>de</strong>s passions, pour mieux se réaliser.<br />

Promouvoir pour ainsi dire le développement constant <strong>de</strong>s connaissances, en<br />

vue <strong>de</strong> conduire les individus à accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> liberté, tel est l’objectif <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

démocratie qui favorise l’instauration d’une communauté rationnelle.<br />

On le voit, un régime <strong>politique</strong> quel qu’il soit doit permettre <strong>de</strong><br />

concilier <strong>la</strong> souveraineté absolue <strong>de</strong> l’Etat et <strong>la</strong> liberté individuelle. L’ambition<br />

finale <strong>de</strong> Spinoza vise à montrer que <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser et d’exprimer ses<br />

opinions est certes compatible avec <strong>la</strong> paix et <strong>la</strong> sécurité <strong>de</strong> l’Etat, mais elle est<br />

<strong>la</strong> condition sine qua non <strong>de</strong> son maintien. Chacun doit être libre <strong>de</strong> ses pensées<br />

et <strong>de</strong> ses jugements. Mais alors, l’Etat pourrait-il exercer un droit où sa<br />

puissance cesse ?<br />

- 268 -


Bien entendu, <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser ne renvoie à rien si elle ne trouve son<br />

point <strong>de</strong> chute dans <strong>la</strong> liberté d’expression. La liberté active <strong>de</strong> l’individu fait <strong>la</strong><br />

force <strong>de</strong> l’Etat et conditionne l’existence même <strong>de</strong> démocratie dans <strong>la</strong> mesure<br />

où toute loi édictée est le fruit <strong>de</strong> <strong>la</strong> libre confrontation <strong>de</strong>s idées. L’Etat défini<br />

comme l’organisation <strong>politique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> société, son statut démocratique est le<br />

plus conforme à <strong>la</strong> nature et le plus libre. « Dans cet Etat, nul ne transfère<br />

son droit naturel à autrui au point d’être exclu <strong>de</strong> toute délibération à<br />

l’avenir ; chacun au contraire le transfère à <strong>la</strong> majorité <strong>de</strong> <strong>la</strong> société tout<br />

entière dont il constitue une partie. Et <strong>de</strong> cette façon tous <strong>de</strong>meurent<br />

égaux, comme auparavant dans l’état <strong>de</strong> nature. » 205<br />

A propos <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie, Balibar cherche à savoir si les individus<br />

pouvaient exercer <strong>la</strong> souveraineté collective sans recours à Dieu, à un pacte<br />

social. Il montre que l’Etat démocratique, constitué sur <strong>la</strong> base <strong>de</strong> <strong>la</strong> réciprocité<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs et <strong>de</strong> l’égalité <strong>de</strong>s droits, est gouverné selon <strong>la</strong> loi <strong>de</strong> <strong>la</strong> majorité<br />

résultante <strong>de</strong>s opinions individuelles. Il faut encore qu’il y règne un consensus<br />

quant à <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> faire prévaloir l’amour du prochain sur les ambitions<br />

(« aimer son prochain comme soi-même »), comme nous l’indique La Bible.<br />

C’est dans ce même espace que <strong>la</strong> liberté d’opinion et d’expression est mieux<br />

reconnue comme <strong>la</strong> base et <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’Etat. L’Etat se concevant pour assurer <strong>la</strong><br />

concor<strong>de</strong> et l’harmonie entre les hommes. En définitive, on peut comprendre <strong>la</strong><br />

vraie religion et le droit naturel du souverain et leurs corré<strong>la</strong>ts : selon Balibar,<br />

<strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> conscience <strong>religieuse</strong> et <strong>la</strong> liberté d’opinion publique sont à<br />

distinguer (et non pas à confondre) pour former nécessairement un système.<br />

Chacun d’eux constituent pour l’autre une condition <strong>de</strong> son effectivité. C’est<br />

pourquoi, Spinoza reconnaît qu’un écart subsiste toutefois entre le pacte social<br />

et <strong>la</strong> loi divine intérieure, bien que les individus – fidèles – ne soit pas autre<br />

que les individus citoyens. Pas <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ce pour ainsi dire pour l’imagination d’un<br />

Dieu transcendant mais pour le discours <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie et pour l’inspiration<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> multitu<strong>de</strong> à <strong>la</strong> paix civile.<br />

205 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XVI, p.521.<br />

- 269 -


De toute évi<strong>de</strong>nce, <strong>la</strong> concor<strong>de</strong> et <strong>la</strong> paix sont l’objectif <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

démocratie s’ils ne sont pas celui <strong>de</strong>s autres gouvernements, lesquelles sont<br />

leur fon<strong>de</strong>ment. Dans l’Etat démocratique où <strong>la</strong> loi suprême est le salut <strong>de</strong> tout<br />

le peuple, il y a bien <strong>de</strong>s sujets, et non <strong>de</strong>s esc<strong>la</strong>ves ; c’est « l’Etat<br />

démocratique qui est indivisiblement dans les mains <strong>de</strong> tout peuple ou <strong>de</strong><br />

sa plus gran<strong>de</strong> partie. » 206 La démocratie est une forme <strong>de</strong> l’Etat, avec une<br />

application organisée, systématique <strong>de</strong> <strong>la</strong> contrainte aux hommes. Elle désigne<br />

<strong>la</strong> reconnaissance officielle <strong>de</strong> l’égalité entre les citoyens, du droit égal pour<br />

tous. Ainsi, <strong>la</strong> démocratie est, selon Spinoza, le régime le plus naturel, parce<br />

qu’il exprime l’égalité et permet <strong>la</strong> liberté humaine. C’est en ce<strong>la</strong> que les<br />

hommes parviennent à se défaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> domination absur<strong>de</strong> <strong>de</strong>s désirs et à se<br />

maintenir dans les limites <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, afin <strong>de</strong> vivre dans <strong>la</strong> concor<strong>de</strong> et <strong>la</strong> paix.<br />

• Vers un prolongement <strong>de</strong> <strong>la</strong> perspective spinoziste (L’Etat, moyen <strong>de</strong>s<br />

libertés individuelles)<br />

<strong>Les</strong> anarchistes pensent que <strong>la</strong> personne humaine est <strong>la</strong> seule valeur, le<br />

bonheur <strong>de</strong>s personnes, <strong>la</strong> seule «fin en soi ». En revanche, contre eux, l’Etat –<br />

cette abstraction incarnée en institutions, en administrations, en règlements –<br />

est un moyen nécessaire pour <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong>s aspirations individuelles. Il<br />

n’est question d’opposer discipline et liberté. Il faut une autorité pour protéger<br />

<strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> chacun contre les empiètements injustifiés d’autrui. Seulement,<br />

l’Etat perd toute justification s’il cesse d’être le moyen d’épanouir les libertés<br />

individuelles et s’il prétend se poser comme fin suprême. C’est là ce qu’a très<br />

bien vu Rousseau dont le Contrat social peut être considéré comme une charte<br />

<strong>de</strong> démocratie. L’Etat n’a d’autre objectif que <strong>de</strong> réaliser et <strong>de</strong> garantir <strong>la</strong><br />

liberté et l’égalité auxquelles les individus ont naturellement droit. C’est<br />

pourquoi, il faut « trouver une forme d’association qui défen<strong>de</strong> et protège<br />

<strong>de</strong> toute <strong>la</strong> forme commune <strong>la</strong> personne et les biens <strong>de</strong> chaque associé, et<br />

par <strong>la</strong>quelle chacune s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et<br />

206 Ibid., Chapitre XX, p. 635.<br />

- 270 -


este aussi libre qu’auparavant, tel est le problème fondamental dont le<br />

social donne <strong>la</strong> solution ». 207<br />

Dans cet é<strong>la</strong>n démocratique, l’Etat n’est pas une transcendance ; ce sont<br />

<strong>de</strong>s particuliers qui composent le souverain. La loi ne peut confisquer <strong>la</strong> liberté<br />

individuelle, elle s’exprime même dans <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong>s individus.<br />

Comment alors concevoir que les volontés particulières diverses,<br />

souvent opposées, <strong>de</strong>s individus puissent s’exprimer dans une loi commune ?<br />

Question paradoxale.<br />

• Le paradoxe <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie : <strong>la</strong> volonté générale<br />

Rousseau y répond par le recours au modèle du contrat social, un pacte<br />

par lequel chacun s’engage envers tous les autres à ne reconnaître d’autre<br />

autorité que <strong>la</strong> volonté générale. La volonté générale 208 indique celle qui<br />

s’affranchit <strong>de</strong>s intérêts divergents, <strong>de</strong>s passions <strong>de</strong> chacun, pour se soucier du<br />

bien commun. Toutefois, <strong>la</strong> volonté générale dans <strong>la</strong> vision rousseauiste ne<br />

saurait être une puissance extérieure à chacun <strong>de</strong> nous, car elle est <strong>la</strong> règle <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>, acceptée en commun par les membres du groupe mais que chacun<br />

découvre en lui-même, quand il écarte ses désirs égoïstes. L’impulsion <strong>de</strong>s<br />

passions est le véritable esc<strong>la</strong>vage, et contraindre un homme à obéir à <strong>la</strong><br />

volonté générale, c’est le soumettre à sa propre <strong>raison</strong>, et ainsi « le forcer à<br />

être libre » 209 .<br />

La volonté générale peut aisément se dégager dans les débats du peuple<br />

assemblé car les hommes ont <strong>de</strong>s intérêts communs. Ainsi, pour Rousseau,<br />

c’est l’opposition <strong>de</strong>s intérêts particuliers qui rend nécessaire le contrat mais<br />

c’est <strong>la</strong> rencontre <strong>de</strong>s mêmes intérêts qui <strong>la</strong> rend possible. En revanche, <strong>la</strong><br />

volonté générale ne saurait être à tout instant <strong>la</strong> volonté universelle, il se<br />

trouvera toujours quelque citoyen pour n’être pas d’accord sur une loi<br />

proposée, on tient pour volonté générale celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> majorité. La liberté <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

207 Rousseau, Du Contrat social, Livre I, Chapitre VI, §21, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1968, p.51.<br />

208 Le terme « volonté générale » désignait déjà chez les théoriciens du droit naturel (Grotius, Pufendorf,…) <strong>la</strong> réunion<br />

<strong>de</strong>s volontés singulières <strong>de</strong>s sujets. La conception rousseauiste semble être bien différente, puisqu’elle s’exprime en<br />

fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong> et n’est pas <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> tous. Elle correspond en effet à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> commune dans son<br />

application <strong>politique</strong>. D’ordre commun, elle bannit <strong>la</strong> considération du particulier.<br />

209 I<strong>de</strong>m.<br />

- 271 -


minorité n’est pas pour autant aliénée, car on peut considérer que c’est à<br />

l’unanimité que les individus ont décidé <strong>de</strong> se soumettre à volonté <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

majorité. Tel est du moins le postu<strong>la</strong>t <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie. Au <strong>de</strong>meurant, le souci<br />

rousseauiste <strong>de</strong> ne pas opposer l’Etat et les individus est si grand qu’il n’admet<br />

pas que le peuple puisse aliéner sa liberté en se soumettant aveuglément aux<br />

décisions <strong>de</strong>s députés qu’il a élus. Il est toujours nécessaire, selon lui, que les<br />

lois proposées par les représentants du peuple soient ratifiées par un<br />

référendum du peuple lui-même.<br />

En marge <strong>de</strong> tout ceci, nous pouvons évoquer quelques difficultés dans<br />

<strong>la</strong> réflexion <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza. Pierre-François Moreau en parle déjà (avec<br />

Fabienne Brugère) dans les Travaux du Groupe <strong>de</strong> Recherches Spinozistes<br />

notamment dans Spinoza et les affects, Pups, Paris, 1998. Il trouve Spinoza<br />

tout <strong>de</strong> même distant à l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie <strong>politique</strong> du pacte social, même s’il<br />

en parle. Selon lui, le pacte semble tomber sous le coup <strong>de</strong> <strong>la</strong> divergence entre<br />

théorie et pratique. De toute évi<strong>de</strong>nce, si <strong>la</strong> société ne parvient pas à se<br />

construire par le jeu <strong>de</strong>s volontés, les hommes doivent développer <strong>la</strong> tendance<br />

et l’intérêt à bâtir <strong>la</strong> vie du partage et <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté. En revanche, les<br />

hommes ne peuvent s’accor<strong>de</strong>r naturellement que lorsqu’ils mènent leur vie<br />

sous <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison, et non soumis aux passions pour ne pas être<br />

conduits au déchirement et à <strong>la</strong> fragilisation <strong>de</strong> leur re<strong>la</strong>tion par l’arbitraire et <strong>la</strong><br />

violence. De par le discours <strong>de</strong> Spinoza au sujet <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions sociales, Moreau<br />

fait remarquer une difficulté interne à <strong>la</strong> problématique spinoziste en ce sens<br />

que <strong>la</strong> Raison qui est censée réunir les hommes reste parfois confrontée à une<br />

réalité tangible : c’est que l’hostilité <strong>de</strong>s hommes tant dans leur constitution<br />

qu’au niveau <strong>de</strong> l’imitation <strong>de</strong>s affects confère à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> le statut <strong>de</strong> <strong>la</strong> chose<br />

au mon<strong>de</strong> <strong>la</strong> moins partagée. On sait là que tous les hommes n’appliquent pas<br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong> selon les normes sociales exigées.<br />

Faut-il ajouter qu’en tout état <strong>de</strong> cause, <strong>la</strong> liberté d’expression tant<br />

souhaitée par Spinoza trouve toutefois sa limite dans les opinions qui -<br />

explicitement – ten<strong>de</strong>nt à <strong>la</strong> remise en question du pacte social, pacte librement<br />

conclu par l’individu.<br />

- 272 -


Que retenir <strong>de</strong> cette analyse ?<br />

En fin <strong>de</strong> compte, il conviendrait <strong>de</strong> noter avec Spinoza que dans un<br />

Etat démocratique, on fait davantage usage du <strong>raison</strong>nement et <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> : il<br />

y a donc davantage <strong>de</strong> possibilités d’y développer <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. L’Etat républicain<br />

interdira <strong>la</strong> prophétie, à cause <strong>de</strong>s risques qu’elle fait courir à l’ordre civil, mais<br />

aussi parce qu’elle contribue à renforcer l’imagination. Parce qu’il se veut<br />

rationnel, il doit favoriser le développement <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> (libre exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

philosophie) et non celui <strong>de</strong> l’imagination. Ainsi, <strong>la</strong> société démocratique doit<br />

créer les conditions <strong>de</strong> développement <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie rationnelle, <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

servitu<strong>de</strong> et du <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s individus.<br />

Notre penseur aurait mis <strong>de</strong>s idées fondamentales qui éc<strong>la</strong>irent<br />

l’essence <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature humaine, mais aussi le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong>s hommes libres, vivant<br />

sous le comman<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison, dans une cité libre. C’est en ce sens que<br />

<strong>la</strong> liberté est le but principal <strong>de</strong> l’organisation <strong>politique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> société.<br />

Pour notre part, le message spinoziste nous permet <strong>de</strong> comprendre<br />

l’intérêt <strong>de</strong> <strong>la</strong> question <strong>de</strong> l’égalité entre les citoyens, un principe fondamental<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie mo<strong>de</strong>rne : l’égalité <strong>politique</strong>, l’égalité <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> loi, l’égalité<br />

<strong>de</strong>s chances, l’égalité sociale ou l’égalité <strong>de</strong> respect. Il est c<strong>la</strong>ir qu’une société<br />

mo<strong>de</strong>rne démocratique se caractérise par le passage d’une société hiérarchisée<br />

et inégalitaire à une société égalitaire <strong>de</strong>s droits et <strong>de</strong>s chances. Bien plus<br />

différente <strong>de</strong> <strong>la</strong> société à privilèges liés à <strong>la</strong> pureté <strong>de</strong> sang au rang social, à <strong>la</strong><br />

naissance ou à l’âge, <strong>la</strong> société égalitaire reste une société où les citoyens<br />

s’engagent dans les mêmes conditions et jouissent <strong>de</strong>s mêmes droits. Elle<br />

repose sur <strong>la</strong> conscience d’appartenance commune à un espace humain qui<br />

appartient à tout homme, riche ou pauvre, ancien ou jeune. En somme, <strong>la</strong><br />

société égalitaire est une société d’estime égale pour tous.<br />

On peut reconnaître en Spinoza le souci d’une justice sociale basée sur<br />

le rôle <strong>de</strong> l’Etat en matière <strong>de</strong> solidarité, d’éducation et <strong>de</strong> liberté. Et ce<strong>la</strong> le<br />

positionne–t-il sans doute dans une ligne d’homme <strong>politique</strong>ment engagé. En<br />

revanche, il nous semble que <strong>la</strong> voie éthique qu’il propose est centrée<br />

davantage sur l’individu. Nous voulons dire que sa voie est plus individuelle<br />

- 273 -


que collective ; quant à sa démarche, il nous semble, contraire à celle <strong>de</strong><br />

Rousseau pour qui l’individu n’existe vraiment plus.<br />

Ainsi, Spinoza est un penseur engagé, engagé <strong>politique</strong>ment parce qu’il<br />

pense <strong>politique</strong>, et dont <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser et <strong>la</strong> démocratie sont <strong>de</strong>s acquis à<br />

préserver.<br />

- 274 -


CHAPITRE VII. DE LA LIBERTE POLITIQUE A<br />

L’ENGAGEMENT POLITIQUE<br />

VII.1. Ethique et <strong>politique</strong><br />

Il est important d’étudier le rapport entre l’éthique et <strong>la</strong> <strong>politique</strong>. C’est<br />

pourquoi il nous faut, pour nous, situer <strong>la</strong> <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza, <strong>la</strong>quelle n’est<br />

pas une finalité <strong>de</strong> l’éthique et <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie. La <strong>politique</strong> désigne bien <strong>la</strong><br />

réflexion sur l’organisation <strong>de</strong>s institutions indispensables à <strong>la</strong> cité et <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie<br />

sociale. Cette réflexion <strong>politique</strong> doit permettre d’instaurer <strong>la</strong> paix et <strong>la</strong><br />

concor<strong>de</strong> parmi les citoyens. En effet, l’harmonie sociale permet <strong>la</strong> mise en<br />

p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> l’é<strong>la</strong>n individuel par lequel l’esprit singulier passera <strong>de</strong> <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong> à<br />

<strong>la</strong> liberté et <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale <strong>de</strong> <strong>la</strong> crainte à l’éthique et à <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>. La <strong>politique</strong><br />

apparaît donc comme <strong>la</strong> condition préliminaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> sagesse, dans l’exacte<br />

mesure où <strong>la</strong> sécurité et <strong>la</strong> paix sont les conditions <strong>de</strong> <strong>la</strong> construction du<br />

bonheur. Spinoza entend bien ici construire sa réflexion sur <strong>la</strong> réalité et <strong>la</strong><br />

connaissance rationnelle.<br />

De cette façon, si <strong>la</strong> libre existence outrepassait le pouvoir ordinaire <strong>de</strong><br />

l’homme le <strong>politique</strong> ne se poserait pas. C’est pourquoi <strong>la</strong> réflexion <strong>politique</strong><br />

n’est pas chez Spinoza un appendice secondaire <strong>de</strong> sa philosophie : elle est au<br />

contraire consubstantielle à l’ensemble <strong>de</strong> <strong>la</strong> doctrine. Si l’objectif principal <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> philosophie est l’instauration d’une éthique et l’accès à <strong>la</strong> joie, l’objectif <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>politique</strong> est <strong>de</strong> rendre cette fin réalisable : <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> l’Etat est le moyen<br />

<strong>de</strong> l’éthique philosophique. La fonction immédiate <strong>de</strong> <strong>la</strong> société civile, comme<br />

l’Etat <strong>de</strong> droit fondé sur un pacte, st en effet, l’instauration <strong>de</strong> <strong>la</strong> sécurité et <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> liberté ; les possibilités existentielles <strong>de</strong> chacun, même si elles sont<br />

passionnelles, ne sauraient être garanties que par le respect d’une loi comme<br />

commune érigée d’un accord. Il n’est pas nécessaire que les individus soient<br />

déjà libérés : les institutions bien faites équilibreront les passions.<br />

- 275 -


L’institution <strong>politique</strong> répond à une secon<strong>de</strong> fonction, celle d’établir les<br />

conditions <strong>de</strong> possibilité d’une « vie véritable <strong>de</strong> l’esprit » ; or celle-ci ne peut<br />

être obtenue et exprimée que par <strong>la</strong> connaissance. L’Etat, monarchie<br />

constitutionnelle d’esprit démocratique, ou république en un sens, a <strong>de</strong> façon<br />

précise pour fonction <strong>de</strong> rendre possibles cette connaissance et cette « vie<br />

véritable ». La structure <strong>politique</strong> est le moyen <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie libérée <strong>de</strong>s individus.<br />

En revanche, il revient à l’individu <strong>de</strong> parcourir par lui-même les étapes <strong>de</strong><br />

l’itinéraire qui conduit <strong>de</strong> <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong> inquiète à <strong>la</strong> plénitu<strong>de</strong> réfléchie. La<br />

valeur <strong>de</strong> l’Etat manifeste uniquement le fait que cette libération philosophique<br />

ne saurait s’accomplir <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature, qui est celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence.<br />

La <strong>politique</strong> est <strong>de</strong> cette façon un élément fondamental du système. Elle<br />

lui est d’ailleurs parfaitement homologue. Le même esprit qui a présidé à<br />

l’instauration <strong>de</strong> l’éthique prési<strong>de</strong> à celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong> : c’est par elle-même<br />

qu’une constitution tient son autorité, sans une référence à un Dieu, à un prêtre,<br />

ou à un prince. Il en va <strong>de</strong> même pour le vrai bien défini par <strong>la</strong> seule réflexion<br />

humaine indépendante ; en outre l’action d’autonomie qui fon<strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

souveraineté <strong>politique</strong>, <strong>la</strong> liberté <strong>politique</strong> ou <strong>la</strong> liberté philosophique a<br />

exactement les structures d’une causalité immanente et adéquate. L’autonomie<br />

<strong>politique</strong> a le même visage que celui <strong>de</strong> l’autonomie <strong>de</strong> <strong>la</strong> substance ou du<br />

désir : leur liberté est leur être même quand cet être immanent ne se tient que<br />

<strong>de</strong> soi et ne vise qu’au déploiement <strong>de</strong> soi.<br />

De façon précise, <strong>la</strong> religion philosophique qui signifie <strong>la</strong> religion<br />

spirituelle est celle qui relie l’individu aux autres, et au tout <strong>de</strong> l’être <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nature, se manifeste par une éthique, plus généreuse sur le p<strong>la</strong>n du<br />

comportement. Le rôle <strong>de</strong> l’Etat ne peut être uniquement négatif : il ne peut pas<br />

se contenter d’assurer <strong>la</strong> sécurité publique, le respect <strong>de</strong>s opinions diverses. Il<br />

doit aussi promouvoir <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>s individus, tel qu’énoncé explicitement au<br />

chapitre XX du Traité théologico-<strong>politique</strong> : « La fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> république ne<br />

consiste pas à transformer les hommes d’êtres rationnels en bêtes ou en<br />

automates. Elle consiste au contraire à ce que leur esprit et leur corps<br />

accomplissent en sécurité leurs fonctions, et qu’eux-mêmes utilisent <strong>la</strong><br />

- 276 -


libre Raison, sans rivaliser <strong>de</strong> haine, <strong>de</strong> colère et <strong>de</strong> ruse, et sans<br />

s’affronter avec malveil<strong>la</strong>nce. » 210 Mais jusqu’où peut aller cette liberté ?<br />

Il nous faut continuellement revenir au fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’Etat : celui-ci<br />

repose à <strong>la</strong> fois sur <strong>la</strong> nature appétitive <strong>de</strong>s hommes qui désirent se conserver<br />

eux-mêmes et épanouir leur puissance, et sur leur nature rationnelle qui conduit<br />

à rechercher l’intérêt collectif comme supérieur, meilleur plus que l’intérêt<br />

individuel. Le meilleur Etat est « le plus naturel ». Or l’homme ne peut renier<br />

sa nature et abandonner son désir <strong>de</strong> liberté. Il faut donc que l’Etat favorise<br />

cette liberté individuelle, c’est-à-dire l’expression <strong>de</strong> chaque opinion, tout en<br />

garantissant <strong>la</strong> sécurité collective, qui est une source du bonheur social.<br />

Notre penseur distingue <strong>la</strong> pluralité <strong>de</strong>s opinions et l’action qu’elles<br />

pouvaient engendrer. C’est <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, qui est l’expression <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong><br />

modération et <strong>de</strong> réflexion, qui doit fon<strong>de</strong>r les échanges au sein <strong>de</strong>s assemblées<br />

<strong>politique</strong>s du « meilleur Etat ». Spinoza analyse avant tout les différents<br />

régimes : le pouvoir exécutif est, dit-il au chapitre XX, entre les mains soit <strong>de</strong><br />

toute <strong>la</strong> collectivité (démocratie directe), soit <strong>de</strong> quelques-uns (démocratie<br />

parlementaire), soit d’un seul (régime « prési<strong>de</strong>ntiel »).<br />

Il établit l’idée que <strong>la</strong> morale rationnelle, civique, qui élimine chez<br />

chacun <strong>la</strong> ruse, <strong>la</strong> colère et <strong>la</strong> haine, est <strong>la</strong> base du fonctionnement d’un Etat<br />

démocratique. D’ailleurs, Spinoza aurait déterminé <strong>la</strong> forme <strong>politique</strong> <strong>de</strong> type<br />

démocratique <strong>de</strong> ces différents régimes <strong>politique</strong>s. Mugnier parle dans <strong>la</strong><br />

<strong>de</strong>uxième partie <strong>de</strong> son ouvrage <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> spinoziste utilisée dans <strong>la</strong><br />

pensée <strong>politique</strong>. Il s’interroge ici : faut-il attendre une mathématisation du<br />

réel <strong>politique</strong> qui aboutirait à une science positive <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>politique</strong> ?<br />

Il reconnaît que Spinoza s’est engagé à institutionnaliser l’Etat<br />

monarchique non pour <strong>de</strong>meurer dans <strong>la</strong> tyrannie, mais pour qu’il vive dans <strong>la</strong><br />

protection <strong>de</strong> <strong>la</strong> paix et <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté. De cette façon, <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> spinoziste<br />

consiste à conjuguer <strong>la</strong> rigueur <strong>de</strong> <strong>la</strong> démonstration avec <strong>la</strong> réalité <strong>de</strong><br />

l’observation en tenant compte <strong>de</strong> l’organisation <strong>politique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> société<br />

210 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XX, p.637.<br />

- 277 -


humaine. On voit que dans le Traité théologico-<strong>politique</strong>, Spinoza rapproche <strong>la</strong><br />

Nature et l’Ecriture, <strong>de</strong>ux éléments à interpréter selon lui et dont <strong>la</strong><br />

connaissance vise à reprendre ces éléments, afin d’accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> c<strong>la</strong>rté<br />

rationnelle. De toute apparence, Spinoza s’oriente vers une activité autonome<br />

<strong>de</strong> l’esprit. A en croire Mugnier, <strong>la</strong> théorie générale <strong>de</strong> Spinoza consiste à partir<br />

<strong>de</strong>s principes fondamentaux <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature pour analyser les caractères <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

souveraineté, et établir <strong>la</strong> portée et les limites du pouvoir public. Spinoza traite<br />

du souverain bien et du désir insatiable qui peut menacer et contribuer à <strong>la</strong><br />

ruine <strong>de</strong>s Etats. Ainsi, sa pensée rattache l’éthique à <strong>la</strong> <strong>politique</strong> dont <strong>la</strong> finalité<br />

est d’aboutir à <strong>la</strong> sécurité et à <strong>la</strong> paix. D’ailleurs, l’histoire nous livre <strong>de</strong>s<br />

exemples d’Etats dont les institutions assurent d’une façon satisfaisante une vie<br />

<strong>politique</strong> saine et <strong>la</strong> sécurité atteinte fondée rationnellement.<br />

C’est l’urgence d’abandonner les vicissitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie et les caprices <strong>de</strong><br />

l’état <strong>de</strong> nature qui conduit les hommes à s’engager dans un processus <strong>de</strong><br />

re<strong>la</strong>tion en vue d’une vie d’épanouissement et sécurisée. De <strong>la</strong> sorte, par <strong>la</strong><br />

rupture <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature, le droit <strong>de</strong> chacun est transmis à <strong>la</strong> collectivité et<br />

déterminé par <strong>la</strong> puissance et <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> tous. C’est donc par l’unique<br />

obéissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> gouvernante qui conduit à l’accord et au pacte. A<br />

travers ce pacte, une double visée spinoziste se dégage : <strong>la</strong> visée <strong>politique</strong>,<br />

selon <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> démocratie permet à chacun <strong>de</strong> mener une vie harmonieuse et<br />

sans heurts ; <strong>la</strong> visée éthique, qui entend soustraire les hommes à <strong>la</strong> domination<br />

absur<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’appétit et à les maintenir nécessairement dans les limites <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>. Toutefois, <strong>la</strong> prééminence du respect d’autrui est très précieuse pour<br />

notre philosophe, promesse morale qui selon lui fon<strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie.<br />

La secon<strong>de</strong> interprétation du contrat social est traitée au chapitre <strong>de</strong>s<br />

Heureux. C’est sur conseil <strong>de</strong> Moïse que les hébreux décidèrent d’établir un<br />

nouveau lien social, en transférant leur droit naturel non à une personne mais à<br />

Dieu seul, à qui ils lui promettent pour ainsi dire d’obéir absolument à ses<br />

comman<strong>de</strong>ments. Selon notre penseur, <strong>de</strong> par ce pacte, l’Etat et <strong>la</strong> religion<br />

constituent une seule chose et ainsi que les dogmes religieux ont force <strong>de</strong> loi.<br />

- 278 -


Telle est <strong>la</strong> <strong>raison</strong> qui conduit à nommer cet Etat une théocratie en ce que les<br />

citoyens ne sont tenus qu’au seul droit à leur révéler par le divin.<br />

La promesse d’obéissance aux comman<strong>de</strong>ments divins et <strong>la</strong><br />

reconnaissance au droit divin sont établies par une révé<strong>la</strong>tion prophétique. A<br />

travers ce pacte, les hébreux naturellement égaux transfèrent leur droit à un<br />

individu unique. On peut comprendre <strong>de</strong> là que <strong>la</strong> société hébraïque suit un<br />

certain modèle <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie. En effet, ce rapprochement s’explique<br />

notamment par le transfert du droit à Dieu et <strong>la</strong> constitution d’une société<br />

commune semb<strong>la</strong>ble à celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> constitution démocratique <strong>de</strong> l’Etat. Spinoza<br />

souligne que <strong>la</strong> source du pouvoir, en tout Etat, rési<strong>de</strong> donc dans <strong>la</strong> masse. En<br />

fait, les hommes abandonnent leur droit en <strong>la</strong> faveur <strong>de</strong> Dieu, Dieu étant au<br />

final le souverain hobbesien, celui au profit <strong>de</strong> qui s’effectue <strong>la</strong> renonciation au<br />

droit naturel. De concert avec les exigences juridiques <strong>de</strong> Hobbes, Dieu qui<br />

bénéficie <strong>de</strong> ce transfert exprime son accord en protégeant les juifs en vue <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

conservation <strong>de</strong> leur existence. Ce rapprochement spinoziste entre <strong>la</strong><br />

Théocratie et <strong>la</strong> Démocratie est significatif. C’est que <strong>la</strong> Démocratie, dans sa<br />

forme essentielle d’association entre les hommes, représenterait l’Etat.<br />

L’option pour l’appel à un médiateur est supprimée, puisque les hommes sont<br />

en face <strong>de</strong> Dieu. En comprenant l’obéissance au droit révélé par Dieu, Spinoza<br />

n’ignore pas que les hébreux conservent <strong>de</strong> manière absolue le droit <strong>de</strong> se<br />

gouverner ; il faut donc transférer à Dieu et s’engager à suivre <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, le contrat fondant <strong>la</strong> théocratie exprime bien le<br />

pouvoir délégué en Moïse en vue d’écoute et <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole Dieu ; ce qui veut<br />

dire que les hébreux ont transféré à Moïse leur droit <strong>de</strong> consulter Dieu et<br />

d’interpréter ses pensées ; Moïse <strong>de</strong>venant <strong>de</strong> cette façon « Vice-Dieu »<br />

dispose <strong>de</strong> <strong>la</strong> suprême majesté, <strong>la</strong> totalité <strong>de</strong>s attributions du souverain. L’on<br />

peut remarquer l’expression d’un double contrat, peuple-Dieu et peuple-Dieu,<br />

comme Dieu-Roi et Roi-peuple. Ainsi, l’interprétation du contrat social reste<br />

fidèle chez Spinoza, à l’instar <strong>de</strong> Hobbes. Il importe <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r une souveraineté<br />

absolue qui est l’apanage du pouvoir. A l’évi<strong>de</strong>nce, <strong>la</strong> création <strong>de</strong> l’Etat civil<br />

exige une promesse réciproque <strong>de</strong>s hommes au respect mutuel. En p<strong>la</strong>ce du<br />

- 279 -


pacte, c’est le consentement commun, l’Etat s’élève à <strong>la</strong> volonté générale pour<br />

parvenir à <strong>la</strong> totalité nationale. L’Etat n’est finalement que l’unité <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée<br />

et <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> tous.<br />

Suivant <strong>la</strong> vision hobbesienne, l’institution d’un état social répond à <strong>la</strong><br />

ferme volonté d’échapper à <strong>la</strong> crainte et à <strong>la</strong> misère <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature. Ainsi, <strong>la</strong><br />

sécurité et <strong>la</strong> tranquillité restent l’aboutissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté collective.<br />

Spinoza n’hésite pas à mettre l’accent sur <strong>la</strong> tranquillité caractérisant le<br />

véritable état social dont les objectifs sont <strong>la</strong> paix et <strong>la</strong> sécurité. Naturellement,<br />

<strong>la</strong> paix, entendue comme but fondamental <strong>de</strong> l’Etat ne peut être séparée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté. Hobbes oppose justement <strong>la</strong> paix à <strong>la</strong> liberté. Selon lui, <strong>la</strong> paix ne peut<br />

être assurée que dans <strong>la</strong> mesure où les individus per<strong>de</strong>nt leur liberté pour se<br />

soumettre à l’absolu pouvoir du souverain. On a <strong>la</strong> paix par <strong>la</strong> crainte. On<br />

comprend avec Mugnier que chez Hobbes, une telle paix reste négative car<br />

fondée sur <strong>la</strong> terreur, elle supprime notre indépendance puisque notre âme<br />

reste captive <strong>de</strong> <strong>la</strong> menace du souverain. Spinoza, lui, tente <strong>de</strong> réconcilier <strong>la</strong><br />

liberté et <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Ainsi, en revenant à Saint-Augustin, le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

paix, c’est l’amour <strong>de</strong> Dieu et son reflet, l’amour <strong>de</strong>s hommes.<br />

On peut noter que Spinoza est un penseur mystificateur qui lutte contre<br />

l’emprise <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion et désacralise le pouvoir <strong>politique</strong> en affirmant <strong>la</strong><br />

rationalité du réel. L’éthique, il nous semble, pose sans cesse le problème <strong>de</strong>s<br />

valeurs, et du <strong>politique</strong>, qui signe l’engagement communautaire, qui se trouve<br />

au cœur <strong>de</strong> <strong>la</strong> préoccupation spinoziste sur <strong>la</strong> condition humaine.<br />

Mais comment notre philosophe a fondé sa <strong>politique</strong> ? Il nous faut<br />

partir ici <strong>de</strong> l’analyse faite <strong>de</strong>s institutions <strong>politique</strong>s par Spinoza pour<br />

comprendre son engagement.<br />

VII.2. Analyse <strong>de</strong>s différentes institutions <strong>politique</strong>s<br />

Dans ce chapitre, nous avons jugé utile d’étudier l’analyse <strong>de</strong>s<br />

institutions <strong>politique</strong>s pour tenter <strong>de</strong> comprendre son option finale du type <strong>de</strong><br />

régime <strong>politique</strong>. A ce titre, <strong>la</strong> lecture et <strong>la</strong> compa<strong>raison</strong> <strong>de</strong> ses différentes<br />

- 280 -


œuvres restent incontournables. Nous nous sommes <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce appuyés<br />

sur les commentaires faits sur ce sujet.<br />

Le Traité théologico-<strong>politique</strong> et Traité <strong>politique</strong> restent les œuvres<br />

majeures <strong>de</strong> Spinoza qui ont servi à exposer sa philosophie <strong>politique</strong>, ce qu’il<br />

pensait <strong>de</strong> <strong>la</strong> société <strong>politique</strong>, <strong>de</strong> l’organisation étatique et <strong>de</strong>s diverses formes<br />

<strong>de</strong> gouvernement concevables. Mais l’Ethique et <strong>la</strong> Correspondance ont servi<br />

également un p<strong>la</strong>teau assez précieux pour souligner <strong>la</strong> continuité <strong>de</strong> <strong>la</strong> doctrine<br />

<strong>politique</strong>.<br />

Il est fort intéressant <strong>de</strong> souligner au passage que le Traité théologico-<br />

<strong>politique</strong> soutenait <strong>la</strong> <strong>politique</strong> libérale <strong>de</strong> Jean <strong>de</strong> Witt, grand pensionnaire <strong>de</strong><br />

hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong>. On peut noter avec Carré qu’il existe chez Spinoza, une théorie <strong>de</strong><br />

l’Etat en général, <strong>de</strong> <strong>la</strong> société humaine en tant que <strong>politique</strong>ment et<br />

juridiquement organisée ; et elle se découvre à <strong>la</strong> fois dans le Traité<br />

théologico-<strong>politique</strong> et dans le Traité <strong>politique</strong>. Il en existe <strong>de</strong> même une<br />

théorie <strong>de</strong>s formes particulières <strong>de</strong> l’Etat, <strong>de</strong>s principaux types <strong>de</strong> structure <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> société civile et <strong>politique</strong>, <strong>la</strong> monarchie, l’aristocratie, <strong>la</strong> démocratie qui est<br />

surtout évoquée mordicus dans le Traité <strong>politique</strong> et forme effectivement <strong>la</strong><br />

plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> cette œuvre posthume et inachevée, et qui s’arrête<br />

inopinément au moment où l’on s’apprête à découvrir en détail <strong>la</strong> démocratie.<br />

Notre penseur est soucieux <strong>de</strong> se considérer aux yeux du public comme<br />

un <strong>politique</strong> réaliste dans le réel quotidien. Pour l’auteur, il préfère <strong>la</strong> pratique<br />

du <strong>politique</strong> du métier, c’est-à-dire qui connaît, d’expérience, les hommes et les<br />

passions qui les mènent et les conduit quotidiennement. Il entend comprendre<br />

et maîtriser les réalités phénoménales par <strong>la</strong> pensée, il veut penser le réel<br />

nécessaire.<br />

L’auteur évoque qu’en matière <strong>politique</strong>, Spinoza se démarque <strong>de</strong><br />

Hobbes en sauvegardant <strong>la</strong> continuité qui relie l’état <strong>de</strong> nature à l’état civil.<br />

Pour le philosophe, en effet, il n’y a point <strong>de</strong> changement notable <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong><br />

nature à l’état civil, le second se superposait au premier, sans rompre l’unité, <strong>la</strong><br />

puissance, le droit <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature. On peut lire à cet effet <strong>la</strong> Lettre à Jarig Jelles<br />

du 2 Juin 1674 : « Vous me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z quelle différence il y a entre Hobbes<br />

- 281 -


et moi quant à <strong>la</strong> <strong>politique</strong> : cette différence consiste en ce que je maintiens<br />

toujours le droit naturel et que je n’accor<strong>de</strong> dans une cité quelconque <strong>de</strong><br />

droit au souverain sur les sujets que dans <strong>la</strong> mesure où, par <strong>la</strong> puissance, il<br />

l’emporte sur eux ; c’est <strong>la</strong> continuation <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature. » 211<br />

L’union <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux hommes dans l’état <strong>de</strong> nature serait une manière<br />

d’accroître <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> chacun d’eux. C’est ainsi qu’il analyse l’état civil.<br />

L’état civil : à ce niveau, le contrat ne diffère pas substantiellement <strong>de</strong><br />

l’union naturelle, mais à l’union s’ajoute quelque chose, qui est que si l’Etat est<br />

bien constitué, il n’y a pas d’intérêt pour l’individu à respecter le contrat d’une<br />

façon permanente qu’à le violer.<br />

La vraie religion : ici, l’auteur, en mettant en opposition Spinoza et<br />

Hobbes indique qu’on peut considérer <strong>la</strong> religion dans l’Ecriture et <strong>la</strong><br />

connaissance matérielle <strong>de</strong> l’Ecriture ne sont rien, si ne vit dans l’âme l’esprit<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu.<br />

Il voit très peu, en croire Spinoza, dans l’âme <strong>de</strong>s théologiens, acharnés<br />

à défendre leurs interprétations plus ou moins insensées, <strong>de</strong> <strong>la</strong> lettre <strong>de</strong><br />

l’Ecriture. Il est d’une rationnelle <strong>politique</strong> <strong>de</strong> soumettre le pouvoir<br />

ecclésiastique au pouvoir civil pour que les sectes ne persécutent pas, au nom<br />

<strong>de</strong> leurs interprétations <strong>de</strong> <strong>la</strong> lettre, les gens <strong>de</strong> bien. Dans sa vision, à en croire<br />

Carré, ce sont les actes extérieurs que <strong>la</strong> religion prescrit sur lesquels l’Etat a<br />

force et droit sur tous les actes ; il n’impose pas une profession <strong>de</strong> foi, complète<br />

ou limitée, comme l’auraient voulu Hobbes ou Grotius, mais il réglemente <strong>de</strong>s<br />

conduites en se rég<strong>la</strong>nt sur <strong>la</strong> considération du bien public. Il est enfin une<br />

troisième sorte <strong>de</strong> religion, <strong>la</strong> plus intérieure, celle qui s’épanouit dans <strong>la</strong><br />

béatitu<strong>de</strong> ; elle est libre comme <strong>la</strong> pensée spécu<strong>la</strong>tive qu’elle accompagne,<br />

prolonge et achève chez le philosophe, et qu’elle supplée chez l’ignorant. Elle<br />

est hors <strong>de</strong> toutes les prises, et nul ne peut être contraint à <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>. La<br />

liberté <strong>de</strong> pensée et celle d’un cœur, qui ne vit que pour penser et aimer <strong>la</strong><br />

nécessité éternelle, suffisent au sage. En revanche, bien <strong>de</strong>s individus, malgré<br />

211 Traité Politique /Lettres, Lettre L à Jarig Jelles 2 Juin 1674, Paris, F<strong>la</strong>mmarion, 1966, p.283.<br />

- 282 -


tout, et le vulgaire avec eux, estimeront sans doute, que cette liberté ressemble<br />

un peu à une oppression.<br />

En tout état <strong>de</strong> cause, l’Etat ne veut que son intérêt qui est celui d’être<br />

le plus puissant qu’il puisse être ; Or, il n’y a point <strong>de</strong> plus grand danger pour<br />

un Etat que d’être haï <strong>de</strong> tous ceux qui en constituent. De <strong>la</strong> sorte, <strong>la</strong> pensée<br />

peut bien être intangible sur elle, puisqu’elle est inaccessible, mais il semblerait<br />

avoir force et droit sur les manifestations <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée.<br />

On le voit avec Carré, <strong>la</strong> règle <strong>de</strong> l’Etat chez Spinoza, comme <strong>la</strong> règle<br />

<strong>de</strong> toute chose dans <strong>la</strong> Nature, est <strong>la</strong> règle <strong>de</strong> son être, <strong>de</strong> sa force, <strong>de</strong> son<br />

utilité, mais <strong>la</strong> véritable utilité <strong>de</strong> l’Etat coïnci<strong>de</strong> avec <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>s citoyens :<br />

« La fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> république ne consiste pas à transformer les hommes d’êtres<br />

rationnels en bêtes ou en automates. Elle consiste au contraire à ce que<br />

leur esprit et leur corps accomplissent en sécurité leurs fonctions, et<br />

qu’eux-mêmes utilisent <strong>la</strong> libre Raison, sans rivaliser <strong>de</strong> haine, <strong>de</strong> colère et<br />

<strong>de</strong> ruse, et sans s’affronter avec malveil<strong>la</strong>nce. La fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> république c’est<br />

donc en fait <strong>la</strong> liberté. » 212<br />

Ce qui a été mentionné du principe <strong>de</strong> l’Etat vaut pour toutes les formes<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> société <strong>politique</strong> organisée, et <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> Spinoza est, à ce point <strong>de</strong> vue,<br />

très homogène du Traité théologico-<strong>politique</strong> à l’Ethique et au Traité<br />

<strong>politique</strong>. En revanche, le philosophe accordait une gran<strong>de</strong> importante à <strong>la</strong><br />

diversité <strong>de</strong>s institutions, et à l’analyse <strong>de</strong>s formes que peut prendre <strong>la</strong> société<br />

<strong>politique</strong>, l’indication <strong>de</strong>s avantages et <strong>de</strong>s inconvénients que peut présenter le<br />

Traité <strong>politique</strong> :<br />

La monarchie : selon Carré, Spinoza récuse le régime monarchique qui<br />

pose ordinairement comme le type achevé <strong>de</strong> l’exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong> souveraineté<br />

absolue. Notre penseur lui, pose le problème autrement. Pour lui, en effet, <strong>la</strong><br />

souveraineté absolue est <strong>la</strong> forme <strong>de</strong> gouvernement qui dégénère le plus<br />

aisément en un régime d’arbitraire et d’incohérence. Car un seul homme est<br />

incapable <strong>de</strong> suffire au soin <strong>de</strong>s affaires <strong>de</strong> l’Etat, et est contraint <strong>de</strong> choisir <strong>de</strong>s<br />

212 Traité théologico-<strong>politique</strong>, chapitre XX, p.637.<br />

- 283 -


auxiliaires. Il est vrai que <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>s sujets, dans une monarchie, pourrait du<br />

reste être sauvegardée, si le monarque s’entourait d’un conseil d’Etat ayant<br />

voix consultative et dont les membres seraient choisis par lui sur <strong>de</strong>s listes<br />

présentées par ses sujets.<br />

L’aristocratie : le régime aristocratique est, selon Spinoza, beaucoup<br />

plus capable que <strong>la</strong> monarchie <strong>de</strong> réaliser une souveraineté absolue,<br />

indispensable à <strong>la</strong> communauté <strong>politique</strong>, si les lois doivent être respectées.<br />

L’aristocratie est apte à réaliser un sage absolutisme. De <strong>la</strong> sorte, le régime<br />

aristocratique, à en croire l’auteur, paraît normal, et tout bien pesé, avoir les<br />

préférences <strong>de</strong> Spinoza. En revanche, une ambiguïté certaine <strong>de</strong>meure tout <strong>de</strong><br />

même : c’est que, pour l’auteur, si, avant <strong>de</strong> préférer le régime aristocratique, il<br />

a eu l’idée <strong>de</strong> préférer le régime démocratique, <strong>la</strong> mort tragique <strong>de</strong>s frères Witt,<br />

massacrés par <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>ce en délire, a probablement contribué à le désabuser<br />

<strong>de</strong> croire au bon sens du grand nombre. Mais il faudrait aussi noter qu’il n’est<br />

pas certain qu’il ait effectivement préféré le régime démocratique. En effet, son<br />

<strong>de</strong>rnier choix n’a pas été révélé, selon l’auteur, pour signifier un changement<br />

notable <strong>de</strong> vue sur le régime démocratique, dans le Traité <strong>politique</strong>, qui<br />

s’arrête au moment où al<strong>la</strong>ient être exposées les conditions <strong>de</strong> fonctionnement<br />

du régime démocratique. Pas davantage dans le Traité théologico-<strong>politique</strong> <strong>de</strong><br />

1670, car il n’évoque que du principe général <strong>de</strong> l’Etat, sans vouloir entrer dans<br />

le détail <strong>de</strong>s institutions <strong>politique</strong>s. ; en prenant, comme le pense Carré, comme<br />

type <strong>de</strong> l’Etat, l’Etat démocratique, c’est parce qu’il est celui qui a les<br />

meilleures prédispositions pour mieux exposer et faire comprendre <strong>la</strong><br />

formation et les effets <strong>de</strong> <strong>la</strong> constitution <strong>de</strong> l’Etat, par <strong>la</strong> constitution d’un corps<br />

<strong>de</strong> peuple qui détient <strong>la</strong> souveraineté.<br />

La démocratie : le régime démocratique est celui qui permet le mieux<br />

<strong>de</strong> faire comprendre ce que pourrait être une souveraineté absolue vou<strong>la</strong>nt être<br />

libérale à l’égard <strong>de</strong> tous, sans être faible à l’égard <strong>de</strong> personne. Carré analyse<br />

cependant que, vers 1677, le massacre <strong>de</strong>s Witt en 1672, puis le regain <strong>de</strong><br />

popu<strong>la</strong>rité <strong>de</strong>s Orangistes qui suivit, avaient confirmé et accentué ces<br />

- 284 -


méfiances chez Spinoza ; il marquait notamment une défiance naturelle à<br />

l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> foule passionnée et changeante.<br />

Pour l’auteur, Spinoza pense trouver un régime à <strong>la</strong> fois éc<strong>la</strong>iré, fort et<br />

stable, dans le régime aristocratique. Mais à ce niveau encore, <strong>de</strong>s distinctions<br />

restent à opérer. Il préfère l’aristocratie fédérative, qui assure pour lui le bon<br />

fonctionnement <strong>de</strong> gouvernement (avec l’assemblée <strong>de</strong>s Patriciens, un collège<br />

<strong>de</strong> syndics), qui veille au bon respect <strong>de</strong>s lois fondamentales <strong>de</strong> l’Etat et<br />

contrôle <strong>la</strong> gestion <strong>de</strong>s employés du gouvernement. Un tel régime pour<br />

Spinoza, pourrait assurer à <strong>la</strong> fois <strong>la</strong> stabilité, parce qu’un roi meurt, alors que<br />

l’assemblée ne meurt pas, et quand au bon fonctionnement, plus <strong>de</strong><br />

compétences réunies seront, toutes ensemble, assez puissantes pour le bien.<br />

L’aristocratie fédérative n’est qu’une variété <strong>de</strong> ce régime, ajoutant à ses<br />

bienfaits ceux <strong>de</strong> <strong>la</strong> décentralisation. Une fédération <strong>de</strong> cités bien constituée<br />

comporte un sénat central, où chaque cité, se retrouvent les organes essentiels<br />

du régime aristocratique, assemblée générale <strong>de</strong>s Patriciens, qui est toute<br />

puissante, Sénat exerçant l’intérim <strong>de</strong>s sessions, assurant <strong>la</strong> gestion <strong>de</strong>s affaires<br />

dans le cadre <strong>de</strong>s lois établies par <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> assemblée, collège <strong>de</strong>s Syndics. Tel<br />

est le régime qui selon Spinoza, serait le plus exempt <strong>de</strong> vice interne si l’on<br />

pense au grand nombre <strong>de</strong>s incapables et ses insensés et à <strong>la</strong> tendance <strong>de</strong> tous<br />

même <strong>de</strong>s plus incapables, à abuser <strong>de</strong> leur pouvoir si <strong>de</strong>s contreforces<br />

effectives ne viennent pas les empêcher <strong>de</strong> le faire. <strong>Les</strong> pensées <strong>politique</strong>s <strong>de</strong><br />

Spinoza semblent avoir pour ainsi dire en partie subi l’influence <strong>de</strong>s lectures<br />

<strong>politique</strong>s qu’il a fréquentés, <strong>de</strong>s événements <strong>politique</strong>s dont il a été le témoin,<br />

<strong>de</strong>s réalités <strong>politique</strong>s qu’éta<strong>la</strong>it sous son regard <strong>la</strong> fédération <strong>de</strong>s Provinces<br />

Unies ; mais <strong>de</strong> tout ce<strong>la</strong>, il semble avoir surtout recueilli une leçon <strong>de</strong><br />

réalisme.<br />

Au <strong>de</strong>meurant, <strong>la</strong> conception que se fait Spinoza <strong>de</strong> l’état civil est en<br />

continuité avec sa conception <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature qui fait corps avec sa<br />

conception <strong>de</strong> <strong>la</strong> substance <strong>de</strong> l’Etre absolu, et <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> l’Etre absolu et<br />

<strong>de</strong> l’être singulier qui participe <strong>de</strong> l’Etre absolu, et possè<strong>de</strong> autant <strong>de</strong> droit qu’il<br />

- 285 -


a <strong>de</strong> puissance d’être en vertu <strong>de</strong> sa participation à l’Etre, qui est aussi le Bien<br />

absolu.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, l’idée <strong>de</strong> Spinoza d’un Etat qui a un droit absolu sur<br />

ses membres, mais qui tend à réaliser, à <strong>la</strong> fois, chez le souverain, le pouvoir<br />

absolu, et chez les citoyens, <strong>la</strong> liberté, se rattache étroitement au mouvement<br />

unitaire <strong>de</strong> sa philosophie, qui du sein du pouvoir même <strong>de</strong>s passions fait<br />

émerger le triomphe <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. <strong>Les</strong> passions visent l’utilité <strong>de</strong> l’être<br />

individuel sans <strong>la</strong> connaître vraiment ; <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, l’Etat <strong>la</strong> réalise dans <strong>de</strong>s<br />

individus, dont <strong>la</strong> plupart, même alors, ne <strong>la</strong> connaissent pas. Et le sage, qui le<br />

sait, accepte l’Etat existant, en dépit <strong>de</strong> ses imperfections, car il sait qu’il<br />

conduit, par l’imagination, par l’espoir et <strong>la</strong> crainte, les insensés à une utilité<br />

qu’avouerait <strong>la</strong> <strong>raison</strong> comme les religions ordinaires conduisent, en se servant<br />

d’images, les ignorants à <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>.<br />

Spinoza tout au long du Traité <strong>politique</strong> démontre comment une société<br />

revue monarchique et aristocratique doit être établie pour se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

tyrannie et maintenir inviolées <strong>la</strong> paix et <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>s citoyens. Il a dû<br />

concevoir dans son œuvre en onze chapitres dans <strong>la</strong>quelle il expose les notions<br />

<strong>de</strong> droit naturel, <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance souveraine, examiné l’organisation en société<br />

et les régimes <strong>politique</strong>s.<br />

Au début du Traité <strong>politique</strong> Spinoza semble indiquer <strong>la</strong> conception <strong>de</strong>s<br />

philosophes par rapport aux passions qu’ils jugent négatives. Pour eux, en<br />

effet, les passions <strong>de</strong>meurent <strong>de</strong>s vices auxquels les hommes se trouvent<br />

souvent en proie par leur faute. Ce<strong>la</strong> est d’autant plus compréhensible si, en<br />

effet, ils ne s’é<strong>la</strong>borent point une éthique ni une <strong>politique</strong> à appliquer. L’on<br />

estime que nul n’est moins apte à régir une république que les théoriciens et les<br />

philosophes. En revanche, les hommes <strong>politique</strong>s, à en croire Spinoza,<br />

menacent les intérêts <strong>de</strong>s hommes plutôt que <strong>de</strong> veiller sur ceux-ci. C’est<br />

pourquoi, les théologiens les invitent à se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> s’attaquer à <strong>la</strong> religion et<br />

penser surtout à <strong>la</strong> gestion <strong>de</strong>s affaires publiques selon les règles morales qui<br />

s’imposent.<br />

- 286 -


Ensuite, il expose les notions <strong>de</strong> droit naturel et <strong>de</strong> droit <strong>de</strong> société<br />

civile présentées dans le Traité théologico-<strong>politique</strong> ; l’Ethique, elle, met en<br />

exergue <strong>la</strong> liberté humaine qui exige <strong>la</strong> justice, le mérite, mais aussi peut se<br />

muer en péché et en injustice ; le Traité <strong>politique</strong> met face à face <strong>la</strong> puissance<br />

<strong>de</strong>s choses naturelles et <strong>la</strong> puissance éternelle <strong>de</strong> Dieu. En effet, Dieu possè<strong>de</strong><br />

un droit sur toutes choses et le droit <strong>de</strong> Dieu n’est rien d’autre que <strong>la</strong> puissance<br />

elle-même <strong>de</strong> Dieu, en tant qu’on <strong>la</strong> considère comme absolument libre.<br />

Spinoza pense que chaque chose naturelle tient <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature autant <strong>de</strong> droit<br />

qu’elle a <strong>de</strong> puissance pour exister et pour agir. A <strong>la</strong> fin, Spinoza tente <strong>de</strong><br />

définir les différents régimes <strong>politique</strong>s. Selon lui, si <strong>la</strong> charge <strong>de</strong> <strong>la</strong> République<br />

relève d’une assemblée qui se compose <strong>de</strong> <strong>la</strong> multitu<strong>de</strong> toute entière, alors<br />

l’Etat s’appelle démocratie ; si cette assemblée se compose seulement <strong>de</strong><br />

quelques hommes choisis, l’Etat s’appelle aristocratie ; enfin si <strong>la</strong> charge <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

république et par conséquent <strong>la</strong> souveraineté appartient à un seul, alors on<br />

l’appelle l’Etat monarchie.<br />

C’est ainsi que Spinoza montre le cycle organisationnel qui part <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

société jusqu’à <strong>la</strong> République en prenant en compte <strong>la</strong> société civile ; le corps<br />

<strong>de</strong> l’Etat dans son ensemble se nomme le corps <strong>politique</strong>, et les affaires<br />

communes à tout Etat, qui sont soumises à <strong>la</strong> direction <strong>de</strong> celui qui détient <strong>la</strong><br />

souveraineté, forment <strong>la</strong> République. En sus, il indique qu’il existe trois types<br />

<strong>de</strong> société civile : démocratique, aristocratique et monarchique. Le philosophe<br />

hol<strong>la</strong>ndais montre par ailleurs que c’est en vertu du droit <strong>de</strong> <strong>la</strong> société civile<br />

que les citoyens jouissent <strong>de</strong> tous les avantages du corps <strong>politique</strong>. Par<strong>la</strong>nt<br />

ensuite du droit naturel, il montre qu’il n’est que l’expression <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nature dont <strong>la</strong> plus essentielle est le droit souverain <strong>de</strong> chaque individu <strong>de</strong><br />

persévérer dans son être. Ainsi, le droit naturel est le pouvoir d’agir selon les<br />

lois <strong>de</strong> sa nature, afin <strong>de</strong> persévérer dans son être par l’action du désir et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

totalité <strong>de</strong> sa puissance. On notera qu’une <strong>de</strong>s fonctions <strong>de</strong> l’Etat est donc <strong>de</strong><br />

limiter ce droit.<br />

De cette façon, Spinoza indique dans le chapitre suivant que c’est au<br />

seul souverain qu’appartient le pouvoir décisionnel d’établir les lois et <strong>de</strong> les<br />

- 287 -


interpréter. En sus, il lui appartient <strong>de</strong> proposer ou d’accepter <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong><br />

paix et dispose du droit <strong>de</strong> jugement sur toutes choses. En revanche, il souligne<br />

que celui qui est le maître <strong>de</strong> l’Etat est tenu <strong>de</strong> conserver les conditions du<br />

contrat pour <strong>la</strong> même <strong>raison</strong> qu’un homme à l’état <strong>de</strong> nature.<br />

Par <strong>la</strong> suite, Spinoza révèle qu’un état civil se fon<strong>de</strong> sur <strong>la</strong> sécurité <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vie et que le meilleur Etat est celui où les hommes passent leur vie dans<br />

l’harmonie et <strong>la</strong> concor<strong>de</strong>, une vie humaine où les lois ne sont pas<br />

transgressées, <strong>la</strong>quelle vie essentiellement dominée par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, <strong>la</strong> vertu et <strong>la</strong><br />

vie véritables <strong>de</strong> l’esprit.<br />

On cherche à comprendre pourquoi Spinoza parle <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong><br />

l’Etat monarchique où les hommes doivent s’accor<strong>de</strong>r une âme commune, une<br />

affection commune : espérance, crainte, désir <strong>de</strong> vengeance. Il montre que ce<br />

type d’Etat se gar<strong>de</strong> d’accor<strong>de</strong>r un statut réel et une p<strong>la</strong>ce normale à l’étranger<br />

(ce qui le prive <strong>de</strong>s droits élémentaires), c’est pourquoi il est même interdit par<br />

exemple à un roi d’épouser une étrangère. Face à ce<strong>la</strong>, Spinoza souhaite une<br />

société idéale. Il s’agit pour ainsi dire <strong>de</strong> faire en sorte que tous (gouvernants et<br />

gouvernés) veillent au salut commun et que tous vivent sous le comman<strong>de</strong>ment<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Notre penseur poursuit son analyse <strong>de</strong> l’Etat monarchique. Il indique<br />

qu’il faut établir fermement le droit <strong>de</strong> sorte à ne pas le révoquer. Par ailleurs,<br />

les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> l’Etat monarchique sont tenus pour <strong>de</strong>s décrets éternels du<br />

roi. De cette façon, tout ce qui est <strong>de</strong> l’ordre du droit est l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

volonté du roi ; en fait toute volonté est assimilée au roi.<br />

A juste <strong>raison</strong>, il passe en revue les différents régimes <strong>politique</strong>s. Pour<br />

lui, dans un Etat monarchique, l’argent par exemple va à un seul ou à quelques<br />

uns. Ensuite, les rois ne partagent pas avec leurs sujets les charges <strong>de</strong> l’Etat.<br />

Disons que <strong>la</strong> valeur <strong>de</strong>s rois reste irréprochable puisqu’ils règnent en maîtres<br />

absolus, sans partage. Dans un Etat démocratique, le droit <strong>de</strong> participation au<br />

gouvernement dépend surtout d’un droit attaché à <strong>la</strong> naissance, ou à <strong>la</strong> fortune.<br />

Dans un Etat aristocratique, compte un grand nombre <strong>de</strong> patriciens. <strong>Les</strong><br />

patriciens qui sont toujours choisis parmi les riches, supportent <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong><br />

- 288 -


part <strong>de</strong>s dépenses <strong>de</strong> <strong>la</strong> République. La souveraineté <strong>de</strong> cet Etat est détenue par<br />

un certain nombre d’individus choisis dans <strong>la</strong> multitu<strong>de</strong> qu’on appelle<br />

patriciens. Ainsi, comment établir l’Etat aristocratique pour le rendre durable ?<br />

Selon Spinoza, seule l’assemblée est souveraine, <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> l’assemblée est<br />

assimilée au droit <strong>de</strong> façon absolue, et l’assemblée assez nombreuse est une<br />

souveraineté absolue. Par ailleurs, le <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> tous les patriciens est <strong>de</strong><br />

professer <strong>la</strong> même religion, c’est-à-dire <strong>la</strong> plus simple et <strong>la</strong> plus universelle.<br />

Il expose essentiellement les principes <strong>de</strong> fonctionnement <strong>de</strong> l’Etat<br />

aristocratique. Il pense, en effet, que c’est l’assemblée souveraine qui est<br />

censée réformer l’Etat. Ainsi, les patriciens disposent d’un pouvoir absolu <strong>de</strong><br />

prendre <strong>de</strong>s résolutions nécessaires à <strong>la</strong> conservation et à l’accroissement <strong>de</strong>s<br />

villes. Le Sénat et l’Assemblée suprême siègent à <strong>la</strong> gestion et à<br />

l’ordonnancement <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité. Dans cet Etat aristocratique, nous dit Spinoza, le<br />

pouvoir est partagé entre plusieurs villes et il est remarquable que plusieurs<br />

villes jouissent <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté, qui reste un bien commun à un plus<br />

grand nombre.<br />

La recherche <strong>de</strong> par <strong>de</strong>vers tout les causes internes <strong>de</strong> dissolution ou <strong>de</strong><br />

transformation <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> l’Etat aristocratique est importante. Un<br />

premier remè<strong>de</strong> peut être imaginé : nommé tous les cinq ans, au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> tous,<br />

un dictateur, pour un ou <strong>de</strong>ux mois qui dispose du droit <strong>de</strong> mener une enquête<br />

sur les actes <strong>de</strong>s sénateurs et <strong>de</strong> tous les magistrats, d’en juger et d’en déci<strong>de</strong>r ;<br />

il pourra ramener par voie <strong>de</strong> conséquence l’Etat à son principe sans quoi l’on<br />

tombe <strong>de</strong> charyb<strong>de</strong> en scyl<strong>la</strong>. Comme le pouvoir dictatorial est absolu, il ne<br />

peut pas être redoutable à tous. Plus un homme aura d’arrogance, plus il<br />

parviendra aisément aux honneurs ; et c’est peut-être pour cette <strong>raison</strong> que les<br />

Romains avaient pris l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> nommer un dictateur non pas à date fixe<br />

mais seulement quand une nécessité imprévue les y forçait.<br />

D’autre part, l’autorité <strong>de</strong>s syndics pourra servir seulement à maintenir<br />

<strong>la</strong> forme <strong>de</strong> l’Etat ; son seul effet sera d’interdire que les lois soient violées et<br />

que le péché soit profitable. En temps <strong>de</strong> paix, une fois délivrés <strong>de</strong> <strong>la</strong> crainte,<br />

- 289 -


les hommes quittent peu à peu <strong>la</strong> férocité et <strong>la</strong> barbarie pour <strong>la</strong> civilisation et<br />

l’humanité.<br />

Par ailleurs, si un Etat peut se perpétuer, ce sera nécessairement celui<br />

dont, une fois bien établi, le Droit <strong>de</strong>meure inviolé. Ce droit et en effet l’âme<br />

<strong>de</strong> l’Etat. Son maintien assure nécessairement celui <strong>de</strong> l’Etat. Le Droit qui est<br />

le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux Etats aristocratiques s’accor<strong>de</strong> avec <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et avec les<br />

passions communes <strong>de</strong>s hommes. En fin <strong>de</strong> compte, Spinoza entend affirmer<br />

<strong>de</strong> façon absolue qu’un Etat qui tenu par une, et surtout par plusieurs villes, ne<br />

peut être détruit par aucune cause interne ni se changer en une autre forme<br />

d’Etat.<br />

Spinoza dans le onzième chapitre, enfin, parle <strong>de</strong> l’Etat absolu qu’il<br />

désigne démocratique. Il établit d’emblée <strong>la</strong> différence qui le sépare <strong>de</strong><br />

l’aristocratie : pour lui, il dépend <strong>de</strong> <strong>la</strong> seule volonté <strong>de</strong> l’assemblée souveraine<br />

et <strong>de</strong> son libre choix que tel ou tel homme soit nommé patricien, <strong>de</strong> sorte que<br />

personne ne détienne héréditairement le droit d’accé<strong>de</strong>r aux charges <strong>de</strong> l’Etat,<br />

et que personne ne puisse exiger ce droit pour lui-même. En sus,<br />

juridiquement, il est établi que les hommes qui ont atteint l’âge <strong>de</strong> <strong>la</strong> maturité,<br />

ont le droit <strong>de</strong> voter dans l’assemblée souveraine et <strong>de</strong> traiter les affaires <strong>de</strong><br />

l’Etat. Dans l’Etat aristocratique, a contrario, (Etat moins démocratique) les<br />

citoyens appelés à gouverner <strong>la</strong> république ne sont pas choisis, parce q’ils<br />

seraient les meilleurs, par l’assemblée souveraine : ils y sont appelés par <strong>la</strong> loi.<br />

Finalement, l’analyse spinoziste montre divers genres <strong>de</strong> démocratie : celle qui<br />

est régie par les seuls liens du pays pour exclure les étrangers sujets d’un autre<br />

Etat ; qui ne sont pas sous <strong>la</strong> tutelle d’un autre, en vue d’exclure les femmes et<br />

les serviteurs qui sont sous l’autorité <strong>de</strong>s parents et <strong>de</strong>s tuteurs ; qui ont une vie<br />

honorable, pour exclure ceux qui sont notés d’infamie à cause ‘un crime ou<br />

d’un genre <strong>de</strong> vie déshonorant.<br />

Selon l’explication <strong>de</strong> Spinoza, partout où vivent <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s<br />

femmes, il est remarqué que les hommes gouvernent, que les femmes sont<br />

gouvernées, et que malgré tout les <strong>de</strong>ux sexes vivent dans <strong>la</strong> concor<strong>de</strong>. A<br />

contrario, les amazones qui ont régné, ne toléraient <strong>la</strong> présence d’hommes sur<br />

- 290 -


leurs territoires, n’élevaient que leurs filles, et tuaient les mâles auxquels elles<br />

avaient donné naissance. Par ailleurs, les hommes, le plus souvent, n’aimaient<br />

les femmes que d’un appétit sensuel, et n’estiment leurs dispositions<br />

intellectuelles et leur sagesse que dans <strong>la</strong> mesure où elles l’emportent par <strong>la</strong><br />

beauté, et d’autre part, ils supportent mal que les femmes qu’ils aiment<br />

s’intéressent en quelque façon à d’autres qu’eux.<br />

Il est remarquer que le Traité théologico-<strong>politique</strong> somme toute moins<br />

volumineux nous a permis tout <strong>de</strong> même <strong>de</strong> cerner en profon<strong>de</strong>ur les principes<br />

fondamentaux <strong>de</strong>s régimes <strong>politique</strong>s et partant <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie <strong>politique</strong> du<br />

philosophe. C’est une œuvre majeure pour nous <strong>de</strong> tenter autant que faire se<br />

peut d’interpréter <strong>la</strong> thèse défendue par l’auteur et susciter en nous les réactions<br />

qui s’imposent.<br />

Balibar parle <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong> chez Spinoza en s’appuyant sur son<br />

ouvrage. La réflexion <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza est l’expression <strong>de</strong> ses textes. Dans<br />

son analyse liminaire, il présente le rapport <strong>de</strong> Spinoza avec <strong>la</strong> <strong>politique</strong><br />

comme un paradoxe a priori. Si <strong>la</strong> <strong>politique</strong> est une œuvre historique dont les<br />

dominantes majeures sont <strong>la</strong> passion, les désirs et les actions <strong>de</strong>s hommes ; <strong>la</strong><br />

philosophie spinoziste se propose justement <strong>de</strong> promouvoir <strong>la</strong> sagesse et le<br />

souverain bien. En tout état <strong>de</strong> cause, n’y trouvant aucun contraste, il évoque <strong>la</strong><br />

combinaison <strong>de</strong> l’intelligence et <strong>de</strong> <strong>la</strong> conviction.<br />

Balibar souligne que pour réaliser ses désirs, Spinoza a dû écrire le<br />

Traité théologico-<strong>politique</strong>, « un livre <strong>de</strong> combat, un véritable manifeste<br />

philosophique et <strong>politique</strong> », <strong>de</strong> dénonciation.<br />

En définitive, toute cette œuvre du commentateur dont l’inspiration<br />

vient <strong>de</strong> ce constat, repose sur cet argument : établir <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> Spinoza<br />

sur <strong>la</strong> base <strong>de</strong>s problèmes <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong> et rechercher ainsi une possible<br />

conciliation.<br />

Dans <strong>la</strong> première partie où il est question <strong>de</strong> rechercher le parti <strong>de</strong><br />

Spinoza, Balibar re<strong>la</strong>te le scandale que le Traité théologico-<strong>politique</strong> a suscité<br />

à l’égard <strong>de</strong> l’exégèse biblique et <strong>la</strong> littérature « libertine », le droit <strong>politique</strong> et<br />

les autorités traditionnelles. <strong>Les</strong> réactions extérieures ne sont pas favorables au<br />

- 291 -


livre du penseur qu’il juge très détestable. Par ailleurs, Balibar a rappelé les<br />

réelles motivations du philosophe qui consistaient à lutter d’une part contre <strong>la</strong><br />

religion superstitieuse, <strong>la</strong> crainte futile <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, le dogmatisme religieux et<br />

<strong>de</strong> l’autre <strong>la</strong> manipu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s tenants du pouvoir. Il y propose à ce propos <strong>la</strong><br />

distinction <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux genres <strong>de</strong> connaissance, <strong>la</strong> connaissance révélée (<strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

lecture rigoureuse <strong>de</strong> l’Ecriture sainte et <strong>de</strong> l’obéissance) et <strong>la</strong> connaissance<br />

naturelle (<strong>de</strong> <strong>la</strong> science ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, accessible à l’enten<strong>de</strong>ment humain).<br />

Il en ressort <strong>de</strong> cette façon non seulement une libération <strong>de</strong>s opinions<br />

tendant justement à l’amour du prochain mais aussi une libération <strong>de</strong>s opinions<br />

individuelles au regard <strong>de</strong> l’Etat, en fait une libération totale <strong>de</strong> <strong>la</strong> recherche<br />

philosophique sur Dieu, <strong>la</strong> nature, les voies <strong>de</strong> <strong>la</strong> sagesse et du salut <strong>de</strong> chacun.<br />

A en croire Balibar, ce que recherche Spinoza c’est bien le droit public et <strong>la</strong> vie<br />

en société régis par <strong>la</strong> règle fondamentale, un Etat démocratique, inspirée du<br />

modèle <strong>de</strong> « <strong>la</strong> libre République d’Amsterdam ».<br />

On le voit, pour notre commentateur, l’intérêt spinoziste est <strong>la</strong><br />

recherche <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté comme principe <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie, <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie et<br />

même <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion. D’où le parti spinoziste n’est que le parti <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté,<br />

engagé pour <strong>la</strong> libre expression et <strong>la</strong> « libre République » contre <strong>la</strong> conception<br />

monarchiste <strong>de</strong> l’Etat ; c’est donc un défenseur <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> conscience<br />

individuelle et <strong>de</strong> l’autonomie <strong>de</strong>s savants. Le Traité théologico-<strong>politique</strong> vise<br />

avant tout un objectif <strong>politique</strong> certes mais les différentes thèses évoquées dans<br />

le livre et leurs présupposés invitent à le croire. En effet, partant <strong>de</strong> <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong><br />

du rapport entre vérité et autorité et celle du rapport entre <strong>la</strong> liberté et le droit<br />

<strong>de</strong> l’individu, Balibar pense que <strong>la</strong> philosophie et <strong>la</strong> <strong>politique</strong> s’impliquent<br />

réciproquement et qu’il faut organiser l’investigation philosophique à partir <strong>de</strong>s<br />

préoccupations <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong>.<br />

En revanche, il souligne que l’idée principale correspondant à l’objectif<br />

évoqué dans le Traité théologico-<strong>politique</strong> est <strong>la</strong> séparation radicale <strong>de</strong>s<br />

domaines <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie. Elle consiste, en effet, à expurger<br />

<strong>la</strong> pensée, l’enten<strong>de</strong>ment du dogme et l’Ecriture <strong>de</strong>s mystères.<br />

- 292 -


Balibar a fait un bref aperçu historique <strong>de</strong> <strong>la</strong> crise <strong>de</strong> <strong>la</strong> République<br />

hol<strong>la</strong>ndaise à partir duquel on peut comprendre <strong>la</strong> rédaction du Traité<br />

théologico-<strong>politique</strong>. Disons <strong>de</strong>puis le « siècle d’or » <strong>de</strong> <strong>la</strong> Hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, <strong>la</strong><br />

question cruciale <strong>de</strong>s rapports entre l’Eglise et l’Etat s’est posée avec acuité. La<br />

possibilité d’une conception <strong>la</strong>ïque <strong>de</strong>s rapports entre l’Etat et l’Eglise, dans<br />

<strong>la</strong>quelle l’Etat s’assurerait, aux fins d’ordre public, le contrôle <strong>de</strong>s<br />

manifestations <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion extérieure, tout en s’interdisant d’interférer avec<br />

<strong>la</strong> religion intérieure avait été ouverte. Diverses thèses étaient défendues :<br />

d’une part, <strong>la</strong> tolérance, condition <strong>de</strong> <strong>la</strong> paix civile et <strong>religieuse</strong>, et partant <strong>de</strong><br />

l’unité nationale et le primat du pouvoir civil sur l’organisation <strong>de</strong>s Eglises<br />

défen<strong>de</strong> par le parti <strong>de</strong>s Régents et les Remontrants ; et <strong>de</strong> l’autre les<br />

Calvinistes orthodoxes qui défen<strong>de</strong>nt <strong>la</strong> double obéissance du chrétien quant à<br />

leur autonomie par rapport à l’Etat (par exemple, droit absolu <strong>de</strong> choisir ses<br />

ministres, <strong>de</strong> réunir ses fidèles, <strong>de</strong> prêcher et d’enseigner).<br />

Mais alors comment situer dans ce rappel historique Spinoza et sa<br />

pensée ? Balibar explique que conçu dans <strong>la</strong> communauté juive portugaise<br />

d’Amsterdam, Spinoza vécut après son excommunication <strong>de</strong> 1656 dans les<br />

milieux éc<strong>la</strong>irés <strong>de</strong> <strong>la</strong> petite bourgeoise, en l’occurrence dans <strong>de</strong>s groupes <strong>de</strong><br />

collégiants et <strong>de</strong> cartésiens. Sous l’influence, certains disciples interpréteront<br />

sa philosophie tantôt comme un rationalisme ultra-cartésien, tantôt comme un<br />

athéisme pur et simple<br />

De façon rétrospective, Balibar pense que Spinoza a fait l’objet d’une<br />

triple <strong>de</strong>man<strong>de</strong> philosophique : celle qui vient <strong>de</strong> <strong>la</strong> science, <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion non<br />

confessionnelle et celle qui vient <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong> républicaine. On découvre le<br />

Traité théologico-<strong>politique</strong>, plein <strong>de</strong> prestance et d’une triple urgence :<br />

d’abord, l’urgence <strong>de</strong> réformer <strong>la</strong> philosophie pour en éliminer les préjugés<br />

théologiques ; ensuite, l’urgence <strong>de</strong> combattre les menaces contre l’expression<br />

libre et <strong>de</strong> recadrer le principe d’autorité monarchique et l’intégrisme religieux,<br />

et ainsi <strong>de</strong> sauvegar<strong>de</strong>r l’intérêt <strong>de</strong> <strong>la</strong> patrie, enfin, l’urgence <strong>de</strong> représenter <strong>la</strong><br />

liberté intérieure et extérieure individuelle et collective comme <strong>la</strong> condition <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> sécurité.<br />

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Au final, on peut comprendre que Spinoza est favorable au parti <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté qui entend construire un Etat susceptible d’assurer le salut public, <strong>la</strong><br />

religion <strong>de</strong> <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> intérieure et <strong>la</strong> connaissance rationnelle.<br />

Notre commentateur consacre essentiellement <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième partie <strong>de</strong> son<br />

œuvre à <strong>la</strong> théorie <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza exposé dans son Traité théologico-<br />

<strong>politique</strong>. Il livre son analyse en trois points : d’abord, il examine les rapports<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> souveraineté <strong>de</strong> l’Etat et <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté individuelle ; ensuite, le fon<strong>de</strong>ment<br />

naturel <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie et enfin <strong>la</strong> conception spinoziste <strong>de</strong> l’histoire et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

c<strong>la</strong>ssification <strong>de</strong>s régimes <strong>politique</strong>s qu’il soumet à discussion.<br />

Au sujet du premier point qui concerne justement le Droit souverain et<br />

<strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser, notre commentateur semble cautionner toute l’absoluité et<br />

<strong>la</strong> souveraineté <strong>de</strong> l’Etat. En revanche, tout Etat pour assurer sa survie et sa<br />

stabilité, doit favoriser <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser et d’expression <strong>de</strong>s individus. Mais<br />

alors, comment parvenir à réconcilier le principe absolutiste ou totalitaire et le<br />

principe démocratique fondamental ? Spinoza répond à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> son livre qu’il<br />

faut appliquer <strong>la</strong> règle fondamentale qui repose sur les pensées et les actions.<br />

Cette règle énonce, en effet, que toute vie humaine n’est possible que grâce à <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong> penser, d’agir, <strong>de</strong> s’exprimer et <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> chacun. Il est c<strong>la</strong>ir que<br />

dans <strong>la</strong> vision spinoziste l’Etat qui réprime ou menace les opinions et contrôle<br />

les individus, conduit à sa propre ruine. D’où seul l’Etat qui favorise<br />

l’expression <strong>de</strong> toutes les opinions <strong>de</strong>s individus est digne d’être démocratique.<br />

La démocratie selon Balibar est l’union <strong>de</strong>s hommes en une entité et dispose<br />

d’un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir. Elle développe<br />

les principes <strong>de</strong> l’Etat «le plus naturel », met en évi<strong>de</strong>nce le ressort <strong>de</strong> tout<br />

pacte, <strong>de</strong> <strong>la</strong> mise en commun <strong>de</strong>s puissances individuelles, l’obéissance civique<br />

et <strong>la</strong> <strong>raison</strong> pratique ; par ailleurs elle favorise <strong>la</strong> vie harmonieuse et paisible.<br />

Ainsi, pour Balibar, <strong>la</strong> théorie <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza prône un manifeste<br />

démocratique qui conçoit un Etat le plus libre possible et régnant ainsi sur les<br />

cœurs <strong>de</strong> ses sujets.<br />

Notre commentateur reconnaît en <strong>la</strong> pensée spinoziste un<br />

développement du droit naturel qu’elle définit comme équivalent à <strong>la</strong> puissance<br />

- 294 -


d’agir. Il souligne, en effet, que <strong>la</strong> lecture du Traité théologico-<strong>politique</strong> nous<br />

livre <strong>la</strong> « nature », une nouvelle manière <strong>de</strong> penser l’histoire, selon une<br />

métho<strong>de</strong> d’explication rationnelle qui vise l’explication <strong>de</strong>s causes. Connaître<br />

Dieu <strong>de</strong> façon adéquate, c’est connaître l’histoire elle-même <strong>de</strong> façon<br />

immanente. On comprend pourquoi Spinoza s’intéresse à une exploitation<br />

historique <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong> pour justifier ce qu’on pourrait appeler une théorie<br />

historique <strong>de</strong>s « passions du corps social ». Avec lui, une nouvelle dimension<br />

du problème <strong>politique</strong> surgit.<br />

Balibar a aussi analysé l’héritage <strong>de</strong> <strong>la</strong> théocratie. Il a consacré une<br />

partie <strong>de</strong> son analyse, au chapitre VII du Traité théologico-<strong>politique</strong> où il<br />

montre <strong>la</strong> façon dont Spinoza critiquait les églises et les philosophes qui selon<br />

lui se sont appropriés l’Ecriture ; il exclut tout pontificat religieux. D’autre<br />

part, en matière <strong>de</strong> religion, chaque individu <strong>de</strong>vrait disposer d’un droit <strong>de</strong><br />

penser librement et une autorité souveraine pour juger <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion. Ainsi<br />

donc, seule <strong>la</strong> <strong>raison</strong> peut expliquer et interpréter l’Ecriture et non les<br />

prophètes, et alors <strong>la</strong> religion naturelle doit être indépendante <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion.<br />

On peut évoquer différents textes spinozistes qui visent <strong>la</strong> religion intérieure ou<br />

<strong>la</strong> foi d’une part, et <strong>la</strong> religion extérieure ou le culte d’autre part. Il est vrai que<br />

dans toute religion extérieure, l’Etat interfère nécessairement avec les œuvres,<br />

donc avec <strong>la</strong> foi, puisque « <strong>la</strong> foi sans les œuvres est morte ». Tout n’est donc<br />

pas abolit, <strong>de</strong> l’unité qui existe autrefois entre <strong>la</strong> souveraineté <strong>politique</strong> et <strong>la</strong><br />

communauté <strong>religieuse</strong>. Ce ne serait pas le cas si au christianisme historique<br />

venait se substituer une religion naturelle indépendante du fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion.<br />

Pour Balibar, <strong>la</strong> conception spinoziste <strong>de</strong>s rapports entre le religieux et le<br />

<strong>politique</strong> paraît condamnée à rester impure et instable en ce qu’il subsiste un<br />

écart entre le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature et celui <strong>de</strong> l’histoire.<br />

Pour comprendre l’héritage <strong>de</strong> <strong>la</strong> Théocratie, Balibar a examiné<br />

l’articu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s concepts <strong>de</strong> Théocratie, <strong>de</strong> Monarchie et <strong>de</strong> Démocratie, qui<br />

se substituent dans le Traité théologico-<strong>politique</strong> c<strong>la</strong>ssifications traditionnelles<br />

<strong>de</strong>s régimes <strong>politique</strong>s. Spinoza a parlé <strong>de</strong> théocratie pour désigner <strong>la</strong><br />

principale source non biblique concernant l’histoire et les institutions du peuple<br />

- 295 -


juif ; selon lui Dieu exerça le pouvoir d’Etat chez les Hébreux, ce qui ravale cet<br />

Etat au rang <strong>de</strong> « Royaume <strong>de</strong> Dieu ». Dans cet Etat, le Droit Civil et <strong>la</strong><br />

Religion consistant dans l’obéissance à Dieu, constituent une seule et même<br />

chose. D’où, les dogmes <strong>de</strong> <strong>la</strong> Religion n’était que <strong>de</strong>s lois et <strong>de</strong>s<br />

comman<strong>de</strong>ments, l’impiété passait pour crime et injustice, et qui manquait à <strong>la</strong><br />

religion cessait d’être citoyen et <strong>de</strong>venait pour ainsi dire un ennemi et un<br />

étranger ; et qui mourrait pour <strong>la</strong> religion était réputé mourir pour <strong>la</strong> patrie.<br />

Aucune distinction à faire entre le droit civil et <strong>la</strong> religion. De <strong>la</strong> sorte, Spinoza<br />

désigne cet Etat, Etat <strong>de</strong>s Hébreux 213 une Théocratie. Pour Balibar, l’analyse <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Théocratie a une portée générale. Elle constitue, en effet, un type idéal<br />

d’organisation sociale, <strong>de</strong> comportement <strong>de</strong> <strong>la</strong> multitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> représentation<br />

du pouvoir. Il a aussi étudié <strong>la</strong> dialectique propre à <strong>la</strong> Théocratie d’une part, les<br />

institutions mosaïques représentent une réalisation quasi parfaite <strong>de</strong> l’unité<br />

<strong>politique</strong>. Ce<strong>la</strong> vient <strong>de</strong> l’équilibre subtil <strong>de</strong>s pouvoirs et <strong>de</strong>s droits qui produit<br />

une autolimitation <strong>de</strong> l’Etat (dans <strong>la</strong> désignation <strong>de</strong>s juges et <strong>de</strong>s chefs<br />

militaires) ou dans <strong>la</strong> distribution <strong>de</strong>s compétences <strong>religieuse</strong>s entre prêtes et<br />

prophètes. D’autre part, ce<strong>la</strong> tient au principe même <strong>de</strong> l’Etat, l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

loi civile et <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi <strong>religieuse</strong>.<br />

Finalement, <strong>la</strong> Théocratie revêt un statut démocratique : en remettant le<br />

pouvoir à Dieu, les Hébreux ne l’ont remis à aucun homme. Pour être citoyen il<br />

faut être religieux. On voit bien que le pouvoir <strong>de</strong>vient divin et que le peuple a<br />

remis volontairement tous les pouvoirs au prophète légis<strong>la</strong>teur au nom <strong>de</strong> Dieu.<br />

La <strong>politique</strong> est fondue dans <strong>la</strong> religion révélée. Et justement Spinoza appelle<br />

ce type <strong>de</strong> constitution <strong>politique</strong> une modalité imaginaire. Dès lors, l’institution<br />

<strong>politique</strong> <strong>de</strong>s Hébreux semblent être une monarchie historique : il s’agit <strong>de</strong><br />

réactiver au profit <strong>de</strong>s monarques <strong>la</strong> mémoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> souveraineté divine,<br />

redoubler l’obéissance, <strong>la</strong> crainte et l’amour, verrouil<strong>la</strong>nt toute possibilité<br />

d’ébranler <strong>la</strong> superstition.<br />

213 Spinoza traite du problème <strong>de</strong>s Hébreux et <strong>de</strong> <strong>la</strong> théocratie à travers le chapitre XVII <strong>de</strong> son Traité théologico<strong>politique</strong><br />

: « Par ce pacte, tous <strong>de</strong>meurèrent parfaitement égaux, qu’ils partagèrent tous également le droit <strong>de</strong> consulter<br />

Dieu, d’accepter et d’interpréter les lois et que tous, sans réserve aucune, détinrent également toute l’administration <strong>de</strong><br />

l’Etat. Pour cette <strong>raison</strong> donc, <strong>la</strong> première fois, ils allèrent tous également vers Dieu pour entendre ce qu’il voudrait<br />

leur comman<strong>de</strong>r. » Traité théologico-<strong>politique</strong>, PUF, Paris, 1999, p.549.<br />

- 296 -


Balibar consacre spécifiquement <strong>la</strong> troisième partie <strong>de</strong> son ouvrage au<br />

Traité <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza d’où il sort une science <strong>de</strong> l’Etat. Il part, en effet,<br />

d’une compa<strong>raison</strong> <strong>de</strong> style qu’il établit entre le Traité <strong>politique</strong> et le Traité<br />

théologico-<strong>politique</strong>, portant notamment sur les articu<strong>la</strong>tions théoriques et sur<br />

le sens <strong>politique</strong> <strong>de</strong> l’argumentation. Il relève par ailleurs <strong>de</strong>s points essentiels<br />

<strong>de</strong> continuité d’un ouvrage à l’autre. Ainsi, il pose que <strong>la</strong> thèse du Traité<br />

théologico-<strong>politique</strong> selon <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser est incoercible et hors<br />

<strong>de</strong> portée du souverain se retrouve au chapitre III, §8 du Traité <strong>politique</strong>. En<br />

sus, <strong>la</strong> thèse fondamentale du Traité théologico-<strong>politique</strong> selon <strong>la</strong>quelle « <strong>la</strong> fin<br />

<strong>de</strong> l’Etat est <strong>la</strong> liberté » est énoncée en cette formule au chapitre V, §2 du<br />

Traité <strong>politique</strong> : « <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> société civile n’est rien d’autre que <strong>la</strong> paix et <strong>la</strong><br />

sécurité ». En revanche, <strong>la</strong> construction <strong>politique</strong> dans le Traité théologico-<br />

<strong>politique</strong> semble modifiée, et dans le Traité <strong>politique</strong>, <strong>la</strong> théocratie ne désigne<br />

qu’un mo<strong>de</strong> d’élection du roi parmi d’autres. Spinoza introduit au sujet <strong>de</strong><br />

l’aristocratie, celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion <strong>de</strong> <strong>la</strong> patrie qui donne un écho <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition<br />

<strong>de</strong>s cités antiques. D’autre part, subordonnée à <strong>la</strong> théorie, l’histoire ne <strong>de</strong>vient<br />

qu’un champ d’illustration et d’investigation.<br />

Matheron traitait également <strong>de</strong> <strong>la</strong> question <strong>de</strong>s institutions <strong>politique</strong>s. Il<br />

s’interroge d’entrée <strong>de</strong> jeu sur le fonctionnement du contrat social, sa structure,<br />

son contenu et en quoi il consiste. Il justifie son contrat social à travers <strong>de</strong>ux<br />

motifs :<br />

• Motifs passionnels : Ici, les hommes, dans leur aspiration à se délivrer<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> crainte et à vivre en sécurité, enten<strong>de</strong>nt mettre nécessairement<br />

terme aux inimitiés qui caractérisent les re<strong>la</strong>tions humaines à l’état <strong>de</strong><br />

nature. Ils refusent l’isolement au profit <strong>de</strong> l’entrai<strong>de</strong>. Ils s’appliquent<br />

pour ainsi dire à résoudre <strong>la</strong> contradiction <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature.<br />

• Motifs rationnels : les hommes ont intérêt à vivre selon les exigences <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Raison, mais il est nécessaire que leur Raison se développe soimême.<br />

Or, il s’avère impossible dans l’état <strong>de</strong> nature. D’où <strong>la</strong> volonté<br />

<strong>de</strong> mettre terme à cet état.<br />

Comment parvenir à <strong>la</strong> sagesse, et prenant conscience <strong>de</strong> l’impuissance<br />

<strong>de</strong> notre Raison, envisager <strong>de</strong> créer une situation extérieure lui permettant <strong>de</strong> se<br />

- 297 -


développer jusqu’à l’acquisition <strong>de</strong> l’invincibilité ? Selon l’auteur ce désir<br />

passionnel suffit à nous conduire à dépasser l’état <strong>de</strong> nature et à permettre à<br />

l’instauration <strong>de</strong> <strong>la</strong> société <strong>politique</strong>. Le désir rationnel, a contrario, ne paraît<br />

ni suffisant ni nécessaire, mais par son existence fournit tout <strong>de</strong> même à <strong>la</strong><br />

passion un léger appoint, fut-il négligeable, mais pas nul ; il doit pour ainsi dire<br />

<strong>de</strong>meurer dans un dénombrement suffisant. Mais alors, comment <strong>de</strong>s hommes<br />

dé<strong>raison</strong>nables dans leur individualité peuvent-ils <strong>de</strong> façon collective déci<strong>de</strong>r<br />

d’obéir à <strong>la</strong> Raison ?<br />

Matheron répond que ce n’est pas <strong>la</strong> force <strong>de</strong> leurs désirs rationnels qui<br />

conduisent les hommes à se soumettre à <strong>la</strong> Raison, mais bien plutôt l’ambition<br />

passionnelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> gloire ou <strong>la</strong> crainte <strong>de</strong> <strong>la</strong> honte. En revanche, le résultat est<br />

conforme à <strong>la</strong> Raison parce qu’elle est commune et non parce qu’elle est<br />

<strong>raison</strong>. Devant l’engagement individuel, il convient <strong>de</strong> réaliser, d’une part, <strong>de</strong><br />

ne pas faire à autrui ce qu’il n’apprécie pas et <strong>de</strong> l’autre, à défendre le droit<br />

d’autrui comme le sien. C’est un principe qui ne peut consister qu’en un<br />

nouveau rapport <strong>de</strong> forces, puisque seule <strong>la</strong> force est d’inspirer crainte et<br />

espoir. Ce contrat social dont parle l’auteur consiste donc à transférer nos<br />

droits naturels à une Autorité souveraine qui, disposant <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> tous nos<br />

pouvoirs réunis, donnera <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong> contraindre chacun <strong>de</strong> nous à obéir.<br />

Ce n’est pas par refus d’imaginer l’état <strong>de</strong> nature que nous obéissons aux lois,<br />

mais parce que nous espérons <strong>de</strong>s récompenses et craignons <strong>de</strong>s châtiments. Et<br />

le contrat social conçu par Spinoza dans le Traité théologico-<strong>politique</strong> a pour<br />

objectif <strong>de</strong> réaliser un tel principe. Il doit se comprendre à partir du seul jeu <strong>de</strong><br />

nos passions. Il en résulte que quand l’Etat existe, les hommes peuvent se fier<br />

les uns aux autres, et par cette marque <strong>de</strong> confiance mutuelle, ils parviennent à<br />

coopérer et à vivre longtemps. L’on remarque pourquoi les groupes humains<br />

qui parviennent à se constituer en société <strong>politique</strong>, arrivent à se conserver, non<br />

par finalité consciente, mais le rapport <strong>de</strong> force sanctionné par <strong>la</strong> sélection<br />

naturelle. La société, faut-il le rappeler, est l’œuvre <strong>de</strong>s passions et non <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Raison. Mais quel est le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’Etat où n’interviennent que <strong>de</strong>s<br />

- 298 -


apports <strong>de</strong> force entre individus passionnés ? Pour Matheron, c’est <strong>la</strong> théorie<br />

<strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions interhumaines passionnelles.<br />

De façon unanime, les hommes constituent une entité unique pour<br />

combattre et punir ceux qui s’opposent au vouloir commun et protéger ceux qui<br />

<strong>la</strong> suivent. A ce propos, Matheron fait remarquer que le Traité théologico-<br />

<strong>politique</strong> et le Traité <strong>politique</strong> se différencient en ce qu’il y a à leur niveau un<br />

approfondissement et une universalisation <strong>de</strong> textes et non un reniement. Selon<br />

l’auteur, chaque individu accepte <strong>de</strong> coopérer parce qu’il juge l’Etat secourable<br />

et redoutable et l’Etat l’est parce que tous coopèrent. En revanche, le conatus<br />

global <strong>de</strong> <strong>la</strong> société <strong>politique</strong> reste cette auto-reproduction permanente. Il faut<br />

croire que le pouvoir consultatif existe dans tout Etat : c’est lui qui, à tous les<br />

niveaux fait connaître à l’autorité suprême les désirs <strong>de</strong> ses sujets ou <strong>de</strong><br />

certains d’entre eux.<br />

Notre commentateur nous fait remarquer que <strong>la</strong> transposition à ce<br />

niveau n’ébranle guère <strong>la</strong> structure <strong>de</strong> l’Aristocratie en général. Et pourtant,<br />

elle est grosse <strong>de</strong> conséquences. A <strong>la</strong> différence <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux régimes sus-indiqués,<br />

l’Aristocratie fédérale semble être <strong>la</strong> plus équilibrée et <strong>la</strong> plus dynamique,<br />

puisqu’à un moment donné, elle doit se transformer en toute logique en<br />

Démocratie. En réalité, dans son fonctionnement effectif, une aristocratie<br />

ouverte se confond avec une démocratie ouverte, <strong>de</strong> même que l’aristocratie<br />

oligarchique ne se distingue pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie oligarchique.<br />

On peut dire que <strong>la</strong> démocratie du point <strong>de</strong> vue spinoziste en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s<br />

femmes, <strong>de</strong>s enfants, <strong>de</strong>s étrangers et <strong>de</strong>s repris <strong>de</strong> justice, n’exclut que les<br />

servos (confère le Traité <strong>politique</strong>, § 3). En revanche, si <strong>la</strong> Hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong> ne conçoit<br />

pas d’esc<strong>la</strong>ves, l’on comprendrait mal pourquoi le servage, incompatible avec<br />

les institutions théocratique et monarchique quasi-impossible en Aristocratie,<br />

émergerait soudainement en régime démocratique. A cette allure, nous nous<br />

retrouvons proches <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie représentative ; à l’échelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> nation et<br />

même <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville, le sénat seul, dirigé par les syndics, gouvernera<br />

effectivement.<br />

- 299 -


Matheron entend ainsi montrer que tout Etat a une essence individuelle<br />

pour qui il le fait actualiser <strong>de</strong> par <strong>de</strong>s péripéties <strong>de</strong> son histoire. Notons que<br />

toutes ces essences individuelles conduisent à les ranger sous un certain<br />

nombre <strong>de</strong> rubriques : Théocratie, Monarchie libérale, Aristocratie centralisée,<br />

Aristocratie féodale, Démocratie. De <strong>la</strong> sorte, tout Etat, dans <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> sa<br />

propre essence, tend à se conformer à l’un <strong>de</strong> ces cinq types. Il en résulte que<br />

quand un Etat aura trouvé <strong>la</strong> constitution qui lui sied, il <strong>de</strong>viendra meilleur.<br />

Peut alors se targuer d’évoquer que <strong>la</strong> société <strong>politique</strong> est-elle démocratique<br />

par essence ? Peut-il exister une analogie avec les étapes successives du<br />

perfectionnement moral <strong>de</strong> l’individu ? Selon l’auteur, celles-ci s’explique à<br />

travers cette image : en bas <strong>de</strong> l’échelle, l’ignorant honnête, son honnêteté liée<br />

à un conditionnement, puis, l’« homme libre » (Ethique, IV), sous <strong>la</strong> conduite<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison, agit sur les causes extérieures pour susciter à lui-même <strong>de</strong> bonnes<br />

passions, sans pour autant se passer <strong>de</strong> ce détour ; puis celui (début livre V) qui<br />

transmue ses passions en idées c<strong>la</strong>ires et distinctes, mais ne s’en délivre pas<br />

assez pour se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> toute surprise ; puis celui qui, rattachant à l’idée <strong>de</strong><br />

Dieu toutes les affections du corps, peut parvenir à <strong>la</strong> pleine connaissance et à<br />

<strong>la</strong> pleine actualisation <strong>de</strong> son essence individuelle ; celui, enfin, qui au terme <strong>de</strong><br />

ce processus, parvient à <strong>la</strong> perfection. En revanche, individuellement par<strong>la</strong>nt,<br />

ce sont là <strong>de</strong>s moments successifs d’un même <strong>de</strong>venir ; quant au niveau <strong>de</strong><br />

l’Etat, sauf entre l’Aristocratie fédérale et <strong>la</strong> Démocratie, aucun passage n’est<br />

envisageable d’une constitution à une autre.<br />

Finalement, notre auteur achève son travail sur une analyse <strong>de</strong> l’Etat<br />

libéral et <strong>la</strong> Raison. Il montre, en effet, que les constitutions libérales sous<br />

toutes leurs formes sont <strong>politique</strong>ment impeccables en ce qu’elles stabilisent<br />

l’Etat au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> civilisation comme <strong>la</strong> Théocratie le stabilisait au niveau<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> barbarie. Il a par ailleurs posé <strong>de</strong>s questions urgentes qu’il a tenté ensuite<br />

d’y répondre : l’Etat libéral conditionne-t-il les hommes à agir extérieurement<br />

comme si <strong>la</strong> Raison les gouvernait ? Le champ perceptif qu’il leur aménage<br />

est-il favorable au développement <strong>de</strong> <strong>la</strong> même Raison ?<br />

- 300 -


Dans sa réponse, plusieurs pistes ont été indiquées par l’auteur, dans un<br />

premier moment en partant <strong>de</strong>s conditions nécessaires existantes pour que<br />

règnent <strong>la</strong> concor<strong>de</strong> et l’harmonie, en un mot <strong>la</strong> convergence <strong>de</strong>s désirs. Il faut<br />

croire, selon lui, que le régime <strong>de</strong> <strong>la</strong> propriété, en Démocratie et en Monarchie<br />

fait entrave aux causes internes <strong>de</strong> l’envie économique ; l’Aristocratie, quant à<br />

elle, contribue à encourager elle-même le commerce. <strong>Les</strong> institutions font fuir<br />

l’appétit économique et réparent les disfonctionnements suscités par l’ambition<br />

<strong>de</strong> domination <strong>politique</strong> ; notons ici qu’en Démocratie et en Monarchie, chaque<br />

individu gouverne à tour <strong>de</strong> rôle. En Démocratie et en Aristocratie, le manque<br />

du clergé spécialisé fait disparaître <strong>la</strong> rivalité agonistique pour <strong>la</strong> prêtrise et <strong>la</strong><br />

Monarchie, tout en reléguant les pasteurs au rang <strong>de</strong> simples existants. Disons<br />

que les institutions <strong>religieuse</strong>s contribuent à rendre inopérante l’ambition <strong>de</strong><br />

domination idéologique par sa satisfaction ponctuelle immédiate. A ce niveau<br />

également, tous les citoyens communient dans un « credo universel ». Dans <strong>la</strong><br />

quête triptyque <strong>de</strong> richesse du pouvoir et du salut, les hommes se targuent sur<br />

l’essentiel et le nécessaire. Dans les contrats commerciaux, les compétitions<br />

<strong>politique</strong>s, dans l’aposto<strong>la</strong>t religieux, seules <strong>la</strong> loyauté et <strong>la</strong> bonne foi<br />

constituent <strong>la</strong> règle.<br />

Dans ce second moment, l’auteur défend l’idée d’une fulgurante<br />

émergence <strong>de</strong>s échanges tous azimuts. On note ainsi <strong>de</strong>s échanges <strong>de</strong> biens et<br />

<strong>de</strong> services. De façon précise, le régime <strong>de</strong> <strong>la</strong> propriété en Démocratie et en<br />

Monarchie conduit l’individu en quête <strong>de</strong> richesse à commercer. Bien plus, les<br />

institutions gouvernementales <strong>de</strong> ces trois types <strong>de</strong> régime invitent les citoyens<br />

à une discussion pacifique, à une sérieuse confrontation <strong>de</strong>s idées pour en<br />

ressortir une synthèse et à une recherche constante et mutuelle <strong>de</strong>s solutions<br />

idoines, dont le corol<strong>la</strong>ire est <strong>la</strong> garantie <strong>de</strong> l’unité et l’harmonie <strong>de</strong> tous. Au<br />

surplus, les institutions <strong>religieuse</strong>s favorisent <strong>la</strong> tolérance et soutiennent les<br />

débats d’idées et permettent l’émergence <strong>de</strong>s accords nécessaires. Ceci fait<br />

noter l’auteur que le milieu culturel conçu par ce type d’Etat reste très<br />

favorable à tout point <strong>de</strong> vue. Car il prépare les individus à une sorte <strong>de</strong><br />

rationalisation d’être et les conduit à agir. Par ailleurs, il lègue l’appoint<br />

- 301 -


passionnel dont notre Raison dispose pour faire émerger ses exigences, mais en<br />

plus, il crée les conditions extérieures d’un progrès intellectuel au terme duquel<br />

nous pourrons nous gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> cet appoint.<br />

En revanche, tout n’est pas encore parfait. En effet, le citoyen <strong>de</strong> l’Etat<br />

libéral, celui que Matheron nomme le parfait « bourgeois » <strong>de</strong>meure aliéné. S’il<br />

apparaît moralement supérieur au type moyen d’humanité que nos sociétés <strong>de</strong><br />

fait nous montrent, c’est dans <strong>la</strong> seule mesure où ses aliénations sont<br />

particulièrement dirigées. Il est l’équivalent au niveau humain, <strong>de</strong> ce qu’était <strong>la</strong><br />

Théocratie au niveau <strong>de</strong> l’individu-Etat. C’est à juste <strong>raison</strong> que le citoyen,<br />

selon l’auteur, peut profiter d’un aménagement <strong>de</strong>s circonstances pour accé<strong>de</strong>r<br />

à <strong>la</strong> véritable liberté.<br />

Nous pouvons reprocher à Spinoza dans son analyse du Traité <strong>politique</strong><br />

<strong>de</strong> n’avoir pas invité à établir un traité <strong>politique</strong> véritable. Il s’est targué <strong>de</strong><br />

décrire les différents régimes <strong>politique</strong>s existants et leurs aspects négatifs et ce<br />

qui constitue leur force, afin <strong>de</strong> préserver <strong>la</strong> paix et <strong>la</strong> sécurité dans <strong>la</strong> durée.<br />

On pourrait voir en lui un conservateur et un révolutionnaire. En tout cas,<br />

Ramond semble s’inscrire dans <strong>la</strong> perspective <strong>de</strong> cette question sur Spinoza.<br />

Pour Ramond justement, Spinoza ne reprend pas dans le Traité <strong>politique</strong> son<br />

projet <strong>de</strong> combat pour <strong>la</strong> liberté déjà é<strong>la</strong>borée dans le Traité théologico-<br />

<strong>politique</strong> ; pas davantage son interprétation <strong>de</strong>s textes sacrés. Notre<br />

commentateur reconnaît que <strong>la</strong> question <strong>politique</strong> est reprise dans ce <strong>de</strong>uxième<br />

traité. En revanche, c’est dans le Traité <strong>politique</strong>, qu’il a jugé utile d’expliciter<br />

« <strong>la</strong> question <strong>politique</strong> selon ses catégories et ses <strong>modalités</strong> les plus<br />

traditionnelles (<strong>de</strong>scriptions successives <strong>de</strong> <strong>la</strong> monarchie, <strong>de</strong> l’aristocratie<br />

et <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie) » 214 .<br />

On reconnaît forcément en lui cette capacité à jouer sur les mots et les<br />

masquer dans son <strong>la</strong>ngage, même si notre penseur faisait noter que l’Etat <strong>de</strong><br />

société revêt « trois genres <strong>de</strong> sociétés civiles : démocratique,<br />

214 Moreau et Ramond, Lectures <strong>de</strong> Spinoza, ellipses, Chapitre XI, Paris, 2006, p.172.<br />

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aristocratique, monarchique. » 215 Son objectif est d’étudier ces formes <strong>de</strong><br />

régimes <strong>politique</strong>s et leur mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> fonctionnement. Au final, son analyse<br />

montre que le monarque est le seul dont <strong>la</strong> dégénérescence du pouvoir du<br />

Prince se fait par le contrôle. L’aristocratie, elle, paraît a priori stable, car elle<br />

est maîtresse <strong>de</strong> toutes ses décisions prises par l’Assemblée souveraine. Or, elle<br />

paraît faible et creuse. De cette façon, Spinoza préconise <strong>la</strong> démocratie comme<br />

principe <strong>politique</strong> adéquat, c’est-à-dire celui où s’exerce <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser et<br />

d’expression.<br />

VII.3. Liberté <strong>de</strong> penser et liberté <strong>politique</strong><br />

Pour Spinoza, <strong>la</strong> sagesse est <strong>la</strong> connaissance libératrice et créatrice.<br />

Selon le Vocabu<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> Spinoza, <strong>de</strong> Charles Ramond, l’homme n’est libre<br />

qu’à travers <strong>la</strong> rationalité divine ; pour ainsi dire, il ne pourrait penser et agir<br />

suivant <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Pour justifier son option pour <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> l’esprit, Spinoza se paie<br />

même le luxe <strong>de</strong> refuser une chaire <strong>de</strong> philosophie à l’Université <strong>de</strong><br />

Hei<strong>de</strong>lberg. Ce refus se justifie, en effet, dans l’incompatibilité <strong>de</strong> l’exercice<br />

d’un enseignement officiel, avec <strong>la</strong> liberté et <strong>la</strong> paix, armes d’éclosion <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

libre pensée.<br />

Nous voyons que <strong>la</strong> liberté spinoziste ne consiste pas à pouvoir déci<strong>de</strong>r<br />

<strong>de</strong> façon arbitraire une chose ou son contraire, car l’homme et ses actions sont<br />

les parties indissociables d’un tout régi par le déterminisme. Spinoza souligne<br />

en même temps ce déterminisme et <strong>la</strong> possibilité pour l’homme d’être libre.<br />

Spinoza peut alors écrire : « Est dite libre <strong>la</strong> chose qui existe par <strong>la</strong> seule<br />

nécessité <strong>de</strong> sa nature, et se détermine par soi seule à agir (Ea res libera<br />

dicitur, quae ex solâ suae naturae necessitate existit, & à se solâ ad agendum<br />

<strong>de</strong>terminatur)…». 216 C’est ce<strong>la</strong> <strong>la</strong> liberté véritable selon Spinoza, l’autonomie<br />

<strong>de</strong> l’être. La liberté <strong>de</strong> Dieu c’est le fait d’agir par les seules lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature ;<br />

215 Traité <strong>politique</strong>, Chapitre III, § I, Editions Réplique, Paris, 1979, p.33.<br />

216 Ethique, Première Partie, Définitions VII, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.17.<br />

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<strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> l’homme consiste dans l’autonomie <strong>de</strong> son action lorsqu’elle<br />

résulte <strong>de</strong> sa propre essence. De cette façon, <strong>la</strong> liberté humaine est <strong>la</strong> réalisation<br />

effective <strong>de</strong> soi, <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> l’essence <strong>de</strong> chaque individu. Remarquons<br />

que quand l’individu agit d’après son désir immédiat il est soumis<br />

principalement à <strong>de</strong>s causes extérieures, réelles ou imaginaires. Le résultat<br />

d’une action entreprise dans ce contexte sera inadéquat, en effet, l’action ne<br />

découle pas <strong>de</strong> l’individu lui-même mais du mon<strong>de</strong> extérieur. C’est ce<strong>la</strong> <strong>la</strong><br />

servitu<strong>de</strong>. L’action adéquate est celle qui résulte <strong>de</strong>s seules causes internes.<br />

Une cause est adéquate à son effet quand elle permet d’en rendre compte par<br />

elle seule. La liberté véritable désigne à <strong>la</strong> fois l’autonomie et l’indépendance.<br />

Spinoza relie très c<strong>la</strong>irement les idées adéquates avec l’activité et les idées<br />

inadéquates avec <strong>la</strong> passivité. Rappelons que <strong>la</strong> connaissance vraie est<br />

conforme à l’objet connu mais aussi intérieurement saisie dans son évi<strong>de</strong>nce et<br />

sa cohérence, c’est-à-dire réflexion <strong>de</strong> l’esprit sur lui-même. La liberté est une<br />

action autonome (adéquate), issue d’idées vraies (adéquates). Elle est pour<br />

ainsi dire inspirée, motivée produite par le Désir autonome, mais aussi par <strong>la</strong><br />

connaissance vraie et réflexive.<br />

Contre Descartes et les stoïciens qui pensaient que l’esprit avait un<br />

pouvoir absolu sur les affects, Spinoza croit au contraire que toute chose étant<br />

déterminée aussi bien nos idées que les événements du mon<strong>de</strong>, le libre arbitre<br />

n’est rien d’autre que « l’ignorance <strong>de</strong>s causes qui nous font agir » 217 . Mais,<br />

n’est-ce pas pourtant <strong>la</strong> liberté que l’homme <strong>raison</strong>nable recherche ?<br />

Assurément, c’est ce<strong>la</strong> que l’Ethique <strong>de</strong> Spinoza se propose <strong>de</strong> nous indiquer.<br />

L’analyse <strong>de</strong> ce chapitre nous conduit par ailleurs à cette pensée : « On<br />

considère comme esc<strong>la</strong>ve celui qui agit par comman<strong>de</strong>ment et comme libre<br />

celui qui gère sa vie à sa guise ; ce qui, cependant, n’est pas absolument<br />

vrai. Car, en vérité, celui que son p<strong>la</strong>isir entraîne ainsi et qui est incapable<br />

<strong>de</strong> voir ce qui lui est utile et <strong>de</strong> le faire est au plus haut point esc<strong>la</strong>ve ; seul<br />

est libre celui qui vit, <strong>de</strong> toute son âme, uniquement sous <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

217 Ibid., I, Appendice, p.65.<br />

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aison. » 218 Dans une image consacrée aux thèmes <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>vage et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté, Spinoza se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si les définitions communes <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux réalités<br />

sont pertinentes, c’est-à-dire si l’esc<strong>la</strong>vage consiste dans l’obéissance et <strong>la</strong><br />

liberté dans le bon p<strong>la</strong>isir. A travers cette question, il soulève <strong>de</strong>ux problèmes<br />

conjoints : l’indépendance suffit-elle pour se dire libre, puisqu’on peut <strong>de</strong>venir<br />

l’esc<strong>la</strong>ve <strong>de</strong> ses p<strong>la</strong>isirs. La soumission sociale fait-elle esc<strong>la</strong>ve, puisqu’il ne<br />

semble pas que tous ceux qui obéissent soient déc<strong>la</strong>rés tels ? Ces <strong>de</strong>ux<br />

problèmes se ramenant ainsi à un seul : y a-t-il <strong>de</strong>s soumissions légitimes ? Et<br />

prenant en compte à <strong>la</strong> fois les mobiles <strong>de</strong> l’action d’un point <strong>de</strong> vue<br />

psychologique et les fins <strong>de</strong> cette action du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> ces bénéficiaires,<br />

Spinoza va s’opposer à l’opinion en soutenant qu’il existe <strong>de</strong>s soumissions<br />

légitimes parce qu’elles ren<strong>de</strong>nt libres, lorsque c’est à <strong>la</strong> Raison que l’on se<br />

soumet, ou parce qu’elles sont utiles à ceux qui sont soumis, et ce, en critiquant<br />

successivement les définitions <strong>de</strong> l’homme libre et <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>ve donnée par<br />

l’opinion.<br />

Notre penseur souligne <strong>la</strong> vision commune qu’il se propose <strong>de</strong> corriger.<br />

Ainsi que l’indique l’expression « on pense », Spinoza ne donne pas ici « sa »<br />

définition <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>vage <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>vage et <strong>de</strong> liberté, mais expose <strong>la</strong> définition<br />

commune <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux concepts. Aussi par anticipation, il s’agira pour lui <strong>de</strong><br />

<strong>critique</strong>r ces concepts, <strong>critique</strong>r, c’est-à-dire au sens strict, séparer distinguer ce<br />

qui dans ces définitions a <strong>de</strong> <strong>la</strong> valeur <strong>de</strong> ce qui n’en a pas. L’opinion commune<br />

se représente et distingue l’esc<strong>la</strong>vage et <strong>la</strong> liberté d’un point <strong>de</strong> vue social :<br />

selon elle, l’esc<strong>la</strong>ve est celui qui obéit à un autre, tandis que l’homme libre est<br />

celui qui n’obéissant à personne peut faire ce qu’il veut, comme on dit. A<br />

savoir : agir à sa guise, n’écouter que lui-même, et par là, jouir sans entrave<br />

extérieure <strong>de</strong> tout ce qui s’offre à lui. Ces définitions ne manquent ni <strong>de</strong><br />

vraisemb<strong>la</strong>nce, ni <strong>de</strong> cohérence puisque effectivement celui qui est soumis à un<br />

autre n’est pas libre <strong>de</strong> faire ce que bon lui semble tandis que celui qui ne<br />

dépend <strong>de</strong> personne en a le loisir. Il faut noter en outre d’une part qu’une telle<br />

218 Traité théologico-<strong>politique</strong>, chapitre XVI, p.519.<br />

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définition <strong>de</strong> l’homme libre n’exclut pas qu’il puisse exercer un pouvoir sur<br />

d’autres, et surtout, d’autre part qu’ainsi compris, l’esc<strong>la</strong>vage recouvre un très<br />

grand nombre <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tions humaines : au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion bien connue entre<br />

un maître et un esc<strong>la</strong>ve, il se retrouverait partout où sous une forme quelconque<br />

il existe un pouvoir, une autorité, une hiérarchie par lesquels un être agit sous<br />

le comman<strong>de</strong>ment d’un autre. Autrement exprimé, l’opinion fait consister <strong>la</strong><br />

liberté dans l’indépendance sociale et l’esc<strong>la</strong>vage dans <strong>la</strong> dépendance, <strong>la</strong><br />

soumission, l’obéissance.<br />

« Ce<strong>la</strong> cependant n’est pas absolument vrai ». Sans nier que ces<br />

définitions comprennent quelque chose d’exact, Spinoza entame sa <strong>critique</strong> en<br />

contestant leur caractère absolument exact. Ce<strong>la</strong> signifie qu’il veut les nuancer<br />

et les compléter, et ce, en <strong>de</strong>ux temps distincts, chacun étant consacré à une <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>ux réalités en question.<br />

L’homme libre n’est pas vraiment celui qui agit selon son bon p<strong>la</strong>isir ;<br />

cet argument <strong>de</strong> Spinoza consiste non pas tant à nier comme telle <strong>la</strong> définition<br />

commune <strong>de</strong> l’homme libre mais à changer <strong>de</strong> point <strong>de</strong> vue : ce n’est pas du<br />

point <strong>de</strong> vue social qu’il se situe, mais du point <strong>de</strong> vue psychologique.<br />

Reprenant les termes mêmes <strong>de</strong> cette définition, il montre que ce que l’on tient<br />

pour <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions avec les autres est une forme<br />

d’esc<strong>la</strong>vage du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion à soi-même. Pourquoi ? Parce que<br />

celui qui n’agit que selon son bon p<strong>la</strong>isir, n’agit, n’entreprend quelque chose<br />

que s’il espère en tirer un p<strong>la</strong>isir. Le seul mobile <strong>de</strong> ses actions est donc <strong>la</strong><br />

satisfaction <strong>de</strong> ses désirs. Or, ce souci exclusif pour le p<strong>la</strong>isir l’aveugle et le<br />

rend inapte à agir non pas en vue <strong>de</strong> son p<strong>la</strong>isir, mais en vue <strong>de</strong> ce qui lui est<br />

utile. Non que le p<strong>la</strong>isir soit en lui-même inutile, puisque Spinoza parle <strong>de</strong> ce<br />

qui est vraiment utile, signifiant par là que le p<strong>la</strong>isir, sans être absolument<br />

inutile, n’est pas vraiment utile, c’est-à-dire toujours et absolument, donc qu’il<br />

ne peut pas l’être lorsqu’il est le seul mobile <strong>de</strong> l’action. Ce qui voudrait dire<br />

donc que le p<strong>la</strong>isir et l’utilité peuvent s’opposer <strong>de</strong> telle sorte que le p<strong>la</strong>isir<br />

<strong>de</strong>vienne nuisible, en lui-même par ses excès et par ce qu’il empêche<br />

d’accomplir par ailleurs. N’avoir que le p<strong>la</strong>isir en vue, c’est s’enfermer dans<br />

- 306 -


l’immédiateté, au mépris <strong>de</strong> mon avenir, du fait que mon existence ne se joue<br />

pas toute entière dans l’instant. Et, en effet, on peut assez aisément constater<br />

que cette attitu<strong>de</strong> est souvent contraire à nos intérêts futurs, socialement,<br />

intellectuellement, affectivement, moralement. Agir selon « son bon p<strong>la</strong>isir »<br />

n’est donc pas être libre ; opposition facile, qui est celle du sens commun et qui<br />

remonte à Calliclès, ce sophiste imaginaire à l’instar <strong>de</strong> P<strong>la</strong>ton qui déjà, dans le<br />

dialogue <strong>de</strong> Giorgias, voyait dans <strong>la</strong> satisfaction <strong>de</strong> tous les désirs <strong>la</strong> vraie<br />

liberté.<br />

Mais une fois établie que faire toujours ce qui nous p<strong>la</strong>ît n’est pas<br />

vraiment utile, pourquoi Spinoza dit qu’il s’agit là du « pire <strong>de</strong>s esc<strong>la</strong>vages » ?<br />

L’esc<strong>la</strong>vage ne désigne-t-il pas une re<strong>la</strong>tion entre un homme et un autre ?<br />

Certes, mais du point <strong>de</strong> vue psychologique non pas social, mais, on peut<br />

retrouver dans <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion à soi <strong>de</strong> celui qui n’agit qu’en vue <strong>de</strong> son p<strong>la</strong>isir, <strong>la</strong><br />

re<strong>la</strong>tion qui existe entre un maître et son esc<strong>la</strong>ve : le p<strong>la</strong>isir est le maître <strong>de</strong><br />

celui qui n’agit qu’en vue d’en éprouver, et non pour lui-même, c’est-à-dire en<br />

vue <strong>de</strong> ses intérêts. Le souci exclusif du p<strong>la</strong>isir nous asservit, nous fait obéir à<br />

quelque qui certes est en nous, mais qui n’est ni tout ce que nous sommes, ni ce<br />

qui est toujours le plus digne d’être suivi. Ce qui signifie que l’esc<strong>la</strong>vage ne<br />

consiste pas en l’obéissance à quelqu’un d’autre, mais à quelque point <strong>de</strong> vue<br />

que l’on se p<strong>la</strong>ce, il est le fait d’agir par contrainte en étant inutile à soi-même.<br />

Ce qui veut dire aussi que <strong>la</strong> définition donnée par l’opinion <strong>de</strong> l’homme libre<br />

pourrait paraître dangereuse.<br />

Mais alors, en quoi consiste <strong>la</strong> liberté si on ne <strong>la</strong> trouve pas chez celui<br />

qui n’agit que selon son bon p<strong>la</strong>isir ? La liberté n’est qu’a celui qui <strong>de</strong> son<br />

entier consentement vit sous <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison. Situant toujours son<br />

propos dans une perspective psychologique, Spinoza fait consister <strong>la</strong> liberté<br />

dans <strong>la</strong> soumission à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Affirmation paradoxale à première vue puisque<br />

<strong>la</strong> liberté est définie par une soumission. Mais en quoi consiste <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ?<br />

D’abord dans <strong>la</strong> faculté <strong>de</strong> juger et <strong>de</strong> <strong>raison</strong>ner, d’articuler entre eux <strong>de</strong>s<br />

concepts et <strong>de</strong>s propositions. Quels rapports y a-t-il entre cette faculté et <strong>la</strong><br />

liberté ? En quelque sorte, elle nous rend <strong>la</strong> vue dont l’attrait du p<strong>la</strong>isir nous<br />

- 307 -


avait privé : elle permet <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> l’immédiateté, <strong>de</strong> déterminer ce qui nous<br />

est utile, <strong>de</strong> saisir quels seront pour nous-mêmes et pour les autres les<br />

conséquences <strong>de</strong> nos actes, elle permet <strong>de</strong> délibérer en nous-mêmes avant<br />

d’agir. A ce titre, elle nous permet effectivement d’échapper à l’esc<strong>la</strong>vage en<br />

rendant possible <strong>de</strong>s actions qui nous seront utiles, qui seront conformes à nos<br />

intérêts. Toutefois <strong>la</strong> <strong>raison</strong> n’est pas seulement cette faculté où on <strong>la</strong> conçoit<br />

aussi comme <strong>la</strong> source <strong>de</strong> certains principes moraux auxquels nous nous<br />

<strong>de</strong>vons nous conformer dans l’action, si nous voulons rester <strong>raison</strong>nables,<br />

comme on dit. A ce titre, elle peut être considérée comme <strong>la</strong> faculté qui<br />

détermine le juste, le sage, le bon et comme un gui<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’action grâce auquel<br />

nous pourrons opposer au mobile du bon p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong>s mobiles à <strong>la</strong> fois rationnels<br />

et moraux.<br />

Mais Spinoza précise qu’il ne suffit pas <strong>de</strong> se soumettre à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> pour<br />

être libre, encore faut-il le faire en y consentant pleinement. Pourquoi ? Parce<br />

qu’à défaut <strong>de</strong> ce consentement, <strong>de</strong> ce profond accomplissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté<br />

avec ce que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> prescrit, s’instaurerait un rapport <strong>de</strong> domination <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> sur l’ensemble <strong>de</strong> ma personne qui sans constituer un esc<strong>la</strong>vage à<br />

proprement parler m’entraverait, sera vécu comme un carcan enfermant ma<br />

spontanéité. A l’inverse, si j’adhère réellement à ce que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> prescrit, si je<br />

m’en remets à elle pour conduire mon existence, elle ne plus être vécue comme<br />

<strong>de</strong>spotique : ses exigences seront les miennes. Mais pour quelle <strong>raison</strong>, pour<br />

être libre authentiquement, <strong>de</strong>vrais-je n’avoir que <strong>de</strong>s mobiles rationnels et non<br />

pas ceux que me suggère l’attrait du p<strong>la</strong>isir, le désir, avec lesquels je fais si<br />

facilement corps ? N’ai-je pas le sentiment d’être libre lorsque je n’en remets<br />

aux mobiles du bon p<strong>la</strong>isir ? Sans doute, mais ce que montre Spinoza, c’est<br />

qu’il s’agit là d’une illusion, d’un sentiment illusoire et dangereux. S’il faut<br />

adhérer aux exigences <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> pour être libre, c’est d’abord parce qu’elle<br />

seule est capable <strong>de</strong> déterminer ce qui m’est vraiment utile immédiatement et à<br />

plus long terme, ce qui permet d’échapper à l’esc<strong>la</strong>vage <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>isirs vains donc<br />

nuisibles, et c’est ensuite parce que tous les mobiles qui peuvent dicter ma<br />

conduite (mes désirs et mes appétits tout comme ce que me suggère ma <strong>raison</strong>),<br />

- 308 -


ce n’est que dans ce que ma <strong>raison</strong> m’a prescrit que je peux me reconnaître, ce<br />

n’est que ce qu’elle exige <strong>de</strong> moi que je peux vraiment vouloir précisément<br />

parce qu’elle me permet d’être utile à moi-même et parce qu’étant sages, justes<br />

et bonnes, je peux faire miennes ses injonctions. De toutes les facultés qui<br />

ten<strong>de</strong>nt à me dicter ma conduite, elle est donc <strong>la</strong> plus digne, celle qui a en elle-<br />

même le plus <strong>de</strong> valeur, celle à <strong>la</strong>quelle je ne peux pas ne pas me fier.<br />

En définitive, <strong>la</strong> liberté ne consiste pas seulement en l’indépendance<br />

sociale comme le prétend l’opinion commune ; elle est sans doute nécessaire,<br />

mais elle ne suffit pas à définir l’homme libre ; l’indépendance acquise, elle va<br />

dépendre <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>s mobiles <strong>de</strong> l’action associés à <strong>la</strong> fin qu’ils vivent.<br />

D’un côté, le désir qui dans l’immédiateté ne tend qu’au p<strong>la</strong>isir asservit, <strong>de</strong><br />

l’autre, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> qui détermine et prévoit ce qui m’est utile et à <strong>la</strong>quelle je peux<br />

autant que je dois m’i<strong>de</strong>ntifier me fait libre.<br />

Mais, qu’en est-il <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>ve ? Est-il celui qui est soumis, celui qui<br />

doit obéir comme le prétend l’opinion ?<br />

« Quant à l’action faite par comman<strong>de</strong>ment, c’est-à-dire<br />

l’obéissance, elle supprime bien <strong>la</strong> liberté d’une certaine façon » 219 .<br />

Reprenant <strong>la</strong> définition <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>ve par l’opinion commune, Spinoza concè<strong>de</strong><br />

d’abord que l’action commandée, l’action exécutée sur ordre, c’est-à-dire donc<br />

l’action qu’exécute un individu qui se soumet à un autre en lui obéissant,<br />

supprime <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> celui qui obéit. Mais <strong>de</strong> quelle liberté parle-t-on ? Il perd<br />

d’une part son indépendance d’un point <strong>de</strong> vue social en ce sens que l’action<br />

commandée par définition, p<strong>la</strong>ce celui qui agit sous l’emprise <strong>de</strong> celui qui <strong>la</strong><br />

comman<strong>de</strong>. D’autre part, il perd sa liberté au sens strict défini par Spinoza dans<br />

<strong>la</strong> mesure où celui qui obéit à quelqu’un d’autre n’agit pas selon sa <strong>raison</strong>, mais<br />

selon un autre, qu’il soit lui-même <strong>raison</strong>nable ou non. Toutefois, Spinoza<br />

précise qu’il ne <strong>la</strong> perd qu’en quelque sorte, ce qui signifie qu’il ne <strong>la</strong> perd pas<br />

absolument, d’abord parce qu’il perd surtout son indépendance et ensuite parce<br />

qu’il n’est pas privé <strong>de</strong> l’usage <strong>de</strong> sa <strong>raison</strong>, tant pour juger <strong>de</strong> l’utilité <strong>de</strong> ce<br />

219 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XVI, p.519.<br />

- 309 -


qu’on lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que pour se conduire lui-même en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s actions<br />

commandées.<br />

Spinoza ne se contenterait alors que <strong>de</strong> nuancer <strong>la</strong> définition <strong>de</strong><br />

l’esc<strong>la</strong>ve donnée par l’opinion commune, sans vraiment <strong>la</strong> contester ? Non, il<br />

précise que l’action commandée « ne rend pas (en revanche) sur le champ<br />

esc<strong>la</strong>ve : c’est le principe <strong>de</strong> l’action qui le rend tel. » 220 S’il accor<strong>de</strong> à<br />

l’opinion commune que l’action commandée supprime <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> l’agent,<br />

c’est-à-dire <strong>de</strong> celui qui agit sous les ordres d’un autre il conteste l’association<br />

qui est faite entre l’obéissance et l’esc<strong>la</strong>vage. Il ne suffit pas d’obéir pour être<br />

un esc<strong>la</strong>ve. L’opinion commune a une conception binaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité, ou<br />

encore une conception du tout ou rien en matière <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté : on est libre ou<br />

on est esc<strong>la</strong>ve. Mais, outre que l’indépendance sociale ne suffit pas à définir un<br />

homme libre, l’obéissance, <strong>la</strong> soumission elles non plus ne suffisent pas à<br />

définir l’esc<strong>la</strong>vage. Ce qui signifie qu’on peut obéir sans <strong>de</strong>voir être tenu pour<br />

un esc<strong>la</strong>ve. Ce qui reste est bien plus conforme à <strong>la</strong> réalité observable tant il est<br />

exact <strong>de</strong> dire que l’enfant qui obéit à ses parents n’est pas leur esc<strong>la</strong>ve ou que<br />

celui qui se soumet à <strong>la</strong> loi n’est pas lui non plus l’esc<strong>la</strong>ve que légis<strong>la</strong>teur.<br />

Alors, qu’est-ce qui permet <strong>de</strong> déc<strong>la</strong>rer esc<strong>la</strong>ve celui qui obéit puisque si celui<br />

qui obéit n’est pas toujours esc<strong>la</strong>ve, il ne saurait y avoir d’esc<strong>la</strong>vage sans<br />

obéissance ? Comme le dit Spinoza, c’est <strong>la</strong> <strong>raison</strong> déterminante <strong>de</strong> l’action.<br />

Qu’est-ce à dire ? Que c’est <strong>la</strong> <strong>raison</strong> pour <strong>la</strong>quelle l’action est commandée ou<br />

les motifs <strong>de</strong> cette action, ce qui <strong>la</strong> motive, qui sert <strong>de</strong> critère <strong>de</strong> distinction<br />

entre l’obéissance qui asservit et celle qui ne fait esc<strong>la</strong>ve, que c’est <strong>la</strong> nature <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> fin, du but <strong>de</strong> l’action commandée qui permet <strong>de</strong> dire si celui qui obéit est<br />

esc<strong>la</strong>ve ou non. Ce n’est donc pas du tout <strong>la</strong> nature du lien social qui existe<br />

entre une personne qui comman<strong>de</strong> et celle à <strong>la</strong>quelle s’adresse le<br />

comman<strong>de</strong>ment et qui s’y soumet qui fait l’esc<strong>la</strong>vage, mais seulement le but ou<br />

l’effet <strong>de</strong> l’action commandée. Plus précisément, ce but est à examiner sur le<br />

point <strong>de</strong> savoir qui est le bénéficiaire <strong>de</strong> l’action : « Si <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’action n’est<br />

220 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XVI, p.519.<br />

- 310 -


pas l’utilité non pas <strong>de</strong> celui-là même qui agit mais <strong>de</strong> celui qui comman<strong>de</strong>,<br />

alors l’agent est esc<strong>la</strong>ve et inutile à soi-même. » 221 Si le bénéficiaire <strong>de</strong><br />

l’action est celui qui <strong>la</strong> comman<strong>de</strong>, alors celui qui l’exécute est esc<strong>la</strong>ve, à<br />

l’inverse, si celui qui obéit agit <strong>de</strong> telle sorte qu’il bénéficie <strong>de</strong> l’action, alors il<br />

n’est pas un esc<strong>la</strong>ve. C’est là que nous retrouvons <strong>la</strong> définition déjà rencontrée<br />

plus haut <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>vage selon Spinoza : il consiste sans doute dans <strong>la</strong><br />

soumission mais en tant qu’elle conduit à <strong>de</strong>s actions inutiles pour celui qui<br />

agit. Ce qui ne signifie nullement que celui qui agit d’une manière utile pour<br />

lui-même est libre : certes, l’utilité sert bien à définir en partie <strong>la</strong> liberté, mais<br />

elle consiste essentiellement dans le consentement aux exigences <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et<br />

non pas seulement dans cette utilité. L’intérêt <strong>de</strong> cette définition <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>vage,<br />

c’est qu’au lieu <strong>de</strong> privilégier, comme le fait l’opinion, le lien social, <strong>la</strong><br />

subordination d’un être à un autre, mais <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’action commandée, elle<br />

découvre tout un champ <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tions sociales où l’on peut observer <strong>de</strong>s rapports<br />

<strong>de</strong> soumission qui ne sont pas <strong>de</strong>s rapports d’asservissement, mais <strong>de</strong>s rapports<br />

par lesquels ceux qui sont soumis trouvent un bénéfice dans cette soumission<br />

même. Ce qui signifie que Spinoza met ainsi à découvert un ensemble <strong>de</strong><br />

rapports <strong>de</strong> pouvoir qui peuvent être tenus pour légitimes dès lors qu’ils ont en<br />

vue l’utilité <strong>de</strong>s agents. On peut songer par exemple au rapport éducatif d’une<br />

part et au pouvoir <strong>politique</strong> d’autre part.<br />

En somme, l’opinion a une conception très pauvre <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions <strong>de</strong><br />

pouvoir entre les personnes : ne prenant pas compte <strong>de</strong>s fins <strong>de</strong> l’action<br />

commandée, elle déc<strong>la</strong>re abusivement qu’il existe <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>vage partout où<br />

l’on rencontre une forme quelconque <strong>de</strong> soumission, alors qu’il ne se rencontre<br />

que là où celui qui agit le fait sans bénéfice et pour <strong>la</strong> seule utilité <strong>de</strong> celui qui<br />

comman<strong>de</strong>. Ce qui à l’évi<strong>de</strong>nce ne se rencontre pas si souvent.<br />

Malgré <strong>la</strong> supériorité incontestable <strong>de</strong>s définitions que Spinoza donne<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté et <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>vage par rapport à celles que donne l’opinion, il n’en<br />

reste pas moins qu’à leur tour, elles posent certains problèmes. Quant à <strong>la</strong><br />

221 Ibi<strong>de</strong>m.<br />

- 311 -


définition qu’il donne <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté, on comprend que pour être libre, il soit<br />

nécessaire <strong>de</strong> se soumettre à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>de</strong> son entier consentement afin que cette<br />

re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> soumission à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ne soit pas une re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> domination <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> ou <strong>de</strong> contrainte <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, c’est-à-dire donc une tyrannie <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Mais le risque <strong>de</strong> voir cette tyrannie s’établir est bien faible parce qu’il apparaît<br />

que cette soumission n’a rien <strong>de</strong> spontanée puisque d’abord le p<strong>la</strong>isir semble<br />

avoir un attrait irrésistible. Ce<strong>la</strong> signifie que cette entière soumission à <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>, il est nécessaire <strong>de</strong> l’instaurer par un acte <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté motivé par <strong>de</strong>s<br />

motifs. Or, pour ce faire, il est nécessaire <strong>de</strong> s’en remettre à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Ce qui<br />

signifie que pour s’en remettre à elle, il faut déjà lui être soumis. Car toutes les<br />

<strong>raison</strong>s du mon<strong>de</strong>, aussi bonnes soient-elles, sont impuissantes à déterminer<br />

notre manière d’agir si d’abord nous ne reconnaissons pas à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et à ce<br />

qu’elle recomman<strong>de</strong> une indiscutable autorité. Rien ne semble plus difficile<br />

donc que <strong>de</strong> passer <strong>de</strong> <strong>la</strong> tyrannie du p<strong>la</strong>isir à <strong>la</strong> liberté telle que Spinoza <strong>la</strong><br />

définit.<br />

Mais, quand bien même on le pourrait, il n’est pas certain que l’on soit<br />

libre pour autant. En effet, se soumettre à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, c’est sans doute en réalité<br />

se soumettre à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> commune, aux impératifs <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience commune<br />

en <strong>la</strong>quelle on croit si souvent reconnaître <strong>la</strong> <strong>raison</strong> elle-même. Car, dire que <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> contient en elle-même <strong>de</strong>s principes qui nous ren<strong>de</strong>nt aptes à juger du<br />

bien, du juste et du sage en toute circonstance, c’est sans doute confondre<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s principes que nous avons assimilés au cours <strong>de</strong> notre existence<br />

au sein d’une vie sociale déterminée avec <strong>de</strong>s principes rationnels universels<br />

qu’à tout le moins on a peine à définir. Si tel est le cas, alors se soumettre à <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> n’est rien d’autre que se soumettre aux impératifs sociaux donc aux<br />

autres.<br />

On répondra peut-être que même si une telle usurpation existe, au<br />

moins dans le cas où <strong>la</strong> soumission est pleinement consentie, aucune<br />

contrainte, aucune domination n’est observable. Ce<strong>la</strong> n’est pas contestable,<br />

mais alors <strong>la</strong> liberté ne se définit plus que par cette absence <strong>de</strong> contrainte<br />

intérieure, cette soumission à une <strong>de</strong> nos facultés, qu’il s’agisse <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ou<br />

- 312 -


du désir, donc qu’elle ne se définit plus que par sentiment <strong>de</strong> cette absence <strong>de</strong><br />

conflit entre soi et soi. Ce qui n’exclut plus que l’on puisse être libre dans <strong>la</strong><br />

recherche du p<strong>la</strong>isir pour peu que cette recherche n’occasionne ni mauvaise<br />

conscience, ni remords rétrospectifs. Etre libre, se serait alors simplement se<br />

sentir chez soi en soi. Telle est du reste l définition que Hegel donne <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté, par exemple dans <strong>la</strong> Phénoménologie <strong>de</strong> l’Esprit.<br />

Par ailleurs, Spinoza soutient qu’une re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> soumission qui est utile<br />

non pas à celui qui ordonne mais à celui qui obéit n’est pas <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong><br />

l’esc<strong>la</strong>vage. Ce qui n’est pas contestable. Mais une telle re<strong>la</strong>tion est-elle pour<br />

autant légitime ? Est-il juste <strong>de</strong> faire le bonheur <strong>de</strong>s autres malgré eux ? Celui<br />

qui se soumet n’est-il pas un mineur, comme le dit Kant dans Qu’est-ce que les<br />

lumières ?, qui par sa soumission même <strong>de</strong>vient inapte à <strong>la</strong> liberté ? Comment<br />

dans ces conditions peut-on trouver légitime une telle soumission ? Qu’elle ne<br />

fasse pas <strong>de</strong>s soumis <strong>de</strong>s esc<strong>la</strong>ves, c’est certes exact, mais en même temps, elle<br />

les prive à jamais <strong>de</strong> l’apprentissage <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté et <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté elle-même.<br />

C’est donc au prix <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté qu’ils ne sont pas <strong>de</strong>s esc<strong>la</strong>ves. Ce qui pour le<br />

moins prive <strong>de</strong> valeur une telle soumission.<br />

A <strong>la</strong> fois parce qu’il tient compte <strong>de</strong>s mobiles <strong>de</strong> l’action du point <strong>de</strong><br />

vue psychologique et <strong>de</strong> <strong>la</strong> finalité <strong>de</strong> l’action par rapport à celui qui <strong>la</strong><br />

comman<strong>de</strong> et à celui qui l’exécute, Spinoza ne distingue pas comment le fait<br />

l’opinion <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> personnes : les hommes libres et les esc<strong>la</strong>ves, mais<br />

quatre types. D’abord, chez celles qui sont socialement indépendantes, il<br />

distingue celles qui, soumises à leurs désirs, sont esc<strong>la</strong>ves d’elles-mêmes, <strong>de</strong><br />

celles qui n’agissent qu’en fonction <strong>de</strong> mobiles rationnels et qui sont à ce titre<br />

libres. Ensuite, chez celles qui sont soumises à un comman<strong>de</strong>ment, il distingue<br />

celles qui obéissant en vain pour elles-mêmes, sont esc<strong>la</strong>ves <strong>de</strong> ceux qui<br />

bénéficient <strong>de</strong> leur obéissance, <strong>de</strong> celles qui les comman<strong>de</strong>nt. Ce faisant, il<br />

indique, contre l’opinion commune, qu’il peut y avoir <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>vage dans<br />

l’indépendance sociale et qu’il peut aussi exister <strong>de</strong>s soumissions ou <strong>de</strong>s<br />

pouvoirs légitimes, ceux qui n’asservissent pas celui qui obéit.<br />

- 313 -


Or, précisément, c’est sur ces points que <strong>la</strong> thèse <strong>de</strong> Spinoza n’est pas<br />

sans faiblesse. Si <strong>la</strong> soumission à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, qu’elle soit faculté <strong>de</strong>s principes ou<br />

le nom qu’on donne à ce que <strong>la</strong> vie sociale honore, peut bien rendre libre, elle<br />

semble aussi difficile à obtenir qu’elle ne rend pas plus libre que <strong>de</strong> se<br />

soumettre à n’importe quel penchant, dès lors que c’est sans contrainte intime<br />

qu’on le fait, dès lors qu’on peut se reconnaître dans ce qui nous gouverne,<br />

sans exclure <strong>la</strong> recherche du p<strong>la</strong>isir en <strong>la</strong>quelle Spinoza ne voit que le pire <strong>de</strong>s<br />

esc<strong>la</strong>vages. De plus, on peut contester que <strong>la</strong> soumission utile aux soumis soit<br />

légitime si celle-ci ne fait finalement que priver tout à fait <strong>de</strong> liberté et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

possibilité même <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir libre, ceux qui , pour leur bien, se soumettent.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, pour Spinoza, être libre n’est point tant obéir à son<br />

caprice et à ses désirs que vivre sous le comman<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison. Ces<br />

analyses annoncent celles <strong>de</strong> Rousseau, <strong>de</strong> Kant et <strong>de</strong> Hegel. Etre libre, ce<br />

n’est pas être captif <strong>de</strong> son p<strong>la</strong>isir, mais vivre sous <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Obéir ne convient pas à l’esc<strong>la</strong>vage si le salut du peuple constitue l’impératif<br />

<strong>politique</strong>. Etre libre, c’est obéir à l’Etat fondé sur <strong>la</strong> Raison. L’individu se<br />

réfère alors à <strong>la</strong> Raison, conçue comme mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> connaissance constitué d’un<br />

système d’idées adéquates et <strong>de</strong> notions communes. Il connaît alors c<strong>la</strong>irement<br />

et distinctement les choses et il est libre. <strong>Les</strong> différents niveaux <strong>de</strong> Spinoza sont<br />

guidés par un souci : celui d’impliquer dans <strong>la</strong> <strong>politique</strong>. Il ne faut pas<br />

envisager Spinoza, comme un homme <strong>politique</strong> pur, un politicien en tant que<br />

tel, celui qui est dans les rouages du pouvoir, mais comme l’animal <strong>politique</strong>,<br />

c’est donc un penseur <strong>politique</strong>, qui est guidé par l’amour <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté et<br />

d’expression. C’est pourquoi, sa philosophie paraît <strong>critique</strong> <strong>de</strong>s choses<br />

existantes. On le voit d’ailleurs dans toutes ses œuvres. D’ailleurs, on peut<br />

appréhen<strong>de</strong>r <strong>la</strong> pensée philosophique <strong>de</strong> Spinoza à travers l’Ethique sur sa<br />

<strong>critique</strong> du préjugé <strong>de</strong>s causes finales. C’est un préjugé tout à fait important<br />

pour Spinoza. D’autant plus qu’elle constitue une entrave à l’appréhension <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie. D’autre part, ce préjugé conduit à un mépris<br />

du domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale qui intéresse notre penseur ainsi que les jugements <strong>de</strong><br />

valeur (<strong>politique</strong> et esthétique). C’est dans cette réfutation <strong>de</strong>s préjugés<br />

- 314 -


eligieux qu’il a développé sa conception du Dieu-nature : c’est l’affirmation<br />

positive <strong>de</strong> <strong>la</strong> doctrine spinoziste.<br />

Spinoza à travers ses œuvres parle le <strong>la</strong>ngage <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> qui permet <strong>de</strong><br />

comprendre et non point d’imaginer. Pour <strong>la</strong> défense <strong>de</strong> ses idées, notre<br />

penseur est attaqué par les théologiens. En effet, dénoncé pour son athéisme, le<br />

Traité théologico-<strong>politique</strong> fut interdit <strong>de</strong> <strong>la</strong> vente par les autorités <strong>religieuse</strong>s.<br />

Sa philosophie fut maudite et subira <strong>la</strong> foudre <strong>de</strong>s injures et <strong>de</strong>s calomnies du<br />

public. Pour sa liberté <strong>de</strong> pensée et d’expression, Spinoza se résout même à<br />

refuser une chaire <strong>de</strong> philosophie à l’Université <strong>de</strong> Hei<strong>de</strong>lberg. En effet, pour<br />

lui l’exercice d’un enseignement officiel ne saurait se compatir avec <strong>la</strong> liberté<br />

ni avec <strong>la</strong> paix dont l’épanouissement <strong>de</strong> sa pensée nécessite.<br />

Le terme « éthique » 222 actualisé par Spinoza ne lui donne pas une<br />

connotation morale. C’est d’ailleurs lui qui nous permet d’appréhen<strong>de</strong>r <strong>la</strong><br />

différence. Son œuvre l’Ethique entend analyser l’homme et <strong>la</strong> nature <strong>de</strong><br />

manière rationnelle. Connaître l’être, c’est le connaître dans <strong>la</strong> logique <strong>de</strong> son<br />

développement propre. Il envisage <strong>la</strong> démonstration mathématique comme<br />

structure simi<strong>la</strong>ire dans l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée, comme le mouvement même <strong>de</strong><br />

l’être : « l’ordre et l’enchaînement <strong>de</strong>s idées est le même que l’ordre et<br />

l’enchaînement <strong>de</strong>s choses (ordo, & connexio i<strong>de</strong>arum i<strong>de</strong>m est, ac ordo, &<br />

connexio rerum)» 223 . Ce qui vaudrait dire que <strong>la</strong> mathématique permet <strong>de</strong><br />

rompre d’avec l’illusion finaliste, du reste dénoncée dans <strong>la</strong> première partie <strong>de</strong><br />

l’Ethique, illusion qui renverse l’ordre réel <strong>de</strong>s choses (« met <strong>la</strong> Nature<br />

entièrement à l’envers »). La mathématique restaure l’objectivité et bannit <strong>de</strong><br />

l’homme toutes les illusions anthropomorphiques. La démonstration<br />

mathématique constitue également l’antiphase <strong>de</strong> l’attitu<strong>de</strong> moralisante qui<br />

consiste à juger sans chercher à connaître. N’oublions pas que Spinoza est un<br />

philosophe très complexe à cerner après lecture. Même s’il évoque très souvent<br />

le concept <strong>de</strong> Dieu, jusqu’à intituler <strong>la</strong> partie <strong>de</strong> l’Ethique, « De Dieu »,<br />

222 L’éthique désigne avant tout l’ouvrage majeur <strong>de</strong> Spinoza. A travers l’analyse <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée humaine, elle conçoit<br />

l’existence absolue, en réalisant en nous et surmontant nos passions, jusqu’à atteindre <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>.<br />

223 Spinoza, Ethique, Deuxième Partie, Proposition VII, Editions Répliques, p.103.<br />

- 315 -


maintes lecteurs s’étonnent et méfient qu’ils prennent pour un discours<br />

religieux traditionnel. Choqués par l’ouvrage ils se disent consternés <strong>de</strong> savoir<br />

Spinoza, philosophe athée. A priori, l’athéisme spinoziste suscite un tollé jadis<br />

entretenu. Toutefois les religions révélées, le clergé et les théologiens se<br />

consolent d’avoir excommunié le philosophe, puisqu’à travers Dieu, Spinoza<br />

apparaît athée. D’ailleurs à son siècle, le spinoziste équiva<strong>la</strong>it à l’incroyant.<br />

Notons que c’est sur un nouveau système <strong>de</strong> pensée <strong>de</strong> l’homme que<br />

Spinoza bâtit le statut <strong>de</strong>s valeurs. Son Ethique entend opposer une conception<br />

intégrale et rationnelle du mon<strong>de</strong> à une représentation commune <strong>de</strong>s hommes<br />

Il rapporte d’ailleurs cette représentation à l’imagination qu’il <strong>critique</strong> dans<br />

l’Appendice <strong>de</strong> l’Ethique. Il y analyse les causes <strong>de</strong> nos préjugés. N’oublions<br />

pas que <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> conception <strong>de</strong>s valeurs morales que réfute le<br />

philosophe reste avant tout actuelle, ce qui confère à <strong>la</strong> pensée spinoziste une<br />

image du philosophe anticipateur su présent et du futur.<br />

L’entreprise spinoziste consiste à récuser l’imagination et à rechercher à<br />

travers <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong>. De cette façon, <strong>la</strong> vie n’est qu’une pure<br />

imagination, une triste superstition imaginaire. Il est donc impératif pour lui<br />

d’opérer une conversion philosophique, c’est-à-dire <strong>de</strong> se déci<strong>de</strong>r pour une vie<br />

rationnelle. Il faut pour se faire échapper à <strong>la</strong> tristesse, par l’accession à <strong>la</strong><br />

béatitu<strong>de</strong>, à <strong>la</strong> joie <strong>de</strong> <strong>la</strong> sagesse, c’est-à-dire opérer une conversion radicale, en<br />

abandonnant totalement ces faux biens qui nous entraînent à l’imagination. Est-<br />

ce à dire que l’accession à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> favorise-t-il <strong>la</strong> disparition <strong>de</strong><br />

l’imagination ? C’est essentiellement dans l’Appendice <strong>de</strong> <strong>la</strong> première partie <strong>de</strong><br />

l’Ethique que Spinoza tente <strong>de</strong> lever les ultimes points <strong>de</strong> discor<strong>de</strong> qui<br />

constituent une entrave à <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong> sa doctrine. <strong>Les</strong> différents<br />

préjugés dénoncés sont vite restitués :<br />

• <strong>la</strong> croyance innée <strong>de</strong>s hommes en leur liberté basée sur le fait qu’ils ont<br />

conscience <strong>de</strong> volitions par l’ignorance <strong>de</strong>s causes.<br />

• l’explication finaliste <strong>de</strong>s phénomènes, à <strong>la</strong>quelle les hommes sont<br />

conduits par leur tendance naturelle à rechercher leur utilité.<br />

- 316 -


• <strong>la</strong> conception anthropomorphique <strong>de</strong> Dieu, conçu comme un souverain<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> nature prodiguant récompenses et punitions, et dont <strong>la</strong> volonté<br />

serait <strong>de</strong> servir d’asile à l’ignorance humaine.<br />

Du coup, l’addition <strong>de</strong> ces trois facteurs postule que l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nature et sa compréhension par les causes sont <strong>de</strong> fait renversés,<br />

l’assujettissement aux préjugés et à <strong>la</strong> superstition bien scellé.<br />

Nous pouvons remarquer que Spinoza aura contribué à briser les<br />

opacités et les écrans <strong>de</strong> <strong>la</strong> métaphysique et <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie. Par-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />

clivages traditionnels, se construit un système philosophique, sans phare<br />

dégagé <strong>de</strong> toute enjolivure imaginaire et <strong>de</strong> tous préjugés.<br />

Finalement, <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> Spinoza nous lègue avant tout une arme<br />

fondamentale, <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser et <strong>de</strong> s’affirmer par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. La philosophie<br />

spinoziste nous ai<strong>de</strong> à revendiquer avec elle <strong>la</strong> lutte contre <strong>la</strong> puissance du<br />

pouvoir religieux et <strong>politique</strong>. Sa révolution le conduit à combattre à travers <strong>la</strong><br />

pensée <strong>la</strong> superstition, et l’intolérance. N’est-il pas celui qui nous donne les<br />

armes d’être libres et d’existence. C’est pourquoi, si personne ne peut<br />

abandonner <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> juger et <strong>de</strong> penser ce qu’il veut, si chacun est, au<br />

contraire, maître <strong>de</strong> ses pensées par le plus haut droit <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, il s’ensuit<br />

que dans aucune république, on ne peut obtenir que les hommes, si divergentes<br />

et opposées que soient leurs opinions, ne parlent que selon le comman<strong>de</strong>ment<br />

du Souverain.<br />

Le Traité théologico-<strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza a été composé avec<br />

l’intention fondamentale <strong>de</strong> dévoiler les préjugés <strong>de</strong>s théologiens, se défendre<br />

<strong>la</strong> liberté contre l’athéisme et défendre <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> philosopher contre<br />

l’insolence <strong>de</strong>s prédicateurs.<br />

Spinoza y défend l’idée selon <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> philosopher peut être<br />

accordée pour le sentiment religieux et <strong>la</strong> paix <strong>de</strong> <strong>la</strong> république, en revanche,<br />

elle ne peut être supprimée sans être mettre en danger <strong>la</strong> paix <strong>de</strong> <strong>la</strong> république<br />

et le sentiment religieux. Théologiquement par<strong>la</strong>nt, Spinoza indique que <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong> philosopher peut être accordée, parce que <strong>la</strong> loi divine <strong>la</strong> reconnaît à<br />

- 317 -


chacun et est utile à <strong>la</strong> piété. Au p<strong>la</strong>n <strong>politique</strong>, notre penseur soutient qu’on<br />

doit accor<strong>de</strong>r <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> philosopher, utile à <strong>la</strong> sécurité étatique.<br />

Spinoza expose dans le Traité théologico-<strong>politique</strong> les rapports entre <strong>la</strong><br />

religion et <strong>la</strong> <strong>politique</strong> en s’appuyant sur <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible, et notamment su<br />

l’exemple <strong>de</strong> son pays, <strong>la</strong> Hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, qui a connu un Etat <strong>de</strong> <strong>la</strong> République<br />

libérale et tolérante. En revanche, cet Etat a souffert <strong>de</strong>s oppositions cléricales<br />

qui ont conduit Spinoza à l’exil à l’intérieur du pays. C’est contre intolérance<br />

que le philosophe hol<strong>la</strong>ndais s’attaque à travers son traité qu’il explique<br />

d’ailleurs. Il souligne, en effet, que <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser est une force pour l’Etat<br />

et une sécurité et une assurance pour <strong>la</strong> pratique <strong>religieuse</strong>. Notre penseur<br />

s’indigne dans une correspondance <strong>de</strong> 1665 à Ol<strong>de</strong>nburg où il affirme<br />

justement que les théologiens constituent un obstacle à l’application <strong>de</strong> l’âme à<br />

<strong>la</strong> philosophie. Ce qu’il défend tous azimuts, c’est <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> philosopher.<br />

On peut le voir, l’engagement <strong>politique</strong> fondamental pose que <strong>la</strong> paix<br />

<strong>de</strong> l’Etat démocratique est essentiellement fondée sur <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée,<br />

c’est-à-dire un combat philosophique pour <strong>la</strong> liberté d’expression et le droit <strong>de</strong><br />

philosopher selon son vouloir <strong>raison</strong>nable. La liberté <strong>de</strong> penser se fon<strong>de</strong><br />

notamment sur une conception <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté excluant une dépendance <strong>de</strong>s<br />

mouvements du corps aux volontés <strong>de</strong> l’âme. Elle résulte là aussi d’une<br />

impossibilité physique : <strong>la</strong> parole procè<strong>de</strong> du corps, et comme les passions, elle<br />

définit <strong>la</strong> nature même <strong>de</strong> l’individu, celui-ci ne peut donc y renoncer. Spinoza<br />

pense une liberté inaliénable <strong>de</strong> penser, c’est-à-dire une nécessité <strong>de</strong> conserver<br />

son jugement. Il indique par ailleurs au chapitre VII du Traité <strong>politique</strong> que <strong>la</strong><br />

confrontation <strong>de</strong>s opinions, dans les assemblées, permet peu à peu aux<br />

individus d’engendrer <strong>de</strong>s idées adéquates et <strong>de</strong> juger n conséquence, donc <strong>de</strong><br />

rendre plus rationnel le mo<strong>de</strong> d’existence du pouvoir.<br />

La liberté <strong>de</strong> philosopher qui est une revendication <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

penser ne saurait mettre en danger <strong>la</strong> religion ni l’Etat ni <strong>la</strong> paix civile. De<br />

l’examen <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> l’Etat et <strong>de</strong>s Eglises, Spinoza tranche que l’Etat doit<br />

<strong>de</strong> manière stricte contrôler les Eglises et les institutions ; une position qui<br />

semble proche <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Hobbes pour qui le Souverain est également le<br />

- 318 -


dirigeant <strong>de</strong> l’Eglise ; à <strong>la</strong> seule différence que Spinoza défend que <strong>la</strong> plus<br />

gran<strong>de</strong> liberté doit être transmise aux citoyens, et ainsi l’Etat doit se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong><br />

défendre <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> dogmes particulier, et donc d’arbitrer et <strong>de</strong> contre <strong>la</strong><br />

société.<br />

La position spinoziste est une position républicaine : le contrôle <strong>de</strong><br />

l’Etat sur les collectivités et les institutions doit être lié à <strong>la</strong> liberté pour les<br />

citoyens.<br />

Libérer par <strong>la</strong> pensée et se rendre libre par excellence, telle est<br />

l’ambition <strong>de</strong> Spinoza. Faut-il partager cette expérience <strong>de</strong> penser avec Spinoza<br />

et vivre avec sa pensée.<br />

La lecture <strong>de</strong> Spinoza nous lègue avant tout une arme fondamentale, <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong> penser et <strong>de</strong> s’affirmer par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Sa philosophie nous ai<strong>de</strong> à<br />

revendiquer avec elle <strong>la</strong> lutte contre <strong>la</strong> puissance du pouvoir religieux et<br />

<strong>politique</strong>. Sa révolution le conduit à combattre à travers <strong>la</strong> pensée <strong>la</strong><br />

superstition <strong>religieuse</strong> et l’intolérance. N’est-il pas celui qui nous donne les<br />

armes d’être libre et d’exister ?<br />

Spinoza veut montrer que <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> philosopher contribue tant au<br />

maintien qu’à <strong>la</strong> consolidation <strong>de</strong> <strong>la</strong> paix <strong>de</strong> l’Etat. Par ailleurs, sa lecture<br />

(<strong>critique</strong>) rationnelle et méthodique <strong>de</strong>s textes sacrés aboutissant à l’idée que <strong>la</strong><br />

Bible porte essentiellement une valeur morale et non scientifique lui vaut <strong>de</strong>s<br />

ennuis et <strong>de</strong>s conspirations terribles. Il est reproché notamment <strong>de</strong> faire le<br />

chantre d’un athéisme dangereux pour le maintien <strong>de</strong> <strong>la</strong> cohésion sociale et <strong>de</strong><br />

tordre les pensées crédules. Mais après tout, sa philosophie <strong>de</strong> <strong>la</strong> tolérance et <strong>de</strong><br />

liberté <strong>de</strong> penser et d’exprimer ses opinions aura ainsi inauguré l’approche<br />

rationnelle <strong>de</strong>s textes sacrés et influencera fortement les philosophes du siècle<br />

suivant avec leurs idées <strong>de</strong> tolérance et <strong>de</strong> liberté <strong>de</strong> penser, idées qui<br />

aboutiront entre autres à <strong>la</strong> Révolution française.<br />

En nos temps où le fondamentalisme religieux re<strong>de</strong>vient <strong>politique</strong>ment<br />

déterminant, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> l’axe supposé « du bien et du mal », cette œuvre<br />

reste très actuelle.<br />

- 319 -


La compréhension <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>politique</strong> chez Spinoza nous conduit à<br />

l’analyse <strong>de</strong>s textes suivants sa position apparaît plus c<strong>la</strong>irement : « La<br />

république <strong>la</strong> plus libre, c’est donc celle dont les lois sont fondées sur <strong>la</strong><br />

saine <strong>raison</strong> » 224 , « tout diriger selon le comman<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> » 225 ,<br />

« éviter les absurdités <strong>de</strong> l’appétit et <strong>de</strong> contenir les hommes, autant que<br />

faire se peut, dans les limites <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> afin qu’ils vivent dans <strong>la</strong><br />

concor<strong>de</strong> et dans <strong>la</strong> paix » 226 . Dans ces passages, Spinoza établit une<br />

distinction importante entre d’un côté <strong>la</strong> liberté 227 d’agir du citoyen qui, selon<br />

lui, doit nécessairement être limitée, et <strong>de</strong> l’autre <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée et<br />

d’expression qui doit être absolument garantie dans une cité.<br />

Notre auteur montre tout d’abord que <strong>la</strong> paix civile ne peut être assurée<br />

qu’à condition que les hommes renoncent au droit d’agir entièrement selon leur<br />

bon vouloir. Il montre ensuite qu’en conséquence, c’est seulement liberté<br />

d’agir qui peut être restreinte mais non <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> <strong>raison</strong>ner et <strong>de</strong> s’exprimer.<br />

Spinoza termine son propos en introduisant une certaine nuance au sujet <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté d’expression : seules les opinions fondées sur <strong>la</strong> <strong>raison</strong> doivent pouvoir<br />

être librement défendues au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité. D’autre part, Spinoza évoque ce que<br />

l’on peut considérer comme l’une <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>uses les plus fondamentales du pacte<br />

social : en s’unissant, les hommes ont renoncé à leur liberté naturelle pour se<br />

soumettre à <strong>la</strong> loi commune qui garantit à chacun <strong>la</strong> sécurité. Dans une cité, en<br />

effet, <strong>la</strong> liberté d’action <strong>de</strong>s hommes ne saurait être sans limites car sinon<br />

chacun, en faisant tout ce qui lui p<strong>la</strong>ît, risquerait <strong>de</strong> mettre en péril <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

ses semb<strong>la</strong>bles. La liberté d’action <strong>de</strong>s hommes doit donc être limitée par une<br />

loi commune <strong>de</strong> façon à ce qu’aucun ne fasse <strong>de</strong> sa liberté un usage nuisible<br />

pour autrui.<br />

224 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XVI, p.519.<br />

225 Ibid., p.517.<br />

226 Ibid., p.519.<br />

227 Kant définit <strong>la</strong> liberté (pratique) comme « l’indépendance <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté à l’égard <strong>de</strong> toute autre loi que <strong>la</strong> loi morale.<br />

Etre libre, écrit Georges Pascal, en ce sens, c’est pouvoir obéir à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> » Pour connaître Kant, Bordas, Paris, 1992,<br />

p.139. Obéir donc à <strong>la</strong> loi morale, et non se soumettre au déterminisme <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature.<br />

- 320 -


Spinoza soutient qu’il ne doit y avoir aucune limite à <strong>la</strong> liberté<br />

d’expression et donc que toutes les opinions doivent pouvoir être soutenues au<br />

sein d’une cité mais à <strong>la</strong> condition, précise-t-il, que celles-ci soient défendues<br />

par <strong>la</strong> seule <strong>raison</strong>.<br />

L’opinion est reconnue par <strong>de</strong> nombreux philosophes comme un mo<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> connaissance inférieur et peu fiable. Ainsi, Socrate lui reprochait-il <strong>de</strong> n’être<br />

pas attachée à l’esprit par <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> ses causes. L’opinion croit savoir,<br />

mais elle est le plus souvent incapable <strong>de</strong> dire pourquoi elle sait. <strong>Les</strong> opinions<br />

sont donc par nature aussi multiples et changeantes que les hommes les<br />

exprimant. La <strong>raison</strong> est à l’inverse commune à tous les hommes. En tant que<br />

capacité qu’ont les hommes <strong>de</strong> rechercher le vrai et <strong>de</strong> séparer le bien du mal,<br />

elle est, selon Descartes, « <strong>la</strong> chose du mon<strong>de</strong> <strong>la</strong> mieux partagée. » Il convient<br />

donc que les opinions, avant d’être exprimées, soient contrôlées par cette<br />

faculté régu<strong>la</strong>trice qu’est <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Quand Spinoza prône l’entière liberté <strong>de</strong><br />

pensée et d’expression, il n’entend évi<strong>de</strong>mment pas autoriser chacun à dire tout<br />

ce qui lui veut à l’esprit au gré <strong>de</strong> ses caprices mais il veut que dans <strong>la</strong> cité<br />

chacun dispose du droit <strong>de</strong> soutenir publiquement tout point <strong>de</strong> vue cohérent et<br />

argumenté ou, en d’autres termes, toute opinion défendre par <strong>la</strong> seule Raison.<br />

Il n’est pas besoin d’aller très loin <strong>de</strong> nos frontières journalistes<br />

contraints au silence ou <strong>de</strong>s artistes interdit <strong>de</strong> publication. Nous ne nous<br />

arrêtons pas sur le cas <strong>de</strong>s pays où <strong>la</strong> censure <strong>politique</strong>, <strong>religieuse</strong> ou artistique<br />

s’exerce férocement et dans lesquels le combat pour <strong>la</strong> liberté d’expression est<br />

hautement légitime ; mais nous examinerons ici le problème <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté<br />

d’expression dans les pays démocratiques. Doit-elle être absolument sans<br />

limites ou bien faut-il dans certains cas <strong>la</strong> réduire ? Tout point <strong>de</strong> vue <strong>politique</strong>,<br />

philosophique, religieux, ou artistique peut-il avoir entièrement droit <strong>de</strong> cité ou<br />

bien faut-il en exclure certains jugés dangereux ? Nous examinerons d’abord<br />

s’il existe <strong>de</strong>s cas dans lesquels un mauvais usage <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté d’expression est<br />

fait, censure peut être justifiée. Nous rechercherons enfin ce qui peut<br />

légitimement borner <strong>la</strong> liberté d’expression. Peut-il y avoir un mauvais usage<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée et d’expression ?<br />

- 321 -


On conviendra que <strong>la</strong> liberté d’expression est un bien précieux pour<br />

lequel <strong>de</strong> nombreux intellectuels ou artistes se sont battus et que <strong>la</strong> censure est<br />

un plus l’instrument <strong>de</strong>s tyrans que l’outil <strong>de</strong>s démocrates. Mais il existe <strong>de</strong>s<br />

cas pour lesquels certaines questions se posent. Faut-il au nom <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté<br />

<strong>la</strong>isser <strong>la</strong> parole aux ennemis <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté ? En <strong>la</strong>issant s’exprimer tous les<br />

points <strong>de</strong> vue et même les plus extrêmes, les démocraties ne se p<strong>la</strong>cent-elles<br />

pas dans une position d’extrême fragilité ? Si <strong>la</strong> République <strong>de</strong> Weimar avait<br />

été moins indulgente à l’égard <strong>de</strong>s extrémistes du temps où Hitler n’était qu’un<br />

agitateur inconnu, le nazisme aurait-il pu se développer ? Fau-il dans un Etat<br />

<strong>de</strong> droit <strong>la</strong>isser une tribune ouverte aux propagateurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> haine, du racisme ou<br />

<strong>de</strong> l’antisémitisme ?<br />

On admettra aussi qu’en matière <strong>religieuse</strong>, une république doit être<br />

tolérante et <strong>la</strong>isser s’exprimer toutes les opinions sans en privilégier aucune.<br />

On sait trop, en effet, sur quels excès débouche l’intolérance <strong>religieuse</strong>. Mais<br />

convient-il au nom <strong>de</strong> cette tolérance d’accepter les points <strong>de</strong> vue les plus<br />

intolérants ? <strong>Les</strong> pays démocratiques, par <strong>la</strong> liberté d’expression u’ils<br />

garantissent, n’ont-ils pas une responsabilité dans le développement du<br />

fanatisme et du sectarisme ?<br />

On s’accor<strong>de</strong>ra enfin, dans les pays démocratiques, pour se féliciter que<br />

toute production intellectuelle ou artistique passe voir le jour sans se heurter au<br />

frein d’une censure idéologique. Le passé nous a trop souvent montré ce qu’il<br />

advient lorsque l’Etat – ou encore <strong>la</strong> religion – se mêle <strong>de</strong> dire aux artistes ce<br />

qu’ils doivent faire. Mais une fois encore, les mêmes questions se posent : faut-<br />

il accepter au nom <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté d’expression <strong>la</strong> libre représentation d’œuvres<br />

offensant gravement <strong>la</strong> dignité <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne humaine ? La pornographie ne<br />

doit-elle rencontrer aucun obstacle à son développement ? Peut-on justifier <strong>la</strong><br />

censure ?<br />

Face à toutes ces questions, il serait tentant d’envisager une certaine<br />

limitation <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté d’expression. Le philosophe Karl Popper, qui fut<br />

pourtant l’adversaire résolu <strong>de</strong> tous les totalitarismes, s’interrogeait lui-même<br />

dans l’un <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>rniers textes, <strong>la</strong> télévision est-elle un danger pour <strong>la</strong><br />

- 322 -


démocratie, sur <strong>la</strong> pertinence d’un rétablissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> censure ? Mais cette<br />

éventualité pose un problème que Kant a bien mis en évi<strong>de</strong>nce dans Qu’est-ce<br />

que les lumières ? : l’usage <strong>de</strong> <strong>la</strong> censure revient en quelque sorte à diviser <strong>la</strong><br />

popu<strong>la</strong>tion en eux catégories avec l’une qui se trouve p<strong>la</strong>cée sous tutelle parce<br />

qu’on juge <strong>la</strong> juge inapte à faire <strong>de</strong> sa <strong>raison</strong> un bon usage, et l’autre qui<br />

s’instaure en tutrice <strong>de</strong> <strong>la</strong> première, décidant <strong>de</strong> ce qu’elle doit lire, entendre ou<br />

croire. Semb<strong>la</strong>ble division est entièrement contraire à <strong>la</strong> <strong>de</strong>vise <strong>de</strong>s lumières<br />

« Aie le courage <strong>de</strong> te servir <strong>de</strong> ton propre enten<strong>de</strong>ment » ; elle vise tout au<br />

contraire à maintenir les hommes dans un état <strong>de</strong> perpétuelle minorité très<br />

profitable à ceux à qui se sont arrogé <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> tuteurs. Le danger est-il si<br />

grand ? N’est-ce pas traiter indignement <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion que <strong>de</strong> <strong>la</strong> juger incapable<br />

<strong>de</strong> s’éc<strong>la</strong>irer par elle-même ? S’il convient <strong>de</strong> protéger les enfants qui n’ont pas<br />

encore l’usage entier <strong>de</strong> leur <strong>raison</strong>, dont-on faire <strong>de</strong> même avec un public<br />

adulte ? Certes, il existe <strong>de</strong>s thèses extrémistes, <strong>de</strong>s opinions outrancières et <strong>de</strong>s<br />

propos choquants, mais ne peut-on faire confiance à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> humaine pour se<br />

détourner d’elle-même <strong>de</strong> ces points <strong>de</strong> vue ?<br />

L’existence <strong>de</strong> <strong>la</strong> censure paraît peu conciliable avec <strong>la</strong> vocation <strong>de</strong><br />

chaque homme à penser par lui-même. De même qu’un enfant ne parviendra<br />

jamais à marcher si on exagère les risques qu’il prend en s’aventurant seul, un<br />

public ne parviendra jamais à s’éc<strong>la</strong>irer si on le tient en permanence dans<br />

l’ignorance <strong>de</strong> tous les points <strong>de</strong> vue.<br />

Est-il inconcevable <strong>de</strong> faire confiance aux hommes pour assurer par<br />

eux-mêmes <strong>la</strong> limitation <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté d’expression ? Car quelles sont les thèses<br />

intolérables et dangereuses sinon celles qui sont exclusivement issues <strong>de</strong>s<br />

passions ? Est-ce en les réduisant au silence qu’on peut espérer les combattre ?<br />

Ne prend-on pas, ce faisant, tout au contraire le risque <strong>de</strong> les renforcer ? En<br />

incitant, à l’inverse, toutes les thèses à s’exprimer publiquement, on peut<br />

penser que chacun sera à même <strong>de</strong> juger <strong>de</strong> leur validité.<br />

Kant utilise le terme <strong>de</strong> publicité dans son sens ancien pour désigner<br />

l’obligation qui doit s’imposer à tous ceux qui préten<strong>de</strong>nt soutenir <strong>de</strong>s points <strong>de</strong><br />

vue <strong>de</strong> les rendre communicables au plus grand nombre. Cette entière visibilité<br />

- 323 -


<strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue que Kant revendique, en rejoignant sur ce point <strong>la</strong> thèse <strong>de</strong><br />

Spinoza, est contradictoire avec l’idée <strong>de</strong> censure. Elle p<strong>la</strong>i<strong>de</strong> tout au contraire<br />

pour une absence <strong>de</strong> limitation dans l’exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté d’expression. Car<br />

c’est cette pleine visibilité <strong>de</strong>s divers points <strong>de</strong> vue qui permettra à <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

humaine <strong>de</strong> juger <strong>de</strong> leur valeur.<br />

Spinoza est soucieux <strong>de</strong> ce que « l’homme dans son état premier ou<br />

naturel, suit le caprice <strong>de</strong> ses appétits. On peut le dire faible, aveugle,<br />

limité et asservi. » 228 Ce qui le fait écrire que « tous naissent dans un état<br />

d’ignorance totale : avant qu’ils puissent connaître le vrai modèle qu’il<br />

leur faut imiter et adopter une conduite vertueuse, <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong><br />

leur vie et sera écoulée, même s’ils ont bénéficié d’une éducation<br />

élevée. » 229 Devant l’idée que <strong>la</strong> faiblesse <strong>de</strong>s individus, <strong>de</strong> leur indépendance,<br />

<strong>de</strong> leur asservissement par les passions, Spinoza suggère <strong>de</strong> s’en libérer. De<br />

toute évi<strong>de</strong>nce, notre penseur a toujours fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté son credo. Car elle est<br />

tellement précieuse ; mieux, « en effet <strong>la</strong> liberté est une vertu, une perfection<br />

(Est namque libertas virtus, seu perfectio). » 230 C’est ce<strong>la</strong> le point essentiel <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> doctrine <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza qui prône l’homme libre dans un Etat. Pour<br />

notre penseur, l’homme est libre dans <strong>la</strong> mesure où il dispose <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance<br />

d’exister et d’exercer une action en fonction <strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature<br />

humaine. Ainsi, « plus donc nous considérons qu’un homme est libre,<br />

moins nous pouvons le dire capable <strong>de</strong> ne pas faire usage <strong>de</strong> sa <strong>raison</strong> et <strong>de</strong><br />

préférer les maux aux biens. » 231<br />

La liberté est un passage à l’exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong> vertu dont le penseur fait sa<br />

cause. De cette façon, on comprend <strong>la</strong> réforme philosophique opérée par notre<br />

penseur et qui se prolonge à son Traité théologico-<strong>politique</strong>, sous <strong>la</strong><br />

propagan<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser et d’expression.<br />

228 Cazayus, Pouvoir et liberté en <strong>politique</strong>, actualité <strong>de</strong> Spinoza, Mardaga, Bruxelles, 2000, p.109<br />

229 Traité théologico-<strong>politique</strong>, chapitre XVI cité par Cazayus, p. 109.<br />

230 Traité <strong>politique</strong>, Chapitre II, § VII, Editions Répliques, 1979, pp.22-23.<br />

231 Ibid., Chapitre II, p.23.<br />

- 324 -


On peut indiquer dans une certaine mesure que Spinoza écrit une<br />

véritable philosophie <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion à travers sa définition d’une métho<strong>de</strong><br />

d’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture. Par ailleurs, il en profite pour poser les jalons<br />

d’une philosophie <strong>politique</strong> par l’analyse <strong>de</strong>s principes d’une communauté<br />

publique. Cette liberté peut-elle être accordée sans crainte au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

communauté publique ?<br />

Spinoza indique que c’est l’entrave <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté qui contribue à <strong>la</strong> ruine<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> paix, en se basant sur les principes du droit naturel et <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté<br />

<strong>politique</strong>. Le droit naturel désigne, en effet, les règles selon lesquelles chaque<br />

être est déterminé à exister et à agir en fonction <strong>de</strong> sa nature. L’homme dispose<br />

d’un droit naturel qui va aussi loin que sa puissance. Ce<strong>la</strong> dit, c’est en vue du<br />

transfert <strong>de</strong> leurs prérogatives à une puissance collective que les hommes<br />

transcen<strong>de</strong>nt ce droit pour s’unir et mieux vivre en sécurité. En revanche, ce<br />

transfert, a contrario <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée hobbesienne ne signifie point un<br />

renoncement à <strong>la</strong> totalité <strong>de</strong> leur droit naturel. Dans une telle organisation, les<br />

sujets jouissent <strong>de</strong> certains avantages qui ne peuvent être supprimés sans<br />

danger pour l’Etat. Ainsi, le pacte conclu entre les individus reste<br />

éventuellement vali<strong>de</strong> à condition qu’il suscite un intérêt pour <strong>de</strong>s sujets niés<br />

qui les fait être. On peut alors écrire : « un pacte ne peut avoir <strong>de</strong> force qu’eu<br />

égard à son utilité ; celle-ci ôtée, le pacte est du même coup supprimé et<br />

<strong>de</strong>meure invali<strong>de</strong>.» 232<br />

La liberté <strong>de</strong> pensée et d’expression est une <strong>de</strong>s principes fondamentaux<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> pérennité <strong>de</strong> l’Etat. Nul ne peut renoncer à sa liberté d’expression, car un<br />

homme ne peut s’interdire <strong>la</strong> parole. Une autorité <strong>politique</strong> exercerait pour<br />

ainsi dire un règne d’une violence et s’exposerait à <strong>de</strong>s révoltés <strong>de</strong>vant une<br />

interdiction. Elle doit garantir <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée et d’expression. De <strong>la</strong> sorte,<br />

l’Etat doit sanctionner les actions contraires au salut commun et léguer à<br />

l’individu le droit <strong>de</strong> penser, <strong>de</strong> dire et d’enseigner sa pensée en défendant son<br />

opinion par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, et <strong>la</strong>issant l’autorité souveraine déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> l’utilisation<br />

232 Spinoza, Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XVI, PUF, Paris, 1999, p.513.<br />

- 325 -


<strong>de</strong>s lois. Tout concourt à reconnaître que <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée et d’expression<br />

est compatible avec <strong>la</strong> paix civile.<br />

Le but fondamental du Traité théologico-<strong>politique</strong> est justement <strong>de</strong><br />

combattre <strong>la</strong> crainte superstitieuse et le mépris <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> afin <strong>de</strong> défendre <strong>la</strong><br />

liberté mal usitée par les autorités théologiques et <strong>politique</strong>s comme un moyen<br />

<strong>de</strong> répression. Spinoza indique que <strong>la</strong> liberté ne constitue point un danger pour<br />

<strong>la</strong> religion ni pour l’Etat en définissant les rapports entre <strong>la</strong> philosophie et <strong>la</strong><br />

théologie, et entre <strong>la</strong> philosophie et <strong>la</strong> <strong>politique</strong>.<br />

Le conservatisme <strong>de</strong> Spinoza, marqué du sceau <strong>de</strong> <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce doit<br />

nous gui<strong>de</strong>r dans <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’activité <strong>politique</strong>, et l’autorité absolue reconnue à<br />

<strong>la</strong> souveraine Puissance ne doit pas nous faire oublier ce que son rôle a, malgré<br />

tout. Il s’agit, <strong>de</strong> par l’ordre établi et maintenu, <strong>de</strong> préserver <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser<br />

<strong>de</strong>s citoyens, <strong>la</strong>quelle liberté qui est <strong>la</strong> condition <strong>de</strong> <strong>la</strong> sagesse pour l’élite<br />

d’entre eux. Il est donc quasiment impossible à l’autorité <strong>politique</strong> <strong>de</strong> régir ces<br />

pensées et elle trouve en elles <strong>la</strong> limite <strong>de</strong> sa puissance. Le but poursuivi par les<br />

hommes dans <strong>la</strong> vie sociale et dans son organisation <strong>politique</strong> est <strong>la</strong> recherche<br />

d’une sécurité qui leur donne possibilité d’acquitter <strong>de</strong>s fonctions <strong>de</strong> leur corps<br />

et <strong>de</strong> leur esprit. C’est donc bien <strong>la</strong> liberté qui est visée à travers les contraintes<br />

qu’ils s’imposent. Il leur appartient au contraire <strong>de</strong> tolérer tout ce qui, ne<br />

faisant qu’appel au <strong>raison</strong>nement et au jugement, sans recours aux ruses ni<br />

violences.<br />

Ainsi, <strong>la</strong> liberté est au principe <strong>de</strong> tous les progrès <strong>de</strong> l’humanité, qu’il<br />

s’agisse <strong>de</strong>s sciences ou <strong>de</strong>s arts, et l’Etat lui-même y trouve comme un<br />

principe essentiel <strong>de</strong> son fon<strong>de</strong>ment.<br />

La seule limite légitime à <strong>la</strong> liberté d’expression est celle que <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

commune peut imposer d’elle-même, à <strong>la</strong> condition d’être éc<strong>la</strong>irée sur <strong>la</strong><br />

multiplicité <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue possibles. La vocation <strong>de</strong> l’homme à penser par<br />

lui-même semble peu compatible avec toute autre forme <strong>de</strong> limitation <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté d’expression. On voit pourquoi Spinoza a toujours refusé <strong>de</strong> voir sa<br />

liberté <strong>de</strong> pensée contrainte. Car <strong>la</strong> liberté d’expression est au fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

société nouvelle et empreinte <strong>de</strong> justice et paix sociale.<br />

- 326 -


CHAPITRE VIII. ENJEUX, CONSEQUENCES ET<br />

PERSPECTIVES DE L’ENTREPRISE SPINOZISTE<br />

Dans ce chapitre où il est question <strong>de</strong> faire une projection et d’envisager<br />

<strong>de</strong>s perspectives sur le thème central <strong>de</strong> notre travail, il nous semble nécessaire<br />

<strong>de</strong> revenir sur les points sail<strong>la</strong>nts qui ont alimenté notre recherche, notamment<br />

<strong>la</strong> question <strong>de</strong> l’athéisme chez Spinoza. Par là et à sa suite, nous entendons<br />

continuer le mouvement <strong>de</strong> sa pensée en tentant <strong>de</strong> comprendre à <strong>la</strong> fois<br />

l’origine et <strong>la</strong> valeur positive du Dieu conçu par notre penseur.<br />

VIII.1. Pour une conception divine « hors religion » ?<br />

Spinoza n’a eu cesse <strong>de</strong> rappeler que les pratiques <strong>religieuse</strong>s<br />

conçoivent un Dieu humain, personnel donc doué d’amour, <strong>de</strong> désir et <strong>de</strong><br />

volonté, transcendant ; cette conception divine, aux yeux <strong>de</strong> Spinoza n’est<br />

qu’une conception imaginaire et trompeuse du vrai Dieu.<br />

Nous pensons qu’un <strong>de</strong>s enjeux importants pour nous est <strong>de</strong><br />

comprendre <strong>la</strong> conception d’un Dieu « hors religion ». Le Dieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion<br />

(on pourrait ajouter : quelle que soit <strong>la</strong> religion), Spinoza l’a fort bien indiqué<br />

dans <strong>la</strong> Préface du Traité théologico-<strong>politique</strong>, est un instrument <strong>politique</strong> par<br />

excellence puisqu’il agit puissamment sur les passions <strong>de</strong>s hommes (<strong>la</strong> crainte<br />

et <strong>la</strong> tentation). Le Dieu « <strong>de</strong> Spinoza » n’est pas une personne mais un<br />

principe. En opérant cette transmutation <strong>de</strong> notre conception <strong>de</strong> Dieu, nous<br />

pensons que Spinoza combat sur un double front :<br />

• D’abord, Spinoza s’oppose à <strong>la</strong> conception d’un Dieu personnel. Dieu,<br />

conçu comme personne, est distinct <strong>de</strong>s êtres finis : c’est <strong>la</strong> figure du<br />

Christ qui se tient face à ceux qu’il enseigne et ceux qu’il combat. Dans<br />

<strong>la</strong> doctrine chrétienne, cette valorisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature (<strong>la</strong> nature<br />

intérieure <strong>de</strong> l’homme pêcheur, et <strong>la</strong> nature extérieure, elle-même<br />

souillée par ce rapport à <strong>la</strong> problématique chrétienne Spinoza opère un<br />

renversement complet : il réhabilite <strong>la</strong> nature, non plus comme totalité<br />

<strong>de</strong>s étants, mais comme processus <strong>de</strong> génération <strong>de</strong>s étants à partir d’un<br />

- 327 -


principe unique. D’un point <strong>de</strong> vue anthropologique, ce<strong>la</strong> a pour<br />

conséquence que l’homme est <strong>la</strong>vé du pêché originel, réhabilité luimême<br />

dans sa capacité à appréhen<strong>de</strong>r par lui-même ce principe divin<br />

dans et hors <strong>de</strong> lui.<br />

• A cette vision, Spinoza oppose d’une part le mécanisme cartésien (les<br />

étants ne renvoie pas à autres choses qu’à d’autres étants, effets ou<br />

cause), et d’autre part une conception très profon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s contraintes<br />

psychologiques et <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>vage intérieur <strong>de</strong>s passions. Que reste-t-il<br />

du concept <strong>de</strong> Dieu après cette « épuration » ? Autrement exprimé,<br />

qu’apporte en positif <strong>la</strong> conception spinoziste <strong>de</strong> Dieu ?<br />

Souligner que Dieu est <strong>la</strong> Nature est une affirmation trompeuse pour<br />

nous, car il ne s’agit surtout <strong>de</strong> ce que nous concevons être <strong>la</strong> nature (à travers<br />

l’héritage <strong>de</strong> <strong>la</strong> science mo<strong>de</strong>rne). Parler même <strong>de</strong> Dieu avec un vrai « D »,<br />

comme si c’était un nom propre, peut nous inciter à nous adresser à lui adresser<br />

à lui comme à une personne. Je pense qu’il serait plus juste <strong>de</strong> parler <strong>de</strong><br />

« divin » ou <strong>de</strong> « principe divin », ce principe étant l’origine <strong>de</strong> tout, qui est co-<br />

présent à chacune <strong>de</strong>s « créatures ». Or, c’est précisément en internalisant le<br />

principe divin en l’homme que Spinoza fon<strong>de</strong> <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong> sa liberté :<br />

tandis que le « Dieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion » faisait <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong>s esc<strong>la</strong>ves en<br />

cultivant méthodiquement en eux certaines passions, le « principe divin » en<br />

nous est source d’une liberté suprême, pour autant qu’on parcoure le chemin<br />

ardu qui mène à l’ « amour intellectuel ».<br />

<strong>Les</strong> divers portraits qu’on fait d’un Spinoza athée ont ceci <strong>de</strong> commun<br />

qu’ils mettent l’accent sur <strong>de</strong>ux choses : d’une part, une démarche hyper-<br />

rationnelle d’explication exhaustive (on met alors en avant le côté systématique<br />

<strong>de</strong> sa pensée en faisant référence à <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> à <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> géométrique <strong>de</strong><br />

l’Ethique) et d’autre part, le concept <strong>de</strong> Dieu serait une occasion à son époque<br />

d’un penseur trop en avance pour son temps.<br />

Nous pensons que le penseur Spinoza, l’être humain Spinoza, était un<br />

peu plus complexe que ce<strong>la</strong>. L’Ethique est loin d’être un discours plein,<br />

parfait, sphérique et continu, comme l’a bien montré Deleuze. Et son « Dieu »<br />

n’est pas un simple principe explicatif, un Dieu rationnel et tout sec. Le Dieu<br />

- 328 -


<strong>de</strong> Spinoza est <strong>la</strong> puissance qui persévère à travers tous les êtres finis, et qui<br />

fait que chacun d’eux cherche à s’accroître.<br />

Nous croyons – mais ce<strong>la</strong> n’est qu’une supposition - que Spinoza, par<br />

pru<strong>de</strong>nce, n’osait pas évoquer <strong>de</strong> sa re<strong>la</strong>tion à Dieu. Pour <strong>la</strong> comprendre, il faut<br />

se référer à l’attitu<strong>de</strong> d’Einstein dans Comment je vois le mon<strong>de</strong>, lorsqu’il<br />

parle <strong>de</strong> <strong>la</strong> « religiosité cosmique » : quand l’homme <strong>de</strong> connaissance pénètre<br />

dans le temple <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité, il contemple, il admire l’Univers dont<br />

l’intelligibilité se déploie <strong>de</strong>vant ses yeux. Il y a là un très profond sentiment<br />

religieux – bien que nous soyons au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> toute religion.<br />

En revanche, les nietzschéens pourront nous reprocher <strong>de</strong> savoir qu’il<br />

est important <strong>de</strong> bien regar<strong>de</strong>r le contexte <strong>de</strong> l’époque où Spinoza écrit. Le<br />

mon<strong>de</strong> dans lequel évolue Spinoza est un mon<strong>de</strong> religieux, où partout on<br />

trouve <strong>la</strong> présence et le référent à un être transcendant. Bercé, éduqué dans ce<br />

mon<strong>de</strong> il nous paraît tout à fait normal que <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> Spinoza se réfère à un<br />

« Dieu ». Pas qu’il s’agisse d’une concession du philosophe (bien que le bucher<br />

puisse faire réfléchir…) mais que tout penseur révolutionnaire, tout créateur est<br />

imprégné <strong>de</strong> son époque, et s’il remet <strong>de</strong>s choses en cause, échafau<strong>de</strong> <strong>de</strong>s bases<br />

révolutionnaires (car nous ne cessons <strong>de</strong> nous étonner <strong>de</strong> l’intelligence <strong>de</strong> cet<br />

homme !), assurément on ne peut lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> tout « refaire ». La référence<br />

à Dieu chez Spinoza n’est donc pas une concession, elle n’est que le fruit d’une<br />

éducation, d’une culture et d’un mon<strong>de</strong> dont on ne peut entièrement se<br />

détacher. Freud, Einstein sont <strong>de</strong>s exemples frappants <strong>de</strong> « révolutionnaires »<br />

qui ont fait avec les moyens <strong>de</strong> conception et <strong>de</strong> compréhension du mon<strong>de</strong> qui<br />

étaient les leurs à leur époque.<br />

Pour ce qui est <strong>de</strong> <strong>la</strong> religiosité <strong>de</strong> Spinoza, l’exemple d’Einstein peut<br />

paraître délicat, car Einstein était un croyant profond et ses propos sur Dieu<br />

montrent cette ambiguïté qu’il n’a pu se résoudre à comprendre que son travail<br />

<strong>de</strong> chercheur repoussait Dieu, mais son éducation le poussait à le re-trouver<br />

coûte que coûte. Donc, sans avoir une profon<strong>de</strong> connaissance <strong>de</strong> Einstein, mais<br />

nous pouvons souligner qu’il avait cette vision <strong>de</strong> Dieu comme détenteur du<br />

Bien et du Mal, or toute <strong>la</strong> force <strong>de</strong> Spinoza est justement qu’il se met hors <strong>de</strong><br />

- 329 -


ce schéma. Nous pensons néanmoins qu’il faut se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> réintroduire le<br />

Dieu <strong>de</strong> Bien et <strong>de</strong> Mal par une voie (l’admiration ou <strong>la</strong> religiosité). Est-il<br />

nécessaire <strong>de</strong> faire ici le parallèle avec Nietzsche qui pose l’homme libre<br />

comme évoluant au-<strong>de</strong>là du Bien et du Mal. Toute <strong>la</strong> force <strong>de</strong> Spinoza semble<br />

être dans cette conception <strong>de</strong> Dieu ammoral, conception appropriée <strong>de</strong> son<br />

époque.<br />

Dans une autre projection <strong>de</strong> l’au-<strong>de</strong>là du Dieu et <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature, nous<br />

pouvons montrer que <strong>la</strong> conception <strong>de</strong> Dieu chez Spinoza est tout à fait<br />

mo<strong>de</strong>rne ; il fait lui-même l’association pour arriver à affirmer Deus sive<br />

natura.<br />

Il est bien <strong>de</strong> rappeler que ce vocable ne correspond pas forcément<br />

exactement à <strong>la</strong> même perception chez tous. Certains peuvent avoir l’opinion<br />

que « <strong>la</strong> Nature » est uniquement « matérielle » (au sens <strong>de</strong> mécanisme) ou<br />

qu’elle n’a rien <strong>de</strong> réel, comme une notion générale regroupant sous un même<br />

vocable <strong>de</strong>s entités (mo<strong>de</strong>s, corps) disloquées. Chez Spinoza – et nous le<br />

ressentons, autant qu’il nous possible, comme ce<strong>la</strong> – c’est dans une perception<br />

sublime qu’elle se réalise, perception que l’on retrouve, pour ce que nous en<br />

savons, dans tout mouvement spirituel du mon<strong>de</strong>. C’est pourquoi le mot<br />

« Dieu » n’est pas un « paravent » chez Spinoza : <strong>la</strong> Nature nous contient et<br />

nous dépasse en ce qu’elle est omnipotente et transcendante. Par ailleurs, nous<br />

avons une idée innée et première <strong>de</strong> cette appartenance et partant <strong>de</strong> cette<br />

communauté ; lorsque nous connaissons réellement, cette idée se sublime en<br />

Amour (« véritable »), ou en Béatitu<strong>de</strong>.<br />

Il est c<strong>la</strong>ir que Spinoza « ne croit pas en Dieu » le terme posant<br />

problème ici étant « croire », car croire n’est pas connaître et, <strong>de</strong> fait, il se<br />

rapporte à l’opinion (non fondée selon <strong>la</strong> connaissance vraie) <strong>de</strong> l’existence<br />

d’un Dieu humanoï<strong>de</strong> (une difficulté étant que cette conception colle tellement<br />

au mot qu’on peine à s’en dégager complètement, ce que fait au contraire –<br />

évi<strong>de</strong>mment – Spinoza). Mais si celui-ci anéantit l’anthropomorphisme, il le<br />

fait sans tomber du tout dans une erreur plus grave, consistant à rejeter<br />

conjointement le spirituel : l’union spirituelle avec <strong>la</strong> Nature – union<br />

- 330 -


intellectuelle dans les traductions, mais en fait elle n’est pas du domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

logique ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> mais <strong>de</strong> <strong>la</strong> science intuitive, considérablement<br />

supérieure.<br />

Tentons par introspection d’exprimer ce que recouvre cette vision<br />

intérieure intuitive à <strong>la</strong>quelle nous associons le vocable « <strong>la</strong> Nature » : <strong>la</strong><br />

Nature est avant tout le principe <strong>de</strong> toute chose ou évènement et, parmi les<br />

objets sensibles (choses singulières), <strong>de</strong> tout ce qui existe, a existé, et pourra<br />

exister.<br />

Elle s’impose en tout en toute circonstance, selon <strong>la</strong> nécessité<br />

imprescriptible <strong>de</strong> sa nature unique. Tout ce qui est est par elle et ne saurait être<br />

autrement. Tout ce qui est est absolument parfait par le simple fait qu’il est, et<br />

ce en vertu <strong>de</strong> cette nécessité.<br />

Une chose singulière est en interaction permanente avec le reste <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Nature. Nous pouvons <strong>la</strong> distinguer effectivement en quelque manière <strong>de</strong> ce<br />

reste mais pas <strong>de</strong> façon absolue : elle change (par perte ou augmentation : en<br />

fait, elle évolue continûment dans le mon<strong>de</strong> modal – ou nature naturée) et est<br />

donc impermanente ; les choses singulières n’ont pas d’existence en soi et par<br />

soi, ni <strong>de</strong> nature parfaitement déterminée (vacuité du Bouddhisme). Elles ne<br />

sont concevables qu’en tant que manifestations (mo<strong>de</strong>s) <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature prise dans<br />

sa totalité et son unité.<br />

Ces choses singulières – ou <strong>la</strong> nature naturée – font elle-même partie <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Nature. Quoiqu’elles changent en permanence à l’évi<strong>de</strong>nce, <strong>la</strong> Nature n’en<br />

reste pas moins éternellement <strong>la</strong> même ; car elle est, en tout état <strong>de</strong> choses,<br />

partout et en tout, action nécessaire. Le mouvement est dans <strong>la</strong> Nature et pas<br />

hors d’elle (cette intuition forte réunit d’un coup Héraclite et Parméni<strong>de</strong>, <strong>la</strong><br />

question <strong>de</strong> <strong>la</strong> compatibilité logique entre les <strong>de</strong>ux approches étant une<br />

création, un jeu, sans intérêt réel, voire d’une nuisance réelle : il n’y a pas <strong>de</strong><br />

lien logique, et ce<strong>la</strong> ne remet pour autant nullement en cause l’essentiel, c’est-<br />

à-dire ce qui précè<strong>de</strong>. La logique est considérablement inférieure à <strong>la</strong> science<br />

intuitive, non coextensive à celle-ci et donc à tout point <strong>de</strong> vue non nécessaire,<br />

- 331 -


même si elle peut être utile. L’avantage reste cependant globalement à<br />

Parméni<strong>de</strong> concernant <strong>la</strong> portée éthique).<br />

En creusant un peu plus, nous pouvons ajouter ceci : outre par l’idée<br />

innée et première qui précè<strong>de</strong>, <strong>la</strong> Nature nous apparaît secondairement comme<br />

éternelle au travers <strong>de</strong> ses Lois. Ce sont, en quelque sorte, <strong>de</strong>s notions<br />

communes mais vues non selon <strong>la</strong> Raison mais selon <strong>la</strong> science intuitive, ou<br />

troisième genre <strong>de</strong> connaissance.<br />

Notons que cette conception est pour beaucoup, souvent<br />

inconsciemment, un fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> science physique elle-même : si celle-ci<br />

décrit <strong>de</strong>s changements au sein <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s, les lois sur lesquelles elle se base<br />

sont pensées comme parties <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature éternelle, s’imposant nécessairement<br />

(en dépit <strong>de</strong>s limites réelles <strong>de</strong>s lois effectivement perçues). Certaines<br />

dimensions <strong>de</strong> l’être étant données (Matière, Pensée), ainsi que l’existence<br />

modale et les mouvements dans le mon<strong>de</strong> modal, les lois suffisent à tout.<br />

Einstein – lecteur convaincu <strong>de</strong> Spinoza – avait pour base une telle<br />

vision esthétique <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature et par conséquence <strong>de</strong> <strong>la</strong> physique. C’est<br />

pourquoi, en particulier, il croyant dur comme fer au déterminisme absolu et a<br />

dit à propos <strong>de</strong> l’ « Interprétation <strong>de</strong> Copenhague » <strong>de</strong> <strong>la</strong> Mécanique quantique<br />

– qu’il n’acceptait donc pas par principe : « Dieu ne joue pas aux dés » (le<br />

même « Dieu » que Spinoza). Pour autant, l’indétermination quantique ne met<br />

en évi<strong>de</strong>nce que nos propres limites structurelles, indépassables. Autrement dit,<br />

supposé qu’elle soit exacte, l’indétermination quantique ne met nullement en<br />

cause l’idée première <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature nécessaire, pas plus que ne le fait le chaos<br />

déterministe. Elle ne met en évi<strong>de</strong>nce que nos propres limites structurelles,<br />

indépassables. Autrement dit, supposé qu’elle soit exacte l’indétermination<br />

quantique est une loi <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature, telle qu’inscrite dans les limites <strong>de</strong> notre<br />

potentiel <strong>de</strong> connaissance. Telle est exactement <strong>la</strong> « définition » <strong>de</strong> Dieu que<br />

nous donne Spinoza.<br />

Comme le mot « Dieu » est inconsciemment chargé d’opinions<br />

étrangères à Spinoza, un exercice – qui est beaucoup plus qu’un jeu – consiste<br />

à remp<strong>la</strong>cer « Dieu » par « <strong>la</strong> Nature » par substitution globale dans une<br />

- 332 -


version numérisée <strong>de</strong> ses textes (sans tomber, autant que possible, <strong>de</strong> charyb<strong>de</strong><br />

en scyl<strong>la</strong>, c’est-à-dire dans une interprétation mécaniste liée au nouveau<br />

vocable) : ce<strong>la</strong> peut alors <strong>de</strong>venir beaucoup plus lumineux. La <strong>critique</strong><br />

spinoziste <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion concernant <strong>la</strong> religion rési<strong>de</strong> en ce qu’elle juge <strong>la</strong><br />

théologie comme <strong>la</strong> fausse connaissance embrouillée, construite sur <strong>la</strong> base <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> finalité. Une vision traditionnelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie qui renverse l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nature et plonge les hommes dans l’ignorance et <strong>de</strong> leur crainte. La religion<br />

dans son essence, fondée sur <strong>la</strong> crainte et <strong>la</strong> peur, peut-elle trouver un<br />

prolongement <strong>politique</strong> ?<br />

VIII.2. Pour le principe <strong>de</strong> l’immanence<br />

Dans <strong>la</strong> vision <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition judéo-chrétienne, Dieu est extérieur et<br />

créateur du mon<strong>de</strong>. Il n’est pas au même niveau d’égalité que ses créatures.<br />

Voilà en quel sens <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> Dieu reste impossible. Comment alors<br />

l’infiniment grand peut-il se résorber dans l’infiniment petit ? Connaître<br />

vou<strong>la</strong>nt signifier assimiler, si Spinoza soutient que l’homme peut tout<br />

connaître, par <strong>la</strong> seule <strong>raison</strong>, il en ressort que pour notre penseur l’homme<br />

s’i<strong>de</strong>ntifie à Dieu, il se découvre infini et éternel par sa <strong>raison</strong>, son intelligence.<br />

Dans ce contexte, Dieu n’est plus au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong> réflexion rationnelle, il se met à<br />

<strong>la</strong> portée <strong>de</strong> l’homme. Le Dieu spinoziste n’est donc pas hors du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’homme ; on pourrait souligner qu’il lui est immanent. Entre l’homme, Dieu et<br />

le mon<strong>de</strong> il n’y a plus <strong>de</strong> rapports <strong>de</strong> transcendance, c’est-à-dire d’extériorité<br />

ou <strong>de</strong> supériorité mais plutôt <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions d’implication formant une totalité,<br />

un système. Autrement exprimé, le Dieu spinoziste est un pur rationnel qui ne<br />

s’affirme qu’en l’homme. C’est donc en l’homme que Dieu a connaissance <strong>de</strong><br />

soi ; pour Spinoza, il semble que <strong>la</strong> connaissance que Dieu a <strong>de</strong> lui-même n’est<br />

rien <strong>de</strong> plus que <strong>la</strong> connaissance que l’homme a <strong>de</strong> Dieu. Si ce<strong>la</strong> est vrai, nous<br />

pouvons conclure que Dieu n’est pas une substance posée une fois pour toutes,<br />

mais celle qui évolue dans <strong>la</strong> pensée et suit <strong>la</strong> voie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison.<br />

Précé<strong>de</strong>mment, nous avons pu voir que chaque peuple, dans les religions, a<br />

- 333 -


déposé sa conception <strong>de</strong> Dieu, <strong>de</strong> l’homme dans son rapport avec Dieu et le<br />

mon<strong>de</strong>. Nous sommes partis <strong>de</strong>s religions <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature (Orient), <strong>de</strong>s religions<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> beauté (Grèce) pour arriver à <strong>la</strong> religion révélée et nous avons découvert<br />

l’évolution subie par l’idée <strong>de</strong> Dieu dans ce processus rationnel. Ainsi, dans le<br />

peuple grec, Dieu n’est pas autre chose que <strong>la</strong> totalité sociale. Chez le juif par<br />

contre, Dieu est non seulement le transcendant, mais aussi et surtout le Maître<br />

absolu et le Parfait à qui tout est soumis. Le concept <strong>de</strong> Dieu évoluant et se<br />

précisant dans le temps et l’histoire <strong>de</strong>s peuples, on ne peut pas faire<br />

l’économie du temps. Dieu ne s’est pas révélé une bonne fois pour toutes. Il ne<br />

cessera <strong>de</strong> se révéler jusqu’à ce que toute l’humanité en ait <strong>la</strong> vraie<br />

connaissance. Mais réciproquement, l’homme ne prend conscience <strong>de</strong> sa vraie<br />

nature qu’en Dieu. La conception que l’homme se fait <strong>de</strong> Dieu est<br />

consubstantielle à celle qu’il se fait <strong>de</strong> lui-même. La philosophie spinoziste<br />

arrive à son heure pour expliquer aux hommes leur i<strong>de</strong>ntité et révéler aux<br />

hommes ce qu’est Dieu. Notre penseur veut ainsi insinuer l’idée que le moment<br />

est venu <strong>de</strong> faire connaître <strong>la</strong> Nature telle qu’elle est, <strong>de</strong> dépasser le moment<br />

<strong>de</strong>s représentations et <strong>de</strong>s abstractions pour parvenir au sta<strong>de</strong> rationnel où <strong>la</strong><br />

pensée se saisit du vrai. Et c’est à <strong>la</strong> philosophie spinoziste qu’incombe cette<br />

tâche. Si le système spinoziste se propose <strong>de</strong> nous dévoiler le mystère <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

plénitu<strong>de</strong>, alors c’en est fait pour les « choses » mystérieuses, transcendantes,<br />

cachées et voilées.<br />

La transcendance perd <strong>de</strong> <strong>la</strong> transcendance dans cette philosophie. Tout<br />

est appréhendé sous l’angle <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance. On pourrait même dire qu’avec<br />

Spinoza, c’est le règne <strong>de</strong> l’immanence. Cette philosophie est en effet le refus<br />

<strong>de</strong> toute transcendance, l’essai d’une pensée rigoureuse qui prétend rester dans<br />

l’immanence et ne pas en sortir. Avec lui, il n’y a pas <strong>de</strong> transcendance.<br />

Affirmer que tout est connaissable et que rien n’est inconnaissable par<br />

l’homme, c’est en quelque façon soumettre tout, même Dieu, à l’hégémonie <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Spinoza a réduit toute l’expérience à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Il n’y a rien qui ne<br />

tombe sous <strong>la</strong> loi <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée rationnelle. Même le <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s êtres et le<br />

changement perpétuel du réel n’échappent à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Ainsi par sa métho<strong>de</strong><br />

- 334 -


éflexive toute chose se comprend rationnellement et intuitivement. Alors que<br />

P<strong>la</strong>ton croyait à un mon<strong>de</strong> d’idées éternelles, transcendantes au <strong>de</strong>venir,<br />

sensible, au réel concret et changeant, Spinoza s’attache à montrer que tout ce<br />

qui est c<strong>la</strong>ir et distinct est rationnel et ce qui est rationnel est certain et évi<strong>de</strong>nt,<br />

ce qui le conduit à interpréter l’univers surnatunel comme <strong>la</strong> manifestation <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Pour réconcilier <strong>la</strong> pensée et le mystère, il a fait appel à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Contrairement à <strong>la</strong> philosophie médiévale qui se limite aux dualités et <strong>la</strong>issent<br />

face à face <strong>de</strong>s oppositions (sujet-objet ; Pensée-Etre ; Homme-Dieu ;<br />

phénomène-noumène ; Raison-Foi), <strong>la</strong> philosophie spinoziste vient réconcilier<br />

ces oppositions et faire <strong>de</strong> <strong>la</strong> contradiction <strong>la</strong> marque <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance<br />

philosophique. Dans l’intuition, toutes les contradictions sont résolues et<br />

réconciliées puisque <strong>la</strong> <strong>raison</strong> c’est ce qui comprend, c’est-à-dire, prend<br />

ensemble, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> c’est <strong>la</strong> compréhension, l’universel qui comprend ses<br />

déterminations dans un développement rationnel. Avec Spinoza, <strong>la</strong> rationalité<br />

inaugurée par <strong>la</strong> philosophie traditionnelle parvient à son paroxysme. La<br />

philosophie <strong>critique</strong>, tout en se proposant <strong>de</strong> ruiner toutes les croyances<br />

métaphysiques avec <strong>la</strong> seule <strong>raison</strong>, a reconnu qu’il n’y a pas <strong>de</strong> savoir absolu<br />

en quoi l’homme puisse se reconnaître et se réaliser, et a retenu cependant<br />

l’hypothèse que Dieu existe, mais qu’il n’est pas <strong>de</strong> l’ordre du savoir. La<br />

conséquence sceptique que l’on a tirée <strong>de</strong> cet échec <strong>de</strong> <strong>la</strong> métaphysique n’en<br />

<strong>de</strong>meure pas moins illégitime : <strong>la</strong> perfection très tôt atteinte <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

mathématique, <strong>la</strong> solidarité et le progrès <strong>de</strong> <strong>la</strong> physique prouvent que l’homme<br />

peut connaître quelque chose et le connaître activement. Mais ce à quoi il<br />

s’applique alors c’est seulement à l’existence phénoménale, celle qui se donne<br />

en soi dont <strong>la</strong> métaphysique croyait saisir l’ensemble : le savoir <strong>de</strong> <strong>la</strong> science<br />

n’est pas savoir <strong>de</strong> Dieu. Celui-ci échappe toujours à <strong>la</strong> connaissance, puisque<br />

le fait <strong>de</strong> le connaître le transforme et lui confère un statut re<strong>la</strong>tif à l’homme.<br />

Ainsi, Dieu est exclu du domaine du connaissable. Mais sa sauvegar<strong>de</strong> dan <strong>la</strong><br />

société mo<strong>de</strong>rne occi<strong>de</strong>ntale va exiger une autre attitu<strong>de</strong> humaine : <strong>la</strong> foi et <strong>la</strong><br />

croyance.<br />

- 335 -


A Dieu est réservée une zone obscure et impénétrable par <strong>la</strong> pensée<br />

humaine ; c’est le mon<strong>de</strong> du sentiment, du cœur. Nous assistons pour ainsi dire<br />

dans cette société à une carte <strong>de</strong> rupture entre le profane et le sacré, entre le<br />

phénomène et le noumène. Même <strong>la</strong> foi n’est plus à l’abri <strong>de</strong> <strong>la</strong> scission ; <strong>la</strong><br />

science gagnant du terrain avec ses résultats <strong>de</strong> plus en plus spectacu<strong>la</strong>ires, <strong>la</strong><br />

foi du chrétien se sent mise à l’épreuve ; mais dans <strong>la</strong> religion, Dieu gar<strong>de</strong><br />

encore une p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> choix, celle du sentiment. Il faut noter que <strong>la</strong> philosophie a<br />

engendré en Europe une crise spirituelle sans précé<strong>de</strong>nt. C’est cette crise qui<br />

explique les déchirures <strong>de</strong> ce siècle et les contradictions qui expliquent <strong>la</strong><br />

naissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie rationaliste <strong>de</strong> Spinoziste. Mais quelle est l’origine<br />

<strong>de</strong> cette déchirure ?<br />

En effet, à <strong>la</strong> différence <strong>de</strong> <strong>la</strong> société médiévale, <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité avec les<br />

sciences comme le physique et les mathématiques, avec le déploiement<br />

excessif <strong>de</strong> <strong>la</strong> rationalité pour scruter le réel, n’a plus <strong>de</strong> points <strong>de</strong> référence<br />

absolument stables ; elle a perdu <strong>la</strong> sécurité que donnait une foi naïve et sans<br />

<strong>critique</strong>. Jadis l’homme croyant trouvait dans les représentations doctrinales ce<br />

qui assurait à son existence unité, cohésion et satisfaction sensée. Dans cette<br />

ambiance sociale et spirituelle toute c<strong>la</strong>rté et signification venaient d’en haut,<br />

<strong>de</strong> ce lien intelligible qu’était l’au-<strong>de</strong>là du ciel ; si <strong>la</strong> vie présente, l’expérience<br />

et <strong>la</strong> <strong>raison</strong> simplement humaine n’étaient pas déc<strong>la</strong>rées insensées, c’est dans <strong>la</strong><br />

seule mesure où elles renvoyaient spontanément à l’éternité immuable, au<br />

souverain, au Premier et au Dernier.<br />

Mais précisément, tel n’est plus le temps <strong>de</strong> Spinoza, l’état présent <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

culture spirituelle. La foi jadis est mise à dures épreuves par le siècle <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

philosophie traditionnelle. La mo<strong>de</strong>rnité a instauré <strong>la</strong> rupture et <strong>la</strong> douleur <strong>de</strong><br />

ces représentations doctrinales. Soumis à divers ébranlements – l’émancipation<br />

progressive du savoir scientifique, du travail économique, <strong>de</strong> <strong>la</strong> praxis socio-<br />

<strong>politique</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée rationnelle – le mon<strong>de</strong> traditionnel a fini par cé<strong>de</strong>r et<br />

abandonné <strong>la</strong> foi naïve du moyen-âge, et il est passé dans <strong>la</strong> réflexion qui<br />

s’oppose à <strong>la</strong> « substance ». Cet état <strong>de</strong> fait a engendré <strong>la</strong> crise spirituelle. Elle<br />

a pour résultat premier et immédiat <strong>la</strong> crise d’un mon<strong>de</strong> déchiré entre les<br />

- 336 -


exigences <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>critique</strong> et l’aspiration à un sens qui ne <strong>la</strong>isse rien hors<br />

<strong>de</strong> lui. C’est en prenant en compte cette situation que l’entreprise spinoziste<br />

s’éc<strong>la</strong>ire.<br />

Le mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne, en tant qu’il surgit en se différenciant du mon<strong>de</strong><br />

cohérent, stable voire compact d’autrefois, apparaît comme le mon<strong>de</strong> qui fait<br />

droit au travail <strong>de</strong> <strong>la</strong> rationalité <strong>critique</strong>, expérimentale et efficace. Refusant et<br />

reniant toute théorie immédiate et intuitive d’un Etre ou d’un sens<br />

prétendument absolus, l’enten<strong>de</strong>ment exerce <strong>de</strong> manière rigoureuse son<br />

pouvoir d’analyse et <strong>de</strong> séparation. Et Spinoza ne manque pas d’éloge vis-à-vis<br />

<strong>de</strong> cette puissance prodigieuse <strong>de</strong> (négation, <strong>de</strong> déchirement). En analysant <strong>de</strong><br />

manière <strong>critique</strong> les représentations, l’esprit fait bien une œuvre <strong>de</strong> mise à<br />

mort : il marque <strong>la</strong> distance qui le sépare <strong>de</strong> ce qui fut jadis vécu sous mo<strong>de</strong><br />

simple et immédiat, et introduit <strong>la</strong> médiation mortelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> réflexion dans ce<br />

qui se présente autrefois (Moyen-âge) comme unité primitive, vie substantielle,<br />

réalité stable, pensée non <strong>critique</strong>. En revanche, cette mort est <strong>la</strong> condition<br />

nécessaire d’une vie plus haute qui porte en <strong>la</strong> médiation. C’est en ce<strong>la</strong> que <strong>la</strong><br />

philosophie <strong>critique</strong> gar<strong>de</strong> une valeur. En elle, l’activité <strong>de</strong> diviser qui est <strong>la</strong><br />

force et le travail du puissant enten<strong>de</strong>ment s’affirme et se confirme. Seulement<br />

<strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité n’a pas pu réconcilier et dépasser les éléments déchirés. Bien au<br />

contraire, les oppositions furent maintenues comme <strong>de</strong>s hypostases<br />

indépassables. Voilà pourquoi <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>critique</strong> s’est confirmée dans le<br />

mon<strong>de</strong> phénoménal et temporel. Elle a réussi à ruiner sans pitié <strong>de</strong>s opinions,<br />

<strong>de</strong>s croyances naïves, toutes faites. Dorénavant l’enten<strong>de</strong>ment, cette puissance<br />

d’analyser, ne se tourne plus vers <strong>la</strong> contemp<strong>la</strong>tion naïve d’une réalité<br />

immuable et transcendante ; il se transforme en un enten<strong>de</strong>ment d’homme,<br />

ayant pour unique champ d’investigation l’en-<strong>de</strong>ça sensible, <strong>la</strong> finitu<strong>de</strong><br />

mondaine qu’il importe d’organiser et <strong>de</strong> transformer. La rationalité mo<strong>de</strong>rne a<br />

ainsi engendré <strong>la</strong> misère et l’abjection <strong>de</strong> l’esprit. Contrairement au mon<strong>de</strong><br />

ancien dont le regard est tourné vers le ciel, le mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne connaît le<br />

mouvement opposé.<br />

- 337 -


Ayant perdu tout intérêt pour <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur vi<strong>de</strong> d’une réalité absolue,<br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong> est passée tout ensemble <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie contemp<strong>la</strong>tive à <strong>la</strong> praxis<br />

opératoire <strong>de</strong> l’au-<strong>de</strong>là divin à l’en-<strong>de</strong>çà humain, ciel étoilé <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre<br />

compacte. L’intérêt <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> s’est radicalement dép<strong>la</strong>cé vers <strong>la</strong> présence<br />

effective <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>. Ce type <strong>de</strong> rationalité est incapable <strong>de</strong> satisfaire<br />

réellement l’homme. Et pour cause. Si elle parvient à organiser, à connaître, à<br />

transformer et à maîtriser le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> finitu<strong>de</strong> phénoménale, elle s’avère<br />

impuissante à lui découvrir sa signification ultime. L’attitu<strong>de</strong> <strong>critique</strong> a pour<br />

inconvénient patent <strong>la</strong> perte et <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’ontologie. Entre <strong>la</strong> connaissance et<br />

l’être, entre le savoir phénoménal et le mon<strong>de</strong> en soi, entre l’imparfait et le<br />

parfait, entre <strong>la</strong> Substance et l’attribut, <strong>la</strong> séparation apparaît irréductible. En un<br />

mot, aux évi<strong>de</strong>nces métaphysiques et <strong>religieuse</strong>s du Moyen-âge ou du mon<strong>de</strong><br />

traditionnel – l’être stable, le divin immuable et cru, l’intelligible substantiel et<br />

transcendant – ont succédé les antinomies <strong>de</strong> <strong>la</strong> réflexion et <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment.<br />

Désormais <strong>de</strong>venu centre et mesure <strong>de</strong> l’étant, le sujet rationnel reste enfermé<br />

dans <strong>de</strong>s oppositions qu’il ne parvient pas à dépasser : <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité se présente<br />

alors comme un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> finitu<strong>de</strong> rompue du sens ontologique, un mon<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> division sans réconciliation, un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment incapable<br />

d’accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> dualisme où <strong>raison</strong> et sentiment religieux<br />

(foi), science et croyance s’excluent.<br />

Même si <strong>la</strong> rationalité du siècle <strong>de</strong>s lumières se souciait fort peu <strong>de</strong><br />

Dieu – dont on ne peut rien savoir scientifiquement – il reconnaissait à ce Dieu<br />

une p<strong>la</strong>ce, celle du mystère, <strong>de</strong> <strong>la</strong> transcendance. Mais Spinoza survint dans <strong>la</strong><br />

scène philosophique, il se chargera d’étendre <strong>la</strong> rationalité à tous les domaines.<br />

Tout le réel ne <strong>de</strong>vait plus échapper à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Mais avant Spinoza, il se<br />

produisit <strong>la</strong> vaste doctrine <strong>de</strong> <strong>la</strong> sco<strong>la</strong>stique qui voulut réserver à Dieu une<br />

p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> choix dans les occupations et préoccupations <strong>de</strong>s hommes. Mais<br />

l’insatisfaction que créa le mouvement mystique s’avéra d’autant plus profon<strong>de</strong><br />

qu’elle voulut parvenir à Dieu. Pour les doctes <strong>de</strong> <strong>la</strong> sco<strong>la</strong>stique – Saint<br />

Augustin, Saint Anselme, Saint Thomas – Dieu est nécessaire et ne peut être<br />

connu. Mais il existe une autre voie pour l’appréhen<strong>de</strong>r ; il est éprouvé, senti,<br />

- 338 -


et intuitionné, il s’atteint au sein d’une re<strong>la</strong>tion fondamentale qui est <strong>la</strong> nature,<br />

non du savoir discursif, mais <strong>de</strong> <strong>la</strong> croyance. Spinoza déplore cet état <strong>de</strong> fait.<br />

Pour lui, ceux qui s’abandonnent à <strong>la</strong> fermentation désordonnée <strong>de</strong> <strong>la</strong> substance<br />

croient, en ensevelissant <strong>la</strong> conscience <strong>de</strong> soi et ne renonçant à l’enten<strong>de</strong>ment,<br />

être <strong>de</strong>s élus <strong>de</strong> Dieu, auxquels Dieu infuse <strong>la</strong> sagesse dans le sommeil, mais<br />

dans ce sommeil ce qu’ils reçoivent et engendrent effectivement, ce ne sont<br />

que <strong>de</strong>s songes. Selon notre penseur, <strong>la</strong> solution sco<strong>la</strong>stique pour rétablir <strong>la</strong><br />

totalité et surmonter les dualités issues <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, est toute <strong>de</strong> facilité<br />

très naturelle : elle désire <strong>la</strong> vie sans <strong>la</strong> mort, l’intuition sans le discours. Pour<br />

<strong>la</strong> philosophie sco<strong>la</strong>stique, il n’est pas question <strong>de</strong> résoudre <strong>la</strong> compacité <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

substance et élever cette substance à <strong>la</strong> connaissance c<strong>la</strong>ire et distincte ; elle<br />

croit qu’elle ne doit pas tant reconduire l’esprit chaotique à l’ordre pensé et à <strong>la</strong><br />

simplicité du concept, que mé<strong>la</strong>nger les distinctions <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée et restaurer le<br />

sentiment <strong>de</strong> l’essence ; elle est convaincue qu’elle ne doit pas tant procurer <strong>la</strong><br />

pénétration intellectuelle que l’édification. Ce qui dans cette philosophie est<br />

honoré, c’est non le rationnel, mais le sentiment. Avec <strong>la</strong> sco<strong>la</strong>stique, l’homme<br />

s’éloigne <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée véritable et <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion authentique. Pour Spinoza, le<br />

rationnel doit aussi bien s’attaquer aux choses finies qu’aux choses générales et<br />

universelles. Ainsi l’en-soi, le noumène, <strong>la</strong> substance sont ramenés au niveau<br />

<strong>de</strong> l’homme non pas dans le sentiment ni dans le terrestre mais dans <strong>la</strong> pensée<br />

rationnelle qui ne fuit point le travail <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment – comme le fait le<br />

discours prophétique – mais le dépasse en partant. Avec le rationalisme, tout<br />

parfait <strong>de</strong>vient objet <strong>de</strong> connaissance. Toute vérité est à <strong>la</strong> mesure <strong>de</strong> l’homme<br />

et non pas supérieure ou extérieure à l’homme. Mais l’homme ne parvient pas<br />

naturellement au savoir absolu. Encore faut-il qu’il accepte <strong>de</strong> supporter<br />

l’effort rationnel qui lui permet d’élever les principes <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

morale à <strong>la</strong> philosophie et à <strong>la</strong> science.<br />

Si Spinoza en est arrivé à <strong>la</strong> conclusion suivant <strong>la</strong>quelle toute activité<br />

humaine peut être ramenée au rationnel, c’est que <strong>la</strong> société dans <strong>la</strong>quelle a<br />

émergé sa philosophie avait entrepris une œuvre <strong>de</strong> démystification et <strong>de</strong><br />

démythisation. Au fur et à mesure que l’homme comprit qu’il était capable <strong>de</strong><br />

- 339 -


amener à lui l’univers, <strong>de</strong> s’en rendre comme maître et possesseur par sa seule<br />

<strong>raison</strong>, il n’était plus question <strong>de</strong> séparer forme et contenu, expérience et<br />

connaissance, Dieu et l’homme. La philosophie spinoziste, en faisant <strong>de</strong>s<br />

vérités <strong>religieuse</strong>s <strong>de</strong>s enveloppes <strong>de</strong> vérités rationnelles, a p<strong>la</strong>cé le rationnel<br />

au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> tout. La civilisation occi<strong>de</strong>ntale s’est reflétée au maximum dans le<br />

système spinoziste. Par sa seule faculté <strong>de</strong> connaître, l’homme <strong>de</strong>vient ainsi <strong>la</strong><br />

substance parce que capable <strong>de</strong> penser, d’intuitionner et <strong>de</strong> comprendre <strong>la</strong><br />

nature, l’univers. Spinoza a poussé <strong>la</strong> prétention occi<strong>de</strong>ntale à son haut point.<br />

Le dix-septième siècle qui est son siècle est celui <strong>de</strong>s grands systèmes ayant<br />

pour prétention <strong>de</strong> penser et <strong>de</strong> reconstruire tous les compartiments <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité.<br />

Par opposition au p<strong>la</strong>tonisme qui fait cas d’un mon<strong>de</strong> intelligible radicalement<br />

opposés, à l’opposé <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie médiévale qui parle encore d’un Absolu<br />

auquel il faut croire, le spinozisme se présente comme une philosophie <strong>de</strong><br />

l’immanence : <strong>la</strong> Nature n’est pas l’au-<strong>de</strong>là lointain et indéfini ; il est le sujet<br />

universel qui comprend tout, <strong>de</strong> qui viennent toutes les choses réelles, c<strong>la</strong>ires et<br />

distinctes. Ainsi l’histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion divine se transmue en histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Raison humaine. Ce n’est plus dans l’au-<strong>de</strong>là mystifié, ce n’est plus dans le<br />

Dieu mystérieux, ce n’est plus dans <strong>la</strong> transcendance qu’il faut p<strong>la</strong>cer le<br />

fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité. Tout doit partir <strong>de</strong> l’homme comme capable <strong>de</strong><br />

connaître rationnellement <strong>la</strong> vérité. Puisque toute vérité est rationnelle et que<br />

tout rationnel est évi<strong>de</strong>nt, c<strong>la</strong>ir et distinct, il revient à l’homme <strong>de</strong> découvrir<br />

l’intelligibilité souvent occultée par les apparences mystérieuses, irrationnelles<br />

et absur<strong>de</strong>s qui semblent constituer <strong>la</strong> trame <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong>s hommes.<br />

Dans ce cas, il est aisé <strong>de</strong> comprendre que <strong>la</strong> vérité <strong>religieuse</strong> comme<br />

pour sa transcendance, sa sacralité, sa révé<strong>la</strong>tion provi<strong>de</strong>ntielle, sa<br />

surnaturalité, son mystère voire son irrationalité, ait été rep<strong>la</strong>cée dans un<br />

système qui <strong>la</strong> ren<strong>de</strong> rationnelle, philosophique, c<strong>la</strong>ire et distincte. Avec<br />

Spinoza, les voies <strong>de</strong> Dieu <strong>de</strong>viennent les voies <strong>de</strong> l’homme c’est-à-dire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Raison qui tend à se révéler à travers les âges et les peuples. <strong>Les</strong> expressions<br />

comme «l’esprit du Christ, <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce, <strong>la</strong> sagesse, <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>, entres autres »<br />

constamment utilisées au chapitre IV <strong>de</strong> son Traité théologico-<strong>politique</strong> font<br />

- 340 -


p<strong>la</strong>ce à <strong>la</strong> théologie qui montre que ce qui se cache <strong>de</strong>rrière les représentations<br />

<strong>religieuse</strong>s est <strong>la</strong> vérité philosophique. En arrivant à interpréter rationnellement<br />

tous les domaines <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie et du savoir, Spinoza a élevé l’homme mo<strong>de</strong>rne<br />

engagé dans <strong>la</strong> misère <strong>de</strong>s phénomènes <strong>de</strong> <strong>la</strong> finitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> temporalité au<br />

niveau <strong>de</strong> l’absolu ; <strong>de</strong> même il a fallu <strong>de</strong>scendre les mystères et Dieu à <strong>la</strong><br />

portée <strong>de</strong>s hommes ruinant ainsi tout ce qui paraissait impénétrable pour <strong>la</strong><br />

pensée. Il a assuré à l’homme sa dignité sublime en l’amenant à s’occuper<br />

davantage <strong>de</strong> Dieu qui l’ennoblit au lieu <strong>de</strong> ne s’en tenir qu’à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>titu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

phénomènes car pour lui ce qui dans <strong>la</strong> vie est vrai, grand et divin, l’est par <strong>la</strong><br />

Raison. Le royaume <strong>de</strong> l’esprit est le royaume <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté. Tout ce qui donne<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> cohérence à <strong>la</strong> vie humaine, tout ce qui a valeur et validité est <strong>de</strong> nature<br />

spirituelle, et ce royaume <strong>de</strong> l’esprit existe seulement par <strong>la</strong> conscience <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vérité et <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale, par <strong>la</strong> saisie <strong>de</strong>s idées.<br />

Il a assuré à l’humanité sa parousie qui doit se réaliser sur cette terre<br />

mais grâce à <strong>la</strong> Nature, c’est-à-dire à <strong>la</strong> Raison qui enseigne à l’homme qu’il<br />

est Liberté et qu’il ne <strong>de</strong>vient libre qu’en passant par <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> <strong>la</strong> croix qui<br />

n’est rien d’autre que <strong>la</strong> séparation d’avec son moi empirique, ses penchants<br />

naturels et ses sentiments égoïstes. Par là même, il a permis à « Dieu <strong>de</strong><br />

s’incarner dans l’humanité » en cessant d’être le Dieu inaccessible <strong>de</strong>s<br />

philosophes <strong>critique</strong>s, le Dieu transcendant <strong>de</strong>s juifs et <strong>de</strong>s chrétiens pour<br />

<strong>de</strong>venir <strong>la</strong> Raison « concrète », l’universel par excellence. En d’autres termes,<br />

<strong>la</strong> conception spinoziste du rapport <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité rationnelle et <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

foi nous amène à dire que autant <strong>la</strong> transcendance « s’immanentise », autant le<br />

profane se sacralise. Ici nous nous rendons compte que l’incarnation<br />

perpétuelle <strong>de</strong> Dieu se réalise et se confond avec l’élévation éternelle <strong>de</strong><br />

l’homme à <strong>la</strong> dignité <strong>de</strong> Dieu.<br />

- 341 -


VIII.3. Philosophie et théologie : nécessité d’une rencontre ou <strong>la</strong><br />

Raison réconciliatrice<br />

La <strong>raison</strong> et le sentiment religieux sont-ils investis <strong>de</strong> fonctions<br />

concurrentes ? Le sentiment religieux ne subsiste-t-il que dans les marges <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> ? En c<strong>la</strong>ir, quels rapports peuvent-ils donc entretenir ? Enfin, nous<br />

sommes tentés <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ceci : comment chez Spinoza <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est<br />

fondée sur l’irrationnel, <strong>la</strong> non-<strong>raison</strong> ? Voilà autant d’interrogations soulevées<br />

par le Traité théologico-<strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza à l’égard <strong>de</strong> ce que peut peser le<br />

rapport philosophie et religion.<br />

Spinoza est un penseur rigoureux qui vise avant tout le savoir<br />

universel. Son désir est <strong>de</strong> construire une philosophie systématique. Et pour ce<br />

faire, dans ses investigations, il prend en compte tous les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

connaissances possibles pour fon<strong>de</strong>r sa pensée. Cette préoccupation, il <strong>la</strong><br />

vou<strong>la</strong>it sérieuse, il a dû faire appel à <strong>la</strong> caution <strong>de</strong> ses amis doctes et <strong>de</strong>s<br />

théologiens. Dans ses nombreuses lettres, il révèle l’itinéraire <strong>de</strong> ses<br />

recherches : « Je compose actuellement un Traité sur <strong>la</strong> façon dont<br />

j’envisage l’Ecriture et mes motifs pour l’entreprendre sont les suivants :<br />

- les préjugés <strong>de</strong>s théologiens : je sais en effet que ce sont ces<br />

préjugés qui s’opposent surtout à ce que les hommes puissent appliquer<br />

leur esprit à <strong>la</strong> philosophie ; je juge donc utile <strong>de</strong> montrer à nu ces<br />

préjugés et d’en débarrasser les esprits réfléchis.<br />

- l’opinion qu’a <strong>de</strong> moi le vulgaire qui ne cesse <strong>de</strong> m’accuser<br />

d’athéisme ; je me vois obligé <strong>de</strong> <strong>la</strong> combattre autant que le pourrai.<br />

- <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> philosophie et <strong>de</strong> dire notre sentiment ; je désire<br />

l’établir par tous les moyens : l’autorité excessive et le zèle indiscret <strong>de</strong>s<br />

prédicants ten<strong>de</strong>nt à <strong>la</strong> supprimer». 233<br />

Ainsi, <strong>la</strong> métaphysique qui est <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong> soi-même,<br />

répond chez Spinoza, à plusieurs exigences : c’est l’obligation d’un chrétien<br />

d’employer <strong>la</strong> <strong>raison</strong> pour lutter contre les négations <strong>de</strong>s libertins ; <strong>de</strong> plus <strong>la</strong><br />

233 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Introduction, PUF, Paris, 1999, p.5.<br />

- 342 -


métaphysique est <strong>la</strong> première question exigée par l’ordre méthodique ; enfin <strong>la</strong><br />

physique ne peut atteindre <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong>, si elle ne s’appuie sur <strong>la</strong> métaphysique.<br />

De ces trois <strong>raison</strong>s, <strong>la</strong> première nous montre Spinoza engagé dans <strong>la</strong><br />

campagne contre les théologiens. On sait <strong>la</strong> charge d’excommunication qu’il a<br />

reçue <strong>de</strong> <strong>la</strong> synagogue, et à cet égard, le Traité théologico-<strong>politique</strong> et en appui<br />

l’Ethique sont dans <strong>la</strong> ligne <strong>de</strong> cette apologétique rationaliste dont on a<br />

découvert à l’époque cartésienne. Spinoza l’a voulu ainsi ; et il le soutient à<br />

l’envie qu’il n’est pas athée et qu’il soutient <strong>la</strong> cause <strong>de</strong> Dieu. Recherche t-il<br />

sans doute l’approbation <strong>de</strong>s théologiens ? Il est donc c<strong>la</strong>ir que sa<br />

métaphysique s’insère dans ce mouvement religieux ; et il suffit <strong>de</strong> signaler<br />

l’emploi qu’en ont fait les théologiens-philosophes <strong>de</strong> <strong>la</strong> moitié du siècle,<br />

Bossuet, Arnauld et Malebranche. Certes Spinoza n’a fait intervenir<br />

spontanément dans le tissu <strong>de</strong> sa philosophie le moindre dogme spécifiquement<br />

chrétien ou catholique. Il a peut-être affirmé sa foi non pas, en tant que<br />

philosophe, mais en tant que citoyen d’un pays attaché à <strong>la</strong> religion dans<br />

<strong>la</strong>quelle Dieu lui avait fait <strong>la</strong> grâce <strong>de</strong> naître. Mais cet attachement, dont <strong>la</strong><br />

sincérité est manifeste, implique tout naturellement <strong>la</strong> conviction qu’aucune<br />

vérité philosophique ne peut être incompatible avec <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong>s dogmes<br />

révélés ; aussi lorsque les théologiens <strong>critique</strong>nt sa théorie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature en<br />

affirmant qu’elle ne s’accor<strong>de</strong> pas avec le dogme <strong>de</strong> <strong>la</strong> transsubstantiation,<br />

Spinoza s’efforce <strong>de</strong> démontrer <strong>la</strong> compatibilité.<br />

Nous ne pouvons passer sous silence que <strong>la</strong> religion par rapport à<br />

l’entreprise philosophique, joue un rôle plus complexe. Elle se définit en effet<br />

comme un ensemble d’opinions ou <strong>de</strong> coutumes, et invite à <strong>la</strong> croire vraie et<br />

non à <strong>la</strong> croire vraie, puisqu’elle touche les vérités <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi. Une fois <strong>la</strong><br />

philosophie édifiée, <strong>de</strong>ux systèmes <strong>de</strong> vérités certaines se font face,<br />

indépendants dans leurs sources, lumière naturelle ou révé<strong>la</strong>tion surnaturelle,<br />

distincte dans leurs buts, établissement d’une science immuable ou conquête du<br />

salut éternel, opposés par leurs juridictions suprêmes, <strong>raison</strong> <strong>de</strong> chacun ou<br />

autorité <strong>de</strong> l’Eglise. Néanmoins, chaque système porte en soi <strong>de</strong> quoi justifier<br />

l’existence et l’indépendance <strong>de</strong> l’autre : il est <strong>de</strong>s <strong>raison</strong>s théologiques pour<br />

- 343 -


autoriser le philosophe à faire un libre usage <strong>de</strong> sa <strong>raison</strong> ; et <strong>la</strong> philosophie, en<br />

reconnaissant l’incompréhensibilité divine et qu’elle dépasse les nécessités<br />

rationnelles <strong>de</strong>ssine <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce où une théologie révélée proposera <strong>de</strong>s dogmes,<br />

indémontrables pour <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ordinaire sans être pour autant absur<strong>de</strong>s. De cette<br />

double reconnaissance naît une frontière commune à <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité et<br />

à <strong>la</strong> pratique du salut : ce sont les vérités <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi. Le théologien, enfant avant<br />

d’être homme et élève <strong>de</strong>s collèges autant qu’interprète <strong>de</strong>s Ecritures Saintes,<br />

doit distinguer ses préjugés <strong>de</strong> l’inspiration surnaturelle et <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu du<br />

<strong>la</strong>ngage philosophique dans lequel elle a été entendue, car il sera abusif <strong>de</strong><br />

vouloir chercher une observation antinomique dans le miracle <strong>de</strong> Josué, ou<br />

alors dans le mystère <strong>de</strong> l’Eucharistie un alibi à l’égard <strong>de</strong>s formes<br />

substantielles. Entre les <strong>de</strong>ux lumières, directe ou surnaturelle, réfléchie ou<br />

naturelle, aucun conflit ne peut être définitif. S’il envisage même que cette<br />

lumière, par quelque assistance du ciel, puisse rendre les mystères <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi<br />

évi<strong>de</strong>nts à quelques grands théologiens inspirés, jamais il ne fournit <strong>de</strong> <strong>raison</strong>s<br />

pour son adhésion à <strong>la</strong> foi catholique. S’il œuvre à accor<strong>de</strong>r les résultats <strong>de</strong> sa<br />

philosophie toujours que l’acte <strong>de</strong> foi a été accompli et ne soumet pas à<br />

l’examen sa c<strong>la</strong>rté et son évi<strong>de</strong>nce qu’il attribue à <strong>la</strong> grâce <strong>de</strong> lumière. Plus<br />

encore philosophe juif, il est juif et philosophe. Ce qu’il faut comprendre donc<br />

chez Spinoza, c’est que le philosophe est à <strong>la</strong> fois un homme agissant et <strong>de</strong><br />

réflexion qui s’intéresse également à <strong>la</strong> chose divine. Même si <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est à<br />

l’égard du philosophe ce que <strong>la</strong> grâce est à l’égard du chrétien, Spinoza pense<br />

que nous pouvons avoir <strong>la</strong> foi et atteindre Dieu par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. II est vrai que<br />

selon une tradition <strong>de</strong> pensée fidéiste, <strong>la</strong> théologie est fondée sur <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion<br />

qui est elle-même l’objet d’un pur acte <strong>de</strong> foi. Mais une autre tradition prétend<br />

que <strong>la</strong> théologie est une science, que l’existence <strong>de</strong> Dieu peut être connue par<br />

l’intelligence. Certains ignorent quel est le statut épistémologique <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

théologie ; elle est une science inductive, elle procè<strong>de</strong> à partir d’un donné qui<br />

doit être vérifié préa<strong>la</strong>blement : le fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion, cette vérification est<br />

précédée par l’analyse qui établit, à partir du mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, l’existence<br />

<strong>de</strong> Dieu.<br />

- 344 -


L’expérience <strong>religieuse</strong> est une activité personnelle et invio<strong>la</strong>ble,<br />

impénétrable aux autres croyants. En effet, si <strong>la</strong> science fait face à <strong>la</strong> réalité que<br />

personne ne met en crise, <strong>la</strong> foi doit indiquer, manifester qu’elle réfère à autre<br />

chose que <strong>la</strong> seule subjectivité croyante : l’objet <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi ne s’inscrit pas dans<br />

le champ d’expérience habituel ni scientifique et il semble qu’il n’ait rien pour<br />

le justifier. Ainsi Dieu, s’il est, ne saurait constituer un élément <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité,<br />

celle qui s’impose à nous.<br />

Il faut pour ainsi dire noter que <strong>la</strong> foi ren<strong>de</strong> compte elle-même <strong>de</strong> sa<br />

légitimité dans un discours. Or, si <strong>la</strong> science se fon<strong>de</strong> sur le rapport entre <strong>la</strong><br />

théorie et l’expérience, il en est <strong>de</strong> même pour <strong>la</strong> foi judéo-chrétienne par<br />

exemple : <strong>la</strong> théorie, ce sont les textes évangéliques, théologiques et<br />

l’expérience ce sont les faits observables, l’existence <strong>de</strong> Jésus, ce qu’ont vu et<br />

vécu les disciples, entre autres. C’est dire que pour Spinoza, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ne peut<br />

bâtir <strong>la</strong> science sans <strong>la</strong> foi. De toute évi<strong>de</strong>nce, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> n’est plus ce qu’il faut<br />

opposer à tout prix à <strong>la</strong> foi, elle ne recule pas non plus, bien au contraire, elle<br />

lui sert <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>ment. La foi théologique telle qu’elle est vue par notre penseur<br />

se révèle comme le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> rationalité <strong>de</strong> toute chose. Car alors, si <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> rejette <strong>la</strong> foi initialement, mais <strong>la</strong> retrouve et l’embrasse par <strong>la</strong> suite,<br />

comme ce qui <strong>la</strong> gui<strong>de</strong> et <strong>la</strong> forme. De <strong>la</strong> sorte, <strong>la</strong> foi dans son commerce avec<br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong> contribue à fon<strong>de</strong>r <strong>la</strong> science.<br />

Comme on le peut le voir, <strong>raison</strong> et foi ont une commune mesure, un<br />

dénominateur commun, une même dimension. Il faudrait mettre <strong>la</strong> parenté<br />

entre foi et <strong>raison</strong>. Parenté qui va parfois jusqu’à l’i<strong>de</strong>ntification, voire<br />

l’assimi<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. De même il est enseigné dans les Saintes<br />

Ecritures qu’il faut croire en <strong>la</strong> suprématie <strong>de</strong> Dieu, à sa puissance et à sa<br />

capacité <strong>de</strong> doter les hommes d’une faculté <strong>de</strong> connaître, <strong>de</strong> <strong>raison</strong>ner, en un<br />

mot, <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Pour notre part, il convient <strong>de</strong> démontrer rationnellement <strong>la</strong> question <strong>de</strong><br />

Dieu et <strong>de</strong> l’âme 234 . Nous ne nous accordons pas que les hommes puissent<br />

234 Commentant Kant, Georges Pascal nous faisait remarquer que « <strong>la</strong> Théologie rationnelle nous fait assister au<br />

suprême effort d’unification <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et au passage, en quelque sorte, <strong>de</strong> l’un à l’unique (…)Tel est l’idéal <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> pure, ens realissimum, qu’on peut appeler aussi être originaire en tant qu’il ne rési<strong>de</strong> que dans <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, être<br />

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séparer radicalement <strong>raison</strong> et foi <strong>de</strong> façon à les concevoir comme <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong> connaissance diamétralement opposés. En fait, ceux qui n’ont point <strong>la</strong> foi<br />

peuvent être uniquement sensibles à cette faute <strong>de</strong> logique qui consiste à<br />

démontrer l’existence <strong>de</strong> Dieu par les Ecritures, et <strong>la</strong> valeur <strong>de</strong>s Ecritures par<br />

l’existence <strong>de</strong> Dieu. Il justifie donc <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> démonstrations purement<br />

philosophiques <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> Dieu par le fait que les incroyants ne seront<br />

sensibles à rien d’autre. Mais c’est d’abord pour <strong>la</strong> cohérence <strong>de</strong> son propre<br />

système, d’une physique garantie par <strong>la</strong> métaphysique que cette validité<br />

philosophique <strong>de</strong> <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> Dieu est fondamentale. On ne saurait rien<br />

admettre philosophiquement qui ne soit évi<strong>de</strong>nt rationnellement et seulement<br />

rationnellement. Pour concilier les théologiens, nous pouvons affirmer que ce<br />

que nous disons <strong>de</strong> Dieu, est en <strong>la</strong>ngage philosophique <strong>la</strong> même chose que ce<br />

qui est dit dans les Ecritures. Tout ce<strong>la</strong> dénote le caractère dyptique,<br />

pluridimensionnel <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance, <strong>de</strong> <strong>la</strong> métaphysique qui s’interroge en<br />

permanence sur Dieu et sur <strong>la</strong> <strong>raison</strong> (humaine). Comprenons que ce dont<br />

Spinoza parle dans ses œuvres, ce n’est point <strong>la</strong> foi naïve ni <strong>la</strong> foi purement<br />

dogmatique. Cette foi qui peut s’accommo<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, qui peut compléter<br />

ou fon<strong>de</strong>r <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est bel et bien <strong>la</strong> foi réfléchie. Il serait donc inconcevable<br />

que l’on accepte une telle formule : « Ne <strong>raison</strong>nez pas ! Croyez ! » Ce<strong>la</strong> est<br />

même une insulte aux théologiens et aux hommes <strong>de</strong> foi à qui <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ne leur<br />

fait aucun défaut. Ces théologiens ou ces hommes <strong>de</strong> l’Eglise, ce sont avant<br />

tout <strong>de</strong>s hommes qui ont fait <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s en philosophie, en sociologie,<br />

entre autres, et alors <strong>la</strong> <strong>raison</strong> philosophique, <strong>la</strong> démarche rationnelle, les<br />

arguments consistants, les métho<strong>de</strong>s réflexives et les <strong>raison</strong>nements<br />

démonstratifs ne sauraient leur manquer.<br />

C’est vrai que pour être immaculé il faut croire jusque dans son<br />

subconscient en Dieu, le prier et avoir <strong>la</strong> foi. Il est aussi dit que « <strong>la</strong> victoire<br />

qui triomphe le mon<strong>de</strong>, c’est notre foi » 235 ou encore « heureux ceux qui<br />

suprême puisqu’il n’ y a aucun être au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> lui, être <strong>de</strong>s êtres, puisque tout lui est subordonné comme à sa<br />

condition. » Georges Pascal, Pour connaître Kant, Bordas, Paris, 1992, pp.99-100.<br />

235 La Bible : Première épître <strong>de</strong> Saint Jean 5, 4, Maxi poche, Paris, 2007, p.1312.<br />

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n’ont pas vu et qui ont cru » 236 , mais là encore il ne s’agit guère – même si<br />

c’est une foi <strong>religieuse</strong> – d’une foi naïve ou vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>raison</strong>, encore moins<br />

irréfléchie. On pourrait même dire que c’est une foi <strong>raison</strong>nable, <strong>raison</strong>née et<br />

c’est ce<strong>la</strong> qui peut gui<strong>de</strong>r <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Il serait donc cruel d’établir un front p<strong>la</strong>t,<br />

une « muraille <strong>de</strong> chine » entre <strong>raison</strong> et foi, entre philosophie et théologie sous<br />

prétexte que l’une est radicalement opposée à l’autre. Car alors l’on conduirait<br />

<strong>la</strong> métaphysique spinoziste à sa ruine. L’esprit spinoziste, notons-le bien, est un<br />

esprit réconciliateur, unificateur, ce qui lui confère d’ailleurs un caractère<br />

rigoureux et systématique ; n’oublions pas que Spinoza a pour ambition <strong>de</strong><br />

fon<strong>de</strong>r une science universelle, et il ne peut accepter que les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

connaissance soient éparpillés.<br />

Ainsi donc, <strong>la</strong> recherche rationnelle dans <strong>la</strong> perspective spinoziste<br />

s’attache à scruter et à fon<strong>de</strong>r les mystères <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi. Elle les explique et les<br />

éc<strong>la</strong>ire. Comme on le voit, <strong>raison</strong> et foi sont avant tout <strong>de</strong>ux métho<strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tives<br />

à <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> connaissance : connaissance par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, connaissance par <strong>la</strong><br />

révé<strong>la</strong>tion ; ensuite, le philosophe considère les choses dans leur nature propre,<br />

le fidèle chrétien les choses dans leur rapport à Dieu, dont elles sont les<br />

créatures, ces <strong>de</strong>rnières lui <strong>de</strong>vant amour et soumission. Enfin, le philosophe<br />

étudie <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> l’homme, le chrétien, l’être révélé dans sa vérité.<br />

Mais comprenons très exactement que ce sont <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> connaissance qui<br />

en fait s’attèlent à appréhen<strong>de</strong>r l’être suprême, c’est-à-dire Dieu en face <strong>de</strong> qui<br />

nous sommes finis parce que simples créatures.<br />

La pensée <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature se révèle comme une pensée totale connectée en<br />

<strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> connaissance que sont <strong>raison</strong> et foi. Si l’on est épris <strong>de</strong><br />

connaissance comme Spinoza, il faut avoir le courage <strong>de</strong> penser l’Absolu, <strong>de</strong><br />

s’interroger sur son existence, sur d’autres problèmes métaphysiques tels le<br />

mon<strong>de</strong>, <strong>la</strong> liberté, <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>, le salut, entre autres. Ce sont bien là <strong>de</strong>s<br />

domaines qui ne peuvent échapper puisque l’homme est conçu sous un double<br />

angle : une dimension réflexive, rationnelle et une dimension spirituelle,<br />

236 I<strong>de</strong>m, Jean 20, 29, p.1168.<br />

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toujours en rapport mutuel. On pourrait dire ceci : il est animal <strong>raison</strong>nable et<br />

religieux ; en tant que créature, il doit culte et respect à son créateur, celui qui<br />

l’a fait être et l’a doté gracieusement <strong>de</strong> conscience, <strong>de</strong> <strong>raison</strong> pour penser le<br />

mon<strong>de</strong>.<br />

Parmi les êtres, seul l’homme possè<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Et c’est dans cet être <strong>de</strong><br />

<strong>raison</strong> que nous retrouvons <strong>la</strong> foi. C’est <strong>la</strong> <strong>raison</strong> elle-même qui <strong>la</strong> convoque.<br />

L’homme a suffisamment <strong>la</strong> <strong>raison</strong> mais il est aussi suffisamment religieux.<br />

N’est-ce pas là une <strong>raison</strong> <strong>de</strong> penser que <strong>la</strong> foi est vraiment liée à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> ? En<br />

tout état <strong>de</strong> cause, <strong>raison</strong> et foi restent <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> connaissance qui sont<br />

<strong>de</strong>s manifestations <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> humaine. Elles sont toutes les <strong>de</strong>ux assimi<strong>la</strong>bles<br />

l’une à l’autre puisque c’est <strong>la</strong> même réalité qui les parcourt. Ce sont les dons<br />

<strong>de</strong> Dieu, donc <strong>de</strong>s rameaux <strong>de</strong> <strong>la</strong> même vigne. Il ne saurait <strong>de</strong> cette façon<br />

exister une rupture radicale <strong>raison</strong> et foi, qui du reste, chacun <strong>de</strong> son côté<br />

apporte à l’homme réconfort moral et équilibre spirituel.<br />

Dès lors, nous pouvons soutenir que <strong>la</strong> théologie rencontre <strong>la</strong><br />

philosophie. Cette rencontre avait été déjà prônée auparavant par Saint Paul<br />

dans ses lettres aux Romains au temps <strong>de</strong> sa prédication. Ainsi reconnaît-il que<br />

<strong>la</strong> sagesse humaine peut mener à <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong> Dieu, elle doit reconnaître<br />

Dieu en elle, et <strong>la</strong> <strong>raison</strong> a été dotée à l’homme pour découvrir son créateur.<br />

Ainsi, <strong>la</strong> foi n’est pas si étrangère à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> au point <strong>de</strong> maintenir <strong>de</strong> maintenir<br />

ces <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> connaissance dans une p<strong>la</strong>te discontinuité. Car en effet,<br />

dans <strong>la</strong> pratique elles sont complémentaires. De fait, parce que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> scrute<br />

les mystères <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi, une connaissance <strong>de</strong> Dieu est possible à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

connaissance rationnelle du mon<strong>de</strong>. Ec<strong>la</strong>irée régulièrement par <strong>la</strong> foi, <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

dans son discours parvient à <strong>la</strong> vérité absolue. Elles s’imbriquent et donc elles<br />

ne sauraient être diamétralement opposées. D’où toute connaissance par<br />

démonstration est aussi connaissance par révé<strong>la</strong>tion. C’est d’ailleurs l’occasion<br />

<strong>de</strong> rappeler qu’il y a toujours <strong>de</strong>s échanges entre <strong>la</strong> philosophie et <strong>la</strong> théologie,<br />

<strong>de</strong>s influences réciproques aussi. Car <strong>de</strong> même que <strong>la</strong> théologie emprunte<br />

concepts et idées à <strong>la</strong> philosophie, <strong>de</strong> même <strong>la</strong> philosophie reçoit une autre<br />

approche <strong>de</strong>s problèmes <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie, <strong>de</strong> même encore <strong>la</strong> théologie propose<br />

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à <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong>s solutions nouvelles aux problèmes métaphysiques. C’est<br />

d’ailleurs dans cette optique que nous pouvons connaître Dieu par <strong>la</strong><br />

démonstration rationnelle et notre <strong>raison</strong> peut saisir dans <strong>la</strong> perfection et <strong>la</strong><br />

gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> Dieu <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>de</strong> son existence. L’on est tenté <strong>de</strong> dire ceci : parce<br />

que <strong>la</strong> foi perfectionne l’intelligence, <strong>la</strong> philosophie est à sa p<strong>la</strong>ce dans <strong>la</strong><br />

théologie et le théologien doit être philosophe. Philosopher en théologien ? Il<br />

est souhaitable, car bien que <strong>la</strong> foi et <strong>la</strong> <strong>raison</strong> soient <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong><br />

connaissance distincts par leur objet (affirmations démontrables ou<br />

indémontrables) et leur métho<strong>de</strong> (démonstration ou confiance en quelqu’un)<br />

elles portent ultimement sur <strong>la</strong> même réalité (l’existence <strong>de</strong> Dieu, <strong>la</strong> nature, le<br />

mon<strong>de</strong>, <strong>la</strong> connaissance).<br />

En définitive, <strong>la</strong> philosophie doit renouveler La Bible : il s’agit <strong>de</strong> tirer<br />

<strong>de</strong> cette œuvre une véritable philosophie conforme aux exigences logiques.<br />

L’homme a été créé à l’image <strong>de</strong> Dieu en tant que son créateur, ainsi on ne<br />

peut parler <strong>de</strong> sagesse que dans <strong>la</strong> mesure où cette sagesse appartient également<br />

à Dieu. L’on comprend dès lors que <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> Dieu est <strong>la</strong> condition <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> soi et ainsi <strong>la</strong> dialectique <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi doit être<br />

maintenue. C’est pourquoi, par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> l’on parvient à Dieu et c’est à ce titre<br />

que <strong>la</strong> foi doit aller à sa rencontre par l’intelligence. C’est une invite donc à<br />

chacun à <strong>raison</strong>ner tant qu’il lui p<strong>la</strong>ira, mais il doit obéir à Dieu et croire en son<br />

existence. La foi est teintée d’un réalisme considérable : Dieu est présent en ses<br />

créatures. En fait, si <strong>la</strong> philosophie rend hommage à <strong>la</strong> théologie, c’est sans<br />

fioritures parce qu’au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> cette rencontre il y a <strong>la</strong> vraie portée : c’est <strong>la</strong><br />

tentative <strong>de</strong> convertir les païens, les infidèles qui doivent <strong>de</strong> plus en plus croire<br />

que <strong>raison</strong> et foi sont <strong>de</strong>ux réalités fondues et elles sont une seule et même<br />

chose parce qu’elles sont continues. Comme on le voit avec Spinoza, nous<br />

<strong>de</strong>vons démontrer immédiatement l’existence <strong>de</strong> <strong>la</strong> divinité et sa similitu<strong>de</strong><br />

avec notre esprit et notre intelligence. En un mot, <strong>raison</strong> et foi restent<br />

i<strong>de</strong>ntiques du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> leur contenu qui est Dieu et ce que dit <strong>la</strong> pensée<br />

<strong>religieuse</strong> énonce <strong>de</strong> façon représentative <strong>de</strong>s vérités rationnelles que <strong>la</strong> pensée<br />

philosophique a pour mission <strong>de</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce.<br />

- 349 -


VIII.4. Du religieux et du <strong>politique</strong><br />

C’est après avoir indiqué que <strong>la</strong> loi divine est <strong>la</strong> commune mesure entre<br />

<strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> philosopher et <strong>la</strong> liberté d’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture.<br />

Politiquement par<strong>la</strong>nt, Spinoza envisage démontrer que cette loi divine n’est<br />

pas nuisible et qui plus est, contribue à <strong>la</strong> paix et à <strong>la</strong> prospérité <strong>de</strong> l’Etat. C’est<br />

sur cette base que notre penseur pose les jalons <strong>de</strong> sa philosophie du droit.<br />

La religion <strong>de</strong> l’amour tant prônée par le christianisme exprime bien <strong>la</strong><br />

véritable foi qui prescrit l’amour <strong>de</strong> l’homme. Quelle peut être <strong>la</strong> portée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

formule « l’homme est un Dieu pour l’homme (hominem homini Deum<br />

esse) » 237 ?<br />

Nous pouvons souligner qu’une religion conçue sur <strong>la</strong> crainte est<br />

caractérisée par l’alliance du théologien et du <strong>politique</strong>, à travers le fanatisme.<br />

Par ailleurs, toute religion s’applique à trouver un appui après <strong>de</strong>s instances<br />

<strong>politique</strong>s, aussi il est dans <strong>la</strong> nature d’un Etat imparfait <strong>de</strong> porter une forme<br />

théocratique. On peut alors lire : « Le grand secret du gouvernement<br />

monarchique et son intérêt principal consistent à tromper les hommes et à<br />

masquer du nom spécieux <strong>de</strong> religion <strong>la</strong> crainte qui doit les retenir (Verum<br />

enimvero si regiminis monarchici summum sit arcanum, ejusque omnino<br />

intersit homines <strong>de</strong>ceptos habere). » 238 La complicité du monarque et du prêtre<br />

n’est pas contre nature ; c’est que <strong>la</strong> religion et <strong>la</strong> <strong>politique</strong> sont certes <strong>de</strong>s<br />

mo<strong>de</strong>s sociaux, mais se ressourcent dans <strong>de</strong>s communautés humaines, dont les<br />

passions, au premier rang <strong>de</strong>squelles se trouve <strong>la</strong> crainte.<br />

On pourrait retenir du Traité théologico-<strong>politique</strong> et <strong>de</strong> ses chapitres<br />

XVI à XX l’é<strong>la</strong>boration d’une théorie rationnelle, dénuée <strong>de</strong> toute prétention <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> théologie à normer le <strong>politique</strong>, <strong>de</strong> <strong>la</strong> constitution <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté<br />

<strong>politique</strong>, suivant le droit naturel et le transfert <strong>de</strong> puissance. L’Etat, en effet, y<br />

est conçu comme l’expression <strong>de</strong> l’union <strong>de</strong> tous, qui se fon<strong>de</strong> sur l’unique<br />

expression <strong>de</strong>s passions <strong>de</strong>s individus. Si son fonctionnement et sa pérennité<br />

237 Ethique, Quatrième Partie, scolie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Proposition XXXV, Editions du Seuil, p.393.<br />

238 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, PUF, Paris, 1999, pp.61-63.<br />

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obéissent à <strong>de</strong>s causes naturelles, son intelligibilité ne conduit pas à une portée<br />

morale et n’excè<strong>de</strong> point l’ordre humain.<br />

Parallèlement, Spinoza nous lègue, au travers <strong>de</strong> <strong>la</strong> « théocratie », le<br />

sens historique et original <strong>de</strong> <strong>la</strong> forme <strong>politique</strong> mise en p<strong>la</strong>ce par les Hébreux.<br />

La vision spinoziste <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s Hébreux re<strong>la</strong>te <strong>la</strong> tension née <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

pratique <strong>de</strong> l’imaginaire religieux – dont le développement <strong>de</strong>s institutions <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> vie collective – et <strong>de</strong> <strong>la</strong> perversion théologique d’un pouvoir qui non<br />

seulement engendre <strong>la</strong> domination mais aussi conduit à <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s<br />

contradictions dans le processus du fonctionnement <strong>de</strong> l’Etat. De cette façon,<br />

Spinoza achèvera le Traité théologico-<strong>politique</strong> en défendant l’idée que <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong> pensée et d’expression constitue <strong>la</strong> condition sine que non <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

stabilité et <strong>de</strong> <strong>la</strong> force <strong>de</strong> l’Etat.<br />

On pourrait comprendre donc que <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser est nécessaire<br />

dans une libre république, et c’est en ce<strong>la</strong> qu’elle est nécessaire à <strong>la</strong> puissance<br />

<strong>de</strong> l’Etat. Mais tout ne peut être réglé par <strong>de</strong>s lois. Il est donc important que <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong> penser <strong>de</strong>s individus soit respectée, sinon <strong>de</strong>s opinions séditieuses se<br />

développent, en particulier les opinions cléricales qui veulent dominer le<br />

pouvoir <strong>politique</strong> : « <strong>la</strong> loyauté envers <strong>la</strong> république comme envers Dieu ne<br />

peut être connue que par les œuvres seules, c’est-à-dire par <strong>la</strong> charité<br />

envers le prochain, nous ne pouvons douter que <strong>la</strong> meilleure république<br />

octroie à chacun <strong>la</strong> même liberté <strong>de</strong> philosopher que fait <strong>la</strong> foi. » 239<br />

Spinoza a dû écrire sur l’Ecriture dans le but <strong>de</strong> s’insurger contre ceux<br />

qui l’attaquent et l’empêchent <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie, et s’attaquent à <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong> philosopher. Le Traité théologico-<strong>politique</strong> témoigne bien <strong>de</strong><br />

l’urgence <strong>de</strong> répondre à l’accusation d’athéisme, qui compromettait aussi bien<br />

sa personne et que ses amis les Républicains. Si pour lui, <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

philosopher tend à être confisquée, il convient <strong>de</strong> définir <strong>de</strong>s nouvelles voies<br />

<strong>politique</strong>s qui pourraient <strong>la</strong> garantir. En fait, <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie, selon<br />

lui, reste liée aux indications nécessaires d’une autorité <strong>politique</strong> favorable à<br />

239 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XX, Collection « Epiméthée », PUF, Paris, 1999, p.643.<br />

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l’épanouissement humain. N’oublions pas que <strong>la</strong> philosophie implique une<br />

lutte au quotidien, ce qui le confère une valeur <strong>politique</strong>.<br />

Spinoza reconnaît que le rationnel unit et que c’est à partir d’une visée<br />

<strong>de</strong> <strong>raison</strong> que l’Etat est constitué. D’ailleurs, <strong>la</strong> promesse fondamentale<br />

prononcée par les hommes et les lois <strong>de</strong> l’acte, c’est <strong>de</strong> tout diriger selon<br />

l’injonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison <strong>de</strong> quoi, le souverain ne peut rompre, pour ne pas<br />

détruire l’union et le noyau <strong>de</strong> l’établissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> société.<br />

Pour Mugnier, Spinoza <strong>de</strong>man<strong>de</strong> non seulement une tolérance <strong>de</strong> l’Etat<br />

mais aussi une reconnaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> libre pensée. De <strong>la</strong> sorte, <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

penser s’élève à l’existence humaine et <strong>politique</strong>, garant <strong>de</strong> l’Etat. Disons que<br />

le p<strong>la</strong>idoyer pour <strong>la</strong> liberté sera reconnu comme l’aspect le plus original du<br />

spinozisme.<br />

La problématique mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée a été conçue entre le<br />

XVIe et XVIIe siècle dans les sectes d’origine protestante sous <strong>la</strong> forme <strong>de</strong><br />

combats en vue <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté d’interprétation et <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> manifestation <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

foi chrétienne. Spinoza renvoie les questions et les réponses sur le champ<br />

<strong>politique</strong>, et <strong>de</strong> là, il universalise <strong>la</strong> revendication d’affranchissement. La<br />

liberté <strong>de</strong> jugement tend à s’affirmer à toute <strong>la</strong> vie humaine. On voit que dans<br />

le Traité théologico-<strong>politique</strong>, notre penseur accor<strong>de</strong> un accent capital au trait-<br />

d’union. Il y souligne justement que le dogmatisme religieux favorise <strong>la</strong><br />

tyrannie du souverain et unit dans le même mépris <strong>la</strong> discipline catholique et <strong>la</strong><br />

superstition musulmane. Spinoza fait une lecture <strong>de</strong>s querelles en Hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong>.<br />

C’est que le <strong>politique</strong> surpasse le théologique parce qu’il dispose d’une plus<br />

<strong>la</strong>rge extension et parce que les conflits d’ordre théologique ne se résolvent<br />

qu’au niveau <strong>politique</strong>. De là, l’Eglise doit être subordonnée à l’Etat, mais cette<br />

liaison révèle que <strong>la</strong> vie même <strong>de</strong> l’Eglise reflète <strong>de</strong>s tensions <strong>de</strong> l’Etat.<br />

L’auteur présente ici l’institution <strong>politique</strong> en rapport à <strong>la</strong> religion. Il parle<br />

d’abord <strong>de</strong>s institutions et régimes <strong>politique</strong>s. En effet, les rapports <strong>de</strong> l’Eglise<br />

et <strong>de</strong> l’Etat ont toujours suscité <strong>de</strong>s tollés. En s’inscrivant dans <strong>la</strong> lignée <strong>de</strong>s<br />

apôtres <strong>de</strong> <strong>la</strong> tolérance, notre philosophe transpose <strong>la</strong> liberté <strong>religieuse</strong> sous <strong>la</strong><br />

forme d’un p<strong>la</strong>idoyer pour <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser.<br />

- 352 -


En évoquant du libéralisme d’Erasme, Mugnier pense qu’Erasme,<br />

personnage <strong>de</strong> <strong>la</strong> tolérance, auréolé d’un humanisme pacifique, s’oppose à <strong>la</strong><br />

passion réformatrice <strong>de</strong> Luther. De son christianisme religieux, l’on retiendra<br />

que le chrétien a pour rôle d’instruire et non <strong>de</strong> contraindre, d’unir et non <strong>de</strong><br />

diviser. De sa pensée humaniste, <strong>la</strong> religion <strong>de</strong>vient « philosophie du Christ ».<br />

La religion comme pratique vécue et le credo commun se retrouveront dans <strong>la</strong><br />

pensée <strong>de</strong> Spinoza. Par ailleurs, Mugnier a fait appel à Sébastien Franck dans<br />

cette partie. Ce <strong>de</strong>rnier rejette, en effet, toute organisation ecclésiastique et<br />

toutes les cérémonies. Il accor<strong>de</strong> plutôt <strong>la</strong> confiance à <strong>la</strong> parole intérieure, au<br />

verbe Eternel présent dans le cœur <strong>de</strong> tout homme. Il souligne toute affirmation<br />

<strong>religieuse</strong> par l’inspiration d’une effusion <strong>de</strong> l’âme. Toutefois, l’auteur trouve<br />

<strong>la</strong> position <strong>de</strong> Franck trop liée à un mysticisme, sans une règle d’interprétation,<br />

une liberté spirituelle, idéale <strong>de</strong>s sectes, données dans l’affectivité et<br />

l’effervescence passionnelle. Spinoza, lui parle <strong>de</strong> l’immanence <strong>de</strong> <strong>la</strong> divinité<br />

en l’homme, en introduisant l’omniscience <strong>de</strong> Dieu dans l’activité rationnelle<br />

<strong>de</strong> l’esprit. Avec Castellion, c’est l’interprétation <strong>religieuse</strong> à <strong>la</strong> libre<br />

inspiration spirituelle léguée à <strong>la</strong> Raison. Il défend, en effet, une réflexion sur<br />

<strong>la</strong> base <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> selon <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> religion chrétienne s’accor<strong>de</strong> avec <strong>la</strong><br />

nature et <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. En revanche, l’originalité <strong>de</strong> Castellion est <strong>de</strong> se confier<br />

dans cette recherche méthodique à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> pensée comme <strong>la</strong> « fille <strong>de</strong> Dieu »,<br />

le discours éternel <strong>de</strong> Dieu, le discours continu <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité, qui conduit à<br />

redresser les événements et retrouver l’esprit <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité chrétienne. Même s’il<br />

éprouve un sérieux respect à l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, Castellion reste profondément<br />

christianiste. D’ailleurs, le rationalisme <strong>de</strong> Spinoza a pris son parti <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

division <strong>de</strong>s Eglises et accepte <strong>la</strong> pluralité <strong>de</strong>s religions. Selon lui, <strong>la</strong> tolérance<br />

peut conduire à prôner <strong>la</strong> vie pure illuminée par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> sans toutefois aboutir<br />

à <strong>la</strong> rédaction d’un credo commun. A contrario <strong>de</strong> ce que revendique Spinoza<br />

dans le chapitre XIV du Traité théologico-<strong>politique</strong>, cette confession<br />

fondamentale fon<strong>de</strong>ra le substrat <strong>de</strong> <strong>la</strong> patrie <strong>religieuse</strong> célébrée par les<br />

patriciens en régime aristocratique. La religion est conçue comme vie et<br />

affranchie <strong>de</strong>s cérémonies ainsi que <strong>la</strong> doctrine <strong>de</strong>s articles fondamentaux <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

- 353 -


foi, é<strong>la</strong>borés plus tôt avant <strong>la</strong> parution du Traité théologico-<strong>politique</strong>. Notre<br />

philosophe apparaît ainsi comme un héritier et un homme du passé ; le mépris<br />

<strong>de</strong>s cérémonies exprimées au chapitre V comme le fondamentalisme du<br />

chapitre XIV semblent ne rien faire. Disons que tout chez Spinoza n’est<br />

qu’héritage mais transposé et conduit à l’originalité.<br />

Finalement, <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s rapports entre <strong>la</strong> Religion et l’Etat, trois<br />

remarques se dégagent :<br />

La théorie absolutiste <strong>de</strong> <strong>la</strong> souveraineté. C’est l’hypothèse spinoziste<br />

d’une religion d’Etat indépendante <strong>de</strong> toute religion révélée. L’indivisibilité du<br />

pouvoir souverain conduit à ce qu’aucune tâche sociale ne peut rien échapper à<br />

<strong>la</strong> juridiction <strong>de</strong> l’Etat et celui-ci est seul apte à donner le droit et à prendre tout<br />

en charge. Ni l’Eglise ne peut légiférer pour son propre compte, ni toute vie<br />

<strong>religieuse</strong> ne relève <strong>de</strong> <strong>la</strong> piété intérieure.<br />

Ainsi, le droit <strong>de</strong> régler les choses sacrées, jus circa sacra, appartient à<br />

l’Etat, car <strong>la</strong> souveraineté reste indivisible et <strong>la</strong> source du droit rési<strong>de</strong> dans<br />

l’acte légiférant <strong>de</strong>s détenteurs du pouvoir. <strong>Les</strong> valeurs <strong>religieuse</strong>s n’ont<br />

d’existence que dans <strong>la</strong> cité, et le règne <strong>de</strong> Dieu sur les hommes se reconnaît<br />

par ceux qui ont le pouvoir <strong>de</strong> régir l’Etat.<br />

Le Traité théologico-<strong>politique</strong> fait remarquer que les décrets <strong>de</strong> Dieu<br />

loin <strong>de</strong> constituer <strong>de</strong>s lois, sont une vérité éternelle et nécessaire. C’est à juste<br />

<strong>raison</strong> qu’une représentation divine ne peut être un légis<strong>la</strong>teur. Autrement<br />

exprimé, si l’on conçoit les décrets divins comme <strong>de</strong>s lois juridiques revient à<br />

introduire une déformation <strong>de</strong> leur mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> représentation. Selon l’explication<br />

spinoziste, l’image <strong>de</strong> Dieu <strong>de</strong>vant les hommes présente une image diptyque :<br />

d’une part, elle est immédiate en ce que Dieu, cause immanente, se conçoit<br />

comme une vérité éternelle et il n’existe que dans l’amour, et d’autre part, elle<br />

est médiate, dans ce cas, c’est le règne <strong>de</strong> Dieu proc<strong>la</strong>mant le droit et exigeant<br />

obéissance mais <strong>la</strong> médiation est nécessairement le pouvoir <strong>politique</strong>.<br />

Finalement, notre penseur fait noter que le pouvoir du Roi n’est pas le<br />

pouvoir <strong>de</strong> Dieu, puisque les hommes se représentent Dieu comme un Prince<br />

par une projection <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité <strong>politique</strong>. Nous pouvons comprendre que<br />

- 354 -


l’obéissance à Dieu est le fait du souverain et ainsi le culte extérieur se règle<br />

sur <strong>la</strong> paix <strong>de</strong> l’Etat. N’oublions pas que Spinoza accor<strong>de</strong> une p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> choix à<br />

<strong>la</strong> piété et à <strong>la</strong> justice, en les liant au règne <strong>de</strong> Dieu, lequel siège dans l’Etat. En<br />

fait, selon Spinoza, <strong>la</strong> piété doit favoriser <strong>la</strong> sécurité <strong>de</strong> l’Etat, en vue du salut<br />

du peuple. C’est pourquoi, il appartient au souverain <strong>de</strong> préciser les différentes<br />

obligations pieuses auxquelles chacun est tenu à l’égard du prochain, c’est-à-<br />

dire les règles d’obéissance à Dieu. Des arguments <strong>de</strong> spinozistes, nous<br />

pouvons en déduire : d’une part, <strong>la</strong> forme du droit sacré : tout ce qui concerne<br />

<strong>la</strong> religion est lié à l’Etat et <strong>de</strong> l’autre, le contenu du droit sacré : <strong>la</strong> justice et <strong>la</strong><br />

piété existent par l’Etat, car toutes <strong>de</strong>ux analysent les questions <strong>de</strong> rapports <strong>de</strong><br />

l’Eglise et <strong>de</strong> l’Etat.<br />

La première série d’arguments spinozistes évoque l’origine étatique du<br />

comman<strong>de</strong>ment religieux. Maints auteurs proches <strong>de</strong> l’Eglise soutiennent à<br />

volonté que les préceptes <strong>de</strong> <strong>la</strong> Religion relèvent <strong>de</strong> <strong>la</strong> seule puissance<br />

spirituelle et que le rôle <strong>de</strong> l’Eglise est <strong>de</strong> faire pratiquer les hommes le bon<br />

conseil, l’exemple et <strong>la</strong> charité. Et donc l’intervention étatique en vue <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

contrainte <strong>de</strong>s individus à <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> vertu est fonction <strong>de</strong> l’insuffisance<br />

du magistère spirituel, dû à <strong>la</strong> méchanceté <strong>de</strong>s hommes.<br />

La <strong>de</strong>uxième série d’arguments évoque que l’Etat doit donner <strong>la</strong> forme<br />

du droit sacré et en préciser le contenu. Ainsi se ramène dans <strong>la</strong> dépendance <strong>de</strong><br />

l’Etat <strong>la</strong> justice et <strong>la</strong> piété, contenu général du règne <strong>de</strong> Dieu.<br />

La <strong>de</strong>uxième partie du commentaire met en lumière le mouvement<br />

négatif <strong>de</strong> <strong>la</strong> preuve : moment contraire <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> spinoziste. A ce sujet,<br />

Mugnier re<strong>la</strong>te l’exemple <strong>de</strong> Spinoza qui, dont le Pontife romain, mis sous son<br />

autorité les Empereurs <strong>de</strong> l’Empire Germanique, sans jamais faire appel au fer<br />

et au feu mais grâce aux Ecclésiastiques. <strong>Les</strong> Prophètes sans un droit <strong>de</strong><br />

coercition irritent les hommes, alors que châtiés par les Rois se corrigent ; les<br />

rois, eux-mêmes privés du jus circa sacra, s’éloignent <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, suivis par<br />

leurs peuples. Aussi le refus d’accor<strong>de</strong>r le droit <strong>de</strong> régler <strong>la</strong> religion extérieure<br />

au souverain conduit nécessairement à <strong>de</strong>s dommages. <strong>Les</strong> rapports entre<br />

l’Eglise et l’Etat ont sans doute suscité un intérêt dans l’histoire du mon<strong>de</strong><br />

- 355 -


chrétien. Leur opposition semble nécessaire en ce qu’elle exprime une<br />

différence <strong>de</strong> nature entre <strong>de</strong>ux pouvoirs dont le <strong>de</strong>ssein <strong>de</strong> doter l’Etat d’un<br />

pouvoir qui régit le sacré se heurterait à une dualité fondamentale.<br />

L’affirmation que Dieu règne par <strong>la</strong> médiation <strong>de</strong> l’imperium s’opposerait à<br />

une interprétation manichéenne <strong>de</strong> <strong>la</strong> formule du Christ : mon royaume n’est<br />

pas <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>. Objectif historique que Spinoza réfute : tout s’explique si<br />

l’on met l’accent sur le caractère initial <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion chrétienne. Celle-ci est<br />

née comme une religion d’opposition à l’Etat.<br />

Dans <strong>la</strong> pensée spinoziste, l’interprétation hébraïque du problème<br />

semble <strong>la</strong>isser au Pontife le soin <strong>de</strong> proposer le contenu <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi divine.<br />

Spinoza a suffisamment insisté sur <strong>la</strong> nécessité, pour l’Etat, d’être à l’origine<br />

même du contenu, en assumant le rôle d’interprète <strong>de</strong>s choses sacrées pour que<br />

l’on soit sensible à l’inachèvement <strong>de</strong> sa pensée dans le Traité théologico-<br />

<strong>politique</strong>. L’auteur fait remarquer que Spinoza a rassemblé les dogmes<br />

essentiels dans le Traité théologico-<strong>politique</strong> en <strong>de</strong>ux exposés : l’un succinct<br />

au chapitre XII, l’autre systématique au XIV.<br />

Le premier texte nous donne l’enseignement fondamental <strong>de</strong> l’Ecriture<br />

en un nombre d’articles irréfutables : Dieu existe, sa provi<strong>de</strong>nce est universelle,<br />

il est tout puissant, par son décret l’homme pieux est bienheureux, le salut<br />

dépend <strong>de</strong> sa seule grâce. Le chapitre XIV paraît plus systématique. <strong>Les</strong><br />

croyances fondamentales <strong>de</strong> <strong>la</strong> Foi Universelle découlent toutes d’un principe<br />

affirmant qu’il existe un Etre suprême qui exige obéissance aux hommes par <strong>la</strong><br />

pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> Justice et <strong>la</strong> charité envers le prochain.<br />

De ce principe, Spinoza peut y construire un tableau récapitu<strong>la</strong>tif: que<br />

Dieu est l’être suprême, souverainement bon et miséricordieux, modèle <strong>de</strong> vie<br />

vraie, qu’il est unique, omniscient, omnipotent, qu’il dispose d’un droit et d’un<br />

pouvoir suprême sur toutes choses, pourtant ne fait rien par obligation, mais<br />

uniquement par son bon p<strong>la</strong>isir absolu et grâce singulière, que le culte <strong>de</strong> Dieu<br />

et l’obéissance à Dieu s’expriment dans <strong>la</strong> justice et <strong>la</strong> charité, bref, dans<br />

l’amour du prochain. Ceux vivant sous cette règle <strong>de</strong> vie, obéissent à Dieu sont<br />

- 356 -


les seuls à être sauvés, les autres en <strong>de</strong>hors, vivant sous l’empire <strong>de</strong>s voluptés<br />

sont perdus et que Dieu pardonne leurs péchés.<br />

Par <strong>de</strong>vers ce tableau, on s’interroge sur quelques difficultés au sein <strong>de</strong>s<br />

religions établies. Mugnier s’étonne que rien ne soit mentionné sur <strong>la</strong><br />

révé<strong>la</strong>tion, sur le Christ, aucun mythe, aucune allusion à l’église, élimination<br />

du culte et <strong>de</strong>s rites. Spinoza propose un Dieu moral, transcrit en un <strong>la</strong>ngage<br />

religieux. <strong>Les</strong> tentatives d’harmonisation entre l’Eglise et l’Etat <strong>de</strong> par les<br />

controverses néer<strong>la</strong>ndaises sont restées infécon<strong>de</strong>s et rendant toujours ouvert le<br />

problème religieux. L’auteur fait remarquer que le mal <strong>politique</strong> rési<strong>de</strong> dans <strong>la</strong><br />

désunion civile, or celle-ci se développe par les conflits religieux. Sous<br />

l’inspiration <strong>de</strong> Machiavel qui défend l’idée du lien social efficace dans <strong>la</strong><br />

religion, Spinoza indique que le pouvoir civil en imposant <strong>de</strong>s croyances<br />

communes se démarque <strong>de</strong> <strong>la</strong> désunion. De <strong>la</strong> sorte, <strong>la</strong> religion civile contribue<br />

à renforcer l’unio animorum avec <strong>raison</strong>.<br />

En définitive, aux yeux <strong>de</strong> Mugnier, Spinoza apparaît comme un<br />

fondateur <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie démocratique du pouvoir public absolu. Disons que <strong>la</strong><br />

pensée <strong>politique</strong> Spinoziste référée à l’idéologie contractualiste revendique<br />

outre <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser, <strong>la</strong> liberté publique, à l’intérieur du jeu <strong>de</strong>s institutions<br />

sur le fon<strong>de</strong>ment d’un modèle démocratique.<br />

L’examen <strong>critique</strong> <strong>de</strong> Spinoza ne consiste pas à récuser totalement les<br />

subdivisions sco<strong>la</strong>stiques ; en revanche, il reforme sa pensée en vidant <strong>la</strong><br />

métaphysique <strong>de</strong> son contenu théologique. Pourtant, il ne supprime pas <strong>la</strong><br />

spécu<strong>la</strong>tion concernant les anges qui selon lui ne sont connus que par <strong>la</strong><br />

révé<strong>la</strong>tion et non par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Cet examen <strong>critique</strong> annonce les analyses du<br />

Traité théologico-<strong>politique</strong>, où le philosophe sépare <strong>de</strong> façon c<strong>la</strong>ire les<br />

domaines <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie fondée sur <strong>la</strong> lumière naturelle et <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie<br />

éc<strong>la</strong>irée par <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion. On peut comprendre pourquoi Spinoza traite <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

question <strong>de</strong> Dieu dans l’Ethique. C’est en effet une tâche d’élucidation <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nature divine se ramenant essentiellement à un combat contre le préjugé<br />

anthropomorphiste, source d’erreurs et <strong>de</strong> confusions : « Sans ce souci <strong>de</strong><br />

distinction, le vulgaire forge un Dieu à son image et à sa ressemb<strong>la</strong>nce, lui<br />

- 357 -


attribue <strong>de</strong>s sentiments comme l’amour ou <strong>la</strong> colère (et le fait délirer avec<br />

lui) » (Chapitre VIII). Ce sont les jalons <strong>de</strong> <strong>la</strong> conception <strong>de</strong> Dieu q notre<br />

philosophe se propose <strong>de</strong> nous léguer.<br />

La philosophie et <strong>la</strong> théologie représentent chez Spinoza <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

connaissance distinctes. C’est pourquoi, il pose dans un premier moment que <strong>la</strong><br />

philosophie ne saurait être au service <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie qui est d’un domaine plus<br />

différent. Ceci dans l’optique d’appréhen<strong>de</strong>r Dieu et ses attributs sans tomber<br />

dans une forme <strong>de</strong> religiosité. Le savoir philosophique repose sur <strong>la</strong><br />

connaissance naturelle à travers <strong>de</strong>s enchaînements logiques et démonstratifs ;<br />

elle recherche <strong>la</strong> vérité et <strong>la</strong> liberté. Concernant <strong>la</strong> théologie, elle désigne <strong>la</strong><br />

connaissance révélée ou alors prophétique qui s’appuie sur l’imagination, les<br />

serments et <strong>de</strong>s rites ; elle est du domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et l’obédience envers Dieu.<br />

L’Ecriture sainte ne livre pas <strong>de</strong> connaissances scientifiques. Elle se ressource<br />

à travers l’expérience, les miracles et les récits qui livrent <strong>de</strong>s enseignements<br />

qui prônent l’amour du prochain. L’Ecriture n’admet que l’obéissance et <strong>la</strong><br />

pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice et <strong>la</strong> charité. Son objectif est <strong>de</strong> favoriser<br />

l’accomplissement du salut <strong>de</strong>s hommes grâce à <strong>la</strong> soumission aux dogmes<br />

universels, comme Spinoza fait remarquer ici : « Il existe un être suprême,<br />

souverainement juste et miséricordieux, autrement dit modèle <strong>de</strong> vie vraie<br />

(Deum, hoc est, ens supremum, summe justum et misericor<strong>de</strong>m, sive verae<br />

vitae exemp<strong>la</strong>r, existere). » 240<br />

Ainsi, <strong>la</strong> théologie et <strong>la</strong> <strong>politique</strong> restent distinctes par leurs fins et<br />

leurs moyens, qui n’ont rien en commun, puisque chacune a son domaine<br />

propre sans asservir l’autre. Cette distinction tient au fait que l’Ecriture ne peut<br />

servir <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et pas davantage <strong>la</strong> <strong>raison</strong> à l’égard <strong>de</strong> l’Ecriture. Loin <strong>de</strong> ce<br />

que conçoivent les dogmatiques qui dé<strong>raison</strong>nent avec <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, il faut se<br />

gar<strong>de</strong>r d’interpréter les textes sacrés et <strong>de</strong> les conformer à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. De <strong>la</strong> sorte,<br />

le sens <strong>de</strong> l’Ecriture doit se tirer <strong>de</strong> l’Ecriture seule suivant son contexte<br />

historique et philologique et <strong>de</strong> <strong>la</strong> mentalité. La philosophie ne se peut<br />

240 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XIV, PUF, Paris, 1999, 475.<br />

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prétendre soumettre l’Ecriture à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, car elle est incapable <strong>de</strong> démontrer <strong>la</strong><br />

vérité <strong>de</strong> son principe fondamental selon lequel tous les hommes sont sauvés<br />

par l’unique soumission au comman<strong>de</strong>ment divin. En dépit <strong>de</strong> ce principe, <strong>la</strong><br />

philosophe ne se targuer <strong>de</strong> tout rejeter au seul nom <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Ce<strong>la</strong> dit, il<br />

faut reconnaître l’espoir qu’entretient l’Ecriture : « Tous absolument peuvent<br />

obéir, en effet, alors que bien peu, comparativement à l’étendue du genre<br />

humain, parviennent à <strong>la</strong> pratique habituelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> vertu sous <strong>la</strong> conduite<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Donc si nous n’avions pas le témoignage <strong>de</strong> l’Ecriture, nous<br />

douterions du salut <strong>de</strong> presque tous les hommes » 241 . Loin d’être une<br />

certitu<strong>de</strong> mathématique, l’Ecriture lègue une certitu<strong>de</strong> morale qui exprime<br />

l’amour du prochain dans <strong>la</strong> communauté <strong>politique</strong>. En revanche, Spinoza ne<br />

fait pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> d’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture par l’Ecriture une<br />

profession <strong>de</strong> foi irrationaliste. Il ne désavoue pas <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, puisque « cette<br />

métho<strong>de</strong> n’exige d’autre lumière que <strong>la</strong> naturelle. » 242<br />

De <strong>la</strong> sorte, pour interpréter une prophétie, il faut bien débuter par les<br />

principes universels et s’interroger sur <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion et du miracle.<br />

A contrario <strong>de</strong>s sceptiques qui dé<strong>raison</strong>nent sans <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, <strong>la</strong> philosophie, elle,<br />

ne dot être inféodée à <strong>la</strong> théologie. Une pareille attitu<strong>de</strong> reviendrait à<br />

considérer vrais <strong>de</strong>s préjugés car les textes sacrés sont écrits pour capter sur<br />

l’esprit du vulgaire et s’adaptent aux opinions communes <strong>de</strong> <strong>la</strong> foule. Ainsi<br />

donc, faire <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie <strong>la</strong> servante <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie revient à faire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> le prolongement <strong>de</strong> l’imagination. De cette façon, on peut dire <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

est souveraine et libre <strong>de</strong> jugement <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong> l’Ecriture. La théologie <strong>la</strong>isse<br />

donc à chacun <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> juger et <strong>de</strong> philosopher.<br />

Spinoza a dû écrire sur l’Ecriture dans le but <strong>de</strong> s’insurger contre ceux<br />

qui l’attaquent à <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser et ceux qui l’empêchent <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

philosophie. Le Traité théologico-<strong>politique</strong> témoigne bien <strong>de</strong> l’urgence <strong>de</strong><br />

répondre à l’accusation d’athéisme, qui compromettait aussi bien sa personne<br />

que ses amis les Républicains. Si pour lui, <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> philosopher tend à être<br />

241 Ibid., Chapitre XV, PUF, Paris, 1999, p.503.<br />

242 Ibid. Chapitre VII, p.153.<br />

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confisquée, il convient <strong>de</strong> définir <strong>de</strong>s nouvelles voies <strong>politique</strong>s qui pourraient<br />

<strong>la</strong> garantir. En fait, <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie, selon lui, reste liée aux<br />

indications nécessaires d’une autorité <strong>politique</strong>, favorable à l’épanouissement<br />

humain. N’oublions pas que <strong>la</strong> philosophie une lutte au quotidien, ce qui le<br />

confère une valeur <strong>politique</strong>.<br />

Quand Breton s’interroge sur le lien existant entre l’Ecriture, <strong>la</strong><br />

théologie et <strong>la</strong> <strong>politique</strong>, il pose le Traité théologico-<strong>politique</strong>, comme le trait<br />

d’union entre le théologique et le <strong>politique</strong>. Pour lui, le nexus théologico-<br />

<strong>politique</strong> est le rapport du théologique comme foi, comme Eglise ou Institution,<br />

voire comme discours savant, au <strong>politique</strong> entendu comme chose publique,<br />

comme nation et comme autorité. Ce nexus peut se comprendre soit d’une<br />

connexion historique (que l’on se rappelle <strong>de</strong>s querelles du Sacerdoce et <strong>de</strong><br />

l’empire, évoqué au chapitre I) soit d’une connexion <strong>de</strong> droit à établir. Il n’est<br />

guère question ici <strong>de</strong> rapports historiques entre le théologique et le <strong>politique</strong> ni<br />

d’en établir étroitement car ils doivent être balisés au profit d’un nouvel<br />

équilibre. On peut dire dans une certaine mesure que <strong>la</strong> théologie, sous <strong>la</strong><br />

forme <strong>de</strong> croyance, d’église ou <strong>de</strong> discours théorique, est par nature <strong>politique</strong>.<br />

Du pouvoir ecclésiastique conçu sur un prestige divin et l’autorité <strong>de</strong> Dieu, le<br />

théologique interroge <strong>la</strong> cité, et lui prescrit sa morale, ses lois, son <strong>de</strong>voir-faire<br />

et son orthodoxie. Spinoza entend bien y fon<strong>de</strong>r une <strong>critique</strong> radicale <strong>de</strong>s<br />

fon<strong>de</strong>ments : <strong>critique</strong> <strong>de</strong> l’autorité <strong>politique</strong> du théologique : savoir les<br />

Ecritures en leur interprétation ecclésiastique. D’ailleurs, le premier travail<br />

<strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza vise à démontrer le mécanisme d’une exégèse et à<br />

proposer une métho<strong>de</strong> nouvelle suivant <strong>la</strong>quelle il faut expliquer les Ecritures<br />

et non les interpréter. Il s’agit <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r une nouvelle connaissance <strong>de</strong> l’histoire<br />

<strong>religieuse</strong> et libérer l’espace d’une nouvelle théorie du <strong>politique</strong>. De <strong>la</strong> sorte,<br />

Breton pense que qu’une théorie <strong>de</strong> l’Ecriture et <strong>de</strong> son explication définit les<br />

voies <strong>de</strong> possibilités d’une pensée et d’une vie <strong>politique</strong>s.<br />

Pour l’auteur, il convient <strong>de</strong> libérer le théologique et le <strong>politique</strong> <strong>de</strong><br />

leurs essences existentielles en vue d’une profon<strong>de</strong> connexion entre eux ; ce<strong>la</strong><br />

dans l’unique souci <strong>de</strong> mettre fin à leur désunion. De là, une réduction<br />

- 360 -


s’impose : d’abord, réduction du théologique aux écritures, sans recours aux<br />

nombreux commentaires ; ensuite, réduction <strong>de</strong> l’Ecriture elle-même et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

foi qu’elle inspire, aux impératifs <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice et <strong>de</strong> <strong>la</strong> charité ; enfin, réduction<br />

<strong>de</strong> cet ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice et <strong>de</strong> <strong>la</strong> charité aux fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>politique</strong>.<br />

Sans doute, on parviendra à redonner au christianisme <strong>la</strong> consistance <strong>de</strong> ses<br />

origines, dans une économie du <strong>politique</strong>, où <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> pensée parviendront en étroite col<strong>la</strong>boration en vue du règne <strong>de</strong> <strong>la</strong> paix et du<br />

sentiment religieux.<br />

La <strong>critique</strong> spinoziste <strong>de</strong> l’Ecriture semble s’inscrire dans <strong>la</strong> perspective<br />

d’une réflexion <strong>politique</strong> dont le but est <strong>la</strong> libération <strong>de</strong>s individus et l’union<br />

avec Dieu, dans le cadre d’une société gouvernée par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. C’est donc au<br />

nom <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pratiquer <strong>la</strong> religion <strong>de</strong> son choix pour chaque citoyen,<br />

sans que ce<strong>la</strong> nuise à l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité en limitant <strong>la</strong> même liberté pour autrui,<br />

et en vue <strong>de</strong> garantir <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser du philosophe que Spinoza analyse <strong>la</strong><br />

nature <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion et le contenu <strong>de</strong>s écritures.<br />

Spinoza montre quels malheurs sont nés <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>politique</strong> que<br />

prirent les prophètes au temps <strong>de</strong>s rois, en vou<strong>la</strong>nt se substituer aux magistrats,<br />

se permettant par exemple, <strong>de</strong> <strong>critique</strong>r moralement les rois au nom <strong>de</strong> leur<br />

prérogative <strong>religieuse</strong>. <strong>Les</strong> guerres civiles sont nées <strong>de</strong> cette division du<br />

pouvoir <strong>politique</strong>, et <strong>de</strong> <strong>la</strong> prétention <strong>de</strong>s prophètes à légiférer. <strong>Les</strong> schismes<br />

dans l’Eglise sont <strong>de</strong>s ruptures dans l’obéissance aux dogmes établis. Spinoza<br />

vise l’Eglise chrétienne qui a toujours régné avec les pouvoirs <strong>politique</strong>, qui<br />

tranchaient sur les questions dogmatiques. L’histoire est jalonnée <strong>de</strong> ces<br />

schismes au VIe siècle. Le premier schisme est entre l’Orient (orthodoxe) et<br />

l’Occi<strong>de</strong>nt (catholique) ; puis entre l’Eglise catholique et l’Eglise réformée (au<br />

XVIe siècle). Spinoza s’appuie sur l’exemple <strong>de</strong> l’Etat <strong>de</strong>s Hébreux, puis sur<br />

l’exemple cité au chapitre XX du Traité théologico-<strong>politique</strong> <strong>de</strong>s luttes<br />

<strong>religieuse</strong>s en Hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, il souligne les analyses sur <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r<br />

l’Etat le meilleur sur <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée et d’expression, et sur l’autorité<br />

souveraine <strong>de</strong> l’Etat en ce qui concerne l’exercice social <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion. <strong>Les</strong><br />

Eglises ne doivent jouer aucun rôle <strong>politique</strong> si l’on veut que <strong>la</strong> paix civile<br />

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ègne. Spinoza revient sur les conclusions <strong>politique</strong>s tirées <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s<br />

Hébreux. Tant que le peuple exerçait le pouvoir souverain guidé par les<br />

prophètes qui se contentaient d’interpréter les lois mais n’avaient aucun droit<br />

pour juger les citoyens, ni pour communier avec <strong>la</strong> prospérité et <strong>la</strong> stabilité <strong>de</strong><br />

l’Etat. Mais quand les Pontifes prirent le pouvoir, ils <strong>de</strong>vinrent rois ou<br />

légis<strong>la</strong>teurs <strong>de</strong>s rois, alors les guerres civiles, <strong>la</strong> corruption <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion et du<br />

pouvoir <strong>politique</strong> s’installèrent. Spinoza conclut que les ministres du culte ne<br />

<strong>de</strong>vraient avoir aucun pouvoir <strong>politique</strong>, que le droit <strong>de</strong> l’Etat doit être<br />

souverain et indépendant, que les opinions doivent être libres, privées, et que<br />

les lois ne doivent pas se fon<strong>de</strong>r sur elles, mais sur l’intérêt général. La religion<br />

peut <strong>la</strong>isser aux individus <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> philosopher, c’est-à-dire une fois le sens<br />

<strong>de</strong> l’écriture dégagé, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> retrouve sa totale liberté pour accepter ou refuser<br />

<strong>la</strong> vérité <strong>de</strong>s enseignements qu’elle nous transmet. Si l’église pose <strong>de</strong>s limites à<br />

<strong>la</strong> liberté du philosophe dans <strong>la</strong> société c’est bien un abus, mais c’est aussi<br />

parce que l’Eglise dispose d’un pouvoir auprès du pouvoir qu’elle peut se<br />

permettre cet abus. Rechercher l’exigence pour <strong>la</strong> philosophie d’user <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong> philosopher, c’est <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r l’abolition du pouvoir <strong>de</strong> l’Eglise auprès<br />

du pouvoir <strong>politique</strong>. Spinoza <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>ire distinction du <strong>politique</strong> et du<br />

religieux. Si notre penseur établit une séparation, c’est dans le souci d’indiquer<br />

que <strong>la</strong> foi <strong>la</strong>isse aux individus l’entière liberté <strong>de</strong> philosopher car il n’y a point<br />

<strong>de</strong> conflit entre <strong>la</strong> connaissance et l’obéissance. Le philosophe est libre<br />

d’esprit, libre <strong>de</strong> se prononcer sur toutes les questions, y compris celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi.<br />

Ce<strong>la</strong> dit, si le philosophe est libre <strong>de</strong> penser, il doit également obtenir le droit<br />

d’exprimer librement cette pensée, <strong>de</strong> <strong>la</strong> propager et <strong>de</strong> conduire les hommes à<br />

adopter <strong>la</strong> doctrine <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser. Toutefois, Spinoza, en soulignant<br />

que <strong>la</strong> foi ne saurait s’imposer à <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser, concè<strong>de</strong> qu’elle a<br />

néanmoins le droit <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r pour <strong>de</strong>s croyants, car ils relèvent d’elle, et donc<br />

<strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> ce qui est orthodoxe (lié à <strong>la</strong> justice et <strong>la</strong> charité) et <strong>de</strong> ce qui est<br />

hérétique (l’insoumission et <strong>la</strong> haine).<br />

En définitive, <strong>la</strong> fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion est avant tout <strong>politique</strong>, mais<br />

contrairement à superstition qui sert à gouverner le peuple en vue <strong>de</strong> satisfaire<br />

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l’envie <strong>de</strong> pouvoir <strong>de</strong> ceux qui détiennent l’autorité <strong>politique</strong> et veulent en<br />

abuser afin <strong>de</strong> maintenir les hommes en esc<strong>la</strong>vage, <strong>la</strong> religion dont <strong>la</strong> fonction<br />

étant <strong>de</strong> gui<strong>de</strong>r les hommes dans <strong>la</strong> cité afin <strong>de</strong> bien vivre les uns avec les<br />

autres. Le rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion est également <strong>de</strong> conduire les hommes à l’égalité<br />

<strong>de</strong>s conditions et dans une société <strong>politique</strong> fondée <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté. Donc <strong>la</strong><br />

société a besoin d’un élément <strong>de</strong> stabilité qui peut lui être fourni par <strong>la</strong> religion.<br />

C’est pourquoi, Tocqueville accor<strong>de</strong> à <strong>la</strong> religion le rôle <strong>de</strong> préservateur. En<br />

effet, <strong>la</strong> religion doit fournir certaines conditions : elle doit être impliquée dans<br />

les esprits, présenter un corps stable <strong>de</strong> vérité indiscutables, et elle doit agir sur<br />

le <strong>politique</strong>, par le truchement <strong>de</strong>s mœurs. Ainsi, <strong>la</strong> religion doit agir sur les<br />

mœurs en formant les consciences, en sus, elle joue un rôle stabilisateur car<br />

elle se tient en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> sphère <strong>politique</strong> et <strong>de</strong> ses luttes idéologiques. Au<br />

final, Tocqueville juge qu’il appartient à <strong>la</strong> religion <strong>de</strong> fournir <strong>de</strong>s croyances<br />

fondamentales nécessaires aux individus et à <strong>la</strong> société. On pourrait se<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r l’impact social d’une religion vivante qui assume <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité et <strong>la</strong><br />

rénovation <strong>de</strong> <strong>la</strong> société. Une évolution <strong>religieuse</strong> répond à <strong>de</strong>s exigences<br />

sociales. Mais au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion civile, telle que l’envisageait Rousseau, le<br />

but <strong>de</strong>s religions transcen<strong>de</strong> leur rôle social. Ce qui peut conduire à réfléchir<br />

évi<strong>de</strong>mment sur le statut socio-<strong>politique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion.<br />

Si l’on admet une certaine responsabilité <strong>de</strong> l’Etat à l’égard <strong>de</strong> l’unité<br />

spirituelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> société, comment l’Etat <strong>la</strong>ïc peut-il exercer cette<br />

responsabilité ? Est-ce en organisant une religion civile ou alors en favorisant<br />

<strong>la</strong> liberté du débat religieux ? Dans <strong>la</strong> vision <strong>de</strong> Spinoza, il convient d’extraire<br />

<strong>de</strong> La Bible l’unité d’une « religion catholique » au profit <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité, mais il<br />

s’oppose à <strong>la</strong> rivalité théologique <strong>de</strong>s confessions chrétiennes. Non contentes<br />

<strong>de</strong> donner à <strong>la</strong> société <strong>de</strong>s croyances communes, ces confessions chrétiennes<br />

produisent du conflit <strong>de</strong> manière que <strong>la</strong> paix sociale nécessite <strong>la</strong> prévalence <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> religion civile, réglée par le souverain, sur les religions confessionnelles.<br />

On peut voir avec Spinoza que <strong>la</strong> philosophie ne peut constituer un<br />

obstacle pour <strong>la</strong> religion et <strong>la</strong> <strong>politique</strong>. C’est pourquoi <strong>la</strong> religion doit servir<br />

l’Etat. Une vision difficilement tenable pour un penseur <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie. Pour<br />

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nous, il est nécessaire défendre <strong>la</strong> « <strong>la</strong>ïcité » <strong>de</strong>s Etats. Une cause bien difficile<br />

mais très profondément salutaire. Il ne sera plus question <strong>de</strong> soumettre <strong>la</strong><br />

liberté d’expression à une quelconque autorité <strong>religieuse</strong>. Bien entendu, il faut<br />

se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> porter une atteinte à <strong>la</strong> liberté <strong>religieuse</strong>, car c’est une valeur<br />

constitutionnelle d’exprimer <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> culte.<br />

C’est <strong>la</strong> recherche d’une société <strong>de</strong> <strong>la</strong> repartie, <strong>de</strong> <strong>la</strong> vertu, certes, mais<br />

surtout une société mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> <strong>la</strong> santé intellectuelle et <strong>de</strong> <strong>raison</strong>. La recherche<br />

du bien salut, du salut public et <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté nationale conduit à assurer<br />

<strong>la</strong> sécurité publique, le respect <strong>de</strong>s opinions diverses. Il faut aussi promouvoir<br />

<strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>s individus. C’est <strong>la</strong> <strong>raison</strong> pour <strong>la</strong>quelle, Spinoza indiquait que « <strong>la</strong><br />

fin <strong>de</strong> l’Etat est donc en réalité <strong>la</strong> liberté. » 243 Pour notre part, Spinoza prône<br />

<strong>la</strong> revendication <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion philosophique plutôt que <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

philosophie <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, qui se démarque <strong>de</strong>s croyances judéo-chrétiennes :<br />

celle qui permet <strong>de</strong> vivre et <strong>de</strong> trouver le salut dans un Etat <strong>de</strong> liberté.<br />

VIII.5. La puissance <strong>de</strong> l’Etat par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>la</strong> liberté<br />

L’Etat, quelle que soit sa forme <strong>politique</strong> (démocratie, monarchie,<br />

oligarchie, ou <strong>de</strong>spotisme), exerce, par définition, une autorité souveraine sur<br />

les individus.<br />

Si l’autorité <strong>de</strong> l’Etat ne repose que sur le libre consentement <strong>de</strong>s<br />

individus, alors l’Etat ne peut, sans se nuire, s’inscrire contre leur liberté car un<br />

tel acte signifierait pour lui <strong>la</strong> perte <strong>de</strong> tout fon<strong>de</strong>ment et <strong>de</strong> toute assise. L’Etat<br />

qui résulte <strong>de</strong> ce que Rousseau a appelé un contrat social trouve sa légitimité<br />

dans <strong>la</strong> protection <strong>de</strong>s individus les uns contre les autres et dans le fait qu’il<br />

leur garantit leur liberté. Pas l’instauration <strong>de</strong> l’Etat, <strong>la</strong> liberté naturelle <strong>de</strong>s<br />

hommes se trouve aliénée, c’est-à-dire non pas servie, mais transformée et<br />

élevée à <strong>la</strong> forme d’une liberté civile : « ce que l’homme perd par le contrat<br />

social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et<br />

qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est <strong>la</strong> liberté civile et <strong>la</strong> propriété <strong>de</strong><br />

243 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XX, PUF, Paris, 1999, p.637.<br />

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tout ce qu’il possè<strong>de</strong> » 244 . Pour Rousseau, il s’agit donc d’un contrat par<br />

lequel l’homme échange une liberté ou une indépendance naturelle menacée<br />

par l’absence <strong>de</strong> loi contre une autre forme <strong>de</strong> liberté, <strong>la</strong> liberté civile qui, elle,<br />

est garantie et protégée par <strong>la</strong> loi. Or, <strong>la</strong> loi étant « l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté<br />

générale », en y obéissant, l’homme obéit à lui-même. « L’obéissance à <strong>la</strong> loi<br />

qu’on s’est prescrite est liberté » et une telle obéissance est signe d’une liberté<br />

morale, c’est-à-dire d’une volonté qui ne cè<strong>de</strong> pas à toutes les impulsions<br />

fantaisies <strong>de</strong> sa sensibilité mais qui se détermine en fonction <strong>de</strong> sa <strong>raison</strong>.<br />

Le concept <strong>de</strong> volonté générale ne désigne pas l’addition <strong>de</strong> toutes les<br />

volontés particulières, mais <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> tout homme en tant qu’il est citoyen<br />

et qu’ainsi il tend au bien commun. L’Etat, loin d’être ennemi <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté,<br />

fournit à l’homme une liberté civile qui est révé<strong>la</strong>trice d’une liberté morale par<br />

<strong>la</strong>quelle l’homme est capable d’exercer une maîtrise sur ses instincts en<br />

renonçant à une liberté civile préservée par <strong>la</strong> loi.<br />

Spinoza à l’instar <strong>de</strong> Hobbes et Rousseau a tenté <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r une théorie<br />

rationnelle <strong>de</strong> l’Etat. S’appuyant sur le principe <strong>de</strong> l’égalité et <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>s<br />

hommes, le pouvoir repose sur le consentement <strong>de</strong>s hommes, c’est-à-dire sur le<br />

renoncement <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> chaque individu au droit naturel d’agir par lui-<br />

même. C’est donc plus avantageux <strong>de</strong> s’en remettre à un pouvoir commun que<br />

les hommes s’associent pour constituer ensemble un corps <strong>politique</strong>. C’est en<br />

effet, une sorte <strong>de</strong> pacte d’association par lequel <strong>la</strong> société se reconnaît et se<br />

constitue en Etat <strong>de</strong> droit. Ainsi, par le pacte, les individus et l’Etat se doivent<br />

obéissance mutuellement : le respect <strong>de</strong>s lois étatiques mais aussi <strong>la</strong> réalisation<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs. C’est là <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> l’essence <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté.<br />

Rousseau s’efforçait d’indiquer que <strong>la</strong> liberté constitue l’essence même<br />

<strong>de</strong> l’Eta. Ce<strong>la</strong> voudrait dire que c’est en obéissant aux lois que les hommes<br />

vivent véritablement dans <strong>la</strong> liberté, c’est-à-dire soumis à leur propre volonté.<br />

Finalement, l’Etat a finalité <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>s individus, principe d’autonomie et<br />

démocratique. Quand Spinoza prône l’entière liberté <strong>de</strong> pensée et d’expression,<br />

244 Du contrat social, livre I, chapitre VIII, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1968 p.55.<br />

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il n’entend évi<strong>de</strong>mment pas autoriser chacun à dire tout ce qui lui vient à<br />

l’esprit au gré <strong>de</strong> ses caprices mais il veut que dans <strong>la</strong> cité chaque individu<br />

dispose du droit <strong>de</strong> soutenir publiquement tout point <strong>de</strong> vue cohérent et<br />

argumenté, entièrement exprimé toute opinion défendue par <strong>la</strong> seule Raison.<br />

Dans <strong>la</strong> vision spinoziste, <strong>la</strong> paix civile est <strong>la</strong> condition du renoncement<br />

au droit d’agir suivant leur volonté. De ce fait, <strong>la</strong> liberté d’action seule peut être<br />

restreinte et non <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> <strong>raison</strong>ner et <strong>de</strong> s’exprimer. Cependant, notre<br />

penseur indique une nuance en soutenant que seules les opinions construites<br />

sur <strong>la</strong> <strong>raison</strong> doivent être librement défendues dans <strong>la</strong> société. L’on peut<br />

considérer comme l’une <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>uses essentielles du pacte social : par l’union,<br />

les hommes renoncent à leur liberté naturelle en vue <strong>de</strong> soumission à <strong>la</strong> loi<br />

commune, <strong>la</strong>quelle garantit <strong>la</strong> sécurité <strong>de</strong> chacun. Dans <strong>la</strong> cité, en effet, <strong>la</strong><br />

liberté d’action <strong>de</strong>s hommes peut être sans limites car sinon chacun, en faisant<br />

tout ce qui lui p<strong>la</strong>ît, risque <strong>de</strong> brimer <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> ses semb<strong>la</strong>bles. La liberté<br />

d’action <strong>de</strong>s hommes pourrait être limitée par une loi commune <strong>de</strong> manière à<br />

ne pas être nuisible aux autres. Spinoza est d’accord qu’il ne faut nullement<br />

poser <strong>de</strong> limite à <strong>la</strong> liberté d’expression et que toutes les opinions, si elles<br />

doivent défendues, doivent se faire par l’intermédiaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison. L’opinion<br />

se distingue <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> par le fait qu’elle désigne un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> connaissance<br />

moins fiable et faillible. L’opinion pense savoir, pourtant incapable <strong>de</strong> justifier<br />

son savoir. <strong>Les</strong> opinions sont naturellement multiples et changeantes selon les<br />

expressions humaines. La <strong>raison</strong> a contrario comme une faculté commune à<br />

tous les hommes, participe à <strong>la</strong> régu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s opinions, et donc au<br />

renforcement <strong>de</strong>s libertés individuelles et sociétales.<br />

Hegel est moins discret sur <strong>la</strong> question du rapport entre l’Etat et <strong>la</strong><br />

liberté. Il en écrivait alors que « L’Etat est <strong>la</strong> réalité en acte <strong>de</strong> l’Idée<br />

morale objective » 245 . L’Idée éthique désigne l’idée qui est conforme à<br />

l’exigence suprême <strong>de</strong> l’esprit ; or, l’exigence <strong>de</strong> l’esprit, c’est justement <strong>la</strong><br />

liberté. Cette liberté que pense l’esprit ne peut trouver à se réaliser que dans<br />

245 Hegel, Principes <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie du droit, IIIe Partie, § 257, Gallimard, Paris, 1989, p.270.<br />

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l’Etat, car l’Etat fournit aux individus <strong>de</strong>s institutions qui ren<strong>de</strong>nt concrètes et<br />

objectives <strong>la</strong> liberté morale <strong>de</strong> l’individu. Avec l’Etat, <strong>la</strong> liberté cesse d’être un<br />

idéal abstrait, un simple désir pour <strong>de</strong>venir une réalité effective. « L’Etat est <strong>la</strong><br />

réalité en acte <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté effective » 246 par <strong>la</strong> création <strong>de</strong>s institutions qui<br />

sont les jalons <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté publique.<br />

De cette façon, <strong>la</strong> liberté n’est pas avec le libre arbitre, ne se réduit pas<br />

à <strong>la</strong> liberté naturelle considérée comme absence <strong>de</strong> contrainte. L’Etat, lui, ne<br />

se confond pas avec <strong>la</strong> société civile qui a pour fin <strong>la</strong> sécurité et <strong>la</strong> protection<br />

<strong>de</strong>s individus. L’Etat, lui, a pour tâche <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté, supposé être<br />

un Etat <strong>de</strong> droit.<br />

L’Etat <strong>de</strong> droit se définit, suivant le Vocabu<strong>la</strong>ire juridique <strong>de</strong> Cornu,<br />

comme « un ordre juridique dans lequel le respect du Droit est réellement<br />

garanti aux sujets <strong>de</strong> droit, notamment contre l’arbitraire ». L’Etat <strong>de</strong> droit est<br />

en France une conquête <strong>de</strong> <strong>la</strong> Révolution <strong>de</strong> 1789 qui a d’une part aboli<br />

l’exercice <strong>de</strong>spotique d’un pouvoir monarchique en dénonçant l’absolutisme<br />

royal et qui d’autre part a doté <strong>la</strong> nation d’une constitution républicaine fondée<br />

sur <strong>la</strong> Déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme et du citoyen. Si l’Etat est <strong>la</strong> réalité<br />

qui permet l’accomplissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté, il convient donc <strong>de</strong> préciser qu’il<br />

s’agit <strong>de</strong> l’Etat <strong>de</strong> droit qui assure à tous une égalité <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> loi et qui défend<br />

<strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> chacun contre le danger du <strong>de</strong>spotisme ou du pouvoir arbitraire.<br />

Ainsi, l’ennemi <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté n’est pas l’Etat, l’arbitraire qu’incarne un<br />

gouvernement personnel <strong>de</strong> type tyrannique.<br />

On pourrait finir cette analyse en se référant à <strong>la</strong> pensée libérale, qui<br />

<strong>de</strong>puis Locke a considéré les rapports délicats <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté et <strong>de</strong> l’Etat. Penser<br />

l’Etat comme l’ennemi <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté est un jugement réactif qui accuse l’Etat<br />

d’une servitu<strong>de</strong> dont il n’est guère responsable. Seul l’Etat <strong>de</strong>spotique est<br />

l’ennemi <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté mais le <strong>de</strong>spotisme est une ma<strong>la</strong>die du <strong>politique</strong> qui ne<br />

peut rendre compte <strong>de</strong> <strong>la</strong> finalité <strong>de</strong> l’Etat en général puisqu’il s’agit en fait <strong>de</strong><br />

l’exercice d’un pouvoir personnel en vue <strong>de</strong> l’intérêt privé du <strong>de</strong>spote. L’Etat<br />

246 Ibid., § 260, p.277.<br />

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libéral semble être le plus à même <strong>de</strong> garantir à l’homme sa liberté, mais il ne<br />

faut pas non plus se <strong>la</strong>isser abuser. Ce n’est pas parce que l’Etat sera libéral que<br />

l’homme sera libre. La liberté dépend en <strong>de</strong>rnière instance <strong>de</strong> l’individu. Dans<br />

<strong>la</strong> perspective kantienne, l’Etat permet, défend <strong>la</strong> liberté, mais ne <strong>la</strong> lègue pas<br />

car elle dépend <strong>de</strong> l’esprit <strong>critique</strong> et d’entreprise <strong>de</strong> l’individu. Le chapitre XX<br />

du Traité théologico-<strong>politique</strong> établit le principe du droit naturel que possè<strong>de</strong><br />

chaque individu à défendre sa liberté <strong>de</strong> penser. Or l’Etat qui veut brimer les<br />

esprits, notamment par <strong>la</strong> religion, apparaît comme le plus violent <strong>de</strong> tous.<br />

Cette violence provoque les déchirements, les conflits ouverts. Tout<br />

Etat démocratique doit refuser cette violence tout en établissant les limites <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté, qui sont d’agir en créant un préjudice aux autres. En revanche, les<br />

opinions doivent être totalement libres.<br />

Ainsi, l’Etat est le garant <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté et <strong>de</strong> <strong>la</strong> sécurité <strong>de</strong>s citoyens. Il<br />

doit <strong>de</strong> plus, promouvoir leur responsabilité à l’égard du bien public. Il doit<br />

donc être attentif à ne pas <strong>la</strong>isser les autorités <strong>religieuse</strong>s empiéter sur le<br />

domaine civil. Spinoza est ici le défenseur d’une pensée <strong>la</strong>ïque.<br />

Le remè<strong>de</strong> cathartique préconisée par Spinoza à une interprétation<br />

naturaliste, conduit au final à <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong>s phénomènes sociaux et<br />

<strong>politique</strong>s, car par <strong>de</strong>vers toute théorie du pacte social, il intègre <strong>la</strong> cité<br />

humaine dans le prolongement d’un droit <strong>de</strong> nature contraint <strong>de</strong> renoncer à <strong>de</strong>s<br />

intérêts personnels au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> société. Ainsi, <strong>la</strong> sagesse humaine exigera <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> vie sociale <strong>la</strong> sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> pensée, garante <strong>de</strong> <strong>la</strong> forme <strong>la</strong> plus<br />

achevée <strong>de</strong> leur essence, au contraire <strong>de</strong>s insensés qui ne se contentent que <strong>de</strong>s<br />

contraintes d’une simple survie.<br />

La liberté apparaît pour Spinoza comme le but <strong>de</strong> l’organisation en<br />

société ; c’est pourquoi il trouve que <strong>la</strong> répression et <strong>la</strong> coercition ne sont pas<br />

<strong>de</strong> véritables moyens pour garantir <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>s hommes. D’ailleurs, il<br />

s’oppose à cette position hobbesienne qui fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> répression <strong>la</strong> vocation<br />

première <strong>de</strong> l’organisation sociale : cette position considère, en effet, que<br />

l’homme est naturellement mauvais et cruel et qu’il convient <strong>de</strong> ce fait <strong>de</strong> le<br />

réprimer. A contrario <strong>de</strong> Hobbes, Spinoza trouve que l’homme est à <strong>la</strong> fois bon<br />

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et doué <strong>de</strong> <strong>raison</strong>, avec une capacité <strong>de</strong> définir sa ligne <strong>de</strong> conduite. C’est<br />

pourquoi, les mesures <strong>de</strong> répression apparaissent pour lui comme <strong>de</strong>s mesures<br />

d’automate et <strong>de</strong> dressage <strong>de</strong>stinés aux genres animales.<br />

Spinoza opte plutôt pour <strong>la</strong> sécurité comme <strong>la</strong> condition <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté.<br />

Pour lui, même si l’homme est doué <strong>de</strong> <strong>raison</strong>, il est refréné par ses passions<br />

parfois nuisibles pour ses semb<strong>la</strong>bles. Et un Etat où l’on redoute pour sa vie<br />

n’est pas favorable à <strong>la</strong> vie à l’émergence <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté. C’est donc lorsque <strong>la</strong><br />

sécurité est garantie que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> humaine peut se réaliser et s’épanouir. Il<br />

apparaît que <strong>la</strong> sécurité <strong>de</strong>s individus est un apport principal <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie sociale.<br />

Avec <strong>la</strong> sécurité, l’organisation sociétale lègue aux hommes <strong>la</strong> condition sine<br />

qua non qui les rend libres et heureux.<br />

En définitive, le libre usage <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et le développement <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté constituent les piliers <strong>de</strong> l’Etat et contribuent à sa puissance et à<br />

l’épanouissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie humaine. La liberté est donc garantie par <strong>la</strong> loi<br />

commune.<br />

VIII.6. Fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté : <strong>critique</strong> <strong>de</strong> nouvelles prétentions<br />

Une société n’est capable <strong>de</strong> se constituer que si les individus qui <strong>la</strong><br />

composent vivent dans <strong>la</strong> liberté. Disons que <strong>la</strong> réforme démocratique<br />

constitutive <strong>de</strong> l’ordre <strong>politique</strong> mo<strong>de</strong>rne (sûreté, droit à l’expression libre <strong>de</strong><br />

son opinion par voie <strong>de</strong> presse et par le droit <strong>de</strong> vote, libertés publiques en<br />

général qui marque l’émergence d’un Etat favorise l’instauration d’un Etat<br />

fondé sur <strong>de</strong>s droits) est l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> libre pensée. Devant les normes<br />

<strong>religieuse</strong>s et le pouvoir <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion révélée, il y a l’affirmation <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté<br />

<strong>de</strong> l’homme qui participe à <strong>la</strong> construction d’une société <strong>politique</strong>. La liberté<br />

exprime donc un combat contre les pouvoirs constitués dont les doctrines<br />

participent au fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong>.<br />

Spinoza en par<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté absolue du citoyen s’inscrit<br />

essentiellement dans cette perspective. Il lie <strong>la</strong>vant tout <strong>la</strong> liberté et <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Pour lui, en effet, « seul est libre celui qui vit, <strong>de</strong> toute son âme, uniquement<br />

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sous <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> (et solus ille liber, qui integro animo ex solo<br />

ductu rationis vivit). ». 247 La liberté et <strong>la</strong> <strong>raison</strong> sont <strong>de</strong>s idéaux vers lesquels<br />

l’on doit tendre et auxquels <strong>la</strong> constitution <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité participe ; d’autre part, <strong>la</strong><br />

recherche <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté conduit à <strong>la</strong> nécessité d’instituer une<br />

tribune <strong>politique</strong>. A en croire notre penseur, <strong>la</strong> liberté est « une vertu et une<br />

perfection », et conduit les individus à « agir suivant les lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature<br />

humaine. » La <strong>raison</strong> permet donc aux hommes <strong>de</strong> se réaliser et <strong>de</strong> vivre dans<br />

une société. En effet, l’homme qui est conduit par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est plus libre dans<br />

<strong>la</strong> société où il vit selon les principes <strong>de</strong> décret commun. C’est dans donc dans<br />

<strong>la</strong> société que l’homme dispose <strong>de</strong> <strong>la</strong> chance d’accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et à <strong>la</strong><br />

liberté. Pour ainsi, <strong>la</strong> liberté humaine se réalise dans l’Etat, afin que les<br />

citoyens parviennent à accomplir leur <strong>de</strong>voir. Spinoza retrouve l’homme dans<br />

l’Etat plus libre qu’auparavant, qui vit désormais dans <strong>la</strong> félicité. C’est <strong>de</strong> ce<br />

qui dire que : « La fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> république ne consiste pas à transformer les<br />

hommes d’êtres rationnels en bêtes ou en automates. Elle consiste au<br />

contraire à ce que leur esprit et leur corps accomplissent en sécurité leurs<br />

fonctions, et qu’eux-mêmes utilisent <strong>la</strong> libre Raison, sans rivaliser <strong>de</strong><br />

haine, <strong>de</strong> colère et <strong>de</strong> ruse, et sans s’affronter avec malveil<strong>la</strong>nce. La fin <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> république c’est donc en fait <strong>la</strong> liberté. » 248 On comprend dans <strong>la</strong> vision<br />

spinoziste une réelle volonté <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté le credo <strong>de</strong> <strong>la</strong> société<br />

humaine. C’est donc <strong>la</strong> réalisation <strong>politique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté, une liberté concrète<br />

qui conduit les individus non seulement à ne pas abandonner leur droit naturel,<br />

mais aussi à arriver à toujours faire <strong>de</strong> leur <strong>raison</strong> un libre usage et <strong>de</strong> porter<br />

jugement sur les choses. Bien sûr, Spinoza n’est pas contre le souverain<br />

puisque pour lui, <strong>la</strong> liberté est avant tout compatible avec l’existence d’un<br />

souverain, mais elle préserve <strong>la</strong> capacité <strong>de</strong> faire usage <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

parole. Dans l’Etat, c’est donc « sous le décret et le comman<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> sa<br />

propre Raison que l’homme agit selon le décret du Souverain. » 249 Ainsi,<br />

247 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XVI, PUF, Paris, 1999, p.519.<br />

248 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XX, PUF, Paris, 1999, 637.<br />

249 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Chapitre XX, PUF, Paris, p.641.<br />

- 370 -


pour Spinoza, il est inacceptable <strong>de</strong> brimer <strong>la</strong> liberté humaine d’expression et<br />

<strong>de</strong> pensée.<br />

La question <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté a été également abordée par <strong>la</strong> philosophie<br />

libérale. Chez Locke notamment, c’est l’entreprise libérale est <strong>de</strong> construction<br />

<strong>politique</strong>. Il s’agit en effet <strong>de</strong> poser les jalons d’une société libre. C’est <strong>la</strong><br />

définition <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté entière <strong>de</strong> l’individu et <strong>de</strong> l’autonomie totale <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

conscience privée. Le but <strong>de</strong> Locke, c’est <strong>de</strong> promouvoir une société étatique<br />

dont <strong>la</strong> fin est <strong>de</strong> consoli<strong>de</strong>r <strong>la</strong> vie et <strong>la</strong> liberté.<br />

Dans <strong>la</strong> constitution <strong>de</strong> l’Etat, Locke défend l’idée <strong>de</strong> <strong>la</strong> propriété<br />

comme ce qui est à préserver à coup sûr dans l’organisation du pouvoir<br />

<strong>politique</strong>. N’oublions pas que lui, partant <strong>de</strong> l’homme présocial, considère<br />

comme fondamentale l’existence sociale au point d’en faire une règle<br />

essentielle d’action <strong>politique</strong> : « La première loi naturelle fondamentale qui<br />

doit régir le pouvoir légis<strong>la</strong>tif lui-même est <strong>la</strong> conservation <strong>de</strong> <strong>la</strong> société et,<br />

dans <strong>la</strong> mesure où le bien public l’autorise, <strong>de</strong> toutes les personnes qui s’y<br />

trouvent ». 250<br />

De ce qui précè<strong>de</strong>, nous pouvons faire une analyse <strong>critique</strong> du<br />

fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté. Nous pouvons d’abord voir comment <strong>la</strong> démocratie<br />

peut être opposée à <strong>la</strong> nature. Partant d’une conception pessimiste <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature<br />

humaine, Machiavel va mettre <strong>la</strong> cruauté, <strong>la</strong> ruse au service <strong>de</strong> l’action<br />

<strong>politique</strong>. Conseil<strong>la</strong>nt au Prince d’ « être renard pour connaître les filets et lion<br />

pour faire peur aux loups », il affirme que « <strong>la</strong> fin justifie les moyens » selon<br />

les principes <strong>politique</strong>s qui font passer les intérêts <strong>de</strong> l’Etat avant les strictes<br />

exigences <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale personnelle. En fait, le pouvoir <strong>politique</strong>, du moins à<br />

l’origine, favorise <strong>la</strong> caste qui gouverne et réprime à l’occasion par <strong>la</strong> violence<br />

les revendications du peuple. Dans l’un <strong>de</strong>s textes, Bergson montre que <strong>la</strong><br />

démocratie, dont l’ambition est d’associer les valeurs <strong>politique</strong>s, ne peut<br />

apparaître qu’au terme d’une évolution, d’un progrès <strong>de</strong> l’humanité.<br />

250 Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, Chapitre XI, 134, F<strong>la</strong>mmarion, 1992, p.151.<br />

- 371 -


Concernant le passage <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature à l’état civil : d’après<br />

Rousseau, <strong>la</strong> mutation que connaît l’homme en passant <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature à<br />

l’état civil se traduit certes par tous les avantages qui s’attachent à <strong>la</strong><br />

civilisation : « Ce passage <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature à l’état civil produit dans<br />

l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa<br />

conduite <strong>la</strong> justice à l’instinct, et donnant à ses actions <strong>la</strong> moralité qui leur<br />

manquait auparavant. » 251<br />

En dépit <strong>de</strong> <strong>la</strong> valeur accordée à l’état civil, on peut en ressortir <strong>de</strong>s<br />

aspects négatifs. En effet, le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Marcuse s’inscrit dans l’idéologie<br />

révolutionnaire. L’idée essentielle est que l’humanité au lieu d’obéir à une<br />

finalité naturelle, est soumise à une finalité artificielle imposée par <strong>de</strong>s intérêts<br />

privés reposant sur une structure socio-économique qui privilégie certains<br />

groupes sociaux. La répression qui en résulte expliquerait les malheurs dont<br />

souffrent les hommes. C’est ce qu’affirment par exemple les tenants <strong>de</strong><br />

l’antipsychiatrie : agression <strong>de</strong> <strong>la</strong> société qui étouffe artificiellement <strong>la</strong><br />

normalité. Dans le même sens, Marcuse dénonce les méfaits <strong>de</strong> <strong>la</strong> « société<br />

industrielle avancée », qui impose à l’humanité un bonheur factice, c’est-à-dire<br />

contre nature.<br />

C’est ici le lieu d’indiquer que <strong>la</strong> <strong>politique</strong> doit prendre appui sur une<br />

déontologie. Rousseau nous met en gar<strong>de</strong> contre une assimi<strong>la</strong>tion que<br />

démentent les exigences <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience morale. La force ne fait pas le droit et<br />

les impératifs <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie sociale ne sauraient conduire l’homme à renoncer à sa<br />

liberté. Celle-ci, au contraire, doit être sauvegardée comme l’exige <strong>la</strong> « maxime<br />

fondamentale » du droit <strong>politique</strong>.<br />

L’ordre du droit n’apparaîtra que si chacun commence par renoncer à<br />

ses droits naturels pour accé<strong>de</strong>r à un véritable statut <strong>politique</strong>, comme<br />

l’observe Rousseau : si <strong>la</strong> loi <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité doit se confondre avec <strong>la</strong> loi morale, il<br />

faut alors qu’elle exprime <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s citoyens et qu’elle soit<br />

instituée en vue du bien commun. Mais qui ne voit (à commencer par Rousseau<br />

251 Rousseau, Du contrat social, Livre I, Chapitre VIII, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1968, p.55.<br />

- 372 -


lui-même) que cette théorie idéaliste du droit ne résout pas pour autant les<br />

difficultés concrètes, ni n’écarte les risques qui naissent <strong>de</strong> <strong>la</strong> mise en œuvre<br />

d’un système <strong>de</strong> légis<strong>la</strong>tion.<br />

Au sujet du droit naturel, au sens strict, le droit naturel est d’abord,<br />

comme l’indique Spinoza, le droit tel qu’il découle <strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, sans<br />

connotation morale. Cependant si l’homme veut vivre selon sa vraie nature, il<br />

doit se soumettre à certaines exigences (notamment celles qui régissent <strong>la</strong><br />

société) sans lesquelles il n’y a pas <strong>de</strong> « vie spirituelle » possible.<br />

A partir <strong>de</strong> cette constatation, <strong>la</strong> théorie idéaliste du droit naturel<br />

affirme qu’à côté du droit réel et positif changeant avec les légis<strong>la</strong>tions<br />

humaines, existe un droit idéal conforme à <strong>la</strong> norme <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice. En revanche,<br />

<strong>la</strong> thèse du droit naturel soulève certaines difficultés d’ordre théorique. Par<br />

exemple, si <strong>la</strong> nature est un ensemble <strong>de</strong> faits réels soumis au principe <strong>de</strong><br />

causalité, comment en déduire une norme, un <strong>de</strong>voir être ? Nous retrouvons ici<br />

l’opposition <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux domaines : celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité et celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> valeur. Hegel<br />

remarque, en outre, que cette conception ne se présente pas comme<br />

historiquement fondée. Néanmoins, le droit naturel se manifeste comme une<br />

exigence <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience sans <strong>la</strong>quelle le droit positif serait soumis lui-même<br />

à l’arbitraire.<br />

La représentation américaine <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme repose<br />

<strong>politique</strong>ment sur le libéralisme selon lequel le libre déploiement <strong>de</strong>s intérêts<br />

particuliers et <strong>de</strong>s forces sociales spontanées donne lieu à une autorégu<strong>la</strong>tion en<br />

accord avec le droit naturel. Elle présuppose philosophiquement une vision <strong>de</strong><br />

l’histoire d’après <strong>la</strong>quelle, le social est présumé rejoindre <strong>de</strong> lui-même l’idéal<br />

<strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme « par le simple jeu immanent <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions sociales<br />

animées par le contraire apparent du droit, l’égoïsme <strong>de</strong> l’intérêt<br />

privé ». 252<br />

Inversement, <strong>la</strong> représentation française implique l’idée <strong>politique</strong> d’un<br />

pouvoir constamment en alerte, soucieux <strong>de</strong> lutter contre une « société »<br />

252 Ferry Luc, Philosophie <strong>politique</strong>, P.U.F., Paris, 1985, p. 135.<br />

- 373 -


dépravée issue <strong>de</strong> l’Ancien Régime, et attaché à imposer une éthique fondée<br />

sur le droit naturel. Philosophiquement, elle s’appuie sur une conception<br />

volontarisme du progrès, le réel étant transformé par les hommes au nom d’un<br />

idéal universel.<br />

<strong>Les</strong> déc<strong>la</strong>rations américaine et française ont pour point commun<br />

l’affirmation que les hommes « par nature libres et indépendants » possè<strong>de</strong>nt<br />

<strong>de</strong>s droits inaliénables et que l’Etat n’a <strong>de</strong> légitimité que dans <strong>la</strong> mesure où il<br />

est chargé <strong>de</strong> garantir ces droits. En 1789, La Déc<strong>la</strong>ration française <strong>de</strong>s droits<br />

<strong>de</strong> l’homme insiste sur les libertés fondamentales : il s’agit <strong>de</strong> « droits<br />

libertés » (liberté <strong>de</strong> pensée, <strong>de</strong> réunion, liberté <strong>de</strong> commerce, etc). Or à partir<br />

<strong>de</strong> 1791, se révèle un autre type <strong>de</strong> droits qui prendra une importante croissante<br />

et qui repose sur l’idée que l’Etat doit assumer un certain nombre <strong>de</strong> services.<br />

Ce sont les droits <strong>de</strong> créance <strong>de</strong> l’homme sur <strong>la</strong> société ou droits sociaux qui<br />

seront officiellement reconnus dans La Déc<strong>la</strong>ration française <strong>de</strong> 1848 afin <strong>de</strong><br />

prendre en compte <strong>la</strong> condition ouvrière (droit du droit, au repos, à <strong>la</strong> sécurité<br />

matérielle, à l’instauration.<br />

L’homme, selon Kant, appartient à <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s. En tant qu’être<br />

temporel et empirique, il est soumis à <strong>la</strong> causalité et au déterminisme naturel et,<br />

par conséquent, il n’est pas libre. Mais il est aussi un être intelligible et<br />

rationnel et, dans <strong>la</strong> mesure où ses actes expriment cette nature intelligible, il<br />

est libre. Or, <strong>la</strong> morale, précisément, appartient au mon<strong>de</strong> intelligible. La loi<br />

morale est inscrite en chaque homme quelles que soient les formes qu’elle peut<br />

revêtir à travers les civilisations. Des notions telles que le <strong>de</strong>voir, <strong>la</strong><br />

responsabilité, sont autant d’exigences qui s’imposent à tous. Mais <strong>la</strong> morale,<br />

pour être effective, ne peut pas s’épanouir dans <strong>la</strong> contrainte. Elle postule donc<br />

<strong>la</strong> liberté.<br />

L’individualisme actuel a tendance à confondre les notions<br />

d’indépendance, d’autonomie et <strong>la</strong> liberté. On oublie ainsi <strong>la</strong> signification<br />

réelle (philosophique) <strong>de</strong> l’autonomie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté qu’on ramène<br />

abusivement à l’indépendance qui caractériserait alors l’individu conçu comme<br />

l’homme véritable capable <strong>de</strong> se constituer, abstraction faite <strong>de</strong>s exigences <strong>de</strong><br />

- 374 -


<strong>la</strong> société. Renaud, rappe<strong>la</strong>nt l’enseignement <strong>de</strong> Kant montre que l’autonomie<br />

en tant qu’auto-institution d’une loi qu’on se donne librement, contrairement à<br />

l’acceptation triviale, ne se réduit pas à l’indépendance, c’est-à-dire à <strong>la</strong> liberté<br />

sans règles <strong>de</strong> l’individualisme contemporain.<br />

Etre libre dans <strong>la</strong> société, c’est être soustrait à toute contrainte arbitraire<br />

et tyrannique <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong> l’Etat ; or, les sacrifices que toute société exige <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

part <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong> ses membres ne risquent-ils pas d’inciter les inciter les<br />

individus conscients <strong>de</strong> leur originalité à refuser (comme le suggère<br />

Schopenhauer) certaines formes d’intégration sociale ?<br />

Si l’homme est un social, il doit néanmoins faire l’apprentissage <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vie en société. L’existence communautaire et sociétale ne pourra se développer<br />

que par l’intervention d’une discipline collective. Spinoza s’endosse sur le rôle<br />

<strong>de</strong> l’éducation : il s’agit d’éveiller l’esprit <strong>critique</strong> sur soi-même, pour prendre<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> distance et réfléchir à nos motivations véritables. On est aveugle quand on<br />

n’est pas illuminé par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Or, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> s’éduque et se forme. Soumis à<br />

ses passions et ses préjugés, ou au fanatisme religieux, l’homme menace sa<br />

liberté. C’est pourquoi il fait remarquer dans l’Ethique que rien n’est plus utile<br />

à l’homme qu’un homme vivant sous <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Cependant, vu<br />

que les hommes ne sont pas toujours <strong>raison</strong>nables, Spinoza suggère à l’instar<br />

<strong>de</strong> Rousseau un cadre collectif commun (pacte social) avec <strong>de</strong>s règles<br />

communes et égalitaires. Spinoza soulignait à juste titre que l’Etat doit<br />

s’organiser <strong>de</strong> façon à ce que les hommes dans <strong>la</strong> société aient <strong>la</strong> culture <strong>de</strong><br />

l’intérêt général. Rousseau paraît plus profond à ce sujet dans son Contrat<br />

social, lorsqu’il soutient que <strong>la</strong> vie en commun fonctionne normalement ; il est<br />

nécessaire que chaque individu prenne conscience <strong>de</strong> son implication<br />

personnelle dans les conditions <strong>politique</strong>s qui ren<strong>de</strong>nt possible <strong>la</strong> liberté. Pour<br />

ainsi dire, c’est sur <strong>la</strong> liberté individuelle <strong>de</strong>s hommes que se développe <strong>la</strong><br />

démocratie. Spinoza ne reconnaissait-il pas que <strong>la</strong> liberté d’expression et <strong>de</strong><br />

pensée est essentielle à <strong>la</strong> démocratie ?<br />

L’organisation <strong>de</strong> l’Etat doit conduire les individus, quels que soient<br />

leur fonction et leur état d’esprit, à participer au bien commun. Notre penseur<br />

- 375 -


propose que l’invention <strong>de</strong> l’Etat n’est fondamentale que si chacun pense<br />

naturellement à l’intérêt commun. Cependant, <strong>la</strong> réalité est tout autre face à<br />

l’égoïsme, aux passions déchaînées <strong>de</strong>s individus et à <strong>la</strong> fragilité humaine.<br />

C’est pourquoi, il fait appel à <strong>la</strong> discipline <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> : que l’Etat mette en<br />

p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong>s institutions pour organiser <strong>la</strong> vie collective suivant les principes <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>. Agir rationnellement, c’est prendre conscience <strong>de</strong> ses intérêts futurs, qui<br />

rejoignent les intérêts <strong>de</strong>s autres à travers l’harmonie et l’entente mutuelle. De<br />

cette façon, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est <strong>la</strong> meilleure conseillère dans le choix <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong> vie<br />

en société parce qu’elle nous oblige à dépasser nos préférences immédiates et<br />

aveugles. Exigeant <strong>de</strong> nous que nous réfléchissions avant d’agir, elle nous fait<br />

prendre <strong>de</strong> <strong>la</strong> distance, nous conduit à mettre les choses en perspective et donc<br />

<strong>de</strong> mieux voir ce qui est notre plus haut intérêt.<br />

Dans <strong>la</strong> perspective <strong>de</strong> sa philosophie, le meilleur régime <strong>politique</strong> est<br />

probablement <strong>la</strong> démocratie constitutionnelle. La démocratie parce qu’elle<br />

répartit <strong>la</strong> charge du pouvoir entre tous les citoyens. Constitutionnelle car <strong>la</strong><br />

constitution établit les principes d’organisation <strong>de</strong> l’Etat (en l’occurrence <strong>la</strong><br />

séparation <strong>de</strong>s pouvoirs) et fixe ses objectifs, justement en re<strong>la</strong>tion avec <strong>la</strong><br />

notion d’intérêt général. Ce n’est donc pas l’intervention du gouvernement, du<br />

pouvoir exécutif (ministres ou Prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> république) que réc<strong>la</strong>me<br />

Spinoza, mais bien celle qui fixe le cadre d’activité <strong>de</strong> chaque citoyen. Ce<strong>la</strong><br />

correspond au moment où se déci<strong>de</strong> <strong>la</strong> manière dont <strong>la</strong> répartition <strong>de</strong>s pouvoirs<br />

(exécutif, légis<strong>la</strong>tif et judiciaire, entre autres). Pour une meilleure gouvernance,<br />

les hommes <strong>politique</strong>s doivent s’entourer d’alliés, <strong>de</strong> s’unir à d’autres. Selon<br />

Spinoza, c’est cette union <strong>de</strong>s hommes <strong>raison</strong>nables qui fait <strong>la</strong> force d’un Etat<br />

démocratique, <strong>la</strong>quelle union doit être garantie par <strong>la</strong> constitution.<br />

En fin <strong>de</strong> compte, <strong>la</strong> mise en p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong>s structures d’Etat démocratiques<br />

est indispensable au maintien <strong>de</strong> <strong>la</strong> cohésion sociale. Il convient <strong>de</strong> poser <strong>de</strong>s<br />

limites aux actions humaines (<strong>de</strong>s gouvernés et gouvernants) qui ten<strong>de</strong>nt à<br />

privilégier les intérêts personnels au détriment <strong>de</strong> l’intérêt collectif. Il est c<strong>la</strong>ir<br />

que les institutions seules ne suffisent pas à garantir <strong>la</strong> démocratie. Il faut aussi<br />

qu’elles se développent dans un esprit <strong>de</strong> liberté et d’égalité. Dans cet esprit,<br />

- 376 -


l’éducation, <strong>la</strong> promotion <strong>de</strong>s connaissances et <strong>la</strong> défense <strong>de</strong> l’autonomie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

justice sont fondamentales. En revanche, <strong>la</strong> pérennité d’une démocratie repose<br />

aussi bien sur ses structures que l’activité solidaire <strong>de</strong>s individus vivant sous <strong>la</strong><br />

conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Quelle actualisation peut-on faire <strong>de</strong> l’entreprise spinoziste par rapport<br />

à <strong>la</strong> religion et à <strong>la</strong> <strong>politique</strong> ?<br />

- 377 -


CONCLUSION<br />

Nous voilà parvenu au terme <strong>de</strong> notre recherche qui a consisté à<br />

réfléchir sur le thème : <strong>Les</strong> <strong>modalités</strong> <strong>spécifiques</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>politique</strong> :<br />

<strong>critique</strong> <strong>religieuse</strong> et engagement <strong>politique</strong> chez Spinoza. Formellement, notre<br />

travail se présente sous <strong>la</strong> forme <strong>de</strong> trois parties et <strong>de</strong> sept chapitres consacrés<br />

successivement à <strong>la</strong> conception spinozienne <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion et à son préa<strong>la</strong>ble, <strong>la</strong><br />

<strong>critique</strong> <strong>de</strong>s Ecritures, et aux rapports entre liberté <strong>politique</strong> et Etat<br />

démocratique. Nous avons pu situer le système philosophique <strong>de</strong> Spinoza dans<br />

son univers intellectuel. Nous avons pu découvrir comment <strong>la</strong> philosophie se<br />

dresse contre <strong>la</strong> théologie dans cette vaste construction rationnelle. Mais en<br />

nous inspirant <strong>de</strong> certains textes <strong>de</strong> notre philosophe, l’occasion nous a été<br />

donnée <strong>de</strong> saisir que philosophie et théologie ont le même contenu qui est <strong>la</strong><br />

divinité ; en ce<strong>la</strong> elles se distinguent <strong>de</strong>s sciences particulières qui sont<br />

engagées dans les préoccupations du mon<strong>de</strong> temporel, fini, matériel, profane et<br />

phénoménal. Seulement <strong>la</strong> philosophie et <strong>la</strong> théologie s’opposent quant à leur<br />

forme et au moyen <strong>de</strong> rendre effective l’union entre <strong>la</strong> substance et <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>,<br />

l’imparfait et le parfait, l’homme et Dieu.<br />

Ainsi, tandis que <strong>la</strong> philosophie est l’expression <strong>de</strong> <strong>raison</strong>nement, donc<br />

<strong>la</strong> recherche rationnelle du vrai et du parfait, <strong>la</strong> théologie en est l’adhésion à un<br />

ordre <strong>de</strong> choses transcendant le domaine <strong>de</strong> l’expérience et <strong>de</strong> <strong>la</strong> rationalité,<br />

c’est <strong>la</strong> pensée représentative, c’est-à-dire <strong>la</strong> pensée qui est encore entachée<br />

d’éléments sensibles, individuels. Voilà pourquoi nous admettons que <strong>la</strong> vérité<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> foi n’est au <strong>de</strong>meurant que <strong>la</strong> vérité rationnelle dans sa formu<strong>la</strong>tion<br />

inférieure et impure ; par ailleurs, nous faisons <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité rationnelle une<br />

traduction en termes adéquats et évi<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi. Admettre cette<br />

conception revient à soutenir que <strong>la</strong> foi annonce <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et qu’entre elles il n’y<br />

- 378 -


a qu’un rapport <strong>de</strong> continuité et <strong>de</strong> développement rationnel. Il n’est pas<br />

question <strong>de</strong> les opposer. Il n’y a <strong>de</strong> séparation entre ces <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

connaissance unique que pour <strong>la</strong> conscience représentative et pour<br />

l’enten<strong>de</strong>ment. Quant à <strong>la</strong> pensée, elle comprend qu’elles énoncent le même<br />

contenu. Si ce<strong>la</strong> est admis, <strong>la</strong> foi – aussi subordonnée nécessairement et réduite<br />

presque à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> – gar<strong>de</strong>-t-elle sa spécificité ? Avec Spinoza et à l’opposé <strong>de</strong><br />

Saint Thomas d’Aquin, <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong>vient non pas <strong>la</strong> servante <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

théologie mais plutôt <strong>la</strong> reine ; le rôle <strong>de</strong> servante est dévolu à <strong>la</strong> théologie<br />

traditionnelle. Il y a un renversement dans le connaître. Que peut-on conclure ?<br />

Nous en déduisons que Spinoza a été conséquent envers lui-même.<br />

L’idée vraie, étant rationnelle et le rationnel étant l’idée, l’évi<strong>de</strong>nce est que <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> est à p<strong>la</strong>cer au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> tout, tant et si bien que les domaines où <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> semb<strong>la</strong>it limitée ont été eux aussi rationalisés. La foi (<strong>religieuse</strong>) ne doit<br />

plus avoir pour contenu une divinité en <strong>de</strong>hors et au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Si un<br />

tel objet existe encore, avec les attributs mystérieux et transcendants, ce n’est<br />

que pour l’activité spirituelle immergée encore dans le sensible et pour<br />

l’enten<strong>de</strong>ment qui sépare et divise en <strong>de</strong>s compartiments inertes et morts l’idée<br />

qui est unité systématique. La philosophie rigoureuse se vou<strong>la</strong>nt évi<strong>de</strong>nte,<br />

systématique et rationnelle ne pouvait que couronner tout le système<br />

spinoziste. Elle est au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> tout parce qu’elle permet <strong>de</strong> situer chaque<br />

aspect <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie et <strong>de</strong> hiérarchiser tous les domaines du savoir. Etait-il logique<br />

que <strong>la</strong> <strong>raison</strong> soit subordonnée à <strong>la</strong> théologie alors que les formes <strong>religieuse</strong>s ne<br />

sont pas encore parvenues à voir le parfait comme <strong>la</strong> <strong>raison</strong> parfaite ? N’était-<br />

ce pas absur<strong>de</strong> <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion où il est plutôt question <strong>de</strong> foi en un Dieu<br />

personnel, libre et transcendant, <strong>la</strong> reine du savoir inébran<strong>la</strong>ble qui essaie <strong>de</strong><br />

démontrer <strong>la</strong> rationalité <strong>de</strong> l’univers dans sa véracité ? Spinoza, en<br />

reconnaissant une valeur à <strong>la</strong> foi et en en faisant l’étape précédant <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

évi<strong>de</strong>nte, a voulu faire comprendre que toutes les productions humaines et<br />

culturelles trouvent leur explication à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. En interprétant<br />

philosophiquement les dogmes religieux, les croyances judéo-chrétiennes et <strong>la</strong><br />

conscience <strong>religieuse</strong> dans son ensemble, Spinoza n’a fait que tenter <strong>de</strong> prouver<br />

- 379 -


qu’il n’y a rien en ce mon<strong>de</strong> qui ne puisse obéir à <strong>la</strong> marche systématique <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>. Même dans <strong>la</strong> pensée <strong>religieuse</strong>, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est à l’œuvre, mais cette<br />

<strong>raison</strong> n’est pas encore parvenue à son état pur ; c’est ce qui explique qu’on se<br />

représente un Dieu lointain, hostile, terrible, bienveil<strong>la</strong>nt, justicier, etc. Avec<br />

Spinoza, <strong>la</strong> théologie se transmue en métaphysique. Quant à <strong>la</strong> pensée post-<br />

spinoziste, elle a poussé plus loin <strong>la</strong> <strong>critique</strong> en al<strong>la</strong>nt jusqu’à dénoncer<br />

l’abstraction <strong>de</strong>s vérités philosophiques qui gar<strong>de</strong>nt encore en elles <strong>de</strong>s relents<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie mystique au profit <strong>de</strong>s interprétations purement<br />

anthropologiques et humaines. Elle a vu dans <strong>la</strong> religion (judéo-chrétienne) un<br />

produit <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience humaine à tel point que ce ne sont plus les<br />

représentations <strong>religieuse</strong>s qui sont révoquées en question mais plutôt le divin<br />

lui-même. Elle a fini par décréter <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Dieu en faveur <strong>de</strong> <strong>la</strong> transcendance<br />

<strong>de</strong> l’homme.<br />

Pour nous, l’homme s’unit à son Dieu qu’en tant qu’il passe l’épreuve<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> mort, <strong>de</strong> <strong>la</strong> passion, <strong>de</strong> <strong>la</strong> séparation. Même si l’interprétation spinoziste<br />

gar<strong>de</strong> encore <strong>de</strong>s ressemb<strong>la</strong>nces avec <strong>la</strong> dogmatique chrétienne, à partir du<br />

moment où <strong>la</strong> théologie est ramenée à <strong>la</strong> rationalité métaphysique, nous<br />

pensons que <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi est galvaudée. Elle n’est point restituée ni<br />

respectée entièrement par l’interprétation rationaliste <strong>de</strong> Spinoza. La preuve en<br />

est qu’ici <strong>la</strong> connaissance rationnelle est p<strong>la</strong>cée au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s autres<br />

disciplines. Peut-on ramener <strong>la</strong> Nature à l’évi<strong>de</strong>nce ? Dans ce cas, que <strong>de</strong>vient<br />

<strong>la</strong> Nature ? La pensée ou Dieu ? Si <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>la</strong> foi doivent être réconciliées<br />

par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, il va <strong>de</strong> soi que <strong>la</strong> foi est sacrifiée parce que, quoiqu’on dise, <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> ne peut rendre compte <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi dans toute sa gran<strong>de</strong>ur. La foi implique<br />

que l’on accepte <strong>de</strong> faire un saut dans l’inconnu, que l’on adhère à quelque<br />

chose qui se situe au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> notre <strong>raison</strong>nement. Parler d’une foi rationnelle<br />

ou intellectuelle, c’est en quelque façon parler d’une <strong>raison</strong> pénétrée <strong>de</strong> foi.<br />

Bien sûr, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> peut confirmer <strong>la</strong> foi en certaines vérités. Mais essayer <strong>de</strong><br />

fon<strong>de</strong>r <strong>la</strong> foi <strong>religieuse</strong> sur <strong>de</strong>s preuves métaphysiques, c’est ruiner <strong>la</strong> foi et lui<br />

substituer <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. La religion ne répudie point <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Seulement elle en<br />

fait un effort purement humain qui essaie <strong>de</strong> tout démontrer. S’agissant <strong>de</strong><br />

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Dieu, <strong>la</strong> religion parle plutôt <strong>de</strong> foi et non <strong>de</strong> <strong>raison</strong> car le Dieu <strong>de</strong>s religions 253<br />

et <strong>de</strong>s croyants est plus qu’un Etre suprême. Il est aussi <strong>la</strong> Provi<strong>de</strong>nce, le<br />

créateur, le Père, le miséricordieux. Il a <strong>de</strong>s attributs humains, non<br />

métaphysiques uniquement. Dans ce cas, peut-on affirmer que <strong>la</strong> solution<br />

spinoziste du rapport entre <strong>raison</strong> et foi est acceptable sans conséquences ?<br />

Quand il s’agit du débat re<strong>la</strong>tif à <strong>la</strong> foi et à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, <strong>la</strong> neutralité semble<br />

difficilement tenable. Ou bien on privilégie <strong>la</strong> foi et ainsi <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est<br />

considérée comme une faculté limitée ou bien on privilégie <strong>la</strong> <strong>raison</strong> – le cas<br />

chez Spinoza – et <strong>la</strong> foi est appelée à se rationaliser et à faire disparaître tout<br />

mythe, l’irrationalité, le mystère et <strong>la</strong> transcendance. Avant que nous prenions<br />

parti par rapport à cette réflexion sur <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>la</strong> foi, il faut que nous<br />

sachions que très souvent – à tort ou à <strong>raison</strong> – l’on a opposé <strong>la</strong> connaissance<br />

<strong>religieuse</strong> et <strong>la</strong> connaissance intellectuelle.<br />

Ceci se comprend dans <strong>la</strong> mesure où l’une est celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi, l’autre, <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong>. On ne peut pas nier que <strong>la</strong> conscience <strong>religieuse</strong> et <strong>la</strong> conscience<br />

intellectuelle ne soient <strong>de</strong>ux attitu<strong>de</strong>s possibles. Il est ma<strong>la</strong>isé <strong>de</strong> les décrire, <strong>de</strong><br />

les comparer et <strong>de</strong> les confronter sans faire intervenir un jugement <strong>de</strong><br />

préférence, sans dire par exemple que <strong>la</strong> conscience <strong>religieuse</strong> est une<br />

conscience infantile, rappe<strong>la</strong>nt et perpétuant dans <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> l’adulte le premier<br />

âge <strong>de</strong> l’intelligence, qu’elle est analogue à <strong>la</strong> conscience <strong>de</strong>s peuples primitifs,<br />

une continuation <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>vant l’univers ; pour celui qui souscrit à cette<br />

forme <strong>de</strong> préférence, <strong>la</strong> conscience intellectuelle consiste à observer l’univers<br />

comme un objet ou une chose, à le décomposer selon ses articu<strong>la</strong>tions, ses<br />

structures, ses séquences, à l’utiliser par <strong>de</strong>s techniques. Ainsi, <strong>la</strong> conduite<br />

intellectuelle ou rationnelle se constitue sur <strong>la</strong> <strong>critique</strong>, <strong>la</strong> déca<strong>de</strong>nce et <strong>la</strong> ruine,<br />

sinon <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, du moins <strong>de</strong> <strong>la</strong> mentalité issue <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion. Inversement,<br />

les tenants <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, c’est-à-dire les croyants prennent <strong>la</strong> rationalité<br />

comme le désir prométhéen <strong>de</strong> s’égaler au créateur, <strong>de</strong> se substituer à lui,<br />

253 De ce point <strong>de</strong> vue, Dieu serait un point transcendant qu’une créature ne peut le voir et vivre. Ce<strong>la</strong> voudrait dire<br />

que Dieu est le seul vrai existant, qu’il est transcendant et reste un mystère pour l’homme, et aussi qu’il agit dans<br />

l’histoire <strong>de</strong> l’existence humaine qu’il dirige vers une fin. Ses interventions dans <strong>la</strong> <strong>de</strong>stinée <strong>de</strong>s individus peuvent<br />

apporter le bienfait ou le châtiment.<br />

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comme une tentative diabolique, un orgueil humain à se passer <strong>de</strong>s préceptes<br />

<strong>de</strong> Dieu.<br />

Ces épiso<strong>de</strong>s ten<strong>de</strong>nt à suggérer que le conflit <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience<br />

<strong>religieuse</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience intellectuelle, qui a été un élément constant <strong>de</strong><br />

l’histoire <strong>de</strong>s esprits, avec <strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s dramatiques agissant tantôt comme<br />

excitant à penser, tantôt comme un agent <strong>de</strong> désespoir et l’affirmation, n’est<br />

peut-être pas irréductible mais qu’il pourrait approcher un jour d’une solution.<br />

A bien analyser ce conflit, l’on se rend compte qu’il n’est d’ailleurs qu’un<br />

agrandissement du conflit qui existe dans toute conscience entre l’expérience<br />

portant sur l’élément visible, vérifiable, <strong>la</strong> conclusion portant sur l’élément<br />

invisible, invérifiable, quoique, cependant très réel et sans doute plus réel que<br />

l’autre. C’est un paradoxe qui tient à <strong>la</strong> constitution <strong>de</strong> l’être humain que les<br />

choses qui lui importent le moins <strong>de</strong> connaître, comme les rapports <strong>de</strong>s figures<br />

ou <strong>de</strong>s nombres, les structures <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière qui soient accessibles et parfois<br />

d’une manière transparente, appe<strong>la</strong>nt un assentiment universel alors que les<br />

choses qui lui importent le plus <strong>de</strong> connaître pour donner un sens à <strong>la</strong> vie sont<br />

engluées dans un brouil<strong>la</strong>rd à peine troué <strong>de</strong> lumière pour quelques privilégiés.<br />

C’est par <strong>la</strong> loi et les mathématiques seules que nous connaissons l’idée vraie.<br />

La situation <strong>de</strong> l’homme dans l’existence est telle que l’intelligence et <strong>la</strong> foi ne<br />

coïnci<strong>de</strong>nt jamais : il y aura toujours une zone d’obscurité à franchir.<br />

Pour notre part, nous pensons qu’il est vraiment vain <strong>de</strong> chercher Dieu<br />

avec les seuls arguments <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Le divin ne s’appuie pas sur <strong>la</strong> pensée<br />

rationnelle. Il s’éprouve à travers <strong>la</strong> participation à une communauté <strong>de</strong><br />

croyants. Croire et comprendre ne sauraient s’interchanger et se confondre en<br />

une seule discipline. Et si, dans le domaine du sacré, comprendre et croire sont<br />

un seul et même acte, il existe cependant un message fondamental <strong>de</strong> l’Eglise,<br />

celui <strong>de</strong> l’imperfection radicale et <strong>de</strong> <strong>la</strong> finitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’homme. L’homme peut,<br />

par <strong>la</strong> seule <strong>raison</strong>, comprendre son univers, le transformer et l’expliquer à<br />

travers <strong>de</strong>s formules mathématiques. Mais quelles que soient <strong>la</strong> rigueur <strong>de</strong> son<br />

<strong>raison</strong>nement et <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> son évi<strong>de</strong>nce, il est à certain <strong>de</strong>gré confronté à<br />

<strong>de</strong>s domaines qui lui font comprendre que sa <strong>raison</strong> n’est pas aussi illimitée<br />

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qu’il pourrait le croire. Alors dans ce cas, ou bien on l’accepte sans trop <strong>de</strong><br />

preuves rationnelles – ce qui fait appel non plus à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> mais à <strong>la</strong> foi – ou<br />

bien on déc<strong>la</strong>re l’existence <strong>de</strong> Dieu, mais un Dieu impliqué par <strong>la</strong> rationalité,<br />

un Dieu qui s’i<strong>de</strong>ntifie à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> : <strong>la</strong> foi est remp<strong>la</strong>cée par <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et est<br />

déc<strong>la</strong>rée nulle et non avenue. La première position est <strong>la</strong> position athée qui<br />

déc<strong>la</strong>re que ce qui est réel est le vérifiable, le visible, le matériel. La <strong>de</strong>uxième<br />

est celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie médiévale qui reconnut à Dieu une p<strong>la</strong>ce, mais le<br />

p<strong>la</strong>ça dans un univers séparé <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> où <strong>la</strong> f<strong>la</strong>mme vivifiante, l’é<strong>la</strong>n<br />

mystique du cœur suffisaient pour jouir <strong>de</strong> Dieu. La troisième position est<br />

celle <strong>de</strong> Spinoza qui, tout en réc<strong>la</strong>mant <strong>la</strong> Nature, en fait un sujet rationnel que<br />

l’être humain peut atteindre par <strong>la</strong> pensée. Chez Spinoza donc, l’homme a un<br />

pouvoir <strong>de</strong> connaître qui est tel qu’il peut atteindre, sans <strong>la</strong> grâce divine. Ici le<br />

rationalisme est poussé à un point tel qu’il s’apparente à une sorte <strong>de</strong><br />

mysticisme fondée sur <strong>la</strong> toute puissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Même si Spinoza va en<br />

guerre contre les Docteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> sco<strong>la</strong>stique et les théologiens post-spinozistes<br />

qui prônaient que <strong>la</strong> foi vive suffit pour parvenir à Dieu, il ne rejoint pas tout à<br />

fait <strong>la</strong> philosophie <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et n’arrive pas à se détacher du<br />

christianisme. Sa théologie est une tentative – philosophiquement appréciable –<br />

<strong>de</strong> réconciliation entre le rationalisme et le mysticisme tant si bien que quand<br />

on le lit, surtout en ce qui concerne son Traité théologico-<strong>politique</strong>, on n’arrive<br />

pas toujours à faire <strong>la</strong> distinction entre <strong>la</strong> théologie et <strong>la</strong> philosophie. Le<br />

rationalisme spinoziste n’est qu’une tentative humaine <strong>de</strong> rationaliser les<br />

mystères et les dogmes du christianisme. Mais rationaliser le christianisme<br />

n’est-ce pas le fon<strong>de</strong>r sur un ordre trop humain alors qu’il se réc<strong>la</strong>me <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

révé<strong>la</strong>tion divine ? Intellectualiser <strong>la</strong> foi chrétienne et en faire les prolégomènes<br />

<strong>de</strong>s vérités philosophiques, n’est-ce pas exclure du christianisme son élément<br />

fondamental ? Nous pensons que dans cette doctrine philosophique, il y a un<br />

danger réel pour <strong>la</strong> foi qui conçoit Dieu comme un Etre invisible, créateur,<br />

transcendant et « Tout-puissant », comme existant en « Père, Fils et Saint-<br />

Esprit », comme s’étant incarné historiquement en <strong>la</strong> personne <strong>de</strong> « Jésus-<br />

Christ », comme ayant connu <strong>la</strong> passion, <strong>la</strong> mort et <strong>la</strong> résurrection historiques<br />

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et réelles, comme appe<strong>la</strong>nt l’homme à participer à <strong>la</strong> vie éternelle. Celui qui est<br />

convaincu <strong>de</strong> ses dogmes ne saurait y voir <strong>de</strong>s représentations mais plutôt <strong>de</strong>s<br />

vérités indubitables et éternelles. A partir du moment où le croyant postule un<br />

Dieu personnel et conscient, qu’il conçoit l’homme comme une créature<br />

limitée et finie et qu’il est convaincu que le salut <strong>de</strong> l’humanité part non d’un<br />

effort proprement humain mais d’une volonté <strong>de</strong> Dieu à travers le don gratuit<br />

<strong>de</strong> sa grâce imméritée, il va sans dire que le spinozisme est irrecevable étant<br />

donné qu’il rattache le salut <strong>de</strong> l’humanité à l’œuvre non <strong>de</strong> Dieu mais <strong>de</strong><br />

l’esprit.<br />

Selon Spinoza, <strong>la</strong> religion exprime, sous <strong>la</strong> forme <strong>de</strong> <strong>la</strong> représentation,<br />

<strong>la</strong> même vérité que <strong>la</strong> philosophie : à savoir que chaque homme est <strong>raison</strong> et<br />

liberté. Le christianisme, mieux que n’importe quelle autre religion, a appris<br />

aux humains cette doctrine fondamentale ; le Christ, en mourant sur <strong>la</strong> croix<br />

pour les hommes, a proc<strong>la</strong>mé que tous les hommes ont une égale dignité, que <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> et <strong>la</strong> liberté sont l’apanage <strong>de</strong> chacun, du fait qu’il est homme. Toutefois<br />

– Spinoza semble le regretter – le christianisme lui-même formule ce principe<br />

dans le <strong>la</strong>ngage religieux ; il met le divin en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> nous et fait <strong>de</strong> notre<br />

salut une grâce venant d’En-haut. La philosophie <strong>de</strong>s idées vraies et nécessaires<br />

a pour tâche <strong>de</strong> transposer ces vérités <strong>religieuse</strong>s fondamentales dans le registre<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée pure. Mais qu’il s’agisse <strong>de</strong> religion ou <strong>de</strong> philosophie, cette<br />

attribution à l’homme <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté reste au p<strong>la</strong>n théorique. Or, le<br />

salut <strong>de</strong> l’homme passe par <strong>la</strong> mise en acte <strong>de</strong> sa <strong>raison</strong> et <strong>de</strong> sa liberté. Pour<br />

Spinoza, c’est à <strong>la</strong> connaissance vraie qu’il revient <strong>de</strong> réaliser <strong>la</strong> sanctification<br />

du mon<strong>de</strong> et le salut <strong>de</strong> l’humanité, c’est-à-dire <strong>de</strong> construire un univers<br />

humain où domine <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et où <strong>la</strong> liberté s’épanouit.<br />

Finalement, <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> Spinoza vue dans son ensemble<br />

inaugurait bel et bien <strong>la</strong> réflexion mo<strong>de</strong>rne. Il fon<strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité sur <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, sur<br />

<strong>la</strong> connaissance. En ceci, c’est un maître <strong>de</strong> liberté. Puisque <strong>la</strong> <strong>raison</strong> humaine<br />

est présente en tout être, chacun peut philosopher et <strong>raison</strong>ner à condition <strong>de</strong><br />

bien utiliser sa lumière naturelle. Spinoza en appelle à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> que tout<br />

individu possè<strong>de</strong>. Le spinozisme répondait aux besoins <strong>de</strong> toute une époque<br />

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dont l’effort était orienté essentiellement vers une interprétation rationnelle <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>politique</strong>, <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> société.<br />

Il conviendrait <strong>de</strong> retenir qu’une démocratie authentique n’est possible<br />

que dans un Etat <strong>de</strong> droit et sur <strong>la</strong> base d’une conception correcte <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

personne humaine. Elle requiert <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong>s conditions nécessaires pour<br />

<strong>la</strong> promotion <strong>de</strong>s personnes, par l’éducation et <strong>la</strong> formation à un vrai idéal, et<br />

aussi l’épanouissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> personnalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> société, par <strong>la</strong> création <strong>de</strong><br />

structures <strong>de</strong> participation et <strong>de</strong> coresponsabilité. On tend à affirmer<br />

aujourd’hui que l’agnosticisme et le re<strong>la</strong>tivisme sceptique représentent <strong>la</strong><br />

philosophie et l’attitu<strong>de</strong> fondamentale accordées aux formes démocratiques <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> vie <strong>politique</strong>, et que ceux qui sont convaincus <strong>de</strong> connaître <strong>la</strong> vérité et qui lui<br />

donnent une ferme adhésion ne sont pas dignes <strong>de</strong> confiance du point <strong>de</strong> vue<br />

démocratique, parce qu’ils n’acceptent pas que <strong>la</strong> vérité soit déterminée par <strong>la</strong><br />

majorité, ou bien qu’elle diffère selon les divers équilibres <strong>politique</strong>s. A ce<br />

propos, il faut observer que s’il n’existe aucune vérité <strong>de</strong>rnière qui gui<strong>de</strong> et<br />

oriente l’action <strong>politique</strong>, les idées et les convictions peuvent être facilement<br />

exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme<br />

facilement en un totalitarisme déc<strong>la</strong>ré ou sournois comme l’indique l’histoire.<br />

Et l’Eglise n’ignore pas le danger du fanatisme, ou du<br />

fondamentalisme, <strong>de</strong> ceux qui, au nom d’une idéologie qui se prétend<br />

scientifique ou <strong>religieuse</strong>, estiment pouvoir imposer aux autres hommes leur<br />

conception <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité et du bien. La vérité <strong>religieuse</strong> n’est pas <strong>de</strong> cette nature.<br />

N’étant pas une idéologie, <strong>la</strong> foi <strong>religieuse</strong> ne cherche <strong>de</strong> cette façon à enfermer<br />

dans le cadre d’un modèle rigi<strong>de</strong> <strong>la</strong> changeante réalité sociale et <strong>politique</strong> et<br />

elle admet que <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> l’homme se réalise dans l’histoire <strong>de</strong> manières diverses<br />

et imparfaites. Cependant l’Eglise, en réaffirmant constamment <strong>la</strong> dignité<br />

transcendante <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne, adopte comme règle d’action le respect <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

liberté.<br />

Mais <strong>la</strong> liberté n’est pleinement mise en valeur que par l’accueil <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vérité : dans un mon<strong>de</strong> dénué <strong>de</strong> vérité, <strong>la</strong> liberté perd sa consistance et<br />

l’homme est soumis à <strong>la</strong> violence <strong>de</strong>s passions et à <strong>de</strong>s conditionnements<br />

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apparents ou occultes. Le chrétien vit <strong>la</strong> liberté, écrivait La Bible et il se met au<br />

service <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté, il se propose constamment, en fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature<br />

missionnaire <strong>de</strong> sa vocation, <strong>la</strong> vérité qu’il a découverte. Dans le dialogue avec<br />

les autres, attentif à tout élément <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité qu’il découvre dans l’expérience<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture <strong>de</strong>s personnes et <strong>de</strong>s nations, il ne renoncera pas à<br />

affirmer tout ce que sa foi et un sain exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> lui ont fait connaître.<br />

Après <strong>la</strong> chute du totalitarisme communiste et <strong>de</strong> bien d’autres régimes<br />

totalitaires et <strong>de</strong> « sécurité nationale », on assiste actuellement, non sans<br />

conflits, au succès <strong>de</strong> l’idéal démocratique dans le mon<strong>de</strong>, al<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> pair avec<br />

une gran<strong>de</strong> attention et une vive sollicitu<strong>de</strong> pour les droits <strong>de</strong> l’homme. Mais<br />

précisément pour aller dans ce sens, il est nécessaire que les peuples qui sont<br />

en train <strong>de</strong> réformer leurs institutions donnent à <strong>la</strong> démocratie un fon<strong>de</strong>ment<br />

authentique et soli<strong>de</strong> grâce à <strong>la</strong> reconnaissance explicite <strong>de</strong> ces droits. Parmi les<br />

principaux droits, il faut rappeler le droit à <strong>la</strong> vie dont fait partie intégrante le<br />

droit <strong>de</strong> grandir dans le sein <strong>de</strong> sa mère après <strong>la</strong> conception ; puis le droit <strong>de</strong><br />

vivre dans une famille unie et dans un climat moral favorable au<br />

développement <strong>de</strong> sa personnalité ; le droit d’épanouir son intelligence et sa<br />

liberté par <strong>la</strong> recherche et <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité ; le droit <strong>de</strong> participer au<br />

travail <strong>de</strong> mise en valeur <strong>de</strong>s biens <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre et d’en tirer sa substance et celle<br />

<strong>de</strong> ses proches ; le droit <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r librement une famille, d’accueillir et d’élever<br />

<strong>de</strong>s enfants, en exerçant <strong>de</strong> manière responsable sa sexualité. En un sens, <strong>la</strong><br />

source est <strong>la</strong> synthèse <strong>de</strong> ses droits, c’est <strong>la</strong> liberté <strong>religieuse</strong>, entendue comme<br />

le droit <strong>de</strong> vivre dans <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong> sa foi et conformément à <strong>la</strong> dignité<br />

transcendante <strong>de</strong> sa personne.<br />

L’Eglise, comme le soulignait Le Pape Jean Paul II dans l’encyclique<br />

sur <strong>la</strong> Question sociale, a une parole à dire aujourd’hui sur tout ce qui touche <strong>la</strong><br />

dignité <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong>s peuples. Elle doit se prononcer « sur <strong>la</strong> nature, les<br />

conditions, les exigences et les fins du développement authentique » 254 . Ce<br />

254 Le Pape Jean Paul II, Centesimus annus, n°41 (texte religieux).<br />

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faisant, l’Eglise accomplit sa mission d’évangélisation car elle met en lieu le<br />

développement avec <strong>la</strong> vérité sur le Christ, sur elle-même et sur l’homme.<br />

C’est pourquoi, Jean Paul II insistait sur <strong>la</strong> valeur et le rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

« doctrine sociale » car les questions auxquelles il s’agit <strong>de</strong> faire face sont<br />

avant tout morales.<br />

Selon lui, cette doctrine n’est pas une « troisième voie » entre le<br />

capitalisme libéral et le collectivisme marxiste ; elle constitue, dit-il, « une<br />

catégorie en soi ». Elle n’est donc pas une idéologie, mais <strong>la</strong> formu<strong>la</strong>tion<br />

précise <strong>de</strong>s résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes <strong>de</strong><br />

l’existence <strong>de</strong> l’homme dans <strong>la</strong> société et dans le contexte international, à <strong>la</strong><br />

lumière <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi et <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition ecclésiale. Le but principal <strong>de</strong> <strong>la</strong> doctrine<br />

sociale est d’interpréter ces réalités en évaluant leur conformité avec<br />

l’enseignement <strong>de</strong> l’Evangile sur l’homme et sa vocation à <strong>la</strong> fois terrestre et<br />

transcendante. Elle a donc pour but d’orienter le comportement religieux.<br />

<strong>Les</strong> sciences humaines et <strong>la</strong> philosophie ai<strong>de</strong>nt à bien saisir que<br />

l’homme est situé au centre <strong>de</strong> <strong>la</strong> société et à le mettre en mesure <strong>de</strong> mieux se<br />

comprendre lui-même en tant qu’être social. Elles se proposent d’assister<br />

l’homme sur le chemin <strong>de</strong> salut.<br />

Spinoza aura opté pour <strong>la</strong> démocratie, comme le régime <strong>politique</strong> qui<br />

visiblement non seulement paraît <strong>la</strong> plus susceptible <strong>de</strong> respecter <strong>la</strong> liberté<br />

naturelle <strong>de</strong>s individus mais aussi et surtout le régime le plus apte à favoriser le<br />

développement et le déploiement <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Il nous semble qu’il pense que<br />

l’ordre social naturel n’est pas fondé sur <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. C’est pourquoi dans le<br />

Traité théologico-<strong>politique</strong>, il y a une volonté manifeste en faveur <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

démocratie. On peut voir que sa pensée <strong>politique</strong> vise à trouver un accord entre<br />

<strong>la</strong> religion, <strong>la</strong> <strong>politique</strong> et <strong>la</strong> philosophie en attribuant à chacune <strong>de</strong> ses<br />

instances son domaine et <strong>la</strong> forme <strong>de</strong> puissance et <strong>de</strong> vérité qui lui convient. Le<br />

souci majeur qui sous-tend cette question est d’abord <strong>de</strong> différence du fait que<br />

pour Spinoza à chacune science son domaine particulier qui lui est propre. La<br />

philosophie est pour lui une activité suprême qui permet <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong><br />

l’existence, et donc <strong>la</strong> voie d’accès au salut par <strong>la</strong> connaissance, par <strong>la</strong><br />

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démonstration et l’usage <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. La religion ne s’exprime qu’à travers <strong>la</strong><br />

foi, l’obéissance envers Dieu; c’est <strong>la</strong> connaissance révélée qui s’appuie sur<br />

l’imagination. La <strong>politique</strong> est l’art <strong>de</strong> gestion <strong>de</strong> <strong>la</strong> société. De ces définitions,<br />

Spinoza établit que leurs domaines sont distincts par leurs moyens sans qu’une<br />

discipline ne soit <strong>la</strong> servante <strong>de</strong> l’autre. La portée <strong>de</strong> cette vision <strong>de</strong><br />

délimitation spinoziste repose dans <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong> penser Dieu <strong>de</strong> façon libre<br />

sans être taxé d’athéiste. Néanmoins, notre penseur reconnaît qu’elles peuvent<br />

nourrir le même but qui est le salut. Le <strong>politique</strong> dans sa <strong>politique</strong> <strong>de</strong> gestion<br />

sociétale recherche le salut pour les individus sociaux ; l’objectif <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion<br />

est <strong>de</strong> permettre aux hommes d’accomplir leur salut par l’obéissance aux<br />

dogmes universels, tandis que <strong>la</strong> philosophie recherche le salut, <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong> par<br />

<strong>la</strong> connaissance. On peut remarquer donc que toutes ces disciplines ont un trait<br />

d’union entre elles à exploiter.<br />

La pensée spinoziste est un combat en vue <strong>de</strong> <strong>la</strong> promotion <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté<br />

d’opinion et <strong>de</strong> communication <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée, un désir <strong>de</strong> tolérance et une<br />

valorisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie. C’est cette liberté qui est <strong>la</strong> condition du bonheur<br />

en communauté. Le philosophe hol<strong>la</strong>ndais refuse que <strong>la</strong> religion éten<strong>de</strong> son<br />

pouvoir hors <strong>de</strong> son domaine, c’est ce qu’il l’a amené à établir <strong>la</strong> ligne rouge<br />

entre philosophie et religion. D’ailleurs, les prophètes et le clergé empêchent<br />

les esprits libres <strong>de</strong> s’adonner à <strong>la</strong> philosophie. C’est contre cette triste vision<br />

qu’il <strong>la</strong>nce cet appel <strong>de</strong> façon syndicaliste dans sa correspondance à<br />

Ol<strong>de</strong>nburg : « La liberté <strong>de</strong> penser et <strong>de</strong> dire mon sentiment, je désire <strong>la</strong><br />

défendre par tous les moyens. » 255 Spinoza reconnaît qu’il lutte pour une<br />

cause noble, certes, mais difficile, puisqu’il est persuadé que l’ignorant est<br />

fanatique et superstitieux ; il le résume bien ici à travers les <strong>de</strong>rniers mots <strong>de</strong><br />

l’Ethique: « Il faut bien que ce soit difficile, ce qu’on trouve si rarement (Et<br />

sanè arduum <strong>de</strong>bet esse, quod a<strong>de</strong>o raro reperitur). » 256<br />

Pour notre part, <strong>la</strong> foi <strong>religieuse</strong> doit faire front <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> montée <strong>de</strong>s<br />

hommes qui se structurent <strong>de</strong> plus en plus en c<strong>la</strong>ns d’intérêts <strong>politique</strong>s<br />

255 Lettres, Lettre XXX à Ol<strong>de</strong>nburg in Œuvres IV, Traduction par Charles Appuhn, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1966 p.232.<br />

256 Ethique, Cinquième Partie, Proposition XLII, Scolie, Editions du Seuil, Paris, 1988 p.541.<br />

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économiques privés, hermétiquement fermés aux autres citoyens. Elle doit<br />

aussi pousser à lutter en vue <strong>de</strong> mettre fin au processus dangereux d’anesthésie<br />

<strong>de</strong>s consciences qui favorise <strong>la</strong> croissance <strong>de</strong>s nations muselées, <strong>de</strong>s peuples<br />

frustrés <strong>de</strong> leurs droits et d’états délinquants.<br />

<strong>Les</strong> religieux s’engagent dans <strong>la</strong> <strong>politique</strong> pour exprimer et inscrire<br />

dans l’histoire le parti pris <strong>de</strong> Dieu pour l’homme et pour tout l’homme et<br />

l’existence du Christ. Alors que les responsables <strong>politique</strong>s règnent sur leurs<br />

peuples, le Christ, selon les textes bibliques, est venu pour servir et procurer le<br />

bonheur aux individus. <strong>Les</strong> religieux doivent pour ainsi dire s’engager,<br />

s’investir <strong>de</strong> manière ouverte, <strong>critique</strong> et prophétique dans <strong>la</strong> construction<br />

quotidienne <strong>de</strong> <strong>la</strong> société qui, <strong>de</strong>vient ainsi une mission annonce et prophétique<br />

du mon<strong>de</strong>.<br />

Mais alors l’engagement <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza l’a-t-il rendu forcément<br />

héros ? Il convient <strong>de</strong> réfléchir aussi sur <strong>la</strong> promotion <strong>de</strong> l’engagement<br />

individuel <strong>de</strong> l’homme dans <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> société. L’emploi en <strong>politique</strong> <strong>de</strong>s<br />

termes <strong>de</strong> gauche et <strong>de</strong> droite sont postérieurs à Spinoza, et datent <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

révolution française. Il est donc peu artificiel <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r quel peut être le<br />

« parti » <strong>de</strong> Spinoza en <strong>politique</strong>. Pourtant, il a <strong>de</strong> son vivant pris parti pour <strong>la</strong><br />

république et <strong>la</strong> démocratie, contre <strong>la</strong> monarchie en Hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, pour les frères<br />

De Witt et contre les Orangistes, bien loin <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong> philosophe<br />

contemp<strong>la</strong>tif et désincarné qu’on peut encore donner <strong>de</strong> lui. S’il p<strong>la</strong>car<strong>de</strong><br />

finalement « Ultimi barbarorum » dans <strong>la</strong> ville d’Amsterdam, en lui il avait peu<br />

avant publié le Traité théologico-<strong>politique</strong> où il prend parti pour <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

penser contre les mouvements sécuritaires qui préten<strong>de</strong>nt limiter <strong>la</strong> liberté au<br />

nom <strong>de</strong> l’ordre.<br />

<strong>Les</strong> notions <strong>de</strong> droite et gauche renvoient symboliquement à<br />

l’importance accordée d’un côté au cœur, qui est <strong>la</strong> saisie inutile <strong>de</strong> l’unité <strong>de</strong>s<br />

hommes entre eux (d’où <strong>la</strong> « concor<strong>de</strong> ») et <strong>de</strong> l’autre <strong>la</strong> main droite qui<br />

représente les valeurs d’efficacité et <strong>de</strong> réalisme dans <strong>la</strong> Bible ; également, être<br />

situé à <strong>la</strong> droite <strong>de</strong> Dieu était <strong>la</strong> marche d’un privilège tandis que <strong>la</strong> gauche<br />

était réservée aux défavorisés – qu’un certain nazaréen s’est employé à dire que<br />

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les <strong>de</strong>rniers servent les premiers etc. <strong>de</strong>puis l’antiquité, les ordres privilégiés,<br />

tenant le clergé et <strong>la</strong> noblesse étaient représentés à droite du siège noble tandis<br />

que les représentants du tiers-état se tenaient à sa gauche. Est-ce à dire que<br />

droite et gauche se réduisent à favoriser telle ou telle partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion au<br />

détriment <strong>de</strong> l’autre ? Nous ne le pensons pas, <strong>la</strong> droite est capable <strong>de</strong><br />

<strong>politique</strong>s sociales comme <strong>la</strong> gauche peut viser l’efficacité. Dans les cas, on<br />

prétend agir au nom <strong>de</strong> l’institution <strong>politique</strong> général et sans doute sincèrement<br />

le plus souvent.<br />

En revanche c’est <strong>la</strong> conception même <strong>de</strong> l’intérêt général qui diverge,<br />

et aussi celle <strong>de</strong>s moyens qui s’en suivent. Pour <strong>la</strong> droite, tout le mon<strong>de</strong> peut<br />

gagner à ce que l’ordre social existant soit maintenu, à savoir une importante<br />

hiérarchisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> société, par <strong>de</strong>s privilèges <strong>de</strong> fait que les mesures visant à<br />

réduire les inégalités sociales, comme par exemple les droits <strong>de</strong> succession,<br />

sont faibles ou inexistantes. Ce que tout le mon<strong>de</strong> gagne, c’est <strong>la</strong> paix sociale<br />

sachant que là où on veut un bouleversement <strong>de</strong> système, on risque d’apporter<br />

le désordre, voire <strong>la</strong> guerre civile ; <strong>la</strong> droite est ainsi essentiellement<br />

conservatrice : mieux vaut se contenter <strong>de</strong> ce qui a marché jusqu’à présent que<br />

se <strong>la</strong>ncer dans l’aventure <strong>politique</strong> remettant en cause <strong>la</strong> répartition <strong>de</strong>s rôles et<br />

<strong>de</strong>s biens <strong>de</strong> <strong>la</strong> société.<br />

<strong>Les</strong> « réformes » qu’on <strong>la</strong> voit mener peuvent le plus souvent être<br />

comprises comme <strong>de</strong>s retours à l’âge que fût le XIXe siècle, les « acquis<br />

sociaux » n’existaient pas là où le puissant était quasi-incontestable. <strong>Les</strong><br />

« déformes » <strong>de</strong>vrait-on plutôt dire sont les dérégu<strong>la</strong>tions là où les règles qui<br />

renforcent le pouvoir existant : ainsi l’introduction <strong>de</strong> <strong>la</strong> procédure du<br />

« p<strong>la</strong>i<strong>de</strong>r-coupable » dans <strong>la</strong> juridiction française, qui <strong>de</strong> l’aveu <strong>de</strong> nombreux<br />

magistrats aura pour effet d’éviter aux puissants <strong>la</strong> mise en lumière<br />

systématique <strong>de</strong> leurs comportements illégaux. Peu importe dans cette logique<br />

que l’institution judiciaire soit injuste il faut avant tout qu’elle soit efficace.<br />

Derrière ce<strong>la</strong>, nous avons l’idée ancestrale, que les plus forts sont les meilleurs<br />

et qu’il ne faut rien faire pour décourager les plus entreprenants. L’essence <strong>de</strong><br />

ce conservatisme (les forts doivent conserver leur position <strong>de</strong> domination),<br />

- 390 -


c’est à notre sens l’idée <strong>de</strong> justice, c’est l’ordre naturel. C’est Calliclès contre<br />

Socrate : <strong>la</strong> nature aurait par provi<strong>de</strong>nce donné les meilleures qualités aux plus<br />

forts. Aller contre ce<strong>la</strong>, valoriser l’égalité dans <strong>la</strong> société, c’est aller contre <strong>la</strong><br />

provi<strong>de</strong>nce naturelle et prendre donc le risque <strong>de</strong>s pires désordres. Dans cette<br />

logique, l’Etat n’a pour fonction que <strong>de</strong> conserver <strong>la</strong> paix et <strong>la</strong> liberté d’esprit.<br />

Ce<strong>la</strong> pourrait être intéressant <strong>de</strong> savoir comment à partir <strong>de</strong> ce que nous<br />

connaissons <strong>de</strong> sa philosophie, nous le voyions ainsi. Serait-ce pure<br />

projection ? Il semble bien difficile <strong>de</strong> tenter <strong>de</strong> déduire à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

philosophie, même <strong>politique</strong>, <strong>de</strong> Spinoza quel pourrait être aujourd’hui son<br />

engagement <strong>politique</strong>. C’est essentiellement une question d’histoire, c’est-à-<br />

dire <strong>de</strong> conditions qui ne sont pas déductibles a priori. Il y a cependant chez lui<br />

une <strong>critique</strong> évi<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> ce qu’on pourrait appeler l’idéalisme <strong>politique</strong>, qui<br />

tend à réaliser une utopie. Selon Spinoza, il est vain <strong>de</strong> concevoir une <strong>politique</strong><br />

qui suppose qu’une majorité d’hommes ne soient pas essentiellement<br />

passionnés mais plutôt <strong>raison</strong>nables. Il serait donc plutôt dans le camp <strong>de</strong>s<br />

pragmatiques. En considérant l’éloge qu’il fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance économique<br />

d’Amsterdam, on peut gager qu’il était pour <strong>la</strong> libre circu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s biens. Mais<br />

d’autre part, on sent chez Spinoza un souci social quand il explique qu’il<br />

n’appartient pas aux individus privés <strong>de</strong> supprimer <strong>la</strong> misère, mais à l’Etat<br />

d’assurer un minimum vital pour chacun. Il n’a pas développé ce<strong>la</strong>, sa réflexion<br />

<strong>politique</strong> connue se limitant, nous semble-t-il, à <strong>la</strong> question <strong>de</strong>s fondations <strong>de</strong><br />

l’Etat, mais il y a là quelque chose qui n’est manifestement pas <strong>de</strong> droite.<br />

Enfin, quand on voit son engagement contre les Orangistes et pour les frères<br />

De Witt, il nous semble qu’il se situe davantage dans une perspective<br />

progressiste que conservatrice.<br />

Donc s’il nous semble c<strong>la</strong>ir qu’on ne peut déduire à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

philosophie spinoziste un programme <strong>politique</strong>, il n’est cependant pas<br />

impossible <strong>de</strong> trouver certaines orientations. Toutefois ce<strong>la</strong> impliquerait une<br />

étu<strong>de</strong> approfondie. Il est amusant <strong>de</strong> voir comment <strong>la</strong> philosophie spinoziste est<br />

assez ouverte pour autoriser <strong>de</strong>s interprétations complètement opposées. D’un<br />

côté, Tocqueville voyait dans Spinoza un libéral convaincu, préfigurant le<br />

- 391 -


libéralisme à l’américaine. D’un autre côté, il est frappant <strong>de</strong> constater à quel<br />

point en France, <strong>de</strong>s philosophes <strong>de</strong> gauche se sont réc<strong>la</strong>més du spinozisme (à<br />

commencer par Althusser…).<br />

L’intérêt d’une telle question, pour le moins naïve à bien <strong>de</strong>s égards, ce<br />

serait, nous pensons, d’examiner le lien entre philosophie et <strong>politique</strong>. Si<br />

Spinoza est convaincu que le modèle p<strong>la</strong>tonicien du « roi philosophe » est<br />

illusoire, pourquoi écrit-il un traité <strong>politique</strong>, si ce n’est dans <strong>la</strong> perspective<br />

d’être lu par <strong>de</strong>s <strong>politique</strong>s ? N’y a-t-il pas là une tentative d’éducation <strong>de</strong>s<br />

<strong>politique</strong>s ? Quel est en fait le public que vise le Traité <strong>politique</strong> ?<br />

En fin <strong>de</strong> compte, l’engagement <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza consiste à<br />

disposer du droit naturel <strong>de</strong> l’individu et <strong>de</strong> son entière liberté <strong>de</strong> penser et <strong>de</strong><br />

s’exprimer. Selon Spinoza, quand chaque homme cherche le plus ce qui lui est<br />

utile, alors les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Sans doute, sa<br />

vision est donc <strong>de</strong> bâtir <strong>la</strong> nouvelle société sur les jalons du libre examen et <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> responsabilité individuelle du citoyen. Ainsi, l’individu peut transférer ses<br />

droits naturels à un corps <strong>politique</strong>, néanmoins c’est pour mieux faire respecter<br />

ses droits et <strong>de</strong> les réaliser. Sans être taxé <strong>de</strong> « révolutionnaire », l’engagement<br />

<strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza désire <strong>la</strong> victoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> rationalité et <strong>de</strong> l’ordre sur<br />

l’arbitraire et le chaos généralisé. La pensée <strong>politique</strong> spinoziste entend<br />

concevoir une philosophie <strong>politique</strong> et morale construite sur le respect <strong>de</strong>s<br />

droits et <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs et l’autonomie <strong>de</strong>s individus. Elle vise à rendre les<br />

hommes citoyens aptes à assumer <strong>la</strong> responsabilité <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté et à <strong>la</strong> défendre.<br />

L’autonomie individuelle consiste, en effet, à rejeter toutes les autorités<br />

<strong>religieuse</strong>s ou <strong>politique</strong>s, toutes les morales qui briment <strong>la</strong> conscience <strong>de</strong>s<br />

individus en leur imposant <strong>de</strong>s valeurs trompeuses ou <strong>de</strong>s biens transcendants.<br />

Ainsi, pour se gar<strong>de</strong>r d’être aliéné, l’individu doit rechercher le chemin <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

connaissance rationnelle et réflexive <strong>de</strong> soi, et ce par l’action <strong>de</strong> l’auto-<br />

réalisation individuelle.<br />

D’ailleurs, sa quête in<strong>la</strong>ssable <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté dans l’unique <strong>raison</strong> <strong>critique</strong><br />

<strong>de</strong>s hommes et l’engagement <strong>de</strong>s citoyens, récuse du coup toute intervention<br />

d’un principe transcendant ou provi<strong>de</strong>ntiel, <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion. On comprend<br />

- 392 -


pourquoi notre penseur opte pour <strong>la</strong> culture <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie comme le cadre<br />

institutionnel adéquat du fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>politique</strong>, <strong>de</strong> fonctionnement<br />

du libre échange, du partage, <strong>de</strong> <strong>la</strong> solidarité et <strong>de</strong> <strong>la</strong> stabilisation <strong>de</strong>s nations ;<br />

ceci au dépens <strong>de</strong>s passions extrémistes et du fanatisme, <strong>de</strong> <strong>la</strong> démesure et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

violence. C’est pourquoi, il prône que l’autorité (souveraine) soit <strong>la</strong> voie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong>.<br />

Nous retiendrons <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Matheron une gran<strong>de</strong> compréhension<br />

<strong>de</strong> Spinoza qui aura permis aux lecteurs <strong>de</strong> se familiariser davantage à <strong>la</strong><br />

philosophie du Magister ; une <strong>la</strong>rge explication et un enseignement au détail<br />

sur les rapports humains individuels et collectifs dans <strong>la</strong> société qui ai<strong>de</strong>ront<br />

certainement à comprendre <strong>la</strong> conduite et les réactions <strong>de</strong>s hommes dans <strong>la</strong><br />

gestion quotidienne <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité.<br />

Pour en revenir à <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>politique</strong>, nous pouvons soutenir que c’est<br />

une <strong>politique</strong> rationnelle que développe Spinoza, et « par Politique<br />

rationnelle, il faut entendre <strong>la</strong> Politique suivant <strong>la</strong>quelle les hommes se<br />

rangeant aux injonctions <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison, consentent à s’unir sous un<br />

principe général d’utilité » 257 . La <strong>raison</strong> est ce qui motive les hommes à<br />

opérer le changement <strong>de</strong> nature et d’existence, le passage <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature à<br />

l’état <strong>de</strong> société. Elle répond à <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong>s individus à mettre fin à ce qui les<br />

divise pour s’accor<strong>de</strong>r sur l’intérêt commun et partant sur <strong>de</strong> véritables<br />

alliances. Ainsi « c’est à <strong>la</strong> Raison d’intervenir ici afin <strong>de</strong> faire que les<br />

intérêts humains soient équilibrés dans une vision consensuelle <strong>de</strong><br />

l’utilité. » 258 Pour ainsi dire, on peut dire que s’engager, c’est respecter une<br />

certaine attitu<strong>de</strong> par <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. Ainsi, l’engagement <strong>politique</strong><br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> une rationalité, elle suppose une attitu<strong>de</strong> à <strong>la</strong> <strong>raison</strong>.<br />

Retenons que selon Spinoza l’homme libre est celui qui vit sous <strong>la</strong><br />

conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, c’est-à-dire qui délivré <strong>de</strong>s préjugés, <strong>de</strong>s passions<br />

aveugles, <strong>de</strong> tout ce qu’il y avait d’inhumain en lui. C’est un peu dans le même<br />

sens que Saint Augustin, lorsqu’il traite <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté chrétienne, indique que ce<br />

257 Cazayus, Pouvoir et liberté en <strong>politique</strong>, actualité <strong>de</strong> Spinoza, Chapitre 6, p.125.<br />

258 Ibid.p.127<br />

- 393 -


n’est pas par sa liberté que <strong>la</strong> volonté humaine acquiert <strong>la</strong> grâce mais plutôt par<br />

<strong>la</strong> grâce qu’elle acquiert sa liberté. Autrement exprimé, je suis libre non pas<br />

malgré <strong>la</strong> grâce <strong>de</strong> Dieu, mais à cause d’elle, parce que <strong>la</strong> grâce me libère <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

passion, <strong>de</strong> <strong>la</strong> conséquence, <strong>de</strong> l’égoïsme.<br />

La théorie démocratique <strong>de</strong> l’Etat réconcilie l’idée <strong>de</strong> liberté<br />

individuelle avec celle <strong>de</strong> discipline étatique. <strong>Les</strong> démocrates accor<strong>de</strong>nt aux<br />

anarchistes que <strong>la</strong> personne humaine est <strong>la</strong> seule valeur, le bonheur <strong>de</strong>s<br />

personnes, <strong>la</strong> seule « fin en soi ». Mais contre les anarchistes ils pensent que<br />

l’Etat, cette abstraction incarnée en institutions, en administrations, en<br />

règlements, est indispensable. L’Etat n’est plus – comme pour les totalitaristes<br />

– une fin en soi, l’Etat est un moyen nécessaire pour <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong>s<br />

aspirations individuelles. Il faut une autorité, une organisation, pour protéger <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong> chacun contre les empiètements injustifiés d’autrui.<br />

C’est ce qu’à bien vu Rousseau dont le Contrat social 259 peut être<br />

considéré comme <strong>la</strong> « chartre <strong>de</strong> toute démocratie ». L’Etat n’a d’autre but que<br />

<strong>de</strong> réaliser, <strong>de</strong> garantir (bien loin <strong>de</strong> les détruire) <strong>la</strong> liberté et l’égalité<br />

auxquelles les individus ont naturellement droit. Le problème est <strong>de</strong> trouver<br />

une forme d’association qui défen<strong>de</strong> et protège <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> force commune <strong>la</strong><br />

personne et les biens <strong>de</strong> chaque associé et par <strong>la</strong>quelle chacun s’unissant à tous<br />

n’obéisse pourtant qu’à lui-même. La loi sera donc ainsi non pas le tombeau<br />

mais <strong>la</strong> réalisation même <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté : « l’obéissance à <strong>la</strong> loi qu’on s’est<br />

prescrite est liberté » 260 .<br />

Le contrat consiste à ne reconnaître d’autre autorité légis<strong>la</strong>tive que <strong>la</strong><br />

volonté générale qui est, au fond, <strong>la</strong> volonté <strong>raison</strong>nable, présente en tout<br />

individu quand il délibère « dans le silence <strong>de</strong>s passions ». L’opposition <strong>de</strong>s<br />

passions rend nécessaire le contrat, l’accord <strong>de</strong>s hommes délibérant sur leurs<br />

intérêts communs et <strong>raison</strong>nables le rend possible. Comme cependant <strong>la</strong><br />

volonté générale ne saurait être à tout instant <strong>la</strong> volonté universelle, comme il<br />

259<br />

Le contrat social désigne l’acte par lequel se constitue comme peuple ; ce <strong>de</strong>rnier est paraphé par tous les membres<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> société et donne naissance à <strong>la</strong> volonté générale.<br />

260<br />

Rousseau, Du contrat social, Livre I, Chapitre VIII, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1968, p.56.<br />

- 394 -


se trouvera toujours quelque citoyen pour n’être pas d’accord sur une loi<br />

proposée, on convient <strong>de</strong> tenir pour volonté générale celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> majorité. La<br />

liberté <strong>de</strong> <strong>la</strong> minorité n’est pas pour autant aliénée car on peut considérer que<br />

c’est à l’unanimité que les individus ont décidé <strong>de</strong> se soumettre aux volontés <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> majorité (<strong>la</strong> minorité conservant d’ailleurs sa liberté d’expression et <strong>de</strong><br />

<strong>critique</strong>). Tel est du moins le postu<strong>la</strong>t <strong>de</strong> toute démocratie.<br />

Pour ainsi dire, le pacte social se fon<strong>de</strong> sur l’accord et <strong>la</strong> validation <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong>, conseillère et moyen efficace <strong>de</strong> liberté et <strong>de</strong> réfléchir à leur union :<br />

« <strong>la</strong> seule <strong>raison</strong> <strong>de</strong> leur engagement est l’instauration <strong>de</strong> <strong>la</strong> concor<strong>de</strong> par<br />

<strong>la</strong> participation <strong>de</strong> tous une loi commune » 261 . Toutefois, il faut noter que <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> à elle seule ne peut suffire car elle ne peut donner <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’action<br />

<strong>de</strong>s hommes, il faut aussi <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté.<br />

Finalement, <strong>la</strong> vision spinoziste prône l’idée que <strong>la</strong> meilleure <strong>politique</strong><br />

doit toujours se développer en rapport avec <strong>la</strong> liberté. Car <strong>la</strong> liberté, pour notre<br />

penseur, est une perfection, et l’homme doit l’être dans sa nature, et <strong>de</strong>vra agir<br />

et se réaliser en fonction d’elle. L’Etat doit pour ainsi dire favoriser <strong>la</strong> liberté<br />

individuelle, c’est-à-dire l’expression à chaque opinion, tout en garantissant <strong>la</strong><br />

sécurité collective, source <strong>de</strong> bonheur social. C’est pourquoi « il faut <strong>la</strong>isser à<br />

chacun <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> son propre jugement (concludo unicuique sui judicii<br />

libertatem) » 262 . D’ailleurs, son combat pour <strong>la</strong> liberté et <strong>la</strong> démocratie ne lui<br />

donne-t-il pas « <strong>la</strong> figure, p<strong>la</strong>isante pour nous, d’un homme à <strong>la</strong> fois<br />

humaniste, généreux,…ami <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté d’opinion et <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie » 263 .<br />

On peut voir avec Spinoza que <strong>la</strong> rationalité a une vertu <strong>politique</strong>, morale et<br />

sociale. On comprend donc <strong>la</strong> légitimation <strong>de</strong> son discours novateur par<br />

rapport à <strong>la</strong> problématique <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>politique</strong>. Il apporte là une<br />

problématique nouvelle, celle <strong>de</strong> transcen<strong>de</strong>r les barrières pour en sortir un<br />

nouveau regard philosophique sur les problèmes socio-<strong>politique</strong>, et religieux. Il<br />

261 Ibid., Chapitre VI, p.128<br />

262 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Préface, PUF, Paris, 1999, p.73.<br />

263 Ramond, Article sur « Ne pas rire, mais comprendre », in Revue <strong>de</strong> philosophie <strong>de</strong> France <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong><br />

Toulouse-Le Mirail, Kairos, 1998, p.105. Cette revue a cessé ses parutions.<br />

- 395 -


faut que les hommes dans leur différence s’engagent <strong>de</strong> plus en plus dans <strong>la</strong><br />

société, dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ine en bannissant l’arrogance et <strong>la</strong> comp<strong>la</strong>isance. On peut<br />

comprendre que <strong>la</strong> philosophie spinoziste réc<strong>la</strong>me avant tout <strong>la</strong> <strong>la</strong>ïcité, <strong>la</strong>quelle<br />

est une nécessité pour <strong>la</strong> société mo<strong>de</strong>rne et pour <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser. Spinoza<br />

nous aura légué donc un enseignement <strong>de</strong> vraies valeurs sociales et civiles, à<br />

travers <strong>la</strong> <strong>raison</strong> comme meilleure conseillère <strong>de</strong> <strong>la</strong> gestion <strong>de</strong> <strong>la</strong> société et du<br />

développement <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté. On le voit, le conatus nous aura permis <strong>de</strong><br />

transcen<strong>de</strong>r l’être personnel, d’aller au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’intérêt individuel pour se<br />

réaliser dans <strong>la</strong> liberté. Pour ainsi dire, <strong>la</strong> prise en compte du spinozisme est<br />

nécessaire pour bien gouverner <strong>la</strong> société et ordonner les égoïsmes sociaux et<br />

individuels.<br />

Il est vrai – et on peut le dire haut – <strong>la</strong> <strong>politique</strong> <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en plus<br />

le domaine <strong>de</strong> l’immoralité, <strong>de</strong>s combines, <strong>de</strong>s coups bas, un champ <strong>de</strong> bataille<br />

au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité concrète. Et à ce niveau, l’apport <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion est<br />

opportun. La religion en effet peut apporter beaucoup, excluant les rites, les<br />

substitutions, apporter <strong>la</strong> morale comme <strong>la</strong> lumière qui inspire <strong>la</strong> crainte <strong>de</strong><br />

Dieu et assainit le désordre et <strong>la</strong> violence, créés par <strong>la</strong> <strong>politique</strong>. Dieu, disons-le<br />

encore, est assimilé en nous, et cette intériorisation qui vient <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion,<br />

c’est ce que l’on veut, cet « esprit » qui inspire <strong>la</strong> justice, <strong>la</strong> charité, <strong>la</strong><br />

tolérance, <strong>la</strong> miséricor<strong>de</strong>, l’amour <strong>de</strong> l’étranger, le respect <strong>de</strong> soi et <strong>de</strong>s autres.<br />

Ainsi, notre message est celui <strong>de</strong> consoli<strong>de</strong>r les rapports entre l’Eglise,<br />

les hommes et <strong>la</strong> société. En effet, <strong>la</strong> religion ne doit pas perdre <strong>la</strong> bataille pour<br />

construire une société <strong>de</strong> justice et <strong>de</strong> paix, et arriver à transformer <strong>la</strong> réalité<br />

sociale par <strong>la</strong> force <strong>de</strong> l’Evangile en portant assistance aux faibles et aux<br />

pauvres. Elle invite <strong>la</strong> jeunesse à tourner le dos à tout ce qui l’incite à <strong>la</strong><br />

violence et à regar<strong>de</strong>r l’avenir pour construire <strong>la</strong> société en cultivant l’amour,<br />

<strong>la</strong> tolérance et <strong>la</strong> concor<strong>de</strong>, consoli<strong>de</strong>r l’unité et <strong>la</strong> solidarité entre les hommes.<br />

Travailler pour <strong>la</strong> restauration <strong>de</strong> <strong>la</strong> société, une société pleine d’espoir et<br />

d’esprit, et d’amour en vue du salut <strong>de</strong>s hommes.<br />

Au total, nous <strong>de</strong>vons accor<strong>de</strong>r une profon<strong>de</strong> réflexion sur les textes<br />

bibliques face à <strong>la</strong> cruauté <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie comme un outil <strong>politique</strong>, user <strong>de</strong> certains<br />

- 396 -


principes religieux tels <strong>la</strong> justice et l’équité pour une meilleure gestion <strong>de</strong>s<br />

hommes et <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong>. N’oublions pas que « <strong>de</strong> fort bonne heure Spinoza<br />

s’était (lui-même) appliqué à <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible. Sa naissance, son<br />

éducation première qui fit <strong>de</strong> lui un hébraïsant, et (…) à renouveler<br />

l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Ancien Testament. » 264 Pour une bonne conduite <strong>politique</strong>, il faut<br />

une implication <strong>de</strong> toutes les composantes <strong>de</strong> <strong>la</strong> société dans l’œuvre <strong>de</strong><br />

construction <strong>de</strong> <strong>la</strong> nation. La religion est toujours présente partout où il y a le<br />

pouvoir, le pouvoir <strong>de</strong> l’esprit sur le corps. De cette façon, <strong>la</strong> morale <strong>religieuse</strong><br />

et <strong>la</strong> <strong>politique</strong> ont <strong>la</strong> même orientation : il s’agit <strong>de</strong> bien gérer <strong>la</strong> vie sociale, <strong>la</strong><br />

société, les hommes, l’humanité et <strong>de</strong> bien l’orienter. D’ailleurs, les différentes<br />

maximes <strong>religieuse</strong>s peuvent contribuer à mieux gouverner le mon<strong>de</strong>.<br />

Notre philosophe aura pris soin <strong>de</strong> travailler les textes dans leur<br />

originalité (leur édition <strong>la</strong>tine). En essayant <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r <strong>la</strong> foi sur <strong>la</strong><br />

métaphysique <strong>critique</strong>, il indique à penser autrement. Sa théologie est sans nul<br />

doute une éthique <strong>de</strong> l’amour.<br />

Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée <strong>religieuse</strong> et <strong>politique</strong>, notre objectif, à usage<br />

personnel, serait <strong>de</strong> comprendre le système philosophique du penseur pour voir<br />

<strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce qui y est accordée à <strong>la</strong> doctrine rationaliste et à sa constitution mais<br />

bien sans doute <strong>de</strong> se donner un modèle philosophique personnel pour penser<br />

un engagement démocratique réfléchi dans un concept <strong>politique</strong> marqué par les<br />

intégrismes religieux. Nous entendons envisager ici le rapport entre <strong>la</strong> <strong>critique</strong><br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> religion et l’engagement <strong>politique</strong> et montrer par <strong>la</strong> suite qu’il s’agit pour<br />

nous non seulement d’un problème caractéristique <strong>de</strong> l’âge c<strong>la</strong>ssique mais aussi<br />

d’une question pérenne, et comprendre que <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion constitue<br />

pour nous un préa<strong>la</strong>ble, une condition ou une modalité simultanée <strong>de</strong><br />

l’engagement <strong>politique</strong>. La <strong>raison</strong> <strong>politique</strong> serait ainsi le lien entre <strong>la</strong> pensée<br />

<strong>politique</strong> et le problème religieux.<br />

On cessera <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> Spinoza quand on arrêtera <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité<br />

humaine, <strong>de</strong>s conditions d’évolution et d’épanouissement <strong>de</strong>s hommes, du<br />

264 Traité théologico-<strong>politique</strong>, Notice, p.5.<br />

- 397 -


ien-être <strong>de</strong> <strong>la</strong> société. La philosophie <strong>de</strong> Spinoza est d’autant plus actuelle<br />

qu’elle s’étend à tout ce que les humains peuvent faire, construire et vivre en<br />

esprit libre et libéré. Plus question <strong>de</strong> dominance, <strong>de</strong> contrainte, <strong>de</strong> mal-être, <strong>de</strong><br />

souffrance. Le meilleur, c’est <strong>de</strong> vivre en harmonie, et dans <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong><br />

connaître et d’exister.<br />

Notre travail n’est donc pas une réflexion théologique ou théorique sur<br />

les rapports entre <strong>la</strong> religion et <strong>la</strong> <strong>politique</strong>, mais une approche volontairement<br />

pratique et pragmatique <strong>de</strong>s difficultés que peuvent rencontrer les individus<br />

dans leur vie quotidienne ou <strong>la</strong> réalité que leur livre <strong>la</strong> problématique <strong>de</strong>s<br />

rapports philosophie et <strong>politique</strong>.<br />

Au fond, comment notre philosophe dévoile-t-il les rapports <strong>de</strong> religion<br />

avec l’Etat ? La pensée spinoziste défend-elle <strong>la</strong> « <strong>la</strong>ïcité » <strong>de</strong>s Etats ? Faut-il<br />

réellement marquer assez <strong>de</strong> distance entre l’exercice religieux et l’espace<br />

publique ? La tentative <strong>de</strong> réponse à cette problématique s’est organisée à<br />

travers une analyse <strong>critique</strong> et articulée autour <strong>de</strong> trois points essentiels <strong>de</strong><br />

notre thèse. La première analyse a débuté par les <strong>modalités</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> et leur<br />

spécificité.<br />

Si <strong>la</strong> philosophie spinozienne se définit comme une tentative <strong>de</strong><br />

rattacher le bonheur en communauté à l’œuvre <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, il est évi<strong>de</strong>nt<br />

qu’elle indique que les <strong>modalités</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>politique</strong> consistent à s’interroger<br />

sur les normes <strong>de</strong> vie que <strong>la</strong> nouvelle pensée permet <strong>de</strong> définir comme moyens<br />

d’accé<strong>de</strong>r au salut et à <strong>la</strong> vraie philosophie. C’est une nouvelle manière <strong>de</strong><br />

philosopher, <strong>de</strong> concevoir <strong>la</strong> rationalité avec une visée <strong>politique</strong>. C’est <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

en tant qu’expression <strong>de</strong>s pratiques et <strong>de</strong>s normes <strong>de</strong> modération, qui doit<br />

fon<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s échanges au sein <strong>de</strong>s pouvoirs <strong>politique</strong>s. Quel rôle joue-t-elle à<br />

travers les <strong>modalités</strong> majeures (l’imagination, le désir, <strong>la</strong> passion) dans le<br />

champ <strong>politique</strong> ?<br />

Le rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> est <strong>de</strong> corriger ces <strong>modalités</strong>, en luttant contre les<br />

croyances aliénantes et constituées. (N’oublions pas que notre penseur juge<br />

d’une part les désirs et l’imagination comme illusoires et dépourvus <strong>de</strong><br />

connaissance, et <strong>de</strong> l’autre, les passions comme causes <strong>de</strong> dissolution <strong>de</strong> liens<br />

- 398 -


civils et sociaux et liées à <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s <strong>religieuse</strong>s très fanatiques). Son rôle<br />

<strong>politique</strong> est <strong>de</strong> conduire les individus à s’accor<strong>de</strong>r nécessairement sous sa<br />

conduite. <strong>Les</strong> <strong>modalités</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> <strong>politique</strong> consistent pour ainsi dire en une<br />

interrogation <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong> vie que <strong>la</strong> liberté use afin d’atteindre le bien et <strong>la</strong><br />

joie véritable. On peut comprendre que Spinoza a une vision purement<br />

rationnelle et <strong>critique</strong> du mon<strong>de</strong>.<br />

La secon<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> notre travail a porté sur <strong>la</strong> <strong>critique</strong> spinoziste <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

théologie. La théologie est avant tout un discours rationnel sur <strong>la</strong> religion, une<br />

é<strong>la</strong>boration rationnelle <strong>de</strong>s enseignements, <strong>de</strong>s dogmes et <strong>de</strong> l’Ecriture. On<br />

pourra <strong>la</strong> définir comme « l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion dans l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

connaissance, caractérisée par <strong>la</strong> fausseté, <strong>la</strong> mystification <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

superstition » 265 . Il est bien <strong>de</strong> <strong>la</strong> distinguer <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion qui est l’expression<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> pratique et du sentiment religieux, et <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi qui se rapporte à <strong>la</strong><br />

croyance, à <strong>la</strong> confiance en <strong>la</strong> divinité. La <strong>critique</strong> <strong>religieuse</strong> <strong>de</strong> Spinoza<br />

consiste donc à présenter <strong>la</strong> théologie comme un système <strong>de</strong> fausse<br />

connaissance guidée par <strong>la</strong> pensée et toute explication par <strong>de</strong>s causes finales.<br />

La philosophie spinoziste vise à léguer une condition <strong>de</strong> vie meilleure<br />

guidée par <strong>la</strong> <strong>raison</strong>, dépouillée <strong>de</strong> toutes passions ténébreuses et <strong>de</strong> tous désirs<br />

immodérés. La religion appréhendée ainsi ne serait-elle pas philosophique, si<br />

l’on tient à son é<strong>la</strong>n naturel à travers lequel l’esprit humain embrasse Dieu pour<br />

accé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong> ? S’il conçoit l’éthique comme un ensemble <strong>de</strong> moyens<br />

d’accès à <strong>la</strong> vertu, à <strong>la</strong> béatitu<strong>de</strong>, il <strong>la</strong> définit comme une philosophie dégagée<br />

<strong>de</strong> toute enjolivure matérielle et morale. Spinoza ne peut accepter <strong>la</strong> religion<br />

comme fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s institutions <strong>politique</strong>s <strong>de</strong> même qu’il désapprouve les<br />

théologiens qui prennent p<strong>la</strong>isir dans les sphères publiques et <strong>politique</strong>s. Une<br />

telle vie garantie par l’Etat est d’inspiration rationnelle et libre. S’il évoque<br />

l’urgence <strong>de</strong> construire l’Etat concernant l’exercice social <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, il<br />

défend l’idée que l’Eglise ne doit prendre aucune responsabilité <strong>politique</strong> dans<br />

le maintien <strong>de</strong> <strong>la</strong> paix civile. Elle n’a pas à se substituer au pouvoir <strong>politique</strong>.<br />

265 Sur <strong>la</strong> liberté <strong>politique</strong>, traité théologico-<strong>politique</strong> XVI XX, traduction et notes par Pierre-François Moreau et<br />

Jacqueline Lagrée, Hachette, Paris, 1997, p.149.<br />

- 399 -


Spinoza apparaît comme un philosophe <strong>critique</strong>, <strong>critique</strong> <strong>de</strong>s préjugés dans<br />

lesquelles les théologiens se justifient pour maintenir les hommes dans l’état<br />

d’ignorance et <strong>de</strong> servitu<strong>de</strong>.<br />

Finalement, contre les perversions <strong>de</strong> l’imagination et <strong>de</strong> <strong>la</strong> superstition<br />

qui personnifient Dieu, Spinoza propose une nouvelle lecture <strong>de</strong> l’Ecriture par<br />

elle-même qui restitue l’authenticité et le sens rationnel <strong>de</strong>s textes, c’est-à-dire<br />

revenir à <strong>la</strong> vérité même <strong>de</strong> l’Ecriture en rompant avec toute explication<br />

théologique.<br />

On le voit, l’attitu<strong>de</strong> spinoziste n’est pas neutre: que <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s<br />

d’expulsion prises par les Syno<strong>de</strong>s protestants ou par les Parnassin juifs contre<br />

les « hérétiques », que <strong>de</strong> scandales sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce publique qui éc<strong>la</strong>boussent les<br />

Eglises (pédophilie, viol, arnaque…) ; scandales qui posent en quelque sorte <strong>la</strong><br />

question cruciale du déclin <strong>de</strong> l’éthique <strong>religieuse</strong> et celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> crise <strong>de</strong>s<br />

valeurs morales chez le religieux, sensé être un éducateur et un modèle à qui <strong>la</strong><br />

société lègue <strong>la</strong> formation intellectuelle et morale <strong>de</strong> sa jeunesse.<br />

A une époque où on assiste <strong>de</strong> plus en plus à une montée du retour au<br />

religieux ( le créationnisme, le fondamentalisme, l’évangélisme, entre autres),<br />

le discours <strong>de</strong> Spinoza sonne comme un appel à séparer <strong>la</strong> religion et <strong>la</strong><br />

<strong>politique</strong> et envisager une société <strong>la</strong>ïque plus équilibrée. Que dire aujourd’hui<br />

<strong>de</strong>s mouvements « intégristes » religieux <strong>de</strong> tous bords, les is<strong>la</strong>miques (en<br />

Arabie Saoudite, Irak, Afghanistan et ailleurs, …les juifs pieux en Israël) qui<br />

continuent d’étendre leur puissance dans le mon<strong>de</strong> et se justifient dans <strong>la</strong><br />

théocratie et dans les assertions théologiques, qui cachent souvent <strong>de</strong>s prises <strong>de</strong><br />

positions <strong>politique</strong>s. Que dire aussi <strong>de</strong> l’agression <strong>de</strong> Spinoza par un fanatique<br />

religieux, <strong>de</strong> son excommunication <strong>de</strong> <strong>la</strong> synagogue, <strong>de</strong>s assassinats <strong>de</strong>s frères<br />

De Witt et du mé<strong>de</strong>cin Van <strong>de</strong>n E<strong>de</strong>n ? Il faut tirer les enseignements.<br />

Aujourd’hui encore bien <strong>de</strong> faits confortent Spinoza dans sa pensée. En<br />

critiquant les religions historiques, il fait le choix <strong>de</strong> <strong>la</strong> voie du rationalisme<br />

dans <strong>la</strong> pensée théologico-<strong>politique</strong>. Il est plutôt pour <strong>la</strong> religion <strong>de</strong> l’esprit<br />

(distincte <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion popu<strong>la</strong>ire, faite <strong>de</strong> rites, <strong>de</strong> symboles) qui efface toute<br />

représentation superstitieuse et imaginaire d’un Dieu affectif. Son désir est que<br />

- 400 -


tout homme parvienne à mener sa vie dans l’Etat qui crée les conditions et les<br />

possibilités <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> philosopher. L’esprit <strong>de</strong> liberté permet en effet <strong>de</strong><br />

s’affranchir du joug <strong>de</strong>s croyances trompeuses et garantit l’harmonie dans <strong>la</strong><br />

société. D’où sa volonté manifeste <strong>de</strong> son engagement <strong>politique</strong> qui constitue le<br />

troisième point <strong>de</strong> notre travail.<br />

On voit comment <strong>la</strong> visite du Pape Benoît 16 en France le vendredi<br />

<strong>de</strong>rnier a suscité bien <strong>de</strong> polémiques : entre ce <strong>de</strong>rnier qui parait être dans son<br />

rôle, <strong>de</strong> mener sa mission, et les positions <strong>politique</strong>s qui jugent son discours<br />

d’intégriste, <strong>de</strong> conservateur, ou encore d’intellectuel, entre les partisans <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

« <strong>la</strong>ïcité positive » et ceux qui souhaitent une « <strong>la</strong>ïcité ouverte », on voit<br />

combien les discussions théologico-<strong>politique</strong>s ne sont pas prêtes <strong>de</strong> s’estomper.<br />

En tout état <strong>de</strong> cause, l’esprit <strong>de</strong> Spinoza reste encore vivant.<br />

Pour nous, son engagement <strong>politique</strong> consiste au contraire <strong>de</strong> Stanis<strong>la</strong>s<br />

Breton à vouloir mettre fin à <strong>la</strong> violence, au désordre, à <strong>la</strong> crainte, aux passions<br />

antagonistes, au fanatisme et à l’intégrisme religieux, par <strong>la</strong> culture du savoir et<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> tolérance. Car le savoir nous éloigne <strong>de</strong> toute aliénation et <strong>de</strong> toute<br />

croyance en <strong>de</strong>s jugements <strong>de</strong> valeurs. S’il revendique <strong>la</strong> <strong>la</strong>ïcité <strong>de</strong>s Etats et le<br />

régime démocratique, le plus rationnel possible, c’est parce qu’il est conscient<br />

que c’est ce modèle <strong>politique</strong> qui brime « l’asile <strong>de</strong> l’ignorance » et le<br />

fanatisme. C’est donc au nom d’une philosophie rationnelle comme pensée<br />

ontologique et éthique que Spinoza au fond <strong>critique</strong> <strong>la</strong> religion. Sa métho<strong>de</strong><br />

rationnelle sur les dogmes et l’Ecriture s’inscrit nécessairement dans un<br />

engagement <strong>politique</strong> qui s’oppose à l’intégrisme religieux. Il approuve donc<br />

l’Etat <strong>la</strong>ïc qui respecte <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>s citoyens et l’indépendance re<strong>la</strong>tive du<br />

pouvoir <strong>politique</strong> par rapport au pouvoir religieux. Il aura inspiré énormément<br />

les penseurs <strong>de</strong> lumière (Rousseau), les révolutionnaires (Condorcet) et <strong>la</strong><br />

déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme et du citoyen (1793), (liberté, égalité,<br />

résistance à l’oppression). « Art 10 : nul ne doit être inquiété pour ses opinions,<br />

même <strong>religieuse</strong>s….et art 11 <strong>la</strong> libre communication <strong>de</strong>s pensées et <strong>de</strong>s<br />

opinions est un <strong>de</strong>s droits les plus précieux <strong>de</strong> l’homme ».<br />

- 401 -


En revanche, on peut indiquer qu’il n’y a pas à proprement parler <strong>de</strong><br />

déca<strong>la</strong>ge entre le discours théologique et <strong>la</strong> réalité sociétale. Si Spinoza<br />

cautionne que chaque individu soit libre <strong>de</strong> pratiquer sa religion, confère le<br />

Chapitre XX « dans une libre république chacun a toute <strong>la</strong> <strong>la</strong>titu<strong>de</strong> <strong>de</strong> penser<br />

et <strong>de</strong> s’exprimer », c’est parce qu’il est conscient lui-même <strong>de</strong> <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong>s<br />

pratiques <strong>religieuse</strong>s dans <strong>la</strong> société. Deman<strong>de</strong>r au Pape <strong>de</strong> prier pour <strong>la</strong><br />

prospérité <strong>de</strong>s peuples, participer aux camps <strong>de</strong> retraite pour se refaire une<br />

santé mentale et physique, les pèlerinages, déranger Dieu pour les causes du<br />

mon<strong>de</strong>, <strong>la</strong> reconnaissance <strong>de</strong>s racines <strong>religieuse</strong>s <strong>de</strong>s républiques et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

p<strong>la</strong>nète, montrent bien <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du sentiment religieux dans notre société. Face<br />

à l’effritement <strong>de</strong>s repères, <strong>la</strong> société a besoin <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion pour éc<strong>la</strong>irer nos<br />

choix pour le progrès et construire notre avenir spirituel. D’ailleurs, l’histoire<br />

nous indique que les sociétés ont toujours existé avec <strong>la</strong> religion. Depuis <strong>la</strong><br />

philosophie antique, <strong>la</strong> religion a toujours joué un rôle éthique, humaniste,<br />

fondé sur <strong>de</strong>s principes d’égalité <strong>de</strong>s hommes. Dans <strong>la</strong> gestion <strong>de</strong> <strong>la</strong> société, le<br />

pouvoir spirituel et le pouvoir <strong>politique</strong> contribuent à garantir à <strong>la</strong> fois <strong>la</strong> liberté<br />

d’expression et <strong>la</strong> dignité <strong>de</strong>s citoyens. Dorénavant, <strong>la</strong> philosophie doit<br />

comprendre que le savoir est total et totalisant et que tous les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

connaissance sont faits pour coopérer, cohabiter dans <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité<br />

et <strong>de</strong> <strong>la</strong> sagesse.<br />

Pouvons-nous vivre le bonheur dans <strong>la</strong> société ? Comment construire et<br />

consoli<strong>de</strong>r <strong>la</strong> réalité sociale ? Comment envisager les moyens <strong>politique</strong>s et<br />

idéologiques <strong>de</strong> guérir <strong>la</strong> société ?<br />

Autant <strong>de</strong> préoccupations – du reste proposées dans <strong>la</strong> suite <strong>de</strong> notre<br />

recherche sur Spinoza – qui si elles trouvent <strong>de</strong>s réponses p<strong>la</strong>usibles nous<br />

permettront d’envisager les moyens <strong>politique</strong>s et idéologiques <strong>de</strong> guérir <strong>la</strong><br />

société. Sans frioritures, <strong>la</strong> liberté spirituelle est appelée à concevoir le pouvoir<br />

<strong>politique</strong>. C’est sur <strong>la</strong> démocratie que doit se fon<strong>de</strong>r le salut social dont <strong>la</strong><br />

condition fondamentale est <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>s citoyens, <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> penser et<br />

l’indépendance du pouvoir <strong>politique</strong> par rapport au pouvoir religieux. Le salut<br />

n’est envisageable que si <strong>la</strong> liberté spirituelle et <strong>la</strong> liberté <strong>politique</strong> se<br />

- 402 -


manifestent sans influence réciproque ; mais que leur rapport favoriserait un<br />

réel projet <strong>de</strong> cohésion sociale et à construire l’unité nationale <strong>de</strong>s individus.<br />

C’en est fini <strong>de</strong> l’excommunication du penseur solitaire, <strong>de</strong>s<br />

machinations <strong>politique</strong>s pour faire p<strong>la</strong>ce à une nouvelle <strong>politique</strong> d’existence<br />

conjuguée au religieux et au <strong>politique</strong> <strong>de</strong> façon mesurée et associable.<br />

L’homme est un animal religieux et <strong>politique</strong>, à <strong>la</strong> fois corps et âme, il<br />

est spirituel, moral, social, sociable et démocrate. En ce<strong>la</strong>, il est conscient <strong>de</strong><br />

vivre dans une société <strong>de</strong>s humains, certes, mais façonnée <strong>de</strong> toutes pièces par<br />

le divin ; <strong>la</strong>quelle société qui soit conforme aux besoins matériels et humains,<br />

c’est-à-dire une société conviviale, égalitaire et juste où chacun pourra exercer<br />

librement ses droits et <strong>de</strong>voirs.<br />

Il est vrai – et on peut le souligner haut - <strong>la</strong> <strong>politique</strong> <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en<br />

plus le domaine <strong>de</strong> l’immoralité, <strong>de</strong> l’injustice, <strong>de</strong>s combines, <strong>de</strong>s coups bas, un<br />

champ <strong>de</strong> compromission, <strong>de</strong> bataille au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité concrète ; à ce<br />

niveau, l’apport <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion paraît opportun. La religion en effet peut<br />

apporter ses vraies valeurs humaines et sociales, excluant les rites, les<br />

substitutions, elle apporte <strong>la</strong> morale comme <strong>la</strong> lumière qui inspire <strong>la</strong> crainte <strong>de</strong><br />

Dieu et assainit le désordre et <strong>la</strong> violence créée par les passions <strong>politique</strong>s.<br />

Selon <strong>la</strong> vérité <strong>religieuse</strong>, Dieu est assimilé en l’homme, et cette intériorisation<br />

qui vient <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, c’est ce que l’on veut, « cet esprit » qui inspire <strong>la</strong><br />

justice, <strong>la</strong> charité, <strong>la</strong> tolérance, <strong>la</strong> miséricor<strong>de</strong>, l’amour du prochain, le respect<br />

<strong>de</strong> soi et <strong>de</strong>s autres.<br />

Sous les régimes monarchiques et autocratiques notamment, <strong>la</strong> <strong>politique</strong><br />

est marquée par le sceau <strong>de</strong> l’idolâtrie, <strong>de</strong> <strong>la</strong> mascara<strong>de</strong> et <strong>de</strong> l’abus d’autorité,<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> corruption ; pour avoir <strong>de</strong> l’influence sur son peuple, il faut opérer <strong>de</strong>s<br />

sacrifices et quand on parvient au pouvoir, c’est <strong>la</strong> folie <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>urs,<br />

l’attachement viscéral au trône, l’égoïsme sordi<strong>de</strong>, le culte immodéré <strong>de</strong> l’ego,<br />

les détournements, <strong>la</strong> mauvaise gouvernance, un champ <strong>de</strong> mensonges qui sont<br />

monnaie courante. Ce qui les maintient encore et toujours en léthargie. C’est<br />

pourquoi, il convient <strong>de</strong> repenser le rapport religion – <strong>politique</strong> pour une<br />

meilleure évaluation. Il s’agit <strong>de</strong> rechercher un pansement moral à <strong>la</strong> <strong>politique</strong>,<br />

- 403 -


autre que celui économique. Sans nul doute, l’autorité <strong>politique</strong> doit être<br />

<strong>religieuse</strong> et <strong>la</strong> religion doit influencer l’autorité <strong>politique</strong>. L’apport <strong>de</strong>s valeurs<br />

morales et <strong>religieuse</strong>s à <strong>la</strong> <strong>politique</strong> dans ce cas vient pour combattre à coup sûr<br />

l’idolâtrie, <strong>la</strong> promotion <strong>de</strong> l’Ego et le culte <strong>de</strong> <strong>la</strong> personnalité, en un mot,<br />

contre les effets pervers <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong>. De cette façon, <strong>la</strong> « morale » <strong>religieuse</strong><br />

qui repose sur « <strong>la</strong> crainte <strong>de</strong> Dieu et non sur <strong>la</strong> peur du gendarme » (1<br />

Corinthiens 13) apparaît sous les tropiques comme <strong>la</strong> meilleure <strong>politique</strong> <strong>de</strong><br />

gestion <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité, du gouvernement d’un Etat. La <strong>politique</strong> sans éthique est<br />

dangereuse, et par <strong>la</strong> crainte <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong> ses préceptes, <strong>la</strong> religion doit<br />

pouvoir apporter l’armature morale et un pansement sérieux aux p<strong>la</strong>ies puantes<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité sociétale.<br />

<strong>Les</strong> enseignements religieux contribuent à forger <strong>la</strong> connaissance et <strong>la</strong><br />

culture humaine. L’Eglise est déjà présente par ses actions dans l’éducation,<br />

dans <strong>la</strong> santé et dans le social et n’entend pas revendiquer <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> l’Etat.<br />

Mais pour ne pas aboutir à l’intégrisme, il faut tout <strong>de</strong> même <strong>la</strong> <strong>raison</strong> dans <strong>la</strong><br />

foi. Le savoir est total et totalisant, et donc il faut faire bon accueil aux<br />

principes bibliques pour <strong>la</strong> gouvernance et <strong>la</strong> gestion <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>politique</strong>. Spinoza<br />

n’est contre l’idée que les Eglises doivent être autorisées par <strong>la</strong> République ;<br />

l’Etat doit justement s’intéresser à <strong>la</strong> religion car les actions <strong>religieuse</strong>s<br />

s’intéressent à <strong>la</strong> paix et l’harmonie dans <strong>la</strong> société. Pour Spinoza, c’est <strong>la</strong><br />

philosophie, l’exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> qui nous permet d’entrer en re<strong>la</strong>tion avec<br />

Dieu et <strong>de</strong> connaître sa nature. Delbos n’indique – t-il que c’est par <strong>la</strong> <strong>raison</strong><br />

qu’on peut avoir <strong>la</strong> vraie liberté ?<br />

En revanche, les hommes sont superstitieux parce qu’ils sont incapables<br />

<strong>de</strong> bien conduire <strong>la</strong> <strong>raison</strong>. D’où l’impuissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> qui explique<br />

l’opposition <strong>politique</strong> et religion. Or <strong>la</strong> croyance exprime le consentement à<br />

l’obéissance et favorise l’association, <strong>la</strong> religion est d’un grand secours à <strong>la</strong><br />

<strong>politique</strong> où il y a souvent <strong>de</strong>s passions. La religion peut mettre terme à <strong>la</strong> folie<br />

<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>urs, à <strong>la</strong> démesure <strong>de</strong>s hommes, au désordre pour préserver <strong>la</strong> paix<br />

civile (l’obéissance et le comman<strong>de</strong>ment).<br />

- 404 -


Finalement, c’est <strong>la</strong> décomposition du <strong>politique</strong> qui appelle <strong>la</strong> valeur <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> valeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion. <strong>Les</strong> règles et les lois divines ne sont-elles pas aussi <strong>de</strong>s<br />

règles <strong>de</strong> droit ? Notre philosophe aura contribué à innover une religion<br />

philosophique, c’est-à-dire un modèle <strong>de</strong> philosophie sérieuse à partir <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong>quelle il faut tirer une réaction à l’égard du fanatisme.<br />

- 405 -


BIBLIOGRAPHIE<br />

I°) ŒUVVRES DE SPINOZA<br />

A/ Œuvres <strong>de</strong> Spinoza, (4 volumes) traduites et annotées par Charles<br />

Appuhn, Paris, Garnier, 1929 ; réédition F<strong>la</strong>mmarion, collection<br />

« GF », 1964-1966, 4 volumes : I. Traité <strong>de</strong> <strong>la</strong> réforme <strong>de</strong><br />

l’enten<strong>de</strong>ment ; Court traité ; <strong>Les</strong> principes <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong><br />

Descartes ; Pensées métaphysiques ; II. Traité théologico-<strong>politique</strong> ;<br />

III. Ethique ; IV. Traité <strong>politique</strong> ; Lettres.<br />

Œuvres, édition publiée sous <strong>la</strong> direction <strong>de</strong> Pierre-François Moreau,<br />

Paris, PUF, collection « Epiméthée », 1999 ; est paru à ce jour le volume III,<br />

Tractatus theologico-politicus/ Traité théologico-<strong>politique</strong>. Cette nouvelle<br />

édition, fruit d’une longue col<strong>la</strong>boration internationale, a l’ambition à terme <strong>de</strong><br />

remp<strong>la</strong>cer l’édition <strong>de</strong> Gebhardt.<br />

B/ Editions et traductions séparées (choix)<br />

• Ethique, texte original et traduction nouvelle par Bernard Pautrat, Paris,<br />

Editions du Seuil, 1988 (1999). En regard du texte <strong>de</strong> l’édition<br />

Gebhardt, une <strong>de</strong>s meilleures traductions, fidèle à <strong>la</strong> lettre <strong>la</strong>tine, sans<br />

notes <strong>critique</strong>s.<br />

• Oeuvres, volume III, Traité théologico-<strong>politique</strong>, texte <strong>la</strong>tin établi par<br />

Fokke Akkerman, traductions et notes par Jacqueline Lagrée et Pierre-<br />

François Moreau, Paris, PUF, Collection « Epiméthée », 1999. Cette<br />

édition profite <strong>de</strong>s recherches érudites <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières décennies.<br />

Excellente traduction en regard du <strong>la</strong>tin.<br />

- 406 -


• Traité <strong>de</strong> <strong>la</strong> réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, introduction, texte <strong>la</strong>tin,<br />

traduction et commentaire par Bernard Rousset, Paris, Vrin, 1992.<br />

Bonne traduction, un ouvrage <strong>de</strong> référence.<br />

• Traité <strong>politique</strong>, texte <strong>la</strong>tin, traduction par Pierre-François Moreau,<br />

in<strong>de</strong>x informatique, par Pierre-François Moreau et Renée Bouveresse,<br />

Paris, Editions Répliques, 1979. Bonne traduction avec le texte <strong>la</strong>tin.<br />

II°) BIBLIOGRAPHIE DES ŒUVRES DE SPINOZA<br />

Œuvres complètes, sous <strong>la</strong> direction <strong>de</strong> Pierre-François Moreau, PUF,<br />

Collection Epiméthée, en cours <strong>de</strong> parution : <strong>de</strong>ux volumes déjà<br />

parus : Traité théologico-<strong>politique</strong>, traduction Pierre-François<br />

Moreau et Jacqueline Lagrée ; Traité <strong>politique</strong>, traduction <strong>politique</strong><br />

Charles Ramond.<br />

Traité <strong>de</strong> <strong>la</strong> réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, Préface, traduction et commentaires <strong>de</strong><br />

André Sca<strong>la</strong>. Paris, Presses Pocket, 1990.<br />

Traité <strong>de</strong> <strong>la</strong> réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, Introduction, texte <strong>la</strong>tin, traduction et<br />

commentaire <strong>de</strong> Bernard Rousset, Paris, Vrin, 1992.<br />

Traité <strong>de</strong> <strong>la</strong> réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, Mi<strong>la</strong>n, Mille et une nuits, 1996.<br />

Traité <strong>de</strong> <strong>la</strong> réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, texte <strong>la</strong>tin et traduction par Bernard<br />

Pautrat, Paris, Allia, 1999.<br />

Traité <strong>de</strong> <strong>la</strong> réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, texte <strong>la</strong>tin, traduction par André<br />

Lécrivain, Paris, F<strong>la</strong>mmarion, 2003.<br />

Ethique (texte <strong>la</strong>tin et traduction <strong>de</strong> Charles Appuhn) Vrin, 1977.<br />

Ethique (texte original et traduction nouvelle par Bernard Pautrat) Paris, Seuil,<br />

1988.<br />

Ethique, Introduction notes et commentaires <strong>de</strong> Robert Misrahi, Paris, PUF,<br />

Philosophie d’aujourd’hui, 1990. Editions <strong>de</strong> l’Ec<strong>la</strong>t, 2005.<br />

Traité <strong>politique</strong>, texte <strong>la</strong>tin et traduction par Pierre-François Moreau, avec un<br />

in<strong>de</strong>x informatisé <strong>de</strong>s termes, Paris, Edition Répliques, 1979.<br />

- 407 -


Traité <strong>politique</strong>, Introduction et révision <strong>de</strong> <strong>la</strong> traduction d’Olivier Saisset par<br />

Laurent Bove, Paris, F<strong>la</strong>mmarion, Livre <strong>de</strong> Poche, 2002.<br />

Traité <strong>politique</strong>, texte établi par Omero Proietti, traduction, introduction et<br />

notes par Charles Ramond, Paris, PUF, 2005.<br />

Abrégé <strong>de</strong> grammaire hébraïque, traduction avec une introduction et <strong>de</strong>s notes<br />

par J. et J. Askenazy, Paris, Vrin, 1968.<br />

III°) ŒUVRE DE SPINOZA<br />

ALAIN (Chartier Emile dit), Spinoza, Paris, Hachette, 1986, 189 pages. Petit<br />

c<strong>la</strong>ssique consacré à <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> Spinoza.<br />

ALQUIE Ferdinand, Leçons sur Spinoza, Editions <strong>de</strong> <strong>la</strong> Table Ron<strong>de</strong>, Paris,<br />

2003.<br />

ALQUIE Ferdinand, Le rationalisme <strong>de</strong> Spinoza, Paris, PUF, 1981. Excellente<br />

étu<strong>de</strong> très inspirée <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée cartésienne.<br />

BALIBAR Etienne, Spinoza et <strong>la</strong> <strong>politique</strong>, Paris, collection « Philosophies »,<br />

1985. Très bon ouvrage consacré aux principes <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée<br />

<strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza restituée dans le contexte historique <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

République hol<strong>la</strong>ndaise.<br />

BOSS Gilbert, L’enseignement <strong>de</strong> Spinoza – Commentaire du « Court<br />

Traité », Grand Midi, 1982.<br />

BOSS Gilbert, La différence <strong>de</strong>s philosophies – Hume et Spinoza, Grand<br />

Midi, Zurich, 1982.<br />

BOUVERESSE Renée, Spinoza et Leibniz, l’idée d’animisme universel,<br />

Paris, Vrin, 1992.<br />

BOVE Laurent, La stratégie du conatus, Paris, Vrin, 1996 (Préface d’Antonio<br />

Negri à l’édition italienne).<br />

BRETON Stanis<strong>la</strong>s, Spinoza, théologie et <strong>politique</strong>, Paris, 1977. Un<br />

commentaire assez synthétique <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée théologico-<strong>politique</strong> <strong>de</strong><br />

Spinoza dont <strong>la</strong> liberté constitue une arme <strong>de</strong> bonheur et <strong>de</strong> sagesse<br />

- 408 -


BRUGERE Fabienne et MOREAU Pierre-François, Spinoza et les affects,<br />

Travaux et documents, Groupe <strong>de</strong> Recherches Spinozistes, 7,<br />

Presses <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Paris-Sorbonne, 1998, 103 pages.<br />

Ouvrage assez expressif <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie spinoziste quant à <strong>la</strong><br />

question <strong>de</strong>s passions <strong>religieuse</strong>s.<br />

BRUNSCHVICG Léon, Spinoza et ses contemporains, Paris, PUF, 1951.<br />

Ouvrage consacré d’une part au système spinoziste et <strong>de</strong> l’autre aux<br />

étu<strong>de</strong>s comparées avec d’autres penseurs, notamment Descartes,<br />

Pascal, Leibniz, entre autres.<br />

CARRE Jean-René, Spinoza, Paris, Ancienne Librairie Furne, 1936.<br />

CASSUTO Philippe, Spinoza et les Commentateurs, Commentaire Biblique<br />

au Premier Chapitre du Tractatus Theologico Politicus <strong>de</strong><br />

Spinoza, Paris, PUF, 1998, 240 pages.<br />

CAZAYUS Paul, Pouvoir et liberté en <strong>politique</strong>, actualité <strong>de</strong> Spinoza,<br />

Mardaga, Liège, 2000. Œuvre très pointilleuse sur <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>politique</strong> chez Spinoza. 233 pages.<br />

CITTON Yves, L’Envers <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté – L’invention d’un imaginaire<br />

spinoziste dans <strong>la</strong> France <strong>de</strong>s Lumières, Paris, Editions<br />

Amsterdam, Coll. Caute !, 2006.<br />

CITTON Yves, LORDON Fédéric, Spinoza et les sciences sociales,<br />

Amsterdam Eds, Coll. Caute, Paris, 2008.<br />

COLERUS Jean Lucas, Vies <strong>de</strong> Spinoza, Petite collection, Allia, Paris, 1999,<br />

136 pages.<br />

DELBOS Victor, Le problème moral dans <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> Spinoza et dans<br />

l’histoire du spinozisme, Alcan 1893, réimpression avec une<br />

introduction d’Alexandre Matheron, « Travaux et documents du<br />

Groupe <strong>de</strong> Recherches Spinozistes », Paris, Presses <strong>de</strong> l’Université<br />

<strong>de</strong> Paris-Sorbonne, 1990. C’est un essai qui éc<strong>la</strong>ire sur le rapport<br />

entre le kantisme et le spinozisme.<br />

DELEUZE Gilles, Spinoza et le problème <strong>de</strong> l’expression, Paris, Minuit, 1978.<br />

DELEUZE Gilles, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Editions <strong>de</strong> Minuit,<br />

1981. « Matérialiste », « immoraliste », « athée » et proche du<br />

vitalisme <strong>de</strong> Nietzschéen, tel nous apparaît Spinoza dans ce petit<br />

livre, à retenir aussi pour son « In<strong>de</strong>x <strong>de</strong>s principaux concepts <strong>de</strong><br />

l’Ethique ».<br />

- 409 -


DORRA Max, Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un Être ? –<br />

Proust, Freud, Spinoza, Editions Gallimard, collection<br />

connaissance <strong>de</strong> l’inconscient, Paris, 2005, pages 290.<br />

DROIT Roger-Paul, Spinoza le maudit, article publié dans Le Mon<strong>de</strong> du 24<br />

juillet 2003.<br />

FRAISSE Jean-C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>, L’œuvre <strong>de</strong> Spinoza, Paris, Vrin, 1978. Ce livre est<br />

une étu<strong>de</strong> générale <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> Spinoza.<br />

FRIEDMANN Georges, Leibniz et Spinoza, Gallimard, Paris, 1962.<br />

GUEROULT Martial, Spinoza, 2 volumes, Paris, Aubier-Montaigne ; volume<br />

I, Dieu (Ethique I), 1968 ; volume II, l’Ame (Ethique II), 1974.<br />

Etu<strong>de</strong> très détaillée <strong>de</strong> l’Ethique, notamment ses <strong>de</strong>ux premières<br />

parties.<br />

ISRAEL Jonathan, <strong>Les</strong> Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et <strong>la</strong><br />

naissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité (1650-1750), Paris, Editions<br />

Amsterdam, 2005.<br />

JAQUET Chantal, Spinoza ou <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce, Paris, Quintette, 1997, 70 pages.<br />

KLAJNMAN Adrien, Métho<strong>de</strong> et Art <strong>de</strong> penser chez Spinoza, Editions Kimé,<br />

Paris, 2006, 225 pages.<br />

LAGREE Jacqueline, Spinoza et le débat religieux, Paris, PUF, 2004.<br />

Principal ouvrage qui re<strong>la</strong>nce le débat théologico-<strong>politique</strong>, et qui<br />

explique le rejet <strong>de</strong> Spinoza. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong> question <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>raison</strong> et <strong>de</strong> l’Ecriture sainte, <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie,<br />

il analyse <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong>s miracles et <strong>la</strong> foi du philosophe.<br />

LAUX Henri, Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans<br />

l’histoire, Paris, Vrin, 1993. Ce livre étudie une réévaluation <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

puissance <strong>de</strong> l’imagination dans ses rapports avec <strong>la</strong> religion.<br />

LAZZERI Christian, Droit, pouvoir et liberté, Spinoza <strong>critique</strong> <strong>de</strong> Hobbes,<br />

Paris, PUF, 1998, 400 pages.<br />

L’ESPRIT DE SPINOZA, Traité <strong>de</strong>s trois imposteurs Moïse, Jésus,<br />

Mahomet, Max Milo Editions, Paris, 2001, pages 170.<br />

MACHEREY Pierre, Introduction à l’Ethique <strong>de</strong> Spinoza, Paris, PUF, 1994-<br />

1998.<br />

MALET André, Le Traité théologico-<strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza et <strong>la</strong> pensée<br />

biblique, Paris, <strong>Les</strong> Belles Lettres, Université <strong>de</strong> Dijon, 1966, 318<br />

- 410 -


pages. C’est un livre qui éc<strong>la</strong>ire les «étu<strong>de</strong>s sur les sources <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

pensée biblique <strong>de</strong> Spinoza.<br />

MATHERON Alexandre, Individu et communauté chez Spinoza, Paris,<br />

Editions <strong>de</strong> Minuit, 1988. C’est un grand texte <strong>de</strong> littérature<br />

spinoziste, avec une rigueur <strong>de</strong> son esprit <strong>de</strong> géométrie.<br />

MATHERON Alexandre, Le Christ et le salut <strong>de</strong>s ignorants chez Spinoza,<br />

Paris, Aubier-Montaigne, 1971. Ce livre assez passionnant apporte<br />

<strong>la</strong> réponse aux nombreuses questions sur le Christ et <strong>de</strong> ses<br />

connaissances. Il s’appuie justement sur <strong>la</strong> christologie et sur <strong>de</strong>s<br />

grands principes spinozistes.<br />

MISRAHI Robert, L’être et <strong>la</strong> joie, perspectives synthétiques sur le<br />

spinozisme, encre marine, 1997, 492 pages. Ce livre met en lumière<br />

l’ensemble du système philosophique <strong>de</strong> Spinoza. De l’immanence<br />

à <strong>la</strong> <strong>politique</strong>, l’auteur indique <strong>de</strong> <strong>la</strong> vraie philosophie est<br />

l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> totalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> substance qui est en fait Dieu, c’està-dire<br />

<strong>la</strong> Nature.<br />

MISRAHI Robert, 100 mots sur l’Ethique <strong>de</strong> Spinoza, Paris, <strong>Les</strong> Empêcheurs<br />

<strong>de</strong> penser en rond, 2005.<br />

MISRAHI Robert, Spinoza, Paris, Médicis-Entre<strong>la</strong>cs, 2005.<br />

MOREAU Joseph, Spinoza et spinozisme, Paris, PUF, Collection « Que saisje<br />

? », 2003. Une sympathique présentation du système et <strong>de</strong> sa<br />

réception dans l’histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie.<br />

MOREAU Pierre-François, Spinoza. L’expérience et l’éternité. Recherches<br />

sur <strong>la</strong> constitution du système spinoziste, Paris, PUF, collection<br />

« Epiméthée », 1994. Une analyse assez lumineuse qui intègre les<br />

métho<strong>de</strong>s structurelles et systémiques <strong>de</strong>s textes.<br />

MOREAU Pierre-François, Spinoza – Etat et religion, Ens, Coll. Feuillets,<br />

Paris, 2006, 115 pages.<br />

MOREAU Pierre-François et RAMOND Charles, Lectures <strong>de</strong> Spinoza,<br />

Ellipses, Paris, 2006, 300 pages. Une présentation assez complète<br />

pour <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong> <strong>la</strong> doctrine spinoziste et <strong>de</strong> ses diverses<br />

interprétations.<br />

MUGNIER-POLLET Lucien, La philosophie <strong>politique</strong> <strong>de</strong> Spinoza, Paris,<br />

Vrin, 1976.<br />

NADLER Steven, Spinoza – une vie, Biographie, Editions Bayard, Paris,<br />

2003, 430 pages.<br />

- 411 -


NEGRI Antonio, L’anomalie sauvage, puissance et pouvoir chez Spinoza,<br />

Trad. François Matheron, Paris, PUF, 1982 (réédition : Paris,<br />

Editions Amsterdam, janvier 2007) (préface <strong>de</strong> Gilles Deleuze).<br />

PIGUET Jean-C<strong>la</strong>u<strong>de</strong>, Le Dieu <strong>de</strong> Spinoza, Labor et fi<strong>de</strong>s, Genève, 1987.<br />

ROUSSET Bernard, La perspective finale dans l’Ethique et le problème <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

cohérence du spinozisme, l’autonomie comme salut, Paris, Vrin,<br />

1968.<br />

ROUSSET Bernard, L’immanence et le salut, Regards spinozistes (Recueil<br />

d’articles), Paris, Kimé, 2000.<br />

SCALA André, Spinoza, <strong>Les</strong> Belles Lettres, Paris, 1998, 128 pages.<br />

SMILEVSKI Goce, Conversation with Spinoza. Chicago: Northwestern<br />

University Press, 2006.<br />

STRAUSS Léo, La Critique <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion chez Spinoza ou <strong>Les</strong> fon<strong>de</strong>ments<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> science spinoziste <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible. Recherches pour une étu<strong>de</strong> du<br />

« Traité théologico-<strong>politique</strong> », avec un avant-propos <strong>de</strong> Gerhard<br />

Krüger, Paris, Editions du Cerf, 1999, 394 pages. La réflexion<br />

théologico-<strong>politique</strong> spinoziste est analysée à travers <strong>la</strong> <strong>critique</strong> <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> religion suivant l’histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie en partant d’Epicure<br />

jusqu’aux lumières via les contemporains <strong>de</strong> Spinoza.<br />

STRAUSS Léo, Le Testament <strong>de</strong> Spinoza, textes traduits par Gérzard<br />

Almaleh, Albert Baraquin, Mireille Depadt, Cerf, Paris, 1991, 368<br />

pages.<br />

TOSEL Alexandre, Spinoza ou le crépuscule <strong>de</strong> <strong>la</strong> servitu<strong>de</strong>, Essai sur le<br />

Traité théologico-<strong>politique</strong>, Paris, Aubier, 1984. Une belle<br />

contribution qui s’inspire <strong>de</strong> <strong>la</strong> réflexion marxiste et matérialiste.<br />

VERNIERE Paul, Spinoza et <strong>la</strong> pensée française avant <strong>la</strong> révolution, PUF,<br />

Paris, 1954.<br />

VINCIGUERRA Lorenzo, Spinoza, Hachette, Paris, 2002.<br />

VINCIGUERRA Lorenzo (sous <strong>la</strong> direction <strong>de</strong>), Quel avenir pour Spinoza?<br />

Enquête sur les spinozismes à venir (Recueil d’articles), Kimé,<br />

Paris, 2001.<br />

WASZEK Nobert et WEINREICH Frank, Spinoza im Deutsch<strong>la</strong>nd <strong>de</strong>s<br />

achtzehnten Jahnrhun<strong>de</strong>rts. Zur Erinnerung an Hans-Christian<br />

Lucas. Ed. Par Eva Schürmann, Stuttgart-Bad Cannstatt,<br />

Frommann-Holzboog, 2002.<br />

- 412 -


WOLFSON Harry Austryn, La philosophie <strong>de</strong> Spinoza, Gallimard,<br />

Bibliothèque <strong>de</strong> philosophie, Paris, 1999.<br />

YOVEL Yirmiyahu, Spinoza et autres hérétiques, Paris, Seuil, 1991.<br />

ZAC Sylvain, L’idée <strong>de</strong> vie dans <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> Spinoza, PUF, Paris, 1963.<br />

ZAC Sylvain, Spinoza et l’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture, Paris, PUF, 1965. Ce<br />

livre est consacré à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s principes et à <strong>la</strong> métho<strong>de</strong><br />

d’interprétation <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible mis en exergue par notre philosophe<br />

dans le Traité théologico-<strong>politique</strong>.<br />

ZOURABICHVILI François, Spinoza. Une physique <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée, PUF, Paris,<br />

2002.<br />

ZOURABICHVILI François, Le conservatisme paradoxal <strong>de</strong> Spinoza, PUF,<br />

Paris, 2002.<br />

IV°) AUTRES OUVRAGES<br />

ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Nouvelle traduction avec introduction,<br />

notes et in<strong>de</strong>x par J. Tricot, Vrin, Paris, 1994.<br />

BERGSON Henri, L’Evolution créatrice, PUF, Coll. « Quadrige », Paris,<br />

1999.<br />

BIRNBAUM Pierre et CHAZEL François, Sociologie <strong>politique</strong>, Tome 2,<br />

Collection U2, Armand Colin, Paris, 1971.<br />

BLANCHE Robert, La science actuelle et le rationalisme, PUF, Paris, 1967,<br />

122 pages.<br />

BUSSAC Geneviève, Jean-Jacques Rousseau, Confessions Livres I à IV,<br />

Bréal éditions, Paris, 1997, 121 pages.<br />

CHATELET François, DUHAMEL Olivier et PISIER Evelyne, Dictionnaire<br />

<strong>de</strong>s œuvres philosophiques, PUF, Paris, 1986, 904 pages.<br />

- 413 -


CONFERENCE EPISCOPALE DE COTE D’IVOIRE, Le Chrétien face à <strong>la</strong><br />

Politique, Abidjan, Procure <strong>de</strong>s Missions Catholiques, 1999, 103<br />

pages. Ecrit qui traite du problème <strong>de</strong>s rapports du clergé et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>politique</strong>. Des éléments indicateurs <strong>de</strong> bonne conduite et <strong>de</strong> bonne<br />

gestion du pouvoir.<br />

DESCARTES René, Discours <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong>, Présentation par Laurence<br />

Renault, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 2000, 189 pages.<br />

DESCARTES René, Méditations métaphysiques, Traduction et présentation<br />

par Michelle et Jean-Marie Beyssa<strong>de</strong>, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1979,<br />

572 pages.<br />

FERRY Luc et RENAUT A., Philosophie <strong>politique</strong>, Tome 3, Coll.<br />

« Quadrige », PUF, Paris, 1999.<br />

FOULQUIE Paul, Morale, <strong>Les</strong> Editions <strong>de</strong> l’école, Paris, 1955.<br />

FREUD Sigmund, Le ma<strong>la</strong>ise dans <strong>la</strong> culture, collection « Quadrige », PUF,<br />

Paris, 1998.<br />

FREUD Sigmund, Introduction à <strong>la</strong> psychanalyse, Payot, Paris, 1992.<br />

GRANGER Gilles-Gaston, La <strong>raison</strong>, PUF, coll. Que sais-je ? Paris, 1996.<br />

GRASSET Bernard, <strong>Les</strong> pensées <strong>de</strong> Pascal, une interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture,<br />

Kimé, Paris, 2002.<br />

HEGEL, Principes <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie du droit, Traduction, présentation, notes<br />

et bibliographie par Jean-Louis Vieil<strong>la</strong>rd-Baron, F<strong>la</strong>mmarion,<br />

Paris, 1999.<br />

HEGEL, Ecrits sur <strong>la</strong> religion (1822-1829), Traduction par Jean-Louis<br />

Georget et Philippe Grosos, Vrin, Paris, 2001, 177 pages.<br />

HEGEL, Phénoménologie <strong>de</strong> l’Esprit I, Traduction Gwendoline Jarczyk et<br />

Pierre-Jean Labarrière, Gallimard, Paris, 2002, 799 pages.<br />

HEGEL, La <strong>raison</strong> dans l’histoire, 10/18, Paris, 1955, 307 pages.<br />

HOBBES Thomas, Léviathan, Traité <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière, <strong>de</strong> <strong>la</strong> force et du pouvoir<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> république ecclésiastique et civile, Traduction <strong>de</strong> François<br />

Tricaud, Dalloz, 2000, 780 pages.<br />

HUISMAN Bruno et RIBES François, <strong>Les</strong> philosophes et <strong>la</strong> Nature, Paris,<br />

Bordas, 1991.<br />

- 414 -


JANET Paul, Histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> science <strong>politique</strong> dans ses rapports avec <strong>la</strong><br />

morale, Tome II, Paris, Félix Alcan, 1987.<br />

JEAN-PAUL II, <strong>Les</strong> tâches <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille chrétienne dans le mon<strong>de</strong><br />

aujourd’hui : exhortation apostolique familiaris consortio, Le<br />

centurion, Paris, 1981, 173 pages.<br />

JIMENEZ Marc, Qu’est-ce que l’esthétique ? Folio-Essais, Paris, 1997.<br />

KANT Emmanuel, Fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> métaphysique <strong>de</strong>s mœurs, Deuxième<br />

section, Hatier, Paris, 2000.<br />

KANT Emmanuel, Critique <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> pure, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1990, 725<br />

pages.<br />

KANT Emmanuel, Critique <strong>de</strong> <strong>la</strong> faculté <strong>de</strong> juger, Vrin, Paris, 1993, 481<br />

pages.<br />

KANT Emmanuel, La philosophie <strong>de</strong> l’Histoire, traduction S.Piobetta, éd.<br />

Denoël, Paris, 19965.<br />

LEVINAS Emmanuel, Hors-sujet, Fata Morgana, Paris, 1987.<br />

LOCKE John, Deuxième traité du gouvernement civil, F<strong>la</strong>mmarion, Paris,<br />

1992.<br />

MACHIAVEL, Le Prince, Traduction, chronologie, introduction,<br />

bibliographie, notes et in<strong>de</strong>x par Yves Lévy, F<strong>la</strong>mmarion, Paris,<br />

1992.<br />

MARX Karl, Misère <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie, Payot, Paris, 1996.<br />

PASCAL Georges, Pour connaître Kant, Bordas, Paris, 1992, 198 pages.<br />

PLATON, Le Banquet, Traduction par Luc Brisson, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1999,<br />

266 pages.<br />

PLATON, Apologie <strong>de</strong> Socrate, Criton, Traduction par Luc Brisson,<br />

F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1997, 262 pages.<br />

PLATON, Phédon, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1965.<br />

POIRIER Jean-Louis, Méditations métaphysiques <strong>de</strong> Descartes, commentaire,<br />

Ed. Pédagogie mo<strong>de</strong>rne, Paris, 1980.<br />

RAYNAUD Philippe, RIALS Stéphane, Dictionnaire <strong>de</strong> philosophie<br />

<strong>politique</strong>, PUF, Paris, 1996, 776 pages.<br />

- 415 -


REEBER Michel, La Bible, Paris, Editions Mi<strong>la</strong>n, Septembre, 2001, 63 pages.<br />

ROUSSEAU Jean-Jacques, Du contrat social, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1968, 187<br />

pages.<br />

ROUSSEAU Jean-Jacques, Discours sur l’origine et les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong><br />

l’inégalité parmi les hommes, discours sur les sciences et les arts,<br />

F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1971, 249 pages.<br />

RUSS Jacqueline, Histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie, De Socrate à Foucault, Hatier,<br />

Paris, 1986, 159 pages.<br />

SALOMON Jean-Jacques, Science et <strong>politique</strong>, Coll. Esprit, éd. Du Seuil,<br />

Paris, 1970.<br />

SCHOPENHAUER, Le mon<strong>de</strong> comme volonté et comme représentation,<br />

Trad. A. Bur<strong>de</strong>au, PUF, Paris, 1998.<br />

SERRES Michel, Le Contrat naturel, Ed. François Bourin, Paris, 1990.<br />

SEVE Lucien, Pour une <strong>critique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>raison</strong> bioéthique, éd. Odile Jacob,<br />

Paris, 1994.<br />

TENZER Nico<strong>la</strong>s, Philosophie <strong>politique</strong>, PUF, 1998, 656 pages.<br />

VERGES André et HUISMAN, Denis, Histoire <strong>de</strong>s philosophes illustrés par<br />

les textes, Paris, Collection Fernand Nathan, 1966.<br />

VERGELY Bertrand, La philosophie, Editions Mi<strong>la</strong>n, Paris, 2000.<br />

VIEILLARD-BARON Jean-Louis, Hegel et l’idéalisme allemand, Vrin, Paris,<br />

1999, 385 pages.<br />

- 416 -


V°) REVUES ET COLLECTIFS<br />

Bulletin <strong>de</strong> l’Association <strong>de</strong>s Amis <strong>de</strong> Spinoza, <strong>de</strong>puis 1978.<br />

Cahiers Spinoza, Répliques, 6 volumes, <strong>de</strong>puis 1977.<br />

Centesimus annus, par Le Pape Jean-Paul II.<br />

Gradus philosophiques, sous <strong>la</strong> direction <strong>de</strong> Laurent JAFFRO et Monique<br />

LABRUNE, F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1994, 805 pages.<br />

La Bible, Ancien et Nouveau Testament, traduite <strong>de</strong> l’hébreu et du grec en<br />

français courant, Alliance biblique universelle, Paris, 1997.<br />

La Bible, Maxi Poche, Sagesse, ¨Paris, 2007, 1334 pages.<br />

Le Point Hors-série n°10 / Septembre-Octobre 2006.<br />

Le Point Hors-série, n°12 / Janvier-Février 2007.<br />

Rizk H, Comprendre Spinoza, Armand Colin, 2 e édition, novembre 2008.<br />

Sur <strong>la</strong> liberté <strong>politique</strong>, Traité théologico-<strong>politique</strong> XVI à XX, traduction et<br />

notes par Pierre-François Moreau et Jacqueline Lagrée, Hachette, Paris, 1997.<br />

Studio Spinoza, vol. 16, Spinoza and <strong>la</strong>te scho<strong>la</strong>sticism, königshausen et<br />

Neumann, 2008.<br />

Trattato teleogico-politico, Bibliopolis, 2007. Traduction et commentaries <strong>de</strong><br />

Pina Totaro<br />

Quivigier Pierre-Yves, Le principe d’immanence. Métaphysique et droit<br />

administratif chez Sieyes, avec <strong>de</strong>s textes inédits <strong>de</strong> Sieyes, Honoré Champion,<br />

collection « Travaux <strong>de</strong> philosophie » (n°13).<br />

- 417 -


INDEX NOMINUM (LISTE NON EXHAUSTIVE)<br />

A B C<br />

Alquié 54 Balibar 263, 290, 293 Carré 279<br />

Althusser 388 Brisson 41 Calliclès 303, 320,387<br />

Appuhn 334, 384 Bouveresse 72, 75, 105 Cazayus 320, 392<br />

Aristote 54 Bossuet 339 Cornu 363<br />

Arnauld 339 Brugère 268<br />

Anselme 334 Breton 356<br />

Augustin St 134 B<strong>la</strong>in 241<br />

D E F<br />

Descartes 52, 53, 55 Eucli<strong>de</strong> 127 Ferry 129<br />

Deleuze 99, 101 Engels 130<br />

Freud 369<br />

G H I<br />

Hegel 362<br />

Hobbes 11, 57, 67, 72, 80, 361<br />

J K L<br />

Julia 11 Kant 18, 57, 129, 370, 371 Lagrée, 15, 50, 67, 97<br />

Jacquet 71 Kierkegaard 124, 128, 129 Laux 167<br />

Jean Paul II 382<br />

Locke 367<br />

M N P<br />

Machiavel 11, 353, 367 Pautrat 16, 33, 36<br />

Malebranche 339 P<strong>la</strong>ton 41, 131, 132<br />

Moreau 15, 50, 67, 72, 78 Pascal 128<br />

Matheron 59, 78, 85, 88, 112 Pascal G. 341<br />

Marx 129, 130 Poirier 55<br />

Mugnier-Pollet 349, 351, 353<br />

Marcuse 368<br />

Misrahi 260<br />

Malet 207<br />

- 418 -


Q R S<br />

Ramond 241,299, 394 Socrate 387<br />

Renand 371 Strauss 144, 220<br />

Rousseau 361, 371, 393<br />

T U V<br />

Thomas d’Aquin 46, 54, 79 Verley 173<br />

Tocqueville 359 Velthuysen 232,237Tt<br />

Vieil<strong>la</strong>rd-Baron 402<br />

Vinciguerra 50, 95, 98<br />

W X<br />

Y Z<br />

Yirmiyahu 229 Zac 159, 165, 167<br />

- 419 -


TABLE DES MATIERES<br />

DEDICACES ................................................................................................ - 4 -<br />

REMERCIEMENTS ................................................................................... - 6 -<br />

AVANT- PROPOS....................................................................................... - 8 -<br />

LES MODALITES SPECIFIQUES DE LA RAISON POLITIQUE :<br />

CRITIQUE RELIGIEUSE ET ENGAGEMENT POLITIQUE CHEZ<br />

SPINOZA.................................................................................................... - 10 -<br />

INTRODUCTION GENERALE .............................................................. - 11 -<br />

PREMIERE PARTIE : LES MODALITES DE LA RAISON ET LEUR<br />

SPECIFICITE ............................................................................................ - 30 -<br />

CHAPITRE I. : LES MODALITES DE LA RAISON........................... - 31 -<br />

I.1. A LA DECOUVERTE DE LA RAISON ................................................................................................................. - 31 -<br />

I.2. LA RAISON ET SES DOMINANTES MAJEURES................................................................................................... - 38 -<br />

I.2.1. Le désir :.............................................................................................................- 39 -<br />

I.2.2. L’imagination :...................................................................................................- 42 -<br />

I.2.3. <strong>Les</strong> passions : .....................................................................................................- 43 -<br />

I.2.4. L’homme et les affections :.................................................................................- 43 -<br />

I.3. L’EMERGENCE DE LA RAISON ET LA VRAIE PHILOSOPHIE............................................................................... - 47 -<br />

I.4. LA TOUTE PUISSANCE DE LA RAISON ............................................................................................................. - 53 -<br />

I.5. LE ROLE POLITIQUE DE LA RAISON ................................................................................................................ - 56 -<br />

CHAPITRE II. : RAISON POLITIQUE ET ETHIQUE....................... - 65 -<br />

II.1. PASSIONS ET POLITIQUE ............................................................................................................................... - 65 -<br />

II.2. ETHIQUE ET BEATITUDE............................................................................................................................... - 93 -<br />

II.2.1. Une éthique qui n’est pas une morale...............................................................- 95 -<br />

II.2.2. De l’ontologie à l’éthique .................................................................................- 99 -<br />

II.2.3. Béatitu<strong>de</strong> et salut : possibilité <strong>de</strong> l’éthique spinoziste.....................................- 102 -<br />

II.3. SE LIBERER PAR LA CONNAISSANCE : DE LA RAISON A LA BEATITUDE....................................................... - 104 -<br />

II.4. ETHIQUE ET PHILOSOPHIE .......................................................................................................................... - 107 -<br />

DEUXIEME PARTIE : CRITIQUE SPINOZISTE DE LA THEOLOGIE -<br />

109 -<br />

CHAPITRE III. : DE LA NATURALISATION DE DIEU ET DE LA<br />

LIBERTE DE PHILOSOPHER ............................................................. - 111 -<br />

III.1. LA QUESTION DE DIEU RESOLUE PAR LA RAISON ...................................................................................... - 111 -<br />

III.2. RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE ET DE LA THEOLOGIE................................................................................ - 122 -<br />

III.3. LA RAISON ET LE SENTIMENT RELIGIEUX .................................................................................................. - 130 -<br />

III.4. CRITIQUE DU FINALISME........................................................................................................................... - 136 -<br />

CHAPITRE IV. : LA CRITIQUE DES ECRITURES........................ - 142 -<br />

IV.1. LA DETRESSE ET L’IMPUISSANCE DE L’HOMME......................................................................................... - 142 -<br />

IV.2. DE LA METHODE D’INTERPRETATION DE L’ECRITURE .............................................................................. - 154 -<br />

IV.2.1. Foi et <strong>politique</strong> sous l’affranchissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie................................- 172 -<br />

IV.2.2. Du problème <strong>de</strong>s affections, images et signes dans l’Ecriture.......................- 175 -<br />

IV.3. RELIGION : SUPERSTITION ET IMAGINATION ............................................................................................. - 193 -<br />

CHAPITRE V. : LA RELIGION DE SPINOZA .................................. - 207 -<br />

V.1. LE CHRIST EN QUESTION............................................................................................................................ - 208 -<br />

V.2. LA RELIGION CHEZ SPINOZA ...................................................................................................................... - 213 -<br />

V.3. LE PANTHEISME ET L’IDEE DE NECESSITE................................................................................................... - 229 -<br />

V.4. LA QUESTION DE L’ATHEISME DANS LA PHILOSOPHIE DE SPINOZA ............................................................ - 231 -<br />

TROISIEME PARTIE : DE L’ENGAGEMENT POLITIQUE CHEZ<br />

SPINOZA.................................................................................................. - 247 -<br />

- 420 -


CHAPITRE VI. DE L’ETAT RATIONNEL ET DE L’ETAT<br />

DEMOCRATIQUE.................................................................................. - 248 -<br />

VI.1. DE LA THEORIE DU DROIT NATUREL ......................................................................................................... - 248 -<br />

VI.2. LE PACTE SOCIAL OU LA SOUVERAINETE .................................................................................................. - 255 -<br />

VI.3. CONSTITUTION DE L’ORDRE POLITIQUE : LA DEMOCRATIE ...................................................................... - 263 -<br />

CHAPITRE VII. DE LA LIBERTE POLITIQUE A L’ENGAGEMENT<br />

POLITIQUE ............................................................................................. - 275 -<br />

VII.1. ETHIQUE ET POLITIQUE............................................................................................................................ - 275 -<br />

VII.2. ANALYSE DES DIFFERENTES INSTITUTIONS POLITIQUES .......................................................................... - 280 -<br />

VII.3. LIBERTE DE PENSER ET LIBERTE POLITIQUE............................................................................................. - 303 -<br />

CHAPITRE VIII. ENJEUX, CONSEQUENCES ET PERSPECTIVES DE<br />

L’ENTREPRISE SPINOZISTE ............................................................. - 327 -<br />

VIII.1. POUR UNE CONCEPTION DIVINE « HORS RELIGION » ?............................................................................ - 327 -<br />

VIII.2. POUR LE PRINCIPE DE L’IMMANENCE ..................................................................................................... - 333 -<br />

VIII.3. PHILOSOPHIE ET THEOLOGIE : NECESSITE D’UNE RENCONTRE OU LA RAISON RECONCILIATRICE........... - 342 -<br />

VIII.4. DU RELIGIEUX ET DU POLITIQUE ............................................................................................................ - 350 -<br />

VIII.5. LA PUISSANCE DE L’ETAT PAR LA RAISON ET LA LIBERTE...................................................................... - 364 -<br />

VIII.6. FONDEMENT DE LA LIBERTE : CRITIQUE DE NOUVELLES PRETENTIONS .................................................. - 369 -<br />

CONCLUSION......................................................................................... - 378 -<br />

BIBLIOGRAPHIE................................................................................... - 406 -<br />

I°) ŒUVRES DE SPINOZA ................................................................................................................................... - 406 -<br />

II°) BIBLIOGRAPHIE DES ŒUVRES DE SPINOZA .......................................................................................... - 408 -<br />

III°) OUVRAGES SUR SPINOZA ....................................................................................................................... - 413 -<br />

IV°) AUTRES OUVRAGES……………………………………………………………………………………- 410 -<br />

V°) REVUES ET COLLECTIFS……………………………………………………………………………..…- 417 -<br />

INDEX NOMINUM (LISTE NON EXHAUSTIVE) ............................ - 418 -<br />

TABLE DES MATIERES....................................................................... - 420 -<br />

- 421 -


Notre travail interroge <strong>la</strong> religion et <strong>la</strong> <strong>politique</strong> à <strong>la</strong> lumière <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>critique</strong> du<br />

spinozisme. Il s’en dégage que : dans <strong>la</strong> forme, <strong>la</strong> <strong>raison</strong> discursive, et <strong>critique</strong> s’oppose à <strong>la</strong> foi<br />

comme révé<strong>la</strong>tion et certitu<strong>de</strong> non-réfléchie mais leur contenu (l’Absolu) les unit. Dès lors, <strong>la</strong><br />

<strong>raison</strong> élève le sentiment religieux (le fini accè<strong>de</strong> à l’Infini par <strong>la</strong> réflexion), inversement, <strong>la</strong> foi<br />

fon<strong>de</strong> <strong>la</strong> rationalité.<br />

Cependant, nous nous <strong>de</strong>mandons si cette rationalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi ne nie pas sa spécificité.<br />

Envisager avec Spinoza <strong>la</strong> séparation <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie afin <strong>de</strong> permettre <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong> pensée et d’expression. En effet, l’analyse <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance rationnelle dans son<br />

rapport avec <strong>la</strong> connaissance théologique nous conduit à sceller <strong>la</strong> distinction entre le<br />

théologien et le philosophe d’une part et <strong>de</strong> l’autre entre le théologien et le <strong>politique</strong>. Le<br />

conatus spinoziste doit pouvoir permettre <strong>de</strong> vaincre l’asservissement et les préjugés, et<br />

conduire les individus à <strong>la</strong> liberté et au salut <strong>de</strong> <strong>la</strong> société.<br />

THE SPECIFIC CHARACTER OF THE POLITICAL REASON: RELIGIOUS CRITICISM AND<br />

POLITICAL COMMITMENT IN SPINOZA<br />

The thesis examines the re<strong>la</strong>tionship between religion and politics from the Spinozist<br />

critical perspective. In terms of form, discursive and critical reasoning is opposed to faith<br />

which can be characterised as a non-analytical certainty taking the form of reve<strong>la</strong>tions. In terms<br />

of content however, reason and faith are united by their shared content: a sense of the Absolute.<br />

In these circumstances reason is able to promote religious feeling, the finite becoming infinite<br />

thanks to meditative thought; conversely, faith can provi<strong>de</strong> a basis for rationality.<br />

Nonetheless, is it not possible to see this rationality of faith as a <strong>de</strong>nial of that which<br />

specifically <strong>de</strong>fines faith? Spinoza’s aim was to separate philosophy from theology so as to<br />

liberate thought and freedom of expression. As a matter of fact, the analysis of rational<br />

un<strong>de</strong>rstanding and its re<strong>la</strong>tions with theological knowledge gives us a better grasp of what<br />

differentiates the theologian and philosopher on the one hand, and the theologian and politician<br />

on the other. Spinoza’s ‘conatus’ should allow us to overcome subordination and prejudice,<br />

taking us toward liberation and the salvation of society.<br />

PHILOSOPHIE<br />

MOTS-CLES<br />

Affections, Anthropomorphisme, Athéisme, Béatitu<strong>de</strong>, Connaissance, Démocratie, Dieu, Droit<br />

naturel, Etat, Ethique, Finalisme, Foi, Imagination, Immanence, Liberté, Monisme, Nature,<br />

Pacte, Panthéisme, Politique, Passions, Raison, Religion, Sagesse, Salut, Souveraineté, Vérité.<br />

U.F.R. Sciences Humaines et Arts – BP. 603 – 86022 – Poitiers Ce<strong>de</strong>x (Centre <strong>de</strong><br />

Recherches sur Hegel et l’Idéalisme Allemand- 8, Rue René DESCARTES – 86022<br />

Poitiers Ce<strong>de</strong>x)<br />

- 422 -

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