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UNIVERSITÉ DE POITIERS Faculté des Lettres et Langues
THÈSE de DOCTORAT
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE POITIERS
Études Anglophones
Présentée et soutenue publiquement le 15 novembre 2008
par : Marie DANNIEL-GROGNIER
titre de la thèse :
Formes et manifestations de la subjectivité
dans le cinéma documentaire personnel américain
(1960-1990)
VOLUME 1
Direction : Monsieur Gilles MENEGALDO
Membres du Jury :
Madame Raphaëlle Costa de Beauregard
Monsieur Yves Carlet
Monsieur Jacques Gerstenkorn
Monsieur Jean-Luc Lioult
Monsieur Gilles Menegaldo

UNIVERSITÉ DE POITIERS Faculté des Lettres et Langues
THÈSE de DOCTORAT
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE POITIERS
Études Anglophones
Présentée et soutenue publiquement le 15 novembre 2008
par : Marie DANNIEL-GROGNIER
titre de la thèse :
Formes et manifestations de la subjectivité
dans le cinéma documentaire personnel américain
(1960-1990)
VOLUME 2
Direction : Monsieur Gilles MENEGALDO
Membres du Jury :
Madame Raphaëlle Costa de Beauregard
Monsieur Yves Carlet
Monsieur Jacques Gerstenkorn
Monsieur Jean-Luc Lioult
Monsieur Gilles Menegaldo

Remerciements
Nous tenons en tout premier lieu à remercier Monsieur Gilles
Menegaldo qui a accepté de reprendre un projet de thèse qui
avait mal débuté. Ses conseils nous ont permis de repartir sur un
projet plus viable, avec une problématique plus clairement
identifiée et un corpus réduit. Sa compréhension et ses
encouragements nous ont permis d'arriver au bout de ce travail
de thèse. Nous lui en sommes sincèrement reconnaissante.
Sans oublier...
Salomé pour la mise en page des photos et tous ses conseils
avisés,
Michel pour son assistance dans les nombreuses recherches,
Joséphine et Rachel pour toute leur patience et leur confiance,
Guy pour son oreille musicale...
Merci à tous.

RÉSUMÉ
Cette thèse est née d'un long travail de recherche consacré aux diverses formes de l'approche
documentaire du cinéma américain, dans ses aspects ontologiques et épistémologiques. Le constat
est aujourd'hui quasi unanime pour reconnaître l'investissement subjectif du cinéaste documentariste
dans son film, de l'énonciation à l'énoncé. À ceci s'ajoute le fait que la culture américaine s'est
depuis toujours fondée sur la notion de l'individu - perceptions et volontés individuelles.
Il s'agit de s'immerger dans les films de type essai de cinéastes ayant une expérience filmique
personnelle, dans la saisie des images du monde réel, leur agencement dans le film, montage,
archives, sons, commentaire, musique, dans un mouvement double consistant à documenter le
monde pour se documenter soi-même.
Afin d'éviter les écueils d'une généralisation aporétique, la méthode retenue est celle, privilégiée par
les film studies américaines, du « close reading », sans négliger pour autant le processus créatif, la
genèse de certaines œuvres. Ce n'est qu'en proposant une analyse textuelle et esthétique précise de
certains aspects significatifs d'un film, qu'on pourra en identifier les manifestations subjectives.
Le corpus, circonscrit aux années 1960-1990, présente des œuvres de cinéastes qui ont tous une
démarche singulière, tels Stan Brakhage, Jonas Mekas, Robert Kramer, Emile de Antonio, Su
Friedrich et Shirley Clarke, ainsi que quelques exemples isolés mais déterminants pour l'avenir de
cette forme problématique d'auto-inscription filmique.
Mots-clés : film documentaire, subjectivité, cinéaste-sujet, autodocumentaire, autobiographie,
cinéma direct, caméra somatique, engagement politique, subjectivité féminine, expérimentations
filmiques et expériences personnelles, exils, histoire, mythes de la nation américaine, individu,
artiste, poétique, visions et images, fictivisation, Emerson, Thoreau, Romantisme....
ABSTRACT
This thesis is dedicated to a filmic expression that is often underestimated in film studies, since this
long-term work deals with contemporary issues in American personal documentary film. The 60's
represent an epistemological break in the history of documentary cinema, in that the filmmaker
began to involve himself in the filmic process, both before and behind the camera. What's more, he
now assumes that his visions and images of the external world are no longer objective but seen
through the prism of his subjectivity, which helps him discover who he really is. Documenting the
world, the other, while documenting himself – or herself.
This approach, based on close reading and film aesthetic analysis, eschews aporetic generalization
to root itself in issues raised by specific films and filmmakers, such as voice over commentary,
music and sounds, editing, found footage, fictionalisation or metaphorical images. The films
selected for study belong to idiosyncratic bodies of works of filmmakers like Stan Brakhage, Jonas
Mekas, Robert Kramer, Emile de Antonio, Su Friedrich, Shirley Clarke or the Maysles Brothers,
among others. They all engage themselves in a process of self-inscription to tell their experiences of
birth, childhood, exile, memory, nostalgia, loss, death or legacy.
Keywords : documentary film, factuality, subjectivity, subject, filmmaker, artist, autodocumentary,
autobiography, self-inscription, somatic camera, political dissent, woman's subjectivity, filmic
experiments and personal experiences, American myths, direct cinema, exiles, History and hisstory,
poetics, images, fictionalisation, visionary power, Emersonian tradition...

PLAN DE THÈSE
Formes et manifestations de la subjectivité
dans le cinéma documentaire personnel américain
(1960-1990)
INTRODUCTION GÉNÉRALE.............................................................................................p 8
CHAPITRE 1 : Topiques du film documentaire personnel :
influences, définitions et formes filmiques viables.......................................... p 30
A- Vers une définition syncrétique du film documentaire comme film-essai,
et vers une définition corrélative d'un sujet problématique...........................................p 32
1) Des films qui pensent...
2) De l'essai littéraire au film-essai : permanences et déplacements
des enjeux et des stratégies
B- Influences romantique et emersonienne....................................................................p 52
1) « The native air they breathe... »
2) Du terreau religieux vers une sécularisation des pratiques : la vision
transcendantale des poètes aux cinéastes
3) De la Self Reliance à la subjectivité filmique
4) Vers un cinéma personnel
CHAPITRE 2 : L'héritage disputé des années soixante :
convergences et divergences documentaires, expérimentales
et autobiographiques – le sujet en crise.......................................................... p 78
A- Visions métaphoriques du monde : création, concrétion et recréation......................p 80
1) Stan Brakhage : de l'épique à l'autobiographique
2) Processus d'identification d'Albert et David Maysles à leur « sujet » :
close reading de quelques scènes de Salesman.
B- Vérités et mensonges : perspectives axiologiques
des subjectivités documentaires américaines...............................................................p
147
1) David Holzman's Diary ou le « paradoxe du menteur »
2) Réflexivité et altérité : La Place du Roi dans My Grilfriend's Wedding
3) No Lies de Mitchell Block, ou le cinéma direct comme « viol »

CHAPITRE 3 : Les Femmes et le documentaire autographique :
Intervention historique, altérité et engagement dialogique.......................... p 222
A- Échos du passé........................................................................................................p 225
1) Brève introduction à l'histoire de l'expression de la subjectivité féminine
2) De His-Story à Her-Story et leurs enjeux pour le cinéma documentaire
B- Des formes adaptées au sujet-femme......................................................................p 245
1) Le documentaire comme praxis féministe : quelques paradigmes
2) Le cinéma expérimental comme praxis féminine :
la performance au cœur du film
3) Les six modalités du regard documentaire :
le regard d'intervention de l'ethnographie domestique
C- Cinéma documentaire, féminisme et films de famille :
une conjonction privilégiée de la subjectivité féminine..............................................p 296
1) L'ethnographie domestique :
un jeu de détermination mutuelle au risque du sujet-cinéaste
2) Une histoire de filles et de mères : Delirium de Mindy Faber
3) Sink or Swim :
ou comment se construire une identité avec des figures absentes
D- Daughter Rite et le film de famille :
une histoire de fiction nécessaire.................................................................................p 333
1) De l'influence des films de famille sur les cinéastes femmes
2) Daughter Rite : Un réseau complexe d'histoires
3) Le travail de la fiction :
« But why is the film maker trying to dupe us ? »
CHAPITRE 4 : Expériences de l'exil : trajectoires, territoires
et écritures filmiques : Jonas Mekas et Robert Kramer................................ p 373
A- Jonas Mekas : cinéaste personnel ..........................................................................p 376
1) Un cinéaste diariste
2) Les haïkus mekasiens de Lost Lost Lost
3) Partitions obstinées pour cinéaste exilé :
déplacements et processus identitaires
4) Images et mémoire dans Reminiscences of a Journey to Lithuania
B- Robert Kramer ou l'éternel voyageur......................................................................p 460
1) L'inquiétante étrangeté de l'Amérique,
ou l' « estrangement » comme mise en mouvement.
2) Le Cyclope regardant Ulysse :
une lecture romantique de Dear Doc

CHAPITRE 5 : Le sujet-cinéaste et sa confrontation avec les figures
de la mort : politiques de l'autorité et de la transmission............................. p 512
Préambule : Combler le vide du Réel : la mort et le deuil
dans quelques exemples de films documentaires contemporains
et les questions afférentes de représentation.
Introduction à la problématique du corpus choisi........................................................p 513
A- Lightning Over Water:
l'impossible promesse du documentaire,
ou comment dire 'Cut!'.................................................................................................p 525
1) Ray/Wenders : deux figures en miroir – question d'autorité
2) Allers-retours entre documentaire et fiction,
ou le jeu constant du sujet et de l'objet
3) Documenter la mort en direct :
le contre-exemple de Silverlake Lake Life : the View From Here
B- Emile de Antonio : le sujet-cinéaste comme ultime document..............................p 557
1) Esquisse de portrait d'un cinéaste radical américain
2) Stratégies de antonioniennes : le cinéaste et les images d'archives
3) Mr Hoover and I : de la confrontation à l'auto-inscription.
4) Fin de partie
CONCLUSION GÉNÉRALE.........................................................................p 659
BIBLIOGRAPHIE ..........................................................................................p 665
FILMOGRAPHIE............................................................................................p 675
ANNEXES.........................................................................................................p 679

Introduction générale
We can’t change the country, let’s change
the subject .
James Joyce, Ulysses 1
L’homme n’est que le point où je suis
placé et, de là, la vue est infinie.
d'après Henry D. Thoreau, Journal 2
La relative tardive reconnaissance que les films documentaires sont des films comme les autres,
et qu'ils peuvent prétendre à des récompenses majeures du septième art, représente une avancée
en termes de réception spectatorielle et d'économie, mais tend à être dans le même temps, l'arbre
qui cache la forêt. D'autant que les films qui se sont frayés un chemin vers le grand public, sont
des films particulièrement problématiques pour ce qui est de leurs rapports avec l'idée
documentaire (de l'idéal à la simple visée), que ce soit dernièrement Fahrenheit 9/11 de Michael
Moore, Le Cauchemar de Darwin d'Hubert Sauper, An Unconvenient Truth d'Al Gore, ou plus
récemment Entre les murs de Laurent Cantet (présenté comme une « fiction documentée »), ce
dernier ayant obtenu la Palme d'Or au dernier Festival de Cannes.
Le travail que le lecteur s'apprête à lire, est né d'une fréquentation longue et assidue de films
anglo-saxons présentant d'une manière ou d'une autre une approche documentaire, c'est-à-dire
que leurs images ont toutes pour référent le monde réel. Ou, pour reprendre les mots de Jacques
Rancière «Le film documentaire n'oppose pas le parti pris du réel à l'invention fictionnelle.
Simplement le réel n'est pas pour lui un effet à produire. Il est un donné à comprendre. 3 »
On ne saurait d'emblée fournir une définition exhaustive d'une approche filmique qui n'est pas
un genre, qui ne répond pas à des critères précis. Dans l'histoire du cinéma documentaire, il a
fallu que certains mouvements fixent un cadre de représentation, pour que les films l'excèdent, et
que ces films-là soient précisément ceux qui comportent un intérêt particulier, un intérêt
1 James Joyce, Ulysses, London & New York : Penguin Books, 1986, p.527. (The Corrected Text, edited by Hans
Walter Gabler, with Wolfhard Steppe and Claus Melchior).
2 Nous citons Thoreau de mémoire, car nous n'avons pas été en mesure de localiser la citation précise, même avec
l'aide de Michel Granger, auteur de plusieurs ouvrages sur l'auteur transcendantaliste. Michel Granger souligne
que cette idée est récurrente dans les écrits de Thoreau, et que par conséquent nous ne faisons qu'énoncer une
idée thorovienne générale.
3 Jacques Rancière, La Fable cinématographique, coll. « La Librairie du XXI e siècle », Éditions du Seuil, Paris,
2001, p.202.
8

documentaire. Afin de mener à bien ce travail, il nous a fallu aller au-delà des étiquettes et des
codifications - pour aller à la rencontre de films et de leurs créateurs dans une dynamique sans
préconception. La réalisatrice et théoricienne américano-vietnamienne Trinh-T Minh-Ha fait le
même constat : «In a completely catalogued world, cinema is often reified into a corpus of
traditions » 4 .
Terminologie et définition(s) : « Documentary is not a name » 5
Si la définition de ce qu'est un documentaire ne pourra s'esquisser qu'à l'issue d'un long parcours
qui nous mènera au cœur des films, savoir les nommer, les qualifier, les référencer, les classifier
semble déjà une tâche ardue et discutable. Plus qu'une notion qui est et restera aussi aussi vaste
que vague, le documentaire est une expérience cinématographique pour tout sujet engagé dans le
film, du cinéaste aux personnes réelles habitant le film, et au spectateur – expérience dont nous
proposons ici d'identifier les modalités et les enjeux.
Observons d'abord les appellations courantes utilisées pour décrire ces films qu'on dit
« documentaires » – appellations qui en anglais se résument principalement à deux locutions :
d'une part « documentary films », d'autre part, « non fiction films ».
Le terme de « documentaire » est né au XIX° siècle, sous la plume d'un journaliste, et fut ensuite
repris par les Anglo-Saxons cherchant à qualifier ces films « qui ont un caractère de document »,
à l'origine les films du mouvement documentaire britannique 6 . L'usage grammatical était
initialement celui d'un adjectif qualificatif. Voici une définition qu'en donne John Grierson :
Documentary is said to have come about as a need to inform the people (Dziga Vertov,
Kino-Pravda ou cinéma-vérité) and subsequently, has affirmed itself as a reaction against
the monopoly that the movie as entertainment came to have on the uses of film. Cinema
was redifined as an ideal medium for social indoctrination and comment, whose virtues
lay in its capacity for ‘observing and selecting from life itself’, for ‘opening up the screen
on the real world’, for photographing ‘the living scene and the living story’, for giving
cinema ‘power over a million and one images’, as well as for achieving ‘an intimacy of
knowledge and effect impossible to the shimsham mechanics of the studio and the lilyfingered
interpretation of the metropolitan actor’. 7
Sa progressive substantivisation (moins courante en anglais qu'en français néanmoins) a
4 Trinh-T. Minh-Ha, « The Totalizing Quest of Meaning », in Michael Renov (edited by), Theorizing
Documentary, New York & London: Routledge Edition, 1993, p. 90.
5 Ceci est une remarque de la cinéaste américano-vietnamienne Trinh-T Minh-Ha, qu'elle reprend dans son texte
« The Totalizing Quest of Meaning », in Michael Renov (edited by), Theorizing Documentary, New York &
London: Routledge Edition, 1993, p. 90.
6 En France, il est fait mention de « scène documentaire » dès 1906, et de « documentaire » dès 1915.
7 Forsyth Hardy (edited by), Grierson on Documentary, New York : Praeger, 1971, pp.146-147.
9

provoqué un quiproquo qui a perduré dans le débat autour du « documentaire », en opérant de
fait une distinction sémantique qui le sépare de sa nature initiale : le film. En abandonnant la
marque filmique originelle, le documentaire a perdu une composante essentielle de son identité,
qui est que le film documentaire est avant tout un film, un film comme les autres – ce que des
exemples variés mettront à jour.
Le terme de « non fiction films » a été adopté un peu plus tard par les critiques de cinéma
américains parmi lesquels Erik Barnouw 8 et Richard Meran Barsam 9 , tous deux auteurs d'une
anthologie classique du film documentaire, pour dessiner une famille de films qui s'opposait aux
films de fiction, c'est-à-dire, dans l'esprit d'un Américain, aux produits de l'industrie
hollywoodienne, « the Dream Factory » la bien nommée, et son idéologie de l' « escapism » si
décrié par John Grierson - alors que son « conseiller » artistique n'était autre que Robert Flaherty.
Le règlement de la célèbre Academy of Motion Picture Arts and Sciences américaine stipule que :
Les films documentaires sont ceux qui traitent des sujets historiques, sociaux,
scientifiques ou économiques, filmés soit dans leur contexte actuel soit reconstitués, et
dans lesquels l'accent porte davantage sur le contenu factuel que sur la distraction. 10
On constate aujourd'hui que la critique américaine contemporaine, parmi laquelle Bill Nichols et
Michael Renov, réfère aux « documentary films », certains encore parlent de « films of fact » - ce
qui ne modifie pas significativement le référent et ne simplifie pas le travail définitoire, ainsi que
Bill Nichols l'écrit :
Even after the word documentary began to designate something that seemed to identify a
filmmaking practice, cinematic tradition, and mode of audience reception, it remained ,
and still is, a practice without clear boundaries. How should we represent the lives of
social and historical others in film form is a question to which no single set of answers
has prevailed.
La cinéaste américano-vietnamienne Trinh-T. Minh-Ha, propose elle aussi une définition
intéressante du film documentaire :
There is no such thing as documentary – whether the term designates a category of
material, a genre, an approach, or a set of techniques. This assertion – as old and as
8 Erik Barnouw, [Documentary]- A History of the Non-Fiction Film, New York Oxford : Oxford University Press,
1993.
9 Richard Meran Barsam, Nonfiction Film : A Critical History, New York : E.P.Dutton Editor, 1973. Cet ouvrage
ne fut pas réédité, et comporte donc une analyse de la production de films de nonfiction qui va de Robert
Flaherty aux films du cinéma direct. L'approche théorique elle-même est datée, puisque la dimension
ontologique du médium cinéma n'est pas évoquée, ainsi que l'écrit Barsam : « My concentration has been on
what the films say, not on how they say it, because for the most part, the technique of nonfiction film is less
important than its content. » (opus cité, p. xviii.)
10 nd Notre traduction. Lewis Jacob, The Documentary Tradition, New York : W. W. Norton & Company, 2 edition,
1979, p.276.
10

fundamental as the antagonism between names and reality – needs incessantly to be
restated despite the very visible existence of a documentary tradition. In film, such a
tradition, far from undergoing a crisis today, is likely to fortify itself through its very
recurrence of declines and rebirths. The narratives that attempt to unify/purify its
practices by positing evolution and continuity from one period to the next are numerous
indeed, relying heavily on traditional historicist concepts of periodization. 11
Trinh-T Minh-Ha aborde ainsi l'idée que le film documentaire, même dans flou théorique et
formel, représente une expression vivante – une idée que l'on retrouve sous la plume de cinéastes
comme de théoriciens. Ainsi, Robert Kramer remarque : « ... Le ' film documentaire' - expression
pratique et bon exemple de la façon dont les idées reçues, les vieilles étiquettes font leur chemin
- est la branche du cinéma qui se montre tant soit peu vivante ces temps-ci. » 12 Il ne se laissera
pas intimider par ses canons, et investira cette idée documentaire d'une manière personnelle. Ou
bien, voyons le point de vue de Jean-Louis Comolli :
Il faut reconnaître que le travail intéressant, le travail tant soit peu vivant, se fait dans le
cas où le réalisateur, et le film lui-même, se collettent à ce genre de questions. Se
collettent, littéralement, au mur qu’il y a entre nous et ce qui semble être là. [...]
Une des raisons du regain du « documentaire » ces temps-ci, c’est que, par sa relation
inconfortable, mal commode avec le Réel, il est beaucoup plus impliqué, absorbé, et
même étranglé par ce genre de problèmes. C’est là sa chance d’être intéressant, de
pouvoir suggérer et vibrer. Il a plus de chances de montrer de brefs et denses moments de
complète liberté. Des moments qui sont des percées dans les murs de la prison où nous
vivons et que nous nous sommes en partie créée. Ces moments adviennent lorsqu’on
éprouve la fraîche impression de voir pour la première fois, comme une fenêtre qu’on
ouvre dans une chambre de malade.
Jacques Rancière, pour revenir à lui, met l'accent sur une autre définition ou non-définition du
film documentaire, qui nous sera utile au cours de nos démonstrations. Dans son ouvrage La
Fable cinématographique, il combat d'emblée l'opposition traditionnelle entre cinéma
documentaire et cinéma de fiction, se faisant le partisan d'une identité du cinéma au-delà des
distinctions auxquelles l'oblige la structure du film :
Un film documentaire n'est pas le contraire d'un film de fiction du fait qu'il nous montre
des images saisies dans la réalité quotidienne, ou des documents d'archives sur des
événements attestés, au lieu d'employer des acteurs pour interpréter une histoire inventée.
Il n'oppose pas le parti pris du réel à l'invention fictionnelle. Simplement le réel n'est pas
pour lui un effet à produire. Il est un donné à comprendre. 13
Après nous être interrogée sur cette question terminologique, notamment au moment de décider
11 Trinh.T Minh-Ha, « The Totalizing Quest of meaning », in Michael Renov (edited.by), Theorizing Documentary,
New York London : Routledge, 1993, p.90.
12 Robert Kramer, « Pour vivre hors-la-loi, tu dois être honnête » (traduit de l'anglais par François Niney). Texte
écrit en juillet 1993, à l'occasion d'une programmation du Groupement National des Cinémas de Recherche, sur
le thème « Dans le réel, la fiction », Paris.
13 Jacques Rancière, La Fable cinématographique, coll. « La Librairie du XXI e siècle », Éditions du Seuil, Paris,
2001, p.202.
11

d'un titre qui refléterait le large scope de notre corpus, nous avons souhaité ancrer notre réflexion
dans cette notion de film documentaire, et d'en accepter les inévitables contradictions. Il nous
semble en effet plus représentatif et plus constructif d'associer le cinéma au geste documentaire
plutôt que de raisonner par la négative et l'exclusion – films de non fiction. Nous avons déjà
fourni quelques débuts de justification en évoquant les positions des uns et des autres, et les
exemples particuliers que nous prendrons poursuivront nécessairement cette discussion. Il est
d'ailleurs significatif que Bill Nichols, éprouvant le besoin de revenir sur un travail définitoire et
plus ontologique du cinéma documentaire (l'erreur théorique fut certainement de persister à
définir le documentaire en termes épistémologiques uniquement), après avoir publié quelques
ouvrages de référence sur le sujet 14 , débute son Introduction to Documentary par ceci :
Every film is a documentary. Even the most whimsical of fictions gives evidence of the
culture that produces it reproduces the likenesses of the people who perform within it. [...]
Documentaries of wish-fulfillment are what we would normally call fictions. [...]
Documentaries of social representation are what we typically call non-fiction films. 15
Il nous faudrait ajouter une troisième voie, une voie médiane, qui serait ce que nous appelons le
« cinéma personnel » et sur lequel nous allons revenir, suivant le conseil dispensé par Bill
Nichols d'identifier nos propres modèles : « More than proclaiming a definition that fixes one
and for all what is and is not a documentary, we need to look to examples and prototypes, test
cases and innovations as evidence of the broad arena within which the documentary operates
and evolves. » 16
Nous donnerons ainsi un premier exemple de démarche toute personnelle, celle de Robert
Kramer :
Ce que je veux dire, c’est que le Réel, l’image du Réel, est une construction. Notre
construction. La construction de quelqu’un. Disons que « le monde dans lequel nous
vivons » peut être décrit comme une sorte de studio de cinéma, bourré de décors
(appelons ça le Studio de Cinéma de la Réalité, the Reality Film Studio), et chaque décor
est accompagné des indications nécessaires à bien comprendre ce que nous voyons là,
comment s’en servir, et comment en tirer partie. 17
14 Nous citerons les ouvrages suivants : Ideology and the Image, (Bloomington : Indiana University Press, 1981) ;
Blurred Boundaries – Questions of Meaning in Contemporary Culture (Bloomington and Indianapolis : Indiana
University Press, 1994) ; Representing Reality – Issues and Concepts in Documentary (Bloomington and
Indianapolis : Indiana University Press, 1991).
15 Bill Nichols, Introduction to Documentary, Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 2001, p.1.
16 Bill Nichols, Introduction to Documentary, Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 2001, p.21.
17 Robert Kramer, « Pour vivre hors-la-loi, tu dois être honnête », traduit de l'anglais par François Niney, à
l'occasion de la programmation du GNCR (Groupement National des Cinémas de Recherche) sur le thème
« Dans le réel, la fiction », http://www.derives.tv/spip.php/article58.
12

Les enjeux du documentaire
La première observation que nous ferons avant d'entrer dans le vif du sujet, c'est que le cinéma
documentaire est impensé par les divers formes de pensée, de la philosophie à la théorie du
cinéma, qui comprennent tous le cinéma documentaire comme un cinéma réaliste de fiction.
Les diverses approches théoriques ont buté sur la nécessité de catégoriser, de répartir l'histoire du
film documentaire par périodes pour plus de lisibilité. Ainsi, Bill Nichols répertorie-t-il six
modes primaires de cinéma documentaire. Bill Nichols débute par le Poetic Mode - certains films
des années vingt et trente et quelques exemples comme Nuit et Brouillard ou Koyaanisqatsi.
« This mode bears a close proximity to experimental, personal, or avant-garde filmmaking » 18 .
L'Expository Mode suit une logique argumentative s'orchestrant autour d'un commentaire en voix
over ; ce mode se manifeste principalement dans les films de Pare Lorentz, Paul Strand et
Willard van Dyke, Luis Bunuel (Terre sans pain) ou de Jean Rouch - « This is a mode that most
people identify with documentary in general. » 19 Le mode suivant, Observational Mode est
privilégié par les adeptes du cinéma direct, l'école américaine de Wiseman et d'autres cinéastes
de la même époque, plus ou moins connus. Puis viennent trois modes nettement plus complexes :
Le Participatory Mode engage une interaction entre le cinéaste et son sujet, grâce notamment au
dispositif de l'interview et/ou l'emploi d'archives. Les exemples fournis par Bill Nichols sont
hétéroclites et vont de Chronique d'un été à Shoah ou Le chagrin et la pitié. Le Reflexive Mode
interpelle l'observateur sur la construction du film et sur sa représentation de la réalité, comme
c'est le cas avec le cinéma de Peter Watkins, par exemple. Enfin, le Performative Mode met en
avant l'approche expressive et subjective du cinéaste, ainsi que les relations de ce dernier avec
son sujet (« subject » et « subject matter », protagoniste du film et sujet traité) ainsi qu'avec le
spectateur. Le film de Stan Brakhage, The Act of Seeing with One's Onw Eyes, déploie un mode
qui est plus explicitement débarrassé de la visée d'objectivité que les autres modes avaient plus
ou moins assumée.
Michael Renov quant à lui ne se fonde pas sur une catégorisation de type formel, mais plutôt sur
des visées, des intentions de la part du cinéaste, ce qui laisse plus de latitude et de souplesse :
« These categories are not intended to be exclusive or airtight ; the frictions, overlaps
discernible among them testify to the richeness and historical variability of non fictional forms
18 Bill Nichols, Introduction to Documentary, Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 2001,
p.33.
19 Bill Nichols, Introduction to Documentary, Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 2001,
p.34.
13

in the visual arts. » 20 Dans l'optique d'une poétique du documentaire (« a poesis », « an active
making »), Michael Renov distingue quatre projets : Le premier projet, « to record, reveal or
preserve » semble recouvrir les deux modes de Bill Nichols que sont le mode poétique et le
mode d'observation. Le second, « to persuade or promote », correspond plus ou moins au mode
d'exposition ; le troisième, « to analyse and to interrogate » au mode réflexif, et le dernier projet,
« to express » au mode performatif. Cette dernière approche semble englober la plupart des
autres gestes documentaires ici répertoriés, et pourtant, Michael Renov souligne son manque de
reconnaissance : « The expressive is the aesthetic function that has consistently been
undervalued within the nonfiction domain ; it is, nevertheless,amply represented in the history of
the documentary enterprise. » 21 Le travail qui consiste à répertorier et théoriser des modes
d'expression artistique constitue un travail de thèse en soi, aussi nous conclurons ce point en
suggérant que les films dont nous allons ensuite parler, partagent tous cette intention « to
express », sans pour autant abandonner des choix formels ou discursifs qui relèveraient d'autres
approches plus spécifiques comme le mode réflexif ou le mode interactif, ou d'autres approches
encore qui ont été (plus ou moins sciemment) détournées par les cinéastes, comme par exemple
les Frères Maysles pour le cinéma direct – c'est là tout l'intérêt et la complexité du travail que
nous présentons.
La théorie documentaire a évolué si rapidement ces dernières années – on pourrait d'ailleurs
regretter que les pratiques n'ont pas suivi cette dynamique – qu'on s'est finalement rendu compte,
un peu tardivement, qu'on ne pouvait éviter la superposition et/ou de la combinaison des diverses
approches si précisément identifiées, isolées, comme un laborantin isole une cellule rare. Chaque
film documentaire contemporain - c'est-à-dire, nous le rappelons, un film qui se confronte plus
ou moins frontalement au réel qu'il tente de représenter avec les outils à la disposition du cinéaste
– manifeste un frayage des approches ; c'est d'ailleurs la spécificité du film documentaire que de
documenter son travail documentaire ; il n'y a que les films de fiction, comme nous en verrons
quelques brefs exemples, qui peuvent proposer, paradoxalement, une forme pure de
documentaire, justement parce qu'ils ne sont pas des films documentaires.
Ainsi, pour prendre un exemple personnel très récent (lors des interventions en Master de
Cinéma), la question de la nature du film documentaire se pose constamment, dans des
ramifications avec d’autres concepts qui lui sont souvent confusément associés. Il est fréquent
d’assister à l’exposé d’un(e) étudiant(e) présentant par exemple une nouvelle série américaine,
20 Michael Renov, « Towards a Poetics of Documentray », in Michael Renov (edited by), Theorizing Documentary,
New York & London : Routledge Editions, 1993, p.20.
21 Michael Renov, « Towards a Poetics of Documentray », in Michael Renov (edited by), Theorizing Documentary,
New York & London : Routledge Editions, 1993, p.32.
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ou britannique, qui opère de fréquents rapprochements, voire tend parfois à confondre, à prendre
l’un pour l’autre, la notion d’approche documentaire et celle d’approche réaliste du cinéma. Une
série comme celle diffusée ces dernières années sur HBO, The Wire, dresse un portrait de la ville
de Baltimore – portrait si « réaliste » de par les couleurs, les personnages qui croisent l’objectif
de la caméra, les accents des acteurs et acteurs sociaux, fidèles aux diverses communautés se
répartissant le territoire que l’avis de l’étudiant est que la série peut être considérée comme......
documentaire.
Une bonne part des incompréhensions qui demeurent quant au statut du documentaire provient
d’une vieille opposition positiviste entre la perception et l’enregistrement d’une part, et
l’interprétation de l’autre. On sait aujourd’hui que tout observateur opère comme un réalisateur,
même s’il se défend de théoriser, sa perception est programmée par les images mentales que son
éducation et sa culture ont déposées en lui. La perception procède d’une expérience mixte, en ce
sens qu’elle éveille chez celui qui regarde un potentiel interprétatif et émotif à l’état latent.
Pas plus que la photographie, la prise de vue documentaire n’est simple mimesis, mais un moyen
de traduire la perception à partir d’un point de vue. On ne peut accéder à la réalité qu’à travers
des appareils dotés de capacités techniques déterminées et d’une représentation socialement et
culturellement codée. L’objectivité documentaire est une vision partielle et partiale, et ne
demande qu'à être discutée, disqualifiée, requalifiée comme subjective. Dans son Avertissement
à son ouvrage L'Épreuve du réel à l'écran – Essai sur le principe de réalité documentaire,
François Niney remarque qu'« au regard de l'appareil médiatique, les notions d'objectif et de
subjectif se sont complètement inversées. » 22
La discussion sur l’objectivité ne saurait être évitée, car comme l’Hydre de Lerne, on ne peut la
décapiter. C’est sans doute que le documentaire est toujours désireux de se substituer à son
référent réel, pour la simple raison qu’il lui ressemble. Tandis que le langage verbal ou écrit
utilise des signes arbitraires, le langage cinématographique organise des représentations qui
peuvent cacher l’auteur derrière une apparence mimétique. Dans son Ciné-Journal , Serge Daney
fait le tour de la question :
La fiction, c'est se mettre au milieu du monde pour raconter une histoire. Le
documentaire, c'est aller au bout du monde pour ne pas avoir à raconter. Mais il y a de la
fiction dans le document comme il y a des roches fossiles dans la fiction, pour la bonne
raison que la caméra (c'est plus fort qu'elle) enregistre ce qu'on met devant elle, tout ce
22 François Niney, L'Épreuve du réel à l'écran ; Essai sur le principe de réalité documentaire, 2 nd édition, Éditions
De Boeck Université, Bruxelles, 2002, p. 17.
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qu'on met devant elle. 23
Pour rendre compte de l’attitude narrative et sémiotique du plan, la distinction entre fiction et
documentaire est semble-t-il futile. En fin de compte, Jacques Rancière remarque que « Le
documentaire n’est qu’un mode de la fiction, à la fois plus homogène et plus complexe. Plus
homogène parce que celui qui conçoit l’idée du film est aussi celui qui le réalise ; plus complexe
puisqu’il enchaîne ou entrelace le plus souvent des séries d’images hétérogènes » 24
En définitive, le documentaire n'est ni un genre ni un objet filmique, mais une expérience
cinématographique, « une aventure qui transcende les genres », pour reprendre la tournure de
Micheline Créteur 25 , et pour revenir à notre postulat de départ.
Spécificités américaines : une terre de fiction - « The vivid image came to overshadow the pale
reality » 26
La question de l’Américanité a également sa place dans cet aperçu que nous tentons d’avoir du
terreau sur lequel a prospéré le film documentaire américain dans toute sa variété. L’histoire du
documentaire américain s’inscrit dans une sorte de course généralisée à l’image, à l’illusion. On
évoquera ici la pensée extravagante mais pertinente de l'historien et sémiologue Daniel Boorstin
qui cherche à prouver, dans son ouvrage de référence The Image : A Guide to Pseudo-Events in
America, que l’Amérique est un pays fantasmé pour lequel l’image est tout, elle a tout remplacé :
In this book I describe the world of our making ; how we have used our wealth, our
literacy, our technology, and our progress, to create the thicket [hallier, fourré, maquis] of
unreality which stands between us and the facts of life. (I recount historical forces which
have given us this unprecedented opportunity to deceive ourselves and to befog our
experiences. 27 )
Boorstin parle d’un pays tombé dans une hypnose nationale et volontaire (« self-hypnosis ») :
« We want and we believe these illusions because we suffer from extravagant expectations. We
expect too much of the world […] We expect anything and everything. We expect the
contradictory and the impossible. » 28 Il distingue ensuite deux attentes qui [les] gouvernent :
D’une part les attentes de ce que le monde peut leur donner, ce qui n'est qu'un voile de fumée
23 Serge Daney, Ciné-Journal , vol.1 1981-1982, coll. « Petite Biblithèque/n°21 », Éditions des Cahiers du Cinéma,
1998, p. 166.
24 Jacques Rancière, La Fable cinématographique, coll. « La Librairie du XXI e siècle », Éditions du Seuil, Paris,
2001, p.203
25 Micheline Créteur, « Filmer à tout prix », in le Documentaire en Europe, n° 4, Publications Video-doc,
Bruxelles, Éditions Edima, 1990.
26 Daniel Boorstin, The Image – A Guide to Pseudo-Events in America, New York : Vintage Books, 1992, p.3.
27 Daniel Boorstin, The Image – A Guide to Pseudo-Events in America, New York : Vintage Books, 1992, p.2.
28 Daniel Boorstin, The Image – A Guide to Pseudo-Events in America, New York : Vintage Books, 1992, p.4.
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puisque les attentes en question sont bien supérieures à ce que le monde peut offrir. D’autre part,
et ceci est bien plus intéressant pour notre recherche, des attentes liées au pouvoir [à leur
pouvoir] à façonner le monde :
Our power to shape the world, our ability to create events when there are none, to make
heroes when they don’t exist, to be somewhere else when we haven’t left home ; to make
art forms suit our convenience, to transform a novel into a movie, to turn a symphony into
mood-conditioning. […] To invent our standards and then respect them as if they had
been revealed or discovered.
Toutes ces illusions ne font que tromper les Américains qui paient pour elles : « The making of
the illusions has become the business of America, some of its most necessary and respectable
business […] The story of the making of our illusions – the news behind the news - has become
the most appealing news of the world » 29 Le problème est qu’en demandant trop au monde, nous
demandons à ce que quelque chose soit fabriqué pour combler les déficiences du monde – c’est
ce qui explique la demande d’illusions. Le résultat est qu’à force de vivre dans l’illusion,
l’illusion a remplacé la réalité, le monde est devenu un monde d’images : « We are haunted, not
by reality, but by those images we have put in place of reality. » 30 Boorstin poursuit sa
démonstration en apportant la notion de « pseudo-événement » - le préfixe « pseudo » vient du
Grec ancien signifiant « faux « , fait pour tromper, pour faire illusion, qui n’est pas authentique.
D'emblée, on le voit, la notion même de documentaire s'impose comme problématique dans un
pays qui présente un tel symptôme de déni de la réalité. Dans une société habituée à l’illusion, au
factice, quel intérêt y a-t-il à placer tous ses « espoirs » dans la représentation de la réalité ? Cette
réalité sera dès lors une affaire individuelle, une question de perception personnelle, une question
d'interprétation subjective.
Dans le même temps, l’Amérique est une terre mythique, une culture des grands récits
fondateurs. Comment inscrire la démarche documentaire dans cette tradition ? Dans les années
trente, les films du New Deal, également appelés Frontier Films ont su dans leur ensemble allier
la visée documentaire alors propagandiste, aux notions traditionnelles de la conquête d'un
territoire, de progrès et d'efficacité. Le Département de l'Agriculture a ainsi permis de réaliser
des chefs d'œuvre comme The Plow That Broke The Plain et The River de Pare Lorentz, The
Power and the Land de Joris Ivens, Native Land de Paul Strand, avec en contrepoint, The Land
de Robert Flaherty 31 . On notera que c'est grâce à l'absence de sons réels, à l'ajout d'une musique
lyrique spécialement composée pour les films, et d'un commentaire en voice over orientant la
29 Daniel Boorstin, The Image – A Guide to Pseudo-Events in America, New York : Vintage Books, 1992, p.5.
30 Daniel Boorstin, The Image – A Guide to Pseudo-Events in America, New York : Vintage Books, 1992, p.6.
31 De retour dans son pays, Robert Flaherty entreprend un tour des États-Unis pour documenter les inégalités
agricoles sur le territoire américain, notamment en dénonçant l'usure des sols dus à une exploitation intensive,
sans rotation des cultures, et à une mécanisation inhumaine.
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lecture d'images souvent panthéistes, que le mélange discours propagandiste / discours mythique
pouvait s'effectuer. Comme nous allons le voir, c'est un peu pour les mêmes raisons, absence de
sons, mais aussi de musique et de commentaire, que les films du cinéma direct tendent à
perpétuer cette vision mythique du monde extérieur – un monde où l'image règne en maître.
Questions de subjectivité
Nous en sommes restée à la nomenclature du champ documentaire effectuée par Bill Nichols et
Michael Renov et à notre proposition d'aller au-delà des apparences (ou prétentions) formelles,
pour nous concentrer sur une notion voisine de l'expression : l'expression du sujet-cinéaste, c'est-
à-dire la subjectivité à l'œuvre dans le film documentaire.
On constate ces dernières années dans le vaste paysage du cinéma américain, une convergence
entre cinéma documentaire et cinéma expérimental, en particulier par le biais d'une démarche
autobiographique permettant l’exploration ou la problématisation de l’identité personnelle et
culturelle. Il s’agit de se tourner vers le sujet dans le cadre du film documentaire de ces dernières
décennies qui ont vu resurgir la subjectivité refoulée durant presque un siècle de pratique
documentaire américaine.
Le philosophe situationniste Raoul Vaneigem définit la subjectivité dans le rapport de soi à
l'autre et de soi à soi, et ce faisant, introduit la notion de subjectivité en lien avec l'identité et
l'altérité :
Ma subjectivité se nourrit d’événements, de faits. La réalité m’emporte avec elle, et dans
mon imagination, tout est transformé. Une perspective radicale saisit les hommes par
leurs racines, et les racines des hommes se fondent sur leur subjectivité. Il y a une racine
commune à toutes les subjectivités, bien qu’elles soient toutes uniques et irréductibles :
c’est la volonté de se réaliser soi-même en changeant le monde,la volonté de vivre toutes
les sensations complètement. C’est quelque chose que l’on rencontre chez tout le monde,
mais à des niveaux de conscience et de détermination très variés. Son véritable pouvoir
repose sur le degré d’unité collective qu’elle peut atteindre sans perdre son infinie
variété. La conscience de cette unité nécessaire vient de ce que l’on peut appeler un
« réflexe d’identité ». La subjectivité radicale ne peut qu’être fondée sur ce principe
d’identité. En fait, ce que je cherche dans les autres, c’est la part de moi la plus riche qui
est cachée dans les autres. La subjectivité radicale est le front commun d’une identité
retrouvée, re-découverte : ceux qui ne peuvent pas se voir dans les autres sont condamnés
à n’être que des étrangers pour eux-mêmes. 32
Associer l’idée de subjectivité à celle de documentaire aurait pu jadis sonner comme un
32 Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations , coll. « folio/actuel », Éditions
Gallimard, 1967-1992, p.246. Nous ne commentons pas ici cette remarque extrêmement lourde de sens, mais
nous aurons l'occasion d'y revenir au fil de nos démonstrations.
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oxymore, ou tout au moins comme une provocation rhétorique. Le film documentaire, c’est le
discours de l’expert, celui de la science – et ce, bien que le film documentaire n’ait jamais joui de
la respectabilité des autres sciences, mêmes humaines. Le documentaire ne saurait par
conséquent faire l’économie de quelques mythes tenaces, et sa revendication supposée pour le
discours de référence, de l’expert, n’est que le moindre de tous ces mythes qui entourent la
naissance de cette expression cinématographique qu’on a tôt fait de distinguer de l’envahissant et
protéiforme cinéma de fiction - cinéma tout court.
Faire tomber l’auréole pour voir la réalité d’une idée, d’un projet qui se fait lui-même multiple,
paradoxal et instable, n'est pas chose aisée pour le cinéaste comme pour le critique. Ôter la
gangue théorique, faire craquer le carcan idéologique de ces distinctions erratiques et pratiques
pour revenir à une pratique artistique qui se définit par l’emploi d’une caméra pour filmer le
monde, l’autre. Bill Nichols reconnaît la complexité de l'entreprise :
Documentarists may now be more self-conscious of their specialized calling and craft
than their turn-of-the-century predecessors, but how they choose to undertake the act of
representing themselves and others remains open to extraordinary variation. 33
Dans le champ documentaire, outre les considérations sémiologiques relatives à tout film qui
relève d’une « grande syntagmatique », la subjectivité est principalement (pour ne pas dire
presque essentiellement) prise en charge par l’auteur. L’auteur est l’observateur, même si le
cinéaste n’est pas un acteur (au sens basique) de la scène filmée – et même si le cinéaste
appartient au champ de la représentation, comme chez Michael Moore par exemple, la
subjectivité est encore largement prise en charge par le regard documentaire qui se substitue au
dispositif cinématographique metzien.
On pourra s’étonner de l’absence d’essais critiques sur les questions de subjectivité au cinéma -
une question qui prend son sens dans le champ de la représentation personnelle et documentaire.
On peut trouver à ce silence quelques raisons : la subjectivité est déjà un sujet ardu en littérature,
faisant appel à une connaissance et maîtrise des discours de la philosophie, de la psychanalyse
etc… De plus, le cinéma est, comme il est couramment admis, un art iconoclaste bouleversant les
discours académiques et refaisant l’histoire du cinéma presque à chaque film, en tout cas, dans
chaque œuvre de cinéaste. Aussi, dans chaque œuvre de cinéaste, il y a une subjectivité
singulière, irréductible, nomade – un auteur, un regard, un corps qui s’expriment et représentent
le monde singulièrement, personnellement.
33 Bill Nichols, « Foreword », in Barry Keith Grant & Jeannette Slonioswki, Documenting Documentary, Detroit
Michigan : Wayne State University Press, 1998, p.13.
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La subjectivité fait partie des conditions objectives de l’analyse - Barthes l’a maintes fois
souligné dans ses ouvrages. Et comme l’observe Jean Bellemin-Noël à propos de la psychanalyse
des textes littéraires : « Le critique associe forcément les textes avec ce qui le constitue comme
sujet.» 34
Une autre raison est la domination incontestable, dans l’imaginaire social, du film de fiction,
nous l'avons déjà sous-entendu. Pour l’immense majorité des gens, le seul cinéma qui compte, le
cinéma « tout court », c’est le film de fiction. Christian Metz le notait déjà 35 : « La formule de
base qui n’a pas changé, c’est celle qui consiste à appeler « film » une grande unité qui nous
conte une histoire, et « aller au cinéma » c’est aller voir cette histoire ».
L'écriture documentaire est une sorte de substance d'expression. Racine commune de la parole et
de l'écriture, le cinéma documentaire est une langue. Ainsi que Jonas Mekas, Robert Kramer ou
encore Wim Wenders ou Emile de Antonio en font la remarque explicite, on y entre en oubliant
ou en renonçant aux autres – ce n'est pas pour autant qu'elles ne font pas retour, sous une forme
ou une autre, le rythme musical d'un soliloque, la répétition d'un leitmotiv, la plastique d'une
image arrêtée etc....
Le sujet-cinéaste
Y a-t-il avantage à remplacer une
photographie floue par une qui soit nette ?
L’image floue n’est-elle pas souvent ce
dont nous avons précisément besoin ?
Wittgenstein, Investigations Philosophiques
Le film documentaire ne reposant pas sur une mise en scène et un jeu d’acteurs qui seraient
chargés de prendre en charge la subjectivité (l’observateur), la subjectivité dans le film
documentaire est quelque peu déplacée sur la figure de l’auteur, qu'elle soit visible ou hors-
cadre, ou en voie de disparition, comme le remarque Raymond Bellour : « La précarité du sujet
voué à l'image, qui pourtant est l'alliée indispensable du film autobiographique, s'accentue dès
que la forme du récit proprement dit disparaît .» 36
Le sujet-cinéaste est une entité si complexe qu'il est difficile de l'identifier avec certitude dans les
replis de son texte filmique, ce que corrobore encore Raymond Bellour : « De quelque côté qu'on
34 Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, coll. « Que sais-je ? » n°1752, Presses Universitaires de France,
Paris, p.108.
35 Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, Éditions Klincksieck, Paris, 1968, p.68.
36 Raymond Bellour, « Autoportraits », in Communications n°48, 1988, p.327.
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se tourne, il semble difficile de fixer les traits du sujet qui se cherche. Prenez Brakhage, Morder,
Cocteau, Fellini : À différents extrêmes, ils composent à peu près un spectre des postures ;
ensemble, ils dessinent les contours d'une impossible autobiographie. » 37
Contrairement à la notion de subjectivité documentaire qui s'impose aujourd'hui, celle de
« sujet » a déjà bien vécu. Le cinéma offre un espace de redéfinition du sujet cartésien, mais
l'espace filmique reste et restera un espace problématique. La défaite du sujet est annoncée par la
post-modernité (Lyotard), mais le sujet-cinéaste qui se lance dans une entreprise filmique aussi
hasardeuse, est un sujet constitutionnellement en crise. Si le sujet est parfois considéré comme
appartenant au passé, relevant d’une histoire révolue, déconstruite, Lacan intervient pour
proposer un nouveau jeu qui fait du sujet du « passé », un enjeu à venir – ce que Slavoj Zizek
résume ainsi dans son texte La Subjectivité à venir : « Il s'agit de reposer la problématique d’un
sujet de la modernité, s’affrontant à l’extérieur, aux blessures de l’histoire, et en luttant à
l’intérieur, contre l’hégémonie de l’injonction surmoïque lui prescrivant de se dissoudre dans
une jouissance festive et obscène. » 38 Il semble que le sujet-cinéaste ait encore un rôle crucial à
jouer dans le champ du politique comme dans celui de l'éthique – de l'esthéthique.
Le combat de la subjectivité se situe, chez Zizek, autant dans la dimension de la réalité sociale
que dans le champ du réel, en tant que le réel se distingue de la réalité - le réel, c’est ce reste de
toute histoire qui échoit au sujet, excédant le sujet lui-même. Le réel est sa part la plus intime et
en même temps la plus étrangère, la condition même de la subjectivation. L’apport de Lacan
permet de passer du « sujet supposé croire » au « sujet supposé savoir », en d'autres termes, du
sujet de la science au sujet de la vérité, sans cesser d’être et de devenir sujet du désir.
À l’instar de Zizek, il ne s’agit pas de poser les films qu’en termes esthétiques ou qu’en termes
philosophiques. Dans tous les cas, c’est la même question posée : où est le réel du sujet ?
Comment le situer aujourd’hui dans son nouage au symbolique et à l’imaginaire personnel,
idéologique ? La problématique qui en découle vise à ne pas systématiquement associer
politique, idéologie et esthétique - toute la problématique du documentaire !
Vers une redéfinition de la notion de cinéaste
Ce travail qui vise à identifier les diverses manifestations de la subjectivité documentaire, revient
à redéfinir la notion même de cinéaste et de sujet-cinéaste. Dans son ouvrage de référence, Erik
37 Raymond Bellour, « Autoportraits », in Communications n°48, 1988, p.339.
38 Slavoj Zizek, La Subjectivité à venir ; Essais critiques sur la voix obscène, Éditions Climats, Castelnau-le-Lez,
2004, p. 9.
21

Barnouw a réparti ses chapitres en identifiant chaque période à un type de cinéaste, ce qui, bien
que limité – bien que se voulant une étude internationale, l'accent est nettement mis sur la
pratique anglo-saxonne, et les autres exemples sont isolés ; et de plus, le système instauré d'une
figure exemplaire, perd de sa pertinence à mesure que les distinctions se font moins claires et les
exemples plus nombreux - comporte aussi quelques avantages, notamment en centrant la
démarche documentaire non pas sur des considérations extérieures au sujet-cinéaste, mais sur le
cinéaste qui s'impose dès lors comme le point nodal de toute représentation documentaire.
Prenons quelques exemples tirés de l'ouvrage de Barnouw : Ce dernier débute par « The
Prophet » (Muybridge et autres précurseurs), puis « The Explorer » (le modèle Flaherty), « The
Reporter » (modèle Dziga Vertov) ; « The Painter » (modèles : Walter Ruttman, Jean Vigo et
Joris Ivens) ; « The Advocate » (Modèles : Grierson et le mouvement britannique, Pare Lorentz
et le mouvement américain, Leni Riefenstahl) ; « The Bugler » (films de compilation, Dojvenko,
Humphrey Jennings ou Frank Capra) ; « The Prosecutor », « The Chronicler », « The
Promoter « , « The Poet » ; « The Observer » (les cinéastes du cinéma direct), « The Catalyst »
(Jean Rouch). Les derniers chapitres ne se cristallisent plus sur des figurées données, mais se
déplacent sur des types d'approches : Guerilla, Movement etc...... Cette répartition montre bien la
multiplicité des approches au fur et à mesure que la praxis documentaire se développe, et que la
tentative de catégorisation est désormais obsolète. Aujourd'hui, si l'on devait poursuivre le
système de Barnouw, il nous faudrait attribuer à chaque cinéaste une fonction, une posture, une
catégorie, puisque chaque cinéaste refait pour ainsi dire l'histoire du cinéma à chaque fois.
Approche et méthodologie : identifier des figures où le monde et l'écriture se nouent à un sujet
Puisqu’on ne peut sortir de la subjectivité,
il faut que le critique renonce à coup sûr et
qu’il partage la fortune des auteurs.
Jean-Paul Sartre, Situations II 39
Aussi, après mûres réflexions et expérimentations diverses, le choix a été fait de brosser le
portrait de cinéastes qui proposent chacun un regard personnel, original, à la fois sur le monde
qui les entoure, et sur eux-mêmes comme plus petite unité signifiante de ce monde. Cinéastes de
l’altérité dont le but ultime serait une empathie avec ce qui est de l’autre côté de la caméra.
Cinéastes de l’identité dont le but ultime est la connaissance de soi et par-là même de l’autre.
Cinéastes exilés dont la vision, la perception se trouve hypertrophié par la différence, le
décalage, le sentiment d’étrangeté ; cinéastes dont la vie a consisté à s’opposer de l’intérieur, du
39 Jean-Paul Sartre, Situations ; Littérature et engagement, Tome II, coll. « Blanche », Éditions Gallimard, 1999
(pour cette édition) p.43.
22

« corps de la bête », à être éternellement l’Autre d’une Amérique centralisatrice.
Quelle est la position la plus juste d’un critique de cinéma documentaire ? On pourrait d’abord
commencer à répondre par ce qu’elle ne serait pas. Sans doute pas celle qui consiste à se placer
au-dessus des œuvres et des films, dans un point de vue théorique, abstrait et surplombant qui ne
permettrait pas de percevoir la subjectivité souvent diffuse, ou contrariée, qui se dégage de ces
textes visuels et sonores. Aujourd’hui, il semblerait que la position la plus adéquate à la réception
des textes filmiques, c’est celle du lecteur, du spectateur, ou encore de l’analyste, qui s’engage
dans le corps du film, qui met en gage sa subjectivité pour accéder à celle du cinéaste ; un simple
sujet-lecteur qui cherche à distinguer un ordre, une direction, dans une masse de textes filmiques
dont le sujet commun est qu’ils racontent la vie de quelqu’un de réel, que ce soit par le biais du
journal intime, de l’autobiographie ou encore de modes personnels mixtes de représentation – ce
que confirme Brian Winston dans son ouvrage Claiming the Real : « According to this view,
documentary’s truth is a function of the viewers’ interaction with the text rather than any formal
quality of the text itself » 40
La méthode employée pourra frapper par son caractère iconoclaste, ne serait-ce que par le fait de
mettre en relation deux films, comme on peut mettre en relation deux images qui se mettent
instantanément à raconter une histoire, (prises en « flagrant délit de fabulation », comme dirait
Gilles Deleuze). Le choix du corpus est déjà une interprétation significative de la notion de film
documentaire – ce que nous avons fini par assumer.
La sélection du corpus s'est effectuée en plusieurs temps distincts. Dans un premier temps, nous
avons effectué une recherche exhaustive de tous les films documentaires accessibles ; c'est ainsi
l'approche sensible qui a été privilégiée : voir de nombreux films pour se construire une sorte de
paysage de ce qui se présente comme « film documentaire. » Il a fallu alors comprendre que
l'histoire du film documentaire se caractérisait par des ruptures aussi bien épistémologiques
qu'ontologiques, et que la discontinuité était de mise. Nous aurons le souci de recourir aux
propos tenus par les cinéastes sur leur œuvre, comme une part de leur parole, de leur subjectivité,
chaque fois que cela sera nécessaire. Comment parler de subjectivité sans être le plus proche
possible de la source du sens ?
Le travail de recherche et de réflexion s'est d'abord porté sur des films « classiques », référencés,
notamment les films des années trente qui comportent une visibilité importante car ils
appartiennent au Patrimoine britannique et/ou américain, que nous parlions des films produits par
40 Brian Winston, Claiming the Real, London : The British Film Institute, 1995-2001, p.104.
23

le mouvement documentaire anglais sous la houlette de John Grierson, ou des films du
mouvement des Frontier Films, aussi appelés New Deal Films ou Roosevelt Films,
majoritairement financés par les ministères et départements concernés. Si bien que ces films
présentent un semblant d'unité théorique et esthétique appréhendable pour le chercheur, et surtout
un discours clair, à l'image de la déclaration d'Hans Richter en 1930 : «The Age demands the
documented fact ... » 41 . Or, cette démarche, inscrite dans un projet socio-politique global – le
projet d'instaurer une social-démocratie en Europe pour Grierson et son mouvement, et celui de
communiquer sur les efforts gigantesques de l'Administration Roosevelt pour sortir des « gloomy
Thirties » et hisser les États-Unis au premier rang des nations – a été interrompue par la seconde
guerre mondiale. Au sortir d'une guerre qui a opéré une profonde rupture dans l'histoire des
représentations, et à part de rares exceptions, le geste documentaire n'est plus à même de rendre
compte de l'horreur qui a fait irruption dans le réel. Entre le film hollywoodien des années
cinquante et la démarche expérimentale qui se développe sur la base d'une abstraction du monde
réel, la démarche documentaire va entamer une profonde mutation et éclater en de nombreuses
expérimentations. Trouver une forme, des formes qui soient en contraste complet avec le cinéma
commercial, idéologique américain : un cinéma de l'improvisation, de la performance, du non-
événement, de la parole brute. Les années soixante voient ainsi l'aventure du cinéma direct, les
cinéastes expérimentaux s'essayer à documenter le monde qui les entoure, mais subjectivement
cette fois-ci, en se plaçant au centre de la perception, à la fois derrière et devant la caméra,
comme Stan Brakhage qui invente ainsi, après Maya Deren, un immense pouvoir de dire « Je ».
L'artiste multimédia et critique de cinéma Fred Camper résume ainsi ce qui est en jeu :
The great achievement of American avant-garde film has been the interiorization of the
cinema image : the creation of a body of films whose techniques are geared not toward
using the film image for objective presentation of external events but for the exploration
of the varieties of the private personas and inner visions of their makers. 42
Dans notre résumé vertigineux de 1930 à 1960, on constate que l'objet ultime du documentariste
des premières heures, c'était le fait, ce qui présuppose d'avoir une prise sur la réalité, et
d'envisager le cinéma comme un outil transparent. Or, quelques trente années plus tard, le point
nodal s'est déplacé de l'extérieur – la réalité extérieure, le fait, la vocation collective – vers
l'intérieur, c'est-à-dire la subjectivité du cinéaste comme prisme à travers lequel on perçoit la
réalité – une réalité déformée par tout ce que le sujet-cinéaste engage dans cette relation, son
histoire, ses références culturelles, ses attentes etc...
Nous avons été tentée de traiter le film documentaire comme Godard traite sa commande de film
41 Hans Richter, lors du second Congrès international du film d'avant-garde, 1930, Belgique.
42 Fred Camper, « Seconds of Ecstasy », in The Chicago Reader, 17 janvier 1986.
24

sur la ville de Lausanne dans sa Lettre à Freddy Buache, c'est à dire renverser l'objet du film en
des considérations sur la perception que le cinéaste a des couleurs qui composent la ville ; pour
notre travail, cela revient à renverser les considérations théoriques aporétiques du film
documentaire, ce qu'il est et surtout ce qu'il n'est pas, en une traversée personnelle des films du
corpus. Cette démarche risquée présuppose d'assumer une part importante de subjectivité – on
entendra « subjectivité » comme le point de vue personnel du critique qui agit comme un prisme
dans la perception d'un film – film qui lui-même est une « interprétation » personnelle des
éléments extérieurs. Repérer les inventions esthétiques en matière de cinéma documentaire, non
comme des innovations purement formelles, mais comme une succession de redéfinitions de nos
relations historiques de et à la réalité, au monde qui nous entoure.
Il nous a fallu repenser le découpage de la réalité, la relation sujet/objet qui en constitue le champ
de significations, et le langage audiovisuel qui permet d’en exprimer et communiquer le sens -
« .[..]...tel apparaît le pari réinventé de l’expérience documentaire, chaque fois qu’elle tente
d’arracher une projection du mon de » écrit François Niney. 43
Le choix du corpus
Il convient de préciser que les cinéastes présentés et les films évoqués et/ou analysés ne
présentent pas tous le même statut documentaire ou personnel. Pourtant, ils se sont
progressivement imposés dans ce qu'ils avaient d'unique et de problématique, au risque de
constituer un corpus pouvant paraître de l'extérieur hétéroclite et discutable, mais qui n'en
constitue pas moins les contours souples d'un paysage documentaire aux multiples facettes.
Rendre compte des multiples approches documentaires d'auto-inscription, assumées ou pas,
fictivisantes ou documentarisantes, pour reprendre l'expression de Roger Odin 44 . Proposer des
lectures personnelles de films méconnus ou bien de films lus dans un contexte épistémologique
précis. Ainsi, si l'on extrait les films des Frères Maysles de leur carcan du cinéma direct, on peut
tenter plusieurs lectures où la subjectivité des cinéastes éclate au grand jour. Introduire l'œuvre
confidentielle d'Emile de Antonio, avec ses difficultés à articuler un démarche documentaire
historique et subjectivement désinvestie et une démarche essentiellement autographique. Chaque
œuvre, chaque film propose une expérience spécifique et personnelle de la praxis documentaire.
De la cinéaste féministe recourant à la reconstitution partielle pour traiter d'un Réel intenable
(Michelle Citron), ou de celle qui exploite le film documentaire comme une matrice qui va lui
43 François Niney, L'épreuve du réel à l'écran. Essai sur le principe de réalité documentaire , 2 nd édition, coll. « Arts
et cinéma », Éditions De Boeck, 2002, p. 317.
44 Roger Odin, De la fiction, coll. « Arts et Cinéma », Éditions De Boeck Université, Paris et Bruxelles, 2000.
25

permettre une nouvelle naissance comme sujet (Su Friedrich), au cinéaste iconoclaste qui entend
gommer les distinctions fiction/documentaire pour un cinéma vérité à la manière de Godard (Jim
McBride), au cinéaste qui sait l'impossibilité d'un accès complet à la réalité, à l'autre, et qui
choisit d'envoyer son double vivre le voyage qu'il filme (Robert Kramer), au diariste qui tente de
documenter la vie de ses compagnons d'exil et qui finit par se documenter lui-même (Jonas
Mekas), au cinéaste qui n'assume pas jusqu'au bout son travail de documentation de la mort en
direct (Wim Wenders). Finalement, le documentaire documente l'articulation du film au réel dans
chaque espace filmique, chaque œuvre. Le chemin est plus ou moins long (Brakhage, Kramer),
plus ou moins court (Emile de Antonio, les Frères Maysles).
Par ailleurs, ainsi que le souligne justement Jean-Louis Comolli, à la suite de Jean Douchet, il
faut aimer les films dont on parle. Un bon critique ne peut se satisfaire de la confrontation,
d’éreinter un film. Notre sélection s'est aussi opérée dans ce même esprit.
L'inclusion de citations
« Nous ne faisons que nous entregloser... » 45 , écrivait déjà Montaigne dans ses Essais. Et ici,
nous n'échappons pas à la règle. L'infinie dérobade de la vérité quand on tente de comprendre un
film – a fortiori documentaire et/ou personnel - donne à toute analyse, à un point ou à un autre de
son développement, un arrière goût de glose. Afin de remédier à cette dérive théorique et en
même temps subjective de la part de l'observateur/analyste, Jean-François Colleyn propose, dans
son ouvrage intitulé Le Regard documentaire : « Peut-être finalement faudrait-il produire
d'autres films pour éclairer un film, de telle sorte qu'il reste dans une nouvelle œuvre, quelque
chose de la spécificité de l'image. » 46
Nous avons néanmoins fait le choix de proposer des citations en exergue au fil des Chapitres et
des points abordés. La citation est l'extraction d'un bloc (Deleuze) qui se voit arraché de son
contexte et de sa temporalité diégétique pour être ensuite utilisé à des fins de rencontre et
d'articulation poétique avec d'autres citations. Sans être systématiques, elles se sont
progressivement imposées au fil des lectures et des multiples correspondances qu'elles ont elles-
mêmes créées dans le texte global. Elles se chargent de pourvoir les textes de ce qu'ils ne disent
pas, soit parce qu'elles proposent une vision décalée, métaphorique ou poétique, soit parce
qu'elles proposent une autre vision sur les thématiques explorées, une ouverture sur d'autres
discours possibles. Ainsi, un film de Brakhage peut se résumer par un poème de William Blake,
un vers même : « To see a world in a grain of sand ». L'étrange conversation que Wenders
45 Montaigne, Essais III, Chapitre 13 « De L'Expérience », Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p.281.
46 Jean-Paul Colleyn, Le Regard documentaire, Éditions du Centre Georges Pompidou, Paris, 1993, p. 21.
26

entame au petit jour avec Nicholas Ray n'est qu'une variante, contemporaine et
cinématographique, de la conversation entre Socrate et Criton... Les citations des cinéastes se
retrouvent ainsi mises en regard, alors que la démonstration ne pouvait que les opposer ; il n'est
pas étrange de retrouver le point de vue de Stan Brakhage théoricien en contrepoint du travail
d'Emile de Antonio, ou celui de Jonas Mekas, figure tutélaire du New American Cinema
légitimer certaines démarches féministes.
Malgré leur apparente diversité, les œuvres abordées entretiennent entre elles des conversations
secrètes dont on ne saisira ici que quelques bribes, mais des bribes signifiants. La démarche
consistant à traiter d'une question aussi subjective que la subjectivité documentaire comporte
maints périls, et le choix de présenter plusieurs œuvres tend à apporter des difficultés
supplémentaires dans l'organisation de notre propos - chaque œuvre présentant de nombreux
paradoxes inhérents à la constante évolution de l'artiste, au fossé existant entre le film comme
entité et les perceptions et commentaires du cinéaste, entre la recherche et les contingences
formelles de ce dernier et le contenu visé etc.... Entre les signifiants visuels et les signifiants
sonores, l'espace du film et la voice over quand il y en a une, etc...
Le travail photographique
Le travail photographique est intervenu dès que le corpus s'est trouvé stabilisé, et a participé
d'une démarche herméneutique. La sélection des photographies finalement retenues pour venir
illustrer les démonstrations internes à chaque film, corpus ou problématique, sera nécessairement
perçue elle aussi comme subjective et partielle. Les contraintes de sélection drastique – quand on
songe qu'il y a vingt-quatre images par seconde au cinéma – rendent leur présence discutable, car
elles ont été extraites du flux filmique, et par ce qu'elles figent arbitrairement un geste
initialement mouvant, vivant. Elles ont néanmoins un statut de preuve – le reflet éphémère du
cinéaste dans l'espace de son film (Jim McBride), la ressemblance d'un fils avec sa mère (Jonas
Mekas), un geste énigmatique (Salesman) etc... - et apportent à un texte verbal comprenant ses
propres logiques, une vision instantanée et complémentaire, en termes de couleurs, de geste, de
point de vue.
Précautions pratiques : approximations et particularités
Les dates des films peuvent porter à controverse, car il y a parfois plusieurs années qui s'écoulent
entre le tournage d'un film, son montage et sa sortie. Il en va ainsi du film des Frères Maysles
27

que nous analysons, Salesman, dont la date varie entre 1966, date du tournage effectif, et 1969,
date de la première diffusion publique. Si le manque de précision - même les dictionnaires
spécialisés présentent des approximations de dates, de titres - peut porter à conséquence, comme
pour le film cité, puisque beaucoup le lisent comme le début de la fin du cinéma direct, il ne
s'agit que d'un écart d'un an tout au plus pour la plupart des autres films traités. D'autres
confusions ou omissions peuvent se produire, qui s'expliquent souvent par la sobriété des
génériques de films documentaires. De plus, dans le cadre de films personnels, le cinéaste réduit
le plus souvent le générique à une simple signature, accompagnée de quelques noms. Enfin nous
avons choisi de respecter l'écriture de chaque cinéaste, dans ce qu'elle a d'idiosyncratique et de
subjectif, dans la maîtrise de la langue anglaise comme dans la syntaxe ou l'orthographe des
noms propres. L'anglais idiolectal de Jonas Mekas sera nécessairement distinct de la langue de
Stan Brakhage, d'Emile de Antonio, de Wenders ou de Su Freidrich. Nous avons conservé les
marques personnelles dans l'écriture et dans l'orthographe des noms, afin de rester le plus fidèle
possible à ce qui, finalement, participe de cette subjectivité dont nous traquons les (moindres)
manifestations.
Annonce du plan
Ce travail se répartit en cinq chapitres. Le premier chapitre, théorique, développe la notion de
film-essai, et tente de tracer certaines influences américaines, à la fois transcendantales et
romantiques, sur les entreprises cinématographiques que nous proposons d'analyser. Le second
chapitre explore les diverses expérimentations documentaires dans les années soixante, du
cinéma résolument poétique de Stan Brakhage à l'interprétation idiosyncratique par les Frères
Maysles du dogme du cinéma direct, ainsi que quelques expériences isolées et problématiques de
cinéma vérité. Le troisième chapitre aborde le sujet controversé de la subjectivité féminine telle
qu'elle se manifeste dans les diverses étapes du processus filmique, par le biais de divers
exemples de film dialogique, de Shirley Clarke à Su Friedrich. Le quatrième chapitre analyse
deux approches subjectives de l'histoire, de l'exil, du temps et de la mémoire, grâce aux œuvres
idiosyncratiques de Jonas Mekas et de Robert Kamer. Enfin, le cinquième chapitre interroge la
place et la fonction du sujet-cinéaste dans son film, alors qu'il doit faire face à la fin de sa vie,
penser à sa prochaine disparition, à la trace, à ce(ux) qu'il laisse.
28

CHAPITRE I
Topiques du film documentaire personnel : influences, définitions et
formes filmiques viables
30

Introduction au Chapitre I
Le philosophe situationniste Raoul Vaneigem, débute son ouvrage de 1967 The Revolution of
Everyday Life / Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, en écrivant : « A bridge
between imagination and reality must be built. » 1
Cette invitation à reconsidérer, réévaluer la réalité dans un dialogue avec notre imagination –
nous parlons ici principalement de l'imagination individuelle – fut très certainement à l'origine
des projets filmiques que nous allons présenter et explorer tout au long de ce travail. Et afin de
distinguer les subjectivités à l'œuvre dans les films, il nous a fallu jeter un tel pont pour pouvoir
articuler la réalité extérieure à la réalité intérieure du sujet-cinéaste, entrer dans sa représentation
et comprendre et sa démarche et le régime de ses images.
Le pont invente une frontière et initie un mouvement allant de l'un à l'autre, comme un
mouvement de balancier. C'est la raison pour laquelle il nous semble judicieux dans un premier
temps d'envisager le film documentaire et personnel dans l'ensemble vaste et changeant du film-
essai. Cette forme d'expression a toujours transcendé les genres et leurs principes, et il en va de
même avec le film-essai – ce dernier tissant des liens pas tant avec la littérature qu'avec la
philosophie et la poésie.
Dans un second temps, cette tentative topologique passera nécessairement par la recherche d'une
lignée spécifiquement américaine, ici celle des Transcendantalistes, même si comme le dit le
poète français René Char, « l'héritage n'est précédé d'aucun testament » 2 , et même si le cinéma
comme forme relève plus de l'iconoclastie que d'une tradition quelle qu'elle soit. Il semble
néanmoins prometteur de revenir sur cette philosophie du « dissent » et de la « Self Reliance » -
deux principes qui vont s'avérer être des invariants dans notre travail.
Enfin, une fois que nous aurons dressé un (semblant de) cadre de référence à notre corpus et aux
problématiques soulevées, nous effectuerons un bref survol des changements épistémologiques
qui permirent l'émergence d'un cinéma documentaire personnel – en d'autres termes,
l'instauration d'un espace filmique suffisamment souple et néanmoins hermétique pour permettre
une poussée du sujet et son installation dans le film – ses diverses manifestations possibles seront
alors évoquées.
1 Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, coll. « Folio/Actuel », Éditions
Gallimard, 1967-1992, p.304.
2 Ceci est une célèbre remarque de René Char.
31

A- Vers une définition syncrétique du film documentaire personnel comme
film-essai
Des films qui pensent...
Mais les outils existent maintenant - et
c’est tout à fait nouveau - pour qu’un
cinéma de l’intimité, de la solitude, un
cinéma élaboré dans le face à face avec
soi-même - celui du peintre ou de
l’écrivain - ait accès à un autre espace.
Chris Marker 3
Do I contradict myself ? Very well then... I
contradict myself. I am large.... I contain
multitudes.
Walt Whitman, Leaves of Grass 4
Gilles Deleuze considère les cinéastes comme des penseurs contemporains, sortes de philosophes
qui pensent avec des images. C'est d'autant plus vrai lorsque ces mêmes cinéastes se penchent sur
le monde qui les entoure, le monde historique ; en d'autres termes, lorsqu'ils manifestent une
approche documentaire. La démarche de l'essai refuse le strict formalisme de la pensée comme
celui de la forme – c'est ce qui le lie à la démarche documentaire dont nous venons d'évoquer les
limites génériques. Ainsi, alors qu'Orson Welles, au cours d'une interview 5 , parle du nouveau
film documentaire qu'il prévoit d'entreprendre, au journaliste qui l'interroge, « Is it a
documentary ? », Welles répond : « A documentary in a very particular style, with drawings, a
lot of still photos, conversations, little anecdotes. In fact, it is not at all a documentary, but an
essay, a personal essay. » Et à la question suivante « Based on facts ? », Welles répond : « On
facts, no.... It is factual like all essays but… this has no pretence to be factual : it just does not
lie. It is me on a given subject... And it is even more personal than a point of view ; it’s really an
essay. »
3 Chris Marker : Extrait d'un entretien avec Dolores Walfish pour le Berkeley Lantern, novembre 1996. Entretien
repris par Guy Gauthier dans Chris Marker, écrivain multimédia, ou Voyage à travers les média, coll. « Audivisuel
et Communication », Éditions L'Harmattan, 2003, p.89.
4 Walt Whitman, Leaves of Grass, Vers 1321-1323 (http://www.bartleby.com/142/14.html)
5 André Bazin et Charles Bitsch, « Interview with Orson Welles », in Les Cahiers du Cinéma, n°84, juin 1958, pp.1-
13. En fait, Orson Welles ne parle pas ici de son film Othello (1952), au sujet duquel il réalisera un film-essai
documentaire en 1978 (Filming Othello), mais d'un projet de film sur Gina Lollobrigida, qui ne verra pas le jour.
32

Considérant les films que nous allons présenter dans ce travail, nous avons pris le parti non pas
de les opposer et de les circonscrire, mais au contraire de les réunir autour d'une notion que nous
allons tenter de définir et d'explorer : la forme de l'essai. Une forme que Jean-Luc Godard
qualifie de « [...] forme qui pense. . » 6 Déjà dans son « Scénario de Deux ou trois choses que je
sais d'elle », il écrit en exergue : « Je me regarde filmer et on m'entend penser...Bref, ce n'est pas
un film, c'est une tentative de film et qui se présente comme telle. Il s'inscrit beaucoup dans ma
recherche personnelle. Ce n'est pas une histoire, cela veut être un document. » 7 Le cinéaste
revient ensuite régulièrement sur la difficulté de faire un film, comparant le cinéaste à un
funambule : « En fait, plus j'y réfléchis bien, c'est un peu comme si je voulais un essai
sociologique en forme de roman, et pour le faire, je n'ai à ma disposition que des notes de
musique. Est-ce donc cela le cinéma ? »
C'est dans cet espace difficile à circonscrire, cet espace mouvant, hétérogène, problématique, et
souvent fragmentaire, lacunaire, que nous allons évoluer. L'essai comme forme de ces films se
définit par une forme souple, indistincte et ouverte, disponible, et permet au film de respirer, de
penser, comme une chambre d'échos du monde extérieur.
Ce terme, dont nous allons brièvement retracer l'évolution de son usage, de la littérature au
cinéma, se prête particulièrement bien à notre corpus composé à la fois de films
(traditionnellement) documentaires, de films expérimentaux, de films-poèmes, de films
politiques, de films personnels enfin et/autographiques – l'essai se développant mieux dans des
formes indéfinies, les approches révolutionnaires et l'énonciation ancrée dans un « Je » riche de
possibilités. Les cinéastes dont nous parlons, sont tous des essayistes d'une manière ou d'une
autre. Ils s'exercent à la pensée d'autrui et exercent leurs propres pensées dans l'espace de leurs
films mais aussi en dehors du strict cadre filmique. Ainsi, il est habituel pour ces cinéastes, que
l'on parle de Stan Brakhage, de Jonas Mekas, de Robert Kramer ou d'Emile de Antonio, de
s'exprimer sur leurs films, soit par des gloses diverses, écrits théoriques ou poétiques, journaux
intimes et lettres, articles critiques ou encore dans d'autres films, d'eux-mêmes ou d'autres
cinéastes.
C'est ainsi que Guy Gauthier présente Chris Marker - le cinéaste dont on peut dire sans se
tromper qu'il a composé des films-essais. Nous reproduisons sa remarque, qui va nous servir, si
l'on peut dire, de texte originel, sur lequel on va fonder une famille de films et de démarches
6 Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Éditions Gallimard-Gaumont, Paris, 1998, pp.54-57.
7 Jean-Luc Godard, Deux ou trois choses que je sais d'elle – Découpage intégral, coll. « Points/Films », Éditions du
Seuil-Éditions de l'Avant-Scène, Paris, 1971, p.12.
33

filmiques (une famille qui, comme l'essai, n'aura d'existence que dans ce travail) :
Le territoire est donc ce qu’on appelle, faute de mieux - j’ai toujours abominé ce mot,
mais le fait est que personne n’a été capable d’en trouver un autre - le documentaire.
Entremêlant micro-récits, réflexions, photos, images de toutes sortes, fragments de films
romanesques – en bref, tout ce qu’on appelle couramment « documents » - circulant à
travers l’espace et le temps, selon les étapes d’une pensée ou les fantaisies d’un poème,
cette forme en général sous-estimée (et souvent à juste raison) s’est révélée
particulièrement adaptée à ce que Marker appelle les « bumpers » de la mémoire. 8
Bien que certaines œuvres introduites ici sont d'une qualité inestimable – nous pensons
notamment à l'œuvre de Stan Brakhage, ou celle de Jonas Mekas et Robert Kramer, entre autres
– toutes ces œuvres ont en commun, certes une écriture essentiellement subjective, mais
également un caractère inclassable, pour ne pas dire marginal. Et comme le dit justement
Godard, « C'est par la marge que tiennent les livres. » On verra l'influence qu'ils ont néanmoins
sur l'histoire du film américain et des systèmes de représentation.
Il semble que la qualité d'essai soit devenue l'unique possibilité de désigner le cinéma qui résiste
face aux productions commerciales (Europe) et hollywoodiennes. Sobre définition qui n'exclut ni
la multitude des voies empruntées, ni la réelle innovation créatrice, encore moins la radicalité de
cette démarche quand on songe à l'idéal de l'ontologie bazinienne 9 - on pense aux
expérimentations américaines sur le matériau pelliculaire même (Brakhage) ou les procédés
métaphoriques de Mekas ou des cinéastes-femmes.
Au-delà de la visée somme toute expérimentale du film comme essai, une autre approche s'est
parallèlement dessinée, s'inspirant du concept mis à jour par Alexandre Astruc : le concept de
caméra-stylo, une nouvelle forme de cinéma, « un langage qui n'est ni celui de la fiction ni celui
du reportage mais celui de l'essai ». Astruc poursuit : « Un langage, c'est-à-dire une forme dans
laquelle et par laquelle un artiste peut exprimer sa pensée, aussi abstraite soit-elle, ou traduire
ses obsessions, exactement comme il en est aujourd'hui du roman » 10 . Néanmoins, il convient de
préciser à nouveau que de Brakhage à Mekas ou Kramer, les pensées seront traduites en
« images » – l'influence conjointe de la pensée transcendantaliste et romantique, notamment dans
la relation de l'artiste à la nature, a insufflé aux cinéastes une démarche plus physique et plus
organique, moins intellectuelle donc, ce qui explique en partie l'inclusion apparemment
8 Guy Gauthier, Chris Marker, écrivain multimédia – Voyage à travers les médias, Éditions L'Harmattan, Paris,
2001, p.216.
9 André Bazin, « Ontologie de l'image photographique », in Qu'est-ce que le cinéma ? Éditions du Cerf, 1958-
1985.
10 Alexandre Astruc, « Naissance d'une nouvelle avant-garde », in L'Écran français, 30 mars 1948, repris par
Francesco Casetti, in Les Théories du cinéma depuis 1945, coll « Cinéma-image », Éditions Nathan, 1999, p. 99.
34

paradoxale du champ documentaire dans une vaste pratique expérimentale.
Dans le New American Cinema, l'attention apportée à ce nouveau langage filmique est centrale,
ainsi que l'annonce Jonas Mekas dès 1960 :
Le nouveau cinéma américain fait bien plus confiance à l'intuition et à l'improvisation
qu'à la discipline. Comme ses collègues, le peintre dynamique, le poète ou le danseur, il
faudra saisir l'art dans ce que l'art a de plus transitoire, de plus libre : l'art en tant
qu'action, et non statu quo.
Cela signifie que le langage cinématographique ne doit pas être une cage-prison, mais un
perpétuel exercice de liberté créative, et aussi que ce langage n'est jamais donné une fois pour
toutes, mais qu'il est proche de la mobilité, de la « transience » des choses – d'où le
rapprochement avec la démarche artistique totale, picturale, poétique, expérimentale qui
participe de cette nouvelle relation du cinéaste au monde et à lui-même, ainsi qu'avec des formes
spécifiques, spécifiquement américaines de déplacement, de discontinuité et de fragmentation.
Nous procéderons en plusieurs temps. Dans un premier temps, nous allons revenir sur l'essai
littéraire, en tâchant d'en dégager les caractéristiques communes avec ce que nous appellerons
l'essai documentaire. Ensuite nous verrons comment le sujet-cinéaste se manifeste dans cet
espace : stratégies subjectives (réflexivité, référentialité) et approches autographiques
(autobiographie, journal, lettre, portrait, [auto]mythe...) Enfin, nous terminerons par des
considérations stylistiques, directement liées au sujet-cinéaste, en montrant les liens étroits
existant entre l'essai et la poétique au sens large ; nous prendrons pour ce faire quelques
exemples significatifs tels que les paradigmes, symboles et métaphores communs aux œuvres
présentées, pour terminer par une question cruciale et significative s'il en est : la signature.
De l'essai littéraire.....
- De l'essai littéraire à l'essai filmique : permanence et déplacements
des enjeux et des stratégies
Je ne peins pas l’être, je peins le passage,
non un passage d’âge en autre, ou, comme
dit le peuple, de sept en sept ans, mais de
jour en jour, de minute en minute.
Michel de Montaigne,
Essais (livre 3, chap.II)
L'essai est un genre 11 difficile à définir. les dictionnaires ne sont pas toujours d'accord sur le sens
11 Nous entendons le « genre » dans le sens que lui donne Jean-Louis Leutrat : « Le genre est ce que,
collectivement, on croit qu'il est, à un moment donné. », in Jean-Louis Leutrat, « 1895 fims », IRIS vol.1, 1983.
35

précis à donner à ce genre littéraire appelé couramment « essai ». La définition du Larousse
présente assez bien la question :
Les écrivains donnent souvent le nom d'essai à des ouvrages dont le sujet, la forme, la
disposition ne permettent pas de les classer sous un titre plus précis, dans un genre mieux
déterminé. Il ne faut pas entendre par ce mot un ouvrage superficiel et traité légèrement,
mais un ouvrage qui n'entre pas dans tous les développements que comporterait le sujet.
On peut aussi y voir un sentiment de modestie chez l'auteur en face d'un sujet large et
élevé, dont on n'ose se flatter d'avoir embrassé tout l'ensemble et pénétré tous les détails.
L'encyclopédie Wikipedia propose quant à elle cette définition :
An essay is a short work of writing that treats a topic from an author's point of view.
Essays are non fictional but often subjective ; while expositary, they can also include
narrative. Essays can be literary criticism, political manifestos, learned arguments,
observations of daily life, recollections and reflections of the author.
L'essai répond à plusieurs critères ou invariants qu'il partage avec l'approche documentaire ; nous
en précisons quelques uns des plus répandus. En premier lieu, l'essai est l'expression d'une
subjectivité, ainsi que le rappelle Jean Starobinski : « Le versant subjectif de l'essai, ou la
conscience de soi s'éveille comme une nouvelle instance de l'individu, instance qui juge l'activité
de jugement, qui observe la capacité de l'observateur. » 12 L'énonciateur se manifeste dans le
texte de diverses façons ; il peut se mettre en scène ou s'adresser à un lecteur/spectateur. L'essai
est un texte qui propose une réflexion à un stade intuitif, sensible, et ce, dans un contexte total de
liberté - une liberté qui peut sembler parfois synonyme de désordre, mais il faut la considérer
comme une méthode adaptée à des textes formellement et intentionnellement différents, comme
un protocole sine qua none ; l'essai interroge et s'interroge sur des questions existentielles, et en
ce sens, comme le film documentaire, relève plus de la philosophie et de la poésie que de la
littérature. Dans son texte «Nature et forme de l'essai » 13 , le théoricien George Lukacs écrit :
« L'essai est une mise en forme des grandes questions de la vie: l'amour, la mort, la justification
de l'existence, le pouvoir, l'autre, la vie en société. » Lukacs poursuit en ventant son rôle dans
« une période post-moderne où l'absence de repères et d'idéologies cohérentes justifie la quête
de nouvelles réponses ; ce serait d'ailleurs le risque contemporain de l'essai : être perçu comme
un lieu de réponse alors qu'il n'est qu'un moment de questionnement. » 14
L'essai littéraire a fait couler beaucoup d'encre, tant par ses adeptes et praticiens que par ses
détracteurs. C'est en effet une forme textuelle qui interpelle le lecteur. Si l'essai comme
approche, ou comme genre, trouve son origine dans l'histoire littéraire, alors il revient à
Montaigne d'avoir fondé pour ainsi dire le prototype de cette écriture, et de lui avoir donné un
nom. Et pour définir aujourd'hui la nature de l'essai, les critiques en reviennent au texte fondateur
12 Jean Starobinski, « Qu'est-ce que l'essai ? », in François Dumont, Approches de l'essai – Anthologie,
coll. « Visées critiques », Éditions Nota Bene, Québec, 2004.
13 Georges Lukacs, «Nature et forme de l'essai », in Études littéraires , Vol.5, 1er avril 1972, pp.91-114 (p.92).
14 Georges Lukacs, «Nature et forme de l'essai », in Études littéraires , Vol.5, 1er avril 1972, pp.91-114 (p.93).
36

de Montaigne, souvent avec l'objectif plus ou moins avoué d'expliquer les traits de l'essai comme
genre. Mais à la difficulté éprouvée par Montaigne à se cerner, pour répondre à sa question
essentielle « Que sais-je ? », correspond la difficulté de la critique à pouvoir rationaliser et
généraliser les qualités de l'essai. En témoigne l'indigence des définitions proposées par les
dictionnaires. Ainsi, Le Robert, Dictionnaire de la langue française, propose pour son édition de
1993 par exemple, cette définition qui ne doit pas avoir guère changé au cours du temps : « 1580
: Ouvrage littéraire en prose, de facture très libre, traitant d'un sujet qu'il n'épuise pas ou
réunissant des articles divers. 'Les Essais de Montaigne'. Essai philosophique, historique,
politique. » En effet, il semble qu'une des caractéristiques principales de cette expérience
d'écriture, soit paradoxalement celle, selon Gisèle Mathieu-Castellani parlant de Montaigne
d' « inventer son propre modèle, faute de pouvoir s'inscrire dans la série des textes qui constitue
un genre défini. » 15
D'où la nécessité à chaque fois de rendre compte de cette originalité à l'œuvre, ce sentiment de
devoir réinventer la critique parce que le texte – le texte filmique ne semble répondre à rien de
connu, ni de comparable ; les exemples de films constituant notre corpus en sont la preuve
indiscutable. Lorsque dans un article récent, Jean Starobinski, entreprend de décrire l'essai, il
synthétise lui-même la non-résolution de sa problématique dans cette phrase d'ouverture : « Est-
il possible de définir l'essai, une fois admis le principe qu'il ne se soumet à aucune règle ? » 16
Il semble curieux de constater que Lorsque Philippe Lejeune structure sa définition du récit
autobiographique (Le Pacte autobiographique ), il note, pour définir le genre, que des transitions
s'établissent avec d'autres genres de la littérature intime ; et s'il indique cependant en quoi le
journal, les mémoires et l'autoportrait se différencient de l'autobiographie, de l'essai, nul
développement, nulle allusion, à part le terme même « d'essai » qui partage avec les autres
modes d'expression le fait qu'il y ait identité au niveau de l'énonciation, de l'auteur, du narrateur
et du personnage. L'absence d'une systématisation de l'essai, à cause de sa réalité sémiotique
complexe et pluridimensionnelle, a amené maints critiques à le situer du côté d'une anarchie du
genre, d'une rébellion vis-à-vis des normes institutionnelles, littéraires et/ou cinématographiques
- Spinoza fait ainsi remarquer que « l’ordre des choses n’est pas le même que l’ordre des
idées » 17 , et l'on remarquera que l’espace du film de non fiction privilégie de fait l’ordre des
idées, c’est-à-dire, l’ordre subjectif de celui qui ordonne, agence, présente et re-présente ; l’ordre
subjectif vient avant l’ordre objectif chez Kramer, par exemple. Hors du genre, le propre de
15 Gisèle Mathieu-Castellani, Montaigne, l'écriture de l'essai , Presses Universitaires de France, Paris, 1988, p.6.
16 Jean Starobinski, « Qu'est-ce que l'essai ? », in François Dumont, Approches de l'essai – Anthologie,
coll. « Visions critiques », Éditions Nota Bene, Québec, 2003, p.123.
17 Spinoza, « De la nature et de l'origine de l'âme ; propositions 5 à 7 », in Éthique II,
37

l'essai serait d'être pluriel, polyvalent. Il est ainsi avant tout l'exercice d'une liberté – ce que Jean
Starobinski dit ainsi : « L'essai suppose risque, insubordination, imprévision et une dangereuse
personnalité. Je crois que la condition de l'essai, sa matière première, c'est la liberté d'esprit . » 18
En fait, l'essai est l'exercice d'une certaine forme d'énonciation. Bien que quelques dimensions
sémantiques et syntaxiques puissent découler de l'énonciation qui caractérise ce genre, c'est au
niveau de l'énonciation et des fonctions du texte qu'il faut chercher sa spécificité ; c'est ce que
nous proposons d'entreprendre en abordant chaque œuvre, chaque film.
Il a été beaucoup écrit sur l’essai. Les philosophes ont cherché en particulier à placer l’essai dans
une perspective de la connaissance. Si, pour certains, l'essai se présente de manière dynamique,
positiviste – pour Georg Lukàcs, que nous avons déjà cité, l’essai est un « poème intellectuel » 19 ;
pour le philosophe espagnol Eduardo Nicol, l’essai est « almost literature, almost philosophy » 20 ,
pour d'autres, l'essai est indéfendable : Reda Bensmaïa écrit que « l’essai est atopique,
excentrique, bref, un genre impossible » 21 . Enfin, pour certains auteurs et théoriciens influents, la
forme de l'essai est, pour schématiser, une forme hérétique.
Le philosophe Theodor W. Adorno a écrit un texte de référence en matière d'essai : « The Essay
as Form », dans lequel il développe l'idée de l'essai comme forme radicale, subjective et anti-
systématique, invitant les philosophes modernes à adopter cette forme, alors que toutes les autres
formes, plus « autoritaires », ont été une à une disqualifiées. Il écrit que « the essay’s innermost
formal law is heresy » 22 Et Derrida de confirmer : « L'essai est une forme hérétique. » 23 Pour
revenir à Adorno, la forme de l’essai selon lui n’a cependant pas encore parcouru le chemin
conduisant à l’autonomie, que sa sœur, la poésie, a parcouru depuis longtemps - le chemin du
déploiement à partir d’une unité primitive avec la science, la morale, l’art 24 . En Allemagne,
l’essai provoque une réaction de défense, car il exhorte à la liberté intellectuelle. Il poursuit :
On ne peut assigner de domaine particulier à l’essai : au lieu de produire des résultats
scientifiques ou de créer de l’art, ses efforts mêmes reflètent le loisir propre à l’enfance,
qui n’a aucun scrupule à s’enflammer […] il réfléchit sur ce qu’il aime et ce qu’il hait, il
parle de ce dont il a envie de parler, il dit ce que cela lui inspire, s’interrompt quand il
sent qu’il n’a plus rien à dire, mais pas quand il a épuisé le sujet. Ses concepts ne sont ni
construits à partir d’un élément premier, ni convergents vers une fin ultime. 25
18 Jean Starobinski, opus cité, p.138.
19 George Lukacs, « On the nature and form of the essay », in Soul and Form, Cambridge : MIT Press, 1974, p.18.
20 Cité dans R. Lane Kaufmann, « The Skewed Path : Essaying as Un-methodical Method »,, in Diogenes 143,
automne 1988, p.66.
21 Reda BENSMAÏA, The Barthes Effet : The Essay as Reflective Text, Minneapolis : University of Minnesota
Press, 1987, p.8.
22 Adorno, « The Essay as Form », in The Adorno Reader, Oxford England : Blackwell Publishers, 1969.
23 Jacques Derrida, L'Écriture et la différence,
24 Theodor Adorno, « L’Essai comme forme », in Notes sur la littérature, traduit de l’allemand par Sibylle Muller,
Éditions Flammarion pour la traduction française, Paris, 1984, p.5.
25 Theodor Adorno, « L’Essai comme forme », in Notes sur la littérature, traduit de l’allemand par Sibylle Muller,
Éditions Flammarion pour la traduction française, Paris, 1984, p.7. Décédé en 1969, Adorno n'a pas eu le loisir
38

Ainsi que nous allons le vérifier au cours de nos démonstrations, il semblerait qu'il y ait des
différences culturelles sur cette question entre l'espace anglo-saxon et l'espace germanique, qui
justifierait de la vision mitigée d'Adorno sur la forme essai alors que les Américains privilégient
cette forme souple et disponible – nous serons amenée à tirer des conclusions semblables en
abordant l'influence du Romantisme sur les œuvres analysées : quel Romantisme ? le
Romantisme anglais, voie d'accès à la connaissance du sujet, ou le Romantisme allemand, le réel
absolu ?
Un autre aspect de l'essai vu par Adorno nous intéresse également : lorsque ce dernier oppose
l'essai, forme vagabonde et proliférante, au traité, démarche scientifique :
Voilà donc ce qui distingue l’essai du traité. Pour écrire un essai, il faut procéder de
manière expérimentale, c’est-à-dire retourner son objet dans tous les sens, l’interroger, le
tâter, le mettre à l’épreuve, le soumettre entièrement à la réflexion, il faut l’attaquer de
différents côtés, rassembler ce qu’on voit sous le regard de l’esprit et traduire ce que
l’objet fait voir dans les conditions crées par l’écriture. 26
Nous retrouvons cette idée de retourner l'objet dans tous les sens, dans la posture de certains
cinéastes comme Robert Kramer :
J'ai été amené à croire qu'il était moins intéressant de raconter quelque chose à quelqu'un
que de créer un espace où l'expérience puisse se partager. Partager notre confusion et
notre curiosité, faire certaines découvertes. Je n'ai jamais eu l'impression de connaître
beaucoup de réponses, et en retournant ces questions dans tous les sens, en regardant
leurs contours se modifier avec la lumière, la distance et le temps, avec l'humeur
changeante de leur aspect ou avec l'histoire qui les entoure, j'ai été forcé d'accepter que je
n'avais aucun message en tant que tel, mais seulement de quoi essayer de continuer à
vivre. Ce fut à la fois un processus et une méthode. 27
Pour conclure sur le point de vue d'Adorno, nous soulignerons deux traits qu'il attribue à l'essai,
et qui, une fois encore nous ramène au cinéma personnel et documentaire et à toutes ses
stratégies esthétiques et stylistiques : « L’essai réfléchit le rapport de la nature à la culture ;
l’essai touche à la logique musicale, l’art rigoureux et pourtant non conceptuel du passage,
pour assigner au langage du discours quelque chose qu’il a perdu sous le coup de la logique
discursive. » 28 En se distinguant du film comme structure définie, établie (début, développement
et clôture, ce qui est le schéma du film classique, hérité du roman), l'essai documentaire retrouve
d'assister à l'éclosion de cette forme qu'est le film-essai, et, nous le concédons, bien qu'elle soit iconoclaste en
grande partie, il n'en demeure pas moins qu'elle propose un nouvel espace à investir.
26 Theodor Adorno, « L’Essai comme forme », in Notes sur la littérature, traduit de l’allemand par Sibylle Muller,
Éditions Flammarion pour la traduction française, Paris, 1984, p.21.
27 Vincent Vatrican & Cédric Venail (sous la direction de), Trajets à travers le cinéma de Robert Kramer,
coll. « Polimago », Institut de l’Image, Aix en Provence, 2001, p. 8.
28 Theodor Adorno, « L’Essai comme forme », in Notes sur la littérature, traduit de l’allemand par Sibylle Muller,
Éditions Flammarion pour la traduction française, Paris, 1984 p.27.
39

cette liberté et cette subjectivité qui le caractérise.
Voyons en contrepoint les définitions et nomenclatures du point de vue anglo-saxon. En premier
lieu, il convient de citer la définition que fait de l'essai l'auteur britannique Aldous Huxley, dans
la « Préface » à son ouvrage Collected Essays :
Like the novel, the essay is a literary device for saying almost everything. By tradition,
almost by definition, the essay is a short piece, and it is therefore to give all things full
play within the limits of a single essay. But a collection of essays can cover almost as
much ground as a long novel. Montaigne’s Third Book is the equivalent, very nearly, of a
good slice of the Comédie Humaine. Essays belong to a literary species whose extreme
variability can be studied most effectively within a three-pole frame of reference : there is
the pole of the personal and the autobiographical ; there is the pole of the objective, the
factual, the concrete-particular ; and there is the pole of the abstract-universal. Most
essayists are at home and at their best in the neighbourhood of only one of the essay’s
three poles, or at the most only in the neighbourhood of two of them. There are the
predominently objective essayists who do not speak directly of themselves, but turn their
attention outward to some literary or scientific or political theme….. and how splendid,
how truly oracular are the utterances of the great generalizers ! The most richly satisfying
essays are those which make the best not of one, but of all the three worlds in which it is
possible for the essay to exist. 29
Nous retrouvons ces trois pôles dans les versions du film-essai que nous introduisons dans ce
travail : le personnel et l'autobiographique d'une part, le factuel d'autre part, et enfin l'universel,
le poétique et l'abstrait. Cet enthousiasme pour une forme à première vue brouillonne, à l'image
du jardin anglais, se retrouve dans maintes remarques dans le champ critique anglo-saxon, et
notamment sous la plume de R. Lane Kaufmann : « L’essai, étant donné son caractère
antinomique - balançant entre littérature et philosophie, l’art et la science, imagination et
raison, spontanéité et discipline, dans une tension productive - est la forme la plus adéquate
pour la recherche interdisciplinaire et pour l’écriture ». 30 Ou encore sous la plume de Phillip
Lopate 31 qui propose un condensé vertigineux de la forme littéraire :
It is easier to list the essay's practitioners than to fix a definition of its protean form.
Prefigured by Cicero, Plutarch and Seneca, it crystallized with Montaigne and Bacon,
thrived with the English familiar essay of Dr. Johnson, Addison and Steele, Hazlitt,
Lamb, Stevenson, Orwell and Virginia Woolf, propagated an American branch with
Emerson, Thoreau, Mencken, and E. B. White, down to our contemporaries Didion,
Hoagland, Gass and Hardwick...
Ainsi, l'espace des essayistes américains ressemble étrangement à leur territoire : un espace
ouvert, en expansion, à découvrir – le territoire américain comme locus des cinéastes, comme
29 Aldous Huxley, « Preface », in Collected Essays (1893), London : Harper Collins Editions, 1923-1959, p.v.
(« Preface »)
30 R.Lane Kaufmann, « The Skewed Path : Essaying as Un-methodical Method », in Diogenes 143, automne 1988,
p.66.
31 Phillip Lopate, « In search of the Centaur : the Essay-Film », in Charles Warren (edited by), Beyond Document –
Essays on Nonfiction Film, Hanover and London : the Wesleyan University Press & The University Press of
New England, 1996, p.244.
40

matrice, sera en effet une donnée à prendre en compte dans l'ensemble de notre travail. C'est ce
que nous allons déjà voir en essayant de tracer quelques liens avec la pensée des
Transcendantalistes. Mais auparavant, il convient d'envisager l'essai comme forme filmique, dans
ses liens avec le projet documentaire et le projet autographique.
..... au film-essai
Le Film-essai, une forme nouvelle du film
documentaire.[...] Ce qui est invisible doit
être rendu visible.
Hans Richter, « Chronique » 32 , 1940
Mais tandis que l’essai apparaît comme un genre plus ou moins déterminé en littérature avec les
Essais de Montaigne, et en philosophie avec Descartes, au cinéma, il serait davantage du côté
d’un terrain-vague postulant l’inachèvement comme condition. L'essai comme démarche et
comme genre est difficile à circonscrire, car chaque essai – comme chaque film essai – semble
inventer son propre modèle ; ceci ne diffère pas de son « ancêtre » littéraire. C'est pourquoi
l'essai a souvent été qualifié de non-genre, se situant hors norme et hors institution littéraire et/ou
cinématographique. La sortie récente de l'ouvrage publié sous la direction de Suzanne Liandrat-
Guigues et Murielle Gagnebin, L'Essai et le cinéma, nous apporte une constellation de
définitions et d'exemples particulièrement enrichissante.
Une fois admis que l’essai n’obéit à aucune règle, peut-on envisager une singularité suffisante du
film pour justifier une réflexion sur le sujet-cinéaste ? Fidèle à l’étymologie du mot renvoyant à
l’idéal de la balance, on suppose que sont attachés à la notion cinématographique, autant le sens
de l’équilibre et de la prise de risques, que le goût de l’expérimentation, voire du geste
révolutionnaire, radical, hors normes.
Plusieurs cinéastes français, et principalement Jean Epstein (sans nécessairement employer le
terme), ont les premiers souligné le pouvoir original du cinéma en tant que machine ou œil aux
capacités inouïes, capables de faire naître du nouveau, du jamais vu – les premières
manifestations de l’emploi du mot au cinéma interviennent dans les années vingt chez Eisenstein
32 Hans Richter, « Der Filmessay. Eine neue Form des Dokumentarfilms », in Christa Blümlinger und Constantin
Wulff, Schreiben Bilder Sprechen : Texte zum essayistischen Films, Wien : Sonderzahl, 1992, pp.195-198. Cité
en anglais par Timothy Corrigan in « Expression, the Essayistic and Thinking in Images »
(http://www.facstaff.bucknell.edu/efaden/ms5/corrigan1.htm) ; et par Christa Blümlinger en français dans « Lire
entre les images », in Suzanne Liandrat-Guigues et Murielle Gagnebin (sous la direction de), L'Essai et le
cinéma, Éditions Champ Vallon, Seyssel, 2004, p.49.
41

qui parle de composer un essai sur Karl Marx, ou dans les années quarante avec Hans Richter.
Ainsi que la citation en exergue l'indique, ce serait Hans Richter, peintre et cinéaste américain
d'origine allemande, qui aurait le premier associé la notion de film-essai à celle de documentaire,
dans son manifesto intitulé « The Film Essay : a New Form of Documentary Film », sans pour
autant tenir compte de tout un domaine du cinéma expérimental, dont on verra les liens étroits et
mystérieux avec l'approche documentaire américaine.
Néanmoins, ces premières manifestations théoriques et terminologiques ne recouvrent pas
exactement ses réactualisations dans les années soixante, en France comme aux États-Unis, en
relation avec ce que la critique appellera la « modernité ». Une fois dégagée les implications
narratives qui ont fait naître cette notion de modernité, cette dernière se définit plus guère sinon
par l’usage du terme « essai » appliqué aux films les plus divers, à commencer par les films
documentaires, dans le sens que ce mot revêt dans les œuvres de Georges Franju, Alain Resnais,
Agnès Varda ou Chris Marker, entre autres. Godard utilise très tôt le mot « essai », nous l'avons
déjà suggéré : dès Pierrot le fou (1965), il parle d'« un essai de film ». Ces dernières années, ses
films se proclament des lettres, des « histoires », des autoportraits (JLG/JLG, Autoportrait de
décembre) termes qui ne renvoient pas au cinéma mais à la littérature, ou alors s’ils réfèrent au
cinéma, c’est comme scénario ou « proposition de film » ou « essai de film » - films de
commande, films brouillons, etc….. tout se mêle chez Godard, comme tout devient clair chez
Mekas qui, après plus de cinquante années de vie en images, a simplement regroupé ses opi sous
le titre de Diaries, Notes and Sketches. L'essai est le chemin devenant œuvre.
Le film-essai serait un sous-genre du documentaire, ou bien l'inverse. C'est un mode d'expression
qui permet au cinéaste de méditer sur un sujet ou d'explorer une idée, plutôt que de se contenter
d'explorer et de représenter le monde historique, le réel, les événements visibles. Une nouvelle
forme filmique qui pourrait, selon Hans Richter : « ... make problems, thoughts, even ideas
perceptible and would render visible what is not visible... ». On pourrait reformuler la question
de Richter ainsi : Et si le film n'était pas simplement voué à reconstituer un monde imaginaire
ou même à représenter le monde extérieur, mais qu'il pouvait se constituer comme l'exploration
d'une idée, d'un concept ? Les Anglo-Saxons pensent au film-essai comme à un film qui
« tries », essaie – alors que pour les observateurs français, le film-essai ne renvoie pas
naturellement à cette notion d' « essai », ainsi que le souligne Phillip Lopate : « They grapple
with a set of questions or try to come to an understanding of a difficult subject. Their forms are
idiosyncratic and variable and usually found in the editing room, rather than scripted in
advance. » 33
33 Phillip Lopate, « In search of the Centaur : the Essay-Film », in Charles Warren (edited by), Beyond Document –
Essays on Nonfiction Film, Hanover and London : the Wesleyan University Press & The University Press of
42

De par son héritage littéraire, l’essai au cinéma se définit comme étant une démarche
introspective, c’est-à-dire une expérience dont le but est de prendre la mesure de sa propre
pensée. Dans l'ouvrage précédemment cité, L'Essai au cinéma, Didier Coureau 34 définit l’essai
au cinéma comme une « poétique de la pensée » ou une « Noosphère filmique » - la noosphère
est un nom donné à l'espace des idées, par différenciation avec le monde matériel physique, non
vivant, la géosphère. Toujours dans ce même ouvrage, l’essence même d’un essai serait, selon
José Moure, de « […] disposer de la masse désordonnée du savoir, de prendre un morceau à
côté d’un autre et d’essayer de les faire aller ensemble, d’inventer des allusions au concevable,
de trouver une part de vérité dans l’illusion ou dans le rêve. » Pour Alain Ménil enfin, il s’agit
surtout de « penser l’écart » puisque avec l’essai « la règle devient temporaire, fragmentaire » 35
Le terme « essai » n'est cependant pas toujours revendiqué par les cinéastes dont nous parlons,
qui se définissent avant tout comme « filmmaker », « documentarian » ou encore tout
simplement « filmer » (Mekas). Il n'y a pourtant pas de contradictions entre l'élan premier du
documentariste et l'exploration de la subjectivité ; au contraire, c'est leur convergence
obsessionnelle qui marque le travail de l'essai. Stanley Cavell fait remarquer, à l'instar du
cinéaste documentariste Robert Gardner 36 , que les auteurs, romanciers, cinéastes et poètes
«... should consider what faculties beyond document might lie in films of actuality. » 37 Une
proposition qui n'a pas encore trouvé sa pleine actualisation.
Dans son texte « In Search of the Centaur : The Essay-Film » 38 , Phillip Lopate tente d'établir les
critères du film-essai idéal. Et bien qu'il se heurte au caractère plurivocal du dispositif
cinématographique, il persiste à se concentrer sur la valeur textuelle - l'analyse visuelle seule ne
permet pas, selon lui, de statuer – et tranche : « The text must represent a single voice. It may be
that of the director, or if collaborative, then stitched together in such a way as to sound like a
single perspective. », ajoute que « The text must impart more than information ; it must have a
strong, personal view. » et enfin que « The text's language should be as eloquent, well written
New England, 1996, p.246.
34 Didier Coureau, « Poétique filmique de la Noosphère », in Suzanne Liandrat-Guigues et Murielle Gagnebin
(sous la direction de), L'Essai et le cinéma, Éditions Champ Vallon, Seyssel, 2004, p.218.
35 Alain Menil, « Entre utopie et hérésie : quelques remarques à propos de la notion d'essai », in Suzanne Liandrat-
Guigues et Murielle Gagnebin (sous la direction de), L'Essai et le cinéma, Éditions Champ Vallon, Seyssel,
2004, p.87.
36 Robert Gardner est un documentariste américain (né en 1925) spécialisé en anthropologie visuelle. Son film le
plus célèbre et le plus récompensé est Forest of Bliss, 1986, sur les rituels hindous à Benares.
37 Stanley Cavell, « Words of Welcome », in Charles Warren (edited by), Beyond Document: Essays on Non
Fiction Film, Hanover and London : Wesleyan University Press and the University of New England, 1996, p.xi.
38 Phillip Lopate, « In Search of the Centaur : the Essay-Film », in Charles Warren (edited by), Beyond Document:
Essays on Non Fiction Film, Hanover and London : Wesleyan University Press and the University of New
England, 1996, pp.243-296.
43

and interesting as possible. » 39 Rien d'étonnant à ce qu'il en vienne à disqualifier nombre de films
pouvant se situer pour une raison ou une autre dans cette « famille », retenant (arbitrairement)
dans l'espace anglo-saxon les cinéastes suivants : Jon Jost, Ralph Arlyck, Yvonne Rainer, Trinh
T. Minh.Ha, Orson Welles, Ross McElwee, Jean-Pierre Gorin, Robb Moss, Michael Moore, Isaac
Julian, Su Friedrich, Louis Malle, Jonathan Demme et Jonas Mekas.
On prendra l'exemple de Jonas Mekas, pour qui le travail diaristique (journaux intimes et films-
journaux, nous le verrons au Chapitre IV) s'accompagne toujours du rappel essayistique
littéraire: la machine à écrire qui hante ses plans de film en film. Pour Mekas, le texte filmique
n’est plus un objet, mais un véhicule méditatif. On entendra « méditatif » dans le sens où Walter
Benjamin l'emploie :
Ce qui distingue radicalement le méditatif du penseur, c'est qu'il ne médite pas seulement
sur une chose, mais sur sa propre réflexion à ce sujet. La situation du méditatif est celle
de celui qui a déjà possédé la solution du grand problème, mais l'a oubliée ensuite. Et
maintenant il médite, moins sur une chose que sur la réflexion qu'il a menée jadis à son
sujet. La pensée du méditatif est donc placée sous le signe du ressouvenir. 40
Le film, comme texte, devient ce véhicule méditatif dont le but parfois nous échappe – mais qui
produit une sorte de chant mélancolique qui sied à la forme de l'essai, et ouvre une réflexion
unique aussi bien qu'imprévisible. Nous analyserons la posture mekasienne au Chapitre IV.
Dans un tout autre « genre », pour donner un exemple en contrepoint, les films d'Errol Morris 41
(Gates of Heaven ; Vernon Florida ; The Thin Blue Line ; The Fog of War ..) déclinent
également cette notion d'essai, dans l'optique du débat d'idées, du point de vue idiosyncratique et
d'un scepticisme qui colore l'ensemble de ses dispositifs. Alain Ménil écrit que pour Errol
Morris, « l’essai au cinéma dégagerait les plaines de diverses feintes, voire des métamorphoses
falsifiantes, entendues comme des degrés d’invention. » 42 Enfin, les cinéastes comme Ross
McElwee ou Alan Berliner, qui cherchent de nouvelles formes qui se substitueraient au
conformisme narcissique et peu investissant de l'autobiographie filmée, envisagent leur vie
comme un laboratoire où ils expérimentent dans le plus grand désordre les opportunités qui
s'offrent à eux, à la fois en termes techniques (les innovations en matière de contenance du
magasin de la caméra, en matière d'éclairages, de montage au tournage etc...) qu'en termes
relationnels (les rencontres, les histoires d'amour etc..) ou encore personnels (examen de soi). Par
39 Phillip Lopate, opus cité, pp.246-247.
40 Walter Benjamin, Paris, capitale du XIX° siècle, Éditions du Cerf, Paris, 1989-2006, pp.384-385.
41 Les films cités sont respectivement de 1978, 1982, 1988, 2003.
42 Alain Menil, « Entre utopie et hérésie : quelques remarques à propos de la notion d'essai », in Suzanne Liandrat-
Guigues et Murielle Gagnebin (sous la direction de), L'Essai et le cinéma, Éditions Champ Vallon, Seyssel,
2004, p.89.
44

exemple, Alan Berliner tente de résoudre son « problème » psychosomatique d'insomnie
chronique en se filmant vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans son film Wide Awake (sous-
titre : Portrait of an Artist as an Insomniac 43 ) : « I wanted to understand the source and seed of
some of my deepest conflicts and contradictions... »
Mais par contre, la qualificatif d'essai est couramment revendiqué par la critique qui l'applique à
des films les plus divers, films documentaires mais aussi films « modernistes » dans le sens où
ces derniers résistent à toute classification générique, déployant une toute nouvelle approche
filmique. Les historiens critiques et les théoriciens (André Bazin, André S. Labarthe, Noël
Burch...) qui réévaluent les notions telles que la déchirure, la collision, l’hybride, l’éphémère, le
ré-enchaînement, l’excès de sens (perspectives qui valorisent généralement le rôle et l’apport du
spectateur) ont souvent associé la notion d’essai à des œuvres limites qui transgressent la logique
deséparation des genres, et/ou radicalisent une forme d’écriture, et notamment celle du
documentaire. C'est déjà le cas avec le film de Jean Vigo, À propos de Nice (1929), qu'André
Bazin a qualifié d' « essai documenté par le film», soulignant l'importance du terme « essai ».
Puis, dans un article sur La lettre de Sibérie de Chris Marker, Bazin écrit que ce film est « un
essai en forme de reportage cinématographique sur la réalité sibérienne passée et
contemporaine. Le mot important étant celui d’essai, entendu dans le même sens qu’en
littérature : essai à la fois historique et politique, encore qu’écrit par un poète » 44 - et cette
définition sied parfaitement aux formes essayistiques américaines. Si nos exemples sont français
(Chris Marker, Alain Resnais et Claude Lanzmann en particulier), il convient d'ajouter que ces
mêmes cinéastes/films sont la référence des théoriciens et cinéastes américains (Phillip Lopate,
Michael Renov, entre autres) pour lesquels l'essai filmique est un modèle idéal mais difficilement
exportable tel quel.
Dans son célèbre ouvrage Une Praxis du cinéma (1969) , Noël Burch classe l’essai dans ce qu’il
appelle les « sujets de non fiction » 45 , et distingue deux formes principales : d'une part la forme
rituelle qui relèverait du cinéma expérimental, d’avant-garde – nous y associons le cinéma de
Brakhage, par exemple ; et d'autre part, la forme méditation qui ressortirait de l'essai ; nous y
associons le cinéma de Jonas Mekas. L'essai propose ainsi un espace quasi illimité, et donc
révolutionnaire, qui permet au cinéaste de reconstruire des liens qui se sont distendus ou rompus.
43 Film de 90 minutes, 2006.
44 André Bazin, « Chris Marker : Lettres de Sibérie », 30 octobre 1958, p.258.
45 Noël Burch donne les exemples des films de Franju : « ..... des documentaires qui ne sont pas objectifs, dont le
propos est d'exposer des partis-pris et contre-partis à travers la facture même du film ; leur forme est une
méditation, leurs sujets des conflits d'idées, et de ces conflits sont nées des structures. » Noël Burch, Une Praxis
du cinéma, Éditions Gallimard, 1969, p.227.
45

En 1936, dans l’essai intitulé « Le Narrateur », Walter Benjamin identifie déjà l’appauvrissement
de la transmission de l’expérience – ce que les cinéastes comme Mekas ou Kramer regrettent
amèrement ; et comme la transmission ne s'est pas effectuée, il faut à la fois tout ré-expérimenter
et tout refaire, comme si c'était la première fois. Et en effet, depuis l'entreprise de Montaigne,
l'essai s'apparente à un apprentissage, une expérience en direct - ce que Brakhage tente de
réaliser dans ses innombrables films qui se lisent comme un vaste essai (nous verrons au
Chapitre II la teneur de ces essais). Cet apprentissage aux allures aussi bien philosophiques que
dérisoires, pour ne pas dire triviales, passe par le corps, le Moi physique, qui a été depuis
Montaigne le pivot du discours essayiste : «Je m’étudie plus qu’aucun autre sujet. C’est ma
métaphysique, c’est ma physique. 46 » - ce à quoi Thoreau répondra dans son Journal : « Des faits
que l’esprit perçoit, des pensées que le corps pense –voilà ce qui m’intéresse. » 47 . On en trouve
un écho lyrique chez Whitman : « I will make poems of my body and of mortality » 48 ; et Kramer
aura une relation particulièrement somatique avec sa caméra : «« Je dois porter la caméra,
concrètement, d’un endroit à l’autre, éprouver la distance et ma résistance, faire que
l’expérience soit palpable » 49 Enfin, on perçoit ce discours-miroir de l'auteur « c’est moi que je
peins » aussi bien dans l'expression de Ross McElwee, Nicholas Ray, Su Friedrich ou encore
Brakhage.
Ces entreprises diverses finissent par modifier le rapport à l’œuvre et semblent mériter
l’appellation d’essais pour marquer cette différence, cette déviance ou ce miroitement - ce qui
n’est pas si éloigné de la démarche de Montaigne. Le partage entre texte et paratexte se brouille
définitivement, le cinéaste apparaissant dans ses films selon diverses modalités, fortuites ou non,
dans des stratégies interpersonnelles qui offrent de nouvelles possibilités pour envisager le film
comme document. Les films retenus pour le corpus nous offriront des exemples variés de ces
modalités.
Une image, parmi quelques autres, hante les films documentaires personnels de notre corpus : les
ailes d'un avion qui décolle, la terre aperçue d'en haut, la ville comme un vaste corps endormi.
Images vues d'en haut. Représentation visuelle du sujet-cinéaste qui voyage dans sa « création »,
prend de la hauteur pour mieux apprécier ou pour repousser les limites de son exploration. À
cette image transcendante, fait écho une autre image sur laquelle il convient de nous arrêter :
46 Michel de Montaigne, « De l'expérience », in Essais, vol.III, Chapitre XIII, Éditions Garnier-Flammarion, Paris,
1979, p.275.
47 Kenneth White (présenté par), Henry David Thoreau : Journal 1837-1861 , traduit de l'anglais par Boivin-Hatier,
1930, Les Presses d'aujourd'hui, Paris, 1981.
48 Walt Whitman, « Starting from Paumanok », in Richard Wilbur (edited by), coll. « The Laurel Poetry Series »,
New York : New York Dell Publishing Company Inc, 1972, p.162.
49 Merleau-Ponty « c’est notre corps qui pense », in La Phénoménologie de la perception, coll. « Tel », Éditions
Gallimard,Paris, 1945.
46

l'image de la plage, limite entre la terre et l'eau.
De la plage à l'écran
Vous regarderez l'appareil comme vous
regardiez la mer, et les vitres et l'oiseau
tragique dans le vent et les sables face aux
vagues.
Marguerite Duras
L'Homme Atlantique 50
Dans son texte consacré à l'essai, « L'essai à la limite de la terre et de l'eau » 51 , Cyril Neyrat
compare l'essai à une plage : « Il faudrait partir d'une image : le rivage, la plage, le lieu de
contact entre le va-et-vient de l'eau et de la terre. Une limite parcourue. [...] C'est l'image d'une
forme, une métaphore de la pensée.... » C'est l'imagination qui décide de l'espace vécu -
l'imagination étant semblable à la marée, l'espace s'élargit ou rétrécit en fonction de l'espace
vécu. Cette image de la plage, de la rive, revient obstinément dans les films que nous avons
choisis de présenter – habituellement l'image du sujet-cinéaste, ou d'un protagoniste ayant maille
à partir avec ce dernier, qui marche au bord de l'eau, que ce soit sur les rives ventées de l'Océan
Atlantique (Robert Kramer, Jonas Mekas), les berges plus ou moins aménagées d'un lac ou d'un
étang (Ross McElwee, Su Friedrich) ou de plans d'eau indéterminés, rivières etc... (Stan
Brakhage, les Frères Maysles) ou enfin la baie (Wim Wenders, Emile de Antonio). Cette image
de la limite entre la terre et l'eau, entre le connu et l'inconnu, le fini et l'infini, s'associe à la
notion de contact, de frottement, de friction, de vibration - le mouvement du va et vient, de flux
et du reflux, d’aller-retour qui vient submerger les à-côtés (c'est l'image du bateau qui passe, son
sillage, chez Kramer par exemple). Dans la véritable « tradition » essayiste, l’essai doit se
refléter sur lui-même à tout instant, ce qui justifie également cette centralité du paradigme de
l'eau 52 …
Ce déplacement, ce mouvement de balancier, c'est aussi celui de l'arpenteur – celui qui prend la
mesure des choses, qui donne la mesure, mais à sa (propre) mesure 53 - « We will walk with our
own feet, we will work with our own hands, we will speak with our own minds » 54 , écrit déjà
50 Marguerite Duras, L'Homme Atlantique, Les Éditions de Minuit, Paris, 1982, p.25.
51 Cyril Neyrat, « L'essai à la limite de la terre et de l'eau », in Suzanne Liandrat-Guigues et Murielle Gagnebin
(dirigé par), L'essai et le cinéma, Éditions Champ Vallon, Seyssel, 2004, p.157.
52 Nous aborderons cette question élémentaire de l'eau dans le Chapitre consacré à Robert Kramer.
53 Ceci fait référence à la célèbre remarque de Montaigne : « Je dis librement mon avis de toute chose [...] Ce que
j'en opine, c'est aussi pour déclarer la mesure de ma vue, non la mesure des choses. » ; in L'esprit de Montaigne,
Harvard College Library, 1829, version électronique.
54 Ralph Waldo Emerson, « The American Scholar », in Nature, Addresses and Lectures (An Oration delivered
before the Phi Beta Kappa Society, at Cambridge, August 31, 1837) –
http://www.emersoncentral.com/amscholar.htm.
47

Ralph Waldo Emerson. Métaphore du cinéaste. Métaphore du cinéma. Le cinéaste comme
arpenteur du monde, cela crée un monde à la mesure de l'homme, et suggère toute une rhétorique
« cheminatoire », selon les termes de Michel de Certeau dans L'Invention du quotidien 55 . La
marche comme mise en route, quête et reconquête – des lieux, du temps, de soi. On ajoutera que
la marche est une pratique commune à tous les hommes, une sorte de « langage universel », pour
reprendre la revendication des Romantiques, qui se trouve pleinement actualisée dans ce travail
sur la subjectivité. Et avant même d'être un chemin à parcourir, un horizon à espérer, la marche
est une posture, un geste politique. Un souci de ralentir la cadence, de calquer son pas sur le
rythme de la pensée, le rythme de l'écriture, le temps de composer une image - ainsi Robert
Kramer, Jonas Mekas, Stan Brakhage déambulent-ils dans leur film, dans le plan ou hors-champ,
étrangers à la vitesse et à la superficialité des voyageurs trop pressés. Métaphore du cinéma,
puisque depuis ses origines, le cinéma entretient un rapport tout particulier avec le voyage – à
commencer par le trajet de la caméra qui relie les lieux, les temps et les êtres dans un même
mouvement. Les trains filent dans le paysage, oscillent ou sont à l'arrêt, les navires descendent
les fleuves ou sont au port... Cette réaction contre l'accélération, la déshumanisation, la perte de
sens, s'accompagne d'une puissance du regard et de l'invention d'un nouveau paysage.
At Land : le film-essai selon Marie Menken et Maya Deren
On donnera en premier lieu l'exemple du travail inaugural de la cinéaste expérimentale Marie
Menken – que nous évoquons brièvement au Chapitre II 56 - qui est la première à transformer
radicalement la caméra en une sorte de matrice formelle, inscrivant son cinéma dans un geste
organique, vital, initialisant de fait ce que l'on appellera par la suite une « somatic camera ».
Jonas Mekas reconnaît l'influence déterminante de cette cinéaste méconnue :
Marie was one of the first film makers to improvise with the camera and edit while
shooting. She filmed with her entire body, her entire nervous system. You can feel Marie
behind every image, how she constructed the film in tiny pieces and through the
movement. The movement and the rhythm – it is this that so many of us seized upon and
have developed further in our work. And she gave us a new beginning. She took the film
– the non-narrative film , the poetic film, the language of film – in a completely new
55 Michel de Certeau, L'Invention du quotidien, vol.1, coll. « Folio/Essais », Éditions Gallimard, 1990, pp. 147-174
(p.151).
56 Bien qu’à notre avis, Marie Menken occupe une place importante dans le paysage expérimental et documentaire
américain, nous n’avons pas été en mesure de revoir récemment ses films - ce qui explique sa sousreprésentation
dans notre travail. De plus, l'inondation de son appartement après sa mort, et peu avant celle de
son mari Willard Maas très peu de temps après, fit en sorte qu'il n'y ait que très peu d'archives de ses textes,
peintures et films nombreux ; seulement quelques documents ont été sauvés, qui sont en cours d'archivage à
l'Anthologie Film Archives. Elle est cependant reconnue comme il se doit par les autres cinéastes, en tout
premier lieu par Jonas Mekas et Stan Brakhage : « Marie Menken was an ‘Open Sesame’ to me…. » in, Philip
Adams Sitney, Eyes Upside Down, Oxford New York : Oxford University Press, 2008, p.23. De plus, Stan
Brakhage lui consacre un chapitre dans son ouvrage Film at Wit’s End – Essays on American independent
filmmakers, Edinburgh : Polygon Editions, 1989, pp.33-47. Quant à Mekas, il semble qu'il se soit inspiré de ses
plans quasi abstraits de fleurs et de jardins pour composer ses films tardifs.
48

direction, away from classic film making and into a new adventure. 57
En effet, émule de Cocteau, Marie Menken libéra complètement la caméra du cadre formel et de
la grammaire visuelle (ses films sont muets), si bien qu’elle peut parfois passer pour une cinéaste
confuse et amatrice, alors qu'elle est pour d'autres une figure influente, libératrice et hautement
poétique, nous l'avons vu. Ses films sont impressionnistes et tendent vers l’abstraction, tant
inquiète et profondément motivée est sa quête du mouvement, de l’impression, du sentiment
fugace. Grâce à l'influence transcendantale que nous allons aborder ensuite, en particulier la
relation du sujet-cinéaste à la nature et à son territoire, elle amène l'essai sur le terrain de la
représentation visuelle et tactile, intensément poétique - une version américaine de l'essai qui se
distinguera des expérimentations européennes ultérieures, notamment godardiennes, plus
intellectuelles.
Maya Deren fut un des chefs de file du cinéma expérimental américain dans les années quarante
et cinquante. Elle s’impose non seulement comme cinéaste mais aussi comme théoricienne du
cinéma, ayant publié plusieurs essais qui proposent des visions nouvelles. Entre autres, son
recueil de textes Écrits sur l’Art et le Cinéma n’est pas sans rappeler un manifesto politique par
le propos et le ton employés. Influencée par le mouvement surréaliste (le film de Cocteau, Le
Sang d'un poète, en particulier) et la psychanalyse (les théories de C. G. Jung et de Mélanie
Klein), elle crée une nouvelle forme filmique qui influencera les cinéastes des générations
suivantes, notamment Stan Brakhage et les cinéastes féministes. Invitée à donner des
conférences sur le avant-gardes américaines, elle cite toujours les deux films suivants : Meshes
of the Afternoon et At Land : « There are many uniquely filmic time-space relationships which
can be achieved. I can point at random to a sequence from....... At land. » 58
Dans le cadre de notre évocation de la plage comme espace liminaire, At Land (voir les photos
jointes) représente l'exemple même du film-essai, où la cinéaste « essaie » (« tries »)
littéralement sa forme. Une jeune fille entre dans le cadre et traverse en diagonale le plan. Elle
disparaît derrière une dune de sable filmée en plan rapproché, puis elle quitte le plan par le haut
du cadre. La caméra cesse alors de tourner. La jeune fille réapparaît plus loin, et s'éloigne à
nouveau, cette fois-ci vers le fond du plan. La caméra cherche en panoramique la jeune fille avec
laquelle elle avait perdu le contact, si bien que le temps pris par la jeune fille pour parcourir le
rivage, excède très largement le temps réel qu'il lui aurait fallu dans un enregistrement de type
réaliste. At Land résume ainsi le travail filmique de Maya Deren : l'intersection subjective du
57 Jonas Mekas, The Film-makers' Cooperative Catalogue n°7, New York : Film-makers' Cooperative, 1989, p.369.
58 Stan Brakhage, Film At Wit's End - Essays on American Independant Filmmakers, Edinburgh : Polygon Editions,
1989, pp.98-99.
49

temps et de l'espace. La cinéaste s'exprime formellement par le travail des lignes horizontales et
verticales dans ses images, ayant coutume de qualifier son montage de « vertical » - ce qui lui
permettait d'explorer les multiples possibilités d'un art qui existe à plusieurs niveaux de
signification : « You don't just run along a narrative line... » 59 . Privée des repères religieux, voire
transcendantaux traditionnels, le monde ne relève pas moins d'une « mystique » (au sens profane
où Michel Onfray l'emploie 60 , « mystique de gauche ») où la lecture du réel, de l'histoire et du
monde ne se fait pas seulement horizontalement mais verticalement - on rappelle que Maya
Deren est d'origine russe, et qu'elle a probablement gardé un inconscient de la représentation
européenne ; c'est ce que semble signifier ces plans du sujet disparaissant par le haut du plan - un
bord qualitatif, toujours selon Michel Onfray. 61
L'essai sous le feu des contradicteurs
De par ses contours flous et son apparente disponibilité pour des projets les plus divers, le film-
essai est souvent placé sous le sceau du soupçon. Le scepticisme qui accompagnait généralement
l'essai littéraire 62 , ne s'est pas évanoui en prenant forme filmique. Jean-Luc Godard, qui a
contourné la commande d'un film sur la ville de Lausanne pour écrire une lettre adressée à
Freddy Buache, alors directeur de la Cinémathèque suisse, explique le différend qui l'oppose à
son commanditaire par le fait qu'il a fait un « film de » et non « un film sur ». Cette anecdote dit
bien l'attente supposée que l'on peut avoir à propos d'un film, d'un documentaire, et que l'on sera
plus critique si l'auteur du film exploite l'objet du film à des fins personnelles, au lieu d'être cette
figure idéalisée du cinéaste d'observation qui s'efface devant son sujet.
On peut parfois percevoir, à la vision de certaines expérimentations particulièrement formelles,
que l’essai cinématographique manifeste l’expression d’un épuisement du cinéma et de ses
possibilités formelles et discursives, souvent réduite à la répétition ou l’imitation d’autres formes
de représentation, et le cas échéant, déboucher sur un cinéma qui se met à patiner sur l'axe de la
combinaison. C'est sans doute que le cinéaste a trop investi dans les promesses d'une forme plus
souple et plus disponible. Bill Nichols insiste sur la lucidité nécessaire au cinéaste pour qu'il
laisse la forme respirer :« […] what is at stake is a renunciation of the transcendental subject
and the egocentrism of individual consciousness » 63 ; et il poursuit : « ….this exclusion of a
59 Stan Brakhage, Film At Wit's End - Essays on American Independant Filmmakers, Edinburgh : Polygon Editions,
1989, pp.99.
60 Michel Onfray, Politique du rebelle, coll. « Biblio-essais », Éditions Grasset, 1997, p. 133.
61 Michel Onfray, Politique du rebelle, coll. « Biblio-essais », Éditions Grasset, 1997, p. 134.
62 C'est un argument développé par Murielle Gagnebin dans son texte « L'Inconscient à l'essai », in Suzanne
Liandrat-Guigues et Murielle Gagnebin (dirigé par), L'essai et le cinéma, Éditions Champ Vallon, Seyssel, 2004,
p.13.
63 Bills Nichols, Representing Reality. Issues and Concepts in Documentary, Bloomington and Indianapolis :
Indiana University Press, 1991, p.242.
50

pretense to exhaustion, or the fullness of closure and resolution, carries consequences for
individual characterization. The consciousness of anyone character cannot contain or realize
the totality of the text’s conditions, however reflexively. » Un cinéaste comme Jim McBride,
d'inspiration godardienne, amène ses films au bord du chaos de la représentation, du non sens, du
vide – et comme nous le verrons au Chapitre II, seule sa confrontation avec le monde réel,
historique, l'autre, pourra lui offrir une véritable échappée belle...
Le problème vient de ce que le terme essai tend à s’appliquer à tout ce qu’on ne sait pas très bien
nommer, et à désigner un ensemble ouvert, hétérogène et de plus en plus conséquent de textes
inclassables qui relèvent de ce qu’on peut appeler au sens large « la prose non fictionnelle à
vocation argumentative. » - l'auteur et critique américain David Bordwell va dans le même sens.
En effet, dans son ouvrage Narration in the Fiction Film, il argue que la notion d'essai est
devenue une sorte de cliché critique pour parler de films qui adoptent des stratégies narratives
inhabituelles ou transgressives 64 ; les digressions, ruptures narratives, citations, moments de
réflexion etc..... ne convertissent pas ces films de fiction en essais, alors que les films de non
fiction adoptant les mêmes stratégies sont des films-essais. Ce n'est cependant pas par facilité
que nous introduisons cette notion d'essai, mais principalement pour sortir des ornières que sont
les catégorisations stériles, et aussi pour évaluer la dimension à la fois poétique et politique de
tous les films dont nous traitons.
Lorsque Montaigne écrit autour de 1580 « Je suis moi-même la matière de mon livre », il ne
s'imagine pas que des artistes puissent un jour déclarer « Je suis moi-même la matière de mon
film. ». Entre-temps, les philosophes américains vont développer une pensée transcendantaliste,
qui va influencer plus ou moins consciemment la démarche des cinéastes pratiquant le cinéma
documentaire personnel.
64 Nous résumons ici le point de vue de Bordwell développé dans Narration in the Fiction Film, Madison :
University of Wisconsin Press, 1985, p.104.
51

B- Influences romantiques et emersonienne
Like any grownup, he has lost his
childhood ; like any American, he has lost
a nation and with it the God of the fathers.
He has lost Walden ; call it Paradise ; it is
everything there is to lose. The object of
faith hides itself from him. He knows where
it is to be found, in the true acceptance of
loss, the refusal of any substitute for true
recovery.
Stanley Cavell, The Senses of Walden 65
Tout se passe comme si, dans notre
civilisation, chaque individu avait sa
propre personnalité pour Totem.
Claude Levi-Strauss, La Pensée sauvage 66
En considérant l'ensemble du corpus retenu pour explorer les diverses manifestations de la
subjectivité dans l'espace filmique « documentaire », et pour les avoir « fréquentés » assidûment,
il semble une évidence qu'ils manifestent tous des influences romantiques, à la fois dans leur
approche comme dans leur traitement esthétique, dans leur quête d'un espace illimité
d'enrichissement du sujet.
Ces influences romantiques sont vastes et nombreuses, et de plus, elles sont difficiles à identifier
clairement dans le cadre de cette introduction théorique globale. Certains invoquent Gœthe ou
Novalis, d'autres Blake ou Wordsworth, d'autres encore Emerson ou Thoreau – ces trois groupes
constituant, en étant schématique, les trois familles principales du Romantisme à l'épreuve du
cinéma. Ainsi, nous réservons les précisions pour les analyses plus ciblées que nous effectuons
dans le cadre d'une œuvre spécifique, celle de Robert Kramer, de Jonas Mekas ou de Stan
Brakhage, pour ne citer que les exemples principaux qui sont comme une évidence, sans oublier
les autres approches qui par leur posture subjective relèvent-elles aussi d'un esprit romantique
(Su Friedrich, Emile de Antonio etc...)
65 Stanley Cavell, The Senses of Walden, New York : Viking Editions, 1974, p.50.
66 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, coll. « Agora », Éditions Presse Pocket, version revue 1990, pp.284-
285.
52

Néanmoins, et sans pour autant disqualifier le caractère tout iconoclaste de ce cinéma-là, on ne
saurait le priver de tout héritage : Il convient d'identifier leurs prédécesseurs, des auteurs, artistes,
philosophes qui se sont heurtés à des questionnements, des révoltes et des aménagements du réel
qui trouvent des échos plus ou moins proches ou lointains dans les démarches filmiques du XX°
siècle. Ces prédécesseurs vont fournir des pistes d'exploration, des cartes plus ou moins précises,
des modes d'emploi du monde, des postures subjectives possibles pour l'artiste etc.....
Et comme tous ces cinéastes ont en partage une langue et un territoire, avec tout ce que cela
comporte de liens historiques et culturels avec l'Europe mais aussi de spécificités, nous débutons
naturellement notre propos par une influence américaine s'il en est : celle de la pensée
d'Emerson et de ses « disciples », Thoreau et Whitman en particulier, ces derniers ayant sans
l'ombre d'un doute insufflé une énergie particulière dans la mise en mouvement de ces cinéastes.
- « The native air they breathe » 67
Le mystère de la vie des pères est dans leur
existence. Il y a des choses – même les plus
abstraites ou spirituelles – qu’on ne vit
qu’à travers le corps. Vécues à travers un
autre corps, elles ne sont plus les mêmes.
Ce qui a été vécu par le corps des pères, ne
peut plus être vécu par le nôtre. Nous
essayons de le constituer, de l’imaginer et
de l’interpréter.
P.P. Pasolini, Petrole,
cité par Alain Bergala 68
Il n’est pas aisé d’établir un arbre généalogique du cinéma américain, pas même de tracer ses
origines dans les siècles qui ont précédé son éclosion. Si le cinéma de fiction traditionnel –
disons, le cinéma hollywoodien classique – trouve naturellement ses racines dans le roman du
XIX° siècle, sa construction narrative, son schéma de transformation et sa clôture, ses
ramifications nombreuses et variées, ses identifications multiples (identifications primaires et
secondaires), il en va assez différemment du cinéma de non fiction (nous employons cette
appellation à dessein ici). De par son approche globalement didactique, sa forme d’essai dont
nous avons vu les liens plus ou moins ténus depuis Montaigne, l’accent mis sur la subjectivité et
67 Expression de Philip Adams Sitney qui reprend une tournure d'Emerson, in Eyes Upside Down, Oxford New
York : Oxford University Press, 2008, p.12.
68 P.P. Pasolini, Pétrole, Éditions Gallimard, Paris, 1995, cité par Alain Bergala dans L’Hypothèse cinéma – petit
traité de transmission, coll. »Essais », Éditions des Cahiers du Cinéma, Paris, 2002, p.46.
53

l’expérience du cinéaste, le cinéma documentaire américain (au sens large) trouve son terreau
dans les pratiques religieuses et séculaires des colons qui vont construire une identité culturelle
spécifique en marge des grandes figures européennes. La démarche d’Emerson nous semble très
représentative de cette nouvelle pensée américaine, et paraît, bien que parfois négligé par la
critique 69 se situer à un moment crucial dans l’histoire des arts et de la littérature. Elle constitue
par conséquent une des influences majeures d’un certain cinéma poétique, personnel et
documentaire, tout en reliant cette approche filmique à la forme de l'essai tel que nous l'avons
brièvement évoqué : « Nature mixes facts with thoughts to yield a poem », écrit Emerson 70 . Nous
allons tenter de frayer un chemin partant d’Emerson et de ses disciples tels Thoreau et Whitman,
qui mène jusqu’aux explorations filmiques des cinéastes que nous introduisons dans ce travail.
Et si l’influence romantique se fait plus sentir chez certains que chez d’autres, il en va de même
avec l’influence transcendantaliste.
L’influence emersonienne, plus ou moins visible et explicite dans l’art du XX°siècle est
évidemment un sujet complexe que ne saurions se traiter ici en quelques citations introductives à
notre analyse principalement filmique. Il s’agit pour nous, lorsque nous aborderons les cinéastes
individuellement, et certains de leurs films, de retrouver trace(s) et/ou échos aux tropes et
thématiques d’Emerson et de Whitman. Nous verrons ainsi que si Brakhage est le plus
«emersonien» de tous, Robert Kramer par exemple partage le goût de la route, des grands
espaces et de l’amitié fraternelle avec Whitman. Enfin, avec ces derniers, Jonas Mekas et Emile
de Antonio partagent et professent une éthique de la pauvreté qu’ils érigent en règle d’or d’une
défense du cinéaste comme artiste et poète, et comme subjectivité toute puissante et inaliénable
par les systèmes idéologiques et économiques d’une Amérique qui tend à broyer les poches de
résistance - « He going with me goes often with spare diet, poverty, angry enemies, desertions »,
annonce déjà Whitman 71 . Ce qui fait que tous ces artistes pratiquent 72 , chacun à leur manière, ces
notions toute émersoniennes – et thoroviennes – de « dissentiment » (« dissent ») et de
« désobéissance civile » (« civil disobedience »), d’abord en existant en marge des circuits
traditionnels de production, puis en développant une sorte de contre-idéologie, de négativité, qui
69 L'auteur Stanley Cavell va réhabiliter la pensée emersonienne au xx°siècle, in The Senses of Walden (San
Francisco : North Point Press, 1972) ; Conditions handsome and unhandsome : The Constitution of Emersonian
Perfectionism (Chicago : Chicago University Press, 1990) ; Statuts d'Emerson – Constitution, philosophie,
politique (Paris, Éditions de l'Éclat, 1992).
70 Ralph Waldo Emerson, « Thoughts on Modern Literature », in Uncollected Prose, Dial Essays, 1840
(http://www.emersoncentral.com/thoughts_on_modern_literature.htm)
71 Walt Whitman, «Song of the Open Road », Strophe 14, vers 274-275 (version électronique,
http://classiclit.about.com/library/bl-etexts/wwhitman/bl-ww-openroad.htm )
72 Nous tenons néanmoins à préciser que les cinéastes américains ne sont pas les seuls à pratiquer des gestes
désobéissance civile, même si le terme est américain, et que l'on peut trouver des exemples multiples dans le
monde, notamment au Japon.
54

appelle la réticence exprimée par le personnage de Melville, Bartleby the Scrivener : « I would
prefer not to. » 73 Enfin, cette désobéissance civile prend la forme d’approches filmiques diverses.
Dans son texte « Le Modèle américain de la désobéissance civile, de Thoreau à nos jours »,
Sandra Laugier, inspirée par les travaux de Stanley Cavell (et traductrice de ce dernier) écrit :
Il est particulièrement important de redécouvrir cette voie spécifiquement américaine de
dissentiment, voire de désobéissance au pouvoir établi. La résistance aux dérives d'un
pouvoir démocratique et à la perte, précisément, de sa nature démocratique, est essentielle
à un certain mode de résistance civile ; on en trouve des expressions multiples au cinéma,
depuis la comédie hollywoodienne des années 1930 jusqu'au cinéma des années 1970 et
d'aujourd'hui. Nous gagnerons à la redécouvrir. 74
Les films de notre corpus vont privilégier des choix esthétiques plus radicaux tels que la
discontinuité (temporelle comme narrative), le fragment, l'image fixe, une méfiance pour le
langage et parfois même un refus de la parole (la subjectivité féminine), ou encore un refus du
montage etc... Nous y revenons un peu plus loin.
- D'un terreau religieux vers une sécularisation des pratiques : la
vision transcendantale des poètes aux cinéastes
L’art des premiers colons anglais fut de nature littéraire, s’appuyant principalement sur les
doctrines protestantes plutôt sévères, et notamment les évangiles pauliniens qui développent la
notion d’élection des hommes. Comme ils étaient convaincus d’être les élus 75 , ils entreprirent de
théoriser, théologiser l’idée d’une Amérique rédemptrice de l'Europe décadente, si bien que les
premiers développements d’un art américain reposaient sur la sécularisation de telles rhétoriques
initialement religieuses qui ont fini par essaimé dans les divers champs culturels, arts, discours
dominants, langage, littérature et poésie. Par exemple, le journal intime, la consignation des
menus faits quotidiens, l'examen de soi, que l’on retrouvera dans l’approche filmique de femmes
cinéastes et de cinéastes comme Jonas Mekas, Ed Pincus etc…. relève de cette tradition-là.
Le tournant dans cette nouvelle tradition américaine qui consiste à passer d’une théologie
chrétienne à une théologie orphique 76 de l’art, est symboliquement représenté par la démission de
73 Hermann Melville, Bartleby the Scrivener – A Story of Wall Street ; nouvelle publiée dans le recueil The Piazza
Tales, 1856.
74 Sandra Laugier, « Le Modèle américain de la désobéissance civile, de Thoreau à nos jours », in Multitudes n°24,
« Ecopolitique Now ! », printemps 2006, version numérique, p.3.
75 Ceux que l’on appela les Founding Fathers étaient des hommes de foi protestante (presbytériens) qui refusèrent
de se conformer à l’Église anglicane qu’ils jugeaient encore trop proches du faste catholique et d’une foi
accommodante pour les pècheurs, et choisirent l’exil.
76 Nous entendons « orphique » dans un sens proche de « mystique » et de « panthéiste », en opposition à la
55

Ralph Waldo Emerson de la chaire de l’Église de Boston. Dans les deux années qui suivirent,
Emerson transféra son enseignement de l’Église unitarienne à des lieux publics, comme The
Society for the Diffusion of Useful Knowledge in Boston’s Masonic Temple par exemple, ou la
fondation du Transcendantal Club (avec George Putnam et Frederick Henry Hedge) à Concord
en 1836. Ses essais, qui s'opposent au positivisme matérialiste de l'époque, prédisent et
imaginent le discours artistique américain, et reposent sur la ferveur et la conviction d’une
instance divine – le Transcendantalisme 77 .
Aux Etats-Unis, l’influence romantique se développe sur un terrain particulièrement propice
puisqu’il a été préparé par l’idéologie de l’individualisme démocratique, et aussi par la profonde
tradition de l’examen de conscience. Dans le contexte de l’expérience américaine, la littérature à
la première personne, fictive ou non, accorde une grande place à l’attention portée à soi et au
témoignage – ce qu'écrit Emerson dans son Journal : « Peculiarities of the Present Age... It is
said to be the age of the first person singular » 78 ; c'est ce qui caractérise l'homme romantique
selon Georges Gusdorf :
L'âge romantique, au point de vue psychologique, moral, esthétique et religieux, est le
temps de la première personne, le temps du Je, qui peut être couplé avec le Tu et qui,
associé à d'autres Je peut constituer un Nous, dont la revendication donne à l'espace
social et politique des colorations nouvelles. L'expérience humaine s'organise autour de
cette préoccupation dont dépendent le bonheur ou le malheur, la santé ou la maladie de
celui qui se donne pour tâche majeure la prise en charge de sa vie personnelle, foyer de
significations et de valeurs naturelles et surnaturelles. 79
Les Transcendantalistes se sont tout naturellement insérés dans cette tradition ; très conscients
d’eux-mêmes, ainsi que du fait de vivre à une époque où l’expression se fait volontiers à la
première personne, ils s’observent et consacrent leur énergie à la culture de soi et à
l’amélioration spirituelle. Ils rédigent des journaux où ils consignent les moments d’intenses
expériences, les intuitions les plus significatives. Ils cherchent moins que les Puritains la
continuité du récit, ils veulent avant tout mémoriser les faits emblématiques, vécus dans l’instant
présent.
Certains ont même reconnu ouvertement leur fidélité à cette tradition, mais la plupart des artistes
furent emersoniens sans le vouloir vraiment « more often they have been Emersonians or even
théologie chrétienne qui sépare l'humain du divin.
77 Le premier segment du long poème « Song of Myself » de Walt Whitman illustre assez bien cette notion de
Transcendantalisme.
78 R. W. Emerson, Journal , 1827. Cette remarque d'Emerson est citée par Francis Otto Matthiesen dans son
ouvrage American Renaissance – Art and Expression in the Age of Emerson and Whitman, London Oxford
New York : Oxford University Press, 1941, p.5.
79 Georges Gusdorf, L'Homme romantique, coll. « Bibliothèque scientifique », Éditions Payot, Paris, 1984, p.54.
56

Emersonians in spite of themselves. », écrit Philip Adams Sitney 80 . Ce dernier donne l’exemple
de Gertrude Stein, John Cage ou encore de Charles Olston. Toujours selon Sitney, ce sont des
figures comme celles-ci qui ont transmis l’esthétique emersonienne au cinéma. Ils représentent
une variété de profils ayant été sensibles à l’influence emersonienne – et à ses « disciples » Walt
Whitman et D. H. Thoreau – et à avoir perpétué une tradition fondamentalement orale, ainsi que
le rappelle encore Sitney :
Museum lectures, program notes, exhibition catalogs, interviews, and in cinema,
introductions to film screenings, have been the means through which American artists
have continued this fundamentally oral tradition. 81
Ces représentants de l’art total sont d’une certaine manière proches de ces élus du XVII° siècle
qui parlaient de leur mission avec une confiance absolue, et dénonçaient ceux qui déviaient de
leur route – hérétiques qui renoncent à leurs convictions. L’ensemble du travail théorique de
Gertrude Stein prit la forme de discours publics : Lectures in America (1935). Puis Narration fut
présentée sous forme de quatre conférences données à l’Université de Chicago. Quant à John
Cage, il récupéra le format et les modalités de la conférence traditionnelle dans une approche
syncrétique où il intercalait par exemple plusieurs matériaux différents sur des bandes sonores –
allant jusqu’à mixer quatre à cinq thématiques et/ou discours différents. Maya Deren se mit à
présenter ses films sous forme de conférences, d’abord par nécessité économique, les films
n’étant pas assez lucratifs, mais aussi par souci de prosélytisme. Après sa mort en 1961, son
approche fut reprise par bon nombre de cinéastes de l’avant-garde, entre autres Stan Brakhage
qui se révéla être un brillant orateur, tout comme Mekas et Emile de Antonio.
En parallèle à ce style oral, il y a également un mode épistolaire – qui fait écho notamment aux
Journals d’Emerson et de Thoreau. Les discussions polémiques prennent alors la forme, l’allure
d’une correspondance entre artistes et écrivains – les lettres ouvertes du XVIII° siècle français.
Les nombreux écrits polémiques d’Ezra Pound et de Charles Olson, et en cinéma, Stan
Brakhage, Hollis Frampton, Jonas Mekas sont des praticiens réguliers de ce mode.
À l’esthétique emersonienne reprise par les disciples que furent Thoreau et Whitman, s’ajoute,
même en contrepoint celle d’Herman Melville qui lui aussi tenta de délimiter et de définir une
sorte d’Américanité. Emerson lui-même était convaincu que la variété des styles dans une
80 Philip Adams Sitney, Eyes Upside Down, Oxford New York : Oxford University Press, 2008, p.14.
81 Philip Adams Sitney, Eyes Upside Down – Visionary Filmmakers and the Heritage of Emerson, Oxford New
York : Oxford University Press, 2008, p.4.
57

période donnée, participait d’un système cohérent. Vers le début de son célèbre essai « Art », il
décrit comment l’air qu’un artiste respire imprime son sceau sur le travail de l’artiste :
[…] No man can quite emancipate himself from his age and country, or produce a model
in which the education, the religion, the politics, usages, and arts of his times shall have
no share.. 82
Lorsqu’elle débute sa quatrième conférence de Narration , Gertrude Stein ne fait que répéter à sa
manière les termes d’Emerson :
After all anybody is as their land and air is… It is that which makes them and the arts they make
and the work they do and the way they eat and the way they drink and the way they learn and
everything... 83
Bien que de son propre aveu anti-emersonien, plus proche de la position de Melville, le poète
contemporain (1910-1970) Charles Olson défend dans son essai épistolaire que la sagesse ne
saurait être séparée de la forme poétique :
We are ultimate when we do bend to the law. And the law is :
/ whatever is born or done this moment of time, has
the qualities of
this moment of
time/ 84
La transformation de la Nécessité 85 dans la catégorie du poétique est une des caractéristiques de
l’esthétique américaine emersonienne :
I do not wonder at a snow-flake, a shell, a summer landscape, or the glory of the stars ;
but at the necessity of beauty under which the universe lies ; that all is and must be
pictorial ; that the rainbow and the curve of the horizon and the arch of the blue vault are
only results from the organism of the eye… 86
On reconnaîtra ainsi l’influence émersonienne dans les approches de cinéastes comme Stan
Brakhage, Jonas Mekas entre autres…pour lesquels l’œil constitue le centre de la perception – et
par conséquent le centre de la subjectivité. Ensuite, c’est à chaque cinéaste de re-produire le
monde extérieur en faisant alors intervenir d’autres processus sensoriels, mentaux et personnels,
historiques – le souvenir d’une image, d’un paysage, d’une sensation, sa convocation etc……
Dans la seconde partie du XX° siècle, l’esthétique de ce qu’Emerson appelait « The Beautiful
82 Philip Adams Sitney, opus cité, p.5.
83 Gertrude Stein, Narration , Chicago : Chicago University Press, 1969, p.46.
84 Charles Olston, « Against Wisdom as Such », in The Human Universe, New York : Grove Press, 1967, p.70.
85 Emerson rend hommage à la déesse Ananké, personification de la destinée, la nécessité et la fatalité. Dans la
mythologie romaine, elle s’appelle Necessitas (« il faut »). Elle est la mère d’Adastrée et des Moires et n’était
que rarement vénérée jusqu’à la création de l’Orphisme – la cosmogonie orphique postule une unité originelle.
L’orphisme professe une démarche de purification de l’homme, dont le divin se combine avec le Titan
86 Emerson, Essays and Lectures, pp.967-68.
58

Necessity » fut au cœur du débat sur l’art en général, et sur la fonction et la valeur du hasard dans
l’art. John Cage par exemple cherche par tous les moyens en sa possession à effacer les
distinctions et les frontières entre l’art et la vie, et Stan Brakhage, cinéaste orphique s’il en est,
dont l’art (poesis) repose sur une véritable vocation quasi religieuse, en tout cas mystique, traduit
une urgence vitale. Tous deux sont selon Philip Adams Sitney « coequal heirs of the Beautiful
Necessity, although they invoke it in opposite ends ». 87
John Cage, dont l’influence se retrouve intacte dans l’approche cinématographique d’Emile de
Antonio, exprime un point de vue altruiste et « holiste » de l’art et de sa réception :
That one sees the human race is one person (all of its members parts of the same body,
brothers – not in competition any more than hand is in competation with eye. […] I’m
devoted to the principle of originality – not originality in the egoistic (nous soulignons)
sense, but originality in the sense of doing something that is necessary to do. Now,
obviously the things that are necessary to do are not things that have been done, but the
ones that have not yet been done. This applies not only to other people’s work, but
seriously to my own work. 88
Tandis que Stan Brakhage dédie sa vocation à Ananke (déesse de la nécessité), peu concerné par
ce que John Cage appelle « égoisme » :
OF NECESSITY I BECOME INSTRUMENT FOR THE PASSAGE OF INNER VISION
THRU ALL MY SENSIBILITIES, INTO ITS EXTERNAL FORM. My most active part
in their process is to increase all my sensibilities (so that all films arise out of some total
area or being or full life) AND, at the given moment of possible creation, to act only out
of necessity. In other words, I am principally concerned with revelation. My sensibilities
are art-oriented to the extent that revelation takes place, naturally, within the given
historical context of specifically Western aesthetics. If my sensibilities were otherwise
oriented, revelation would take another external form - perhaps a purely personal one. 89
Dans un de ses premiers textes, « Nature », 1836, Emerson met en place une hyperbole pour
exprimer la primauté du visible dans le monde, et met en place une accélération de l’expérience
visuelle :
The least change in our point of view, gives the whole world a pictorial air. What new
thoughts are suggested by seeing a face of the country quite familiar, in the rapid
movement of the rail-road car ! Nay the most wonted objects (make a very slight change
in the point of vision) please us most. In a camera obscura, the butchers’s cart, and the
figure of one of our family amuse us. So the portrait of a well-known face gratifies us.
Turn the eyes upside down, by looking at the landscape through your legs, and how
87 Philip Adams Sitney, Eyes Upside Down – Visionary Filmmakers and the Heritage of Emerson, Oxford New
York : Oxford University Press, 2008, p.7.
88 John Cage, Silence, Middletown : Wesleyan University Press, 1961, p.75.
89 Stan Brakhage, Metaphors of Vision, in Essential Brakhage – Selected Writings on Filmmaking by Brakhage,
New York : Library of Congress, 2001, pp.31-32.
59

agreeable is the picture, though you have seen it any time these twenty years ! 90
L'influence de Whitman : le corps du cinéaste et sa caméra
Si j’écrivais un livre intitulé « le Monde tel
que je l’ai trouvé », je devrais y inclure un
rapport sur mon corps, dire quelles parties
sont subordonnées à ma volonté, lesquelles
ne le sont pas – comme méthode pour
isoler le sujet.
L. Wittgenstein, cité par Robert Kramer
in Berlin 10/90.
Si ce texte peut sembler familier, c’est probablement parce que Whitman a enrichi ce catalogue
des perceptions visuelles de la ville dans son célèbre Leaves of Grass. Et pourtant, cette
description de la ville, du monde environnant, anticipe sur l’invention du cinéma, et plus
particulièrement sur des expériences filmiques explorées à la fois par le cinéma direct et par la
caméra subjective – ce qui nous intéresse tout particulièrement. Le monde bouge au rythme de
notre corps – nous ferons la démonstration au fil des films analysés d'une caméra somatique,
d'une caméra qui balaie le monde ; et l'on perçoit que les parties de lui-même que l'homme est en
mesure de voir, sans l'aide d'un miroir, les pieds, les mains, son ombre... - « Mais le principal
chez l'homme, ce sont ses yeux et ses pieds, il faut qu'on puisse voir le monde et aller vers lui. »,
écrit l'auteur Alfred Döblin dans son roman Berlin Alexanderplatz 91 . Et Brakhage d'ajouter :
« It’s very important to me, too, that the tripod legs would show, in the distance, so that there is
always some sense that this is a film maker filming and being filmed. » 92 Nous en aurons un
exemple précis avec le Dog Star Man de Brakhage ou avec Dear Doc et Berlin 10/90 de Robert
Kramer. Avancées rythmiques et contrapuntiques du corps en mouvement, de la marche, ou
gestes du cinéaste composant son film sur la table de montage. De tous les aspects de cet
héritage américain, un des plus évidents est très certainement dans le champ filmique
documentaire et personnel, l'insistance de Whitman à offrir au corps de l'artiste une place
prépondérante dans son œuvre – et non seulement l'œil, organe original et primordial, mais bien
le corps dans son ensemble, y compris pour certains cinéastes (Brakhage, Kramer, les cinéastes
féministes), le corps sexué (une célébration non emersonienne cette fois-ci).
90 R.W. Emerson, « Nature », in Essays and Lectures – Essay VI, Second Series (1844), version électronique.
91 Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, 1929. Ce roman fit l'objet de plusieurs adaptations cinématographiques, et
en particulier par Rainer Werner Fassbinder. Robert Kramer cite souvent des fragments de ce texte dans Berlin
10/90.
92 Le trépied se confond avec les arbres, très présents dans le film Dog Star Man, aussi nous n’avons pas été en
mesure de réellement repérer cette intrusion technique… C'est sans doute un des mystères de la représentation
brakhagienne.
60

Une lignée parallèle est tout aussi frappante quand on observe les démarches des cinéastes sous
l'angle transcendantaliste et romantique (échos aux visions de William Blake notamment), c'est
celle de l'enfant visionnaire, l'enfant vivant, en mouvement, auquel Whitman consacre un poème:
« There was a child went forth every day » :
There was a child went forth every day;
And the first object he look’d upon that object he became;
And that object became part of him for the day,
or a certain part of the day, or for many years,
or stretching cycles of years. 93
Cette image de l'enfant qui avance et grandit, c'est finalement une image de cinéma : elle n'est
autre que la métaphore de la caméra embarquée par le cinéaste, portée par lui, la caméra
subjective – ce qui constitue pour Jean-Louis Comolli, un gage de vérité :
L’un et l’autre ne se contentent pas de mettre en jeu des corps à filmer. Ils réclament une
prime à « l’inscription vraie » – c’est-à-dire à la vérité de la relation filmée, la vérité de ce
qui se produit dans une unité de temps (la prise) entre le corps filmé et la machine
filmante. Ils réclament un supplément de « vérité » : que le nom, le corps, la subjectivité,
la parole soient sans le moindre doute référables au même individu. Ils réclament qu’il y
ait du « lui-même » pour ensuite, éventuellement, mettre en danger cette pétition
d’identité ou d’unité. 94
Pour les artistes américains qui héritèrent de cette capacité d’émerveillement (« wonder ») que
procure la vision transcendantale, la dissolution du Moi dans une inspiration quasi divine,
entraîne souvent la venue d’un silence ou plus exactement le désengagement du langage. Et en
particulier pour les Expressionnistes Abstraits ou des cinéastes comme Stan Brakhage (pour
lequel nous verrons l’influence des premiers), la suspension même temporaire du langage, du
verbe, de l’activité de nommer ce que l’on voit, participe d’une expérience de rédemption et de
recréation du monde. Néanmoins, cette dissolution du Moi peut à la fois être comprise comme
quête d'une complétude hors du sujet, mais dans le même temps, être perçue comme une menace
de disparition de ce même sujet, à force d'expériences...
La question du langage
Le langage est arbitraire, et ces poètes et artistes tentèrent de se débarrasser de ces « false
substantives and illusionary ends in the frozen meaning of words » pour reprendre les tournures
souvent lyriques de Philip Adams Sitney 95 , ou selon William James :« […] language almost
93 Walt Whitman, «There was a child went forth every day », in Leaves of Grass, version électronique
(http://www.bartleby.com/142/103.html)
94 Interview de Jean-Louis Comolli par Jean-Michel Mariou, France Culture, juillet 2001.
95 Philip Adams Sitney, Eyes Upside Down – Visionary Filmmakers and the Heritage of Emerson, Oxford New
61

efuses to lend itself to any other use » 96 , un peu comme les Romantiques anglais avaient de leur
temps tenté de revenir au « real language of ordinary men », et en travaillant la synesthésie du
langage et du langage visuel, et plus tard le pur plaisir du signifiant (Gertrude Stein par exemple,
dont nous verrons des exemples dans le Chapitre III) – ici, du signifiant visuel, ou encore la
déconstruction de la syntaxe (Stein, Brakhage etc…). Finalement, il s’agit de lire le poétique
comme une réappropriation subjective de la langue, même dans ce qu’il a de disséminé et
d’étrange dans le monde qui nous entoure et qui ne s’arrête pas de tourner pour autant.
Toujours dans son texte « Narration », Gertrude Stein développe encore davantage les idées
emersoniennes en essayant de définir la spécificité de la langue américaine et de la littérature
américaine :
In the American writing the words began to have inside themselves those same words that
in the English were completely quiet or very slowly moving began to have within
themselves the consciousness of completely moving, they began to detach themselves
from the solidity of anything, they began to excitedly feel themselves as if they were
anywhere or anything, think about American writing from Emerson, Hawthorne, Walt
Whitman, Mark Twain Henry James myself Sherwood Anderson Thornton Wilder and
Dashiell Hammitt and you will see what I mean, words left alone more and more feel that
they are moving and all of it is detached and is detaching anything from anything and in
this detaching and in this moving it is being in its way creating its existing. This is the
real difference between English and American writing...[...]… 97
Le jeu textuel auquel s’adonne ici Gertrude Stein entre le mouvement des mots et leur
détachement, fait encore écho à Emerson dans un autre texte, « The Poet » où l’auteur cherche
un équilibre ténu entre « the intellect, which delights in detachment », et « the quality of the
imagination, which is to flow. ». Son évocation de l’unicité d'une dynamique contribue à une
théorie qui allait par la suite être appelée « hanging out » et qui caractérisait une posture toute
« native » - en d'autres termes, une posture américaine. Elle aussi remarque un fait qui peut
sembler paradoxal : ces mêmes auteurs parlent du plaisir à ne rien faire, cette réserve que nous
avons déjà évoquée et qui va se manifester de bien des manières dans le champ filmique. Tout
l'art, finalement – et notre travail également – est dans la conjonction d'un médium universel, le
cinéma – un médium qui relève de quelques principes chimiques, techniques, auxquels tout
cinéaste doit plus ou moins se conformer pour obtenir des images et des sons enregistrés – et
d'une spécificité américaine, une sensibilité particulière à l'espace, un rapport personnel,
individuel à la nature, une propension au retrait de la foule, à l'introspection, un goût de
York : Oxford University Press, 2008, p.9.
96 William James, « The Stream of Thought », in The Principles of Psychology, New York : Dover Editions, 1950,
pp.245-246.
97 Gertrude Stein, « Poetry and Grammar », in Lectures in America, New York : Random House, 1935, p.10.
62

l'ordinaire et des choses simples etc....
Emerson développe par ailleurs la non-coïncidence des axes de la vision et des choses, ce que
Stein reprend dans sa quatrième conférence de Narration , où elle entreprend, dans son style très
particulier, une définition du public, de l’observateur :
That is to say can does any one separate themselves from the land so they can see it and if
they see it are they the audience of it or to it. If you see anything are you its audience and
if you tell anything are you its audience, and is there any audience for it but the audience
that sees or hears it. 98
John Cage 99 et l’inspiration emersonienne
Depuis les années soixante, John Cage a surtout médité les textes d’un des disciples d’Emerson,
D. H. Thoreau. Dans son Introduction à « Lecture on Weather », il écrit ceci : « No greater
American has lived than Thoreau. Emerson called him a speaker and actor of the truth. Other
great men have vision. Thoreau had none. Each day, his eyes and ears were open and empty to
see and hear the world he lived in. » 100 C’est en lisant Thoreau que Cage eut l’idée du texte
comme collage. Et en effet, depuis un de ses premiers ouvrages, Silence, on peut remarquer une
approche méthodologique d’organisation qui alterne entre ordre chronologique des pièces écrites
et/ou composées, et un collage thématique contenant de petits textes narratifs, des anecdotes et
des paraboles – on retrouve la même organisation textuelle mixte chez Mekas par exemple, en
particulier dans son ouvrage autobiographique I Had Nowhere To Go. John Cage reconnaît
également sa dette à Gertrude Stein, dans cette approche totale, pluridisciplinaire d’une unicité
américaine, ce qu'il écrit dans son histoire de la musique américaine : « Actually America has an
intellectual climate suitable for radical experimentation. We are the oldest country of the XX°
century, and I like to add : in our air way of knowing nowness. » 101
De même, lors de sa conférence intitulée « Lecture on Nothing » 102 , Cage présente le cœur d'un
enseignement qu'il qualifie de « négatif » 103 , en déclinant notamment l’énoncé suivant « I have
nothing to say and I am saying it and that is poetry as I need it », qui allait ensuite devenir le
98 Gertrude Stein, Narration , P.51.
99 Nous verrons que John Cage occupe une place importante dans la filiation qui va d'Emerson à Emile de Antonio.
Ce dernier l'invite dans son film Mr Hoover and I comme il aurait invité un frère, un père ou mieux encore, une
muse.
100 John Cage, Empty Words – Writings 73-78, Middleton : Wesleyan University Press, 1978, p.3.
101 John Cage, « History of Experimental Music in America », in Silence, p.73.
102 Cette conférence se tint en 1949 au Abstract Expressionists’ Artists’Club.
103 La notion de « negative space » se retrouve régulièrement dans les arts de la représentation après la seconde
guerre mondiale.
63

sonnet Opening the Cage sous la plume d’Edwin Morgan (1968). Cage poursuit en invitant les
personnes présentes à envisager la conférence comme la vision que l’on peut avoir d’un train –
pour revenir aux intuitions d’Emerson, quelque cent ans auparavant. À ce point, John Cage ne
fait qu’énoncer finalement, à sa manière, ce qu’Emerson écrivait dans un de ses plus célèbres
textes, « Expérience » : « All I know is reception ; I am and I have : but I do not get, and when I
fancied I had gotten anything, I found I did not. I worship with wonder the great Fortune . » 104
Le poète Charles Olson reconnaît sa dette à Emerson, mais plus encore à Melville dans ses
questionnements concernant Emerson. En fait, Melville n’était pas tenté, comme Whitman
l’était, et Emerson et Thoreau dans une moindre mesure, de gonfler, de dilater l’aspect physique
des êtres et des choses – ce qui revient à répudier l’idée du « transparent eyeball » et du
fantasme de voir à travers les choses comme une rédemption de l’âme. Au contraire, au cœur de
la poétique d’Olson se trouve la centralité incontournable du corps du poète, ce qui constitue une
révision whitmanienne d’Emerson particulièrement déterminante pour le cinéma :
The body is forever in contact with the particularity of things so that a) poetics must be
based on the respiration patterns of the individual poet, for his worlds emerge ‘projected’
from his breath b) the body is always in a particular locality, for which the poet must
account ; and c) the body is never static ; it is always in motion, dancing even when
sitting down, breathing, pumping blood. Finally d) at each interfacing of body and things,
history intervenes (for ‘History’ is etymologically what one finds out for oneself). The
history of language, of poetry, of localities, and of the human species become ereas for
the poet to investigate for himself. 105
Pour Olson, « History is the function of any one of us, as well as his equation of mythological
and historical narratives. » Il développe également l’importance du nom propre comme « the
stamp of the writer’s activity ». Le récit est selon lui l’élaboration d’un nom propre en histoire.
Et la trinité topos/typos/tropos met en avant le lieu comme source originelle du poète : « I take
SPACE to be the central fact to man born in America » 106 - ce que Robert Kramer reprendra dans
son voyage de retour en Amérique dans Route One USA (Chapitre IV).
Subjectivité de la vision thorovienne
Le dédoublement de la vision chez Thoreau (conscient des diverses modalités du regard), entre la
surface et son reflet, prend la forme chez Brakhage d'un couple homme-femme comme origine
du monde et du sens – une dualité qui orchestre le monde, l'univers même. Finalement, Brakhage
ne fait que suivre un des préceptes d'Emerson dans « Nature », prouvant l'importance de
104 Ralph Waldo Emerson, Essays and Lectures, p.491.
105 Philip Adams Sitney, Eyes Upside Down –Visionary Filmmakers and the Heritage of Emerson, Oxford New
York : Oxford University Press, 2008, p.17.
106 Charles Olson, Call me Ishmael, New York : Grove Press, 1947, p.49.
64

l'observateur dans la perception de la réalité :
Turn the eyes upside down, by looking at the landscape through your legs, and how
agreeable is the picture, though you have seen it any time these twenty years ! 107
Thoreau reprend l'expérience : « Subverting the head, we refer things to the heavens ; the sky
becomes the ground... » Ainsi, dans Walden, le narrateur en vient à croire qu'il peut marcher à
sec sous une rivière ou une cascade suspendue au-dessus de sa tête, et il imagine pour ainsi que
les hirondelles deviennent des perches puisque dans sa vision, elles plongent sous la surface du
lac. Comme si le sujet thoreauvien pouvait passer sans encombre de l'autre côté du miroir. Mais,
comme le souligne Michel Granger 108 , les visions sont alors de l'ordre du fantasme, élucubrations
d'un ermite ivre d'air et de nature comme déposée à ses pieds. Avec Brakhage, les habitudes
mentales sont mises à mal afin d'étendre les possibilités de l'esprit, renouveler les sensations et
empêcher les facultés de s'atrophier.
- De la Self Reliance transcendantale à la subjectivité filmique
Le droit de retirer sa voix à la société se
fonde d'abord sur l'idée que je puis en
quelque sorte me gouverner moi-même.
Sandra Laugier, relisant Thoreau 109
Self -Reliance 110 (« Reliance on one's own capabilities, judgement, ressources, independance. »),
c'est ce qui définit la démocratie selon Emerson - c'est à dire la confiance non comme prétention
creuse et sentiment de supériorité, mais comme refus de la conformité. La Self-Reliance est la
capacité qu'a chacun de juger du bien et de refuser un pouvoir qui ne respecte pas ses propres
principes. La Self Reliance est bien une position politique, revendiquant la voix du sujet contre le
conformisme, contre les usages acceptés de façon non critique, et contre les institutions mortes
ou devenues non représentatives.
On pourra constater que, sans trop d'effort d'adaptation ou d'explications, ces postulats
concernant la Self Reliance s'appliquent au cinéma – la même chose sera pertinente avec les
autres formes d'art, mais le cinéma américain a ceci de particulier qu'il subit une pression
107 R.W. Emerson, « Nature », in Lectures and Essays – Essay VI, Second Series, 1844, version électronique.
108 Michel Granger, « L'écriture extra-vagante », in Henry D.Thoreau – Narcisse à Walden, Presses Universitaires
de Lyon, Lyon, 1991, pp.185-222.
109 Sandra Laugier, « Le Modèle américain de la désobéissance civile, de Thoreau à nos jours », in Multitudes n°24,
« Ecopolitique Now ! », version électronique.
110 La traduction conventionnelle est celle de « confiance en soi ».
65

idéologique telle qu'il est difficile de se démarquer, de faire autrement que les studios et circuits
commerciaux, qui sont, qui plus est, florissants.
La Self-Reliance est à même d'ébranler aussi bien le libéralisme moderne que le
communautarisme fondé sur l'adhésion inévitable à une tradition acceptée, décelant à
l'avance leurs fondements communs : l'idée que si je suis là, c'est que je suis forcément
d'accord avec une structure sociale ou une tradition, qui ainsi peuvent parler pour moi,
j'ai donné mon consentement 111 .
Cavell propose, avec Emerson, une forme d'individualisme radical qui n'est pas une
revendication égoïste de l'intérêt privé, mais au contraire public, ordinaire. En revendiquant
l'ordinaire, c'est à une révolution qu'appelle Emerson, à la construction d'un nouvel homme
ordinaire, l'homme de la démocratie. C'est là, selon Cavell, la contribution proprement
emersonienne à la pensée politique.
Aux États-Unis, Emerson a longtemps été perçu de façon ambivalente : en tant que chantre de la
Self Reliance, de l'indépendance dans tous les sens du terme, il fut une figure impressionnante
voire écrasante dans le paysage philosophique du XIX° siècle américain – il fut parfois perçu
avec ironie par ses semblables. Il y a en effet une difficulté spécifique de la lecture d'Emerson,
qui donne à ses idées l'allure de la rhétorique du self made man, de la grandeur américaine et des
vertus de l'individualisme libéral – tout ce qui va en fait à l'encontre de son propos, à savoir une
certaine vision (éclairée) de la démocratie. Dans son film The Late George Apley (Mariage à
Boston) – comédie de mœurs de 1947, inédit en France jusqu'en 2004, le cinéaste Joseph
Mankiewitcz dresse le portrait d'un Emerson à la fois rigide et moraliste, et en même temps
anticonformiste et radical.
Cette même contradiction apparente est perceptible dans les approches et les œuvres des
cinéastes que nous introduisons dans ce travail. Par son double statut de chef de file du cinéma
Underground et de cinéaste du tout subjectif et d'un Romantisme assumé, Jonas Mekas, bien
qu'Américain par accident, est sans doute celui qui incarne le mieux ces contradictions – comme
nous le verrons, il est perçu comme partial, moraliste et querelleur dans ses fonctions éditoriales
(il a été éduqué à la morale protestante), tandis que le sujet-cinéaste est la radicalité même,
jusque dans les longs panoramiques de racines d'arbres qu'il affectionne. Dans leur souci de se
démarquer des codes classiques de représentation, ces cinéastes subjectifs peuvent faire preuve,
comme nous le verrons, d'élitisme et de sectarisme – le cinéma féministe ainsi que le cinéma
politique d'Emile de Antonio par exemple. Emerson est un penseur singulier de la démocratie,
111 Sandra Laugier, Une autre pensée politique américaine ; la démocratie radicale d'Emerson à Stanley Cavell,
coll. « Horizons américains », Michel Houdiard Éditeur, Paris, 2004, p.8.
66

tout comme les cinéastes personnels sont les penseurs singuliers de la démocratie contemporaine,
les lecteurs subjectifs d'une réalité extérieure et nécessairement aliénante. Tout comme leur
perfectionnisme - idée emersonienne encore, la confiance en soi mène à l'amélioration de soi - se
confond avec leur radicalité filmique.
La voix du cinéaste
La démocratie passe par l'expression de la voix du peuple (vox populi) – et dans l'esprit
d'Emerson et de ses héritiers, comme dans celle des cinéastes, il s'agit de l'expression de la voix
individuelle. Sauf que, s'il s'agissait pour l'individu et/ou le philosophe du XIX° siècle américain,
de se réapproprier la voix, sa voix, et éventuellement parler au nom des autres - « la voix du
philosophe qui prétend parler au nom ... de qui ? C'est tout le problème » 112 - la différence
notable avec le cinéaste contemporain, sera qu'il n'entend plus parler au nom des autres – la
question du « Nous » restera épineuse, et l'usage du mot même soumis à variations d'une œuvre
sur l'autre, de Whitman à Kramer en passant par Emile de Antonio ; pour les Frères Mekas et les
Frères Maysles, « Nous » renvoie naturellement à eux-mêmes. Plus généralement, qui est ce
« Nous » ? À quoi renvoie cette première personne du pluriel ? Elle n'implique pas que l'on
s'attende à obtenir l'accord des autres ou à les convaincre, mais plutôt qu'on a déjà leur accord
tacite – ce qui est un droit qu'a pu s'octroyer le philosophe (« sa nécessaire arrogance » pour
Cavell 113 ) mais que ne s'octroie pas le cinéaste, encore moins le cinéaste d'expression
documentaire personnelle, à la différence du documentariste des années trente qui croyait encore
au groupe sociétal et politique, et disparaissait derrière l'intérêt général et le discours
propagandiste.
Même le cinéma communautariste (féministe, gay etc..) passe d'abord et surtout par l'expression
singulière de l'individu – du sujet-cinéaste qui fait entendre une expérience unique – il en va
ainsi de Mindy Faber, Michelle Citron ou encore Su Friedrich – cette dernière, reconnaît que le
cinéma lui a permis de « giving birth to myself... ». La cinéaste Abigail Child 114 parle quant à elle
de « stutter » (bégaiement – pour Gilles Deleuze, «c’est le bégaiement créateur, l’usage étranger
de la langue » 115 ), bien avant de revendiquer une Self Reliance, qui passera par le texte filmique
112 Sandra Laugier, Une autre pensée politique américaine ; la démocratie radicale d'Emerson à Stanley Cavell,
coll. «Horizons américains », Michel Houdiard Éditeur, Paris, 2004, p.11.
113 Stanley Cavell, Must We Mean What We Say ? Traduit et cité par Sandra Laugier, in Une autre pensée politique
américaine ; la démocratie radicale d'Emerson à Stanley Cavell, coll. « Horizons américains », Michel
Houdiard Éditeur, Paris, 2004, p.14.
114 Abigail Child a débuté sa carrière de cinéaste comme documentariste dans les années soixante-dix, puis
s'engagea dans une voie plus expérimentale, comprenant le film dans une vaste performance (installations,
happenings) ; elle est particulièrement connue pour sa série autobiographique intitulée Is This What You Were Born
For ? (1980-1989). Son travail sur la voix et le montage la place dans la mouvance mekasienne.
115 Gilles Deleuze, Pourparlers , Éditions de Minuit, Paris, 1990, p.65.
67

comme usage de soi (« tissu » et « texte » sont étymologiquement liés) :
The stutter is the plot... It's the stutter that interests me. I hear the stutter as a sounding of
uncertainty. All the broken dreams...The narrator is disobedient. A return is necessary, a
way for women to go. Because we are in the stutter. We were expelled from the Garden
of the Mythology of the American Frontier. We have come on to the stage stammering. 116
Le cinéma personnel représente un moyen de restaurer le Moi dans son assurance. Car si, comme
le remarquait (déjà) Thoreau, les hommes vivent dans le désespoir - « quiet desperation » - c'est
pour avoir perdu la capacité de la parole, à donner voix à leurs pensées. Or, le dispositif filmique
permet de faire en sorte que le sujet puisse s'exprimer à plusieurs voix – nous l'avons suggéré
dans l'Introduction, la subjectivité se manifeste à tous les stades de la fabrique du film, de
l'écriture, si écriture préalable il y est, au tournage, cadrage, au montage, agencement des plans et
composition de la bande-sons et de la bande musicale. Sans oublier la voix du/de la cinéaste qui
vient parfois au-dessus du film.
Parler en son nom propre est un acte de parole risqué, car cela présuppose le risque du démenti,
de n'avoir rien à dire, d'être sans voix. Pour le cinéaste, cela signifie se mettre à distance du
discours politique, opérer un retrait stratégique vers la sphère privée, habiller le langage de
subjectivité et se concentrer sur les menus faits de la vie quotidienne, quitte à avoir recours de
temps à autre à une figure mythique. Ceci explique la méfiance de tous ces cinéastes à l'égard
d'un cinéma politique, à l'exception d'Emile de Antonio qui, dans son dernier film, réussira à
combiner le tout subjectif au tout politique. Pour Mekas, tout est soluble dans sa subjectivité :
« We want to liberate cinema from politics by putting it in the hands of the people – it’s my soul
that is my politics. » 117 À la suite d'Emerson et de Cavell, Sandra Laugier tente de résumer ce qui
fait l'homme d'aujourd'hui qu'elle qualifie de domestique : « L'homme domestique est celui qui
arrivera à accorder son intérieur et son extérieur, sa voix publique et sa voix privée : à devenir
ordinaire. C'est la définition de la confiance en soi démocratique . » 118
Retour sur la notion de Romantisme
We want to liberate cinema from politics by
putting it in the hands of the people – it’s
my soul that is my politics.
Jonas Mekas, Diaries, octobre 1967.
116 Philip Adams Sitney, « Abigail Child : Textual Self-Reliance », in Eyes Upside Down – The Visionary
Filmmakersand the Heritage of Emerson, Oxford New York : Oxford University Press, 2008, p. 271.
117 Jonas Mekas, Diaries, 17 octobre 1967.
118 Sandra Laugier, Une autre pensée politique américaine ; la démocratie radicale d'Emerson à Stanley Cavell,
coll. «Horizons américains », Michel Houdiard Éditeur, Paris, 2004, p.27.
68

Un des champs esthétiques privilégiés sera le lyrisme que nous retrouvons dans la plupart des
œuvres introduites – principalement Brakhage, Su Friedrich, Mekas, Kramer, Wenders, de
Antonio. Le lyrisme est une esthétique qui sert à traduire les sentiments intimes – intialement les
sentiments intimes communs à tous les hommes (le credo des premiers Romantiques anglais),
dans le cas présent, des sentiments personnels liés à l'expérience individuelle du sujet-cinéaste
qui jamais ne s'exprime jamais pour l'autre, pour d'autres ; ce qui constitue une limite
significative des liens entre Romantisme et le cinéma documentaire/personnel, mais nous
n'utiliserons pas la locution « post-romantique » qui reste tout aussi problématique et de plus
induite une idée de décadence du genre, ce qui n'est pas le cas. Les procédés lyriques seront,
nous le verrons en situation car ceci reste que trop théorique, le champ lexical des émotions, des
sentiments, de la subjectivité, grâce notamment à la manifestation d'un « Je » - un « I » qui
parfois n'est pas suffisant à dire la complexité d'un esprit qui aspire à une complétude au-delà
même du sujet, c'est pourquoi le poète recourant à un «He », un « She » ou un « It » 119 . Grâce
également à une ponctuation marquée et souvent idiosyncratique – une ponctuation qui dans
l'espace filmique se manifeste par le montage en premier lieu, mais aussi par le mouvement de la
caméra et l'alternance naturelle de ces mouvements (chez Mekas par exemple qui privilégie la
séquence comme unité) – et par conséquent du rythme, de la musicalité, du texte poétique verbal
comme du texte filmique (chez Mekas encore, ou surtout chez Brakhage). Enfin, les images –
non pas les plans, mais le travail des signifiants visuels, figures allégoriques, métaphoriques ou
concrètes – jalonnent et/ou hantent les espaces filmiques respectifs. D'ailleurs, nous serons
amenée à constater qu'au delà des paradigmes strictement subjectifs (par exemple la neige pour
Mekas, l'œil pour Brakhage, le miroir pour McBride, les terrains vagues de Kramer, la couleur
rouge de Nicholas Ray, la parole/les paroles pour De Antonio), se dessine une communauté de
signes, de lieux et de déplacements. Des trains traversent les films (Mekas, Kramer, les Frères
Maysles...), des bateaux et des navires (Kramer, Wenders/Ray) le cycle des saisons orchestre la
représentation du temps qui passe – avec une prédilection pour le retour de l'hiver, moment de
créativité, métaphore du mouvement Underground, mais aussi métaphore de l'enfance (les Frères
Maysles, Mekas, Kramer, Brakhage), de la surface et de l'écran. 120
Eau, terre, feu, air : un langage élémentaire commun
Nous venons de le suggérer, les influences romantique et transcendantale combinées ont créé des
zones dynamiques de tensions dans l'espace filmique, mais également un canevas plus ou moins
119 Il nous a fallu basculer sur l'anglais afin d'exprimer le neutre qui en français ne se distingue pas du
« Il »-personne.
120Les films des années soixante semblent tous fascinés par cette blancheur qui irradie le plan.
69

lâche de résonances et de références.
Afin de ne pas répéter ce qui se trouve décliné dans les Chapitres, nous prendrons simplement
l'exemple des quatre éléments qui se voient déclinés dans les représentations, à l'image de la
plage qui se fait littéralement matière-film. Sans mener une réflexion méthodique et
systématique, il faut néanmoins admettre la déclinaison de cet ordre du monde, et dont l'équilibre
ou le déséquilibre des éléments dessinent une topographie subjective du cinéaste – ce n'est plus
la scène américaine codée, sociale, telle que Jean Mottet la définit dans son ouvrage L'invention
de la scène américaine 121 , mais bien une scène, américaine certes, mais avant tout mentale.
L'eau, nous le verrons dans les films en nous inspirant librement des travaux de Gaston
Bachelard, joue un rôle primordial chez les cinéastes, et en tout premier lieu chez Su Friedrich,
Michelle Citron, Kramer et Wenders. Le feu est également très présent chez Kramer et Brakhage.
Quant à Mekas, c'est l'homme de la terre ; tout part et tout y revient, à l'image de ses longs
panoramiques verticaux partant des racines jusqu'au ciel pour retourner à la terre, de ses images
de champs, de ciel reflétés dans les flaques etc.... Seul Émile de Antonio ne s'inscrit pas dans
cette poétique de l'espace, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Bachelard, la subjectivité de
antonionienne ne passant que par le prisme du champ politique et de la pensée ; quasi aucune
image concrète ou métaphorique ne se rapportera à lui, ne le révélera dans son immensité intime.
Grâce aux écrits de Philip d'Adams Sitney notamment, les liens ou les correspondances avec
l'idée, le souffle romantique, se sont enfin révélés. Il est apparu à l'évidence qu'une importante
lignée de cinéastes américains avait trouvé son cadre de référence majeur dans le champ
esthétique initialement délimité par les Romantiques anglais, que ce soit sous la forme d'origine
ou par le détour par la tradition américaine du Transcendantalisme, dont nous venons d'évoquer
quelques principes conservés par les artistes du XX° siècle. Ces derniers ont hérité des
Transcendantalistes la figure archétypale de l'artiste moderne, ainsi que les implications de leur
pratique artistique : l'œuvre d'art comme une unité organique, dotée d'une autonomie formelle,
créée dans la solitude de la campagne ou au sein d'une communauté d'artistes, pour être
présentée comme palliatif à l'aliénation d'une modernité démythifiée, en particulier dans ses liens
avec la culture industrielle et son système économique. L'auteur et historien David E. James, qui
manifeste un point de vue marxiste affirmé, il convient de le souligner, va plus loin dans cette
analyse de la survivance du Romantisme en « milieu hostile » :
121Jean Mottet, L'Invention de la scène américaine – Cinéma et paysage, coll. « Champs Visuels », Éditions
L'Harmattan, Paris, 1998. Jean Mottet analyse ainsi quelques topiques griffithiennes, comme la maison, le seuil
etc.., que l'on retrouve dans les représentations subjectives des films de notre corpus, mais comme des
émanations de l'état d'âme du sujet-cinéaste, désir, nostalgie ou mélancolie etc...
70

For nearly two hundred years, the opposition of art to commerce recurred in the
ideologies of modernism, even when the two were recognized as being complementary,
the sundered halves of a lost whole. 122
Cette division représente un processus de dislocation culturelle qui ne va faire que s'accentuer
tout au long du XX° siècle, dans la mesure où cette quête romantique totale va trouver une niche
dans les expressions artistiques alternatives – nous nous concentrons ici sur le cinéma, et ne
prétendons aucunement traiter des autres formes d'art ; et comme Emile de Antonio en fera
l'expérience, la peinture relève d'autres dialectiques – les avant-gardes depuis Maya Deren, et les
expressions documentaires isolées. L'entreprise de démolition du tissu social entamée par
l'administration Reagan, va ensuite précipiter le retrait stratégique vers les microsphères, les
espaces privés, où l'individu remplace le groupe comme plus petite unité sociale. On 123 situe
traditionnellement – et nous partageons ce point de vue - les démarches de Ross McElwee et de
Michael Moore dans ce mouvement de fond. D'ailleurs, dans son film séminal Roger & Me,
Michael Moore, plus névrosé que romantique, n'a de cesse, dans son impulsion
autobiographique, de s'inscrire en marge du groupe, exprimant dans une joyeuse confusion sa
nostalgie du grand-tout – enfance, famille, entreprise, ville.
Mais revenons aux survivances de l'esprit romantique dans le cinéma qui nous occupe. Dans leur
majorité, les cinéastes autographes que nous introduisons dans ce travail, n'ont pas choisi entre le
groupe et l'individu, l'objectivité et la subjectivité. Leur démarche filmique relève d'une véritable
impulsion d'auto-inscription. Le sujet n'est pas cette unité insécable, résistante et éventuellement
subversive – le sujet moorien par exemple – mais le lieu, la source du sens.
- vers un cinéma personnel
If the whole of history is in one man, it is
all to be explained from individual
experience. There is a relation between the
hours of our life and the centuries of time.
Ralph Waldo Emerson
« History », in Essays and Lectures, 1841
122David E. James, « Film Diary/Diary Film : Practice and Product in Walden », in David E. James (edited by),
Jonas Mekas & The New York Underground, Princeton New Jersey : Princeton University Press, 1992, p.145.
123C'est le cas par exemple du critique de cinéma Jim Lane, in The Autobiographical Documentary in America,
Madison : The University of Wisconsin Press, 2002. Moore, McElwee ou encore Tony Buba (Lightning over
Braddock : A Rustbowl Fantasy, 1988), sont tous issus du quart nord-est des États-Unis, et sont par conséquant
en première ligne pour documenter cette dislocation sociale.
71

Cinéma autobiographique, cinéma du moi, film-journal, cinéma personnel.... Ces termes,
largement usités durant ces trente dernières années, peuvent être examinés différemment :
comment se peut-il que le cinéma, cet art collectif et de masse, puisse se mettre à l’échelle d’un
simple sujet, d’un simple « Je » ? comment se peut-il qu’un art dont le principe repose sur le
travail d’une caméra qu’on tourne vers le monde, puisse se retourner, inverser sa vision et révéler
la personne qui se tient derrière la caméra ?
On avancera ici que les termes « diary film » ou encore « personal cinema » qu’on évoque
généralement au sujet de Stan Brakhage, Jonas Mekas et les autres cinéastes que nous
évoquerons au fil des chapitres, constituent de virtuels oxymorons. En effet, ils décrivent un
procédé, un processus pétri de contradictions, et font naître une série de questions sur la relation
entretenue entre film et individualité, film et subjectivité, film et mémoire.
Il convient de préciser que le développement d'un cinéma à visée autobiographique intervient à
un moment particulier dans l’histoire du cinéma, en introduisant un phénomène de rupture où les
poétiques du cinéma d’avant-garde sont liées aux catégories « amateur » de film, comme des
outils artistiques servant à peindre, à faire le portrait de l’individu/artiste. L’autobiographe au
cinéma non seulement se dit « Je veux raconter ma vie par le cinéma », mais il se dit aussi « il y
en a assez du cinéma comme art des masses et comme activité collective et industrielle ». Ainsi,
le cinéma autobiographique a été conçu non pas comme l’histoire d’une quelconque vie, mais
comme l’histoire de la vie de l’artiste. C’est une expression artistique qui souligne plus ou moins
consciemment l’artiste dans sa réponse/réaction à un environnement, ainsi que dans son
intériorité toute symbolique.
Il reste néanmoins certaines contradictions qui ont des ramifications théoriques de première
importance. Filmer est une activité différente de celle de (se) regarder dans un miroir. Le sujet se
cache derrière la caméra. On peut facilement se filmer à l’aide d’une caméra sur pied, mais dans
ce cas, se filmer reste possible tant que le cadre reste plus ou moins fixe et net sur l’objet filmé.
Certaines vidéos récentes utilisent cette technique de fixité du cadre, où l’artiste se représente
dans le champ de sa caméra, généralement en studio. C’est le cas par exemple du film de Lynn
Hershman, Binge, 1988, qui est dominé par une voice over qui se lamente sur l’incapacité de
l’artiste à bouger ou à changer son cadre. Ici, l’autobiographie est proche de la démarche de l’art
performance, car elle relève alors d'une phénoménologie de la présence, d'un glissement de
l'autographie verbale, textuelle, en auto-inscription dans le plan – l'espace et le temps d'un plan.
72

Pour le cinéma en effet, la question de l’autobiographie é été abordée, cadrée, différemment de la
littérature et de l’art performance, mais comme un désir de rendre compte de la vie de l’artiste
dans le monde et non pas dans un studio. Comme on ne peut pas facilement se représenter soi-
même, son corps dans des activités précises, la représentation de soi sur l’image repose
largement sur la notion d’absence et donc de métaphore.
Les images cinématographiques sont rassemblées, prise de l’extérieur du Moi, ou alors par les
autres instances du Moi. Comme dans le film autobiographique, le désir consiste à exprimer la
vie du Moi en tant que sujet, il semble important de faire face, dès le début, aux contraintes que
l’entreprise suggèrent, en particulier les contraintes liées au dispositif filmique, à la
représentation et à la reproduction mimétique de la réalité. L’autre peut enregistrer le Moi, ou le
Moi peut enregistrer l’autre et le monde, mais le Moi ne peut pas simplement capturer ou
contrôler sa propre articulation filmique. C'est le postulat de départ de Robert Kramer par
exemple.
Aussi on est amené à envisager d’autres stratégies afin de produire une autobiographie filmée :
ou bien engager l’autre dans le filmage du Moi – c'est par exemple ce qui se passe lorsque Maya
Deren engage Alexander Hammid pour l’aider à tourner Meshes of the Afternoon, afin de
symboliser indirectement le Moi/sujet, ou bien afin de signaler sa présence dans le film par
l’absence. C’est cette dernière stratégie qui équivaut à une caméra subjective avec la conscience
du cinéaste, qui est la plus signifiante pour le projet d’autobiographie filmée, tandis qu’il se
développe à partir de ce que l’on a appelé « personal filmmaking ».
Ce marquage de présence par l’absence, entraîne les énonciations implicites suivantes : « J’étais
derrière la caméra, c’est moi qui ai tourné ce plan, c’est moi qui ai choisi de le cadrer comme
ça, j’ai choisi ce procédé d’enregistrement de l’image pour marquer ma présence comme
cinéaste, je m’inscris dans les façons avec lesquelles j’utilise la caméra ». L’image ainsi porte
les traces du sujet dans son processus de création, de sélection, de cadrage… Et lorsque le
cinéaste s’expose par ce biais là, il est pour ainsi dire « figuratif » - c'est par exemple le fond de
la pensée des Frères Maysles, chantres du cinéma direct, qui finissent par suggérer que la
présence du cinéaste est implicite dans son film, ce qui de fait l'exonère d'une présence visible,
au profit d'une présence sensible ; il nous faudra garder cette nuance à l'esprit au moment
d'aborder leur film Salesman au Chapitre II.
Toujours est-il qu'il nous faut d'emblée reconnaître que nous évoluons dans un domaine
73

métaphorique. Une telle subjectivité comporte des avantages et des inconvénients : de la part du
cinéaste, il est toujours un homme ou une femme avec une caméra (un « man with a movie
camera »). De même, filmer est une activité différente de celle d’écrire à la première personne,
sauf, peut-être lorsque le cinéaste a recours au langage parlé et écrit, dans le cas par exemple où
il utilise un commentaire en voix over.
Pour positionner le « Je » de la première personne du récit autrement que par le langage verbal,
on est alors largement dépendant d’une équation entre « I/Eye », du « Je » avec l’agent de la
perception visuelle. C’est une équation dont le statut homonymique en anglais (I/Eye) la rend
particulièrement attractive métaphoriquement parlant. 124 Cette équation dément complètement le
fossé pouvant exister entre ce que le sujet voit et ce que le sujet est, qui il est, ou même qui le
sujet interprète. Pour reprendre l’exemple de Brakhage, ses films contiennent certains moments
critiques où l’image est le miroir du Moi, directement, mais ces moments sont rendus possibles
par l’intervention externe d’une autre personne, comme lorsque la femme de Brakhage prend la
caméra pour révéler à l’image les réactions de son mari à la naissance de leur premier enfant, ou
lors de sa crise d’épilepsie. Mais plus généralement les films reflètent métaphoriquement le Moi.
Prenons l’exemple des plans de paysage dans Machine of Eden de Stan Brakhage, où la lumière
est manipulée à la capture même, afin de donner une impression apocalyptique. L’immédiateté
de la vision et de l’enregistrement, le sujet « I » et l’œil « Eye » sont mélangés l’un l’autre, afin
que le sujet, le sujet-cinéaste devienne l’effet de ce qu’il peut faire faire à sa caméra – ou, pour
reprendre les propres mots de Brakhage, décrivant ses expériences autobiographiques filmées :
« a graph of light equivalent to autobiographical thought process ». Brakhage est conscient
d’utiliser des métaphores mais il est aussi sincèrement convaincu par l'évidence des équivalences
établies.
Cette sorte d’autobiographie artistique emprunte beaucoup aux principes du cinéma poétique –
un cinéma qui recherche un statut allégorique ou métaphorique pour l’image, utilisant le
montage à des fins tropologiques (style figuratif du langage). Elle flirte aussi avec des principes
apparemment diamétralement opposés, tels que ceux du cinéma direct, un cinéma dont le but est
d’enregistrer des événements non médiatisés par les procédés narratifs ou les structures
élaborées. Le paradoxe ici réside dans le fait que le Moi ainsi que la conscience de soi, sont les
« événements », mais des événements moins facilement accessibles à l’enregistrement filmique.
Peut-être que le Moi n’est ni un événement ni une série d’événements, mais qu'il se trouve crée
dans le film par la médiation des procédés de narration et de représentation symbolique, même si
124 Stan Brakhage le remarque à plusieurs reprises dans ses films, ainsi que nous le verrons au Chapitre II.
74

ces procédés demeurent au stade de la phénoménologie visuelle.
C’est avec la psychanalyse lacanienne et son accent mis sur l’énonciation verbale que notre
propos trouve sa pleine expression - on est tenté d’avancer ici que la session psychanalytique est
l’acte ultime de l’autobiographie, parce que le Moi est enregistré pas seulement en termes de
programme d’événements et d’accomplissements, mais comme il est aussi entendu, en tant que
parole racontant. Dans sa tentative pour articuler le passé, le sujet fait son chemin à travers le
langage – langage qui gouverne non seulement ce qu’il est, mais aussi comment il peut savoir
quoique ce soit sur son individualité. Le langage a ses avantages ici en tant que médium de
l’auto-expression, parce que le langage se prête bien à la révélation de comment le sujet/Moi, en
tant que concept, est construit dans et par le langage. Dans la mesure où un montage d’images et
de voix se substitue au langage écrit dans le film personnel, ils transforment les paramètres
énonciatifs - nous devons chercher ailleurs ce que nous voudrions entendre comme « parlant » et
non comme « racontant ».
L’autobiographie littéraire a traditionnellement « nettoyé » cet acte, et a adopté des formules
conventionnelles de ce qui constitue une vie, afin de mettre en ordre ce qui pourrait autrement
n’être qu’un collage symptomatique d’énonciations fragmentées et ratées. Pour l’autobiographie,
le langage prend la forme de la narration. Les énonciations fragmentées ou ratées, sont
successivement effacées et suturées, comme les narrations créent une forme privilégiée pour la
construction du sujet dans l’histoire, car le processus d’écriture de l’histoire est lui-même une
narration. En construisant un montage cinéma comme une narration, l'autobiographie au cinéma
duplique pour ainsi dire la ré-ordonnance du langage comme récit, reliant les séquences de
l’imaginaire à une histoire en train d’être racontée. Et inversement, disons que l’on veut essayer
d’imaginer et de révéler des aspects du Moi hors de la sphère du langage, au-delà du langage, du
récit, de l’histoire. Un tel but est en soi une théorie intéressante et intrigante, bien qu’elle soit
passée au crible de l’histoire tragique de la quête romantique et de la nostalgie originelle. Peut-
être qu’il n’y a pas d’échappée possible à l’histoire, et il n’y a certainement pas d’accès direct à
la psyché humaine. En reconnaissant ces impossibilités là, l’autobiographie poétique devrait
avoir besoin de rendre compte de ses propres procédés de métaphorisation. Elle ne peut pas
simplement offrir ses images capturées comme la vérité du Moi par quelque recours
phénoménologique à l’immédiateté de leur enregistrement, dans la mesure où elle rend sa forme
consciente de ses articulations, et qu’elle ne recourt pas à la naturalisation de ses procédés
énonciatifs, elle offre les marqueurs d’une distance formelle qui vient recouper l’aspect direct,
immédiat requis par la forme du journal et sa révélation personnelle.
75

L’hypothèse ontologique du cinéma personnel est que le cinéaste choisisse et juxtapose des
images afin de révéler certains aspects de son Moi. La condition préalable à l’investissement
personnel et émotionnel est donc très forte ; et derrière cette ontologie du cinéma personnel, se
trouve en fait la conviction que le cinéma peut révéler des vérités intérieures. L’histoire du
cinéma dans son ensemble a été gouvernée par d’autres types d’ontologies, notamment celles
privilégiant la capacité du cinéma à enregistrer des réalités et des vérités extérieures au sujet, ou
inversement, sa vocation, en tant que conteur, à incarner des fantasmes collectifs - ce qui fit de
cette dévotion du cinéma à la cause personnelle (l’auto-révélation), une bataille contre diverses
pratiques cinématographiques institutionnalisées. Tourner l’expression cinématographique des
visions collectives et externes et ses moyens de représentation très codés, fut finalement une
bataille pour redéfinir le cinéma lui-même. Cela équivalait, si ce n’est pas littéralement mais
figurativement, à inverser la direction du tournage si bien que la caméra, en un sens, tournait sur
elle-même pour dévoiler l’agent de son opération.
Conclusion partielle au Chapitre I : pour un prototype de l'artiste
Ainsi que Philip Adams Sitney l'a abondamment développé dans son ouvrage Visionary Film –
un ouvrage resté trop confidentiel à notre avis, compte tenu de l'originalité de ses analyses
filmiques – un « phylum » important du cinéma américain indépendant s'est inventé et structuré à
partir d'un paysage esthétique défriché et investi par le Romantisme anglais, soit sous sa forme
originelle, soit sous sa forme vernaculaire, médiatisé par la tradition toute américaine du
Transcendantalisme. L'auteur David E. James, situe à cette conjonction la naissance d'un
prototype de l'artiste contemporain :
From these [traditions] were inherited both the prototypical situation of the modern artist
(the artist as such) and the categories of artistic practice : the work of art as an organic
unity, formally autonomous and created in either a community of other artists or rural
solitude, proposed as the palliative for the alienation of demithologized modernity in
general and industrial culture in particular. 125
Se dessine ici une frontière significative entre l'héritage de l'esprit romantique, nourri d'un
souffle révolutionnaire, anti-bourgeois anti commercial et moderniste, et une autre avant-garde,
antimoderniste, inscrite plus ou moins harmonieusement dans l'idéologie capitaliste et ses
125 David E. James, « Film Diary/Diary Film : Practice and Product in Walden », in David E. James, To Free the
Cinema : Jonas Mekas and The New York Underground, Princeton New Jersey : Princeton University
Press,1992, p. 145.
76

eprésentations – Peter Bürger, auteur d'une « Theory of the Avant-Garde » 126 , donne ici
l'exemple du mouvement Dada. L'imbrication entre l'art et la vie devient le principe de base de
cette entreprise filmique qui caractérise les œuvres de Stan Brakhage, Jonas Mekas, Robert
Kramer, Ross McElwee, Su Friedrich et d'autres encore. Et compte tenu de leurs conditions
préalables – les inter-actions entre la vie et l'art, le caractère amateur de leur art 127 , leur
dépendance des avancées techniques, leur indépendance économique et morale des circuits
traditionnels, font de ce cinéma documentaire et personnel ni plus ni moins qu'un cinéma
utopique – on entendra « utopique » dans toute sa polysémie, de « sans lieu » à « lieu idéal », ce
qui reflète assez bien l'ambition de ces cinéastes qui conçoivent l'espace du film comme un lieu
total d'exploration ; nous l'avons vu avec la notion d'essai. La notion d'utopie reflète aussi ce rêve
irréalisable de trouver dans l'espace filmique une solution autobiographique, alors que la
conjonction des images et des éléments sonores rend la chose compliquée à réaliser, ainsi que l'a
démontré Elizabeth Bruss. David E. James parle quant à lui d'un va et vient entre scepticisme et
idéalisme, à l'image de la pensée barthésienne privilégiant notamment la figure de l'amateur
comme (possible) modèle de l'artiste contre-bourgeois 128 . James écrit :
For, while all notions of a utopian cinema must begin from the possibility of production
outside and against commodity relations, any real counterbourgeois practice must oppose
bourgeois society's most fundamental distinction, that between industrial and amateur,
between labor and the leisure that renews it. 129
Le cinéma personnel de Jonas Mekas, dont nous proposons le portrait au Chapitre IV, est
l'exemple le plus criant de cinéma utopique tel que James le circonscrit, puisque Mekas, emporté
loin de sa Lituanie natale par l'histoire du XX°siècle, incarne ce déplacement de l'organique et du
rural vers l'industriel et le citadin, dans sa tentative de préserver une identité intègre (individuelle
mais aussi lituanienne) tout en confrontant sans cesse la pensée impérialiste américaine à la
pensée impérialiste russe, l'écriture (la poésie, le journal intime, les fragments théoriques et
mémoires), et le cinéma – l'un et l'autre étant au bout du compte intimement liés (un cinéma
diaristique et une poésie visuelle). Mais auparavant, voyons d'autres exemples de cinéma
personnel, tel qu'il s'élabore dans les années soixante.
Fin du Chapitre I
126 Peter Bürger, « Theory of the Avant-Garde », traduit de l'allemand par Michael Shaw, in Theory and History of
Literature, Vol.4, University of Minnesota Press, 1984, p.21.
127 Nous revenons sur le caractère amateur de l'artiste en introduction au cinéma de Jonas Mekas au Chapitre IV.
128 Roland Barthes, Roland Barthes, coll. « Écrivains de toujours », Éditions du Seuil, 1995, pp.56-57.
129 David E. James, « Film Diary/Diary Film : Practice and Product in Walden », in David E. James, To Free the
Cinema : Jonas Mekas and the New York Underground, Princeton New Jersey : Princeton University Press,
1992, p.146.
77

CHAPITRE II
L'héritage disputé des années soixante : Convergences et
divergences documentaires, expérimentales et autobiographiques –
le sujet en crise.
Films étudiés dans cette section
(par ordre d'apparition) :
- Window Water Baby Moving (Stan Brakhage, 1959)
- Dog Star Man (Stan Brakhage, 1960-1964)
- Salesman (Albert et David Maysles, 1969)
- David Holzman’s Diary (Jim McBride, 1967)
- My Girlfriend’s Wedding (Jim McBride, 1969)
- No Lies (Mitchell Block, 1973)
Autres films cités :
- Scenes Under From Childhood (Stan Brakhage, 1967-1970)
- Le Petit soldat (Jean-Luc Godard, 1961)
- Fake for Fake (Orson Welles, 1975)
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Introduction au Chapitre II
Il faut bien admettre que l’approche documentaire connaissait une crise grave depuis la fin de la
seconde guerre mondiale. En dehors du « mouvement » que constitue l’arrivée du direct cinema,
on ne constate aux États-Unis, dans l’intervalle 1945-1960, que des expériences isolées de
documentaristes mus par un objectif qui devient plus individuel et donc plus indécis – ce que
rappelle Erik Barnouw :
There was peace – with many uncertainties. In a world heaped with ruins the
documentarist saw challenges. But what role he would play in meeting them, he could not
tell. […] He had a feeling that peace had left him dangling in mid-air. Armies had been
his sponsors ; who would take their place ? For what objectives ? On what terms ? He
peered ahead – in search of a role in a world he could not possibly know. 1
Cette perte de repères pour le cinéaste documentariste rejoint la crise que traverse dans le même
temps le sujet comme entité logocentrée, et annonce de fait les expériences documentaires des
années soixante dans une démarche de reconquête de l’unité perdue sujet/monde et l'utopie
subséquente d'un cinéma direct, mais annonce aussi le cinéma expérimental, l’Expressionnisme
Abstrait et la Mythopoétique des années cinquante. De Stan Brakhage aux Frères Maysles, en
passant par des expériences isolées et fulgurantes, la représentation du réel éclate en une vision
kaléodoscopique du paysage cinématographique non hollywoodien, passée par le prisme de la
subjectivité du cinéaste. Dans son texte When the Left was new, Stanley Aronovitz résume ainsi
l'enjeu des années soixante : « The period’s ideological theme [was] the attempt to infuse life
with a secular spiritual and moral content, to fill the quotidian with personal meaning and
purpose. » 2
1 Erik Barnouw, Documentary : a History of the Non Fiction Film, 2 nd revised edition, New York Oxford : Oxford
University Press, 1993, pp.181-182
2 Stanley Aronovitz, « When the Left was new », in Left Turn: Forging a new political future, Boulder Colorado :
Paradigm Publishers, 2006, p.56.
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A- Visions métaphoriques du monde : conventions, concrétion et (re)création :
De la démarche expérimentale au cinéma direct, ou comment obtenir « that
magical combination of full truth and full subjectivity... »
1) Stan Brakhage : de l'épique à l'autobiographique
C'est moi qui remplis le ciel et la terre...
Saint Augustin, Confessions 3
Nous débutons notre exploration des manifestations des subjectivités, par l'œuvre d'un cinéaste
inclassable et fécond : Stan Brakhage. Fécond, car il a signé près de 350 films, de longueur
inégale (de quelques minutes à quatre heures et plus), tournés et fabriqués entre 1953 et 2003.
Inclassable, parce qu'il a traversé les mouvements et phases du cinéma alternatif américain, en
poursuivant toujours sa ligne directrice : sa subjectivité d'artiste et de visionnaire. Si son œuvre
est couramment qualifiée d'expérimentale, elle reste néanmoins plus ouverte aux autres
approches filmiques, et notamment le documentaire, puisqu'il signe quelques films
documentaires et semi documentaires, et ne perd jamais le contact avec le monde historique. Ces
deux approches filmiques, habituellement situées aux antipodes l'une de l'autre, se rejoignent
souvent chez Brakhage, notamment sous l'impulsion autobiographique. Si le terme
« autobiographique » est mal choisi pour parler d'une œuvre majoritairement sans paroles, où
l'image règne sans partage, toujours est-il que le geste cinématographique de Brakhage, dont
nous allons voir quelques spécificités, vise initialement à inscrire le sujet dans son histoire. Or,
cette auto-inscription s'avère problématique, à la fois en raison de ce que le monde historique
renvoie d'horreurs et suscite d'angoisses au sujet-cinéaste, qui n'a d'autre choix que d'effectuer un
processus typiquement romantique de retrait et d'internalisation, et en raison de la quête du sujet
– une quête qui va prendre des années à se définir et à ce que l'artiste l'accepte, à l'image de
Perceval qui parcourt la forêt en quête du Graal ; une quête de type métaphysique, que Brakhage
résume ainsi : « Birth, death, sex and the search of God. »
Notre propos n'est pas ici de dessiner le portrait exhaustif d'un auteur tel que Brakhage, d'autant
que l'homme comme l'œuvre sont pétris de paradoxes et de contradictions qui nécessiteraient de
plus longs développements, et que ses très nombreux films creusent une inscription qui subit des
3 Saint Augustin cite ici l'Ancien Testament, Jérémie, Livre XXIII, p.24. Saint Augustin, Confessions, Chapitre II,
« Dieu est en l'homme, l'homme est en Dieu », p.36.
80

mutations à la fois personnelles, techniques et accidentelles, au fur et à mesure que les postures
subjectives évoluent et s'enrichissent de film en film. Nous avons choisi de nous concentrer sur
la période où il définit son style – fond et forme – et où il filme le monde qui l'entoure (les
montagnes du Colorado, sa terre natale, dans Dog Star Man) et les événements de sa vie qui
entrent en collision avec ses aspirations profondes et ses recherches formelles (la naissance de
son premier enfant dans Window Water Baby Moving), et plus précisément encore, sur la manière
dont le sujet percevant, tout à la fois créateur, opérateur, protagoniste principal et monteur,
transforme les images de la réalité extérieure en métaphores de sa vision, pour reprendre le titre
d'un de ses plus célèbres ouvrages :
The lyrical-film postulates the film-maker behind the camera as the first person
protagonist of the film. The images of the film are what he sees, filmed in such a way that
we never forget his presence and we know how he is reacting to his visions. 4
- Portrait d'un cinéaste iconoclaste
Sur l'habillage de la dernière édition DVD des films de Brakhage, le journaliste Fred Camper
présente Brakhage par cette locution pour le moins intrigante : « A Documentarian of
subjectivity. » Tel est donc le paradoxe du cinéma de Stan Brakhage : en créant des images qui
sont sans ambiguïté aucune nées de ses propres visions, de sa propre subjectivité, Stan Brakhage
invite l'observateur, le spectateur, à explorer sa propre subjectivité, à voir ses propres images, ses
propres articulations sujet/monde, ses propres mythes, personnels comme culturels.
L'influence mythopoétique : « The image we produce is the self-evident one of revelation, real
and concrete... » 5
Les artistes et les écrivains du XX°siècle ont eu constamment recours à la mythologie classique,
moins concernés néanmoins par l'illustration des mythes, leur contenu narratif, mais plus enclins
à les réinterpréter symboliquement, en accord avec leur démarche personnelle et leur expérience
du XX° siècle, siècle mortifère s'il en est. Ainsi, bien avant que l'heure de la Déconstruction et
du post-structuralisme ne soit venue, aux États-Unis, les Expressionnistes abstraits 6 font déjà
abondamment appel au substrat mythique et son cortège de figures, parmi lesquelles : Œdipe,
4 Philip Adams Sitney, Visionary Film – The American Avant-Garde 1943-2000, 3 rd edition, Oxford & New York :
Oxford University Press, 2002, p. 180.
5 Barnett Newman, « The Sublime is Now ! », in John P. O'Neil (edited by), Barnett Newman : Selected Writings
and Interviews, New York : Knopf Editions & Barnett Newman Foundation, 1990, p.173.
6 Mouvement artistique qui s'est développé entre 1943 et 1970. Initialement cosmopolite, après la seconde guerre
mondiale, il a essentiellement perduré aux États-Unis : De Kooning, Kline, Pollock, Motherwell, Newman,
Rauschenberg, Rothko etc.... Selon le critique Clement Greenberg « La conscience en tant que leitmotiv, est née
d’une idée de soi très profonde chez ces artistes. Le temps, l’identité et la relation au monde sont des données
fondamentales »
81

Electre, Jason, et enfin et surtout Ulysse, qui incarne cet homme du XX° siècle, ballotté par
l'histoire et qui ne peut revenir à Ithaque – les exemples abondent d'artistes ayant repris le mythe
à leur compte, de James Joyce à Jonas Mekas, d'Ezra Pound à Robert Kramer ou Stan Brakhage
– Brakhage construira ses Cantos sur le palimpseste de l'Odyssée, tout en s'inspirant du
Vorticisme d'Ezra Pound.
En 1943, Mark Rothko et Adolph Gottlieb annoncèrent leur désir de moderniser les mythes par
le biais d'une nouvelle expression poétique : la mythopoétique. La notion de mythopoétique
(étymologiquement « qui crée des mythes ») remonte à Platon, et relie directement le mythe à
l'activité du poète. Dans un passage de La République, Socrate parle de « faiseurs de mythes »
pour désigner les poètes:
Ne sais-tu pas qu'en toute chose, la grande affaire est le commencement, principalement
pour tout être jeune et tendre, parce que c’est à ce moment qu’on façonne et qu’on
enfonce le mieux l’empreinte dont on veut marquer un individu ? 7
Au lieu de se reposer sur une architecture mythique traditionnelle, qui réduit souvent les mythes
à des fables littéraires complexes et déconnectées des enjeux modernes, les artistes ont cherché à
saisir le sens enfoui des mythes, tout en conservant leur nature duelle, afin de les appliquer à
leurs quêtes personnelles. Mark Rothko, un des précurseurs avec Barnett Newman de ce
mouvement, exprime précisément ce qui est en jeu avec la revisite des mythes antiques :
If our titles recall the known myths of antiquity, we have used them again because they
are the eternal symbols upon which we must fall back to express basic psychological
ideas. They are the symbols of man’s primitive fears and motivations, no matter in which
land or what time, changing only in detail but never in substance, be they Greek, Aztec,
Icelandic or Egyptian. And modern psychology finds them persisting in our dreams and
our art, for all the changes in the outward conditions of life. Our presentation of these
myths, however, must be in our own terms, which are at once, more primitive and more
modern than the myths themselves – more primitive because we seek the primeval and
atavistic roots of the idea, rather than the classical version ; more modern than the myths
themselves because we must redescribe their implications through our own experience. 8
Ce qui introduit très précisément la démarche des cinéastes de cette nouvelle génération, Maya
Deren, Kenneth Anger, James Broughton, Gregory Markopoulos, Harry Smith, Marie Menken...
et dont Brakhage est le plus jeune ; ce qui ne l'empêchera pas, dans un premier temps,
d'embrasser le premier les directives formelles et les positions esthétiques de l'Expressionnisme
abstrait, afin de faire du monde une représentation subjective fondée sur l'expression des
émotions du cinéaste au moment de l'enregistrement : caméra mobile, et donc suppression du
7 Platon, La République, Éditions Granier-Flammarion, Paris, 1966, p.81.
8 Mark Rothko, « Letters to Barnett Newman, August 7 1946 », in Miguel Lopez-Remiro (edited by), Mark
Rothko, Writings on Art, New Haven & London : Yale University Press, 2006, p.50.
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trépied (ou bien celui-ci est intégré dans le plan) montage rapide, pellicule personnalisée avec
des peintures et des rayures comme autant de signatures, une surface écranique comme lieu des
tensions de l'œuvre... Il s'agit pour les cinéastes issus de cette démarche, non seulement d'aller
puiser dans les mythes - « L'histoire mythique offre le paradoxe d'être simultanément disjointe et
conjointe par rapport au présent », souligne Lévi-Strauss 9 - mais aussi dans le folklore, de
recourir aux archétypes jungiens et à l'exégèse des contes populaires, afin de fonder un
renouveau dans l'approche de la destinée humaine, dans les relations hommes/femmes et leurs
rôles respectifs. Mentionnons par exemple : Heaven and Earth Magic d'Harry Smith ; Scorpio
Rising de Kenneth Anger ; Twice a Man, Psyche et Himself & Herself de Gregory Markopoulos
etc... En fait, le frayage mythique advient lorsque la pensée logique s’arrête devant ce qu’elle ne
peut exprimer. La construction mythique devient alors un instrument au service de la pensée,
comme l’argile dans la main du potier, l’instrument entre les doigts du musicien, ou encore la
pellicule sous les ciseaux du monteur. Non pas un récit qui aurait le dernier « mot » si l’on peut
dire, qui saurait expliquer l’inexplicable, mais comme logos conscient de lui-même, ou en termes
plus contemporains, en figure interactive. On peut alors parler d' « Action-film » qu'il faut
entendre comme la conjonction aventureuse et risquée de l’action filmée et de l’action de filmer.
Sans rabattre pour autant le cinéma sur la peinture ou la question du plan sur celle du tableau,
comme Godard un peu plus tard, Brakhage rejoint effectivement la problématique de l’ « Action-
Painting » proposée en 1952 par le critique Harry Rosenberg, pour qualifier le travail des
Expressionnistes abstraits :
Pour chaque peintre américain, il arriva un moment où la toile lui apparut comme une
arène offerte à son action – plutôt qu’un espace où reproduire, recréer, analyser ou
exprimer un objet réel ou imaginaire. Ce qui devait passer sur la toile n’était pas une
image mais un fait, une action, un événement (exemple de Newmann « Genetic
Moment »). L'image serait le résultat de cette rencontre.
Le retour du totem
All men are children, and of one family.
The same tale sends them all to bed, and
wakes them in the morning.
H.D.Thoreau 10
Comme les peintres Expressionnistes abstraits, Brakhage est frappé par l'horreur du monde
historique, mais refuse, en ce qui le concerne, de céder au sentiment de culpabilité suscité par la
nouvelle abondance des images que permet la télévision - « Closing these eylides, shutting
9 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, édition augmentée, coll. « Agora », Éditions Presses Pocket, 1990,
p.282.
10 Henry David Thoreau, « A Week On The Concord And The Merrimack Rivers » (1849), in The Writings of
Henry David Thoreau, vol. 1, : Houghton Mifflin, 1906, p.60.
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Pandora's trap.. » 11 . La culpabilité est le nouvel opium du peuple, et il refuse de se comporter
comme un Œdipe en demande d'amour et de réconciliation - culpabilité œdipienne si
caractéristique du cinéma américain mainstream exemplifié par le cinéma hollywoodien et son
éternelle quête de la reconnaissance du père, état névrotique d’un cinéma qui participe des
mythes originels américains 12 . Il sera un visionnaire, fabriquera ses propres images, et centrera
son travail d'artiste sur sa seule subjectivité, refusant d'être gouverné par toute autre subjectivité
que la sienne – ce qui le placera parfois dans des situations quasi intenables, sans jamais pourtant
tomber dans le solipsisme 13 , notamment en raison de l'expérience qu'il propose au spectateur et
d'un regard porté sur le monde qui ne s'épuise jamais. « Take no image for granted », répète-t-il
dans ses conférences : « A walk with our child can transform forests into the fairylands which
they originally inspired. » 14
La figure du père est par conséquent un aspect essentiel de la démarche mythopoétique et
personnelle de Brakhage. Une figure qu'il cherche à investir et pour laquelle il va mettre en
œuvre son projet titanesque, épique et autobiographique. Ce travail épique trouve de nombreuses
résonances avec le texte de Freud, Malaise dans la civilisation/Civilisation and Its Discontents
(1930), dans l'idée que la culture est édifiée sur du renoncement, du renoncement pulsionnel
notamment, ce qui provoque des tensions entre le Moi (principe de plaisir) et le Surmoi (principe
de réalité), ce qui fait naître un sentiment de culpabilité 15 . Dans ses nombreux écrits, le cinéaste
ne cache pas sa fascination pour le père primitif tel que Freud, s'inspirant de Darwin, le décrit
dans Totem et Tabou 16 : ce père tout puissant qui possède seul l'accès aux femmes et règne sur
une horde primitive. Brakhage part de ce postulat pour évoluer ensuite dans son travail
identitaire aux figures primitives (ce sera l'objet de notre analyse de Dog Star Man) grâce à une
image magique qui sert son souci de brouiller les pistes, de redistribuer sans cesse les cartes.
Brakhage se réfère aux premières représentations rupestres pour justifier son entreprise et
conjurer la peur de l'époque moderne : « Primitive men had a greater understanding than we do
that the object of fear must be objectified. The entire history of erotic magic is one of possession
of fear though holding it. ». C’est bien la connaissance de l’autre et l’union sexuelle qui sont ici
11 Stan Brakhage, Essential Brakhage ; Selected Writings on Filmmaking, New York : McPherson & Company,
2001, p.27.
12 L'ouvrage de Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain, revient sur ces
questions, coll. « Klincksiech Études », Éditions Klincksieck, Paris, 2003.
13 Le solipsisme se définit par l'attitude du sujet pensant pour qui sa conscience propre est l'unique réalité ; les
autres consciences et le monde extérieur n'étant que des représentations.
14 Stan Brakhage, Metaphors on Vision, New York : The Anthology Film Archives, 2 nd edition, 1976, p.41.
15 Freud développe ainsi un certain nombre de stratégies psychiques face à la vie. Parmi elles, deux stratégies
viables pour l'artiste : le déplacement de la libido vers le travail ou la création (sublimation), ou bien refaire le
monde. Il semble que Brakhage se soit assigné les deux tâches.
16 Sigmund Freud, Totem et tabou, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1981, pp.162-163.
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suggérées, et c’est de cette médiation du réel dont Brakhage charge l’artiste. Et puis, bien que
profondément pénétré des thèses freudiennes et jungiennes, Brakhage voit principalement en
Freud l’incarnation de la tragédie de l’homme : « The first thing I understood is that here was a
man trying to save his own life ». Plus tard, il reconnaîtra que cette remarque s’applique à tout
homme, à lui sans doute en tout premier lieu. L’arbre mort qu’il veut abattre dans Dog Star Man
répond à travers l’espace cosmique du plan au totem dressé par les fils parricides. Et si le Titan
Japet, époux de Gea, est considéré comme l'ancêtre de la race humaine, Prométhée, celui que
Nietzsche oppose à Œdipe 17 , est celui qui façonne les hommes, et qui vole pour eux le feu de
l'Olympe, et récolte la colère des dieux. Dans son texte sur 'Le mythe de Prométhée et les figures
paternelles idéalisées', Robert Colin atteste qu'il sert encore aujourd'hui de « pôle identificatoire
dans l'introjection de figures paternelles. » 18 Colin poursuit :
Ce mythe est intéressant car il soulève une question fondamentale qui concerne la
castration. La magie de ce discours originaire est qu'il met en scène sous la forme d'un
drame très vivant l'étroite proximité, évidemment toujours actuelle, qui existe entre la
création et l'inhibition, mais également entre la toute puissance des désirs infantiles et la
castration constitutive de la maturité accomplie. La question est alors de savoir quelle
fonction remplit l'idéal dans l'inflexion de ce destin.
On ne peut mieux décrire la relation qui existe chez Brakhage entre son travail de recréation du
monde et de la famille, et sa quête personnelle de sujet. Lors d'une conférence donnée à Telluride
Film Festival (Colorado) où il doit introduire le cinéma de Tarkovski 19 , Brakhage exprime son
admiration pour un cinéaste qui a su combiner les trois approches essentielles selon lui :
I personally think that the three greatest tasks for film in the 20 th century are: 1) To make
the epic, that is to tell the tales of the tribes of the world. 2) To keep it personal, because
only in the eccentricities of our personal lives do we have any chance at the truth. 3) To
do the dream work, that is to illuminate the borders of the unconscious. 20
Voici comment il envisage ses origines, et comment il débute son travail d'introspection et
d'autobiographie :
The natural mystery of my own origins, as I was adopted, had kept both the father and
mother images nebulous enough that childhood imaginings (his majesty in exile, bastard
of an international whore, found floating in a basket among the barges on the Mississippi
River, creature of another planet..) could project themselves into the immediate present
and continue a' sending. 21
17 Frederik Nietzsche, La Naissance de la tragédie , 1872.
18 Robert C. Colin, « Le Mythe de Prométhée et les figures paternelles idéalisées », in Topique n°84, 2003, p.149.
19 Solaris, 1972, Le Miroir, 1974 et Stalker, 1979 exploitent un matériau partiellement autobiographique ainsi
qu'une structure mythique et/ou psychanalytique.
20 Stan Brakhage, « Brakhage Pans Telluride Gold », in Rolling Stock 6 (1983), p.11. Cité par Philip Adams Sitney,
in Eyes Upside Down, New York : Oxford University Press, 2008, p. 243.
21 Stan Brakhage, « Margin Alien », in Essential Brakhage – Selected Writings on Filmmaking, New York :
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L'intérêt personnel à investir les mythes, et en particulier certains invariants de la figure
prométhéenne – le génie créateur et l'origine charnelle des hommes principalement, la valeur
héroïque étant bien moins exploitée chez Brakhage, même si son travail avec la caméra sur la
lumière comporte certaines analogies avec le vol du feu – permet au cinéaste à la fois de se
dédouaner de son histoire personnelle sordide 22 , en se substituant à une figure paternelle
défaillante 23 , et d'explorer un univers sans limites sociales (nous verrons qu'il quitte la ville pour
la montagne), physiques (pour l'homme primitif, le mythe de Prométhée l'aide à représenter et à
comprendre le monde extérieur à partir de la représentation et de la compréhension de son propre
corps), psychiques (l'inconnu et les zones d'ombre sont pour la psychanalyse la demeure de
l'inconscient), sexuelles et artistiques. Les critiques qui se sont penchés sur cette figure
prométhéenne, remarquent que l'imago paternelle grandiose masque généralement des
représentations psychiques insuffisamment élaborées, « car enveloppées d'une pénombre de
mystère et de charge libidinale non maîtrisée » 24 . Et dans son ouvrage Visionary Film, Philip
Adams Sitney revient longuement 25 sur la lente évolution personnelle de Brakhage, situant
précisément le basculement vers le statut d'homme, et donc de sujet aspirant à la complétude, à la
fin des années cinquante et le début des années soixante – le moment crucial étant sans doute la
naissance de son premier enfant, et la réalisation de son Window Water Baby Moving, que nous
introduisons un peu plus loin. Quoi qu'il en soit, le but ultime de Brakhage est de trouver pour
l'homme, et pour lui en tout premier lieu, la juste place entre le réel et l'imaginaire – la place de
l'artiste, du cinéaste : « J'ai vite compris que toute l'histoire, toute la vie, tout le matériel pour
travailler, devait venir de moi, de mon intérieur... » 26
Cette non conformité au « père » a plusieurs conséquences dans le cinéma de Brakhage. D'une
part, un cinéma qui va se désengager du langage verbal – la plupart de ses films sont silencieux -
et des conventions habituelles du langage comme système pré-établi, l'absence de récit
organisateur, et donc l'absence de début et de fin le plus souvent. Cela comprend aussi la
grammaire du cinéma, les marqueurs spatio-temporels, la profondeur de champ, les formats,
l'utilisation de la pellicule etc... Ainsi, les mouvements de caméra échappent à la terminologie
conventionnelle ; on ne peut plus dire un panoramique ou un travelling, on peut seulement
McPherson & Company, 2001, p. 60.
22 Brakhage rapporte qu'il eut deux couples successifs de parents adoptifs. Le second se sépara quand il était
enfant, le père étant violent, et finit par assumer son homosexualité.
23 Il convient ici d'évoquer brièvement la version du poète P.B. Shelley, Prometheus Unbound, qui exprime, entre
autres, une violence particulièrement vivace à l'égard du père.
24 Robert C. Colin, « Le Mythe de Prométhée et les figures paternelles idéalisées », in Topique n°84, 2003, p.151.
25 Nous renvoyons le lecteur au chapitre intitulé « The Lyrical Film », in Philip Adams Sitney, Visionary Film –
The Avant-Guarde 1943-2000, 3 rd edition, Oxford & New York : Oxford University Press, 2002, pp.155-187.
26 Philip Adams Sitney, « Pour présenter Brakhage », in Les Cahiers de Paris Expérimental, n°1, 2001, traduit de
l'anglais par Christian Lebrat, p.10.
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attester qu'il est là, qu'il bouge avec sa caméra et son sujet. Et d'autre part, et plus généralement,
Brakhage pratique une iconoclastie radicale, souvent assimilable à la posture romantique, elle-
même iconoclaste : chacune de ses images sera une nouvelle image, comme s'il était le premier
homme à poser ses yeux sur le monde. Ses films sont saturés de ses perceptions, et notamment
de cette capacité d'émerveillement – « wonder » – qui fait l'étoffe des poètes et des visionnaires,
dans le sillage de William Blake : « I must create a system, or be enslaved by another man's.»
Tel aurait pu être le mot d'ordre de Brakhage.
Iconoclastie et subjectivité
Le cinéma brakhagien naît ex nihilo ; nous en avons vu les raisons. Notre définition
d' « iconoclaste » s'appuie sur l'acception moderne de l'iconoclasme : « Qualifie une personne
qui est contre les traditions, qui cherche à bousculer les idées reçues. » (Le Petit Larousse) Or,
Brakhage est bien celui qui détruit symboliquement les images traditionnelles. Les deux films
que nous analysons vont l'illustrer, l'un en affrontant le tabou de la sexualité et de la naissance,
l'autre en recréant une cosmogonie bousculant les représentations chrétiennes (monde vertical
etc..) Bien avant que les textes de Jean-Louis Baudry sur l'idéologie du cinéma ne soient
accessibles en anglais, Brakhage avait déjà fait le parallèle entre la représentation
cinématographique traditionnelle et l'idéologie bourgeoise du XIX° siècle, dénonçant surtout la
« nature phallique » de la culture bourgeoise. Brakhage va tenter de hisser la caméra dans le
XX° siècle 27 – un siècle marqué par la tragédie, l'horreur et le fragmenté – en déformant ses
objectifs, masquant la perspective, en congédiant le trépied (ou, lorsqu'il est encore nécessaire,
le met en scène dans le cadre), en modifiant les vitesses de la caméra et en changeant de
pellicule. Pour prendre un exemple plus concret - ce qui nous permet de souligner son
implication oblique mais néanmoins authentique dans les questionnements d'ordre sociaux et
politiques - Brakhage offre une alternative visuelle au fétichisme de l'objet qui gouverne d'après
lui sa culture. Au lieu des images convenues des femmes dans la publicité par exemple, il prend
le contre-pied de cette démarche fétichiste en brandissant des objets transformés en lumière –
l'ombre de Prométhée encore. Ainsi, il déplace l'attention portée sur l'objet, re-dirige le
sentiment de possession qu'il suscite habituellement, vers un flux immatériel de non possession,
renvoyant les hommes à leur conscience d'être et non d'avoir : « My god is existence. My god is
manifest in everything, not through power but through being, through an unfolding of being,
27 Une démarche similaire caractérise, par exemple, le cinéma de Jean-Luc Godard. Le journaliste Jean-Michel
Frodon écrit : « La thèse centrale de la recherche de Godard, est que le cinéma était fait pour penser, et
singulièrement pour penser le XX° siècle, mais que le XX° siècle n'en a pas voulu, le cantonnant à d'autres
rôles... », in Le Monde, 6 octobre 1995.
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through a willingness to dance with life and existence » 28 .
La posture de l'iconoclaste est donc une posture subjective, en ce qu'elle ramène le sujet à voir et
à écouter ses propres perceptions et non pas celles qu'on lui suggère, ce qu'on lui dit de voir ; à
prendre la pleine mesure de son individuation (« Ce qui différencie un individu d'un autre de la
même espèce, le fait exister en tant qu'individu avec des caractères particuliers en plus de ceux
de son espèce », selon Le Grand Robert de la Langue française). À cela s'ajoutera une
inclinaison toute personnelle pour l'antithétique, l'équivoque et la contradiction.
L'homme romantique
Poets are the unknowledged legislators of
the world.
Percy B. Shelley, A Defence of Poetry 29
À l'image de Blake, archétype du visionnaire, l'œuvre de Brakhage est toute entière, orientée
vers la vision d’une unité perdue à reconquérir, saisissant l’homme dans sa double identité de
créature et de créateur. Une quête métaphysique, mais qui doit nécessairement passer par le
physique, par le corps – l'épreuve du corps dans le film – ce que Merleau-Ponty résume à sa
manière, dans son ouvrage Le Visible et l'invisible :
Un corps humain est là, quand en entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre
œil et l'autre, entre la main et la main se fait une sorte de recroisement, quand s'allume
l'étincelle du sentant sensible, quand prend le feu qui ne cessera pas de brûler, jusqu'à ce
que tel accident du corps défasse ce que nul accident n'aurait suffi à faire... 30
Brakhage comme les phénoménologues, dont Merleau-Ponty, ont une conception du corps
héritée du Romantisme. Et en effet, le corps est au centre de tout le dispositif brakhagien, car il
est le centre des perceptions, la condition permanente de l'expérience et qu'il est en contact
direct, physique, avec la caméra – nous avons parlé de caméra somatique dans le Chapitre I, ce
qui sied bien à la relation Brakhage/caméra. Et quand il écrit que l'artiste « is forever at war with
his own limitations by nature » 31 , on comprend que sont comprises dans cette affirmation, son
être physique, ses interactions physiologiques avec le monde et avec les autres, avec l'Autre, ce
qui n'est pas lui et ce qui le délimite, sa subjectivité qui est parfois excédée par l'intensité de
l'expérience. Or, si la quête vise à élargir et intensifier le champ de la conscience, elle se trouve
28 Stan Brakhage, Metaphors on Vision, New York : The Anthology Film Archives, 2 nd edition, 1976, p.56.
29 Percy B. Shelley, A Defence of Poetry, in Harolf Bloom & Lionel Trilling (edited by), Romantic Poetry and
Prose, The Oxford Anthology of English Literature, New York : Oxford University Press, 1973, p.747.
30 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, coll. « Tel », Éditions Gallimard, 1979, p. 105.
31 Stan Brakhage, Metaphors on Vision, New York : The Anthology Film Archives, 2 nd edition, 1976, p.48.
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parfois obscurcie par un esprit qui tend à réduire ce champ de la conscience à une préoccupation
du Moi – la menace du solipsisme, que Brakhage balaie d'un mouvement de caméra. Ce qui
explique que Brakhage ait recours à tout un processus d'identifications successives: « [...]
because all the discoveries which used to pass only thru the instrument of myself are coming
thru the sensibilities of those I love. » - dialogue conjugal comme déplacement géographique.
Finalement, l'héritage romantique, c'est le sujet-cinéaste face au monde, la conscience d'instaurer
une sorte de poétique avec ce monde, où le langage – la lange nouvelle qu'il invente – recrée à
chaque fois le monde. Chez Brakhage, c'est un langage essentiellement visuel.
La « tyrannie » de l'œil : expériences de visions et projections imaginaires
I speak in recollection of a time
When the bodily eye, in every stage of life
The most despotic of our senses, gained
Such strength in me as often held my mind
In absolute dominion. 32
William Wordsworth, The Prelude 33
Aux formules fondatrices comme « Au commencement était le Verbe » de la Bible, ou « Au
commencement était l'Action » de Gœthe, dans son ouvrage séminal Metaphors on Vision,
Brakhage propose une autre formulation, plus archaïque encore : « Imagine a world before the
Word ». Son travail sur le texte mythique correspond, s’appuie même sur son travail de
visionnaire, qui vient avant toute chose. Au récit initialement oral du mythe, vient se substituer
un bouquet visuel d’images et de sensations qui renvoient non seulement à la naissance des
temps, mais aussi à la naissance du sujet et à ses premières impressions du monde :
Imagine an eye unruled by man-made laws of perspective, an eye unprejudiced by
compositional logic, an eye which does not respond to the name of everything but which
must know each object encountered in life through an adventure of perception. How
many colours are there in a field of grass to the crawling baby unaware of « Green » ?
How many rainbows can light create for the untutored eye ?.... 34
Pour Brakhage, voir, c'est ce que l'œil voit grand ouvert, mais cela inclut aussi les mouvements
32 William Wordsworth, Prelude, XII, vers 127, in Harold Bloom & Lionel Trilling, Romantic Poetry and Prose,
New York London and Toronto : The Oxford University Press, 1973, p.222.
33 William Wordsworth, « The Prelude ; or, Growth of a Poet's Mind : An Autobiographical Poem », Book XII,
V.127.
34 Stan Brakhage, « Metaphors on Vision », in Essential Brakhage – Selected Writings in Filmmaking, New York :
McPherson & Company, 2001, p.12.
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et les dilatations de la vision primaire, tout autant que les changements de mise au point, ce que
l'œil de l'esprit voit dans la mémoire visuelle et dans les rêves (ce qu'il appelle des « brain
movies »), et le jeu permanent des formes et des couleurs qui se forment sous la paupière fermée
et parfois à la surface même de l'œil – vision qu'il nomme « closed-eye vision », ou vision
hypnagogique, lui permettant de mieux saisir la lumière des yeux 35 , les reflets et papillons dans
les paupières, dont il reproduira mécaniquement ou métaphoriquement le battement.
L'imagination semble ainsi pour lui relever du fonctionnement simultané de tous ces modes de
vision.
Brakhage serait une sorte de Wordsworth qui, ayant eu une vision, retourne le lendemain sur les
lieux mêmes de cette vision, et ne pouvant à nouveau être en mesure d'avoir la même vision, se
met à fabriquer un film - c'est ce qui se passe avec le film Wold Shadow, où, ne pouvant revoir
cette ombre vaguement humaine dansant entre les arbres de la forêt, une sorte de figure sylvestre
déique, il revient sur les mêmes lieux, avec une caméra, et recompose sa vision à partir d'un
verre sur lequel il va dessine ses visions en 24 images par seconde ; il lui fallut ainsi une journée
entière pour tourner les quelques deux minutes que durent Wold Shadow (1972). Ce film est
l'exemple même de l'intervention de Brakhage comme cinéaste et comme sujet ayant une
expérience dans la nature – une expérience directe et active avec et sur la nature.
Les images silencieuses
Combien de fois encore rêver un langage
non asservi aux mots...
.... et ne pas renoncer aux étreintes
silencieuses...
Maurice Blanchot, Une Voix venue d'ailleurs 36
Brakhage va concevoir un cinéma sans paroles, un cinéma « silencieux » - c'est ainsi que
l'anglais définit ce que les Français appellent « muet ». Un cinéma qui n'est pas complètement
silencieux, avec quelques impressions sonores : l'image se charge d'évoquer les sons, grâce
notamment à un effet de musicalité produite par le jeu du montage, des couleurs et des
superpositions de pellicule. Car, comme John Cage le précise, le silence n'existe pas, car « il
restera toujours deux sons : le battement de mon cœur et le son aigu de mon système
nerveux. » 37 ; ce qui illustre parfaitement l'essence profonde et physiologique des perceptions
35 Comme d'autres cinéastes que nous introduisons, Brakhage fut un temps aveugle à la suite d'une maladie ; il ne
remit pas ses lunettes ensuite, jugeant qu'il pouvait mieux voir ainsi.
36 Maurice Blanchot cite le poète Louis-René des Forêts, in Une Voix venue d'ailleurs , coll. « Folio/Essais »,
Éditions Gallimard, Paris, 2002 (pour la présente édition), p.35.
37 John Cage, Silences, traduit de l'anglais par Monique Fong, coll. « X-Trème », Éditions Denoël, Paris, 2004,
p.25.
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akhagiennes.
Dans une interview accordée tardivement à Robert Duncan, le cinéaste revient sur son rejet des
artifices sonores :
Well, music would distract and be redundant and cut back seeing. All sound does
diminish sight. So I've always thought of it – that you have to pay a price when you use
a sound.You cannot take for granted that you just have a picture and a sound to go with
it. Not at all. And I never felt a need for sound, though I'm not against sound [...] But
for myself I have moved along the line of the silent film which has a very special
discipline ; and I do that because of your own necessities to see certain particularities
that tend to be blurred if accompanied by sound. Or, I have found no way to keep from
damaging by any relationship to sound. 38
Jonas Mekas, alors tête pensante de l’Anthology Film Movement, compare la grammaire visuelle
de Brakhage à une grammaire langagière : « Images become like words : they come back again
and again, in little bursts, and disappear and come back again – like in sentences – creating
visual and mental impressions, experiences. » 39
Du totémisme au retrait et à la dissidence : en cheminant avec Thoreau...
My thought is a part of the meaning of the
world, and hence I use a part of the world
as a symbol to express my thought.
Henry D. Thoreau, Journal
Autre conséquence de l'investissement titanesque : pour avoir bravé la loi, le sujet prométhéen va
s'isoler loin des fureurs du monde. À l'instar de Thoreau qui a tourné le dos à la civilisation de
façon ostentatoire, en s'installant deux années durant dans les bois (Walden), Brakhage va suivre
quant à lui le chemin de la montagne, sa terre natale. Après quelques années passées à New York
et Denver, à la fin des années cinquante, il choisit de s'installer dans un chalet du Colorado.
Libéré des conventions et contraintes diverses, il se sent plus proche de la nature, et surtout de
lui-même, et donc dans une position plus favorable à une sorte de recentrement narcissique
similaire au retrait de Thoreau, et surtout plus libre d'expérimenter les images auxquelles il
aspire. S'approprier un lieu, petit, isolé, et de cet endroit, rayonner dans la nature, dans l'espace-
temps. La centralité du point de vue détermine la représentation de l'espace par le sujet-cinéaste
– pour Brakhage, le chalet, réalité quotidienne, devient métaphore de son point de vue (antre), et
surtout de son Moi.
38 Stan Brakhage and Robert Ducan, « The Seen », in Bruce R.McPherson (edited by), Essential Brakhage :
Selected Writings on Filmmaking by Stan Brakhage, New York : McPherson & Company, 2001-2005, p.171.
39 Jonas Mekas, « Brakhage », in Film Culture, n°56-57, Spring 1973, p.70.
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Une sorte de face-à-soi pratiqué dans la solitude - une solitude relative néanmoins par rapport à
celle totale et enivrante de Thoreau, puisque c'est avec sa jeune femme Jane qu'il choisit de
s'exiler des milieux artistiques ; ils vivront dans le même chalet durant près de vingt-cinq ans, au
cours desquels naîtront de leur union cinq enfants. Ainsi, contrairement à Thoreau ou à d'autres
ermites, il ne s'exclut pas du champ du désir de l'autre ; tout au contraire.
D'autres différences notables apparaissent encore si l'on poursuit le rapprochement des deux
démarches : D'autre part, si Thoreau s'accroche à la réalité quotidienne, évitant les pièges de
l'imaginaire, et pour cela, écrivant chaque jour, consignant le moindre détail de sa vie d'ermite –
il a néanmoins recours au mythe de Robinson pour frapper plus durablement l'imagination du
lecteur - Brakhage invoque l'aide de son imaginaire afin de développer ses visions et surtout de
les structurer.
Mais si l'un détourne l'attention vers la topographie des lieux – Thoreau croit deviner le visage de
sa mère dans les jeux d'eaux de l'étang – l'autre vers les allers-retours vertigineux entre la
cosmogonie et le microcosme du corps humain, ils ne s'absentent pas néanmoins du tableau
qu'ils brossent, prenant forme dans le moindre détail du paysage, dans le rendu scriptural pour
l'un, le rendu visuel et musical pour l'autre, tous deux s'identifiant à leur « création ». Enfin, il ne
s'agit pas pour Brakhage de restaurer un narcissisme blessé (Thoreau), mais plutôt de développer
ses capacités, d'éprouver sa volonté et sa virilité – Brakhage est à bien des égards une figure
prométhéenne, comme nous allons le voir plus en détail avec Dog Star Man.
En fait, pour Brakhage, chaque geste créatif est la reconquête d'un trope originel. Ainsi, le récit
qui ouvre son film Creation par exemple, serait la réorchestration d'un certain nombre de
figurations spontanées, de mythes primitifs de la nature, réarrangés, réinterprétés pour donner
l'impression au lecteur d'un pouvoir occulte, alors qu'il revisite les récits des tribus originelles,
met à nu la rhétorique religieuse tout en reprenant l'inspiration originelle sur laquelle elle
reposait. Dans cette optique, ses répétitions ludiques de la Genèse, sont un peu sa propre
Creation – film qui suit assez fidèlement le scénario biblique de base, repartant avant même la
séparation des eaux. Jeux de lumière inaugurant la naissance du jour et de la nuit, jeux de
brouillards évoquant les eaux qui se divisent etc.....Et alors que les premières formes vivantes
apparaissent, animaux marins etc.....on aperçoit le visage de Jane Brakhage, ses mains, ce qui
constitue les seuls plans stabilisés de tout le film – comme si Creation n'était qu'un poème
d'amour adressé à son épouse ; on remarquera au passage, pour anticiper sur la problématique
développée dans le Chapitre III, que le premier être vivant est aux yeux de Brakhage une femme,
92

sa femme, une figure amicale et familière, sans pour autant revêtir les traits d'une Ève, comme
cela avait été le cas dans ses films précédents, globalement avant 1959 qui marque la sortie de
WWBM.
- Poétique du réel : le cinéaste troublé dans Window Water Baby
Moving
Le grand récit du cinéma ne raconte à peu
près que cela : comment ça commence,
recommence, disparaît et renaît, comment
ça se transmet – quoi ? La charge
d'homme.
Jean-Louis Comolli
The visual is essentially pornographic.
Films ask us to stare at the world as though
it were a naked body.
Fredrick Jameson, Signatures Of The Visible 40
La veine romantique émerge chez Brakhage avec la création du film lyrique, puis culmine avec
son essai mythopoétique, Dog Star Man, que nous évoquerons pour clore notre survol de la
subjectivité brakhagienne. Il réalise entre-temps une série de courts-métrages lyriques, invente
une forme qui lui permet de condenser ses pensées et ses sentiments, tout en enregistrant sa
confrontation directe avec les expériences intenses de la naissance, de la mort, de la sexualité et
de la terreur de la nature. Il est le seul cinéaste américain à avoir ainsi confronté aussi
directement ces moments qu'on dit appartenir au Réel et qui sont par conséquent, hors
représentation - « L'impossible, c'est le Réel, tout simplement », avance Lacan lors de son
séminaire du 10 mai 1967, « La Logique du fantasme » :
L'acte (sexuel) est impossible. Quand je dis ça, je ne dis pas qu'il n'existe pas, ça ne suffit
pas qu'on le dise, puisque l'Impossible, c'est le Réel, tout simplement, le Réel pur, la
définition du possible exigeant toujours une première symbolisation : si vous excluez
cette symbolisation, elle vous apparaîtra beaucoup plus naturelle, cette formule de
l'impossible, c'est le Réel. Il est un fait qu'on n'a pas prouvé, de l'acte sexuel, la possibilité
dans aucun système formel. 41
Et si cette définition toute lacanienne du Réel par l'impossible constitue pour certains une aporie
(cf. « l'en-je lacanien »), elle trouve dans la représentation brakhagienne un début de résolution
par la poétique d'une approche filmique hors norme et fulgurante. Car en fait, artiste post-
romantique, pour reprendre la distinction d'Harold Bloom 42 , Brakhage ne tranche pas et
40 Fredrick Jameson, Signatures of the Visible, New York & London : Routledge Editions, 1992, p.1.
41 Jacques Lacan, Séminaire XIV, la Logique du fantasme, séance du 10 mai 1967, in « L'en-je lacanien », Cairn
n°7, 2006, p. 5.
42 Harold Bloom (edited by), Romanticism and Consciousness – Essays in Criticism, New York : W.W. Norton &
93

n'effectue pas d'oppositions binaires comme la conscience/le néant, Eros/Thanatos etc...,
contrairement à d'autres artistes formés à partir du discours psychanalytique, ainsi que sa
résistance à tout langage verbal, linguistique. Ce qui lui permet d'être parfaitement libre et
désinhibé au moment de saisir ses visions, même si, au bout du compte, les expériences restent
des expériences filmiques. La sexualité occupe par conséquent une place importante dans son
œuvre, mais généralement associée aux notions d'union, de mariage et de fécondité – Dog Star
Man en est un exemple frappant. Brakhage justifie ses choix par un véritable manifesto artistique
- et politique :
It is an age which lives in fear of total annihilation. It is a time haunted by sexual
sterelity yet almost universally incapable of perceiving the phallic nature of every
destructive manifestation of itself. It is an age which artificially seeks to project itself
materialistically into abstract space and to fulfill itself mechanically because it has
blinded itself to almost all external reality within eyesight and to the organic awareness
of even the physical movement properties of its own perceptibility. 43
Window Water Baby Moving 44 est un film que Stan Brakhage réalise à l'occasion de la naissance
de son premier enfant, une fille, en 1959. L'idée lui vient de filmer la naissance lorsque sa femme
Jane lui dit qu'elle appréhende de se rendre à l'hôpital, et qu'elle préfère accoucher chez eux, dans
leur chalet. Un médecin accepte finalement de venir au chevet de la parturiente, et de laisser
Brakhage filmer toute la scène. Et au moment de développer la pellicule 16mm, le médecin
devra de plus attester de la valeur scientifique du film pour le sauver de la destruction. 45
Le caractère risqué de l'accouchement à la maison et les angoisses, légitimes, des parents à
l'occasion de cette première naissance, servent à créer une atmosphère de tensions qui va servir
le film : d'une part en apportant une dose de mystère à ce qui est en train de se passer, et d'autre
part en reliant cet événement à l'idée d'un danger de mort – Brakhage venait de réaliser un film
conçu comme une prophétie, où naissance et mort sont liées 46 : Anticipation of the Night (1958) :
Je portais encore en moi, inconsciemment, le poids de mon suicide voulu, et me le jetant
au visage, j’avais l’idée que mon enfant aurait pu prendre ma place dans la vie et me
laisser libre de mourir. 47
Company, 1970, p.8. Harold Bloom démontre que la critique freudienne s'est essentiellement basée sur le
Romantisme allemand (Schille, Heine etc... jusqu'à Nietzsche) pour étayer leur critique du Romantisme comme
irrationnel. Or, les poètes anglais n'ont pas le même système paradigmatique que les poètes allemands, notamment
en ce qui concerne le couple raison/conscience.
43 Stan Brakhage, Essential Brakhage : Selected Writings on Filmmaking, New York : McPherson & Company,
2001-2005, p. 20.
44 Nous proposons de référer à ce film par ses initiales : WWBM.
45 Le laboratoire a en effet appelé Brakhage pour lui demander de détruire ses rushes considérés comme
pornographiques.
46 Il convient d'ajouter qu'Anticipation of the Night est un film expérimental mêlant les images tournées à des
images abstraites, lumières prismatiques etc. Ce qui n'est pas le cas de WWBM. Par exemple, l'enfant naît de nuit sur
une pelouse ; ce qui suggère nettement une lecture onirique : quand un sujet rêve d'un bébé, c'est de lui-même dont il
rêve (Brakhage parle en effet de « multiple self »).
47 Philip Adams Sitney, « Pour présenter Stan Brakhage… », in Les Cahiers de Paris Expérimental n° 1, Paris,
2001, traduit de l’anglais par Christian Lebrat, p.10.
94

C'est grâce à de tels événements mythiques et initiatiques, que Brakhage peut souligner
l'implication de l'art dans la vie et de la vie dans l'art - nous reviendrons sur les images de la mort
filmées par Brakhage en entame du Chapitre V. C'est par l'intermédiaire de la caméra qu'il va
vivre l'accouchement de sa femme, la présence de la caméra étant le seul moyen pour être
présent lors de l'accouchement, et donc pour « tout » voir – ce que Maya Deren lui reprochera :
« It was Maya Deren’s contention that the film was a blasphemary…because it permitted men to
see what they’re not supposed to see. » 48
Quoi qu'il en soit, WWBM est un film audacieux qui témoigne de la vision très personnelle de
l’auteur.Une femme nue, enceinte, s’assied dans son bain, situé sous une fenêtre. Elle est
accompagnée de son amant, Brakhage. Dans un montage rapide se suivent des plans de
différentes échelles qui témoigne d’une intime relation amoureuse entre les protagonistes qui
s’embrassent, se touchent, se sourient. L’attente se fait sentir, accentuée par l’absence de bande
sonore qui confère aux plans une sorte de lenteur magique, de l'ordre de la célébration. Ces
images silencieuses présentent un avantage sérieux pour Brakhage, en lui permettant de verser
dans l'imaginaire, sans être troublé par des sons ou musiques qui ne seraient alors que des
parasites sur le chemin de sa représentation et surtout de son expérience – une expérience qu'on
imagine intense comme sujet percevant, à la fois fils et bientôt père. De même, confronté dans le
silence à ces images pures, le spectateur est appelé à ressentir la frénésie du moment, et à
effectuer, le cas échéant, son propre travail d'anamnèse. Sont montrés ensuite en très gros plans
la perte des eaux, la naissance de l’enfant, l’ablation du cordon et finalement, le placenta. Tous
les plans sont teintés de rouge, ce qui donne au film une certaine chaleur, ainsi qu'une cohésion
formelle qui tend à atténuer le trauma de la naissance. Au lieu de créer de l’excitation sexuelle,
ce film est plus enclin à procurer un certain dégoût, mais montre sans réserve et pour la première
fois, le résultat ultime de la sexualité, d’où nous sommes tous issus – l'objectif de Brakhage
n'étant pas d'inspirer le dégoût, mais bien plutôt de nous faire éprouver intellectuellement des
effets visuels.
Le montage tente de dissiper le drame que ressentit manifestement Brakhage en tournant le film
et en assistant à la naissance de son premier enfant :
Well, perhaps, it was quite normal, and perhaps it is still normal for men, to be frightened
of the birthing process, and for men who were not actually being able to participate. One
can't help rational fears. So, in an extraordinary sense of collaboration of art too, our
difficulties were twin, we agreed we would make this film [...] To give the husband
something to do – if not to make - If I was busy doing, I can do on earth.
48 Stan Brakhage, Interview de Stan Brakhage dans la nouvelle édition DVD (commentaire datant de 1999).
95

WWBM instaure ainsi un jeu combiné entre les deux « auteurs » 49 de la conception, la femme et
le père-cinéaste, ce dernier aspirant à une complétude assez complexe. L'apogée poétique de ce
jeu intervient vers la fin du film, au moment où l'on aperçoit le visage littéralement bouleversé de
Brakhage, juste après la naissance de l'enfant – une fille. Philip Adams Sitney, ami personnel
des Brakhage et écrivain de cinéma, rappelle dans son ouvrage Visionary Film 50 , que Jane, la
femme de Brakhage, encore sur la table de travail, lui prit la caméra des mains pour filmer,
immortaliser le visage du jeune père (photo n° 8). Plus tôt dans le film, dans le temps de la
grossesse, ils s'étaient filmés l'un l'autre, et ces images sont ainsi intercalées avec des images
d'eux faisant l'amour (images en noir et blanc), que Brakhage avait tournées quelques mois plut
tôt pour son film Wedlock House : An Intercourse, 1959. La brève évocation de ce film nous
permet de souligner l'influence déterminante de sa femme, Jane, qui deviendra non pas sa muse,
personnage féminin passif et contemplatif, source d'inspiration à mi-chemin du somatique et du
divin, mais plutôt sa partenaire de travail activement impliquée dans le processus de création,
comme en témoigne le tournage de Wedlock House. . Le thème de la dispute se transpose au
niveau visuel dans ce va-et-vient de la caméra qui passe de l’un à l’autre, pendant que les
protagonistes « jouent » leur propre rôle. La présence de Jane est déterminante ici : elle
s’approprie la caméra et capte des images de la vie selon sa propre perception, ajoutant ainsi un
double point de vue et une double interprétation au film. Wedlock House... est donc important à
la fois pour le couple, qui se renvoie une double image de lui-même, mais aussi pour le cinéaste,
puisque le film marque une étape importante dans son cheminement artistique :
C’était la première fois que nous filmions ensemble ; moi elle et elle moi, et selon une
forme qui venait de moi. Nous nous voyions l’un et l’autre dans des éclairs de lumière en
mouvement, comme si nous sortions de longs couloirs plongés dans l’obscurité. Toutes les
disputes de cette époque se transformaient au niveau visuel. 51
À partir de ce moment-là, Brakhage a constamment revendiqué le fait que Jane et leurs enfants
étaient des « véhicules » pour son cinéma, et que l'Ego constitué ainsi de film en film excédait sa
seule subjectivité, à l'image des poètes Romantiques qui recouraient à plusieurs instances (He-
She-It etc..) pour représenter plus fidèlement encore leur travail d'introspection.
Revenons à WWBM : À nos yeux ce film est fascinant et mérite de figurer dans notre travail, car
il révèle la subjectivité brakhagienne sous un jour tout particulier : D'une part parce que, par son
sujet, ce film est un véritable film documentaire – l'on pourrait même ajouter le documentaire
49 Dans ses divers écrits autobiographiques et théoriques, Brakhage parle des films de cette période comme des
films réalisés par « Stan et Jane ». Certains films en portent explicitement mention.
50 Philip Adams Sitney, Visionary Film : The American Avant-Garde, 1943-2000 (third edition), Oxford New York:
Oxford University Press, 2002, pp.169-171.
51 Philip Adams Sitney, « Pour présenter Stan Brakhage… », in Les Cahiers de Paris Expérimental n° 1, Paris,
2001, traduit de l’anglais par Christian Lebrat, p.6.
96

des documentaires, puisqu'il documente fidèlement l'accouchement d'une femme et la naissance
de son enfant. Nous écrivons « fidèlement », car il ne s'agit pas d'un film tourné en direct, sans
recul aucun, sur un mode reportage – ce qui sera le cas quelques années plus tard. En effet,
Brakhage a pour ainsi dire lancé la « mode » du film de famille, et plus précisément le film de
naissance, dont la laideur (éclairages, couleurs verdâtres de l'hôpital, plans peu assurés, flous
etc...) décourage le spectateur, y compris le plus concerné, et finalement, participe de cette
horreur, plus psychologique qu'émotionnelle, en tout cas culturelle, généralement ressentie face
au spectacle de la vie. Fascinant parce que, d'autre part, ce film a fait effectivement l'objet d'une
symbolisation, par le biais d'un véritable travail de recomposition et de montage dont on va voir
toute la subtilité. Dans aucun autre film sans doute Brakhage n'a-t-il pas autant réorganisé le
temps chronologique, alors que ce temps chronologique est fixé par la nature, et ne demande
simplement qu'à s'y conformer, puisque l'on en connaît la fin. Comme si Brakhage cherchait
constamment à agir sur l'événement, à perturber son déroulement, à en ajourner le terme. Comme
s'il se dédoublait – observateur/acteur ; fils/père – et qu'il attende autant qu'il appréhende le
spectacle de la délivrance. Les changements esthétiques qui vont avoir lieu – du pictural au cru,
du net au flou, du plan d'ensemble au gros plan etc.....vont fidèlement accompagner les variations
des perceptions du cinéaste, puis de l'enfant tout juste né ; il semble en effet que le père et
l'enfant partage certaines visions communes sur l'adéquation de l'être à la vie.
Alors qu'habituellement, ses films lyriques existent en dehors de toute temporalité séquentielle,
dans un royaume de simultanéités ou de courts espaces temporels, WWBM condense et allonge
les moments clés d'une grossesse, les modifications corporelles et les nouvelles aspirations qui
donnent lieu à des plans étrangement longs pour l'époque plutôt saccadée du montage
brakhagien, exprime l'éloignement et le rapprochement du couple, les jours et et les nuits qui se
succèdent à mesure que le ventre grossit et occupe la position centrale du plan, au point de
donner parfois l'impression, grâce aux distorsions d'objectifs du cinéaste (anamorphose), que
l'écran même est bombé. Car pour Brakhage le film même est une matrice, une femme enceinte.
Jamais le fond et la forme, l'intention et la métaphore n'ont été aussi repliés que dans WWBM.
Voyage de l'un à l'autre, du corps à l'âme
I am not yet born ; provide me with water to
dandle me, grass to grow for me, trees to talk
to me, sky to sing to me, birds and a white
light in the back of my mind to guide me.
Louis McNeice, Prayer Before Birth 52
52 Louis McNeice, 1944. L'imagerie double de McNeice (histoire individuelle/histoire collective) trouve de
97

Lumière, eau, fenêtre, sang, corps dans l'eau touché par la lumière tombant de la fenêtre....
WWBM débute en effet sur les images d'une femme enceinte, dans les derniers mois de sa
grossesse. Dans les premiers plans, le ventre de la femme est montré en contre-plongée, sous une
fenêtre qui ouvre vers le ciel, l'ombre du cadre dessinant une grille, ou une croix, sur son ventre
rebondi. Ce cadrage, ajouté au fait que Brakhage utilise tout au long du film de l'amorce blanche
ou de l'amorce noire, révèle son désir de mettre en évidence l'écran – l'écran redoublé par la
fenêtre, ici lucarne du fini – et la médiation cinématographique comme aménagement du réel,
mais également tactique pour accentuer la tension dramatique jusqu'au moment de la naissance
qu'on appelle aussi « délivrance ». Ces premiers plans sont d'une beauté picturale qui montrent
en plans rapprochés, fragmentés, la femme dans son élément féminin et maternel, le bain, l'eau,
la lumière tombant de la fenêtre et dessinant des arabesques sur son corps, les multiples jeux et
reflets de lumière, contrastes de la couleur rouge qui vire au brun sombre puis au noir, la peau
blanche laiteuse de la femme, les jeux d'oppositions visuelles et/ou supposés, intérieur/extérieur,
immobilisme et frémissement perpétuel... Ces plans sont aussi signifiants en ce qu'ils révèlent les
points d'intérêt du sujet-cinéaste, ses points d'ancrage avec sa femme, le visage, le grain de la
peau, les courbes et les fluides. Ainsi que les photos l'indiquent, Brakhage fonctionne avec
quelques paradigmes forts qui vont entrer en système et faire retour à intervalles irréguliers, puis
de plus en plus réguliers et rapides 53 . Il initie sa grammaire en montant les images du ventre sous
la fenêtre, le ventre immergé tandis que la femme prend un bain, le ventre reposé lorsqu'elle dort.
À cette première série de plans du ventre, va alterner une autre série : celle des images du visage
de la femme, souriante, endormie, tendue etc....Toujours en alternance avec la fenêtre – seuil
stratégique dans la composition brakhagienne, car elle est la concrétion de plusieurs métaphores
liées à l'œil (la « fenêtre de l'âme » pour Merleau-Ponty). La fenêtre qui diffuse la lumière autant
qu'elle projette des ombres, ainsi que le souligne Dominique Païni dans son texte L'Attrait de
l'ombre 54 : « [Il contraint] très puissamment les ombres à se cadrer et à danser, à occuper
plastiquement la surface plane de l'écran, et à agiter tour l'espace et le cadre ».
On notera que pour Brakhage, le visage et le ventre forment une tangente (ligne de points de
contacts de la caméra avec le corps de la femme, un corps doublement frappé d'altérité : corps
féminin et corps portant un autre être en son sein) qui oscille sous les contractions du corps
féminin, d'abord imaginaires – perceptions exagérées d'un père cinéaste en parfaite osmose avec
l'événement qui s'annonce – puis réelles au moment de l'accouchement. Ce qui est
nombreuses correspondances avec celle, visuelle, de Brakhage.
53 Certains critiques ont d'ailleurs effectué quelques rapprochements entre la théorie du montage de Brakhage et
celle d'Eisenstein, notamment dans leur quête commune de moments extatiques, ou dans leur méfiance à l'égard
du langage verbal.
54 Dominique Païni, L'Attrait de l'ombre, coll. « côté cinéma/essais », Yellow Now, Liège, 2007, p.18.
98

particulièrement significatif ici, c'est que justement, Brakhage filme ces deux éléments – ces
deux axes que sont le visage et le ventre – de façon quasi systématiquement séparée, séparant de
fait la femme de l'enfant, considérant à la fois le bébé à venir déjà comme une personne, une
subjectivité en devenir, mais également comme un étranger au corps de la mère, et encore plus
étranger à son âme. Dans son texte « L'Écueil du solipsisme' », Jean-Paul Sartre remarque que
« [...] le sacro-saint dogme du réalisme ne s'est pas soucié d'établir une action immédiate et
réciproque des substances pensantes entre elles. », exprimant ainsi à sa manière, cette distance
de soi à soi, de soi à l'autre : « Le corps indique vers elle sans la livrer (l'âme d'autrui). Elle est
une absence. » Il poursuit:
C'est par l'intermédiaire du monde qu'elles communiquent ; entre la conscience d'autrui et
la mienne, mon corps comme chose du monde et le corps d'autrui sont les intermédiaires
nécessaires. L'âme d'autrui est donc séparée de la mienne par toute la distance qui sépare
tout d'abord mon âme de mon corps, puis mon corps du corps d'autrui, enfin le corps
d'autrui de son âme. 55
Cette fragmentation du corps féminin – processus de neutralisation de l'image, voire de
dénaturalisation 56 - s'accompagne de choix subjectifs comme par exemple de plonger les plans
dans une semi-obscurité, pas tant pour en atténuer la crudité que pour représenter son inévitable
aliénation de ce qui est en train de se passer, ou de faire une mise au point un peu floue
(changement rapide de régimes de plans) – une « netteté fuyante » que Dominique Païni 57 , citant
Mallarmé, reconnaît dans la stratégie brakhagienne. De même, Brakhage a recours à des
stratégies qui ne sont pas à proprement parler des images de remplacement mais des images de
survivance du passé, des moments forts de leur relation d'amants. Par exemple, dans un passage
particulièrement douloureux du travail, Brakhage coupe les plans de sa femme criant, leur
substituant les plans de son visage souriant dans l'épisode initial du film, puis de l'alternance de
plans de la fenêtre et des jeux d'eau. Il reviendra ainsi neuf fois (un paradigme qui n'est sans
doute pas anodin, scandant le temps de la fabrication de l'être humain) à l'image initiale – le gros
plan de sa femme souriant, un plan d'une sérénité totale, rassurante – la reprenant toujours dans
un bouquet de plans qui varie sans cesse ses combinaisons. Philip Adams Sitney remarque :
He's always passing fron one scene to the other on a plastic cut : for example, the
glimpse of a window behind the held-up placenta, near the end of the film,[that] initiates
another cut to the window of the opening and the recapitulation of the sunlit images that
follow it. 58
55 Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant, coll. « Folio », Éditions Gallimard, Paris, 1976, p.367.
56 Quelques années plus tard, en 1973, Robert Kramer filme une scène d'accouchement en direct dans son film
Milestones. L'événement ne fait alors l'objet d'aucune intervention postérieure du cinéaste, ce dernier, pas
subjectivement concerné, en fait une scène essentiellement métaphorique – l'idée d'une renaissance, d'un espoir,
dans une communauté au bord de l'implosion.
57 Dominique Païni, L'Attrait de l'ombre, coll. « Côté cinéma/essais », Yellow Now, Liège, 2007, p.18.
58 Philip Adams Sitney, Visionary Film : The American Avant-Garde, 1943-2000 (third edition), Oxford New
York: Oxford University Press, 2002, pp.169-171
99

On pourrait aussi croire que la manière dont s'ordonnent les répétitions dans le montage veut
fusionner la mémoire du moment au moment vécu, ou du moins il y a sublimation du temps dans
l'intensité vécue du moment de la naissance. De plus, l'insistance du regard de la caméra est
d'une participation directe presque insoutenable, on sent l'oeil battre avec le coeur (nous aurons
une image similaire dans Dog Star Man), avec le ventre étiré par les coups de pieds, l'exaltation
des yeux dans l'explosion émotive, qui semblent vouloir sortir de la tête pour rencontrer ceux qui
arrivent au monde. Moment sublime (étymologiquement « déplacement oblique vers le haut, ou
déplacement vers la limite du haut... », voire « élévation », ou « transgression ») quand Brakhage
tend le placenta entre la caméra et le soleil qui traverse la fenêtre. Ce film exemplifie bien la
possibilité de considérer Brakhage dans le vaste champ documentaire - rappelons-nous qu'il a
déjà écrit qu'il était le plus rigoureux des documentaristes, puisqu'en plus de ce qu'il documente,
il documente l'acte de le voir.
Et si WWBM s'achève sur les plans des parents et du nouveau-né, d'une histoire qui commence,
Brakhage va revenir encore et encore sur ce moment de l'entrée dans la vie.
- D'une fenêtre à l'autre : de WWBM à Scenes Under From Childhood .
Et l’enfance ne s’est pas retirée ; où
serait-elle allée ?
Saint Augustin, Confessions 59
Une seconde avant notre naissance, on
sait tout sur tout. Platon disait la même
chose. Mais une seconde plus tard, un
ange, d’une petite tape, efface cette
mémoire. Pour que l’homme ait l'honneur
de tout redécouvrir. S'il en est capable...
Chris Marker, Level Five
Brakhage poursuivra son exploration autobiographique de la naissance et de la constitution d'une
famille. Mais l'expérience ne sera plus jamais la même. Dans Thigh, Line, Lyre, Triangular par
exemple, deux ans plus tard, il explore plus encore ses propres perceptions face à l'événement de
la naissance, et donc ne cherche pas à tout prix à se fondre dans ce qui se produit sous ses yeux.
Le jeu intersubjectif entre les deux « auteurs » de WWBM est ici complètement absent de la
représentation, auquel le cinéaste substitue des images assez esthétisantes d'animaux 60 , ici images
59 Saint Augustin, Confessions, Chapitre VIII, « Comment il apprend à parler ».
60 Bill Viola reprendra ce même procédé de métaphore anthropo-zoomorphique, dans I Don't What It Is I Am Like,
100

de remplacement. Il ne fait aucun doute qu'avec TLLT, on assiste à la naissance d'un enfant à
travers les yeux de l'artiste, dont la vision extatique place le spectateur à distance de l'événement,
comme s'il se sentait exclu de la vision, et comme le cinéaste lui-même s'est exclu de sa propre
vision.
L'expérience de Scenes From Under Childhood (1967-1970), mérite néanmoins d'être
brièvement évoquée. Ce film est le premier volet d'un quartet intitulé The Book of the Film – un
travail filmique que Brakhage appelle « an autobiography in the Proustian sense », soulignant de
ce fait qu'il ne prétend pas à représenter les faits de sa vie – ce qui va dans la sens du postulat
d'Elizabeth Bruss, selon lequel l'autobiographie filmée était impossible, et nous ajoutons, a
fortiori quand il s'agit de sa propre naissance... Au lieu de cela, il reproduit les structures de son
expérience telles qu'il se les remémore – un travail de recomposition du temps perdu qui se
rapproche de celui de Jonas Mekas, que nous aborderons au Chapitre IV. Le travail
autobiographique de Brakhage, bien qu'essentiellement visuel, filmique, s'inscrit néanmoins dans
une tradition d'introspection et d'auto-inscription qui va de Saint Augustin (cf. Les Confessions 61 )
à Rousseau (Les Confessions) ; à l'instar de ces deux autographes, et bien qu'il substitue au texte
verbal le maillage complexe de perceptions visuelles, Brakhage se présente comme un sujet
unique ; d'autant unique qu'il cherche à s'écrire.
Dans ses Confessions, Saint Augustin raconte comment il s’écroula dans un jardin, au pied d’un
arbre, harassé de fatigue et assailli par le doute, puis comment il ouvrit sa Bible, alors que des
enfants chantaient non loin de lui « Prends et lis ». Pour Brakhage, cette impulsion naît de lui-
même: c'est son Moi enfant qui lui intime d'entreprendre cette introspection – ce qu'exprime le
titre Scenes Under From Childhood : les scènes viennent d'un lointain intérieur. Le principe est
celui de la projection ; Philip Adams Sitney résume bien le processus projectif en deux temps :
Their 'fictional' principle is that the film-maker allows his observations of the events of
his children's lives to stand for his own life [nous soulignons]. But insofar as this
substitution is overtly declared as such, and the distance between the film-maker and the
children is incribed in the structure of the films, the fiction dissolves. In its place there
emerges the suggestion that the activities of children can reveal a universal mode for
psycho-history. 62
Le film débute par une évocation de la vie intra-utérine, par un champ visuel indistinct et rouge,
vision du cinéaste les yeux fermés, qui tente de «re-voir », sans réellement y parvenir. Et pour
cela, il s'accompagne de quelques sons rauques et douloureux, qui ajoutent à la tension née de
1986.
61 Il est le premier à s'exprimer personnellement : une voix « Je » qui détone dans le concert des textes présentant
traditionnellement une énonciation plurielle.
62 Philip Adams Sitney, Visionary Film – The American Avant-Garde 1943-2000 (3 rd edition), Oxford New York :
Oxford University Press, 2002, p. 389.
101

cette tentative de reconstitution. Puis trois temps vont alterner dans l'effort autobiographique du
cinéaste qui se trouve face à une absence : les images colorées évolutives qui vont exprimer la
naissance de la conscience du sujet, les images malmenées d'enfants d'âge divers vont quant à
elles exprimer l'impossibilité de se remémorer vraiment ce temps d'avant, et enfin, les images
d'albums photos, des membres de sa famille, de sa femme Jane regardant elle-même les photos,
des parents en train de faire l'amour, vont illustrer le travail de substitution du lien qu'il a opéré –
suture imaginaire et visuelle. La seconde partie du film tente précisément de suturer le passé et le
présent, soi et l'autre, celui qu'on a été et celui qu'on est, en explorant les visages des enfants, en
cherchant, non sans une certaine tendresse dans le regard, ce qui ajourne la nostalgie, les traces
de répétition, d'imitation, de ressemblance – on pense au célèbre vers de W.B.Yeats, « I'm
looking for the face I had before the world was made ». Dans le flot des images filmées, instables
et néanmoins fluides, d'enfants jouant, de jouets épars, apparaît la photographie d'un enfant sur
son vélo – enfant qu'on ne peut qu'identifier avec Brakhage enfant (nous verrons une expérience
similaire avec le cinéma de Su Friedrich au Chapitre III). Brakhage réussit à médiatiser ses
angoisses et son impuissance, notamment au moment où les images montrent ce qui n'est autre
qu'une scène primitive (les parents s'accouplant), en superposant des cadres de fenêtres,
diégétiques et imaginaires, proches ou lointaines, qui matérialisent la situation de l'enfant, sujet
en formation – encore du côté de la mère, pas encore autonome, comme l'illustre Virginia Woolf
dans son roman To The Lighthouse par exemple ; mais ces fenêtres renvoient aussi et surtout à la
métaphore du cinéma : son cadre, l'illusion de sa profondeur, de son mouvement, son caractère
onirique, etc... Si bien que cette scène primitive semble disparaître et réapparaître, se réduire et
s'étaler dans le plan, suivant un mouvement haptique venant du spectateur au bord de
l'hallucination.
On constate néanmoins que la plupart des images de l'enfance, de l'embryon à l'infant 63 à
l'adolescent, sont comme des chroniques autobiographiques par enfants interposés de son aveu
d'échec à retourner dans leur monde. Ainsi, il peut se représenter en ombre dans Anticipation of
the Night, s'inscrivant en négatif par rapport au monde de l'enfance, tandis que des enfants
s'amusent sur une aire de jeux, dessinant des cercles sur le sol, comme pour s'y enfermer les uns
les autres. Dans Scenes From Under Childhood, les enfants finissent par perdre leur innocence –
comme les enfants dans le poème de Louis Mc Neice, que nous avons mis en exergue. Plus tard
encore dans son œuvre, dans I.... Dreaming, il se représente seul et vieillissant parmi les enfants
et petits-enfants, comme aliéné d'eux.
63 Étymologiquement « celui qui ne parle pas ».
102

On est en droit de s'interroger sur les jeux intersubjectifs entre Brakhage et son épouse, sachant
que le cinéaste va ainsi filmer chaque moment de leur vie durant près de vingt-cinq ans 64 . Ils se
séparent en 1967, abandonnent leur chalet, tandis que Jane s'installe plus haut encore dans la
montagne pour écrire des notes et mémoires. Anecdotique ou pas, il est étrange de constater que
Brakhage, remarié des années plus tard avec une jeune femme, Marilyn, se voit opposer un refus
catégorique à son intention de la filmer, ainsi que les deux fils qui naquirent de leur union. Il prit
l'interdiction avec un certain soulagement (« I felt liberated from... »), sans pour autant arrêter de
tourner ses films de famille, qui sont restés la principale source de son inspiration, sa véritable
muse, celle qui lui permet de partir filmer l'autre, le monde extérieur – ses « vehicles ».
- Dog Star Man , ou les multiples visages du sujet
De L'homme prométhéen à l'Homme au Chien
L'image est une pensée en actes...
Jean-Louis Leutrat,
Godard simple comme bonjour 65
Dog Star Man représente un condensé vertigineux de tous les paradigmes brakhagiens, ainsi
qu'une version moderne et subjective du mythe prométhéen que nous avons introduit, en faisant
jouer la combinatoire de tous les possibles. Où l'on retrouve les aspirations à un retour au
primitif, que Brakhage assume pleinement :
Dog Star Man was an attempt to make the epic – the epic of the big Daddy – to make the
visual epic of having a family, of raising it, a natural setting of wild bare-like a crazy
place somewhere in the mountains. Of having a family, of our removal from civilisation,
even our attempt to incorporate into that epic little pieces of the all literary epics. 66
Dog Star Man abrite ainsi en son sein toute une série de fragments autobiographiques et
méditations intellectuelles sur l'existence, si bien qu'au bout du compte, l'homme individuel – cet
Homme au Chien dont on va développer le caractère médiateur – semble moins réel que l'homme
universel dont Brakhage tente d'esquisser le portrait/l'autoportrait. Certaines séquences
autonomes, comme la célèbre séquence-collage du cri de l'enfant (the infant's scream), plans de
la naissance de son premier fils, ou encore celle, en prise de vue aérienne, de la maison comme
posée par magie sur le replat d'une montagne (la propre maison des Brakhage), une image (voir
64 La série intitulée Sincerity (I-IV) par exemple.
65 Suzanne Liandrat-Guigues & Jean-Louis Leutrat, Godard simple comme bonjour, Éditions de L'Harmattan, 2004,
p. 14.
66 Stan Brakhage, Essential Brakhage – Selected Writings on Filmmaking, McPherson & Company : New York,
2001, p.60.
103

les photos) qui annonce les plans insistants de datcha chez Tarkovski, illustrent cette mise en
abyme du projet autobiographique dans le texte mythique. Brackage précise encore : « To get
that sense of form whereby a whole work can exist in the center of another work, or spiral out
into pieces in another work, as in Baroque music, and that second arrangement be another piece
entirely. 67 »
Brakhage est ce deus ex machina qui brave les forces opposantes, et persiste coûte que coûte
jusqu’à l’épreuve du feu : celle qui va du chaos, du « chaosmos » pour reprendre l’expression de
Joyce, auteur favori de Brakhage – cette « identité interne du monde et du chaos » pour Deleuze
- à la fusion holistique de tous les éléments, celle qui permet la naissance d’un nouveau langage
filmique et d’un nouveau sujet – un cœur conscient, pour reprendre l’expression de Bettelheim,
et pour renvoyer au cœur ouvert qui s’arrête de battre et se remet ensuite à battre au fil des
expériences du « héros/éros » qu’est finalement le DSM 68 . Ainsi, pour Brakhage, la quête de la
connaissance est étrangère au langage, car elle se fonde sur la communication visuelle à un stade
perceptif, dans le sens le plus profond du terme, le plus archaïque, le plus physique aussi.
Brakhage poursuit « There is no need for the mind’s eye to be deadened after infancy, yet in these
times the development of visual understanding is almost universally forsaken. »
On retrouve également la mystique romantique dans la mise en place de l'unique décor naturel
de DSM : la montagne. Lieu de la quête spirituelle pour les Romantiques- une réaffirmation
constante de l'Ego et de l'imagination - la montagne est aussi, dans certains mythes
cosmogoniques le lieu des Enfers où les héros sont prisonniers 69 . DSM va quant à lui tout
expérimenter, de la mort physique à la plénitude mystique. Le film débute sur les hauts sommets
des montagnes aux flancs desquelles s'accroche des brumes épaisses qui masquent les vallées
profondes (voir les photos). Tel un phénomène de concrétion géologique, les montagnes du
Colorado superposent une représentation réaliste de la terre natale du cinéaste, une scène de la
Genèse, lorsque les terres ont jailli des eaux, une topographie de son monde intérieur avec les
plans fragmentés du corps nu du cinéaste baignant dans l'eau, puis des organes (le cœur qui bat),
et des visions érotiques. Cette exploration du corps de la Mère-nature comporte des périls tels
que le sujet tombe sans cesse et doit reprendre son escalade. Comme dans le poème de P.B.
Shelley, le gravissement de la montagne peut également être perçu comme la représentation des
67 Stan Brakhage, Metaphors on Vision, p.19.
68 Nous proposons de référer au film par ses initiales : DSM.
69 Les montagnes du Colorado offrent une alternative plus sauvage aux collines du Vermont qui sont en train de
devenir un lieu mythique dans les années cinquante, une sorte de Mont Olympe pour les artistes branchés de
New York.
104

tensions existant dans la relation entre l'esprit individuel et l'univers, l'aspiration à une libération
totale de l'esprit - « an undisciplined overflowing of the soul. » 70 , c'est ainsi que Shelley qualifie
son geste créateur. Au sommet de ce « mythoscape », se trouve un rocher – rocher où Prométhée
fut enchaîné, et que Brakhage a libéré,en en faisant un lieu privilégié de la partie féminine de son
Ego.
Mystique romantique encore dans la description de l’émergence de la conscience, le cycle des
saisons, la lutte ancestrale de l’homme avec la nature. Le pacte tacite brakhagien de non
conformité aux conventions (refus de la linéarité et du réalisme) permet au cinéaste de bousculer
le temps, le cycle des saisons, pour faire en sorte par exemple que l'été succède à l'hiver, sans
autre état intermédiaire – un cosmos décentré où la lune dispute la place au soleil, les reliefs sont
inclinés au point d'inverser verticalité et horizontalité, dans un désir fou d'ouvrir le ciel et d'attirer
le soleil dans l'attraction de la lune 71 . Cette ambivalence sexuelle est elle-même présente dans
l’évocation visuelle d’un Titan terrassé qui porte le nom cosmique d’Homme de l’Étoile du
Chien. La constellation du Grand Chien est une des constellations les plus anciennes, une des
plus brillantes, et dont Sirius est une des composantes, signifie « brûlant », et enfin, cette
constellation n’est visible qu’en plein été – d’où le terme de « canicule ». Dans DSM, l’homme
finit par abattre l’arbre mort en plein cœur de l’été, période de l’année qui incarne la vigueur, la
virilité et l’activité maximale. Dans son ouvrage-somme du cinéma Une Renaissance du cinéma
– le Cinéma Underground américain, Dominique Noguez écrit, admiratif, qu'il voit « tout » dans
DSM :
Hiver et été, cristaux de neige et globules sanguins, pénis et vulve, tâches solaires et
viscères palpitants, un corps de femme et la lune, les branches des arbres et un vitrail,
des troncs d'arbres et des colonnes grecques. 72
Autoportrait d'un cinéaste
Tout commence par l’ennui d’un cinéaste en « vacances » dans le Colorado – l’ennui étant pour
l’artiste sans doute le pire des maux. Le bonheur tranquille dans la maison familiale de ses
beaux-parents (claustrophobie de la maison-prison), et le manque d’inspiration, d’espace,
l’obligent à agir physiquement. Il entreprend donc de gravir la montagne enneigée, accompagné
de son chien, muni d’une hache pour couper du bois mort pour la cheminée, et dans l’autre main
d’une caméra 16mm afin de filmer son ascension. L'idée directrice se résume ainsi : « This is the
70 C'est ainsi que Shelley décrit son poème « Mont Blanc ».
71 Il convient de préciser que les images cosmiques ont été tournées par Brakhage au Centre de commandement
Spatial américain (US Space Command) situé à Colorado Springs.
72 Dominique Noguez, Une Renaissance du cinéma – Le Cinéma Underground américain , 2 nd édition,
coll. « Classiques de l'Avant-Garde », Éditions Paris Expérimental, 2002, p.
105

story of a man who climbs a mountain, sees at dead trees, choppes one tree down for firewood
for his home and comes back home at the end. » Or, cette ascension va s'avérer riche en périls et
en visions, si bien que cet épisode anodin, domestique, se transforme en récit épique, en
expérience métaphysique :
I thought it would be a little, simple film on a woodsman, myself as the woodsman, the
wood-gatherer… but it ended up as…an exploration of the whole history of man. I mean,
as I climb this hill, the images suggest in many ways, metaphorically and in other ways,
the history of man himself and his endeavor, and the meaning of whatever it is he does
and makes. 73
À partir de ces quelques images tournées sur le vif lors d'une journée d'hiver, Brakhage va mettre
quatre années (de 1960 à 1964) à construire le long poème épique qu'est DSM, un film-poème
qui s'orchestre autour d'un long Prélude et de quatre parties qui reprennent assez fidèlement les
quatre règnes ou états de l'existence selon William Blake. Chaque partie – chaque pièce, puisque
les mouvements du film sont comme les grands mouvements d'une symphonie - étant composée
de quatorze sections. Si cette structure est sans doute la survivance de la structure du sonnet, elle
rappelle également une pièce de théâtre Nô, dans l'exploration minutieuse d'une seule action et
de ses ramifications infinies, et enfin la tradition du Vorticism, comme le poète Ezra Pound le
définit dans ses Cantos : « The point of maximum energy... There is a point at which an artistic
impulse is visceral and abstract ... » Brakhage décrit l’action centrale comme le mouvement de
l'homme « the two steps forward, one step backward motion of the DSM », qu’il met en relation
avec la circulation sanguine dans le système capillaire, pour illustrer la parfaite analogie qui
existe selon lui entre la nature et le corps humain – la nature lui servant à montrer que les
affections, émotions, états d’âme de l’homme sont perpétuellement menacés de dispersion, de
disparition, comme le fragile équilibre de la nature le montre dans les différentes sections. Ainsi,
le spectateur se trouve confronté au rythme insufflé par l’œuvre, bercé par elle, et ce, dès le titre
et le générique, dont les noms sont grattés dans la pellicule même, cette dernière étant manipulée
comme une sorte de « filmic mud » - « the sense of rhythm of the surface itself. » 74
Chaque partie début par l'Homme au Chien qui se lève et reprend son ascension, et s'achève par
sa chute. Cette répétition de la structure donne au concept de cycle une importance centrale, et
notamment le cycle de l’érotisme « amour-procréation-naissance-éducation » qui circule dans le
film. À l'exception du Prélude, construit comme un long texte onirique (ou pre-natal) qui ne
73 Stan Brakhage, Essential Brakhage – Selected Writings on Filmmaking, McPherson & Company : New York,
2001, p.97.
74 Expression de Jackson Pollock pour décrire son Action Painting.
106

comporte qu'une seule pellicule – un seul texte – Brakhage va superposer une pellicule à la Partie
1 (l'homme et la femme), deux à la Partie 2 (l'homme, la femme et l'enfant) etc... jusqu'à obtenir
un maillage complexe d'images. Nous ne développerons pas davantage cet aspect formel du film,
d'une part parce que Philip Adams Sitney restitue le séquençage (il n'y a aucune trame narrative)
des parties de manière détaillée dans son ouvrage Visionary Film 75 , et d'autre part, parce que nous
portons notre attention sur l'aspect « autoportrait » de DSM. Nous entendons ici « Autoportrait »
dans le sens où Michel Beaujour le définit :
L'autoportrait se distingue de l'autobiographie par l'absence de récit suivi [...] Sa
principale apparence est celle du discontinu, de la juxtaposition anachronique, du
montage qui s'oppose à la systématique d'une narration. 76
Les images silencieuses étant non contaminées par le langage verbal, agent temporel, la notion
d'autoportrait s'ancre naturellement dans une tradition plastique, quasi picturale en raison de la
surface plane du décor brakhagien. L'autoportraitiste Albert Memmi parle quant à lui de
« peindre son autoportrait » :
Le portrait de l'artiste par lui-même ne saurait être qu'un puzzle à pièces multiples qu'il
faut patiemment assembler. Les peintres le savent bien, eux qui sont les spécialistes de
l'image et de la métaphore colorée : ils multiplient les esquisses successives avec l'espoir
de suggérer quels hommes ils furent. Et peut-être aussi à saisir un peu d'eux-mêmes. 77
Les Métamorphoses de Brakhage :
Brakhage incarne cet Homme au Chien qui, muni d'une hache, et accompagné de son chien, va
escalader une montagne enneigée et va se retrouver face aux manifestations de son destin
d'homme: il expérimente la lutte avec une nature indomptable, indifférente à l’homme, les
éléments naturels, la brûlure du froid, celle du soleil, le déchaînement du ciel, la neige, la nuit, la
gravité et par conséquent.la Chute, le doute, la perte et la solitude. Ce n’est qu’en ayant recours à
ses forces vitales et à son imagination que l’Homme au Chien va pouvoir transcender son destin
de mortel, imaginer son histoire et s’unir à la nature qui va prendre les traits « sublimes » d’une
femme nue, analogie de la fertilité de la terre et de la femme, qui nourrira le film. Cet « Homme
au Chien », c’est la représentation du cinéaste, dont le génie créateur procède à la fois d’une
confrontation avec la réalité extérieure, d’une vision personnelle combinée à une internalisation
de l’objet observé, pour atteindre la fusion totale intérieur/extérieur, soi/l’autre que nous avons
identifiée chez Brakhage comme une énergie physique, essentiellement érotique. Tandis qu'il
75 Philip Adams Sitney, Visionary Film ; The American Avant-Garde 1943-2000, 3 rd edition, New York : Oxford
University Press, 2002, pp.190-192.
76 Michel Beaujour, Miroirs d'encre : Rhétorique de l'autoportrait , coll. « Poétique », Éditions du Seuil, 1980,
pp.8-9.
77 Joëlle Strike, Albert Memmi : Autobiogaphie et autographie, Éditions L'Harmattan, Paris, 2003, p.186.
107

poursuit sa marche en avant, fragile et obstinée, des images fugaces de bébé et d'enfant, de
femme et d'homme qui s'unissent puis se désunissent, se discernent sur la bande passante de la
pellicule (« the rapid, fleeting transit of images » 78 ). Le bébé qui naît et hante 79 les cinq parties de
DSM n’est autre que le fruit de cette union : le film des visions subjectives d’un cinéaste qui crée
toute une cosmogonie, avec l’aide de son imagination et sous la dictée de son inconscient,
mobilisés tous deux pour atteindre l’expérience du visionnaire, échapper à son destin individuel,
le carcan de l’Ego, trouver la lumière indispensable à sa vision, la bonne distance avec les
choses, le prisme des métaphores signifiantes et de leur transformation en chaînes, dans une
quête qui s’apparente somme toute, avec la rédemption – pas tant la sienne que celle de tous
ceux qui partagent ses visions et refont les gestes enfouis dans la mémoire collective.
Les métamorphoses passent aussi par la combinaison de paradigmes binaires : le soleil /la lune ;
la nuit / le jour ; le vertical/l’horizontal, le macrocosme/le microcosme, qui tous se superposent
au paradigme originel de l’union homme/femme, et permettent ainsi de construire une nouvelle
cosmogonie - ou peut-être réactualiser une cosmogonie oubliée, idéale. Fabriquer un nouveau
mythe selon le principe jakobsonien de la Poétique, celui de l’artiste total, complet, qui, de
hautes luttes, a retrouvé sa moitié, selon la notion neo-platonicienne de l’androgynie. Selon cette
notion neo-platonicienne, une âme est originairement androgyne, et se scinde en deux lors de
l’incarnation sur terre, sa part féminine allant dans un corps de femme, sa part masculine allant
dans un corps d’homme. Dans cette optique, la plénitude spirituelle ne serait possible que dans la
réunion des principes complémentaires – ou zyzytiques – qu’offre une « hiérogamie », c’est-à-
dire, une sorte d’union sacrée entre divinités, plus généralement un accouplement dans un cadre
symbolique, un moment de créativité intense – Jung développe cette idée dans son ouvrage
Métamorphoses de l’âme et ses symboles 80 . Le film de Brakhage célèbre précisément cette union,
cette conjonction sacrée des principes opposés/complémentaires masculin et féminin de
l’Univers. Le film devient le lieu magique de cet accouplement et du fruit de cet accouplement –
l'homme, la femme, l'enfant, « le jeu des trois corps fondamentaux » pour Gilles Deleuze. 81
Brakhage est cependant conscient que le mouvement de la pensée ne s'origine pas purement et
entièrement du contact de la vision, si intense soit-il, mais aussi dans l’assemblage des images
créées, leur surimpression multiple et variable, la tension qui peut s’insinuer entre elles, leur
78 Le journaliste Parker Tyler trouve en effet le montage trop rapide pour permettre aux associations signifiantes de
voyager jusqu'au cerveau du spectateur, in Film Culture n°18, 1960, p.23.
79 Cette image de bébé qui hante l'univers brakhagien, enfance de l'humanité et/ou génie créateur, et inspirée du
poème de Michael McClure, « The Human Face », annonce une autre image aussi frappante : celle du bébé à la
fin de 2001, A Space Odyssey de Stanley Kübrick, 1968.
80 Dans un essai de 1912, le psychanalyste C.G. Jung développe ses théories sur les symboles et les mythes à partir
du cas d'une jeune Américaine qui compose des poèmes dans un état semi-conscient.
81 Gilles Deleuze, L'Image-Temps – Cinéma 2, Les Éditions de Minuit, Paris, 1985, p. 249.
108

qualité, leur couleur, leur répétition etc. Tentant par tous les moyens à sa disposition de briser la
solitude de son Dog Star Man, en créant du lien, des liens de toutes sortes, y compris par la
magie du montage qui ne sert pas simplement à séparer, mais aussi à lier ce qui a été séparé, ou
ce qui n’a jamais été lié auparavant, l’ombre et la lumière, le négatif et le positif, dans une vaste
matrice originelle, Brakhage invoque le pouvoir « ligatif » des signes visuels, ainsi que Gilbert
Durand l’écrit dans son ouvrage consacré aux structures anthropologiques de
l’imaginaire 82 : « Les signes, indépendamment de leur pouvoir de signifier, d’informer,
d’évoquer, ont aussi le pouvoir de lier et de délier les hommes ». Finalement, Brakhage a
façonné des figures qui ne dansent nulle part ailleurs que dans notre œil interne, sorte de caverne
platonicienne où le poète a rapporté le feu et éclairé les parois.
Brakhage ne dissimule pas ses outils, comme DSM ne dissimule pas les siens :
DSM est L’Homme à la hache : le geste sans cesse ajourné de couper le bois mort et d’alimenter
le feu, assume dans ce laps de temps indéfini une série de fonctions et de significations mutantes.
À la fois outil et arme, la hache ainsi mêle deux systèmes de valeur différents qui sont souvent
évoqués dans les mythologies nordiques et celtes, car elle possède une symbolique positive : elle
frappe et tranche en s’accompagnant de bruits et d’étincelles qui l’associent à la foudre et au feu.
Vision transcendante de l’Ego qui fait de DSM un fendeur – un pourfendeur, c’est-à-dire celui
qui fait subir une défaite à son ennemi, son adversaire – ici, la raison raisonnante, le carcan
idéologique et culturel, le carcan où le Moi est emprisonné – le tableau de Barnett Newmann,
Prometheus Bound, figure justement le Moi enchaîné. Cette hache, fendant l’air à l’horizontale,
fend littéralement l’unité organique du plan 83 , résonnant comme un écho du célèbre plan signé
Dali et Bunuel dans Un Chien Andalou (1928). On est frappé par la fulgurance des signifiants et
par leurs correspondances au niveau du signifié. Et comme ce détour par le Surréalisme nous le
rappelle plus vivement encore, la hache revêt explicitement un caractère érotique, ajournant le
plaisir annoncé qui sera d’autant plus éclatant et jubilatoire, où la couleur participe pleinement de
ce moment d’apothéose. Enfin, on remarquera que ces séquences portent des marques de
collures, de morceaux de chute et de perforations qui se superposent aux gestes réguliers du
bûcheron. Cette image, répétée plusieurs fois dans le film, avec la même combinatoire visuelle,
devient une métaphore de la colleuse du film, et du travail mythique du cinéma.
L’arbre de Dog Star Man, est ici un arbre mort voué aux flammes. Si, dans le travail
82 Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l'œuvre ; de la mythocritique à la mythanalyse, Éditions
Dunod, Paris, 1979, p. 187.
83 Le plan se divise et se plie, ce qui illustre l’arrivée au ciel de Cassiopée.
109

métaphorique de type anthropomorphique, l’arbre est traditionnellement associé à l’homme, dans
sa position médiatrice, verticale entre la terre et le ciel, l’arbre mort, déraciné par la tempête,
gisant à terre de tout son long, représente l’homme d’avant, l’homme vaincu, telle la mue du
serpent, qui permet à l’homme nouveau de renaître – les occurrences des images d’union et de
naissance ne laissent pas planer de doute quant à cette lecture – lecture qui rejoint ici le
paradigme du feu et celui de la régénération. Si l’un meurt, l’autre renaît nous dit le texte
brakhagien – ce que Durand résume ainsi dans son ouvrage Figures mythiques et visages de
l’œuvre : « Car l’artiste est artiste qu’à la condition d’être double et de n’ignorer aucun
phénomène de sa double nature. » 84
Brakhage est l’homme à la caméra : il fait en sorte de la montrer dans le champ de vision à
divers points du film, comme s’il ne fallait jamais oublier le caractère artisanal, humain du
cinéma. Il porte sa caméra au fil des jours et des nuits - fardeau et délivrance.
Ainsi, de la figure de l'Homme au Chien au cinéaste démiurge, en passant par l'être androgyne
puis une sorte de rédempteur surgi de l'Inconscient (idée jungienne), Brakhage esquisse un
autoportrait de l'homme en artiste. Or, DSM est un enfant du XX° siècle. Il ne se résout pas en
une libération paradisiaque à la Blake (l’Eden, royaume unitaire) qui permettrait la séparation de
l’imaginaire et du physique : « I have always kept the growth of Dog Star Man consonant with
the changes in our 85 living », écrit Brakhage, qui termine son film par l’affirmation nue de son
matériau et de son dispositif. C’est au terme de ce long processus de frictions, de tensions des
espaces, des images entre elles, que celles qui figuraient la partie « négative », cachée, refoulée,
c’est-à-dire les viscères, le sang, le cœur, deviennent progressivement la vision principale, tandis
que notre figure mythique, Dog Star Man, se dissout dans la profondeur de la pellicule. Telle est
la règle brakhagienne : tout nœud d’actes imaginaires possède un fondement physiologique,
seule réalité – la caméra se rapproche toujours plus de la peau du sujet, de la chair, de la texture
de l'homme, qui n'est autre que la texture du film.
Le dernier des Romantiques ?
Now we are older and our talents
Accredited to time and meaning,
To handsel joy requires a new
Shuffle of cards behind the brain
Where meaning shall remarry colour
84 Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l'œuvre, Éditions Dunod, Paris, 1979, p.189.
85 On aura remarqué la récurrence de ce « We » et de « Our » dans la rhétorique du cinéaste, renvoyant toujours à
une communauté de sujets, de ses proches à tous les hommes, en passant par les instances de son Moi.
110

And flowers be timeless once again. 86
Louis McNeice, When we were children
Finalement, Brakhage a opéré une fusion du couple derridien « corps et corpus » - ce qui
constitue un signe commun aux cinéastes que nous allons aborder ensuite. Il s'est profondément
identifié avec les images et les situations filmées au point de ne faire qu'un avec ses films, dans
toute leur complexité. « L'autoportraitiste n'est rien d'autre que son texte ; il survivra par là ou
pas du tout », écrit encore Michel Beaujour dans son texte Miroir d'encre. Au moment de clore
cette (courte) présentation de la subjectivité – des subjectivités brakhagiennes, il convient
d'opérer un survol de son influence.
Brakhage a inventé une forme qui permet au cinéaste de condenser ses pensées et ses sentiments,
tout en enregistrant sa confrontation directe avec les expériences de son existence, de la
naissance à la mort en passant par la sexualité et la terreur de la nature. Ses travaux ont modifié
l'idée même de tournage pour la plupart des cinéastes qui se sont engagés dans une voie où
l'approche documentaire se double d'une dimension personnelle, voire expérimentale dans la
champ visuel.
Il semble ainsi que Stan Brakhage ait engagé le cinéma sur la voie d'une véritable « révolution
copernicienne », dont l'ampleur potentielle et la radicalité ont surtout dérouté les observateurs -
« But te beginning of things, of a world especially, is necessarily vague, tangled, chaotic and
exceedingly disturbing. », remarque l'auteure américaine, Kate Chopin 87 , au tournant du XX°
siècle, en pleine rupture épistémologique. Engagé le cinéma ou son cinéma ? Car son influence
fait débat parmi les critiques et les cinéastes - un axe qui va de Jonas Mekas à Bill Viola - qui,
comme Brakhage, ont tenté de réconcilier la démarche expérimentale à une rigueur
documentaire, grâce à l'opération d'une subjectivité pleinement engagée dans le processus
d'enregistrement et d'expression. D'une subjectivité comme seule pourvoyeuse de sens. La
révolution opérée par Brakhage est d'abord une révolution intime, mais qui n'est pas le seul
caprice narcissique de l'homme moderne : À l'image de la lune attirant le soleil dans son champ
magnétique, le sujet-cinéaste attire, engage le monde historique dans sa propre représentation de
l'espace et du temps.
86 Louis McNeice, Collected Poems, London : Faber & Faber, juin 1944.
87 Kate Chopin, The Awakening (1899), London : W.W. Norton, 1976, p.15.
111

Philip Adams Sitney présente Stan Brakhage comme l'exemple même de la voix lyrique qui s'est
développée et a coloré les œuvres de nombre de cinéastes de la fin des années soixante et le
début des années soixante-dix : « The pervasiveness was competely natural and must have
existed ab origine. » 88 Fredrick Jameson 89 n'est pas le seul 90 à regretter que Brakhage n'ait pas été
suivi dans son exploration d'un cinéma silencieux (les cinéastes radicaux des années soixante-
dix, plus narcissiques sans doute, ont préféré la « surdité » face au discours ambiant 91 au lieu du
silence, posture révolutionnaire) que cette « first species » ne se soit pas installée dans une
époque post-moderne comme « l'autre espèce » qui s'y est trouvé une niche :
Silent film was never allowed to develop into its putative 'postmodern' version, although
it might be interesting to entertain the hypothesis that the independant, documentary or
experimental film in the post-World War II era (e.g., Dog Star Man of Brakhage)
developed in the empty space of a silent film postmodernism that never happened ; while
on the contrary the alternate medium finds its strongest third-stage evolutionary mutation
in the very different postmodernism of video 92 .
Plus globalement, la reconnaissance de l'influence brakhagienne reste néanmoins plus mitigée.
Brakhage a tant travaillé le mythe comme texte formel pour ses préoccupations personnelles et
artistiques, qu'il n'est pas exempt de mythes construits par d'autres et circulant autour de lui et de
son travail – ce qui dénote la réception problématique de son œuvre démesurée et protéiforme
pour certains, ce qui n'est pas notre avis, entre film de famille, introspection, expériences
mystiques, images plus nettement documentaires. Si des auteurs comme Catherine Russell,
reconnaissent « There are lessons to be learned from the avant-garde » 93 , en précisant un peu
plus loin que c'est principalement le cas pour la praxis documentaire américaine, d'autres
critiques comme Paul Arthur, peu sensible au cinéaste visionnaire semble-t-il, démontre que les
écoles, ou les chapelles cinématographiques américaines se sont rapidement débarrassées de
l'avant-garde, afin de concevoir, de réduire plutôt le cinéma à « an emblem, harbinger [un
présage] and social vehicle of the transfiguration of time » 94 - nous en aurons un exemple précis
avec les « fantaisies » de Jim McBride, dans la seconde partie de ce Chapitre.
88 Philip Adams Sitney, Visionary Film ; the American Avant-Guarde 1943-2003, 3 rd edition, Oxford & New York :
Oxford University Press, 2002, p.155.
89 Fredrick Jameson, Signatures of the Visible, New York & London : Routledge Editions, 1992, p. 157.
90 C'est aussi la thèse développée par Dominique Noguez dans son ouvrage, Une renaissance du cinéma - Le
Cinéma Underground américain , Éditions Méridien-Klincksieck, seconde édition, Paris Expérimental, 2002.
91 Jean-Louis Comolli parle de raréfaction de la parole : « Les personnages ne disent rien, ne croient plus avoir
besoin ni désir de dire. L'agir remplace le parler.. . », in 'L'action parlée', Cahiers du Cinéma n°595, p.76.
92 Fredrick Jameson, Signatures of the Visible, New York & London : Routledge Editions, 1992, p. 157.
93 Catherine Russell, « Subjectivity Lost and Found : Bill Viola's I Do Not Know What It Is I Am Like », in Barry
Keith Grant & Jeannette Slonioswki, Documentaing the Documentary, Detroit Michigan : Wayne State
University Press, 1998, p. 357.
94 Paul Arthur, « Routines of Emancipation : Alternative Cinema in the Ideology and Politics of The Sixties », in
Aline of Sight, Minneapolis : Minnesota University Press, 2005, p.1.
112

Pour ces mêmes critiques, le travail de Brakhage révèle une contradiction constante :
l'exploration du Moi et des profondeurs abyssales du sujet, peut-elle se faire en dehors de toutes
considérations sociales, politiques ? Deux arguments sont évoqués :
L'impossible retour : Souvent considéré par certains comme un romantique réactionnaire – ce qui
dénote une méconnaissance de la démarche de Brakhage et du postulat révolutionnaire du
Romantisme - les films et les théories de Brakhage étaient frappés d'anathème en pleine période
structuraliste et psychanalytique – même un ouvrage de référence comme celui de Philip Rosen,
Narrative, Apparatus, Ideology : A Film Theory Reader (New York : Columbia University Press,
1986) ne fait pas mention de lui, ni d'un cinéaste comme De Antonio d'ailleurs (Chapitre V). Son
exploration imaginaire et esthétique très personnelle de l'enfance, qui ne reposerait d'aucune
manière sur le langage, s'avérerait finalement, plus une utopie qu'une réalisation. Son « moving
visual thinking » trouve en effet plus d'échos et de correspondances chez les poètes romantiques
ou dans le cinéma silencieux des années vingt que dans les lectures lacaniennes de l'œuvre d'art
contemporaine. En invitant le lecteur et/ou le spectateur à « Image a world in which objects are
not known by their names but as an adventure of perception... », Brakhage propose une
expérience que lui-même reconnaîtra comme partiellement achevée..... ne serait-ce que quelques
lignes plus bas, dans son manifesto Metaphors on Vision :« One can never go back, even in
imagination. » Philip Adams Sitney, véritable exégète de l'œuvre brakhagienne, atteste de sa
clairvoyance : « He was not naive about the contradictions of his goal ; his films always
acknowledged the material limitations of cinematic representation. » 95 ; la « chute » de ses films
en atteste, nous en avons vu quelques exemples. Nous verrons au Chapitre IV que Jonas Mekas
par exemple, aura lui aussi constaté que, comme l'écrit encore Thoreau, « The past cannot be re-
presented. », et pour cette raison, il sera en quête de moments extatiques dans son espace
filmique.
Brakhage : sujet apolitique et américain ?
L'internalisation de la quête a un coût, celui de la disparition partielle ou complète de l'être social
au détriment d'une subjectivité qui peut s'avérer vampirisante. Malgré son iconoclastie et ses
expériences à la limite, Brakhage est néanmoins souvent considéré comme un cinéaste
typiquement américain – non seulement dans sa tradition emersonienne et thorovienne, mais
dans son manque apparent de considération à l'endroit des affaires sociales. Ce point de vue est
exprimé avec force et conviction par un(e) de ses principaux détracteurs, Annette Michelson :
It is a tragedy of our time (that tragedy is not, by any means, exclusively, but rather, like
so much else, hyperbolically American) that Brakhage should see his social function as
95 Philip Adams Sitney, « Brakhage », in Les Cahiers du Cinéma n°578, avril 2003, pp.50-51.
113

defensive of the Sel's last-ditch stand against the mass, against the claims of any possible
class, political process, or structure, assuming its inevitable assault upon the sovereignty
of the Self, positing the imaginative consciousness as inherently apolitical. 96
Nous remarquerons simplement que ces considérations tranchées furent énoncées dans les
années soixante-dix, et que Brakhage poursuivit son œuvre jusqu'en 2003. On considère alors
que les formes filmiques alternatives – le documentaire plus encore que le film expérimental -
ont pour mission principale d'offrir une tribune, ou plutôt un espace de revendications
identitaires et de visibilité de certains groupes sociaux, comme nous le verrons au Chapitre III.
Sans apporter une polémique convenue, on ajoutera simplement que Stan Brakhage s'est vu
vilipender par les féministes, en raison de son traitement romantique de la conception et de la
naissance, ainsi que de sa vision ouvertement hétérosexuelle – les féministes considérant alors
que l'accent mis par Brakhage sur la vie intra-utérine était un manifesto « pro-life », alors que la
bataille pour le droit à l'avortement faisait rage 97 . Le prétendu « phallogocentrisme » de
Brakhage, se voit pourtant malmené par ses compositions matinées d'humour, de dérision et de
déconstruction, un éclatement polyphonique de la vérité : le visage du cinéma qui s'esquisse à la
suite de toutes ces métamorphoses tient plus, métaphoriquement parlant, de l'autoportrait
« picasso-esque » que du portrait classique, institutionnel.
Or, Brakhage n'a pas renoncé à l'engagement citoyen, mais comme artiste – artiste américain,
nous sommes tentés de dire – il perçoit que le discours politique ne saurait être entièrement
compatible avec sa quête individuelle et visionnaire ; comme Emile de Antonio, le remarquera –
et Brakhage, avant même d'être cinéaste, est un artiste – les grands artistes de l'Expressionnisme
Abstrait et des mouvements ultérieurs, ne peuvent inféoder leur œuvre à une (seule) posture
politique ; ces artistes ne sont pas en prise directe avec le monde historique, trop tressant et trop
culpabilisant nous l'avons vu, le percevant pour la plupart, dont Brakhage, par le prisme du
mythe. Brakhage ne dit pas autre chose :
It is important for me to be aware and active with respect to the unrest and injustices in
the world in which I live. But I know that in my work if I were to make a film on such a
political question, it would be walking on the other side of the line which has been given
to me to make art. 98
Ceci ne l'empêche pas de s'engager personnellement dans certaines causes, et en particulier la
tragédie de la guerre et des violences qu'elle engendre. Conférences et déclarations parfois
96 Annette Michelson, « Camera Lucida/Camera Obscura », in Artforum n°5, January 1973, p.31.
97 Le droit à l'avortement est un droit accordé par les états américains, et non pas au niveau fédéral. Après une
première législation pro-avortement dans le Colorado, en 1967, c'est entre 1967 et 1973 que les ¾ des états
américains adoptèrent cette législation. Il semble que la remarque d'Annette Michelson soit, en tout cas en partie,
motivée par cette conjoncture.
98 Brakhage est cité par James E. David, in Stan Brakhage : Filmmaker, Philadelphia : Temple University Press,
2005, p.54.
114

fracassantes ont ainsi accompagné la sortie de certains de ses films où l'on perçoit plus
clairement l'engagement citoyen : 23 rd Psalm Branch 1, sur la guerre du Vietnam, pour lequel il
exploite des images d'archives – images ensuite agencées sur le mode d'une méditation
philosophique où le point de vue est toujours assez marqué, politiquement et visuellement:
Hitler et les armées allemandes, les bombardements, les camps de concentration... Il s'agit pour
le cinéaste d'exorciser ces images en travaillant leur avènement comme intervalle (au point que
le film constitue l'un des traités les plus exhaustifs des modes de raccords), et en problématisant
l'irruption violente et quasi subliminale de ces visions cauchemardesques. Encadrées de flickers
rouges, elles trouent littéralement un flux de scènes de voyages du cinéaste, non sans entretenir
avec elles des rapports de signification par association : une ballade dans les rues de Vienne avec
Hitler ; un travelling filé sur des sous-bois, qui pourrait être pris d'un train en marche, agencé
avec les images des Camps ; la vue d'un hublot d'avion avec des lâchés de bombes. L'image
traumatisante revient hanter le présent et la vision, mais, puisque l'on est chez Brakhage
toutefois, non pas comme une image seconde, réfléchie par une conscience historique, mais
comme une présence immédiatement insupportable, un véritable parasitage psychique et
subjectif.
Il s'attaque également au lavage de cerveaux pratiqué selon lui par la culture de masse, en
exploitant des films pédagogiques et médicaux sur l'épilepsie. Sans doute cherche-t-il à évaluer
le degré d'autonomie de son esprit, ce que Thoreau exprime très bien 99 : « The purest science is
still (auto)biographical ». Dans The Governor (1977), il filme le gouverneur du Colorado,
Richard Lamm, un Démocrate éclairé dont certaines positions, notamment en faveur de
l'euthanasie, ont éveillé l'intérêt du cinéaste. Ce dernier, dans un style sobre et néanmoins
poétique, effectue une étude sur l'exercice du pouvoir, en travaillant essentiellement sur la
gestuelle du sujet politique, gestes d'accompagnement de la parole, mouvements et déplacements
du corps, présence dans l'espace etc.... Là encore, les figures de la répétition, du faux raccord
dans l'axe et des mouvements haptiques de la caméra, travaillent l'image comme pour traquer des
signes d'altérité ou de ressemblance, quelque vérité transcendante...
Les Frères Maysles traquent aussi cette vérité transcendante, alors qu'ils enregistrent la réalité
qui les entoure dans une démarche assez différente : le cinéma direct, ou, comme le nomme
Stephen Mamber, « Uncontrolled Documentary. » 100
99 H.D.Thoreau, « A Week On The Concord And The Merrimack Rivers » (1849), in The Writings of Henry David
Thoreau, vol. 1, Boston : Houghton Mifflin, 1906, p.60.
100 Il s'agit du titre de l'ouvrage que Stephen Mamber consacre au cinéma direct. Stephen Mamber, Cinema Verite :
Studies In Uncontrolled Documentary, Cambridge Massachusetts : The MIT Press, 1974.
115

2) Le processus d'identification d'Albert et David Maysles : close
reading de quelques scènes de Salesman.
The sweetest sound in the world, whether
it's in the city or in the country, is the sound
of a knocking at the door.
Charles Lamb, Letter to S.T.Coleridge,1796.
I feel like I'm knockin' on heaven's door
Knock knock knocking on heaven's door......
Bob Dylan, 1973
Préambule : Nous souhaitons distinguer notre présentation de Salesman du contexte ontologico-
épistémologique du cinéma direct, et dans une moindre mesure du cinéma vérité. Le choix que
nous avons fait de ce film pour accompagner notre réflexion sur la subjectivité documentaire
appelle une méthode d'analyse proche du texte filmique – une approche que les
déconstructivistes américains ont appelé « Close Reading » 101 . On définira cette notion
typiquement américaine de close reading comme la lecture approfondie d’un texte – d’un texte
en tant que tel, qui se trouve placé au centre de la discussion, parfois au détriment du contexte
biographique et/ou socio-historique. À l’opposé des anciennes approches critiques, les
« disciples » derridiens, tel Paul de Man, ne lisent pas pour révéler la cohérence quelconque du
texte (phonétique, sémantique, syntaxique, herméneutique…) mais cherchent plutôt ses
ambivalences, ses contradictions et ses apories – ce que Paul de Man appelle son « illisibilité »
(« unreadability »), en d’autres termes son caractère indécidable. Cette lecture aboutit à une
valorisation du particulier, du singulier, et par conséquent à une critique radicale de l'universel,
du concept :
Si la vérité est l’appropriation du monde par la Moi dans la pensée et partant dans le
langage, alors la vérité qui est, par définition, le général absolu contient aussi un élément
constitutif de particularisation qui n’est pas compatible avec son universalité. 102
C’est ainsi que l’on va lire – une lecture « honnête » 103 , pour reprendre le terme de Paul de Man-
101 Dans son ouvrage La Déconstruction – Une critique, Éditions L'Harmattan, Paris, 1994-2005, Pierre Zima
revient longuement sur les outils théoriques de cette nouvelle philosophie critique.
102 Paul de Man, « Reply to Raymond Geuss », in Critical Inquiry n°10, 1983, p.388, cité dans Pierre V. Zima, La
Déconstruction : une critique, Éditions l’Harmattan, Paris, 2007, p.73.
103 On peut se reporter à l’analyse qu’en fait H.J. Miller dans Theory Now and Then, London & New York :
116

quelques éléments composant Salesman, en particulier la mise en récit ainsi que les figures
gigognes du principal personnage, Paul Brennan.
L’honnêteté pour nous consistera principalement à reconnaître que l’idée de cinéma direct est le
plus souvent une aporie, à savoir que ce dernier comporte une contradiction insoluble dans son
éthique comme dans son raisonnement, mais que c’est aussi son intérêt propre, et qu’il convient
par conséquent de ne pas chercher à escamoter ces contradictions, mais au contraire de les
exploiter à des fins ontologiques – qu’est-ce que c’est qu’un film documentaire ? Que peut-on en
attendre ? Nous propose-t-il un dialogue ? Selon quelles modalités ? etc..... – mais également
épistémologiques – comment peut-on montrer le réel après la seconde guerre mondiale, comment
se situer par rapport aux discours et autres représentations de la société américaine, comment
proposer une nouvelle vision du monde historique, celui qui nous entoure ? Comment s'y
confronter alors que d'autres cinéastes ont fait le choix d'une autre approche – Brakhage, par
exemple ?
Ce n’est qu’en « lisant » attentivement quelques séquences estampillées « cinéma direct » que
nous pourrons réellement appréhender l’évolution que constitue le cinéma direct dans l’histoire
du film documentaire – l’on verra que pour beaucoup de cinéastes, le cinéma direct représente
une régression certaine – et l’héritage qu’il laisse aux générations suivantes ; ces dernières vont
quant à elles laisser tomber la plupart des dogmes et des interdits liés à cette praxis documentaire
« idéalisée », et assumer pleinement la subjectivité du geste documentaire, ainsi que
l'incontournable « présence » du cinéaste dans son film – nous entendons par là la manifestation
subjective du cinéaste, à quelque stade du dispositif que ce soit, dans l'énonciation ou dans
l'énoncé.
Avant de nous concentrer sur certains aspects de ce film qui fait date dans l'histoire du film
documentaire, il semble nécessaire de revenir brièvement sur quelques aspects de ce que l'on
appellera « la controverse du cinéma direct ».
- la controverse du cinéma direct : mythes et réalités
Stephen Mamber, auteur d'un ouvrage consacré au cinéma direct, qu'il appelle « cinema
verite » 104 propose cette définition :
At its simplest, cinema verite can be described as a method of filming employing hand-
held camera and live synchronous sound. This is a basic description however, for cinema
Harvester-Wheatsheaf Editions, 1991, p.339.
104 On constate en effet de nombreuses confusions entre les deux notions, en particulier du côté américain.
117

verite should imply a way of looking at the world as much as a means of recording... The
essential element of cinema verite is the use of real people in undirected situations. 105
À cette définition il est vrai basique, il convient d'ajouter d'autres principes régissant cette fois-ci
la réalisation – des principes qui reposent sur la notion d'absence, de vide, que d'aucuns
appelleront « pureté » : absence du cinéaste de l'espace profilmique 106 , absence de tout
commentaire en voice over, absence de tout accompagnement musical qui ne serait pas
strictement diégétique 107 . En d'autres termes, suppression de toute marque d'énonciation de la
part du cinéaste, disparition programmée de toute subjectivité auctoriale. Celui qu'Erik Barnouw
appelle « the observer » 108 - il pratique un cinéma d'observation – serait alors dans une situation
passive et mortifère, en comparaison de l'engagement total de Brakhage par exemple. L'absence
de point de vue spécifique et de structure pré-existante au tournage (ligne scénarisée, indications
techniques précises etc...) font que le film s'offre comme un texte filmique problématique. Dans
son ouvrage Rhetoric and Representation in Nonfiction Film, le critique de film Carl Plantinga
constate que les films du cinéma direct portent en eux les germes ontologiques de la confusion :
« Of all types of documentary, direct cinema is most prone to the mistaken notion that
documentary films imitate or copy reality. » 109 Ce qui signifie que la prétendue transparence des
scènes et images tournées selon cette approche n'est qu'un leurre, et qu'il existe maintes manières
pour le cinéaste d'investir l'espace filmique. Salesman en est un excellent exemple.
C’est en effet en examinant les diverses déclarations des cinéastes d’observation dans les années
soixante, que l’on se rend compte de la façon avec laquelle les appréciations erronées se
répandirent comme une nuée de poudre : ce sont eux qui ont répandu puis consolidé l’idée selon
laquelle la pureté et l’objectivité documentaires étaient des valeurs défendables et viables. On
trouve une dimension quasi religieuse dans cette conviction idéaliste du cinéma documentaire :
c’est le cas des remarques d’Albert Maysles, lorsqu’il écrit : « I regard our films as the purest
form of cinema » ou de son frère David : « We don’t impose anything on the people we film. We
105 Stephen Mamber, Cinema Verite in America : Studies in Uncontrolled Documentary, Cambridge Massachusetts
& London : The MIT Press, 1974, p.1.
106 Nous retenons la définition d'Étienne Souriau dans son ouvrage L'Univers Filmique : « Qui concerne tout ce
qui s’est trouvé devant l’objectif lors de la prise de vue ». Il est souvent utile de distinguer ce niveau de réalité
(« mise en scène »), notamment par rapport aux interventions ultérieures du montage (« mise en chaîne »). Pour
Étienne Souriau, ce terme implique ou non un agencement du réel en vue du filmage.
107 Nous retenons également la définition d'Étienne Souriau de la diégèse : « Tout ce qui appartient, dans
l’intelligibilité à l’histoire racontée, au monde supposé et proposé par la fiction du film », in L’Univers filmique,
coll. « Titres inactifs », Éditions Flammarion, 1951992. Une fois encore, nous ne distinguons pas le film de fiction
du film documentaire qui proposent tous deux une diégèse. On qualifiera donc de « diégétiques » les éléments qui
appartiennent au monde créé par le film.
108 Nous avons vu qu'Erik Barnouw met le cinéaste au centre de son histoire du film documentaire, en accordant au
cinéaste le statut correspondant à sa démarche filmique.
109 Carl R. Plantinga, Rhetoric and Representation in Nonfiction Film, New York : Cambridge University Press,
1997, p. 62.
118

are the servants of our subjects rather than the other way round. » 110 - ceci résonne de manière
bien ironique quand on a vu l'ensemble de leur production. Dans la description de ces méthodes,
il n’est nullement fait mention de la reconnaissance de l’impact du processus d’enregistrement
sur la réalité environnante qu’ils prétendent filmer, et vont jusqu’à nier l’inévitable intervention
du cinéaste, de quelque façon que ce soit – ce dont atteste Pennebaker, un des chantres de cette
esthétique, en déclarant : « It’s possible to go to a situation and simply film what you see there,
what happens there, what goes on…. » 111 Ce qui fait que le cinéma-vérité américain a été défini,
de façon erronée, comme naïf, simpliste et idéaliste, surtout lorsque Robert Drew, membre
fondateur avec Richard Leacock des Drew Associates, déclare le plus sérieusement du monde :
« The filmmaker’s personality is in no way directly involved in directing the action. » 112 C’est
paradoxalement cette vision angélique du cinéma direct qui est restée comme la visée intenable
de cette approche documentaire – et donc, l'objet de toutes les attaques.
Ainsi, la quête de la vérité, d'une vérité, a-t-elle été au cœur des expérimentations tous azimuts
des cinéastes un peu démiurges de cette époque-là. Le cinéma vérité, quand il se confond avec le
cinéma direct, c'est-à-dire la praxis américaine – nous ne parlons pas ici du cinéma d'idéation,
intellectuel, qui s'orchestre autour d'une idée, d'un concept, plus généralement les films-essais
européens – et quand il exprime l'ambition déraisonnable de certains cinéastes du cinéma direct
qui ont pu se croire détenteurs à un certain moment d'une vérité que leur renvoyait les sujets
filmés ou les spectateurs (cf. Les souvenirs d'Albert Maysles), ressemble fort à ce que le
réalisateur Errol Morris décrit dans ce constat inquiétant :
I believe that cinema verite set back documentary filmmaking twenty or thirty years. It
sees documentary as a sub-species of journalism... There's no reason why documentaries
can't be as personal as fiction filmmaking and bear the imprint of those who made them.
Truth isn't guaranteed by style or expression. It isn't guaranteed by anything. 113
Si l'on peut en partie imputer au caractère provocateur d'Errol Morris l'accusation d'un cinéma
direct rétrograde, d'autres voix se sont fait entendre, énonçant des propos assez voisins. Ainsi
d'Emile de Antonio, que nous introduirons au Chapitre V :
Cinema Verite is first of all a lie, and secondly a childish assumption about the nature of
film. Cinema Verite is a joke. Only people without feelings or convictions could even
think of making Cinema Verite. I happen to have strong feelings and some dreams, and
110 Robert Phillip Kolker, « Circumstantial evidence : an Interview with David and Albert Maysles », in Sight and
Sound n°40, Automne 1971, pp.183-186.
111 Cité par G.Roy Levin, Documentary Explorations, New York, Ankor Editions, 1971, p.235.
112 Cité dans Brian Winston, « The Documentary Film as Scientific Inscription », in Michael Renov (edited by),
Theorizing Documentary, New York & London : Routledge Editions, 1993, p.44.
113 Errol Morris est cité par Paul Arthur, « Jargons of Authenticity », in Michael Renov (edited by), Theorizing
Documentary, London & New York : Routledge Editions, 1993, p.127.
119

my prejudice is under and in everything I do. 114
La vérité est un point de friction parce qu'elle prouve deux choses qui s'excluent mutuellement :
d'une part, que l'ambition centrale du documentaire est de trouver une manière de reproduire la
réalité sans parti pris ou manipulation 115 , et d'autre part, qu'une telle quête pour une réalité toute
simple, sans complexité, est une quête dérisoire et futile. La critique Stella Bruzzi revient sur
cette impossible relation de transparence entre sujet et spectateur :
Why this poses such a problem is that « purity » in this context is unobtainable ; there are
always too many other issues spoiling the communion between subject and viewer across
a transparent screen, and so the majority of the criticism levelled at « verite » in America
have focused on moments which show the films to have failed in their messianic
endeavour. 116
Énoncés ainsi comme un dogme de la vérité, les principes du cinéma direct ont allumé une
controverse qui est restée longtemps vivace, ainsi que le remarque Noël Carroll : « No sooner
had the cinema of truth arrived as an idea, that critics and viewers turned the polemics of direct
cinema against direct cinema. » 117
La comparaison que nous allons être amenée à faire entre les déclarations des Frères Maysles et
leur film Salesman va mettre en évidence le fossé existant entre l'idéal, le concept et la
réalisation. Ce film en effet « viole » quelques uns des codes du cinéma direct, d'une part en
rompant ce que Brian Winston appelle « chrono-logic » 118 , c'est-à-dire l'ordre temporel des
séquences, et d'autre part en intégrant des segments musicaux extra-diégétiques – ce qui
constitue des signes d'interprétation et de ré-agencement de la réalité enregistrée. De telles
manifestations d'une présence subjective ne sont problématiques que dans le contexte strict du
cinéma direct dont l'éthique d'objectivité n'admet pas de telles libertés.
Dans cette optique, les films sont des cibles (trop) faciles, précisément en raison de
l’impossibilité de leurs objectifs avoués. C'est la raison pour laquelle nous avons préféré la
114 Alan Rosenthal, « Emile de Antonio : An Interview », in Film Quaterly n°31, Fall 1978, p.8.
115 Nous ne pouvons pas entrer dans le détail de cette controverse du cinéma direct. Nous dirons simplement que
les films que les Drew Associates ont consacrés aux personnalités politiques, en particulier J.F.K et son Frère
Robert (dans Primary puis dans Crisis : Beyond a Political Commitment), ont été perçus par beaucoup comme
des films de propagande – et ce, bien que les cinéastes s'en défendent. De même, on ajoutera que ces mêmes
films ont eu très vite une carrière médiatique, grâce aux réseaux télévisés ABC-TV Network. Ce qui ne fut pas le
cas des films des Frères Maysles, après qu'ils se soient séparés du mouvement (1963).
116 Stella Bruzzi, New Documentary : A Critical Introduction, London & New York : Routledge Editions, 2000,
p.68.
117 Noël Carroll, Theorizing The Moving Image, Cambridge New York : Cambridge University Press, 1996, p.225.
118 Brian Winston, Claiming the Real : The Documentary Film Revisited, London : British Film Institute, 1995,
p.104. Un récit quel qu’il soit, y compris le récit réduit d’un film documentaire, relève, selon Winston, d’une
double logique temporelle : « Narrative entails movement through time not only ‘externally’ (the duration of the
presentation of the film, play) but also ‘internally’ (the duration of the sequence of events that constitutes the
plot ».
120

méthode du close reading, afin de quitter un système théorique aporétique, et nous confronter
plus concrètement au texte filmique tel qu'il nous est parvenu.
- le film documentaire comme palimpseste
Salesman est un film réalisé par Albert et David Maysles 119 en 1966, et sorti en 1968. C'est un
film qui fait date dans l'histoire du documentaire. À bien des égards, ce film marque une rupture
dans l'approche documentaire des deux cinéastes qui s'approchent au plus près de leurs véritables
aspirations et centres d'intérêt, que ce soit l'idéal romantique de l' « ordinary man », inspiré
notamment du théâtre américain du XX° siècle (lui même inspiré de Brecht), ou des grands récits
du désenchantement américain, d'Arthur Miller, Truman Capote, entre autres, ou que ce soit la
fibre autobiographique longtemps inhibée par les préceptes du cinéma direct et des opportunités
qui se sont jusque là offertes à eux. Une fois séparés des Drew Associates, ils viennent de
réaliser trois films en demi-teinte, qui ne les satisfont pas et rencontrent d'ailleurs un succès
relatif : d'abord Showman, sur le manager et producteur Joe Levine, dont on apprendra qu'il est
originaire du même quartier de Boston que les Frères Maysles, ensuite What's Happening ! The
Beatles in the USA, un film quasi improvisé qui ressemble plus à une vaste opération de
communication car sans point de vue clairement défini qu'à la vision subjective d'une unité
filmique, si ce n'est sans doute le travail sur la musique à la fois diégétique et extra-diégétique de
David Masyles ; et enfin Meet Marlon Brando, un film qui verra sa carrière confisquée par le
refus de la star à ce que le film sorte sur les écrans.
Salesman est la preuve qu'un film tourné dans les conditions du cinéma direct – équipement
léger, équipe réduite aux deux réalisateurs et une assistante 120 , pas de commentaire en voice over
- peut néanmoins servir de niche à un projet ambitieux qui tiendrait autant du documentaire
socio-politique que de la fable philosophique ou encore de l'autoportrait en creux.
Aussi, afin d'identifier les divers codes esthétiques de ce texte filmique qu'est Salesman, nous
partirons du principe qu'il existerait un intertexte – au sens où Michael Riffaterre le définit dans
Palimpsestes de Gérard Genette : « L'intertexte, écrit-il, est la perception par le lecteur, des
rapports entre une œuvre et d'autres qui l'ont précédée ou suivie. » 121 Notre perception n'est peut-
119 Il est souvent fait mention de la collaboration de Charlotte Zwering. Cette dernière a collaboré au tournage et a
ensuite monté le film avec David Maysles – montage qui dura une année entière. Charlotte Zwerin revient sur
son expérience comme équipière des Maysles dans le commentaire du film proposé dans l'édition DVD. Elle est
la première à reconnaître que la paternité des choix revient à Albert et David Maysles.
120 Ce n'est pas toujours la procédure des Frères Maysles qui savent s'entourer d'opérateurs dans certains cas,
comme c'était le cas sur un tournage des Drew Associates. Pour Salesman, ils ne sont que trois à prendre la route
à la suite des vendeurs de bibles. Facilité d'un tournage en perpétuel déplacement, mais aussi rigueurs
budgétaires – ce film fut en effet partiellement tourné en fonds propres (ce qui n'est pas le cas du montage).
121 Gérard Genette, Palimpsestes ; la littérature au second degré , Éditions du Seuil, Paris, 1982, p.9.
121

être pas toujours aussi claire et tranchée que les correspondances précises de Riffaterre, aussi
nous ajoutons la définition de Gérard Genette : « tout ce qui le [le texte] met en relation
manifeste ou secrète, avec d'autres textes. » 122 Un silence théorique accompagne le cinéma
documentaire sur cette question, or nous avancerons qu'il n'y a pas de raisons pour que le film
documentaire comme texte filmique ne puisse pas tisser de tels liens, qu'ils soient sémiotiques,
culturels ou personnels. Les Frères Maysles sont les premiers à les retracer.
If I were a writer....
Après les personnages d'envergure, les figures charismatiques, comme les Drew Associates les
affectionnent (de J.F. Kennedy à Mohammed Ali), les Frères Maysles aspirent à tourner leur
regard et leurs leurs objectifs vers les gens ordinaires issus des milieux dont ils sont eux-mêmes
issus et qui ont tant à dire sur l'Amérique, et plus généralement sur la condition humaine. Albert
Maysles, psychologue de formation, devenu ensuite photographe, cherche un médium qui dira
son expérience: «I thought that if I were a writer, I could tell what my experience was. I was not
a writer, but a still photographer, so I suppose I extended that double notion to the movie
camera ». 123 Pétris de littérature, ils 124 sont particulièrement fascinés par les auteurs comme
Eugene O'Neill (notamment sa pièce The Iceman Cometh 125 ) qui traitent de la solitude de
l'homme avec réalisme dramatique saisissant – cette solitude incarnée par une caméra
empathique qui fera, selon Stephen Mamber, le critique du cinéma direct de l'époque, la
spécificité mayslesienne : « …away from kind of first-person ‘atmosphere’ shooting into what
we might call a more psychologically oriented filming approach » 126 - Arthur Miller (son roman
Death of a Salesman est sorti en 1949, et a marqué durablement les esprits en cette période
encore incertaine de l'après-guerre), ou encore Truman Capote. Ce qu'ils aiment dans l'univers
millerien, ce sont les personnages qui passent leur temps à rêver d'une vie qu'ils n'auront jamais,
à la fois à cause de leur comportement et à cause des pressions extérieures – ce qui sera le trait
distinctif de Paul Brennan dans Salesman -et aussi la famille comme dynamique centrale, vitale.
Quant à Truman Capote, il vient juste de sortir un texte offrant une nouvelle approche formelle
du récit et du fait d'actualité qui leur semble particulièrement prometteur : In Cold Blood: A True
122 Gérard Genette, Palimpsestes ; la littérature au second degré , Éditions du Seuil, Paris, 1982, p.7.
123 Megan Cunningham, The Art of Documentary ; Ten Conversations with Some of Today's Most Accomplished
Documentary Directors, Cinematograpgers, Editors and Producers , Berkeley California : New Riders, 2005,
p.209.
124 En particulier David Maysles.
125 Pièce écrite en 1949 qui met en scène un groupe d'hommes qui se saoulent dans un bar et discutent sur le sens
de la vie, leurs rêves et leurs désillusions. Un des personnages principaux, Hickey, un camelot de profession,
tente de les ramener à la raison pour qu'ils acceptent leur triste destinée. Cette pièce d'ONeill fit l'objet d'une
adaptation télévisée en 1960 (réalisée par Sydney Lumet, Hickey étant interprété par Jason Robards), puis d'une
adaptation cinématographique en 1973 (réalisée par John Frankenheimer, et Lee Marvin dans le rôle d'Hickey).
126 Stephen Mamber, Cinema Verite in America : Studies in Uncontrolled Documentary, Cambridge Massachusetts
& London : The MIT Press, 1974, p.149.
122

Account of a Multiple Murder and Its Consequences, ce que l'auteur appelle « the first non
fiction novel ». À l'annonce du quadruple meurtre d'un fermier et de sa famille au Kansas,
Truman Capote va se rendre sur les lieux du crime, effectuer une enquête scrupuleuse, rendant
visite aux meurtriers en prison... Il va mettre six ans à écrire ce récit rétrospectif d'un genre
littéraire qu'on peut qualifier de documentaire, et qui va influencer le nouveau journalisme des
années soixante et soixante-dix, mais sans doute aussi le docudrama 127 .
Comment un « sujet » vient à un cinéaste...
Les cinéastes Albert et David Maysles vont aborder une démarche assez semblable qui les
mènera à Salesman. Ce n'est pas tant le fond que la forme dont ils vont s'inspirer. Des années
après la sortie de ce film, et sans doute aussi après la mort de son frère et co-réalisateur David,
Albert Maysles revient longuement et à plusieurs reprises sur la genèse et la réalisation de
Salesman, en mettant en avant les liens étroits que le film entretient avec leur vie, leur enfance,
leurs goûts artistiques et littéraires, leurs aspirations humanistes et confusément
autobiographiques :
If you're wise enough to choose a subject that's dear to your heart and soul, it probably
has a connection with your past. Something in your early childhood – a craving, an
experience, images... Whether they be conscious or not, they should lead you properly to
the subject matter, they will both stimulate you and help you to end up with a master
work...You don't get that kind of thing by being assigned a subject... It has to come from
you. 128
Se dessine ici une posture artistique qui se distingue nettement du mouvement du cinéma direct
dont elle est issue. Si la confidence d'Albert Maysles s'effectue des années après la réalisation de
ce film, bien après la fin de la démarche radicale du cinéma direct des Drew Associates, elle
résonne un peu comme une justification teintée de nostalgie, à une heure où le mot d'ordre est au
tout subjectif et au film personnel.
Finalement ce film du cinéma direct ne fut pas choisi « directement » par les cinéastes, mais
après de longues recherches, enquêtes en vue de trouver le sujet approprié 129 , le sujet qui leur
permettra à la fois d'expérimenter leurs nouvelles techniques et de construire un feuilleté
127 On peut par exemple considérer qu'un film comme Waco, the Rules of Engagement (William Gazecki, 1997),
présente une approche assez semblable aux faits et à leur restitution filmique.
128 Megan Cunningham, The Art of Documentary ; Ten Conversations with Some of Today's Most Accomplished
Documentary Directors, Cinematograpgers, Editors and Producers , Berkeley California : New Riders, 2005,
p.211.
129 Dans les à-côtés du film de la version DVD, la monteuse et co-réalisatrice du film, Charlotte Zwering, revient
sur le travail d'investigation effectué par les Frères Maysles pour trouver le sujet. D'abord désireux de concevoir
un projet de film (fiction ou non fiction) sur un thème proche du Moby Dick d'Hermann Melville, ils vont ensuite
engager une jeune femme pour effectuer des recherches en vue de réaliser ce film.
123

filmique à partir d'un enregistrement de la réalité extérieure. En d'autres termes, concilier forme
et fond au service d'un sujet reflétant leurs aspirations profondes et encore inexplorées.
Pour l'aspect technique, Albert vient de se fabriquer une caméra qui n'est autre que l'ancêtre du
steadycam 130 , ce qui lui permet de tourner longtemps et sans fatigue autour de ses sujets, grâce
également à un zoom optique qui lui permet de construire la séquence sans rompre le flux : « As
a viewer and as a cinematographer, you want to get as close as possible to that person, to their
feelings, and to what the person has to say and represents. » 131 David, libéré des contraintes
strictes du mouvement des Drew Associates, aspire à travailler le son grâce à un micro multi-
directionnel et la musique – cette dernière, quand elle n'est pas diégétique, était proscrite dans le
cinéma direct tel que les Drew Associates l'envisageaient alors.
Pour le sujet, ils espèrent réaliser un film documentaire - c'est-à-dire de non-fiction, un film
composé de plans plus ou moins pris sur le vif - sur une thématique inspirée des grands récits
littéraires. Ils pensent à une libre adaptation d'un roman d'Herman Melville et songent d'abord à
une version documentaire de Moby Dick. Ils engagent pour ce faire une jeune femme pour
enquêter sur le milieu des baleiniers opérant dans l'Atlantique Sud, or ces derniers commencent à
faire l'objet d'attaques constantes de la part des premiers militants écologistes (Greenpeace naît
officiellement en 1971). Puis ils renoncent à adapter un autre roman de Melville, The
Confidence-Man: His Masquerade (écrit en 1857), dont le thème du portrait de groupe ainsi que
l'épaisseur du personnage principal (il doit se déguiser pour tester l'honnêteté des voyageurs) leur
inspiraient des possibilités d'investissement identitaire en vue d'une investigation filmique du
caractère américain.
C'est alors qu'ils apprennent qu'une société de distribution – The Mid-American Bible Company -
emploie près de 4000 représentants de commerce spécialisés dans la vente de bibles à domicile,
qui sillonnent l'est américain dans l'espoir de vendre aux ménagères pieuses un exemplaire
luxueux de la Bible (pour un prix de 49$99, ce qui représente un investissement conséquent pour
l'époque, surtout pour les milieux catholiques généralement modestes dans le quart nord-est de
l'Amérique, car massivement d'origine européenne, irlandaise, italienne et ou polonaise, et
espagnole en Floride). Cette expérience du porte à porte, Albert et David l'ont connu, l'un
vendeur occasionnel d'encyclopédies, l'autre de produits de beauté : « We knew of the dramatic
130 Le steadicam a été officiellement inventé en 1972 et perfectionné ensuite. Le steadycam est un système
stabilisateur de prises de vues qui permet de filmer plus facilement à la volée, en longs travellings, grâce à un
système de harnais et de bras articulé. L'opérateur peut ainsi marcher ou courir tout en gardant une image stable.
Il permet entre autres de long suivis, des montées d'escalier etc..... Albert Maysles va ainsi pouvoir filmer de
longs entretiens tout en changeant rapidement de point de vue.
131 Megan Cunningham, The Art of Documentary, Berkeley California : New Riders, 2005, p.208.
124

possibilities of a man knocking at the door...not knowing what's gonna happen next, but full of
the promess that you might be able to fulfill the American Dream...... To conquer the world... »
Albert et David Maysles, qui ont grandi dans les années trente dans une banlieue de Boston,
alors bastion de la communauté irlandaise, ont souffert d'anti-sémitisme, ainsi qu'Albert Maysles
se le rappelle :
In the 30's, as a child, there was a great deal of anti-semitism ; for a Jewish kid, it was the
Irish the racits to the Jews..... and these kids where always fighting and I responded by
fighting myself.... Almost every day I had to use my fists to defend myself.... and it got to
the point where I think I rather enjoyed fighting as a sport...But also I think that there was
one singular way in which I could make some kind of contact, be it physical, with the
ennemy...
Aussi, quand ils apprennent que quatre représentants de commerce battent le pavé de Boston, ils
comprennent qu'ils ont trouvé leur(s) sujet(s) : « When we learned that there were four guys in
Boston, four Irishmen, these were the kids that we fought as children, and here was the
opportunity to make a grand reconciliation.... »
Enfin, la méthode préconisée sera celle du cinéma direct : l'observation : « The way I work is as
one would see it – only with a more acute eye. » Accompagner le sujet dans tous ses
déplacements, au point que la caméra mettra Paul Brennan en danger dans son travail – ce qui
vient déjà relativiser les déclarations d'Albert Maysles, « I regard our films as the purest form of
cinema », ou de son frère David, « We don't impose anything on the people we film. We are the
servants of our subjects rather than the other way round. » 132 . Car comme nous allons le voir
plus en détails, Paul est un sujet en crise – exactement ce que les Frères Maysles recherchaient :
« The ideal thing was to find a person in a critical situation that lends itself to drama...that can
be dramatized ». Comme les Drew Associates l'ont vérifié (ironiquement avec leur film The
Chair, 1962), le portrait seul ne suffit pas comme « sujet » du cinéma direct, ou bien il faudrait
un engagement subjectif plus grand de la part du cinéaste, une prise de risque en tant que
personne, un « contact ». La méthode du cinéma direct fonctionne mieux lorsque la situation
qu'ils filment apporte sa propre structure, ces composants « dramatiques » qui caractérisent le
drame antique. Le point de vue des Frères Maysles n'est pas très distinct, et afin de permettre à
ce que la situation monte en puissance, il va de soi que l'interview sera exclue du dispositif
relationnel avec le sujet filmé. À l'information directe (sources primaires) généralement obtenue
par l'interview, semble ici se substituer une information plus problématique, de type
cinématographique – et donc imaginaire, laissée à l'appréciation du spectateur devenu analyste
132 Robert Philip Kolker, « Circumstantial Evidence : An Interview with David and Albert Maysles », in Sight and
Sound n°40, Autumn 1971, pp.183-186.
125

pour l'occasion. C'est sur ces questions d'objectivité que la mauvaise foi 133 des Frères Maysles est
la plus patente, quand Albert déclare notamment :
When you make feature films, you don't crowd the film with interviews, whereas you
find them all the time in documentaries. For my brother and I, it's a weak sort of crutch
[béquille] in order to make frozen information [nous soulignons]....The key words that
describe direct cinema is the attachement in the rendition of reality... you can't control
reality and depict it properly in the same time...the exciting thing for me is that we are
doing the world a great service by representing the real world as it is...
Un autre problème ontologique se pose quand le sujet filmé est en difficulté, et que le cinéaste ne
s'investit pas personnellement pour l'aider d'une manière ou d'une autre, se contentant de filmer
la scène de la meilleure façon possible - nous verrons à la fin de ce Chapitre II que, ce que nous
avons appelé « la tradition de la victime » se trouve enfin bousculée par des cinéastes qui
expérimentent d'autres approches. Comment comprendre la remarque d'Albert Maysles quand il
dit « Something in Paul welcomes failure and.... that's interesting to watch.... The saddest thing
is that the others don't pay much attention to Paul's failure... », alors que la mission établie du
cinéma direct était précisément de faire tomber les murs entre le sujet et la représentation ? Paul
Brennan est bel et bien prisonnier du cadre mayselsien, jusque dans ses yeux tournés, baissés,
qui font tout leur possible pour ne pas croiser le regard-caméra et par-là même le cinéaste. Le
« don » de Paul, celui qui consiste à laisser entrevoir quelques instants de sa vérité de sujet, dans
les (véritables) doutes qui l'assaillent, la panique qui l'étreint à la pensée de ne plus être
opérationnel sur le terrain, ses souvenirs d'enfance, ses espoirs et ses désillusions, ce don fait
naître les scènes les plus poignantes, comme c'est le cas pour le long plan américain de fin, où le
film se clôt sur Paul les yeux plongés dans le vide, écho du suicide de Will Loman chez Arthur
Miller. Plan qui insiste, une caméra qui zoome sur le visage comme pour « publicize the
private », mot d'ordre du cinéaste. Mais ce n'est qu'à la sortie houleuse de leur film Grey
Gardens, 1975, que les cinéastes s'interrogeront sur leur méthode d'observation : When you lay
yourself wide open to filmmakers you trust, is that an injury or a strength ? Nous laisserons
quant à nous la question...ouverte.
- De la caractérisation à l'identification :
Où est donc ta gloire ? Elle est exclue.
Paul, « Épître aux Corinthiens ».
133 La même mauvaise foi est perceptible dans leur critique des films de Michael Moore : « Take Michael Moore,
he really targets people for his purposes. I wouldn't think of abusing people the way he does. I wouldn't trust this
guy... At least Roger Smith of General Motors was wise enough to say, 'No, I don't want to be filmed by you,
you're a creep'. »
126

Le représentant de commerce : figure de passeur et/ou de profanateur ?
Laissez-nous vous regarder
Voyons à quel point vous êtes beaux !
Mick Jagger, Gimme Shelter 134
I know more about what you do – and you
don't even have to ask me how or why or
anything – just by looking, than you'll
never know about me. Ever.
Bob Dylan, à D.A. Pennebaker, 1967
Nous retrouvons ici ce que nous avons appelé « la controverse du cinéma direct » : Comment
recevoir ces images ? « Ces vues racontent-elles ou montrent-elles le monde ? » s'interroge
André Gardies à propos des vues Lumière, au moment d'entamer son ouvrage Décrire à
l'écran 135 . Et s'il est couramment entendu qu'une image n'est pas polysémique, que c'est le
spectateur qui l'est, ici, dans le cadre du cinéma direct, il semble que par les choix successifs des
deux cinéastes – le choix de la focalisation centrale sur Paul Brennan, le choix des séquences
retenues 136 sur le stock total des images et de leur agencement par le montage, les liaisons, les
déplacements et les lieux etc.... - le film s'est vu chargé d'un surplus de sens. Pour Jean Mitry,
l’image, bien qu’elle soit analogue à ce qu’elle montre, ajoute toujours quelque chose à ce qui est
montré 137 . Une polysémie qui est avant tout à imputer à l'intention du cinéaste ; en d'autres
termes à une volonté auctoriale, autre transgression du cinéma direct, autre manifestation de la
subjectivité des cinéastes.
La question serait de pouvoir déterminer si le documentaire possède une grammaire et une
syntaxe qui lui seraient propres, et qui lui permettrait de disposer d'un système de figures
rhétoriques relativement stable, bien que sujet à des modes ou aux idiosyncrasies d'un cinéaste.
Le domaine du symbolique (de « symbole », mettre ensemble), pris dans le sens d'imaginaire, à
la charnière de la création individuelle et de la culture, connaît en fait d'infinies variations. Et les
thèmes, les symboles et les métaphores varient selon la manière dont chaque cinéaste manipule
la part de culture qu'il s'est appropriée.
134 Mick Jagger s’adresse à son public comme s’il s’adressait à son miroir – il ponctue d’ailleurs ses morceaux de
longs applaudissements adressés quasi religieusement au public en transe. Or, c’est précisément le message
qu’auraient pu lancer les Frères Maysles à Mick Jagger et ses musiciens. On retrouve un peu ce vertige dans
Salesman.
135 André Gardies, Décrire à l'écran , Éditions Méridiens Klincksieck, Paris, 1999, p.10.
136 Le film présente une durée d'une heure trente, tandis que les cinéastes ont tourné l'équivalent de cent heures
d'images.
137 Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, coll. « 7°Art », Éditions du Cerf, Paris, 2001.
127

On trouve par exemple des effets de métaphorisation chez Frederik Wiseman, sans doute en
raison de l'absence de tout commentaire en voice over – c'est ce qu'avance en tout cas Robert
Kramer, fasciné par Titicut Follies (1967) :
Curieusement, les images retenues par Wiseman sont tellement fortes qu’on n’a aucun
désir d’avoir des renseignements concrets, combien, où...[...] En fait, les films de
Wiseman se situent à un tout autre niveau, en évacuant tout aspect informatif, en
suggérant que souvent notre idée est comme l’arbre qui cache la forêt. On nous persuade
à tort qu'il faut être au courant de telle ou telle chose, en nous mettant sur un plateau
certaines informations mais pas d'autres, et finalement on nous trompe. Or là, une fois
dénué de ce type d’informations, le milieu apparaît dans toute sa force métaphorique » 138
Pour revenir à l'esthétique des Frères Maysles, prenons l'exemple de la pellicule noir et blanc qui
recompose la réalité extérieure, comme le reconnaît Charlotte Zwering : « I like black and white;
it says instantly that you're entering a fictional place, your perception is changed.. ». Personne
ne semble s'être jamais demandé comment un film du cinéma direct peut être en noir et blanc ?
On pense à la blancheur de la neige dans tant de films de cette période, de Primary à Salesman,
en passant par tous les films de l'école new yorkaise de Robert Frank à Jonas Mekas, Brakhage
etc..., évoquant l'expérience humaine de l'enfance à la page blanche : la neige est linceul,
catafalque, elle élimine les reliefs et les creux et camoufle provisoirement les dangers ; elle
rassure le voyageur en lui offrant à la fois une route étale et monocorde, et des lieux presque sans
écueil ; elle amortit les pas et efface les frontières ; la blancheur de ce tapis relève du rêve
d’enfant, comme si finalement cet élément naturel symbolisait une présomption d’innocence. On
pense à la blancheur immaculée encore des gants de Jackie Kennedy dans Primary, lorsqu'elle
serre les innombrables mains des futurs électeurs de son mari. On pense aux costumes des
salesmen qui rappellent à la fois le costume d'un cavalier de l'Apocalypse, ou celui de l'homme
d'église. La réponse à la question d'André Gardies sera ici que les images mayslesiennes nous
racontent le monde, le monde vu par les cinéastes, et que ces cinéastes exploitent ensuite notre
régime culturel des valeurs et notre expérience de lecture des images 139 - ainsi que l'écrit René
Alleau dans son ouvrage La Science des symboles : « Les niveaux de lecture sont en rapport
constant et direct avec les degrés de l’initiation de leurs spectateurs. » 140
138 René Prédal et Robert Kramer, « Titicut Follies de Fred Wiseman vu par Robert Kramer », in CinémAction
n°76, « Le Cinéma direct », 3° trimestre 1995, p.187.
139 Il va de soi que la réception de ce film s'est considérablement modifiée, de la date de réalisation de ce film à
aujourd'hui. Nous sommes consciente de l'influence des autres œuvres documentaires comme de l'épitexte fourni
par les Frères Maysles... Plus globalement, nous sommes tous enclins à « fictiviser », pour reprendre le terme de
Roger Odin. Ce dernier met en avant le « désir de fiction », un « désir inhérent à la structuration du psychisme
[...] qui fonctionne comme un 'tiers symbolisant', intervenant entre l'espace de la réalisation et celui de la
lecture... » ; in Roger Odin, De la fiction, Éditions De Boeck, Paris & Louvain, 2000, pp.11-12.
140 René Alleau, La Science des symboles, coll. « Bibliothèque scientifique », Éditions Payot, Paris, 2004, p.129.
128

L'homme de la situation141
Chaque homme porte la forme entière de
l'humaine condition.
Michel de Montaigne, Essais III 142
Dans son Movie-Journal, Jonas Mekas cite la remarque de Jean Rouch à un journaliste:« Now
we can film anything, but it is necessary to have a theme » 143 . Cette remarque, se référant à la
soudaine liberté technique qu'apportent l'allégement du matériel de prise de vues et l'avènement
du son synchrone, et caractérisant le cinéma direct, devient ici « Now we can film anything, but it
is necessary to have a man. » Cet homme, c'est Paul Brennan, alias The Badger (l'embobineur, le
baratineur), celui qui va permettre au montage de s'orchestrer autour d'une figure centrale, la
sienne.
Le texte mayselsien en effet se caractérise par une absence singulière d'énonciation – ce que de
nombreux critiques ont massivement reproché aux cinéastes du cinéma direct ; Godard ne dit-il
pas de Richard Leacock « Son manque de subjectivité le conduit d'ailleurs à manquer finalement
d'objectivité. » ? 144 Mais contrairement à l'exemple précité, on observe de nombreux plans de
type subjectif, sans pour autant être en mesure de trancher quant à leur ancrage. C'est
principalement le cas des nombreuses séquences « embarquées », où le regard subjectif n'est pas
clairement identifié, balançant entre le point de vue du personnage principal, et le point de vue
du cinéaste-opérateur - on se souvient de la distinction instaurée par Roger Odin entre le regard
fiction et le regard documentaire, entre regarder « à la place de » et regarder « à-coté ». Il en va
ainsi du plan subjectif récurrent dans la voiture de Paul, sous les neiges du Massachusetts ou
sous le soleil californien ; dans le second cas, l'absence du cinéaste donne l'illusion d'un
monologue de Paul, alors qu'en fait, il s'adresse au sujet placé derrière la caméra.
Peut-on considérer que l'absence de commentaire favorise une identification de type subliminale,
métaphorique ? Prenons l'exemple de la scène d'ouverture que nous lirons comme une
« énonciation annonciative ». En effet, les débuts de films, tout comme les incipit de romans,
sont des moments privilégiés pour l'analyste, car ils assurent au moins deux fonctions principales
et complémentaires : l'une d'exposition, l'autre contractuelle ; la première centrée
préférentiellement sur le monde diégétique et ses constituants – l'énoncé donc ; la seconde
centrée sur le discours qui s'engage et ses règles, implicites et/ou explicites – l'énonciation donc.
141 On aura noté le singulier du titre, qui renvoie à Pau Brennan, l'individu, comme métaphore du passeur.
142 Michel de Montaigne, Essais-Livre III, « Chapitre II : Du Repentir », Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p.20.
143 Jonas Mekas, Movie-Journal : The Rise of a New American Cinema, New York : Collier Books, 1972, p.103.
144 Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , Cahiers du Cinéma & Éditions de l'Étoile, Paris, 1985, p.250.
129

La conciliation de ces consignes est donc un enjeu majeur, à la fois dans le champ de la fiction et
du documentaire. Voyons comme elles entrent en correspondance l'une l'autre.
Close reading de la scène d'ouverture : « Au commencement était la Bible.. »
Dès la scène d'ouverture, on comprend que Paul Brennan sera le personnage central du film.
Lorsqu'il pointe du doigt le Livre Saint et qu'il l'ouvre lentement, son message ne s'adresse pas
seulement à la ménagère lasse et incrédule, mais à tous ceux qui l'accompagnent dans cette
histoire – ce que résume ainsi Charlotte Zwering : « What you'll see is the story of a man's life,
and I hope you'll also think about your own life... ».
Le film s'ouvre sur le gros plan d'une Bible illustrée, semble-t-il dans une édition de luxe. Tandis
qu'on découvre les lettres enluminées « Holy Bible », la voix d'un homme dit, récite hors-champ :
« The best-seller in the world is the Bible ; it's the greatest piece of literature of all times...It's
really tremendous, isn't it ». Puis le plan s'ouvre un peu plus pour laisser voir les mains de
l'homme qui caressent le cuir, puis qui ouvre l'ouvrage, dans un geste qui rappelle celui d'un père
ouvrant un livre pour raconter une histoire à son enfant. La caméra est placée derrière l'homme,
et l'on peut voir par dessus son épaule quelques pages illustrées de la Bible qu'il tourne.
Le plan rapproché s'ouvre en plan large, découvrant la scène : le vendeur de Bible se tient assis
sur la gauche, en costume sombre et visage de circonstance, et de face la femme au foyer dans
une rocking chair, regardant ce que l'homme lui montre, le visage baissé. Près d'elle se tient une
petite fille, elle aussi attentive, telle une image. Une lumière diffuse provient de la fenêtre hors-
champ et vient éclairer les zones claires du plan, les chemises blanches et les pages du livre.
Le plan de présentation est assez long, personne ne bouge, et l'on entend le moteur de la caméra
lorsque l'homme se tait. Puis retour au gros plan sur la Bible, sous un autre angle, ce qui permet
au Livre Saint de recevoir pleinement la lumière venue de l'extérieur, mais en raison du gros
plan, la lumière semble irradier du livre même « This should be an inspiration in a home... »,
poursuit le représentant de commerce.
La conversation se poursuit en plan large, sous un autre angle encore, ce qui nous permet de
découvrir l'intérieur où ils se trouvent : un intérieur encombré, modeste mais propre, un poste de
télévision, une table et des chaises, des objets personnels, des images saintes. On aperçoit le
portrait artistique de la maîtresse de maison trônant sur une commode, le chapeau du visiteur
posé sur une sorte de divan-lit posé près de la fenêtre. La petite fille s'est assise dans le giron de
sa mère, et l'homme procède aux présentations : « What's your name ? Christine ? Do you know
130

what my name is ? Guess..... Paul, my name is Paul. »
Une rupture dans le flux filmique s'opère alors. Au plan d'ensemble harmonieux baigné par la
lumière et la voix patiente de Paul Brennan, succède un très gros plan flou de l'enfant, puis un
plan élargi de la mère et de l'enfant de profil. Le vendeur poursuit, le flot de son discours
s'accélère: « The Bible runs as little as 49$95. And we have three plans on it : cash, C.O.D. and
also, they have a little Catholic Honour Plan.. Which plan ? A, B or C ?.... » On remarque
soudain que la mère est mal coiffée, qu'elle est fatiguée, l'enfant baille et gesticule sur les genoux
de sa mère, puis se lève, effaçant d'un coup le tableau patiemment composé. La mère se gratte la
tête, visiblement ennuyée par l'insistance du vendeur. Retour du gros plan sur le livre fermé, la
main de Paul caressant à nouveau le cuir lustré de la couverture : « The Bible is still the best sold
in the world..so.... »
Plan d'ensemble de la petite fille jouant sur un piano désaccordé. On entend en off la mère parler
pour la première fois : « I just couldn't afford it now, we've been swamped with medical bills... ».
En gros plan, on découvre le visage de Paul Brennan, grimaçant à l'annonce de la mauvaise
nouvelle, les yeux fixés sur le sol : il ne conclura pas de vente cette fois-ci. Dans l'arrière plan,
on distingue une image sainte du Christ auréolé de lumière serrant les mains de ses disciples.
Le générique alors s'inscrit sur l'écran, introduisant Paul comme Paul Brennan, « The Badger »
(l'embobineur). Les notes jusque là discordantes de la petite fille descendent dans les graves,
comme une marche funèbre improvisée qui sanctionne ironiquement l'échec du vendeur et la
victoire de sa mère. Puis le portrait des autres « salesmen » se poursuit, ponctué de leur surnom –
une pratique irlandaise, nous apprend Albert Maysles qu'il a repris à son compte : aux côtés du
Badger, viennent Charlie (« The Gipper », le rongeur - on comprend celui qui arrive toujours à
ses fins, ses victimes capitulant de guerre lasse), James (« The Rabbit », le lapin – on comprend
qu'il est malin et qu'il conclut vite) et enfin Ray (« The Bull », le fonceur, celui qui n'y va pas par
quatre chemins, contrairement à Paul).
Cette séquence d'exposition présente les deux paradigmes principaux du film : la religion d'une
part et le commerce de l'autre. Ces deux paradigmes sont incarnés par l'activité du « salesman »,
vendeur de bibles, et sont alternativement mariés et divorcés par le montage – car, comme le
souligne Albert Maysles, « The idea that the Bible can be sold is already some kind of
profanity. » 145 , comme pour s'amender des années plus tard. Il nous faut préciser que l'équipe de
145 Bridés ou protégés par le cadre du cinéma direct, les Frères Maysles ne se sont pas aventurés dans des analogies
plus osées. Contrairement à Godard qui a exploité le thème de la prostitution pour illustrer sa vision politique
globale, les Frères Maysles n'ont pas effectué de rapprochement clair entre le prosélytisme des vendeurs de
bibles et le prosélytisme des cinéastes, ou avec le prosélytisme des politiques – l'ironie veut qu'aujourd'hui le lien
131

tournage et le vendeur se présentaient ensemble aux portes des foyers catholiques (renseignés par
les paroisses) et qu'ils évitaient tous très consciencieusement de prononcer le mot « sell ». L'un
d'eux présentaient ainsi les choses : « We're doing a human interest story about this gentleman
and his colleagues ; we'd like to film his presentation [nous soulignons]. » Peu de personnes
refusèrent.
La première partie de cette séquence présente un intertexte que l'on identifiera comme un schéma
annonciatif. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une scène d'Annonciation, mais plus
simplement d'une scène qui présente quelques invariants de cette représentation hautement
codifiée 146 . Encore une fois, nous n'affirmons pas que le schéma ait été prévu dans le projet des
Frères Maysles, mais le paradigme religieux de la Bible comme objet central qui lie les êtres et
les séquences, permet facilement d'extraire les éléments signifiants de cette représentation. Avant
de détailler ces quelques invariants, il nous faut brièvement définir une Annonciation : C'est un
événement de parole, une énonciation. La variété des représentations est grande, mais toujours il
faut la reconnaissance du thème de l'annonce, c'est-à-dire un message qui vient de quelqu'un qui
annonce et s'adresse à quelqu'un à qui on l'annonce. C'est donc une relation visible – il faut qu'il
y ait rencontre à un moment donné pour que l'annonce se fasse, il faut que les acteurs soient mis
en présence l'un de l'autre – et c'est également une relation plurielle : comme toute énonciation 147 ,
l'annonce ne se dissout pas en une simple information unilatérale, mais consiste bien en une
communication. L'annonce provoque des réactions et l'on ne peut rapporter l'annonce ni au seul
énonciateur ni au seul récepteur, mais bien aux deux. Comme la peinture avant lui, le cinéma va
tenter de faire de cet énoncé originel une relation visible, notamment en ayant recours à un
travail visuel de symbolisation : le travail des couleurs, de la lumière, de la gestuelle, le langage
verbal enfin. La variété des Annonciation(s) dit la variété des modalités énonciatives, dont on
aurait tort d'exclure le dispositif documentaire. Le thème est inépuisable, et toute représentation
cinématographique exploitant un ensemble minimal d'invariants, serait donc pertinente – la
capacité énonciative étant particulièrement complexe et intéressante dans Salesman. Cela ne
constitue pas un genre, c'est juste quelque chose qui se lit en dessous, comme un palimpseste.
Bien que le référent n'offre pas de codes précis de représentation, nous allons simplement ici
identifier quelques uns des invariants de cette représentation d'énonciation annonciative – la
tournure arassienne semble plus appropriée ici, bien que le contexte manie (problématiquement)
le paradigme religieux de bout en bout. Pour Umberto Eco, la démarche sémiotique se donne
est flagrant aux États-Unis.
146 Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à un de nos textes paru dans l'ouvrage collectif du 8° congrès de la
SERCIA consacré à l'imitation : « L'Annonce faite à Paul : duplication, reproduction et création, d'après Smoke
de Paul Auster et Wayne Wang »(Les Éditions du C.E.R.S., Montpellier, 2007, pp.301-315.
147 C'est l'auteur Daniel Arasse qui a mis au point cette notion d' « Enonciation/Annonciation », à propos des
tableaux de la Renaissance italienne.
132

comme « un garde-fou, une acceptation collective de l'interprétation, comme la manifestation
d'un certain consensus rendant la communication possible... » 148 Il semble clair que pour les
Frères Maysles évoluant dans un milieu culturel saturé de références religieuses – on connaît les
origines sacrées de l'Amérique - tout comme pour nous, spectateurs occidentaux, il est guère
possible de ne pas avoir le regard conditionné, prêt à déceler la moindre référence biblique, dans
le champ verbal comme dans le champ visuel.
Ces invariants 149 sont dans Salesman les suivants : D'une part, la rencontre et l'entretien (le
« colloque »). Un dialogue s'instaure entre deux personnes/personnages dissemblables et aux
rôles différents mais complémentaire dans l'échange. L'un est le messager (ou le message),
figurant une médiation possible entre l'homme et des instances supérieures, le terrestre et le
spirituel.... L'autre est le récepteur , initialement et généralement une femme, bien que la position
de Marie excède les prédicats qu'on dit proprement féminins. Physiquement, le récepteur est dans
une position d'écoute, de passivité. Un autre invariant serait la désignation : le doigt pointé de
l'Archange Gabriel est ici le doigt de Paul montrant à plusieurs reprises la Bible – geste indexical
repris par le gros plan de la caméra qui le place ainsi comme signe central. D'ailleurs, l'invariant
suivant est le livre qui se pose ici comme les portes de la connaissance. Enfin, pour clore cette
liste minimale d'invariants 150 , en deçà de laquelle le sens ne serait plus assuré, nous noterons le
lieu clos. À la foule de lieux clos signifiants, le cloître, le jardin, la maison, la chapelle, le café
(pour Smoke, pour lequel nous avons initié ce travail), on ajoutera ce petit salon surchargé et
intime, inondé d'une lumière irradiant toute la pièce.
Or, malgré tous ces éléments en présence, malgré quelques distorsions initiales, comme la
présence de l'enfant..... l'annonce n'aboutit pas. Le moment de basculement s'effectue lorsque
Paul Brennan se met à parler argent, à monnayer la Bible qu'il vient de présenter comme la
source de la connaissance, de l'inspiration et du sens. Les images paisibles du début de la
séquence, les gestes quasi hiératiques – le messager annonçant, le récepteur attentif et recueilli,
la lumière etc... - cèdent la place à des images soudain désordonnées – le gros plan intempestif
du contre-champ sur l'enfant qui baille, le visage défait de la mère, l'agacement qui se lit sur le
visage de Paul qui se mord la lèvre, et ses doigts qui se crispent sur le livre (on apprend que Paul
mourra des suites d'arthrite chronique 151 ), tandis que la mère refuse le « deal » proposé ; il ne
148 Umberto Eco, La Production des signes, coll. « Livre de poche », Éditions LGF, Paris, 1992, p. 30.
149 Le terme « invariant » est un terme scientifique, dont la définition appliquée aux arts serait : un signe qui
survivrait d'une œuvre à l'autre, tout en subissant des transformations d'ordre idéologique, plastique, culturelle ou
encore personnelle.
150 Nous résumons ici un travail comparatif qui pourrait s'affiner encore et s'enrichir d'autres éléments, comme la
petite fille, la représentation de l'espace etc....
151 Cette information, distillée par Albert Maysles lorsqu'il commente cette séquence, laisse entendre qu'il y aurait
un lien quelconque entre son activité professionnelle et le mal dont il souffrit et qui l'emporta.
133

saurait y avoir de tel contrat. L'intérêt théologique s'est muté en intérêt téléologiquement
financier au pays du dieu dollar. Le discours édifiant du chef de vente révèle toute la perversion
de cette confusion des genres :
You know the business…and what is it ? Isn’t it the business that we hear when the young
boy Jesus was lost for three days or so ? And he said very quietly, very simply 'Didn’t
you know that I am about my father’s business ?' Well, I don’t pretend that His business
was to sell bibles for dollars and cents for the commercial aspect of it, but I do believe
that the good will come by the selling of bibles and that the reading of the Bible is
definitely identified with The Father’s business. […] You have the priviledge and the
power to serve and help the others. God grants you abundant harvests.
Les Frères Maysles montrent un monde à la charnière d'un passé en train de disparaître 152 , de se
dissoudre dans le matérialisme ambiant. Les personnes en présence – le vendeur et la femme au
foyer – participent presque malgré eux de l'idéologie américaine, de ce mariage déraisonnable et
pourtant prospère entre le commerce et la religion : « Selling and religion... If you have them
both, then you can show America... » La femme au foyer en se faisant la victime plus ou moins
consentante, le démarcheur l'agent malgré lui encore du prosélytisme ordinaire – Albert Masyles
souligne qu'il y a une Bible dans tous les lieux publics, les tables de chevet des hôtels, les foyers
et les familles... Finalement, le dilemme éthique central, ce n'est pas tant le déplacement de
l'objet de culte vers l'objet de consommation, et sur lequel on place des envies de réussite (« to
make money »), que le fait qu'on réalise que le succès marchand demande qu'on oublie notre
conscience et notre auto-critique. Ce qui interroge l'indéniable complaisance des cinéastes,
surtout lorsque Paul revient harceler une femme démunie qui finit par lui laisser quelques dollars
d'avance.
L'ambition de faire des images tournées sur le vif, d'une histoire de vendeurs de bibles, une
métaphore de la culture américaine, se trouve parfaitement assumée par les Frères Maysles :
« The film is not a film about an issue. It's about things that are more important than particular
issues at the moment. It's about matérialism that has taken over our whole society. Even the
Bible has become a product. » De même, Arthur Miller rend à son tour hommage aux Frères
Maysles, sans noter le caractère picaresque des bonimenteurs : « Salesman is an adventure into
the American Dream where hope is a sale and a sale is the confirmation of existence itself. It
seems to me to penetrate deeply the men who make the heels go round in a form of cinema that
has never been used in quite this way. » 153
152 En effet, les années soixante-dix vont apporter des restrictions à cette « libre circulation des marchandises », en
instituant un amendement établissant un délai de rétractation incompressible. En effet, comme les Frères Maysles
le savent pertinemment, les vendeurs s'invitent dans les foyers quand les époux/chefs de famille sont absents.
153 Arthur Miller, in The New York Times , 12 avril 1969.
134

Le personnage gigogne de Paul Brennan
Au-delà de cette dimension religieuse, limitée, de la lecture, dont on ne saura jamais la part
consciente et l'heureux hasard des jeux de signifiants, Paul cristallise plusieurs figures, à la fois
littéraires, spirituelles et personnelles, en ce sens où il permet aux Frères Maysles d'effectuer un
travail d'anamnèse, où Paul est à la fois le reflet inversé du père Maysles, mais aussi l'image
proleptique des cinéastes qui vont rencontrer de sérieuses difficultés à « vendre » leur film – la
question sous-jacente étant finalement de déterminer si le film est un produit de consommation,
ou si, comme pour la Bible, il serait un objet dans les mains de marchands hérétiques.
À l'image du Mississippi pour Melville dans The Confidence Man, Paul sert de vecteur au film -
un agent de déplacement perpétuel qui permet aux cinéastes embarqués à sa suite de pénétrer
dans des espaces privés, des milieux divers (« l'Amérique profonde »), de tenter eux-mêmes leur
chance. Comme pour Paul plaçant son espoir de conclure une vente et de rapporter quelques
billets à chaque fois qu'il tire une sonnette ou qu'il frappe à une porte, pour Albert Maysles, tout
moment de la journée porte la promesse d’une rencontre ou d’une histoire attendant d’être
enregistrée sur pellicule, de fasciner les spectateurs, comme il le confie à G.Roy Levin : « I've
always been interested to see what happens when two strangers meet. » 154
Paul leur permet ainsi de traverser les espaces selon une trajectoire nord-sud qui va les mener en
Floride, dernière frontière du monde « civilisé » ; d'autres cinéastes buteront sur cette même
frontière, Robert Kramer qui choisira de prendre la mer. Le contraste est saisissant entre le
Massachusetts et l'Illinois ensevelis sous la neige d'un hiver qui n'en finit pas, et l'éternel été de
la Floride. Entre les rues et les quartiers de Boston où les Maysles grandirent, où leurs pas
résonnent dans les couloirs de l'histoire, et où Paul décédera à quelques rues de leur maison
d'enfance, et le décor en carton pâte où Paul s'égare dans les rues aux noms issus des Mille et une
Nuits. Entre un monde affectif, bien que dur (« tough ») où on n'hésite pas à se servir de ses
poings, et un monde étranger, où l'anglais perd du terrain au profit de l'espagnol et où les
vendeurs de bibles sont presque ressentis comme des étrangers – ce qui déboussole encore plus
le vendeur torturé qu'est Paul, comme aliéné, même sur les terres de la Bible Belt. À peine arrivé,
Paul déclare à ses collègues : « I love Boston, I'm homesick, believe me... »
Le voyage en train : aller-retour entre factuel et fictionnel
Nous prendrons comme exemple de traversée des espaces, la scène où Paul se rend seul à une
154 G. Roy Levin, Documentary Explorations : 15 Interviews with Filmmakers, New York : Doubleday, 1971,
p.282.
135

convention de représentants de commerce à Chicago. Contrairement aux autres déplacements
qu'il effectue en voiture, il se rend à Chicago en train. On le voit sur le quai, seul dans la foule
des voyageurs, hiératique, reconnaissable entre mille, puis on suit en panoramique le train qui
roule dans la campagne enneigée, presque irréelle, Paul toujours seul, au centre du cadre, appuyé
contre la fenêtre du wagon, l'air pensif comme à son habitude.
Il est étrange de constater comme cette séquence se distingue dans sa forme et son contenu des
autres séquences de déplacement qui sont marquées par le caractère géographique du
déplacement. Alors que les Frères Maysles apprécient les plans embarqués dans la voiture du
sujet filmé – filmer le sujet au volant de sa voiture, c'est lui faire oublier toute forme de
conscience de soi ; on voit un personnage qui se parle à lui-même, tandis que nous sommes les
témoins privilégiés de ce débordement de subjectivité – le plan du voyage en train exploite un
procédé cinématographique : la prolepse puis le syntagme alterné. Et du même coup, le caractère
du voyage devient temporel, voire psychologique. Alors que nous sommes comme Paul, bercés
par le rythme régulier du train qui file dans l'espace, et que le plan de Paul pensif à la fenêtre
s'éternise inexpliquablement, on entend des voix d'hommes résonner dans le plan : il s'agit de
l'anticipation de la convention, l'énoncé des forces de vente « Your task is a holy one...you're
doing your Father's business », les résultats du concours du meilleur vendeur « Many are called
but few are chosen... », martèle le patron pour haranguer les « pèlerins » motivés pour devenir
« the world's greatest salesman of the world's best seller ». Puis l'image se transporte elle aussi
au congrès, dans la foule des nouveaux marchands du temple et des regards inquiets, tandis que
le ronronnement du train s'éloigne dans le lointain en un long fondu sonore. Au fur et à mesure
des incursions des conversations dans l'espace confiné du compartiment, le montage alterné crée
un effet ironique, tandis que Paul, personnage introverti et « looser » dans l'âme, se sent de plus
en plus isolé. Dernier retour sur Paul toujours appuyé à la fenêtre (photo n°6), regardant le
paysage défiler comme on regarde, étranger à soi-même, sa vie défiler devant ses yeux – avec
cette lucarne qui redouble celle du projecteur et de l'écran. Vertige d'un énoncé qui tourne à vide,
comme une bobine qui s'enraye. On pense au raccourci définitoire et définitif de
Pennebaker: « And what's a film ? It's just a window someone peeps through. » 155
Nous remarquerons cependant que Paul Brennan comme personnage, comme figure quasi
mythique, existe principalement dans l'œil des Frères Maysles – un processus intersubjectif
complexe que Gilles Deleuze, observant le cinéma de Pierre Perrault, décrit ainsi :
Ce que le cinéma doit saisir, ce n'est pas l'identité d'un personnage, réel ou fictif, à travers
155 Pennebaker est cité par G. Roy Levin, in Documentary Explorations, New York : Ankor Editions, 1971, p.235.
136

ses aspects objectifs ou subjectifs. C'est le devenir du personnage réel quand il se met luimême
à « fictionner », quand il entre en « flagrant délit de légender », et contribue ainsi à
l'invention de son peuple. Le personnage n'est pas séparable d'un avant et d'un après. Il
devient lui-même un autre quand il se met à fabuler, sans jamais être fictif. Et le cinéaste
de son côté devient un autre quand il s'intercède ainsi des personnages réels qui
remplacent en bloc ses propres fictions par leurs propres fabulations. 156
L'arrivée solitaire de Paul - le plan en plongée donne l'impression que la foule s'est dissipée et
que le quai est vide - dans la froidure hivernale de Chicago, participe de cette impression de
gravité. Les images filmées en caméra rapprochée et en plongée de Paul marchant dans la neige
à petits pas pressés avec sa valise, connotent la scène par une idée d'exil qui va initialiser dans le
film le frayage mythique, faisant surgir de notre imaginaire déjà sollicité, l'image du Juif errant -
« He looks so down, so lonely here, you know... He's been set apart... », commente encore
Charlotte Zwering – et évoquant, dans une moindre mesure, les origines irlandaises de Paul, qui
vont trouver ensuite de multiples échos, motivés ou fortuits, en tout cas non justifiés
documentairement dans le déroulement de son long exil intérieur.
Ce sont les deux cinéastes qui, par le choix de se concentrer sur ce vendeur-là - alors qu'il est le
plus maladroit, celui qui a le moins de scrupules et le plus de doutes - par la manière de le filmer,
d'allonger des plans au-delà du simple descriptif, la sélection des séquences et l'agencement de
celles-ci, en font un personnage qui force le spectateur à prendre partie, entre sympathie, pitié ou
réprobation, et en dernier ressort s'identifier à certains traits de sa personnalité ou de sa destinée.
Charlotte Zwering en fait une sorte d'archétype de l'Américain ordinaire, en qui tout le monde se
reconnaît toujours un peu :
Its a part of who we are now..... If this story didn't have an unduring truth, then I don't
think that people would pay attention to it now..... Because Paul can be transfered into so
many people, they would identify to him so hard when they go and see the film.. The
human condition is described in such a sensitive way that ..... the significance of the film
is grasped again and again, as the years go by and the people come to documentary.....
Ainsi, lorsque les Frères Maysles organisèrent une diffusion pour le directeur d'antenne d'HBO
en vue d'une première diffusion de Salesman (dans les années quatre-vingt), ce dernier fut
tellement ému qu'il refusa de diffuser le film, prétextant que son propre père avait été vendeur à
domicile, et que c'était une expérience trop douloureuse à revivre.
Paul, le bien nommé : c'est le prénom d'un des disciples du Christ, auteur des Épîtres
pauliniennes, qui furent ensuite reprises par Luther et Calvin, pour développer la notion toute
protestante d'élection du peuple de dieu ; celui qui par un travail d'anamnèse conçoit la
156 Gilles Deleuze, L'Image-Temps – Cinéma 2, coll. « Critique », Les Éditions de Minuit, Paris, 1985, p.196.
137

Prédestination...Celui qui demande dans ses Épîtres romaines « Dieu est-il le Dieu des Juifs
seuls ? Ne l'est-il pas aussi des Gentils ? » 157 Question centrale à la quête de connaissance
entreprise par les Frères Maysles, mais qui ne fait que circuler comme un écho dans le film, sans
jamais revenir.
Paul tient un peu de Hickey, le héros d'Eugene O'Neill, «Hickey, the eternal dreamer :
everything is about to come around the corner, but nothing happens... » Solitaire même dans le
groupe des vendeurs – plusieurs scènes tournées à l'hôtel, montrent qu'ils n'ont rien à se dire,
occupés par l'enjeu de la vente, comme s'il s'agissait à chaque fois d'une affaire de vie ou de mort
– qui se trouve encore plus isolé lorsqu'il fait preuve d'humanité (voir la photo n°10). Il est aussi
un peu Will Loman (entendons « low man »), qui fait « comme si », qui veut encore croire à
l'efficacité de son travail afin de soutenir sa famille, de maintenir la cellule familiale stable. Sa
description par Miller, sied parfaitement à Paul Brennan :
I don't say he's a great man. Willy Loman never made a lot of money. His name was
never in the paper. He's not the finest character that ever lived. But he's a human being,
and a terrible thing is happening to him. So attention must be paid. He's not to be allowed
to fall into his grave like an old dog. Attention, attention must be finally paid to such a
person. 158
Un autoportrait en creux
Je ne dis les autres, sinon pour d’autant
plus me dire.
Michel de Montaigne, Essais 159
La collaboratrice fidèle des Frères Maysles reconnaît que les Frères Maysles ont effectué un
travail projectif avec Paul : « I think the other thing was that they found a person who ultimately
became.... them. That they were expressing through Paul their own lives.... ». Néanmoins, les
choses ne sont pas si simples. Il suffit une fois encore de se pencher sur les souvenirs d'enfance
d'Albert Maysles pour entrevoir les motivations se dessiner. D'abord la mère des Frères Maysles
était institutrice, mais quand elle se maria, elle dut abandonner son emploi et devenir mère au
foyer : « In Boston at the time, married women were not accepted to teach... ». Quant au père,
Albert Maysles retrouve son reflet inversé dans la trajectoire de Paul :
Well, my brother and I...... so many of the traits of our parents became ours...[...].My
157 Paul, Nouveau Testament de notre Seigneur Jésus Christ (nouvelle traduction par F.Lamennais, Éditions
Auguste Vaton, Paris, 1851, pp.498-499.
158 Arthur Miller, Death of a Salesman, London : Penguin Books, 1949, Act I, Scene 8, p.44.
159 Michel de Montaigne, Essais, Livre I, Chapitre 25 « Du Pédantisme », Éditions Garnier-Flammarion, Paris,
1969, p.181
138

father was in a way just like Paul, in that he worked in the civil services, in the post,
exactly what Paul didn't want to be. But both my father who was Jewish and Paul who
was Irish, knew that the Irishman's fate was to be a civil servant, and my father who had
been brought up in an Irish environment with Irish kids, became the clerk he didn't want
to be and Paul became the salesman he was not too much ready for..... the salesman
being mostly exerciced by Jewish emigrants who have no profession.... So both my
father and Paul were in jobs that didn't suit them...
Ainsi, pour beaucoup de jeunes grandissant dans cette période de l'entre-deux guerres, le rêve
américain passait par le commerce, ainsi que l'écrit Eric Barnouw : « The idea was to share the
American Dream. For many this meant salesmanship, as a road to affluence. » 160 Il semblerait
alors qu'en tournant ce film – un film tourné sur le mode du cinéma direct, ce qui signifie, nous
le rappelons, suivre le sujet filmé dans toutes les situations – les Frères Maysles aient réalisé une
variante, plus satisfaisante, de leur « American Dream. ». Il en va de même, dans une moindre
mesure néanmoins, des spectateurs de l'époque, comme le rappelle encore Erik Barnouw :
« Most of the viewers tended to develop a feeling of identity with him – as did the Maysles. » 161
Le travail des signifiants musicaux162
I've always thought of it – that you have to
pay a price when you use a sound or a
music.
Stan Brakhage, Metaphors on Vision 163
Nous l'avons suggéré plus haut, Paul Brennan, focalisateur principal du film, est irlandais, et ses
origines sont à plusieurs reprises évoquées, à la fois pour justifier de sa formation catholique, de
son envie de réussir sur le territoire américain – il en fait plusieurs état, et de l'identifier comme
un être nostalgique, décalé. Pour cela, quelques notes d'un air irlandais chantonnées par la femme
de ménage d'un l'hôtel, ou un air folk ou country diffusé à la radio ou sur un phonographe,
suffisent pour plonger Paul - artificiellement ? - dans un état de spleen (état d'âme de l'Irlandais
déraciné, qui peut s'apparenter à la mélancolie slave) . Lorsque Paul circule en voiture, que ce
soit sous la neige du Massachusetts ou sous les palmiers de la Floride, son premier geste est
d'allumer la radio et de se laisser guider par les accords qui semblent engager une conversation
secrète avec lui, et l'invitant à se livrer plus encore à ma caméra ; ou bien il chantonne, dans sa
160 Erik Barnouw, Documentary : a History of the Non Fiction Film, Oxford & New York : Oxford University
Press, 1974-1993, p.241.
161 Erik Barnouw, Documentary : a History of the Non Fiction Film, Oxford & New York : Oxford University
Press, 1974-1993, p.244.
162 Nous prévoyons un développement plus substantiel sur la fonction de la musique dans le film au Chapitre IV, en
abordant le cinéma de Jonas Mekas. Ici, il s'agit simplement d'analyser le rôle de la musique dans notre
problématique des stratégies d'identification.
163 Stan Brakhage, « Metaphors on Vision », in Essential Brakhage : Selected Writings on Filmmaking, New York:
McPherson & Company, 2001, p.171.
139

manière idiosyncratique d'Irlandais, la voix traînante à la manière d'une guimbarde, ou bien il
raconte des anecdotes et plaisanteries volontiers xénophobes, comme pour parfaire sa persona.
Que les airs appartiennent réellement ou n’appartiennent pas initialement à la séquence – la
qualité du son à la fois relativement ample et atténuée fait qu’il ne se prête pas à une
spatialisation précise, et peut donc se concevoir comme circulant dans l’espace clos d’une
voiture - l’important est qu’ils sont perçus comme provenant de l'écran (diégétiques), afin de
croire à l'épaisseur du personnage que le film est en train de tisser scène après scène, comme un
peintre fignolant son tableau – et ce, même si les cinéastes ont quelques doutes sur l'authenticité
de la scène : « It's the moment when I started to think that Paul was doing things for the
camera...and that made me feel a little bit nervous.. », se rappelle Charlotte Zwering, regardant
Paul reprendre If I were a rich man, alors qu'il vient de manquer une vente et qu'il se dirige sans
doute vers une autre désillusion. Cette chanson du chanteur populaire Buck Owens résume toute
l'Amérique des années cinquante et soixante. Et si, comme l'écrit le sémioticien Charles Pierce,
« La musique représente quelque chose pour quelqu'un » 164 , cette chanson représente doublement
quelque chose pour Paul. Cette musique country, qui a incorporé des influences rock, polkas,
ballades... est, selon son créateur, Chuck Owens 165 , la musique américaine par excellence.
Néanmoins, l'influence historique du folklore irlandais dans la musique country, en fait un point
d'identification avec Paul, de même qu'un point d'ancrage. L'autre identification se fait par les
paroles qui racontent l'histoire de Paul : un rêve déçu (« If I were a rich man living on Cadillac
Lane / I'd never have to work for the doggone thing... ») mais aussi l'auto-parodie d’un homme
qui sait qu’il ne finira jamais « ...on Cadillac lane ».
Un (certain) portrait de l'Amérique
I can’t think of many movies which have
had as much to say about American life
and have said it so well.
Norman Mailer
Finalement, sous les objectifs (magiques ?) des Frères Maysles, ces hommes « sans qualités »,
ces « ordinary people », finissent par devenir des figures légendaires, grâce au regard patient,
bienveillant et finalement empathique des cinéastes. Il semble en effet que les cinéastes
choisissent des sujets qui sont dans la séduction, célèbres ou non. Ces vendeurs au long cours ont
fait leurs armes dans la communication, dans l'approche psychologique, le compliment, si bien
164 Cité par Eero Tarasti, in dans La Musique et les signes, Berlin & New York : Éditions Mouton de Gruyter,
2002, p.88.
165 Auteur prolifique, il a vu une de ses chansons reprise par les Beatles dans leur album Help ! - album sur lequel
figure également l'autre air utilisé extra-diégétiquement : « Yesterday », et dont les accents indéniablement
nostalgiques collent une fois encore au personnage.
140

qu'ils sont devenus de véritables acteurs, chacun avec ses propres dispositions – l'embobineur, le
fonceur, le malin, le rapide... D'ailleurs, lorsque l'intraitable critique de film Pauline Kael 166 (du
New Yorker), appelle Paul Brennan pour lui demander si les Frères Maysles ont engagé des
acteurs, fascinée qu'elle est par la « performance » de Paul qui joue avec tant d'aisance avec la
caméra -d'une façon comparable à la qualité de la présence de Marlon Brando dans Meet Marlon
Brando - ce dernier lui répond par l'affirmative, moitié ironiquement, moitié sérieusement, ayant
réellement l'impression d'avoir accompli une véritable performance – il songera même un temps
à devenir acteur, avant de se reconvertir dans les toitures, toujours sur le principe du démarchage
à domicile.
Ces « true-life characters » ont indéniablement laissé une marque indélébile dans l'imaginaire
cinématographique, sans compter les actuels détenteurs de la Bible vendue par leurs soins (le
best seller de tous les temps). Ils préfigurent d'autres personnages réels ou imaginaires, en
particulier les Tin Men de Barry Levinson, 1989, traduit en français par Les Filous et Glengarry
Glen Ross (1992), d'après David Mamet, réalisé par James Foley.
De Salesman à Gimmy Shelter:
la
fin d'un rêve
We've been talking in a dream for years and
years, and now...
Will Loman, Death of a Salesman
La fin de Salesman s’achève sur la fin de journée des vendeurs de bible, et le constat accablant
que Paul est le commercial le moins efficace de tous, ce qui s’exprime visuellement par l’espace
de la chambre du motel qui se trouve divisée en deux : d’un côté les collègues assis sur le lit qui
plaisantent, et de l’autre, comme dans un autre espace, Paul, enfermé dans ses pensées, comme
il l'est dans le cadre filmique, ce dernier redoublé par le cadre fermé de la fenêtre.
En revanche, ce dont le spectateur n’est pas informé, c’est que la séquence a été fabriquée à
partir d’un matériau filmique hétéroclite, en particulier des rushes de séquences antérieures, et
d’images de chambre d’un autre hôtel, très probablement le premier hôtel des vendeurs lorsqu’ils
ont atterri en Floride. Cette falsification (manipulation) tend à altérer le message global de la
séquence, puisque le regard perdu de Paul, que nous lisons comme la fin d’une trajectoire
personnelle et professionnelle – on pense à son alter ego littéraire, Willy Loman, qui a choisi
d'en finir pour permettre à sa famille de toucher l'argent de son assurance vie - coïncidant avec la
166 Pauline Kael ira jusqu'à tenir les Frères Maysles, conjointement avec les Rolling Stones, comme responsables
du meurtre commis durant le concert filmé.
141

fin du film documentant les vendeurs de bibles, la fin de leur périple en Floride et probablement
la fin de leur collaboration, peut tout simplement s'originer dans la simple fatigue légitime d’une
journée éreintante.
En fait, les Frères Maysles ne font qu’appliquer une des découvertes les plus basiques de Lev
Koulechov 167 , connue comme « l’effet Koulechov », un biais cognitif 168 mis en place par le
cinéaste et théoricien russe au début des années vingt. Cet effet consiste à monter des plans isolés
et à créer ainsi un sens, faisant en sorte que le spectateur établisse un lien logique entre deux
plans qui se succèdent, bien qu’ils n’aient pas à l’origine de lien direct, ni dans le temps ni dans
l’espace. Cet effet a plusieurs conséquences : d’une part, il affirme que tout n’est que
construction - une idée qui peut paraître problématique dans le cadre du cinéma documentaire, a
fortiori dans le cinéma direct dont l’intitulé même dit l’impossibilité de toute intervention
ultérieure. Et d’autre part, que le spectateur est un membre actif du dispositif filmique et qu’il
faut compter sur sa propension à se faire narrateur et ainsi à créer des histoires à partir de plans
arbitrairement associés. L’on voit bien ici que le choix de placer ce plan de Paul pensif accoudé à
une fenêtre en image de clôture aura une incidence déterminante, en premier lieu par la nature
symbolique, quasi picturale même du plan (voir les photos 12 et 13) - placer ainsi le personnage
central d’une représentation, entre deux espaces, notamment intérieur/extérieur, a été une
démarche artistique qui a traversé les époques et les expressions, des scènes d'Annoncation de la
Renaissance aux tableaux de Vermeer, des écrits autographiques de James Joyce aux plans
romantiques de Jonas Mekas, pour donner quelques exemples significatifs mais opposés. Nous
pensons encore aux plans de la femme de Brakhage sur le point d'accoucher, tandis que la
lumière extérieure vient danser, via la fenêtre, sur son ventre. On verra bien d'autres illustrations
de cette position stratégique, qui n'est autre, généralement, que la position du sujet-cinéaste.
Pour reprendre la vision dialectique de Koulechov, nous aurons ici un effet correspondant plus au
montage réflexe, affectif, qu’intellectuel, puisque l’agencement du plan invite à saisir l’épaisseur
du personnage, à prendre fait et cause pour lui, et en dernier ressort, créer un effet projectif
d’identification en creux. Ainsi, le spectateur ne cherche pas à démonter une séquence qui lui
paraît logique, même placée dans une situation prétendument documentaire. Quant à
l’observateur attentif qui n’aura de cesse de démythifier ce qui semble trop « beau pour être
vrai », on peut toujours se demander si ce qui compte vraiment c’est décidément la « vérité » de
167 Lev Koulechov est un cinéaste et théoricien russe qui consacre ses expérimentations filmiques au montage, qui
seront reprises par Eisenstein, notamment dans son film Octobre.
168 Le biais cognitif est une réaction de la part du sujet percevant qui dicte une décision ou un comportement
pouvant le plus souvent être erroné, injustifié, conditionné. La personnalité du sujet, son histoire, sa culture, son
éducation, ses attentes… participent de ce biais cognitif.
142

la séquence, et quelle est précisément cette vérité ? Est-ce celle qui donne à voir au-delà, en deçà
de la surface lisse du cinéma direct – en d’autres termes, accepter la falsification qui ajouterait
une profondeur, une épaisseur au personnage focalisateur, et par là même le placerait en position
de figure favorisant l’identification – ou n’est-ce que celle qui crie à la manipulation et se languit
du flux originel dont l’image a été extraite ? Ce plan a intrigué et fait couler beaucoup d’encre,
stigmatisé le plus souvent comme l’aveu, la preuve à charge dans le procès que les critiques
américains ont ensuite fait – et continuent de faire – au cinéma direct. Or, on peut aussi envisager
cette séquence d’un point de vue poétique, comme un signifiant visuel qui clôt arbitrairement la
trajectoire du personnage focalisateur, et en suspend le sens – une sorte de distique.
Ce qui compte avant tout, c’est que la séquence semble logique, et non pas nécessairement
qu’elle l’est. Dans la même interview qu’il accorde à G. Roy Levin, Albert Maysles fait une
déclaration quelque peu différente sur la nature de la vérité que le documentaire d’observation
peut aider à révéler :
We can see two types of truth here. One is the raw material, which is the footage, the kind
of truth that you get in literature in the diary form – it’s immediate, no one has tampered
with it. Then there’s the other kind of truth that comes in extracting and juxtaposing the
raw material into a more meaningful and coherent storytelling form, which finally can be
said to be more than just raw data. 169
En concevant la séquence finale de Salesman à partir d’images disparates et de moments sans
chronologie, les Frères Maysles construisent la vérité sous-jacente du film – à savoir que Paul
n’est pas simplement le focalisateur « technique », filmique, mais qu’il en est également le cœur
émotionnel, personnel – une figure qui cristallise l'identification des cinéastes dans le plan. Une
figure tragique, faillible, avec laquelle les cinéastes et les spectateurs sympathisent (au sens grec
« souffrent avec »), sont en empathie et à laquelle finalement ils s’identifient. À côté des
« anomalies » mises à jour ci-dessus, on remarque à d’autres moments d’autres instances qui
laissent à penser que les séquences étaient plus complexes que de simples situations ordinaires :
plans de sujets retournant fourbus dans leur chambre d’hôtel tandis que la caméra tourne, plan de
Paul relisant sans fin ses fiches sur un coin de table encombré de bières vides, séquence du
voyage au pays de l’absurde en découvrant l’architecture floridienne aberrante, surprise feinte
d’un voisin interrompant la démonstration d’un vendeur de bible etc…. La caméra est toujours
là au bon moment.
169 G. Roy Levin, Documentary Explorations : 15 Interviews with Filmmakers, New York : Doubleday, 1971,
p.279.
143

C'est un autre film tristement célèbre des Frères Maysles qui clôt la décennie, Gimmy Shelter
(film tourné en décembre 1969), marquant la fin d'une époque par l'enregistrement en direct d'un
meurtre perpétré lors du dernier concert des Rolling Stones aux États-Unis (Californie). Un film
conçu comme la symbiose ultime de deux compulsions artistiques : le Rock and Roll et le cinéma
direct « [...] turned into mirror images that could not begin to contain all the meanings – a helix
of delight and guilt, identification and dismay – thus conjured. » Le montage alterne de longues
séquences du concert et des séquences tournées des mois plus tard, notamment lorsque Albert et
David Maysles montrent à Mick Jager et Charlie Watts - les deux principaux interlocuteurs,
comme les deux images inversées, extériorisées des deux cinéastes – revivant ce moment
apocalyptique du concert d’Altamont sur une table de montage Moviola. Ils regardent les
images, et réagissent à ce qu’elles documentent. Ce n’est pas tant les deux cinéastes arborant
leurs images et demandant aux intéressés de donner leur point de vue, que les deux musiciens
qui attestent de la force et de la véracité des images, face à deux hommes cinéastes perdus dans
leur paternité des images et le sens qu’elles ne semblent pas avoir d’elles-mêmes. Les musiciens
attestent autant des images que les cinéastes eux-mêmes, comme si Mick Jagger et Charlie Watts
étaient les témoins de ce qui se passait - une réflexivité complexe qui touche directement à la
subjectivité problématique et néanmoins inhérente au cinéma direct : faire des images en toute
liberté, mais quelles images ?
De Paul Brennan s'invitant dans les foyers « for human interest », et pratiquant le prosélytisme
tout en débitant son argument de vente sans état d'âme pour son interlocutrice, aux Rolling
Stones entamant leur légendaire « Sympathy for the Devil », le rêve a décidément viré au
cauchemar :
Please allow me to introduce myself / I'm a man of wealth and taste / I've been around for
a long, long year / Stole many a man's soul and faith /And I was round when Jesus Christ
/ Had His moment of doubt and pain / Made damn sure that Pilate / Washed his hands and
sealed his fate / Pleased to meet you / Hope you guess my name ? / Tell me baby, what's
my name ? 170
« Direct cinema opened a can of worms and then got eaten by them. » 171 , écrit encore le critique
Noël Caroll. Comme les vers dévorant la viande avariée dans Le Cuirassé Potemkine – ces vers
dont Jean-Louis Scheffer dit qu’ils s’occupent activement du signifiant 172 - ces vers, convoqués
par Carroll, dévorent une idéologie cinématographique qui menace finalement la véritable
fonction du documentaire, qui n’est pas de reproduire simplement la réalité – « a window
170 Première strophe de la chanson « Sympathy for the Devil », apparaissant dans l'album sorti en 1968, Beggars
Banquet. Sachant que Mick Jagger interprète Lucifer, on est frappé par les correspondances avec le discours de
Paul Brennan, dont nous avons vu quelques exemples dans la séquence d'ouverture.
171 Noël Carroll, Theorizing The Moving Image, Cambridge & New York : Cambridge University Press, 1996,
p.225.
172 Jean-Louis Scheffer, « Les Couleurs renversées », in Les Cahiers du Cinéma, n°230, p.35.
144

someone peeps through », selon Pennebaker – mais de proposer une lecture de ce monde
indéchiffrable, en plaçant le cinéaste au cœur du dispositif.
Surtout quand on sait ce que la subjectivité du cinéaste apporte, d'une manière ou d'une autre, à
son film, en particulier dans sa visée autobiographique, avouée ou non. Notre plaisir spectatoriel
devant un film comme Salesman, vient de la focalisation sur Paul, personnage énigmatique et
tragique qui comble nos attentes d'un véritable portrait de l'Amérique. Notre plaisir est
aiguillonné par le travail de montage des Frères Maysles, l'effet de répétition des mêmes
situations de vente toujours plus longues (on en compte une dizaine), toujours plus douloureuses
à voir, et qui s'avèrent toujours différentes. Les jours à battre le pavé et les nuits passées seul à
l'hôtel à méditer sur le sens de la vie, sur les accents lointains, échappés de la diégèse pour errer
dans les plans vides du film, de l'air des Beatles, Yesterday, façon grand orchestre et flonflons,
qui raconte encore et toujours la vie de Paul, l'individu et l'homme universel. Effet de fiction qui
ajourne la tragédie documentaire :
Yesterday, all my troubles seemed so far away
Now it looks as though they’re here to stay
Oh, I believe in Yesterday.
Suddenly, I’m not half the man I used to be,
There’s a shadow hanging over me. [...] 173
Le chemin parcouru de Brakhage au cinéma des Frères Maysles : un premier constat.
Les années soixante voient ainsi la démarche documentaire éclater en de multiples
expérimentations formelles, dont nous avons vu deux exemples aux antipodes l'une de l'autre.
D'un côté, le film expérimental, qui recrée une autre réalité, une réalité internalisée par le sujet-
cinéaste qui ne peut faire face à l'horreur d'une réalité extérieure, et à l'autre bout de cet axe, le
film d'un cinéma prétendument direct, tourné sur le vif, mais qui finit par opérer, parfois malgré
lui, sous l'opération subjective de cinéastes masqués dans le cas des Maysles, un frayage
métaphorique qui fait du film un texte problématique mais non moins intéressant. Bien qu'à
première vue radicalement opposés, les deux démarches se rejoignent sur un certain nombre de
valeurs qui semblent essentielles à l'expérience cinématographique des années soixante – plus
généralement des années 1958 à 1975.
En premier lieu, l'individu s'impose comme la plus petite unité signifiante, dont l'auteur Michael
Levenson donne une définition intéressante dans notre perspective :
173 L'air des Beatles, Yesterday, figure sur leur album Help ! (1965), et est chanté par un certain Paul McCartney.
145

The thing we name the individual, this piece of matter, this length of memory, this bearer
of a proper name, this block in space, this whisper in time, this self-delighting, selfcondemning
oddity – what is it ? Ours may be the age of narcissicism, but it is also the
century in which Ego suffered unprecedented attacks upon its great pretensions, to be
self-transparent and self-authorized. 174
C'est pourtant à partir de cette petite cellule instable et menacée que le cinéaste peut repartir à la
conquête du monde, reconstruire des images, et par là un syntagme perdu par trop de ruptures
historiques auxquelles sont inféodées les pratiques cinématographiques. Valeur tragique de
l'individu, de l'homme et de sa destinée pour les Frères Maysles qui proposent une vision sombre
et sans rachat possible, si ce n'est la beauté du geste saisi dans son accomplissement par la
caméra « directe ». Valeur créatrice et rédemptrice chez Brakhage qui pose la connaissance de
soi comme but ultime du salut humain – entendons par-là le salut du chaos, de l'indistinct et du
non-sens. Paul Brennan est un homme profondément humain, mais qui est principalement mu
par les nécessités de sa survie et ne rechigne pas à accabler les plus faibles que lui. Tandis que
l'Homme au Chien voit en lui-même, dans sa nature prométhéenne, la possibilité d'un
dépassement. Le défi proposé par Brakhage apparaît comme difficile à relever pour une société
de consommation qui a commencé à penser, à désirer à la place des individus, et donc à produire
des images idéologiquement conformes. Quant aux Frères Maysles, ils perpétuent une vision
tragique et dérisoire de l'homme qui a commencé avec Nietzsche et s'est poursuivie tout au long
du XX°siècle. Dans la perspective de Nietzsche, l'art est loin d'être un divertissement, il est
l'activité métaphysique par excellence, ce à travers quoi se révèle pour nous la dimension
tragique de l'existence ; il est la pierre de touche où se confronte la subjectivité dans sa capacité à
affronter la dureté de la vie – une vision engageante pour le film documentaire. La lucidité
semble bien être le message humaniste distillé par les Frères Maysles pour affronter le tragique,
la dissolution du sujet dans le destin et finalement l'oubli.
Une troisième voie est également explorée dans cette seconde partie des années soixante, qui
paradoxalement montre - « prêche » - le faux pour dire le vrai, et va, contre toute attente, montrer
un chemin plus ouvert aux cinéastes des décennies à venir.
174 Michael Levenson, Modernism and the Fate of Individuality : Character and Novelistic Form from Conrad to
Woolf, Cambridge : Cambridge University Press, 1991, p.xi.
146

B- Vérités et mensonges : perspectives axiologiques des subjectivités
américaines, documentaires et autres
Une autobiographie, c’est non quand
quelqu’un dit la vérité, mais quand il dit
qu’il la dit.
Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique 175
Nous avons choisi de débuter ce troisième point de notre état des lieux du film documentaire
subjectif, par un clin d’œil au film d’Orson Welles, F for Fake 176 (1974), dont la version
française nous fournit cette dialectique vérité/mensonge qui va rapidement s’imposer comme un
des paradigmes, avant que ne s’y substituent d’autres marqueurs et paradigmes de subjectivité
documentaire, dans un déplacement constant des problématiques et des formes qu’elles prennent,
ces dernières étant arbitrées par le sens (dans tous les sens du terme) qui n’est jamais fixé, jamais
donné à l’avance, jamais assuré, et qui est toujours à inventer, ainsi que l'écrit François Niney :
« Capter l'immanence et la contingence d'un devenir humain dont le sens, brisé, ne pré-existe
pas au film mais s'y cherche » 177 . De même, nous allons le voir que la notion de vérité aura cette
même valeur relative, entrant dans une relation de correspondances avec le milieu dans laquelle
elle évolue – et le site du film documentaire est un « milieu » très problématique, tant sur le plan
épistémologique qu’ontologique (la complexité d’un dispositif à plusieurs inconnues).
Force est de reconnaître d’emblée le décalage flagrant existant entre les deux titres anglais et
français du film d’Orson Welles - film qui nous offre, au passage, un bel exemple de film essai,
mais dont la complexité narrative nous conduirait vers des développements trop axés sur
l’expression welsienne, bien loin des territoires expérimentaux qui nous occupent ici : d’une part,
figure en miroir et jeu linguistique sur la fabrication du mensonge dans sa version originale,
introduction de la mise en abyme des trois récits enchâssés ; de l’autre, couple dialectique
classique, cartésien, dans la version française. Mais finalement, les deux titres, s’ils présupposent
deux lectures d’un même film, se rejoignent dans ce que nous appellerons « le paradoxe du
mensonge », paradoxe qui nous servira à introduire nos premiers exemples de « vrai-faux film »:
175 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, (édition augmentée), Éditions du Seuil, 1975-1996, Paris.
176 Le processus de fabrication de F For Fake reste aujourd’hui auréolé de mystères, notamment sur la
collaboration Welles/Reichenbach, et les interactions des cinéastes avec les différents sujets filmés. Malgré son
pacte dévoilé d’emblée, F For Fake est un documentaire qui interroge des notions fondamentales pour le film en
général dans les années soixante-dix, telles que la notion d’auteur, celle d’authenticité ou encore de la valeur de l’art.
On y retrouve également les grands thèmes welsiens de l’identité et de l’imposture liées à la tentation
autobiographique qui sous-tend son œuvre.
177 François Niney, L'Épreuve du réel à l'écran ; Essai sur le principe de réalité documentaire, 2nde édition,
coll. « Art et Cinéma », Éditions De Boeck, Paris & Louvain, 2002, p.9.
147

David Holzman’s Diary ou encore No Lies, ainsi que les quelques autres contre-exemples.
Les énoncés paradoxaux jalonnent l’histoire de la philosophie (dans les champs de la logique et
de la rhétorique puis de la philosophie du langage), de la Grèce antique (Épiménide, Eubulides
de Milet, entre autres), au XX°siècle (de Russell à Wittgenstein puis Austin 178 ). Il s’agit
d’assertions telles que «je suis en train de mentir » » ou « là je dis la vérité » ou encore « cette
phrase est vraie », « la phrase que je viens de dire est fausse »…Ces déclarations sont
paradoxales car il n’y a aucun moyen pour qu’on leur assigne une valeur consistante de vérité.
Considérons que « cette déclaration est fausse », alors ce que l’on dit est faux, donc l’énoncé est
vrai. Il faudrait alors reformuler la phrase et lui apporter une expansion syntaxique du genre « la
déclaration que je vais faire est vraie, celle que je viens de faire est fausse » L’idée est alors
qu’aucune affirmation n’accomplit le paradoxe, sans précisément sa contrepartie. C’est
précisément ce que nous obtenons avec un titre comme Vérités et mensonges : Qu’est-ce qui va
se rapporter dans le film à l’ensemble « vérités » et qu’est-ce qui va se rapporter à l’ensemble
« mensonges » ? En fait, ce titre de film n’est qu’un énoncé, pur jeu de langage, qui ne renvoie à
rien d’autre qu’à lui-même, le lien avec l’objet filmique restant parfaitement arbitraire ; ce titre a
donc pour principal (et unique) avantage de signaler l’impasse logique.
D’ailleurs, Orson Welles reprendra à sa manière le « paradoxe du menteur », en annonçant
malicieusement, dans la scène d’ouverture de F For Fake – nous choisissons à dessein cette
version - son pacte filmique :
Tell it at the market place, at home or in a movie, almost any story is almost certainly
some kind of lie. But not this time. This is a promess. During the next hour, everything
you’ll hear and see will be absolutely true and based on solid facts.
S’ouvre ainsi la question du mensonge, que nous n’explorerons pas en tant que telle ici, car ce
qui nous intéresse ici, c’est précisément ce qui se passe dans l’espace documentaire, en observant
comment ces axes ne sont finalement pas si pertinents, surtout si on ne fait pas appel à d’autres
polarisations telles que réalité/fiction ou constatatif/performatif, esthétique/éthique,
esthétique/politique; chaque film évoluant dans ce carcan théorique effectue son propre
agencement, et finit par trouver sa propre voie/voix. En résumé, nous allons faire l’expérience de
la Déconstruction derridienne, car tout système binaire va finalement s’avérer inopérant –
l'approche expérimentale étant la seule voie médiane permettant de le dépasser, et de poser
autrement la question de la vérité, ainsi que le rappelle Fredrick Jameson :
178 On peut se reporter aux ouvrages suivants des philosophes cités : J.L.Austin, How To Do Things With Words,
Oxford : Clarendon Press, 1962 ; B.A.W.Russell, Logic and Knowledge : Essays (1901-1950), London : George
Allen & Unwin, 1956 ; L.Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus (1921).
148

There persists therefore a certain truth claim, but it is n longer the epistemological one of
realism as a form of knowledge, not is it that of the 'modernizing' vision of the world –
the 'authentic' expression of the individual subject. Rather, 'truth' is here an iconoclastic
and negative or sheerly deconstructive project, identified almost exclusively with
experimental film, which undermines all forms of representation and yet thereby in some
way requires representation in order to do its work.
On ne poursuivra pas une réflexion par trop abstraite et somme toute assez stérile, qui
nécessairement se verrait, une fois encore, battue en brèche par le dispositif cinématographique –
ce qui est une autre justification de l’approche adoptée de l’exploration successive de films, car
ce n’est qu’en mettant à jour les logiques et contradictions, au sein de chaque film, à chaque
manifestation d’une nouvelle subjectivité et de ses tensions et contradictions, que nous pourrons
progresser dans notre analyse et composer une sorte de tableau pointilliste de quelques équations
possibles entre subjectivité et documentaire. Toujours est-il que la qualité autoréférentielle que
revêt ce genre de titre est particulièrement problématique dans le cas d’un film documentaire,
pour lequel la valeur de référence est déterminante.
Il nous faut en effet revenir sur un point terminologique, et ses réalités filmiques, qui a toute son
importance quand on parle du cinéma documentaire aux Etats-Unis : il s’agit de la définition du
terme très prisé dans le champ critique américain d’« axiologie » et de son néologisme
« axiographie ». Ce terme d’axiologie, dont la racine grecque axia signifie « valeur », « qualité »,
est une sorte de double moderne de l’« éthique » (autre mot d’origine grecque signifiant
« mœurs »), sauf que la version moderne présente l’ambiguïté de penser la vertu principalement
en termes de valeurs, un attribut particulièrement subjectif. Tout réside dans la définition visée
du signifiant « valeur », car la valeur c’est tout autant « [le] caractère de ce qui est
important » 179 , ce qui est à certains égards une autre assertion paradoxale auto-référentielle, « le
caractère mesurable d’un objet susceptible d’être échangé, d’être désiré » 180 , ce qui, dans le
contexte culturel américain reste un concept mercantile indiscutable, que « [le] caractère de ce
qui est estimé subjectivement et posé comme estimable objectivement » 181 , qui se déplace ici vers
le territoire de la morale. La notion de valeur reste finalement toute relative en fonction du
champ discursif en question, menant éventuellement à de nouveaux paradoxes, puisque, au
couple éthique/axiologie, on opposera aujourd’hui celui de morale (terme d’origine latine
étroitement lié à la pensée chrétienne) et de déontologie (la morale sanctionnée par les ordres
professionnels). Dans sa présentation de l’éthique et du politique dans l’introduction de son
179 Il s’agit du sens III-4 fourni par le Grand Robert (Dictionnaire Alphabétique et Analogique de la langue
française en 6 volumes).
180 Il s’agit du sens II-1 (opus cité), auquel s’adjoint le sens II-2 sur la valeur d’usage.
181 Il s’agit du sens III-6, correspondant à l’acception philosophique (opus cité).
149

ouvrage Documentaires américains contemporains 182 , Sylvie Thouard, précise que « l’éthique
recommande et la morale commande », ce qui reste relativement arbitraire dans le contexte du
film documentaire et de la foule des dilemmes auxquels ce dernier doit faire face. Nous aurons
tendance à réfuter toute hiérarchie des valeurs, afin de ne pas passer à côté de formes subjectives
particulièrement utiles à notre recherche. Ce fut le cas pour la démarche de Stan Brakhage, ce
sera le cas pour les « Other Necessary Fictions » défendues par la réalisatrice Michelle Citron 183 ,
les témoignages idiosyncratiques qui déstabilisent (les exemples de films de femmes), ou encore
l’esthétique très aléatoire et minimaliste des enregistrements d’Emile de Antonio, qui invalident
une grande partie des opérations cinématographiques. . Bill Nichols quant à lui, dénonce les
canons documentaires et les catégorisations et exclusions qu’ils entraînent, et propose les bases
d’une sorte de déontologie (qu’il appelle « Documentary Ethics » 184 ) qui concerne non seulement
la relation aux sujets filmés (question déjà largement débattue par Brian Wilson notamment 185 )
mais aussi la relation du cinéaste à son film (quel sens produit-il en choisissant tel ou tel mode),
comme la relation du cinéaste à son spectateur.
C’est pourquoi la définition que Jean Rouch donne de son cinéma nous semble refléter
parfaitement notre propos :
It would be better to call it cinema-sincerity….. That is, that you ask the audience to have
confidence in the evidence, to say to the audience ‘This is what I saw’. I didn’t fake it,
this is what happened…’ I look at what happened with my subjective eye and this is what
I believe took place…. It’s a question of honesty. 186
Rouch va d’ailleurs plus loin dans la question de vérités/mensonges qui nous occupe ici, d’autant
qu’il place l’ensemble de la praxis documentaire sous l’égide d’une poétique, ce qui est un autre
de nos objectifs :
I look at the human sciences at poetic sciences in which there is no objectivity, and I see
film as not being objective, and cinema verite as a cinema of lies [nous soulignons] that
depends on the art of telling yourself lies. If You’re a good storyteller then the lie is more
true than reality, and if you’re a bad one, the truth is worse than a half lie. 187
182 Sylvie Thouard, Documentaires américains contemporains, coll. « champs visuels », Éditions l’Harmattan,
Paris, 2001, p.57.
183 Michelle Citron, Home Movies and Other Necessary Fictions, Minneapolis : University of Minnesota Press,
1998.
184 Bill Nichols, Representing Reality : Issues and Concepts in Documentary, Bloomington and Indianapolis :
Indiana University Press, 1991, pp.76-78.
185 En particulier dans Alan Rosenthal (edited by), New Challenges for Documentary, Berkeley and Los Angeles :
University of California Press, 1988.
186 Roy G. Levin, « Interview with Jean Rouch », Documentary Explorations : 15 interviews with film makers,
Garden City New York : Anchor Press & Doubleday, 1971, p.135.
187 Roy G. Levin, « Interview with Jean Rouch », Documentary Explorations : 15 interviews with film makers,
Garden City New York : Anchor Press & Doubleday, 1971, pp.134-135. Pour qualifier ses films hors normes, la
critique parle souvent d’ « ethnofictions » - terme qui annonce celui qu’on emploie aujourd’hui pour parler de
certains films de famille : « ethnography » ou d’ « ethnographie ».
150

Voyons justement comment un film peut être à la fois vrai et faux, en d’autres termes sincère à
l’idée qu’il se fait d’un film à caractère de document. Si, de l’avis de tous, Orson Welles est un
véritable magicien, « a [very] good storyteller », voyons le cas de David Holzman,
« personnage » du film de Jim McBride, David Holzman’s Diary, 1967, ainsi que les variations
sur le même thème de son film suivant, également problématique, My Girlfriend’s Wedding,
1969.
151

1) David Holzman’s Diary ou « Le paradoxe du menteur »
Il se pourrait bien que la vérité soit triste…
Jean-Luc Godard, Éloge de l'amour 188
David Holzman’s Diary couvre (seulement) huit jours de la vie d’une certain David Holzman, en
juillet 1967. « Armé » d’une caméra Éclair 16 mm et d’un magnétophone Nagra portable, et
donc, à la manière du cinéma direct, David Holzman, documente sa vie, son entourage, les
conflits avec sa petite amie Penny qui est un modèle occasionnel pour les magazines de mode, le
plaisir qu’il a à jouer les Peeping Tom (« voyeur », d’où le titre du film de Michael Powell). Il se
risque à filmer au-dehors, effectue des interviews de ses amis et de ses voisins - sans
complaisance semble-t-il - finit par chasser sa petite amie à force de la traquer jour et nuit, et au
bout du compte, déprime en constatant que son film manque des révélations attendues sur le
monde et sur lui-même. Retranché dans son appartement/studio d’enregistrement, après quelques
tentatives d’incursions infructueuses dans la réalité extérieure, butant contre le Réel même, le
film tourne à vide et rapidement s’achève, faute de …. vérité.
- Film is Truth 24 times a second...
Une fois que l’on a distingué, comme l’a
fait l’ensemble de la tradition
philosophique, entre vérité et réalité, il s’en
suit immédiatement que la vérité se déclare
dans une structure de fiction.
Jacques Derrida 189
Et pourtant, tout commence par cette maxime prometteuse : Film is Truth 24 times a second….
C’est ce qu’annonce David Holzman pour introduire son projet autobiographique sous forme de
journal filmé – projet qu’il place d’emblée sous l’égide de Jean-Luc Godard, en interprétant les
mots (il les transpose et les traduit) d’un des alter ego filmiques de ce dernier, le personnage du
photographe dans Le Petit Soldat, 1961 – et d’ailleurs, on remarquera quelques points communs
entre les deux films, en particulier dans le portrait des relations homme/femme 190 . Or, comme
188 Film de 2001.
189 Jacques Derrida, « Le Facteur de la vérité », in The Post Card : From Socrates to Freud and Beyond, Chicago :
The University Of Chicago Press, 1987, pp.467-468. Notre traduction.
190 Dans Le Petit soldat, Bruno Forestier, interprété par Michel Subor, photographie Véronica Dreyer, interprétée
par Anna Karina, et dit « La photographie, c’est la vérité, et le cinéma, c’est la vérité 24 fois par seconde ». Il est
difficile de ne pas voir dans le rôle du photographe une transposition de Godard lui-même, lançant des vérités sous
forme d’aphorismes qui deviendront célèbres. Le photographe, jeune et inexpérimenté, se laisse « gouverner » par
les allées et venues de son modèle dans l’appartement, exactement comme David Holzman et sa caméra sont
aimantés par Penny.
152

nous venons de le démontrer, on pourrait tout aussi bien partir de l’énoncé inverse, que d’ailleurs
Brian de Palma offre en réponse à Godard : « Godard a tout changé dans le cinéma. Mais je ne
suis pas du tout d’accord avec lui lorsqu’il dit que le cinéma, c’est la vérité 24 fois par seconde.
Je crois justement que c’est plutôt le mensonge 24 fois par seconde. 191
En fait, ce voyage au cœur de la subjectivité de ce David Holzman, relève d’une maïeutique qui
va nous permettre de redéfinir la subjectivité documentaire, ses multiples formes, ses libertés et
ses limites. Ou comment filmer vrai quand tout est faux, du dispositif au projet autobiographique
fictif – quel sujet pour quelle subjectivité pour quelle forme de cinéma ?
Et cependant, en prenant DH’s D 192 comme corpus et David Holzman comme corps (percevant),
notre propos va être de définir quelques variants et quelques invariants du film documentaire
subjectif. DH’s D est en effet, nous semble-t-il un véritable plaidoyer en faveur de l’authenticité
subjective. La vérité vient du sujet – Kierkegaard n’écrit-il pas, toujours paradoxalement, «La
subjectivité est vérité » et que « la vérité est subjectivité » 193 ? - et tout dispositif filmique, le plus
didactique, agressif soit-il, ne peut que révéler ce que le sujet a en lui. En d’autres termes,
DH’sD est la preuve par l’absurde que l’autodocumentaire est un idéal du sujet. À charge pour ce
dernier d’être authentique. Ce que d’emblée, David Holzman n’est pas.
- DH's D : le chaînon manquant entre cinéma direct et cinéma
autodocumentaire
Bien que ce film appartienne aujourd’hui au National film Registry 194 , ce qui fait de ce film un
repère marquant dans l’histoire du cinéma américain, et bien qu’il figure dans tous les catalogues
de films documentaires sous le label « autodocumentary » et est abondamment cité dans les
essais critiques, DH’s D est resté néanmoins relativement confidentiel. Le public s’est en effet
senti dérouté par cette nouvelle forme filmique, apparemment documentaire – c’est en effet la
première fois qu’un tel dispositif est engagé pour un autoportrait - qui manipule ouvertement le
191 Remarque faite lors d’un entretien à l’occasion de la sortie de son film Femme fatale en 2002, à une journaliste
française ; article anonyme.
192 Compte tenu du fait que nous allons souvent citer ce titre de film, nous proposons de le réduire à DH’s D.
193 S.A.Kierkegaard, « Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques », 1846, Traduit par
P.H.Tisseau, in Œuvres complètes, vol.1, Éditions de l’Orante, 1977, pp.191-193.
194 Le National Film Registry est un organisme de préservation du patrimoine cinématographique américain fondé
par la Library of Congress en 1988. Depuis, chaque année, le comité choisit 25 films considérés comme « culturally,
historically, or esthetically important ». On y trouve des grands classiques tels les films de Ford, de Kübrick, entre
autres, mais aussi des films expérimentaux tels les films de Maya Deren ou de Stan Brakhage, ou encore des films
associés à la forme documentaire comme les films de Flaherty, ou comme David Holzman’s Diary, acquis en 1991.
153

spectateur en provoquant le traditionnel pacte tacite énoncé par Coleridge du Willing Suspension
of Disbelief par la rupture - une « certaine » rupture néanmoins, il conviendra de voir
précisément laquelle - du pacte autobiographique classique défini plus haut comme présentant
une identité de personne entre auteur-narrateur-acteur (nous entendons ici l’acteur comme le
sujet percevant du film, le focalisateur). En effet, quelle n’est pas la surprise du spectateur
américain de 1967, qui, à l’issue de la projection d’un film présupposé « documentaire » en
raison de son apparenté évidente avec le cinéma direct qui domine alors largement l’esthétique
documentaire, tourné par un jeune Américain comme il y en a tant – un jeune homme qui
expérimente les traditionnelles crises existentielles de l’époque 195 , la crainte du service militaire
en pleine guerre du Vietnam, le début de la libération sexuelle et le rejet radical du schéma
bourgeois inculqué par les parents comme les professeurs, avec bien sûr à sa disposition un
matériel d’enregistrement images et sons – quelle n’est donc pas leur surprise de voir défiler un
générique faisant état de toute une équipe technique et d’acteurs, en d’autres termes, se rend tout
à coup compte qu’il a été berné et que le film a été mis en scène comme n’importe quel autre
film de …..fiction. Le plus déstabilisant fut sans doute de comprendre que leur « héros » du
quotidien n’existait pas, qu’il n’était qu’un personnage fictif, interprété par un certain L.M.Kit
Carson ; que le film avait été réalisé par Jim McBride, tourné et co-écrit par Michael Wadley, et
qu’enfin Penny, l’incarnation même de la « girl next door », n’était qu’une actrice nommée
Eileen Deitz. Nous partirons de cette révélation pour nous interroger sur le statut de ce film qui
fait voler en éclats les traditions cinématographiques, discours préconçus et leurs éventuels
héritages de la pensée occidentale. Car, si, comme nous allons le DH’s D parodie les deux
discours dominants du cinéma en les renvoyant dos-à-dos, il égratigne au passage le cogito
cartésien et ses diverses implications et mutations au XIX° siècle (une pensée largement
influencée par le Romantisme) prônant le primat de la conscience, et la relation de la conscience
au monde, comme étant fondés sur la connaissance de soi-même et l’introspection.
Le cinéaste Jim McBride, l’acteur principal Carson, et le sujet autobiographique factice David
Holzman, créent ainsi un pacte autobiographique tronqué en s’adressant directement à la caméra
et en établissant un monde intime qui a tout d’un univers authentique. En dépit de telles
apparences, la mise en scène fictionnelle défie l’authenticité du documentaire. Le générique final
qui révèle explicitement le statut écrit et joué du film, révélant de fait la fiction à la plupart des
spectateurs maris, embarqués qu’ils sont dans ce jeu du cinéma vérité – cinéma vérité dont les
Frères Maysles énonçaient alors dans le même temps le principe utopique : « The goal is to
195 C’est aussi précisément en 1967 que sort le très célèbre [the] Graduate , de Mike Nichols, avec Dustin Hoffman,
d’après le roman éponyme de Charles Webb publié en 1963.
154

capture people with that magical combination of full truth and full subjectivity » 196 . Nous serons
tentés de comprendre le terme « magical » non pas comme « merveilleux, prodigieux », mais
plutôt comme « trick », tour de passe-passe, illusion.
Toujours est-il que cette dynamique, mettant en jeu deux modes de discours ostensiblement
opposés crée un film hybride et particulièrement complexe 197 . De cette interrelation, le critique
David James remarque :
Once instigated, this interprenetation of the two ontologies destabilizes all moments in
the film ; the instances, when autobiographical honesty is called into question by
implication of ficticiousness are matched by the immediacy with which the artificiality of
what the medium presents is redeemed by the actuality of the presentation. 198
La tension perceptible entre la réalité (« actuality ») et l’artifice (« performance » 199 ) que la
critique littéraire Susanna Egan a, dans un autre contexte, appelé « [the] relationship between
experience and art » 200 , vient étayer à la fois l’importance formelle et l’importance historique de
DH’s D. Le mensonge du film tient de la nature ténue de la vérité dans la relation entre
autobiographie et documentaire ; encore que ces mensonges semblent, toujours selon Susanna
Egan,qui parle cette fois-ci de l’écriture autobiographique d’Hemingway, être « crucial to the
process of narrative » 201 . Le mensonge et la vérité jouent un rôle équivalent dans le récit
autobiographique ; telle est une de nos premières importantes découvertes.
De plus, l’apparence du film, fidèle à la seconde partie des années soixante, reflète l’intérêt
croissant dans l’approche expérimentale de l’autobiographie comme dans les soupçons
grandissants nourris à l’encontre du cinéma direct. En combinant une fausse autobiographie avec
un style documentaire jusque-là inédit, McBride et son substitut fictionnel Carson/Holzman,
façonnent un texte critique documentaire qui va se répercuter sur les revendications du cinéma
196 Megan Cunningham, The Art of Documentary : Ten Conversations With Leading Documentary Directors,
Cinematographers, Editors and Producers (Berkeley California : New Riders, 2005), p.210.
197 Certaines expériences de ce type s’étaient déjà produites une année auparavant en Grande-Bretagne, avec les
premiers films télévisés de Ken Loach et Tony Garnett. Cathy Come Home, premier film (très) important de Loach
déplie un tel dispositif hybride, ce qui fit massivement et positivement réagir le public.
198 David James, Allegories of the Cinema : American Film in the Sixties, Princeton New York : Princeton
University Press, 1989, p.288.
199 Le terme anglais de « performance » est si fréquemment utilisé et revêt tant de réalités distinctes qu’il est
souvent difficile d’en fournir une définition simple ainsi qu’une traduction adéquate. Afin d’éviter les nombreuses et
contradictoires acceptions de cette notion de « performance », nous fournirons une définition précise à chaque
nouvelle occurrence. Pour le moment, on retiendra l’idée, somme toute assez vague, de représentation devant un
public ou devant une caméra, d’acte conscient, de « geste » – c’est d’ailleurs ainsi, nous le verrons, qu’Emile de
Antonio distingue sa présence à la caméra comme sujet-témoin, de la présence de sa femme Nancy et de son ami
John Cage qui apparaissent dans le générique sous le poste « Performances by » ; alors que ces derniers proposent
une présence tout aussi immédiate et authentique que le cinéaste qui, au contraire, peut parfois paraître
« performing » son rôle.
200 Susannah Egan, « Lies, Damned Lies and Autobiographies : Hemingway’s Treatment of Fitzgerald in A
Moveable Feast », in a/b : Auto/Biography Studies 9, n°1 (spring 1994), p.64.
201 opus cité, p.67.
155

direct américain d’une vérité objective et de son rôle esthétique, qui consiste à effacer la
présence de la caméra et du cinéaste dans le film. Le film invoque les conventions réalistes du
cinéma direct en utilisant les gestes stylistiques familiers comme l’action spontanée (ici simulée),
le matériel son synchronisé (ici rajouté, parfois retravaillé, nous l’analysons plus loin), une
abondance de plans aléatoires à l’épaule et d’imagerie noire et blanche, avec du grain, qui rejoue
la saisie improvisée du monde historique. Cependant, en présentant la vie du cinéaste et en
reconnaissant la présence de la caméra, le film met en jeu une série de signifiants autoréférentiels
qui initialement suggèrent une orientation de la réalité plus consciente sur le plan idéologique 202 ,
que celle du cinéma direct, et ainsi sonnera le glas de ce dernier. Et inversement, le statut
fictionnel du film sape la promesse autodocumentaire de référence à la réalité et la promesse
corollaire de vérité. Par cet enchevêtrement discursif, DH’s D fait le lien, comble le fossé entre
les documentaires du cinéma direct et les documentaires autobiographiques qui vont suivre ; car
en imposant les élans autobiographiques sur la tradition du cinéma direct, le film ouvre de
nouvelles possibilités pour l’autobiographie documentaire. Dans les années qui suivirent la sortie
de DH’s D, les documentaristes américains qui considéraient alors qu’ils travaillent honnêtement
dans le champ des traditions de non fiction, se mirent à explorer ces nouvelles possibilités.
L’interprète de David, L.M.Kit Carson 203 , qui a participé étroitement à l’élaboration du film, et
s’est chargé des dialogues qu’il allait ensuite dire, révèle son point de vue critique sur le cinéma
direct quand il écrit dans le journal de bord qu’il tient durant le tournage du film « [I was]
walking out after a Diary screening, and Pennebaker said to me ‘You killed cinema-vérité. No
more truthmovies. No’ ». C’est alors que Carson lui répond « Truthmovies are just beginning ».
La déclaration somme toute provocatrice de Carson nous fournit une preuve indiscutable que les
auteurs de DH’s D ont conçu leur projet comme une transition tout à fait iconoclaste, du cinéma
direct à une nouvelle phase de la production de films documentaires – entendons par là des films
dont l’objet est la capture par la caméra du monde réel, ainsi que les hommes et les femmes qui
le peuplent. L’implicite supposition que des « truthmovies » - ce que les Frères Maysles
appellent « [..] magical combination of full truth and full subjectivity » - n’avaient pas encore vu
le jour mais étaient sur le point d’exister, suggère que leur mode autoréférentiel est finalement
plus véridique, plus vrai d’une certaine manière. Ce nouveau mode de pensée prétend qu’une
fois que l’autre côté de la caméra a été exposé et que le cinéaste est impliqué dans son film, le
documentaire peut dépeindre la réalité de façon plus véridique, authentique, tout en étant
202 C'est en tout cas ce qu'écrivent L.M. Kit Carson et Jim McBride dans leur Introduction to David Holzman’s
Diary, New York : Farrar, Strauss & Giroux, 1970, p.xiii.
203 Il fera lui-même ses preuves comme documentariste quelques années plus tard, avec un film sur l’acteur
Dennis Hopper. En tant que cinéaste, il manifeste les mêmes dispositions ironiques et « arty » que David H.
156

totalement subjective, encore qu’il ne s’agisse pas de magie, mais plutôt de présence et de
performance du sujet percevant. En effet, si David Holzman prend un certain plaisir à se placer
au centre du tableau, la conséquence immédiate de ce « logocentrisme dramatisé » (on peut se
reporter au photogramme n°22), est que la grammaire classique champ/contre-champ s’en trouve
sérieusement altérée. Farouchement anti-narratif, le dispositif filmique fait en sorte que ce soit
au spectateur qu’incombe le soin de fournir les angles opposés, et qu’il fasse ainsi un peu son
propre film. Car en fait, on ne voit que ce que David veut bien nous montrer, par le truchement
de son propre regard. De plus, la syntaxe filmique (le montage des séquences) se déploie de telle
sorte que le spectateur se trouve complètement « embobiné » par cette subjectivité envahissante.
Les longues prises, ainsi que le son particulièrement hasardeux (changement de régime des sons
plus ou moins audibles, et/ou perturbateurs) ne visent pas seulement à valoriser le réalisme de
l’ensemble - en d’autres termes, pasticher les techniques et les visées du cinéma direct - mais ils
sont contrôlés avec soin pour que le spectateur soit littéralement collé aux pas de David, pour
qu’il ait cette fameuse impression « fly-on-the-wal l204 » typique d’une certaine approche
dogmatique du film documentaire.
La réponse polémique de Carson, que nous venons d’évoquer, peut également être perçue
comme ironique, car la valeur de vérité tout entière du film, qui n’est plus essentiellement
conditionnée par les moyens de son enregistrement 205 , se retrouve toujours défiée par la
simulation fictionnelle d’un récit autobiographique 206 . Le choix d’une autobiographie factice –
nous avons suggéré que David H était une sorte d’archétype de la jeunesse new yorkaise middle
à upper class de ces années-là - représente une importance déterminante dans la critique
contemporaine du dilemme documentaire, tout en étant à double tranchant : d’un point de vue
rétrospectif, DH’s D conduit les « truthmovies » vers leur conclusion logique, en utilisant
l’écriture autobiographique et l’autre côté de la caméra ; et en amenant le cinéaste dans son film,
DH’sD s’oppose volontairement, et subjectivement, aux conventions réalistes du cinéma direct.
204 Signifiant littéralement « la mouche contre le mur », cette expression appartient au lexique documentaire depuis
les années soixante, et caractérise une approche documentaire de type cinéma direct, c’est-à-dire une situation où
l’observateur, en l’occurrence le cinéaste, est censé passer inaperçu durant le processus d’enregistrement du film.
Cette expression peut revêtir des réalités de tournage quelque peu différentes, comme dans notre exemple, où la
position « fly-on-the-wall » caractérise plutôt une proximité importante par rapport au sujet observé, voire une
position idéale.
205 C’est probablement pour cette raison que les cinéastes des années soixante comme Drew, Leacock, Pennebaker,
ont toujours préféré parler de direct cinema, expression qui visait à définir des « règles » précises d’enregistrement,
plutôt que de parler, à l’instar des cinéastes européens et canadiens de « cinéma vérité ».
206 Dix ans plus tard, dans une lettre adressée son ami Katz, Ed Pincus abonde dans le sens de Carson : « Whereas
in the main tradition [direct cinema] what was not shot or the circumstances under which it was shot was precluded
from the film by assumption of style, these concerns now became important when they were material to the action.
The imposition of the camera itself into the intimate lives of those around you has got to be dealt with if the film is to
be true to the world it images. Whereas in the past what was shot had paramount importance, the conditions of
shooting (anologue to what Kant meant by ‘critical’) now have equal importance. », in Katz (edited by)
Autobiography : Film/Video/Photography, Ontario : Art Gallery of Ontario, 1978, p.70.
157

En s’imposant comme une autobiographie fictive, DH’s D expose la question épineuse qui
consiste à raconter la vérité dans un discours autobiographique, et suggère que l’autobiographie,
comme modèle de vérité, peut se révéler aussi problématique que les conventions du cinéma
direct. De cette manière, DH’s D ressemble à ce que le critique littéraire Timothy Dow Adams
décrit comme le brouillage « […] of distinctions between history and fiction where the basic
definition of autobiography is altered. » 207 De plus, DH’sD tourne en ridicule à la fois les
conventions du réalisme du cinéma direct, et la promesse de vérité de l’élan autobiographique 208 ,
pas uniquement dans le champ cinématographique. En faisant s’écrouler les murs de la fiction
comme de la non fiction, DH’D se moque de façon tout à fait iconoclaste et joyeuse de la patine
« cinéma vérité » qui est encore si prédominante aux États Unis vers la fin des années soixante,
au cinéma comme à la télévision ; cette tradition se poursuivra à la télévision, mais le principe
documentaire chutera au profit du reportage sur le vif, ce qui sera encore une manière d’associer
vérité et conditions d’enregistrement, en oubliant au passage les notions fondamentales de
déontologie [« Documentary Ethics »], de point de vue et de subjectivité.
On a souvent tendance à associer aujourd’hui cette forme au Mockumentary 209 (mot-valise
composé de « Mock » et de « Documentary ») une catégorie somme toute discutable car elle
dénote un jugement de valeur porté sur l’œuvre en question, et qui comprend des films aussi
différents, en contenu comme en forme, que les films du Britannique Peter Watkins qui est un
précurseur en la matière 210 , ceux de Michael Moore - en partie à tort, nous y reviendrons en
dernière partie - ainsi que les expériences que nous avons citées en ouverture : F For Fake ou
encore DH’s D, parmi bien d’autres. Que ces films soient estampillés « fake », « false »,
« fictional » ou encore « fictumentaries », voire « docudramas » ou « dramadocumentaries » 211 ,
207 Timothy DowAdams, « The Contemporary American Mock-Autobiography », CLIO 8, n°3 (1979), p.419.
208 Adams donne des exemples littéraires semblables, contemporains de DH’s D, comme par exemple l’ouvrage de
Norman Mailer, Armies of the Night, 1968. L’ouvrage de Norman Mailer est un texte autobiographique censé relater
les événements qui se déroulèrent à Washington durant l’automne 1967, où il y a eu des marches de manifestation
vers le Pentagone. Le sujet autobiographique s’impose dans ce texte, où tout est relaté d’un point de vue très
personnel à un point que l’aspect historique de l’événement cède le pas devant la réaction et les atermoiements du
sujet.
209 La définition qu’en donnent les divers dictionnaires anglophones reste peu convaincante puisqu’elles font
l’amalgame entre « fictional documentary », « false documentary », « in the style of a documentary », parodie, satire
etc… Là encore, on ne peut que constater l’instabilité des catégorisations et de classifications, ce qui par conséquent
permet de justifier une fois encore notre choix d’explorer chaque film indépendamment, comme un tout, une scène
de théâtre où se joue sans cesse le jeu de la vérité et du mensonge.
210 On remarquera qu’un des premiers films de Peter Watkins, alors qu’il travaille comme monteur pour une
société britannique de production documentaire, s’intitule The Diary of an Unknown Soldier ; ce film tourné en
1959, d’un style encore amateur, et qui raconte une journée d’un soldat dans les tranchées de la guerre de 14-18,
rompt d’emblée avec un certain nombre de préconceptions du cinéma classique, notamment par l’emploi récurrent
de gros plans intempestifs et par l’adresse directe à la caméra, perçue alors comme très perturbante…..Watkins est
déjà victime de censure, car le vice-président de Granada TV refuse sa diffusion sous prétexte que « Oh well, we
can’t show this, because if we show this, no-one will ever believe our newsbroadcasts any more ». Cela en dit long
sur cette fameuse dialectique vérités et mensonges, et sur la perception que le public peut en avoir.
211 C’est Alan Rosenthal qui propose cette notion dans les années soixante-dix pour définir tout un ensemble
hétéroclite de films qui n’ont rien en commun, ni dans la thématique ni dans la forme, si ce n’est qu’ils occupent un
158

ils n’en proposent pas moins un document parfaitement valable sur les relations entre le sujet et
le monde, en mettant à jour les tensions et les contradictions inhérentes à l’activité
d’enregistrement de ce monde et des difficultés du sujet à entrer en contact avec lui. Ce sont par
conséquent des films qui invitent au dépassement des apparences et à la réflexion, en impliquant
notre propre subjectivité dans le processus de découverte : que me raconte-t-on ? Qui me parle ?
D’où me parle-t-on ? Que souhaité-je vraiment entendre, voir ? Où me situé-je dans le dispositif
de ce qu’on me donne à voir ? Bien que ces films jouent sur cette zone somme toute créative de
turbulences entre sujet/objet, observé/observant, intérieur/extérieur, souvent par le biais de la
performance, voire même de la provocation, ils tiennent une place indéniable dans le tableau que
nous cherchons à composer, et paradoxalement, ils jouent souvent un rôle fondateur pour de
nouvelles pratiques plus documentaires dans la démarche et les méthodes employées.
Pour décrire DH’s D,les adjectifs ne manquent pas sous la plume des observateurs critiques ou
des éditeurs 212 : « guile » (fourberie, duplicité), « moot » (discutable, controversé), « hoax »
(blague, canular), « spoof » (canular), lampoon (satire virulente, pamphlet, diatribe), « a dark
work », une satire (« Like any good satire, the film is a product of the time in which it was
created » 213 ), ni pour décrire le personnage de David Holzman : de « hipster » (jeune homme
dans le vent) à « sinister », « sly » (narquois, sournois), « roguish » (malicieux, coquin)
« infatuated » (obsessionnel), « unreliable » (peu fiable), « phoney » (faux), parmi beaucoup
d’autres qualificatifs. Quant à nous, nous le verrions bien dans une famille de personnages
picaresques 214 , proche en cela des personnages littéraires qui peuplent une certaine littérature
territoire qui va du « fact » (du fait, c’est-à-dire de la réalité, de l’image documentaire) à la « fiction » (c’est-à-dire
une reconstitution de la réalité autour d’un récit fédérateur), et qui s’organisent autour de protocoles complexes
impossibles à catégoriser, à définir, et par conséquent problématiques : « Instead of hunting for definition, I think it
much more useful to think of the form as a spectrum that runs from journalistic reconstruction to relevant drama
with infinite graduations along the way. In its various mutations, it’s employed by investigative journalists,
documentary feature makers, and imaginative dramatists. So we shouldn’t be surprised…[…] », « Introduction », in
Alan Rosenthal (edited by), Why Docudrama ? Fact-Fiction on Film and TV, Carbondale and Edwardsville :
Southern Illinois University Press, 1999, p.xv. Nous suivrons le conseil dispensé par Alan Rosenthal en préambule,
après avoir remarqué cependant que la définition du « docudrama » qu’il fournit répond globalement aux critères de
beaucoup d’approches filmiques, y compris certaines approches documentaires.
212 Les sorties DVD sont souvent l’occasion de revenir sur des œuvres méconnues, en leur apportant un vernis
nouveau, grâce au travail du temps parfois, en tout cas dans une approche décomplexée par rapport à la critique ou à
l’histoire « officielle » du cinéma.
213 Il s’agit du « pitch » présenté sur la nouvelle édition DVD, que nous avons déjà évoquée.
214 Notre propre définition du personnage picaresque met principalement en avant une figure solitaire, plus ou
moins héroïque et aventurière, qui vit le plus souvent d’expédients – l’homme (de « picaro » en espagnol à
« rogue » ou « rascal » en anglais) use de son charme et de ses talents d’esprit pour arriver à ses fins. Le Handbook
of Literary Terms (Françoise Grellet, Éditions Hachette Supérieur, paris, 1996, p.132) ajoute « [He] wanders in and
out various love affairs, danger and farcical intrigue. The involvement may take place at all social levels, and
typically presents a humorous and wide-ranging satire of a given society. » Cette définition s’applique parfaitement
à notre personnage – nous entendons « personnage » dans le sens barthésien : « Produit combinatoire ; la
cominaison en est relativement stable (marquée par le retour des sèmes) et plus ou moins complexe (comportant de
straits plus ou moins congruents, plus ou moins contradictoires) ; cette complexité définit la « personnalité » du
personnage. Le Nom fonctionne comme un champ d’aimantation des sèmes ; renvoyant à un corps, il entraîne la
configuration sémique dans un temps évolutif ([auto] biographique). », in Roland Barthes, S/Z, Éditions du Seuil,
159

américaine, celle de Jack Kerouac, de Saul Bellow ou de Salinger par exemple. David a, par
exemple, quelques traits similaires à ceux du héros picaresque de Salinger, le Holden Caufield du
[The] Catcher in the Rye (1951), et tous deux partagent des traits communs avec bon nombre
d’autres héros de la même trempe, à commencer par Hamlet, personnage triste, sombre, paumé,
préoccupé par les mots et leur véracité – les œuvres post-modernes dans leur ensemble ne sont-
elles pas principalement préoccupées par une hypothétique réconciliation entre les mots et les
choses ? Et puis, ce type de personnage a comme trait principal de diviser l’observateur, qu’il
soit lecteur ou spectateur, et c’est ce qui se produit avec David qui tour à tour nous attendrit et
nous agace, dans sa capacité à être à la fois malin et naïf, charmant et détestable. C’est le cas par
exemple, quand il parle de son admiration pour Godard, comme s’il croyait à une sorte de vérité
transcendante, ou qu’il veuille simplement le laisser croire. Car en définitive, ce que David aime
par dessus tout, ce n’est ni sa petite amie, dont le métier de modèle fait d’elle une fille facile,
accessible, une image, ni l’idée de dévoiler une vérité sur le monde, il en a vite fait le tour, une
fois passée la première impression de toute-puissance (la reconnaissance par les autres de son
statut de cinéaste), mais c’est bel et bien sa caméra le premier objet d’amour – ce qui est un bon
point de départ pour un mensonge érigé en film de 74 minutes, mensonge du sujet à lui-même,
avant toute chose. À la fin de leur parcours, les deux personnages, réalisant l’altérité irréductible
du monde, ne peuvent qu’opérer un retrait stratégique sur eux-mêmes, dans un processus de
régression narcissique. On pourrait également penser à la démarche thorovienne en s’imaginant
ce qu’aurait filmé Thoreau s’il avait possédé une caméra légère et un magnétophone
d’enregistrement : Aurait-il enregistré ses méditations infinies – avec quelle complaisance,
quelle jubilation ? – Comment aurait-il filmé sa vie quotidienne à Walden, se serait-il filmé au
centre de son milieu naturel, aurait-il filmé compulsivement ces éternels jeux d’eau et reflets qui
ne sont qu’une variante du miroir, invariant du sujet quasi condamné au narcissisme, à l’image
de David multipliant les plans de lui-même dans les miroirs, dans sa (pseudo) tentative
d’autoportrait. Derrida relativise ce phénomène en arguant qu’il faut nécessairement passer par
un mouvement de réappropriation narcissique pour pouvoir voir l’autre, et éventuellement
l’aimer 215 . Dans cette optique, le passage quasi instantané par l’image aurait peut-être été
déterminant, voire salvateur pour la démarche thorovienne – car si les mots sont usés, et que leur
réappropriation nécessite tout un travail sur soi, l’image (ce signifiant visuel qui tient lieu pour
l’homme) de l’auteur, du cinéaste, est unique, quoique arbitraire – au cinéma non plus, on ne sera
jamais sûr que c’est bien lui car au fond, c’est toujours le même problème qui se pose :
Pour l’autoportraitiste, le problème d’identité est double (comme auteur et comme
Paris, 1970, p.74. Quant à la forme du récit picaresque, elle offre généralement une forme lâche, souvent épisodique,
ce que nous retrouvons avec la forme séquentielle du film, ainsi que nous allons le voir.
215 Nous résumons là la thèse développée par Derrida dans Points de Suspension : Entretiens, Éditions Galilée,
Paris, 1992).
160

modèle). Mais justement ce n’est pas un problème pour lui. S’il néglige d’établir qu’il
s’agit de son propre portrait, c’est sans doute parce que, pour lui, la chose est évidente ! 216
En fait, ce film issu du maelström culturel des années soixante (happenings, performances en
tout genre) est un véritable document sur la consommation rapide des utopies artistiques et
formelles, et leur abandon aussi rapide, dans une société où, comme le rappelle le sociologue
Daniel Boorstin, l’image a fini par remplacer l’original 217 . On pourrait ainsi parler d’une
« pathétique » du vide, où la chambre (celle de David Holzman où ce dernier compose
laborieusement son journal, et celle aussi de la caméra qui le déçoit) devient la chambre d’échos
d’une société américaine en pleine crise d’identité. On assumera d’autant mieux le terme
d’ « écho » qu’il renvoie au couple mythique Narcisse/Écho, que l’on associe ici, dans une
adéquation parfaite, à David Holzman et sa caméra, le véritable couple de ce film, condamné à se
perdre, l’un dans le reflet stérile de lui-même (on pourrait très bien définir David Holzman
comme un « sujet hystérique » qui ne peut accéder au parler vrai d’un sujet autobiographique en
littérature), et l’autre dans sa condamnation à ne jamais pouvoir parler sa propre langue, ce que
nous oserons ici 218 interpréter comme l’inaccessibilité au réel, ou à l’impossibilité de
« capturer » ce réel sur la pellicule, en d’autres termes, de faire acte de re-présentation du monde
extérieur (d’écho de la réalité). Et en même temps, la caméra arrive finalement à enregistrer
quelque chose de valable, c’est-à-dire de documentaire (le document d’une impossible
autobiographie filmée) – et c’est Derrida qui nous rappelle la suite de la fable 219 :
Ce qui est intéressant, c’est quand Echo piège Narcisse. […] Écho, dans sa ruse, s’arrange
pour qu’en répétant les dernières syllabes des mots de Narcisse, arrive en sorte à ce que
ses mots à lui deviennent les siens à elle ; elle s’approprie en quelque sorte le langage en
répétant le langage de l’autre. En répétant, elle lui répond. En répétant elle lui correspond.
Et elle parle en son propre nom, en d’autres termes, une ruse extraordinaire : parler dans
sa propre langue tout en répétant. Est toujours, comme toute parole, un aveuglement :
quand on parle, on ne voit pas, parler signifie être aveugle, et au fond, Écho,
aveuglément, mais très lucidement, correspond à Narcisse, qui s’aveugle lui-même – il se
rend compte qu’il ne peut voir que lui-même – ne voir que soi-même c’est une sorte
d’aveuglement – et il pleure, puis il meurt de ne rien voir d’autre, d’être aveugle en
définitive. En fait, Écho et Narcisse sont deux aveugles qui s’aiment.
Et c’est bien ce qui se produit : l’être aimé, la caméra, finit par se retourner contre son « maître ».
Trop voir, c’est mal voir, c’est finalement ne rien voir du tout ; et si David Holzman avait plutôt
216 Philippe Lejeune, « Regarder un autoportrait », in Moi aussi, Éditions du Seuil, Paris, 1986, p.77.
217 Daniel Boorstin, The Image : A Guide to Pseudo-Events in America, New York : First Vintage Books Edition,
1992, publié pour la première fois en 1961.
218 Il va bien évidemment de soi que ce mythe de Narcisse et d’Écho - comme la plupart des mythes d’ailleurs, qui,
à en croire Barthes et Lévi-Strauss, ne sont que mensonges et affabulations – peut être lu de façon bien différente et
à des fins tout autres.
219 Fragment d’un des entretiens concédés aux documentaristes Kirby Dick et Amy Ziering Kofman, Derrida ,
coll. « Blaq Out », Paramount Pictures, 2007. On remarquera une nouvelle fois qu’il n’est jamais fait mention de
cinéma dans ces entretiens - comme dans presque toute l’histoire de la philosophie du XX° siècle - sauf quand
Derrida, assez naïvement et assez ironiquement, lance à la caméra « J’espère que les appareils de cinématographie
se feront oublier, comme nous avons appris à les oublier…. » ; ceci se passe de commentaire…
161

choisi de marcher dans les pas d’Alain Resnais, il saurait, à l’instar de l’héroïne d’Hiroshima
mon amour, que « voir, ça s’apprend ». Et si son désir de filmer sa vie doit l’aider à révéler le
« mystère des choses », les motifs cachés de sa vie, leur sens - ce qu’il arrive en partie à faire -
David Holzman ne tient pas compte du pacte qu’il signe tacitement avec lui-même : il va ainsi
faire la cruelle expérience des images : il faut se préparer à s’exposer devant la caméra, se
préparer à accepter les images qu’elle va vous renvoyer de vous-même. L’échec de son film, qui
se termine en impasse, vient du fait que le sujet va faillir à sa tâche, en faisant en sorte de flatter
un idéal du Moi (dérive narcissique, lieu de la reconnaissance d’un soi supérieur selon Lacan),
tandis que le Moi se retrouve attaqué de toutes parts, en raison de la méconnaissance que le sujet
a de lui-même, d’un amour porté au mauvais objet, d’un imaginaire pauvre qui précipite
justement cette défection du sujet, et donc le brusque arrêt du journal.
La tendance hystérique que nous venons d’associer à la persona 220 holzmanienne, est un état
émotionnel traditionnellement associé aux femmes. Et pourtant, nous en faisons un des
invariants du profil psychique du sujet-cinéaste de cette génération des années 60-90 qui
s’engage dans un travail d’écriture de type auto(bio)graphique : état dépressif à répétition,
sentiment de culpabilité, angoisses paniques d’anéantissement, de maladie, de mort, de guerre et
les fantasmes de repli qui y sont associés, souvenirs-écran ou images-écran obsédants,
cauchemars, insomnies, apparitions et/ou hallucinations sont autant de symptômes que l’on
retrouve chez Stan Brakhage, Ed Pincus, Ross McElwee et beaucoup d’autres cinéastes…
hommes. Le profil imaginaire de David Holzman en est une incarnation quelque peu fantaisiste,
car, ainsi que nous allons le développer plus tard, ce dernier présente également un profil pervers
du à ses tendances voyeuristes et fétichistes, ce qui constitue un curieux mélange psychologique
- la perversion étant, selon Freud le négatif de la névrose. La reconnaissance concertée de leur(s)
fragilité(s) - ne plus représenter le « sexe fort », jouir d’une certaine victimisation - est une sorte
de garant de l’authenticité de leur récit de vie, de leur travail d’autographie 221 , et en même temps,
on peut se demander si l’inverse n’est pas également vrai, à savoir que la névrose (dont Freud dit
qu’on n’en guérit jamais) serait un terreau fertile sur lequel le sujet-cinéaste pourrait bâtir un
220 Bien qu’ancré dans l’époque, reflétant une certaine jeunesse américaine (blanche, masculine, aisée), David
Holzman est un personnage fictif, une sorte de « second self », simplement composé de quelques traits nécessaires,
dont certains contradictoires – ce qui fait naître la réflexion théorique et crée l’effet parodique.
221 Il s’agit en effet plus d’autographie que d’autobiographie, l’essentiel de la démarche étant de s’auto-écrire, et
non pas de fournir un relevé fidèle des grands événements marquants d’une vie, mais plutôt des accidents et des
anecdotes quotidiens qui en font la singularité – ce qui constitue encore une distinction majeure avec
l’autobiographie classique. Avec ce mot « autographie », nous rendons hommage à Michel Granger qui l’invente
pour définir le travail d’écriture d’Henry D.Thoreau, in Narcisse à Walden, Presses Universitaires de Lyon, 1991,
p.8. Certes, le terme ne fait pas référence au support filmique de l’écriture, mais l’on considérera ici que la caméra
s’est substituée au stylo, ou plutôt qu’il s’agit d’une « caméra-stylo », comme l’a définie Alexandre Astruc qui était
alors critique et n’était pas encore passé derrière la caméra. Dans un article de l’Écran français de 1948, il compare
la subtilité nouvelle du cinéma à une écriture et le réalisateur de films à un auteur à part entière composant son
œuvre avec la toute-puissance d’un écrivain.
162

écit personnel dont les limites ne seraient autres que la naissance du sujet d’une part et la mort
du sujet d’autre part. Dans son texte consacré à la lecture politique de Freud 222 , Zlavoj Zizek va
aussi dans notre sens : « Reprenant Freud, Lacan a répété avec insistance que la perversion est
toujours une attitude socialement constructive, alors que l’hystérie est bien plus subversive et
menaçante pour l’hégémonie qui prédomine. » On retrouve bien ici la démarche politique de ces
cinéastes qui ont opéré un retrait stratégique du groupe-nation à la micro-sphère, dont le plus
petit dénominateur commun est l’individu (du latin « individuus », signifiant « indivisible »).
Au-delà du caractère strictement psychique de l’hystérie, le sujet hystérique est un sujet
complexe, protéiforme, autocentré, ayant une connaissance aiguë de lui-même, de son corps, qui
aime surtout être en représentation ; de plus, l’hystérique peut inviter, favoriser l’empathie, ce
qui peut s’avérer utile quand on entend relater sa vie ou un épisode de sa vie 223 . Enfin, il semble
évident que le sujet hystérique présente une nature créative – et toujours selon Freud, c’est la
névrose et non pas la perversion qui donne accès à l’Inconscient. Aussi, la perversion avérée et
galopante de David Holzman au fil des jours, signe finalement l’arrêt de sa créativité, et donc de
son journal.
Ainsi, DH’sD, sous des abords de fiction, anticipe, annonce, tout un groupe de films et vidéos
d’écriture autobiographique, en particulier des films-journaux réalisés par des cinéastes, des
hommes pour une écrasante majorité dans un premier temps ; nous ne citerons que deux
cinéastes qui vont constituer une véritable œuvre véritable au fil de leur vie : Ed Pincus 224 et Ross
McElwee 225 . On ne saurait cependant parler de mouvement, puisque les formes subjectives à
222 Slavoj Zizek, Un Sujet qui fâche : le centre absent de l’ontologie politique, traduit de l’anglais par Stathis
Kouvelakis, Éditions Flammarion, Paris, 2007, p.329. Zizek va plus loin dans son analyse politique de l’hystérique
qu’il voit comme un « sujet démocratique » par rapport au pervers du capitalisme tardif. Il est à souhaiter que l’élan
autographique du cinéma documentaire personnel n’ait pas ses jours comptés. C’ets pour cela que Zizek tient à
conserver les « vieilles thèses freudiennes » et son concept d’Œdipe, comme autant de garde-fous. C’est là toute la
contradiction de l’époque post-moderne et de la globalisation ; ce sont des tensions très perceptibles dans les films
que nous analysons, mais qui ne nous simplifient pas la tâche.
223 Ces remarques ne sont pas strictement scientifiques ; elles relèvent d’une étude personnelle et approfondie des
figures de cinéastes auto-documentaristes, et s’appuient néanmoins quelques connaissances des théories freudiennes
acquises de longue date.
224 Ed Pincus, qui fut d’ailleurs le « mentor » de Ross McElwee. La carrière de cinéaste d’Ed Pincus se caractérise
par deux périodes distinctes, dans les projets comme dans leur forme : dans les années soixante, il réalise des films
documentaires en marge du mouvement du cinéma direct, se concentrant sur des questions sociales et politiques,
adoptant pour ce faire une méthode d’exposition assez traditionnelle : Black Natchez, 1965-1967, traite du droit de
vote de la population noire du Mississippi ; One Step Away, 1967, relate la fin d’une communauté hippie ; The Way
We See It, 1969, documente, cette fois-ci de l’intérieur, les alea du tournage d’un groupe de jeunes hispaniques dans
l’East Side de New York. En se rapprochant ainsi toujours plus de son sujet et en s’intégrant au processus
d’enregistrement, Ed Pincus finit naturellement par s’autodocumenter ; les années soixante-dix, qui se caractérisent
historiquement et sociologiquement par un repli du communautaire vers le particulier (ce sera aussi le mouvement
qu’opérera Robert Kramer dans son cinéma), seront consacrées à ses Diaries, où il filme sa vie, sa famille, ses amis,
les événements qui le touchent de près comme le Women’s Liberation Movement. Il écrit de ses Diaries : « An epic
work that redefines an art, forcing us to rethink what we thought we knew about the cinema. »
225 Ross McElwee a poursuivi jusqu’à aujourd’hui son œuvre de « ma vie en images », puisqu’il fut présent au
163

l’œuvre dans ces films ne pourra jamais faire système, école, chaque film recréant le cinéma à
chaque fois. En bref, JimMcBride, assisté de L.M.Kit Carson et de Michael Wadley, ont pour
ainsi dire posé les jalons des thèmes et des formes que prendront les documentaires dans les
décennies à venir, et qui sont toujours en vigueur aujourd’hui, même si ces formes ne cessent
d’évoluer, en raison des avancées technologiques comme en raison des exigences d’un public de
plus en plus averti 226 – c’est le cas de Tarnation de Jonathan Caouette, 2004, qui n’est autre
qu’une synthèse de toutes ces pratiques que nous allons explorer. Ce qui est certain, c’est que
cette nouvelle approche documentaire tourne délibérément le dos à la pratique alors très prisée
du cinéma direct - DH’sD est par exemple contemporain du film de Pennebaker/Leacock Don’t
Look Back, de Titicut Follies de Frederick Wiseman, ou dans un tout autre registre de Take The
Money And Run de Woody Allen 227 - pour interroger sans complaisance aucune le geste
documentaire dans ce qu’il peut avoir de fabriqué, de non authentique et de prétendument
réaliste, et met l’accent sur le projet documentaire, sur l’investissement subjectif de son créateur,
sur la difficulté quasi insurmontable de parler de soi au cinéma sans automatiquement devenir un
autre. Le choix effectué est donc de partir d’une forfaiture qui sera chargée de dire la vérité sur
l’impossible autobiographie filmée, et d’éveiller le public américain alors anesthésié par les
reflets narcissiques de la réussite que lui renvoie le cinéma mainstream, aux véritables enjeux
d’un cinéma, certes minoritaire, mais qui s’avère dès lors chargé des plus grandes espérances
pour ce qui est de la quête identitaire et de la connaissance de soi, grâce à l’infini des formes
possibles : portraits, autoportraits, profils, portraits en creux, journaux, quête, chronique, et à
l’emploi de modes mixtes de représentation – dont DH’s D en est l’exemple séminal.
Le parti adopté dans DH’sD a pu être perçu comme une parodie (« imitation [burlesque] d’une
œuvre sérieuse ») à plus d’un titre, et, en premier lieu - ainsi que nous allons le développer à la
fin de cette partie en analysant la scène d’ouverture – parce qu’il semble rapidement assez
évident que le réalisateur du film et sa créature (persona 228 ), David Holzman, ne poursuivent pas
Festival de Cannes en 2004, avec son dernier opus, Bright Leaves, sur les liens de sa famille avec l’industrie du
tabac, et par conséquent sur le sentiment tragique de culpabilité que le sujet Ross McElwee tente d’exorciser dans ce
film. Ross McElwee aurait mérité toute sa place dans cet inventaire du cinéma subjectif américain. On peut
d’ailleurs se reporter à notre article ‘Parodie et autobiographie : l’exemple de Sherman’s March de Ross McElwee’,
in la revue Documentaires n°20, 3° trimestre 2006, pp.133-145.
226 Attentes spectatorielles inversement proportionnelles à celles du public du cinéma commercial américain, qui
dans le même temps, se satisfait de scénarii de plus en plus vides d’écriture.
227 Woody Allen qualifie alors son premier film de « pseudo-documentary » : « The idea of doing a documentary,
which I later finally perfected when I did Zelig, was with me from the first day I started movies. I thought that was
an ideal vehicle for doing comedy, because the documentary format was very serious […] The object of the movie
was for every inch of it to be laugh. » Bien entendu, ce n’est pas le cas de Jim McBride dont le projet relève, nous
allons tenter de le démontrer, d’une certaine démarche documentaire. La citation de Woody Allen, provient du site
officiel du cinéaste.
228 Il convient ici de proposer une définition plus précise de la notion de persona qui s’applique si bien au
personnage de David Holzman. Dans ce contexte d’interactions et de conflits entre le sujet du film et le cinéaste,
nous favorisons cette définition tirée de la critique littéraire : « […] the term refers to a ‘second self’ created by the
164

le même objectif, et parfois mêmes, leurs objectifs s’affrontent ouvertement dans le film. Si le
film s’impose comme une critique virulente et satirique des méthodes du cinéma vérité ( et
constitue ainsi un documentaire sur les dilemmes de l’époque), la démarche de David reste plus
romantique dans sa quête de vérité, et paradoxalement n’est pas loin de la démarche flahertienne
où le sujet filmant disparaît en quelque sorte, happé par le regard caméra qui finit par se
substituer à lui – « Quel est le mystère que tu peux mieux voir que moi ? » demandait
rituellement Flaherty à sa caméra, question qu’on aurait déjà pu lire comme un discours
métalinguistique sur le métier de documentariste – mais dans cette identification mortifère de
David Holzman avec sa caméra, comme dans le conflit ouvert qui oppose le sujet à son cinéaste,
c’est bien les effets de la Déconstruction et ses conséquences sur la fragmentation du sujet et la
chute de la position d’auteur qu’on est en droit de lire.
Quoi qu’il en soit, le film est parodique ; ne serait-ce que lorsque David Holzman scande jusqu’à
la déraison et la déconstruction phonique, le prénom de sa bien-aimée, Penny, qui finit par
sonner comme un signifiant sexuel ; ne serait-ce encore dans les nombreuses références
cinéphiliques qui jalonnent le film, d’Hitchcock à Godard en passant par Charlie Chaplin ou
encore Michael Powell). On peut néanmoins y lire aussi le pessimisme éclairé et peut-être un
peu précurseur d’un émule de Godard qui a tôt-fait de comprendre que le cinéma ne faisait que
jouer et rejouer sa propre mort. Même destinée pour le film documentaire qui doit retrouver à
chaque fois son unité, son équilibre, entre les voix et les silences, sujet et objet, soi et l’autre.
- La forme « Diary » : temporalité et récit.
Voilà ce que j’ai pensé : pour que
l’événement le plus banal devienne une
aventure, il faut et il suffit qu’on se mette à le
raconter. C’est ce qui dupe les gens : un
homme, c’est toujours un conteur d’histoires,
il vit entouré de ses histoires et des histoires
d’autrui, il voit tout ce qui lui arrive à
travers elles. Et il cherche à vivre sa vie
comme s’il la racontait.
Jean-Paul Sartre, La Nausée 229 , 1938
author and through whom the narrative is related. Importantly, attributes and attitudes associated with the persona
are understood to be separate from authorial intentions, per se, though there may be some overlap between the
two. » (http://encyclopedia.thefreedictionary.com/persona.)
229 Jean-Paul Sartre, La Nausée, coll. « Folio », Éditions Gallimard, Paris, 1938, p.64.
165

« I gonna make my diary. My Diary » Nous l’avons déjà évoqué, le journal filmé (en
anglais journal entry pour certains, diary pour d’autres 230 ) constitue une forme
privilégiée des cinéastes alternatifs américains de la génération d’après guerre. Et en
même temps, tous diffèrent radicalement les uns des autres, puisqu’ils puisent leur
vitalité et leur intérêt dans la subjectivité même du diariste, dans son histoire
personnelle, dans le regard qu’il porte sur le monde qui l’entoure, dans sa manière de
restituer ce qui s’est trouvé devant sa caméra à un moment donné (le profilmique).
Qu’ont donc en commun tous ces films-journaux ou journaux-filmés ?
Par le film-journal (journal entry), nous définissons un type de film documentaire d’écriture
autobiographique - en anglais, on préfère parler de self-inscription, ce qui est étymologiquement
la même chose, tout en revêtant des réalités sensiblement distinctes ; le fait est que le terme
autobiography reste cantonné à la question de l’écriture, et ne se rapporte pas directement au
résultat filmique, qui est toujours autre chose, ainsi qu’Elizabeth Bruss nous a aidé à le
démontrer dans notre introduction théorique. Ce mode documentaire d’ « auto-inscription » met
en jeu le tournage d’événements quotidiens, dans une période de temps donnée, ainsi que le
montage de ces événements par un récit chronologique. Les événements apparaissent ainsi sur
une chaîne diachronique, comme s’ils avaient lieu pour la première fois, au temps présent, dans
le temps du film. Pour la plupart, ces événements engagent des personnes, y compris le
documentariste, en interaction les uns avec les autres, au lieu de raconter les événements au
temps passé, par exemple par le biais d’interviews formels – ces derniers sont plus une figure
centrale des portraits de famille, dans une démarche plus intersubjective entre l’interviewé et
l’interviewer (ce que nous avons appelé « auto-ethnographie »), alors que dans le cadre du
journal, le sujet est seul maître aux commandes de son récit, comme de sa perception du temps.
Organisés de cette manière, le fait de raconter l’histoire de sa propre vie repose sur des
personnages, des thèmes et des figures dont les transformations interviennent dans une période
identifiable et (souvent) limitée du temps 231 . Rebecca Hogan, critique littéraire, remarque que le
230 Il semble malaisé d’effectuer une distinction claire entre les deux termes anglais qui sont tous deux construits
sur une racine signifiant « jour » et renvoient donc à une activité quotidienne sinon soutenue qui consiste à
consigner les petits événements de la vie privée, souvent entremêlés avec les échos de la vie publique. Il s’agit ou
d’un niveau de langue, ou d’une représentation imaginaire de l’activité du diariste ; en effet, certains critiques
comme Jim Lane (The Autobiographical Documentary in America) renvoient indifféremment à l’un ou à l’autre.
L’un (journal entry) semble plus factuel, sans doute moins régulier, ou plus sélectif ; l’autre (diary) renvoie peut-être
inconsciemment à une pratique littéraire, à un projet (on pense au Diary of Samuel Pepys, un des premiers
chroniqueurs de langue anglaise), un art de vivre.
231 Dans la partie suivante qui introduit le sujet-exilé, nous consacrons cependant un espace important à l’œuvre de
Jonas Mekas qui « écrit » son journal filmé depuis presque soixante ans aujourd’hui. Dans ce cas extrêmement
exceptionnel, l’œuvre s’est substituée au film comme unité signifiante. Il n’en demeure pas pour autant que si
l’œuvre de Mekas est exceptionnelle dans sa longueur, sa constance comme dans sa qualité esthétique tout à fait
hors normes, la démarche du cinéaste est le fait d’une radicalité irréductible, d’une subjectivité qui ne se fond dans
aucun mouvement, qui ne peut en aucun cas faire système, faire école. Et nous serons conduit à mettre à jour la
dichotomie significative entre Mekas, sujet déplacé, exilé et diariste, et Mekas le chef de file d’un mouvement
166

journal possède des entrées simples et naturellement chronologiques :
Formally, diaries seem to be both collections of fragments and models of continuity ; day
after day is recorded, but each entry is discreet and self-sufficient. Transitions are usually
marked by a nex date, not by an articulated link (there are of course exceptions to this,
particularly with diarists who re-read their last entry before writing a new one, or who,
like Boswell or Pepys, write up several entries at a time from rough notes). Continuity
and stability are represented by the habit of keeping a diary, while each entry captures
only some « moments of being » as Virginia Woolf called them. 232
Dans DH’s D, et dans les autodocumentaires et films-journaux qui suivirent, la création des
entrées se manifeste dans la routine du tournage des événements quotidiens, le plus souvent
anodins. Le critique littéraire H. Porter Abbott remarque que le journal promet une immédiateté
toute particulière avec l’événement relaté 233 ; et en effet, quand on compare le journal avec
d’autres formes littéraires, Abbott semble dans le vrai. Et cependant, dans le cadre du journal
écrit, littéraire, l’immédiateté n’est pas toujours donnée, et l’on constate souvent un décalage
entre le moment de l’événement et son récit dans le journal. Tandis que dans le film-journal, il
n’y a pas de laps de temps entre l’événement et son enregistrement - il y en a par contre entre
l’enregistrement et le montage, si bien qu’on a parfois deux journaux superposés, comme c’est le
cas avec les films-journaux de Mekas, nous le verrons. Au moment de son apparition,
l’événement devient une entrée du journal ; ces événements enregistrés constituent les fragments
d’un présent discontinu, organisé plus tard par un récit où la continuité est imposée par la
scansion des dates et des heures et des lieux. Après de longues périodes de montage durant
lesquelles les entrées restent dans la salle de montage, le film-journal à entrées voit le jour. En
d’autres termes, ce n’est que par une série d’opérations, notamment l’action du temps, que les
entrées deviennent un film. Des moments qui ne semblent pas à l’origine déterminants trouvent
souvent leur place dans une interaction du discours narratif autobiographique. Comme dans le
journal littéraire, où l’auteur maintient une cohérence en consignant sans cesse de nouveaux
événements, ces autodocumentaires maintiennent leur cohérence, leur cohésion (« union intime
d’un ensemble ») narrative par l’impression qu’ils donnent d’un documentariste qui continue à
filmer le monde immédiat. Cette activité montre la possibilité d’une position focalisatrice dont
Elizabeth Bruss avance qu’elle est absente dans l’autobiographie filmée, en citant Frank D
McConnell : « Le monde vu par le cinéma est le monde vu sans moi » 234 , ce que DH’s D met
cyniquement en scène, avec un sujet tellement présent qu’il ne voit pas le monde, qu’il l’oblitère,
comme dans la séquence où il utilise l’objectif « fish-eye » pour s’inscrire dans le centre du
cinématographique alternatif new-yorkais, grâce à son Archives Film Cooperative.
232 Rebecca Hogan, « Diarists on Diaries », in a/b : Auto/Biography Studies 11, n°2 Summer 1986, p.9.
233 H.Porter Abbott, Diary Fiction : Writing as Action, Ithaca, New York : Cornwell University Press, 1984, p.29.
234 Frank D.Connell, The Spoken Seen : Film and the Romantic Imagination, Baltimore : Johns Hopkins University
Press, 1975, p.113, cité par Elizabeth W.Bruss, « L’Autobiographie au cinéma », in la Revue Poétique, 1983,
pp.461-482. (traduit de l’américain par Vincent Giroux.)
167

monde, et qu’il distord et la réalité extérieure et sa propre réalité, si bien qu’il ne se reconnaît
pas. Cette notion d’altérité de soi au monde sera métaphorisée par le fait que Penny va rompre
avec lui à la fin de la séquence – David aura recours à son magnétophone pour enregistrer la
conversation téléphonique, comme pour se prouver à lui-même que c’est bien à lui que ça arrive .
D’autres autodocumentaires s’appuient sur la forme diariste, sans pour autant n’offrir que ce
cadre structurant, et sans pour autant réduire, sacrifier, le flot naturel du film à l’organisation
lâche et répétitive des dates. Il en va ainsi des films d’Ed Pincus, dont les Diaries (1971-1976)
couvrent cinq années de sa vie de cinéaste, ce qui lui permet, à lui-même comme à son
entourage, de changer, d’évoluer dans ce laps de temps – on remarquera que pour
« documenter » une telle durée, il faut nécessairement que le journal soit l’authentique document
d’une vraie vie, car la fiction finit toujours par s’épuiser, DH’s D en est l’exemple séminal. De
même, le film de Mark Rance, Death and the Singing Telegram 235 (1983), se déroule sur une
durée de cinq ans également, ce qui permet au cinéaste de rendre compte des changements
intervenus au sein de sa famille. De même, Ross McElwee utilise la chronologie du temps qui
passe comme une manière de structurer ses voyages dans les lieux de son Sud natal, tandis que
l’histoire de la marche du Général Sherman comme métarécit 236 structure le film lui-même ; on a
donc ici affaire avec deux niveaux de procédés structurants qui donnent du relief au film, tout en
valorisant chaque procédé comme étant strictement documentaire (un document historique et un
document personnel). Enfin, dans le film de Marco Williams, In Search of our Fathers (1992), le
temps qui s’écoule entre le début du portrait de famille sans père de Marco Williams, et sa
rencontre sans cesse ajournée avec le père naturel, couvre une période de plus de dix ans – dix
années condensées et présentées chronologiquement dans le film, par l’opération combinée de
sélection d’événements et de réflexions introspectives du sujet-cinéaste sur la notion d’origine et
235 Ce film présente les innombrables conflits au sein d’une famille américaine traditionnelle et vieillissante, où le
cinéaste-sujet s’interroge sur les liens familiaux qu’il perçoit comme aliénants, et sur ses aspirations à être libre de
toute entrave. Le départ de la mère, le chef de famille, pour l’Europe, offre une opportunité de redéfinition du sujet,
à la manière de ce que tenteront de faire les cinéastes féministes à l’égard de l’image écrasante du père, et de l’image
dégradée de la mère.
236 La notion de « métarécit » est développée par Jean-François Lyotard dans La Condition post-moderne (les
Éditions de Minuit, Paris, 1979), pp.7-9. Lyotard décrit le scepticisme grandissant envers la nature totalisante des
métarécits (ou des grands récits) qui se caractérisent par quelque forme de vérité universelle et transcendante : « La
fonction narrative perd ses foncteurs, le grand héros les grands périls, les grands périples te le grand but. Elle se
disperse en nuages d’éléments langagiers narratifs, mais aussi dénotatifs, prescriptifs, descriptifs… ». Le film cité
de Ross McElwee, Sherman’s March, est une parodie, ce qui signifie que le cinéaste s’amuse à construire un
autoportrait sur les ruines d’une histoire américaine faite de bruits et de fureur. De plus, le grand héros qui lui sert de
modèle dans le cadre du métarécit n’est autre qu’un général sanguinaire, le Général Sherman. Et en même temps, les
foncteurs que mentionne Lyotard, sont parfaitement opérationnels dans le cadre de ce récit parodique des grandes
épopées historiques, puisque toute la vie actuelle du cinéaste n’est qu’un vaste champ de ruines après sa rupture
amoureuse, ce qui fait que les deux récits se superposent puis finissent par se croiser et se fondre en un seul destin.
Par conséquent, nous faisons une nouvelle fois l’expérience de la situation iconoclaste du cinéma, et le silence que
lui oppose la critique littéraire comme la philosophie, et en particulier l’écriture de type autobiographique au
cinéma.
168

de paternité. Dans Silverlake Life : A View From Here 237 , la détérioration graduelle de Tom Joslin
intervient par l’agencement de scènes suivant un ordre « chrono-logique » 238 qui mène à l’issue
fatale attendue - nous étudierons le film de Wenders/Ray, Lightning Over Water qui tâche de
suivre un agencement plus elliptique et plus métaphorique). Dans tous les cas, le documentariste
s’appuie sur l’enregistrement fidèle du quotidien et sur l’identification précise des lieux et des
dates qui deviennent un procédé structurant, le seul procédé structurant pour certains, un procédé
combiné avec une démarche stylistique plus précise pour d’autres. Cette pratique, ouvertement
reconnue par les documentaristes, renvoie à ce que Rebecca Hogan appelle «continuity» ou
encore «stability» pour le spectateur 239 .
- La crise personnelle comme point d’orgue du récit
Le schéma, ou le scénario, de la crise personnelle est un autre invariant du film personnel,
comme il l’est de la nouvelle littéraire 240 ou encore du récit dans le cadre du cinéma direct.
L’historien de cinéma Stephen Member écrit :
We have noted many examples of stories whose forward movement was propelled by an
anticipated crisis moment. The basic organizing principle behind a Drew film can usually
be stated in the form of a success-or-failure question 241 .
En fait, pour Robert Drew, le cinéma n’était que le prolongement naturel et inévitable d’une
carrière artistique commencée dans le photojournalisme, où le mot d’ordre était « [d]’être
constamment en contact avec votre sujet photographique, afin de saisir l’endroit et le temps
exacts où l’événement est à son point culminant» 242 . L’impact dramatique était alors visé, nous
l'avons vu avec Salesman. L’idée était « mass oriented certainly, designed to package reality in
237 Il s’agit d’un film qui documente la mort d’un cinéaste atteint du sida. Nous reviendrons sur ce film dans notre
partie intitulée « Vie et Mort du Sujet ».
238 Brian Winston met en avant cette notion de« logique » dans son ouvrage Claiming the Real : The Documentary
Film Revisited, London : British Film Institute, 1995-2001, pp.104-105. Dans le cas de DH’s D, la double logique,
forcément problématique, est celle du journal (l’organisation du tournage de DH en jours) et celle de la séquence
(des moments de « vérité » dont les phases de tournage se confondent avec l’unité-jour – une rencontre, une
expérience, un jour, mais en même temps tendent vers leur propre clôture, comme pour court-circuiter la tentative
narrative que propose le journal). Dans le cas de Silverlake, la logique interne est celle inexorable de la maladie au
travail, la logique externe est celle qui consiste à restituer, après coup, un récit des derniers jours de la vie de Tom
Joslin.
239 Rebecca Hogan, « Diarists on Diaries », in a/b : Auto/Biography Studies 11, n°2, Summer 1986, p.10.
240 On pourrait effectivement établir des parallèles entre l’écriture de ce type de film autobiographique et l’écriture
de la nouvelle, qui reste un genre majeur de la fiction anglo-saxonne ; d’une part, par le fait que l’élan d’écriture naît
de l’envie de résoudre une crise qui semble impossible à résoudre dans la vie courante ; d’autre part, il est
couramment admis que la nouvelle est « un roman sans héros » ou encore une « galerie de figures solitaires », ce qui
est particulièrement pertinent dans le portrait que le film dresse de David Holzman. Ce schéma de la crise
personnelle, s’il est un des éléments structurants de la grande époque du cinéma direct américain, sera repris par la
plupart des auto-documentaristes contemporains, notamment dans le cas des coming out.
241 Stephen Mamber, Cinema Vérité in America : Studies in Uncontrolled Documentary, Cambridge-
Massachusetts : MIT Press, 1974, p.115.
242 Louis Marcorelles et André S.Labarthe, « Entretien avec Robert Drew et Richard Leacock », in Cahiers du
Cinéma 24, février 1963, p.19.
169

an attractive form » 243 , comme le rappelle encore Stephen Mamber. Mais contrairement aux
premières intrigues dramatisées du jeune cinéma direct, le schéma de la crise personnelle telle
qu’elle se présente dans DH’s D (comme dans les autres films-journaux qui vont suivre) se
rapporte directement au documentariste lui-même. Dans la forme du journal autobiographique, la
résolution du conflit requiert que le sujet filmant agisse, contrairement aux autres sujets filmés
qui ne sont que des figures manipulables dans les mains d’un deus ex machina. La crise
personnelle dicte alors la nécessité, la nécessité absolue de filmer parfois. DH’s D la parodie à sa
manière, puisque David s’apprête à partir au front, et que son projet s’inscrit aussi dans cette
optique de laisser une trace, de faire acte de mémoire ; l’on entend flotter de temps en temps sur
la bande-son quelques échos de l’époque, bribes d’information lointaines sur les manifestations
pacifistes contre la discrimination raciale ou encore l’engagement américain au Vietnam 244 -
échos du monde historique dont on trouve la suite logique dans le film suivant de Jim McBride,
My Girlfriend’s Wedding, cette fois-ci un film documentaire, sur sa petite amie britannique de
l’époque, Clarissa Ainley, qui se lance dans l’aventure d’un mariage blanc avec un jeune
anarchiste, afin de pouvoir demeurer sur le sol américain et vivre la vie tumultueuse que lui offre
New York – nous le verrons.
De telles crises personnelles ont été utilisées comme base à de nombreuses intrigues dans le
cadre du film autobiographique documentaire qui se développera après DH’s D. Ainsi, Ross
McElwee débute le premier opus de sa vie sur pellicule, Sherman’s March, dans un appartement
vide, déserté par sa petite amie retournée vivre avec son ex petit ami, tandis qu’une voice over
nous apprend qu’il vient de rompre et que sa vie entière en est bouleversée, ses projets de film
remis en question…. Comme un clin d’œil à David Holzman qui perd son oncle à la fin du film,
l’obligeant à partir pour le New Jersey, permettant le cambriolage de son appartement avec tout
son matériel de prise de vues et précipitant la fin du film - Ed Pincus débute ses Diaries 1971-
1976 (1980) par la mort de son oncle, ainsi que par ses problèmes maritaux qui le déstabilisent
considérablement, comme homme autant que comme cinéaste. Peter Friedman commence
Silverlake : A View From Here par l’annonce de la mort de son co-cinéaste et celle prochaine de
son compagnon, Mark. Dans la scène d’ouverture de Death and the Singing Telegram (1983) la
mère de Mark Rance annonce qu’elle a l’intention de quitter sa famille pour aller vivre en
Europe, ce qui correspond à une mort symbolique et une rupture dans le tissu familial. Enfin, la
cinéaste Joel DeMott termine abruptement son filmdocumentaire Demon Lover Diary (1980)
lorsqu’elle croit que quelqu’un de son entourage est sur le point de la tuer.
243 Stephen Mamber, opus cité, p.116.
244 Au cours de la même année, sortait la comédie musicale Hair, dont la toile de fond est bien cette guerre du
Vietnam qui terrorise alors les jeunes appelés.
170

La crise personnelle peut ou se résoudre, ou bien rester ouverte à la fin du film. La résolution ou
les tentatives de résolution peuvent prendre des formes multiples, mais relèvent généralement du
registre émotionnel, personnel ou psychologique. En fonction du film et du rôle incombé au
réalisateur dans son film, la crise peut épuiser le fil narratif ou bien être réorganisée, surmontée,
ou encore être inféodée au tissage narratif et remplacé finalement par d’autres préoccupations.
De cette manière, la préoccupation centrale de la crise personnelle construit un sujet
autobiographique qui entretient des relations changeantes, généralement conflictuelles avec le
monde qui l’entoure. On pourrait d’ailleurs se demander si l’ordre apparent de la cause et de
l’effet ne pourrait pas être renversé, et si le sujet en crise ne pourrait pas être le produit plutôt que
l’origine de la crise – nous l’avons déjà envisagé en arguant que la configuration hystérique du
sujet était à la fois l’origine de la démarche autobiographique et la conséquence de ce
dévoilement impudique à la caméra.
La promesse d’une capacité de référentialité du dispositif documentaire soutient cette
subjectivité malléable. Au premier abord, cette promesse peut être trompeuse. Alors que DH’s D
se déroule, l’habileté de la caméra documentaire à capturer la vérité baisse d’intensité, et, avec
cet affaiblissement du « cinéma vérité », un nouveau sujet émerge qui se révèle moins dépendant
de la position de contrôle du documentaire. La chute personnelle de David et la désillusion
éventuelle avec son documentaire jouent cette partition.
- Flou identitaire : Mais qui est donc David Holzman ? Énoncé,
énonciation et subjectivité
Le fait de « garder » un journal filmé constitue aussi la posture de l’auto-documentariste comme
narrateur. La position de David Holzman comme narrateur facilite notre compréhension de
l’organisation temporelle du film. La structure de l’intrigue s’affiche comme un scénario de type
« cause à effet ». Ce schéma d’intrigue est la conséquence de la mise en ordre chronologique des
scènes. Avec chaque séquence qui passe, naît une certaine logique qui lie les séquences
précédentes au moment présent relaté à l’écran. Cette logique de la chaîne des événements sous-
tend l’effet discursif d’ensemble du film. 245 En tant que protagoniste focalisateur, David raconte
son histoire à l’écran , en in (David est présent dans le champ, il s’adresse à la caméra – la preuve
245 Ce point est crucial afin de bien faire la distinction entre l’autodocumentaire et le film autobiographique
d’avant-garde comme les films de Brakhage par exemple. En ce qui le concerne, Brakhage rejette ces artifices
narratifs du lien de cause à effet, pour un type de relation séquentielle poétique, voire onirique. Cette structure de
cause à effet se trouve également dans les documentaires du cinéma direct qui essayèrent eux aussi de créer
l’impression d’événements se déroulant comme si c’était la première fois (comme par exemple dans Salesman des
Frères Maysles, 1968).
171

immédiate en est la présence visible du micro qu’il traite souvent comme un objet transitionnel) ;
en off (David est hors-champ, mais on peut deviner sa présence dans l’espace immédiat du
cadre : il interfère parfois dans le cadre, il manifeste sa présence en intégrant une partie de son
corps, une photo qu’il tient ou derrière laquelle il se cache, en bref il se manifeste) ; et aussi en
voice over (David apporte ultérieurement quelques informations ou commentaires sur le tournage
de son journal, ce qui confère un étrange caractère d’authenticité aux images) ; on ajoutera que la
distinction entre voix off et voix over n’est pas toujours aisée 246 – ce qui ajoute à l’ironie du film,
comme au soupçon distillé par la disqualification de l’unité de personne entre auteur-narrateur-
protagoniste. La triade ainsi formée par l’écroulement de l’unité signifiante, attribue à chaque
instance narrative que nous venons de définir, une fonction apparemment bien distincte – nous
verrons ensuite l’exemple de la première séquence du film, qui met en place le système :
- En s’adressant in, directement à la caméra, David raconte sa vie, ce qui constitue une
sorte de performance : il investit son corps, son nom, sa vie (la vie qu’on lui attribue,
l’espace du film). Son récit tient d’ailleurs souvent de l’acte performatif, puisque chaque
déclaration, chaque information, se trouve ensuite directement illustrée par sa preuve en
images : la photo de Penny, les portraits de Godard sur le mur, ses mimiques et
maladresses quand il parle de ses « malheurs », comme la perte de son emploi ou son
incorporation prochaine à l’armée. En joignant ainsi le geste à la parole, David vise à
paraître vrai, à ce que son récit « sonne » vrai, mais ne vise pas à être vrai. Cette façon
de « jouer » s’apparente à la manière dont Godard fait travailler ses acteurs. L’acteur que
Jim McBride dirige n’improvise pas au sens strict du terme, bien que son jeu se présente
avec la vitalité et le naturel de l’improvisation 247 . Or la simulation autobiographique
change un peu la donne, en favorisant la lecture parodique d’une approche actantielle qui
serait sans cela perçue comme authentique, autant dans le champ de la fiction que dans le
champ de certains documentaires, en particulier les autodocumentaires, où la
performance tient une place centrale (il s’agit de dénaturaliser l’acte de communication) :
Les comédiens s’admettent à eux-mêmes et à l’écran qu’ils sont en train de jouer,
qu’ils sont dans un film.Ce faisant, ils reconnaissent la présence de la caméra avec
laquelle ils décident d’entretenir un échange fondé sur le défi, la séduction, la
complicité. Selon les cas et les corps, cette relation sera plus ou moins soulignée, et le
lien entre la vie et la vie au cinéma sera plus ou moins poreux. 248
246 Les Anglo-Saxons ne font pas la nuance entre voix off et voix over, et ne parlent que de voice over dans les deux
cas. Il revient à l’observateur de faire lui-même la délimitation de l’espace pour les deux voix.
247 Rien n’est improvisé dit Godard, dans la mesure où personne n’improvise sa vie : « I make movies as though
I’m living a day of my life. No one improvises their life – at least I never have. Even in living, you don’t improvise
completely. ». Entretien de Jean-Luc Godard avec Gene Youngblood, « No Difference Between Life and Cinema »,
in David Serritt (edited by), Jean-Luc Godard : Interviews (Jackson : University Press of Mississippi, 1998), p.33.
248 André Habib, « Le Portrait ovale : notes et remarques sur la performance d’Anna Karina dans les films de Jean-
Luc Godard », in Hors-Champ, février 2001.
172

- David s’exprime également en off ; ces moments de narration hors champ subissent
plusieurs modifications et permutations. Parfois, David parle comme si le son était
complètement synchrone avec l’image, ce qui dénote la présence d’un individu parlant
qui opère à la fois à la caméra et au son, commentant en direct ce qu’il filme pendant que
ça se produit. La présentation de sa voisine, une certaine Sandra Schwartz, est typique de
ce mode narratif, où tandis qu’il la filme, il imagine ce qu’elle peut bien faire, et non pas
qui elle peut bien être, et en réalité elle lui sert principalement de faire-valoir. C’est cette
voix off qui pousse le film vers la fiction, en ne racontant pas la vérité mais en la
fabriquant ; le réel et l’imaginaire s’interpénètrent constamment, et, en en interpénétrant
sans cesse les espaces in et off, David se crée un univers et une histoire qui n’existent pas,
un avant et un après le moment de sa (véritable) présence devant la caméra.
- Le récit en voice over se réfère à une sorte de passé récent, comme si David commentait
certains plans ou certaines séquences de sa table de montage. On a encore cette
impression dans les séquences où le policier interpelle David filmant compulsivement les
fenêtres à la nuit tombée. Ironie du sort : David H n’existe pas, et par conséquent ne
pourra jamais monter son film. David H est bien un simple protagoniste de fiction. Cette
impression que le sujet-David a survécu au film, comme échappé de son carcan
diégétique, est une des sensations les plus troublantes que nous procure diffusément la
bande-son.
En entremêlant ainsi tous ces temps variés du récit, sans que cela se remarque vraiment, le film
renonce à porter l’attention sur ces variations narratives. À la place de cela, nous avons
principalement un narrateur très présent (dans le cadre mais aussi dans l’espace proche du cadre,
comme s’il hantait son film) qui contrôle le déroulement du film, et qui est aussi le personnage
principal (« celui à qui ça arrive », pour paraphraser Godard, sa principale source d’inspiration
semble-t-il).
À un autre niveau, David Holzman devient une sorte d’énonciateur filmique transcendantal,
capable d’occuper virtuellement n’importe quel espace, implicite ou non ; cette position dans le
film confère une certaine maîtrise à la persona d’Holzman, qui, en retour, fait l’objet d’une
certaine attention : d’une part, par l’attention attirée vers l’énonciation, la reconnaissance
réflexive de la présence du matériel de tournage, et de l’autre, le fait de dissimuler les divers
niveaux d’énonciation, qui constituent une relation contradictoire du sujet à son film. Les actes
langagiers de David constituent le site affectif du film, ce qui nie le véritable aspect du texte que
173

le discours réflexif revendique ostensiblement de reconnaître, et notamment, son mode de
production. Au bout du compte, le film atténue cette position de contrôle, remettant en question
le désir autobiographique de contrôler et de résoudre. David, en tant que maître de son univers et
de ses films, est inévitablement battu, défait. Plus il cherche à tout contrôler, moins il comprend
ce qu’il lui arrive et le monde qui l’entoure.
Si l’on se penche plus précisément sur la séquence d’ouverture du film, elle nous fournira les
preuves à l’appui de ce tour de passe-passe narratif.
- La scène d’ouverture comme naissance d’un sujet nouveau
Procéder à la distribution des
rôles, commencer les
répétitions, résoudre les
problèmes de mise en scène,
régler soigneusement les entrées
et les sorties, apprendre son rôle
par cœur, travailler à améliorer
son interprétation, entrer dans
la peau de son personnage.
JLG/JLG, Autoportrait de décembre, 1998
Le film débute sur le plan large en noir et blanc d’un opérateur braquant sa caméra 16mm légère
(il est fait référence à une caméra Éclair) vers l’objectif de la caméra, tandis que des hommes
vont et vient dans le cadre, intrigués par le dispositif de l’« arroseur arrosé ». La caméra opère un
panoramique rapide, révélant un décor étrange de glaces et de reflets qui nous empêche de
distinguer l’intérieur de l’extérieur, le sujet de son reflet 249 . En off, on entend un jeune homme
qui fait des essais de micro, en tapote la tête à plusieurs reprises. L’homme donne l’impression
d’être très proche ; on perçoit le souffle de sa voix, ainsi que ses mouvements et déplacements
dans l’autre espace. On le sent nerveux, et en effet, la voix hésitante cherche les mots pour
débuter son histoire, « Hey… test, test, test….. Hi, it is…….. it is the story… this is the story…»
alors qu’à l’écran, l’image s’est stabilisée un instant sur un moniteur diffusant des ombres
indistinctes. Puis l’image en fondu panoramique, glisse sur un large miroir qui révèle l’intérieur
d’un appartement cossu, et l’on retrouve le caméraman et sa caméra 16mm se reflétant dans la
glace « This is very important……. This is a fairy tale……. This, heu…… this, pay attention…
…..it is your chance…. ». On découvre en très gros plan le visage du caméraman, entièrement
249 La préoccupation portraitiste de David Holzman, en multipliant les points de vue sur lui (de dos, de face, de dos
et de face en plaçant les miroirs afin de réussir ce tour de passe passe), rappellent le célèbre tableau de Norman
Rockwell, Triple autoportrait , réalisé au début des années soixante. C’est bien la question du sujet
174

flou, comme s’il avait retourné la caméra vers lui-même et qu’il se filmait de trop près tout en
s’adressant directement à sa caméra (son interlocuteur) « You’ve had your chance, lad, it’s now
time to stop your laboring in vain, stop-your-labouring-in-vain, bring your life into focus, that’s
right, and …….. expose yourself, yeah : EXPOSE YOURSELF…» et tandis que le caméraman
exhorte son double semble-t-il à s’offrir à cette introspection filmée, le gros plan se stabilise
maladroitement sur la bouche agrandie par l’objectif, qui se transforme en bouche monstrueuse,
exhibant la parole mensongère du sujet traqué par le défi lancé « To Yourself ». La séquence
s’achève par un rapide zoom arrière toujours imprécis, de la bouche du caméraman tirant la
langue à son objectif, à l’homme entier qui recule et s’effondre sur son canapé, regardant
toujours l’objectif d’un air de défiance, le micro pendant à son cou. En arrière-plan, on aperçoit
une table de montage 16mm, des bobines où pendent des rubans de pellicule, une visionneuse, et
enfin dans le miroir situé sur le mur du fond, on aperçoit la caméra 16 mm montée sur un trépied,
qui embrasse la scène. Le caméraman se lève brusquement, agacé, s’approche de la caméra et
arrête la prise de vue, tandis que le son continue à enregistrer « shit !…. » et les pas rageurs de
l’homme excédé par son tournage. Puis l’image réapparaît, le caméraman se rassoit, augmente le
volume de son magnétophone Nagra, et reprend : « OK…. this is 1967, this is serious…… this is
serious…… last week, I lost my job, that’s too bad and...». Le jeune homme, dont on ne connaît
toujours pas l’identité (bien qu'on soupçonne qu’il s’agisse du David Holzman du titre), débute
ainsi, presque découragé, le récit des semaines passées. Il s’interrompt de temps en temps, boit
quelques gorgées de café, rectifie le volume de l’enregistrement Nagra, ajuste son micro,
toussote, tente d’améliorer sa diction en faisant sonner les mots, en les répétant comme pour
juger de leur effet. Visiblement il s’ennuie, ou bien il n’est pas satisfait de sa performance, il
doute, cherche : comment montrer son moi au cinéma sans devenir un autre ?
Si l’entreprise s’avère impossible, alors le primat apparent du sujet, son existence même,
se trouve dès lors remis en question. Le discours qui semblait dès lors n’être qu’un reflet
ou un instrument du moi, devient son fondement et la condition même de son existence. 250
Il poursuit pourtant : « Hardship, people, events, seem to…….. speak to me. They seem to carry
some meaning that I can’t quite get ». Il s’énerve, souffle intensément, cherche ses mots, à la
manière d’un Woody Allen essayant maladroitement d’expurger quelque sentiment impalpable et
dérangeant. Difficile de distinguer la voix de ce qu’elle énonce, et la voix de David Holzman
trahit la bonne éducation (la langue anglaise trahit plus aisément l’origine sociale) où pointent
quelques accents de snobisme :
My life……. My life seems to…… my life, …. though ordinary enough – seems to haunt
me in some uncommon ways. It seems to come to me from somewhere else. Someone.
And I’ve been trying to understand it… but it seems that I can’t get it…… so I thought
that if I put it all down on film, and I put my thumb on it and I run it back and forth…….
250 Elizabeth W.Bruss, « L’Autobiographie au cinéma », in la Revue Poétique, 1983, pp.463.
175

And I stop it when I want to, then I got everything, I got it all . So….. you know the
French director Jean-Luc Godard ?…. Once he said ‘what is film ? Film is truth 24 times
a second’……I should get it all. I should get the meaning, I should understand it. So this
is what this is going to be…… I’m going to make a diary. My diary. My diary.
Enonciation et énoncé(s) : À ce stade du film, il convient de revenir sur le dispositif énonciatif
de cette ouverture et sur sa mise en scène, le monologue ci-dessus compris. Que nous dit la
voix ? Elle parle d’un ailleurs, employant la tournure la plus neutre qui soit, ce que Benveniste
nomme « la non-personne » 251 : It (« It is », « It’s »), l’équivalent anglais du « ce », du « ça ».
Pour l’instant, il n’y a qu’une voix anonyme, impersonnelle, dont on n’identifie même pas la
source – le corps de celui qui porte le discours est pour le moment hors champ – ce qui instaure
la primauté de la parole sur l’image, la primauté du récit sur la réalité visible, la primauté de la
fiction sur le document.
Dans les fragments parlés que nous dispense la voix hésitante, balbutiante, à l’image d’un enfant
prononçant ses premiers mots, ou à l’image de l’homme qui cherche ses mots dans une langue
qu’il ne connaît pas. Sur le plan syntaxique, il n’y a que des fragments de débuts de phrases très
peu élaborés, un régime verbal quasi inexistant dans les premières prises de parole, un seul verbe
répété, le verbe être, qui ne crée pas de relation, n’enclenche pour l’instant aucun mouvement,
aucun récit. Il s’agit ici d’un énoncé impersonnel qui tient de la fonction performative du
langage. La « personne-absente » semble en effet inventer ce qu’elle entend faire au fur et à
mesure qu’elle l’énonce devant la caméra, actualisant de fait le postulat annoncé selon lequel
tout ce qui est filmé révèle la vérité des choses, comme la vérité sur le sujet-même, ce qui,
autrement dit, dans la vraie vie, lui est inaccessible. Que peut-on conclure de ce survol
énonciatif, si ce n’est que l’objet du film, ce dont le film traite, vient avant toute chose, avant
même l’existence d’un sujet fait de chair et de sang, d’une chambre de résonance(s) à cette voix.
En bref : à cet objet que l’énonciateur appelle « life » et qui prend la forme initiale d’un « it »
paradigmatique insistant et inquiétant, il va falloir absolument trouver un sujet pour habiter le
projet et apporter une unité signifiante là où il n’y a que chaos et confusion. C’est l’arrivée du
« Je » dans la seconde prise de parole qui a pour effet immédiat d’identifier les diverses instances
laissées alors en souffrance, chacune de son côté : la voix incapable d’initier, seule, un récit, un
corps qui vient, d’abord à contrecœur, habiter l’espace conféré au sujet du film, un titre
251 Certains linguistes ont d’ailleurs remarqué que Benveniste aurait fait quelques confusions, que nous
n’exposerons pas ici, mais on ajoutera par exemple, dans le but de mettre à jour l’inadéquation de la linguistique à la
grammaire filmique que dans la langue arabe on parle de cette troisième personne comme « personne absente ». Il
va de soi que dans un processus de découverte, d’initiation, tel que nous l’identifions ici, cette terminologie serait
peut-être plus adéquate.
176

comprenant un nom et un cas possessif qui vient boucler la boucle objet/sujet, mais tout en
offrant une nouvelle énigme par la présence d’un chiasme grammatical : David Holzman’s Diary
- on peut ainsi transposer l’énoncé sans en changer le sens : The Diary of David Holzman.
D’ailleurs, en matière de littérature, on trouvera fréquemment la tournure « à-plat » avec le
complément de nom, comme par exemple The Movies of Jim McBride, The Works of William
Shakespeare, ou encore en rendant un court hommage à l’un des premiers diaristes célèbres,
Samuel Pepys : son Journal est publié sous le titre The Diary of Samuel Pepys.
On comprend que l’énoncé propose une relation de type possession entre David Holzman et le
Diary (on rappelle que le cas possessif est réservé aux marques les plus évidentes, les plus
inaliénables de possession, comme par exemple dans le cas de David Holzman’s blue eyes). Or,
si nous levons justement les yeux, nous ne pouvons que constater que l’auteur du film est
identifié comme Jim McBride. La figure chiasmatique tend à être également de type stylistique,
en mettant en regard David et son Diary, grâce à cette allitération, base de la prosodie anglaise
(origines scandinaves). Un effet stylistique qui signale déjà peut-être l’ensemble vide qu’est
David Holzman, et qui en même temps, lui crée déjà une existence – il faut bien exister pour
entreprendre d’écrire un journal – ce que développe Barthes dans S/Z :
Le Nom propre fonctionne comme le champ d’aimantation des sèmes ; renvoyant
virtuellement à un corps, il entraîne la configuration sémique dans un temps évolutif
([auto] biographique). En principe, celui qui dit Je n’a pas de nom […], mais en fait
devient tout de suite un nom, son nom. Dans le récit, Je n’est plus un pronom, c’est un
nom, le meilleur des noms ; dire Je, c’est immanquablement s’attribuer des signifiés ;
c’est aussi se pourvoir d’une durée biographique, se soumettre imaginairement à une
« évolution » intelligible, se signifier comme un objet au destin, donner un sens au temps.
À ce niveau, Je est donc un personnage. 252
Mais le problème est finalement le même qu’en littérature : c’est-à-dire qu’on n’a pas de preuve
irréfutable qu’il existe une relation de personne entre David Holzman (Nom/personnage extra-
diégétique) et son journal, et le narrateur intra-diégétique, David, qui parle de lui à la première
personne. Pourquoi le titre ne renvoie-t-il pas à l’énonciation intra-diégétique du film ? Pourquoi
le titre n’est pas du style « My Diary », « My Diary and Me » - ce qui immédiatement lorgnerait
du côté d’un sujet intra-diégétique qui se lance dans une entreprise d’écriture. Ou bien,
sobrement l’intituler, comme Mekas et Ed Pincus : « Diaries » ; « Diaries, Notes and
Sketches… » En fait, il peut y avoir deux interprétations de ce titre, grâce notamment à la figure
du chiasme qui signale nécessairement quelque chose : d’une part, en tant qu’énoncé : c’est le
journal de David Holzman ; le journal est signé David Holzman, ce qui sous-entend que cela
aurait pu être le journal d’un autre, que le journal aurait pu être écrit par un autre. D’autre part,
252 Roland Barthes, S/Z, Éditions du Seuil, Paris, 1970, p.74.
177

en tant que propos : David écrit un journal, David a filmé son journal intime…Dans le premier
cas, l’accent est mis sur le propriétaire du journal, l’auteur du journal, par conséquent sur le sujet
du film. Dans le second cas, l’accent est mis sur la nature du film, par conséquent sur l’objet du
film. La figure chiasmatique du titre signale bien la nature du problème, et, tout en énonçant un
mensonge caractérisé – David Holzman est une entité factice, inventée pour la circonstance,
peut-être que jamais personne ne s’est appelé ainsi……- il dit bien la vérité, en montrant du
doigt (valeur indexicale) la forfaiture du titre, son inadéquation significative au film……et le F
For Fake welsien nous revient comme un boomerang. Et si c’était une fiction ? s’interroge
Philippe Lejeune, interloqué devant l’autoportrait de Norman Rockwell. Justement, DH’s D est
une fiction, et c’est là tout l’intérêt de l’entreprise.
Mais avant d’avoir accès au « Je », la communication débute par l’accent mis sur l’interlocuteur.
D’ailleurs, si le « you » reste ambigu dans le schéma communicationnel, nous avons choisi de
traduire « you » par « tu » car c’est aller dans la logique du couple communicationnel, que ce Je
s’adresse à lui-même (son autre moi de circonstance), à sa caméra, ou encore à Penny. Le sujet,
que nous avons identifié comme étant l’« auteur » va se constituer lentement, par étapes, dans le
déroulement de cette première longue séquence, dont l’objet est justement de faire naître un
sujet. En parallèle à ce trajet énonciatif qui part du métaterme « it » au pronom le plus investi qui
soit : « Je ».
Et que nous dit l’image ? Elle suit un chemin sensiblement parallèle. À partir de cette déclaration
originelle qui tient, nous l’avons souligné, de la fonction performative du langage, notre sujet,
David Holzman, va pouvoir enfin sortir affronter le monde, armé de sa seule caméra Éclair et de
son magnétophone Nagra en bandoulière. C’est comme s’il redécouvrait sa vie, son univers,
répondant ainsi aux « exigences » et codes de l’autobiographie classique : « This is my land,
this is where I live, the Upper West Side New York, West 74 Street….». Embarqué dans une
voiture, il remonte ainsi sa rue comme on remonte le temps en long panoramique noir et blanc, la
pellicule légèrement surexposée, le déroulement en léger ralenti suspendant le saut des enfants,
ce qui confère à l’image une aura d’authenticité liée à l’impression d’enfance – l’enfance du
cinéma, l’enfance du sujet qui se livre, qui découvre le plaisir de braquer sa caméra sur un sujet
vivant, autre. La caméra de Wadleigh (le chef opérateur) glisse le long des rues, saisissant les
coursiers et les livreurs sur leur bicyclette ou leur triporteur, les jeunes traînant leurs guêtres, les
belles américaines qui étirent leur calanque sous le regard langoureux de la caméra, les
rencontres improvisées avec les « déesses » de la rue, les enfants aux yeux agrandis par le regard
soudain porté sur eux au détour d’une rue, et l’on est presque sur le point de croire que
178

l’ambition d’Holzman est en train de se concrétiser : les choses se révèlent à lui par le
truchement de sa caméra – ce que Jonathan Rosenbaum identifie comme un geste documentaire :
« Of course, a ggod bit of the film is documentary, especially when the camera is roaming about
Manhattan, in the West 70's... » 253 On goûte, l’espace d’un court instant, à la scène new yorkaise
underground de l’époque : on pense ainsi à Cassavetes 254 (le Cassavetes de Shadows), à Mekas
(les mêmes quartiers populaires, bigarrés, les mêmes images surexposées, ce même blanc à
valeur d’innocence), Robert Frank ou encore Shirley Clarke, qui sont autant de présences
perceptibles dans le film, par la façon dont il filme les rues, le léger ralenti dans les longs
travellings de rues. On pense aussi à l’école de la photo documentaire, en particulier à certains
clichés américains d’Auguste Sanders, photographe allemand spécialiste du portrait de rue. Et
puis, les premières impressions s’émoussent, les rues se vident et la journée s’achève dans
l’appartement de David où ce dernier est de nouveau en proie à ses vieux démons : son monde
d’images, les siennes, celles de sa petite amie, celles qu’il pourra fabriquer, voler. La caméra
qu’il présente comme « all my friend » n’est finalement que son mauvais génie, en se faisant la
complice de ses penchants scopophiles 255 . La caméra devient le mauvais côté du Kino-eye
(cinéma-vérité) de Vertov : dépendante, avec un besoin maladif de nouveauté, d’exceptionnel, de
sensation, et finalement, d’humiliation. Intervient alors la longue séquence où un ami de David,
Pepe, un jeune homme volontaire et direct, se charge de tourner l’entreprise en dérision plutôt
que de céder à la déraison de David. Dans un long monologue face à la caméra, tandis que la
caméra le filme en sévère plongée jusqu’à le faire disparaître dans l’infiniment petit, Pepe accuse
ouvertement David d’avoir fait des choix esthétiques plutôt que des choix moraux. Tandis que
Pepe finit par s’incruster littéralement dans le mur du fond de la pièce, dans l’entrejambe d’un
géant mexicain, élément d’une fresque murale très BD, il continue sa diatribe, en ajoutant
crânement qu’à force de se livrer à sa caméra, de s’exhiber dans le champ de la caméra sans
véritable raison, comme un vulgaire acteur, un histrion, David finit par se couper du monde réel,
et se retrancher dans ses rêveries égotistes et ses soliloques, plutôt que de s’engager dans le
monde, avec lui. « You’ve stopped living somehow » assène-t-il, avant de disparaître dans le fond
du plan, qui s’achève dans un long fondu au noir, ce qui signale l’effacement définitif de Pepe de
l’univers holzmanien. En fait, Pepe reproche à David d’avoir trahi les idéaux documentaires du
cinéma en se substituant au monde plutôt que de faire corps avec lui, dans une démarche
253 Il s'agit du texte accompagnant l'édition du film en DVD (Second Run, GB)
254 On pense aussi au premier film de Scorsese, Who’s That Knocking At My Door, 1967, dont le chef opérateur
n’est autre que Michael Wadleigh.
255 La scopophilie, ou pulsion scopique, est définie par Freud comme le plaisir de regarder. Il s’agit d’une pulsion
sexuelle indépendante des zones érogènes où l’individu s’empare de l’autre comme objet de plaisir qu’il soumet à
son regard contrôlant. Selon l’analyse psychanalytique de Laura Mulvey (« Visual Pleasure and Narrative Cinema »,
in Screen 16, n°3, automne 1975), il existe deux sources principales de plaisir visuel au cinéma (il s’agit
principalement du cinéma de fiction américain) : la scopophilie et le narcissisme.
179

interactive avec lui. L’emploi de l’objectif « fish-eye » (objectif à très courte focale, qui procure
un très large champ de vision, proche de 360°, ce qui altère les distances/la profondeur de
champ) participe bien de cette dérive narcissique, et frappe d’étrangeté les plans qui défilent
ensuite. Même la télévision ne lui fait pas peur : elle (la caméra) peut dévorer une nuit entière
d’images, grâce à son système d’enregistrement une image toutes les minutes ou plus.
Finalement, ce qu’elle réclame à son bras armé, c’est de la « chair fraîche », en suivant des
femmes la nuit, en les traquant, en emboîtant le pas des femmes seules – l’excitation d’un
pouvoir illicite, le voyeurisme, en savoir plus sur ses « sujets » filmés que le sujet n’en sait sur
lui-même en définitive. Vers la fin du film, après avoir observé une jeune femme derrière ses
fenêtres, et après avoir traqué une jeune femme dans le métro puis dans la rue – jeune femme
qui, en se retournant brutalement pour lui faire face, arrête instantanément la filature - Holzman
se retrouve réduit à crier à la caméra « What the fuck do you want ?! » Bien sûr, la caméra,
mécanique rôdée à enregistrer des images, ne répond pas, continuant simplement à enregistrer ce
qu’elle « voit » : un David Holzman hors de lui, au bord de la dépression. « I’m sorry » finit-il,
piteux, par dire à sa caméra.
Revenons un instant sur les tendances identifiées comme scopophiliques de David. La
scopophilie, ou pulsion scopique, est définie par Freud comme le plaisir de regarder. Il s’agit
d’une pulsion sexuelle indépendante des zones érogènes où l’individu s’empare de l’autre
comme objet de plaisir qu’il soumet à son regard contrôlant. Selon la célèbre analyse
psychanalytique de Laura Mulvey « Visual Pleasure and Narrative Cinema » 256 , il existe deux
sources principales de plaisir visuel au cinéma (il s’agit principalement du cinéma de fiction
américain) : la scopophilie et le narcissisme, qui entrent tous deux dans la composition de la
posture actantielle de David:
‘Scopophilia’ is the pleasure we get from looking, in seeing other people as objects.
We get a sense of power from being able to do this.
‘Narcissism’ is looking at other people as seeing them as surrogates for yourself. We also
identify with people in movies. So there is a tention here between the sense of power we
get from observing others as separate from ourselves, and the pleasure we get in
imagining that we are the people we are looking at.
Si David s’octroie impunément le plaisir de regarder, et de voler les images (les références
explicites à Hitchcock, notamment au film Suspicion/Soupçons placent David dans une position
qu’il assimile à celle du « fils » légitime – si Godard incarne ses plus hautes aspirations,
Hitchcock flatte au contraire ses instincts cinéphiliques plus conformes à la tradition américaine),
256 Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », in Visual and Other Pleasure, Bloomington : Indiana
University Press, 1989, p.14. Une partie de ce texte est publié dans la revue CinémAction consacrée à « Vingt ans de
théories féministes au cinéma – Grande-Bretagne et Etats-Unis » (textes réunis par Ginette Vincendeau et Bérénice
Reynaud), 1993, pp. 17-23.
180

par son dispositif d’adresse directe à la caméra, il nous interdit formellement la moindre
opportunité de nous identifier avec ce qui pourrait pour certains représenter une sorte d’alter ego
écranique. La fonction spectatorielle traditionnelle du cinéma de fiction classique n’agit pas ici :
il s’agit bien d’un dédoublement, mais du dédoublement du protagoniste, David, qui se fait à la
fois regardant et regardé dans un processus narcissique tout à fait régressif 257 et qui fait peser sur
le film une menace permanente d’anéantissement – ce que le jeu de miroirs et de reflets nous
annonçait sans ambages en ouverture. Penny n’est souvent qu’un objet transitionnel
(politiquement correct) pour sa quête de connaissance de lui-même, de son image, et de son
aspiration à accéder à un idéal du Moi – chose impossible en choisissant justement de relater les
moindres faits de sa vie quotidienne qu’il qualifie lui-même d’ordinaire.
Ainsi, David Holzman joue sur tous les tableaux de ce conformisme scopophilique,
déboulonnant l’idéologie hollywoodienne du plaisir visuel, en faisant en sorte que l’objet du
regard – objet de désir, et même ici, lui-même comme propre objet de désir, soit démystifié par
son travail « documentaire » de vérité. On le constate dans sa relation avec Penny, surtout
lorsqu’il argue avec une certaine mauvaise foi qu’elle (Penny) n’est pas si belle que ça en fait. Il
insiste abondamment sur le fait que Penny est modèle, en montrant, exhibant des photos d’elle
sur des magazines, dans des positions plus que suggestives qui le poursuivent jusque dans les
lieux publics, ce qui a pour effet de toujours réactualiser son besoin voyeuriste 258 – l’exhibition
étant un degré pervers du plaisir scopophilique. De plus, David joue sur l’image de Penny pour
justifier de l’absence de récit structurant (la séquence ayant remplacé la ligne du temps),
détournant de cette manière la thèse de Laura Mulvey selon laquelle « Visual presence of female
tends to stop the storyline to dwell on the image » (on peut se reporter aux photogrammes 15-16-
17-18). « Why are so many women in film showgirls, strippers or models ? » s’interroge encore
Laura Mulvey 259 dans son essai. Et justement, Penny est modèle, un stéréotype féminin qui finit
par se rebeller contre l’idéologie dominante qu’est le regard masculin du spectateur :
Woman […] stands in patriarchal culture as a signifier for the male other, bound by
symbolic order in which man can live out his fantasies and obsessions through linguistic
command by imposing them on the silent image of woman still tied to her place as bearer,
not maker, of meaning. 260
257 On pourrait se demander, considérant la politique sexuelle de ces années soixante, dans quelle mesure David ne
s’offrirait pas comme objet de désir, comme un énième pied de nez à l’idéologie classique et aux structures
psychiques qui la soutiennent, selon lesquelles le personnage masculin ne saurait endosser le rôle d’objet sexuel –
l’homme éprouvant une certaine réticence à contempler l’exhibitionnisme de son semblable.
258 Dans la distinction effectuée par Laura Mulvey, il y aurait deux modes de regard masculin : le mode voyeuriste
(les femmes sont toutes des madones), et le mode fétichiste (les femmes sont toutes des putains). Le regard de David
est très clairement de type voyeuriste. Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », in Visual and
Other Pleasure , Bloomington : Indiana University Press, 1989, p.16.
259 Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », in Visual and Other Pleasure, Bloomington : Indiana
University Press, 1989, p.14.
260 Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », in Visual and Other Pleasure , Bloomington : Indiana
181

En faisant en sorte que l’espace clos, hermétique, de la représentation classique qui laissait
jusque là libre cours aux fantasmes voyeuristes du sujet-voyeur (le spectateur) se fissure 261 puis
s’effondre - le fréquent recours à des fondus au noir et à des amorces noires visent bien à
interrompre le plaisir scopophilique que le spectateur aurait pu assouvir par une longue
observation de Penny nue et endormie, comme ce fut le cas de David, mais hors-champ - et en
faisant du spectateur une figure qui a intégré le film et dont on se moque (et qu’on inquiète en ne
lui offrant aucune place fixe) par le truchement de la persona holzmanienne et la simulation
autobiographique, DH’s D fait délibérément entrer le cinéma dans une phase capitale de
mutation, en interrogeant la position spectatorielle jusque là bien confortable (l’ « invisible
guest » selon Laura Mulvey) en insinuant le doute dans la représentation (les « soupçons » de
Hitchcock, qui, bien que non fondés, auront permis toute la métamorphose des personnages et le
renversement des situations) comme dans le récit autobiographique, en renvoyant dos à dos
toutes les formes et tous les modes de production, et en plaçant au centre un sujet instable,
multiple et inquiétant, mais plus fidèle à l’homme contemporain.
- L’héritage de David : fiction, autobiographie et non fiction
«Now that everything is possible, why not go all the way with the experiment, take it to the
limits ? […] A fiction that once filmed becomes reality, freeing those who believe too much in
their roles » 262 , écrit encore Jean Rouch. La reconnaissance ambiguë du documentariste avec sa
caméra, une nouvelle axiologie documentaire/fiction, ainsi qu’une norme, « le tout subjectif »,
c’est sans doute cela le véritable héritage de DH’sD aux générations de documentaristes à venir ;
nul ne pourra encore décemment revendiquer ou feindre même une parfaite transparence. Force
est de constater d’ailleurs qu’au cours de notre exploration de la subjectivité holzmanienne, on
en a presque oublié le nom, l’identité du véritable réalisateur ; la signature est irrémédiablement
problématique ici, ce qui justifie l’étonnement des premiers spectateurs que nous avons
soulignée. « Et si c’était une fiction ? » s’interroge Philippe Lejeune, interloqué devant
l’autoportrait de Norman Rockwell et toutes les lectures qu’il propose. Justement, DH’s D est
une fiction ancrée dans une démarche documentaire, et c’est là tout l’intérêt de l’entreprise.
University Press, 1989, p.15.
261 Laura Mulvey et Peter Wollen, son conjoint, réalisent un film intitulé Riddles of the Sphynx, 1973, où il s’agit
d’opérer un panoramique à 360° comme effet de distanciation, afin d’évacuer toute tentative de fétichisation ou
d’identification. Nous y reviendrons dans la partie suivante consacrée à la subjectivité féminine. On ajoutera
cependant non sans ironie, pour en terminer avec les maximes godardiennes, que Laura Mulvey vient de publier un
ouvrage en 2006 intitulé Death 24 times a second, où elle revient sur les nouvelles technologies qui offrent au
spectateur la possibilité de revoir des images à l’infini et de contrôler un récit initialement conçu pour n’être vu,
vécu qu’une seule fois.
262 Jean Rouch, « La Pyramide humaine », Cahiers du Cinéma, octobre 1960, p.15.
182

Le fait que McBride et Carson aient été capables d’anticiper les films-journaux qui allaient venir
après DH’s D, suppose quelque chose de profond dans la relation existant entre fiction et non
fiction, autobiographie et documentaire. DH’sD montre comment l’élan autobiographique peut
couvrir, « com-prendre » à la fois un discours de fiction et un discours de non fiction. En dépit de
son statut indéniable de fiction, le film engage néanmoins des thèmes et des modes de production
largement partagés par des cinéastes de non fiction par la suite, au-delà du seul « docudrama »
dont nous avons souligné le territoire particulièrement poreux et extensif. Bien que peu
authentique (« fake ») dans la façon dont un documentaire traditionnel est supposé être, DH’sD,
dans sa fiction, révèle les véritables conditions de tournage de film aux États Unis, dans la
seconde moitié des années soixante ; nous avons cité ça et là quelques autres films qui
participent de cette peinture d’une époque. C’est en particulier le cas pour ce qui est de la
politique sexuelle, de la masculinité, et du rôle du documentaire dans tout cela (on pense au
contre-exemple désopilant de Woody Allen). Ces éléments vont devenir de plus en plus
importants par la suite - et nous allons voir l’autre côté, la subjectivité féminine, dans la partie
suivante. Au niveau formel, DH’s D invoque les conventions du journal écrit, littéraire, aux
entrées marquées et signifiées par des dates, des lieux, qui structurent le récit. L’organisation
« chrono-logique » de ces entrées combinées avec un récit à la première personne, vient
dynamiser le dispositif narratif et le développement du film. En plus de fournir ces influences
formelles et thématiques, DH’s D révèle la façon dont l’autobiographie peut toucher, concerner à
la fois la fiction et la non fiction. Le film DH’s D est un exemple de ce que Timothy Dow Adams
a appelé, dans un contexte littéraire, « métaphoriquement authentique » :
I do believe autobiography is the story of an attempt to reconcile one’s life with one’s self
and is not, therefore, meant to be taken as historically accurate but as metaphorically
authentic. 263
Cette notion de frayage métaphorique de l’authenticité documentaire ouvre bien des perspectives
esthétiques comme critiques, et méritera d’être évoquée au fil des œuvres explorées – en
particulier pour la démarche toute idiosyncratique de Robert Kramer (Chapitre IV sur les
cinéastes « exilés ») 264 . En tant que métaphore, le film que nous venons d’étudier est une critique
du rôle changeant et du statut instable du documentaire en simulant l’autobiographie ; et comme
263 Timothy Dow Adams, Telling Lies in Modern American Autobiography, Chapel Hill : University of North
California Press, 1990, p.ix « Je suis absolument convaincu que l’autobiographie est l’histoire d’une tentative de
réconciliation de la vie du sujet avec son moi, et par conséquent qu’elle n’est pas faite pour être historiquement
fiable, mais comme métaphoriquement authentique ».
264 On peut encore donner l’exemple de Frederick Wiseman. Longtemps ce dernier fut considéré comme le
« dépositaire » de l’idée documentaire, grâce à sa « politique » d’observation et de non intervention. Ce n’est qu’au
fil des décennies, avec le dévoilement de film en film d’une dimension autofictionnelle que l’œuvre de Wiseman
apparut elle aussi comme un immense récit métaphorique de l’Amérique (métarécit). On peut se reporter à l’ouvrage
édité par Thomas W.Benson et Carolyn Anderson, Reality Fictions : The Films of Frederick Wiseman, 2 nd edition,
Carbondale and Edwardsville : Southern Illinois University Press, 2002, en particulier le chapitre intitulé
« Documentary Dilemnas », pp.9-106.
183

métaphore, le film critique l’autobiographie en simulant le documentaire. Ce faisant, DH’s D
expose/explose les limites et les conditions à partir desquelles le mouvement autodocumentaire
allait pouvoir naître et se développer, non pas dans un champ miné, mais dans un champ libéré
des contraintes arbitraires de style, de genre, de mode et de binarité systémique.
Le critique littéraire Louis A. Renza, avance que l’autobiographie est « a mode of self-
referential expression, one that allows, then inhibits, its ostensible project of self
representation » 265 , ce qui illustre assez bien les tensions manifestes à l’œuvre dans DH’s D : Plus
la vie de David prend une tournure qu’il n’avait pas prévue (la rupture avec Penny, le désaveu de
ses amis, alors que ce projet autobiographique était censé être tout entier dédié à sa toute-
puissance d’homme cinéaste « maître du monde »), plus les illusions qu’il entretenait sur son
projet autobiographique disparaissent les unes après les autres. Mais en fait, plus le projet
s’écroule, plus il paraissait authentique. Renza ajoute encore que « the autobiographer’s life
appears as a day-dream that first seems recordable, but then, when the attempt is made to record
it, eludes the world. » 266 La tentative d’Holzman d’enregistrer sa vie sur pellicule est ainsi une
scène de tension entre son désir et l’authenticité de sa démarche, qui sont en définitive d’égale
importance.
Dans son ouvrage consacré au film journal, H. Porter Abbott envisage la vérité comme quelque
chose qui, dans le journal 267 , émerge « in the mixture of sincerity and self-deception ». Le
« mensonge » du film expose la fragilité du discours du film documentaire autobiographique,
mais aussi son potentiel créatif; en dépit de la violation du pacte autobiographique qui sous-tend
le film, il s’agit d’un mensonge particulièrement perspicace, puisqu’il inspire finalement les
cinéastes en quête d’expression alternative au modèle dominant stérile, à explorer leur
subjectivité et à développer une écriture fidèle à ce qu’ils sont. Notre postulat de départ s’avère
donc viable.
DH’s D engage deux modes d’expression qui divergent ostensiblement : la fiction et la non
fiction, pour un effet paradoxal évident. À première vue, cela peut sembler comme une
contradiction insurmontable pour ceux qui sont sincèrement intéressés pour représenter la
véritable histoire de leur vie – ces contradictions apparentes ne feront en tout cas pas peur à Ross
McElwee qui va s’engager sur un long projet autobiographique qui répondra à tous les
descriptifs et limites déjà suggérés dans notre étude de DH’s D ; nous en verrons les diverses
étapes comme l’évolution du mode de représentation, dans une partie à venir – Et pourtant, en
265 Louis A.Renza, « The veto of Imagination : A Theory of Autobiography », in James Olney (edited by),
Autobiography : Essays Theorical end Critical, Princeton New Jersey : Princeton University Press, 1980, p.295.
266 Ibidem, p.296.
267 H. Porter Abbott, Diary Film : Writing as Action, Ithaca New York : Cornell University Press, 1984, p.21.
184

egardant au-delà de la binarité vrai/faux, il peut s’avérer possible de lire ces contradictions
d’une façon moins paradoxale et handicapante. Car en fait, le film DH’s D suggère une idée tout
à fait novatrice selon laquelle les modes fictionnels comme les modes de non fiction sont
également capables d’appréhender le projet autobiographique, et d’en faire une œuvre
personnelle. De plus, l’emploi d’un récit (d’une organisation narrative), et en particulier d’un
récit chronologique, s’avère viable dans les deux modes – nous en verrons divers exemples.
McBride et Carson, tous deux réalisateurs de fiction - McBride se fera (re)connaître du « grand
public » par son remake (tiède) d’À bout de souffle (Breathless) en 1983, puis par un thriller
romantique intitulé The Big Easy en 1987 - n’ont fait que recourir au même dispositif que les
autodocumentaristes à venir, en privilégiant la forme chronologique du journal pour peindre 268
une vie sur pellicule. Raconter sa vie par le biais d’un récit organisé comme un journal intime, a
prouvé que c’était la forme la plus viable et la plus riche de potentialités dans le cadre d’une
démarche de « self-inscription », qui finit toujours par recycler les avantages de l’autobiographie
classique (littéraire) dans l’espace plus vaste d’une forme cinématographique que l’on
revendique « documentaire », dans la mesure où elle cherche à articuler les multiples visages
d’un sujet « toujours déjà » à définir, dans un monde en perpétuel mutation. La forme de l’essai
comme niche de toutes ces expériences cinématographiques subjectives est bien utile car, ainsi
que l’écrit Michael Renov « It incorporates the « I » of the film maker into a commentary on the
world that makes no grand scientific or totalizing claims but is uncertain, tentative and
speculative. » 269
Que le récit soit plus souvent, ou plus facilement associé à la fiction qu’à la non fiction, est plus
un point de vue étriqué qu’une corruption de l’autobiographie dans le champ documentaire. Paul
John Eakin écrit dans ce sens :
The presence of fiction in autobiography is not something to wish away, to rationalize, to
apologize for, as so many writers and readers of autobiography persist in suggesting, for it
is as reasonable to assume that all biography has some fiction in it as to as it is to
recognize that all fiction is in some sense necessarily autobiographical. 270
268 Nous assumons ici le verbe « peindre », tout en sachant que de l’avis de Philippe Lejeune, l’autobiographie au
cinéma tient plus de la littérature que de la peinture. L’aspect fragmentaire du journal organisé en séquences, le
frayage métaphorique à l’œuvre dans le film, ainsi que la réflexion menée sur l’image, nous semblent justifier cette
notion plus picturale que textuelle.
269 Michael Renov, « The Subject in History : The New Autobiography in Film and Video », in Afterimage 17,
Summer 1989, pp.4-7.
270 « Le fait que l’autobiographie contienne de la fiction n’est pas quelque chose qu’il faut espérer supprimer, ni
rendre rationnel, ni encore dont il faudrait s’excuser, comme tant d’écrivains et de lecteurs persistent à l’envisager,
car il est aussi raisonnable d’avancer que toute biographie contient de la fiction, qu’il est raisonnable de
reconnaître que toute fiction est, dans un certain sens, nécessairement autobiographique. », in Paul John Eakin,
Fictions in Autobiography : Studies in the Art of Self-Invention, Princeton New Jersey : Princeton University Press,
1985, p.10.
185

Alors qu’Eakin reconnaît l’interaction inévitable entre autobiographie et fiction, il est aussi
prompt à reconnaître que cela n’exclut pas la référence en matière d’autobiographie. Selon
Eakin, les lecteurs qui en viennent à lire des ouvrages autobiographiques ne portent pas un
regard critique sur la véracité supposée de la réalité autobiographique. En raison du poids de ces
conditions préalables, Eakin conseille au lecteur de ne pas se sentir trahi par l’intrusion de la
fiction dans le récit autobiographique qu’il est en train de lire – de voir - car ceci ne sape pas
nécessairement la vérité autobiographique, qui, nous l’avons vu, est principalement d’ordre
métaphorique. Le point de vue sensé d’Eakin s’applique aisément au spectateur du documentaire
autobiographique, même dans le cas extrême dirons-nous de DH’s D.
- Débats politiques internes au film
Il convient d’aller plus loin encore dans notre exploration de cette figure vide qu’est David
Holzman, en effectuant un parallèle entre le forme du film – un fake cinema verite film – et la
position politique de David Holzman. Ce dernier, de bonne famille, pouvant se permettre l’achat
d’un matériel de tournage et de vivre de son « art », incarne cette « mythic unconsciousness of
the youth » que les nouveaux autobiographes reprochent à la jeunesse américaine. Michael
Rossman, enquêtant sur cette dernière, écrit à propos d’une couverture d’ouvrage : « One doesn’t
notice that the face above is featureless : there’s no sense of identity. » 271 . En se plaçant à
l’extérieur du film, en s’excluant même du dispositif mis en place par ce faux schéma
autobiographique, Jim McBride, bien qu’à bien des égards, alter ego de Kit Carson/David
Holzman, se pose en observateur critique de cette tendance insouciante de la jeunesse –
démarche documentaire encore puisque le film, dans sa structure en miroirs, propose ce « point
de vue documenté » sur la lutte politique intestine entre engagement et désengagement. La même
remarque s’appliquera à Mitchell Block, réalisateur de No Lies, que nous abordons pour conclure
ce Chapitre.
Auparavant, nous allons poursuivre notre exploration de ces modes mixtes qui caractérisent la
démarche documentaire des années soixante, en nous intéressant au second film de Jim McBride,
My Girlfriend’s Wedding. Film authentiquement documentaire dans la démarche, My Girlfriend’s
Wedding offre à l’observateur un jeu sur les représentations sujet/objet et un frayage
métaphorique, qui mettent à distance les intitulés génériques et les conventions de lecture.
271 John Dowton Hazlett, My Generation : Collective Autobiography and Identity Politics, Madison &
London :The University of Wisconsin Press, 1998, p.79.
186

2) La place du roi dans My Girlfriend’s Wedding
Toujours, du face à face au reflet, le sujet
regardant se projette dans le spectacle…
Claude Reichler
Le Corps au péril des images 272
If you let me take your heart / I’ll will
prove to you / We will never be apart / If
I’m part of you. Open up your eyes now /
Tell me what you see / It’s no surprise
now / What you see is me.
The Beatles,
« Tell Me What You See » 273
If I could make the world as pure / and
strange as what I see / I’d put you in the
mirror / I’d put you in front of me.
Lou Reed,
« Pale Blue Eyes » 274
Ayant exploré le journal fictif avec son premier film, David Holzman’s Diary, Jim McBride se
lance dans une nouvelle entreprise : documenter le mariage de sa nouvelle petite amie
britannique, Clarissa Ainley, avec un jeune Américain Yippie, dans le but d’obtenir une carte de
séjour qui lui permettra de rester sur le sol américain : « I came here for the revolution », déclare-
t-elle, et entend bien participer à l'agitation qui monte en cette année 1968. D’emblée, le champ
du politique se trouve déformé, capturé même par le prisme de la subjectivité et du cinéaste et de
son « sujet » qui vont se livrer bataille pour la maîtrise du film.
Comme les mélodies des Beatles à leurs débuts (notamment les textes de leur premier album
Help, d’où sont tirées les paroles en exergue) pouvaient donner cette illusion de légèreté si
caractéristique de la première partie des années soixante, My Girlfriend’s Wedding 275 semble au
premier abord une petite fantaisie autour d’un mariage, presque un prétexte pour un cinéaste se
272 Claude Reichler, « Le Corps au péril des images », in L’Âge libertin, coll. « Critique », Les Éditions de Minuit,
1987, pp.110-111.
273 Ce titre est tiré de l'album Help ! des Beatles (1965).
274 Ce titre paraît dans l'album de Lou Reed, Velvet Underground, 1969.
275 Pour plus de commodités, nous adopterons le même raccourci que pour DH’sD, et référerons à cet autre film de
McBride comme MG’s W.
187

voulant, nous nous en souvenons, un disciple de Godard, et qui décline quelques éléments
esthétiques de la Nouvelle Vague, d’un film comme lettre d’amour à son égérie, au générique
parlé. Deux stratégies sur lesquelles nous entendons revenir.
C’est cependant à la réflexivité manifeste de MG’s W que nous allons plus principalement nous
intéresser, en observant l’arrivée du cinéaste dans l’espace de son film, par un jeu de miroirs et
reflets qui servent à la fois son propos - constituer un couple avec Clarissa, celle qu’il aime,
mais qui s’apprête à en épouser un autre - mais également notre propos - identifier les
manifestations subjectives du cinéaste, et son double statut sujet/objet en fonction de ses
apparitions et disparitions, et de ses relations avec l'autre. En effet, dans ces jeux « de rôles »
typiques d'une époque, qui évoquent les jeux de l'enfant devant le miroir, sourdent les
incertitudes primordiales de l'identité. Nous avons appelé cette stratégie filmique reposant sur
une complexe référenciation « la place du Roi » en référence aux tableaux de Van Eyck et de
Vélasquez que nous évoquerons, puisque comme le roi est censé posséder un « double corps », le
cinéaste semble se manifester de plus d'une manière.
Ce film, inédit jusqu’à sa très récente édition en DVD accompagne celle de DH’s D, comme
l’avait initialement souhaité Jim McBride En effet, ce dernier conçoit son nouveau projet, non
pas comme une suite de DH’s H, mais comme une variation sur le même thème – ce que les
Anglo Saxons appellent ‘Companion Piece’, c’est-à-dire :
A creative work that is produced as a complementary work to another stand-alone project,
but story-wise has nothing to do with its predecessor. While a companion piece does not
necessarily need to take place within the same ‘universe’ as the predecessor, it must
follow-up on specific themes and ideas introduced in the original work.It must also be
intentionally meant by its creator to be viewed alongside or within the same context as
the earlier work. » 276
« In many respects, the best ‘critique’ of David Holzman’s Diary that I know is McBride’s My
Girlfriend’s Wedding 277 », écrit Jonathan Rosenbaum, critique de film américain et ami de Jim
MvBride. Sous la plume de Rosenbaum, le terme « critique » prend une résonance particulière,
entre illustration, développement et/ou valorisation, et regard critique. La valeur de MG’sW en
tant que critique de DH’sD repose sur plusieurs points. D’une part, MG’sW se pose en image
inversée de son prédécesseur, en premier lieu sur des bases théoriques : contrairement à DH’sD
dont nous avons mis en avant le principe controversé mais dynamique qui consiste à dire le faux
pour viser le vrai, WG’sW est un authentique documentaire personnel.
276 Définition fournie par Wikipedia, the Free Encyclopedia.
277 Jonathan Rosenbaum, Introduction à la nouvelle édition du DVD. Jonathan Rosenbaum est critique au Chicago
Reader, spécialiste des genres cinématographiques et théâtraux alternatifs. Il a également été assistant metteur en
scène de Jacques Tati, et a joué pour Robert Bresson.
188

Projet personnel - aspirations du cinéaste à documenter le mariage de sa nouvelle petite amie,
voir jusqu’où il peut aller dans la position de l’amoureux « trompé », ou de l'amoureux détaché.
Projet politique – faire le portrait d’une génération, de ses amours libres et de ses rêves, et dont
le cinéaste et son égérie sont les figures emblématiques, tout comme l’étaient cette même année,
le couple déjà mythique de John Lennon et Yoko Ono, ou comme l’avaient été Godard et Anna
Karina quelques années plus tôt – ces derniers représentant pour McBride le couple idéal, qu'il
va tenter d'approcher avec la belle Clarissa.
Et enfin projet esthétique – effectuer une sorte d’autoportrait en s’invitant dans le tableau,
intervertissant les places d’un jeu amoureux qui s’auto-représente et parfois s’auto-parodie. Et
comme nous allons le voir, l’effet produit se trouve lui-même inversé, comme l’est notre image
dans le miroir. En effet, ce film, initialement un projet purement documentaire, finit par paraître
incrusté d’éléments fictionnels qui se sont frayés un chemin dans le dispositif en miroir du film –
ce dont atteste des années plus tard le cinéaste Jim McBride : « At the time I made it, I was fond
of referring to it as a fiction film, because it was very much my personal idea of what Clarissa
was like, and not at all an objective view. » 278
Cette remarque de McBride est doublement significative et mérite de s'y arrêter quelques
instants. Nous avons vu que pour McBride, à l'instar de Godard : « [..] Tous les grands films de
fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent vers la fiction
[...] Et qui opte à fond pour l'un, trouve nécessairement l'autre au bout du chemin » 279 ; on
connaît l'insistance de Godard à voir dans Le Mépris un documentaire sur le corps de Brigitte
Bardot... Dans un échange de points de vue entre Jean-Luc Godard et François Reichenbach, ce
dernier, qui s'apprête à partir tourner aux États-Unis L'Amérique vue par un Français (1967),
poursuit sur cette rencontre, mais sur le terrain du documentaire :
Je voudrais rejoindre la fiction, non pas tellement parce que la réalité dépasse la fiction,
mais parce qu’elle l’implique. Par là je suis un documentariste. Tous les grands films
tendent , je crois, dans ce qu’ils ont de plus profond, vers le documentaire…[…] comme
si l’objectif de la caméra était un œil américain. Vous comprenez ? L'œil d'un Américain
invisible... 280
La réalité a soudain pour McBride les yeux de Chimène, et il va s’engager dans une relation
dialogique avec son Autre : la séduisante Clarissa, peu farouche et très désirable, qui s’apprête à
278 Interview citée dans l’Introduction à la nouvelle édition DVD, initialement accordée à la revue Positif en 1971.
279 Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , Éditions de l'Étoile – les Cahiers du Cinéma, 1985, p.144.
280 « Jean-Luc fait parler François Reichenbach », in Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Éditons de l'Étoile –
les Cahiers du Cinéma, 1985, p.145.
189

se marier avec un autre alors qu'elle lui déclare son amour : « You're my lover, you're the person I
want to belong to and to possess ». Acte politique de la part du futur marié, un militant Yippie 281 ,
acte purement administratif pour Clarissa qui ne cherche qu’à demeurer sur le sol américain
d’une manière ou d’une autre. Et comme son nouveau petit ami – à savoir Jim McBride – est
encore marié (bien que sur le point de divorcer), elle accepte de se marier avec un jeune homme
rencontré quelques jours plus tôt seulement : « I met him a week ago. In his civilian life, he's a
publisher, but in his life, he's a revolution man. »
Le cinéma représente pour McBride une stratégie pour la posséder complètement, de son corps
exposé à la caméra aux pans plus secrets de sa personne, le contenu de son sac à mains, les
lettres de son père, ou à ses aspirations personnelles pour mener sa vie. Il braque constamment
sa caméra sur elle, s'interdisant le moindre champ-contrechamp classique, ni même le moindre
contrechamp, à l'image d'un Godard s'interdisant les mêmes « facilités » dans Vivre sa vie par
exemple (1961), où il préfère filmer les amants dans le même plan ; autrement dit, ne plus filmer
les sujets, mais ce qui entre eux va et vient, repart et revient – et se retrouver dans le même plan
avec Clarissa, c'est bien le désir de McBride, car pour ce dernier l'amour et le cinéma, c'est la
même chose. Il va « enquêter » sur elle, sa vie et ses amours, ses sentiments concernant sa
famille, ses parents – elle évoque l’attirance sexuelle de son père pour elle et ne cache pas un
certain ressentiment à son égard, tandis qu’elle lit, à la demande de Jim McBride, la dernière
lettre qu’il lui a envoyée et qui fait office de testament avant l’heure ; elle revient sur son rapport
à l'enfance, la sienne et celle de son jeune fils de sept ans, évoque la maternité, son corps, ses
divers avortements, ses amants. Et pourtant, malgré le regard insistant et exclusif porté sur la
jeune femme qui est censée se mettre à nu, presque au sens littéral d'ailleurs, les vérités qui se
révèlent au fil des images et des confidences, concernent davantage celui qui se trouve derrière la
caméra que celle qui se trouve devant cette dernière.
La structure (documentaire) du film
La structure du film est assez lâche, et semble avoir été déterminée par la nécessité –
documentaire oblige - plutôt que par un script ou un guide préconçu, contingences du tournage,
richesse des témoignages recueillis lors de l’interview, ainsi que par la force des événements :
281 Les Yippies (Youth International Party) étaient un des groupes influents de la contre-culture américaine dans les
années soixante et soixante-dix (leur porte-parole était Abbie Hoffman, une des icones de cette époque-là). Plus
radicaux et plus politisés que les hippies, ayant pour credo « The media is the message » (concept de Marshall
McLuhan), ils se firent connaître par des actes de désobéissance civile, sit ins, représentations sauvages et surtout
des farces théâtrales symboliques, comme par exemple élire un cochon comme Président des Etats-Unis en 1968.
Ainsi, on comprend que le mariage blanc était un geste symbolique pour un de leurs membres, qui se faisait
appeler « The Red Menace », et voulait porter un coup aux institutions dont le mariage est un des fondements,
sacré comme économique.
190

« Making a movie is to make things happen, and even raise questions ». Nous retrouvons cette
« chrono-logique »(cf Brian Winston) que nous avons évoquée pour DH’s D, qui ici se résume
ainsi : avant le mariage, le mariage, cérémonie et repas de noce, et après le mariage. Sauf que les
trois moments clés de cette chrono-logique n’occupent pas le même espace dans le film, la plus
grande partie étant d’ailleurs occupée par le temps de l’avant mariage sous la forme d’une longue
interview de la jeune femme qui étrangement accepte de répondre à tout ce que lui demande
McBride. On entendra l’interview comme « une conversation entre deux ou plusieurs personnes
où des questions sont posées pour obtenir des informations de la part de l’interviewé(e) », cette
interview qui prend progressivement l'allure d'un dialogue amoureux. L'interview s'effectue en
deux temps : dans le premier temps, elle est assise en tailleur sur un lit face à la caméra fixe,
dans le deuxième temps, elle se tient sur la haute terrasse d’un gratte-ciel new-yorkais, dans un
face à face avec la caméra qui vire au corps à corps par le manque de recul. La cérémonie du
mariage est documentée de façon chronologique, avec un temps plus long réservé au repas de
noce, qui correspond au moment où le cinéaste réintègre la « scène » (voir les photos). Enfin, la
période d’après mariage est assez succinctement relatée, comme si la fuite des deux amants vers
Los Angeles semblait précipiter la fin du mariage – et par conséquent la fin du tournage. Ou
bien, comme dans les contes, le récit s’achève faute de rebondissements. La clôture qui consiste
à énoncer « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » trouve ici une variante
générationnelle teintée d’ironie, mais tout aussi romanesque et convenue. En effet, alors que la
dernière image s’éteint (sur un retour à la scène d’ouverture), on entend en voice over, le
cinéaste raconter leur retour (triomphant) à New York, le divorce imminent de Clarissa, leur
prochaine union, et l’annonce d’un enfant à venir.
Comme pour DH'sD, McBride vient superposer deux temps distincts : le temps réel
correspondant aux trois phases de l'événement documenté, et le temps recomposé après la fin du
film, dans le temps du montage, où le cinéaste ajoute certains éléments factuels, comme pour
faire tenir encore plus son film dans la réalité. On se rend assez vite compte que les deux temps
s'interpénètrent dans le déroulement du film au point de gommer les distinctions entre voix off et
voix over – le niveau sonore, la distance et la qualité de la voix, étant identiques, probablement
équalisées lors du montage-son.
Le générique, qui consiste à se présenter en personne, à la manière d'un Welles ou d'un Godard,
appartient à ce temps concret du film.
191

- Qui vient en premier ? le cinéaste ou son sujet ? L'exemple du générique
Une des manifestations les plus signifiantes de cette version documentaire conçue comme
l’antithèse de DH’s D, concerne la manière toute personnelle qu’a Jim McBride d’inscrire le
générique dans son film – un générique réduit à sa plus simple expression. En fait, ce générique,
expression du hors-cadre 282 selon Béatrice Fraenkel, se réduit ici à une signature – la signature
étant une marque qui permet d’identifier l’auteur d’un document, d’une œuvre. Cette marque est
ici non seulement visuelle, mais aussi et surtout vocale – ce que nous allons voir en détaillant la
première séquence.
McBride escamote le rituel du générique en début de film – le générique va se muter en
générique de fin, succinct, comme c'est le cas dans le champ documentaire, et qui va
visuellement revenir au début en proposant la même image de Clarissa assise en tailleur, à la
différence près qu'elle fume et qu'on aperçoit une main entrer dans le cadre – la main du cinéaste.
Dernier pied de nez d'un cinéaste qui aura joué entre présence et absence.
Le générique a une fonction initialisante, et est, par conséquent, avant tout un signal adressé au
spectateur. Or, dans le cas des films qui proposent des modalités génériques décalées, lacunaires,
provocatrices ou déstabilisantes, comme c'est la cas ici, le spectateur est soumis à un rite
détourné. Il va de soi que dans le cas d'un véritable film documentaire, l'emploi de telles
stratégies est risqué, car l'intervention qui consiste à gommer ces frontières conventionnelles,
risque de faire basculer le film dans un protocole de fiction – un film qui voudrait faire
documentaire, qui se voudrait un document sur la vie, comme c'est le cas avec les films de
Godard. L'équilibre entre conventions et libertés auctoriales est ténu pour le cinéaste
documentariste. Ainsi, toute relation film-générique qui contrevient à ce fonctionnement de base
– ce pacte tacite – manifeste une intention en marge de la stricte nécessité. Ici, la motivation est
d'abord personnelle : trouver un moyen de se retrouver dans le « tableau », mais aussi rendre
hommage, faire à la manière de Godard, enregistrer la vie, et faire en sorte que le film soit la vie.
La différence notable qui existe entre les génériques godardiens (période « les années Karina »)
et ceux des deux films de Jim McBride, c'est que McBride s'énonce en « Je », et donc est présent
dans le dialogue du film – c'est d'ailleurs toute la stratégie de MG'sW. Tandis que Godard
s'énonce comme un personnage de fiction, un « il » : Dans Une femme est une femme , il dit
« Un peintre qui fait le portrait de sa femme », et dans Le Mépris, « C'est d'après Moravia.... Il
y a Brigitte Bardot..... C'est un film de Jean-Luc Godard.. »
282 On peut se reporter à l’ouvrage de Béatrice Fraenkel, La Signature, genèse d’un signe, Éditions Gallimard,
1992, p.76.
192

Ce qui reste d’un générique dans MG'sW – le nom des trois protagonistes 283 , et pour la première
fois l'autoprésentation du cinéaste, quoique montré dans un reflet – se transforme en principe
actif du film : ce primat du texte parlé s'associe à la subjectivité du cinéaste comme (seule)
source du sens, comme certification de la nature de son film. Garder vive la pensée du nécessaire
commencement, une pensée contraire à l'illusion fictionnelle qui présuppose toujours un univers
déjà là. Entamer un film comme on entame une histoire d'amour.
En excluant le rituel du générique – d’abord en annonçant lui-même ce qui lui semble important
pour débuter, c’est-à-dire leurs noms et leur fonction respective, le processus de conversion
s’effectue non sans discrimination ; d’autre part en renvoyant les conventions génériques à la fin,
y compris le titre qui se lit rétrospectivement – Jim McBride refuse de répondre à cette question
centrale, et que Jean Louis Leutrat résume ainsi « la question de savoir où faire passer la
coupure », cadre/hors-cadre, métissage d’écrits et d’images etc…
Scène d'initialisation : Clarissa tend un miroir à Jim
Une image apparaît, sombre et bougée : le visage en gros plan d’une jeune femme brune, les
cheveux longs – un physique à la mode, proche de celui de Yoko Ono, en occidentale. Ses longs
cheveux encadrent son visage, le plongeant dans une demi obscurité, d’où émerge la silhouette
d’un nez aquilin comme ligne de partage entre l’ombre et la lumière. On devine de grands yeux
sombres.
En off, une voix demande : « OK…. Tell me your name… »
La jeune femme sourit, mais ne répond pas, se contentant de soupirer : Refuse-t-elle de décliner
son identité, est-ce un jeu, est-ce prémédité par le cinéaste - on se rappelle du titre « My
Girlfriend’s Wedding », qui nous laisse entendre qu’un lien existe entre les deux personnes. En
effet, le titre du film introduit un chiasme, un double énoncé de possession, et par conséquent
deux types de liens : d'une part « the wedding of [a] grilfriend », et d'autre part, « my
girlfriend ». En fait, My Girlfriend’s Wedding et David Holzman’s Diary élaborent une sorte de
dialectique qui opère à divers niveaux conscients, à commencer par la possession énoncée dans
le titre même de chacun des films par l'énonciateur : nous avons vu l’ambiguïté de la relation de
possession exprimée dans DH’s D et les choix d'interprétation qui s'offraient à nous, et nous en
283 Étymologiquement, le « protagoniste » est celui qui est en première ligne, qui vient en premier, c'est-à-dire, le
personnage principal, sauf que le terme « protagoniste » est employé indifféremment dans le documentaire et la
fiction, contrairement à « personnage » qui dénote plus la fiction.
193

trouvons une autre avec MG’s W, dont l'énonciateur semble être le sujet-cinéaste – à défaut d'une
figure masquante. Si bien que les deux films proposent un pacte inversé : d'une part un texte non
documentaire mais un texte autobiographique problématique où il n'y a pas d'identité de
personne entre le cinéaste-le personnage et le narrateur ; d'autre part, un documentaire non
autobiographique, où il y a pourtant identité de personne auteur/cinéaste-personnage-narrateur.
En off, la voix que l’on associe avec celle du cinéaste, poursuit : « OK…… Hold up the
mirror…..facing us…. »
Il s’adresse hors champ à son opérateur de prise de vues (Mike Wadley) : « Are you OK
Mike ?… »
La jeune fille tente de tendre le miroir afin que les deux hommes – le cinéaste et son opérateur –
puissent se réfléchir dans le miroir, et ainsi entrer dans le champ de la représentation, avec l’objet
filmé. Le miroir souple qu’elle brandit gondole et se tord, créant des images psychédéliques, et
finit par se stabiliser, offrant une vision déformée des deux hommes dans le bas du miroir. Cette
scène renvoie à plusieurs scènes mythiques du cinéma : D’une part, le miroir fait office de toile
tendue sur laquelle se reflètent les images magiques du début du cinéma, sa qualité tout à la fois
mystérieuse et spectaculaire. D’autre part, elle crée un cadre à ce qui va ensuite être montré,
mettant à distance l’ensemble du dispositif. De même, elle indique l’impact subjectif du regard
documentaire – l’image déformée sert d’analogie visuelle à ce qui se passe chaque fois que l’on
regarde des images projetées, renvoyant ces images à leur statut d'artefact, et ce, qu'elles
soient annoncées comme documentaires ou comme fictionnelles, le même statut les définit.
Une fois l’image stabilisée, c’est-à-dire que le miroir reflète à peu près le cinéaste et l’opérateur
que l’on peut identitifer (l’opérateur caché derrière sa caméra, le cinéaste à ses côtés, affublé
d’un chapeau haut-de-forme), Jim McBride se présente : « OK…… I’m Jim…. Jim McBride, and
that’s Mike Wadleigh, and that’s Eclair (pointant vers son ami assis tout près de lui, puis à sa
caméra), you remember ?……. (puis à Clarissa placée devant la caméra) OK, pull it down.. »
Et tandis que les premiers essais techniques, cadre, son, lumière etc….. s’effectuent à l’image, et
que la jeune fille se prépare à « poser » en petite tenue – liquette et jambes nues, comme un
Prélude à l'amour - Jim McBride décline les noms de ses techniciens et de leur poste « …. Mike
Wadleigh is on camera, I’m on sound and... »
Le spectateur du film opère un va et vient entre ce qu’il voit et ce qu’il entend, d’abord parce
194

qu’il est amené à identifier à celle de Jim McBride. Or, McBride n’est pas aussi connu qu'Orson
Welles ou que Godard, deux cinéastes qui ont pratiqué le générique parlé, ce qui fait que sa voix
n’a rien de particulièrement reconnaissable ni même de caractéristique. Si bien qu'identifier le
corps entr'aperçu à la voix entendue comporte des risques.
Et puis, l’image est floue, et comme nous le verrons également lors de notre analyse de Portrait
of Jason de Shirley Clarke au Chapitre III, le flou ne précise pas au cinéma de quel flou, de quel
trouble il s’agit vraiment ; et d’autre part, parce que le cinéaste se présente grimé, déguisé,
affublé d’un chapeau haut de forme dont on verra un peu plus loin le détail et la signification.
- Ma caméra, ma petite amie, son mari et moi....
Celui pour qui la représentation existe, et
qui se représente lui-même en elle, s’y
reconnaissant pour image ou reflet, celui
qui noue tous les fils entrecroisés de la
« représentation » en tableau – celui-là ne
s’y trouve jamais présent lui-même.
Michel Foucault, Les Mots et les choses 284
On remarque dans le creux du film, une référence explicite au personnage d'Herman Melville,
Bartleby (dans sa nouvelle Bartleby the Scrivener 285 ) qui exprime sa réticence à accomplir les
choses les plus naturelles pour les autres, en répétant « I prefer not to » chaque fois qu'il est
sollicité. Cette figure de dissidence circule dans le film, principalement investie par le cinéaste,
mais dans une moindre mesure par les deux autres protagonistes que sont Clarissa et surtout son
mari « blanc » - ce dernier n'ayant pas de réelle existence, il est pratiquement muet (sauf dans la
courte interview que McBride fait du marié, comme un père se renseignerait sur les
« références » du promis), une sorte de « il » identifié par son seul surnom, « the great
menace », qui fait de lui un personnage factice, un simple agent du dispositif marital et filmique.
La première manifestation de la réticence, celle partagée par les trois protagonistes et celle qui
sert de situation initiale, c'est la réticence toute transcendantale 286 à se conformer à un schéma
traditionnel, à perpétuer les valeurs d'un système qui perpétue la dominance du mari sur l'épouse,
comme de l'état sur les hommes ; un système basé sur le couple comme valeur économique,
comme symbole d'union sociale - le contrat de mariage est un modèle réduit du contrat fondateur
284 Michel Foucault, Les Mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, coll. « Tel », Éditions
Gallimard, 1966, p.319.
285 Il s'agit d'une nouvelle publiée dans le recueil The Piazza Tales, 1856.
286 Nous entendons ici le terme « transcendantal » dans sa signification générique, pour créer une filiation
d'Emerson à Melville, tout en étant consciente des divergences de point de vue des deux auteurs.
195

de la nation ; le droit au divorce étant de fait le droit à se séparer de l'état quand la conversation
s'est tarie entre les parties (l'individu et l'état), à l'image des époux qui se désunissent. 287 Clarissa
représente une nouvelle « Marianne » qui choisit ses amants, décide de se marier pour une
« mauvaise » raison (selon les critères moraux et religieux), de divorcer pour une « bonne »
raison (l'amour), et d'avoir un enfant quand elle l'entend.
À l'image de son illustre alter ego littéraire, qui exerce son droit de réserve en refusant de
travailler, ce qui, dans un enchaînement de circonstances, le mènera en prison où il mourra
(ayant refusé de s'alimenter), Jim McBride refuse de « performer » ce qu'il est censé faire en tant
que cinéaste et protagoniste de son film, car en définitive il hésite entre l'une et l'autre position,
ne voudrait pas « lâcher la proie pour l'ombre » ; en oscillant entre présence et absence, et sans se
placer dans l'espace profilmique, tente de s'introduire dans le film par le biais de reflets. En tant
que protagoniste, McBride joue le jeu pervers de l'amoureux compréhensif, pragmatique, et
refuse de s'engager personnellement, n'étant pas en mesure d'arrêter cette comédie de mariage,
mais s'invite dans chaque plan, sera témoin au mariage et occupera la position centrale à la noce
(voir la photo n°14). En tant que cinéaste, il va préférer ne pas tourner lui-même, afin de s'offrir
une marge de liberté, « dans un système subtil d'esquive » 288 . De plus, il refuse tout contre-champ
nous l'avons vu, braque obstinément la caméra sur son autre, choisit de ne se montrer qu'en
ombre chinoise ou par la présence d'accessoires métonymiques le représentant dans le plan. Il
refuse également d'encadrer son film d'un générique (un péritexte), d'écrire son nom, d'attester
de son statut d'auteur – rappelons que le premier acte d'éclat de Bartleby, clerc de notaire,
consiste précisément à refuser d'authentifier un document - et ce faisant, brouille les pistes au
point de se mettre en péril comme petit ami et comme cinéaste. En effet, en choisissant de faire
un film sur sa nouvelle petite amie, il se place dans une position de dévoilement personnel - il
fournit la preuve de son infidélité - tout en plaçant le film sous le sceau du secret – le film sera
montré des mois plus tard dans quelques festivals, lorsque les statuts maritaux des uns et des
autres auront été réglés, mais restera néanmoins confidentiel jusqu'à sa sortie récente en DVD.
Ce qui est montré est ce qui est ; la vie et le cinéaste c'est la même chose. L'ombre de Godard
encore et toujours.
Le sujet-cinéaste préfère laisser la place centrale, la place de médiation à sa caméra, avec
laquelle il entretient une relation de possession quasi obsessionnelle et exclusive – objet
287 Ceci fait référence à la thèse de Stanley Cavell exposée dans son ouvrage sur le cinéma hollywoodien :
Pursuits of Happiness : The Hollywood Comedy of Remarriage , New York : Harvard University Press.
Traduction française : À la recherche du bonheur - Hollywood et la comédie du remariage , Les Cahiers du
cinéma, 1993. Nous l'évoquons en conclusion de cette partie.
288 C'est ainsi que Michel Foucault qualifie la position du peintre dans le tableau de Vélasquez, qu'il analyse dans
son ouvrage Les Mots et les choses, Éditions Gallimard, Paris, 1969, p.19.
196

cristallisant le déplacement d'une passion contrariée pour Clarissa, cette dernière n'étant pas à lui,
vers un objet qui lui appartient en propre – et lui obéit, lui est fidèle. La fin du film, traitée de
manière imaginaire, et rétablissant la perspective, l'ouverture du plan - les deux amants traversant
littéralement le paysage grandiose des territoires mythiques de l'ouest américain (voir photo
n°27) – rétablira aussi l'équilibre non pas moral mais romantique de la situation. Bien qu'encore
illégitime, le couple (un « Nous »), construit sur les cendres de deux autres unions, affiche un
bonheur éclatant dissipant toute ironie sous-jacente, tandis que la caméra se trouve elle aussi
rétablie dans ses attributions normatives, renvoyée dans le champ de la « non-personne », dans
un rôle de témoin. Grâce à une complicité intrafilmique avec son objet, la situation de crise
initiale ne trouve pas le traitement aporétique de DH's D. La quête ne sera pas vaine.
De même on constate une même idée de déplacement – de glissement – quand il lui demande un
peu plus tard de vider le contenu de son sac à main et de montrer et nommer chaque objet qu’elle
sort l’un après l’autre du sac. On se souvient que David Holzman aimait à inventorier ses
possessions en tout genre, y compris ses petites amies, Penny en particulier (jeu des signifiants
toujours). Ce qui est vertigineux ici, et qui fait ainsi écho à la double mention du possessif dans
le titre, c’est que tandis qu’il lui demande de répertorier ses effets personnels - ce qu'elle fait de
bonne grâce comme si elle récitait un alphabet à la Prévert - elle apparaît elle-même comme une
des possessions de McBride, écho égotiste inversé d'une Brigitte Bardot répertoriant comme une
litanie toutes les parties de son corps soumises à l'appréciation de son amant.
D’autres effets de rimes entre les deux films se font parfois moins évidents. À la séquence
« psychédélique » de David Holzman, lorsque ce dernier retrace sa soirée passé devant la
télévision, au rythme d’un plan chaque seconde, fait écho le dispositif de MG’s W de quelques
trois mille plans montés en une minute, censée faire la chronique d’une virée en voiture de
Clarissa et McBride, de New York à San Francisco – le montage relevant encore plus de
l’exercice psychédélique et expérimental. Ce qui met en lumière les relations entre vie et
politique, qui se trouvent radicalement révisées dans le second film, ancré dans le monde
historique. Par exemple, David annonce en préambule qu’il vient juste de perdre son emploi, et
de plus, est classé A-1, c’est-à-dire « bon pour le service », envoyé en première ligne au
Vietnam. Dans le second film, l’emploi de Clarissa en qualité de serveuse dans un salon de thé,
de même que les diverses expériences de guerre de son père, sont évoqués de façon plutôt longue
et récurrente dans le second film. Il y a d’ailleurs dans ce second film rien qui ne soit pas d'ordre
politique.
197

- Jim McBride and His Brid e : le peintre et son modèle
Miroirs, jamais encore en connaissance on
n’a décrit ce qu’essentiellement vous
êtes…Ce sont parfois des peintures qui
vous remplissent. La plus belle pourtant va
demeurer là-bas de l’autre bord, jusqu’à ce
que, dans ses joues lisses pénètre le clair
Narcisse.
R.M. Rilke, Narcisse 289
«You know, I see you as if through a cylinder », déclare Clarissa à McBride, par l'entremise de la
caméra. Fait-elle allusion à son « appendice » mécanique, qui, tel le voyeur dans Peeping Tom,
place toujours une caméra entre lui et les femmes qui vont devenir ses victimes ? Ou bien fait-
elle allusion à une relation spéculaire où l'un voit l'autre et vice versa, ainsi que les chansons pop
de la période – dont on a placé deux exemples en exergue – l'illustrent avec une constance
significative dans leurs chansons ? C'est la question de la réflexivité qui se trouve ici posée, et
que nous allons évoquer en effectuant un détour par un texte pictural qui nous semble à plus d'un
titre, servir, consciemment ou non de sous-texte à cette comédie du (re)mariage qu'est MG'sW :
Le Mariage des Époux Arnolfini de Jan van Eyck, 1434.
Nous profitons des jeux des signifiants (« Bride » signifie le ou la mariée) pour revenir sur les
trois paradigmes centraux du film, le thème du reflet et du miroir, le thème du mariage et le
portrait de la bien aimée, comme si le film était un tableau, plutôt une série de tableaux, à l'image
de ceux de la Renaissance. Ce film en tableaux offre de fait ce que le critique d'art Erwin
Panofsky appelle « un symbolisme déguisé » 290 , c'est-à-dire une représentation qui consiste à
dissimuler les symboles derrière l'apparence du réel. Nous allons mettre à jour quelques
éléments signifiants ; en effet, un peintre ne saurait simplement reproduire ce qu’il voit, comme
un cinéaste ne saurait simplement brancher une caméra et enregistrer les éléments profilmiques,
comme le font les caméras de surveillance aujourd’hui, créatures déshumanisées, sans créateur.
Les deux approches, le tableau et le film en tableaux réclament une subjectivité présidant à la
sélection des éléments à montrer. Plusieurs lectures peuvent ainsi se combiner, comme l'exprime
Jean-François Lyotard, « regarder un tableau, c'est y cotracer des chemins » 291 Comme dans la
mise en scène du regard chez Godard, dans MG'sW, le chemin que l'on trace va sans cesse du
modèle à son peintre, du cinéaste à son égérie, et en dernier ressort vers le spectateur, car comme
289 R.M.Rilke, Poèmes épars, Éditions du Seuil, Paris, 1996.
290 Erwin Panofski, Les Primitifs Flamands, coll. « 35/37 », Éditions Hazan, Paris, 1971-1992, p.370.
291 Jean-François Lyotard, Discours, figure, coll. « Esthétique », Éditions Klincksieck, 2002, p.15.
198

l'écrit Michel Foucault, « le peintre et le souverain, c'est le spectateur » 292 . On comprendra
également cette remarque comme une allusion au caractère inépuisable d'un tableau, car il ne
saurait y avoir de sens univoque dans un tableau, d'explication rationnelle – comme un film
documentaire peut faire l'objet d'une conversation qui ne s'épuise pas non plus.
Or, il se trouve, ironie ou pas, qu'il semble presque plus facile de lire un tableau de la
Renaissance qu’une séquence de documentaire subjectif, tant, dans le second régime de
représentation, les éléments sont mutables, instables d’un plan sur l’autre. Par ailleurs, le cinéma
comme flux ne peut se satisfaire d’une analyse plan par plan, ou bien celle-ci serait alors
fragmentaire et nécessairement lacunaire. Nous parlons de tableau pour qualifier le film, et ne
nous arrêtons pas sur une image arbitrairement choisie dans le flux filmique, mais plutôt sur une
vue d'ensemble – procédé comparatif que Jacqueline Nacache appelle l' « entoilement » :
Le terme d' « entoilement » qualifie de manière métaphorique l'enjeu d'un « encadrement
pictural externe ». À la différence d'un encadrement pictural interne, simple surcadrage
d'un tableau dans le plan, l'encadrement pictural externe n'implique ni toiles visibles ou
identifiables dans le film, ni choix délibéré de la part du cinéaste, de réaliser un tableau
vivant. Si le point de départ provient d'un rapprochement figuratif, l'analyse s'attache
surtout à déceler les correspondances formelles, souvent liées à des effets de cadre et
d'encadrement, entre le montage des plans et la composition des tableaux de référence.
L'entoilement permet d'envisager une coïncidence, et non pas seulement un affrontement
narratif entre le monde diégétique et le hors-cadre pictural des œuvres qui entoilent
l'écran. 293
Les éléments réflexifs dans les documentaires ne relèvent pas uniquement de réflexions
purement cinématographiques de mise en scène ou de subjectivité audio-visuelle. Ils renvoient à
des préoccupations générales et culturelles centrées sur la subjectivité et la conscience de soi (ce
qui nous distingue du groupe, de l’autre), et de ce fait sont les maillons d’une tradition de formes
visuelles de communication. On a souvent avancé que la réflexivité dans les arts visuels débute
avec les premiers dessins dans les grottes où les hommes dessinaient le contour de leur main sur
les murs, comme pour s’inscrire dans le monde. Il semblerait que ces premiers dessins primitifs
soient les premières traces d’auteurisme, de signature, d’identification visuelle, autant par le
plein que par le vide, les contours révélant leur auteur, taille, doigts manquants etc... Les
premiers exemples de réflexivité picturale sont à trouver chez le peintre flamand Van Eyck 294 , en
292 Michel Foucault, Les Mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, coll. « Tel », Éditions
Gallimard, 1966, p.318.
293Jacqueline Nacache, « Trois principes d'analyse, ou les précautions inutiles », in Jacqueline Nacache (édité par),
L'analyse de film en question ; regards, champs, lectures, coll. « Champs visuels », Éditions L'Harmattan, 2006.
294 Nous ne faisons référence à ce célèbre tableau que dans ses points communs dynamiques avec la mise en scène
de McBride, ce qui explique qu’on passe sous silence la complexité du tableau de Van Eyck, ainsi que ses
multiples lectures et révisions, notamment l’analyse d’Erwin Panofsky.
199

particulier son célébrissime portrait, d’un couple de jeunes mariés, où l’on trouve au centre du
tableau, dans l’arrière-fond, un miroir reflétant la silhouette du peintre – deux cents ans plus tard;
Vélasquez s'inspirera de ce tableau pour peindre ses Méninas.
La situation d'énonciation de MG's W entretient plusieurs correspondances avec la situation
d'énonciation du tableau de Van Eyck. Quant à la « mise en scène » de Jim McBride, elle offre
un reflet inversé du tableau de Van Eyck, ce qui nous permet de mettre les deux représentations
en perspective, afin de mieux appréhender certains signifiants visuels qui semblent travailler
pour leur propre compte dans le film 295 . La dimension symbolique du tableau balise le processus
d’évolution du couple, qu’il s’agisse de toutes les formes et sens possibles du couple – le couple
homme/femme, cellule de la société, le couple artiste/modèle et le couple artiste/spectateur.
MG’sW balise également cette évolution de la notion de couple d’un point de vue sociologique,
politique et culturel – les années soixante 296 - mais interroge également sur la notion de couple
dans le sens artistique, et dans des termes plus personnels, plus individuels.
McBride endosse la tenue du peintre et l'on remarquera au passage la qualité picturale de
l’image, le jeu des ombres et des lumières qui offre un écrin au visage très photogénique, très
madone, de Clarissa (voir photos). L'image ainsi créée par le sobre décor, l'éclairage minimal et
la position du sujet contre un mur plongé dans l'obscurité, place Clarissa dans la position d'un
modèle pour un peintre qui s'apprêterait à faire son portrait, rappelant la description du narrateur
ravi par la beauté du modèle dans la nouvelle d'Edgar Poe, The Oval Portrait : « The portrait
was that of a young girl [...] The arms, the bosom and even the end of the radiant hair melted
imperceptly into the vague yet deep shadow which formed the background of the whole... » 297
Une tradition américaine que Griffith a employée comme pour sertir le visage de son actrice –
qui va devenir la star, et que Gilles Deleuze qualifie d' « unité réfléchissante ». 298
Cette description de « la vie même », toujours selon le narrateur de Poe, s'applique tout autant au
regard que porte Jean-Luc Godard sur son égérie Anna Karina, notamment dans son film Vivre
295 Tout comme certains critiques et observateurs ont réfuté les visées symboliques de Van Eyck, on pourra arguer
que McBride n’a pressenti aucune de ces effets de polysémie visuelle, se contentant de tourner un film sur le vif,
dans l’urgence même – le mariage est pour le lendemain – et a brodé cette « fantaisie » maritale en hommage à
son modèle de cinéma, Jean-Luc Godard.
296 Toutes proportions gardées, la Flandre du XV° siècle représentait pour l'Europe ce que l'Amérique des années
1960 représentait pour l'Europe : une société en pleine mutation, de grands changements économiques, et des
arts de la représentation particulièrement innovants.
297 Edgard Allan Poe, « The Oval Portrait », in The Complete Works of Edgar Allan Poe vol.4, New York : AMS
Press, 1965, p.247.
298 Gilles Deleuze, L'Image-Mouvement, Cinéma 1, Les Éditions de Minuit, Paris, 1983, pp.125-126.
200

sa vie. Ce film, conçu en une série de douze tableaux, débute par le portrait d'Anna Karina – un
portrait sans doute réalisé en hommage, en tout cas sur le modèle des Ménines de Picasso 299 , par
une série de plans rapprochés sur son visage, d'abord de face, puis de profil, puis de dos, mais
dans cette dernière position, le modèle se reflète, décalé, dans le miroir. La voix de Godard
s'adresse à son actrice, qui n'est autre que sa femme, et annonce, hors-champ : « C'est notre
histoire : un peintre qui fait le portrait de sa femme. ». Il y a par conséquent dans les deux films,
un geste « à la manière de », qui ne renvoie cependant pas à un référent strictement pictural, mais
plutôt à la façon de faire un portrait de cinéma avec tous les outils possibles pour l'artiste.
Il semble nécessaire d'apporter quelques précisions concernant les conditions de la réalisation de
ce tableau, afin de mieux comprendre l'intérêt consistant à comparer les deux œuvres. Si l'on se
base sur l'analyse d'Erwin Panofski, le premier à proposer une analyse iconographique précise du
tableau de Van Eyck, il semblerait que le peintre ait représenté une cérémonie de mariage privé,
censée servir de contrat de mariage. Cette cérémonie de mariage étant intervenue des années
avant le Concile de Trente (avant 1542), le sacrement du mariage n'était pas encore formalisé par
l'Église, et il suffisait ainsi d'avoir des témoins pour pouvoir se marier. Plusieurs historiens de
l'art certifient par conséquent que le mariage représenté sur le tableau n'est pas un mariage
officiel mais un mariage clandestin, à l'image même du mariage blanc de Clarissa – une pratique
interdite à l'époque aux États-Unis. En qualité de témoin, Van Eyck va signer le tableau, comme
on certifie un document : « Johannes de eyck hic fuit 1434 », ce qui renvoie au statut conjoint de
l'artiste et de son œuvre, et à notre problématique du générique de film. En effet, cette signature,
généralement dans le bas du tableau, information que nous cherchons toujours à identifier pour
adapter notre lecture, trouve un écho dans la signature de McBride au début du film « This is Jim
McBride and Michael Wadleigh... » ; cette signature instaure une co-présence du sujet et de
l'objet au moment du tournage, et en même temps, atteste du document comme un document
véridique – le tournage en direct, sur le mode documentaire, d'un événement qui va avoir lieu le
lendemain.
Si le mariage des Époux Arnolfini représente une union qualifiée de « morganatique » (c'est-à-
dire que le mari est d’un condition supérieure à celle de la mariée), MG’sW représente son
contre-pied révolutionnaire : c’est Clarissa Ainley, héritière d’une famille britannique issue de
l'aristocratie, qui se marie avec un jeune activiste sans le sou, dont les seules lettres de noblesse
299 Picasso reprend le tableau de Vélasquez, La Meninas (Les Demoiselles d'honneur) en 1957, en réalisant près de
58 toiles sur le même thème. Il n'a pas modifié les personnages initiaux, mais a retravaillé la scène au travers du
jeu et de la décomposition cubiste : « une étude exhaustive sur la forme, le rythme, la couleur et le mouvement. »
201

seraient qu’on l’appelle « the red menace ». Clarissa, qui de plus provient de la mère-patrie,
l'Angleterre. Et quand le cinéaste se reflète un instant dans le miroir, accompagné de son
opérateur – rappelons que dans la représentation de Van Eyck, il semblerait qu'il y ait aussi deux
figures qui se reflètent – comme sur-imprimé sur son sujet ainsi partiellement recouvert (voir
photo n°2), il semble qu'il réinstaure provisoirement une hiérarchie morganatique (le cinéaste
avant le sujet filmé), mais l'image ainsi formée n'est qu'un trompe-l'œil rapidement dissipé. Car,
se regarder dans le miroir, c'est s'objectiver – il n’est qu’à se remémorer Lacan et son analyse du
stade du miroir, où l’enfant entre six et dix-huit mois, passe par la première étape de structuration
du sujet, en s’identifiant à sa propre image. Je est un autre, mais n'est pas l'Autre. Le cinéaste de
DH'sD a compris le caractère mortifère du narcissisme, évite soigneusement l'écueil façon
flaubertienne « Clarissa, c'est moi... » et choisit une tout autre stratégie : la conversation – et
cette conversation que le cinéaste entame avec Clarissa, son objet de désir, permet au film de
suivre le modèle cavellien de la comédie au lieu du mélodrame, avec une happy end.
Si l'on examine la tenue vestimentaire des protagonistes, on remarquera qu'elle est aussi de
nature hautement symbolique, pas tant comme signe d'appartenance sociale - la révolution
vestimentaire des années soixante a bouleversé la donne - mais comme référence culturelle,
message sous-jacent. D'une part, McBride porte un chapeau haut de forme, accessoire viril, signe
d'appartenance sociale, ici détourné de son origine pour exprimer le jeu qui s'exprime : un
chapeau qui ressemble singulièrement au chapeau arboré par l'époux Arnolfini, mais aussi à celui
que les Beatles portent dans leurs tenues d'hommes de cirque (Sgt. Pepper's Lonely Hearts,
1967)). D'autre part, le mari de substitution, porte une tenue blanche de la tête au pied, qui trouve
elle aussi plusieurs échos dans le film, que ce soit la tenue de Clarissa, les billets de banque
donnés pour sceller le contrat de mariage (voir la photo n°12), encore que la lecture privilégiée
ici sera le signe visible et (dramatiquement) ironique qu'il s'agit d'un mariage blanc.
Clarissa quant à elle, dans sa dimension romanesque et picturale, porte un chemisier soyeux de
teinte mordoré, dont la couleur rappelle certaines tenues mariales. De plus, ses vêtements
présentent une coupe « bébé » ou « princesse », un vêtement cintré sous la poitrine, qui se portait
traditionnellement au Moyen-âge - c'est aussi la mode dans les années soixante (revival)
d'influence indienne ou celte. Enfin, cette coupe de vêtement est une coupe semblable à celle de
l'épouse Arnolfini, et évoque sans trop d'équivoque l'état de grossesse. En effet, la maternité
sature le tableau de Van Eyck (le lieu clos, le lit, l'animal, l'évocation du cycle de la vie...)
comme elle sature le film de Jim McBride : on prétend que l'épouse Arnolfini est enceinte, ce
202

que les formes arrondies de sa silhouette laissent entendre ; tandis que Clarissa, déjà maman, a
eu maintes fois recours à l'avortement, dont le dernier quelques temps avant sa rencontre avec
McBride, et semble avoir une fertilité problématique 300 . Enfin, dans l'hypothèse, toujours
retenue, d'un autoportrait du peintre et de son épouse, la grossesse serait l'état de l'épouse de Van
Eyck au moment de la réalisation du tableau. Panofski suggère d'ailleurs que la signature de Van
Eyck « Johannes van eyck hic fuit », n'est autre que l'annonce de son enfant à venir – les fils
portant le même prénom que leur père. Jung avance que ce tableau met en jeu une relation à
l’inconscient. Une relation équivalente pourrait se tisser entre le spectateur et le film, ne serait-ce
que par l'épaisseur toue œdipienne du profil féminin de Clarissa, et de sa relation avec son amant
-cinéaste.
D'autres représentations codifiées héritées de la peinture viennent se superposer au texte
documentaire, en particulier pour l'épisode du mariage : On évoquera principalement le plan
étrange (photo n°11) de la future mariée se tenant debout, seule, devant le foyer d'une cheminée
surmontée d'un miroir plongé dans l'obscurité. Au fond de la pièce, une fenêtre grillagée d'où
s'échappe une lumière blafarde et oblique (une lumière plutôt à la Hopper). Elle tient son sac à
maisn sur son sein – le même sac contenant les photos de son fils, les lettres de son père et les
nombreuses clés de ses appartements ; objets qui se substituent au ventre vide. Ou bien la longue
séquence dantesque de descente du couple vers la chapelle, qui tient plus de la descente aux
enfers que d'une union céleste façon Chagall. Ou enfin la séquence des noces, où le cinéaste se
retrouve dans la position centrale de la « scène », séparant les nouveaux mariés.
La complexité du cinéma en matière de subjectivité se trouve ici mise en scène, problématisée de
façon implacable et en même temps ludique, à la manière des Beatles par exemple qui
cristallisent ces questions ancestrales sur le jeu de quelques signifiants et quelques accords de
guitare 301 - l'heure n'est plus aux poètes maudits mais plutôt aux jeunes artistes décomplexés et
touche-à-tout qui pratiquent le mélange des genres et font bouger les lignes formelles
conventionnelles, tout en faisant résonner leurs textes dans l'épaisseur d'une histoire de la
représentation occidentale. La démarche de Jean-Luc Godard est encore une fois l'exemple
inspirant d'une génération de cinéastes qui ne se cantonnent pas dans une champ de
représentation défini une fois pour toutes :
300 Entre le mariage imminent avec un autre, l'influence pernicieuse du père aux désirs incestueux et la facilité avec
laquelle Clarissa se fait avorter, l'histoire d'amour semble menacée, mais le travail de superposition du texte
pictural sur le texte documentaire, offre un espoir de sortir de la crise et d'espérer une union prochaine.
301 Pour l'observateur attentif, les textes des Beatles et des Pink Floyd notamment, proposent une relecture
vertigineuse des problématiques du Romantisme anglais (la chanson des Pink Floyd, Echoes, par exemple).
203

Malheur à moi donc, puisque je viens de tourner Une Femme mariée, un film où les
sujets sont considérés comme des objets, où les balades en voiture alternent avec les
interviews, où le spectacle de la vie se confond finalement avec son analyse ; bref, un
film où le cinéma s’ébat libre et heureux de n’être que ce qu’il est. 302
Si bien qu'à l'image du reflet inversé dans le miroir, le film documentaire fictivise. Dans son
ouvrage De la fiction, Roger Odin montre, à grand renfort d'exemples que « le réel ne cesse
d'envahir les textes de fiction », citant ensuite Gérard Genette, « Le discours de fiction n'est en
fait qu'un patchwork ou un amalgame plus ou moins homogénéisé d'éléments hétéroclites
empruntés pour la plupart à la réalité», pour conclure, plus sobrement en écrivant que
« Inversement, tout documentaire peut être lu comme fictif parce qu'il ne donne qu'un point de
vue sur la réalité. » 303 On reconnaîtra ici cette habituelle aporie quand on se place du point de
vue documentaire, tandis que du côté fictionnel, les perspectives sont immenses. Il faut bien
reconnaître que les marges de manœuvre sont a priori plus minces, surtout lorsque l'on songe
aux postures et personnages assumées par Woody Allen dans ses films, et pour lesquels aucune
justification ne semble nécessaire. Ce n'est pas pour autant qu'il y ait transparence entre le
documentariste et ses manifestations subjectives.
Toujours est-il que Clarissa, sujet bien réel, se voit offrir une existence romanesque, tandis que le
sujet fictif de DH'sD se caractérisait par sa fadeur et sa superficialité, ce qui avait précipité la fin
du tournage du journal filmé. Par cet effet de miroir inversé, la fiction semble bien plus « réelle »
que le documentaire, plus banale, plus facile à croire, alors que MG'sW attire dans ses jeux
d'ombres et de lumières toutes les lectures possibles. Clarissa dont le prénom même renvoie et à
la peinture (la clarté, la lumière étant l'élément central de mise en scène picturale, en particulier
dans l'école flamande) et aussi à la littérature, puisque tel est le prénom de l'héroïne de Samuel
Richardson, Clarissa, or the History of a Young Lady (roman de 1748), incarnation de la
distinction aristocratique (naissance, richesse, beauté et vertu), mais qui connaîtra une fin
tragique pour avoir trop voulu préserver sa vertu. Reflet inversé encore de la Clarissa de MG's
W, qui regarde plus du côté de Flaubert : elle serait une sorte d'Emma Bovary du XX°siècle,
révolutionnaire, sexuellement libérée, changeant de partenaire comme elle change d'appartement
– le nombre de clés que contient son sac à mains laisse rêveur...
De DH's D à MG's W : ou comment vivre sa vie...
Jim McBride a en quelque sorte refait l'histoire du cinéma en deux films. Les deux films de Jim
302 Jean-Luc Godard, Cahiers du Cinéma n°159, octobre 1964. Texte repris dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc
Godard, Éditions de l’Étoile- Cahiers du Cinéma, Paris, 1985, p. 254.
303 Roger Odin, De la fiction, Éditions De Boeck Université, Paris & Louvain, 2000, p.50.
204

McBride offrent une illustration de ce chemin parcouru, du simple jeu de mise en scène autour
de cette notion de cinéma-vérité, à une captation du réel et à sa construction signifiante par et
pour le cinéaste. Si la chambre-studio de DH’s D pouvait parfois résonner comme une chambre
d’échos du monde extérieur où il perdait pied jour après jour, dans MG’s W, « le monde dans
lequel nous vivons peut être décrit comme une sorte de studio de cinéma » comme nous le
rappelle Robert Kramer 304 - une solution imaginaire plus tenable pour le sujet-cinéaste 305 .
Émule de Godard, Jim McBride s’amuse avec les apparences et finit par réaliser son film sans
tenir compte des dogmes qui régissent les genres, ou plutôt les approches cinématographiques.
Sa relation au cinéma est sans complexe, et sa relation à son sujet inspirante et non inhibante,
contrairement à celle qu'il entretenait, maladivement avec sa caméra. Finalement, la démarche de
Jim McBride dans MG’sW pourrait se résumer en quatre mouvements, comme Godard le fait
dans son texte « Ma démarche en quatre mouvements » 306 : de l'objectif au subjectif au film
(recherche d'une structure) à la vie. « Peut-être alors que si le film est réussi, au moins à certains
moments, certaines images, que se révélera ce que Merleau-Ponty appelait 'l'existence
singulière' d'une personne... » 307
Si, comme l'écrit encore Godard, « La sincérité de la Nouvelle Vague a été de parler bien de ce
qu'elle connaissait » 308 , il en va de même avec Jim McBride qui parle bien de ce qu'il connaît
bien, et qui constitue son syntagme filmique depuis DH'sD, à savoir les relations qu'il entretient
avec les femmes, avec sa caméra et finalement avec lui-même. Une fantaisie cavellienne 309 du
mariage façon années soixante, sur fond d'amour libre mais faux libertinage.
C'est dans les années soixante-dix que des débordements vont se produire, qui vont interroger la
forme même du film « arty » et entrer dans un cinéma plus politique, plus polémique et plus
problématique. Le film de Mitchell Block en est un exemple frappant et concentré.
304 Robert Kramer, « Pour vivre hors-la-loi, tu dois être honnête », texte traduit de l'anglais par François Niney, in
Dans le réel la fiction, Groupement National du Cinéma de Recherche, Paris, 1993.
305 Jim McBride va en effet poursuivre sa carrière de cinéaste dans le champ de la fiction, s'excluant de fait
personnellement de l'espace du film (« I rather not to »), de Glen and Renda (1971), film d'anticipation lesté de
considérations philosophiques qui relate la survie d'un couple complètement nu après l'explosion d'une bombe
atomique, à l'adaptation d'À Bout de souffle de Godard en 1983 (Breathless).
306 Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , Éditions de l'Étoile – les Cahiers du Cinéma, Paris, 1985, pp.296-297.
307 Ibidem.
308 Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , Éditions de l'Étoile – les Cahiers du Cinéma, Paris, 1985, p.235.
309 Jim McBride et Clarissa Ainley sont les enfants des personnages que Stanley Cavell analyse dans son ouvrage
Pursuits of Happiness : The Hollywood Comedy of Remarriage , New York : Harvard University Press.
(Traduction française : À la recherche du bonheur - Hollywood et la comédie du remariage , Les Cahiers du
cinéma, 1993.)
205

3) Dernier exemple de jeux de la vérité : No Lies, ou le cinéma direct comme viol 310
-Un cas d’école
- Pourquoi me filmez-vous comme ça ?
- Je ne sais pas, parce que je cherche
quelque chose de ........ la vérité.
Jean-Luc Godard, Le Grand Escroc, 1964
Concern for authenticity links forger and
documentary filmmaker. Both create an
illusion of the real through an elaborate
web of artifice.
Jesse Lerner, 1998 311
Le film de Mitchell Block, réalisé en 1973 312 , a fait couler beaucoup d’encre tout au long de la
décennie, et a animé maints débats, féministes pour la plupart. Tourné dans le style du « cinéma-
vérité », avec les mêmes stratégies de distanciation, d’ironie et d’indices semés « qui disent la
vérité », No Lies relate, de manière assez crue et avec une avalanche de détails, un viol perpétré
sur une jeune étudiante dans un campus. Or ce film est une fiction. Comme David Holzman’s
Diary, et partiellement comme Daughter Rite que nous explorerons dans le Chapitre suivant
consacré à la subjectivité féminine, No Lies joue sur nos attentes jusqu’à ce que l’on découvre à
la fin du film, que ce que nous souhaitions qu’il ne soit jamais arrivé, n’est en fait jamais arrivé.
Manipulation éhontée ou sage décision ? Bill Nichols penche pour la seconde interprétation :
We may end up wondering if we have been deceived when we learn that the cameraman
is not the actual filmmaker. On the one hand, we may decide that Mitchell Block has
made a wise decision to employ actors to play the role of a filmmaker and his subject,
given the highly intrusive nature of the filmmaker’s questioning. 313
No Lies est un film que l’on peut qualifier de film féministe, qui désamorce le spectacle par la
fiction, et est réalisé par un homme : Un jeune étudiant en cinéma tourne sa caméra vers une de
ses amies qui s’apprête à sortir pour une party estudiantine - on apprendra qu’il s’agit,
310 Ceci fait référence à un texte de Vivian C.Sobchack, « Film Direct as Rape », in Alan Rosenthal, New
Challenges for Documentary, Berkeley and Los Angeles : University of California Press, 1988, pp.332-341.
311 Jesse Lerner, F is for Phoney : Fake Documentary in Theory and Practice , Minneapolis : University of
Minnesota Press, 1998, p. 24.
312 Film en 35mm ; or, comme le remarque justement Bill Nichols « Reality is rarely shot on 35mm…. », in
Ideology and the Image : Social Representation in the Cinema and Other Media, Indianapolis : Indiana University
Press, 1981, p.208.
313 Bill Nichols, Introduction to Documentary, Bloomington & Indianapolis : Indiana University Press, 2001, p.12.
206

significativement, du film de Charles Laughton, The Night of the Hunter, titre qui sert
d’avertissement, et initialise cet hypotexte de la femme violée par la simple présence de Lilian
Gish, que nous allons évoquer plus bas. Les questions inquisitrices qu’il lui pose sur les
modalités de la soirée relèvent à la fois du jeu de la jalousie – et de la séduction - et celui de la
protection paternaliste : chez qui, où, quand, comment ? Cette stratégie de la communication
vise à faire tomber les réserves de son amie, et cette dernière finit, de guerre lasse, par lui avouer
qu’elle a été récemment victime d’un viol. Le dispositif de modes mixtes - notamment
l’interview et la proximité du cinéaste avec son sujet qui relèvent malgré tout d’une certaine
anthropologie domestique 314 - crée une zone de tensions dans le film, entre ce qui relève du fait
(le tournage, la vraie relation entre les deux étudiants), et le récit du viol qui quant à lui, est de
nature fictive, bien qu’inspiré de faits similaires, selon une méthode d’investigation
journalistique qui, depuis George Orwell dans les années vingt, a fait ses preuves dans le champ
documentaire. Le film est construit comme une conversation entre un interviewer – le jeune
étudiant en cinéma qui se fait démiurge pour la circonstance - et une jeune femme interviewée,
censée relater une expérience traumatisante qui lui serait arrivée peu de temps auparavant. En
posant les bonnes questions, l’interviewer réussit à libérer une parole prétendument en
souffrance, et à informer ainsi le jeune public sur les risques de viol dans les soirées organisées
sur les campus ; on ajoutera d’ailleurs que dans les premières années des 70’s, les observateurs
sociaux et sanitaires américains commencent à s’inquiéter des effets constatés liés à la
consommation de drogues et stupéfiants en tout genre, lesquels, s’ils apparaissent comme un
facteur de désinhibition, encouragée par bon nombre de chansons pop (Jefferson Airplane, Pink
Floyd, Neil Young, Jimmy Hendrix, Janis Joplin, The Doors etc…), ils semblent cependant être
un facteur favorisant les agressions, notamment les agressions sexuelles. Le point de vue est
intime, ce qui accorde une véracité certaine à la parole de la jeune femme et à son témoignage.
En s’identifiant au point de vue de la victime, le film agit pour une meilleure compréhension des
professionnels de soins comme de l’entourage des (véritables) victimes. D’ailleurs, le film est
régulièrement montré dans les écoles et les universités, tant à des fins de prévention qu’à des fins
d’analyse filmique. L’attitude de la société face au viol, et le silence qui entoure souvent ce type
d’agression sont par conséquent visés, démasqués. Et au-delà de ce fait de société, au demeurant
préoccupant, No Lies épingle les pratiques filmiques et discursives traditionnelles.
- Le récit du premier viol
« You wanta know what a rape is. You’ll never know what a rape is. You’ll never know
what a rape is ! So how can I explain it to you ? There’s no way of explaining it to you. »
314 Nous proposons une définition de l’anthropologie domestique dans au Chapitre III.
207

Ces mots sont ceux que Shelby Leverington, le « sujet » féminin de No Lies ! 315 , lâche d’une voix
étranglée à la caméra inquisitrice d’Alex Hirschfeld, le cinéaste amateur qui traque la jeune fille
dans l’appartement étriqué qu’ils partagent, au paroxysme de ce film quelque peu perturbant de
Mitchell Block. En accord avec l’argument de Shelby « you’ll never know what a rape is », le
film ne fournit aucune explication ou description, et au contraire, opte pour l’action : ce n’est pas
simplement un film à propos du viol, d’un viol, mais cinématographiquement, c’est un film qui
démontre et commet un viol pour ainsi dire, afin de démontrer, documenter l’expérience de la
victime qui a baissé sa vigilance et a été brutalement agressée.
Ainsi, le sujet du film n’est autre que son style – No Lies étend le sens du viol au-delà de la
violence physique et sexuelle que bien d’autres films ont traitée de façon plus photogénique et
plus cinématographique sans doute, et sur lesquels l’attention s’est peut-être trop portée, pour de
mauvaises raisons. No Lies élargit ainsi notre perception du problème.
L’agression sexuelle a été en effet un sujet souvent traité au cinéma, depuis ses origines. Le
premier film que l’on peut citer sera le film de D.W.Griffith, Birth of a Nation (1915) où Mae
Marsh et Lillian Gish sont victimes de tentatives de viol – tentatives avortées, par le suicide de la
première, et l’arrivée du père à la rescousse pour la seconde. On pense également au viol hors-
champ de Jennifer Jones dans le film de King Vidor, Duel in the Sun (1947) ; un acte exprimé
dans le champ du film par un brusque changement de temps, et des éclairs zébrant le ciel.
L’année suivante, le film de Jean Negulesco, Johnny Belinda, met en scène le viol d’une jeune
fille muette, puis William Dieterle met en scène un viol sur la personne de Loretta Young dans
The Accused. Ida Lupino quant à elle dirige Mala Power qui subit également un viol dans
Outrage (1950), puis c’est Esther Williams dans The Unguarded Moment (film de Harry Keller,
de 1956), un film écrit en partie par Rosalind Russell. Dans les années soixante, on notera le film
Something Wild (film de Jack Garfein, de 1961) ou encore The Boston Strangler (film de Richard
Fleisher, de 1968) ; et dans les années soixante-dix, des films comme le Frenzy d’Hitchcock, les
The Straw Dogs de Sam Peckinpah ou encore Deliverance de John Boorman, se distinguent dans
leur volonté de rallonger la scène - elle devient le point d’orgue de la mise en scène de Sam
Peckinpah, en l’agrémentant de « fantaisies » macabres. De même, la télévision entend traiter du
viol, en proposant divers programmes de type docudrama, comme A Case for Rape 316 (NBC,
1974), ou bien Cry Rape (1973), et pour terminer, le long-métrage de Martha Coolidge, Not a
315 Film couleurs en 16mm, 16 minutes. Réalisateur/Producteur : Mitchell Block. Sortie : Décembre 1973.
Distributeur : Phœnix Films, New York.
316 Ce film de télévision, particulièrement réaliste, met en scène deux viols sur le personnage interprété par
Elizabeth Montgomery. Ayant soutenu l’ensemble du projet, elle menaça de quitter le projet, lorsque les producteurs
de télévision hésitèrent à tourner le second viol, de peur de choquer l’audience. Le projet fut finalement tourné dans
sa totalité, et la diffusion non censurée, annoncée cependant par les précautions d’usage.
208

Pretty Picture (1975), un documentaire semi-autobiographique, où la cinéaste reconstitue le viol
qu’elle a elle-même subi à l’âge de seize ans, par le biais d’acteurs à qui elle demande de simuler
le viol ; elle se met alors elle-même en scène d’une manière quasi-brechtienne, assistant à la
représentation de son propre viol. Cette reconstitution aux vertus non seulement pédagogiques -
le viol a lieu dans un lycée, et les reconstitutions font appel aux commentaires du personnel
enseignant - mais surtout cathartiques, a probablement puisé son inspiration formelle dans le film
de Mitchell Block 317 , sur lequel nous proposons de revenir quelques instants encore. Mais
auparavant, revenons brièvement sur ce bref catalogue chronologique des films mettant en scène
des viols : l’on sera frappé par la grande variété de tons, de postures et de profils de femmes, de
la pure, fragile héroïne interprétée par Lillian Gish dans Birth of A Nation, à la fille de ferme sans
attraits particuliers de Johnny Belinda, en passant par l’épouse prétendument délurée interprétée
par Susan George dans Straw Dogs. Par contre, outre le fait de mettre l’accent sur la nature
physique, active du viol, ces films ont un dénominateur commun, celui de placer le public dans
une position voyeuriste – position foncièrement masculine, selon Laura Mulvey, nous l’avons
déjà évoqué avec DH’s D – au lieu de placer le spectateur dans le point de vue de la victime, ce
qui est tout de suite beaucoup plus déstabilisant – nous verrons que ce glissement spectatoriel
relève pour beaucoup de la démarche féministe.
Finalement, Shelby échappera au viol cinématographique perpétré contre elle, en quittant
l’appartement, claquant la porte sur l’objectif avide d’Alec (voir photos). C’est alors que le
générique se déroule avec la révélation du statut fictif du film. Dans son texte « Direct Cinema
as Rape », Vivian C. Sobchack montre qu’un film comme No Lies occupe tout l’espace de
l’écran :
The psychic space it occupies however, is of a different and much more complex order.
By the film’s end, the audience has been subjected to three rapes rather than one and has
experienced them on increasingly threatening levels. 318
Ce qui est paradoxal dans le dispositif discursif de No Lies, c’est que le viol le moins immédiat
est l’agression sexuelle décrite par Shelby. Assis bien confortablement dans le siège d’une salle
obscure, nous pouvons écouter Shelby raconter le viol dont elle a été victime, un viol hors
champ, invisible. Ce qui signifie que le viol le plus physique est précisément celui qui est le
moins physique dans le film. L’événement nous parvient par le biais d’une réaction sur le vif,
dans une langue de communication de type vernaculaire – le langage des jeunes révoltés contre
317 Comme c’est le cas pour No Lies, Not a Pretty Picture n’est pas tant un film à charge au contenu socio-politique
manifeste, qu’une réflexion somme toute métaphorique - pour renvoyer au contenu métaphoriquement authentique
mis en exergue par le critique Timothy Dow Adams, dans son texte Telling Lies in Modern American Autobiography
- sur l’impossible représentation du Réel, et la peur d’anéantissement du sujet.
318 Vivian C.Sobchack, « Direct Cinema as Rape », in Alan Rosenthal, New Challenges for Documentary, Berkeley
and Los Angeles : University of California Press, 1988, p.336.
209

toute forme d’autorité, dont nous avons un fragment en exergue de cette partie - qui ne favorise
pas tant l’universalisation du propos, propos de plus raconté au passé, ce qui lui ôte toute
présence visuelle palpable. Et comme Shelby finit par s’exprimer de façon désordonnée, l’acte
ne peut être communiqué que par le langage, instrument de la symbolisation d’un réel hors de
portée, mais dont il ne pourra jamais tout dire, tout comprendre. Bien que le spectateur puisse
être en mesure de comprendre intellectuellement toute l’horreur de cet acte, voire ressentir de la
compassion à l’égard de la victime, il reste néanmoins complètement protégé, mis à distance de
l’acte lui-même, spatialement et temporellement, l’acte d’agression ne pouvant être appréhendé,
expérimenté que comme récit - ici, un récit lacunaire, répétitif, aux accents plaintifs et
perturbants. Ce récit du viol perpétré hors champ peut être lu comme une métaphore
documentaire : No Lies est le film de fiction documentant ce qu’un film documentaire ne saurait
documenter : l’aménagement d’un Réel hors d’atteinte, où la véracité de l’acte relaté n’est plus
pertinente. Cet aménagement au bord du vide, de ce qui ne peut être montré – la définition du
Réel – relève nécessairement d’un certain travail de fiction, au sens de fingere, fabriquer. Les
cinéastes qui ont voulu se confronter aux manifestations du Réel se sont tous heurtés à cette
impossibilité de la représentation. En ce qui nous concerne, une des images les plus terrifiantes
qui nous ait été donné de voir, fut sans doute celle délivrée par les caméras de surveillance d’une
artère de Los Angeles la bien nommée, dans le dernier opus de Michael Moore, Sicko, où le récit
apocalyptique du cinéaste sur la fin de vie des personnes sans domicile fixe, refoulées des
hôpitaux, trouve une conclusion implacable et insoutenable dans les images fantomatiques et
pourtant bien réelles d’une vieille femme venue mourir sur le trottoir situé devant le centre
d’accueil palliatif qui lui refusa tout soin. Longtemps après sa mort, les enregistrements
consignés bien au chaud dans une salle de télésurveillance gardent la trace des dernières minutes
de vie de cette femme, venue mourir sous le regard inhumain de la machine enregistreuse.
- Le second viol en direct
Cette distance spatio-temporelle est cependant atténuée par le second « viol » que nous avons
repéré dans ce film : alors que la première agression est le viol décrit par Shelby, le second est
une véritable démonstration de viol. Cette fois-ci encore, Shelby en est la victime, mais, pour
reprendre la tournure de cette dernière « the friendly neighborhood rapist », c’est Alec, le
cinéaste, qui la poursuit dans l’appartement, et l’accule à lui faire face, physiquement et
émotionnellement. On le voit violer son intimité, sa confiance, ses défenses, son espace. Il
s’acharne à la sonder, l’attaquer en la blessant, l’humiliant alors qu’elle ne semble pas consciente
qu’il est en train de la trahir à la caméra, en exploitant sa confiance (amicale) et en orchestrant
son effondrement devant la caméra. En fait, il est manifestement coupable de tout ce qui est lié
210

au viol, sauf de l’agression sexuelle. Comme le violeur, comme la police, Alec fait de
l’intimidation. Son arme n’est pas un couteau ou un rapport de police, mais une caméra. Ne
sachant quelle posture adopter, Shelby rit nerveusement et reproche à Alec son malaise « You’re
making me nervous ! » Et tandis qu’elle va dans sa chambre, elle se retourne et lance à la caméra
« Okay, that’s it… that’s all you gonna shoot », il répond, incrédule et sûr de lui « What do you
mean, that’s all I ‘m gonna shoot ? » Et lorsque Shelby exprime son désir de changer de tenue, et
donc de rester seule pour se dévêtir, elle lui dit « You can’t come in here », mais Alec la suit
toujours comme son ombre « I can’t … ? What are you talking about ? I’m making a movie here,
if you haven’t realized. » Alors Shelby se soumet au pouvoir de la caméra et décide de ne pas se
changer, si ce n’est de collier. C’est le début de sa capitulation et de sa soumission à Alec le
cinéaste qui s’avère aussi manipulateur et calculateur que les autres homme de son « engeance »,
le violeur et l’inspecteur lascif qui l’a méprisée, manipulée, en lui faisant revivre le traumatisme
récemment subi dans les moindres détails, en poussant sa victime dans ses retranchements, ce
qui finit par provoquer son effondrement physique et nerveux, sa reddition pure et simple. À
partir de ce moment-là, elle va répondre docilement aux questions d’Alec, lui suggérer même
quelques unes de ses futures questions. C’est le cas lorsqu’elle rapporte que les policiers l’ont
accusée de sortir les poubelles dans une tenue provocante ; elle suggère alors à Alec la question
du « comment elle était habillée », jouant finalement le jeu trouble de la victime consentante, à
se reconnaître ainsi, malgré elle, comme le facteur déclenchant de l’acte commis – idée
subversive qui permet au système de continuer à fonctionner sans risque : « A rape is….is a
reality of cops coming in and humiliating you and telling you it was your fault….. because you
took a shower after it happened » Les paroles de Shelby établissent douloureusement un
parallèle avec celles d’Alec quand il l’accuse de se nettoyer, comme si elle voulait se purifier
psychiquement. Comme les membres de la police, il finit par exprimer ses doutes sur la réalité et
la brutalité de l’acte : « Are you sure it happened at all ? », puis ajoutant, d’une façon
particulièrement perverse « ….you’ve got too much of a resigned attitude », et finalement lui
reprochant « …you’re too willing to accept it and take it », et terminant par « it makes it look it
wasn’t really a rape….. or it wasn’t so much a rape. » Shelby finit par fondre en larmes, tandis
que la caméra d’Alec continue de la filmer en gros plan, impassible. Contrairement au spectateur
qui s’est mis à détester les manières brutales du cinéaste, Shelby ne semble pas entièrement
consciente d’être la victime désignée d’Alec, tandis qu’elle essuie ses larmes en tentant de ne pas
défaire son maquillage « But I want you to know that I didn’t enjoy it…. Because that’s what
you’re intimating….and it’s not true. » Alec lui fait alors de plates excuses, en la conduisant à la
porte de chez elle pour qu’elle puisse enfin aller au cinéma, lui promettant de l’y rejoindre une
fois qu’il en aurait terminé avec sa caméra. Or, ainsi que nous l’avons suggéré en mentionnant le
211

titre du film pressenti, le cauchemar ne fait que commencer.
En tant que spectateurs/spectarices, notre relation aux deux viols perpétrés est assez différente en
fait. Si être le témoin d’un viol nous touche émotionnellement, moralement, nous ne sommes pas
pour autant menacés personnellement, physiquement, embusqués que nous sommes à bonne
distance de ce qui se joue sur « l’autre scène ». Nous retirons un certain plaisir de la situation,
même si nous avons tendance à ressentir de la compassion pour Shelby, victime expiatoire d’une
société fascinée par le spectacle de femmes abusées, dans la toute puissance de notre position de
voyeur, notre omniscience de la scène et du drame qui se joue sous nos yeux, notre moi
consciemment divisé entre plaisir et réprobation, entre elle et lui. Que nous soyons fascinés par
la proximité palpable entre le cinéaste et son sujet, ou que nous apprécions plus les liens
étranges, parfois jubilatoires, entre la forme et le fond, nous ne remettons pas directement en
question la nature quelque peu trouble de notre plaisir.
Car, nous ne lisons pas simplement le film comme le récit d’un fait de société, pour ainsi dire,
mais comme la métaphore centrale de notre position de spectateur privilégié, face à un dispositif
filmique favorisant justement cette proximité calculée avec la réalité du monde, cette impression
de réalité qui est au cœur de la critique adressée au cinéma direct ou cinéma-vérité – nous ne
reviendrons pas ici sur les nuances déjà apportées entre les deux intitulés. Par conséquent, le
cinéma direct, et dans une moindre mesure, le cinéma documentaire - en tout cas le cinéma
documentaire de type reportage sur le vif, reportage sensationnel etc….. – est présenté ici comme
un acte assimilable au viol, la femme à la position objectivée du sujet qui se retrouve pour ainsi
dire cerné par le dispositif mobile et envahissant du cinéaste.
- Le troisième viol hors-champ :
Ce qui nous conduit au troisième viol, sans conteste le plus significatif du film : Du viol raconté
– celui que Shelby raconte, sans grand brio, nous l’avons vu - au viol démontré par la virtuosité
d’un cinéaste adepte du cinéma-vérité, au viol enfin perpétré hors champ, sur le spectateur. La
confrontation est particulièrement directe : Une fois que nous avons appris que les deux
personnes évoluant à l’écran ne sont en définitive que des personnages d’une fiction qui se joue
sous nos yeux, ils ne nous séparent plus du cinéaste réel, Mitchell Block, ni des réelles victimes
de l’agression : nous-mêmes. Nous découvrons, de manière particulièrement abrupte et
choquante que le seul véritable viol commis l’a été sur nous, spectateurs crédules, bercés dans
nos illusions et notre condescendance de spectateurs tout-puissants nous repaissant du drame qui
se jouait devant nous. Nous ressentons à notre tour la même humiliation qu’avait prétendument
212

essentie Shelby, devant notre crédulité et notre orgueil démesuré et ridicule, convaincus que
nous étions qu’un tel viol ne pourrait jamais nous arriver, alors que nous faisons justement
l’expérience de notre propre victimisation.
Mitchell Block dit de No Lies : « I wanted to make a fictional film that would convince the
audience it was an actual documentary, a film that could be frankly manipulative. » 319 Qu’est-ce
qui fait que nous ne sommes pas soulagés par la révélation consistant à reconnaître que Shelby et
Alec n’ont fait que jouer leur rôle, accomplir une performance, et que Shelby n’a pas été
réellement violée ? Vivian C.Sobchack apporte une réponse : « It has little to do with the
abstractions of film criticism or documentary ethics. What bothers us most after seeing No Lies
is our own violation. » 320 À l’image de Shelby rapportant à la caméra qu’elle n’était pas préparée
pour « ça », nous ne sommes pas préparés, quand nous allons au cinéma – une activité aussi
familière que le geste de Shelvy qui consiste à sortir les poubelles – à nous laisser manipuler par
le cinéaste et ce qu’il nous propose – certains spectateurs, en particulier les « avertis », les
professionnels, furent, comme pour la réception du film de Michelle Citron dont nous parlerons
plus loin, les plus en colère, allant jusqu’à parler de manipulation et de trahison.
Et en effet, lorsque le film débute sur les images de Shelby se maquillant pour sortir, et que le
cinéaste se manifeste à Shelby comme il le fait au spectateur, nous nous enfonçons dans notre
fauteuil, prêts à regarder une expérience documentaire de type cinéma-vérité, avec des personnes
réelles, des émotions vraies, dans une situation réelle non contrôlée – et le style que le film
adopte d’emblée authentifie le contenu. Par son manque apparent de contrôle dont attestent les
plans aléatoires fréquents, les mouvements improvisés de la caméra, la lumière naturelle
légèrement sous-exposée, le son soumis aux interférences du milieu ambiant, le film fait preuve
d’un réalisme certain dans son approche des personn(ag)es et des situations. Or, comme c’est le
cas pour David Holzman’s Diary, nous l’avons vu, le film No Lies cultive à dessein cette (fausse)
spontanéité pour gagner notre confiance, exactement de la manière qu’Alec amadoue Shelby
pour arriver à ses fins.
Nous sommes loin du cinéma direct sous contrôle d’un Wiseman, dans Hospital ou Welfare par
exemple, car ici, l’amateurisme dont fait preuve le cinéaste en herbe et qui nous amuse, vise à
nous berner et endormir notre vigilance. Nous sommes ainsi si parfaitement conscients des
procédés maladroits et des fantaisies égotistes d’Alec, que le film nous apparaît comme
319 Mitchell Block, « The Filming of No Lies » in Filmmaker’s Newsletter, February 1975, p.18
320 Vivian C.Sobchack, « Direct Cinema as Rape », in Alan Rosenthal, New Challenges for Documentary,
Berkeley and Los Angeles : University of California Press, 1988, p.336.
213

complètement incontrôlé, livré au dictat d’une réalité exigeante, à un moment privilégié – ce que
Jean Rouch définit ainsi :
[Ce sont] des moments exceptionnels, où tout d’un coup, il n’y a en réalité ni caméra, ni
magnétophone. Une révélation, une révélation stupéfiante parce que parfaitement sincère
et complètement provoquée. Parfaitement artificielle, si vous voulez, parce que vous
aurez demandé à quelqu’un de…….parler. 321
Et lorsque Shelby, agacée par le harcèlement d’Alec, lui demande « What are you wasting your
film for…... taking a picture of me changing my necklace…. », ce dernier lui répond,
laconiquement, à l’image de David Holzman harcelant Penny même lorsque cette dernière s’est
abandonnée au sommeil : « This is cinéma vérité ».
Une fois que les marques de spontanéité attestant de l’absence de toute préconception du film ont
eu raison de notre confiance, Mitchell Block entreprend alors d’amener le spectateur sur le
terrain de l’éthique, qui est une des grandes questions que soulève un dispositif filmique comme
le cinéma direct. Après avoir envahi l’intimité de Shelby, Alec, aiguillonné par le drame – drame
qu’il découvre autant qu’il provoque - comme un vampire par le sang, ne devient ni vraiment
observateur visant à l’impartialité - une sorte de Wiseman, à certains moments - ni vraiment un
confident plus ou moins compatissant - une sorte de Michael Moore, à d’autres moments. Il ne se
suffit pas du fait que son acte cinématographique a permis une telle révélation dramatique, il
jubile dans l’exploitation qu’il fait de ses émotions, dans le prolongement pervers de son
angoisse lié au viol, si bien qu’il a, au contraire, tout contrôlé de A à Z. On se rend alors compte
de la façon dont le principe basique du cinéma direct – un accès direct au monde, aux hommes et
aux événements – peut facilement être perverti, précisément par ses fonctions d’enregistrement
spontané, ou par la manipulation autoréférentielle. De même la fausse agression perpétrée par
Alec démontre que le cinéma direct a bien moins d’affinités avec l’événement ordinaire – l’objet
ultime du film documentaire - qu’il n’en a avec le cinéma dramatique, le spectaculaire ou le
catastrophique, ce qui ne fait que confirmer ce que nous pressentions déjà lors de notre analyse
de Salesman.
En soulevant toutes ces questions cruciales, à la fois en termes de thématique – le traitement des
périls pour les femmes, en particulier dans une décennie de libération des mœurs et de
consommation de drogues pouvant mener à des débordements agressifs – et en termes de théorie
cinématographique, et notamment documentaire, No Lies révèle une dimension filmique hors
normes, et principalement adressée à un public critique et averti qui comprend les enjeux, a
321 Notre traduction, d’après G.Roy Levin & Jean Rouch, « Interview with Jean Rouch », in Documentary
Explorations : Fifteen Interviews With Filmmakers, New York : Doubleday, 1971, 137.
214

econnu la métaphore centrale du film, et ainsi, a pu en sonder les profondeurs abyssales.
Comme le dit Mitchell Block « No Lies is about rape in both a literal and a figurative sense », et
il ajoute un peu plus tard « ….but also a statement on documentary films. »
No Lies réussit également à révéler nos propres faiblesses (orgueil, manque de confrontation au
réel, d’investissement dans le spectacle de nos vies) et nos velléités (le système de pensée du
« j’y pense et puis j’oublie ») face à un cinéma plus exigeant que les habituels documents en
« real-life » que proposaient alors le cinéma direct et les chaînes de télévisions toujours plus
nombreuses. On a en effet déjà précisé que c’est durant les années soixante-dix que les films
hybrides comme les docudramas, docufictions etc……voient le jour, justement pour pallier cette
habitude spectatorielle de « lecture des étiquettes » et de l’anticipation subséquente sur ce qui va
nous être montré et/ou conté, ce qui a pour effet immédiat d’amoindrir l’impact du document.
Vivian Sobchack va dans le même sens en écrivant : « The film may attack us, but it is our own
expectation that makes us vulnerable. Why do we even trust the credits ? The film leaves us
dislocated, unsettled, challenging us to believe it when it says it’s lying. » 322
Quel est le réel impact du dispositif du film, que l’on ne sache rien avant de le regarder, ou que
l’on sache qu’il s’agit d’une mise en scène, ou qu’il s’agisse d’une seconde vision ? Quoi qu’il
en soit, le film est plus qu’un problème insoluble en forme de dilemme - ce que les Américains
appellent une « The Lady or the Tiger connundrum » 323 Le choc de l’expérience d’une première
vision ne pourra jamais se répéter, mais le spectateur est capable d’y substituer une autre réaction
qui sert une fonction similaire en faisant en sorte qu’il se confronte à son expérience du film. Au
fil des « re-visions » du film, on cherche des traces de la manipulation du cinéaste, de ces
moments où l’on a été trompés ; et comme nous avons été les complices involontaires de notre
propre « viol », « we look back for that moment when we could have said ‘no’ and didn’t, to that
instant both before and after we lost our virginity » 324 , écrit encore Vivian Sobchack.
Ainsi No Lies offre une alternative élaborée aux récits traditionnels traitant du viol des femmes,
une troisième voie, ni reportage ni fiction traditionnelle, aux antipodes des démarches des films
322 Vivian Sobchack, « Direct Cinema as Rape », in Alan Rosenthal, New Challenges for Documentary, Berkeley
and Los Angeles : University of California Press, 1988, p.340.
323 The Lady or The Tiger ? est une célèbre nouvelle écrite par l’écrivain américain Frank R.Stockton, en 1884.
Cette histoire courte, publiée dans un recueil de contes philosophiques destinés au jeune public, est une version
séculaire du Jugement de Salomon, puisqu’elle s’appuie sur un choix impossible à faire, sans perdre l’objet ou l’être
aimé. Ici, les deux portes qui s’offrent à nous, la Lady, ce serait la lecture du film comme une fiction que l’on épouse
et qui nous fait abandonner notre « amour » de l’authentique ; l’autre porte, le Tigre, ce serait la lecture du film au
premier degré, un film du cinéma direct, qui dévore littéralement son spectateur, affamé qu’il est de « chair
fraîche ».
324 Vivian Sobchack, « Direct Cinema as Rape », in Alan Rosenthal, New Challenges for Documentary, Berkeley
and Los Angeles : University of California Press, 1988, p.341.
215

cités plus haut, à l’exception sans doute du film de Martha Coolidge. Dans le même temps,
comme le feront les futurs films de femmes, le film de Mitchell Block pose quelques questions
essentielles et critiques sur la prise en charge par le cinéma documentaire (au sens large, dans le
sens du projet, de la démarche et de l’investissement du/de la cinéaste) des irruptions du réel
dans la vie du sujet-cinéaste – nous y reviendrons en conclusion de nos explorations subjectives -
mais s’impose déjà l’idée malaisée, inconfortable, que ce film-essai, à la fois documentaire et
fiction, pourrait présenter une nouvelle forme d’écriture subjective, qui serait seule en mesure
d’aménager la complexité du sujet et du monde dans lequel il évolue.
No Lies interroge non seulement les méthodes souvent agressives et manipulatrices du cinéma
direct – notre image du tigre – mais aussi, et surtout, la relation du spectateur à tous les films
qu’il regarde et desquels il construit sa propre expérience. Et finalement, en établissant cette
analogie, au demeurant choquante, entre le viol et le cinéma direct, Mitchell Block fait en sorte
que cette analogie soit une expérience qui engage à la fois les émotions du sujet et son intellect,
et ce, quel que soit le genre du sujet. Pour les observateurs critiques qui voient le cinéma comme
une force sociale de changement, No Lies mérite une reconnaissance certaine. Malgré les
pratiques peu éthiques des stratégies inavouées, ce film fait preuve d’une certaine responsabilité
civique, notamment en extirpant la victime de son carcan dialectique. Nous terminerons cette
analyse en ouvrant la perspective sur les relations du cinéaste avec son sujet, en l’occurrence, sa
victime.
- Le cinéaste et sa victime :une tradition à déboulonner…
Il nous semble en effet intéressant de revenir un instant sur cette « tradition de la victime » qui
fut un des leitmotiv de John Grierson et du mouvement documentaire qu’il initia dans les années
trente en Grande-Bretagne, et dont l’un des mots d’ordre était « To command, and cumulatively
command, the minds of generations… »
Bien que No Lies de Mitchell Block présente à dessein, nous l’avons vu, les effets pervers d’un
brouillage des frontières documentaire/fiction, il n’en demeure pas moins que le film entretient
avec « sa victime » les mêmes relations que les films documentaires de l’ère Grierson
entretenaient avec leurs « victimes », à l’époque, les familles indigentes principalement. Certes
la victime a changé, mais elle reste l’élément cardinal de tout dispositif filmique, et les choses
n’ont finalement guère changé au fil des décennies. Si l’on prend la question, significative s’il en
est, du logement, rien n’a vraiment changé dans le rapport du cinéaste à son sujet – sans compter
que les conditions elles-mêmes de logement restent toujours aussi préoccupantes - de Housing
216

Problems (film documentaire d’Edgar Anstey et Arthur Elton de 1935) à Cathy Come Home
(docudrama de Ken Loach de 1966), Riff Raff (long métrage de fiction de Ken Loach de 1990),
ou à Public Housing (documentaire de Frederik Wiseman de 1997) et Sicko (documentaire à
charge de Michael Moore de 2007), entre autres. Et au contraire, le rôle de la télévision n’est-il
pas de nous renvoyer les images de notre mauvaise conscience ? Le théoricien Brian Winston
observe que « the victim of society is ready and waiting to be the media’s victim too » 325 - double
victime donc, ce qui fait étrangement écho à Shelby, « notre » victime supposée - puis il ajoute
ces mots, qui sonnent comme un constat sans appel 326 :
There was nothing, though, in this ambition to be the propagandists for a better and more
just society (shared by the entire documentary movement) that would inevitably lead to
the constant, repetitive and ultimately pointless exposure of the same set of problems on
the televisions of the West night after night. 327
Il semblerait que cette « tradition de la victime », si l’on reprend l’expression de Brian Winston,
qui en fait une règle générale du film documentaire occidental (cf. « The Tradition of the Victim
in Griersonian Documentary and after »), s’accompagne d’un processus d’objectivation de sa
victime. Brian Winston affirme que « The victim does not figure much in the theorical or public
discussion of documentary » 328 , ce qui est particulièrement vrai du « cas Shelby », cette dernière
faisant l’expérience d’un acte qui n’a généralement pas droit de cité, ensevelie sous ce que l’on
appelle communément une chape de plomb. Peut-être alors convient-il de souligner les relations
que le cinéaste entretient avec son sujet, comme déterminées par la façon dont le cinéaste se
constitue comme subjectivité de son film.
Référons-nous un instant à la théorie du sujet élaborée par Michel Foucault depuis Les Mots et
les choses :
[…] c’était pour m’intéresser aux procédures historiques et aux dispositifs de pouvoir qui
ont noué des discours de vérité et des structures de subjectivité. Il s’agissait d’expliquer
les différentes modalités par lesquelles un sujet se constitue comme tel dans des rapports
réglés à des discours visant le vrai. La subjectivité, produit de procédures de
subjectivation variables dans l’histoire, renvoie à une structuration éthique du sujet, dans
un rapport à soi et un rapport aux normes où il apparaît dans une tension,
indissociablement consentant et résistant, assujetti et se subjectivant, en tout cas
irréductible à des techniques de domination. 329
325 Brian Winston, « The Tradition of the Victim in Griersonian Documentary and After », in Alan Rosenthal
(edited by), New Challenges for Documentary, Berkeley Los Angeles London : University of California Press,
1988), p.269.
326 Il est un peu tôt dans notre démonstration pour que nous effectuons de tels constats. De même, la réception des
films de Michael Moore par exemple, n’a pas encore été appréhendée dans toute sa complexité. Nous soulèverons
quelques possibilités de lecture dans le Chapitre IV, en contrepoint du cinéma radical d’Emile de Antonio.
327 Brian Winston, opus cité, p.270.
328 Ibidem.
329 Michel Foucault, Dits et écrits – 1954-1975, coll. « Quarto », Éditions Gallimard, Paris, 2001.
217

Or, si l’on fait glisser cette théorie foucaldienne du sujet sur notre tentative de définition du
cinéaste comme sujet, on obtient une image assez précise et fidèle des enjeux auxquels ce dernier
doit faire face en tant que cinéaste et en tant que sujet, en tant que messager « d’un discours
visant le vrai » – nous parlons évidemment ici de démarche auteuriste, et excluons le cinéma
hollywoodien – pour se constituer comme auteur et non pas se diluer dans sa créature (son film)
ou ses créatures (les sujets qu’il filme).
En effet, traditionnellement, le cinéaste se place toujours dans une position de contrôle sur son
sujet. Même Frederik Wiseman, emblème américain du documentaire « objectif », en tout cas
prônant la non intervention du cinéaste dans l’espace profilmique, en atteste :
I couldn’t make a film which gave somebody else the right to control the final print. […]
Interference of any kind would be a clear breach of the film maker’s freedom of speech,
and as such, is to be resisted. But given the ‘tradition of the victim’, the film maker’s
freedoms seem like nothing so much as abridgements of the rights of his or her subjects,
rights which, for all that they are less well defined, are nevertheless 330 of a certain
importance in a free society. 331
Or, choisir de documenter un sujet tel que le viol, c’est prendre le risque de perdre le contrôle du
film et de son discours, et de favoriser l’identification du spectateur à la victime, et non à celui,
ou celle, qui exprime son point de vue – ce que Brian Winston résume ainsi, une fois encore de
façon définitive, et sans preuve à l’appui : « All films about deviant activities place the
filmmakers in, at best, quasi-accessory positions. » 332 La position de Mitchell Block consiste
précisément à faire « bouger les lignes », à désenclaver les pratiques et les automatismes
spectaculaires, soit en désactivant par moments la toute-puissance de deus ex machina du
cinéaste, soit en restaurant son autorité à d’autres moments. Le cinéaste en herbe de No Lies joue
de cette mascarade, d’autant qu’il devient à son tour le jouet du cinéaste réel, après avoir joué les
faire-valoir de la victime sommée de se dévoiler.
Une même situation paradoxale sous-tend cette expérience cinématographique à la limite, ce
« prêcher le faux pour dire le vrai » que nous avions déjà identifié et analysé dans la démarche de
Jim McBride. En rompant avec la tradition documentaire, Mitchell Block rompt avec des
pratiques ataviques qui faisaient de la victime principalement un objet de discours, le cinéaste se
plaçant irrémédiablement « de l’autre côté », comme le constate encore Bill Nichols :
330 Nous soulignons cet adverbe comme porteur d’une ambiguïté significative de notre problématique. Par cette
marque d’énonciation, le cinéaste semble moins révolté contre cet état de fait - la moindre importance des droits des
sujets filmés – que par la nécessité de défendre le droit d’expression contre tout autre considération. Cette posture
nous semble spécifique de l’approche artistique américaine.
331 Thomas W.Benson & Carolyn Anderson, Reality Fictions : The Films of Frederik Wiseman, 2 nd edition,
Carbondale & Edwardsville : Southern Illinois University Press, 2002, p.143.
332 Brian Winston, « The Tradition of the Victim in Griersonian Documentary and After », in Alan Rosenthal
(edited by), New Challenges for Documentary, Berkeley Los Angeles London : University of California Press, 1988,
p.278.
218

Given that most filmmakers act as representatives of those they film or the institution
sponsoring them rather than as community members, tensions often arise between the
filmmaker’s desire to make a compelling film and the individual’s desire to have their
social rights and personal dignity respected. 333
C’est d’ailleurs ce que regrette le cinéaste britannique Edgar Anstey à la fin de sa vie :
The school of documentary was divorced from people. It showed people in a problem,
but you never got to know them, and you never felt they were talking to each other. You
never heard how they really felt and thought and spoke to each other, relaxed. You were
looking from a high point of view at them. 334
Sans négliger les divers points plus ou moins explicites d’Anstey, et notamment cette image
didactique qui colle au film documentaire et qui est au cœur de l’axe objectif/subjectif, on pourra
faire deux remarques, qui nous conduiront à une conclusion partielle, l’une concernant les choix
technico-esthétiques, l’autre les nouvelles formes d’expression cinématographique explorées par
les cinéastes que nous avons évoqués dans ce Chapitre II.
Conclusion partielle du Chapitre II
Finalement, comme Godard, Jim McBride et Mitchell Block, mais aussi les Frères Maysles
interrogent le protocole cinématographique : Que donne-t-on à voir, comment présente-t-on les
films? S'il s'agit d'un film réalisé dans le giron du cinéma direct, s'agit-il vraiment d'un film du
cinéma direct ? Si le film se présente comme véritable autobiographie, s'agit-il alors d'une
véritable autobiographie ? Si le film se présente comme un film tourné sur le vif, improvisé, est-
ce vraiment le cas ? Ce protocole cinématographique, hérité de la fiction, le « Willing suspension
of disbelief », doit nécessairement être remis en question, et à l'inverse convoquer notre propre
subjectivité, notre esprit critique, ou «Willing suspension of belief ».
On notera le rapprochement significatif opéré sur les sujets documentaires, du cadre opéré au
50mm, proche de l’œil humain, qui était celui privilégié par les cinéastes des années trente afin
d'intégrer le sujet filmé dans son milieu, travailler l’image en lumière naturelle, mais aussi pour
ne pas désorienter les spectateurs des salles obscures, au plan rapproché puis au gros plan,
rapport de plan privilégié de la télévision, pour favoriser la qualité haptique de l’image,
encourager la pulsion scopique et « fidéliser » le téléspectateur. Ainsi, il n’est pas certain qu’en
se rapprochant singulièrement du sujet, on ait gagné en connaissance de l’Autre – nous l'avons
333 Bill Nichols, Introduction to Documentary, Bloomington & Indianapolis : Indiana University Press, 2001, p.11.
334 Elisabeth Sussex, The Rise and Fall of British Documentary, Berkeley Los Angeles London : University of
California Press, 1976, p.76.
219

vu avec les plans insistants des Frères Maysles, les plans voyeuristes de Jim McBride ou ceux
inquisiteurs de Mitchell Block. Et c'est en instaurant un dialogue entre le film et lui – le passage
du mode d’exposition et/ d’observation au mode interactif/réflexif (cf. La nomenclature de Bill
Nichols) que nous avons évoquée en Introduction, entre le sujet documentaire et lui-même
comme sujet percevant - que le cinéaste donne à voir et à entendre une expérience unique, et par
conséquent véritable car documentant ce moment précis de la rencontre.
Jonathan Rosenbaum, qui a signé le texte accompagnant l'édition DVD des deux films de Jim
McBride, résume assez justement la démarche du cinéaste, en envisageant la notion
documentaire de façon plus subjective, comme du domaine de la perception et des sphères
d'influence d'une époque particulière: « ...and even when the narrative premises and
performances are fictional, the film qualifies as documentary in quite another way – by bearing
witness to the mood, the preoccupations and lifestyles of its own epoch. » Or, accorder au
documentaire quand bien même une valeur historique comme témoin de son temps, c’est
diminuer dramatiquement son impact – ce que les défenseurs d'un cinéma créatif comme celui de
Brakhage, avaient prévu : un effet de ghettoisation. Car, s'il est admis que le documentaire est
généralement en lien plus direct avec le monde historique que le texte de fiction, il est plus
qu’une caméra qui enregistre ce qui passe dans son champ, il est un point de vue porté par un
cinéaste en position logocentrée, sur le monde, sur les autres, et en dernier ressort sur lui-même
et sur son art.
Entre le prototype de DH'sD et la liberté prometteuse de MG'sW, la scène documentaire
américaine hésite. Car sous les expérimentations tous azimuts des années soixante, l'euphorie
que suscite les améliorations techniques du cinéma direct et la soudaine liberté insufflée
notamment par la Nouvelle-Vague française, sourd une angoisse existentielle, à l'image des films
de Warhol qui exhibent ce que les autres cinéastes tentent de masquer par des stratégies toujours
plus complexes – nous avons évoqué le recours au trope métaphorique, comme seul accès au
réel, ou pudeur de ne pas aborder l'écriture autobiographique de front, ou bien comme jeux
filmiques, dynamiques autant qu'iconoclastes. Warhol exhibe la compulsion filmique, le plan qui
s'étire sans révéler d'autre vérité que le vide d'un Réel qui insiste et bloque la représentation – et
quand il s'invite dans le plan, comme dans Gimme Shelter, le langage reste impuissant à dire
l'insoutenable visuel. La branche expérimentale, plus créatrice, propose au sujet-cinéaste
d'explorer les arcanes de son intériorité, mais se retrouve marginalisée par une bataille – une
querelle plutôt - qui se joue sur la frontière entre documentaire et fiction. Le sujet-cinéaste creuse
une écriture personnelle qui vise à assurer sa position logocentrée dans le film quand ce n'est pas
220

sa survie, dans un texte filmique de type journal ou autobiographie qui enfle et se poursuit de
film en film à l'image de l'entreprise de Jonas Mekas, Ross McElwee ou encore Ed Pincus, pour
ne donner que quelques exemples de cette entreprise, résumée par Ross McElwee ainsi : « I film
my life in order to have a life... »
La dimension ironique semble aussi gagner du terrain, de DH'sD aux films de Ross McElwee ou
de Michael Moore. De Man fait la distinction entre allégorie et ironie, définissant l’ironie comme
un langage où la conscience de soi, du caractère double de l’humanité, de son manque d’unité
avec la nature, devient un élément central de l'autographie : « The ironic language splits the
subject into an empirical self that exists only in a state of inauthencity and a self that exists only
in the form of a language that asserts the knowledge of inauthencity » 335
Face à ce bastion que Derrida appelle « phallogocentrique », quoique les formes aient évolué
vers la reconnaissance tragi-comique du décentrement du sujet, les femmes cinéastes vont se
mettre progressivement à investir cette nouvelle forme riche de promesses, à des fins
dialectiques et identitaires particulièrement radicales. C'est l'objet de notre Chapitre III.
Fin du Chapitre II
335 Paul de Man, « The Rhetoric of Temporality », in Hazard Adams & Leroy Searle (edited by), Critical Theory
since 1965, Tallahassee : University Presses of Florida, 1986, p.209.
221

216

Chapitre III
Les Femmes et le documentaire autobiographique :
Intervention historique, écriture, altérité et engagement dialogique
Films étudiés dans cette section (par ordre d'apparition) :
- Portrait of Jason (Shirley Clarke, 1969)
- Delirium (Mindy Faber, 1993)
- Sink or Swim (Su Friedrich, 1990)
- Daughter Rite (Michelle Citron, 1978)
Autres films cités :
- Meshes of the Afternoon (Maya Deren, 1943)
- Glimpses of the Garden (Marie Menken, 1957)
- Nathalie Granger (Marguerite Duras, 1972)
- Sans Soleil (Chris Marker, 1980)
- Naked Spaces-Living Is Round (Trinh T. Minh-Ha, 1985)
- Tongues Untied (Marlon Riggs, 1990)
222

Introduction à la subjectivité féminine dans le film documentaire
Il ne fallait pas être femme ; si on était
femme, on faisait entrer quelque chose de
l’existence dans l’écriture et cela….
Marguerite Duras, Nathalie Granger, 1972
Et pourquoi ne pas inventer autre chose, un
autre corps ? une autre histoire ? une autre
interprétation ?
Jacques Derrida, Prégnances 1
In my family, home movies were powerful and necessary fictions that allowed us to see and
explore truths that could only be looked at obliquely. 2 C’est ainsi que la réalisatrice Michelle
Citron introduit son travail filmique effectué à partir de films de famille, de sa famille, et
d’autres familles, réelles ou fictives. Il s’agit pour elle d’arriver à dire une expérience
traumatisante, tout en créant, grâce à un énorme travail d’investigation, d’interviews et de
recherches cliniques, une passerelle entre les divers lieux de parole des femmes rencontrées, dont
elle n’est qu’un maillon de la chaîne. Il s’agit enfin, une fois le travail de symbolisation effectué,
de s’interroger sur les relations mère/fille(s) en dehors de la représentation classique, et par là
même, de réfléchir plus généralement sur l’adéquation entre forme et fond au sein du cinéma
expérimental documentaire, et sur la nécessité quasi absolue d’adopter des modes mixtes.
C’est à partir de ce travail très personnel, et néanmoins fidèle à l’approche documentaire
féministe, que nous souhaitons ancrer notre détour nécessaire par la subjectivité féminine, que la
théoricienne australo-italienne Rosi Braidotti résume ainsi :
La théorie féministe n’est pas seulement un mouvement d’opposition critique au faux
universalisme, mais elle exprime aussi le désir des femmes de manifester et de valider des
formes différentes de subjectivité. Ce projet implique aussi bien les définitions et
représentations existantes des femmes que de créer de nouvelles images de la subjectivité
féminine. 3
Et que la célèbre théoricienne féministe Luce Irigaray présente quant à elle en ces termes :
1
Jacques Derrida, Prégnances – lavis de Colette Deblé : Peintures, l’Atelier des Brisants, Mont-de-Marsan, 2004,
p.13.
2
Michelle Citron, Home Movies and Other Necessary Fictions, Minneapolis & London : University of Minnesota
Press, 1999, p.6.
3
Rosi Braidotti, « Représentations alternatives de la subjectivité féminine », in Revista Andaina n°32, été 2002,
traduit par Michèle Bolli de l’Université de Lausanne, pp.30-34.
223

La subjectivité déniée à la femme, telle est sans doute l’hypothèse garante de toute
constitution irréductible d’objet : de représentation, de discours, de désir. Imaginez que la
femme imagine, l’objet y perdrait son caractère (d’idée) fixe. De repérage en fin de
comptes plus ultime que le sujet, qui ne se soutient que par un effet en retour de quelque
objectivité, de quelque objectif. S’il n’est plus de « terre » à (re)fouler, à travailler, à (se)
représenter, mais aussi encore et toujours à désirer (s’)approprier, matière opaque qui ne
se saurait pas, quel socle subsiste-t-il pour l’existence du « sujet » ? 4
Comprenons que toute intervention sur ce sujet, qu’elle soit d’ailleurs le fait d’un homme ou
d’une femme, peut difficilement rester innocente. Elle s’inscrit dans une histoire, une longue
tradition, et dès qu’on le pose, le sujet semble toujours déjà (pour reprendre la célèbre tournure
derridienne) polémique. Aussi, il convient d’être bien précis sur le fait que nous n’adoptons
nullement ici une posture strictement féministe, et que par ailleurs, nous abordons la question de
la subjectivité féminine, qui est une question bien plus vaste et incluante que celle de la cause
des femmes au et par le cinéma.
Ce (petit) détour par le cinéma féministe – il faut bien appeler les choses par leur nom, mais nous
sommes assez regardante à ne pas user outre mesure de ce terme par trop connoté - permet de
placer d’emblée et sans négociations possibles, l’observateur critique, ici, l’auteur de ce travail
de recherche, dans une position inévitablement subjective dont il convient de prendre toute la
mesure. Tout ce qui fait de nous un sujet est ainsi mobilisé dans la réception comme dans
l’analyse d’une œuvre, d’un film, d’une voix, d’un regard : notre corps, la pratique personnelle
comme culturelle de nos sens, la forme de notre pensée, notre éducation, notre formation, notre
histoire individuelle, psychologique, familiale, intellectuelle, émotionnelle, les accidents de notre
vie…. Ainsi, en choisissant de présenter ces films inédits 5 , et dont le caractère anonyme évite les
associations et confusions possibles avec une figure d’auteur qui n’aurait pas manqué d’opacifier
et/ou déplacer le propos, il s’agissait pour nous de principalement poser un cadre sur ce travail
qui n’est autre que la présence d’un sujet à l’origine de ce travail, qui opère des orientations et
des sélections subjectives.
Afin de pouvoir mesurer tout l’intérêt que représente ce film, nous allons devoir effectuer
quelques tracés obliques pour mettre à jour les liens existants entre diverses pratiques féminines
qui vont mener à cette expression cinématographique au confluent des trois grands champs de
représentation que sont le documentaire, la fiction et l’expérimental.
4 Luce Irigaray, Speculum : De l’autre femme, coll. « Critique », Les Éditions de Minuit, 1974, p.27.
5 Ces films n’ont pas connu à ce jour de sortie commerciale, pas même aux Etats-Unis. Il a une réelle existence
néanmoins, puisqu’il fait l’objet assez régulièrement de débats, au sein d’associations, d’écoles et d’universités,
souvent présenté comme un modèle de subjectivité féminine, sans pour autant apparaître comme des armes de
l’arrière-garde féministe. L’intérêt principal de ces films est justement qu’ils échappent à la récupération militante
pure et simple, et qu’ils introduisent une réelle réflexion sur le statut multiple des femmes dans la société.
224

A- Quelques échos du passé :
De quoi s’agit-il ?
De votre destruction.
Marguerite Duras, Détruire dit- elle 6
1) Brève introduction à l’expression de la subjectivité féminine
au moment de la naissance du mouvement documentaire féminin
- Avoir A Room of One’s Own…
Dans son essai A Room of One’s Own 7 , Virginia Woolf s’interroge sur « the question of women
and fiction » (on entendre ici « fiction » au sens large du terme), en posant comme postulat de
départ que les femmes n’ont pas réalisé de grandes œuvres, qu’elles n’ont pas laissé à la postérité
des sonnets aussi beaux que ceux de Spencer ou de Keats, encore moins d’œuvre maîtresse
comme celle de…. Shakespeare, car « A Woman is always at strife with herself 8 », écrit-elle Non
seulement, l’héritage littéraire en est la preuve éclairante selon elle, mais plus accablant encore
est le fait que « Women cannot write the plays of Shakespeare » La raison n’est en aucun cas
biologique, elle tient à peu de choses finalement : le statut de subjection de la femme, le manque
d’indépendance et le manque d’argent « A Woman must have money and a room of her own is
she is to write fiction 9 ». Ce truisme demeuré célèbre, non dénué d’ironie, montre assez bien
l’univocité du discours artistique et des modèles littéraires encore bien en vigueur dans les
années trente, contre lesquels Virginia Woolf tente de se dresser à sa manière. En fait, si
l’approche semble aujourd’hui quelque peu nimbée de romantisme post-victorien, il n’empêche
que Woolf aura exprimé à sa façon ce que Derrida développera quelques décennies plus tard,
quoique d’un point de vue tout autre, prêchant un public américain facilement convaincu, au
point de devenir à son tour une figure d’autorité (en particulier sur les campus américains) : il
6 Il s’agit du commentaire de Marguerite Duras sur l’adaptation qu’elle venait alors de réaliser d’après son texte (elle
réfute le terme « roman »), lors d’une interview accordée à Jacques Rivette et Jean Narboni, in Les Cahiers du
Cinéma n°217, novembre 1969, p.56, que nous allons évoquer à plusieurs reprises.
7 Virginia Woolf, A Room of One’s Own, London : Harvest Books for the re-issue edition, 1989. Il s’agit d’un recueil
de textes qui ont fait pour la plupart l’objet de conférences au Collège pour Femmes de l’Université de Cambridge
au cours de l’année 1928. Bien que le texte se concentre principalement sur des remarques d’ordre littéraire et
poétique, la forme n’en est pas pour autant didactique, et prend plutôt la forme d’un journal fictionnel, avec une
subjectivité woolfienne toujours très affirmée, mais tempérée ici par la fabrication et l’usage d’une persona qu’elle
nomme Mary Benton (« or by any name you please »), avec un ton souvent conversationnel, au sens romantique du
terme (on y retrouve quelques accents du postulat coleridgien), et une démarche très moderniste en présentant la
sincérité de sa pensée et de son expression : « ‘I’ is only a convenient term for somebody who has no real being. Lies
will flow from my lips but there may perhaps be some truth mixed up with them ; it is for you to seek out this truth »
(Opus cité, p.5).
8 Opus cité, p.51.
9 Opus cité, p.52.
225

s’agit de la notion de « phallogocentrisme » (mot portemanteau associant le phallos et le logos).
On ajoutera, que comme les premières philosophes femmes, apparues tardivement dans l’histoire
de la philosophie, avec le vingtième siècle (Hannah Arendt, Simone de Beauvoir, entre autres -
celles que Derrida appelle les « filles » de la philosophie, puisque jusqu’à l’ère de la
Déconstruction, le philosophe était, toujours selon ce dernier, une figure masculine, paternelle
pour être exact), Virginia Woolf s’est trouvée dans une situation où elle devait penser à partir
d’une tradition très majoritairement masculine, bâtie sur cette puissante assise phallogocentrique,
le lieu d’une parole masculine, excluante 10 et non pas englobante. Des années plus tard, Simone
de Beauvoir, fait un constat assez semblable :
Les femmes ne se posant pas comme Sujet n’ont pas crée le mythe viril dans lequel se
reflèteraient leurs projets. Elles n’ont ni religion, ni poésie qui leur appartiennent en
propre ; c’est encore à travers les rêves des hommes qu’elles rêvent. 11
De la sorte, que la femme puisse désormais exercer plus librement un travail de pensée, de
littérature, ou de création – mettons, de cinéma - ne règle pas tous les problèmes et toutes les
questions, car, que l’on soit femme ou homme, on reste quelque part toujours lié à ce trait
structurel qui aura prévalu dans la tradition. Il nous suffira de penser à l’élan autobiographique
sous ses formes les plus variées et que nous avons évoqué plus haut, qui reste une pratique
(masculine) relativement constante au fil des époques, bien qu’en pleine mutation, nous l’a
rappelé Elizabeth Bruss. Ou encore de songer aux exigences techniques 12 du dispositif
d’enregistrement du cinéma, ou de la nature du spectacle qu’il propose – nous en avons eu un
exemple décalé avec DH’s D. Enfin, on ne peut passer outre l’usage commun d’une même
langue (l’anglais), d’un même langage (le cinéma) – situation ainsi résumée, non sans ironie, par
Teresa De Laurentis :
Even though I may not find the idea of freedom particularly useful and prefer to think in
terms of resistance or contradiction, I admit to a certain instinctive annoyance at having
to use, at having used unintentionally, the language of the masters. Yet I remind myself
that language and metaphors, especially, need not to be thought of as belonging to
anyone. 13
10 On ajoutera que le terme de « feminist » existe assez tôt dans les outils critiques, en particulier sous la plume de
Freud, mais dans une acception purement adjectivale se rapportant au genre féminin.
11 Simone de Beauvoir, le Deuxième sexe, volume 1 « Les faits et les mythes », coll. « Folio », Éditions Gallimard,
Paris, 1986, p.317.
12 Le fait qu’il y aurait dans le dispositif même du cinéma une tentation globalisante et normalisatrice, due à la
préoccupation réaliste, au lieu de « … substituer à notre regard un monde qui s’accorde à nos pensées », comme
l’écrit très justement Godard dans Le Mépris, est une idée développée par les critiques alternatifs du cinéma,
notamment féministes, comme Claire Johnston : « Le cinéma fut inventé pour aboutir à une fidèle reproduction de
la réalité et pour sauvegarder la notion bourgeoise de réalisme, qui était en train de disparaître en peinture. On
peut également discerner un certain sexisme dans le développement technique de la caméra. En fait, la caméra
légère portative existait dans l’Allemagne nazie dès les années trente, à des fins de propagande ; la raison pour
laquelle elle n’est devenue d’usage courant que dans les années cinquante n’a toujours pas été éclairci. » Les
documentaristes femmes vont en premier lieu s’atteler à contrer sa vocation idéologique, par un certain nombre de
pratiques que nous allons détailler.
13 Teresa De Laurentis, Alice Doesn’t : Feminism, Semiotics and Cinema, Bloomington : Indiana University Press,
226

- Vers une redéfinition du code
Nous retrouvons chez plusieurs théoriciennes ou cinéastes cette même sensibilité, selon laquelle,
en tant que sujet féminin, la liberté est un objectif moindre que la protestation, ici et maintenant,
à la loi du père (pour Barthes l’opposition se situe entre révolution et subversion, cette dernière
se faisant au sein du système). Ce qui se fait en langue, même si, nous le verrons le silence aura
aussi « son mot à dire » dans cette posture d’opposition typiquement féminine. L’acte créateur de
ces femmes cinéastes n’est cependant pas un jaillissement pur - ainsi que l’écrit Ginette
Vincendeau dans son introduction du CinémAction sur lequel nous nous appuyons 14 - mais un
processus complexe par lequel les femmes-cinéastes s’approprient les codes du cinéma dominant
(qui sont tout simplement les codes du cinéma) pour construire un discours féminin dans le texte
même du film.
Le philosophe britannique Anthony Wilden ajoute que « Whoever defines the code or the context
has the control….and all answers which accept that context abdicate the possibility of redifining
it. » 15 L’entreprise féministe va donc s’atteler à s’opposer à ce code, en s’attaquant notamment
au « vieux » couple signifiant/signifié, s’y engouffrer pour faire voler en éclats certaines
certitudes selon lesquelles « …language means more than one wants it to mean. » 16 Le
sémiologue et critique britannique de film, Peter Wollen – dont nous évoquerons plus loin les
collaborations théoriques et artistiques avec Laura Mulvey – revient plusieurs fois sur cette
relation intime entre avant-garde et révision sémiotique :
One tendency reflects a preoccupation with the specificity of the signifier, holding the
signified in suspense or striving to eliminate it. The other has tried to develop new types
of relation between signifier and signified through the montage of heterogeneous
elements.
La théorie de Peter Wollen, bien qu’au cœur du sujet, reste marquée par l’extrême simplification.
En effet, peu de cinéastes se sont cantonné(e)s à la première démarche, si ce n’est des artistes
adeptes des performances et expérimentations visuelles, soucieux d’éviter toute contamination
idéologique – ce que la plupart des féministes n’éviteront pas. Et en effet, la grande majorité des
cinéastes des avant-gardes européenne et américaine ont tenté de se frayer un chemin semé
d’embûches, entre les contradictions manifestes dans le contrôle du signe, compte tenu de
l’hétérogénéité constitutive du film, et la pluralité des objectifs visés. Et si certains cinéastes
1984, p.3.
14 Ginette Vincendeau, « À l’Assault de la forteresse », in Vingt ans de théories féministes sur le cinéma,
CinémAction 1993, pp.97-99.
15 Antony Wilden, ‘The Symbolic, The Imaginary and The Real : Lacan, Lévi-Strauss and Freud’, in System and
Structure : Essays in Communication and Exchange (London : Tavistock Editions, 1972), p.294.
16 Teresa De Laurentis, Ibidem.
227

d’avant-garde recherchent principalement une nouvelle source d’inspiration dans la soudaine
contemplation du signifiant seul, pur, les féministes doivent quant à elles arriver à développer
une sémiotique du cinéma qui permette à la fois un travail indispensable sur le signifiant,
débarrassé de son signifié idéologique, mais également une redéfinition de la référence - l’enjeu
ultime de l’opération étant de dévoiler le Je et son référent, se pencher sur l’existentiel en opérant
dans l’écart entre inconscient et conscient, corps et langage.
En termes politiques, il s’agit d’« occuper le terrain », ou, pour reprendre la métaphore alors très
usitée par les Structuralistes (Saussure, Lévi-Strauss, cherchant à définir l’idée de système)
comme les écrivains (à commencer par la référence de De Laurentis : le texte de Lewis Carroll),
la métaphore de l’échiquier : « mettre en échec » et non pas faire «échec et mat ». Le sujet refuse
la fixation dans le symbolique, qu’il cherche à faire bouger, à décentrer, et sur le plan énonciatif,
c’est souvent dans la négation garmmaticale que se canalise le mouvement dialectique qui agite
la textualité féminine. En effet, à l’instar du titre de l’ouvrage de Teresa de Laurentis, Alice
Doesn’t, beaucoup de titres de films se caractérisent par un énoncé présentant une négation ou un
énoncé négatif : Prenons l’exemple de films sur lesquels nous reviendrons : No Lies de Mitchell
Block, No ! d’Aisha Shahidah Simmons, tandis que d’autres cinéastes, telle Michelle Citron,
débutent leurs phrases en psalmodiant « Never, never », entre autres formules…. On notera la
pertinence de la remarque de Teresa De Laurentis, car ce n’est pas le contrôle du code et de ses
pratiques – au risque de devenir un « maître » à son tour 17 – mais bien de s’opposer par tous les
moyens et dans tous les champs de la représentation, en d’autres termes :
For how else would social values and symbolic systems be mapped into subjectivity if
not by the agency of the codes – the relations of the subject in meaning, language, cinema
– which make possible both representation and self-representation ? 18
Il s’agit, littéralement, de casser la langue, de se libérer des contraintes langagières qui ont partie
liée avec l’ordre instauré par les hommes : modifier le sens des mots, jouer de leur polysémie, les
faire proliférer, défaire l’ordre syntaxique en rompant avec la linéarité habituellement nécessaire
au récit, rompre par conséquent avec la tradition du récit unificateur, chambarder la ponctuation
(on pense à Ulysses de Joyce), instaurer un système de masjuscules tout idiosyncratique,
poétique, pour distinguer ou isoler, ironiquement ou pas, un signifiant, mettre en regard des
signifiants inhabituellement associés (« Father » est ainsi souvent « montré du doigt » dans les
textes inscrits sur l’écran ou par une prononciation subjective – on sait l’importance des stress
17 C’est partiellement ce qui est arrivé aux Etats-Unis, avec l’adoption de la marque du féminin comme norme de la
langue anglaise, dans les textes fondateurs comme La Constitution américaine ou les textes juridiques ; cela reste, à
notre connaissance, un exemple isolé, encore qu’il soit significatif de la pression exercée par le lobby féministe dans
les dernières décennies.
18 Teresa De Laurentis, Opus cité, p.4.
228

accents dans la langue anglaise pour la fabrication du sens), ou en recourant à certaines figures
nodales et à de nouveaux paradigmes – nous en verrons des exemples concrets dans notre
seconde partie.
- Du Stream of Consciousness littéraire à une conscience
cinématographique subjective
Pour revenir et en terminer avec l’essai de Virginia Woolf, l’auteure (on sacrifiera ici
l’orthographe au propos) y aborde deux aspects de la création qui viennent étayer notre survol de
la subjectivité féminine : d’une part, elle écrit à maintes reprises que « [the] genres are also
gendered 19 », ce qui tend à présupposer qu’il y a (qu’il y a eu) des genres mineurs et des genres
majeurs, des genres privilégiés pour les hommes, d’autres pour les femmes. Finalement, les
cinéastes du documentaire personnel, que ce soit Ed Pincus, Ross McElwee et avant tout Jonas
Mekas, ne revendiquent pas autre chose que la marge, le mineur, en d’autres termes, la part
échouée au féminin au cours de l’histoire. En tout cas, ils en acceptent l’idée - c’est ce que nous
avons commencé à suggérer en dessinant vaguement le profil hystérique de l’autobiographe,
diariste ou autoportraitiste homme, profil souvent associé par Freud à une bisexualité originelle,
ou à ce que Julie Kristeva appelle plus poétiquement «un hermaphrodite mental » 20 . Virginia
Woolf développe cette idée à sa façon dans le sixième et dernier chapitre de son essai, grâce à
une série de métaphores poétiques et d’exemples de « great minds », à commencer par
Shakespeare 21 . D’ailleurs, l’idée d’un esprit androgyne, déjà énoncée par Samuel Taylor
Coleridge, devient, dans les mots de Virginia Woolf, « a quest for the unity of the mind » 22 . Et
elle réussit à réaliser cette fusion naturelle de l’esprit en exploitant son fameux « stream of
consciousness » 23 (« flux de la conscience ») qui est un des modèles de la focalisation subjective
interne 24 , techniquement parlant un exemple de caméra subjective. Certes, il est malaisé de
19 Opus cité, p.77. Cette remarque de Virginia Woolf prend tout son sens quand on en réfère aux définitions de la
notion de « genre » que Brian Winston met en perspective dans Claiming The Real (London : Bristih Film Institute,
1995-2001, p.104), et dont nous retenons ici la définition somme toute basique mais intéressante de Dudley Andrew
(New York : OUP, 1984) : « In fact, genres construct the proper spectator for their own consumption ». Il est
intéressant ici de constater que l’on peut substituer la notion de genre / « genre » (catégorisation de l’œuvre d’art) à
la notion de genre / « gender ». Nous allons voir que ce sera une des prérogatives du cinéma subjectif féminin que
de se constituer un public en interaction avec les questions abordées et leur forme filmique.
20 Elle emploie cette périphrase dans le portrait qu’elle fait de Colette dans son triptyque consacré au « génie
féminin », Julia Kristeva, Le Génie féminin, tome III (Éditions de l’Aube, Paris, 2004).
21 opus cité, p.115. On ajoutera que l’anglais offre une potentialité plus grande d’écriture androgynique, par le
simple fait de l’absence de référence de genre dans le « you » ainsi que dans la grammaire invariable des adjectifs.
22 « une quête pour un esprit unifié », in opus cité, p.97.
23 La locution « stream of consciousness », apparue pour la première fois en 1890 sous la plume de William James
dans son ouvrage Principles of Psychology, pour définir « The flow of inner experience of the subject », trouve son
application dans les expérimentations littéraires de May Sinclair, James Joyce, Virginia Woolf, entre autres. Il s’agit
pour ces auteurs d’exprimer la richesse des pensées et sentiments du personnage central, les tensions diverses,
intérieures ou extérieures, qui influencent sa psychologie à un moment donné.
24 Ayant eu l’occasion de faire lire des fragments de textes de Virginia Woolf avec des étudiants de cinéma, il
convient de noter que dans leur grande majorité, les étudiants sont capables de décrire minutieusement les
229

définir un point de vue caméra en s’appuyant sur un point de vue ou focalisation littéraire. Il
s’avèrerait indispensable de préciser s’il s’agit d’un point de vue fixe ou variable, voire multiple,
sachant que Virginia Woolf a tenté 25 d’exprimer un point de vue multiple proche parfois de ce
que Marguerite Duras tentera de faire en glissant d’un personnage à l’autre, d’un regard à l’autre,
d’une subjectivité à l’autre, tout en donnant l’impression que ses personnages se ressemblent
tous, ou peut-être qu’ils sont les émanations d’une subjectivité multiple, divisée. De même,
comme nous allons le voir, les images de Maya Deren donnent par moments cette impression de
conscience en mouvement, mais, rapidement la cinéaste ressent le besoin d’expliciter, de
« subjectiviser », ainsi que l’écrit Philip Adams Sitney :
We see what the film maker sees ; the reactions of the camera and the montage reveal his
response to his vision. In the opening sequence of Meshes of the Afternoon, we find the
roots of it […] she filmed the first approach and exploration of the house from the point
of view of the puzzled participant. But she immediately qualified – or mediated- that
forceful opening by showing the figure of the protagonist in subsequent variations. 26
L’avantage d’un cinéma de la modernité, c’est justement de permettre à la fois ce travail subjectif
entamé par cette littérature que nous avons brièvement évoquée, tout en exploitant l’énonciation
vertigineuse que proposent les jeux de la caméra et des regards – et nous l’avons compris,
contrairement au logocentrisme qui souvent caractérise le film masculin, même dans les
expériences autobiographiques et autres formes personnelles, le cinéma féminin/féministe va se
caractériser par cette multiplicité des points de vue, par une entreprise de démolition des codes et
conventions, sans pour autant quitter le cœur du sujet ; il nous faudra pénétrer les univers
filmiques des cinéastes pour entrer dans le détail de ces modalités. Nous conclurons cette
incursion dans le « Stream of Consciousness », un peu prématurément - ce serait suivre d’autres
pistes que celle que nous tentons de suivre - en revenant vers la position toute contemporaine de
François Niney pour lequel « tout en caméra subjective, un film est intenable » :
La caméra subjective redouble l’illusion projective tout en menaçant d’en rompre le
charme. Elle renforce l’adhésion du spectateur tout en la contrariant ; elle la renforce par
un effet kinesthésique : ce n’est plus une vue qui me présente une scène (libre à moi de
m’y projeter ou pas), c’est un regard intérieurement orienté qui m’y rend forcément
présent. La caméra subjective imite la mobilité d’un regard, inquiet ou inquiétant. 27
Il va de soi que les films dont nous entendons parler, ne présentent pas ce seul dispositif. La
mouvements de caméra et le contenu des plans, et même lieux et les déplacements des personnages, la « couleur »
des paysages etc… Par sa qualité pré-langagière, visuelle, le « Stream of Consciousness » se distingue du dialogue
intérieur qui est un autre paramètre du style des auteurs précités, et s’applique par conséquent plus aisément au
cinéma.
25
Certains critiques littéraires, tels David Lodge ou Jeremy Hawthorne, ont considéré que Virginia Woolf n’atteint
pas le même effet de « stream of consciousness » que James Joyce notamment.
26
Philip Adams Sitney, Visionary Film : The American Avant-Garde 1943-2000, third edition (Oxford & New
York : Oxford University Press, 2002), p.348.
27
François Niney, L’Épreuve du réel à l’écran : Essai sur le principe de réalité documentaire, coll. « Arts et
cinéma », Éditions de Boeck, seconde édition, 2002, p.212.
230

multiplicité des voix, invariant du film de femme, va permettre de pallier à ce regard
potentiellement totalitaire et étouffant. C’est néanmoins, métaphoriquement parlant, l’effet que
peut produire ce regard forcé porté sur des choses qu’on ne voudrait pas forcément voir et dont
on voudrait se détacher (« to divert one’s eyes », ce qui a donné le « divertissement », objet de
l’industrie du film). Les films de femmes sont souvent conçus et perçus comme une « traversée
des apparences », pour reprendre le titre français d’un roman de Virginia Woolf (The Voyage Out,
1915) ou pour revenir au voyage d’Alice… C’est souvent une expérience douloureuse pour le
sujet de l’expérience comme pour le spectateur.
- Women are women are 28 ……… les muses du cinéma féministes
Une autre descendance est à redessiner dans les arts visuels et plus généralement dans l’avant-
garde américaine qui s’est développée en-dehors des grandes voies balisées par la pensée
freudienne, le discours dominant et le cinéma hollywoodien. C’est ce que rappelle P.Adams
Sitney :
[…] the preoccupations of the American avant-garde film-makers coincide with those of
our post-Romantic poets and Abstract Expressionist painters. Behind them lies a potent
tradition of Romantic poetics. […] I have attempted to trace the heritage of Romanticism.
I have found this approach consistently more useful and more generative of a unified
vision of these films and film-makers than the Freudian hermeneutics and sexual analysis
which have dominated much previous criticism of the American avant-garde film. 29
Gertrude Stein (poète, écrivain qui a, entre autres, écrit The Autobiography of Alice B. Toklas »
un étrange travail autobiographique signé du nom de sa compagne), Maya Deren (cinéaste
expérimentale, particulièrement inspirée par la re-visite des mythes classiques, le Surréalisme et
les phénomènes de transe) et Marie Menken (peintre et cinéaste expérimentale) ont chacune
apporté leur subjectivité créatrice à ce qui allait devenir le cinéma féministe et personnel
américain, et ce, en relatant ou représentant les expériences internes de l’individu, (avec la
femme comme focalisatrice, souvent interprétée par Maya Deren elle-même), souvent en les
métaphorisant cependant – ce travail de métaphorisation tendra ensuite a se faire plus rare, sauf
dans les cas extrêmes de traumatismes immontrables, et qui fera l’objet de plus d’un film de
femme. L’idée du passage du rêve à l’éveil, et les tensions entre l’un et l’autre état, est une des
figures métaphoriques récurrentes chez Maya Deren et se prête à bien des variantes
cinématographiques et discursives (voir la photo en ouverture de cette partie). Même si, « she
wasn’t a feminist in our contemporary sense », écrit Ann Kaplan 30 , des décennies plus tard, des
28
Le titre de cette sous-partie est un énoncé qui ne renvoie à rien de précis, et se justifie par le seul clin d’œil croisé
à Gerturde Stein et Jean-Luc Godard…
29 rd P.Adams Sitney, Visionary Film : The American Avant-Garde 1943-2000, 3 edition, Oxford New York : Oxford
University Press, 1974-2002, p.xiii.
30
E. Ann Kaplan, Women and Film : Both Sides of the camera, London & New York : Routledge Editions, 1983-
2000, p.87.
231

féministes comme Barbara Hammer lui rendront hommage :
I hadn’t seen a film that I identified with until I saw Maya Deren’s Meshes of the
Atfernoon, and then I felt I had discovered the Mother of American Film. […] It was like
reading a poem in cinema, she was a great symbolist, who for the first time looked at the
complexities of the female psyche, discovered the many inner selves of the feminine
personnality, and tried to project them into images. 31
Tandis que chez Gertrude Stein et Marie Menken (on reviendra sur leurs paradigmes visuels au
moment d’évoquer les visions de Jonas Mekas au Chapitre IV), il s’agit plutôt d’exploiter ou de
détourner la trope métaphorique filée et éculée de la femme comme fleur – en Occident, les
fleurs ont cessé depuis longtemps d’être des supports de la pensée pour devenir des objets de
nature, de beauté et de délectation pour l’œil - notamment par les figures combinées de la
variation, de la déconstruction et de la répétition. Figures picturales et visuelles chez Marie
Menken 32 , par les images énigmatiques des fleurs de son jardin, qui, à l’instar des fleurs
hermaphrodites de la peintre Georgia O’Keeffe, disent l’indicible, le sexe, le désir et la mort.
Figures verbales principalement chez Gertrude Stein - on pense au vers célèbre de son poème
Sacred Emily 33 où l’on retrouve la célèbre triade romantique : « Rose is a rose is a rose is a
rose ». Outre le fait d’exprimer un truisme du genre « les choses sont ce qu’elles sont », ou une
énigme sur le travail de l’imaginaire à la simple évocation d’une chose - ce qui est intéressant ici,
c’est que le signifié varie ad infinitum sans que le signifiant ne varie, la poétesse réfère et
prédique à l’aide de ses propres référents - ce double effet de patinage/glissement sur l’axe 34 de
la sélection, avec la répétition de « rose » et de la combinaison avec la répétition du prédicat
«rose is a » (unité signifiante incomplète ou déformée), annoncent les mêmes figures combinées
d’un cinéma qui refusera la grammaire classique de son art (sélection de séquences qui
s’enchaînent de façon réaliste, métonymique, les unes aux autres), et travaillera en profondeur le
31
Jacqueline Zita, « Films of Barbara Hammer : Counter-Currencies of a Lesbian Iconography », in Jump Cut,
n°24-25, p.27.
32
Marie Menken (1910-1970) a réalisé près de vingt films courts en 16mm entre 1943 et 1965, sans protagoniste ni
mise en scène. Ses films cherchent seulement à exprimer le point de vue émotionnel de la cinéaste, à la limite
parfois de l’abstraction et au détriment du rythme. Ses films les plus célèbres sont Glimpses of the Garden ; Eye
Music in Red Major, Arabesque for Kenneth Anger… Seul son corps apporte une unité au film, ce qui a fasciné
Jonas Mekas qui écrivit abondamment sur elle : « [..] She filmed with her entire body, her entire nervous system.
You can feel Marie behind every image, how she constructed the film in tiny pieces and through the movement. She
gave us a new beginning, in taking the film – the non-narrative film, the poetic film, the language of film – in a
completely new direction. » ; in Jonas Mekas, Movie Journal : The Rise of a New American Cinema, 1959-1971,
New York : Macmillian Editions, p.231. Le projet filmique de Marie Menken, intitulé Notebook, structuré selon un
principe diariste mais lyrique, a inspiré beaucoup de cinéastes-diaristes.
33
Gertrude Stein, « Sacred Emily », in Geography and Plays, Lincoln : University of Nebraska Press, 1990.
Gertrude Stein va recycler ce vers dans de multiples textes, pièces ou encore conférences tout au long de sa vie, au
point que cette rose devint un objet métaphorico-métonymique de son être. On observera un peu le même
phénomène dans les films comme celui de Michelle Citron où la photo de famille (ou les images de films de
famille), répétée et associée différemment, signale la présence du sujet dans le feuilleté du film.
34
Nous faisons référence ici au graphique de Roman Jakobson, qui théorise la fonction poétique du langage, in
Roman Jakobson, Essais de linguistique générale : les fondations du langage, Les Éditions de Minuit, Paris, 1963,
pp.220-221 .
232

texte filmique, par son milieu, pour y faire apparaître, grâce à des images souvent obtuses 35 ,
« obscènes », 36 qui suspendent, ajournent le sens et placent le spectateur dans un état d’inconfort,
une nouvelle subjectivité de type féminine -ce que rappelle Paula Rabinovitz dans son ouvrage
aux allures de manifesto documentaire, They Must Be Represented (on remarquera la puissance
énonciative du « must » dans ce titre, exprimant une nécessité vitale) :
What of Marie Menken or Maya Deren, both foremothers of the American avant-garde
cinema ? Their films made in the 1940s and 1950s pushed the boundaries of American
cinema to include celebrations of male homosexuel desire (Anger, Broughton), altered
states of consciousness (Kubelka, Brakhage), and the medium itself (Snow, Warhol).
[…] Paradoxically, all those film makers’ films imply a universal woman’s culture. 37
Avec ses images parfois non identifiées, isolées, réitératives et insistantes, les quelques films que
nous allons survoler, et bien sûr, Daughter Rite relèvent bien d’une démarche expérimentale et
documentaire de la modernité, et s’inscrivent nous allons en faire la démonstration, dans cette
famille de films de femmes qui emploient une semblable poétique (c’est d’après nous un aspect
négligé de certains critiques, dont Paula Rabinovitz) – fonction poétique qui, de la même
manière que « le vers dépasse les limites de la poésie mais en même temps implique toujours la
fonction poétique », souligne encore Jakobson 38 , fait en sorte que le plan dépasse les limites du
cinéma (en tant qu’art du montage, de la continuité, du discours), tout en impliquant le dispositif
cinématographique dans toute sa diversité, pour arriver à une nouvelle image : il s’agirait d’isoler
des unités du film qui soient contrôlables et utilisables afin d’établir une sorte de sémantique
partielle, quelques signifiés précis sur lesquels appuyer l’expression complexe, multiple et
fragmentaire du sujet (féminin) et de ses vérités.
- L’esthétique du fragment
En fait, il s’agit de travailler la pellicule comme une suite de fragments disjoints ; nous y
reviendrons régulièrement, en abordant la prédisposition du film de famille pour le gros plan, ou
en essayant de suivre les méandres de la pensée des cinéastes. Avant même la lettre, le journal
(« du fragment, on glisse au journal » écrit Barthes 39 ), vient le fragment, que l’on définit comme
35 Nous faisons ici référence à la notion de Barthes, développée dans son texte l’Obvie et l’obtus, Essais critiques
III, Éditions du Seuil, 1982, pp.43-58. Nous donnerons des exemples précis d’images obtuses dans Daughter Rite,
mais d’emblée, ce qui frappe dans la définition de Barthes, c’est son adéquation avec ce que nous venons d’avancer
sur la démarche des artistes-femmes, comme une sorte de troisième voie, de troisième sens : « Le troisième sens, lui
aussi, me paraît plus grand […], il me paraît ouvrir le champ du sens totalement, c’est-à-dire infiniment… » (Opus
cité, pp.45-46.)
36 On entend « obscène » dans le sens étymologique grec « hors-de-la-scène » ; ici, ce qui n’est pas habituellement
représenté, soit pour ne pas offenser les yeux ou l’esprit, soit parce que cela ne doit pas être vu, ou que cela pose
problème. Nous verrons des exemples d’images que nous qualifions d’obscènes dans l’analyse de Daughter Rite.
37 Paula Rabinovitz, They Must Be Represented : The Politics of Documentary, London New York : Verso, 1994,
p.164. L’auteure suggère ensuite que le mouvement féministe a divergé de l’avant-garde, pour suivre une troisième
voie entre documentaire (le discours, la rhétorique) et l’expérimental (l’exploration inépuisable des formes).
38 Roman Jakobson, Opus cité, p.222.
39 Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, coll. « Écrivains de toujours », Éditions du Seuil, 1975-
233

suit : « Une structure dialogique marquée par une non fermeture et un inachèvement
inessentiels, où un sujet, qui se laisse affecter, s’affirme et se défait. » 40 - ce qui va dans le sens
de notre définition des modes mixtes. C’est là tout le paradoxe de la démarche – Barthes parle de
« l’impossibilité statutaire du fragment au cinéma » 41 , et Ginette Michaud écrit, toujours à
propos de l’écriture de Barthes : « Les fragments excèdent la question des genres, la font voler
en éclats » 42 . Et c’est bien à partir de fragments, fragments de vie, fragments d’expérience,
fragments de paroles, fragments de réalité, que les cinéastes-femmes vont conquérir leur espace
d’expression à elles dans un type d’écriture diffractée 43 qui est généralement l’apanage de
l’écriture féminine. Hélène Cixous, psychanalyste, parle de cette écriture féminine :
Il est impossible de définir une pratique féminine de l’écriture, car on ne pourra jamais
théoriser cette pratique, l’enfermer, la codifier, ce qui ne signifie pas qu’elle n’existe pas ;
mais elle excédera toujours le discours qui régit le système phallocentrique. 44
Les fragments, ce sont aussi les fragments de femmes qui composent le récit morcelé de
Michelle Citron, comme de celles, comme elle, qui tentent l’aventure de l’écriture filmique -
fragments qui viennent casser la logique de l’altérité féminine (« le continent noir » freudien), en
refusant le mouvement totalisateur de la femme comme Autre, et en favorisant le développement
d’une autre conscience, au lieu d’une conscience de l’autre, ce que précise Marie Menson, dans
son essai sur l’autobiographie littéraire féminine :
The self-discovery of female identity seems to ackowledge the real presence and
recognition of another consciousness, and the disclosure of the female self is linked to the
identification of some ‘other’. This recognition of another consciousness […] this
grounding of identity through relation to the chosen other, seems… to enable women to
write openly about themselves. 45
Dans ce dessein, il convient donc en premier lieu de s’attaquer aux outils d’analyse traditionnels,
et en particulier à la psychanalyse freudienne ; on verra comment Michelle Citron s’y prend pour
déboulonner les schémas fixés dans la tradition. En dépit de certaines naïvetés 46 , l’intérêt de cette
position fut d’attirer l’attention sur le fait que « le sujet est toujours masculin » dans les analyses
structurales, ce qu’aucun théoricien ne réfute (le « discourcourant » de Lacan). Ces films
1995, p.90.
40 Ginette Michaud, Les Fragments dans les textes de Barthes : Théorie et pratique de la lecture, thèse de Doctorat,
Montréal, Université de Montréal, 1983, p.246.
41 Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, coll. « Écrivains de toujours », Éditions du Seuil, 1975-
1995, p.58.
42 Ginette Michaud, Opus cité, p.246.
43 Nous définissons l’écriture diffractée comme une écriture déviée/détournée de son objet initial, éclatée et/ou
divisée en multiples voix ou récits, ou excoriée, c’est-à-dire écorchée, vivante, à fleur de peau.
44 Hélène Cixous & Catherine Clément, La Jeune Née, coll. « 10/18 », Éditions U.G.., Paris, 1975, p.54.
45 Marie Mason, « The Other Voice : Autobiographies of Women Writers », in James Olney, Autobiography :
Essays Theorical and Critical, Princeton New Jersey : The Princeton University Press, 1980, p.210.
46 On voit aujourd’hui de nombreux théoriciens relire les textes freudiens avec un certain recul et un intérêt
renouvelé pour certaines thèses. Slavoj Zizek est un de ceux-là, nous y reviendrons plus longuement.
234

permettent ainsi d’affiner les concepts d’inconscient, de différence sexuelle, de castration, de
féminité etc., en tant qu’ils sont construits par le travail même du film.
C’est encore une fois ce que Derrida entreprend par sa Déconstruction, en ouvrant un espace
propice à la venue de l’autre (de l’Autre), en ne cherchant pas à assigner d’autres places
préconçues aux êtres, aux femmes comme aux hommes, mais au contraire en introduisant un
déplacement dans l’idée même de place. Inviter à la pluralité des voix – « Dès qu’il y a de l’Un,
il y a du meurtre, de la blessure, du traumatisme » écrit-il 47 - déplacer les places, changer ou
transformer le paysage et les catégories traditionnelles par lesquelles nous pensons, nous nous
exprimons ou encore nous nous représentons, telle est bien la démarche de ces cinéastes
essayistes dans le champ vaste et mouvant de l’expression documentaire américaine
contemporaine.
Ainsi, des années plus tard, Michelle Citron se réclame de cette filiation, artistique aussi bien que
théorique 48 :
It is not without meaning, I think, that I became a filmmaker. In 1972, I was half-way a
doctorate in cognitive psychology, a field that studies the brain and mind, a field as
distant from the body as possible. Then I stumbled into a film course. I sat in a darkened
classroom for five hours every Friday afternoon and watched images. Not narratives, but
avant-garde films by Maya Deren, Bruce Baillie, Carolee Schneeman, Stan Brakhage and
others. I had never known images could speak eloquently about feelings and experience :
family, birth, sexuality, everyday moments. Here was a language rich in subtlety,
complexity, and meaning. I wrote in my journal : « Film will give me the voice I have
always craved. Images will allow me to speak. » And so I became a filmmaker.
Ce qui s’énonce d’emblée comme primordial, c’est l’expérience et les façons de la raconter. « …
the voice I have always craved », devient cette voice over qui ne prétend pas à la toute puissance,
à la connaissance totale, celle qui « force l’image » et que dénonce Serge Daney 49 . Elle est au
contraire cette voix singulière et multiple, énigmatique, qui dit l’expérience - une expérience
commune des femmes, au-delà de leurs trajectoires individuelles – et qui « risque quelque chose
en tant que voix », pour reprendre la définition de Serge Daney 50 . En fait, il s’agit purement et
simplement pour la cinéaste femme de passer d’un statut d’objet – le fameux objet de désir cher
au cinéma hollywoodien, et que nous avons évoqué dans notre partie précédente – à un statut de
47
Il s’agit d’une remarque de Derrida que l’on trouve dans le film portrait que Kirby Dick & Amy Ziering Kofman
font du philosophe, à partie d’entretiens effectués dans les années 80 à 2000. Il s’agit d’un film documentaire
produit par les Éditions « Blaq Out », une filière de la Paramount Pictures. Il semble que cette remarque de Derrida
n’ait pas été publiée telle qu’elle.
48
Michelle Citron, Home Movies and Other Necessary Fictions, Minneapolis & London : University of Minnesota
Press, 1999, p.45.
49
Serge Daney, « L’Orgue et l’aspirateur », in La Rampe, Éditions des Cahiers du Cinéma-Gallimard, Paris, 1996,
p.162.
50 Opus cité, p.163.
235

sujet.
Quant à l’image, elle va être conçue comme le lieu d’accès à une vérité du sujet. Plus encore que
la lettre, le journal intime ou le portrait qui favorisent les formes inachevées, le récit sera utilisé
comme un agent réduit à une fonction narrative minimale, car il sera lui-même partie de
l’expérience, inféodée à elle, et ne suivra donc pas ses propres exigences téléologiques : « As
Tim O’Brien has said about all war stories and documentaries, if it has a moral or an ending,
then you know it is not real. » ajoute encore Michelle Citron, dans son ouvrage
autobiographique 51 qui clôt le cycle de plusieurs films creusant le sujet en profondeur, de
Daughter Rite à What You Take For Granted. « Ce qui est difficile au cinéma, c’est d’assumer sa
réalité », écrit Guy Gauthier dans son ouvrage de référence Le Documentaire : un autre
cinéma 52 . Comme d’ailleurs les cinéastes que nous allons évoquer maintenant assument leur
réalité, Michelle Citron assume la sienne ; nous verrons cela dans un second temps.
2) De His-Story à Her-Story 53 : une révolution en marche
We should ask ourselves whether the true
revolution comes first from changing
society or changing one’s self….
Peter Brook, Marat/Sade, 1967
Peter Brook présente bien les choses en associant dans un même énoncé les mots « revolution »,
« changing » et « one’self » : Plusieurs dynamiques sont en jeu, qui ne vont pas toujours dans le
même sens, et le troisième terme a été longtemps le plus négligé, a fortiori le moi féminin. Ce
qui explique que les théoriciennes se soient plus souvent attachées à déconstruire – le véritable
mot d’ordre des années soixante et soixante-dix – le cinéma patriarcal qu’à théoriser et définir la
femme-auteur, une notion qui ne va pas de soi et qui voyage avec quelques spectres comme
l’essentialisme (valeur biologique incontournable de l’auteur) ou la tentation de mythification,
dont il convient de se débarrasser. Ce sont là deux écueils que nous souhaitons éviter, mais il
nous reste encore à faire le lien entre les diverses manifestations féminines, de l’objectivation
caractérisée à la subjectivité assumée, même dans ses contradictions.
51
Michelle Citron, Home Movies and Other Necessary Fictions, Minneapolis & London : University of Minnesota
Press, 1999, p.45.
52
Guy Gauthier, Le Documentaire : un autre cinéma, coll. « fac.cinéma », Éditions Nathan, Paris, 1995, p.7.
53
On voit bien ici que le jeu de mots couramment pratiqué en anglais entre « History » et « His-Story », pour
exprimer l’assise phallocentrique et fictionnelle du récit historique - ce que développe Hayden White dans
Metahistory : the Historical Imagination In Nineteenth-Century Europe, Baltimore & London : The Johns Hopkins
University Press, 1973, se décline difficilement au féminin.
236

- Un rejet des modèles
(Modèle : « ce qui sert d’exemple, ce qui doit être imité » 54 )
Dans les années soixante, la critique féministe 55 des arts et des médias commence à se concentrer
sur les stéréotypes féminins, les visions fausses, déformées et surtout très limitées des femmes
(et non pas de la femme 56 ) - toujours les mêmes stéréotypes binaires de « la maman et la
putain », comme reprendre le titre du film de Jean Eustache de 1973, ou encore de la folle, de
l’hystérique, qui ont fait les beaux rôles du cinéma hollywoodien 57 . La critique féministe du
cinéma classique revient régulièrement sur ces figures féminines qui ont non seulement servi à
rassurer l’homme sur son désir en répondant à la demande du spectateur longtemps identifié
comme « the male gaze » (nous avons déjà vu la position défendue par Laura Mulvey dans
DH’sD) :
À qui appartient le désir qui parle, et à qui s’adresse-t-il ? […] Le désir est celui de
l’Œdipe, et bien que son objet puisse être la femme, ou la Vérité, ou la connaissance, ou
la puissance… son terme de référence, celui à qui il s’adresse, c’est l’homme : l’homme
en tant qu’être social et sujet mythique. 58
Ces figures féminines idéalisées, servent aussi, selon Teresa De Laurentis, à amener les
spectatrices à la féminité portée en exemple par l’héroïne du film :
If Women spectators are to buy their tickets and their popcorn, the work of cinema may
be said to require women’s consent ; and we may well suspect that narrative cinema in
particular must be aimed, like desire, toward seducing women into feminity. 59
Cinéma hollywoodien doublement idéologique donc, et qui « punit » celles qui osent sortir du
cadre fixé par « la loi du père ». Dans son ouvrage de référence Women and Film : Both Sides of
the Camera, E.Ann Kaplan analyse quelques unes de ces figures dans Blonde Venus 60 « [that]
shows the link between male attempts to fetishize woman and the repression of mothering in
54
Nous prenons à dessein le sens le plus couramment compris. Dictionnaire Hachette.
55
Si le terme de généralise dans les années soixante, il est déjà usité dans les écrits théoriques depuis le début du
siècle, en particulier sous la plume de Freud, mais prend tout son sens vers la fin des années soixante.
56
Il est en effet impossible de donner une définition normative de la femme et de la féminité, sans redéfinir – ce sui
serait impossible – l’autre partie du couple sémantique ; c’est ce qu’écrit Michel Foucault dans L’Archéologie du
savoir ( ) : « Il y a une interdépendance sémantique de l’un (masculin) et de l’autre (féminin). Il est certain que
cette interrelation dialectique fut toujours asymétrique, hiérarchique, et que cette asymétrie a toujours favorisé les
hommes. » Nous reviendrons sur les implications de cette asymétrie, culturelle plus que constitutive.
57
Les exemples sont pléthore dans le champ de la fiction américaine. Nous citerons arbitrairement les films
particulièrement anxiogènes de Robert Aldrich tels que What Ever Happened to Baby Jane ?, 1962 ; Hush Hush
Sweet Charlotte, 1965.
58
Citation de Teresa De Laurentis, tirée de son ouvrage Desire and Narrative, in Yvonne Rainer, ‘Ruminations sur
de possibles antidotes cinématographiques au nœud de vipères œdipien’ in Vingt ans de théories féministes sur le
cinéma, CinémAction 1993, pp.180-181.
59
Teresa De Laurentis, Alice Doesn’t : Feminism, Semiotics and Cinema, Bloomington : Indiana University Press,
1984, pp.136-137
60
Film de Josef von Sternberg, 1932, avec Marlene Dietrich dans le rôle-titre.
237

patriarchy » 61 , le film mettant en place la forme symbolique, patriarcale de la maternité –
l’héroïne doit alors se sauver pour expérimenter l’aspect non symbolique de la maternité, mais
est quand même réintégrée à la fin du film, dans le contexte patriarcal qui n’est autre que
l’espace du film. Le second archétype est le personnage féminin dans Lady from Shanghai 62 , un
film « [that] represents a more direct confronting of the threat that women poses ; Woman is now
neither helpless victim nor phallic substitute. » 63 . L’auteur termine son survol par Looking for Mr
Goodbar 64 :
The film shows that, while the femme fatale used her sexuality to manipulate the man for
her own (corrupt) ends, the contemporary sexually-liberated woman is looking to satisfy
herself, thereby forcing man to confront his fears of female sexuality directly ; second,
that, while the femme fatale in noir films had to be killed for eliciting desire in the male
(for fear of his succombing to her desirability), the new sexual woman has to be
dominated by the phallus as a way of man asserting control over the newly found sexual
expressiveness.
[…] Her subsequent rape and death are punishment for refusing to submit to the codes
that define her place and limit her possibilities to what patriarchy demands. She must be
silenced for her temerity.
Cette longue citation, même si elle présente un point de vue nécessairement orienté 65 , montre
bien le blocage symbolique dans le cinéma de fiction, en ce qui concerne la représentation des
femmes. Certes ces trois exemples ne sont que les arbres qui cachent la forêt de films de fiction
par/ou sur des femmes, et des figures féminines mythiques, Gilda, Eve et les autres. Dans le
contexte contemporain et plus contraignant des genres hollywoodiens (on a néanmoins vu que
Dorothy Azner a su plus ou moins s’en accommoder), des réalisatrices comme Susan Seidelman
ou Kathryn Bigelow pratiquent un nouveau genre de féminisme, une sorte de féminisme dilué et
assez inoffensif qui répond stratégiquement aux codes du spectacle, mais qui a l’avantage de
toucher un large public – ce qui n’est pas le cas des films documentaires et expérimentaux, et ce,
pour deux raisons essentielles : d’une part, les conditions économiques des films fabriqués, la
plupart n’étant pas distribués dans le circuit commercial, circulant de festival en université ; ces
films sont d’ailleurs, toutes proportions gardées, assez nombreux et très diversifiés.
D’autre part, ce que l’on oublie de dire, c’est qu’initialement, le premier public visé, est le public
féminin, certaines cinéastes femmes se situant dans une posture négative (inversée) qui se
résumerait ainsi : « J’écris en pensant à qui ne me lira pas, à qui ne regardera pas mon film ».
61
E.Ann Kaplan, Women and Film : Both Sides of the Camera, London & New York : Routledge Editions, 1983-
2000, p.5.
62
Film d’Orson Welles, 1946, avec Rita Hayworth dans le rôle-titre.
63
E.Ann Kaplan, Opus cité, p.6.
64
Titre français : À la recherche de Monsieur Mr Goodbar, film de Richard Brooks, 1977, avec Diane Keaton en
femme paumée plutôt que libérée.
65
Le point de vue d’E. Ann Kaplan est assez fiable néanmoins, à mi-chemin entre la critique assez condescendante
de Laura Mulvey, et les critiques radicales parfois stériles.
238

Le point de vue de l’écrivaine activiste Lucy Lippard résonne moins radicalement cependant :
Perhaps our current responsability lies in humanizing our own activities so that they will
communicate more effectively with all women. Hopefully, we will aspire to more than
women’s art flooding the museum and gallery circuit (and screens). Perhaps a feminist art
will emerge when we become wholly responsible for our own work, for what becomes of
it, who sees it, and who is nourished by it. For a feminist artist, whatever her style, the
prime audience at this time is other women. 66
Ce survol introductif des figures féminines est nécessairement très lacunaire, mais on remarquera
néanmoins que le schéma de résolution n’a finalement guère changé au fil des décennies. Il
semble (objectivement) évident que les femmes devaient saisir les opportunités tant
épistémologiques qu’ontologiques (nous les avons évoquées en première partie) que le nouveau
cinéma offrait, afin de reprendre le contrôle de leur représentation, et donc de leur destinée.
D’objets, elles allaient devenir sujets.
Les années soixante sont une période où l’on s’engage dans une vaste recherche pour répertorier
les films de toutes sortes et de tout format (le travail d’archivage de Jonas Mekas et de Norm
Fruchter 67 est en ce point déterminant) pour redécouvrir des cinéastes femmes oubliées ou
méconnues, et dont le travail a permis de remettre en cause ces stéréotypes socialement
sclérosants, et d’œuvrer ainsi vers un rééquilibrage des contributions hommes/femmes au
cinéma, et en particulier dans le cinéma expérimental (le plus accueillant de ce point de vue) et
documentaire – nous verrons également que le discours documentaire était aussi centralisé.
Ce qui permet l’émergence, dans les années soixante-dix, d’une constellation de questions
déterminantes pour les artistes/femmes : l’élaboration d’une esthétique féminine distincte, la
naissance d’une critique et de faisceaux académiques se focalisant sur la production féminine de
films (ce que l’on va plus tard appeler les « Gender Studies »), la remise en question des
processus idéologiques inhérents à l’expression cinématographique, et enfin une révision
radicale des pratiques cinématographiques allant de pair avec le rejet de tout système binaire, y
compris la distinction conventionnelle entre documentaire et fiction et son cortège d’oppositions.
Le projet – qui rejoint dans le fond celui des cinéastes-diaristes – est de s’intéresser aux détails
de la vie quotidienne des femmes, la vie de ces dernières revêtant soudain une importance
politique et sociale tout à fait nouvelle, ainsi que le résume l’historienne Robin Morgan :
I do still believe… that the personal is political, and vice versa (the politics of sex, the
politics of housework, the politics of motherhood), and that this insight into the necessary
integration of exterior realities and interior imperatives is one of the themes of
consciousness that makes the Women’s Movement unique, less abstract, and more
66 Lucy Lippard, From the Center : Feminist Essays on Women’s Art, New York : E. P. Dutton Editions, 1976, p.20.
67 Le réalisateur Norm Fruchter revient aux Etats-Unis en 1962, après avoir travaillé au British Film Institute. Il est à
l’origine de la fondation de l’American Newsreel Collective.
239

functionally possible than previous movements of social change. 68
- Dilemme sur le réalisme social
Si en surface, le mot d’ordre est le rejet non-négociable des pratiques, dans l’ombre un débat fait
rage : Quelle position adopter à l’égard du réalisme social ? Nous entendons par « réalisme
social » une approche qui se situe au-delà des clivages fiction/documentaire, et qui, hors des
circuits commerciaux traditionnels, s’inspire très largement des pratiques cinématographiques
britanniques et canadiennes de l’après seconde guerre mondiale, et notamment de l’esthétique
télévisée. Proche du cinéma direct dans son emploi d’un matériel léger, de son synchrone et d’un
coût de revient assez faible 69 (équipes de tournage réduites, peu de prises, voire une seule prise),
il s’agit d’un cinéma essentiellement intéressé par les questions sociales comme la valeur-travail,
le travail des femmes, l’éducation, le couple, la délinquance, la prostitution ou encore
l’homosexualité, entre autres. Le cinéma de réalisme social s’oppose au cinéma personnel sur
plusieurs fonds : En premier lieu, par l’intérêt porté au groupe plutôt qu’à l’individu – cette
orientation sociétale restera une constante du cinéma britannique, qui ne produira quasiment pas
de films développant une écriture autobiographique per se ; ce qui met nécessairement l’accent
sur la lutte des classes, tandis que cette dernière est très atténué aux Etats-Unis, et à laquelle se
substituent les notions identitaires de race et de genre (nous y reviendrons). Et puis, à la
subjectivité revendiquée s’oppose le dogme d’une prétendue objectivité : d’une part, ces films
ne pratiquent pas, ou à titre très exceptionnel,voire accidentel, le regard caméra, l’adresse directe
– les acteurs sociaux et/ou les personnages restant objectivés dans la perspective classique de la
représentation : on les regarde, ils ne s’adressent pas à nous (Ce que Gérard Genette nomme « la
focalisation zéro » 70 ) enfermés qu’ils sont dans le cadre d’une représentation qui se joue sur
l’Autre Scène 71 . D’autre part, le système binaire des signifiants textuels et visuels représente la
principale source et fabrication de sens, grâce à une esthétique souvent axée sur les ombres et les
lumières, la composition binaire du plan (l’homme d’un côté, la femme de l’autre, ou bien l’un
68 Sara Evans, Personal Politics : the Roots of Women’s Liberation in the Civil Rights Movement and the New Left,
New York : Random House, 1980, p. 57. Evans présente six autobiographies de femmes actives dans le mouvement
comme Angela Davis, comme preuve du lien historique entre le mouvement des femmes et l’activité
autobiographique.
69 On peut penser aux premiers films de Cassavetes ou de Scorsese, par exemple.
70 Gérard Genette entend la focalisation zéro de deux manières. La première et la plus évidente est celle qui désigne,
par le suffixe –zéro, la non-focalisation, c’est-à-dire l’absence d’un point de vue spécifié limité par exemple, comme
nous l’avons vu, à la conscience d’un personnage ou à un observateur anonyme. C’est le régime adopté dans les
récits classiques, où l’information dispensée au spectateur est supposée complète, c’est-à-dire par un relais situé à
l’intérieur du monde raconté. Gérard Genette, ‘Discours du récit’, in Figures III , coll. « Poétique », Éditions du
Seuil, Paris, 1972, pp.65-278.
71 Cette locution freudienne qui initialement dénote l’inconscient, est ici principalement employée pour définir la
position spectatorielle où le sujet-spectateur est exclu de la scène du film, alors que par la toute puissance de con
regard, il croyait en être un élément important. Cette fausse transparence du rapport film/spectateur, fait que
spectateur croit désirer le film alors qu’il n’en est que l’objet. Bien sûr, cette position n’est plus du tout celle du film
documentaire subjectif, où cette fois-ci il est invité à être l’interlocuteur du sujet diégétique.
240

au premier plan, l’autre en arrière-plan, bref tout une représentation graphique de l’espace) et du
montage alterné des séquences. Enfin, ces films ne disposent pas de voix d’autorité qui viendrait
par dessus le film proposer un devenir au film, à l’exception de quelques films pédagogiques de
télévision, ou certains docudramas. Et pourtant, le cinéma réaliste emprunte les mêmes canaux
de représentation 72 que le cinéma documentaire personnel, tels que le tournage en extérieurs,
l’emploi d’acteurs sociaux ou d’acteurs natifs de l’endroit (parfois non professionnels), certains
arborant un accent régional ou local marqué, et de plus, ils ont une même visée, qui est de rendre
compte de l’expérience des gens ordinaires, des marginaux, des femmes, des lieux excentrés, de
groupes en marge de la société 73 . Et surtout, les choix thématiques et narratifs se concentrent
également sur l’altérité féminine :
In a society where roles are defined in terms of the masculine, the female becomes a
problem. The masculine is assumed to be a set of positive definitions : actions towards a
goal, activity in the world, agressiveness, heterosexual desire. This implies an opposite :
the feminine. 74
Mais, si ces films présentent souvent des portraits cocasses, ils ne cherchent nullement à se
débarrasser du procédé normatif d’objectivation. Et malgré les affinités électives avec ce mode
de représentation « humaniste », les femmes cinéastes vont progressivement abandonner le
réalisme social, au profit d’une forme résolument subjective, même si l’on remarque ici et là –
nous le verrons avec le film de Joyce Chopra, Joyce at 34 – l’on remarque quelques survivances
de cette modalité de représentation, très ancrée dans l’histoire anglo-saxonne.
- Survol des théories féministes et leurs enjeux pour le cinéma
Mais avant de pouvoir pénétrer ces subjectivités féminines dans l’enceinte des films,
poursuivons et terminons ce survol de la place des femmes dans le cinéma. Dans les années
quatre-vingt, la lecture féministe est intégrée, placée même, au centre des études culturelles.
Pendant longtemps, le féminisme universitaire américain a été étroitement lié aux luttes visant à
obtenir la justice et l’égalité pour les femmes ; elles étaient articulées à des propositions de
changement social : réformer la loi sur le viol, obtenir l’attention du public et un traitement légal
sur la violence domestique, le harcèlement sexuel, les conditions d’accès à l’éducation et à la
culture, allocations de grossesse.
72 Nous n’avons pas le loisir de développer ce point ici. L’ouvrage de John Hill, Sex, Class and Realism : British
Cinema 1956-1963, London : British Film Institute, 1986-1997, 228 pages, fait un tour exhaustif de la question.
73 Le Dictionnaire Hachette définit la société ainsi : « 3- Ensemble d’individus unis au sein d’un même groupe par
des institutions, une culture »). On voit bien que cette notion de société a commencé à voler en éclats aux Etats-
Unis, remplacée par les microsphères.
74 John Ellis, Visible Fictions, London : Editions Routledge & Kegan Paul, 1982, p.28.
241

Sur le plan théorique de la représentation des femmes, le débat s’est ainsi déplacé sur des
questions primordiales concernant la position et la nature du spectateur dans le dispositif
filmique, le langage et la voix, le voyeurisme et le fétichisme, le récit et ses relations avec la
notion de « genre » et de « gender » 75 , et enfin de représentation et de subjectivité. Les
recherches diversement menées par des théoriciennes telles que : Laura Mulvey, qui se concentre
sur le cinéma mainstream, mais dont les analyses sur la position du spectateur viennent éclairer
aussi les autres champs de la représentation) ; Judith Butler, qui s’attaque au sujet ardu du genre
sexuel, genre intérieur, genre extérieur, etc… Pour Butler, s’inspirant de Michel Foucault pour
qui « Il y a une interdépendance sémantique de l’un (masculin) vers l’autre (féminin). Il est
certain que cette interrelation dialectique fut toujours asymétrique, hiérarchique, et que cette
asymétrie a toujours favorisé les hommes 76 » , le genre est une performance sociale apprise,
répétée et exécutée 77 ; Nancy Chodorow 78 (qui nuance le point de vue psychanalytique, en
réfléchissant sur le futur des femmes, le sens de la maternité dans la société) ; ou encore des
visions plus idiosyncratiques, plus controversées mais aussi parfois inspirées, comme celles de
Teresa de Laurentis dont nous venons de voir un exemple de rhétorique, ou lorsqu’elle compare
l’aventure du féminisme à celle d’Alice Through the Looking Glass :
If I have chosen this text to introduce a series of considerations on feminism, semiotics,
and cinema, it is in part because it prevents an easy or natural identification. Lewis
Carroll’s Alice is hardly a feminist heroine […] I like to think of her tale as a parable
suggesting the situation, the predicament, and the adventure of critical feminism. […] We
too have been puzzled to see our simplest questions taken as riddles. 79
De plus, ces théoriciennes sont, pour la plupart d’entre elles, passées au moins une fois derrière
la caméra : Laura Mulvey a réalisé avec son compagnon Peter Wollen un film censé désamorcer
le plaisir du spectateur-prédateur par un travail de distanciation, grâce au dispositif à 360° de la
caméra, dans The Riddles of the Sphynx 80 ). C’est sans tenir compte du fait que la plupart des
75
Nous préférons garder les termes anglais qui sont plus difficiles à manipuler en raison de leur distinction lexicale.
76
Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Éditions NRF Gallimard, Paris, 1969.
77
Ses ouvrages sont nombreux sur la question. Nous avons partiellement consulté Gender Trouble : Feminism and
the Subversion of Identity, London & New York : Routledge Editions, 1990 ; The Judith Butler Reader (edited by
Sara Salih et Judith Butler), Chicago : Blackwell Publishing, 2004 ; ainsi que ses diverses contributions aux travaux
de Slavoj Zizek sur sa lecture de Freud et de Lacan.
78
Nancy Chodorow, The Reproduction of Mothering ; Psychoanalysis and the Sociology of Gender, Berkeley :
University of California Press, 1999, 283p.
79
Teresa De Laurentis, Opus cité, p.2. Bien entendu, il s’agit d’une lecture particulièrement subjective d’Alice
Through The Looking Glass, considérant les intentions de l’auteur, mais cette démarche associative est assez typique
de la problématique féministe consistant à détourner des textes, ou tout au moins, à fournir des lectures alternatives.
80
Film expérimental de 1976, et seconde collaboration Mulvey/Wollen. Tout en relatant l’histoire des relations
quotidiennes d’une mère et de son enfant, Riddle Of the Sphynx revisite le mythe d’Œdipe, en particulier l’épisode
de sa rencontre avec le Sphinx, présenté comme une figure féminine et maternelle. L’alternance des séquences
documentaires (scènes de la vie ordinaire) et des images mythiques, confère au film une étrangeté non dénuée
d’esthétique, mais reste néanmoins un film hermétique. Il s’avère en effet difficile de créer un contre-cinéma qui soit
accessible à un large public, sans pour autant être ou un cinéma de propagande ou un cinéma rhétorique – ce que
les films féministes de cette époque sont pour la plupart.
242

cinéastes exposent et développent leurs propres théories dans leurs films ; c’est le cas d’Yvonne
Rainer ou encore de Trinh-T Minh-Ha, entre autres, nous y reviendrons.
Dans les années quatre-vingt-dix, les théories successivement basées sur la psychanalyse, la
sémiotique, la déconstruction et le post-modernisme, commencent à être examinées sous l’angle
du soupçon, tout au moins d’un relativisme certain. L’influence foucaldienne se fait
particulièrement sentir dans le fatalisme ambiant qui finit par gagner les propos séditieux lancés
du haut des chaires des campus – fatalisme distillé par les travaux de Michel Foucault 81 , qui
consiste à penser que nous sommes tous prisonniers d’une structure de pouvoir englobante, et
que les mouvements visant à réformer la vie réelle, finissent la plupart du temps par servir le
pouvoir d’une façon toujours renouvelée et insidieuse 82 . On observe alors, dans certains courants
du féminisme, un changement radical quant au consensus qu’avait apporté l’idée d’un cogito non
sexué quelques décennies plus tôt, qui serait en réalité une autre formation patriarcale
masculine. 83
Mais ce qui également caractérise ces années-là, c’est l’intégration des questions féministes
(différence sexuelle, culture patriarcale, genre) dans les vastes perspectives de race et post-
colonialisme. Les dénominateurs communs vont ainsi s’ouvrir à un certain nombre de facteurs
culturels, raciaux, historiques, politiques et sexuels, et ainsi à ce que Zizek appelle « …la
prolifération libératrice des multiples formes de subjectivité – féminine, homosexuelle,
ethnique… » 84 . Globalement, il est à noter que le féminisme américain a depuis lors été
étroitement lié aux luttes visant à obtenir la justice et l’égalité des femmes, et donc articulées à
des propositions de changement social et culturel 85 - Zizek rappelle encore que « …les cultural
studies ont remplacé la critique de l’économie politique » 86 , et par conséquent la politique s’est
transformée en politiques identitaires ; on comprend par conséquent la nécessité impérieuse de
81 En particulier Surveiller et punir et Histoire de la sexualité.
82 Ceci s’applique particulièrement bien à l’idéologie américaine qui finit toujours par recycler tous les mouvements
de sécession (ce terme fait référence aux mouvements artistiques d’avant-garde, à l’image des mouvements de
même nature qui se constituèrent en Allemagne au XIX° siècle). D’où la nécessité de constamment déplacer les
centres vitaux de la contestation, et de diversifier les formes d’expression et les manifestations subjectives.
83 Zlavoj Zizek fait l’état des lieux des théories sur le sujet et la subjectivité dans Le Sujet qui fâche : le centre
absent de l’ontologie politique, traduit de l’anglais pas Stathis Kouvéliakis, Éditions Flammarion, Paris, 2007. Zizek
se pose contre « le pacte tacite conclu par tous les partis, dans leur rejet du sujet cartésien, et qui s’affrontent
aujourd’hui dans le monde intellectuel », et réaffirme la pertinence d’un certain sujet cartésien.
84 Slavoj Zizek, Opus cité, p.8.
85 D’ailleurs, dans le film que nous étudierons, Emile de Antonio revient longuement sur cette période durant
laquelle le FBI s’intéressait tout particulièrement aux implications des mouvements féministes dans les politiques
underground : « There was a consistent pattern in which the FBI associated women with the perverse underground
politics […] In a funny old-fashioned kind of way, it seemed shocking to the FBI that women could be assertive, that
they could be leaders, thinkers, that they could direct something, instead of following like a farm wife in the year
1870…. »
86 Slavoj Zizek, Opus cité, p.8.
243

edéfinir les subjectivités éclatées. Au cinéma, ces combats relèvent en premier lieu d’une
démarche documentaire, mais une démarche documentaire où la subjectivité du ou de la cinéaste
prend dorénavant la place du discours aux finalités socio politiques dans la tradition britannique
de l’époque Grierson 87 . Ce qui reste de cette époque de vocation du documentaire à des idéaux,
aujourd’hui caducs, c’est que le cinéma à caractère de document reste plus ou moins ce que
Grierson avait vu en lui, à savoir : une tribune – même si aujourd’hui on parlera plus volontiers
d’espace de visibilité. Par exemple, ce n’est qu’assez récemment que l’on peut remarquer
l’apparition de films documentaires, sans concessions, réalisés par des femmes Afro-américaines
ou Portoricaines ; on se contentera de mentionner ici le travail fédérateur de Aishah Shadidah
Simmons, productrice, journaliste et écrivain(e), réalisatrice de films documentaires, en
particulier la trilogie Silence…. Broken (1993) ; In My Father’s House (1996) et No ! (1997-
2000-2002-2006 88 ) qui relatent des expériences personnelles liées aux (habituelles) questions de
race et de genre, de détermination sexuelle et de violences faites aux femmes.
87 John Grierson fut le leader indiscuté du mouvement documentaire britannique né à la fin des années vingt.
Revenu des États-Unis où il a pu évaluer l’ampleur et le pouvoir de la presse d’opinion, il se lance dans une sorte de
croisade contre les goûts exotiques et « escapistes » des Britanniques, et entreprend de mettre sur pied un organe
puissant de cinéma documentaire, censé amener en douceur, à la manière initiée par la Fabian Society, une socialdémocratie
en Europe.
88 Aisha Shadidah Simmons insiste sur le fait que son film No ! représente un « work in progress », si bien qu’elle
continue à incorporer de nouveaux témoignages de femmes, qu’elle intègre à sa réflexion et à son témoignage
personnel.
244

B- Des formes adaptées au sujet 89
1) Le documentaire comme praxis féministe 90 : quelques paradigmes esthétiques
Mais revenons aux années soixante-dix, qui marquent l’entrée en lice des femmes dans le cinéma
féministe documentaire – encore que ce terme ne suffise pas à définir cette production de films
sur laquelle nous allons nous arrêter. Il y a un certain nombre de raisons pour cela. D’une part, il
ne s’agit pas de dénoncer le cinéma de fiction pour adopter sans restriction la représentation
documentaire – rappelons que l’expression documentaire est alors en pleine mutation, que le
cinéma direct est l’objet de lourds soupçons quant à la démarche politique (au sens large du
terme) de ses auteurs, et le « cinéma-vérité » reste un idéal observé outre atlantique, mais trop
philosophique, peut-être aussi trop intellectuel pour le pragmatisme et l’activisme américains.
Documentaire et/ou fiction, chaque approche, nous l’avons vu, se voit nécessairement
interpénétrer par l’autre – on connaît la célèbre remarque de Godard qui reste tout à fait actuelle :
Mettons bien les points sur quelques « i ». Tous les grands films de fiction tendent au
documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction. […] Et qui opte
à fond pour l’un trouve nécessairement l’autre au bout du chemin. 91
Dans ses écrits théoriques, ses poèmes comme son enseignement, la réalisatrice Trinh.T Minh-
Ha réfute elle aussi catégoriquement toute distinction entre les valeurs de « cinéma
expérimental », « cinéma de fiction » et « cinéma documentaire » :
Cela commence donc par les catégorisations de cinéma et les discours qu’elles
présupposent. Travailler contre ce nivellement des différences consiste aussi à résister à la
notion même de différence, laquelle, étant définie selon les termes du Maître, a toujours
recours à la simplification et la division. 92
En bref, les cinéastes femmes refusent de choisir, comme le rappelle de manière peu objective,
Anne Kaplan, auteure de Women and Film : Both Sides of the Camera :
89 Nous entendons ici le sujet comme Noël Burch le décline dans le dernier chapitre de son ouvrage Une Praxis du
cinéma, coll. « Folio essais », Éditions Gallimard, la Flèche, 1986, pp.221-238, c’est-à-dire le thème du film:
« Concluons. Ce qui nous paraît le plus frappant au terme de ces quelques réflexions sur le sujet, c’est que dans le
cinéma moderne, que ce soit de fiction ou de non fiction, le sujet tend à assumer la même fonction : celle de créer
une forme. » (Opus cité, p.238). Polysémique ou non sous la plume de Noël Burch, cette remarque sur la capacité à
créer des formes s’applique aussi à notre déclinaison du signifiant « Sujet ».
90 Nous désirons ici associer la notion de praxis à celle de féminisme, afin de suggérer que le féminisme représente
une pratique particulière du cinéma, où le film est le lieu de toutes les confrontations, et par conséquent de toutes les
libertés.
91 Jean-Luc Godard, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Éditions de l’Étoile, Paris, 1985, p.144. Il s’agit en fait
d’un condensé du point de vue de Godard au fil des pages, en particulier de sa conversation avec le documentariste
François Reichenbach.
92 Trinh.T Minh-Ha, « Images et politique », in CinémAction « 20 ans de théories féministes sur le cinéma », 1993,
p.166.
245

This very exclusion has enabled women filmmakers to become especially sensitive to
issues of form and style, and has prevented any blind following of previous
conventions. 93
- Le champ documentaire : un bastion masculin ?
Si, comme Virginia Woolf nous a permis de le mettre en lumière, les femmes ont été très
largement absentes de la scène artistique et littéraire au fil des siècles, on avancera ici un autre
fait, plus récent et donc plus appréhendable : les femmes ont été complètement absentes, en tant
que sujets cinéastes, du champ de la représentation documentaire 94 , et ce, des années trente aux
années soixante, que ce soit de manière isolée 95 ou au sein des quelques mouvements structurés
qui ont pu exister dans l’histoire américaine - on pense nécessairement au mouvement
documentaire des Frontier Films, ou New Deal Films, en raison de leurs liens avec le
gouvernement de F.D.Roosevelt qui regroupe des poètes, des photographes, des musiciens, des
journalistes et des révolutionnaires, mais aucune femme dans leurs rangs 96 . La même remarque
s’applique au mouvement britannique des années trente (les années Grierson 97 ) comme à celui
des années cinquante et soixante, notamment celui né de la dynamique des Angry Young Men.
On ne recense aucune figure dominante de cinéaste femme dans les pays anglo-saxons,
contrairement au continent européen, qui voit naître sur son sol quelques cinéastes de premier
plan, comme la Soviétique Esther Schub (nous l’évoquerons plus longuement plus tard dans
93
E. Ann Kaplan, Women and Film : Both Sides of the Camera, London & New York : Routledge Editions, 1983-
2000, p.87.
94
Nous ne parlons pas du cinéma classique où l’on recense deux femmes seulement à avoir pu tourner à
Hollywood : Dorothy Azner, réalisatrice à la Paramount Pictures entre 1927 et 1943, et Ida Lupino qui passa
derrière la caméra après une carrière de jeune première, et réalise des mélodrames dans les années cinquante. Azner
occupe quant à elle une place à part dans le panthéon des réalistrices, avec une cinquantaine de films à son actif. Un
de ses films les plus célèbres, Christopher Strong (1933), concentre l’intrigue autour de son héroïne, une femme
émancipée (jouée par Katherine Hepburn), qui finit par tomber amoureuse d’un homme marié ; enceinte, elle préfère
se suicider en plein vol plutôt que devenir dépendante. Certains critiques ont interprété les intrigues de ses films et
les dilemmes de ses héroïnes comme une revendication féministe, dans sa façon de provoquer une sorte de
dislocation entre l’idéologie sexiste et le texte du film, tout en utilisant les moyens en vigueur à Hollywood, en bref,
en pratiquant une stratégie de la subversion au sein même du système, au cœur même de la « bête », arguant que
Dorothy Azner était lesbienne. Cette dernière a toujours fermement réfuté ces tentatives de stigmatisation ou de
récupération. Elle a d’ailleurs terminé sa carrière de cinéaste en réalisant des documentaires et en se consacrant à
l’enseignement du cinéma.
95
Il conviendra de suggérer que les femmes de cinéastes ont pu jouer un rôle dans l’ombre, et nous souhaitons
rendre en particulier hommage au travail de Frances Hubart Flaherty, l’épouse et compagne de Robert Flaherty, qui
a collaboré à l’élaboration des films, et fut également son biographe. Par contre, la subjectivité à l’œuvre dans les
films est bien celle d’un explorateur mâle et exote dans l’âme : Robert Flaherty.
96
La seule femme que l’on peut rattacher à ce mouvement est la photographe documentaire Dorothea Lange qui a
travaillé aux côtés de James Agee, Walker Evans, entre autres. Ses photos de femmes (Migrant Mother est une des
plus célèbres) appartiennent pour certaines à la Library of Congress. Il convient d’ajouter qu’elle a écrit une série de
textes personnels très littéraires qui ont éclairé la nature, l’unicité et la profondeur des rencontres avec ces femmes
sur la route ; elle analyse le lien existant entre photographe et photographié, qu’elle voit comme une sorte de
transfert.
97
Ruby Grierson, la sœur de John, a gravité dans le milieu documentaire des années trente et quarante. D’abord, non
créditée dans les films d’Anstey et d’Elton, puis comme co-réalisatrice de Paul Rotha, ou de collectifs lors de
l’effort de guerre. Elle est reconnue pour son tact et sa psychologie, utiles lors des premiers interviews en son direct,
et sa subtile influence dans le montage des séquences « humaines ».
246

notre travail, car Emile de Antonio lui rend un hommage vibrant dans son travail de montage) ou
l’Allemande Leni Riefenstahl, entre autres.
Si l’absence des femmes dans les années trente peut s’expliquer par le fait que les enjeux
politiques étaient tels (liens complexes avec le pouvoir, conditions économiques très difficiles,
relations délicates avec les autres médias et les autres mouvements documentaires européens)
qu’il fallut faire appel à de « grands noms » comme Pare Lorentz, Robert Flaherty ou encore
Joris Ivens - ceci sans compter le fait que l’influence marxiste, très palpable chez certains, ne
plaçait pas la cause et l’expression des femmes en tête de leurs priorités 98 - il semblerait qu’avec
le cinéma direct, ce soit la maîtrise technique qui ait finalement éclipsé toute autre priorité –
vérité ? - Les témoignages sont nombreux de femmes employées à des emplois subalternes, qui
ont fini par faire sécession, laissant le mouvement devenir un véritable bastion masculin, avec un
point de vue et un traitement des films somme toute assez semblables à ce que l’on pouvait alors
trouver dans le cinéma indépendant de fiction à la même époque – le cinéma direct ne se
caractérisant pas particulièrement par son souffle révolutionnaire (Wiseman filme les institutions
américaines avec une certaine distance qui n’appelle pas à l’insurrection, malgré certains sujets
sensibles), bien au contraire, plutôt par une tendance à la mythification (les films des Drew
Associates sur la famille Kennedy sont assez proches du culte de la personne, sous couvert de
leurs prouesses techniques). Trois films se distinguent cependant par leur « objet d’observation »
qui aurait pu, au-delà de l’enregistrement banal du fait social, faire l’objet d’un nouveau partage
de l’espace filmique et l’émergence d’une subjectivité partagée : Happy Mother’s Day de
Richard Leacock, 1963 ; Elisabeth and Mary d’Arthur Pennebaker (sur deux sœurs jumelles dont
l’une est handicapée), 1965, et enfin Grey Gardens des Frères Maysles en 1978. Nous
évoquerons ce dernier film plus tard, et nous nous contenterons ici de montrer brièvement que le
cinéma direct tel qu’il fut pratiqué en Amérique constituait alors une voie sans issue pour les
attentes des femmes.
- Happy Mother’s Day : un contre-exemple
Happy Mother’s Day, initialement intitulé Quint City - USA 99 , débute comme un reportage
traditionnel sur une famille fermière du Dakota qui vient d’avoir des quintuplés. Après une
98 Une autre explication est peut-être à trouver dans les thèmes documentaires de l’époque qui se concentrent autour
de la notion de territoire, de géographie humaine, de progrès techniques et domestiques ; excepté pour le film de
Ralph Steiner et Willard Van Dyke, The City, tous les autres Frontier Films dépeignent la campagne américaine, où
l’on retrouve les figures mythiques du fermier-pionnier, et de l’épouse dévouée et courageuse. Les documentaires à
visée propagandiste, ne cherchent nullement à dénaturer la réalité sur le terrain, et les enjeux discursifs sont
nettement orientés vers la répartition des pouvoirs et des responsabilités à l’échelle nationale.
99 Leacock a tourné ce film commandité par une chaîne de télévision, ABC, malgré un contrat d’exclusivité signé
avec les Drew Associates. La télévision a donc fait valoir ses droits, et il se trouve que deux films ont ainsi été
réalisés à partir du même matériel filmé.
247

première partie dominée par le regard bienveillant d’un citadin sur le monde idyllique des grands
plaines du Dakota, les gestes augustes des fermiers, qui rappellent certaines séquences
panthéistes des films de Pare Lorentz ou de Robert Flaherty (The Land, 1940) qui se disputent
avec la visée propagandiste 100 , la seconde partie se concentre sur une parade organisée en
l’honneur de la famille Fisher et de leurs quintuplés, avec les discours officiels et les réactions
des habitants. Leacock favorise alors le temps qui s’étire, grâce à de longues prises qui
enregistrent une banalité qui frise parfois le ridicule. Comme à son habitude (et à l’instar de
Robert Flaherty), les séquences ne sont pas tournées de manière préconçue, et l’on peut avancer
que le montage s’effectue directement au tournage – ce qu’atteste la monteuse de Leacock Pat
Jaffe :
When you have marvellous shooting, like Leacock’s in this film, you can edit the film
almost as it comes out the camera. When the cameraman is really operating smoothly and
moving from one image to another with ease, the footage has the quality and rhythm of a
ballet, and whole sequences may be left intact. 101
Derrière ces impressions dérisoires, on sent que le cinéaste s’intéresse en premier lieu à la
démarche du documentariste, à ce qu’il imagine être sa fonction : tendre à l’auto-effacement,
faire en sorte que sa présence au tournage ne soit pas, ou plus, un facteur significatif 102 . Ce qui
fait dire à Jean-Luc Godard: « Son manque de subjectivité conduit d’ailleurs Leacock à manquer
finalement d’objectivité » 103 . Ce qui fait dire à Louis Marcorelles cette phrase plus énigmatique
encore : « At such a point, cinema has disappeared. » 104 Si le cinéaste tend à disparaître, ce qui,
nous le savons, est pure illusion, il se peut également que le sujet du film, ici la famille Fisher,
finisse par disparaître en tant que sujet, devenant une simple curiosité, proche du « regard
propriétaire », comme le qualifie François Niney 105 , de l’ethnographe occidental.
100
Encore que les deux regards peuvent n’en faire qu’un ; c’est ce que l’on a reproché en particulier à Flaherty dont
l’esthéthique fut perçue comme réactionnaire. Comme nous l’avons simplement suggéré dans une autre note de
renvoi (ce n’est qu’un écho de notre problématique générale), la question de la possible libération de l’homme par le
progrès technologique, a souvent été négligée dans la lecture des films de Flaherty (Louisiana Story, 1948) et de
Lorentz (The Plow That Broke The Plain, 1936), alors que le philosophe marxiste Herbert Marcuse, chantre de la
révolution culturelle des années soixante, et dont on verra l’influence sur le travail de Robert Kramer, développe une
idée assez semblable : « Technics can by itself promote authorianism as well as liberty, scarcity as well as
abundance, the extension as well as the abolition of toil. » Herbert Marcuse, « Some Social Implications Of Modern
Technology », in Andrew Arato & Eike Gebhardt (edited by), The Essential Franckfort School Reader, New York :
Continuum, 1985, p.139 ; cité par Paul Arthur, « Jargons of Authenticity », in Michael Renov (edited by),
Theorizing Documentary, New York and London : Routledge Editions, 1993, p.110.
101
Pat Jaffe, « Editing Cinema Verite », p.46, citée par Stephen Mamber, Cinema Verite in America : Studies in
Uncontrolled Documentary,Cambridge Massachussetts : The MIT Press, 1974, p.196.
102
On peut se reporter à l’ouvrage de Stephen Mamber, Cinema Verite in America : Studies in Uncontrolled
Documentary, Cambridge Massachussetts : The MIT Press, 1974, où l’auteur intègre d’abondants témoignages de
tournage de Richard Leacock, pp.192-199.
103
Jean-Luc Godard, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Cahiers du Cinéma-Éditions de l’Étoile, Paris, 1985,
p.250.
104
Louis Marcorelles, « North American Direct Cinema », in Sight & Sound n°183, April 1965, p.54.
105
François Niney, L’Épreuve du réel à l’écran : Essai sur le principe de réalité documentaire, coll. « Arts et
cinéma », Éditions de Boeck, seconde édition, 2002, p.60.
248

L’ « événement » devient alors simple prétexte à tourner des images qui se contemplent dans le
miroir que leur renvoie le cinéaste absent de la scène.
Si l’on choisit pour définir l’événement, l’acception 1 du Grand Robert de la langue française :
« Fait auquel vient aboutir une situation », on dira ici que le fait - la venue au monde des
quintuplés de la famille Fisher - est complètement négligé, gommé pour ainsi dire par
l’importance que revêt la situation – l’expérience personnelle du tournage de Leacock lors de la
parade, et dont Pat Jaffe, la monteuse, nous dit que le temps du tournage est le temps de
l’écriture. Ce décalage, que l’anthropologue/philosophe Johannes Fabian 106 , dans son célèbre
ouvrage Le temps et les autres, définit comme « a disjunction between experience and science,
research and writing », vient précisément de la démarche observationnelle adoptée par le cinéma
direct, et de son refus d’entrer directement en contact avec l’objet du film ; par conséquent, ce
dernier ne peut en aucun cas accéder au statut de sujet auquel il aurait pu prétendre, ne serait-ce
qu’un moment dans le film 107 , et de fait, demeure dans l’altérité propre à l’objet d’observation
anthropologique tel qu’il est critiqué par les diverses critiques, post-structuraliste, féministe, et
Peggy Phelan en particulier (nous y reviendrons avec la présentation de la problématique de
Trinh T. Minh-Ha) : « To acknowledge the Other’s (always partial) presence, is to acknowldge
one’s own (always partial) absence.» 108 C’est dans cette rencontre – confrontation ? – manquée,
que le cinéma direct s’est consumé, du point de vue des cinéastes-autographes (ce qui est
également notre point de vue).
Enfin, l’ironie, qui contamine la représentation (plus spécifiquement dans la seconde partie)
décourage l’éventuelle critique sociale que le strict travail documentaire aurait pu embrayer.
Dans cette optique, la seconde définition de l’événement (toujours par le Grand Robert de la
langue française) : 2/ « Tout ce qui est important pour l’homme », se lit comme tout ce qui est
important pour le sujet, c’est-à-dire, pour le cinéaste.
- Les choix esthéthiques : marques d’énonciation et figures discursives
Pour en revenir à l’approche documentaire féministe, on remarque que se dessinent deux
106
Johannes Fabian, Time and the Other : How Anthropology Makes Its Object, New York : Columbia University
Press, 1983,p.33.
107
Cette situation d’objectivation systématique nous renvoie au point de vue d’Émmanuel Lévinas dont l’éthique de
rencontre en face à face avec l’autre, constitue le cœur de toute sa philosophie. Emmanuel Lévinas, Outside the
Subject, Stanford California : Stanford University Press, 1994, pp.2-4. Lévinas écrit (notre traduction de l’anglais) :
« Il est clair que l’être humain s’autorise à être traité comme un objet […]. Mais, s’il est uniquement traité comme
un objet, alors, l’homme se retrouve maltraité et mal interprétré. Nous sommes humains avant d’être éduqués, et
nous le demeurons après avoir tout oublié. » Opus cité, p.3.
108
Peggy Phelan, « The Ontology of Performance : Representation Without Reproduction », in Unmarked : The
Politics of Performance, London & New York : Editions Routledge, 1993, p.149.
249

tendances assez nettes dans cette approche documentaire féministe : d’une part, un groupe de
cinéastes qui vont se concentrer sur le portrait de femmes, qu’elles soient publiques ou
anonymes, dont les vies documentées sont censées représenter des exemples de modèles positifs
pour les autres femmes et pour la société en général. Et d’autre part, un autre groupe de cinéastes
engagées dans le traitement d’un sujet en particulier qui les concerne directement, comme
l’avortement, le contrôle des naissances, le mariage, les violences conjugales ainsi que les
témoignages divers. Ces documentaires sont pour la plupart tournés avec des équipes très
majoritairement féminines, et dans certains cas, ces films sont produits par des collectifs -
l’abandon de la signature (nom) est un des actes d’éclat (non) de ce groupe (ex ?). Dans les deux
démarches, les documentaristes convergent vers une expression cinématographique complexe,
associant diverses écritures (la biographie, l’autobiographie par narrateur interposé,
l’autobiographie romancée, l’autobiographie à deux voix, le journal recomposé, extrapolé, les
lettres…) et diverses techniques filmiques, certaines héritées du direct cinema comme la caméra
à l’épaule suivant le sujet en travelling subjectif, d’autres de la télévision comme les « talking
heads » (les interviews en plan américain ou rapproché typiques de la télévision), d’autres encore
du cinéma expérimental, nous l’avons déjà suggéré, avec le travail effectué sur l’image (au
tournage ou au montage) qui ne vend pas sa « peau » à l’organisation textuelle : ralentis et jump
cuts 109 qui travaillent les effets de continuité et de discontinuité, panoramiques avant/arrière
(zooms) intempestifs, montage déstructuré et/ou répétitions de plans aléatoires (dynamiques ou
en contrepoint) etc…
Faire des films avec un point de vue différent - un sujet féminin, un point de vue féminin -
implique assurément un certain nombre de mutations nécessaires, ainsi qu’une cinéaste quelque
peu démiurge (du grec « artisan ») - nous l’avons déjà suggéré dans notre bref exposé des enjeux
sémiotiques. Dernière figure à venir révolutionner le film, à refaire l’histoire du cinéma à elle
toute seule : le gros plan.
Le Gros plan : fragmentation et dénaturalisation
Le gros plan est seul capable d’éveiller la
conscience du spectateur.
S.M.Eisentein, La non-indifférente nature
109 Le Jump Cut est un opération effectuée au montage, où l’on retire la partie centrale d’un segment de film, pour
mettre en contigu deux gestes distincts du début et de la fin d’une séquence. Le Jump Cut est un procédé lié au
cinéma de la modernité ; on donne souvent l’exemple du montage d’À bout de souffle (ouvrages techniques,
Internet) mais le cinéma américain d’avant-garde utilise habituellement cette technique depuis Maya Deren et
Norman McLaren, comme effet de discontinuité spatiale et temporelle pour l’une, effet comique et grotesque pour
l’autre, ou encore effet de distanciation brechtienne pour signaler le simulacre de la représentation.
250

Le gros plan est une des opérations signifiantes privilégiées des femmes cinéastes. Marque
d’énonciation du sujet, orientation du regard, ponctuation, représentation imaginaire… le gros
plan s’impose dans la grammaire filmique du film expérimental en particulier – Stan Brakhage
en fait une consommation « gloutonne » (dans son long poème visuel Dog Star Man par
exemple) et dans le cinéma personnel, en particulier le film de famille – déjà Griffith le
systématise stylistiquement et idéologiquement dans son film Birth of a Nation, en cantonnant
les gros plans à la sphère privée, tandis que la « grande histoire » est toujours filmée en plan
large. Et, à l’image sociale et/ou naturaliste de la femme évoluant dans une nature codifiée (Les
tableaux de Gainsborough ou les plans larges de Cukor par exemple, inspirés du peintre, dans
Camille 110 ), répondent les plans fragmentés des corps de femmes, d’enfants, décadrés,
superposés, sous éclairés des films personnels féminins.
Sans effectuer un travail historico-stylistique du gros plan 111 qui naît quasiment avec le cinéma,
ce qui excèderait notre propos, il convient néanmoins, dans le cadre de notre problématique,
d’associer étroitement le gros plan non seulement avec la démarche spécifique des femmes-
cinéastes, mais plus largement avec un cinéma de la modernité d’Eisenstein à Warhol en passant
par tous les cinéastes d’avant-garde, expérimentaux puis féministes pour lesquels il est le
symptôme d’une nouvelle vision du monde frappée de subjectivité, se posant donc
systématiquement en réaction contre les modèles dominants, alors que les périodes classiques ont
eu tendance à le refouler, le « ghettoiser », parce qu’il était perçu comme incontrôlable. C’est ce
que Deleuze appelle «l’œil moderne» 112 dont les deux aspects principaux sont la violence faite au
credo perspectiviste de l’invention du cinéma – l’ordre optique - l’homogénéité fantasmée des
corps, et à l’insubordination à la réalité. Le nouvel ordre « haptique » de Deleuze suppose que
l’écran devienne un lieu de rencontres, de contacts, générateur de sensations, où le sens du
toucher rejoint sur celui du voir, car l’agrandissement du détail et la réduction du champ
qu’opère ce type de cadrage, apportent une proximité qui peut être ou bienvenue, ou angoissante.
C’est précisément dans cette optique deleuzienne que les femmes cinéastes envisagent le gros
plan, en grossissant un détail, un geste qui serait passé inaperçu dans un autre registre de plan.
Techniquement, le 16 mm, format privilégie des femmes cinéastes, permet de magnifier ces
images si marquées par la proximité, de s’avancer jusqu’au point-limite de la netteté et de
l’anamorphose, parfois de l’abstraction – on peut se reporter aux images de Daughter Rite. Les
corps sont montrés, exibés en proies consentantes à tout ce qui les traverse, à tout ce qui coule,
110 Ce film de George Cukor, 1936, est une adaptation libre de La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils.
111 Nous nous référons ici à un de nos travaux antérieurs sur le gros plan : ‘Le gros plan cinéma : une surface
haptique’, in La Surface : Écriture et représentation, sous la direction de Mathilde La Cassagnère et Marie-Odile
Salati, Éditions de l’Université de Savoie, Chambéry, 2005, pp.73-95.
112 Gilles Deleuze, l’Image Mouvement, Les Éditions de Minuit, Paris, 1983, p.23.
251

parole, émotions, larmes, rires – visages, corps menacés par la perte de soi (Delirium),
l’autodestruction (Tarnation) ; et l’instant d’après, avec une soudaine mise au point ou un
élargissement du cadre, le corps se reconquiert. Le spectateur est invité à rebondir sur la surface
de l’écran, invité à une cérémonie étrange grâce à la totale adéquation entre spectateur et actant,
menacé par le chaos ambiant, jamais sûr de retrouver la bonne distance, la bonne
accommodation du regard. C’est aussi dans cet emploi du gros plan que le sujet risque tout ce
qu’il est. Nous le verrons notamment avec l’imagerie de Su Friedrich.
Ce qui fascine dans le gros plan, c’est qu’en nous plaçant dans une espace non-référentiel, il
nous enlève de fait, notre pouvoir de donner du sens : le gros plan subit une métamorphose,
c’est-à-dire un changement d’échelle, un recentrage sur le corps – ce qui habituellement
provoque un changement ou un glissement de sens – l’obtusité de certaines images de films de
famille participent de ce changement de régime des images. L’image en gros plan ou très gros
plan tend à devenir un signe pur, sans profondeur, sans arrière-monde, ne valant pas pour lui-
même, mais par sa combinaison avec d’autres images. Ce n’est qu’au montage qu’il prend –
éventuellement – du sens.
Malgré les changements inévitables dans les modalités techniques ou esthétiques au fil des
vagues de modernité, on ne peut qu’être interpellé par la remarque de Jean Epstein lancée en
1920 113 :
Mais il faut introduire le gros plan, ou sinon, c’est volontairement handicaper le cinéma.
Le gros plan modifie le drame par l’impression de proximité. La douleur est à portée de
main. Si je tends le bras, je te touche, intimité. Je compte les cils de cette souffrance. Je
pourrais avoir le goût des larmes. Jamais un visage ne s’est ainsi penché sur moi. Au plus
près il me talonne, et c’est moi qui le poursuis front contre front. Ce n’est pas vrai qu’il y
ait de l’air entre nous ; je le mange. Il est en moi comme un sacrement 114 .
Cette remarque introduit bien ce qui est en jeu avec le gros plan : entre présence/absence,
fascination et horreur, proximité et distance, projection et introjection 115 . Et les objets, les
visages les plus familiers deviennent unheimlich au cinéma, surtout lorsque le gros plan apparaît,
car il a tendance à amplifier tous les effets du dispositif, aussi bien visuel, projectif que
spectatoriel. Tout ceci est encore plus vrai dans le cadre du film documentaire personnel, et
encore plus pour le film de famille qui, comme nous le verrons, n’aura de cesse que de traquer,
au-delà de la surface, une vérité plus profonde chez l’Autre familial. Et si, historiquement,
113 Théoricien du cinéma avant même d’être cinéaste, spécialiste du muet, dont La Chute de la Maison Usher est
une de ses œuvres principales, France, 1928.
114 Cette citation est tirée de son ouvrage de 1921, Bonjour Cinéma, et reprise dans par Pascal Bonitzer in, « Le Gros
orteil » (d’après Georges Bataille), Cahiers du Cinéma n°232, octobre 1971, pp.14-23.
115 Cette distinction projection/introjection est définie par Christian Metz dans Essai sur la signification au cinéma,
vol.1, « L’impression de réalité », Éditions Klincksieck, 1968, pp.14-15.
252

l’invention du gros plan est liée à l’apparition de la star - « Le public voudra nommer ce visage
qu’il verra si souvent respirer contre le sien » 116 écrit George Sadoul, et c’est à elle que pense
Epstein en premier lieu - le gros plan est plus généralement lié au mystère féminin 117 , liant les
protagonistes (sujet-cinéaste/spectateur) par un secret en partage. Aussi, contre toute attente, la
cinéaste féministe ne proscrit pas le gros plan, qu’elle exploite comme un effet de
dénaturalisation, dont les images de visages de femmes ravagées, de parties de corps d’enfants,
de pieds, de mains ou même inserts de textes, de lettres …. font écho dans la violence de la
fragmentation aux images « débitées » du cinéaste soviétique Eisentstein (dans La Ligne
générale en particulier). Ce dernier avait coutume de dire : « La vision en plan moyen
correspond à la loi. Par contre, le gros plan a un effet subversif qu’il nous faut engager dans
notre combat » 118 . La fragmentation est pour ces cinéastes démiurges, soulignée en tant que
production de sens, et le montage détermine un développement à la fois descriptif et discursif, ce
qui mène parfois jusqu’à l’abstraction pure et simple. Comme Eisenstein, les cinéastes femmes
sortent de la ligne représentative, et font fonctionner les visages et les objets comme les éléments
d’une langue propre ; on donnera l’exemple de l’accumulation des visages de femmes
vietnamiennes, dans le film de Trinh-T Minh-Ha, Surname Viet Given Name Nam, visages cadrés
très serrés montés sans raccord dans l’axe ni intention syntagmatique apparente, qui refusent la
dictature du sens, et travaillent le signifiant, dans une quête du mouvement pur, vital, la tragédie
devenant « anatomique » pour reprendre l’expression de Jean Epstein, ce qui veut dire que le
monde se resserre sur le corps, sur des mouvements ou des gestes infimes qui deviennent des
événements absolus. Plans limites, où l’opposition sujet/objet, dedans/dehors, soi/l’autre, cesse
d’être pertinente ; dans une série intensive de cette envergure, le regard se fait rapidement
totalitaire, le spectateur subit les gros plans, leur orientation, leur fréquence et leur retour. Le
célèbre énoncé de Roland Barthes décrivant la violence du geste d’Eisenstein : «Il tend lui-même
au fétichiste, c’est-à-dire à nous, le morceau que celui-ci doit découper et emporter pour
jouir» 119 , trouve d’étranges résonances dans les films que nous allons analyser – le premier
fétichiste n’étant pas, dans le film personnel, film de famille, le spectateur mais l’autre de l’autre,
à savoir la cinéaste même.
Dans ce dispositif, le spectateur est invité à devenir le partenaire du metteur en scène qui a su le
mettre en alerte, et à créer du sens pour son propre compte - on peut rappeler à l’instar de Metz
116 G. Sadoul, Histoire générale du cinéma , tome 2, Éditions Denoël, Paris, 1973, p.132.
117 On pense à la caméra inquisitrice de Bergman par exemple, où il traque les visages de ses actrices fétiches, les
pores dilatés par la curiosité de l’objectif, la sinuosité des ridules, cherchant à débusquer, par l’épure visuelle, le
moindre signe d’hystérie, la névrose.
118 S. Eisenstein, La Non-Indifférente Nature, vol 1, coll. « 10/18 », UGE, Paris, 1978, p. 340.
119 R. Barthes, l’Obvie et l’obtus, Les Éditions du Seuil, Paris, 1982, p.88.
253

que ce n’est pas l’image qui est polysémique, mais le spectateur 120 . Apparemment donc, le gros
plan met à jour les paradoxes fondamentaux du dispositif cinématographique: la cinéaste joue de
cette « pulsion invocante » (Freud), pour rééduquer le spectateur (Yvonne Rainer, Laura Mulvey,
Peter Wollen par exemple), et pour esquisser une identification du sujet par petites touches
impressionnistes. L’œil occupe en effet un rang élevé dans la hiérarchie des gros plans, en
particulier dans la peur qui lui est rattachée : la peur de la castration équivaut à la peur de ne plus
voir. Le gros plan peut se laisser regarder car le regard « cloue l’objet à distance », car si le
sujet perçoit l’objet comme trop proche, alors il ne le voit plus ou ne le reconnaît pas comme tel.
Avec le gros plan, voir n’est plus la possibilité de voir, mais l’impossibilité de ne pas voir – ce
qui nous ramène à la caméra subjective, et à l’expérience douloureuse qui lui est souvent
associée.
Le gros plan est un procédé énonciatif d’autant plus efficace dans le cinéma féministe, qu’il
s’accompagne d’une stratégie du silence (nous y revenons également) qui ne vient pas le
parasiter par un discours – discours qui dominerait le segment, et permettrait de détourner le
regard. Prenons l’exemple significatif du film réalisé par un collectif de femmes (Tyndall,
McCall, Pajaczkowska et Weinstock) : Sigmund Freud’s Dora, 1979, où l’image est
principalement constituée d’une bouche (voir photo en début de chapitre) en gros plan de profil –
pour désamorcer l’érotisation d’un plan frontal, qui re-présente la parole féminine, tandis que
dans le coin du plan, défile un texte documenté relatant les faits chronologiques d’un cas célèbre
de Freud, sans doute de n’avoir pas été résolu 121 .
C’est sur cette question de la nature même du gros plan, de son unité et de son sens, que se sont
divisés les théoriciens. La collaboration de la psychanalyse et du cinéma se concentre sur la
notion de « voir plus loin » . . Très tôt, Freud avance qu’il existe un rapport substitutif entre les
yeux et le membre viril 122 , et confère au gros plan un caractère fétichisable - puis Mélanie Klein
développera cette notion d’objets partiels, de même que l’importance du stade oral, les fantasmes
persécuteurs de morcellement, l’angoisse de la perte – ce que les femmes cinéastes cherchent
précisément à exprimer, en revenant compulsivement sur les images d’enfance, de bonheur
familial, d’avant les traumatismes.
Les linguistes et les sémiologues (Bergson, Mougin) y voient quant à eux la plus petite unité
120 Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma , vol.2, Éditions Klincksieck, 1986, pp.156-157.
121 Dora, jeune fille viennoise, refusa le diagnostic freudien de l’hystérie, et semble-t-il, les tacites invitations à
explorer avec lui sa féminité, et mit fin à l’analyse. Ce cas non élucidé fut une déchirure pour Freud
122 Freud, l’Inquiétante étrangeté, in Essais de psychanalyse appliquée, coll. « Idées », Éditions Gallimard, Paris,
1978, p.181.
254

signifiante dans l’optique d’une correspondance entre cinéma et langue, c’est-à-dire dans
l’optique où un mot équivaudrait à une image (les mots/maux de Dora), alors il faudrait
nécessairement que cette image soit un gros plan afin d’exclure d’autres possibilités de
signifiants et de signifiés (soit une image resserrée sur son seul objet, mais cependant
identifiable) mais aussi parce que le temps pour appréhender un gros plan est plus court que celui
requis pour embrasser une scène en plan moyen ou large. Mais si l’on peut nommer ce que l’on
reconnaît, un arbre, une lettre, un pied, une fleur, il peut y avoir hésitation quant à l’interprétation
de l’image : cherche-t-elle à produire un concept, dois-je construire un univers imaginaire
comme m’y invite le film de fiction, ou dois-je simplement la prendre pour une réserve de
renseignements visuels sur un événement quelconque – c’est à dire pour ce qu’elle est , ou pour
ce qu’on veut qu’elle soit ? Nous reviendrons sur cette question cruciale, en répertoriant les
modes de la représentation de la pensée de la/du cinéaste.
Les théoriciens du cinéma vont d’abord s’insurger contre ce désir de circonscrire le gros plan à
un signe ou une chose : « Un plan n’est l’équivalent ni d’un mot ni d’une phrase, mais de tout un
ensemble de phrases, il en faut plusieurs pour décrire le gros plan le plus simple… » discute
Mitry 123 puis le critique marxiste Bela Balazs 124 remet lui en question l’idée de l’objet partiel :
« Le gros plan n’arrache nullement son objet à un ensemble dont il ferait partie, l’expression
d’un visage isolé est un tout intelligible par lui-même ; nous n‘avons rien à y ajouter par la
pensée , ni l’espace ni le temps, c’est comme si nous étions soudain face à lui » - ce que Metz
reprendra 125 : « Même l’objet le plus partiel, le plus fragmentaire, présente encore un morceau
complet de réalité » - pour nous ici, la réalité du sujet-cinéaste, tout au moins, sa pensée, sa
mémoire, à un moment donné de son flux – rappelons que le gros plan peut être aussi textuel,
sonore ou musical, comme il fut d’abord littéraire.
Grâce à la synthèse des divers apports théoriques, en particulier de Lacan, les théoriciens du
cinéma ont ensuite envisagé cet objet inclassable du point de vue de la réception du spectateur –
ce qui fait dire ensuite à Christian Metz « Le film est comme un miroir (…) le spectateur en
somme s’identifie à lui-même, à lui-même comme pur acte de perception (comme éveil, comme
alerte), comme condition de possibilité du perçu, et donc comme une sorte de sujet
transcendantal, antérieur à tout il y a » 126 . Ceci sera en jeu dans l’ethnographie domestique que
123 J. Mitry, La Sémiologie en question, coll. « 7 e Art », Les Éditions du Cerf, Paris, 1987, p.125
124 Notre traduction (Bela Balazs, « The Close Up », in Theory of the Film, Oxford University Press, 1952, pp.304-
305 : « Not even the greatest writer, the most consummate artist of the pen, could tell in words what Asta Nielsen
tells with her face in close-up as she sits down to her mirror and tries to make up for the last time her aged,
wrinkled face, riddled with poverty, misery, disease and prostitution, when she is expecting her lover. »
125 Christian Metz, Essai sur la signification au cinéma Éditions Klincksieck, Paris, 2003, p.153.
126 Christian Metz, Le Signifiant Imaginaire, Union Générale d’Éditions, Paris, 1977, pp.65-69.
255

nous aborderons en seconde partie. En effet, le gros plan réactive tous ces processus
d’identification, et en cela, il relève d’un processus cognitif, que d’aucuns persistent à lui refuser,
et bien qu’il soit parfois accusé d’être superficiel, faux, totalitaire, perverti, il est indéniablement
une voie d’accès vers une surface plus profonde, qui est la vérité du sujet – vérité d’un sujet
féminin privilégiant le fragment, nous l’avons vu.
Concluons provisoirement sur ces questions techniques de représentations spécifiques
féminines : Qu’il soit le fragment visuel extrait d’un plan, ou mieux encore, un insert , le gros
plan est toujours perçu comme transgressif, supprimant la référence, arbitrairement isolant ou
réunissant des figures par le montage, introduisant à la fois une rupture narrative (en rompant les
enchaînements du récit) ; énonciative (en insistant et en limitant le regard du spectateur, et
donc sa connaissance) ; temporelle (en agissant comme un arrêt sur image, une dilatation, voire
une histoire parallèle de signifiants qui travaillent pour leur propre compte), et surtout une
rupture spatiale (en détachant le détail de son support, l’objet de son environnement, en
dénaturalisant), ce qui confère au gros plan une autonomie spécifique et par là même
potentiellement monstrueuse – Daughter Rite va nous fournir des exemples particulièrement
significatifs. En s’affichant comme fragment, le gros plan se place moins du côté du flux audio-
visuel dont il se sent irrémédiablement exclu (on l’en a arraché, « abstrait »), que du côté de
l’écriture, par l’histoire de substitution sans fin qu’il véhicule (dans le cas de l’insert d’objet par
exemple), et par la soudaine impression de proximité, d’interlocution, qu’il offre avec le sujet
(dans le cas de gros plans de visages 127 ).
De même, la relation entre les images et les mots est censée rendre visibles et audibles les
fissures dont nous avons déjà parlées, alors qu’habituellement, le travail du cinéma consiste
justement à recoller les choses selon le principe dominant du réalisme cinématographique, qui
n’est autre que le principe dominant du cinéma américain, soutenant une idéologie qui garde le
fonctionnement de son propre langage aussi invisible que possible pour que rien ne vienne gêner
le dispositif de projection – ce qui aboutit à une sorte de mystification du processus de création
cinématographique, et surtout à étouffer la fonction critique que peut, et que doit avoir le cinéma,
a fortiori documentaire. Nous l’avons compris : un des combats du cinéma féministe, que
théorise Claire Johnston :
Any revolutionary strategy, must challenge the depiction of reality ; it is not enough to
discuss the oppression of women within the text of the film ; the language of the
cinema/the depiction of reality must also be interrogated, so that a break between
127 Nous nous référons ici à un des travaux antérieurs sur le gros plan : « Le gros plan cinéma : une surface
haptique », in La Surface : Écriture et représentation, sous la direction de Mathilde La Cassagnère et Marie-Odile
Salati, Éditions de l’Université de Savoie, Chambéry, 2005, pp.73-95.
256

ideology and text is effected. 128
Avant d’explorer plus avant ce qui se passe au sein des films que nous avons choisis comme
terrains d’exploration privilégiés de la subjectivité féminine, nous achèverons cet état des lieux
en mettant en relief deux manifestations de cette différence – différance ? 129 - les voix et les
silences.
Les voix et les silences
Le positionnement des voix dans le film a subi un bouleversement significatif : le spectateur d’un
film de non fiction a généralement l’habitude d’entendre une voice over, que l’on va qualifier
d’unifiée (la méthode subjective), ou alors une kyrielle de vues opposées et contradictoires de
différents témoins, organisée pour nous donner une vision prétendument objective de la réalité
(la méthode journalistique). En d’autres termes, ou il doit faire face à des voix à l’unisson, ou
bien à des voix en opposition. C’est la raison pour laquelle, nous allons le voir, Michelle Citron,
Mindy Faber et Su Friedrich font le choix des pistes qui s’entremêlent, des voix et/ou voies,
distinctes mais non contradictoires, qui donnent simplement un ton différent, mitigé, en bref, à
première écoute, de subtiles impressions, à l’image d’une polyphonie. On retrouve une stratégie
semblable dans un des premiers films-essais de Trinh.T.Minh-Ha, Naked Spaces-Living Is
Round, 1985, où la cinéaste fait appel à trois voix différentes pour mettre en évidence trois
différents modes d’information. Les voix sont donc différentes, mais elles ne s’opposent pas les
unes aux autres, et c’est précisément là où le spectateur rencontre quelques problèmes de lecture,
se sentant tout simplement déstabilisé par cette incertitude visée - car nous sommes, nous
spectateurs lambda occidentaux, habitués à percevoir la différence nécessairement comme une
opposition – le traditionnel système binaire, hérité d’une culture judéo-chrétienne, que Trinh-T.
Minh-Ha appelle l’ « onto-théology ».
De même, ces voix des témoins sont, non seulement des voix de femmes 130 – elles, nous le
128
Claire Johnston, « Women’s Cinema as Counter Cinema », in Notes on Women’s Cinema, London : Society for
Education in Film and Television, 1973, p.121.
129
L’espace conféré à chaque thématique de notre travail, nous empêche d’explorer les innombrables pistes partant
de la subjectivité féminine, mais il semble très probable que la « différance » derridienne vient se superposer à la
différence stylistique que nous mettons ici en évidence, autour des questions signifiantes pour notre démonstration :
absence/présence, soi/l’autre, voix/corps…et vérités/mensonges. Cette différance est d’autant plus pertinente dans le
cadre de la subjectivité féminine, qu’il n’y a pas de véritable référent à ce qu’est une femme, la féminité ; d’autre
part, comme nous l’avons déjà suggéré, le cinéma féministe met un point d’honneur à bousculer les systèmes
filmiques, ajourne le sens grâce à des artifices techniques, créent des décalages entre les corps et les voix, les noms
et les personnes, supprimant toute logique préalable, toute coïncidence, à soi (sujet) comme au texte.
130
Nous donnerons ici un autre exemple significatif et original de travail sur la voix féminine : Dans son film
intitulé Thriller, 1980, la cinéaste Sally Potter, relit l’opéra de Puccini, La Bohème, s’interrogeant sur les voix
féminines de cette œuvre musicale (tant la tessiture que l’équilibre des voix sur le livret), ainsi que sur le sacrifice
final de l’héroïne, Mimi, pour les besoins de la domination patriarchale visée par la clôture, tandis que la fille de
« mauvaise vie », Musetta, n’est pas inquiétée.
257

épétons, qui ont rarement eu « droit au chapitre » - mais aussi des voix d’enfants, de petites
filles : voix survivantes ou voix de remplacement qui prennent en charge le moi antérieur, ou le
moi régressif des femmes-cinéastes. Ces voix ne sont pas fiables dans le sens traditionnel du film
documentaire où la voix faisait figure d’autorité, ce que rappelle David MacDougall :
The age of the speaker is an important index of authority : the increasing reverence with
which historical events are viewed as they recede into the past is tranferred to those who
remember them. 131
En fait, ces voix ne sont pas choisies pour êtres fiables, pour se souvenir de tout, mais pour être
fidèles à la complexité d’une subjectivité conflictuelle et en pleine reconstruction/refonte par le
travail du film. Et comme nous le verrons avec les films de Su Friedrich, Michelle Citron ou
encore Mindy Faber, ces voix subjectives, lacunaires, oublieuses parfois, bousculent la
chronologie des événements et l’exactitude des faits, des dates ou des lieux ; ou au contraire,
elles cumulent, entremêlent les expériences, les moments, les sensations éclatées, et pour ce
faire, elles mélangent les postures énonciatives, alternant les personnes grammaticales, jouant du
« She » comme de l’autre soi, du « I » comme le moi recomposé et composite de la cinéaste (le
I/Eye qui préside à l’unité du film), ou encore du « We » comme reconnaissance d’une
expérience à la fois singulière et commune aux femmes – ce que Susan Sontag, grande figure
féministe, écrit à sa manière :
I don’t consider myself working in a specific genre […] I want to enlarge my resources as
a writer […] My novels are written in a combination of first and third person narrations,
and with a commingling of voices […] I’m not trying to fulfill a program, I’m trying to
stretch myself. 132
Il en va de même avec les silences 133 qui semblent, de l’extérieur, relever d’une posture
paradoxale. Un silence collectif, car c’est par ce silence qu’une nouvelle forme de subjectivité
pouvait naître. Pour le membre d’une minorité 134 (aux Etats-Unis, les femmes étaient considérées
comme une minorité jusque dans les années soixante) qui a tant cherché à conquérir une espace
d’expression on her own, rester silencieuse - c’est-à-dire, ou bien ne pas fournir de voice over
qui, comme son nom l’indique, vient par-dessus le film donner une direction, offrir une
subjectivité (illusoirement) palpable, potentiellement rassurante, ou bien laisser de longues
131 David MacDougall, Transcultural Cinema, Princeton New Jersey : The Princeton University Press, 1998, p.235.
132 Susan Sontag & Evans Chan, « Against Postmodernism et caetera : A Conversation with Susan Sontag », 2001.
(http://www3.iath.virginia.edu/pmc/text-only/issue.901/12.1chan.txt).Il convient néanmoins d’ajouter que Susan
Sontag a peu « fréquenté » le cinéma - elle signe d’ailleurs un essai intitulé « The Decay of Cinema ».
133 Il convient d’ajouter ici l’absence significative d’une autre subjectivité : la musique. Hormis quelques notes
égrenées, censées évoquer un traumatisme de l’enfance (comptine, leitmotiv), ou une musique contemporaine
relevant d’un processus de déterritorialisation deleuzienne, ces films de femmes n’exploitent aucun autre langage
musical.
134 Le Grand Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française fournit pour « minorité » la
définition suivante : sens 3° (XX°siècle, vient du latin « minor » signifiant moindre) : « Collectivité de race, de
genre, de langue ou de religion, caractérisée par un vouloir-vivre collectif, englobée dans la population majoritaire
d’un état dont ses affinités tendent à l’éloigner. »
258

plages de silences là ou l’on attend justement des explications, du discours, pour combler le vide
du sens – rester silencieuse donc, donne l’impression que le sujet rejette l’acte d’énonciation, se
mettant ainsi en danger de disparition, d’anéantissement, tout au moins en prend le risque
(comme la voix de Serge Daney 135 « qui prend un risque ») d’inscrire la féminité comme
absence, comme interstice, comme vide. Or le vide n’est pas le néant - Ozu, puis Wenders nous
le rappelleront au Chapitre V. Marguerite Duras tentait quant à elle de le définir ainsi : « C’est un
clivage entre espoir et désespoir où elles se tiennent.[…] C’est ce que j’appelle le vide, le point
zéro, peut-être le vide c’est trop dire, le point zéro ; le point où la sensibilité se regroupe, si vous
voulez, se retrouve… » 136 . Elle parle plus radicalement ensuite à propos de son texte (elle réfute
l’appellation « roman ») Détruire dit-elle, 1969 : « Faye est un homme de lecture ; il veut
détruire la connaissance mais dans la connaissance. Mais moi je voudrais la détruire pour la
remplacer par le vide. La vacance complète de l’homme.» 137 Certaines cinéastes ressentent cette
nécessité de placer les femmes du côté de la négativité (notion développée par Julia Kristeva 138 ,
tandis que Marguerite Duras, plus pessimiste d’entrée, parle de passivité nécessaire 139 ), posture
d’opposition que nous avons déjà soulignée (refus du code social dès la structure de la langue), et
de travailler « à mi-voix », ainsi que l’écrit Trinh.T.Minh-Ha :
Dans nos efforts constants pour ébranler le système des valeurs patriarcales, on conçoit si
souvent le silence comme le contraire de la parole qu’on explore rarement le silence
comme volonté de non dire ou volonté de (dé)dire, comme langage en soi. 140
Trinh-T Minh-Ha fait écho à ce que Marguerite Duras énonçait quelques années plus tôt 141 :
« The silence in women is such that anything that falls into it, has an enormous reverberation.
Whereas in men, this silence no longer exists. » 142 Cette stratégie du silence, qui préside à la
réalisation du film de Duras, Nathalie Granger (1972), dans lequel la cinéaste fait la preuve
qu’une une crise (mère/fille) peut être menée à son terme, sans faire appel aux mots qui ne
pourraient que permettre des explications et compréhensions masculines, s’apparente à la
démarche d’avant-garde des cinéastes américains comme Maya Deren (Meshes of the Afternoon)
ou Stan Brakhage (Dog Star Man) qui réalisent des films silencieux – « We want to make you
135
Opus cité, p. 162.
136
Interview de Marguerite Duras par Jacques Rivette et Jean Narboni, in Cahiers du Cinéma n°217, 1969, p.57.
137
Interview de Marguerite Duras par Jacques Rivette et Jean Narboni, in Cahiers du Cinéma n°217, 1969, p.54.
138
Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique : l’avant-garde à la la fin du XIXème siècle, coll. « Tel quel »,
Éditions du Seuil, Paris, 1974.
139
Interview de Marguerite Duras par Jacques Rivette et Jean Narboni, in Cahiers du Cinéma n°217, 1969, p.52.
140
in CinemAction, opus cité, p.167.
141
Le film de Duras, Nathalie Granger, 1972, exploite cette stratégie du silence : la cinéaste montre comment une
crise peut être menée à son terme, sans faire appel aux mots qui ne pourraient que permettre des explications et
compréhensions masculines.
142
Interview de Marguerite Duras par Susan Husserl-Kapit, publié dans Courtivron & Marks (edited by), New
French Feminism, Amherst Massachussetts : The University of Massachussetts Press, 1990, p.174. (« Le silence,
chez les femmes, est tel, que tout ce qui y tombe, trouve un écho gigantesque, tandis que chez les hommes, ce
silence n’a plus cours. »
259

see » 143 . Les critiques de cinéma, spécialistes des avant-gardes américaines, Philip Adam Sitney
et Dominique Noguez, exprimeront leurs regrets de ne pas avoir assisté à une renaissance du
cinéma silencieux, constatant qu’il ne s’agissait alors que d’expériences isolées, souvent battues
en brèche par le travail sonore, musical, ou encore le commentaire du film documentaire.
Le silence, c’est aussi une manière de ne pas fournir la réponse attendue, c’est refuser l’attitude
positiviste qui présuppose qu’il y a une réponse à tout, et que le cinéma ne peut que se soumettre
à cette logique – une logique qui n’est, au bout du compte, qu’une logique de marché à la quelle
s’ajoute l’attente spectatorielle de la clôture. C’est aussi, dans le refus de la voice over, une façon
détournée de ne pas fixer le sujet à une place précise, contrôlable. Dans bon nombre de ces films
de femmes, on ne sait ce qu’adviennent les femmes dont on a croisé le regard ou entendu le
témoignage l’espace d’un instant. Par exemple, on ne connaîtra pas forcément le nom – ou le
visage - du violeur, ni l’avenir de la victime. Ici, ce qui prime, c’est le principe dialogique, et non
pas la tenue d’un procès en bonne et due forme, ce qui stigmatiserait et le « bourreau et la
victime » - nous métaphorisons ici ce paradigme récurrent dans le témoignage des expériences.
Même dans le cas des écritures autobiographiques, chaque film est l’occasion d’ouvrir une
nouvelle porte, de tourner une autre page de l’histoire de la cinéaste, que nous n’aurons jamais
que fragmentaire, lacunaire, et a-chronologique.
- Spécificités de la voice over féminine : l’exemple de Sans Soleil
Bien que les cinéastes femmes choisissent souvent de se passer de voice over, pour les raisons
que nous avons évoquées plus haut, à savoir explorer les potentialités du silence comme posture
d’opposition, il reste néanmoins une configuration que nous n’avons pas encore évoquée :
l’emploi d’une voix féminine en voice over dans un film documentaire réalisé par un cinéaste.
Après avoir effectué un panoramique rapide de ces spécificités de la voice over féminine dans le
champ documentaire anglo-saxon, nous prendrons l’exemple très significatif de la voice over du
film de Chris Marker, Sans Soleil. Certes, il ne s’agit pas d’un film américain, et cependant, à la
lecture de nombreux ouvrages, nous constatons que ce film a exercé une telle influence sur les
cinéastes et critiques américains 144 dans le champ du cinéma documentaire et personnel, qu’on ne
143 Slogan des cinéastes d’avant-garde, en référence au même slogan déjà usité par D.W.Griffith, sauf que Griffith
orientait le regard grâce à ses récits et structures filmiques complexes, alors que les seconds invitent le public à une
variété de manières de voir, aussi nombreuses qu’il y a de sujets spectateurs.
144 Il convient cependant de reconnaître que, dans le champ de la fiction, Terrence Malick avait quelques années
plus tôt, expérimenté ce même type de voix féminine comme fil subjectif de son film Days of Heaven, 1978 ; à la
différence près que la voix trouve un relais dans la diégèse en la personne du témoin du drame qui se joue. Notre
avis est que cette voice over impose sur le film toute son étrangeté, ce qui participe pour beaucoup de l’intérêt de ce
260

peut que s'y intéresser. On se souvient également que Chris Marker représente le modèle de
l’essayiste même, une approche filmique qui permet aux documentaristes américains de faire
tabula rasa de leur héritage problématique (cinéma direct, entre autres) et de se recentrer
subjectivement sur le film, en engageant une véritable réflexion personnelle. C’est pour cela que
ce petit détour par le cinéma français nous semble plutôt pertinent, d’autant que cette voix
constitue un exemple tout à fait rare et original de subjectivité féminine, flottant sur un
authentique film-essai.
« But Why?
» : Enjeux de la
voice over féminine : Dans son ouvrage consacré au « New
Documentary », Stella Bruzzi écrit à propos de la prédominance de la voice over dans le
dispositif filmique :
The questionable belief behind the theorization of the narration-led documentary is that
the voice over automatically becomes the dominant and therefore subjectifying force
behind every film in which it is substantially used, that its didacticism stems from its
inevitable pre-eminence in the hierarchy of documentary devices. 145
À l’inverse, on pourrait arguer que l’emploi d’une voice over trop surplombante, trop présente ou
trop influente, ne garantit pas l’accès à une vérité qui serait contenue, cachée plutôt, dans
l’image. Et ces films documentaires, parfois même les plus radicaux d’entre eux, suggèrent
finalement que loin de représenter la vérité purement et simplement, ils requièrent une
interprétation qui sera principalement prise en charge par la voice over. Or, nous verrons Chapitre
V qu’Emile de Antonio choisit de ne pas adjoindre de commentaire à son montage d’images,
justement pour éviter cette grille de lecture qui s’apparente toujours, en fin de compte au
discours dominant, concert de voix auquel le cinéaste participe, parfois à son corps défendant
(valeurs culturelles et systèmes de pensée véhiculés par une même langue).
Si cette fonction interprétative de la voice over ne se fait pas nécessairement au détriment de la
pensée autonome, subjective du spectateur-analyste, elle sous-entend néanmoins que « dire »
crée un lien bien plus direct avec le spectateur que ne le fait simplement l’activité de
« montrer ». L’idée sous-jacente est particulièrement complexe, voire perverse : il s’agit pour
certains cinéastes finalement, de s’assurer que leur film sera « lu » comme ils l’entendent, ainsi
que l’écrit encore Stella Bruzzi : « [..] to render them [ the audience] incapable of seeing the
material before them in any way which might contradict the perspective of the film. » 146 Ce
film. Plus récemment, la voice over féminine du film de Todd Haynes, Velvet Goldmine, se justifie par la quête
identitaire du focalisateur principal, comme son Moi brimé, et par conséquent, sa véritable voix intérieure.
145
Stella Bruzzi, « Narration : The Film And Its Voice », in New Documentary : A Critical Introduction, London
and New York : Editions Routledge, 2000, p.49.
146
Stella Bruzzi, « Narration : The Film And Its Voice », in New Documentary : A Critical Introduction, London
and New York : Editions Routledge, 2000, p.50.
261

caractère inflexible est particulièrement inhérent aux films documentaires d’exposition qui
partagent un but somme toute idéologique qui consiste à présenter le récit comme une sorte de
leçon, de « prêche » - on se souvient que John Grierson, considéré par tous comme le « père » du
film documentaire, était un Écossais empreint de valeurs protestantes et éducatives - et la voice
over comme un procédé autoritaire, élitiste et paternaliste. Ce que Jeffrey Youdelman dit à sa
manière : « Spoken narrations were part of an orchestrated totality. » 147 . On reconnaît bien là les
accents de l’universalité incontournable du documentaire des années trente et quarante. Ce qui
explique que l’on se réfère à cette voix, très largement masculine – en tout cas d’une voix
participant du discours ambiant - comme la « Voice of God », ou « God-Voice Commentary » (cf.
Bill Nichols, Michael Renov, entre autres.) Et en effet, le mode d’exposition traditionnel de
l’adresse caméra, repose sur la proximité entre texte et image : les textes expliquent les images,
indiquant au spectateur comment il, ou elle doit lire les images, si bien que l’éventualité d’une
signification secondaire, connotative, est relativement limitée 148 .
Il convient d’ajouter cependant que la narration documentaire a fini par acquérir une réputation
souvent douteuse au fil des années. On se souvient que le cinéma direct l’avait rejetée -
« Narration can be a killer » prétendait Robert Drew. Et progressivement, la voice over a
abandonné sa valeur transcendante pour être souvent plus ou moins associée au ou à la
cinéaste 149 .
Quoi qu’il en soit, tout ce dispositif se trouve ébranlé par le choix de placer une voice over prise
en charge par une femme – d’emblée, la question qui brûle les lèvres du spectateur lambda sera
« Pourquoi ? » Comme si la simple présence d’une voix féminine pouvait constituer une menace
à la sécurité de la subjectivité auctoriale comme spectatorielle. Comme si elle engendrait des
troubles et dépouillait la voix mâle désincarnée de son pouvoir discursif 150 .
La féministe française Annie Leclerc observe :
L’homme a toujours décidé de ce que l’on pouvait parler, et de ce qu’on ne pouvait pas
parler… Comment une pensée féminine peut-elle naître et avoir une existence, si l’on est
éternellement contraintes de penser selon les textes écrits par les hommes… Je suis
147 Yeffrey Youdelman, « Narration, Invention and History », in Alan Rosenthal (edited by) New Challenges for
Documentary, Berkeley Los Angeles and London : University of California Press, 1988, p.455.
148 On se souvient par exemple que le film de Luis Bunuel, land Without Bread (1933) qui présentait une voice over
ironique et décalée sur les images de pauvreté de l’Espagne profonde, ne fut pas toujours comprise comme telle, et
souvent lue au premier degré.
149 Ce résumé vertigineux de l’histoire de l’usage de la voice over dans le film documentaire d’exposition en
particulier, ne prétend en aucun cas à l’exhaustivité. Nous aurons l’occasion de revenir sur cet aspect subjectif du
documentaire.
150 C'est ce que développe Kaja Silverman dans son ouvrage The Acoustic Mirror : The Female Voice in
Psychoanalysis and Cinema, Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 1988.
262

seulement capable de penser une seule chose : c’est que la pensée féminine peut exister,
doit exister afin de mettre enfin un terme, non pas à la pensée masculine elle-même, mais
plutôt à son soliloque, ridicule et tragique. 151
Leclerc suggère que la présence même d’une voix de femme, dans un environnement masculin,
est un moyen de créer une distance. Bien que l’emploi de voix de femmes dans des films
documentaires ait sensiblement augmenté ces deux ou trois dernières décennies, le mode
d’exposition dans son ensemble n’a pas pris la mesure de tels changements. En Grande-Bretagne
comme aux Etats-Unis, on distingue deux manières par lesquelles la voix féminine a commencé
à se faire entendre : D’une part, en tant que narratrice omnisciente, détachée, fabriquée sur le
moule de la « Voice of God » traditionnelle, et d’autre part comme la voix de la cinéaste située
derrière la caméra. On constate des différences notables entre les deux catégories de voix : en
termes de réelle qualité de la voix mais également en termes de proximité ou de distance.
L’instance narrative féminine serait, toujours d’après Stella Bruzzi 152 , plus souvent autoritaire
que ce que l’on pourrait imaginer – mais n’est-ce pas, finalement, la fonction inhérente à toute
voice over – une voix qui vient se placer « sur » le film, « au-dessus » de son espace diégétique ?
Une voix relativement profonde, « habitée ». En Grande-Bretagne en particulier – tradition
réaliste oblige - on recense nombre d’actrices populaires ayant « prêté » leur voix, telles Jancis
Robinson, Zoë Wanamaker, Lyndsay Duncan ou encore Juliet Stevenson 153 . Cet usage de la voix
féminine diffère largement des autres emplois plus récents, comme dans Are we Winning,
Mommy ? 154 ou encore Handsworth Songs 155 , films dans lesquels les voix féminines sont moins
nettement définies, plus idiosyncratiques, plus personnelles, plus pénétrantes (en particulier le
second film cité). Ces deux documentaires sont significatifs de la réalisation documentaire des
151
Toril Moi, French Feminist Theory, Oxford & New York : Blackwell Editions, 1987, p.80.
152
Stella Bruzzi, New Documentary : A Critical Introduction, London and New York : Routledge Editions, 2000,
p.57.
153
Ces actrices ont toutes prêtées leur voix à des programmes de BBC Radio notamment.
154
Are We Winning Mommy ? est un téléfilm américain réalisé par Barbara Margolis, et diffusé sur TBS en février
1987. Il s’agit d’un film de montage d’archives historiques depuis Yalta, dont la thèse, considérée alors comme très
polémique aux États-Unis, suggère que l’Amérique a une large part de responsabilité dans la guerre froide. De larges
contributions d’experts comme Noam Chomsky proposent une lecture des monceaux d’images retraçant quarante
ans de l’histoire occidentale. La cinéaste intervient vocalement de deux manières dans son film : d’une part en
interviewant en direct les experts, d’autre part en commentant la succession des séquences, par le biais d’une voice
over intermittente, mais tout à fait identifiable à la voix de l’auteur/cinéaste. Trouvant un relais dans le film, la voix
de l’intervieweuse, l’effet déstabilisant n’est ici pas vraiment opérant, et l’ensemble finalement fonctionne comme
un dispositif « traditionnel », à la différence près que la présence féminine dans un contexte historique sérieux, peut
néanmoins être perçue comme globalement critique – ce que le titre d’emblée suggère, en instaurant un dialogue
mère/fille, ces deux dernières étant habituellement les « victimes » des politiques et stratèges internationaux.
155
À la différence du film cité précédemment, Handsworth Songs, film britannique de 1986 (61 minutes), est un
véritable essai documentaire réalisé par le cinéaste John Akomfrah (du London Black. Audio Film Collective)
Alternant images d’archives, interviews, images tournées sur le vif, images de films, Handsworth Songs documente
de façon très originale et personnelle les insurrections dans les quartiers noirs de Londres comme Brixton, dont
l’objet est clairement affiché : « The war of naming the problem. » Et ici, la voice over participe de cette
revendication. Une fois encore, les voix des « communautés », les femmes, les Noirs etc… se rejoignent pour
proposer un contre-discours.
263

années soixante-dix et quatre-vingt, où la voix de femme incarnait la révolte, la protestation, car
les femmes avaient été oubliées par l’Histoire et le documentaire, nous l’avons déjà vu. Cette
voix de femme individuelle, plus personnelle, se retrouve aujourd’hui plus fréquemment dans
des films documentaires où la voix de la cinéaste se fait entendre, racontant, posant des
questions, de l’autre côté de la caméra.
Il est intéressant de remarquer que des cinéastes comme Molly Dineen 156 , Jane Treays 157 ou Lucy
Blakstad 158 , qui toutes placent leur voix au centre du dispositif de leurs films, ont des qualités de
voix très similaires les unes des autres, ainsi que des manières assez semblables de la délivrer :
légères, middle-class, et à dessein peu autoritaires et/ou peu surplombantes.
Cet emploi de la voix féminine établit une équation entre la voix de femme comme manifestation
physique, et la voix comme accès métaphorique des Moi profonds des femmes, de leurs pensées
et de leur identité. Cette attitude suggère que le genre est une thématique majeure,
principalement parce que le genre de la voix mâle universelle est difficilement remarqué en tant
que tel, alors que la spécificité de la voix féminine l’est fréquemment, pour ne pas dire presque
toujours : elle signale un quelque chose – on retrouve bien là l’habituel amalgame femme/nature
que nous avons dénoncé. Les exemples extrêmes de voix féministes associant la voix (sous ses
formes à la fois réelle et métaphorique) avec le sexe et le genre se trouvent fréquemment dans les
écrits des théoriciennes Luce Irigaray et Hélène Cixous. Ces dernières, répondant à la tendance
masculine à se reposer lourdement sur la vision et le regard, relient la voix d’une femme
directement à son corps et à ses pensées, si bien que l’adoption d’une voix féminine offre
nécessairement la possibilité, ou l’hypothèse d’un radicalisme anti-patriarcal – ce qui fait écho à
156 Molly Dineen est photographe et documentariste, spécialiste des portraits cinématographiques : Home from the
Hill (sur la vie aventureuse d’un Colonel britannique dans les colonies) ; Cutting Edge (série documentaire de
Channel Four, traitant de faits de société) ; Tony Blair (portrait du candidat travailliste durant sa première campagne
de 1997). The Ark : In the Company of Men (une série de films sur le Zoo de Londres en pleine recomposition) …
Sa subjectivité tranquille et son ton conversationnel, infléchissent des sujets d’envergure nationale, et offrent une
vision humaine des problèmes généraux, sans être particulièrement décalée ou distante.
157 Jane Treays a réalisé à ce jour dix-neuf longs-métrages documentaires pour la BBC, avant de poursuivre aux
Etats-Unis son activité de documentariste. Elle serait une sorte de Ken Loach au féminin, sans le radicalisme
politique et l’approche dialectique. Sa voix, chargée d’émotions, est toujours teintée d’ironie, ce qui permet au film
de proposer une vision distanciée de sujets parfois très sensibles : Bukharin and the Terror (sur un des proches
conseillers de Lénine) ; Black on Red (la vie d’un ouvrier noir américain dans la Russie des années trente) ; Painted
Babies (concours de beauté pour enfants aux USA) ; What Sort of Gentleman Are You After ? (portrait d’un prostitué
ayant près de 1200 clientes dans toute l’Australie) ; Rolling Stones : Bridges to Babylon (Quatre semaines passées à
suivre le groupe en tournée) ; One Man, Six Wives and Twenty-Nine Children (portrait de Tom Green, un polygame
Mormon ; film d’investigation sur la communauté Mormone de l’Utah) ; Men in the Woods (film traitant de
l’exposition masculine dans la publicité et les magazines) ; Extraordinary Families (portrait croisé de trois familles
britanniques) ; Age 12 and Looking After The Family (dernier film en date, 2007).
158 Lucy Blackstad a réalisé de nombreux documentaires sur le corps humain, les ponts et les infrastructures
architecturales anglaises. Elle propose une vision esthétique, contemplative et parfois élégiaque, où le « Nous »
prend parfois le dessus sur le « Je » qui n’a, par ailleurs, rien d’égotiste.
264

la politisation de la voix dont nous venons de parler et de voir quelques unes de ses
manifestations. Faisant écho à l’idée selon laquelle « to let women speak » est un acte politique,
les critiques Mary Ann Doane 159 et Kaja Silverman 160 , identifient, dans leur analyse respective de
la voix féminine au cinéma (cinéma largement de fiction), la corrélation qui existerait dans les
voix féminines des films, entre le domaine visuel et le caractère féminin de la voix.
Ainsi que Kaja Silverman le développe, la psychanalyse freudienne - à laquelle la plupart des
analyses de cinéma doivent l’accent mis sur le regard - stipule que « vision provides the agency
whereby the female subject is established as being different and inferior » 161 . Aussi une voix
active peut être mise en place pour contrer la position passive allouée aux femmes dans le plan –
On se souvient qu’Yvonne Rainer parle de refuser d’aller jouer sur la scène œdipienne. La voice
over féminine offre une autre manière d’attirer l’attention vers la fragilité de la l’approche
documentaire pour représenter la réalité de la façon la moins visible possible. Ce n’est plus la
voix de l’universalité, mais la voix de la spécificité, et celle-ci signale l’impossibilité et le
manque que la voice over mâle simple, normative, dissimule souvent. Le « manque » au cœur de
la praxis documentaire, et de façon plus cruciale, la façon dont il a été identifié et interprété,
c’est l’incapacité à accomplir le but visé qui consistait à donner de la réalité une représentation la
plus authentique possible. La voice over traditionnelle peut être interprétée comme un des
substituts symboliques pour ce manque de contrôle et d’omniscience. Un commentaire
documentaire pris en charge par une voix de femme, est un des outils servant à exposer le
caractère intenable de la croyance documentaire en sa capacité à transmettre fidèlement des
vérités générales et non problématiques. Cette déconstruction de la tradition et de l’attente qui y
est associée s’exprime dans certains films documentaires, y compris dans des documentaires
réalisés par des cinéastes hommes. Emile de Antonio par exemple, peu enclin à fournir une
lecture subjective détachée des images sous forme de commentaires, utilise néanmoins des
fragments de voice over, en l’occurrence des voix de femmes (dans In The Year Of The Pig en
particulier, des voix de femmes opprimées), dont on verra la particularité dans le Chapitre 4.
Sans Soleil : La voix qui vient d’un « lointain intérieur » 162 : L’adresse en ouverture de cette
lettre cinématographique de Chris Marker, débute par les célèbres mots inspirés du poète Henri
159 Mary Ann Doane, « The Voice in the Cinema : the Articulation of the Body and Space », in Yale French Studies,
n°60, cité par Stella Bruzzi, in New Documentary : A Critical Introduction, London and New York : Routledge
Editions, 2000, p. 59.
160 Kaja Silverman, The Acoustic Mirror : The Female Voice in Psychoanalysis and Cinema, Bloomington and
Indianapolis : Indiana University Press, 1988.
161 Kaja Silverman, Opus cité, p.17.
162 Cette formule fait référence au texte en prose d’Henri Michaux, « Le Lointain intérieur », in Plume, Éditions
Gallimard, Paris, 1963, pp.5-135.
265

Michaux 163 « Je vous écris d’un pays lointain » - « Phrase modèle pour un commencement »,
fait remarquer Jean-Louis Leutrat 164 . Il s’agit d’une lettre écrite par une femme (la narratrice
d’Henri Michaux) dont on ne saura rien de plus : « Je vous écris du bout du monde. Il faut que
que vous le sachiez. » 165 C’est bien l’effet que produit l’irruption d’une voix féminine en voice
over dans un film, en particulier dans un film réalisé par un cinéaste : Partage de l’autorité du
film mais aussi, paradoxalement, une aspiration à la complétude au-delà même du sujet.
Cette voice over, plutôt inattendue dans un film d’auteur – ainsi que l’on peut légitimement
qualifier l’œuvre de Chris Marker, qui est paradoxalement un stratège de la disparition –
participe d’une politisation de la voix, plus ou moins dans le même ordre d’esprit que les voix
féminines dans le cinéma féministe dont nous avons vu quelques exemples avec Trin.T Minh-Ha,
Yvonne Rainer ou encore Shirley Clarke. Raymond Bellour met en avant cette volonté de laisser
un espace à la parole des autres : « The impression that Marker is speaking to us also derives
from the extraordinary mass of people to which, one by one, he has given the chance to speak,
the right to the image. He has done so by largely disappearing as an interviewer . » 166
Une politisation qui ne va pas nécessairement de soi dans « l’usage » de femmes comme
narratrices pour des documentaires d’exposition plus traditionnels, dont on a vu l’écrasante
paternité masculine. Et en effet, la relation entre l’image et le commentaire au féminin dans Sans
Soleil, est particulièrement complexe. La voice over est prise en charge, pour la version
française, par Florence Delay 167 , et pour la version anglaise par Alexandra Stewart. Deux grains
de voix différents qui donnent des couleurs subjectives quelque peu différentes nous semble-t-il :
la voix de Florence Delay est factuelle, désincarnée, signalant de fait son statut purement
filmique d’instance narrative ; tandis que celle d’Alexandra Stewart est empreinte d’une certaine
sensualité, et pourrait plus facilement renvoyer à un corps – ce qui modifie quelque peu la
perception que l’on peu avoir du film et de l’équilibre ténu qu’il entend maintenir entre images et
voix. La voix tour à tour argue qu’elle ne fait que relayer, non pas ses propres pensées et
réflexions, mais par celles contenues dans les lettres d’un certain personnage de fiction, Sandor
Krasna – le contenu des lettres trouvant certains parallèles avec les images du film. C’est la voix
qui entame le film, tandis qu’à l’écran défile une bande amorce noire - la voix qui vient en
163
Henri Michaux, « Je vous écris d’un pays lointain », in Plume, Éditions Gallimard, Paris, 1963, pp.73-80.
164
Jean-Louis Leutrat, « Au pied de la lettre », in Kaleidoscope – Analyse de films, Presses Universitaires de Lyon,
Lyon, 1988, p.110.
165
Henri Michaux, Opus cité, p.75.
166
Raymond Bellour, « The Book, Back and Forth », à propos d'Immemory – cd-rom de Chris Marker.
167
Florence Delay est romancière, comédienne, traductrice et auteur dramatique française. Il est assez significatif
qu’elle prête sa voix à ce film de Chris Marker, et qu’elle performe l’impersonnalité constitutive du narrateur – ici
une narratrice.
266

premier, la subjectivité avant l’objectivité, le sujet avant son objet, le texte avant l’image, le
visuel 168 . Nous reviendrons sur cette dichotomie subjectivité féminine/masculine dans cette
hiérarchie des valeurs de représentations. Elle dit :
La première image dont il (nous soulignons) m’a parlée, c’est celle de trois enfants sur
une route, en Islande, en 1965. Il me disait que c’était pour lui l’image du bonheur, et
aussi qu’il avait essayé plusieurs fois de l’associer à d’autres images, mais ça n’avait
jamais marché. Il m’écrivait « Il faudra un jour que je la mette toute seule au début d’un
film, avec une longue amorce noire. Si on n’a pas vu le bonheur dans l’image, au moins
on verra le noir ».
Les frontières entre les diverses personae du film, sont loin d’être fixes et définitives. On voit
bien ici que la voix féminine permet la circulation des instances du film, comme elle met en
relation l’espace et le temps du film. Tout passe par elle, et finalement, elle agit un peu comme
une langue propre à ce film, une sorte de langage préalable à tout – elle s’énonce d’abord sur une
amorce noire – ce qui permet de réactualiser la remarque de Roland Barthes sur la mort de
l’auteur :
[...] pour nous, c’est le langage qui parle, ce n’est pas l’auteur ; écrire, c’est à travers une
impersonnalité préalable – que l’on ne saurait à aucun moment confondre avec
l’objectivité castratrice du romancier idéaliste – atteindre ce point où seul le langage agit,
« performe », et non « moi ». 169
Ainsi, la relation centrale entre l’image et les mots, qui est traditionnellement de type logique,
devient dans Sans Soleil fluide et mutable, indécidable. Le caractère illogique de cette relation,
au lieu de fonctionner comme un relâchement des contraintes conventionnelles, n’a fait que
troubler les critiques qui, en retour, ont construit divers moyens d’imposer l’ordre dans
l’agencement dynamique du film. Terrence Rafferty, par exemple, écrit :
The far-flung documentary images of Sunless are assembled as an autobiography –the
film has no subject except the consciousness, the memory of the man who shot it –yet
Marker attributes this consciousness to the invented ‘Sandor Krasna’, removes it from
himself to a yet more spectral entity. 170
Quant à Jan-Christopher Horak et Edward Branigan, ils réunissent Marker et la voix féminine
comme une seule et même voix. Le premier écrit :
Tout en rejetant les commentateurs présents et pourtant invisibles des films
documentaires traditionnels, les films de Marker sont inscrits par la présence de leurs
narrateurs invisibles. Cependant, ce n’est pas une « Voice of God » des documentaires et
informations traditionnelles que l’on entend, mais plutôt la voix personnelle et hautement
168
On constate ici l’évolution de la fonction de la voice over et de sa réception par le spectateur. En 1930, le cinéaste
et théoricien Paul Rotha classe le cinéma dans les médiums purement visuels auxquels le son cause des dommages
irréversibles. Il est préoccupé par l’idée que le son puisse venir contaminer l’image : « Immediately, a voice begins
to speak in a cinema, the sound apparatus takes precedence over the camera, thereby doing violence to natural
instincts. », in The Film Till Now : A Survey Of World Cinema, London : Vision Press Ltd, 1930-1963, p.405.
169
Roland Barthes, « La Mort de l’auteur », in Le Bruissement de la langue : Essais critiques IV, Éditions du Seuil,
Paris, 1984, p.64.
170
Terrence Rafferty, « Marker Changes Trains », in Sight & Sound n°53, Autumn 1984, pp.284-288.
267

econnaissable [nous soulignons] de son auteur, Chris Marker, qui parle directement à ses
spectateurs du hors-champ. 171
Edward Branigan, en ce qui le concerne, fait s’écrouler plus encore les différences entre les voix,
en renvoyant tout au long de son analyse de Sans Soleil aux mots prononcés par le caméraman :
Durant le prologue, le caméraman dit qu’un jour, il sera capable de juxtaposer l’image des
trois enfants en Islande avec la bande amorce noire au début d’un film.
…. J’aimerais suggérer que le film est un conte édifiant : le caméraman est conscient
qu’en se souvenant des images qu’il a filmées, il se peut qu’il soit décalé, en retard, pour
reconnaître leur signification et leur valeur émotionnelle. 172
Toutes ces critiques, faites par des hommes, prouvent que leurs auteurs sont surtout préoccupés
par le fait de débarrasser le film de toute sa complexité, en réimposant la structure hiérarchique
qui domine habituellement l’ensemble des documentaires en voice over, en affirmant que le
commentaire, habituellement pris en charge par une voix d’homme, est le corollaire automatique,
systématique, évident, de l’auteur, et que les images illustrent purement et simplement le point de
vue fabriqué par cet amalgame + narrateur = auteur au masculin. Ce qui expliquerait alors que le
film soit perçu comme une autobiographie qui contiendrait par conséquent la voix hautement
reconnaissable (cf.Terrence Rafferty) de Marker. Sa narration est interprétée comme rien de plus
que les déclarations cumulées du caméraman, bien que le film lui-même problématise ces
notions de centralisation subjective et/ou discursive. Les conclusions d’Edward Branigan sont
particulièrement schématiques, mais aussi choquantes lorsque l’on en réfère à notre
problématique de la subjectivité féminine, si l’on considère qu’une narratrice devient un
caméraman. Dans son besoin de créer un lieu du film et de son sens, il fait du « caméraman »
une persona composite qui outre de préciser sans cesse qu’il faut considérer les images comme
prioritaires sur les mots – une assertion curieuse quand on connaît Sans Soleil – néglige de
prendre en compte les rôles que Marker s’attribue lorsqu’au générique, il revendique le contrôle
sur l’écriture, la conception et le montage. Toutes ces allégations proviennent d’une
représentation traditionnelle de la posture d’auteur, et cette réduction raffertienne empêche de
reconnaître les effets, à la fois sur le spectateur et sur le texte, de la dissipation délibérée du point
de vue du film.
En effectuant un travail comparatif, on évoquera simplement les divers emplois que Marker fait
de la voice over et des lettres dans son autre film, Le Tombeau d’Alexandre. Dans ce film plus
tardif (1993) dédié au cinéaste russe Alexander Medvedkin, le narrateur - dans la version
171 Jan-Christopher Horak, Making Images Move : Photographers and Avant-garde Cinema, Washington &
London : The Smithsonian Institute Press, 1997, p.98. (notre traduction).
172 Edward Branigan, Narrative Comprehension and Film, London & New York : Routledge Editions, 1992, p. 45.
(notre traduction).
268

française, il s’agit de Jean-Claude Dauphin dont le timbre et le rythme de la diction rappellent
celle de Chris Marker ; et dans la version anglaise de Michael Pennington, un acteur britannique
possédant une qualité timbrale bien plus grave - le film d’emblée adopte la verbalisation des
pensées de Marker, grâce aux six lettres qui constituent l’ossature de la voice over – lettres que
Marker envoie à Medvedkin post mortem : « Cher Alexandre, je peux maintenant t’écrire […]
mais tu n’es plus là pour les entendre. » Dès cette première phrase de la lettre, on identifie le
« Je » du film comme le porte-parole de Marker (pro-nom personnel), une instance énonciative
qui véhiculerait cette fois-ci, les véritables pensées du cinéaste. Raymond Bellour rappelle
cependant que la subjectivité markérienne excède de beaucoup ces marques énonciatives somme
toute limitées : « Still one thing is sure : the subjectivity expressed here with such force and such
ease does not only stem from the power to say « I », of which Marker makes immoderate
use…» 173
Or, c’est l’inverse qui se produit avec la narration de Sans Soleil : la voix, au lieu d’écrouler, fait
en sorte de créer une distance critique, un schisme entre le genre de la véritable voix, et la voix
de….. ou bien l’écrivain fictif Sandar Krasna, ou bien du cinéaste même - ce qui est une
différenciation mise en avant dans le film. Ce qui caractérise la voix féminine, c’est
l’inconsistance de sa relation avec Krasna, ce dernier apparaissant souvent comme un écran de
fumée derrière lequel se devine un Chris Marker, parfois spectral mais bien là. À certains
moments, elle indique le manque assez perturbant de pensée autonome, comme si la voix se
suffisait de n’être que le véhicule de transmission des messages pacificateurs d’un voyageur – un
sentiment qui s’actualise chaque fois que la voix répète ces phrases purement performatives « Il
me dit que…. » ; « Il m’écrit que…. » « Il me disait. »… Cet emploi de la voice over prête à la
voix féminine une sorte de passivité proche d’une Desdémone, comme si elle était, elle aussi, le
réceptacle des contes des hommes 174 . À d’autres moments cependant, la narratrice commente ce
qu’on lui a dit, et il y a des passages assez longs où l’on ne sait pas si elle exprime ses propres
pensées nées de sa (prétendue) conversation avec Sandor Krasna, ou bien si elle se contente
simplement de lire les lettres en relayant la parole absente. De nombreuses séquences offrent un
exemple frappant de ces confusions et contorsions, mais la plus éclairante est sans doute celle de
l’hommage rendu au film d’Hitchcock, Vertigo qui débute ainsi : « À San Francisco, j’ai fait le
pèlerinage d’un film que j’ai vu dix-neuf fois… », et qui touche au plus près la dimension
personnelle et autobiographique du film : un dialogue imaginaire entre un cinéaste et un de ses
173 Raymond Bellour, « The Book, Back and Forth », à propos d'Immemory – cd-rom de Chris Marker.
174 Desdémone tombe amoureuse d’Othello grâce aux histoires innombrables qu’il lui raconte, en fait grâce au
pouvoir de son imagination : « She lov’d me for the dangers I had passed, and I loved her that she did pity them. »
(Shakespeare, Act I, Scene iii,).
269

films préférés qui, en retour, conduit à une considération réflexive sur son propre film. Tout ce
« trajet » filmique est relayé par cette voix féminine qui revêt pour la circonstance, les atours de
Madeleine, ses apparitions, disparitions et déguisements - on peut lire notamment la spirale de
ses cheveux coiffés en chignon, non seulement comme le voyage hélicoïdal auquel se prête le
voyageur du film, mais aussi à la trajectoire de la voix qui creuse le film et ouvre des voies de
passage. La relation de Marker avec le film qu’il a ostensiblement créé dans le film est une fois
de plus rendue plus compliquée encore par la voice over qui renvoie encore une fois à cette
première image, « cette première pierre d’un film imaginaire..» qu’il ne fera sans doute jamais,
mais qui porte le nom de Sans Soleil. En effet, le matériel visuel et sonore que le spectateur est
engagé à voir est moulé dans le royaume de l’imaginaire, qui en vient à comprendre une
collection de souvenirs et de matériel de voyage, réunie de manière plus ou moins lâche par une
voice over dont les origines et l’authenticité demeurent jusqu’au bout obscures.
Cette obscurité (Sans Soleil) se déverse sur le film, et notamment sur la façon dont le film
envisage les questions de représentation et de réminiscences, les véritables questions posées par
l’image et la voice over. Tout au long de Sans Soleil, il y a une interpénétration entre film et
mémoire, deux choses que le modèle documentaire normatif devrait séparer mais qu’ici sont
perçues comme équivalentes, comme c’est le cas dans le cinéma de Jonas Mekas que nous
verrons au Chapitre IV. La mémoire est une histoire personnelle, réminiscence subjective encline
aux distorsions des « soupirs chinois » de Sei Shonagon, tandis que le film documentaire est
conventionnellement la représentation et la collation objectives d’un passé collectif, une histoire
généralisée qui peut légitimement trouver sa place dans un contexte factuel. En fait, Sans Soleil
agit contre une telle dichotomie simpliste, proposant les actes de mémoire comme analogues, et
filmant dans une séquence où l’érosion des divisions entre image, voice over et les lettres est
particulièrement marquée :
Je me souviens de ce mois de janvier à Tokyo – ou plutôt je me souviens des images que
j’ai filmées ce mois de janvier à Tokyo ; elles se sont substituées à ma mémoire – elles
sont ma mémoire. Je me demande comment les gens peuvent se souvenir des choses
qu’ils ne filment pas, qu’ils ne photographient pas, qu’ils n’enregistrent pas. Comment
l’humanité a-t-elle pu se souvenir ?
Contrairement au documentaire d’exposition classique, cette « rumination » ne suggère pas une
correspondance finie ou définie entre l’image et la narration. Alors que la voice over traite des
façons de se souvenir, de la façon dont les souvenirs se fabriquent, les images montrent des
personnes priant dans des temples au Japon, pour le début de l’année du chien. À l’analyse
textuelle de ces images-là se substitue une analyse sur la relation entre l’événement et le film, qui
est justement une préoccupation en matière de théorie documentaire : Est-ce que la mémoire
270

existe indépendamment de son enregistrement, ou bien, est-ce que la mémoire se construit par le
fait d’être enregistrée ? L’acte de mémoire devient alors synonyme de l’acte d’enregistrer, et bien
que les moyens par lesquels cela s’est accompli peuvent changer, l’équivoque demeure constante
– nous y reviendrons plus longuement avec le cinéma de Jonas Mekas.
Pour revenir à la manière dont la voice over fonctionne dans Sans Soleil, certains écrivains
tentent d’éclaircir l’identité de la narratrice ainsi que sa place dans le triangle
Krasna/Marker/voice over. De façon peu vraisemblable, Edward Branigan suggère qu’on pourrait
considérer Sans Soleil comme une sorte de « travelogue » – une manière pour Edward Branigan
d’imposer un ordre – avant de suggérer finalement que le film est en fait une instance
postmoderne plutôt qu’un véritable travelogue, construisant une autre logique qui pourrait ainsi
rendre le film plus abordable 175 . Alors que cette recherche de cohérence est compréhensible, il
semble plus approprié pour un film comme Sans Soleil, de le prendre selon ses propres auspices,
ses propres termes, d’accepter qu’il y ait trois sources pour la narration, et que la relation entre
les trois instances demeure oblique et à jamais problématique. Cette discordance est plus
intéressante que d’essayer de découvrir une éventuelle unité dans le film. Prenons l’exemple de
Sei Shonagon et de ses listes : Comme la narratrice de Sans Soleil le rappelle, dans The Pillow
Book, Sei Shonagon écrit dans son carnet toutes les choses qui dans la vie de tous les jours lui
font battre le cœur, et ce, dans un ordre aléatoire, et sans but particulier : «Se laver les cheveux,
faire sa toilette, mettre une robe parfumée ; même si personne ne le voit, ces préparations
produisent quand même un plaisir intérieur. C’est la nuit et on attend une visite. Soudain on
sursaute au son de la pluie que le vent fait battre contre la persienne. En fait, cette liste des
choses qui font battre le cœur, c’est la liste de la narratrice, en tout cas ordonnée par elle (par
Marker), et il se peut très bien que Sei Shonagon ait compilé une liste complètement différente,
car ce qui compte, ce n’est pas tant les objets listés, mais plutôt que le lecteur et/ou le spectateur
se demande à son tour comment il établirait sa propre liste, ce qui compte vraiment pour lui ou
pour elle. Or, Sans Soleil ne fonctionne pas différemment des spectateurs, en donnant à voir des
images qui fluctuent entre le domaine personnel et le mondain (le même balancement que dans
The Pillow Book) ou l’historique et le (facilement) reconnaissable (l’essence du documentaire
classique) qui sont à leur tour transposés dans une voice over transgressive et ambiguë qui ne
coïncide avec les segments visuels que très sporadiquement. Et puis, comme le souligne Roland
Barthes, « Plus le texte est proche de l’image, moins il semble la connoter. » 176 Ce que Chris
175
Edward Branigan, Narrative Comprehension and Film, London & New York : Routledge Editions, 1992,
pp.208-209.
176
Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », in Communication, n°4, 1964, repris dans l’Obvie et l’obtus. Essais
critiques III, Éditions du Seuil, Paris, 1984, p.36.
271

Marker exprime dans son avant-propos à son ouvrage Le Dépays, comme Avertissement au
lecteur :
Le texte ne commente pas plus les images que les images n’illustrent le texte. Ce sont
deux séries de séquences à qui il arrive bien évidemment de se croiser et de se faire signe,
mais qu’il serait inutilement fatigant d’essayer de confronter. Qu’on veuille bien les
prendre dans le désordre, la simplicité et le dédoublement. 177
Quoi qu’il en soit, la simple présence poétique de Sei Shonagun dans le cœur du film, inscrit
Sans Soleil dans cet univers féminin dont on a tracé l’influence dans le champ des lettres et des
journaux au fil des siècles, que ce soit en Orient ou en Occident - nous verrons que la démarche
de Jonas Mekas s’inscrit complètement dans cette « tradition » finalement, du quotidien, du
banal et du banal magique. Ainsi qu’on peut le lire dans les nombreux textes écrits sur ce film
inspirant s’il en est, Sans Soleil est un film intime, comme l’est un livre de chevet.
Alors que les documentaires traditionnels qui reposent sur la voice over, prévoient une clôture,
ne serait-ce que par l’arrêt du commentaire, Sans Soleil demeure intentionnellement ouvert. Et
dans cette ouverture, la narration féminine, dans la distance qu’elle maintient à la fois avec
Marker et avec Krasna, offre un espace pour l’interprétation des diverses informations fournies.
Comme le triangle narratrice/Krasna/Marker, les informations et les relations sont plus liées par
un travail de libres associations que de simple causalité. Il ne suffit pas d’identifier la voix
féminine comme une manifestation de la voix (intérieure) de Marker ou encore celle du
caméraman fictif (Krasna) – d’ailleurs Rafferty effectue un rapprochement entre le protagoniste
invisible de Sans Soleil et celui de L’Homme à la caméra 178 - car celle-ci échoue à assister notre
découverte et notre vision de Sans Soleil, comme elle échoue à nous aider à comprendre son
manque d’agencement narratif et son manque de clôture, ainsi que son intérêt pour les petites
choses de la vie, l’éphémère, l’inconséquent. Au lieu de nous servir de guide, elle nous invite à
profiter de son désordre, et en cela, elle joue avec la notion de documentaire même, de sa
composition à sa vocation, offrant de ce fait un bel exemple de narration féminine
problématique : une narration qui refuse l’omniscience et le contrôle sur le film. Comme l’écrit
Chris Marker, « Le mot documentaire laisse derrière lui un goût d’ennui moralisateur….. mais
en revanche, l’idée de faire des listes, cela me plaît bien. » 179 On ajoutera que les autres films du
cinéaste, les plus politiques comme les plus personnels et subjectifs, participent tous d’un
dialogue avec et sur le cinéma, et par conséquent s’appuie sur des multiples voies/voix.
177 Chris Marker, Le Dépays, Éditions Herscher, Paris, 1982, p.3. Un avertissement, on l’aura compris, qui ne
concerne pas uniquement la réception de l’ouvrage en question, mais vient éclairer l’attente auctoriale face au
spectateur-lecteur de son œuvre.
178 Terrence Rafferty, « Marker Changes Trains », in Sight and Sound n°53, Autumn 1984, pp.284-288.
179 Notre traduction, d’après Chris Marker, « Terminal Vertigo : An Interview by Computer with Chris Marker », in
Monthly Film Bulletin n°51, July 1984, pp.196-197.
272

Pour conclure, Sans Soleil soulève quelques questions incontournables sur le récit en voice over
dans un contexte de film documentaire, mais également sur la nécessité et la complexité
d’employer une voix féminine, manifestement distincte de la voix de l’auteur, et pourtant
agissant comme le « porte-parole » de ce dernier, mais pas seulement. À ceci, l’on ajoutera que
le signifiant « delay », qui sert de nom de famille à la femme assumant la voice over, peut
renvoyer à un effet acoustique utilisé dans une chambre d’échos. L’on appréciera les hasards des
langues qui donne ce petit supplément de sens. Parlant du dispositif markérien de la voix-je qui
hante l’ensemble de ses films, François Niney remarque :
[elle] déplace le spectateur, à la fois au-dessus du film et dans un temps d’après les
images montrées […] Ce recul de la voix, cette non-présence aux images et des images,
dégagent du cours du temps filmé le cours de la pensée, et ouvrent le champ à l’ironie et à
la nostalgie. » 180
Et si la voix féminine de Sans Soleil présente une spécificité que nous avons tenté d’identifier, il
semble que le déplacement caractérise toute voix féminine intégrée dans l’expression d’une
subjectivité distincte. Elle n’est cependant pas cantonnée à cette fonction d’agent permettant
ainsi de véhiculer, de tisser même les tropes supplémentaires, ainsi que le souligne François
Niney, et permet au cinéaste d’investir son film au-delà même de son statut de sujet, dans une
aspiration à sa complétude, ainsi que nous l’avons évoqué en postulat de départ.
Néanmoins, tout observateur du cinéma de Chris Marker sait qu’il n’obtiendra jamais de réponse
précise et définitive – c’est aussi cela le film-essai, le film qui pense, dont l’objet est bien loin du
cinéma documentaire didactique. «Quand allons-nous nous voir enfin ? », demande la narratrice
de Michaux à son interlocuteur 181 , en guise de clôture de sa lettre. Comme Michaux, Marker ne
fournit pas de réponse. Elle trouve néanmoins un écho romantique, mortifère et cybernétique
dans le dispositif, l’installation plutôt de Level Five, où la voix féminine se matérialise dans le
plan, se fait visage, tandis que son interlocuteur – la voix inassignable du narrateur échoie en
dernier ressort au cinéaste nous semble-t-il, malgré sa légendaire réticence à prêter tout ou
parties de son corps au film - son amant mort, hante le hors champ. Dialogue improvisé parfois
entre ces deux âmes de part et d’autre de l’écran (vie et mort), les voix se superposent à défaut de
se rencontrer, comme les plans alternés des deux mains maniant la souris le suggèrent.
Finalement, la voix féminine participe des explorations tous azimuts d’un cinéaste qui tente
depuis longtemps de tracer des réseaux synoptiques et secrets jusque-là inexplorés, entre les
formats de films, les lettres, installations vidéo, cd-rom, les voix et les images, les absents et les
180 François Niney, « Le regard retourné, des Statues meurent aussi au Tombeau d’Alexandre », in Images
Documentaires « Chris Marker », 1993, p.30.
181 Henri Michaux, « Je vous écris d’un pays lointain », in Plume, Éditions Gallimard, Paris, 1963, p.80.
273

présents, constituant ainsi une somme audiovisuelle pareille à un espace feuilleté, une
superposition de zones. La femme en habite une, mais se trouve nous semble-t-il, relayée dans
les films par les paradigmes du chat et de la chouette, deux animaux symboles de féminité (c’est
là notre lecture hasardeuse) - la chouette est l’oiseau d’Athéna, déesse de la raison, et
habituellement, le chat est métaphoriquement associé à la femme (Freud, Verlaine, entre autres).
Dans son cd-rom Immemory, à la catégorie « Zone Cinéma », Chris Marker écrit, à propos du
petit garçon qu’il fut :
[…] si bien que pour cet enfant devenu grand, le cinéma et la femme sont restés deux
notions absolument inséparables, et qu’un film sans femme lui est toujours aussi in
compréhensible qu’un opéra sans musique.
Silhouette éthérée d’une jeune Japonaise traversant le film sans se dévoiler (Le Mystère
Koumiko, 1964), voix flottant au-dessus du film avec une douceur bienveillante mais discrète, et
sans ancrage avec la bande images (Sans Soleil), visage qui apparaît et s’évanouit dans
l’architecture déshumanisée des installations vidéos, enfin voix d’une intelligence artificielle
(Level Five), les manifestations féminines sont rarement subjectives, et de toute manière, restent
énigmatiques jusqu’à la dernière image, jusqu’au dernier mot ou soupir - ce qui ne peut
qu’interpeller l’observateur/l’observatrice, comme le souligne Stéphane Bouquet (le seul critique
à avoir soulevé cette question), non sans un lyrisme quelque peu convenu qui nous laisse
perplexe, et beaucoup de subjectivité : « […] le même enlisement dans l’image de la femme-
secret, chambre close, continent noir et à peine abordable, terre de la fascination mortelle
comme est la femme déjà chez Hitchcock. » Finalement, les films de Marker révèlent, malgré
tout, davantage de choses sur le réalisateur lui-même que sur la Sibérie, le Japon ou…. les
femmes.
2) Le cinéma expérimental comme praxis féministe : la performance au cœur du
film
Nous l’avons déjà évoqué, le cinéma expérimental va rester une dominante de l’expression
cinématographique des femmes, dans leur volonté de ne pas se faire « récupérer », associer à un
mouvement, une esthétique qui ne serait pas entièrement déterminée par le propos tenu (« Alice
Doesn’t ! »). De plus, dans ce désir vital d’ « outrepasser 182 » le cinéma classique – narratif - les
autres formes d’art vont servir d’alternatives ou de passerelles à cette nouvelle expression
182 Nous entendons ici le verbe « outrepasser » dans son acception architecturale héritée de l’art gothique, souhaitant
ainsi exploiter l’image de l’arc qui se trouve plus large que sa base – ici la forme atteinte est plus vaste que la forme
cinématographique initialement disponible.
274

cinématographique, dans le but notamment de réhabiliter le corps féminin, de lui offrir une
nouvelle visibilité, le rendre plus ordinaire, en fait de le dénaturaliser – nous reviendrons sur
cette question essentielle de la dénaturalisation du corps féminin.
Les « performers » Shirley Clarke et Yvonne Rainer vont commencer par s’exprimer par la danse
qui représente alors à leurs yeux (mais aussi pour d’autres cinéastes 183 ) la voie d’accès idéale au
vide de l’esprit – le corps allège l’esprit, par un procédé proche pour certain(e)s démarches de la
tabula rasa , de rejet de la connaissance telle qu’elle a été perpétuée par la tradition patriarcale,
ce qui permet d’accéder à une sorte de prélangage cartésien – posture que Julia Kristeva définit
ainsi : « Estranged from language, women are visionaries, dancers who suffer as they speak. » 184
- encore cette référence au silence. Cette sorte de retour aux sources de l’instinctif, d’un langage
du corps qui avait été pour ainsi dire « forclos » 185 , ne va constituer dans l’expression de la
subjectivité féminine qu’une phase de « réapprentissage » (de la communication, de l’autre, du
langage), mais qui n’a pas permis d’éradiquer les habitudes spectatorielles de voyeurisme et
d’objectivation du désir tellement décriées. Aussi Shirley Clarke et Yvonne Rainer vont toutes
deux ressentir le besoin d’explorer le médium plus complexe et néanmoins plus malléable qu’est
le cinéma – la danse et le cinéma étant des arts voisins, inscrits tous deux dans le temps et le
mouvement (on pense à Norman McLaren qui combina souvent les deux expressions).
! Shirley et Jason : subjectivité et autorité en partage?
J’habite une blessure sacrée
J’habite un vouloir obscur
J’habite un long silence
J’habite une soif irrémédiable…
Aimé Césaire, Moi Laminaire 186
183 Brian de Palma participe à des performances communes, en particulier avec ses parodies de films diffusées sur
des écrans - il parodie les films de Maya Deren dans son film Wotan’s Wake, 1963.
184 Julia Kristeva, « Oscillation Between Power and Denial », in Courtivron & Marks (edited by), New French
Feminism, Amherst Massachussetts : the University of Massachussetts Press, 1980, pp.24-25, citée par E.Ann
Kaplan, Women and Film : Both Sides of The Camera, London & New York : Routledge, 1983-2000, p.93.
185 Les termes forclos/forclusion appartiennent au discours psychanalytique, et consiste en un mécanisme de défense
propre à la psychose. Le patient rejette une représentation insupportable qui n’est pas intégrée à l’inconscient et fait
retour au réel, en particulier sous forme d’hallucinations. Les conditions n’étant pas remplies ici pour valider
l’ensemble de la définition, on se contentera d’une définition plus vulgarisatrice, que propose Le Larousse : « Rejet
d’un signifiant hors de l’univers symbolique du sujet ». La danse permet justement ce retour du corps dans l’univers
symbolique du sujet.
186 Aimé Césaire, Cadastre , coll. « Points Poésie », Éditions du Seuil, Paris, 2006, p.96.
275

Aujourd’hui, ces hommes noirs nous
regardent, et notre regard rentre dans nos
yeux.
Jean-Paul Sartre, Orphée Noir 187
« 'Je' est un autre » : Du portrait de Shirley au portrait de Jason : Shirley Clarke (1919-1997), qui
reste à ce jour une des plus célèbres cinéastes de ce mouvement féministe de la première
génération, a commencé sa vie professionnelle comme danseuse, puis, en construisant ses
premiers films sur l’art, le phénomène de la performance est resté au cœur de son expression
filmique. Ses films combinent performance et forme documentaire, grâce aux techniques héritées
puis détournées du direct cinema, en incluant le dispositif d’enregistrement dans le champ de la
caméra, ainsi que les spectateurs présents au moment du tournage, ce qui tend à brouiller les
frontières entre ce qui est in et ce qui est out, et à favoriser par conséquent l’interaction entre le
spectacle et le spectateur, comme deux agents d’une même scène – réminiscence de la scène
élisabéthaine réactualisée par le dispositif cinéma - le spectateur pouvant parfois l’espace d’un
instant devenir le sujet de la performance 188 . Cette mise en scène complexe constitue une sorte de
mise en abyme du cinéma, assez novatrice pour l’époque, même si les années soixante mettent la
performance au cœur de toutes leurs expressions (picturale, théâtrale, installations diverses,
happenings etc…..). Voici ce que Shirley Clarke annonce dans son manifesto cinématographique
de 1960 :
Le cinéma officiel est à bout de souffle. Il est moralement corrompu, en état
d’obsolescence esthétique, thématiquement anodin, toujours ennuyeux. 189
Si elle ne fait que dire avec ses propres mots ce que Jonas Mekas (nous y reviendrons) et
d’autres répètent avec constance depuis des années, par son statut de femme et ses choix
thématiques et subjectifs, elle a souvent était sujette à l’opprobre public, et ce, même si elle est
citée en exemple de l’autre rive de l’Atlantique par les cinéastes de la Nouvelle Vague, en
particulier Jean-Luc Godard. 190
187 Jean-Paul Sartre, Orphée noir : Introduction à l’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Leopold
Sedar Sanghor, coll. « Colonies et empires », Presses Universitaires de France, Paris, 1948, p.ix.
188 Un des exemples les plus célèbres de ce type de performance est l’œuvre de Dan Graham, Present Continuous
Past(s), 1974, qui résume le mieux selon nous la complexité de ce rapport de la performance à son public, par des
renvois complexes entre le temps différé (time delay) de l’image vidéo de l’artiste et du public qui se voient avec
quelques secondes de retard, témoins d’eux-mêmes, ce qui crée un véritable espace de réflexion (aidé en cela par un
mur de miroir qui redouble la scène.)
189 Citation tirée du film que lui consacrent André S.Labarthe et Jeanine Bazin pour leur série Cinéma de notre
temps : Rome Is Burning, Portrait of Shirley Clarke, en 1970.
190 Shirley Clarke est à notre connaissance la seule cinéaste américaine que Godard cite à maintes reprises ; il la
place même dans ses préférences new yorkaises (« À côté des deux grands de l’école de New York, la Clarke et le
Cassavetes, Mekas fait un peu pâle figure… »), in Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Éditions de l’Étoile-
Cahiers du Cinéma, Paris, 1985, p.251. Compte tenu de l’ironie contenue dans ces propos, il va sans dire que cette
déclaration n’a pas valeur de vérité absolue, mais vise néanmoins à donner un exemple de son influence outre-
Atlantique.
276

Ce goût pour la performance fait que tout naturellement, Shirley Clarke va aussi chercher ses
sujets dans les rues, dans une démarche de type reportage documentaire sur le vif, ce qui est
l’objet de son film The Connection (1960) où elle vise (déjà) à dénoncer les dérives du cinéma-
vérité - elle tient à cette appellation pour la connotation éthique qu’elle fustige - et à combattre
activement les lois de la censure cinématographique dès que les propos et les formes se font plus
polémiques et insidieux dans le tissu idéologique américain. Et comme Portrait of Jason va le
prouver, la cinéaste excelle à dynamiter les conventions représentationnelles. C’est encore le cas
dans The Cool World (1964), où elle documente, à sa manière la vie du quartier noir de Harlem,
avec ses figures locales, orateurs de rue improvisés qui haranguent avec fougue les foules pour
qu’elles rejoignent le mouvement des Black Muslins… On constate encore quelques traces du
rêve de l’anthropologie partagée dans son travail sur le terrain, où sa générosité personnelle entre
en conflit d’intérêt avec son intention politique première de dénaturalisation et de
dédifférenciation 191 : « Act naturally ! », lui lance même un des sujets qu’elle filme, un voyou qui
poursuit tranquillement son deal sous le regard bienveillant de la caméra. Jonas Mekas,
observateur privilégié de la scène new yorkaise de l’époque, parle d’un « En Attendant Godot au
pays des camés » 192 .
Ce qui explique que trois ans plus tard, en 1967, au moment de réaliser son film suivant, Portrait
of Jason 193 , Shirley Clarke concentre alors son projet sur un sujet qui semble alors incarner tous
les aspects de la performance : témoignage en direct grâce à de réelles qualités d’éloquence et de
communication de l’orateur qu’est Jason, danse, théâtre, cabaret, chant et même cure
psychanalytique. Car en fait, la performance est une modalité relationnelle qui s’apparente d’une
certaine manière à la cure, en accordant à la parole, au verbe, un même rôle vital, ce qui est
d’autant plus crucial pour les êtres « habitant un long silence » que sont et les femmes et les
Noirs Américains – ce qui rejoint ce qu’écrit Peggy Phelan : « Performance challenges writing
to become performative » 194 . Si bien que le processus d’enregistrement avec la caméra tient alors
plus de l’acte compulsif (une évidence et un besoin d’enregistrer sa présence 195 ) que du regard
191
Shirley Clarke est souvent marginalisée dans l’histoire du cinéma, pas assez mainstream pour certains, pas assez
expérimentale pour d’autres. Elle est la première femme-cinéaste à rejoindre la Film Makers’ Cooperative fondée
par Jonas Mekas, en 1960.
192
Jonas Mekas, Movie Journal : The Rise of a New American Cinema 1959-1971,New York : Editions Macmillan,
1972, p.402.
193
Film noir & blanc de 105 minutes, 16 mm.
194
Peggy Phelan, « The Ontology of Performance : Representation Without Reproduction », in Unmarked : The
Politics of Performance, London & New York : Editions Routledge, 1993, p.149.
195
C’est l’objet de la performance, comme la critique d’art Peggy Phelan la définit : « Performance’s only life is in
the present. » Or, Peggy Phelan ajoute : « Performance cannot be saved, recorded, documented, or otherwise
participate in the circulation of representations ; once it does, it becomes something other than performance. » ; ce
qui pose la question du statut paradoxal du film de performance, de même que la véritable fonction du cinéma qui
réactualise à chaque fois le moment du « c’est », contrairement au « ça a été » de la photographie (voir Roland
Barthes, La Chambre claire). Peggy Phelan, « The Ontology of Performance : Representation Without
277

documentaire distancié simplement intéressé par la personnalité multi facettes de son sujet.
Dans un nuage de marijuana et des vapeurs alcoolisées d’une bouteille de vodka qui se vide au
fur et à mesure des souvenirs évoqués et des confidences – confessions ? transfert ? 196 – un
certain Jason relate sa vie hors normes, les épisodes particulièrement sulfureux, balançant entre
fierté et détestation de soi. De son enfance passée dans l’Alabama (Montgomery) dans un milieu
relativement aisé et fervent, à sa vie de prostitué (San Francisco, New York, Jamaïque) et ses
nombreuses interpellations par la police, son amitié avec Miles Davis et ses rêves de cabaret, sa
dépression chronique qui l’a maintes fois conduit dans les hôpitaux psychiatriques, on entre
insensiblement dans la subjectivité de Jason grâce notamment à son langage corporel (voir les
divers photogrammes), ses gestes et les inflexions savamment orchestrées de son timbre grave et
habité.
Le film insiste sur le dispositif d’enregistrement, rappelant de loin en loin qu’il s’agit d’une
performance filmée, procédé fidèle à la distanciation habituelle de la cinéaste : « Portrait of
Jason […] is an insightful exploration of one person character while it simultaneously addresses
the range and limitations of cinéma-vérité style. », écrit Lauren Rabinovitz 197,, dans son ouvrage
consacré à quelques figures du cinéma documentaire féminin, parmi lesquelles Shirley Clarke.
Ces limites évoquées par l’auteure, c’est cette connivence quasi magique entre la cinéaste, via la
caméra d’enregistrement, et ce « monstre » de scène, et l’on peut parfois se sentir exclu de cette
relation en miroir finalement. On est ici dans la self presentation : la cinéaste endossant le rôle de
go-between entre Jason et son public – ce dont il a cruellement manqué toute sa vie.
Nous sommes ainsi partagés, au rythme des plans aléatoires révélant par moments les à-côtés de
la scène où Jason est assis à une petite table, sous le feu des projecteurs, les plans flous où l’on
distingue à peine les volutes de fumée qui montent lentement, entre le spectacle étonnant d’une
performance dont on admire le talent - par exemple, Jason montre brièvement l’ampleur de son
timbre et de son registre en entonnant un air de jazz aux accents graves et profonds, proches d’un
Paul Robeson, figure politisée et modèle de négritude 198 - et la fascination pour un sujet
Reproduction », in Unmarked : The Politics of Performance, London & New York : Editions Routledge, 1993,
p.146.
196 Il est clair que la relation Jason/Shirley tient de l’échange quasi magique entre les deux subjectivités, encore que
chacun ne cède pas de terrain, Jason restant malgré tout l’irréductible Autre qui fascine et inquiète.
197 Lauren Rabinovitz, Points Of Resistance, Chicago : University of Illinois Press, 1990, p.209.
198 Fils d’un ancien esclave et d’une Quaker abolitionniste, Paul Robeson a débuté sa carrière comme acteur et
chanteur (il est une des seules voix basses du répertoire lyrique et jazz américain) dans les années vingt, puis
commence à s’engager dans le mouvement documentaire des années trente aux côtés de Paul Strand connu pour ses
affinités communistes. Son investissement constant dans tous les combats de son temps (Civil Rights etc) lui vaudra
un harcèlement de la part du FBI, ainsi qu’une censure artistique (disques, radio etc) qui dura jusqu’à la fin des
278

magnétique qui cristallise à lui seul plusieurs traits subjectifs a priori inconciliables, le féminin
et le masculin en tout premier lieu.
Autour du portrait filmé : Ce n’est que dans les années soixante que le cinéma apparut comme un
médium envisagé pour effectuer le portrait d’une personne, ou d’un objet. En fait, pour être plus
précis, cette nouvelle pratique, qui va essaimer tout au long de la décennie, naquit de la
conjonction d’au moins deux événements significatifs : D’une part, la sortie aux Etats-Unis en
1960 de l’ouvrage d’Edgar Morin, Les Stars (1957). Cet ouvrage décrit le processus de création
des stars de cinéma, mais aussi leur apport à la culture. Edgar Morin avance que dans les yeux
des spectateurs - des fans - les films hollywoodiens sont essentiellement des portraits de stars qui
cristallisent toutes les aspirations d’une culture à un moment donné : « Les stars ne sont plus des
modèles culturels, des guides idéaux mais simultanément des images exaltées, des incarnations,
les symboles d’une errance et d’une quête réelles. » 199 Les thèses ainsi avancées par Edgar Morin
trouvèrent des oreilles particulièrement attentives aux Etats-Unis parmi les cinéastes alternatifs
de l’Underground, et notamment parmi les cinéastes et artistes homosexuels pour lesquels le
désir, avant même le souci de se raconter, était une donnée cruciale de leur expression et de leur
identité. Quel meilleur moyen y avait-il alors que de détourner cette tradition du star system au
bénéfice de minorités qui allaient tenter par ce procédé du portrait de se rendre plus visibles ?
L’autre facteur déclenchant fut probablement les premiers portraits cinéma qu’Andy Warhol,
tenant son sens de la performance de Marcel Duchamp, se mit à réaliser dès 1960. Grâce à une
caméra Bolex 16mm, il filmait en trois minutes le portrait de tous ceux qui venaient lui rendre
visite à la Factory, des stars aux livreurs. Il prit progressivement l’habitude de laisser ses sujets
seuls face à l’œil enregistreur de la caméra. Ces séquences révèlent ainsi la vérité sur les sujets,
leur embarras à se trouver devant une caméra, condamnés ainsi à effectuer une performance pour
laquelle ils n’étaient pas préparés. C’est ce travail systématique (d’enregistrement mécanique)
qui fera dire à Andy Warhol « In the future, everyone will be famous for 15 minutes. » 200 En
1966, le cinéaste d’avant-garde Gregory Markopoulos montrait pour la première fois sa
collection de portraits filmés d’amis et de célébrités – parmi lesquels une certaine Shirley Clarke.
À son tour, elle entreprend de réaliser le portrait d’une personne qu’elle connaît et à laquelle elle
offre plus de trois minutes pour se révéler : « « We have rarely allowed anyone to really speak
about himself for more than a few minutes at a time. Just imagine what might happen if someone
années soixante-dix. Il relate son expérience d’activiste noir dans son ouvrage Here I Stand (Boston : Beacon Press,
1958-1972).
199 Edgar Morin, Les Stars, coll. « Points Essais », Édition du Seuil, Paris, 1972. (Édition américaine, The Stars,
Minneapolis : University of Minnesota Press, 1 st edition, 2005).
200 C’est très probablement ces petits portraits d’Andy Wahrol qui donnèrent l’idée au Français Gérard Courant de
produire ses fameux Cinématons – portraits courts qui relèvent d’une procédure très semblable.
279

was given his head and allowed to let go for many consecutive hours… I was curious and I did
it ! » 201
On remarquera que Portrait of Jason 202 est particulièrement intéressant pour notre objet
d’analyse, puisque Shirley Clarke, militante 203 , met en scène un homme noir et homosexuel, dont
elle compare le destin à celui de la femme blanche – nous avons déjà évoqué la notion de
minorité, et, ce que la population noire et les femmes ont en commun, c’est l’oppression d’un
discours mâle, blanc et de ses représentations verrouillées - ce qui explique la remarque de Luce
Irigaray qui circule dans ce Chapitre : « La femme, ce continent noir de la psychanalyse » 204 . De
plus, la perception que l’on peut avoir de soi, est toujours médiatisée par l’image qu’on a de
l’autre. Et Shirley Clarke se sent complètement aliénée de sa propre culture – ce qui la place
dans la position particulière de passeur (Go-between) au sens benjaminien du terme (qui traverse
les textes comme on traverse les lieux), pour filmer ce que la société américaine WASP affiche
comme l’irréductible altérité. C’est là une des leçons que l’on retient de son film. Il reste qu’il est
néanmoins osé de faire le portrait d’un homme de couleur, qui plus est, homosexuel, et de
l’associer à la destinée des femmes blanches. La provocation est partie intégrante de la
performance qui à son tour la justifie, mais il serait réducteur de placer la démarche de Shirley
Clarke dans la seule lignée de ces expérimentations arty d’une certaine contre-culture, et de
négliger, qu’aux portraits d’hommes noirs qui résonnent étrangement comme un portrait
politique en creux de la cinéaste (blanche, WASP), elle importe une conscience sociale élargie et
une esthétique féminine annonçant la Wanda de Barbara Loden (1970), les sombres clichés des
sujets marginaux de Nan Golding, ou encore les véritables questions identitaires de Trinh T.
Minh-Ha que nous introduisons juste après ce portrait.
Sur le plan formel, le film se résume à l’enregistrement en continu de la parole d’un sujet
égotiste que la réalisatrice semble bien connaître, et surtout bien comprendre. Bill Nichols a
remarqué cette collaboration hors normes, et, ironie du sort pour une cinéaste qui n’a de cesse de
s’en démarquer, associe le travail de Shirley Clarke au cinéma-vérité :
Her interactions with Jason and Jason’s frank disclosures introduce issues of race, gender
and the filmmaker’s complicity with what takes place before the camera in ways that
many observational films ignore. Ms.Clarke confirmed what Jean Rouch and Edgar
Morin had shown in Chronicle of a Summer : the relation between filmmaker and subject
201
Citation proposée dans l’Introduction à la nouvelle édition DVD Second Run.
202
voir l’article de Tom Sutpen, « Dancing and Dirging with Jason », in Bright Lights Film Journal , issue 48, 2005,
pp.21-23.
203
Elle se détache du mouvement féministe qui s’organise dans les années soixante, et se dit anarchiste : « J’ai
finalement décidé : je suis simplement contre l’ordre, l’État. », in André S.Labarthe et Noël Burch, Rome brûle ou le
portrait de Shirley Clarke , Cinéma de notre temps, 1970 (53 minutes).
204
Luce Irigaray, Speculum : De l’autre femme, coll. « Critique », Éditions de Minuit, Paris, 1974, p. 48.
280

is vital part of the act of representation. 205
Il convient cependant d’ajouter que la « scène » improvisée dans l’appartement personnel de
Shirley Clarke – conjonction d’un souci d’économie et d’un geste à la symbolique forte – met en
jeu non seulement le couple Shirley Clarke/Jason qui visiblement partage quelque chose, mais
également d’autres interlocuteurs éventuels dans ce dispositif ouvert et intentionnellement
interactif, et en particulier deux amis (très) proches de Jason, dont Clark Lee qui va être chargé
de maintenir une certaine intimité entre la scène filmée et le hors champ, et alternativement de
provoquer et de séduire Jason pour qu’il poursuive son « show » unique qui ressemble à un jeu
de la séduction. « The tales Jason told that night were mainly of a kind never really heard by
straight white ears before…. » rapporte Tom Sutpen 206 , producteur de l’édition DVD à Bright
Light Films. Il s’agit d’un enregistrement de douze heures d’affilée, avec seulement quelques
brèves interruptions pour recharger la caméra, ce qui place le film nettement du côté de la
performance, tant du point de vue du sujet qui doit, pour ainsi dire, alimenter le tournage - nous
développerons cet aspect de la performance parlée avec l’analyse d’un film d’Emile de Antonio
au Chapitre V - que de celui de la cinéaste qui contrôle le processus d’enregistrement de bout en
bout, aidée en cela de son opérateur et des « amis » de Jason. De telle façon que le protocole
choisi limite, tout au moins en théorie, l’intervention de la cinéaste durant le tournage, laissant le
champ « libre » à l’expression d’une parole sans limites et sans contraintes, d’une subjectivité
autre que la sienne, mais avec laquelle elle entretient certains « feelings » qui enrobent le film
d’une bienveillance inattendue et d’une totale liberté de ton – Jason parle crûment de ses mœurs,
sans se sentir à aucun moment aliéné de l’espace situé derrière la caméra, et s’il communique le
sentiment malaisé de l’aliénation, c’est surtout de lui-même et de son Moi d’avant, un certain
Aaron Payne.
En effet, on apprend à l’amorce d’un long monologue, rompu de temps à autre par de brèves
envolées sonores provenant de la salle ou de la scène (rires tonitruants, exclamations, adresses
dont on ne saura avec certitude attribuer l’origine, tant l’interactivité fonctionne entre la cinéaste,
l’opérateur et les autres observateurs), que Jason Holiday, artiste performeur, est né Aaron Payne.
C’est sur cette double identité que s’ouvre le film : l’homme que l’on suppose être Jason – celui
dont on nous propose le portrait – commence à décliner son identité dans un nuage de fumée qui
vient enrober la performance documentaire d’un voile fantasmatique : « My name is Jason
Holiday » La mise au point lentement vire au flou, tandis qu’il poursuit : « ……. My name is
Jason Holiday……. (rires)……. My name is ……Aaron Payne. …….. Aaron Payne, that was my
205
Bill Nichols, Introduction to Documentary, Bloomington & Indianapolis : The Indiana University Press, 2001,
p.164.
206
Citation incluse dans l’Introduction à la nouvelle édition DVD de Second Run.
281

given name….. »
Dans le survol d’une analyse onomastique, on notera que le passage du prénom d’Aaron –
prénom hautement biblique et traditionnel des milieux noirs et fervents du Sud (Aaron est le
frère de Moïse, et sera le premier grand prêtre des Hébreux) – à celui de Jason, implique une
modification identitaire complète – sachant que c’est le sujet lui-même qui a choisi son nom de
scène, comme pour renaître à un autre nom (« San Francisco is the place to be created »
annonce-t-il malicieusement, en écho aux promesses de re-naissance du discours religieux des
mouvances protestantes). Quant au prénom de Jason, cela reste un prénom très rare aux Etats-
Unis jusque dans les années soixante-dix - Aaron naquit en 1924 ce qui suppose un changement
d’identité dans les années quarante - et l’on imagine que ce prénom aux origines douteuses,
devait connoter une personnalité née ex nihilo. Jason doublement aliéné en tant que Noir et
homosexuel, a du combattre au grand jour, telle l’illustre figure mythique le dragon, pour obtenir
sa toison d’or (voir les photos de Jason s’affublant d’accessoires n°7-8-9) – c’est-à-dire le droit
de vivre comme il l’entend, de se construire une persona 207 en marge des schémas classiques des
représentations sociales.
De l’usage du flou dans
Portrait de Jason.
Nous retrouvons ici cette stratégie de l’image floue
que nous avions déjà identifiée chez Stan Brakhage. Sauf qu’ici, l’intention de la cinéaste est tout
autre. Si ce qui est net définit habituellement le point de vue du cinéaste sur le plan, sa relation
au sujet filmé, quel est alors le point de vue exprimé par un plan flou ? Dans Portrait of Jason,
les plans flous se situent précisément au début et à la fin du film, avec un écho atténué de mise
au point effectuée à chaque début de séquence nouvelle (voir les photos 13 et 17) mettant
l’accent sur le souci clarkien de distanciation : « Il faut un certain temps pour que le personnage
s'empare de votre attente... », avance-t-elle 208 . Or, les plans flous réalisés par Shirley Clarke et
son opérateur ne dépendent pas d’un changement brutal de focale - nous l’avons vu, le film est
tourné en continu, avec le même dispositif du début à la fin : une grande proximité avec le sujet
filmé avec un point focal unique sur son visage – il n’y a pas de profondeur de champ puisque
Jason se tient dans le coin d’un salon, avec cheminée murale, bouquet de fleurs sur le rebord, un
divan bas, quelques coussins et quelques accessoires. Par conséquent les raisons de ces plans
207 Il convient de revenir sur cette notion de persona dans le cas de Jason Holiday. Le mot persona vient du grec où
il désignait le masque que portaient les acteurs de théâtre. Dans sa psychologie analytique, Jung a repris ce mot pour
désigner la part de la personnalité qui organise le rapport de l’individu à la société, la façon dont chacun doit plus ou
moins se couler dans un personnage social prédéfini. Le Moi peut facilement s’identifier à la persona, conduisant
l’individu à se prendre pour celui qu’il est aux yeux des autres et à ne plus savoir qui il est réellement – dans ce caslà,
la persona est proche du « faux self » identifié par Winnicott, c’est-à-dire l’image, le masque social créé par le
Moi, et qui peut finir par usurper l’identité réelle de l’individu. Or, Jason est au contraire que plus il se travestit, plus
il explore les multiples facettes de personnalité, et plus son « vrai self » existe et grandit.
208 Shirley Clarke, « Entretien avec Shirley Clarke », in Les Cahiers du Cinéma n°205, octobre 1968, p.25.
282

flous sont à rechercher ailleurs : dans le travail filmique de la question identitaire globale. En
tout premier lieu, le passage par le flou exprime ici le manque de visibilité des groupes
minoritaires (on ne parlait pas encore de communautés structurées) des femmes et des Noirs qui
partagent une même analogie qui leur « colle au corps » : en effet ces deux groupes ont été
maintenus dans ce qu’on appelle l’état de nature durant très longtemps. Ces images floues ont
par conséquent pour objet une sorte de dénaturalisation du sujet filmé, afin de créer une nouvelle
image – c’est là toute la nécessité de ce portrait dont nous avons parlé.
Mais pour revenir au champ filmique, le flou c’est d’abord le temps qui se délite dans l’image,
comme si la prise s’éternisait. Et c’est bien ce qui se passe ici, tous sont fatigués de cette nuit de
tournage et des divagations de Jason – étymologiquement, le flou, c’est justement ce qui est
fatigué. Et puis, le flou sur un visage en gros plan participe du langage visuel du cinéma, d’un
langage poétique – l’on retrouve ici cette idée de la star comme siège de toutes nos émotions (cf.
Edgar Morin). D’ailleurs, à l’époque du cinéma muet (silent movies), de nombreux plans étaient
volontairement flous, en particulier les gros plans d’actrices (chez Griffith par exemple, qui
sertissait le visage de ses héroïnes dans un halo magnifiant), pour exprimer métaphoriquement le
trouble du personnage ou bien le trouble qui saisit celui ou celle qui le regarde – à l’aphorisme
« Beauty is in the eye of the beholder », l’on pourra répondre qu’au cinéma, le trouble se partage
ou plutôt se communique : Est-ce Jason qui est troublé, l’alcool et la fatigue aidant, ou bien est-
ce notre vision de Jason qui finit par se troubler ? Ou la cinéaste l’est-elle encore davantage,
comme si l’image dans le miroir que Shirley semblait voir en Jason n’était plus tout à fait fidèle,
compréhensible, et que chacun reprenait finalement son opacité à la fin de l’expérience ? Car en
définitive, ces plans flous stratégiquement placés ont tout à voir avec [ce] Portrait of Jason, son
identité trouble, ses personae (ses jeux identificatoires avec Mae West et les autres grandes
« dames » du cinéma, ou Fanny, l’héroïne de la comédie musicale Funny Girl 209 qui, heureux
hasard ou pas, porte le même prénom que sa mère…), sa quête le temps du film entre
reconnaissance des autres et connaissance de lui-même.
Le flou, en voilant l’objet du regard, le révèle d’autant plus. L’interdit momentané qui frappe les
visages présents à l’écran les rend d’autant plus énigmatiques et désirables – quête ultime de
Jason. Intensité dramatique du flou lorsqu’il est porté sur le sujet central du cadre, le moment
209 Jason chante en direct l’air principal de la comédie musicale « The Music that makes me dance » (Isobel Lennart,
1964, avec Barbara Streisand, puis repris pour le cinéma par William Wyler en 1968). Il est frappant de constater
comment les paroles de cette comédie faussement légère d’une jeune fille qui rêve de monter sur les planches,
peuvent trouver des échos étranges chez Jason : « He’ll sleep and he’ll rise, in the light of two eyes that adore him /
Bore him it might, but he won’t leave my sight for a glance / In every way, in every day, I need less of myself and
need more him – more him…. »
283

flou devient un vertige pour le spectateur. Loin d’être gratuit, le flou donne un point de vue sur le
plan, et nous fait entrer dans la subjectivité de Jason et de sa difficulté d’être au monde. Le Réel
reste de toute manière hors de portée, comme la mise au point bute sur son objet ou son sujet
quand il est trop près.
De son côté, Jason porte de lourdes lunettes rondes qui encadrent et redoublent son regard,
venant significativement contrebalancer sa bouche boudeuse et désabusée, et conférant un
caractère d’étrangeté à sa performance, faisant de lui-même, sujet ovni s’il en est, l’égal des
grandes figures tragiques, plus shakespeariennes qu’odysséennes, contrairement à ce que son
prénom pourrait suggérer. Ingmar Bergman, lui aussi fasciné par ce film, résumait ainsi la
performance de Jason Holiday : « A dance of the human ego in all its ugly, beautiful
nakedness » 210 . Cette remarque renvoie aux invocations d’un esprit androgyne, mais ici
totalement démystifié. Est-ce à dire que Jason se rapprocherait de cette figure ? Toujours est-il
qu’Yvonne Rainer, dont nous allons ensuite présenter la démarche filmique, décrit exactement
l’expérience vécue par le spectateur/trice de Portrait of Jason : « Les histoires que nous aimons
le plus, sont celles qui impliquent nos peurs et nos désirs les plus anciens. » 211
D’ailleurs, plus Jason se livre en relatant des épisodes sur sa vie longue et mouvementée, à grand
renfort de provocations et d’épisodes croustillants, plus il a l’impression de se libérer de son
carcan d’aliénation en exhibant ses multiples talents d’artiste (imitateur, chanteur, entertainer,
comédien dramatique etc…) et plus il s’opacifie, s’affublant des accessoires les plus
extravagants, des lunettes noires au boa en plumes, capeline etc…… - on se souvient du strip-
tease à l’envers de Shelby dans No Lies, qui s’habillait devant la caméra comme pour dissimuler
ce corps qui lui a causé non seulement une agression sexuelle mais tant de reproches et
d’accusations.
Finalement, le flou est ce qui réunit dans un même regard le cinéaste et le spectateur face à
l’impossible représentation transparente de la réalité, l’impossible représentation du réel. Jason
reste une énigme tant pour la cinéaste que pour le spectateur - ce à quoi, Jason parfaitement
conscient de l’enjeu, répète comme un leitmotiv « I’ll never tell… », et achève ses élucubrations
arrosées par « Nobody’s business but my own….No more to say…..that’s a beautiful truth……
I’m happy about the whole thing… », alors que la cinéaste lui annonce que la dernière pellicule
210 Commentaire rapporté par Tom Sutpen, « Dancing and Dirging with Jason », in Bright Lights Film Journal, issue
48, 2005, pp.21-23
211 Yvonne Rainer, « Rumination sur de possibles antidotes cinématographiques au nœud de vipères œdipien », in
Ginette Vincendeau et Bérénice Reynaud (édité par), Vingt ans de théories féministes sur le cinéma, CinémAction,
1993, p.179.
284

se termine. L’aspect performance du film garantit le manque de clôture et évite les effets
politiques et/ou idéologiques.
Pour conclure, la fascination compréhensible du spectateur, pour cette véritable « inquiétante
étrangeté » qu’est la performance de Jason Holiday, ne se dissipera pas avec le temps ni avec la
kyrielle de films repoussant sans cesse les limites de la représentation documentaire
expérimentale engagée dans la vaste entreprise de redéfinition de la société américaine en termes
d’identifications de genre et de race. La sortie en 1989 du film de Marlon Riggs, Tongues Untied,
sur la communauté noire homosexuelle, puis sa diffusion sur un canal public de la télévision
américaine, provoquèrent un tollé général sans précédent, en raison notamment d’une droite dure
au Congrès comme au sein du premier gouvernement Bush 212 . Malgré une approche
particulièrement esthétique et recherchée, une forme de type musicale (mouvements d’une
symphonie, de l’ouverture à la coda), une collaboration fructueuse avec des poètes (poèmes
psalmodiés, poétique des textes de la voice over 213 ), un discours politique qui débute par un
Prélude chanté « Brother to Brother », et surtout l’investissement total du cinéaste qui s’engage
corps et âme dans son entreprise de représentation et de symbolisation par la parole et les
témoignages, le film n’offre aucun compromis, se nourrit de la controverse pour aller jusqu’au
bout d’une représentation jusque-là frappée de tabou, et terminer sur ces mots « Black men
loving Black men is the revolutionary act. » En mettant ces deux portraits et leur histoire en
perspective, on appréhende les effets de vingt années de militantismes actifs sur l’évolution de la
représentation documentaire personnelle, la radicalisation de la subjectivité du cinéaste, ce
dernier ne communiquant que dans l’espace clos du film et de sa communauté, ainsi que l’effet
de clôture que les constructions (très) formelles et discursives ont entraîné. Tongues Untied
s’achève comme il a commencé, tandis que l’aspect performatif de Portrait of Jason, la
complicité du couple Shirley/Jason dans leurs échanges et leur tacite partage de la subjectivité du
film, font de ce dernier une figure ouverte et disponible au sens, qui défie le cloisonnement
culturel et les lignes militantes. Portrait Of Jason reste cependant une exception… culturelle.
212 Les clips de campagne du parti républicain pour les élections de 1992, utiliseront des images du film de Marlon
Riggs dans une campagne de diabolisation particulièrement cynique.
213 Le même paradigme du silence est au cœur de la poétique de Riggs : « Silence is my shield, silence is my cloak,
silence is the deadliest weapon. ». Ce film mérite bien plus d’attention que nous ne lui en portons ici, et l’on peut se
reporter au texte de Sheila Petty, « Silence and Its Opposite : Expression of Race in Tongues Untied », in Barry
Keith Grant & Jeannette Sloniowski (edited by), Documenting the Documentary, Detroit : The Wayne State
University Press, 1998, pp.416.428.
285

- Yvonne Rainer : About A Woman Who…. 214
Yvonne Rainer aime la danse 215 , non pas comme la performance du corps, mais le corps ordinaire
(un peu comme la chorégraphe allemande Pina Baush) ; le danseur apparaît non pas comme un
virtuose mais comme un « natural doer », comme l’écrit Susan Sontag : « Dance itself is the
enactment of an energy which must seem…. untrammeled, effortless, masterful » 216 , créant ainsi
des tensions entre la forme et le contenu, le spectacle et le spectateur. En fait, les « problèmes »
(entendons les questions) qui ont émergé dans son approche de la danse (le caractère ordinaire, le
goût pour le non narratif insufflé par la fréquentation de Merce Cunningham, la parole exprimée
sous toutes les formes possibles, les mots dessinés ou collés à même les corps), sont devenus
plus tard l’objet de ses films (voir photo). L’influence minimaliste distillée par John Cage (par le
biais de sa musique aléatoire, des sons parasitaires) dans ses chorégraphies, l’a menée à une sorte
d’impasse de représentation, et elle a finalement choisi de passer à un médium offrant plus de
relief et de complexité dans son dispositif, notamment en ce qui concerne la relation entre le
performer et le spectateur, qui s’était alors progressivement vidée de son contenu spectaculaire et
avait fini par perturber le public. Elle a eu d’ailleurs le sentiment d’avoir partiellement échoué à
reconditionner le regard du spectateur, réalisant que le voyeurisme était une composante
inévitable du dispositif du spectacle de danse, sans lequel, la représentation n’aurait plus de
raison d’être. Le cinéma lui paraît alors un médium où l’on peut à la fois être dans une pratique
signifiante du langage grâce au dispositif filmique, et en même temps s’y opposer, en
déconstruisant le travail syntaxique et tout « détail » superflu, pour arriver au plus petit
dénominateur commun : une image en mouvement et l’expression d’une subjectivité. De plus,
elle se rend compte que les théories féministes sur le film avaient déjà commencé à cristalliser ce
qu’elle cherchait à faire avec la danse : « Things happened by osmosis », rapporte-t-elle à Lucie
Lippard 217 , lors d’un entretien, insistant ainsi sur le fait qu’à un moment donné elle s’est trouvée,
sans le vouloir, en phase avec la démarche féministe, refusant cependant la stigmatisation de
certaines pratiques, comme celle qui consiste à distinguer le fond de la forme, le discours
humaniste de l’expérimentation formelle. Enfin, elle a ressenti le besoin d’accéder à une sorte de
214 Il n’a pas été possible de revoir les films d’Yvonne Rainer au moment de la rédaction de ce travail. Considérant
l’importance de son œuvre, nous souhaitons néanmoins lui attribuer un espace dans notre présentation, grâce aux
nombreux textes écrits sur et par elle et aux souvenirs (prégnants) de ses films.
215 Après une formation auprès de Merce Cunningham, elle rejoint le Judson Dance Theatre qui accueille des artistes
de diverses disciplines, ce qui lui permet d’inclure la vidéo puis le cinéma dans ses performances.
216 Susan Sontag, A Susan Sontag Reader, New York : Vintage Editions, 1983, p.111. le mot « untrammeled »,
signifiant « sans limites, sans contraintes » est peut-être discutable, du point de vue d’Yvonne Rainer, qui va
justement se heurter à certaines limites dans l’expression de la danse. Il semblerait cependant que Susan Sontag ait
écrit ce mot après mûres réflexions (provocation ?), puisqu’elle l’a isolé du verbe « seem » par quelques points de
suspension.
217 « Interview with Lucy Lippard », in Feminist Art Journal, vol.4, n°2, 1975, p.6.
286

statut d’auteure, grâce à l’accès à une ou des voix ; la parole a depuis toujours tenu une place
privilégiée dans son œuvre (prise en charge par la bande-son lors de ses spectacles et diverses
performances, sous forme de fragments de discours philosophiques, de lettres personnelles,
d’hommages rendus à ses sources d’inspiration, Brecht ou Godard), et elle aime à proposer des
relectures des films classiques comme Psycho, Pandora’s Box ou encore des textes théoriques
comme ceux de Foucault, Lacan ou Althusser. D’ailleurs, tout le travail d’Yvonne Rainer
s’apparente plus à un travail de substitution (les signes de ressemblance, qui, dans leur travail de
relecture, de revisite, permettent le décalage, la variation, l’ironie) qu’à un strict travail
d’identification, offrant ainsi au spectateur, à la spectatrice, plusieurs postures disponibles et
complémentaires, en fonction de son expérience des signifiants, autant que de sa capacité à
décoder des stratégies formelles élaborées.
Les films d’Yvonne Rainer explorent ce qu’elle appelle « the ways in which art was
undemocratic, ideological, fraught with problems related to power and authority, and decidedly
mediated » 218 . Elle déconstruit ainsi la surface lisse de la construction filmique, tout comme elle
avait déconstruit les conventions de la danse contemporaine. Dès ses premiers films, Lives of
Performer (1972), A Woman Who (1974), les constructions narratives s’emparent de situations
de la vie réelle et d’événements autobiographiques, pour traduire des réflexions théoriques via le
médium filmique et l’écriture. Ces préoccupations, vécues de l’intérieur, liées à la gestion d’une
carrière, interrogations sur les formes de l’oppression patriarcale, doutes sur le genre, études sur
les différences culturelles et sociales, réflexions sur l’âge, la maladie, déterminent les méthodes
de travail employées. Par ses expériences, elle nous entraîne dans des histoires à plusieurs voix,
portées par un dispositif dialogique qui ne se laisse pas dérouter par les apparentes
contradictions, sachant qu’il n’existe aucun discours théorique, ni aucun personnage, pouvant
témoigner de tous les aspects de l’expérience humaine. Elle cultive en effet le paradoxe depuis
Lives Of Performers, ce qu’elle fait dire à la voice over, et qui résonne comme le leitmotiv aux
accents cathartiques, de tous ses films : « The face of this character is a fixed mask… She must
function with a face of stone, and yet reveal her characteristic dissembling. » 219 Ce portrait, c’est
aussi celui d’une cinéaste qui doit avancer masquée, dissimulée dans le repli de ses textes
filmiques ; c’est aussi le portrait d’une cinéaste féministe et qui veut faire entendre une voix
distincte dans le concert bruyant des subjectivités féminines appelées à un même destin.
218
Yvonne Rainer, The Woman Who…. Essays, Interviews, Scripts, Baltimore : The Johns Hopkins University Press,
1999, p.70.
219
Yvonne Rainer, « Script of Lives Of Performers », in Work 1961-73, New York : New York University Press,
1974, p.69.
287

En effet, dans ses nombreux écrits, elle affirme que son travail est constitué de moments volés,
de références citées, de conversations rapportées, parce qu’on ne parle jamais seul, que l’on est
toujours dans un rapport dialogique avec un(e) autre, avec un texte, un lieu :
Oui, je parlais avec une amie du sujet dans la pratique signifiante, et elle a avancé l’idée
que tout était fiction, excepté la théorie […] Malgré tous ses efforts pour se concentrer sur
cette idée très intrigante, elle se rend compte qu’elle a tendance à transformer la théorie
en narration, en interpellant ce qu’elle appelle une « expérience concrète », qui se
matérialise par un pronom à la première personne, et un verbe à la forme progressive. 220
Par des dispositifs complexes, une pensée intellectuelle (la critique Peggy Phelan parle de
« rhetorical performances » 221 ) et une volonté de distanciation, semblable à celle que recherchent
Peter Wollen et Laura Mulvey dans leurs divers films (nous en parlerons), Yvonne Rainer permet
aux spectateurs de s’identifier non pas aux protagonistes de l’histoire qui ne sont que des
émanations fragmentaires de la subjectivité de la cinéaste, ni à l’auteure, mais aux questions
soulevées par le récit :
Quand un film frustre le processus d’identification avec la trajectoire de ses personnages
fictifs, ou semi fictifs, nous cherchons des modes d’identification avec un auteur extradiégétique,
ou avec une voix « ultime », derrière l’image, si ce n’est derrière la caméra.
Nous n’avons pas encore l’habitude de lire des films qui, tout en donnant l’impression de
présenter ce processus d’identification, le sapent simultanément, en mettant d’autres
processus en marche, des processus qui impliquent un type de reconnaissance et
d’engagement plus détaché. 222
Ainsi, il s’agit pour le spectateur, la spectatrice (Yvonne Rainer insiste sur la présence des deux
termes), de comprendre que le texte filmique s’adresse à nous de façon plurivoque 223 , alors que
nous sommes souvent encore à vouloir situer l’auteur – un auteur unique et donc univoque - et à
en attendre une issue définitive : Qui a raison ? La mère ou la fille ? Et le père, a-t-il vraiment
tort ? Où se trouve la réalisatrice dans tout ça ? Est-ce l’histoire de sa famille ? Cela lui est-il
vraiment arrivé ? Ainsi, la dimension personnelle de la cinéaste comme sujet, ainsi que sa
position spécifique face au phénomène féministe, sont toujours intégrées obliquement dans ses
films, élargies à une démarche philosophique des différences, de toutes les différences, fuyant les
leurres visuels du réalisme, les logiques binaires, les discours formatés et les attentes
220 Yvonne Rainer, « Rumination sur de possibles antidotes cinématographiques au nœud de vipères œdipien », in
Ginette Vincendeau et Bérénice Reynaud (édité par), Vingt ans de théories féministes sur le cinéma, CinémAction,
1993, p.179.
221 Peggy Phelan, « The Ontology of Performance : Representation Without Reproduction », in Unmarked : The
Politics of Performance, London & New York : Editions Routledge, 1993, p.149.
222 Yvonne Rainer, Opus cité, p.181.
223 D’ailleurs, on pourrait très bien aller au-delà de la remise en question de l’homogénéité sexuelle du
spectateur/spectatrice, en remettant également en question le bloc subjectif qu’il/qu’elle est. De même que la
fragmentation a présidé à l’écriture (nous avons parlé d’écriture féminine diffractée), à la mise en place du dispositif
de tournage et de montage des séquences, il est tout à fait envisageable que la réception subisse les mêmes poussées
fractales.
288

écompensées : « My films were made to confound in a certain way », écrit-elle 224 . La cinéaste
partage ce trait subjectif avec la focalisatrice de son film The Man Who Envied Women, Trisha,
qui essaie tous les vocables possibles pour se définir, et finit par se dire « A-Woman » (que l’on
traduira par « a-femme » ou « in-femme », ce qui fait écho aux jeux godardiens sur le signifiant).
Or, Trisha a beau être bavarde, elle n’en est pas moins invisible, dissimulée dans la voice over.
C’est là un des procédés, radicaux dirons-nous, que certaines cinéastes comme Yvonne Rainer
emploient, et qui consistent à « refuser d’aller danser sur la scène œdipienne » 225 ; cela signifie
concrètement (et radicalement) supprimer la présence physique de la femme et la réintroduire
comme voix, voix unique ou multiple, voix discordantes parfois, pourvu qu’elle(s) dérange(nt) le
fonctionnement lisse de la lecture du film. À l’obtusité de l’image barthésienne, que nous avons
évoquée plus haut, fait écho, si l’on peut dire, une sorte d’obtusité de la voix, quelque chose
d’étrange et d’insistant qui déstabilise, et ce, d’autant que ce « quelque chose » se dérobe à notre
vision haptique de spectateur/trice.
Par exemple, dans le film d’Yvonne Rainer, About A Woman Who…., le sujet, caché derrière la
voice over raconte une expérience de cinéma assez exaltante où elle a vu deux femmes se battre
comme des chiffonnières pour un homme ; c’était un film d’aventures des années trente, mais la
voix ne se souvient plus lequel, ni s’il s’agissait de Betty Grable 226 ou Dorothy Lamour 227 ; la
voix se souvient seulement qu’elles s’étaient battues et avaient déchiré leur robe, et qu’elle, alors
petite fille, était restée à la séance suivante pour revoir la scène. Tandis que la voix récite le texte
(effet de distanciation), on découvre à l’image une vieille femme au milieu d’un grand champ, à
une certaine distance de l’objectif 228 . Le caractère « récitant » de la voice over laisse entendre que
l’image n’est qu’une substitution de l’image qu’on ne verra pas, celle qui montre l’humiliation
des femmes pour le plaisir masculin, ou encore celle, en gros plan, qui raconte le plaisir ressenti
à cette humiliation – ce qui serait un aveu de la faute, faute qui n’est pas la sienne au demeurant,
mais « la faute cachée du père » 229 . Cette femme vieillissante pourrait être cette petite fille, peut-
224
Yvonne Rainer, The Woman Who…. Essays, Interviews, Scripts, Baltimore : The Johns Hopkins University Press,
1999, p.11.
225
Yvonne Rainer, CinémAction, Opus cité, p.181.
226
Betty Grable était une des pin-up les plus célèbres d’Amérique durant la seconde guerre mondiale. Elle a
principalement joué dans des comédies musicales.
227
Dorothy Lamour était elle aussi un sex-symbol, figurant principalement dans des aventures exotiques.
228
Cette image d’une femme dans un champ se retrouve très souvent dans les films documentaires et/ou
expérimentaux de femmes ; on se souvient du paradigme du jardin et des fleurs dans l’œuvre de Marie Menken,
comme on peut se souvenir des représentations de l’Annonciation dans les tableaux de la Renaissance, où la Vierge
est toujours placée dans un cloître, entouré d’un jardin clos. Ici, le champ s’oppose au jardin, à l’espace clos ; et s’il
ne renvoie assurément pas à la nature sauvage (le spectre du naturalisme a été totalement évacué), nous y voyons
plutôt une métaphore du plan féminin : ouvert au sens, non clôturé par la loi de la forme et du regard, ou encore, une
métonymie de la cinéaste, dans le « champ » des auto-représentations abstraites.
229
Yvonne Rainer, CinémAction, Opus cité, p.182.
289

être ne l’est-elle pas ; rien ne nous le laissera entendre. L’immobilité de la femme vieillissante
contre la colère des jeunes femmes hors d’elles ; la jeu
nesse contre la vieillesse, le plan large contre le plan serré, tout concourt à opposer ce souvenir-
off screen à l’image qui s’éternise de cette vieille femme dans le champ, sans la clôture attendue
qui permettrait une lecture onirique, fantasmée, voire poétique (En total contrepoint, on verra les
images de la mère de Mekas qui pose dans les champs pour son fils).
- Nom : Trinh-T Minh-Ha / Nationalité : vietnamo américaine, vivant
au Japon / Activité professionnelle : cinéaste, écrivain, poète,
compositrice, performer et théoricienne du cinéma
On ne saurait passer sous silence l’influence déterminante aujourd’hui de cette femme aux
multiples visages/voix, dont nous avons eu déjà l’occasion de lire les positions sur le film
documentaire et son rapport au réel.
Par son statut de cinéaste femme et immigrée, Trinh-T Minh-Ha incarne les contradictions de la
condition post-moderne, les fractures qui lézardent le discours dominant quand il est remis en
question par une catégorie de gens qu’on avait jusque-là classés dans la catégorie des « autres »,
de « l’Autre » - ici, les femmes, les femmes de couleur, les femmes de couleur originaires du
tiers-monde. Elle va se faire connaître par son engagement total à décortiquer puis discréditer le
discours anthropologique qu’elle prétend centré sur des « objets d’observation », mettant
directement en cause les motivations des ethnographes/anthropologues, y compris les
justifications romantiques de Claude Lévi-Strauss écrivant : « Si l’Occident a produit des
anthropologues, c’est parce qu’il était rongé par le remords.» 230 . Le prisme de la post-modernité
(dont nous avons vu les liens avec la forme de l’essai, son caractère fragmentaire, évocatoire et
indécidable) permet aux critiques d’aller beaucoup plus loin que la tacite critique structuraliste
de l’idéologie de l’anthropologie partagée, même dans le contexte historique d’un certain
Relativisme anglo-saxon 231 : nous avons déjà évoqué l’influence de la pensée (pas du tout
relativiste) de Johannes Fabian 232 qui parle de disjonction expérience/science et
recherche/écriture « [that is] thus a festering epistemological sore » - plaie épistémologique
230 Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, coll. « Terre humaine », Éditions Pocket, 1955, p.
231 Cette notion de relativisme rejoint celles que nous avons introduites dans la première partie, en particulier l’essai,
le paradoxe et la valeur ; et bien entendu la subjectivité, puisque, depuis la théorie de Protagoras (-500 av JC) aux
écrits de Montaigne, le relativisme s’est défini par le fait que l’homme donne la mesure des choses. Nous ne
souhaitons pas entrer dans une discussion sur cette notion axiographique (Est-elle, finalement, typiquement anglosaxonne
? Est-ce une bonne chose ? Est-ce une théorie favorable à l’idéologie dominante ?), mais simplement
remarquer que globalement, la démarche des cinéastes dont nous évoquons les œuvres (sauf certaines démarches
féministes radicales qui privilégient la destruction systématique), relève d’un relativisme qui se caractérise par
l’effondrement des valeurs transcendantales (l’auteur, la vérité, la loi, le holisme etc….)
232 Johannes Fabian, Time and the Other : How Anthropology Makes Its Object, New York : Columbia University
Press, 1983, p.33. (« [l’anthropologie participative] agit comme une disjonction entre expérience et sciences,
recherche et écriture, et donc comme une plaie épistémologique purulente dans la discipline. »
290

purulente, constat sans appel de l’histoire de la représentation occidentale et de son incapacité à
rencontrer l’Autre.
Cette plaie est sans doute encore plus ouverte chez les femmes qui ont longtemps été les oubliées
de l’épistémologie 233 . C’est dans l’optique de réduire cette plaie que Trinh T. Minh-Ha va ancrer
sa démarche d’artiste et de femme. Remettant en question les habitudes discursives occidentales
duelles (elle parle d’ « onto-theology ») selon lesquelles la différence «[…] is a tool of self-
defense and conquest » 234 , elle entreprend d’explorer les différentes formes d’aliénation,
considérant que les femmes sont aliénées par plusieurs facteurs : genre, race, social, économique
etc, et propose une définition de la différence qui ne soit ni simplification ni aliénation :
Être différent(e) ne veut pas dire être un(e) autre, alors qu’être Autre a ses lois et ses
interdictions ; la différence implique toujours l’interdépendance de ces gestes féministes
aux aspects doubles : celui d’affirmer « je suis comme vous » tout en insistant sur la
différence, et celui de rappeler « je suis différente » tout en dérangeant toutes les
définitions de l’Autre auxquelles on était arrivé. 235
Un de ses films les plus problématiques est sans doute Surname Viet Given Name Nam 236 , 1989,
où elle explore le rôle de la femme vietnamienne dans l’histoire : « Daughter, she obeys her
father, wife she obeys her husband, widow, she obeys her son ». Elle entreprend de recueillir le
témoignage de femmes vietnamiennes, à la fois au Vietnam et aux Etats-Unis. Ce film emprunte
les mêmes modes mixtes de représentation que la plupart des cinéastes dont nous soulignons le
travail. D’une part en ayant recours à la performance, sous forme de danses, textes inscrits sur la
pellicule (voir photo), poésie orientale, lectures. D’autre part, le lourd travail documentaire
d’investigation et d’interviews se combine à un travail de reconstitution, qui consiste à employer
des interprètes/actrices pour assurer les témoignages les plus délicats, ou bien lorsque les
survivantes ne sont plus là pour témoigner. Le goût de la performance telle que nous l’avons déjà
définie (« the present as its only life »), du sujet (féminin) in praesentia, lui fait préférer ce
dispositif de mise en scène, qui se distingue par un travail sur la co-temporalité - autre notion
développée par Johannes Fabian désignant ces moments de vie et de dialogues partagés par
233 Ce terme, très usité dans maints discours, reste souvent vague. Nous le comprenons plus dans une perspective
anglo-saxonne où « Epistemology » réfère à une branche spécialisée de la philosophie : la théorie de la connaissance
et des évolutions. Tandis que les francophones emploient plutôt le terme pour désigner l’étude des théories
scientifiques. En fait, les deux acceptions sont étymologiquement justifiées, car le mot grec « épistème », qui
s’oppose à « doxa » signifiant « opinion », peut aussi bien être traduit par « science » que par « savoir ». C’est
d’ailleurs le point de vue développé par Pierre Jacob, L’Épistémologie – L’Âge de la science, Éditions Odile Jacob,
Paris, 1989, p.9.
234 Trinh T. Minh-Ha, « Difference : A Special Third World Women Issue », in Discourse n°8, Fall/Winter 1986-
1987, p.27.
235 Trinh.T Minh-Ha, « Images et politique », in Vingt ans de théories féministes sur le cinéma, CinemAction, 1993,
p.167.
236 La figure stylistique en chiasme du titre, signale la question centrale autour de laquelle le film s’organise : le nom
(de famille, d’épouse), et tout ce que cela présuppose pour une femme veuve en termes d’identité.
291

l’anthropologue et ses interlocuteurs – au lieu de choisir la métaphorisation, in absentia, qu’elle
considère comme un procédé poético-romantique ; un procédé que Robert Kramer a quant à lui
privilégié dans son film Point de départ 237 ,1993, où, revenant dans un pays ravagé par la guerre,
il ouvre son album personnel d’images signifiantes : Fragments de lettres, objets divers de
personnes disparues (les signes absents) vélo abandonné, chaussure dépareillée, photos jaunies,
coupures de journal d’un autre temps (signes de remplacement et/ou de ressemblance 238 ) etc…
Autre Sujet. Autre démarche. Autre film.
La rencontre d’une cinéaste qui assume sa part de semblance et de différence, face à ces femmes
aux vies marquées par la servitude, la guerre, l’exil et la perte, ne sombre pas dans le
spectaculaire et la franche tragédie, en raison de la complexité des formes et des protocoles, où
se mêlent réflexions sur la langue, la communication, la dislocation du sens - ce qui en fait un
film parfois difficile à appréhender pour l’observateur campant sur sa position de spectateur
occidental. Et à l’inverse, la spectatrice féministe peut céder à une colère primaire dès que le
traitement de la prostitution par un documentariste zélé peut sembler révoltant d’un prime abord,
surtout lorsqu’elle est assise au fond du fauteuil en velours d’une salle de cinéma climatisée.
C’est ce que relate Linda Williams 239 , une journaliste, à la vision du film de Dennis O’Rourke,
The Good Woman Of Bangkok (1991), où sa maîtresse du moment, une jeune Thaïlandaise, va lui
servir d’ « indic » pour ainsi dire, dans son travail d’investigation sur le terrain, et de plus, va
« servir » de focalisatrice principale dans l’agencement de son film.
3) Les six modalités du regard documentaire : le regard d’intervention de
l’ethnographie domestique
Dans son ouvrage de référence, Representing Reality, Bill Nichols remarque que le déplacement
qui s’est effectué du mode documentaire d’exposition (les années trente) puis d’observation (les
années soixante), à un documentaire centré sur la voix du témoin, de son témoignage - par
définition subjectif - a, dans le même temps, déplacé les véritables questions traditionnellement
posées par le documentaire, et surtout, a modifié les relations du cinéaste au monde comme à son
« sujet » : « […] the logic of the text leads less to an argument about the world than to a
237
Point de départ relate le retour du cinéaste au Vietnam, après une absence de vingt-six ans. De nombreux amis
sont morts, d’autres sont en prison.
238
Nous reviendrons sur ces signes, en abordant dans la seconde partie des formes de la subjectivité féminine,
l’ethnographie domestique, les films de famille et les modes de représentation de la pensée.
239
Linda Williams, « The Ethics of Documentary Intervention : Dennis O’Rourke’s The Good Woman Of
Bangkok », in Chris Berry & Annette Hamilton (edited by), The Filmmaker and the Prostitute : Dennis O’Rourke’s
The Good Woman Of Bangkok, Sydney : Power Publications, 1997.
292

statement about the interactions themselves and what they disclose about filmmaker and his or
her subject alike. » 240 S’inspirant des travaux de Vivian Sobchack 241 sur la réception du
spectateur, Bill Nichols a quant à lui répertorié six types de regards documentaires, du moins
engagé au plus engagé : 1/Le regard clinique : le sujet réagit professionnellement, plus ou moins
objectivement à une situation, et filme avec une certaine distance ; on pense au documentaire
éducatif ou scientifique, traitant d’un sujet académique peu investissant. 2/Le regard accidentel :
l’observateur saisit presque par hasard un événement ; c’est le cas de Zapruder qui tourne un
film de famille au moment où Kennedy est assassiné. 3/ Le regard désarmé : le cinéaste
enregistre passivement une situation qui nécessiterait une intervention, alors qu’il est dans
l’impossibilité d’intervenir. C’est le cas du photographe Kevin Carter qui fait le cliché d’une
petite fille africaine anémiée qui se fait emporter par un vautour. 242 4/ Le regard menacé : le
cinéaste est dans une situation qui le met personnellement en danger. C’est le cas du film tourné
en temps de conflit ou de guerre, comme dans The Battle of Chile (1973-75), où l’un des
cameramen de Patricio Guzman prend une balle provenant du soldat qu’il était en train de filmer;
la caméra enregistre le choc et s’écroule dans le caniveau. 5/ Le regard « humain » : lorsque le
film enregistre la réaction du sujet face à une épreuve déterminante, comme la maladie, la perte
ou la mort, dans un geste de sympathie (« souffrir avec ») avec le sujet souffrant. On donnera un
autre exemple extrême, avec les images de Tom Joslin filmant son compagnon en train de mourir
du SIDA, dans Silverlake Life : The View From Here (1993). 6/ Enfin, le regard d’intervention :
la distance entre le cinéaste et son sujet s’évanouit, plaçant cinéaste et sujet sur le même plan de
contingence historique. C’est le cas de Medium Cool d’Haskell Wexler (1969) ou de Harlan
County USA de Barbara Kopple (1976), où le/la cinéaste prend fait et cause avec son sujet,
s’engageant dans les émeutes dans Medium Cool ou auprès des mineurs en grève dans Harlan
County USA, proposant de fait un regard biaisé sur les événements.
Cette taxinomie des regards documentaires n’est qu’une autre tentative de cadrer une praxis qui
ne cesse d’évoluer, frappant de caducité toutes les catégorisations les unes après les autres. Une
praxis qui n’est pas uniforme, et comme nous l’avons vu, relève de bon nombre de démarches,
de modalités et de conditions internes comme externes au sujet. L’on considérera ainsi que cette
liste n’a pas de clôture taxinomique, comme d’ailleurs les définitions et valeurs du signifiant
« documentaire », ou encore du signifiant « féminin » qui se trouvent débarrassées de leur
240
Bill Nichols, Representing Reality : Issues and Concepts in Documentary, Bloomington and Indianapolis : The
Indiana University Press, 1991, p.45.
241
En particulier sur les types de réactions qu’un spectateur peut avoir en voyant dans un film une personne réelle
face à un grave danger, ou en danger de mort (Vivian Sobchack est spécialiste du film fantastique), in The Address
of the Eye : A Phenomenology of Film Experience, Princeton New Jersey : Princeton University Press, 1992.
242
Le photographe obtint le prix Pulitzer pour ce cliché. Il raconte que dès que le rapace s’est envolé avec la petite
fille, il a essayé de l’effrayer , sans résultat, et il s’est alors assis au pied d’un arbre et s’est mis à pleurer.
293

signifié idéologique, grâce à la « révolution » sémiotique féministe – ce qui explique que nous
qualifions souvent de « documentaire » un film très iconoclaste sur le plan de la forme comme de
la démarche, et qu’il nous faudra entrer dans le monde de la référence pour analyser les films de
notre corpus. Cette taxinomie nous permet néanmoins, avec cette sixième modalité - le regard
d’intervention - d’introduire les relations intersubjectives qui naissent dans le cadre du film de
famille 243 – ce que nous avons identifié comme « Domestic Ethnography ».
Comme nous allons le développer dans la partie suivante, l’ethnographie domestique est une tout
autre façon, à un autre moment de l’Histoire de l’Occident, de pratiquer l’observation de l’Autre.
Trinh.T Minh-Ha parle de ce Grand Autre mythique comme d’un « Inapropriate Other », comme
le sujet dont l’intervention « is necessarily that of both a deceptive insider and a deceptive
outsider. 244 ». Il conviendrait d’ajouter que le cinéma a tendance à cristalliser cette opposition
dialectique familier/étranger ; on soulignera le travail « d’ouverture » effectué par
l’anthropologue américaine Margaret Mead, qui effectue, non pas des rapprochements, mais des
études comparatives fertiles entre les femmes samoanes et les femmes américaines, et d’ailleurs,
son ouvrage Mœurs et sexualité en Océanie s’achève précisément sur une question ouverte aux
femmes américaines :
Pour les Samoans, il n’y a qu’une façon de vivre, et ils l’enseignent à leur progéniture.
Est-ce que nous, qui connaissons tant de formules, laisserons nos enfants libres de choisir
par nous-mêmes ? 245
Ainsi, en en proposant une version « négative » (dans le sens d’inversée), l’ethnographie
domestique répond, au-delà des époques, des expériences et des hommes, au mysticisme
panthéiste de Flaherty qui écrivait dans ses Mémoires :
Quand Nanook et Nylla et le petit Allegio nous souriaient à travers l’écran, si simples, si
naturels, si vrais, nous aussi nous devenions simples et vrais. Ils sont eux-mêmes, et nous
en retour sommes devenus nous-mêmes. Tout ce qui pouvait nous séparer de ces gens
s’évanouit. En dépit de toutes nos différences, bien plus, à cause de ces différences
mêmes nous faisons Un avec ces gens. Et ce sentiment d’identité peut s’approfondir et
devenir un sentiment d’identité avec tous les peuples et toutes les choses. 246
243 Nous appelerons films de famille tous les films tournés dans la sphère privée, famille ou couple, ainsi que les
sous-catégories du portrait, de l’autobiographie etc……
244 Trinh-T Minh-Ha, When the Moon Waxes Red : Representation, Gender and Cultural Politics, New York &
London : Routledge Editions, 1991, p.74.
245 Margareth Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, traduit de l’américain par Georges Chevassus, coll. « Terre
humaine », Éditions Plon, Paris, 1963, p.561. Le point de vue de Margaret Mead sur les femmes américaines ne
manque pas d’intérêt, du fait qu’il est effectué d’un ailleurs, ce qui lui permet d’avoir une vision plus
« panoramique » de ses contemporaines. On peut se reporter sur la conclusion partielle du même ouvrage, pp.341-
353, où Margaret Mead effectue un portrait des femmes assez piquant, considérant que le féminisme était alors en
pleine gestation.
246 Robert Flaherty cité par Fouad Quintar, Robert Flaherty et le documentaire poétique, in Études
cinématographiques n°5, Paris, 1960, p.271.
294

La transparence de la relation sujet/spectateur a été démystifiée ; l’anthropologie participative,
ou partagée, dont nous avons ci-dessus une version particulièrement idéalisée, ne fait plus
illusion, et l’écran n’est plus l’écran protecteur qu’on avait bien voulu croire. Détourner les yeux
des confins du monde et du grand Autre, pour les poser sur le monde familier qui nous entoure,
telle avait été l’exhortation d’un Grierson, fatigué des fantaisies exotiques escapistes de ses
compatriotes – exhortation qui avait plus tard trouvé un écho chez Jean-Paul Sartre qui écrivait :
« Le Blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie ; il était regard pur, la
lumière de ses yeux tirait autre chose de l’ombre natale, la blancheur de sa peau, c’était un
regard, encore. 247 ».
L’esthétique du fragment s’est substituée à l’illusion du Grand Tout, et la cellule familiale, bien
que menacée de toutes parts, représente le dernier rempart contre le chaos. Cet Autre familial,
qui par définition, est un peu soi-même, en raison des liens génétiques et affectifs complexes
qu’entretient la cinéaste avec son sujet - peut d’un certain point de vue sembler plus proche de
nos préoccupations, encore que cette approche recèle aussi une source inépuisable de non-dits,
d’incompréhensions et de violences de toutes sortes. Nous allons maintenant aborder la
subjectivité féminine à l’œuvre dans le film de famille, ses enjeux et ses périls, dans une
perpétuelle redéfinition du sujet et du geste du cinéaste, du film documentaire et du film de
famille.
247 Jean-Paul Sartre, Orphée noir : Introduction à l’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Leopold
Sedar Sanghor, coll. « Colonies et empires », Presses Universitaires de France, Paris, 1948, p.ix.
On remarque dans cet énoncé sartrien, un certain parallèle entre le Blanc et l’Homme (ce qui n’est pas la
femme), ce qui accrédite d’une certaine manière le même parallèle par Shirley Clarke.
295

C- Cinéma, famille et subjectivité féminine : une conjonction riche de
possibilités dialogiques
La question nodale, c’est la narration…
On ne peut raconter sa vie sur le mode
narratif…
Le récit est instable, inégal à l’histoire
qu’on voudrait raconter sur soi.
Etre au bord de dire quelque chose,
et finalement, ne rien dire.
Rester au bord d’une confidence impossible
Jacques Derrida, Circonfession, 1992
Pour un documentariste, la famille (que nous entendrons au sens élargi) est un réservoir sémique
inépuisable. Nous l’avons vu, dans un temps où les utopies ne sont plus valides à l’échelle
nationale, humaine, le retrait stratégique sur les sphères privées s’est accompagné d’un
changement radical dans la pratique cinématographique, et dans la pratique documentaire en
particulier. L’ethnographie est devenue domestique, c’est-à-dire qu’à la notion de « peuple »
(« ethnos ») a été substituée celle de famille. Le sujet-cinéaste, autrefois tenu à distance par
l’ampleur de sa tâche de représentation et d’explication du monde, inhibé dans une posture
d’auteur chargée des plus grandes espérances, se voit offrir des planches de salut grâce à une
écriture/expression féminine qui a renoncé à tous les principes inhibants du cinéma, pour une
caméra-stylo 248 :
Dramatiser des manques par des ellipses et des ruptures, différer la fin d’un désir en ne
bouclant pas une fiction, ouvrir une œuvre pour que la vie s’y engouffre et finisse d’ellemême
le travail.
Cette remarque de Thierry Jutel parlant de la radicalité du cinéma de Marguerite Duras 249
s’applique tout aussi bien à la démarche des cinéastes Su Friedrich, Mindy Faber et Michelle
Citron dont nous allons explorer les films, une fois que le travail définitoire nous aura permis de
pouvoir lire les images offertes à notre lecture.
1) L’ethnographie domestique : un jeu de détermination mutuelle au risque du
sujet-cinéaste
248 Nous avons déjà évoqué cette idée d’Alexandre Astruc dans le Chapitre 1.
249 Thierry Jutel, « Tout [est] ce qu’il n’y a pas dans India Song », in The French Review, vol.66, n°4, March 1993,
USA, p.638.
296

- Explorations de l’ethnographie domestique
L’ethnographie domestique s’appuie à la fois sur l’expérience en direct de la rencontre, le travail
conjoint de la mémoire familiale, pour fabriquer, à l’aide d’images que nous détaillerons plus
tard, un film de famille.
Avec cette direction auto-ethnographique, nous quittons la ligne droite – dure – des
représentations du militantisme féminin, pour entrer dans l’univers des états féminins et de leurs
auto-représentations. On quitte également le monde de la performance per se, du présent continu,
du sujet médiateur de la cinéaste (Jason..., The Woman Who ….), et des corollaires que sont
l’énonciation distanciée et le Je dialectique externe, pour pénétrer un monde où s’interpénètrent
passé/présent, je/elle, moi/l’autre etc… la cinéaste adoptant ce que nous venons d’identifier
comme un « regard d’intervention », par lequel elle s’engage dans un dialogue avec les membres
de sa famille, une personne en particulier le plus souvent : le père pour Su Friedrich, la mère
pour Mindy Faber, la sœur pour Michelle Citron. Cet interlocuteur, ou cette interlocutrice, n’est
pas choisi(e) au hasard, il a partie liée avec la vie du sujet et est souvent à l’origine de son
traumatisme. Il ou elle représente une voie d’accès à un processus identitaire, dont nous allons
voir diverses modalités. En effet, chaque rencontre donne lieu à un redoublement du dialogue
avec le sujet lui-même, grâce à une grammaire du cinéma désormais libérée de son carcan
dialectique (champ/contre-champ, plan sur le porteur de la parole, images non identifiées etc), et
aussi à une énonciation permettant de dialoguer avec les diverses instances du Moi et parfois
même de les mettre en relation, grâce aux espaces, intervalles et failles (les ellipses de Thierry
Jutel), qui, à dessein, ne sont pas refermés. Ce travail quasi hallucinatoire, se caractérise par ses
vertus thérapeutiques qui ne visent pas seulement le sujet mais également le membre de la
famille qui a permis ces échanges.
L’ethnographie domestique plonge ainsi le sujet dans l’exploration de territoires encore peu
fréquentés, et dans les affres de l’altérité et de la quête identitaire, simplement en poussant la
porte de la demeure familiale, et en braquant la caméra sur les êtres que nous croyons connaître
et qui ont partie liée avec notre vie et notre altérité. C’est parce que les vies de la cinéaste et du
sujet sont entremêlées dans l’histoire de la famille, liées par les liens du sang ou du sens de la
communauté (la famille au sens large, quasi métaphorique) que le fait même de les
« documenter » implique nécessairement l’autre, et vice-versa, de façons multiples et souvent
inextricables – consanguinité, co(i)mplication et intersubjectivité 250 sont en effet les traits
250 Nous entendons l’intersubjectivité comme « communication entre des consciences individuelles » (Dictionnaire
297

spécifiques de l’ethnographie domestique.
- L’autobiographie et l’Autre familial
Afin de poursuivre cet argumentaire, il convient de dire que l’ethnographie domestique est une
sorte d’autre pratique autobiographique, et fonctionne comme un véhicule d’examen de soi : « a
means through which to construct self-knowledge through recourse to the familial Other », écrit
Michael Renov 251 . Mais l’ethnographie domestique n’est pas qu’une énième variante de
l’impulsion autobiographique, compte tenu de son regard explicitement tourné vers l’extérieur
du sujet. Ce mode de documentaire prend comme objet 252 le père, la mère, le grand-père, l’enfant
ou celui d’autres membres de la famille, en tout cas un membre qui est lié génétiquement au
sujet-auteur. Il faut néanmoins rester prudent quant aux véritables relations qui se tissent entre
l’ethnographe domestique et son sujet, compte tenu de la réciprocité particulière – l’intérêt
particulier - qui s’appuie sur la construction des subjectivités de l’Autre. En fait, l’ethnographie
domestique donne lieu à une réciprocité subjective ou les représentations de soi et de l’autre,
sont simultanément mises en jeu, même de façon inégale : Pour Mindy Faber par exemple, la
mère est au centre du cadre, comme, nous le verrons, le symptôme est au centre de la maladie ;
son auto-inscription s’envisage surtout comme un portrait en creux de sa mère : ne pas être cette
femme-là. Dans tous les cas de figures, le spectre d’un dogme de l’objectivité qui hantait encore
parfois certaines représentations documentaires, a ici totalement disparu, face à la folie d’une
mère (Delirium), le ravage d’une fille (Sink or Swim), les cauchemars d’une sœur (Daughter
Rite) ou les angoisses phobiques d’un enfant (l’œuvre autobiographique de Kidlat Tahimik 253 ).
L’enquête familiale – il s’agit bien d’une enquête dont le sujet est soi via l’Autre, si l’on en croit
encore Roland Barthes : « Je voudrais une Histoire des Regards. Car la photographie, c’est
l’avènement de moi-même comme autre : une dissociation retorse de la conscience d’identité » 254
Hachette), mais également comme la communication entre les subjectivités de la même conscience.
251 Michael Renov, « Domestic Ethnography and the Construction of the « Other » Self », in Michael Renov and
Jane M.Gaines (edited by), Collecting Visible Evidence (Minneapolis and London : University of Minnesota Press,
1999), p.141.[« un moyen par lequel construire une connaissance de soi, en ayant recours à l’autre familial . »].
252 À l’instar de Roland Barthes qui explicite ce processus d’objectivation (in la Chambre claire, p.30), l’on pourrait
dire que ces interlocuteurs privilégiés, père, mère ou sœur… se situent sur l’axe objet/sujet, et naviguent entre les
deux pôles, en fonction des regards et des échanges. Il semble néanmoins plus aisé de déterminer le statut d’une
personne apparaissant à l’image dans le cadre de la photographie ; c’est pour cette raison que nous parlons ici
d’espace et de circulation de l’un à l’autre, en fonction des moments, des séquences.
253 Kidlat Tahimik, Philippin venu vivre aux Etats-Unis, a construit à la manière mekasienne, une œuvre
autobiographique sous la forme d’un journal qui se poursuit de film en film, au gré des déplacements et des
événements. Perfumed Nightmare, (1977) et Why Is Yellow the Middle of the Rainbow ?, (1981-1993) sont deux
exemples de sa démarche autobiographique. Dans le second film, Kidlat Tahimik cède son rôle de narrateur à son
jeune fils qui est censé relater les pérégrinations familiales d’Asie en Amérique, de son point de vue à lui. Cette
voice over, prise en charge par un enfant, est empreinte de sagesse et de poésie, et agit comme une sorte
d’exhortation adressée aux générations futures, incarnant dans le même temps le statut du primitif d’avant la Chute.
254 Roland Barthes, la Chambre claire, coll. « Cahiers du Cinéma », Éditions de l’Étoile-Gallimard, le Seuil, Paris,
298

- s’apparente à une sorte de travail de limier, où les figures, liées par le lien familial, les géniteurs
et leur progéniture, sont (plus ou moins consciemment et volontairement 255 ) engagés dans la
quête des indices pour la réussite de l’entreprise de la cinéaste. Ainsi, l’ethnographie domestique
comporte toujours une dose de ce que Bill Nichols appelle l’ « Epistéphilia » (le plaisir de
savoir), un mélange d’affection, de ressentiment et parfois même de détestation personnelle. Ce
qu’il convient de dire, c’est que pour ce mode d’ethnographie, le désir de l’Autre se trouve
constamment mêlé à la connaissance de soi 256 ; et ce n’est plus l’exotique qui prédomine, mais
bien le trop familier qui devient souvent pour le sujet filmant « inquiétante étrangeté ». Il nous
suffit de regarder par exemple les deux visages de Mindy Faber et de sa mère (voir les photos),
tous deux en gros plan, pour lire le lien de parenté, la peur panique de l’atavisme familial, le
mouvement de balancier de la caméra entre attraction et répulsion. Il n’est cependant pas
question d’une résolution du problème, puisque comme le répète inlassablement Freud, « La
névrose, on n’en sort jamais, on vit avec… » 257 (On est tenté de remplacer « névrose » par
« famille », ou de prendre l’une pour l’autre, et inversement).
Il ne s’agit cependant pas de résumer l’ethnographie domestique à un travail d’auto-inscription.
Dit dans ces termes-là, on pourrait laisser entendre que ces textes filmiques représentent une
sorte d’observation participante qui illuminerait l’autre familial tout en réfractant 258 une image
personnelle. Ce n’est qu’en ayant recours aux processus combinés de l’Imaginaire et du
Symbolique dans l’espace du film, que Su Friedrich réussira à se défaire de l’emprise paternelle
et de son image inégalable ; nous y reviendrons plus en détail. Le sujet ethnographique
domestique existe seulement sous condition de relations constitutives avec le cinéaste. Les liens
du sang affectent les liens d’une mémoire collective familiale, la ressemblance physique, et bien
sûr le dysfonctionnement familial (forgé par la cellule familiale), qui va permettre au cinéaste de
fabriquer une représentation, mais en aucun cas, d’y échapper. Pour l’ethnographe domestique, il
n’y a pas de position externe disponible, il doit être « dedans », à l’intérieur de l’aquarium, avec
1980, p.28. Nous ne cherchons pas à confondre photographie et cinéma, mais il nous semble que l’échange ayant
lieu dans le cadre de l’ethnographie domestique, relève, en matière d’identification, du même processus que la
photographie de soi, l’autoportrait.
255
L’accord et la collaboration des autres membres de la famille ne vont pas toujours de soi, et la résistance à
l’invasion de la vie privée par la caméra peut faire l’objet de certains autodocumentaires. On remarquera que ce sont
le plus souvent les pères qui sont les plus réticents, à céder une part de leur « autorité » en définitive. C’est ce qui se
produit lorsque Alan Berliner se lance dans son projet d’œuvre familiale ; il se heurte à un père qui n’accepte pas
cette sorte de dé-paternité par son cinéaste de fils. Alan Berliner consacre son film Nobody’s Business , 1996, aux
relations père/fils, et si l’attitude du vieillard peut être perçue à plusieurs titres comme dédaigneuse face à
l’entreprise du fils, elle n’est pas dénuée d’une tendresse certaine, dont les quelques images volées attestent.
256
C’est ce qu’écrit Freud à propos de la castration symbolique.
257
Nous résumons ici un point de vue largement développé dans son œuvre.
258
La réfraction est, selon le Dictionnaire Hachette, « [La] déviation d’un rayon lumineux qui passe d’un milieu
transparent à un autre . »
299

les axolotls, pour reprendre la métaphore du poète Robert Lowell 259 et celle du poète Julio
Cortazar 260 , qui nous propulse dans les paradigmes à venir :
Il fut une époque où je pensais beaucoup aux axolotls. J’allais les voir à l’aquarium du
jardin des plantes et je passais des heures à les regarder, à observer leur immobilité, leurs
mouvements obscurs. Je collais mon visage à la vitre de l’aquarium, mes yeux essayaient
de percer le mystère de ces yeux sans iris.[…] Et maintenant, je suis un axolotl.
Cette expérience d’introjection relatée, du sujet observateur devenu objet de l’observation, dit
bien le risque encouru par le sujet-cinéaste de disparaître comme sujet en se confrontant puis en
s’identifiant à l’Autre et en devenant objet de son propre regard – comme pour l’observateur des
axolotls qui désire être dedans, dans l’aquarium, avec les autres, le désir de l’ethnographe est
bien pour l’autre Moi, « the Other self » (expression de Michael Renov 261 ). Compte tenu de cette
implication totale de tous les être convoqués dans ce processus de connaissance et
d’identification croisés, il semble légitime de s’interroger sur la signature - la critique
psychanalytique présuppose, à juste titre ici, que si le désir de l’auteur est figuré dans tous ses
textes, il ne l’est jamais autant que lorsque l’Autre est le sujet de la représentation.
Par conséquent, l’on dira, pour conclure (pour le moment, sur cette question), que la subjectivité
de l’auteur est explicitement remise en question, ou tout au moins se trouve particulièrement
exposée dans cette situation périlleuse qu’est l’ethnographie domestique, a fortiori pour la
femme cinéaste qui ne pratique pas le logocentrisme – logocentrisme qui, comme le suggère
Salovoj Zizek, peut parfois avoir un effet protecteur, ou bien servir de garde-fous 262 .
Par conséquent, l’unité du film ne viendra pas de la notion d’auteur – nous avons vu qu’elle était
elle-même confusément partagée, ni d’une subjectivité ethnographique fondamentalement
divisée par le mode autobiographique cinématographique - entre le corps filmé et le corps
filmant, entre les diverses perceptions que les autres ont d’elle, et enfin entre les divers états du
Moi à travers le temps (la dichotomie entre « She was there » et « This is how I am now » que
259 Robert Lowell, For the Union Dead, 1964. Cette image de l’aquarium brisé, partiellement recouvert de neige,
traduit pour Lowell le regard des hommes sur la tragédie et les traces perceptibles du Réel. Ici, le verre de
l’aquarium représente l’œil de la caméra, et la cinéaste veut passer de l’autre côté.
260 Julio Cortazar, Les Fils de la vierge, nouvelle tirée du recueil Les Armes Secrètes. Le cinéaste M.A. Antonioni
cite à plusieurs reprises cette nouvelle dans ses écrits, et l’adaptera pour son film Blow Up. Auteur fantastique,
Cortazar tente de décrire « l’autre côté des choses », ce qui est aussi l’enjeu de l’ethnographie domestique. Comme
l’homme fasciné par les axolotls, le photographe de Blow Up ne sait pas jusqu’où son observation des autres va le
mener ; les cinéastes femmes qui s’engagent dans ce travail d’ethnographie domestique non plus.
261 Michael Renov, « Domestic Ethnography and the Construction of the « Other » self », in Michael Renov & Jane
M.Gaines (edited by), Collecting Visible Evidence, Minneapolis and London : University of Minnesota Press, 1999,
p.140.
262 Slavoj Zizek, le Sujet qui fâche : le centre absent de l’ontologie politique, (titre original The Ticklish Subject,
traduit de l’anglais par Stathis Kouvélakis), Éditions Flammarion, Paris, 2007, p.331. Zizek défend également une
configuration œdipienne.
300

nous allons rencontrer dans le dispositif énonciatif des films ). Le contrôle, puisque unité, il ne
saurait y avoir, viendra de la maîtrise des images et de leur agencement, comme de la voice over
qui viendra ensuite aménager ou problématiser l’ensemble.
Les signes : de la survivance à l’absence
- Les images de la mémoire : tentatives d’inventaire pour une lecture
de l’ethnographie domestique
Unless an image displaces itself
From its natural state,
It acquires no significance.
Displacement causes resonance .
Shanta Gakhale, The New Generation, 1981
Les images que l’on répertorie dans ce type de films sont marquées par l’hétérogénéité de leur
source comme celle de leur utilisation. Il va de soi que dans le vaste champ de la représentation
autodocumentaire, les images sont l’objet de tous les soupçons quant à leur origine, leur
légitimité et leur pertinence. Ce n’est pas le seul cas du cinéma de femmes - nous nous poserons
les mêmes questions pour celles de Robert Kramer par exemple - encore que, nous l’avons
soulevé lors de notre point sur l’esthétique du fragment (pp.12-13), l’écriture féminine diffractée,
favorise cette utilisation iconoclaste des images au détriment du flux audio-visuel. Et puis,
comme s’interroge David MacDougall : « How to represent the mind’s landscape, whose images
and sequential logic are always hidden from view ? » 263
Par conséquent, afin d’être ensuite en mesure de traduire les signes visuels qui s’offriront à nous
dans les films que nous allons analyser, dans l’incohérence apparente d’une mémoire subjective
faite d’éléments sensoriels, verbaux, ou encore extra-textuels, il convient d’effectuer quelques
distinctions dans les familles d’images que nous allons rencontrer, afin de constituer, en nous
appuyant ensuite sur la catégorisation effectuée par l’analyste Mardi J. Horowitz 264 , une sorte de
répertoire de signes que notre mémoire charrie, convoqués ou non. Notre démarche ici revêt
quelque intonation foucaldienne, dans le sens où nous allons tenter d’effectuer une sorte
d’archéologie 265 de l’image mémorielle au cinéma, sans toutefois adopter un discours spécifique,
263 David MacDougall, Transcultural Cinema, Princeton New Jersey : Princeton University Press, 1998, p.231.
264 Mardi Jon Horowitz, Image Formation and Cognition, New York : Appleton-Century-Crofts, 1970, pp.69-82.
265 Nous empruntons ce terme à Michel Foucault, et à son ouvrage L’Archéologie du savoir, Éditions Gallimard,
Paris, 1969. En quatrième de couverture Michel Foucault introduit sa démarche, dans ces termes : « […] …en allant
un peu plus loin, revenir, comme par un nouveau tour de spirale, en deçà de ce que j’avais entrepris ; montrer d’où
je parlais ; repérer l’espace qui rend possibles ces recherches » Cette perspective illustre à la fois le « voyage»
qu’effectuent les cinéastes dont nous étudions les œuvres, mais également notre étude.
301

toujours en perpétuel recherche de définir au plus juste l’image mouvante et audio-visuelle
qu’est l’image de cinéma documentaire, images du réel et/ou images composites.
La mémoire, que certains sémioticiens appellent notre sixième sens, semble en effet souvent
incohérente, mélange étrange d’éléments sensoriels et verbaux. Comme l’écrit Walter Benjamin,
la mémoire nous offre le passé sous forme de flashes, d’impressions, de fragments :
L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image
qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. 266
… quand elle ne s’exprime pas directement par notre corps, qui lui aussi se souvient, ou nos
gestes qui trahissent souvent notre histoire. Ce qui nous intéresse ici, c’est que la mémoire,
« fonction par laquelle s’opèrent dans l’esprit la conservation et le retour d’une connaissance
antérieurement acquise » 267 , (re)trouve son caractère multidimensionnel dans le dispositif
filmique des images, des sons et des voix, même si, le film ne fait qu’enregistrer les référents
d’une mémoire intraduisible telle qu’elle. Dans le cadre auto-documentaire, où les signes sont
censés représenter une vérité immanente du sujet, et plus spécifiquement encore dans le contexte
du film de famille qui engage plus encore ses processus mémoriels, ces questions de mémoire et
de représentation revêtent une importance essentielle et incontournable.
Les signes de survivance :
Les premiers signes présents dans ce type de film, sont les signes de survivance. Il s’agit
d’images et d’objets qui ont un lien direct, physique avec le passé dont le sujet se souvient. Ces
sou(s)-venir(s) servent à la fois comme des preuves de l’expérience vécue ou des symboles
(« mettre ensemble ») de cette expérience. Comme le « Rosebud » de Kane, ces signes de
survivance arrivent le plus souvent dans un cortège d’objets plus ou moins familiers, dont il faut
faire la part des choses. Ces signes sont précieux pour la cinéaste, pas tant pour leur
ressemblance physique, leur fidélité aux objets tels qu’elle se les remémore, mais par ce qu’ils
sont perçus, reconnus comme les véritables objets. On prendra l’image proustienne des fleurs de
tilleul séchées qui occupent une place privilégiée dans les souvenirs de l’auteur. Dans l’épisode
de la madeleine, il écrit qu’il a hésité longtemps entre l’aubépine et le tilleul sec, a choisi le
tilleul qui est à la fois féminin et masculin (notre fameux paradigme de l’hermaphrodisme). Pour
Su Friedrich par exemple, les sons d’eau resteront à jamais associés aux moments passés avec
son père. Ces objets sont les vestiges d’un ensemble encore plus large que la mémoire, et parfois
ne sont connectés avec elle que par les effets ou les dommages qu’ils manifestent : un arbre
266
Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres III, coll. « Folio/essais », Éditions Gallimard, Paris,
2000, p.430.
267
Première acception de la définition fournie par le Grand Robert de la Langue Française en 6 volumes.
302

arraché pour exprimer une tempête, ou les ombres des arbres devenus adultes sur un chemin (le
retour de Mekas au pays profondément transformé) ; un mur criblé de balles (les images de
Robert Kramer dans Berlin 10/90) ; les rides d’un visage (les mères perdues de vue que les
cinéastes retrouvent et filment comme une carte du tendre), entre autres. Les vieilles
photographies et les images de film de famille appartiennent à ce groupe de signes
« historiques ». D’un film à l’autre, d’une subjectivité à l’autre, on est souvent frappé par les
télescopages au niveau des signifiants visuels, sans qu’ils racontent jamais tout à fait la même
histoire.
Les signes de remplacement :
Si les objets du passé n’ont pas survécu, les films de mémoire et/ou de famille ont alors recours à
des signes de remplacement. Il s’agit d’objets et de sons « semblables » 268 aux signes absents, et
l’on peut également intégrer à ces signes le travail de reconstitution, de mise en scène de
moments absents. On pense aux femmes vietnamiennes disparues que Trinh.T.Minh-Ha n’a pas
pu filmer, et qu’elle « remplace » par de simples actants, figurants qui restituent leur histoire. Ces
signes semblables ou reconstitués qui « tiennent lieu de », comme de vieilles photographies dont
la valeur indexicale est proche de la valeur originale, permettent néanmoins de revisiter les lieux
du passé, et produisent des émotions souvent mêlées de récupération et de perte. C’est par
exemple, la devanture d’une épicerie portugaise au fin fond du Connecticut sous la neige, qui
rappelle à Doc son expérience de médecin sur le vieux continent (dans le film de Robert Kramer,
Route One USA). C’est encore les images documentaires d’enfants apprenant à nager, en lieu et
place du souvenir traumatisant de Su Friedrich apprenant à nager, et qui, appartenant au Réel, est
évacué de la scène, remplacé par ces image qui renvoient par ricochets au sujet.
Les signes de ressemblance :
Enfin, on peut distinguer des signes de remplacement qui offrent un lien iconique plus lâche avec
les objets/sujets initiaux, et que l’on appellera signes de ressemblance. Ces signes qui incarnent
l’absence, comblent le passé par analogie (« Rapport de ressemblance établi par l’intelligence
ou l’imagination entre deux ou plusieurs objets » 269 ) et permettent de fait des modifications
importantes, dans le temps ou l’espace (effet de condensation). Pour employer une image
musicale - la musique étant un des signes de cette ressemblance sémiotique – ces signes ne
frappent pas les notes absentes, mais apportent d’autres notes harmoniques. Ainsi, la musique
permet de véhiculer des émotions qui peuvent évoquer, éveiller ou réveiller des sentiments
enfouis - il en va néanmoins différemment du leitmotiv musical ou de la comptine qui
268 Semblable signifie « de même apparence », et non pas qui est identique.
269 Définition tirée du Dictionnaire Hachette.
303

appartiennent tous deux aux signes de survivance, et justement n’ont subi aucune modification, à
la note près. Ces signes font souvent usage de l’ironie (l’ironie est un décalage tropique), et
parfois le signe tenant lieu pour l’objet perdu, devient non seulement son remplacement, mais ce
qui a été déplacé – une autre histoire. Même les films de famille, initialement objets de
survivance, subissent ces glissements imperceptibles, de la trace à un autre statut de ces images
du passé, ce qui rend Michelle Citron perplexe (nous reviendrons sur les raisons psychologiques
de ce glissement, qui est aussi un mécanisme de défense):
The home movies. When I watch them, pieces of the past float black to me. But in fact,
there are moments when I can’t be sure if a memory is an accurate image of my lived
experience or an illusion of a memory anchored in the movie images themselves. 270
Ces signes de remplacement, ce sont par exemple dans News From Home de Chantal Ackerman
(1977), les sons parasites de la mégapole (New York) qui couvrent les mots des lettres que la
mère de la cinéaste lui envoie de Belgique et qu’elle lit en voice over, comme si la ville, à la
manière d’un Steve Reich, composait sa propre mélodie, frappant d’étrangeté les textes
sentimentaux et nostalgiques d’une mère souffrant de l’absence de sa fille et tentant en vain de la
retenir au fil des lettres qu’elle envoie. L’éloignement géographique, sentimental, crée ces
espaces à investir subjectivement par la cinéaste. Cette dernière, véritable scénographe de
l’espace, choisit de juxtaposer de façon aléatoire de longs travellings de la ville déshumanisée,
de foules anonymes aux stations de métro, aux mots languissants du texte maternel. Qui écrit à
qui, en définitive ? La fille ne renverrait-elle pas à sa mère l’écho de ses paroles sur un décor
désenchanté ? En fait, mère et fille se renvoient le miroir comme on envoie ou renvoie une lettre
- schéma relationnel que Chantal Ackerman exploitera dans ses Letters Home, quelques années
plus tard (reprise de la correspondance de la poétesse Sylvia Plath à sa mère 271 ).
Tous ces signes permettent à ces cinéastes de raconter une histoire non écrite, en lambeaux,
qu’elles ne cherchent pas à recomposer sous forme d’un récit classique, lisse et suturé. En mêlant
ces divers signes absents, non seulement elles façonnent une sorte de portrait composite,
poétique, de sa personnalité et de leurs divers Moi, mais c’est aussi pour elles un moyen de
confronter leurs problèmes liés à l’oubli ou à la distorsion volontaire. Dans Daughter Rite
encore, les batailles de polochon (voir photos), typiques des jeux d’enfants, sont détournées de
leur raison d’être, comme pour matérialiser l’abysse existant entre l’expérience et la mémoire,
270
Michelle Citron, Home Movies and Other Necessary Fictions, Minneapolis & London : University of Minnesota
Press, 1999, p.139.
271
Si le point de vue de News From Home est, malgré l’indécidabilité du dispositif ackermanien dans les films cités,
plutôt celui de la fille éloignée, dans Letters Home, c’est plus franchement le point de vue maternel qui est
privilégié, sans doute en raison de l’interprétation de la mère par Delphine Seyrig – Sylvia Plath « réparera » cela
dans ses ouvrages autobiographiques ultérieurs. Bien que nous ne pouvons pas développer ces points, il nous
importait d’évoquer Chantal Ackerman d’une part et Sylvia Plath d’autre part, dans ce Chapitre consacré à la
subjectivité féminine.
304

entre ce qui est montrable et ce qui est obscène.
La mémoire forme ainsi un véritable réseau de pensées, visuelles, sonores et/ou protéiformes. On
peut ainsi envisager certains films documentaires/expérimentaux, comme des tentatives
formelles pour s’approcher des processus par lesquels l’esprit se représente l’expérience. Images
d’enfance, images d’objets représentant l’enfance, images oniriques recomposées, musiques,
images documentaires externes qui font écho à des impressions personnelles, la cinéaste se
compose ainsi un album personnel, qui n’est autre que son auto-filmo-graphie.
- Les modes filmiques de représentation de la pensée selon Horowitz
All our thoughts and knowledge
are by signs.
Charles Pierce
Mardi Jon Horowitz a classé la pensée en trois catégories 272 , trois modes qui peuvent nous aider à
identifier des correspondances entre les processus de la mémoire et la représentation filmique.
Nous en résumons et personnalisons la distinction.
L’image :
En premier lieu, il y a l’image : non seulement l’imagerie visuelle, mais la capacité à se
remémorer l’expérience sensorielle, sachant qu’au cinéma, on est limité, pour exprimer les
sensations, aux sons et aux images. L’image d’Horowitz peut être comparée à une sorte de
pensée sensorielle. L’imagerie visuelle de l’esprit nous apparaît comme étant à la fois plus
complexe et moins systématique que l’imagerie visuelle du cinéma. Certaines images peuvent
nous parvenir sans qu’elles aient été consciemment convoquées, comme les images issues du
rêve ou du rêve éveillé, comme un visage vu sur un écran qui nous rappelle quelqu’un, un lieu
produisant une sensation diffuse de familiarité, ou encore simplement une couleur – on pense
aux glaïeuls rouges réactivant le traumatisme de Marnie, dans le film d’Alfred Hitchcock,
Marnie/Pas de printemps pour Marnie, 1964.
Et en même temps, ces images sont parfois difficiles à recomposer, parfois même irrécupérables
(dans le cas de Su Friedrich), comme le rappelle David MacDougall :
It is a common experience to find the faces of loved ones the most difficult to recall. The
more actively one pursues them the more effectively they sidestep the mind’s gaze, as
though long familiarity had rendered them too complex and heterogeneous for a single
272 Mardi Jon Horowitz, Image Formation and Cognition, New York : Appleton-Century-Crofts, 1970, pp.69-82.
305

image to suffice. Films condense such multidimentional thinking into concrete imagery,
stripping the representation of memory of much of its breadth and ambiguity. 273
Ce qui demande parfois l’intervention du langage verbal.
Le verbe :
Deuxièmement, il y a la pensée lexicale : la pensée lexicale d’Horowitz est amplement
représentée au cinéma, bien que souvent sous une forme plus élaborée, que dans la démotique 274
gribouillée de la vie quotidienne, comme par le commentaire par exemple. En fait, la pensée est
plus généralement constituée de fragments de langage souvent brisés et indécodables pour
certains, et dont le sens ne peut s’exprimer verbalement.
En représentant la pensée lexicale et sensorielle, on pourrait penser que les films ont intégré les
éléments essentiels de la mémoire, car les images, les sons et les mots tendent à dominer les
conceptions de notre conscience – ce qui est souvent le point de vue des films documentaires
sociaux ou politiques, qui réduisent ces deux catégories au simple format de l’archive (le
sensoriel) et des interviews (le lexical/verbal), car il est souvent tenu pour acquis que cette
représentation bidimensionnelle représente la mémoire, mais aussi l’histoire.
Le geste :
Enfin, Horowitz conçoit une pensée qu’il appelle « enactive » 275 , que nous traduirons, à défaut,
par « une pensée du geste » : ce troisième mode de pensée est ni l’image ni le mot, mais le geste
- « Ou il y avait le geste, ou il y avait la parole, il fallait choisir.. » résume Marguerite Duras 276 -
ce qu’on pourrait appeler l’expérience incarnée dans le corps, les gestes, les muscles, conférant à
la pensée une dimension kinesthésique que possède aussi le cinéma (« mouvement »). Une
manifestation de la pensée qui nous semble, à nous-mêmes, parfaitement familière, mais qui
nous intrigue chez les autres : la façon qu’a quelqu’un de tourner la cuillère dans sa tasse, de
273 David MacDougall, Transcultural Cinema, Princeton New Jersey : Princeton University Press, 1998, p.237.
274 L’écriture démotique (de la racine de « demos », le « peuple » en grec) est un système simplifié d’écriture, qui
permet la lecture et la compréhension de langues complexes. Le commentaire, souvent littéraire et/ou poétique des
commentaires en voice over, apportent une certaine complexité à des moments de vie/communication ordinaires, et à
un fonction du langage plus phatique (dont le but principal est d’établir un contact, de s’assurer qu’on est entendu)
que référentielle et émotive (les fonctions du langage axées sur le destinateur), selon Roman Jakobson,
« Linguistique et poétique », in Essais de linguistique générale : les fondations du langage , traduit de l’anglais par
Nicolas Ruwet, les Éditions de Minuit, Paris, 1963, pp.216-217.
275 La traduction de cette notion est assez difficile en français. Si l’on ne craignait pas les confusions, on pourrait
également parler de « performance » dans le sens anglo-saxon, et dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises. Par
contre, on exclut la traduction, théoriquement possible, de « représentationnelle », car ce serait entretenir encore plus
de confusions avec les autres signes que nous avons identifiés, et qui relèvent tous, au cinéma, de la représentation
(dans le sens « action de mettre quelque chose sous les yeux, quelque chose à voir » ou plus spécifiquement ici
« action de rendre sensible quelque chose au moyen d’une figure, d’un symbole, d’un signe », les deux définitions
provenant du Grand Robert Alphabétique et Analogique de la Langue Française.)
276 Interview de Marguerite Duras par Jacques Rivette et Jean Narboni, in Cahiers du Cinéma n°217, 1969, p.54.
306

croiser les mains ou de pencher la tête – ce que résume Freud en écrivant « Le conscient et la
mémoire s’excluent mutuellement » 277 . C’est encore le geste venu de loin, d’une mère qui lisse les
cheveux de sa fille devenue adulte, geste qu’elle répète à chaque fois que sa fille lui pose une
question embarrassante sur sa propre mère (sa grand-mère), dans le film d’Amalie R Rotchsild,
Nana, Mom and Me. 278 Et puis, comme nous l’avons suggéré en introduisant le gros plan comme
élément signifiant de l’expression filmique féministe, comme la littérature et le cinéma, la
pensée fabrique ses gros plans ; le geste en est un. Comme le baiser cassavetien qui ne peut
s’imaginer qu’en gros plan, à fleur de peau/d’écran, le geste esquissé d’une mère, d’un père, ne
s’imagine qu’en gros plan, sans contamination aucune avec d’autres sèmes visuels.
La mémoire incarnée trouve donc sa manifestation première dans les images de comportements
physiques, de mouvements habituels - on se rappelle la décomposition des gestes ordinaires par
Yvonne Rainer pour désactiver le réflexe de prédation du spectateur. Des trois catégories, le
geste est, de facto le mode mémoriel le plus proche du signe indexical 279 , ce que nous rappelle
Christian Metz : « La chair au cinéma, c’est ce qui vient d’abord, le corps avec sa texture, ses
articulations, ses mouvements…. » 280 On pense encore aux gestes de la mère dans Daughter Rite,
gestes maternels immémoriaux, la toilette de l’enfant, son habillement, son coucher ; ces gestes
systématiques sont remis en cause dans leur sens même dans Daughter Rite qui, comme son titre
l’indique, s’attaque à la notion de rite, de geste. On ajoutera enfin que ce troisième mode est le
plus étroitement associé à l’expression des émotions, dans son travail synesthésique et physique
– l’émotion entraîne généralement une réaction immédiate, incontrôlée du sujet, qui se traduit
généralement par des manifestations corporelles. Le corps se souvient plus encore, plus
profondément sans doute aussi, que les yeux, les oreilles ou même le cerveau ; il se souvient en
premier lieu des contacts et des abus – l’objet enfoui dans les dispositifs textuels des films que
nous analysons (Sink or Swim ; Daughter Rite), et qu’il faudra lire dans le désordre des corps.
La narration
281:
277
S.Freud, « Lettre 52 à Fliess », in Naissance de la Psychanalyse, Presses Universitaires de France, Paris, 1973,
p.59.
278
Ce film, réalisé en 1991, se concentre sur trois générations de femmes dans la famille d’Amalie R Rotschild. Elle
entame le film comme pour enregistrer une trace de la grand-mère, Nana, très âgée, étant née avec le siècle ; puis à
la disparition de Nana, au cours des deux années que dura le tournage. Le film évolue sensiblement alors vers une
quête plus personnelle, s’interrogeant sur ses racines et son identité de femme, en cette fin de siècle qui a vu le statut
des femmes se modifier considérablement.
279
Dans son emploi sémiotique, l’indice (signe indexical) est un signe qui renvoie, comme un panneau de
signalisation indiquant une flèche signifiant « Prenez cette direction si vous voulez aller à X ». Ici le geste renvoie
directement à un sujet (corps et histoire).
280
Ch. Metz, le Signifiant imaginaire, Christian Bourgeois Éditeur, 1977-2002, p.134.
281
Nous distinguons ici la notion de narration de celle de récit. Si le récit est l’énoncé dans sa matérialité, ce que
l’on appelle par ailleurs la diégèse,
307

À cela, on pourrait éventuellement ajouter une quatrième catégorie : la pensée narrative. C’est
elle qui organise et gouverne les objets et les actions dans le temps, sans laquelle la mémoire
lexicale serait tout simplement impossible, parce qu’incommunicable. En fait, les films créent
une sorte de synthèse des divers modes de représentation qui imitent assez étroitement, les divers
modes de représentation mentale. Bien que les films soient visuels, ils relèvent également de
l’aura (au sens benjaminien du terme : « Manifestation d’un lointain » 282 ), du verbe, du récit et du
mouvement. Ils glissent à travers des registres cognitifs qui contribuent à la restitution filmique
d’une expérience passée. Nous allons maintenant en explorer quelques processus, tels qu’ils
tendent à identifier et isoler un traumatisme qui avait été forclos (inhibé) afin de l’évacuer ou de
le résorber par le travail du film.
2) Une histoire de mères et de filles, et les autres...
- Quelques parcours de femmes et la valeur du symptôme
Nous associerons l’approche cinématographique de Mindy Faber, Su Friedrich et Michelle
Citron à ce que l’on appelle abusivement un travail de mémoire, mais aussi de réparation. Elles
sont nombreuses à trouver la voie du cinéma après des parcours souvent difficiles, en particulier
la dépression et l’ostracisme qui s’en suit généralement de la part de la société. C’est le cas de
nombreuses histoires, toutes singulières, toutes meurtries par le simple fait que les femmes n’ont
pu pendant longtemps vivre leur vie.
C’est d’abord l’histoire assez ordinaire de Joyce Chopra, cinéaste ayant débuté dans les années
soixante au sein du direct cinema. En 1972, elle découvre quelques années plus tard qu’elle est
enceinte, et comprend qu’elle va devoir choisir entre sa carrière et sa famille à venir. Elle en fait
un film qui restera célèbre : Joyce at 34. Grâce à ce sujet que le hasard lui offre, elle franchit le
pas, du cinéma direct qui était la norme – une forteresse masculine selon elle 283 - vers le
documentaire autobiographique 284 . Son changement de direction coïncide historiquement avec la
montée de la seconde vague du mouvement féministe, née en réponse à une position
d’assujettissement des femmes dans le cadre des manifestations politiques des années soixante.
282 Nous reviendrons sur cette notion d’aura, en abordant le travail visuel de Jonas Mekas.
283 Elle relate son expérience frustrante au sein du mouvement, dans l’ouvrage de Jim Lane, The Autobiographical
Documentary in America, Madison : The University of Wisconsin Press, 2002, pp.145-146.
284 Joyce Chopra réalisera plusieurs documentaires avant de passer à la fiction de long-métrage en 1984 avec
Smooth-Talk, adapté d’une histoire de Joyce Carol Oates, puis en 1989 avec un second long-métrage co-réalisé avec
l’actrice et productrice Diane Keaton : The Lemon Sisters. Le passage du documentaire à la fiction n’a pas
fondamentalement changé les problématiques chères à Joyce Chopra, cette dernière étant restée fidèle au réalisme
social.
308

Le film de Joyce Chopra est l’exemple même du dilemme formel entre réalisme social et
expérimentation féministe. Joyce at 34 reste fidèle au réalisme social (tel que nous l’avons défini
en première partie de ce chapitre), par son sujet de société (le contrôle des naissances et le
carriérisme des femmes), la construction classique, chronologique, de la grossesse et l’inclusion
des questions existentielles, somme toute assez banales. Par contre, et comme nous l’avons
également souligné, l’aspect « social » est atténué, car Joyce Chopra évolue de toute évidence
dans un milieu économiquement et culturellement favorisé. Enfin, le film offre une clôture assez
conformiste, une sorte de « happy end », où la femme active réussit, grâce à son milieu aisé, à
poursuivre sa carrière tout en élevant son enfant. Malgré son caractère, somme toute, assez
formel, Joyce at 34 initie une des grandes tendances du cinéma féminin, qui est le déterminisme
social contre les aspirations personnelles. Dans Nana, Mom and Me, la cinéaste Amalie R
Rotschild, après des détours intersubjectifs transgénérationnels, en vient à aborder frontalement
cette question, sans fournir cependant, et heureusement, de réponse précise.
C’est aussi l’histoire de Barbara Hammer, que l’homosexualité longtemps refoulée a conduite sur
les chemins de l’autobiographie, comme elle aurait pu l’amener sur le divan du psychanalyste –
un travail métonymique s’il en est, avec son film Tender Fictions, 1993 (elle est surtout connue
pour le film réalisé une année auparavant Nitrate Kisses, 1992).
L’ostracisme (« Attitude de réserve et d’hostilité d’un groupe, d’une société, à l’égard de
quelqu’un » 285 ), c’est ce à quoi la réalisatrice Allie Light, a dû faire face, en tant que sujet
souffrant de dépression chronique. Elle a néanmoins fini par devenir enseignante puis cinéaste ;
elle réalise Dialogues With Madwomen, 1994, où elle mêle étroitement son parcours
psychiatrique à celui des nombreuses femmes qu’elle a rencontrées et qui se sont lancées dans la
pratique d’une forme d’art (théâtre, happening, lectures, photographie, peinture), pas tant comme
une thérapeuthique (guérir pour retrouver les paramètres psychologiques normatifs), que dans la
quête d’une créativité intimement liée à leur identité forgée par leur parcours, comme enrichie
par leurs dérèglements psychiques :
Using a mixture of home movies, archival footage of psycho wards, re-enactments and
interviews with her subjects, Allie Light has created a complex, moving portrait of
women in whom depression, schizophrenia and multiple personalities coexist with
powerful, sometimes inspired levels of creativity. 286
En d’autres termes, il s’agit de vivre avec sa différence, voire son handicap, qu’il s’appelle
névrose, dépression ou certaines formes (légères) de psychose ; c’est ce que défend alors le
285 Acception 3 d’une définition provenant du Grand Robert Alphabétique et Analogique de la Langue Française.
286 Gary Morris, « What does it mean to be a madwoman and an artist in American society ? », in Bright Lights
Film Journal, n°14, September 1995. (http://www.brightlightsfilm.com/14/madwomen.html)
309

mouvement américain de l’anti-psychiatrie (en tête duquel les Professeurs Ronald Laing et
David Cooper) qui s’inspire des travaux de Frieda Fromm-Reichmann 287 , la première à mettre
l’accent sur la possibilité d’une communication entre le schizophrène et son analyste, et plus
globalement entre le malade « mental » et le monde qui l’entoure, grâce à certains protocoles. Le
documentaire et l’autobiographie sont naturellement les canaux privilégiés de cette démarche, le
documentaire en interrogeant les images du réel, leurs liens avec le sujet, leurs incidences sur lui,
et l’autobiographie, en (ré)inscrivant le sujet au centre de son monde-là. Cette nouvelle approche
de la psychose s’appuie sur l’étude des facteurs sociaux, et argue que de très nombreuses femmes
se sont réfugiées dans ces états que d’aucuns nomment « folie » car elles n’arrivaient pas à faire
face à une pression sociale et/ou familiale 288 – la famille fonctionne comme un microcosme
social – perçue comme insurmontable, voire intolérable par le sujet. La psychose consiste alors
en une sorte de voyage intérieur qui peut, selon les cas, mener à une reconstruction permettant
alors un meilleur contact avec soi.
- Delirium 289 …There was a girl
ou le film comme thérapeutique familiale, au risque de la folie
Prenons comme premier exemple significatif : le film de Mindy Faber 290 , Delirium 291 de1993, qui
nous offre un dispositif énonciatif particulièrement original. Le récit est pris en charge par la fille
d’une femme vieillissante souffrant d’une névrose maniaco-dépressive. La fille devenue adulte et
cinéaste, essaie, à l’aide de conversations avec sa mère, de témoignages, de photographies de
famille et de fragments de la vie de sa mère, de revenir sur ce « quelque chose », comme un
secret honteux, qui se trouvait au cœur de leurs vies. Le film s’ouvre sur les images au ralenti
d’une vieille femme aux cheveux blancs, vêtue d’une robe à fleurs et chaussée de tennis
multicolores, qui danse au son d’un standard du blues, une mélodie langoureuse et lointaine et
287 Elle fut l’analyste puis l’épouse d’Erich Fromm, et influença à sa manière l’École de Francfort (Adorno,
Marcuse, Habermas, Benjamin, Kracauer…) qui se caractérise par une théorie critique. A la positivité d'une raison
instrumentale, à l'utopie totalisante du sujet hégélien unifié à l'objet sous l'emprise du savoir absolu, elle opposait la
mise en oeuvre constante d'une négativité critique (la « dialectique négative » que nous retrouvons chez les
féministes) susceptible de mettre en évidence la tension constante entre le concept et le réel, entre le sujet et l'objet.
288 C’est le sujet du film de Ken Loach, Family Life, 1971, qui s’articule autour du « cas » d’une jeune fille
psychotique, dont la schyzophrénie est causée par un milieu socio-familial répressif et intransigeant. Or l’approche
loachienne se caractérise par un point de vue externe qui offre une certaine distanciation quasi-brechtienne, et le
traitement consiste en une rhétorique très politique qui sacrifie le personnage de Janice – comme la Cathy de Cathy
Come Home avant elle, comme la Maggie de LadyBird Ladybird, après elle, sur l’autel du discours politique, la
femme n’étant, au bout du compte, qu’un « outil » d’analyse particulièrement exploitable.
289 Ce titre de paragraphe fait référence au célèbre vers de William Wordsworth, dans son Prelude « There was a
boy : ye knew him well… » qui illustre la nostalgie de l’enfance. Ici, il s’agit d’un contrepoint, puisqu’il la narratrice
est une fille, et surtout elle ne se connaît pas très bien, ayant quasiment forclos une partie de sa vie.
290 Mindy Faber a réalisé une huitaine de films vidéos, tous traitant des relations mère/fille, fabriqués sur ce même
mode mixte documentaire/expérimental. Entre autres : Suburban Queen, en 1985 ; Identity Crisis, 1990 ; The Man
Within Me, 1995.
291 Film vidéo de 23 minutes.
310

des paroles susurrées « Don’t leave me, baby… ». La caméra glisse vers la photo d’une petite
fille, tandis que la cinéaste-narratrice débute son récit :« She was her Mom’s third child…. 292 »,
puis glisse à nouveau sur une autre photo de famille réunissant parents, frères et sœurs (un
portrait de famille datant des années cinquante), puis effectue un panoramique avant sur le visage
de la mère ; les couleurs surannées semblent se rafraîchir, à la manière des flash-backs du cinéma
classique (film mélodramatique) :
Two years before she was born, her mother had a traumatic mental breakdown. Mindy
never knew what exactly happened, but it was always there as she was growing up, like
wallpaper showing through peeling layers of paint.
Cette image du symptôme maternel comme palimpseste familial est particulièrement frappante
dans ce film. Et le symptôme, cette « manifestation subjective d’une maladie ou d’un processus
pathologique, tel qu’exprimé par le patient, et qui peut prendre des aspects multiples ; il est
souvent porteur d’une signification utile à la personne. » 293 , c’est ce qui s’attache à la femme et à
son histoire, et dont Freud a fait un des invariants de son analyse 294 du psychisme féminin, et
donc de son traitement des névroses, en particulier de l’hystérie – l’état hystérique étant lui-
même un symptôme. C’est donc ce qui est visé par la critique féministe, le symptôme comme
élément pathogène en lui-même, pourvoyeur des maux des femmes, car, contrairement à cet
alinéa tout théorique de la définition du symptôme « […] porteur d’une signification utile à la
personne », l’histoire veut qu’il ait surtout été utile aux maris, médecins, psychiatres et autres
censeurs de la subjectivité féminine au cours des siècles.
Et puis, « l’image » choisie du papier peint qui laisse apparaître les anciennes couches de
peinture, fait ressurgir chez le spectateur toute une galerie de portraits, proches ou fictifs, qui ont
bercé notre jeunesse et nos premières années de cinéphile, avec le portrait de ces mères
impeccables et guindées, au sourire rouge baiser pincé qui peuplaient notre imaginaire inquiet –
Mindy Faber ne nous épargne en effet aucun cliché maternel ; il ne s’agit pas de les effacer d’un
effet de palette graphique ; ils ont existé, toute une société américaine a voulu y croire,
aujourd’hui les photos en attestent. Mais la vérité se situe ailleurs : dans la rencontre avec
« elle », devant une caméra, comme si l’appareil d’enregistrement s’était muté en révélateur, et
que derrière les cheveux hirsutes, le regard perdu, les rictus, il y a une mère, et derrière la mère,
il y a une femme, et derrière la femme, il y a l’enfant, la petite fille. « What’s wrong with me ? »
demande-t-elle à sa fille, à intervalles réguliers, en se lissant les cheveux et se pinçant les lèvres.
292
Tous les fragments du commentaire en voice over sont directement tirés du visionnage du film.
293
Il s’agit de notre définition, condensée pour la circonstance.
294
En effet, dès le début de ses recherches, Freud se rend compte de l’utilité du symptôme. Le sens renvoie à un
événement traumatique, théorise-t-il, à la suite de Joseph Breuer, et de plus, la signification du symptôme est pour
lui de nature sexuelle.
311

Les réponses arrivent, précises, tranchantes comme un poignard. Mindy, la narratrice-réalisatrice
poursuit l’histoire de sa famille en alternant les photos jaunies, souvent à charge , avec les images
vidéo tournées en gros plan de sa mère vieillissante. « She saw herself as an anomality, an
aberration, with no real reason for her hysteria but her nature. » La représentation socio-
familiale de Mindy était semblable à la plupart des familles de cette génération d’après guerre,
où le père était brocardé comme un héros, souvent revenu de la guerre avec les honneurs, un
homme qui possédait le savoir, qui vivait dans le monde, tandis que la mère était épinglée
comme une personne instable, émotive, et souvent infantile. On voit alors un cliché du père en
costume sombre, port auguste et sourire de circonstance, tandis que la mère paraît déguisée en
fille du far-west, posant pour l’appareil, comme si elle venait tout droit d’un roman de Tennessee
Williams (Baby Doll par exemple). C’est alors qu’en voice over – ici, la voix porte bien son
nom : puisque les photos refusent de livrer le secret de ce couple si mal assorti, si fictionnel dans
ses postures, l’assurance légitime du père (la culture), la fantaisie hystérique de la mère (la
nature), Mindy, l’enfant du couple, tranche en annonçant avec assurance, « it’s crystal clear to
me », que la dépression de sa mère était indéniablement liée à son assujettissement 295 en tant que
femme condamnée à la maternité (elle a subi plusieurs fausses couches, et d’ailleurs Mindy naît
après l’une d’entre elles) et surtout aux tâches domestiques, sans espoir de changer de statut ; et
de plus, elle est invitée tacitement et perversement à reproduire le même schéma avec ses filles
en leur enseignant la cuisine – Mindy adolescente fait souvent le rêve qu’elle sort un pain du
four, mais que le pain est si long qu’il finit par l’ensevelir complètement – ou encore la couture «
seen as an act of torture by the girl, so anxious to avoid the sewing lessons that she twists her
body as if to physically weasel out ». Le souvenir suivant est du même ordre, tout aussi ambigu,
quand elle se rappelle que sa mère la déshabillait pour l’empêcher de s’enfuir de la maison
« There must be a better place over the fence » avait-elle l’habitude de se dire tout bas. Bras
armé par lequel s’exerce la loi du père, ou haine inconsciente à l’encontre de sa progéniture, la
mère, qui veut ne se souvenir de rien 296 , est difficilement appréhendable comme victime
expiatoire d’un système, et pourtant c’est tout le paradoxe d’un film qui travaille la notion de
« Motherhood » de façon subjective, personnelle, et finalement critique.
295 On entend ici l’assujettissement comme un état de dépendance social, économique, affectif et probablement
sexuel – ce qui nous ramène à la remarque de Virginia Woolf dans A Room of One’s Own, tout en révélant ici le côté
particulièrement sombre de la sujétion domestique, qui, dans certains milieux ne semble pas avoir beaucoup changé
depuis le XIX° siècle, à en croire le socialiste oweniste William Thompson, qui écrivait en 1825 dans son pamphlet
Appeal of One Half of the Human Race, Women, against the Pretention of the Other Half , Men, to Retain them in
Politicaland Domestic Slavery : « Toutes les femmes mariées sont des esclaves domestiques, civiles et politiques, au
sens littéral du terme, et nullement dans un sens métaphorique. » Citation tirée de John Stuart Mill,
L’Asservissement des femmes (Présentation de Marie-Françoise Cachin), Éditions Payot, Paris, 1975, p.7.
296 La mère finit quand même par interroger sa fille sur ses prétendues exactions : « What do you think I took out on
you anyway ? » (« tu penses vraiment que je me suis défoulée sur toi ? »
312

Pressée de se souvenir par une fille avide de déclencher des déclics, de forcer des serrures qui
résistent pour obtenir des réponses, la mère finit, presque agressivement, par lui ôter la caméra
des mains et la braquer, maladroitement vers la fille jusqu’à présent dans l’ombre. Mindy (notre
photo), ayant subitement perdu le contrôle, se retrouve dans la position de la « patiente »,
sommée de se souvenir à son tour, et surtout de le faire en direct, face caméra, face à la mère.
Puis Mindy lance, avec un glissement énonciatif particulièrement significatif de « We » à
« They » puis à « We » : « We were all caught up in this game called family. […] They did not
know the rules but they faked their way through because it was the only game around. We learn
through narration . » Cette référence au récit, qu’il faut comprendre comme métarécit, le récit des
récits, censé orchestrer les vies d’un groupe, d’une nation, illustre parfaitement la dimension
politique du film de famille, et à laquelle il participe.
D’autre part, ce qui frappe surtout, c’est la volonté de la narratrice de raconter sa vie à la
troisième personne – ce que Gérard Genette nomme narration « autodiégétique » 297 . Malgré
l’absence d’ambiguïté quant à l’identité de personne entre réalisatrice, narratrice et personnage 298
– les relations sons/images sont en parfaite synchronie - l’absence du « Je » signale le travail
identitaire en train de s’effectuer par le film, en traduisant par ces jeux de voix (Philippe Lejeune
parle de texte bilingue 299 ) l’incertitude du sujet quant à son identité ; en effet, les pronoms
personnels de la première personne marquent l’identité du sujet de l’énonciation et du sujet de
l’énoncé. Ce pronom « She », marque du féminin, qu’elle partage de facto, par nature, avec sa
mère, une autre « She », se partage entre aliénation – elle parle d’un ailleurs, de quelqu’un
d’autre, ou de son Autre - et élégie – elle fut ce quelqu’un d’autre, ce « She », mais elle ne l’est
plus, et si elle ne se reconnaît pas totalement dans ce « She », elle en ressent une perte : « Le ça-
a-été bat en brèche le c’est moi », écrit Barthes à propos de la photographie 300 ; il est intéressant
297 Gérard Genette (Figures III, Éditions du Seuil, Paris, 1972), cité par Philippe Lejeune, in Le Pacte
autobiographique , nouvelle édition augmentée, Éditions du Seuil, Paris, 1996, p.15. Il convient d’ajouter que
Philippe Lejeune insiste sur le fait qu’il élabore sa classification à partir d’œuvres de fiction (opus cité, p.16). Il est
certain que le même procédé dans le contexte documentaire n’est pas opposé au contexte de la fiction. On sera
cependant particulièrement regardant sur la procédure des énoncés et du lexique, sachant que le terme « diégèse »
(terme grec développé par Platon et Aristote) dénote une certaine technique de narration, et donc connote plus
généralement la fiction que le documentaire a priori. Encore que nous ayons intégré la notion de récit à
l’organisation séquentielle du film documentaire, ce dernier faisant finalement assez rarement l’économie d’une
construction préalable – la notion de « non preconception » chère à Flaherty et Leacock n’étant plus un modèle pour
les cinéastes dont nous analysons les œuvres. On peut se reporter à la définition proposée dans l’ouvrage collectif
Esthétique du Film (édité par Jacques Aumont, Alain Bergala et Michel Marie), coll. « fac.cinéma », Éditions
Nathan Université, Paris, 1983, p.80.
298 Philippe Lejeune démontre que si l’identité n’est plus établie à l’intérieur du texte par l’emploi du « je », « elle
est établie indirectement, mais sans aucune ambiguïté, par la double équation auteur = narrateur, et auteur =
personnage, d’où l’on déduit que narrateur = personnage, même si le narrateur reste implicite. » (Opus cité, p.16).
299 Opus cité, p.17.
300 Roland Barthes, la Chambre claire : Note sur la photographie, Coll. « Cahiers du Cinéma », Éditions de l’Étoile,
Gallimard, Seuil, Paris, 1980, p.27.
313

de constater que cet emploi énonciatif de la personne grammaticale « She » s’apparente au
message que nous renvoie une photographie.) Ainsi, contrairement à la distinction canonique du
point de vue d’un récit à la première personne d’un récit à la troisième personne 301 , on ne
remarque pas ici de distinction fondamentale de point de vue, simplement la manifestation de
plusieurs instances du seul et même sujet en (re)formation. De plus, si la narratrice débutait par
un « Je » triomphant, elle menacerait le « Je » de la mère, ou plus exactement, elle entrerait en
conflit frontal avec elle ; car si la fille peut envisager, en se référant comme « Je », de s’adresser
à sa mère comme « Tu », l’inverse est bien moins probable : la mère ne fait pas la distinction
entre elle et l’autre/l’Autre, puisqu’elle l’a pour ainsi dire exclu de sa représentation – elle
occupe seule le centre du tableau.
L’usage peu fréquent de la troisième personne comme procédé énonciatif dans le récit personnel
– qu’on appellera génériquement autographique - se caractérise également par la distance créée
entre la narratrice et son passé, ce qui est le cas ici. L’on pourrait presque aller jusqu’à une
position de déni, en tout cas d’une ambiguïté entre reconnaissance et déni, de ce passé et de la
personne qu’elle était alors. On notera cependant, afin d’être précise sur cette question, que cet
usage peut signaler l’orgueil ou l’extrême modestie (l’oubli de soi-même), et également le travail
de la fiction (dans le sens de « fingere » signifiant forger, fabriquer) ; l’on donnera l’exemple du
texte autobiographique de Roland Barthes par Roland Barthes où l’auteur écrit en exergue cette
célèbre annonce : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman. » qui
ainsi dédouane l’auteur d’une certaine responsabilité à l’égard des écrits qui viennent ensuite.
Figure de style, modestie, qui signale qu’il est difficile de faire la part des choses, et que toute
déclaration est frappée de subjectivité. Pour revenir au film de Mindy Faber, on remarquera que
le titre du film, Delirium, peut être lu comme une mise en garde, non pas du caractère fictionnel
du film – tous les paramètres filmiques et discursifs attestent, sans l’ombre d’un doute, de la
véracité des expériences relatées – mais tout simplement du travail du film : le risque que
représente le dispositif consistant à entremêler des extraits de films de fiction avec les films de
famille 302 au risque de contaminer les deux pistes – on connaît l’effet produit par un tel montage
dans les films de Michael Moore – ce qui peut mener à l’hallucination visuelle et donc à la perte
des repères réalité/fiction, ou encore l’éventualité d’un intertexte qui naîtrait de l’investissement
du spectateur dans l’expérience commune que le film tisse, presque malgré elles. En jouant sur le
registre des voix, Mindy établit son double statut d’objet et de sujet, et signale, à l’instar de
301 Nous nous basons ici sur les distinctions de M. H. Abrams, « Point of View », in A Glossary of Literary Terms,
Fort Worth : Harcourt Brace College Publishers, 1999, pp.231-236.
302 On pense évidemment au film de Jonathan Caouette, Tarnation, (2004) dont nous regrettons de ne pas parler. De
plus, la personnalité pathologiquement schizophrène du sujet, en fait un film rétif à la stricte critique filmique.
314

Roland Barthes, la complexité de tout discours, même des plus sincères 303 .
C’est donc par le travail du film, que l’on comparera ici à un tissage fil à fil 304 , ou à un tricot pour
reprendre la métaphore ici pertinente de Boris Cyrulnik 305 , passé/présent, elle/elle, ils/nous, que
les choses finissent par se décanter lentement, à l’image du vin où le temps aura patiemment
séparé la lie (le dépôt, le reste), du breuvage – ici en laissant une partie de l’histoire familiale
derrière elles. Ainsi, le travail du film permet – et c’est là une des constantes des films que nous
évoquons - le travail du deuil 306 : le deuil de l’enfance, d’une enfance qui aurait pu être
heureuse ; le deuil d’une famille comme source vitale au lieu d’une enclave mortifère ; le deuil
aussi de la mère telle qu’elle aurait pu être ; et tous ces deuils se mélangent dans une même et
profonde impression de perte – quand on perd quelqu’un, écrit Hélène Cixous, c’est toujours un
enfant que l’on perd 307 . Et en même temps, ce « I » et ce « My » sont tellement du côté de la
mère, comme son paradigme à elle – on se souvient notre analyse du sujet hystérique comme
étant autocentré, dans une perpétuelle écoute pathologique de son corps et de son désir. Dans une
séquence de film de famille, on voit encore la mère parodier Jesus Christ Superstar 308 en
déclamant devant sa fille hallucinée « This is my body and it was given for you » ; si bien que ce
paradigme du Moi-Je, registre quasi phobogène ici reflète une altérité somme toute menaçante
pour le sujet en construction qu’est Mindy, qu’il est tout naturel qu’elle s’exprime de cette
position de non-personne qu’est la troisième personne, même si le « Je » de l’énonciatrice se
cache dans les plis du texte filmique et ressurgit à des moments-clés, que ce soit dans les swings
de l’énonciation grammaticale, ou dans la sélection et la combinaison des plans et des
séquences. La conversation entre les deux femmes, l’interrelation qui sert de fil conducteur au
film, au sens, s’approche de ce que nous avons identifié comme ethnographie domestique, car la
cinéaste comprend (du latin « cum praere », prendre avec) les implications de sa propre histoire
personnelle dans le contexte socio-politique familial - un procédé de politisation du personnel
303
En contrepoint total, on pense à la biographie de Colette sur sa mère, qu’elle présente comme une figure idéale et
rêvée de la mère en déesse de l’amour.
304
Tissu qui résulte de la superposition de deux fils cousus.
305
Boris Cyrulnik développe régulièrement dans ses écrits sa métaphore du tricot pour exprimer la notion toute
américaine de résilience : « Avec des bouts de laine biologiques, affectifs, psychologiques et sociaux, nous passons
notre vie à nous tricoter. » Puis il ajoute « On peut tricoter à partir de mailles faibles un tricot résistant. » Il en va
de même d’un film. Il suffit de quelques photographies, de quelques paroles dites ou échangées, pour écrire une
histoire de famille et faire résonner en nous de multiples voix. Bien sûr, cela signifie aussi ici qu’une subjectivité, au
départ peu affirmée, malmenée par une histoire difficile, des modèles caricaturaux, peut finir par devenir une femme
qui s’assume et qui fait des films.
306
On définira le deuil comme le long processus douloureux mais nécessaire qui permet de surmonter un événement
critique de la vie, et conduire à la délivrance – ce que Boris Cyrulnik appelle « résilience ».
307
Hélène Cixous, ‘Portrait de la femme derrière la porte’, in Libération, août 2007, dernière page.
308
Jesus Christ Superstar est une référence culturelle incontournable aux Etats-Unis. C’est d’abord une comédie
musicale américaine créée en 1970 à Broadway, par Andrew Webber et Tim Rice, puis un film de Norman Jewison
réalisé en 1973. Plaçant le spectateur dans le point de vue de Judas, le récit restitue les sept derniers jours de la vie
du Christ, de son arrivée à Jérusalem à sa crucifixion.
315

que nous retrouverons dans les démarches suivantes, ce qui fait que ces films ne restent pas
cantonnés, « ghettoisés » dans les griffes du soliloque familial. Lassée de se sentir traquée par les
questions insistantes de sa fille, la mère finit par s’emparer de la caméra, et par la braquer vers
elle.
Ainsi, deux femmes se redéfinissent l’une par l’autre, dans un processus d’échange d’expérience
proche du transfert psychanalytique 309 . La mère reconnaît l’interlocutrice comme sa fille en lui
confiant ses fameux « secrets » de famille, de femme ; la fille écoute sa mère, se fait figure en
creux, réceptacle de sa parole. La fille ne retourne pas ces paroles vers la mère, mais nous le
communique, grâce à sa double action de montage serré, contrôlé des séquences et de son
commentaire en voice over qui aménage le Réel. Elle ôte ainsi un poids à sa mère, la libère de la
prison dans laquelle elle était enfermée – ce n’est que vers la fin du film que la mère se rappelle
les visites traumatisantes chez le gynécologue (on se rappelle qu’elle eut de nombreuses
grossesses, bon nombre qui ne furent pas menées à terme) : « Idiot doctors thought our wombs
were rising and choking our words in our throats » 310 . L’on retrouve le paradigme du silence,
silence forcé ici. Mais le film a accompli son œuvre 311 d’engagement dialogique. Même si la
Mindy a le dernier mot, mère et fille se partagent l’autorité textuelle d’un film qui se présente,
tout au moins en partie, comme un travail thérapeutique qui rompt le cycle infernal des douleurs
familiales et du caractère atavique supposé de l’hystérie.
309
Le transfert se produit durant la cure analytique, ce qui n’est pas la situation dépeinte ici. Cependant, on constate
une certaine analogie avec le transfert que Freud définit dans son Introduction à la Psychanalyse comme suit : « La
faculté de concentrer son énergie libidineuse sur des personnes doit être reconnue à tout homme normal. La
tendance au transfert que nous avons rencontrée dans les névroses […] ne constitue qu’une exagération
extraordinaire de cette faculté générale. » Cette capacité générale au transfert prend un tour particulier dans le film,
puisque la mère, dont nous avons souligné certaines tendances infantiles, peut très bien focaliser sur la personne de
sa fille, dans un processus inversé mère/fille (d’ailleurs la mère nous apprend fortuitement, au détour d’une phrase,
que Mindy est elle aussi devenue maman), la fille disposant alors du « pouvoir » grâce à la caméra, l’initiative de la
prise de parole, et la promesse diffuse d’un dénouement du symptôme dont la mère continuait à souffrir. Cette
analogie avec la situation originelle du sujet, quand celle-ci dépendait de l’amour de ses parents, va déclencher une
série d’associations libératrices. Il n’y a pas cependant de « happy end », et la mère, qui préfère quand même ses
tranquillisants aux théories évolutionnistes du féminisme.
310
« Ces idiots de médecins pensaient que notre utérus remontait jusque dans notre gorge et étranglait nos
paroles. »
311
Nous ne souhaitons pas donner de ce film une vision trop idyllique de la subjectivité féminine telle qu’elle
s’exprime dans ce film étrange, parfois à la limite du grotesque dans les scènes de pastiche notamment. Bien que le
travail de la cinéaste présence une singularité assez remarquable dans le traitement du symptôme familial, comme
dans les formes choisies qui jonglent entre intimité quasi irrespirable et fantaisie culturelle faite de fragments de
films et de séries drolatiques et légères, on n’échappe pas au discours féministe qui vient alourdir le film – c’est
notre sentiment – et en menacer le fragile équilibre, avec l’apport de voix en off, qui viennent apporter des
informations factuelles sur la situation des femmes, discutent vivement les théories freudiennes, le complexe
d’Électre, les travaux de Charcot sur l’émotivité des femmes et l’hypnose etc….. Ces voix extra-diégétiques -
procédé typique des films télévisés, docudramas et reportages, des années soixante et soixante-dix, que l’on retrouve
avec la même configuration filmique dans le premier film de Ken Loach, Cathy Come Home, 1966 - fonctionnent
comme la caution de l’expert dans un dispositif filmique somme toute indécidable.
316

3) Sink or Swim : ou comment se construire une identité avec des figures absentes
Moi, je suis mon fils,
mon père, ma mère, et moi ;
niveleur du périple imbécile
où s’enferme l’engendrement
le périple de papa-maman
et l’enfant….
Antonin Artaud, Ci-Gît 312
Su Friedrich, cinéaste née en 1954 dans le Connecticut, commença à réaliser des films
documentaires en 1978. Elle a à ce jour réalisé douze films, tous en 16mm. Elle est monteuse,
écrivaine, réalisatrice, monteuse-son et aussi curatrice. Elle est largement reconnue en Amérique
du Nord, ses films souvent vus à la télévision ou dans les festivals, et elle a fait l’objet de
plusieurs rétrospectives ; elle est une des porte-parole de la culture queer aux États-Unis. Sink
and Swim est son sixième film , réalisé en 1990. Dans la perspective de représentation des
images mentales, Sink or Swim est l’exemple même, pour ne pas dire l’archétype du film qui
balance entre une pensée sensorielle et lexicale.
- Papa, la mer et moi
Nager veut que l’on creuse
davantage le lit de la rivière,
qu’on en favorise le passage,
fqu’on en élargisse le cours.
Annie Leclerc, Éloge de la nage 313
Le film de Su Friedrich tire son titre d’un événement ayant eu lieu dans son enfance : lorsqu’elle
demande à son père de lui apprendre à nager, il l’emmène vers un plan d’eau, lui expose la
théorie et la mécanique de la natation puis la lance dans le grand bain. Cette anecdote, racontée
par une narratrice petite fille, vire au conte cruel, à la fable – celle de la petite Électre qui se
trouve trahie par la figure paternelle tant aimée. Après s’être débattue dans l’eau, Sue Friedrich
apprend à garder la tête hors de l’eau, et deviendra une très bonne nageuse - le dicton veut que
l’enfant qui n’aime pas nager, n’aime pas sa mère ; celui-ci dit que l’enfant qui aime nager, a
aimé son père, qui ne lui a pas rendu. Le film expose ainsi la relation duelle d’une petite fille à
312 Antonin Artaud, Ci-gît, in Œuvres complètes, tome XII, Éditions NRF Gallimard, 1989, p.77. Dans son rejet de
la filiation, son travail d’autographe, sa recherche d’une écriture féminine, divisée, et la création de « ses filles de
cœur »…., le poète entretient de profonds points communs avec ces femmes-cinéastes dont nous esquissons le
portrait. Dans un autre contexte, il y aurait beaucoup à dire sur ces profondes résonances.
313 Annie Leclerc, Éloge de la nage, Éditions Actes Sud, 2002, p.9. Annie Leclerc est une philosophe et féministe
française. Dans cet ouvrage, elle fait de la nage une allégorie de l’écriture féminine, mouvante et introspective.
317

l’égard de son père : le ressentiment mais aussi l’attachement. Les images récurrentes de la mer,
force de la nature qui est à la fois une source de plaisir et de souffrance, et de la plage,
paradigmes qui ponctuent ouvrent ou clôturent généralement une œuvre (on se souvient de la
plage comme un espace ouvert, où s’achève par exemple la fuite en avant d’Antoine Doinel dans
Les 400 coups), agissent ici comme un retour du refoulé.
Cette image de l’enfant que l’on jette dans l’eau, c’est le premier apprentissage du père : une
initiation forcée, une découverte du monde, une leçon de vie. Ce geste du père relève de deux
mouvements contradictoires qui finalement sous-tendent le film, mais que la cinéaste n’ose pas
regarder sous cet angle-là : ou la fille surnage et accepte la loi du père, ou la fille se noie et
retourne à la mère. C’est cette alternative que la cinéaste Su Friedrich va refuser d’accepter ; en
choisissant de nager, elle choisit l’indépendance de l’un et de l’autre, mais reste fidèle à l’esprit
du père, jusque dans sa future identification sexuelle. Elle refusera toujours les choix simples et
binaires, ou la facilité des situations claires, et à la place, elle acceptera les situations ambiguës.
Un des thèmes de ses films est l’interpénétration du passé et du présent ; nous découvrons ce
thème lorsque son identité sexuelle émerge progressivement d’une enfance difficile, mais aussi
de la manière dont le passé n’arrête pas de réaffirmer son influence, même à l’âge adulte ; c’est
un des nombreux exemples de la nature multiple et divisée du film, et du sujet Su.
Film autobiographique riche et complexe, qui va au-delà de la simple autobiographie filmée,
Sink or Swim partage quelques traits communs avec les films féministes des années antérieures :
d’une part, l’emploi de films de famille comme dans Daughter Rite, la forme collage et les
thématiques de l’identité sexuelle que l’on trouve dans les films expérimentaux d’Yvonne
Rainer, entre autres. Dans sa forme, Sink and Swim rappelle aussi le film « structural » (nous
traduisons de l’anglais) dont les éléments formels sont eux-mêmes des questions, nous avons
déjà eu plusieurs occasions de le souligner. Le structuralisme cinématographique est un
mouvement formel inspiré de Maya Deren et du Mouvement de l’Abstract Expressionism des
années cinquante, avec des peintres (Jackson Pollock) et des cinéastes (Stan Brakhage, entre
autres) pour lesquels la forme est prédominante sur toute autre considération, ainsi que le
rappelle Philip Adams Sitney :
The structural film insists on its shape, and what content it has is minimal and subsidiary
to the outline. The four characteristics of the stuctural film are its fixed camera position
(fixed frame from the viewer’s perspective), the flicker effect (la caméra vacillante), the
loop printing (montage en boucle), and rephotography off the screen. 314
314 Philip Adams Sitney, Visionary Film : The American Avant-Garde 1943-2000, 3 rd edition, Oxford and New
York : Oxford University Press, 2002, p.348. Les invariants du film structural sont ici respectés, si ce n’est la caméra
fluide et mouvante de Su Friedrich, et sur laquelle nous reviendrons en fin d’analyse.
318

Stylistiquement, le film est tourné dans un noir & blanc sombre, avec du grain. Ces images
proviennent pour la plupart des films que la famille faisait du temps du père – l’on sera amené à
s’interroger sur cette constance du film de famille à exclure le père du champ familial - et ne sont
pas synchronisées, mais exploitées dans leur mutisme obstiné. Ces images hésitent entre un statut
illustratif du texte, et un statut interactif avec la bande-son, c’est-à-dire, en répondant aux
allusions des séquences précédentes, ou en anticipant – ce que nous mettrons sur le compte du
travail onirique du texte filmique, en raison de logiques purement associatives.
Ce caractère multiple s’applique également à la structure interne du film, c’est-à-dire aux vingt-
six sections qui le composent, et finalement à chaque moment de chaque section. Qu’il s’agisse
du sens ou des émotions présents dans chaque section, les idées ne sont jamais statiques, fixées,
mais en constante redéfinition, à la lueur de nouveaux éléments autobiographiques apportés au
fur et à mesure, alors que la cinéaste se bat avec elle-même, ses différents Moi, pour venir à bout
de son passé encombrant. Et en dépit du caractère elliptique (quoique chronologique semble-t-il)
des segments narratifs, le spectateur est trompé par l’impression de linéarité que suggère le
système des lexies, et est ainsi conduit à effectuer une lecture cohérente du texte, par le biais des
titres de chapitres qui fonctionnent comme un réservoir sémique du roman familial. Alors que le
chaos règne en maître dans la fabrique du film.
Le film est donc divisé en vingt-six sections : une pour chaque lettre de l’alphabet. Et si nous
avons évoqué les pratiques avant-gardistes américaines, on se doit néanmoins d’évoquer
également le travail mathématique de Peter Greenaway, de Raul Ruiz, Italo Calvino ou Borges,
dans cette façon de confier à un ordre arbitraire, extérieur au sujet, le soin d’organiser le film en
séquences. Par le biais de vingt-six histoires courtes, une fille raconte les événements marquants
de son enfance qui l’ont conduite à se faire une opinion de la paternité, des relations familiales
en général, du travail et du jeu et de l’identité personnelle et sexuelle. Au fur et à mesure que les
histoires se succèdent, un portrait duel se profile : celui d’un père qui négligeait sa famille au
profit de son travail et de ses affaires, celui d’une petite fille profondément affectée par son
apparente indifférence (voir photo). Le texte en voice over, pris en charge par une petite fille
incarnant le Moi enfant de Su, est très dense et élaboré. En contrepoint, les images auratiques
(« uniques apparitions d’un lointain, si proche soit-il » 315 ) exposent les moments extraordinaires
comme ordinaires de la vie quotidienne en famille, des séquences documentaires d’images
fantasmées, images recyclées et recadrées de films antérieurs… La combinaison contrapunctique
des textes et des images forment un tissu complexe et émotionnel qui va servir d’enveloppe, de
315 Walter Benjamin, coll. « Folio/Essais », Œuvres III, Éditions Gallimard, 2000, p. 430.
319

corps, à la quête d’identité et d’identification du sujet Su. Le journaliste et critique de cinéma
Stuart Klawans définit ainsi sa démarche :
Her films…signalled an important change that was occuring with the evolution of
experimental cinema… The films demonstrate Friedrich’s considerable technical talents
and formal creativity as well as her canny historical sense in reappropriating the formal
strategies generally associated with the « structural film ». Friedrich’s films become
public exorcisms, one that continually exposes and infects the viewer with the psychic
consequences of religious constraints, familial binds and sexual conflicts. 316
- Métaphysique de la naissance : et si le début était la fin ?
Nous n’allons pas lister ici les vingt-six sections, nous nous contenterons de donner quelques
exemples significatifs qui illustrent la démarche de Su Friedrich. La première section débute par
la fin, par le Z, avec le mot qui est loin d’être anodin : Zygote, dont nous apportons ici la
définition vulgarisatrice du Dictionnaire Hachette : « Cellule issue de la fécondation du gamète
femelle avec le gamète mâle. » Les premières images nous montrent ainsi des images d’archives
scientifiques (observations animées au microscope) d’un œuf humain étant fertilisé par le
sperme. Puis, alors que le zygote commence à se multiplier en autant de cellules, la voix d’une
petite fille se met à raconter l’histoire de la naissance d’Athena, déesse grecque de la guerre et
fille de Zeus, qui sortit armée de son casque du crâne même de Zeus. La disparité ironique entre
les faits scientifiques, la reproduction humaine que les archives nous montrent, et l’histoire de la
reproduction mythique – asexuée – d’Athéna 317 que nous raconte la narratrice, que nous
identifions comme le Moi enfant de Su Friedrich, introduit ainsi les conflits et dilemmes au cœur
du film de la cinéaste – le combat d’une enfant pour créer un Moi à elle, une identité à elle, une
sorte de génération spontanée, qui s’opposerait aux faits du monde que les parents lui ont
inculqués. Ainsi, tous les récits et mythes qui vont venir fournir une alternative historico-
scientifique à la réalité de la vie, seront pris en charge par cette jeune narratrice, en lieu et place
de Su cinéaste. Nous apprendrons plus tard que le père de Su, anthropologue renommé, lui donna
un ouvrage sur la mythologie grecque ; cette anecdote introduit également le trouble qui va
planer sur le film : celui de l’influence pernicieuse du père dans l’histoire d’une femme qui
perçoit sa trahison – il quitte sa famille pour en fonder une autre, puis une autre encore – comme
l’élément négatif à partir duquel construire son identité, mais également sa dynamique.
- Sous le signe de l’autoportrait
316 Stuart Klawans « The Year in Film », in The Nation, December 30, 1991.
317 Cette image d’Athéna est un signifiant récurrent du cinéma expérimental des années cinquante, que Philip
Adams Sitney qualifie de « Mythopoetic » (Visionary Film, pp.190-230.). Si pour ces cinéastes comme Stan
Brakhage, Athena jaillissant adulte et armée, représente la figure d’un Moi transcendant, chez Su Friedrich et les
autres femmes cinéastes, l’exploitation de telles figures mythologiques, relève de l’ironie, du déplacement,
suggérant de fait la figure inversée, malléable et menacée d’un Moi en constant processus de formation et de
reformation, de l’instant où le sperme pénètre dans l’œuf, aux divorces, séparations et divisions de la « cellule »
familiale.
320

Cette séquence initiale des zygotes, au traitement images/sons quelque peu ironique, c’est aussi
une scène originelle, non seulement en termes biologiques, mais également en termes de
symbolisation du Réel par l’écriture, et ici, l’écriture autobiographique. En effet, le film de Su
Friedrich présente un certain nombre des invariants de l’écriture autobiographique tels que nous
les avons définis en première partie. Si, comme nous l’avons maintes fois souligné, dans le
cinéma féministe, jaloux de sa constitution fragmentaire, les détails biographiques de la famille
ne nous parviennent que parcimonieusement, au gré des confidences, des nécessités voire des
accidents – Su Friedrich a réalisé quelques années auparavant un film sur sa mère et la jeunesse
allemande de cette dernière, dans Ties that Bind (1984) 318 – la scène métonymique de
reproduction fait plus que suppléer cette scène originelle habituellement ob-scène.
De plus, la généologie est présentée de façon scientifique et détaillée par le biais d’un graphique
animé, dans la séquence K pour Kinship (« parentalité »), où l’on découvre les ramifications de
la famille Friedrich 319 , les histoires parallèles du père (il recompose deux autres familles) et les
filles - et le garçon - qui naissent de ces diverses unions. Ce qui étonne ici, c’est que les prénoms
et noms habituellement présentés dans l’arbre généalogique, qui perpétuent souvent une tradition
interne de prénom identique pour l’aîné par exemple, sont absents du graphique, remplacés par le
code minimaliste des genres : husband/wife et girl/boy (une sorte de code numérique de la
parentalité). L’ironie du sort veut que le père n’ait quasiment procréé que des filles. L’ironie veut
également que l’on ne connaisse jamais ni le prénom ni le nom de famille du père.
Le souvenir est également un des invariants de l’écriture autobiographique. Ici, la forme
fragmentaire du film n’est autre que cette suite d’images uniques du passé, fugaces et insistantes,
fidèles et déformées, en bref, instables et néanmoins indissociables du présent du sujet. Cette
évocation du passé rappelle fortement l’image dialectique de Walter Benjamin, où l’Autrefois et
le Maintenant se rencontrent dans un éclair pour former une constellation :
L’image authentique du passé n’apparaît que dans un éclair. Image qui ne surgit que pour
s’éclipser à jamais dès l’instant suivant. La vérité immobile qui ne fait qu’attendre le
chercheur, ne correspond nullement à ce concept de la vérité en matière d’histoire. Il
s’appuie plutôt sur le vers de Dante qui dit « c’est une image unique, irremplaçable du
318 The Ties That Bind est un film documentaire expérimental sur la mère de la cinéaste qui est née et a vécu dans le
sud de l’Allemagne entre 1920 et 1950. Par un mixage d’anecdotes personnelles et d’histoire sociale, elle décrit la
montée du nazisme, les années de guerre, l’occupation alliée durant laquelle elle a rencontré son mari, un soldat
américain – futur père de Su. Le film rompt avec les conventions du film de guerre, tout en suggérant que la guerre
comme événement et source de grands changements dans les vies, a participé à la construction de la vie et de la
personnalité de la mère (et donc de l’histoire de l’Amérique qui n’est faite que de ces histoires d’exil). Le film
aborde aussi la situation politique américaine, et les relations de la cinéaste avec cette histoire américaine.
319 À propos du nom, il semblerait que la cinéaste ait pris le nom de famille de sa mère. On gardera ce nom à défaut
pour faire référence à la famille de Su.
321

passé qui s’évanouit avec chaque présent qui n’a pas su se reconnaître visé par elle. » 320
Ce paradigme du cosmos et de la lumière est particulièrement signifiant, sachant maintenant le
vécu de la petite fille et sa prédilection pour les étoiles et les mythes.
Ce qui est particulièrement frappant et intriguant dans ce bref travail de reconnaissance des traits
discriminants du texte autobiographique, c’est que le visage de la mère – souvenir-écran de
l’autographe sans lequel il n’est rien (on pense à l’évocation de la mère par tant d’auteurs
autobiographes ou à tendance autobiographique, à commencer par Proust 321 ), a été
significativement substitué par la présence du père 322 : d’une part, pragmatiquement et
ironiquement par la contribution de sa gamète à la fécondation, ce qui est une reconnaissance
assez inhabituelle du « rôle fondateur » du père – le père est aussi un être de nature, comme la
mère – rôle éclipsé généralement par le visage de la mère qui enrobe l’univers de l’infans d’une
bienveillance protectrice et dessine les limites de sa terra cognita. Plus sérieusement et plus
insidieusement cependant, le père n’est autre que le principal paradigme du film, dont le code
serait « Sink or Swim », qui fait référence à son apprentissage de la vie. Si cet énoncé-choc fait
aujourd’hui sourire en raison de l’avalanche de slogans publicitaires construits sur le même
système binaire, ce paradigme va s’infiltrer dans tout le texte filmique comme il s’est infiltré
dans la vie de Su, contaminant son imaginaire, sa vie psychologique, sa vie d’artiste et enfin sa
vie de femme. Présent même absent, le père ne favorise aucune substitution paternelle, et sera à
l’origine de l’identification sexuelle inversée de Su – en tout cas, c’est ce qu’elle exprime
clairement par le film 323 .
Dernier des invariants présent ici, mais simplement évoqué : la vocation de Su pour l’écriture et
pour l’écriture réparatrice du tissu familial par une redéfinition identitaire dans l’espace du film –
contrairement à d’autres cinéastes, Su Friedrich explore le cinéma documentaire et expérimental
comme seul médium. Et d’ailleurs, au fil des sections, par à-coups et mouvements contraires,
l’identité de la protagoniste commence à émerger – protagoniste que nous avons identifiée,
320 Walter Benjamin, Œuvres III, coll. « Folio/Essais », Éditions Gallimard, Paris, 2000.
321 Les lecteurs d’À la recherche du temps perdu, savent à quel point Proust chérissait sa mère.
322 Dans son film précédent, Ties that Bind, 1984, Su Friedrich consacre ses réminiscences cinématographiques à la
vie de sa mère en Allemagne sous l’Occupation, puis la vie de sa mère désormais seule, aux Etats-Unis, dans une
banlieue cossue de Chicago. Or, il convient de préciser que jamais la mère ne se présente comme une figure
imaginaire, adjuvent ou opposant à son développement de femme.
323 Si l’on se base sur les processus identitaires primaire et secondaire, tels que Nancy Chodorow les interprète
d’après les stades freudiens (in The Reproduction of Mothering : Psychoanalysis and the Sociology of Gender,
Berkeley Los Angeles : University of California Press, 1978-1999, pp.54-56.), on pourrait jusqu’à arguer que le
problème ici, c’est que le père est représenté comme une figure à la fois paternelle (rôle éducatif, travail sur le
langage et le manque) mais aussi maternelle, dans la mesure où l’identification primaire semble s’être effectuée sur
lui – les divers paradigmes, le processus naturel de la reproduction, l’eau etc…. pointent vers cette lecture.
322

malgré son absence de la scène du film (on se rappelle de l’abstraction du sujet féminin de la
scène œdipienne, préconisée par Yvonne Rainer) comme les diverses figures de la cinéaste en
devenir. Nous ne reviendrons pas sur la complexité de l’énonciation, ayant vu le même principe
dans le film de Mindy Faber, Delirium, mais il convient néanmoins d’ajouter que la narratrice
(voix d’une petite fille) alterne les sujets grammaticaux « She » et « I » par souci de distanciation
(des diverses identités du sujet) et de différenciation (présent/passé, soi et l’autre) qui désamorce
parfois l’émotivité du spectateur/de la spectatrice : « It’s only when I began writing in the third
person that it became possible to tell my stories at all. », finit-elle par dire. Le changement
fréquent de registre de la voice over, travaille le film dans le temps et l’espace, le près et le
lointain, comme les frictions discordantes d’un 33 tours que le disc jockey fait évoluer sur sa
platine.
- De l’origine des petites filles…
Revenons à notre alphabet inversé. À « zygote » succède Y comme « Chromosome » 324 , qui est le
chromosome masculin. Les images interviennent en contrepoint, avec celle du laiteron, cette
petite fleur sur laquelle les enfants soufflent et dont les particules s’envolent dans le vent ; et
comme chacun le sait, ces fleurs des champs de la famille des graminées sont hermaphrodites et
se reproduisent toutes seules, ce qui fait que tout enfant ayant joué à souffler sur cette fleur de
laiteron, aura permis son ensemencement par le vent, et aura donc joué un rôle actif dans le cycle
de la vie. Cette analogie fonctionne comme un point de départ, un nouveau point de départ pris
par le sujet, vers ce qu’elle croit être l’indépendance – l’indépendance face à ses géniteurs et à
ses éducateurs de parents.
Un peu plus tard, le V comme « Virginity » développe cette aspiration à l’indépendance d’un Moi
qui commence lentement à se profiler, tandis que la narratrice relate ses rêves éveillés et
fantaisies imaginaires où elle évolue parmi les sirènes ou encore se prélasse dans un harem. Puis,
avec le T comme « Temptation », les références féminines reviennent, cette fois-ci avec les
images déstabilisantes de femmes bodybuildées, défilant sur un podium, sous le regard des
spectateurs/spectatrices, dont on ne saura pas formellement la nature exacte du regard, désir ou
rejet, ou les deux ; fascination sans doute, pour cette figure double féminin/masculin,
représentation du Moi clivé. Nous avons parlé de « références féminines » et non pas de figures
érotisées, pour deux raisons : d’une part, il est difficile pour une femme - a fortiori féministe, ce
que Su Friedrich revendique - de regarder une autre femme comme seul objet de désir, et de
plus, d’exploiter son image à de telles fins dans un film, ce qui placerait la regardante dans
324 Scientifiquement, les chromosomes sont les bâtonnets qui apparaissent lors de la division de la cellule – le
chromosome Y est le chromosome masculin, et sert à tracer la lignée parentale.
323

l’infâmante posture masculine du regard prédateur (Laura Mulvey), ce qui n’est assurément pas
l’objectif affiché de la cinéaste qui travaille les images comme une mythologie personnelle (on
se rappelle les dieux de l’Olympe). La psychanalyste Louise Grenier, auteur de Filles sans père :
l’attente du père dans l’imaginaire féminin, écrit à ce sujet :
La jouissance féminine, dans sa reprise fantasmagorique, aura alors les dimensions d’une
fiction, d’un mythe commémorant une perte innomée, et attirant dans son orbite tous les
objets, toutes les représentations ultérieures du sujet. 325
Et d’autre part, parce que les images de ces femmes adeptes du culturisme, contrairement aux
évocations des sirènes et autres créatures mutantes assez régressives, tout au moins infantiles, ne
sont jamais explicitement reliées à l’histoire familiale et à l’histoire du sujet Su ; ces images
revêtent, à défaut, par conséquent un caractère documentaire, de type « images de
remplacement », et ne procèdent donc d’aucune (auto)érotisation consciente en l’absence de ce
lien entre objet et sujet, même si l’enchaînement des séquences tisse une relation père/fille placée
sous le signe de l’appréhension, de la compétition et de la culpabilité.
Avec Q comme « Quicksand » (« Sables mouvants »), on apprend un peu plus loin que le père a
obligé sa fille, encore très jeune, à regarder un film d’épouvante. Comme dans le travail du rêve,
ce souvenir est contigu à celui où le père, ayant appris à jouer aux échecs à sa fille, refuse de
rejouer avec elle après qu’elle l’a battu pour la première fois. La connexion des deux souvenirs
par le récit, dont on ne peut juger de la réalité historique en raison de l’inévitable frayage
fictionnel du récit en voice over, et en raison de l’absence d’images attestant des événements
relatés, laisse entrevoir l’accusation nimbée de sentiments contradictoires adressée au père –
accusation qui se trouve elle-même contrariée, ajournée, par une autre histoire, cette fois-ci celle
d’un traumatisme que le père aurait subi enfant, mais dont on ne saura rien. Par de telles
stratégies narratives et interactions psychologiques, Su Friedrich entretient l’ambiguïté des
relations familiales, refusant le monolithisme des pensées féministe et freudienne, et cherche à
distiller une dynamique, loin du marasme névrotique mortifère qui fait souvent l’objet des films
de femmes, comme dans Delirium, que nous venons de voir, et dont la cinéaste ne se dépêtre
qu’avec un travail de deuil conséquent.
Pour revenir à Sink or Swim, les images de films de famille et les photographies commencent
lentement à venir peupler l’espace du cadre, suivant ce même mouvement de lente apparition, au
cœur desquelles l’absence creuse son lit : les premières petites filles que l’on voit sont les sœurs
et demi-sœurs de Sue, substituts du sujet absent – le sujet, tel qu’il se manifeste à la fin du film,
325 Louise Grenier, Filles sans père : l’attente du père dans l’imaginaire féminin, Éditions Québécor, Montréal,
2004, p.68.
324

n’est pas encore né, il est encore en gestation, et son identification visuelle se fait par petites
touches, selon un processus proche du stade du miroir. L’image du père, tenant dans ses bras sa
jeune sœur, cède l’espace écranique à l’image du père en jeune homme, au moment même où il
expérimenta ce traumatisme qui colorera sa vie d’un pessimisme radical – événement tragique tu
par le texte, mais dont on comprend que c’est à cette occasion qu’il perdit sa jeune sœur, comme
s’il perdait son double romantique, son image positive. Comment ne pas penser à Poe et The
Fall of the House of Usher, ou à la Christabel de Coleridge 326 (« the lovely lady Christabel /
Whom her father loves so well….. »), deux textes dont l’indétermination constitutive du couple
frère/sœur ; Christabel/Geraldine et le père s’applique à ce quelque chose que l’on commence
confusément à entrevoir dans la construction du film - le « tricotage » (Boris Cyrulnik) effectué
par Su Friedrich. On mettra l’accent sur le travail des associations libres, liées pour Freud à
l’évocation des rêves, à la fois typique du Romantisme anglais où tout n’est que suggéré par la
prosodie du texte, et du film de femme où le véritable sens est souvent dissimulé dans les plis du
texte, et où aucune lecture unidirectionnelle ne s’impose jamais. Ainsi, les deux images des deux
jeunes sœurs se succèdent – une présente dans les bras de son père, une absente mais dont la
présence du père dit l’absence, sont étrangement liées dans le film, et font du père une figure
pivot de la cellule familiale et de sa destinée, un maillon de la chaîne qui va d’une fille à une
autre fille (voir l’arbre généalogique sur photo).
L’identification primaire du sujet Su aurait suivi un parcours atypique qui trouve un écho dans
les théories de Freud, de Lacan et de ses disciples (François Peraldi en particulier 327 ). Comme
nous l’avons souligné dans notre introduction théorique sur l’ethnographie domestique et le
processus d’identification par le film de famille, le sujet-cinéaste du film va cristalliser son
travail d’identification sur celui ou celle qu’elle aura choisi comme figure de l’altérité, comme
Grand Autre, en dehors de la mère. Notre première remarque sera que dans la configuration de
Sink or Swim, c’est le père qui incarne d’entrée cet Autre archaïque. Qu’il soit Zeus, dieu de
326 Nous indiquons ici une piste de lecture que nous ne pouvons ici explorer plus avant. On remarquera néanmoins
un certain nombre de points convergents dans les deux textes, Christabel d’une part, Sink or Swim d’autre part : les
allusions assez explicites au lesbianisme de Christabel/Su, le même travail énonciatif sur le « I » et le « She »,
l’aspect fragmentaire des textes poétique et filmique, et enfin et surtout la dimension autobiographique sous forme
de révélations, confessions – On se rappelle que Virginia Woolf rendait hommage à Coleridge comme un « great
mind » qui avait pressenti l’infinie richesse créatrice d’un esprit androgyne. C’est ce que Coleridge réussit à faire, en
s’interdisant d’interférer dans son propre texte et en prenant par conséquent quelque distance lui : par la focalisation,
l’énonciation multiple, le genre gothique « a distancing device to render the sexual and sinful acceptable subjects. »,
comme l’écrit Rosemary Ashton, in The Life of Samuel Taylor Coleridge : A Critical Biography (London :
Blackwell Publishers, 1997), p.192. Dans le film de Su Friedrich, ce qui crée la distance nécessaire, ce sont les allerretours
incessants entre passé/présent ; « I » et « She » et le travail de la voice over.
327 François Peraldi fut « la plume » de Jacques Lacan. D’abord linguiste, ayant obetnu son Doctorat sous la
direction de Roland Barthes, il reprend ensuite les théories freudiennes sur les hypothèses de l’hermaphrodisme
originel, et tente de commuter les figures féminines et masculines, in « La Jouissance de Kali », Confrontations n°3,
Éditions Aubier Montaigne, 1985, pp.197-213.
325

l’Olympe (le père comme mythe), ou fournisseur de gamète mâle (le père comme être naturel),
ce père est bien cet « Autre inégalable, qui n’est pas féminin, mais désigne un personnage
paternel, le séducteur des hystériques amoureuses ; c’est ce père-là qui fait l’objet d’une
identification primaire. 328 » Le schéma de la compétition avec le père, répétée par le biais de
divers récits (la scène du lac, des sables mouvants, du jeu d’échecs, du film d’horreur etc),
accrédite cette idée de l’identification primaire au père, et en même temps, du refus catégorique
du sujet de cette identification qui apparaît d’emblée comme non valide, parce qu’impossible - la
trope ironique, les modèles clivés, à la fois masculins et féminins (Athéna, les femmes
bodybuildées etc), la violence sourde du père, en attestent.
La variété des associations et des connexions induites, donne au film un aspect-collage d’une
richesse infinie, grâce à une persona en formation, dont le manque d’unité crée le travail de
métaphorisation, d’analogies et de compensations visuelles, sonores, verbales et surtout
« enactive » pour reprendre l’expression difficilement traduisible d’Horowitz (les signes
extratextuels, les gestes, les affinités électives du spectateur/de la spectatrice). Alors que la
femme adulte se bat pour se dépêtrer de l’écheveau familial, de ses influences et de ses
malédictions, elle commence à affirmer, de lettre en lettre, une position autonome. Sur le plan
narratif, ce processus d’émancipation de la tutelle familiale – paternelle, atteint son apogée
lorsque l’adolescente Su décide « not to swim », de ne pas traverser à la nage un lac que le père
lui demande de traverser, alors que des années auparavant, il l’en avait dissuadée, refusant sans
doute l’idée qu’elle puisse finalement se passer de lui. Sur le plan visuel, ce moment-clé du film
intervient au cours de la lettre K pour « Kinship » (la parentalité), lorsque, en caméra subjective,
on s’envole à bord d’un avion – le point de vue du voyageur est très probablement celui de Su –
qui survole ensuite la Vallée de la Mort 329 (the Death Valley, profonde dépression géologique
entre la Californie et le Névada), où l’on aperçoit deux personnes marchant main dans la main ;
les images du canyon sont alternées avec des images de femmes nues prenant une douche,
enlacées. La petite fille que le père avait rendue dépendante, angoissée par les périls du monde
extérieur, finit par avoir une vie par elle-même, on her own, se mouvant dans l’espace en toute
liberté, et enfin, accédant à une sexualité choisie - le choix de la jouissance féminine contre le
reste des opportunités.
- La lettre (pas) envoyée
328 Citation tirée de la Lettre 52 adressée à Fliess, in Sigmund Freud, Naissance de la psychanalyse, Presses
Universitaires de France, Paris, 1973, p. 43.
329 Cette image des ailes de l’avion survolant la terre se retrouve dans tous les films que nous analysons, de Mekas à
Kramer, en passant par Wenders et Ray.
326

Mais, comme la thématique de Su Friedrich est l’interdépendance passé/présent, et comme la
majorité des cinéastes féministes, elle refuse de clôturer son film sur une réponse, quelle que soit
cette réponse d’ailleurs, le film ne saurait, par conséquent, s’achever ainsi. Le son, dénotant
souvent un retour à la réalité, ramène les consciences pensives à la matérialité du film, par les
notes discordantes et criardes d’un chant allemand, convoquant la mère absente (allemande 330 )
dans la configuration familiale du film - comme un coup de semonce ? – qui semble chargée de
la fonction symbolique habituellement échue au père : celle de séparer le couple incestueux
mère/fille - nous reviendrons sur cette image archaïque dans notre analyse de Daughter Rite. La
petite fille de la voice over nous apprend que ce chant s’intitule « Gretchen at the Spinning
Wheel » (« la jeune fille au rouet », référence à la figure double de La belle au bois dormant et
de la Fée Carabosse) et qu’elle ne comprit les paroles que bien plus tard (quand elle sut lire et
comprendre la langue de la mère) – il s’agit d’une chanson d’amour, où la femme se languit de
son bien aimé, se désespérant de vivre sans lui. Après le départ du père de la cellule familiale, la
mère passe ses soirées à pleurer et se répandre sur des lieder de Schubert qu’elle joue avec
obstination, tandis que la fille se plonge dans les ouvrages académiques laissés par le père,
anthropologue notoire, cherchant en vain les émotions que le père avait pu ressentir en écrivant
ses ouvrages savants, tout en étant capable dans le même temps d’abandonner sa famille. Bien
sûr, elle ne trouve rien qui lui apportât la moindre consolation, et au contraire, ne trouve que des
justifications tacite de son attitude de père, de représentant de la loi, du savoir, du sexe dit
« fort » - un monde d’hommes, d’actions, à mille lieues du monde féminin « réactionnel » 331 .
Ce détour intertextuel par le conte, apporte deux conclusions qui semblent s’imposer : d’une
part, la mère a perdu son amour (reproches déguisés adressés à la mère qui n’a pas su le retenir),
et, d’autre part, la fille, sous les traits de la belle au bois dormant, peut attendre longtemps son
prince charmant (ressentiment et culpabilité se mélangent, ce qui va s’exprimer dans la lettre
qu’elle va ensuite écrire à son père). On comprend alors que la fille va se déterminer par
opposition à cette chanson, dans l’incompatibilité acceptée entre jouissance féminine et
maternité : elle ne sera pas une femme à la maison, comme sa mère, que l’homme néglige et
qu’immanquablement, il finit par tromper et quitter, mais elle sera une voyageuse - un corps
autonome qui se meut dans l’espace, nous en voulons pour preuves les images aériennes au-
dessus de la Death Valley - et une lesbienne – « cette féminité é-perdue de jouissance » selon
330 Ce chant allemand fait ironiquement écho au Lied de Schubert (Abschied, ce qui signifie « adieu », et que l’on
retrouve dans le film de Mekas Lost Lost Lost) que joue compulsivement la mère, après le départ du père, et dont les
notes résonnent dans l’espace du film, même quand elles se sont tues.
331 Le comportement réactionnel relève de la psychologie sociale, et s’explique par le fait que les femmes réagissent
(hystérie, symptômes etc) à une position mal assumée.
327

Freud. 332
C’est alors qu’à la lettre G comme « Ghosts », interviennent en négatif la machine à écrire et la
lettre inachevée écrite au père, dont on peut lire les premières lignes : « Since you left me… » La
voice over disparaît au profit des sons des lettres frappées sur la page, ce qui donne à cette
séquence une dureté très inhabituelle, les clés de la machine figurant le meurtre symbolique du
père. La lettre en négatif, qui fait écho aux lettres de l’alphabet déclinées à l’envers, rappelle
aussi la lettre « … dont personne en dehors de la Reine n’a pu lire que l’envers. », rappelle
Lacan, relisant le texte de Poe, La Lettre volée 333 . Lacan ensuite écrit ce qui est à nos yeux
limpide, dans la lecture de ce film :
La lettre (missive) est un signifiant. Le déplacement du signifiant détermine les sujets
dans leurs actes. C’est du champ de l’Autre que le sujet S reçoit son message sous une
forme inversée. 334
En inversant l’image de sa lettre adressée à son père, du positif au négatif, le sujet Su effectue
précisément ce déplacement du signifiant dont parle Lacan. Ce qui nous permet également
d’ajouter ce que Lacan affirme et confirme ici, à savoir qu’une lettre arrive toujours à destination
– puisque cette lettre est destinée à son moi inversé, ce que nous avons introduit avec
l’ethnographie domestique comme « The Other Self. » Enfin, anecdote ou pas, on remarquera
que le prénom de la cinéaste, Su, semble le symptôme même d’une «lettre volée », puisqu’au
prénom habituellement féminin, et somme toute assez courant (diminutif de Susanna), il manque
le « e » muet final, traditionnelle marque du féminin : « Sue ».
De tels moments de clarté ne font pas oublier la (lourde) dépendance du présent sur le passé, ce
que Su reconnaît volontiers, faisant mentir Dante (repris par Walter Benjamin) qui parle de
« cette image unique, irremplaçable du passé qui s’évanouit avec chaque présent qui n’a pas su
se reconnaître visé par elle. » 335 Ainsi, on voit pour la première fois le sujet adulte, la femme Su,
observant son père traitant, cette fois-ci, sa jeune demi-sœur avec la même sévérité et la même
intransigeance que celle dont il faisait preuve avec elle-même lorsqu’elle était petite, ce qui
l’avait rendue craintive de tout, inapte au monde, embryon d’un schéma aliénant de la femme.
Tandis que la narratrice raconte l’événement original de la petite Su obligée de regarder un film
332 Citation tirée de la Lettre 57 adressée à Fliess, in Sigmund Freud, Naissance de la psychanalyse, Presses
Universitaires de France, Paris, 1973, p.59.
333 Jacques Lacan, Séminaire sur La Lettre volée d’Edgar Allan Poe, in La Psychanalyse n°2, 1957, pp.15-44.
334 Lacan poursuit en imaginant la réponse du signifiant : « Tu crois agir quand je t’agite au gré des liens dont je
noue tes désirs. Ainsi ceux-ci croisent-ils en forces et se multiplient-ils en objets qui te ramènent au morcellement de
ton enfance déchirée. » On est frappé par le télescopage de ce texte avec celui, filmique, de Su Friedrich, peut-être à
son insu…
335 Nous avons déjà utilisé cette citation dans sa totalité, au début de l’analyse de Sink or Swim.
328

d’horreur, on voit la Su adulte s’immerger dans le bain moussant de sa baignoire, comme pour
disparaître – sink ? ou think ? - dans un mouvement de plongée cathartique. Et en effet, « grâce »
à cette scène de brutalité paternelle dans le présent, et dont elle est le témoin impuissant, à
l’image du rêveur qui contemple une scène d’horreur sans pouvoir ni parler ni s’interposer (« le
Cri » de Münch), le travail de réminiscence a pu s’effectuer, s’activer, afin de libérer la petite Su
(figure inversée du baiser dans le conte de la Belle au bois dormant). C’est ce que nous fait
comprendre la contiguité 336 des deux images - le sujet immergée dans sa baignoire, puis assise
devant sa machine à écrire tapant cette fameuse lettre qu’elle n’enverra jamais, cette fois-ci en
positif. Elle finit par émerger du film – de sa baignoire – comme le centre indépendant, vivant du
film.
Cette contiguïté, caractéristique du travail de déplacement du rêve, où les enchaînements se
produisent par associations non médiatisées, accréditent notre lecture de Sink or Swim comme un
long rêve – ou rêve éveillé, si l’on en revient au travail de Daydream de Coleridge notamment 337 .
À ceci s’ajoutent d’autres marqueurs filmiques tels que la nature régressive de la voice over ,
sachant que lorsque l’on rêve, l’enfant dont on rêve n’est jamais notre enfant, mais soi – c’est par
cette image primitive de l’enfant, voire du bébé, que le Moi du sujet dormant (l’Inconscient)
exprime ses inhibitions, ses peurs et ses aspirations. De plus, la caméra subjective participe de
cette impression onirique – nous nous voyons très rarement en rêve - et quand Su Friedrich
apparaît dans l’image, elle n’est jamais complète, jamais Une, simple incarnation d’un de ses
multiples Moi : petite fille heureuse, femme écrivain, femme lesbienne etc…, et c’est ainsi que
peuvent s’expliquer les substitutions constantes des figures féminines, sœur, mère, fille, ainsi que
l’interaction immédiate présent/passé, imaginaire/réalité. Sur le plan technique, la caméra de la
cinéaste n’est jamais fixe, et évolue sans cesse, parfois avec lenteur, langueur ; parfois elle
virevolte d’un temps à l’autre, à la vitesse du rêve, toujours fluide, contrairement à d’autres
représentations plus conventionnelles, comme Delirium, dont le montage aléatoire n’arrive pas à
dissimuler l’hétérogénéité des sources, ou encore Daughter Rite dont les gestes et les attitudes
tiennent souvent du hiératisme.
Dans F pour « Family », la narratrice rappelle qu’au départ du père, la mère et les enfants purent
enfin acheter un téléviseur – ce que le père avait toujours formellement proscrit à la maison. On
découvre alors les images désuètes d’une série américaine des années cinquante : Father Knows
Best 338 , l’histoire d’une famille traditionnelle – idéale (voir photo), une fratrie de deux sœurs et
336
La contiguïté caractérise le travail du rêve, où les enchaînements se produisent par associations non médiatisées.
337
Le poème emblématique de S. T. Coleridge est un rêve éveillé, intitulé Kubla Khan.
338
Cette série très populaire, fut diffusée d’octobre 1954 à septembre 1962, sur CBS et NBC, et correspond à la très
329

un frère comme la fratrie originelle de Su. Ces images d’enfants-objets aux sourires figés,
comme la formalité du cadre – qui plus est, décadré, pour distinguer les formats télévisés, carrés,
recentrés sur leur objet, des images cinématographiques, larges et spacieuses du format 16mm –
jurent avec les images en mouvement perpétuel de la cinéaste, figurant le corps libre de la
cinéaste. Cette représentation du Moi dans l’espace est au cœur du film, bien que mobile. Dans
cette optique de matérialisation du corps du cinéaste dans le film, les changements perpétuels de
régime des images, les jeux sur les signifiants, les images recadrées et recyclées de films
antérieurs, les disparités et les déplacements entre l’image, le texte et le geste, les disjonctions
sonores et discursives, figurent les battements de bras et de jambes d’une enfant qu’on a lancée
dans l’eau, sans lui apprendre les règles de la nage, qui doit apprivoiser ses terreurs primales et
arriver à une maîtrise progressive de la survie – à laquelle répond le contrôle imaginaire du
cinéma, la liberté infinie des associations et des interprétations, la lente construction d’un film
fait de moments disjoints. Un film ténu qui, comme la vie de Su, comme les gros plans dont elle
use, aurait pu basculer dans l’horreur.
- So, Su Me ! 339
Vers la fin du film, Su Friedrich a assemblé un portrait cumulatif d’un père dont l’autorité fut en
son temps inattaquable, et qui commence à se déliter, se défaire. Figure d’autorité, source du sens
et du jugement, il est maintenant, malgré lui, exposé et jugé à son tour par sa fille, mis en
jugement par l’accord ou l’opprobre du public du film. Ainsi, le film est aussi en partie une
revanche, des années plus tard, sur l’ascendant que son père eut sur elle. Si l’autorité du père est
remise en doute, celle de la cinéaste n’est pas non plus un cri de victoire. Rappelons-nous que les
caractéristiques définissant l’ethnographie domestique sont la consanguinité et la co-implication.
Même si Sink or Swim se dirige vers sa clôture (A) par un sens de vengeance de l’artiste par le
biais d’un acte volontaire de révisionnisme historique (son père n’était pas le grand
anthropologue intègre, et de plus, un anthropologue, par définition, s’occupe des hommes), le
dernier rondeau d’éléments sonores et la double impression du film de famille dans la coda
(superposition des plans, et superposition des voix), nous renvoient à l’instabilité de
l’ethnographie domestique : l’image de Su adolescente apparaît (une courte séquence de film de
famille), dans une posture quasi semblable à celle de ces petites filles modèles de la télévision
(voir photo), affichant sa jeune féminité et son corps à moitié dénudé, souriante, presque toute-
puissante, semblable aussi à l’adolescent fier et confiant que fut son père (voir photo). L’image
petite enfance de Su Friedrich. La série relate la vie de la famille Anderson qui a la particularité d’avoir un chef de
famille particulièrement attentif et aimant.
339 Cette interpellation, que l’on traduira par « Tu n’as qu’à me poursuivre » ou « me faire un procès », joue sur la
polysémie du signifiant sonore « Su » (le verbe « to sue », varie d’une lettre).
330

se stabilise, insiste légèrement ; on peut observer que Su est vêtue d’un costume de bains, et
qu’elle se trouve probablement sur une plage (sauf que la plage est hors champ). En voice over,
la voix grave d’une femme adulte – que l’on identifie instantanément comme étant celle de Su
Friedrich au moment du film – se met à chanter la comptine de l’ABC, une comptine servant aux
petites filles à apprendre l’alphabet : « ABCDFGHIJKLMNOPQRSTU and WXY and Z. Now
I’ve learned my ABCs. Tell me what you think of me ! » Tandis que la voix adulte chante en
boucle cet air mnémotechnique tout droit venu de l’enfance (signifiants de survivance) dans le
bon ordre, une ronde de voix enfantines vient couvrir les lettres égrenées, se taisant pour les
derniers mots, mots fatidiques, s’il en est : « Tell me what you think of me ! » C’est seulement sur
cette conclusion en forme de défi (adresse au père par le biais du film), résurgence du Moi
enfantin désormais internalisé au sujet Su, que les images et les voix discordantes finissent par se
fondre en une seule qui meurt lentement.
Le film s’achève sur cette ambiguïté vertigineuse. Malgré l’image de la jeune fille figurant un
Moi enfin unifié, tout-puissant, nous restons convaincus que la cinéaste ne pourra jamais
complètement se libérer de l’emprise du père. D’abord, en formant un couple dans le syntagme
du film (la mise en regard des deux visages au même âge vers la fin du film, d’autant que la
photo de la jeune fille tourne le dos à la mer, l’immensité). D’autre part, en apprenant son
alphabet, qui plus est, à rebours, comme en apprenant à surnager, à se déplacer dans l’eau, puis
dans l’espace, elle a finalement écouté, malgré elle, la voix du père ; leurs histoires sont pour
toujours entremêlées, leurs pathologies sont empêtrées l’une dans l’autre. Elle achève le film sur
un post-scriptum : « I Wish I could mail you that letter » qui résonne ici plus comme un irréel du
passé, qu’un véritable souhait. La lettre ne restera pas pour autant lettre morte, puisqu’elle aura
fait qu’un film existe.
C’est la profondeur et l’indélébilité du lien familial qui rend le sujet domestique un cas si
spécifiquement ethnographique. On pourrait avancer que Sink and Swim fonctionne
(ironiquement, à l’insu du père) comme une sorte d’anthropologie, instructive et généralisable,
un exemple en fait, pour la façon dont le film excède les liens du portrait de famille. Le film est
structuré par une série d’éléments génériques qui renforcent l’universalité du sujet : l’utilisation
de l’alphabet comme procédé structurant, les titres élémentaires des chapitres (un seul mot qui
commence par une lettre de l’alphabet), l’usage quasi constant de la troisième personne (« the
girl », puis « the woman ») plutôt que la première personne qui dresse instantanément un écran
entre le sujet et le spectateur, les images génériques de films de famille, la comptine enfantine
etc…. La spécificité du récit est maintenue en tension avec l’universalité des éléments, et c’est
331

ainsi que, par le biais de ces tensions, l’ethnographie domestique se forge.
De Delirium à Sink or Swim, nous avons vu comment la cinéaste se construit en creux de l’Autre,
qu’il soit trop proche, trop semblable, ou trop distant, voire absent. Voyons ce qui se passe dans
le film quand la cinéaste ouvre l’espace au « plus de deux », excède le couple fusionnel donc,
pour inclure un « concert » de voix et d’expériences qui jouent la même partition.
332

D- Daughter Rite et le film de famille : une histoire de fiction nécessaire
Écris-toi : il faut que ton corps se fasse
entendre ; alors jailliront les immenses
ressources de l’Inconscient.
Hélène Cixous, Le Rire de la méduse, 1975
Malgré un saut dans le passé de quelque vingt années, Daughter Rite, le film de Michelle Citron,
qui nous a servi de fil conducteur tout au long de ce chapitre, parachève notre exploration de la
subjectivité féminine, par un exemple de film qui allie une forme problématique à un discours
assez original qui vise, en marge de certains grands discours parfois stéréotypés du féminisme, à
démythifier, désenclaver, dénaturaliser le genre féminin et les statuts constitutifs que sont la mère
et la fille. Et, aussi paradoxalement que ce fut le cas pour David Holzman’s Diary, le film de
Michelle Citron est une référence en matière de cinéma féminin, en particulier par son
expression documentaire, dont l’objet n’est autre que de prouver que la vérité pourrait ne pas
nécessairement se trouver devant l’objectif d’une caméra. L’histoire d’une vie n’existe pas telle
qu’elle au cinéma, comme en littérature. Elle nécessite une mise en langage, une mise en
écriture, un processus que marguerite Duras définit comme suit :
L’histoire de ma vie, de votre vie, elle n’existe pas, ou bien alors il s’agit de lexicologie.
Le roman de la vie, de nos vies, mais pas l’histoire. C’est dans la reprise des temps par
l’imaginaire que le souffle est rendu à la vie […] Rien n’est vrai dans le réel. 340
Michelle Citron a elle aussi vécu un traumatisme déclencheur qu’elle va introduire dans son film
par le biais de récits d’autres femmes et d’un travail filmique assez élaboré que nous proposons
d’examiner attentivement. Or, ce n’est que dans son ouvrage autobiographique - sur lequel nous
nous sommes appuyés : Home Movies and Other Necessary Fictions et auquel nous devons le
titre de cette partie - paru des années après la sortie de ce film (1999), qu’elle associe son travail
de film avec le mot « incest ». Cet inceste perpétré contre elle par son grand-père lorsqu’elle était
enfant, va agir comme un centre absent, un secret dévoilé à mots couverts, que le travail filmique
va « tricoter » (échos encore de Boris Cyrulnik), ici en « maille envers » pour poursuivre cette
métaphore de l’ouvrage manuel, typiquement « féminin » – ce que la cinéaste résume en ces
termes : « On the surface everything is wholesome and cute, but a dark shadow of power bleeds
through. » 341 On l’aura compris, au cœur du film de la famille Citron, gît le corps de l’enfant que
fut la cinéaste, comme une blessure ouverte - l’image du sexe fendu comme l’écriture féminine ?
340 Frédérique Lebelley, Duras ou le poids d’une plume : Biographie, Editions Grasset, Paris, 1994, p.10.
341 Michelle Citron, Home Movies and Other Necessary Fictions, Minneapolis : University of Minnesota Press,
1999, p.9.
333

- qu’il va falloir suturer dans l’épaisseur du tissu textuel filmique composite.
Nous proposons d’examiner ce film en trois points, trois discours qui s’interpénètrent : en
introduction le film de famille comme pratique des familles américaines, en analyse approfondie
la structure du film et ses problématiques spécifiques, et enfin en conclusion une tentative de
lecture psycho-sociologique des images maternelle et filiale, telles qu’elles sont redéfinies par le
film, et telles qu’elles redéfinissent le cinéaste au féminin.
1) De l’influence des films de famille sur les cinéastes femmes… 342
Admiring Friend :
« My, that’s a beautiful baby you have there ! »
Mother :
« Oh, that’s nothing – you should see his
photograph ! »
Daniel Boorstin, L’Image,1961
En premier lieu, Daughter Rite nous offre l’occasion de revenir sur le film de famille qui est
resté jusqu’à présent dans notre étude, une sorte d’objet non identifié, seulement perçu dans la
globalité du montage des films, une source d’images parmi d’autres. Il convient maintenant
d’envisager le film de famille, non seulement comme pourvoyeur d’images du passé, mais
également comme moteur dynamique du film, et par conséquent aussi comme texte d’arrivée, et
ce, du point de vue des femmes-cinéastes en particulier ; il est important de le préciser. Plus que
tout autre film examiné jusqu’alors, Daughter Rite est un film de famille, dans toute son
acceptation.
Or, le film de famille est un objet placé dans le film de Michelle Citron, plus encore que par les
autres cinéastes qui pratiquent volontiers l’ironie teintée de nostalgie (ou vice-versa), sous
l’angle du soupçon. Pour revenir à nos préoccupations concernant la représentation des femmes
dans l’art, et leur hypothétique statut de sujets, le film de famille se trouve attaqué, disséqué, mis
à distance par la réalisatrice Michelle Citron, comme un instrument du phallogocentrisme – ce
n’est pas là sa seule fonction, mais sans doute celle dont découlent les choix esthétiques et
discursifs du film. Ce point de vue, quoique subjectif, n’appartient pas à une théorie hors du sujet
342 Ce sous-titre s’inspire du film de Paul Newman, De l’influence des rayons gamma sur les petites marguerites /
The Effects of Gamma Rays on Man-in-the-Moon Marigolds, 1972. Le film fait le portrait d’une mère excentrique,
peu préparée à la vie moderne, et de ses deux filles, se concentrant sur le personnage de la mère et son influence sur
la vie de ses filles qui semblent condamnées à reproduire les mêmes erreurs qu’elle.
334

- la seule qui ne soit pas fiction, selon Yvonne Rainer - mais à l’histoire du sujet-cinéaste,
puisque le père de cette dernière pratiqua assidûment le cinéma amateur.
Il convient pour développer ce point, que nous revenions sur quelques données concernant le
film de famille américain.
- Le film de famille : une tradition américaine
En ce qui concerne l’image de famille, photo ou film, l’anthropologue américain de l’image,
Richard Chalfen 343 , fait remarquer que l’avancée constante des technologies n’a pas
significativement changé les images en elles-mêmes. En termes de contenu, les amateurs de
films de famille tendent à fabriquer aujourd’hui les mêmes images que les amateurs d’hier. Nos
vies sont pour la plupart empêtrées dans les films de famille, qui reposent ou dans des boîtes à
chaussure, ou bien sur des étagères, ou encore dans des albums poussiéreux, pour ce qui est des
photographies. Toutes ces images reflètent notre mémoire (ici, le « nous » est purement
rhétorique) : qui nous étions, qui nous connaissions, quel genre de vie nous avons vécu, le visage
des nôtres. Le fait est que le film de famille est un outil inestimable pour la femme cinéaste, non
seulement par son intérêt pour le quotidien, l’ordinaire, ou par l’éventuelle volonté de « citer »
ces images du passé, telles qu’elles, mais surtout dans une optique de redéfinition du sujet par
une redéfinition corrélative des images plurielles.
Michelle Citron débute son ouvrage autobiographique en inscrivant sa famille dans cette grande
famille des cinéastes d’amateurs, arguant que, plus que tout autre nation, « America is a nation
of home-movie makers » - un fait qu’elle explique par le marketing agressif pratiqué pour vendre
au plus grand nombre, et ce, dès les années vingt des caméras et des films 16mm. Lorsque
Kodak inventa la pellicule en 1921, ils demandèrent à une voisine de réaliser un petit film qui
servirait de film publicitaire pour lancer le produit ; cette dernière trouva son sujet simplement en
regardant par la fenêtre jouer ses enfants. Ce premier film de famille, Picnic Party, fait écho aux
premiers films des Lumière, en donnant à voir des images d’enfants prenant leur goûter sur les
pelouses tirées au cordeau et des massifs de fleurs des propriétés familiales. Dans son ouvrage
consacré au film de famille, Patricia R. Zimmermann 344 , rapporte qu’en 1927, il y avait environ
un demi-million de cinéastes amateurs. La caméra 16 mm, comprenant un objectif unique et un
magasin à rembobiner la pellicule, coûtait au début des années trente, l’équivalent de deux
343
Richard Chalfen, Snapshot Versions of Life, Bowling Green, Ohio : Bowling Green State University Popular
Press, 1987, p.108.
344
Patricia R. Zimmermann, Reel Families : A Social History of Amateur Film, Bloomington : Indiana University
Press, 1995, p.45.
335

semaines de salaire pour un ouvrier ; trois minutes de film coûtant l‘équivalent d’une journée de
travail. Or, en 1931, le format 8mm fut inventé, offrant un coût deux fois moindre que le 16mm,
ce qui permit aux classes plus modestes d’accéder au plaisir du cinéma amateur. C’est en 1965
que fut inventé et commercialisé le Super8 – ce qui permit l’acquisition de caméras à une vaste
échelle, de consommation de masse. Aujourd’hui, une famille sur six possède une caméra
automatique aux Etats-Unis, tous milieux confondus. Les Américains sont ainsi bombardés de
publicités et de films commerciaux ventant les avantages d’enregistrer ses mémoires sur
pellicule ou vidéo. De plus, la diffusion hebdomadaire de l’émission télévisée très populaire
America’s Funniest Home Videos 345 , et les prix de $10,000 accordés aux séquences les plus
drôles, a encouragé plus d’un père de famille à se lancer dans ce hobby dominical, dont les
membres de sa famille sont les cobayes plus ou moins consentants
Ainsi, c’est finalement une tradition américaine que d’enregistrer les moments d’une famille, une
pratique comprise dans une vaste entreprise de représentation, tant du point de vue privé que du
point de vue économique, sociologique et nécessairement idéologique - Et ceci nécessite
quelques observations. Dans son ouvrage hautement polémique, The Image : A Guide to Pseudo-
Events in America, Daniel Boorstin, montre que l’Amérique est devenu le pays des images, un
pays où l’image est plus intéressante que son original – ainsi que son exergue, que nous avons
utilisé en tête de partie, le souligne avec humour et absurdité. La copie est même parfois devenue
l’original – Andy Warhol et les autres artistes du Pop Art s’amusent à illustrer cette nouvelle
donne culturelle qu’est la victoire du simulacre sur l’objet réel. Et Boorstin poursuit : « The
image has invaded the American Conscience by way of a national hypnosis. 346 » Bien que la
pensée de Boorstin se caractérise par une nostalgie souvent systématique, il est le premier
sociologue aux Etats-Unis à faire état de la mort du héros populaire et fédérateur, de la
désacralisation du monde et du repli consécutif sur des valeurs de remplacement telles que le
« pseudo-event », substituant au Dieu organisateur la figure du journaliste chargé de « refléter »
la vie américaine. Nous ne pouvons pas développer ce point qui nous emmènerait loin de nos
préoccupations, mais nous souhaitions montrer les liens étroits entre idéologie américaine
(représentation et [dés]information) et film de famille, puisque le cinéaste amateur se projette
dans la posture du journaliste documentant le monde – les images de famille étant de fait
doublement subjectives.
345 Patricia R.Zimmermann (opus cité, p.34) précise que les producteurs du programme reçoivent en moyenne deux
mille slapsticks chaque jour – ce qui explique l’ampleur du phénomène.
346 Daniel Boorstin, The Image : A Guide To Pseudo-Events in America, New York : The First Vintage Books
Editions, 1961-1987, p.18.
336

Patricia R.Zimmermann poursuit sa description de la pratique amateur : « What the ‘good ‘
memory looks like : having fun on vacation, children with animals, families that parade on
Sundays, families that play or celebrate together. » 347 On est en droit de s’interroger sur la valeur
de ce « good » : Faut-il comprendre une mémoire positive pour les membres de la famille – une
sorte de sentiment d’appartenance, de cohésion familiale - ou bien une mémoire convenable, qui
«fait bien » dans la représentation sociale de la famille ? Et comme l’auteure ajoute un peu plus
loin : « From the glossy surface of these home images slides the story of the happy family. 348 »,
on comprend justement que le film de famille cristallise les deux processus mémoriels, où la
cellule familiale est une cellule sociale – l’histoire de « [the] happy family », c’est également
l’histoire fantasmée de l’Amérique sur pellicule ou papier glacé ; les innombrables séquences de
films de famille, réels ou fictifs intégrés dans les films en attestent. Daniel Boorstin accuse cette
illusion à l’échelle nationale qu’est l’image – et l’on pourrait aller jusqu’à parler de névrose,
dans l’Introduction de l’Image :
The problem of ‘national purpose’ is largely an illusion – although one of the most
popular illusions of our time. Our real problem is personal. […] I aim at noticing here the
many new varieties of unreality which clutter our experience and obscure our vision.[..] I
remain confident that what dominates American experience is not reality. 349
- Le film de famille, le pouvoir et la Loi du Père
Dans son essai On Photography, Susan Sontag va plus loin dans le rôle idéologiquement ambigu
que joue la photographie familiale en écrivant que «To photograph is to appropriate the thing
photographed. It means putting oneself into a certain relation to the world that feels like
knowledge – and therefore, like power. » 350 Certes, nous sommes encore contraint d’associer le
film de famille aux théories sur la photographie, conscient que nous sommes de leurs différences
constitutives. Or, dans le domaine de la représentation familiale, il convient d’observer
attentivement les images – des images qu’on ne saurait confondre dans une masse impersonnelle,
même si, cette pratique, ainsi que Daughter Rite en est une illustration convaincante, possède des
invariants qui peuvent inviter à la généralisation – telles qu’elles apparaissent dans le tissu
filmique (leur intervention, leur association, leur contiguïté, leur manipulation technique, leurs
retours etc…) mais il semble a priori très probable qu’elles possèdent ce caractère mortifère que
Roland Barthes a décelé dans la photographie, que ce dernier évoque l’expérience
347 Patricia R. Zimmermann, opus cité, p.55
348 Patricia R.Zimmerman, opus cité, p. 56
349 Daniel Boortsin, The Image : A Guide to Pseudo-Events in America, New York : The First Vintage Books
Edition, 1961-1987, p.x. Daniel Boortsin argue que la nation américaine, née du mythe de la destinée manifeste, a
des attentes qu’il qualifie d’extravagantes « going beyond the limits of reason or moderation », opus cité, p.3.
350 Susan Sontag, On Photography, New York : Picador Editions, 2001, p. 31.
337

d’objectivation du photographié (le fait de passer de sujet à objet) qu’il associe à « une micro-
expérience de la mort », le statut de l’image fixe « Je suis devenu Tout-image, c’est-à-dire la
Mort en personne » 351 , ou encore la rencontre du regardant avec ce qu’il appelle « le retour du
mort » 352 ; les mêmes expériences guettent les sujets/objets de ces images lorsqu’ils les regardent
plus tard. Retravailler le film de famille par les procédés que nous allons ensuite exposer, permet
ainsi aux cinéastes-femmes de casser cette fatalité du film de famille, et d’en faire un outil
dialectique aux prises avec le présent du film et le présent du sujet. Dans le même temps,
considérant, à l’instar de Susan Sontag, que le pouvoir est un des ressorts-clés de la
représentation familiale, il importe de s’attaquer à ce pouvoir - c’est le plus souvent le père qui
est le seul à prétendre maîtriser la technique d’enregistrement, et donc qui est en charge de ce
travail d’archivage familial – un autre bastion de la loi du Père .
Les images enregistrées par les parents sont par définition, leurs propres visions des choses, du
monde, des autres membres de la famille, en particulier des enfants. L’enfant n’a pas son mot à
dire, si ce n’est de faire « bonne figure » devant l’objectif - et à leur manière, les enregistrements
sélectionnés et diffusés dans America’s Funniest Home Videos, relèvent de ce pouvoir à certains
égards abusif, en saisissant et exploitant ces petites humiliations de l’enfance : l’enfant maculé
de purée, filmé aux toilettes, perdant sa culotte dans la rue… ; la mémoire visuelle de l’enfance
est ainsi vendue aux professionnels indignes du divertissement le plus populaire. Plus tard, les
enfants devenus grands accèdent à des images les montrant, objets du dispositif, sous toutes les
coutures - une version particulièrement subjective de l’histoire familiale qui refoule une partie
importante de l’expérience vécue par l’enfant, au détriment d’images fantasmées d’un bonheur
familial fabriqué et irréel. De cette manière, la caméra gèle la vie d’un enfant, un geste, un regard
volé, une détresse : « In home images, the child never grows up, never gets drunk, or never
breaks your heart. » écrit encore Michelle Citron 353 . Les processus de détérioration et de mort
sont arrêtés nets, mais dans le même temps, sont aussi arrêtés nets les processus identitaires de
développement, d’expériences de l’altérité et d’indépendance - dans une certaine mesure, ces
images de l’enfance participent du symptôme parental de la peur panique de perdre le contrôle
sur l’enfant.
Le plus souvent donc, c’est le père qui tient la caméra et qui regarde par l’œil-caméra, le « le trou
de la serrure ». Quand il s’agit de photographies, c’est par contre la mère qui appose la légende,
sa vision des détails, sa propre chronologie des événements familiaux, sa hiérarchie des
351 Roland Barthes, La Chambre claire, pp.30-31.
352 Roland Barthes, opus cité, p.23.
353 Michelle Citron, opus cité, p.11.
338

importances, mettant habituellement l’accent sur les insignes évolutions, quoique indétectables
pour d’autres, de son enfant, les tenues vestimentaires, les petits rituels d’une nouvelle coupe de
cheveux, la chute d’une dent etc …. Cette intervention maternelle ajoute ainsi une voix
alternative au regard paternel. En revanche, pour les images tournées, le père jouit d’un contrôle
quasi total sur ses images, puisque, non seulement il tourne les images, mais toujours dans cette
optique de la maîtrise technologique, il organise ses segments, sélectionne selon ses propres
intentions, si bien que le film ensuite montré est bien le sien, celui que sa subjectivité de père,
d’homme, a fabriqué.
C’est principalement pour cette raison que les films de famille sont remplis d’images d’épouses,
de mères et de leurs enfants, paradant dans leurs habits du dimanche, objets docilement placés
devant le regard du père, pour la postérité ; grâce à la position pivotale de la mère dans les
portraits familiaux, la maternité est ainsi érigée en vertu, en vérité transcendante du sujet
féminin. C’est ce que rappelle la poètesse américaine Adrienne Rich, d’une manière très visuelle
et frappante :
The vast majority of literary and visual images of motherhood, come to us filtered
through a collective or individual male consciousness… We need to know what, out of
that welter of image-making and thought spinning, is worth salvaging, if only to
understand better an idea so crucial in history, a condition which has been wrested from
the mothers themselves to buttress the power of the fathers. 354
On observe ainsi souvent les mêmes signes de rébellion : les enfants qui tirent la langue, la mère
qui met la main devant l’objectif parce qu’elle est mal coiffée ou qu’il y a trop de vent, ou encore
un enfant qui quitte abruptement le cadre… paternel. Ces tentatives dérisoires d’échapper au
contrôle total du père relèvent sur le plan filmique, de la prise de pouvoir du sujet, cherchant à ne
pas devenir objet de l’image, ce que souligne également Michelle Citron : « The mother returns
the gaze of the symbolic Father and defies it. But her action is playful and tame. We all know
families have such tension ; these moments do not threaten the real balance of power. » Ironie
tragique d’une situation où personnages et actions du dispositif familial se définissent en s’auto-
référant, car le film de famille représente la manière dont celui qui se trouve derrière l’objectif,
choisit de filmer la façon dont la personne qui se trouve devant ce même objectif, présente,
354 Adrienne Rich, What is Found There : Notebooks on Poetry and Politics, expanded edition, New York :
W.W.Norton & Company, 2003, p.67. Pour plus d’informations sur Adrienne Rich, on peut se reporter à la
biographie que fait d’elle Marie-Christine Lemardeley-Cunci, Adrienne Rich : Cartographies du silence, Presses
Universitaires de Lyon, Lyon, 1990. Nous proposons la traduction suivante : « Pour une grande majorité d’entre
elles, les images littéraires et visuelles de la maternité nous arrivent filtrées par le prisme d’une conscience mâle,
collective ou individuelle. Dans cet amas hétéroclite d’images fabriquées et de pensée filée, il nous faut savoir ce
qu’il est bon de garder, de sauver, tout au moins pour une meilleure compréhension d’une idée si cruciale dans
l’Histoire : une condition qui a été ravie des mains des mères pour étayer le pouvoir des pères. » On retrouve ici
cette angoisse sourde des hommes jaloux de leur pouvoir, telle qu’elle est mise en scène par le cinéma traditionnel,
dans les films construits sur le même schéma de Blonde Venus.
339

exhibe son Moi – ce que Roland Barthes écrit dans la Chambre claire : « Devant l’objectif, je
suis à la fois : celui que je me crois, celui que je voudrais qu’on me croie, celui que le
photographe me croit, et celui dont il se sert pour exhiber son art . » 355 .
Ainsi, avec les films de parents et enfants, de maris et femmes, l’image reproduit souvent la
dynamique du pouvoir existant en dehors du cadre de l’objectif, dans la vie réelle. L’ubiquité de
ces images de famille, chacune ressemblant aux autres, fait que ce qu’elles enregistrent semble
naturel. En fournissant cette « good » mémoire, les films de famille nous offrent une image
idéale de la famille, avec chaque membre à sa place, à la « bonne » place : les parents veillent sur
les enfants, les hommes sont au contrôle, les femmes et les enfants sont des « images » (on dit
bien « sage comme une image »), les familles sont unies. C’est pour cette raison que les films de
famille représentent la chaleur, et la normalité, dans des films de fiction destinés à la société
américaine mainstream (On se souvient des fameuses images de Father Knows Best dans Sink or
Swim) : se rendre à une compétition sportive, à un pique-nique, jouer sur la plage etc…. Ces
images habitent les films de fiction comme elles habitent les films de famille américains (les
« nôtres » dans une certaine mesure 356 ) : elles sont des représentations culturelles de la vie
américaine, des documents précieux et en même temps idéologiques, nous l’avons déjà souligné.
Cette homogénéité des images permet de nous identifier aux personnes et/ou personnages
rencontrés dans les films de famille réels comme fictifs, car ils permettent une cohésion des
membres de la société par une identification collective avec quelques paradigmes culturels, dont
le film de famille fait partie, tient même une place importante au sein de ce dispositif idéologique
– aussi, en faisant que les images d’une famille ressemblent à celles d’une autre famille, l’altérité
se trouve littéralement rejetée hors du champ de la représentation, hors du champ de la société.
C’est par exemple le cas des images fabriquées sur mesure de l’enfance sans histoire du
personnage de Philadelphia 357 (Andrew Becker interprété par Tom Hanks) : des images qui
permettent, par le biais de cette identification – jeune garçon en bonne santé, joufflu et souriant,
sportif, dynamique, franc - de taire l’homosexualité, la différence, du personnage qui vient de
mourir des suites du Sida ; elles permettent, au contraire, de le réintégrer dans le sein de la
grande famille américaine.
355 opus cité, p.29.
356 Dans cet énoncé, le « nous » renvoie aux Européens, par opposition aux Américains, car d’un point de vue
strictement personnel, ce n’est pas le cas.
357 Film réalisé par Jonathan Demme, en 1993.
340

- Le film de famille : valeur d’authenticité, manipulation et récupération
De telles manipulations peuvent avoir lieu et prétendre à une certaine véracité, car le film de
famille possède un indice très important de valeur d’authenticité, ce qui invite l’observateur à
croire ce qu’il voit – on se rappelle que Barthes définit son expérience de la photographie en
réitérant et déclinant le verbe « croire ». Comme le rappelle encore Roland Barthes, pour que
l’on puisse admirer une photographie, il faut bien que l’objet photographié se soit trouvé devant
l’objectif à un moment donné, en ajoutant que « le pouvoir d’authentification excède le pouvoir
de représentation . » ou, dans les mots de l’anthropologue de l’image Richard Chalfen : « It’s real
if you’ve got a picture of it. » 358 Telle est l’intention qui se cache derrière le film de famille dans
les films de publicité, de fiction, fonctionnant comme des films de famille authentiques. C’est
encore vrai dans ces films semi-documentaires réalisés dans le cadre des biographies de
candidats à des élections américaines : Tous présentent des images sélectionnées et organisées
avec soin du passé des candidats – La candidate Démocrate au Sénat, Claire Sargent, en atteste :
« They aim at communicating a sense of reality and humanity about the candidates. » 359
L’historienne Patricia Erens analyse l’usage que les cinéastes font des faux films de famille, dans
les films narrativement et structurellement conventionnels. Examinant des films comme Raging
Bull, Peeping Tom ou encore, pour citer un des cinéastes dont nous allons ensuite parler : Paris,
Texas, elle avance que « The home-movie scenes are coded as documentaries, images which…….
don’t lie. » 360 Même dans les films expérimentaux de l’avant-garde américaine, les films de Stan
Brakhage, de Ken Jacobs ou, dans une moindre mesure, ceux de Jonas Mekas, le style visuel,
très particulier, du film de famille est utilisé pour exprimer la nature spontanée, immaculée (non
travaillée) de leurs films. Michelle Citron écrit : « We are not naive. We know these images are
staged. We’ve all been asked to pose in front of a famous landmark or file past the camera,
waving as we look directly into the lens. » Ainsi, avec leurs moments montrant les membres
d’une famille grimaçant en direction de l’objectif (voir photo), et les sempiternelles fêtes
d’anniversaires costumés qui donnent parfois l’impression de n’exister que par/pour l’œil de la
358 Richard Chalfen, Snapshot Versions of Life, Bowling Green, Ohio : Bowling Green State University Popular
Press, 1987, p.116. Richard Chalfen a effectué une étude de plus de deux cents collections de photos et films de
famille réalisés entre 1940 et 1980, provenant de familles blanches, de classes sociales moyennes à aisées, du Nord-
Est des États Unis. Il a répertorié toutes les images en quatre catégories : les images de vacances (voyages, piqueniques,
plage, balançoires etc) ; les images d’activités de vacances comme Noël, Halloween ou Thanksgiving ; les
images d’événements particuliers comme les anniversaires, mariages, communions, rencontres sportives etc… ; et
enfin les images représentant les activités locales (la nouvelle voiture, les premiers pas de bébé, les travaux de la
maison etc).
359 Candidate de l’Arizona au Sénat, en 1992.
360 Patricia Erens, « Home Movies in Commercial Narrative Film », in Journal of Film and Video 38, n°3-4,
Summer-Fall 1986, p.99. Citée par Michelle Citron in opus cité, p.17.
341

caméra, les films de famille se situent sur la ligne de partage entre documentaire et fiction. Tel
est tout le paradoxe d’une image à la fois spontanée (non sophistiquée) et néanmoins mise en
scène, authentique et pourtant construite, documentaire donc et fiction. Ce paradoxe est réactivé
chaque fois que nous regardons une image avec laquelle nous entretenons une relation
personnelle – nous avons vu le cas de l’ethnographie domestique - mais excède la dimension
familiale pour devenir idéologique.
C’est cependant en surface, que les films de famille se ressemblent les uns les autres, comme un
immense album de famille des hommes et femmes du XX° siècle occidental, dans ces éternels
pique-niques, ces promenades sur la plage, ces visites des grands lieux culturels - les familles
posant devant la Statue de la Liberté, la Tour Eiffel ou Big Ben par exemple – même si chacun a
connaissance que le vernis craque par endroits : un divorce, un parent alcoolique, un père au
chômage, un enfant dépressif…. Cette information située en dehors du cadre, hors-champ, nous
rappelle sans cesse que les films de famille, justement, sont très sélectifs dans ce qu’ils montrent
« We film Christmas dinner with the family, not the meal eaten alone, […] births, not funerals »,
écrit plus loin Patricia Erens 361 , en écho à la remarque de Michelle Citron : « Through our
selective filming, the ‘sunny side of life’ is preserved and the dark side of life is cast out. » 362
En présentant ainsi une image idéalisée du passé, les films de famille annoncent, signalent ce qui
est absent. En fait, ils tiennent lieu pour ce qui est absent et ce qui est présent. Dans leur
ambivalence, ils confessent et en même temps ils dissimulent ; ils sont ainsi à la fois un acte de
révélation, et en même temps de fabrication et d’illusion, puisque, comme nous l’avons déjà
suggéré, les films de famille tendent à légitimer ce qui n’est pas légitime a priori, un passé
inventé, un malade du Sida qui fut un enfant comme les autres, une famille d’homosexuels qui
revendiquent leurs différences tout en souhaitant faire partie de « l’album de famille »
Les images de famille sont donc des fétiches. Dans le sens freudien, le film de famille est contre-
phobique puisqu’il affirme et renie dans la même séquence ; il rassure. Il ouvre un espace
potentiel où l’on peut y faire entrer ou ses affirmations, assertions, ou ses dénis et ses silences ;
ce que nous expérimentons par cette ambiguïté est déterminé au moment de notre lecture des
images. Ainsi, les parents désapprouvant l’attitude de leurs enfants, n’ont qu’à retirer les photos
361 Patricia Erens, « Home Movies in Commercial Narrative Film », in Journal of Film and Video 38, n°3-4,
Summer-Fall 1986, p.99. Citée par Michelle Citron in opus cité, p.19.
362 D’ailleurs, les thérapeutes de la famille, qui travaillent aussi sur les images familiales, se sont rendus compte que
durant les périodes de stress familial ou de crise, maladie, changements rapides, les films et les photos sont
extrêmement réduits. C’est ce qu’observent Florence W. Kaslov et Jack Friedman, dans leur texte « Utilization of
Family Photos and Movies in Family Therapy », in Journal of Marriage and Family Counseling, janvier 1977,
pp.20-23.
342

d’eux qui ornent les murs – ils déchargent ainsi leur agressivité et leur colère à leur encontre. Il
en va de même avec les anciennes épouses qui disparaissent des intérieurs avec la séparation ou
le divorce. Loin des yeux loin du cœur, le film de famille a ainsi un pouvoir considérable sur la
vie et la mort des êtres. On pense au père anthropologue de Su Friedrich, qui, en partant, a
emporté avec lui la capacité que la famille avait de s’auto-représenter et a hypothéqué sa
mémoire prospective. Le pouvoir des images familiales, c’est aussi leur caractère éphémère dans
l’histoire familiale, car elles subissent les accidents et les ruptures - tous les sociologues de la
famille observent en effet que la production d’images est un facteur de « bonne santé » familiale.
Fétiches aussi dans la mesure où le jour où notre maison brûle, les films et photos de famille sont
les parmi les choses que l’on emporte en priorité. La nature iconique de ces documents les rend
sacrés (les personnes disparues). De même, il fut courant de mettre une photo (un portrait, un
médaillon) du ou de la disparue sur la tombe – un geste à la fois littéral et symbolique, profane et
sacré. Et d’ailleurs, l’écrivain et historien Michael Lesy écrit que les photos – et l’on peut tout à
fait y adjoindre les films de famille – sont, avant tout autre considération, des documents
psychologiques :
They may be understood aesthetically, anthropolically, and historically as well… But…
because they are personally and privately made images whose information is graphic,
tacit, factual, and allusive, they must first be deciphered as if they were dreams. 363
Comme tous les rêves, ils contiennent la promesse de l’introspection et de la terreur, car nous
nous confrontons dans l’image à nos aspirations, nos dénis, et nous traquons le secret enfoui,
dont le film ou la photo sur papier glacé ne sont que les cénotaphes (tombeaux vides).
- En conclusion : l’intervention de Michelle Citron dans ses films de
famille
Le sens du film de famille est en constante mutation, constant flux ; c’est dû en partie au fait que
nous ajoutions toujours une autre histoire, une autre lecture, une autre explication, au moment du
(re)visionnage, et ce faisant, nous mêlons, marions le temps présent de la vision au temps passé
de l’enregistrement, dans une sorte de repli du temps. Deux moments de notre vie se rencontrent
sur la ligne du temps ; à ce moment précis de superposition, un espace se crée, qui permet
l’introspection, le passage d’un temps à l’autre et leur interpénétration – c’est l’espoir latent que
contient d’une certaine manière le film de famille – nous l’avons vu avec Su Friedrich et nous le
voyons avec Michelle Citron :
In my family, my mother expressed her defiance by sticking out her tongue at my father’s
363 Michael Lesy, Time Frames : The meaning of Family Pictures, New York : Pantheon Editions, 1980, p.26.
Michael Lesy est célèbre pour son ouvrage Wisconsin Death Trip, où il commente des photographies prises à la fin
du XIX° siècle, dans un village reculé du Wisconsin.
343

camera eye. She expressed her anger toward the institution of the Father by pulling her
own father’s photographs off the wall and hiding them. I grew up, formed by feminist
politics and the study of film, to take the means of producing the visual memory of the
family away from the Father. 364
Avant d’aborder la structure même du film, nous conclurons en disant que pour Michelle Citron,
le film de famille, non seulement offre la possibilité des allers et retour permanents entre passé et
présent, dans une quête identitaire à jamais en formation – nous avons vu les exemples
significatifs de Delirium et de Sink or Swim - mais permettent non pas une contemplation
nostalgique d’un passé inaccessible – on pense au célèbre incipit de L. P. Hartley : « The past is
a foreign country : they do things differently there. » 365 - mais bien d’une relecture de ces images,
et d’une utilisation à des fins personnelles de ces images. À cet effet, la cinéaste Michelle Citron
va retravailler les images de ses films de famille, grâce à des recadrages, ralentis, superpositions,
rémanences ou encore arrêts sur image, afin de ne pas laisser les signifiants originaux tels quels,
avec leur pouvoir idéologique, globalisant, sclérosant, mais d’intégrer en leur sein la subjectivité
de la cinéaste adulte qui leur rend hommage tout en détournant ces images à son propre compte.
Ainsi que nous l’avons vu, les images tournées par les parents, sans le consentement des enfants,
deviennent des images récupérées par l’enfant adulte et intégrées à son histoire – histoire
nécessairement hors-champ, mais dont l’intervention de la cinéaste sur les images, va permettre
des voies de passage entre ce qui a été « fixé pour la postérité » et ce qui a été soigneusement
évité, écarté, mis à distance du cadre représentationnel – ici, l’inceste imposé par son grand-père.
2) Daughter Rite : un réseau complexe d’histoires « that are just a
bunch of words strung together »
A woman is her mother
That’s the main thing
Ann Sexton, Housewife 366 .
364 Michelle Citron, opus cité, p.25.
365 L. P. Hartley, The Go-Between, 1953. L’auteur, qui relate un épisode intervenu dans son enfance, qui a déterminé
toute sa vie adulte. Pour Joseph Losey, qui adapta ce roman à l’écran en 1971, sur un scénario d’Harold Pinter, c’est
la partition musicale qui va être chargée de lier les séquences passé/présent, grâce aux notes d’un piano forte
particulièrement obstinées.
366 Cet énoncé ne date pas du XIX° siècle, ni n’est tiré d’un manuel de savoir-vivre de la femme moderne. Il s’agit
du distique d’un poème écrit par Ann Sexton en 1966. Nous reproduisons ci-dessous ce court poème, qui entretient
de nombreuses correspondances avec le travail filmique de Michelle Citron : Some women marry houses. / It’s
another kind of skin. It has a heart, / A mouth, a liver and bowel movements. / The walls are permanent and pink./
See how she sits on her knees all day, / Faithfully washing herself down. / Men enter by force, drawn back like
Jonah / into their fleshy mothers. /A woman is her mother, / that’s the main thing./ Nous sommes une nouvelle fois
frappée par les résonances profondes entre la poésie et le cinéma personnel (documentaire et/ou expérimental). De
plus, l’anecdote veut qu’Ann Sexton, femme au foyer (diagnostiquée folle) avant de devenir poétesse, elle-même
sœur aînée d’une famille de deux filles, a deux filles, et s’est lancée « en écriture » à l’âge de vingt-huit ans
344

Malgré l’apport des films de famille - retravaillés, ne l’oublions pas – l’histoire personnelle de
Michelle Citron ne constitue pas le centre inamovible de son film. D’une part, elle en est la
subjectivité sous-jacente, se manifestant de diverses manières dans le feuilleté du film, effectuant
des choix esthétiques, des sélections de récits et de portraits, en dirigeant une voice over
indéniablement fidèle à ses intentions, apportant ses films de famille en partage, reflets d’une
histoire à la fois individuelle et commune des hommes – nous l’avons vu dans notre introduction
au film de famille. D’autre part cependant, la réalisatrice se méfie du tout subjectif, du tout
personnel, comme elle se méfie des raccourcis et des lectures trop rapides. De cette
présence/absence surgissent la question de l’auteur, que nous aborderons un peu plus tard, mais
également et surtout la question du sujet – et la posture adoptée par le sujet-Michelle Citron
s’explique par la remarque de Peggy Phelan :
The act of writing towards disappearance, rather than the act of writing towards
preservation, must remember that the after-effect of disappearance is the experience of
subjectivity itself » 367
Cette relation indirecte à soi (qui est par ailleurs la marque de fabrique de Roland Barthes ou,
dans l’univers filmique, celle de Chris Marker 368 ), ce souci de disparaître dans ou derrière son
texte, est plus une préoccupation littéraire que cinématographique (nous parlons ici du cinéma
d’expression autobiographique), en particulier aux Etats-Unis où, nous l’avons vu avec la
tradition romantique et émersonienne, l’individu constitue l’unité de référence. Le travail
filmique, critique et distancié, de Michelle Citron, s’explique par son aspiration profonde à rester
dans l’ombre - ce qu’elle appelle « prendre la place du Père » (La majuscule indique la position
symbolique), et qu’elle prendra comme cinéaste : « Do I want to become him simply because I
desire to stand outside the scene – in the space of safety behind the glass wall of the lens, where
I can’t be touched ? » 369 De même, son travail s’inscrit dans ses inclinations vers les silences :
Was I just protecting my mother and my father in the same way that, as a child, I
protected them from the knowledge of my incest ?
Are the silences in my autobiographical writing equivalent, in some real or metaphorical
way, to the silences of my childhood ?
précisément (« God is in your typewriter », lui aurait dit son confesseur). Ann Exton a été reconnue assez
rapidement, et a obtenu le prix Pulitzer en 1966, pour le recueil Live or Die, d’où est tiré Housewife. Son œuvre
poétique traite de façon crue des questions que nous avons évoquées dans tout ce Chapitre III : aliénation, maternité,
avortement, folie, délivrance, suicide, mort (elle se suicide en 1974). Pour une réflexion plus approfondie, on peut se
reporter à l’article de Diane Wood Middlebrook, « Housewife into Poet : The Apprenticeship of Ann Sexton », in
The New England Quaterly, vol. 56, n°4, December 1983, pp.483-503.
367 Peggy Phelan, « The Ontology of Performance : Representation Without Reproduction », in Unmarked : The
Politics of Performance, London & New York : Routledge, 1993, p.148.
368 Dans Sans Soleil, Chris Marker avance doublement masqué : d’une part par la création d’un substitut subjectif en
la « personne » de Sandor Krasna, et d’autre part, par l’ajout d’une voice over féminine et particulièrement
problématique – nous l’avons évoquée dans la partie « Des formes adaptées au sujet ».
369 Michelle Citron, HomeMovies and Other Necessary Fictions, Minneapolis London : University of Minnesota
Press, 1999, p.6.
345

Do you never escape the repetition ? 370
Le traumatisme de l’inceste va se constituer comme syndrome du texte, auquel la seule
échappatoire sera de privilégier l’hétérogénéité, la diversité, la mixité, l’ouverture etc…. En
effet, choisir un unique champ de représentation, le documentaire personnel, raconter une
expérience individuelle, si traumatisante soit-elle, cela crée un récit qui restera cantonné au
domaine privé, à l’altérité des personnages écraniques, et court le risque, pour revenir aux mises
en garde de Laura Mulvey, de servir le désir inhérent au spectateur de spectaculaire – on se
rappelle de la maxime de Godard « le documentaire, c’est ce qui arrive aux autres » - ce qui
revient au même point que de réaliser une fiction. Ce qui compte ici, c’est de créer des
interactions entre les vécus, comme entre la cinéaste et les autres femmes de l’autre côté de
l’écran. C’est en tissant des segments provenant de diverses sources, documentaires, fiction, et
un dispositif tout expérimental, que cette « experimental story of mothers and daughters »
échappera au destin qui lui est promis : indifférence ou délectation.
- Une histoire de transmission : la mise en place du dispositif
dans les trois premières séquences du film
Michelle Citron ressent la nécessité de mélanger, superposer et réordonner des expériences
diverses afin de construire une sorte de subjectivité féminine, dont le point d’orgue serait le
glissement du pivot maternel, problématique, vers celui de la femme, de la fille. Ni documentaire
sur son vécu douloureux, ni fiction relatant l’histoire d’une femme qui ne serait ni elle ni
personne d’autre, mais une sorte de portrait kaléidoscopique figurant un rituel filial, un portrait
partiel de toutes les femmes. Si, comme l’écrit volontiers Marguerite Duras, les hommes restent
des fils toute leur vie, Michelle Citron, avance que les femmes sont aussi, et restent des filles. La
cinéaste s’appuie principalement sur les travaux de Nancy Chodorow, dont l’ouvrage de
référence The Reproduction of Mothering 371 , vise à réévaluer 372 et non pas idéaliser la
psychologie féminine et la relation mère/fille qui participe de sa construction. Bien que les
théories de Nancy Chodorow furent reprises par les mouvements féministes - encore qu’elle a
subi les mêmes attaques que Laura Mulvey (la position masculine du spectateur et de la
spectatrice), à savoir qu’elle intègre sa réflexion dans un champ culturel tacitement blanc,
hétérosexuel et middle class – nous l’avons vu, la superposition des paramètres culturels,
sexuels, ethniques ou encore sociaux, crée une cacophonie à la fois discursive et
370
Michelle Citron, Opus cité, p.xii.
371
Nancy Chodorow, The Reproduction of Mothering : Psychoanalysis and the Sociology of Gender, Berkeley Los
Angeles : University of California Press, 1978, p.98.
372
La réévaluation est un des principes du radicalisme politique et culturel des années soixante et soixante-dix,
suggéréé notamment par le philosophe et sociologue marxiste, Herbert Marcuse (Américain d’origine allemande,
membre de l’École de Francfort) ; nous verrons l’influence qu’il a eue sur Robert Kramer.
346

eprésentationnelle. Nancy Chodorow se distingue par son point de vue mesuré, clair et évolutif,
en s’appuyant moins sur le déterminisme socioculturel, et plus sur l’individu et son histoire
personnelle. Selon elle, la reproduction de la maternité ne s’inscrit pas seulement dans un
contexte socioculturel dominé par des hommes, mais concerne en premier lieu les relations
internes du sujet, ainsi que les interrelations inextricables entre la société et l’individu. Ces
« précautions » théoriques caractérisent également le travail de Michelle Citron – travail pour
lequel, l’opposition n’est plus l’unité dialectique de certains films de femmes, remplacée ici par
l’ambiguïté constitutive de tout sentiment, de toute attitude – une mère n’est pas bonne ou
mauvaise, elle est duelle ; la relation sororale n’est ni enfer ni paradis, elle relève d’un certain
nombre de paramètres internes/externes, comme c’est d’ailleurs le cas pour la relation fraternelle
– nous aurons l’occasion d’y revenir avec les cinéastes Jonas Mekas et Robert Kramer, à la lueur
du texte derridien.
Le début du film que nous allons voir maintenant, met en place tous ces enjeux féminins
complexes et à jamais irrésolus.
Le film débute373
sur un kaléidoscope de couleurs,
rouge, noir, jaune. Tâches floues qui se
déplacent sur l’écran, comme des bulles de savon. Puis l’image se stabilise, devient plus nette, et
l’on commence à deviner la scène : il s’agit d’une scène d’extérieur, il y a du monde, et au
premier plan une mère et sa fille – la fille doit avoir environ dix ans. Elles évoluent lentement,
d’avant en arrière puis repartent. En fait elles participent à un de ces jeux désuets de kermesse
scolaire où les participants tiennent une cuiller en équilibre dans leur bouche, et doivent se passer
un œuf sans le casser. Les images ont été prises au moment où la mère tente maladroitement de
passer l’œuf à sa fille. « I like the silence of the home movies », écrit Michelle Citron dans son
ouvrage tardif 374 - et ces images muettes confèrent en effet à la scène un caractère étrange de
rituel d’un autre âge. Car en fait, la question problématique de la transmission est posée, dans
tout son caractère fragile et dérisoire.
Débute alors le récit rétrospectif d’une jeune femme qui raconte qu’elle vient de fêter ses vingt-
huit ans, l’âge que sa mère avait à sa naissance. Elle dit s’interroger sur son avenir de femme :
And here I was entering into my twenty-eighth year, and I was not married or having a
child. Turning twenty-eight and not doing like my mother, I realized I was really scared.
And it was this fear that started the process which has become this film.
373 On peut se reporter au découpage séquentiel du film placé en fin de cette partie, et aux photos en tête de partie. Il
convient de préciser que les films de famille de la famille Citron, ont été tournés en 8mm et objectif standards.
374 Michelle Citron, opus cité, p.12.
347

Ces sentiments conflictuels affectent d’abord le sujet même, lui occasionnant au passage une
série de symptômes qu’en son temps Freud aurait assurément diagnostiqués comme un cas
d’hystérie (insomnies, rêves étranges, douleurs corporelles protéiformes etc…), et qui, à
première vue, s’apparenterait au personnage durassien de Lol.V. Stein 375 , qui « souffre d’une
infériorité passagère », pour n’être pas un être complet, pour n’avoir pas su ou pas pu se
constituer en sujet de désir ; mais ces sentiments conflictuels affectent aussi la mère, et la
perception que nous en avons : celle d’une mère potentiellement menaçante, qui écrase sa fille de
son statut, et qui ôte à sa fille sa féminité. Nous allons voir que les choses sont plus complexes
que cela.
Cette première séquence 376 nous plonge ainsi au cœur de la relation mère/fille, mais dans une
perspective si vaste qu’elle englobe tout ce que nous avons esquissé jusque là, à savoir
l’opposition archaïque entre la « maman et la putain », et les représentations qui lui sont affiliées
– on se souvient, dans notre survol des représentations fictionnelles, de la figure féminine
ambiguë de Blonde Vénus, femme que le film se charge de rétablir, après quelques écarts, dans
ses prérogatives de femme-mère, tandis que les autres figures tragiques de la féminité, la Lady
From Shanghaï, La Teresa de Looking for Mr Goodbar…. se trouvent détruites par le travail du
film.
Pour revenir à ce sentiment d’incomplétude, tel que la narratrice tente de l’exprimer, Nancy
Chodorov, l’envisage dans un réseau interne de relations mère/fille, qui interroge directement le
désir supposé de maternité, et qui est souvent le symptôme d’un vide ressenti du côté de la mère :
Many women may experience what feels like a drive or biological urge to become
mothers, but this very biology is itself shaped through unconscious fantasy and affect that
cast what becoming pregnant or being a mother means in terms of a daughter’s internal
relation to her own mother. I thus theorize maternal subjectivity – mothers’unconscious
and conscious experiences of being a mother, of having a connection to a child or to
children. 377
Dans la séquence 7, la narratrice glisse de cette impression d’incomplétude qui s’impose à elle,
en développant son sentiment d’inquiétude à propos de sa propre vie : « There is so much pain in
her voice I cannot bear that thought that I, too, will one day feel the same. » Dans l’espace de
quelques images et paroles, le faux modèle que représentait sa mère, s’est transmué en figure
insatisfaite, elle-même incomplète, la délivrant de son infériorité passagère, et ouvrant ainsi un
horizon pour sa fille comme sujet féminin.
375
La référence concerne ici un roman de Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol.V. Stein, coll. « Folio », Éditions
Gallimard, 1976.
376
On parle justement de séquence ici, car le plan ne constitue pas l’unité la plus signifiante.
377 Nancy Chodorow, opus cité, p.ix.
348

Cette séquence d’ouverture s’achève sur des images de mères et d’enfants dans des jardins
publics, tandis que la voix prétend que, deux ans plus tard, elle est (enfin) capable de dédier ce
film à sa mère, « A woman who I am very much like and not like at all. » Il semble alors probable
que le film va traiter de ce sentiment contradictoire, de ce qui s’est passé dans ce laps de temps
pour que les sentiments se soient à ce point transformés ; or le film va s’engager sur une tout
autre voie, balayant d’un fondu au noir tout récit, toute linéarité, toute explication, pour
s’engager dans un voyage introspectif au dispositif énonciatif vertigineux.
La seconde séquence, composée elle aussi de fragments de films de familles, montre d’abord la
mère et ses deux filles au jardin public de Boston. Elles ont pris place dans une sorte de pédalo
en forme de cygne, et elles font de grands signes en direction du père resté au bord de l’eau,
embusqué derrière sa caméra, tapi dans « l’ombre » du hors-champ. Le triangle œdipien est ici
esquissé sous une forme problématique : d’un côté la mère et les filles, sur l’eau, de l’autre le
père, resté sur au bord de l’eau – la caméra tenant lieu de séparation en redoublant la
configuration du parc, mais aussi de schéma inversé sujet/objet ; masculin/féminin ; près/lointain
etc…. La mère et les filles forment un portrait de groupe indistinct, couleurs claires, rubans et
sourires de circonstance – féminité et altérité sont ici conjuguées – ce qui pourrait faire dire au
père « J’ai une belle famille » plutôt que « Nous sommes une belle famille. » Plusieurs
conclusions s’imposent : d’une part, le père est absent, renvoyé bord-cadre, non disponible, non
représenté – nous n’aurons d’ailleurs aucune image de lui. Avant de poursuivre, il convient
néanmoins de nuancer notre description de la posture paternelle : Le père absent n’est pas révélé
sous un jour monstrueux (il n’est que le fils du « monstre ») ; il est simplement renvoyé hors de
la représentation, stigmatisé comme regard externe, comme regard partial et subjectif, dont les
autres paradigmes / rites familiaux se chargent de cantonner comme agent externe.
D’autre part, contrairement à la position masculine active, la posture féminine est présentée
comme passive, et semble très exposée, dans tous les sens du terme : position risquée parce que
soumise ou à la réprobation ou au désir paternels, jamais protégée car toujours sous le regard de
l’autre. Enfin, l’on avancera que la question taboue de l’inceste trouve ici un paradigme de
remplacement dans la relation mère/filles et le père absent – la fille, contrairement au fils, devant
dépasser le stade préœdipien fusionnel avec la mère (ce que Nancy Chodorow nomme « the
Œdipal asymmetry »), pour se tourner vers le père puis ensuite les hommes 378 - en d’autres
termes, la fille est censée passer des mains de la mère à celles du mari. Or, comme nous l’avons
378 Ceci est un processus largement développé par les psychanalystes. Nancy Chodorow y revient également, dans
son chapitre intitulé « Psychodynamics of the Family », in opus cité, pp.191-209.
349

mis en avant dans notre analyse du film de Su Friedrich 379 : comment construire un processus
d’identification avec une figure manquante, ici, celle du père ?
La même narratrice poursuit en voice over le récit de la séparation de ses parents, insistant sur
l’état de délabrement de la mère abandonnée, et la prise en charge filiale du « problème »
maternel - on retrouve ici cet inversement des figures mère/fille, relayé par les images des filles
sur l’eau. Cette séquence, bien que principalement conçue comme transition entre deux modes de
récit distincts que nous allons analyser, poursuit le travail de représentation imaginaire de la
mère, en associant l’image double du cygne – double signe, à la fois métaphore visuelle de la
figure maternelle qui protège ses petits (Nancy Chodorow parlant quant à elle de la mère comme
« the all embracing sea »), mais aussi métaphore intertextuelle (musicale, poétique) de la mort
(le chant du cygne) qui s’applique à la fois à la mère du film de famille, mais également à la
narratrice qui est en phase de deuil - au récit en voice over, ce qui crée un effet de distanciation
ironique et dérisoire. Puis, une autre image, cette fois-ci grossie et dupliquée plusieurs fois, où
une petite fille et sa mère courent l’une vers l’autre, mais se manquent l’une l’autre. Finalement,
la mère attrape sèchement la petite fille par le bras, et le film déploie son titre : Daughter Rite.
En plaquant le titre sur cette image de violence maternelle (contenue mais menaçante), la
réalisatrice interroge la notion de rite, et sa légitimité – on retiendra la définition de « rite » pour
la conclusion.
La troisième séquence jure par le changement, d’emblée perceptible, dans la qualité des images,
le point de vue, et par l’absence de commentaire en voice over. On découvre deux jeunes femmes
proches de la trentaine, l’une blonde, l’autre brune ; elles sont assises à une table de cuisine et
prennent un café. Elles se parlent, tout en s’adressant à la caméra, comme s’il s’agissait d’une
conversation à trois. On comprend assez vite que les deux jeunes femmes sont sœurs, même si
leur apparence physique semble les opposer, et qu’elles parlent de leur mère absente. La plus
jeune des deux, la jeune femme blonde, raconte que lors de son accouchement, leur mère a
insisté pour rester dans la salle de travail, comme si elle accouchait par procuration, et qu’il a
fallu que son mari la sorte manu militari. Cette séquence introduit un nouveau registre d’images,
que l’on qualifiera de style « cinéma-vérité », puisqu’elles sont tournées en caméra à l’épaule,
son synchrone, et de plus, sans commentaire en voice over.
- Un texte triplement couturé 380
379 Sur Friedrich posait la situation autrement, puisque, dans son cas, le premier objet d’amour avait été présenté
comme étant le père – la transition œdipienne se trouve de fait inversée, et l’identification sexuelle également.
380 Il s’agit ici d’opposer « couturé » à « suturé », puisque les « collures » des diverses familles d’images, se voient
et sont mêmes ajourées. De plus, ce terme renvoie au paradigme de la cicatrice – ce qui se prête bien à notre propos.
350

Comme pour David Holzman’s Diary, le dispositif même du cinéma permet, dans les strates qui
le composent de superposer des instances subjectives et des discours. La réalisatrice joue sur les
ambiguïtés du dispositif, sur les énigmes qui refusent le mouvement totalitarisant de la femme
comme Autre, et ainsi, en composant un portrait pluriel, elle casse la logique de l’altérité et en
fait des fragments de femmes – on se rappelle la politique du fragment préconisée par Barthes ;
Michelle Citron est un des premiers cinéastes à offrir son film en partage à d’autres subjectivités.
Daughter Rite est le genre de film où le spectateur – et en particulier la spectatrice - se trouve
tiraillée, divisée entre le regard du critique, distancié, et la position privilégiée de la fille. Pour
une fois, le sujet, c’est la fille et non pas la mère – Mindy Faber ayant été quelque peu
« vampirisée » par le personnage extravagant de sa mère, dans Delirium. Or, le Moi critique
n’est pas entièrement satisfait par la description que fait la narratrice des films de famille ; il
convient donc de s’intéresser à l’agencement du film et aux diverses pistes qui le composent. En
effet, si les tendances traditionnelles à voir dans l’agencement d’un film documentaire de cette
nature, deux séries de segments alternés (qui s’opposeraient), il y a en fait dans Daughter Rite
trois champs séparés, chacun semblant relever des trois « phyla » 381 de l’univers du cinéma :
fiction, documentaire et expérimental, ce qui correspond à première vue et dans le désordre aux
films de famille retravaillés, à la voice over, et aux images tournées sur le mode « cinéma-
vérité » dont on tâchera de révéler le caractère factice.
Ces phyla distincts permettent de désamorcer un discours logocentrique, où le film trancherait
sur le statut des femmes, la vérité profonde d’une mère - bonne ou mauvaise mère ? - et tendent à
détruire l’utopie globalisante d’une connivence universelle entre les femmes, d’une complicité
féminine à toute épreuve, avec la relation sororale comme terrain d’observation de cette utopie.
Ils permettent aussi de bâtir – encore un terme de travaux féminins, de couture, puisque le bâti
est un fil cousu, souvent d’une autre couleur, qui permet de mettre le travail en place, de réunir
des pièces de tissu entre elles, sachant que le bâti sera ensuite ôté lorsque la couture finale sera
effectuée, couture qui sera quant à elle, parfaitement invisible – un film pluriel et discontinu,
exempt de tout manichéisme. Car en fait, chaque phylum, chaque « histoire » exprime assez
justement, grâce à la force des éléments visuels comme des éléments verbaux, la schizophrénie
que chaque femme ressent à l’égard de sa mère : une haine totale comprise dans un amour total.
381 Ce terme scientifique vient du latin phylum qui signifie : série animale ou végétale constituée d’espèces, de
genres, de familles etc., descendant d’un ancêtre commun selon les lois de l’évolution. Le Grand Robert propose :
du grec phulon signifiant ‘race, tribu’, c’est-à-dire, souche primitive d’où est issue une série généalogique ; suite des
formes revêtues par les ascendants d’une espèce.
351

Dans cette configuration, la narratrice semble agir dans le sens d’une résolution du conflit 382 ,
alors que les sœurs du versant « cinéma-vérité », ne cherchent pas à résoudre quoi que ce soit ;
elles effectuent un acte de parole – les films de famille quant à eux, agissant pour leur propre
compte.
Si nous revenons sur l’information fournie par les trois familles d’images (phyla), comme une
sorte de libre jeu d’associations, chaque spectateur sera alors en mesure de découvrir ou de créer
lui-même ses propres réseaux de relations et d’associations, sans qu’au bout du compte, le
spectateur soit tenu de dire « Ce film dit ceci, ou dit cela ; c’est ce que l’auteur veut dire… ». De
même, il lui sera inutile de chercher en vain une continuité narrative et/ou discursive dans
l’agencement du film. La relation qui s’établit entre les diverses familles d’images, ainsi qu’entre
les segments, se fait de façon thématique et métaphorique, et non pas linéaire ou encore
chronologique :
In my films the motivation for mixing modes involved a strategy for examining the
issues. As far as I am concerned, there is not one truth, no single perspective that will
give you the truth. And I think that the only way you can even approximate or approach it
is by having multiple perspectives. The kind of information you get in one style is very
different from the kind of information you get in another style, and that’s inherent in the
form itself. 383
Du film de famille au film expérimental : Le premier champ d’expression se compose de scènes
dupliquées optiquement à partir de films de famille de la famille Citron, ce qui rappelle les
techniques expérimentales de détournement et d’expérimentation des images, que nous avons
évoquées en introduisant les travaux de Shirley Clarke, Yvonne Rainer ou encore Trinh.T.Minh-
Ha. Et d’ailleurs, la « réalité » des films de famille semble d’emblée suspecte, non pas parce que
le matériel brut n’est pas composé de simples images de films de famille (elles le sont, mais
retravaillées), mais surtout parce que ces images ont été au préalable soumises au processus
d’interprétation de la réalisatrice. Des moments typiques, ainsi que certains mouvements,
certains gestes (nous avons déjà parlé de la prégnance de la mémoire des gestes), ont été
sélectionnés, remontés, recadrés, retouchés, désencastrés de leur cadre idéologique : des images
où la mère attrape la petite fille sèchement ; les filles en robes de cérémonie, cheveux bouclés,
lavent la vaisselle ou jouent sur une balançoire, images des objets narcissiques de la mère :
N’empêche que le message principal que le film de famille avait pour but de propager et
de communiquer s’estompe et devient texte, un document d’archive aux multiples
messages à décoder, dont le message original est devenu accessoire, sinon superflu 384 .
382 La résolution du conflit est un des piliers de la stratégie narrative classique au cinéma, ainsi que le démontrent
Vincent Amiel et Pascal Couté dans Formes et obsessions du cinéma américain contemporain, Éditions
Klincksieck, Paris, 2003, notamment dans le Chapitre 1.
383 Michelle Citron, Opus cité, p.75.
384 Eric de Kuyper, « Aux origines du cinéma : le film de famille », in Roger Odin (sous la direction de), Le Film de
352

Ainsi, les films de famille, tels qu’ils ont été tournés par le père n’existent plus ; ce qui a été
filmé a remplacé ce qui a été vécu, et ce qui a été refilmé a remplacé ce qui a été filmé – ce qui
va au-delà de la notion de rétrolecture qui caractérise le film de famille selon Roger Odin :
« Tout film de famille en projection est remodelage de l’histoire antérieure vécue et une revanche
sur la vie. » 385 D’une manière différente et néanmoins parallèle à celle de Su Friedrich, la
réalisatrice Michelle Citron a ainsi révélé sa « réalité » des images derrière la façade de la famille
heureuse middle-class, et sans histoire qui « joue » devant l’objectif de la caméra du père.
Daughter Rite s’ouvre et se referme sur des images de famille – ce qui révèle le lien
d’appartenance avec la cinéaste 386 , le lieu de l’origine du film. Or, par le travail du film, la
femme-mère guindée des premières scènes, est redevenue une jeune fille légère et vivante (nous
y reviendrons dans la conclusion), et ce, sans flash-back et autre artifice cinématographique du
récit, si ce n’est une forme circulaire de type « mythopoétique » (le film expérimental et/ou
visionnaire selon Philip Adams Sitney), comme si tous les âges, tous les visages, toutes les
expériences de femmes trouvaient leur origine dans cette image-ci – comme si l’espoir latent que
nous avions décelé au cœur de tout film de famille de favoriser l’introspection et de soulager les
blessures, était devenu réalité pour la cinéaste.
La
voice over : harmoniques387
et dissonances.
Le second champ d’expression consiste dans le
récit pris en charge par la voice over à la première personne ; un procédé littéraire qui appartient
aussi bien à la fiction qu’au documentaire. Il est en effet d’usage dans le cinéma traditionnel
(documentaire ou fiction), de considérer que les images ne fixent pas le sens, et ce bien que les
images soient moins polysémiques que le langage, et que par conséquent, les mots sont chargés
de le fixer, de l’ancrer dans la subjectivité du réalisateur, ainsi que l’écrit Bill Nichols : « Voice
over technique normally reins in the polysemic quality of imagery. Speech added to images is
like captions added to pictures : they steer us toward one understanding and away from
others » 388 Ici, la voice over ne « règne » pas sur le sens, elle n’est qu’une piste de lecture parmi
famille : usage privé, usage public , Éditions Méridiens Klincksieck, Paris, 1995, p.13.
385 Roger Odin, « Rhétorique du film de famille », in Revue d’Esthétique, n°1-2, UGE, Paris, 1979, p.365.
386 Ce n’est qu’en lisant l’ouvrage paru en 1999, plus de vingt années plus tard, que l’on apprend que la fille aînée,
c’est elle, Michelle Citron : « My three-year-old sister is still connected to the Mother, I am already moving toward
the Father […] Is my attraction to my particular father, ot the power of the Father, expressed through my real
father’s ability to conduct this walk, these films ? » (opus cité, p.6)
387 La métaphore musicale se prête bien à ce travail de la voice over, considérant que ces trois phyla sont comme
placés sur une portée. Le dictionnaire Hachette définit l’harmonique comme « Son musical dont la fréquence est un
multiple d’une fréquence de base, appelée fréquence fondamentale. » La fréquence de base sera ici le sujet-cinéaste,
et les harmoniques sont des fréquences subjectives, multiples, qui suivent le déroulé du film, sans jamais se
rencontrer.
388 Bill Nichols, Blurred Boundaries : Questions of Meaning In Contemporary Culture, Bloomington : Indiana
University Press, 1994, p.128.
353

d’autres (un harmonique).
Il est à la fois naturel et tentant d’interpréter ce fil narratif - il ne s’agit pas à proprement parler
d’un récit - comme le chef d’orchestre du film ; on a, par conséquent, tendance à prendre les
paroles prononcées pour véridiques, en tout cas, à tenter de les valider par les images. Il est
également tentant de présupposer que la narratrice parle des films de famille au-dessus desquels
elle vient se poser. Enfin, il est quasi impossible à la première vision de ne pas tenter d’effectuer
des associations entre la voix du commentaire, les petites filles du film de famille et les jeunes
adultes de la piste « cinéma-vérité ». À cet égard, les interactions entre les divers champs de
représentation restent difficilement appréhendables dans leur complexité. Par exemple, il semble
que par moments, la voice over soit totalement indépendante, quasi indifférente à ce qui se passe
sous elle. À la fin du film, cette même voice over parle sur un écran noir : « I imagine my mother
seeing this ; feeling pain, eroding the pleasure. ‘Why do you have to say all this ? she asks.»
Parfois, la voix semble renvoyer aux films de famille, et parfois elle donne l’impression de
renvoyer à rien de connu, c’est-à-dire à rien auquel la voix réfèrerait dans le film, si ce n’est à la
cinéaste, en tout cas, partiellement 389 . Par exemple, nous voyons les petites filles attablées avec
leur mère, alors que la voice over répète : « We would never be close .» 390 Ce qui s’exprime par
cette superposition images/texte, ce n’est pas la traduction d’une expérience particulière, mais
bien le fossé existant entre la mère et sa fille, tel qu’il est relaté par les nombreux interviews
réalisés au préalable par la cinéaste (nous reviendrons sur son travail d’investigation). Dans cette
même séquence, la caméra entame un panoramique rapproché le long du bras de la mère jusqu’à
l’enfant ; au bout de son parcours, on voit la main maternelle qui est tout proche de l’enfant,
mais sans vraiment l’atteindre, le toucher, révélant symptomatiquement une synchronie qui n’est
qu’apparente. Mais dans bien d’autres cas, une telle association n’est pas exprimée. Et
cependant, par le commentaire souvent distancié des images (nous allons en voir un exemple),
par la liberté, l’ouverture que la voice over offre au sens, elle devient une forme où peut venir
s’inscrire l’hétérogénéité des discours, mais aussi celle des procédés stylistiques et même des
niveaux de langue. Car en définitive, ici, dans la configuration de Daughter Rite,ni les images ni
les mots ne fixent le sens – la subjectivité féminine étant nomade dans un texte, nous l’avons vu.
Ce monologue intérieur manifeste néanmoins un certain flottement énonciatif ; en effet, à aucun
389 En lisant son ouvrage autobiographique, nous avons quelques informations supplémentaires sur la vraie vie de la
cinéaste : la séparation de ses parents, ses angoisses face à la vie etc…. Mais rien qui nous autorise à dire que la
voice over, c’est la cinéaste.
390 « Jamais nous ne fûmes proches….» En fait, dans sa version originale, cet énoncé comporte une ambiguïté due à
la présence du modal « would » ; nous choisissons la version de l’imparfait pour tout ce qu’il implique comme
temps, temps de l’habitude dans le passé, mais aussi comme proximité dans le film avec l’acte d’énonciation de la
fille qui regarde les images de son enfance (supposée).
354

moment du film, la voice over n’est-elle identifiée comme étant, sans l’ombre d’un doute, la voix
de l’auteur, celle de la cinéaste ou d’un alter ego qui la prendrait en charge. Et puis la narratrice
utilise un ton neutre et distancié qui nous informe qu’elle ne fait que prêter sa voix à une instance
dissimulée derrière elle mais aussi dans tous les divers pans du dispositif. Ce ton
particulièrement désincarné, quasi récitant, interroge le statut de l’auteur ; et si voix d’auteur il y
a, il s’agit d’une voix qui excède la voix de la cinéaste, cette dernière ne souhaitant n’être qu’une
voix dans le concert de toutes les voix de femmes.
Prenons maintenant un exemple de cette ambivalence harmoniques/dissonances, entretenue par
la narratrice. Alors qu’apparaissent des images flottantes, instables, de films de famille
(Séquence 17 dans le découpage) présentant les deux petites sœurs portant leur cartable, toutes
deux décadrées vers la gauche, comme pour échapper à l’emprise de la mère, et/ou au regard du
père, la voix entonne une sorte de psalmodie rituelle : « I hate my weaknesses, my weaknesses
are my mother. » L’image des deux petites sœurs est remplacée par une autre image des petites
filles vêtues avec raffinement de robes bleues à smokes, tandis qu’elles quittent la maison pour se
rendre à l’école. La voix poursuit « I hate…. my bitchiness and my selfishness. That part, too, is
my mother. » Les deux petites filles se dirigent alors vers la caméra alors que la voix conclut
« And in hating my mother, I hate myself. ». Ce jeu de superposition d’images et de paroles non
connectées initialement, et qui semblent parfois correspondre entre elles, est typique du dispositif
mis en place par la cinéaste – on se rappelle que les films de famille sont muets ; de plus, le
« Je » ne saurait être fidèle aux énoncés des films de famille pour lesquels on a établi le contrôle
paternel ainsi que sa séparation de l’autre scène : la scène des femmes ; enfin, la narratrice n’est
réellement ni formellement associée avec aucune autre source composant le film – la cinéaste
ayant choisi de « naviguer » dans l’intervalle - intervalle que Trinh.T. Minh-Ha décrit ainsi :
« What persists between the meaning of something and its truth is the interval, a break without
which meaning would have been fixed and truth congealed. » 391
Plus loin dans le film, la narratrice évoque l’autre aspect de sa mère : la mère aimante. Les
images du film de famille montrent alors une sorte de compétition d’enfants en poussettes, où
des dizaines de petites filles modèles en robes de dentelles sont invitées à jouer leur rôle social
de « petites femmes », tandis que leurs mères se réjouissent à leurs côtés, décentrées sur l’image
pour l’occasion. Sur cette scène, qui pourrait paraître comme l’ultime geste d’endoctrinement
vers la passivité et la faiblesse de la fille, la voix parle alors de pardon : « I am not the angry one.
I am filled with sadness and love for this woman.» Ce décalage voix/images ne fonctionne ni
391 Trinh.T. Minh-Ha, « The Totalizing Quest of Meaning », in Michael Renov (edited by), Theorizing Documentary,
New York London : Routledge Editions, 1993, p.99.
355

comme illustration signifiant/signifié, ni sur le contrepoint, l’ironie per se ; encore une fois, le
décalage se contente de manifester les sentiments paradoxaux animant une mère et sa fille.
Les séquences
de « dramatized documentary » 392 : Enfin, le troisième champ, présenté
séparément, consiste en des plans apparemment documentaires des deux sœurs partageant leur
vision respective sur leur mère. Il semble parfois que ces segments « cinéma-vérité » sont mis en
relation, de temps à autre, avec les films de famille ou encore avec la voice over. Comme dans les
séquences des films de famille, on y voit deux femmes assez ambivalentes dans leurs rapports
avec la figure maternelle. Les deux « couples » de sœurs, les petites filles et les jeunes femmes,
haïssent et aiment en même temps leur mère ; dans les deux « histoires », la mère est dépeinte
comme une figure maternelle dévorante mais aussi nourricière. Dans les deux « temps »,
chacune des sœurs évoque un bon et un mauvais côté de leur mère, une bonne et une mauvaise
expérience avec leur mère. La voice over pourrait alors décrire les deux mères évoquées.
Combien de mères y a-t-il, au bout de compte, et combien de filles ? Le film nous convie, parfois
à notre corps défendant, à nous poser ces questions déstabilisantes qui font écho à nos propres
questionnements sur la « santé » de notre subjectivité et nos rapports en tant que sujets avec la
parentalité.
Le décalage que nous avons mis à jour entre la voice over et les films de famille doit nous inviter
à la prudence dans notre lecture des images qui composent ce segment. Comme les trois phyla
sont eux-mêmes indépendants les uns des autres, l’identité de personne auteur-narrateur-
protagoniste, invariant de l’écriture autobiographique, ici ne peut être validée, même si l’on
assiste à des rapprochements troublants : La femme-mère dont les jeunes filles parlent
obsessionnellement mais que nous ne voyons pas, pourrait être cette mère qui tire la langue à la
caméra de son mari, ou qui rudoie la fille qui ne lui accorde pas le geste d’attention tant attendu.
L’écart d’âge des petites filles et celui des jeunes femmes étant probablement identique, le
physique distinct des deux couples de sœurs également, et enfin, les deux générations semblent
se répondre : les années cinquante pour les films de famille, les années soixante-dix pour les
séquences des jeunes femmes ; seuls les prénoms Nancy and I (la voice over) et
Maggie/Stéphanie (la piste « cinéma-vérité ») indiquent des sujets distincts. Et si la demande
d’unification des segments est légitime dans ce type de film – « The totalizing quest for
meaning » de Trinh-T Minh-Ha - il n’en reste pas moins que la lecture reste et doit rester
problématique. Nous l’avons déjà évoqué avec Derrida : l’unification, le Un, est une fausse
bonne idée, comme celle corollaire d’utiliser la femme comme métaphore, ce qui constitue une
392 « Dramatized Documentary » est une locution inventée par Derek Paget, dans son ouvrage No Other Way to Tell
It, Manchester and New York : Manchester University Press, 1998, p.36.
356

négation des femmes.
Cet investissement intellectuel ainsi qu’émotionnel à l’œuvre dans le film, semble
principalement provenir de ces segments documentaires, que nous avons associés aux techniques
du « cinéma-vérité » - nous faisons uniquement référence à une technique d’enregistrement des
images et des sons. De plus, nous souhaitons éviter la confusion que pourrait entraîner l’usage du
terme documentaire pour parler de ces séquences. Ces images aussi ne sont pas ce qu’elles
paraissent de prime abord. Alors que le film se déploie, c’est comme si les séquences
« documentaires » remettaient en question tout l’édifice du film, son style même, à commencer
par son modèle initial : le cinéma direct – comme nous l’avons déjà précisé, le cinéma direct
représente l’idéal d’une esthétique « réaliste » extrême selon lequel l’événement pro-filmique est
autorisé à se dérouler, en direct, devant la caméra, sans scénario préalable, et donc sans
préconception de la part du réalisateur, ce dernier ayant l’impression de livrer les événements tels
qu’ils se déroulent ou se sont déroulés. Julia Lesage a cherché à démontrer pourquoi les cinéastes
femmes du début des années soixante-dix se tournaient plus volontiers vers cette forme
documentaire, comme cette forme se rapprochait de la prise de conscience de groupe, ainsi que
d’une ouverture et une confiance manifestes parmi les mouvements de femmes :
Many of the first feminist documentaries used a simple format to present to the audience
(presumably composed primarily of women) a picture of the ordinary details of women’s
lives, their thoughts – told directly by the protagonists to the camera. 393
Et Daughter Rite débute fermement dans cette tradition du direct cinema - un peu comme le film
de Ross McElwee, Sherman’s March, qui débute comme un documentaire historique traditionnel
(le commentaire est dans un premier temps assuré par Richard Leacock), sans doute trop
fermement pour que le dispositif ne se fissure pas à la première occasion, et que le film s’engage
sur une autre voie. Pour revenir à Daughter Rite, deux sœurs sont assises à la table de leur mère,
dans la cuisine, et, dans l’espace d’une prise, la sœur cadette déballe son hostilité à l’égard de sa
mère, en particulier lorsque cette dernière supervisa tout à la naissance de son propre enfant. Elle
semble s’adresser directement à la caméra, et à travers elle, probablement à l’autre femme assise
de l’autre côté. L’interaction des deux sœurs semble très naturelle, comme si elles ne
manifestaient aucune conscience de la caméra - c’est parce qu’elles s’adressent à la cinéaste via
la caméra, en tant que femmes. Dans le second segment, les sœurs sont assises côte à côte sur le
canapé, et leur interaction (leur adresse en direct à la caméra) est encore enregistrée dans le
« respect » du répertoire des techniques du « cinéma-vérité » : Par respect pour le temps et
l’espace réels, il n’y a pas de coupes dans la séquence ; la caméra se contente d’effectuer un
393 Julia Lesage, « The Political Aesthetics of the Feminist Documentary Film », in Quaterly Review of Film
Studies, 3, n°4 Fall 1978.
357

panoramique d’une sœur à l’autre en fonction de celle qui parle, puis se fixe sur la sœur aînée
lors d’un long monologue sur la manière dont la mère a envahi sa vie privée de jeune femme.
Tandis que la sœur aînée parle, nous apercevons la main de l’autre sœur entrer dans le champ de
la caméra afin de repousser en arrière les mèches rebelles de sa sœur qui lui cachent le visage,
attestant du même coup de la présence de l’autre sœur en hors-champ. Une autre technique
inspirée du « cinéma-vérité » consiste à zoomer dans le plan pour avoir le sujet en très gros plan,
avec un point de vue brut qui atteste à la fois de l’authenticité des images, mais aussi de leur re-
présentation (un effet « rack focus », ou encore « fly-on-the-wall » : brut) – ce qui évite de
couper les séquences documentaires (le montage s’effectue principalement au tournage) que
nous avons qualifiées d’interactives, puisqu’elles entrent en jeu avec la caméra et interpellent le
corps de la cinéaste placé derrière. Sur le plan de l’intentionnalité du dispositif, la qualité brute
parfois inappropriée des images , tend à prouver que le zoom était spontané, puisque la mise au
point n’était pas préparée pour ce changement de mise au point. Le segment entier est pour ainsi
dire « codifié » dans le style « cinéma-vérité », or nous avons tendance – nous avions encore
tendance, à la fin des années soixante-dix - à interpréter cette codification stylistique comme « la
réalité ». Que le spectateur soit naïf ou plus averti, il est, de toutes manières, amené à
présupposer que ce qu’il voit est « réel » - comme le film de famille, le cinéma direct bénéficie
d’un indice important de valeur d’authenticité – et la cinéaste le sait et en joue.
La fréquence des séquences de style « cinéma-vérité » augmente sensiblement au fil et à mesure
de l’agencement du film (on peut se reporter au découpage joint à la fin de cette partie), et tandis
que le tissage des segments hétérogènes semble « prendre » et s’étoffer – une histoire de mère et
de fille(s) semble lentement s’esquisser à partir des divers portraits et expériences - le mode
d’adresse se modifie imperceptiblement, au fil des confidences, passant d’un mode d’adresse
directe à la caméra à un mode d’observation plus objective des deux sœurs, au moment où ces
dernières entrent en interaction mutuelle de manière de plus en plus personnelle, intime, dans la
posture, les gestes vers l’autre, comme dans la nature des confidences. Par exemple, dans une
séquence apparemment sans intention particulière, presque une séquence de transition,
d’illustration de leur relation, on les voit toutes deux collaborer à la réalisation d’une salade de
fruits (un rite féminin hérité de la mère), dont le résultat ne semble les satisfaire ni l’une ni
l’autre – serait-ce la mère, bien qu’absente, qui, presque à l’insu du film, instillerait son venin
dans la relation sororale (la pomme de la discorde), ou la cinéaste insatisfaite par son
agencement ? Puis, nous les voyons assises sur le sol, s’amusant à siffloter sur les disques de leur
mère qui tournent sur l’électrophone. Et, comme elles entament une discussion plutôt animée sur
la manière dont leur mère semblait gérer ses finances, la caméra évalue par de longs
358

panoramiques allers-retours, la distance qui s’est installée entre elles deux. Or, dans la séquence
suivante, la sœur cadette réinstaure un mode d’adresse directe pour confier à la caméra l’histoire
du viol dont elle a été victime (par un ami de sa mère). On reste alors perplexe face à ce brusque
changement d’adresse, semblant agir comme une régression dans le déroulé de ce rite filial, qui
s’avère autant un rite sororal que filial - la présence de la mère étant finalement une figure en
creux qui unit autant qu’elle divise. On reste en effet partagée, entre le sentiment que le
changement d’adresse vient illustrer les tensions qui se sont installées entre les deux sœurs à
l’évocation de leur mère dans les choses du quotidien, comme si elles avaient, finalement, ouvert
la Boîte de Pandore, et l’impression plus externe, par conséquent plus objective, que c’est bien la
nature du récit ici qui a fait basculer l’adresse. Et c’est comme si, ce retour à l’adresse directe,
faisait de la caméra un véritable outil de transfert, ce qu’une relation sœur/sœur ne pouvait en
aucun cas réaliser. En instaurant ainsi un autre pôle dialogique, cette adresse, grâce à la parole
offerte, et de plus, avec toute la souffrance inhérente à ce type de réminiscence (le viol), a fait
basculer le trio sclérosant fille/mère/fille, balayant du même coup l’insidieux sentiment que ce
qui était encore et toujours en jeu, c’était la quête de l’amour maternel, l’héritage maternel, ce
qui est en soi une justification du Complexe d’Œdipe – discours normatif.
Enfin, nous les retrouvons dans la chambre de la mère, passant en revue les tiroirs de leur mère,
s’amusant de leurs petites découvertes. Cette séquence se caractérise par le retour de l’alternance
entre le style d’adresse directe et le style d’observation. Ces techniques « vérité » ont pour
vocation, nous l’avons vu, de nous signaler explicitement que les images montrées appartiennent
à la « réalité ». Et c’est pour cela qu’un grande nombre des personnes qui virent ce film - et
parmi elles, des cinéastes pratiquant la technique documentaire - furent particulièrement
éberluées d’apprendre à l’issue de la projection, que ces scènes qu’elles avaient ressenties
comme « documentaires », avaient été purement et simplement jouées par des actrices. Ce n’est
qu’en revoyant le film et en étant particulièrement attentif au montage des diverses pistes
séquences, aux prénoms, et surtout à la technique de tournage prétendument « fly-on-the-wall »,
qu’on finit par remarquer quelques anticipations de la caméra qui sont l’aveu d’une mise en
scène.
Ces anticipations de caméra sont souvent utilisées comme une sorte de signature de l’imposture
documentaire, et plus globalement tiennent lieu de métadiscours. On prendra l’exemple des
expérimentations « documentaires » de Robert Altman dans sa série Tanner 88 394 , où il précipite
dans l’arène politique en pleine ébullition au moment des primaires démocrates de 1988, un
394 Série télévisée de 12 volets, produite par la chaîne HBO.
359

acteur pour candidat, censé briguer l’investiture démocrate. En intervenant en pleine Convention
aux côtés des ténors du parti (Michael Dukakis, Ralph Nader etc…), Tanner, le candidat fictif,
bouleverse les conventions liées à la représentation de la réalité à l’écran, en particulier dans le
champ du politique – champ que le cinéma direct avait auréolé de mythes, mais qui s’est mis à
vaciller dans les années soixante-dix avec la consommation massive d’images télévisées et des
surenchères médiatiques. Altman joue sur les divers supports disponibles pour mettre en abyme
sa réalité fictive, lui donner une sorte de vernis réaliste de « cinéma », dont il bouscule l’illusoire
idéal, grâce notamment à ces images faussement tournées sur le vif, avec lesquelles il s’amuse,
sûr qu’il est de la solidité de son édifice, puisque sa mise en scène recèle quelques vérités
incontournables sur l’univers qu’il entend dépeindre – et démystifier – à sa manière. Le fait est,
que Tanner, candidat fantoche, qui finit par côtoyer les « vrais », est d’autant plus ironique et
cruel à l’égard de la réalité politique, qu’il finit par représenter une sorte de candidat idéal,
débarrassé des contingences démagogiques et politiciennes.
- Le travail de la fiction :
« Why is the filmmaker trying to dupe us ? »
Films set out to determine
truth from falsity,while
the visibility of this truth
lies precisely in the fact
that it is false.
Trinh-T Minh-Ha 395
De la vertu de la manipulation… : Lorsque l’on regarde le film au microscope, l’unité de surface
se fissure ; le bâti craque. La fiction – ce que nous avons appelé « fiction », dans le sillage de
Michelle Citron – et qui est la forme hybride de Daughter Rite, résultant de l’agencement des
segments hétérogènes, mais aussi du travail souterrain du film qui résiste à toute tentative de
simplification et de catégorisation, se fragmente. Le film se fait alors métaphore de cette
citadelle assiégée et de cet envahissement du pluriel féminin. Quant aux voix qui s’expriment,
elles revêtent une identité qui se fait plus générale, plus stéréotypée – chacun pensera à tant de
films dont le but ultime est d’exposer et résoudre, pour certains, le conflit qui oppose le sujet à sa
mère. On évoquera encore le Tarnation de Jonathan Caouette, où le dispositif du split screen
vient prendre en charge la fragmentation subjective ainsi que le drame que représente le conflit
avec l’Autre. Tarnation tire sa légitimité d’une longue lignée de cinéma féminin, où Jonathan et
sa mère sont les figures éclatées de générations de femmes abîmées par l’image inatteignable de
395 Trinh T Minh Ha, « The Totalizing Quest of meaning », in Michael Renov (edited by), Theorizing Documentary,
New York London : Routledge Editions, 1993, p.98.
360

la mère parfaite du « rêve américain » - « Our extravagant expectations » selon Daniel Boorstin
(The Image).
« Why is the filmmaker trying to dupe us in this way ? » se sont donc demandés, à l’instar des
acteurs véritables de Tanner 88 396 , les spectateurs victimes de la manipulation visuelle de
Michelle Citron, et d’autres films de femmes construits sur cette même stratégie. Question
légitime, en particulier à la fin des années soixante-dix, qui excède la problématique féministe
selon laquelle le mode « cinéma-vérité » ne serait pas approprié à la pratique féministe du
cinéma, comme elle n’est pas particulièrement adaptée au cinéma masculin autobiographique
que nous avons étudié. En vérité, le cinéma documentaire féministe ne s’accorde pas de genre
préconçu puisqu’il n’a de cesse de déconstruire ce qui est « fixé par la loi » ; en outre, on sait que
les théories marxistes, encore très en vogue à l’époque – encore que moins influentes que dans
les années trente - en privilégiant la lutte des classes, ne proposait pas d’alternatives adaptées aux
revendications féministes – bien des héroïnes de films politiques en ont fait l’expérience,
sacrifiées qu’elles furent, à la résolution du problème politique 397 .
Le cinéma direct et le retour du père : Le cinéma direct, nous l’avons vu dans le Chapitre 1,
participe de cette vaste entreprise de manipulation quasi culturelle. Les Frères Maysles et les
Drew Associates ont su articuler leurs films autour de cette apparente illusion d’unité et de
spontanéité. Ce n’est que tardivement dans leur œuvre, que les frères Maysles semblent vraiment
tenir compte de la caméra dans leurs relations à leur objet. Nous mentionnerons ici leur film
documentaire Grey Gardens 398 , sorti la même année que Daughter Rite, et qui propose un portrait
mère/fille assez problématique – encore que cela dépende du public visé – ainsi que l’écrit
Roland Barthes, l’unité, le sens d’un texte, n’est pas dans son origine, mais dans sa destination 399 .
Peut-être, d’ailleurs, que le sujet traité n’est pas étranger à cette soudaine intervention de la
caméra dans l’espace filmé, comme s’il était absolument nécessaire de s’interposer dans cette
confrontation parfois malsaine entre la mère et la fille – relation que d’aucuns qualifient de
drolatique, ce qui, bien entendu, n’est pas notre cas – où elles rivalisent de stratégies de
396 Il va de soi que la supercherie est plus douloureusement perçue par les véritables acteurs de cette tragi-comédie
politique qui pour certains ont dû se sentir trahis de devoir débattre avec un candidat factice qui, de fait, pouvait se
permettre d’énoncer les programme le moins démagogue qui soit., et donc de prendre la place si enviée du candidat
idéal.
397 On pense aux héroïnes qui peuplent les films de Ken Loach. À cet égard, on peut se reporter à notre texte « La
mère et la révolutionnaire : même combat ? Problématique sur le rôle des femmes dans le cinéma de Ken Loach »,
in Crecib « Le cinéma britannique », 2001, pp.112-124.
398 Il s’agit du portrait d’une mère et d’une fille très peu conformistes, cousines de Jackie Kennedy, qui vivent
recluses dans leur maison complètement délabrée de l’East Hampton dans la banlieue de New York.
399 Roland Barthes, « La Mort de l’auteur », in Le Bruissement de la langue : Essais critiques IV, Éditions du Seuil,
Paris, 1984, pp.63-69.
361

séduction, une rivalité narcissique qui fait complètement le jeu de la caméra. Ceci atteste bien de
la démarche paternaliste d’Albert et David Maysles : leur intervention manifeste dans le
dispositif du film relève d’une vision traditionnelle de la représentation cinématographique, où,
dans le schéma œdipien, le père doit séparer le couple fusionnel (incestueux ?) qu’est le couple
fille/mère. Il n’y a pas de savoir transmissible mère/fille, ce qui est finalement représenté par
l’état de délabrement avancé de la maison en plein processus de retour à la nature sauvage et
animale - il y a une invasion de blaireaux et d’opossums qui rappelle le texte très féminin de
D.H.Lawrence, The Fox 400 , la connotation masculine en moins – la maison étant la métaphore du
corps maternel stérile (la vieille fille excentrique) et de l’extinction de ce pan de la famille
Bouvier après leur (prochaine) disparition. Ceci prouve que la représentation féministe reste, non
seulement sur le plan épistémologique (l’absence des femmes de la scène marxiste, leur position
subalterne dans les métiers de la représentation cinématographique), mais également sur le plan
ontologique (le sentiment d’étrangeté, voire même d’angoisse qui frappe souvent les
représentations du couple mère/fille ou sœur/sœur 401 au cinéma), un véritable problème pour
l’idéologie sous-jacente à toute représentation de groupes sociaux spécifiques, en particulier les
femmes. Grey Gardens apporte une pierre au cimetière des portraits a-féministes.
De l’acteur social à l’acteur-acteur : Le fait de faire appel à des actrices est finalement
défendable. Il y a en effet une certaine vérité, au sens philosophique du terme , , dans le fait de
recourir à la performance, plutôt que d’utiliser les véritables acteurs d’un drame dans de tels
rôles. On pense immédiatement à des films poignants des années soixante, qui relevaient déjà de
cette démarche. Par exemple, lorsque Jeremy Sandford et Ken Loach préparent Cathy Come
Home 402 (1966) pour leur série de la BBC, ils en viennent à la même conclusion : c’est-à-dire que
pour représenter des drames aussi poignants que l’ostracisme des femmes dans la société,
l’intransigeance du pouvoir et l’aveuglement de la justice face aux mères désignées comme
indignes (mauvaises mères), c’était trop demander à ces femmes brisées par le système - la
dynamique du Swinging London a précipité de très nombreuses femmes sur le bord de la route, à
l’image de Cathy faisant du stop sur une route où des camions passent sans ralentir - que de
témoigner devant la caméra, derrière laquelle, des hommes, marxistes. Jeremy Sandford,
journaliste et scénariste, s’étant totalement investi dans sa tâche, pensait en effet que ces femmes
400 Cette novella de D. H. Lawrence, écrite en 1930, fait le portrait d’un couple de jeunes femmes venues s’installer
dans une ferme, pour se lancer dans l’élevage des poules. L’élevage périclite rapidement, ce qui se lit comme la
nature stérile du couple de femmes, et c’est un homme qui va les séparer, en se débarrassant de l’Autre gênant. Un
film fut réalisé en 1967, par Mark Rydell.
401 Dans le champ de la fiction américaine, on pense aux terrifiants films de Robert Aldrich, tels que Hush, Hush,
Sweet Charlotte, 1965 ; ou encore What Ever Happened to Baby Jane ?, 1962
402 il s’agit du parcours d’une jeune fille qui quitte sa famille et sa campagne pour « monter » tenter sa chance dans
le Swinging London, qui va de désillusion en désillusion, et qui finit par perdre tout ce qu’elle a, y compris ses
enfants que les services sociaux lui retirent.
362

ne pourraient pas trouver les mots, avoir la contenance nécessaire à une représentation « utile »
du problème. Il est en effet convaincu que lorsqu’il s’agit de questions aussi tragiques que la
famille, la détresse sous toutes ses formes, la méthode strictement documentaire peut s’avérer
maladroite, car les interviewés seraient trop concernés pour répondre sans risquer de perdre
contenance ou de s’énerver devant la caméra. Ce point de vue est évidemment assez discutable,
encore qu’en choisissant cette autre voie, on échappait à la dérive possible de la télévision
spectacle. En revanche, le choix de travailler avec des acteurs plutôt qu’avec des personnes
réelles, tend à favoriser une certaine dé-responsabilisation par rapport à la misère que le film
entend traduire – dé-responsabilisation des autorités qui risquent de crier à l’exagération, voire
au complot politique ; dé-responsabilisation aussi des spectateurs, dont l’intérêt peut s’émousser
sous l’effet d’accumulations supposées, ou bien qui peuvent rester de marbre devant un spectacle
estampillé « fiction » (nous l’avons déjà vu, le terme de « docudrama » n’existe pas dans les
années soixante, on parle donc de fiction comme genre générique). Si le choix d’une esthétique
dramatique réduit quelque peu l’impression de véracité du film, en revanche, l’aspect fictionnel
du « dramatized documentary » peut permettre cette distance qui rend supportable le malheur
d’autrui. Aujourd’hui, ces préoccupations axiographiques sont bien sûr dépassées, dans la
surenchère de la « télé-réalité », qui justement se repaît des malheurs d’autrui, que ces malheurs
soient véridiques ou reconstitués, la distinction n’étant plus une valeur signifiante. Et puis,
reconnaître d’emblée l’artefact, c’est se replacer dans l’authenticité d’une démarche - nous
l’avons bien vu avec l’expérience de David Holzman’s Diary.
Il en va de même avec Daughter Rite, où les deux actrices, performant les deux sœurs adultes,
sont chargées de dire l’indicible – l’une en relatant le viol, l’autre en nous révélant les détails de
son intimité de femme, empêtrée dans celle de sa mère. Ces deux profils de femmes, dont le
physique opposé dit bien la différence (originelle, psychologique), ont été « construits » à partir
d’innombrables interviews que Michelle Citron a effectuées afin de réaliser son film - elle
adoptera la même démarche pour son film suivant What You Take for Granted, tout comme la
cinéaste américaine Connie Field qui réalise The Life and Times of Rosie the Riveter, 1980 , dans
une démarche de journalisme d’investigation, fidèle aux illustres prédécesseurs :George Orwell
ou Jeremy Sandford et autre Joris Ivens.
Dans une perspective plus psychanalytique de la stratégie fictionnelle, le fait d’avoir employé
des actrices pour jouer les deux sœurs devenues adultes, désamorce l’obscénité maternelle
classique, ce que Lacan appelle « le ravage maternel » 403 : ce ne sont pas les vrais corps nés de la
403 Jacques Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Lol V. Stein », in Cahiers Renaud-
Barrault n°52, Éditions Gallimard, Paris, 1965, pp.7-15.
363

mère que nous voyons évoluer, mais d’autres corps de femmes, avec une autre histoire. En
rompant le lien fusionnel que l’on était tenté d’instaurer entre les films de famille et les
séquences des sœurs adultes, entre les filles et les mères qui traversent l’espace filmique,
l’analyse psychanalytique ne peut s’effectuer pleinement – et puis, comme le dit Michel
Foucault 404 , la psychanalyse n’est jamais parvenue à faire parler les images - et renvoie le film et
ses actrices à une histoire de représentation – ce que Michelle Citron a appelé « fiction ».
- Le rite filial : la révolte aussi contre la mère
En dernier ressort, la valeur de la forme employée par Daughter Rite, réside dans la façon dont
chaque fille devenue femme s’interroge sur la nature et l’authenticité de ses propres rites filiaux.
Et puis d’ailleurs, qu’est-ce qu’un rite ? Le Dictionnaire Encyclopédique de la Langue Française
indique en troisième sens (sens figuré après les acceptions religieuses qui ne nous concernent pas
directement) : « Pratique réglée, invariable » (sens de « usage, coutume » né au XV ème s). En
quoi consiste ce « rite », un rite précisément au singulier dans le titre – et donc qui ne renvoie pas
aux divers gestes habituels de la fille à l’égard de la mère, hommage oral rendu, discussions
entre membres de la famille, visite des lieux intimes, tri et répartition post mortem des objets
personnels…. Ici, il s’agirait d’un tout autre rite : le lien traditionnellement fixé comme
indéfectible (et mortifère, ravageur) entre mère et fille - cet « atavisme » féminin dû à cette
fameuse « asymétrie œdipienne » selon Nancy Chodorow. Comme pour Delirium, Daughter Rite
suggère que c’est une erreur de penser que la mère serait un agent nocif par elle-même ; il est
bien plus analytique de se placer du point de vue de la fille et de s’intéresser à ce qu’il en est de
la figure maternelle dans son fantasme.
Considérant notre choix d’interprétation - auquel on ajoutera, qu’il n’y a pas, contrairement au
film de Jim McBride, de signe de possession entre les deux termes du titre, ce qui est un aveu de
la rupture du lien, le substantif « Daughter » ne jouissant que d’une fonction adjectivale, et donc
secondaire, particulièrement subjective - on lira donc le titre, en tout premier lieu, de façon
problématique, et éventuellement de façon ironique : quel devoir a donc finalement la fille à
l’égard de son histoire, de son origine ? Question vertigineuse que le film n’entend pas résoudre,
mais simplement poser dans des termes dépassionnés, sans manichéisme aucun. On pourra
également comprendre l’énoncé minimal que constitue ce titre énigmatique comme une sorte de
processus de normalisation, à savoir qu’il y a des rites filiaux pour la fille comme il y en a pour
le garçon, sauf qu’ici, dans ce film-ci, on s’intéresse au rite de la fille ; et que ce rite, qui n’est
404 Michel Foucault, Introduction à Rêve et existence de Ludwig Binswanger, Paris, Éditions Desclée de Brouwer,
1954, p. 28.
364

autre qu’un rite de révolte contre la mère, a les mêmes ressorts formateurs qu’a eu la révolte
contre le père – nous faisons ici référence à l’ouvrage de Gérard Mendel, la Révolte contre le
Père 405 que nous avons évoqué dans le Chapitre 1. Cette lecture a pour conséquence d’effecteur
un rééquilibrage, ou plutôt une relativisation de ce tabou qu’est l’origine, et de la destinée
particulière attribuée aux femmes jusque-là. On assiste à une tentative de banalisation de la
relation mère/fille, et à la suggestion, développée plus théoriquement par Sarah Kofman dans son
ouvrage L’Énigme de la femme 406 , qui vient contrebalancer la position freudienne nécessairement
masculine dans l’étude des mécanismes féminins, qui consiste à offrir un point de vue inverse, et
néanmoins parallèle, sur les relations de l’homme à son origine. En effet, Sarah Kofman répète
inlassablement que « Le modèle héroïque de Freud reste Œdipe, et la femme n’est jamais pour
lui la fiancée, mais toujours et encore la mère » 407 . Par conséquent, le recentrement ici s’effectue
sur la position de la fille, l’alignant sur la position du fils, libérant de fait (partiellement) la fille
du poids maternel - le lourd héritage maternel dont elle ne peut, par nature, se défaire, mais aussi
sa propre fonction naturelle de reproduction. L’image de la fille « passant » délicatement l’œuf à
sa mère.
L’expérience douloureuse, mise en perspective plutôt que simplement relatée, ne saurait se
réduire à un message, pas même un message militant, écrit autrement Jane Feuer, journaliste
féministe , non sans parti pris, pour présenter le film dans sa revue Jump Cut :
In its emotive power, Daughter Rite might well teach a lesson to those avant-garde
radical filmmakers set upon sacrificing identification and emotional involvement on the
altar of mere recognition. 408
- Sans conclure…
À la réception de ce film, on est frappé par le sentiment d’étrangeté qui s’en dégage, un
sentiment étrangement familier, puisque l’on a forcément trouvé des échos de situations
semblables à celles de nos familles, et en même temps, tout est orchestré par un autre/une autre,
selon d’autres modalités et d’autres logiques que les nôtres, et on a le sentiment que l’histoire
nous échappe, que notre histoire est potentiellement menaçante. C’est ce qu’exprime Roger
405
Cet ouvrage de socio-psychanalyse, sorti en 1968, et devenu un classique, annonce le déclin de la société
patriarcale. Gérard Mendel a ensuite publié en 1971 Pour décoloniser l’enfant, qui, comme nous avons tenté de le
faire obliquement ici, sous l’angle de la subjectivité féminine, s’interroge sur le pouvoir de la famille, l’autorité
parentale, la nécessité de la révolte etc…
406
Sarah Kofman, L’Énigme de la femme : la femme dans les textes de Freud, Éditions Galilée, Paris Genève
Berkeley, 1980-1994, p.37.
407
Opus cité, p.37.
408
Jane Feuer, « Living With Our Pain and Love », in Jump Cut, A Review of Contemporary Media, n°23, October
1980, pp.12-13.
365

Odin 409 en comparant le fonctionnement du film de famille à la projection d’un film de fiction
dont on aurait lu le roman au préalable. Le spectateur d’un tel film est alors confronté à deux
récits :
Il est inévitable, dans ces conditions, qu’il établisse une comparaison entre ces deux récits
et il serait surprenant qu’il retrouve le récit qu’il a fantasmé en lisant le roman, dans le
récit proposé par le film ; de fait, ce que le spectateur a devant lui, c’est « le fantasme
d’autrui, chose rarement sympathique » 410 .
C’est là toute l’ambiguïté du cinéma féministe : il peut sembler « rarement sympathique » à
beaucoup, c’est-à-dire à la grande majorité des spectateurs hommes et à de nombreuses
spectatrices qui ne se reconnaissent pas – ou ne souhaitent pas se reconnaître dans ces
représentations qui vont au-delà des clivages masculin/féminin, pour toucher à quelque chose de
finalement tabou, qui n’est pas tant le cœur du sujet, sa fracture, ses blessures, que le désir de les
dire et de les restituer dans le corps d’un film travaillant la matière du réel, l’expérience vécue et
les lourds soupçons qui s’amoncellent au-dessus du film - et c’est probablement ce qui choque le
plus le spectateur/trice ayant traversé l’expérience que constitue le témoignage en direct de la
jeune fille dans No Lies, en découvrant que ce n’était que de la fiction.
Pour revenir à nos préoccupations liées à la très faible représentation des femmes dans l’histoire,
et aux entreprises derridiennes de déconstruire le système logocentrique excluant, cette irruption
d’actrices dans un dispositif « cinéma-vérité », semble aller dans le sens de la crainte énoncée
par Derrida d’une représentation qu’il appelle « gynocentrique » (L’équivalent inversé du
phallocentrisme) qui passerait tout simplement d’un extrême à l’autre. La représentation de
Citron résiste à cette tentation totalitaire féministe, car, comme nous avons tenté de le démontrer,
elle laisse au contraire un espace imaginaire à investir entre ce qui est dit, ce qui induit et ce qui
est montré.
En nous révélons progressivement la nature fabriquée de son film (alors que le titre du film de
David Holzman’s Diary indiquait déjà la forfaiture comme principe), Michelle Citron ne trompe
pas le spectateur ; et au contraire, elle le conduit à comprendre la complexité de la démarche
documentaire, en interrogeant les formes traditionnelles, balayant les idées reçues, ainsi que les
revendications concernant le degré de vérité, en particulier par rapport aux attentes d’authenticité
de la fiction. De plus, la question reste ouverte, d’une nouvelle voie cinématographique qui
placerait sur le devant de la scène les questions féministes largement négligées jusque là – la
politique, la psychanalyse, c’était des affaires d’hommes - et les représenter au plus juste en
409 Roger Odin, Le Film de famille : usage privé, usage public, Éditions Méridiens Klincksieck, Paris, 1995, p.41.
410 Roger Odin cite ici Christian Metz, in Le Signifiant imaginaire, Christian Bourgeois Éditeur, Paris, 1984-2002,
p.137.
366

opérant un décentrement du regard traditionnel que nous avons qualifié de « logocentrique » ou
avec les Frères Maysles, entre autres, de « paternaliste ».
En définitive, c’est la complexité du thème qui appelle la complexité de son traitement ainsi que
l’irrésolution du « problème » posé, puisque toute relation mère/fille s’avère nécessairement
lourde de contradictions et du poids de la tradition. Il semble néanmoins nécessaire pour le film
d’interroger ses propres origines en tant que film, pour finalement être un document, et un
document féministe valable, en apportant des ouvertures à défaut de solutions. Il ne s’agit pas en
effet de déplacer le problème sur le territoire de l’Autre pour l’enfermer à nouveau dans un autre
carcan – et c’est finalement une des limites, ou un des paradoxes de la thèse derridienne de la
Déconstruction, qui peut parfois consister, justement, à déplacer les problèmes, sans jamais les
résoudre ou bien les éradiquer. Cette démarche doit par conséquent s’effectuer sans jamais céder
à la facilité, notamment celle que représenterait la tentation utopique, qui sauverait les
apparences et éviterait l’approche sans concession du film militant.
Dans la séquence finale du film de famille, on peut voir la mère en jeune fille, vêtue d’une robe à
fleurs, riant alors qu’elle traverse un grand champ de verdure. La narratrice parle alors d’un rêve
qu’elle vient de faire, dans lequel sa sœur mourait par le feu et la mère l’aidait à nettoyer les
restes du corps. À ce point de notre analyse, nous ne nous aventurerons pas à proposer des
lectures de ce rêve, lectures qui ne manquent pas, assurément ; nous nous contenterons de citer
tel quel le texte de la narratrice, sachant que dans le rêve, les signifiants toujours détiennent la
clé du sens, la solution :
When I go home, the body is gone. Mom waited until it burned compeletely, then
smashed it up and buried it in the marsh. She has done this terrible task so that I would’nt
have to do it. I am very grateful. I wander to her, she holds me in her arms, and I start
crying.
La séquence s’achève sur des images de réconciliation : la mère prend sa fille par la taille et
s’éloigne dans un champ d’herbes rases, tandis que la narratrice prononce ces derniers mots :
«She holds me in her arms and I start crying. », que nous lirons ici métaphoriquement, comme la
réaction de l’enfant à la (re)naissance, celle de l’enfant effrayé par le geste affectif de la mère qui
est ici compris comme une menace physique d’étouffement, celle de l’enfant qui n’a pas su dire
l’inceste dont elle était victime.
Daughter Rite, c’est l’exploration de ce que cela signifie vraiment que de raconter sa vie, et ce
qui est perdu et/ou (re)trouvé dans le processus. Citron met ainsi le spectateur/la spectatrice en
demeure de s’interroger sur sa vie, et sur la façon dont ses propres souvenirs personnels se
367

créent, ou se recréent, et comment l’autobiographie comme écriture aussi au féminin peut se
constituer.
Conclusion partielle au Chapitre III
Les femmes sont ainsi sorties de l’obscurité où elles étaient maintenues - « […] ungenerately in
Plato’s cavern », ainsi que l’écrit Susan Sontag 411 - où elles ont expérimenté le manque, le défaut
de la signifiance à dire l’être féminin dans toute sa complexité. Elles sont sorties d’un « trou »,
comme l’écrit cette fois-ci Marguerite Duras « …où tous les autres mots [maux] étaient
enterrés » - Virginia Woolf parle quant à elle du « Well », le puits.
Les écritures féminines sont donc foncièrement déstabilisantes, car elles sont traversées par un
indéfini où se contaminent les genres, où se côtoient fiction (salvatrice) et réalité intime. Ainsi
que l’écrit Derrida, il ne s’agit pas de changer les lignes pour changer les lignes, et qu’au final,
rien ne bouge vraiment. De n’avoir pas pu avoir de place attitrée dans l’histoire des arts, elles ont
constitué un mouvement de contrebande, qui comme son nom l’indique – mouvement – ne
saurait se fixer à une place cardinale.
Cette odyssée dans la subjectivité des femmes cinéastes a mis à nu des questions essentielles qui
n’avaient été jusqu’à présent qu’envisagées (le mot prend ici tout son sens) obliquement, pour
reprendre la remarque de Michelle Citron, qui nous a servi de postulat de départ. Nous avons
ainsi vu que le travail filmique des femmes se caractérise par l’emploi de modes mixtes de
représentation : une démarche documentaire (travail sur le réel comme matière, regard
humaniste, tribune pour leurs idées) ; stylistique globalement expérimentale (la répétition comme
subversion du déroulé narratif et de l’inféodation de l’image au discours) et fiction, par nécessité
uniquement (représentation de ce/ceux qui est/sont absent(s) ; pudeur de braver le tabou, images
lacunaires..). Et comme l’écrit, non sans provocation, Peter Wollen (compagnon de laura
Mulvey et co-réalisateur) : « La réalité s’adapte toujours ». Les quelques films que nous avons
évoqués, ceux de Shirley Clarke, Su Friedrich, de Mindy Faber ou encore de Michelle Citron,
déstabilisants pour certains, tripaux, en sont la manifestation.
Le cinéma des femmes est par conséquent un cinéma nécessairement en crise(s). Malgré la
richesse de son modèle introspectif et subjectif, des paradigmes visuels et métaphores qu’il offre
en partage, le Romantisme semble relativement inopérant à offrir des outils nécessaires à la
411 Susan Sontag, On Photography, Picador USA Editions, 2001, p.3.
368

construction d’un cinéma de femmes – un cinéma féministe. Il ne suffit pas de se livrer à une
contemplation artistique de notre réification pour pouvoir la surmonter. Par contre, la poétique,
comme écriture personnelle, est un des piliers de l’expression de la subjectivité féminine – nous
l’avons dans le travail sur le signifiant, la déconstruction des discours stéréotypés, de la
séquence, du récit etc..
L’espace du film devient le lieu de ce double mouvement de réappropriation subjective des codes
(le montage, le point de vue, les schémas de transformation qui font avancer le film), et de
détournement de ces codes à des fins autres, où devra se lire la différence énonciative et
téléologique, qui tient aussi de la « différance » derridienne – ces films complexes ne livrant leur
véritable message qu’à l’issue de la projection, dans le temps de la réflexion, de l’expérience qui
suit ou suivra. Dans son Movie-Journal, Jonas Mekas appréhende avec son lyrisme coutumier
l’expérience de vision d’un film de femme, ici, le cinéma de Maria Menken :
We are invited to a communion, we break our wills, we dissolve ourselves into the flow
of her images, we experience admittance into the sanctuary of Menken’s soul. We sit in
silence and we take part in her secrete thoughts, admirations, ecstasies, and we become
more beautiful ourselves. 412
Si Menken est une des muses de ce mouvement cinématographique que nous avons appelé
cinéma féminin, on sera vigilante à ne pas « récupérer » ce cinéma poétique dans le giron du
cinéma féministe. Mekas cependant, dans ses reviews cinématographiques orientées, qui courent
au fil de ces années de bouleversements que furent les Sixties, fera souvent ce constat d’une
expérience quasi mystique à chaque vision d’un film de femme, que ce soit Naomi Levine
(égérie d’Andy Wahrol), Barbara Rubin, entre autres, ou qu’il évoque les films Blonde Cobra ou
Flaming Creatures.
Par l’exploration de quelques films sélectionnés dans la masse des films de femmes, nous avons
suivi une démarche qui, toute modestie gardée, s’apparente au travail archéologique de Michel
Foucault, sauf que le champ d’intervention de ce dernier est la société, et que nous nous
attachons à sa plus petite unité : l’individu, le sujet, le sujet-femme ici, dont nous avons mis en
évidence les embûches et les enjeux. Le film de famille, puisque les films de Michelle Citron,
Mindy Faber et Su Freidrich, sont indiscutablement des films de famille, dans le sens où ils
embrassent une relation qui excède le sujet, permet de s’interroger sur son présent, grâce à une
interaction présent/passé, le sujet et l’autre, ainsi que tous les couples pertinents - Trinh-T Minh-
Ha nous a permis d’éviter la systématisation des oppositions. Notre démarche archéologique
412 Jonas Mekas, Movie Journal : the Rise of a New American Cinema 1959-1971, New York : Collier Books, 1972,
p.47.
369

cherche, non seulement à savoir pourquoi le passé nous a légués des visions, des mots, des
systèmes, et pourquoi ces systèmes étaient ce qu’ils étaient plutôt qu’autre chose - cela reste la
démarche des sémioticiens, linguistes et autres philosophes qui adoptent une posture et une
distance par rapport à ces questions qui ne sont pas du tout celles que nous avons adoptées,
immergée que nous étions dans ces films qui ne sauraient laisser l’observatrice indifférente –
mais aussi comment, en observant la dynamique des va-et-vient dans les énoncés mais aussi dans
le vertige énonciatif – l’enjeu consistant à dévoiler le Je et son référent a engagé un dialogue sans
concession mais sans conditions avec l’Autre - et enfin et surtout dans quel but. Si le sujet dans
toute sa complexité et son hétérogénéité constitutives s’est trouvé redéfini, élargi à des zones
jusque là niées dans le discours sociétal traditionnel – laissant aux arts, poésie, théâtre, danse,
littérature, le soin de représenter cette division, somme toute inquiétante, du sujet – le sujet
féminin en est l’incarnation torturée et tragique, compte tenu de son histoire et des tâches qu’il
s’est désormais assignées : être la synthèse de soi et de l’autre, par le simple fait de la maternité
par exemple, se replacer au centre du monde, mais dans un centre mobile, (é)mouvant, en
constant déséquilibre, ce qui est le résultat des forces et tensions qui animent le sujet, et dont le
film s’est fait l’enveloppe privilégiée, à la fois surface et profondeur, forme et fond.
Pour dresser ce portrait aux lignes indécises et mouvantes, il fallait nécessairement choisir des
formes filmiques qui soient à même d’exprimer à la fois ce combat de reconnaissance sociale, et
ce combat intérieur du sujet féminin – et le film féminin, exemplifié par le film de famille, offre
cette double exploration intérieur/extérieur. Une esthétique documentaire donc, qui fait du sujet
féminin un être à part entière du monde, qui lui offre une existence réelle, mais une expression
documentaire subjective, puisqu’au cinéma le monde s’accorde à notre regard et à ses
orientations. Un cinéma poétique, qui n’a eu de cesse, depuis les premières femmes à
revendiquer cette écriture féminine, les Virginia Woolf, Gertrude Stein, Marie Menken, Maya
Deren etc…..de casser la langue pour la refaçonner à l’image du Moi féminin, de déplacer le
couple linguistique signifiant/signifié vers le couple plus prometteur et plus constructif du
signifiant/référent.
Certes, cette démarche féministe n’est pas l’apanage des femmes et artistes anglo-saxonnes,
même si ces dernières ont souvent donné le ton, et continuent encore aujourd’hui à insuffler une
énergie parfois épuisée ailleurs, même si ces niches féministes ont trouvé asile dans les lieux de
savoir que sont les campus universitaires américains, avec leurs Gender Studies. Nous avons
d’ailleurs évoqué plus d’une fois l’écriture durassienne dans ce chapitre, qui relève, ou qui a
relevé, à un moment donné de l’histoire féministe, des mêmes problématiques de l’écriture :
370

l’importance du silence, la croisée des regards, la « vacance » de l’homme, ce dernier étant
renvoyé le plus souvent vers les frontières extérieures du sujet féminin, comme le père opérateur
dans le film de famille.
La cinéaste femme, dont les énoncés portent souvent la marque de l’opposition, de la négativité,
ne dit pas toujours « Non ». Elle est aussi, paradoxalement, comme Molly, l’héroïne d’Ulysses de
James Joyce, qui parachève le roman par une cascade de « Yes » : vouloir la fiction oui, vouloir
le documentaire oui, mais vouloir avant tout s’écrire, oui. Un jeu de la séduction malgré tout
dans cet écart crée entre la subjectivité et de l’objectivité où on se laisse captiver par une
performance de dévoilement, et de voilement/recouvrement par une théorie du corps (Yvonne
Rainer, Trinh-T Minh-Ha). Le sujet se laisse entrevoir pour aussitôt se dérober, et où la vérité du
sujet ne se laisse pas atteindre, et où ce qui compte, c’est précisément cette jouissance obtenue
par cette mise en scène représentant le Je comme reflet, illusion, comme ce qui est et ce qui n’est
pas – le « Je » féminin étant bien plus opaque et effacé, dissimulé parfois.
Ces films et ces expériences – le primat accordé au partage, au dialogue avec l’Autre - nous
l’avons vu avec la démarche de Shirley Clarke ou celle de Mindy Faber en particulier, ne nous
laissent aucun héritage féminin maudit – c’est peut-être là le message sous-jacent : il est
impossible de faire « patrimoine de féminin ». Et pourtant, cette écriture féminine, dont on n’a eu
de cesse de dire qu’elle n’était pas le seul apanage des femmes, mais aussi de ceux qui acceptent
l’incomplétude, le décalage, le quotidien (entre autres critères), s’inscrit en mère putative des
cinéastes personnels dont nous allons maintenant explorer l’œuvre : Jonas Mekas, Robert
Kramer et, dans une moindre mesure, Emile de Antonio.
Fin du Chapitre III
371

CHAPITRE IV
Expériences de l'exil : Trajectoires, territoires et écritures filmiques
Jonas Mekas et Robert Kramer.
Films étudiés :
Lost Lost Lost (Jonas Mekas, 1974)
Reminiscences of a Journey to Lithuania ( Jonas Mekas, 1972)
Route One/USA (Robert Kramer, 1989)
Dear Doc (Robert Kramer, 1990)
Berlin 10/90 (Robert Kramer, 1991)
Autres films cités :
Walden - Diaries, Notes and Sketches (Jonas Mekas, 1969)
Going Home (Adolfas Mekas, 1972)
Milestones (Robert Kramer, 1973)
Doc's Kingdom (Robert Kramer, 1986)
373

Introduction : le regard d'Ulysse...
And you that shall cross from shore to
shore years hence are more to me, and
more in my meditations than you might
suppose....
Walt Whitman,
Crossing Brooklyn Ferry 1
I'm at home nowhere, in no house, in no
country.
F.W.Murnau
in The State of Things, Wim Wenders 2
All of life is a foreign country...
Jack Kerouac, The Beat Vision 3
Stan Brakhage laissait entendre que nous sommes tous, hommes et femmes du XX° siècle, les
héritiers des passagers du Brooklyn Ferry de Whitman : « [....] amid a jostling crowd, the heirs
of Whitman's ferryboat passengers... » 4 Jonas Mekas, Robert Kramer et son personnage de Doc
se sont tous retrouvés sur ce no man's land, en partance ou de retour après une longue absence.
Jonas Mekas et son frère Adolfas, chassés de leur Lituanie natale par les vents mauvais de
l'Histoire, arrivent au port de transit d'Ellis Island en 1949, échouent pour ainsi dire à New York.
Jonas Mekas y restera toute sa vie – il y vit encore aujourd'hui.
Robert Kramer, né à l'ombre de l'Empire State Building, va choisir, après maintes luttes et
désillusions, le chemin de l'exil vers l'Europe.
Et si, comme l’écrit Baudrillard, l’Amérique correspond pour l’Européen à une forme sous-
jacente de l’exil 5 , et donc à une forme d’intériorisation de sa propre culture, faire le voyage en
sens inverse, vers l’ancien monde, ce n’est pas un exil mais un retour aux sources, une hypostase
– nous entendons « hypostase » comme fondement, ici fondement du sens pour l’homme
historique qui se trouve enfin en phase avec la personne : « Je pense qu’en retrouvant l’histoire,
1 Richard Wilbur (edited by), Whitman, The Laurel Poetry Series, p.164.
2 Cette remarque est tirée du journal intime de Murnau. Elle est prononcée par Friedrich, le cinéaste de The State
of Things, Wim Wenders, 1979.
3 Jack Kerouac, « Letter (24 June 1949) », published in The Beat Vision: A Primary Sourcebook, edited by Arthur
Knight and Kit Knight, 1987.
4 Philip Adams Sitney, Eyes Upside Down : Visionary Filmmakers and the Heritage of Emerson, New York &
Oxford : Oxford University Press, 2008, p.5.
5 Jean Baudrillard, Amérique, coll. « Livre de poche », Éditions LGF, 1988, p. 75.
374

je suis revenu chez moi 6 », dira Robert Kramer.
Dans une première partie, nous aborderons la démarche filmique de Jonas Mekas le DP
(« Displaced Person »), dans son activité de diariste, de poète et de cinéaste.
Ensuite nous effectuerons le mouvement inverse avec Robert Kramer qui revient dans son pays,
accompagné d'un ami de route, Doc à qui il donne ses yeux pour voir. De Route One/USA, un
film épique, à Dear Doc, une ciné-lettre écrite dans l'intimité d'un studio de cinéma, nous
aborderons le travail de Kramer d'une part sous l'angle de la dialectique identité/altérité, et
d'autre sous l'angle poétique des images.
Si nous avons choisi de les présenter en regard l'un de l'autre, unis sous la figure ulysséenne,
archétype du voyageur errant, c'est qu'au-delà de leurs trajectoires croisées, ils présentent une
posture qui consiste à envisager le cinéma comme une aventure solitaire, solitaire parce que
subjective - ce sera le drame de Robert Kramer finalement, comme nous le verrons avec Dear
Doc ou Berlin 10/90 – mais cela ne les empêche pas d'articuler à leur manière leur exil intérieur
à un fonctionnement collectif, et d'envisager lucidement les conséquences sur la communauté.
La meilleure façon de conclure cette brève Introduction à ce Chapitre, sera pour nous de citer
une des premières déclarations de Jonas Mekas, alors qu'il commence à écrire dans le Village
Voice. Il invite les cinéastes à une sorte d'insurrection artistique comparable à certains égards au
manifesto de Dziga Vertov et son « ciné-œil » - un appel qui reflète aussi bien l'entreprise
personnelle mekasienne que celle d'autres cinéastes, en particulier de Robert Kramer qui accepte
pour ce faire une destiné d'apatride, de passeur, d' « homme-pont » 7 :
Let's record the dying century and the birth of another man... Let's surround the earth with
our cameras, hand in hand, lovingly ; our camera is our third eye that will lead us out and
through... Nothing should be left unshown or unseen, dirty or clean : Let us see and go
further, out of the swamps and into the sun. 8
6 Cependant, bien qu’adopté par les milieux artistiques français comme l’un des leurs, Kramer ressentira le poids du
système de production français.
7 Nous faisons ici référence au grand poète arabo-andalou Averroès (1126-1198), qui fut surnommé de son temps
« l'homme-pont ».
8 Jonas Mekas, « April 21 1966 », in The Rise of a New American Cinema 1959-1971, New York : The McMillan
Co, 1972, p.236. Il convient d'ajouter que cet appel pour l'invention d'une nouvelle forme de cinéma, rappelle
dans les termes l'appel lancé par Ralph Waldo Emerson dans sa « Lecture on the Times » : « And so why not
draw for these times a portrait gallery ?[...] Let us set up our camera, and let the sun paint the people.... »
(Boston, 2 décembre 1841), http://infomotions.com/alex2/authors/emerson-ralph/emerson-lecture-731/emersonlecture-731.shtml.
375

A- Jonas Mekas : un cinéaste « personnel ».
Of course, what I faced was the old
problem of all artists : to merge Reality
and Self, to come up with the third thing.
Jonas Mekas, « The Diary Film » 9
Jonas Mekas, né en 1922 en Lituanie, sera toute sa vie une « Displaced Person. » Ce terme,
prosaïque, qualifiant les millions de personnes qui furent forcés de quitter leur pays durant ou à
la suite de la seconde guerre mondiale, colle à la peau d'un cinéaste qui de son propre aveu, n'a
jamais voulu quitter sa maison. Contraints de quitter la Lituanie durant la seconde guerre
mondiale, ils vont être portés par le vent de l'histoire, errer de camps de travail en camps de
réfugiés avant de finalement rejoindre Ellis Island, le port de transit de New York, en novembre
49. Si Mekas et son frère débarquent aux Etats-Unis, c’est un peu par mimétisme avec d’autres
compatriotes déplacés, qui ne pouvaient pas envisager un avenir dans l’Allemagne exsangue de
l’après-guerre, ni un retour en Lituanie, annexée par l’Union soviétique - « Si j’atterris en
Amérique, ce sera par malchance... », écrit-il dans son journal. Les deux jeunes hommes sont
arrivés avec rien en poche, et leur installation se fait dans la précarité et la douleur de l’exil :
Oh, sing, Ulysses, sing your travels. Tell where you have been. Tell what you have seen.
And tell the story of a man who never wanted to leave his home, who was happy and
lived among the people he knew and spoke their language. Sing how then he was thrown
out into the world.
Lost Lost Lost, ou l'histoire d'un triple exil - trois fois perdu : un exil physique (le déracinement
géographique), un exil linguistique (la découverte d’une langue étrangère, et pour l’écrivain qu’il
est, de nouvelles images, de nouveaux rythmes, mais surtout un écartèlement jamais résolu entre
les deux langues) et un exil vers ce que Patrice Rollet 10 définit comme « la patrie de ceux qui ont
tout perdu » : le cinéma. Avec leurs premiers dollars en poche, ils achètent cependant une caméra
Bolex et commencent à tourner leurs déambulations dans New York, les rues, les gens, les
saisons qui se succèdent, la solitude, le froid, la faim…. À l’époque, le cinéma « documentaire »
n’était pas naturellement réflexif, on avait plutôt coutume de tourner la caméra vers le monde
extérieur, vers les autres ; aussi les deux frères entreprennent-ils de « documenter » la
communauté lituanienne tout en explorant l’espace ouvert devant la caméra, d’abord timidement,
9 Jonas Mekas, « The Diary Film », in Philip Adams Sitney (edited by), The Avant-Garde Film : A Reader of Film
and Criticism, New York : New York University Press, 1978, p.192.
10 Patrice Rollet, « Les Exils de Jonas Mekas », in The Lost Lost Lost Book, Pip Chodorov & Elodie Imbeau (edited
by), Paris Expérimental , Re :Voir Video, 2000, p.101.
376

puis en s’installant progressivement dans le plan. Ils tournent des images (sans sons diégétiques)
de manière quasi compulsive, avec un souci particulier pour les célébrations, les chants et les
réunions politiques de ceux qui pensent agir pour leur pays. Ils ont aussi en tête l'excitation des
Frères Lumières (des frères, comme eux), lorsqu'ils ont pour la première fois tourné leurs
objectifs sur le monde qui les entourait. Ils pensent aussi à la l'apparente franchise des scènes
quotidiennes, scènes de rue, scènes familiales qu’ils ont filmées. Pour Mekas et pour d’autres
redécouvrant les Frères Lumière 11 - redécouverte inhérente aux démarches artistiques des années
soixante aux États-Unis, puis ensuite au sein du Newsreel, nous le verrons avec Robert Kramer),
la dimension la plus frappante de leurs films était la simplicité des sujets sur lesquels ils
braquaient leurs caméras, ainsi que les moyens mis en œuvre pour enregistrer ces sujets : une
seule prise de vue continue enregistrée par une caméra fixe montée sur un pied. Pour les
cinéastes des années soixante qui désiraient critiquer la culture commerciale et les médias, et
surtout la surcharge visuelle et auditive de plus en plus caractéristique de la télévision et d’une
industrie du cinéma essayant désespérément de concurrencer le nouveau mass media, les plans
fixes, continus des frères Lumière, bien que datés, offraient une bonne alternative – tout comme,
un siècle auparavant, la décision qu’avait prise Thoreau semblait à ses yeux la seule viable.
Ce qui se dessine au fil des prises, c’est en fait un journal filmé dont l’objet est presque
d’archiver les images, fétiches d’une réalité qui leur échappe et les aliène : « Quand on n’a
aucun contrôle sur la réalité, écrit encore Mekas 12 , filmer devient aussi une manière de
réfléchir ». Mais c’est aussi pour résister à l’érosion de la mémoire, à l’oubli :
It’s my nature now to record, to try to keep everything I’m passing through… To keep at
least little bits of it… I have lost too much … So now I have these bits that I have passed
through... 13
Ils tournent ainsi quotidiennement, au fil des années, sans songer à en faire un film 14 , un peu
comme on écrit ses mémoires, fascinés qu’ils sont alors, jeunes hommes pétris de littérature et
caressant le rêve de vivre de leur plume, par le concept de caméra-stylo développé par Alexandre
Astruc.
La vie de Jonas Mekas offre ainsi matière à l'épopée - une épopée essentiellement
11 Jonas Mekas, « Everything began with the Lumieres », in Diary, January 18 th 1968.
12 Jonas Mekas, Je n’avais nulle part où aller / I had nowhere to go (trad. du Lituanien), Paris, POL, 2004, p.156.
13 Fin de la bobine 3.
14 Néanmoins ils sont tous deux cinéphiles, mais les films hollywoodiens ne conviennent pas du tout à leur
sensibilité poétique et romantique. D'ailleurs, un des premiers films qu'ils virent sur le sol américain fut le film
de Fred Zinneman, The Search (sorti en 1948), qui justement parle des personnes déplacées en Europe, par le
biais d'un récit orchestré autour d'un enfant qui cherche sa mère. Malgré les plans documentaires de Berlin
ravagé, le film s'englue dans la condescendance et le pathos.
377

cinématographique qui prendra deux aspects distincts : d'une part cinéaste, poète et diariste, et
d'autre part figure de proue du New American Cinema. À cet effet, l'histoire de sa vie se confond
avec celle du cinéma américain Underground sur plus de trente ans. C'est d'ailleurs cet aspect qui
va retenir l'attention des historiens et des critiques ; nous avons évoqué au Chapitre I son
influence déterminante, à la fois comme éditeur du Film Culture puis critique de The Village
Voice, et comme porte-parole de tout un mouvement hétérogène d'artistes par son appel à un
« cinéma personnel », baudelairien. Cette notion de cinéma personnel n'était pas pas,
initialement, envisagée comme une entreprise strictement autobiographique, même si le terme
« personal » va évoluer dans les écrits de Mekas, ainsi que nous le verrons.
C'est en tout cas dès ses premiers écrits et ses premières déclarations, que Jonas Mekas, avec son
statut de « DP », va commencer à être considéré comme la « Midwife of the New York
Independant Cinema » - un rôle qu'il endosse volontiers, car : « All I have to do is to permit
things to happen, not to be in their way. My function has been that of a widwife who helps
fragile, newborn things to survive the first steps in this world.» 15 Cette maëutique qui caractérise
l’engagement de Mekas l’homme social, s’applique aussi bien à Mekas l’artiste, et en particulier
à la relation qu’il noue à sa caméra, qui n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, celle
de Flaherty avec sa caméra – la fameuse interpellation flahertienne à sa caméra : « Which
mystery can you see better than I ? » 16
15 Jonas Mekas, « April 21 1966 », in The Rise of a New American Cinema 1959-1971, New York : The McMillan
Co, 1972, p.235.
16 Paul Rotha, Robert J. Flaherty: A Biography, Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 1983, p.213. Dans
ses mémoires, Frances Flaherty détaille la magie du cinéma de son mari – Mekas partage avec ce dernier le geste du
visionnaire, mais par contre, travaille sa représentation dans un souci de dé-naturalisation sans équivoque, et surtout,
ne charge pas sa caméra du poids d'une subjectivité déplacée : « Flaherty faisait ses films sur l’écran. Il ne
commençait pas par penser pour filmer ensuite, il filmait d’abord puis il organisait sa réflexion à partir de l’image
que la caméra lui donnait. Il ne disait pas à la caméra ‘Voici la vie, voici ce que je vois’, mais il lui demandais ‘quel
est le mystère que tu peux mieux voir que moi ? car mieux que moi tu vois le mouvement et la vie est
mouvement’ ..(…)….puis il visionnait sans cesse, puis recommençait à filmer, et ceci pour une bonne raison :pour
donner à la caméra la chance de trouver dans le déroulement, moment par moment de la vie, ce grand moment
unique de vision, ce moment qui est à la fois reconnaissance et révélation et que, il le savait, la caméra laissée à
elle-même, saurait trouver. Le point essentiel de ce procédé était qu’il était purement visuel. C’était au-delà des
mots – car la magie de la caméra est justement ceci : elle peut nous emmener d’un monde dans un autre, nous faire
passer du verbal au non-verbal, du monde de la signification de nos esprits jusqu’au monde clair, calme, total où
l’esprit est chez lui, en repos. Les poètes connaissent cela parfaitement, car c’est la barrière entre ces deux mondes
qu’ils tentent de dépasser, sans jamais y arriver tout à fait, par les mots» attendre l’état d’illumination, la vision de
la réalité des choses en tant que telles, où toute dichotomie se résout et où Un est le Tout et le Tout, l’Un. » (Ceci est
tiré de l'interview qui introduit la dernière sortie DVD de Nanook of the North. )
378

1) La traversée des images : ou du journal filmé au film-journal –
l'exemple de Lost lost Lost.
I live … therefore I make films. I make
films……. Therefore I live
Light – Movement. I make home movies….
therefore I live...
Jonas Mekas
Walden, Diaries, Notes and Sketches
Examinons l’histoire de cette évolution à travers laquelle la conception par Mekas d’un cinéma
personnel vint à être l’équivalent du rassemblement diaristique d’images filmiques tirées de la
vie de l’artiste, qui furent alors montées comme des réflexions sur le passé, la mémoire et le
cinéma.
- Jonas Mekas par Jonas Mekas
You keep a diary and the diary will keep
you...
Jonas Mekas
Comme Brakhage, Mekas revient abondamment sur ses textes filmiques ; ses innombrables
écrits sont souvent cités pour expliquer et commenter sa praxis. Il convient de lire tous ses écrits
de façon plus symptomatique, afin de mettre à jour les hypothèses concernant le Moi comme
Moi de l’artiste, ainsi que les hypothèses concernant les relations entre le cinéma et l’expérience
vécue – relations qui forment le nœud de la perspective mekasienne.
Du journal filmé (« Film-Diary »)....
A journal, a book that shall contain a
record of all your joy, your ecstasy.
Henry D. Thoreau, Journal , July 13 th 1852.
Nous l'avons vu, Jonas Mekas, aspirant enfant à devenir écrivain, devenant entre temps
journaliste subversif dans une Lituanie occupée par l'armée allemande, trouve dans sa terre, dans
ses origines rurales, l'impulsion d'écrire. D'abord des textes critiques, des poèmes, puis, en
devenant cette personne déplacée qui sera toute sa vie, un journal. « Jonas Mekas n'a pas plus
choisi la forme du journal filmé qu'il n'a choisi l'exil, il y est venu par 'désespoir', voué à
l'éparpillement de la notation et de l'instantané », écrit Patrice Rollet 17 . Il expérimente ainsi la
17 Patrice Rollet, « Les exils de Jonas Mekas », in Pip Chodorov, Élodie Imbeau et Christian Lebrat, The Lost Lost
379

consignation des faits mais surtout des impressions, les fragments de lettres qu'il n'enverra
jamais, les observations politiques, les échanges animés avec tous les déplacés qui croisent sa
route, des petits poèmes en prose, des textes courts sur le temps....Il transgresse souvent d'ailleurs
deux des principes tacites du journal intime, d'une part la contrainte chronologique qui se voit
chahutée – ce qui constitue un invariant de tout son travail diaristique - et si ses prises de vues
s'effectuent au jour le jour, dans l'irréversibilité du temps, le cinéaste date rarement ses entrées, et
ainsi que nous le verrons dans Reminiscences.., il lui arrive même de tricher avec la chronologie,
soit pour maintenir un équilibre formel, soit pour interpeller le lecteur/spectateur sur
l'impertinence de la temporalité (extérieure au sujet) :
I've never been able really to figure out where my life begins and where it ends. I have
never, never been able to figure it all out, what it's all about, what it all means. So when I
began now to put all these rolls of films together, to string them together, the first idea
was to keep them chronological. But then I gave up and I just began splicing them
together by chance, the way I found them on the shelf because I really don't know where
any piece of my life really belongs 18 .
Ce mépris affiché à l'égard de la chronologie, est un facteur qui rend le travail de Mekas difficile
à restituer théoriquement tant les repères temporels et structurels sont... subjectifs. L'autre
« règle » qui n'est pas appliquée ici, même s'il s'agit que de conventions tacites, c'est l'absence
significative de destinataire extérieur, à laquelle on ajoutera une dichotomie grammaticale entre
« I » et « He » - une distinction que l'on a notamment évoquée chez Su Friedrich, entre le
« Moi » dont on se souvient et le « Moi » qui se souvient. Comme nous le verrons dans la partie
sur la musique et les sons, Mekas est le véritable « Je », lorsqu'il agence ses journaux-filmés en
film-journal et qu'il les commente, tout en étant, selon la formule Roland Barthes « [...] toujours
ailleurs qu’à l’endroit d’où je parle ». Il arrive ainsi que Mekas entre dans le champ de sa
caméra, laissant provisoirement les commandes à son frère ou à un ami, mélangeant
provisoirement les identités :
En fait, les journaux écrits sont une sorte de fiction et lorsque je les rédige, ils reflètent
déjà un passé. Je suis ailleurs et je travaille avec la mémoire du moment auquel je me
réfère. D’une certaine manière, ce Jonas Mekas au sujet duquel j’écris est déjà quelqu’un
d’autre. Relater mon expérience à la troisième personne n’est donc pas un effet
prémédité, mais répond au sentiment d’être déjà étranger à ce que je raconte 19 .
« En se dérobant au journal, le journal se fait œuvre », écrit plus loin Patrice Rollet. 20 Mekas
n'est pas dupe, et connaît les illusions que permet le médium cinéma. Comment dire « Je » au
Lost Book, coll. « Re:Voir Vidéo », Éditions Paris Expérimental, 2000, p.104.
18 Jonas Mekas, « Lecture on Reminiscences of a Journey to Lithuania. »
19 Jonas Mekas, Je n'avais nulle part où aller, traduit de l'américain par Jean-Luc Mengus, Éditions P.O.L., Paris,
2004, p.319.
20 Patrice Rollet, « Les exils de Jonas Mekas », in Pip Chodorov, Élodie Imbeau et Christian Lebrat, The Lost Lost
Lost Book, coll. « Re:Voir Vidéo », Éditions Paris Expérimental, 2000, p.105. L'ouvrage de
Chodorov/Imbeau/Lebrat propose en particulier un découpage séquentiel du film.
380

cinéma ? Comment s'inscrire dans les images que l'on tourne ? Comment faire un cinéma
subjectif quand on ne peut filmer l'intériorité ? Tout le monde n'est pas Brakhage, pour choisir de
pénétrer dans la chair d'un cœur à vif qui, paradoxalement, se fait instantanément métaphore. En
choisissant d'emblée de ne pas entreprendre une ambitieuse autobiographie, en préférant à cette
dernière la fragmentation et la fulgurance d'une écriture diaristique ténue, problématique – il sait
que la réception de ses œuvres ne sera pas aisée, et ne l'encourage pas d'ailleurs, ainsi qu'il
l'annonce en préliminaire de Walden :
This film being what it is, i.e., a series of personal notes on events, people (friends) and
Nature (seasons) – the Author won’t mind (he is almost encouraging it) if the Viewer will
choose to watch only certain parts of the work (film), according to the time available to
him, according to his preferences, or any othe reason…
C'est néanmoins ainsi que Mekas officialise « la mesure de sa vue », pour reprendre l'expression
de Montaigne 21 , et installe sa subjectivité – à la fois auto-inscription et partialité du point de vue -
comme le « soleil » de son système représentationnel.
L'achat de sa caméra Bolex n'est que la continuation d'un besoin documentaire vital de fixer par
quelques secondes d'images, les mouvements de population et leur douloureuse installation à
New York – il ne s'agit pas encore d'expérimenter des formes filmiques en accord avec ses
aspirations éthiques et esthétiques :
When I began filming, that interest ['documentary poetry'] did not leave me, but it was
pushed aside as I got caught in the documentary film traditions. I was reading Grierson
and Rotha and looking at the British and American documentary films of the 30's and
40's. I feel now that their influence detoured me from my own inclination. Later I had to
shake this influence in order to return to the appoach with which I began. 22
L'activité de diariste n'est alors qu'épisodique, manquant d'abord d'argent pour acheter la
pellicule, puis manquant de temps, puisqu'il fallait travailler pour acheter de la pellicule et pour
survivre. Lors d'une projection de ses film au MOMA (Museum of Modern Art), Mekas revient
sur sa pratique du cinéma, et nous fournit une très bonne entrée en matière :
Since 1950, I have been keeping a film diary. I have been walking around with my Bolex
and reacting to the immediate reality : situation, friends, New York, seasons of the year.
On some days I shot ten frames, on others ten seconds, still on others ten minutes. Or I
shot nothing. When one writes diaries, it’s a retrospective process : you sit down, you
look back at your day, and you write it all down. To keep a film (camera) diary is to react
(with your camera) immediately, now, this instant : either you get it now or you don’t get
it at all. To go back and shoot it later, it would mean restaging, be it events or feelings. To
get it now, as it happens, demands the total mastery of one’s tools (in this case, Bolex) : it
has to register my state of feeling (and the memories) as I react. Which also means that I
21 Michel de Montaigne, « Montaigne juge de son livre », in L'esprit de Montaigne, Publié par Bureau de la
bibliothèque choisie, Paris, 1829, p.18.
22 Scott McDonald, « Interview with Jonas Mekas », in October n°29, Summer 1984.
381

had to do all the structuring (editing) right there, during the shooting, in the camera. 23
Ici, Mekas explique comment son travail avec la caméra et le montage en direct fonctionnent
comme un moyen d’obtenir un réalisme basé sur l’exposition d’une vérité émotionnelle. Il s’agit
de croire que l’on peut maîtriser la caméra de telle façon que l’on puisse l’utiliser comme
l’expression de tous les souvenirs d’une personne, de tous ses sentiments, tandis que cette même
personne est en train de vivre l’expérience. L’intrusion de la caméra, ses médiations et ses
distorsions inévitables, et donc ses limitations, sont comme surmontées par la maîtrise de
l’instrument. Et si le cinéma direct prit comme base la neutralité de la voix barthésienne (le degré
zéro), la version du cinéma direct par Mekas revendiquée comme telle, est presque le transfert
magique d’une voix intérieure vers des manifestations externes dans l’image, rendu possible par
une caméra brandie comme un geste – un cinéma véritablement subjectif de bout en bout. Nous
allons en voir ensuite des exemples précis.
....au film-journal (« Diary-Film ») : métamorphose d'une forme dans l'autre
The past cannot be represented...
Henry D. Thoreau,
A Week on the Concord and Merrimack Rivers.
[These are] just images for myself and a
few others. One doesn't have to watch but
if one wants to, one can. 24
Jonas Mekas, Diary.
Ce n'est pas avant le milieu des années soixante que Mekas se rend compte que ces « little bits of
films » commencent à constituer un véritable carnet de notes 25 avec lequel il pourrait bien
composer un film-journal. Ce qu'il a récolté, consigné, c'est un mixage hétérogène de réflexions
personnelles, pensées (« musings ») , de déclarations morales, de descriptions approfondies,
d’idées de films, coupures de journaux, citations, memoranda, un matériel extrêmement dense de
correspondances, parfois de l’ordre de trois ou quatre lettres par jour – parfois, une entrée de
journal (écrit) peut être restituée quasi verbatim dans son Movie-Journal ; il existe ainsi un
dialogue entre les diaries (journaux écrits) et les movie-films (journaux filmés, ciné-journaux).
23 « Program notes of the Museum of Modern Art Department of Film », June 23rd, 1970. Repris par Jonas Mekas,
in Film Makers’ Cooperative Catalogue, 1975, p.178.
24 David E.James, 'Film Diary/Diary Film', in To Free the Cinema : Jonas Mekas & the New York Underground,
Princeton New Jersey : Princeton University Press, 1992, p.176.
25 Au milieu des années soixante, Jonas Mekas, qui n'a jamais cessé d'écrire aussi son journal intime (textuel), a
déjà écrit plus de 15 000 pages sur sa vie et l’activisme tous azimuts de cette époque. Ironiquement, la source la plus
exhaustive et la plus fidèle de ces années là, c’est ce journal qui n'a jamais été publié.
382

Certains passages révélateurs de son journal sont recyclés, des années plus tard, comme des
commentaires en voix over ; ainsi, il reprend une remarque rapportée dans une entrée du 21 avril
1966, dans son film de 1978, In Between, et l'on retrouvera cette remarque « recyclée », déplacée
dans divers autres films, essais et/ou écrits :
Again I thought about my splintered fragmented single-framed world, with all monolithic
ideas disappearing ; a replica, a reflection of my own self, ego, as it slowly disappears,
the consciousness that is becoming more and more open, with many centers. 26
Une réflexion qui ne pourrait être externalisée, verbalisée, que longtemps après, comme si le
journal écrit était bien un « journal intime », la consignation pour soi des menus faits et pensées
de sa vie, tandis que le film-journal était la fenêtre ouverte de la subjectivité mekasienne - créer
une image « visible », puis utiliser cette nouvelle image pour resserrer l’écheveau du tissu social
et de lui-même. Comme si il y avait une violation, du journal fermé à clé, avec un code, la
consommation de cet objet, en particulier par les autres, serait illicite, voire impudique. Une pure
valeur d'usage, à l'opposé de la valeur d'échange que serait le film-journal – le film journal
favorise plutôt l'objet fini, l'artefact, la persona au détriment du Moi intime, le moment de la
projection, le public-spectateur etc...
Revenons à ce patient travail de métamorphose : Mekas se met alors à monter son premier film-
journal qu'il appelle Diaries, Notes and Sketches, et qu'ensuite il n'appellera que Walden, en
hommage à l'ouvrage de Thoreau – le film sera achevé en 1969. Les relations existant entre les
films de Mekas, et Walden, Diaries, Notes and Sketches en particulier, et la démarche
thorovienne, sont multiples et complexes, à commencer par le fait que l'on passe d'une œuvre
littéraire à une œuvre audiovisuelle. Cependant, un lien existe, qu'on définira par leur affirmation
commune d'une primauté accordée à l'écriture autographique, encore faut-il préciser ce que les
deux auteurs entendent par là. Si la requête de Thoreau est relativement simple et raisonnable
pour l' écrivain, « a simple and sincere account of his own life, and not merely what he has heard
of other men's lives », une fois transposée au cinéma, cette revendication se confronte
concrètement à la complexité du dispositif technique d'enregistrement et aux diverses opérations
que requièrent la réalisation d'un film 27 – c'est la raison pour laquelle nous avons choisi de traiter
26 Ce système de redites, à chaque fois réactualisées par la pensée, rappelle une fois encore les récurrences de
Thoreau. Michel Granger vient en effet de nous rappeler ce trait de l'auteur.
27 Sur le plan de la théorie littéraire, puisque c'est avant tout à la littérature qu'appartient le genre autobiographique,
nous ne pouvons revenir sur cette question aporétique d'autobiographie impossible au cinéma. Ce que nous
pouvons en dire, dans le cadre du cinéma de Mekas, c'est que les études sur le cinéma et l'autobiographie qui ont
pour la plupart débuté dans les années soixante-dix, ont été d'emblée faussées par l'essai d'Elizabeth Bruss « Eye
for I » (version française : « L'autobiographie au cinéma : la subjectivité devant l'objectif », in Poétique,
« L'Autobiographie »). En effet, l'auteur, non seulement invoque une conception dépassée du sujet
autobiographique – un Moi existant indépendamment de tout style d'expression particulier, ce qui lui fait émettre
la supposition infondée que la langage cinématographique ne pourrait pas inscrire la paternité de l'œuvre aussi
sûrement qu'en littérature, alors que nous cherchons précisément à démontrer le contraire, mais aussi et surtout,
elle ne délimite pas son champ théorique, et par définition, le cinéma, c'est le cinéma de fiction, pour reprendre
383

chaque opération séparément, ici deux opérations que sont d'une part le travail de la prosodie
mekasienne dans le film, et d'autre part l'ajout, dans un autre temps, par un autre Moi mekasien,
des sons et des musiques. Ce qui nous permettra, nous l'espérons, de pouvoir ensuite lire
quelques séquences finalisées de film.
Walden est l'exemple même du journal filmé monté comme un film-journal. Le poids du titre
relie le film à un moment spécifique de l'histoire américaine, à savoir, le geste de dissentiment de
Thoreau. Cette évocation de Thoreau nous mène à un point précis de l'expérience américaine, qui
est aussi considérée comme une sorte de renaissance – c'est l'auteur F. O. Matthiessen qui situe le
moment thorovien comme le point de départ d'une nouvelle ère. 28 De plus, il existe un parallèle
certain entre le journal de Thoreau – ses journaux qui ne furent pas publiés de son vivant, bien
qu'il ait écrit aussi en pensant au lecteur - la forme publiée sous le titre Walden (version courte),
et le journal filmé de Mekas qui est monté et montré comme une version raccourcie de ses
journaux – sélection également appelée Walden. 29 Mais contrairement au Journal de Thoreau,
dont le caractère si totalement auto-référentiel ne permet pas facilement au lecteur de faire la part
entre la vie réelle de l'auteur et celle du personnage idéalisé, le journal filmé, puis le film-journal
de Mekas s'équilibre entre le référentiel et l'auto-référentiel – Mekas étant à la fois une figure
publique, stable et cardinale, un repère dans la New York folle d'expérimentations des années 60-
70, et un sujet solitaire, décentré, et qui ne cesse de se chercher. Ainsi l'œuvre mekasienne se
situe-t-elle, grâce à ces multiples ancrages dans le monde historique et cette galerie de portraits
qui habitent son univers filmique, sur la ligne ténue de l'auto-documentaire. Lost Lost Lost
documente cette équilibre difficilement concerté, tout en manifestant au fil des bobines, ainsi que
nous allons le voir, un voyage du documentaire, traditionnel dirons-nous, vers une forme
filmique nouvelle.
- La genèse de Lost Lost Lost
Lost Lost Lost a une genèse hors du commun, et il convient en premier lieu d’esquisser le
la remarque de Christian Metz. Ses conclusions trahissent une méconnaissance du film alternatif, Underground,
qui justement cherche de nouvelles formes subjectives capables d'inscrire le cinéaste dans son œuvre, autrement
que par les approches et dispositifs habituels – nous avons vu l'exemple de Brakhage, et ici, celui de Mekas.
Nous renvoyons le lecteur aux travaux toujours éclairants de Philip Adams Sitney, « Autobiography in Avant-
Garde Film », 1977.
28 F. O. Matthiessen, American Renaissance : Art and Expression in the Age of Emerson and Whitman, New York:
Oxford University Press, 1968.
29 Nous n'avons pas prévu de développer plus le travail que Mekas effectue avec Walden – film plus médiatique,
plus « générationnel », qui fit l'objet de maintes éditions, coupures, extensions etc.... C'est une des raisons pour
lesquelles nous avons une prise moins directe avec la subjectivité de Mekas qui éclate en une myriade d'images
complexes et mentales, tandis que l'altérité et la force du souvenir font littéralement vibrer certains passages de
Lost Lost Lost ou de Reminiscences....
384

processus de création de ce film, afin de pouvoir ensuite aborder des questions précises, comme
la poétique mekasienne ou encore l'emploi des sons et des musiques.
Monté après la réalisation de Walden et surtout de Reminiscences of a Journey to Lithuania - ce
voyage « dans le temps » qui insuffle à Mekas l’envie de monter les images de ses premières
années d’exil, comme s’il voulait revivre par le film ces longues années d’apprentissage ; comme
si, en explorant sa mémoire, seule véritable source d’inspiration mais source inépuisable, il la
recréait au fur et à mesure de son exploration - Lost Lost Lost est un objet filmique étrange, sorte
de prolégomènes des œuvres précédemment réalisées. Trois heures de film pour relater une
décennie de vie, d’apprentissage du cinéma et de sa pratique assidue.
Dès les premières images, tremblées, hallucinées, du commencement – plus que pour tout autre
cinéaste sans doute, chaque film de Mekas est une fractale où se dessinent le commencement et
les origines – qu’il met en place son travail d’écriture cinématographique ciselé et unique,
marqué du sceau de la subjectivité la plus radiante et la plus créatrice 30 . On ne peut que
remarquer l’aspect textuel des images et l’aspect imagé de la voice over, avec notamment
l’emploi récurrent de l’anaphore, ressort poétique qui martèle la souffrance du déraciné, la
réactualise encore et toujours : « Ça s’est logé en moi comme une hache et c’est resté coincé, et
je mourrai comme ça, comme une vieille souche, avec le tranchant d’une hache planté en
moi. » 31
On notera également le travail de glissement progressif des systèmes symboliques, et comment
le paysage américain s’approprie la symbolique slave. Et en effet, à voir et revoir la première
bobine de Lost Lost Lost, on pourrait presque croire que Mekas n’a jamais quitté sa Lituanie
natale, à la vision de Prospect Park transformé par la magie du plan en une vaste plaine enneigée,
les silhouettes des skieurs figurant les arbres dans le vent qu’il ne se lasse pas de filmer (voir
photo Mekas 1 n°4), comme si la pellicule mekasienne n’était qu’un palimpseste et que sous la
géographie new-yorkaise battait le cœur de Simeniskaïa, son village à la frontière russe, véritable
ligne de démarcation. Mekas filme le monde qui l’entoure comme son univers intime, comme
s’il n’y avait pas de distinction entre les deux univers : « Ce que vous voyez, écrit-il dans son
Journal 32 , c’est mon monde imaginaire qui n’est pas du tout imaginaire mais bien réel ». En
filmant son monde imaginaire, il met le doigt sur la vision elle-même, dans une tentative de
30 Ces premières séquences sont l’occasion pour Mekas d’orchestrer son apparition dans le champ du film, avec
cette scène magique où on le voit traverser littéralement l’écran, presque en fraude, longeant les rues qu’il filme
compulsivement, et s’éloignant à son tour vers le fond du plan, comme pour aller voir ce qu’il y a au-delà de la
surface…
31 Jonas Mekas, Je n’avais nulle part où aller / I had nowhere to go, op. cit., p.151.
32 Ibidem, p.156.
385

éconciliation, tout au moins de dialogue entre les principaux pôles du film.
Cette surface des choses, il va l’arpenter, l’observer avec l’attention exacerbée de celui qui ne
peut qu’interroger les apparences. L’exilé voit mieux parce qu’il en sait moins, c’est là sa
chance : « We had the luxuary of being Displaced Persons (Dps), we had the luxuary of tasting
New York from the inside, as immigrants », écrit-il, non sans ironie, dans son premier texte
d’exilé I Had Nowhere to Go. 33 Il n’a d’ailleurs jamais renié cet art de la surface qu’affectionnait
aussi Thoreau, autre solitaire étranger à lui-même. La surface est le mot d’ordre dans tous les
registres de son cinéma : de la frontalité, en une sorte de vis à vis attentionné propre au film de
famille, au film amateur - l’amateur ne craint pas les confrontations puisque par définition il ne
filme que les siens - à sa prédilection pour le téléobjectif qui détruit la profondeur de champ et
vient affleurer le sujet ainsi capté, ou encore dans son refus du suspense et de la perspective
narrative.
Englué dans un dehors que lui confère son statut d’étranger, l’homme qui n’a jamais voulu
quitter sa maison se retrouve marchant dans les rues de Brooklyn : « I saw you and I made notes
with my camera, you marching there, through the noise of the big city that did not even know you
existed...» 34 Il marche avec sa caméra, lentement, tranquillement, mais sûrement. Le rythme de
la marche n’est autre que le rythme de la pensée en parfaite adéquation avec les mouvements des
hommes filmés. Ces images fragiles et fugaces comme arrachées au temps et à la lumière, dont
le caractère documentaire dit la « rassurante visibilité » participent d’un cogito
cinématographique que rien ne vient troubler, pas même le plus petit son diégétique qui viendrait
brouiller la véritable confrontation entre soi et soi. Une sorte d’hygiène de la distance qui
s’actualise dans le pas. Cette pratique - dont Paul Auster, marcheur compulsif dans les mêmes
artères de Williamsburg (Brooklyn) a aujourd’hui fait son quotidien – s’apparente bien à cette
rhétorique piétonnière telle que la définit Michel de Certeau dans l’Invention du quotidien 35 :
panoramiques et travellings (dont le geste cinématographique aura rarement aussi bien porté son
nom), en caméra portée, ce qui compte c’est l’espace à parcourir d’un point à un autre, sachant
dès les premières bobines de Lost Lost Lost qu’il n’y a rien au bout du chemin, que seul le
cheminement compte.
Tout est sensé dire, montrer l’étrangeté de l’expérience du déraciné marchant sur une terre
étrangère, et en même temps, ce voyage au bout de la ville n’est pas vain, puisque dans
33 Ibidem, p.120.
34 op.cit., p.116
35 Michel de Certeau, « Marches dans la ville », in Michel de Certeau, l’Invention du quotidien, coll. « Folio
Essais », Éditions Gallimard, Paris, 1990, p.139.
386

l’entrelacs des rues traversées et des visages croisés, le travail d’hallucination fonctionne,
puisque le spectateur peut apercevoir le cinéaste littéralement traverser la toile, passer de l’autre
côté de l’écran et pénétrer dans un espace filmé, s’engager dans la profondeur d’une surface
plane, s’imprimer sur la pellicule. À la suite d'une série de plans documentaires sur les
populations métissées de son quartier de Williamsburgh, c'est comme si Mekas renaissait au
cinéma.
Dans les premières séquences de Lost Lost Lost, il manquait un sujet. Malgré les plans frontaux
de Jonas et Adolfas s'aventurant dans le champ de la caméra, comme pour se prouver à eux-
mêmes qu'ils sont toujours vivants, manquaient aux images documentaires de Lost Lost Lost la
subjectivité mekasienne encore en formation, en d'autres termes, ses pensées, ses impressions au
moment où il regardait la réalité qu'il tournait ; il manquait un corps – nous avons le caractère
somatique du geste filmique dans le champ du documentaire personnel – et c'est chose faite à ce
moment-là du film.
Pascal Bonitzer exprime son étonnement au changement de statut du sujet-cinéaste dans son film
(il s'agit d'une remarque théorique) :
La plupart du temps, rien ne nous gêne dans le fait que quelqu’un dirige le tournage, mais
lorsque cette même personne se montre à découvert et prétend faire passer tout son être
du côté de l’objet, c’est alors comme un vertige subit, un instant fabuleux où nous avons
le sentiment qu’il n’y a plus personne aux commandes et qu’un pouvoir visionnaire
inhumain et libre de toute attache erre de par le monde- les trajets d’un regard sans nom,
sans personne. 36
À arpenter les rues de son quartier, comme s’il fallait quand même vérifier qu’il n’y a rien au
bout de la route (d’où la triple répétition de ses mots dans Lost Lost Lost qui font retour, clôture
aussi comme les derniers vers d’un poème), il finit par repasser dans ses propres pas sans pour
autant se reconnaître:
I have tried. I have done everything to be just like everybody else. I have tried to be down
to earth. Digging my hands deep into the sand pile on Sixth Avenue. Touching the ground
in Central Park with my bare feet. But I remain a stranger here. There is a distance
between me and every building, every street, every face 37 .
Tout l’éloigne de sa Lituanie natale, de l’Europe, de New York, de son propre travail de cinéaste
même, entre le temps où il filme, celui où il visionne, celui où de film en film il revient sur ses
voyages qui impliquent que d’autres refassent ses voyages virtuels. L’exilé hypertrophie sa
perception avec parfois cet effet de grossissement, de « piqué », de décomposition typiquement
36 Pascal Bonitzer, « Les deux regards », in Cahiers du Cinéma n°275, 1977, p.41.
37 Jonas Mekas, Diary, December 12 th , 1951.
387

cinématographiques, et à trop saisir le caractère décalé, insolite du réel, le regard court le risque
de frapper d’étrangeté – d’une inquiétante étrangeté – tout ce qu’il touche. Par exemple, revenant
à Brooklyn quelques années après qu’il eût traversé l’Hudson pour s’installer sur l’autre rive, à
Manhattan, Mekas ne reconnaît plus rien alors que rien n’a vraiment changé, comme si les rues
de Williamsburg entraient à leur tour dans l’orbite amnésique de l’exil. C’est dans ce mince
décalage que se niche l’écriture mekasienne et que se noue le lien dialectique entre « oublier » et
« ne pas quitter » : « Le passé ne peut être présenté » écrit Thoreau, c’est pourquoi Mekas a
choisi le cinéma pour découvrir qui il est. Comme le Thoreau de Walden, il est « a sojourner in
civilised life, again », et comme Flaherty, il passe du statut d’archiviste et/ou d’élégiaste à celui
de visionnaire.
Au bout des trois heures de film, on comprend comment tout le processus créatif de Mekas s’est
mis en place, et l’on se crée, pour ainsi dire, des souvenirs communs aux siens. C’est
l’expérience que l’on acquiert à fréquenter ses films : un travail de la mémoire, l’inscription de la
vie dans le plan, l’unicité de l’expérience. C’est une histoire de reconnaissance, une re-
connaissance de soi dans la peau d’un autre. Le « Je » qui s’impose progressivement dans le tissu
du film est et restera un autre – son vrai lui est ailleurs, dans le point de balancement entre passé
et présent, ici et ailleurs, dans l’épiphanie d’un plan – Au regard de notre quête des
manifestations subjectives, cette scène de la traversée du plan constitue une des épiphanies
centrales de Lost Lost Lost, dans ce point de basculement dont nous venons de parler, ici point de
basculement aussi mince que sa silhouette évanescente, entre ici et là, avant/après,
dedans/dehors, surface/profondeur, réalité/cinéma. Quant à nous, spectateurs attentifs, nous
accréditons la thèse aristotélicienne selon laquelle : « Nous reconnaissons ce que nous
connaissons déjà, mais que l’artiste a su mettre sous nos yeux. ». Et Mekas d'ajouter :
«Therefore, if one knows how to ‘read’ them [the details of the actual], even if one doesn’t see me
speaking or walking, one can tell everything about me. » 38
Le film est composé de six bobines présentant quelques similitudes formelles, notamment dans
leur ouverture et leur clôture (les femmes, figures de Mère Courage ou déesses, ponctuent ces six
volets). Les deux premières bobines sont principalement consacrées à l’installation de Jonas et
d’Adolfas, leur intégration à la communauté lituanienne, leur exploration du territoire, leurs
premières déceptions. Les deux bobines suivantes se concentrent sur les activités artistiques des
deux frères, la prise de conscience de leur enfermement à Brooklyn, leur envie de traverser
l’Hudson pour continuer leur route et vivre enfin leur (vraie) vie, tel Ulysse voyant Ithaque se
38 Jonas Mekas, “A Lecture on Reminiscences of a Journey to Lithuania”, in Philip Adams Sitney (edited by), The
Avant-Garde Film: A Reader of Theory and Criticism, New York : New York University Press, 1978, p.193.
388

profiler au loin – image qui annonce la vision de l'Ulysse de Kramer : la Statue de la Liberté à
l'embouchure de l'Hudson. Enfin, les deux dernières bobines reflètent l’expérimentation
formelle, la recherche d’un style propre, capable de restituer les visions de l’artiste. Plutôt qu’à
l’aspect expérimental et politique de l’expression mekasienne, nous nous intéresserons
principalement à la mise en place d’une poétique et en particulier à la composition des haïkus et
au travail de sculpture musicale.
Du point de vue humain comme du point de vue créatif (les deux sont indissociables), l’espace
de Lost Lost Lost offre le spectacle du passage de l’innocence à l’expérience, pour faire une
allusion à un autre poète visionnaire, William Blake 39 - figure tutélaire de Lost Lost Lost, comme
Thoreau sera celle de Walden ; le point de rencontre étant à chaque fois l'image du cinéaste se
montrant en train de lire les auteurs. Le film sera achevé en 1976 ; c’est dans ce décalage entre le
tournage des images et l’ajout de son fil conducteur, la voice over, dans l’ajournement de la
transmission d’une perception vieille de quinze ans ou plus, que le film émeut, en présentant
plusieurs stades de l’expérience humaine (de fait plusieurs niveaux de conscience, plusieurs
façons de restituer la perception du monde) et Mekas gourmand les explore toutes, comme dans
son journal I had nowhere to go / je n’avais nulle part où aller 40 . Il alterne ainsi en fonction des
sujets abordés, diverses stratégies narratives, bien que le fil narratif global se caractérise par des
ellipses, lacunes et autres ruptures, tout en gardant intacte la chronologie des événements :
fragments de journal (souvent documentant la vie quotidienne, des petits films qu’il appelle
« News of the Day »), lettre adressée à des amis (intellectuels en transit, en exil ou d’autres
encore restés au pays), contes, historiettes inspirées principalement du folklore slave, histoires
courtes dont le trait dominant est l’humour, souvent absurde, souvenirs (moments récurrents de
l’enfance, l’arrivée de la neige, son anniversaire le jour de Noël), la fable aux intonations
panthéistes marquées, si typiques de l’âme slave, petits poèmes en prose basés sur l’assonance,
ainsi que l’exige la tradition, et enfin le haïku, figure à laquelle nous allons plus longuement
nous intéresser.
2) Les Haïkus de Jonas Mekas dans Lost Lost Lost
Sur le trottoir
La pensée
éclate
39 Le chemin parcouru par Mekas, de Lost Lost Lost à ses derniers films, mais aussi le chemin parcouru dans
chacun de ses films et en particulier dans Lost Lost Lost s’apparentent, toutes proportions gardées, au chemin
parcouru par Blake, de Songs of Innoncence à Songs of Experience.
40 Jonas Mekas, op. cit., p.414.
389

en aiguille
blanches
Sur la vitre
se brise
le vent
Doigts
pâles
du langage
au soleil
de l'enfance
tombent en morceaux
les planches du temps
J'ai appris la
géographie
sur les cartes
militaires
J'ai compris
l'anatomie humaine
par les chroniques
des camps.
Jonas Mekas, Poème 41
Avant d'aborder en détail la composition des haïkus dans Reel 5, il nous faut évoquer la qualité
poétique du cinéma de Jonas Mekas : « I choose / One thing / The thing / Itself / Is / Poetry /
Dream / And / Reality : Ars Poetica » 42
Des notions de poétique et d'amateur : « Mad Europe hurt him into poetry » 43
En fait, Mekas, fin lettré et amateur des œuvres classiques, pratique une expression
cinématographique essentiellement poétique, et ce, dans tous les sens du terme. D'une part
comme une expression au confluent des traditions aristotéliciennes et platoniciennes; en effet, le
cinéma mekasien semble s'inscrire dans la mouvance aristolélicienne, dans le sens où Aristote
pense la création artisitique comme une production artisanale et la réalisation d'une idée conçue
préalablement – nous verrons que si les images sont tournées sur le vif et avec un dispositif
technique minimal, elles sont ensuite agencées selon des opérations subjectives particulièrement
complexes et précises. Ainsi, si l'on prend l'exemple du processus créatif tel qu'Aristote le
détaille dans La Poétique, les quatre « causes », ou opérations, se retrouvent dans le travail
41 Jonas Mekas, « Poème », traduit par Birulé Cilplijauskaite et Nicole Laurent-Catrice, in Le Journal des poètes,
n°1, janvier 1990.
42 Jonas Mekas, « Haïku ».
43 C'est ainsi que les poètes Auden et Yeats présentent l'entrée en poésie d'Ezra Pound – Robert Kramer reviendra
sur la dérive de Pound dans son film Berlin 10/90. Poème de W.H.Auden, « In Memory of WB Yeats », in From
Another Time, London : Random House, 1940.
390

filmique de Mekas, quoique dans un ordre distinct, puisque l'idée vient dans un second temps –
ce qui doit être le cas pour tout entreprise filmique personnelle et poétique, en particulier pour
Stan Brakhage : La cause formelle, idée de l'objet à produire présente dans l'imagination de
l'artiste/artisan ; la cause matérielle, la matière sur laquelle l'artiste agit ; la cause efficiente, la
maîtrise technique et l'effort fourni par l'artiste pour transformer la matière et la rendre conforme
à l'idée ; et enfin la cause finale, l'objet réalisé. Les deux films de Mekas que nous proposons
d'analyser, que ce soit Lost Lost Lost ou Reminiscences of a Journey to Lithuania présentent ce
dispositif poétique. L'aspect platonicien est plus indistinct, mais concerne la question de la
reproduction de la réalité, de ce que les deux philosophes appelaient alors « imitation » -
question essentielle à la démarche documentaire s'il en est, et qui peut trouver une résolution
dans le geste poétique : « l'imitation ressemble à l'objet, mais n'est pas lui ; elle résulte du
travail de l'artiste de la manière dont il met en forme son modèle. » 44 Mais comme nous le
verrons également, l'activité stricte de documentariste va chez Mekas rapidement céder la pas à
un travail plus complexe, dans le sens où, au fil du temps, il va pour ainsi dire se dédoubler en
deux cinéastes, mus néanmoins par la même subjectivité : le cinéaste témoin de son temps et
surtout de « sa » communauté d'hommes et d'artistes, et le cinéaste autographe qui tente de
résoudre la tragédie de sa vie, les sentiments d'exil et d'aliénation qui lui collent à la peau. Artiste
à la fois dans la cité (tendance aristotélicienne de la vision de l'artiste), et hors de la cité
(tendance platonicienne), à la fois inscrit dans le temps du tournage et celui du montage (toujours
différé, nous le verrons), à la fois dans la dimension visuelle (les images tournées) et la
dimension langagière et parolière (l'agencement des images, leur sélection et leur combinaison).
Dans son ouvrage La Fable cinématographique , Jacques Rancière effectue une distinction,
pertinente ici, entre la poétique classique, que nous venons d'évoquer dans les échos lointains
d'un certain aspect de la poétique filmique, et ce qu'il appelle « la poétique des signes » de l'âge
romantique, et qu'il définit, en opposition à l’espace objectivé de la fiction, comme un espace
indéterminé de l’écriture :
Ce qui fait histoire, ce n’est plus cet enchaînement causal d’actions « selon la nécessité
ou la vraisemblance » théorisé par Aristote, mais la puissance de signifiance des signes
qui forment le tissu de l’œuvre. C’est d’abord la puissance d’expression par laquelle une
phrase, une image, un épisode, une impression s’isolent pour présenter, à eux seuls, la
puissance de sens – ou de non sens – d’un tout. C’est ensuite la puissance de
correspondance par laquelle des signes de régimes différents entrent en résonance ou en
dissonance. C’est encore la puissance de métamorphose par laquelle une combinaison de
signes se fige en objet opaque, ou se déploie en forme signifiante vivante. C’est enfin la
puissance de réflexion par laquelle une combinaison se fait la puissance d’interprétation
d’une autre, ou, au contraire, se laisse interpréter par elle. 45
44 Aristote, « Chapitre IV : Origine de la poésie », in La Poétique, coll. « Le Livre de poche classique », Éditions
Les Belles Lettres – Librairie Générale française, Paris, 1990, p.1448b.
45 Jacques Rancière, La Fable cinématographique, coll. « La Librairie du XXI e siècle », Éditions du Seuil, Paris,
2001, p.204.
391

Que ce soit dans la séquence des haïkus de Lost Lost Lost ou les « Glimpses » de Reminiscences
of a Journey to Lithuania, Mekas le poète travaille son cinéma comme le peintre ou le musicien.
Touches de couleur, rythme quasi musical d'un mouvement de caméra, le cinéma de Mekas est
indéniablement un cinéma du signe - « a thing of beauty is a joy for ever » 46 . Ce qui nous
amène à un autre aspect de la poétique : la fonction poétique du langage mekasien, selon les
principes de Roman Jakobson énoncés dans le chapitre XI de son ouvrage Essais de linguistique
générale. 47 Nous aurons plusieurs occasions pour revenir sur cette fonction poétique au fil de nos
démonstrations, en particulier sur l'élaboration de Lost Lost Lost. Enfin, nous assumons la valeur
adjectivale de « poétique », dans le sens contemporain du terme : « Relatif ou propre à la
poésie » ; « Empreint de poésie » ; ou encore « État ou émotion, état affectif particulier, lié à la
révélation confuse de certaines 'correspondances '. » 48
Ainsi, Mekas poursuit et renouvelle, adapte les traditions et expérimentations des avant-gardes
précédentes, d'une idée du cinéma personnel, beaudelairen selon sa propre nomenclature, à une
entreprise autobiographique d'un nouveau genre. La production de ses films repose sur des
budgets très bas, sur une totale indépendance des studios et sur des durées variables, d'une
longueur même qui rend l'œuvre mekasienne particulièrement inadaptée à l'exploitation. Ses
films resteront confidentiels, réservés à un public restreint, quasi élitiste, dans le sens appartenant
à l'élite new yorkaise, c'est-à-dire, pour reprendre ses dires, aux hommes et femmes qui
traversent ses images – c'est aussi cela, la pratique du journal intime. Enfin, cette œuvre
proliférante et inclassable relève d'un certain amateurisme, nous l'avons déjà mentionné -
l' « amateur » étant celui qui « aime quelque chose, qui a une prédilection pour cette chose » et
« qui cultive un art sans en retirer un profit pécuniaire » 49 , fidèle à l'image de Thoreau qui
transparaît encore dans le portrait de l'artiste, lorsque ce dernier écrit : « I was the self-appointed
inspector of snow storms and rain storms, did my duty faithfully, though I never received one
cent for it... » 50 - ce que la pratique diariste de Jonas Mekas sera à plus d'un titre, assumée et
même revendiquée. L' « Amator », pour Roland Barthes, est celui :
[...] qui aime et aime encore.... ce n'est nullement un héros (de la création, de la
performance), il s'installe gracieusement (pour rien) dans le signifiant ; dans la matière
immédiatement définitive de la musique, de la peinture ; sa pratique, ordinaire, ne
46 John Keats, « A Thing of Beauty is a Joy for Ever », in Endymion, Book 1, 1818. Même si nous effectuons
maints parallèles avec la démarche personnelle et littéraire de Thoreau notamment, il semble que Mekas cultive
un goût de la beauté qui soit plutôt européen – ce qui ne l'empêche pas d'accuser l’Europe d'être la fossoyeuse de
pays tels que la Lithuanie, ou de rejeter les influences marxistes des années cinquante, et son corollaire, le
réalisme social.
47 Roman Jakobson, Esais de linguistique générale – les fondations du langage , traduit de l'anglais par Nicolas
Ruwet, Les Éditions de Minuit, 1963, pp. 209-248.
48 Il s'agit des trois premières acceptions dans le Grand Robert de la langue française.
49 1ère et seconde acceptions du Grand Robert de la langue française.
50 Henry D.Thoreau, 1845-1847, Journal , February 22 nd
392

comporte aucun rubato (ce vol de l'objet au profit de l'attribut) ; il - et sera peut-être -
l'artiste contre-bourgeois. 51
Mekas est un authentique voleur, collectionneur d'images – la collection d'images étant une
véritable pratique d'interprétation du réel, coloriant les souvenirs, instaurant une dialectique entre
l'ordre et le désordre, le passé et le présent.... Il est cet amateur que Christive Davenne décrit
ainsi: « enfant de l'amour puisqu'il est celui qui aime, qui se promène comme Nemo sur les
merveilles ou les horreurs du monde » 52 . Mais en même temps, cet homme d'exception – celui
qui a traversé le siècle et filmé des milliers d'heures d'images, se meut, par sa pratique, en un
homme ordinaire que chacun peut ou pourrait devenir, annonçant le cinéaste puis le vidéaste
« amateur », au sens où on l'entend aujourd'hui.
- The Rabbit Shit Haïkus 53 : du plaisir du pur signifiant au sens de la
vie.
Ce qu’il y a au bout du chemin, c’est précisément l’objet du cinéma compulsif de Mekas et c’est
évidemment l’objet de ses haïkus. La séquence des haïkus compose l’essentiel de la cinquième
bobine. Ayant constaté l’absence désespérante de neige à New York, Mekas part dans le Vermont
avec quelques amis – ce seront les images les plus tardives de Lost Lost Lost, qui seront
recyclées, une première fois dans les séquences suivantes du film, mais aussi dans d’autres films
aux mêmes tonalités élégiaques (parfois remontées, parfois exploitées en séquences). Mekas va
composer ces haïkus visuels en les orchestrant en séquences brèves introduites par des chiffres et
nombres qui viennent s’inscrire plein cadre, scandés d'un ailleurs par la petite sonnette d’un pope
ou d’un bonze. Contrairement aux chiffres exponentiels d’Eisenstein, annonçant la séquence
extatique 54 , ici, il s’agit plutôt d’une mise en ordre du monde selon un rituel simple,
mathématique, où sourd une philosophie orientale, qui est censée apporter harmonie et
apaisement : ralentir la cadence, se retourner, refaire une partie du chemin en sens inverse – le
cinéma permet tous ces stratagèmes spatio-temporels, ou presque. Revenir au rapport primitif de
l’enfant avec le langage, au moment précis où le divorce n’était pas consommé entre le passé et
le présent, entre les blocs de l’Est et de l’Ouest, et où Mekas parlait encore sa langue maternelle,
avant même d’aller à l’école et d’être forcé d’abandonner son dialecte pour le lituanien officiel,
la langue du père, la langue du pouvoir. Revenir à un état du langage où le mot valait pour la
chose, où la pensée s’exprimait à travers quelques images naturelles et familières : « a sort of
51 Roland Barthes, Roland Barthes, coll. « Écrivains de toujours », Éditions du Seuil,
52 Christine Davenne, Modernité du cabinet de curiosités, Éditions L'Harmattan, Paris, 2004, pp.265-266.
53 Littéralement « les Haïkus crottes de lapin ».
54 Procédé d’inscription sur l’écran que l’on retrouve dans plusieurs films d’Eisenstein, en particulier dans La
Ligne Générale.
393

masterpiece of nothing… personal little celebrations and joy… miracles of everyday, little
moments of paradise. » 55
Pour Mekas, écrire un haïku, c’est unir dans un même espace-temps l’esprit et les sens, le passé
et le présent, l’image et le texte, l’ici et maintenant. Ces haïkus sont conçus comme une
célébration du langage cinématographique : exprimer la note dominante de chaque instant de
notre expérience, saisir le moment, le retenir, comme le faire verser dans l’infini de la perception,
et plus l’observation est précise, plus elle se rapproche de l’image pure. Pour ces haïkus, Mekas
travaille la page blanche comme le peintre oriental ses estampes, et les images minimalistes de
paysages ensevelis sous la neige rappellent la page blanche que vient couvrir à son gré la main
de l’artiste. Le simple fait de peindre, comme le simple fait de parler est une manière de vivre au
présent, un style de vie que Mekas veut absolument expérimenter, ne serait-ce qu’un instant dans
le film. En fait, la séquence des haïkus vient formaliser une tendance poétique que Mekas
distillait jusqu’à présent au hasard des séquences. Une phrase répétée résonne dans notre tête, si
parfaite qu’elle sonne comme un vers : « long, lonely days, long lonely nights » et l’on poursuit
la liste dans notre for intérieur avec « lithu-ània », tout en constatant le décalage prosodique et en
imaginant le labyrinthe linguistique duquel il tire sa richesse mais aussi sa tristesse. Fort
heureusement, le Moi de l’auteur s’exprime dans toute la pluralité des voix, même dans cette
modeste polka qu’il joue sur son accordéon diatonique - minimalisme encore. Ou encore dans la
main qui agite cette petite sonnette qui attise l’oreille du spectateur et l’invite à voir aussi bien
qu’à entendre.
Choisir la figure du haïku, c’est quitter l’univers littéraire européen et revenir sur les terres
lituaniennes – seuil géographique et psychologique entre l’Orient et l’Occident – et l’on pense
aux grands cinéastes russes qui ont su travailler sur cette ligne de fracture Orient/Occident riche
de multiples figures et associations : aux images extatiques du Géorgien Paradjanov mais aussi
aux images affectives de Tarkovski dans Le Miroir notamment ; ou bien à la fascination
d’Eisenstein pour l’estampe japonaise, qu'il voyait comme une préfiguration du cinéma, avec
cette idée de tableau-rouleau qui s’apparente au panoramique. Et puis, le paysage et le climat
japonais d’Honshu, l’île principale du Japon qui est la mère nourricière du haïku, entretiennent
des similitudes avec ce coin du monde, à la fois dans le cycle de ses saisons - longs hivers et
printemps tardifs - mais aussi dans leurs représentations artistiques. Il en va ainsi de ce Noir et
Blanc qui est plus que la métaphore textuelle qui flatte notre esprit occidental ; ce Noir et Blanc,
saturé et presque synesthésique, qui donne le ton de ce film : « Comment un Lituanien peut-il
55 Fragments de voice over dans son dernier film As I Was Moving Ahead, I Saw Brief Glimpses of Beauty , 2000.
394

passer un hiver sans neige ? Comment vivre en permanence dans les rouges, les bruns, les
verts ? En regardant ces étendues blanches, quelque chose s’éveille en vous, une chose si
intime… » 56 Travail du souvenir, mais aussi travail du deuil pour renaître après.
Comment définir le haïku, et en quoi ces petites séquences de la cinquième bobine sont-elles des
haïkus ?
D’abord parce que Mekas les appelle ainsi. Il nous oriente vers une lecture orientale alors que
l’on aurait pu y lire un simple texte aux consonances poétiques. Cette séquence sert en fait
d’écrin à l’allégorie de l’homme qui va voir ce qu’il y a au bout du chemin, qui revient et que
personne ne croit. L’allégorie, construite sur une anaphore, est ainsi enchâssée dans le tissage
poétique de cette séquence ; elle fonde les figures de la répétition et de la progression qui
caractérisent tout ce segment. Et puis, si le haïku est un acte de pure création, il n’en reste pas
moins une figure vivante et évolutive. C’est pour ces qualités que le haïku a ainsi essaimé dans le
monde entier, apportant ses règles canoniques et absorbant les cultures d’accueil.
Le haïku est une forme poétique brève et simple, presque improvisée. Sa brièveté est censée
garantir la perfection, sa simplicité sa profondeur. Cette règle canonique se fonde sur deux
principes mythiques : le mythe classique qui fait de la concision une œuvre d’art, et le mythe
romantique qui attribue une prime de vérité à l’improvisation (une sorte d’anti poetic diction).
Ainsi, tout en étant intelligible, le haïku ne veut rien dire, et par cette double condition il semble
offert au sens d’une façon particulièrement disponible. Sur le plan stylistique, c’est une forme
concrète, qui évite le conceptuel, surtout l’emploi de métaphores, comparaisons et autres
procédés typiquement occidentaux qui n’ont pas la légèreté de l’ellipse et sont des figures trop
faciles, quand le poète japonais désire laisser le « pont inachevé », pour reprendre les règles
canoniques édictées par Basho. Trouver le chemin le plus court entre ce que l’on veut et la forme
définitive de l’image : tel est l'objet de la quête de Mekas, mais le cinéma est un langage double,
complexe, qui va bouleverser quelque peu la figure originelle.
Le haïku consiste à produire un effet saisissant par la juxtaposition d’impressions sensorielles, de
perceptions visuelles. Prenons un exemple classique : un haïku de Basho souvent cité :
un vieil étang / old pond…
une grenouille y saute / a frog leaps in
bruit de l’eau / water’s sound 57
56 Jonas Mekas, Je n’avais nulle part où aller / I had nowhere to go, op. cit., p.289.
57 William H. Higginson, The Haiku Handbook : How to write, share and teach haiku, Tokyo-New York-London,
Kodansha International, 1989, p.9.
395

Prenons maintenant l'exemple d'un poème de Mekas cité en exergue de cette partie, afin d'avoir
une idée du glissement des règles canoniques vers une adaptation toute contemporaine et
personnelle :
Sur le trottoir
La pensée
éclate
en aiguilles
blanches
Ainsi, Mekas juxtapose les deux mondes intérieur/extérieur dans un effet saisissant - le trottoir,
lieu de passage, anonyme, et la pensée, domaine de l'intériorité, de l'intimité. De même, on
repère des effets synesthésiques – couleur, son, toucher... ainsi qu'une évocation de la saison – la
blancheur des aiguilles semble une image de la neige (donc de l'hiver) dont on sait l'importance
centrale du paradigme dans le langage mekasien. Et bien que le haïku s'étire sur plus des trois
lignes canoniques – le poème se poursuit sur ce même système d'unités d'haïkus plus ou moins
hermétiques, on reconnaît bien là un texte non métaphorique, simple juxtaposition de signifiants
créant une image mentale particulièrement expressive, dans sa grande fidélité de l'univers
mekasien, par le fait qu'elle cristallise ce déplacement que nous avons identifié au Chapitre I –
de l'état antérieur d'un Moi lituanien, jeune et rural vers celui d'un Moi adulte exilé, mature et
citadin.
Le haïku peut ainsi produire un moment de conscience aiguë du monde extérieur. Celui qui se
sent enfermé en lui est invité, comme poussé hors de lui pour considérer l’unité de la nature, dont
il fait partie intégrante. Le haïku met par conséquent l’accent sur les choses du monde, derrière
lesquelles peuvent se trouver, par implication, les idées et les émotions du monde intérieur.
Double mouvement donc : d’extériorisation, d’empathie, puis d’introspection en effet retour - et
ces deux dynamiques arrivent à s’infléchir l’une l’autre. C’est bien toute la démarche de Mekas :
tourner la caméra vers le monde et s’identifier à ce monde-là en étant lui-même en retour.
Comme pour le rouleau de papyrus qui sert de cadre à l’estampe ou au haïku, cette dialectique
s’exprime chez Mekas par la figure de la fenêtre, avec ces plans récurrents de Jonas et d’Adolfas,
les deux frères, vus d'une fenêtre ou regardant par la fenêtre : médiatisation de la nature -
médiatisation offerte par le dispositif du cinéma, comme pour empêcher la fuite des mots hors de
la page, hors des livres, l’envahissement incontrôlé par la poésie de la réalité 58 .
58 Cette idée est particulièrement développée par le poète Lautréamont.
396

La forme textuelle du haïku comme une langue venue de loin
Le haïku est un mince horizon de mots. Comme les maîtres du haïku japonais – nous avons déjà
mentionné Basho, premier poète au XVI° siècle à véritablement identifier et fixer la forme du
haïku qui auparavant n’était que le début d’un poème plus long, une sorte d’épigramme d’un
« Linked Verse »), Mekas pratique une économie du langage assez drastique. « Toute conduite
verbale est orientée vers un but », avance Jakobson dans son chapitre consacré à la Poétique 59 ;
et ce but est de raccourcir le monde à quelques unités sémantiques dont la pertinence sera un
reflet de l’état d’âme du poète. Les maîtres japonais pratiquent la sélection et la combinaison
dans le souci d’immortaliser au plus juste une impression ressentie. La langue japonaise se prête
particulièrement bien à cet exercice : par exemple, elle renvoie le sujet (groupe nominal) à la
périphérie de la phrase, bord cadre pour ainsi dire, et de même, peut s’accommoder de l’absence
de verbe. On obtient une expression poétique débarrassée de sa gangue syntaxique, extrêmement
dense et souple, basée sur la juxtaposition de mots qui créent l’image visée par le poète.
Mekas quant à lui patine sur l’axe de la combinaison, dans une réduction linguistique extrême
qui résume l’idée du haïku au simple balbutiement d’un mot trois fois répété : « the childhood,
the childhood, the childhood ». Le haïku mekasien a donc pour figure principale le tercet 60 qui se
définit par l’usage séquentiel d’unités équivalentes, ou parfois d’un mot qui fait retour deux fois.
Comme exemple de séquence haïku réduite à une seule unité signifiante, on a « frost » et
« wind » - comme si le mot une fois prononcé se suffisait à lui même pour faire exister la chose,
et que le gel venait immédiatement arrêter l’appel du poète ; ou bien peut-être que le poète
n'arrive pas à réactualiser l'image sur un territoire étranger. Les trois temps du haïku représentés
par les trois lignes du poème traditionnel - montée, suspense, conclusion - s’annulent dans ce
balbutiement mekasien. À la verticalité japonaise et à la progression structurale du poème,
répondent le bégaiement du temps et le déroulement horizontal de l’image cinématographique –
l’image-mouvement, qui doit être neutralisée pour que le haïku soit cet instant volé au temps –
mais même les procédés ironiquement tautologiques n’empêchent pas le défilement de l’image et
donc du temps.
Rester fidèle à l’esprit du haïku japonais, c’est ce qui importe diront les maîtres contemporains,
59 Roman Jakobson, « Poétique » in Essais de linguistique générale, Paris, Editions de Minuit, coll « double »,
1963, p.210-11.
60 Le tercet est une figure poétique héritée des Sophistes puis de la Renaissance, qui se trouve reprise et adaptée à
la modernité par Gertrude Stein – nous avons déjà évoqué son célèbre vers « Rose is a rose is a rose », et l'on
pourra mentionner son film Go Go Go (1964) où elle filme les rues, les gens et les jardins d'une voiture filant à
vive allure.
397

et quelque peu iconoclastes, du haïku. Mekas y reste fidèle à sa manière, avec les moyens dont il
dispose ; certains éléments structuraux subsistent en effet du haïku canonique : ses haïkus sont
des formes brèves à la syntaxe dépouillée à l’extrême, et au langage visuel très évocateur, avec
une référence systématique à la nature et aux saisons - encore que la nature ne soit en fait qu’une
des figures de son travail de mémoire, une synecdoque en fait. On remarque également la
disparition de son contenu : le micro-événement qui faisait la force et l’unicité du haïku. Ou bien
alors, l’événement est hors texte : c’est le souvenir même – d'où l'irrégularité des tercets.
Même dans la radicalité qui caractérise son œuvre 61 , il s’agit surtout pour Mekas de rester fidèle
à une certaine idée de la poésie slave, objet de ses premières amours – rappelons aussi que
Mekas continue, en parallèle à ses activités diaristiques et filmiques désormais en anglais, à
écrire de la poésie en prose en lituanien. Par ailleurs, les chefs de file de la poésie slave
recherchent des formes raccourcies, et préconisent la destruction de la syntaxe, en faveur de
groupes indépendants d’adjectifs et d’adverbes – ce qui montre bien que la forme du haïku est un
modèle universel.
La séquence des haïkus nous fournit le corpus idéal pour nous plonger dans le processus
linguistique de Mekas, en particulier dans sa découverte de l'anglais. Le haïku, c’est avant tout
pour Mekas un travail de la langue étrangère, et donc un travail sur le verbe, sur la sonorité, sur
le pur signifiant, comme pour redessiner les contours d’une écriture à la limite, à la lettre,
littérale. Les mots, isolés – la fluidité anglaise n'agit pas sur sa diction, n'agira jamais, même si le
réservoir lexical s'est considérablement élargi, enrichi, au fil des années - prennent une
importance centrale, révèlent une efficacité prodigieuse, comme s'il arrivait malgré tout, à
transmettre sa pensée, et ainsi modifier le cours de sa vie. Nommer, c'est connaître, c'est faire
sien, et toute la teneur poétique du signifiant dépend de cette possession, appropriation ; il en va
ainsi des répétitions infinies, comme celle du mot « baies » dans Reminiscences of A Journey to
Lithuania : « Berries, always berries... Vogos...Vogos... » Il convient ici de citer Jakobson, dont
les origines slaves peuvent aider à comprendre les entrelacs linguistiques – Jakobson, qui,
comme Barthes parlant du japonais dans L’Empire des Signes, s’avère enthousiaste à l’idée
d’explorer une langue étrangère 62 : « L’influence étrangère peut servir de stimulus, en accord
avec les règles de la prosodie du langage en question ; sous l’influence étrangère, même une
61 L’expression cinématographique de Mekas privilégie le fragment, la discontinuité, l’association d’idées, en
droite ligne des chefs de file d’un nouvel art américain, tel John Cage qui appelle tous les artistes à un
renoncement à toute idée d’ordre.
62 Dans son Abécédaire, à « S comme Style », Gilles Deleuze cite Proust : « Les chefs-d'œuvre sont écrits dans une
langue étrangère ».
398

violation du système phonologique est possible » 63 . Les courbes ondulatoires et la gradation
syllabique, principes de la prosodie slave, se retrouvent elles aussi réduites à une séquence
régulière atonale qui devient cependant musique. On en retrouve un écho dans la séquence « the
wind », qui devient ensuite « window » et qui se répète à son tour. Le changement linguistique
n’induit pas seulement des variations prosodiques, mais aussi et surtout des glissements affectifs.
L’exemple que nous avons pris « wind-window » n’est à cet effet pas anodin : d’une part quand
on sait que « window » veut dire « porte du vent », on est ébloui par la simplicité et l’évidence du
haïku. Et puis, de la fenêtre d’où il regarde et d’où il regardait tomber la neige, à la fenêtre de la
caméra, la lucarne, Mekas aime ce signifiant qu’il nomme « langas », qui a grandi en lui
lentement, au fil des années, depuis l’enfance, s’enrichissant avec le temps de souvenirs et de
significations multiples :
They all come back to me when I write that word « langas » in a sentence, in Lithuanian.
Now, the English word « window » is still very bare and stripped in my mind. When I
write “window”, it’s just a dictionary word, plain and bare, with no memory, no poetry to
me. The souls of English words are still growing in me, little by little. That’s why I keep
writing, that’s why I keep touching them, again and again, on my typewriter, trying to put
some life into them. 64
Autre plaisir du signifiant avec le mot lituanien « Laukas », qui veut dire « champ » ou « field » -
« A field as wide as childhood », répète-t-il et écrit-il sur l'écran dans Walden. Du champ du
laboureur au champ de la caméra, le même espace linguistique s'ouvre encore à l'investissement
mekasien : « C’est un mot qui me hante, dans ma tête ainsi que dans mes films, toujours et
toujours ; j’ai grandi dans des champs, dans de grands espaces vides. Le mot symbolise mon
enfance. Mon enfance était un vaste champ ouvert, prêt à tout, ouvert à tout… » 65
En effet, dans la litanie de ces mots égrenés, la langue semble parfois n’être plus qu’un vêtement
transparent, que seul le fait de porter longtemps peut rendre confortable. Et malgré l’altérité des
mots et des images, Mekas travaille encore à approfondir son style, comme un barde travaille sa
diction, sa musicalité ; il travaille également son style, sa voix, comme une sorte d’élévation
spirituelle dans la droite lignée transcendentaliste d'un Emerson et d'un Thoreau : une empreinte
vocale définissable entre toutes, la voix hésitante rappelant dans ses éraillements et ses ratés la
raideur des doigts de Mekas l’ouvrier immigré, qui ne peut plus écrire et qui tape à la machine
avec deux doigts seulement. Une voix qui indique sans l’ombre d’un doute qu’il y a un auteur
63 Roman Jakobson, « Linguistique et Poétique », in Essais de linguistique générale – les fondations du langage,
Les Éditions de Minuit, Paris, 1963, p.224-27.
64 Jonas Mekas, I Had Nowhere to go: Diaries 1944-1954 , New-York, Black Thistle Press, 1995, p. 445.
65 Jonas Mekas, Je n'avais nulle part où aller ,
399

derrière la caméra, qu’il y a une subjectivité qui habite le film, le hante, le propulse.
La forme visuelle des haïkus
J’ai rêvé mon film se faisant au fur et à
mesure sous le regard, comme une toile
de peintre éternellement fraîche...
Robert Bresson, Notes sur le cinématographe 66
Sur le plan visuel, le haïku mekasien suit cette ligne épurée du texte. Tout comme son « maître »
de cinéma, le « documentariste » Robert Flaherty, Mekas privilégie la séquence. Comme
souvent, le montage se fait presque exclusivement à la prise de vue ; il n’intervient plus ensuite,
pour ne pas perdre l’instant magique du moment où la caméra s’est posée sur un arbre dans le
vent, ou sur une pomme givrée au petit matin, dans l’aléatoire d’un plan pris sur le vif – à l'exact
opposé de Brakhage pour qui l'image se recompose ensuite. Et ces plans pris sur le vif
s’accompagnent nécessairement d’une imperfection technique qui devient pour lui perfection
esthétique, malgré parfois l’opacité assumée de l’objet filmé. Ainsi, grâce, ou à cause du plan en
plongée et du contre-jour occasionné par une journée lumineuse, le plan furtif sur les crottes de
lapin chaudes dans la neige rappellent les nuages noirs dans un ciel annonçant la neige. C’est
l’allégorie filée entre les séquences d’haïkus qui permet de lire le plan, et de percevoir l’humour
décalé de Mekas, dans un souci paradoxal sans doute de dé-réalisation, de dé-naturalisation.
Et puis, est-ce que l’équivalence des sons signifie l’équivalence des sens ? Dans ces tercets qui
se répètent à intervalles aléatoires, les images diverses apportent des couleurs différentes, des
sensations différentes, fidèles au haïku japonais dans son refus catégorique de la moindre
allusion à un sens définitif de l’image - l’image est une charade qui se déchiffre progressivement.
En fait, ce que Mekas perd dans sa pratique volontairement minimaliste du langage parlé, il le
retrouve dans la richesse et le pouvoir évocateur des images et de leurs associations. Comme
dans des vases communicants, le sens va de l’un à l’autre, circule, n’est fixé ni par le texte, ni par
l’image – il n’y a pas que des éléments iconiques dans l’image, pas plus qu’il n’y a que du texte
dans la parole orale d’un cinéaste contant son histoire.
Sur le plan technique, dans ces deux bobines de haïkus, le trait est généralement souple, léger,
aérien, alors que dans les bobines précédentes, le trait pouvait être dur, nerveux. La caméra
66 Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris Gallimard, coll. « Folio », 1975, p.11.
400

devient plus amicale encore, elle s’adoucit, s’oublie presque, le geste se fait plus léger qu’une
plume. Sous la poussée mémorielle, le cadre se relâche, cessant d’être un carcan quasi
dialectique. Ceci s’exprime par l’emploi presque unique de la caméra à l’épaule, cadrant par
conséquent hommes et éléments naturels à hauteur d’homme, épousant l’épaule de son opérateur
dans l’harmonie et la disponibilité totales, s’autorisant des sursauts légers, naturels et humains.
Elle opère de légers recadrages, panoramiques, entame encore et toujours son ascension vers la
cîme des arbres qui sont les alphabets d’une langue primitive resurgissant par endroits, puis elle
redescend, revient, s’approche d’une fenêtre… C’est comme si Mekas réussissait à agir sur la
marche du temps, comme si le temps s’accélérait ou se ralentissait au rythme des images, à la
force du souvenir, comme si le temps se repliait, se condensait, se faisait haïku. Dans ces
quelques images choisies, l’image n’est pas, ou n’est plus, une quelconque idée exprimée par le
cinéaste, mais tout un monde miroité par des cristaux de glace, dans un ciel nuageux ou une
rivière sous la neige…
L’épiphanie du plan
Cette sensation de collision passé/présent, ici/là-bas, s’actualise dans l’épiphanie de quelques
plans, comme elle peut être ce que les poètes orientaux appellent « l'événement » du haïku.
Venant du mot grec signifiant « apparition », l’épiphanie consiste en un moment où la conscience
est aiguisée par des stimuli (langagiers, visuels ou sonores) et où on assiste à une révélation :
« Irruption soudaine dans le champ de la conscience d’une réalité seconde rendue sensible par
la présence d’un objet quelconque ou d’une personne transfigurée par l’expérience » - c’est la
définition qu’en donne l’alter ego fictionnel de James Joyce, Stephen Dedalus 67 , définition
occidentale plus ou moins équivalente à l’expérience proposée par le haïku, disons le haïku
traditionnel. On pense à ces plans flous et sous-éclairés de Mekas lisant près d’une fenêtre, dans
une pièce tapissée de bois rappelant la datcha familiale. La caméra s’approche, s’acclimate à la
pénombre et tente de cadrer le jeune homme plongé dans ses pensées, tenant ostensiblement un
livre ouvert. Le cadre vacille pour nous laisser entrevoir le nom de l’auteur « Blake » 68 . Si
l’épiphanie mekasienne s’apparente autant aux épiphanies romantiques (de Wordsworth ou de
Shelley) qu’aux épiphanies joyciennes - l’image nous rappelle bien ce portrait de l’artiste en
jeune homme 69 - Mekas appartient aussi à une famille de cinéastes de l’épiphanie, dont le père
67 Notre traduction d’après James Joyce, A Portrait of The Artist as a Young Man, London, Penguin Classics, 1993,
p.186.
68 Jonas Mekas se montre ainsi souvent en jeune homme romantique, plongé dans ses lectures. Dans Walden, on le
voit lire l'ouvrage de Thoreau, Walden...
69 D’autant, nous l’avons déjà évoqué, qu’un plan similaire ouvre Lost Lost Lost, où l’on confond les deux frères,
figures doubles du jeune homme et de l’artiste…
401

spirituel serait très certainement Robert Flaherty, avec ces moments de révélation intense à
l’œuvre dans Nanook of the North ou encore dans Louisiana Story, films silencieux et magiques
avec des survivances du sacré. Mekas, c’est une sorte de Nanook se donnant sans réserve à la
caméra, livrant sa vraie vie, mais un Nanook filmé par lui-même ; l’épiphanie, c’est aussi ici ce
moment de rencontre médiatisé et de vacillement entre sujet et objet, soi et l’autre.
L’épiphanie, point de rencontre miraculeuse entre le réel et la langue, nous l’avons vu, a maille à
partir avec la construction des tercets qui, dans l’arrêt du processus sémantique, suspendent le
sens. L’occasion est trop belle pour ne pas mentionner, dans ces glissements de sens et de
régimes des images et des sons, le tercet lacanien « RIS » - réel, imaginaire, symbolique -
comme le cœur enfoui de la langue mékasienne. Patrice Rollet, spécialiste de Mekas, y voit le
réel qui insiste trois fois, mais que serait le réel au cinéma, sans son langage et sans l’imagination
du cinéaste-poète ?
Cette séquence de haïkus reste inachevée et partiellement satisfaisante pour Mekas qui prend
toute la dimension du gouffre infranchissable entre l’expérience - vécue, qu’on ne peut pas
vraiment médiatiser - et sa représentation – extériorisée ; et c’est, semble-t-il, le vrai sens du
titre Lost, Lost, Lost. Quant à nous, cela nous a permis de réaliser que le pur signifiant anglais
pour Mekas peut être une délectation mais aussi une souffrance : Délectation que Barthes décrit
comme « la masse bruissante d’une langue inconnue qui constitue une protection délicieuse ;
elle enveloppe l’étranger d’une pellicule sonore, en arrêtant à ses oreilles toutes les aliénations
de la langue maternelle. » 70 Souffrance pour les mêmes raisons, en fait, pour cette aliénation de
la langue maternelle dont parle Barthes ; mais souffrance aussi que représente le sacrifice qu’il a
fallu faire, dans la sélection des images et des mots, et dans l’absence de résolution… Et
pourtant, dans son esthétique indiscutable et sa liberté d’écriture, dans son raccourci du monde et
son immédiateté, l’équilibre ténu entre légèreté et gravité, le haïku peut cependant mener à une
guérison, en proposant pour certains artistes une expérience quasi cathartique. Ces haïkus sont
en quelque sorte la forme verbalisée 71 des « Glimpses » de Reminiscences of a Journey to
Lithuania – ces aperçus fugaces que nous évoquerons dans la troisième et dernière partie
consacrée à Jonas Mekas.
70 Roland Barthes, L’Empire des signes, Paris, Seuil, coll « points essais », 1970-2005, p.83.
71 La réalisation du « diary film » Lost Lost Lost, à partir des « film diaries » s'effectuant près de quinze ans plus
tard, d'autres expériences poétiques et visuelles jalonnent ce temps de l'entre-deux – entre autres, les images
tournées en Lituanie en 1971 où Mekas tente en vain de saisir ses visions.
402

Le cinéma propose ce « purgatoire » de l’entre-deux, de l’interstice, de la fissure du temps dans
une immobilité concertée et parfois ténue. Dans une certaine mesure, le cinéma résiste à cette
entreprise poétique, car, comme le dit encore Barthes, le signifiant y est toujours lisse - c’est sans
rémission un continuum d’images. Les contraintes de la représentation obligent à tout recevoir
d’un homme qui marche dans la neige. Comment dans ce dispositif rendre le fragmentaire du
haïku, sa véritable fulgurance ? La séquence des haïkus a principalement permis de fournir un
écrin à cette allégorie du sens de la vie et de l’art, et à ce fantasme de fusion entre l’art et la vie.
Dans la sixième et dernière bobine, Mekas reprend ensuite la figure du haïku et la travaille
métonymiquement, cette fois-ci dans un long plan de femme jouant dans les feuilles mortes –
toujours la juxtaposition, ou plutôt la collision, comme la collision de deux corps, de la saison et
de l'événement, où la voix de Mekas scande une litanie de deux mots qui s’éternise : « the leaves
the leaves the leaves the leaves the leaves…. » ; il appelle ces haïkus « the Fool’s haïkus ». Avec
cette conclusion ironique, et quelque peu lucide, le passage, nécessaire par le haïku et les
épiphanies que cette figure a permises, montre bien le glissement de la nostalgie originale,
douloureuse, vers l’optimisme soudain d’un événement, d'un « entre en cinéma ». S’étant ainsi
ménagé une échappée belle, le film peut enfin se redéployer et achever sa course dans une
atmosphère plus libérée – comme si Jonas était enfin passé de l’autre côté du temps, imprimant
positivement la pellicule dans les dernières séquences où la couleur s’invite enfin à cette
célébration du cinéma, annonçant rétrospectivement Walden.
403

3) Partition obstinée pour cinéaste exilé : Voice over, musique et sons dans Lost lost
Lost
Quand m'est-il arrivé de ne pas craindre
des périls plus grands que la réalité ?
Ovide, Lettres d'Amour – Les Héroïdes 72
A super-8 camera just made a litle soft
buzz, somewhere on New York’s Lower
East Side, and the world will never be the
same...
Jonas Mekas,
Le cinéma de la nouvelle génération 73
Analyser l’emploi de la musique dans Lost Lost Lost est d’autant plus pertinent que Jonas
Mekas, ajoute ces extraits au moment où il monte et commente son film, quelques vingt années
après le début de son tournage entamé en 1949. Contrairement à la matière visuelle qui se
compose, nous venons de le voir, d’images que nous avons qualifiées de documentaires, la
matière sonore de Lost Lost Lost, paroles, bruits et musique(s), est quant à elle totalement
subjective, née de l’imagination de Mekas, partie intégrante de son expression personnelle,
inhérente aux mouvements intérieurs du sujet. Nous l’avons vu, l’aspect protéiforme du journal
nous permet de dire que la bande visuelle de Lost Lost Lost répond aux critères du journal, dans
le sens où Mekas, avec à peine un pacte référentiel préalable 74 , pour reprendre l'expression de
Philippe Lejeune, s’inscrit, sans l’ombre d’un doute - si ce n’est la collaboration de son frère,
Adolfas, que nous avons évoquée - comme sujet percevant et filmant des images, et dans la
mesure où les images constituent une sorte de chronique (« Recueil de faits consignés dans
l’ordre chronologique » selon le Larousse) de la vie dans ces quartiers new yorkais métissés de
l’après-guerre, un garde-mémoire. Nous avons également établi que l’image mekasienne, tel le
manteau de neige qui recouvre ses films, ne capture que la surface des choses, la surface de la
réalité. Il en va tout à fait différemment de la bande son. Malgré son hétérogénéité constitutive -
l'assemblage d’un voice over, de sons rapportés et de segments musicaux divers - la bande sonore
est plus introspective, et remplit une fonction qu’on qualifiera, à l’instar de Michèle Leleu 75,
72 Ovide, « Lettre de Pénélope à Ulysse », in Lettres d'amour – les Héroïdes, Édition de Jean-Pierre Néraudan,
coll. « Folio Classique », Éditions Gallimard, Paris, 1999, p.43.
73 Jonas Mekas, « Le Cinéma de la nouvelle génération », in Paris Expérimental n°8, Paris, 2002, p. 7.
74 Expression de Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Éditions du Seuil, édition augmentée, Paris, 1996,
p.35.
75 Michèle Leleu, Les Journaux intimes, Presses Universitaires de France, Paris, 1952, repris par Françoise
Simonet-Tenant, in Le Journal intime, coll. « 128 », Éditions Nathan Université, Paris, 2001, p.85.
404

d'« egoversive », où il s’agit de retrouver les sensations du tournage, les impressions d’alors,
mais aussi de s’interroger, au présent, sur l’emprise de la subjectivité d’un cinéaste seul aux
commandes, au détriment d’un montage bout-à-bout plus conforme au dogme de l’objectivité
documentaire, et d’un commentaire factuel – démarche objectivisante adoptée avec succès par le
cinéaste expérimental Peter Hutton par exemple 76 :
J’ai une approche moins « puriste ». Je tente d’atteindre différents niveaux par
l’utilisation de plusieurs natures de sons : ceux que j’enregistre au tournage, ceux que je
collecte sur des disques au fur et à mesure, et j’ai toujours un magnétophone à mes côtés
pour noter ce qui me vient à l’esprit, en me promenant, en travaillant, durant le montage.
Ma voix reflète donc mon état d’esprit du moment, souvent en décalage avec celui que
j’avais lors du tournage […] Je mets donc à profit la liberté que me donne un tel décalage
par rapport à ce matériel. 77
Car en plus, Jonas Mekas va tout faire seul. Dans son appartement new yorkais, il va découper
seul et monter sa pellicule 16 mm, coucher le son post-synchrone et ajouter des segments
musicaux, enregistrer sa voix, s’enregistrer. La voice over ainsi que les sons et la musique off,
placent irrémédiablement le « lieu d’où je parle » dans un espace-temps totalement distinct de la
bande visuelle, réactualisant ainsi le phénomène subjectif de l’exil - être là où on ne voudrait pas
être, parler d’un ailleurs où l’on voudrait être, où l’on est malgré soi. Le sujet-Mekas qui a tourné
les images au fil des années, n’est plus le même sujet-Mekas qui, d’un ailleurs, monte et
commente son film. Mekas est devenue une figure incontournable de la culture Underground
new yorkaise, chef de file d’un nouveau cinéma expérimental qui est alors en plein essor grâce à
l’arrivée de la vidéo, et fondateur de l’Anthology Film Archives qui vise à préserver et conserver
justement ces films personnels menacés d’obscurantisme et de disparition. L’exilé affamé,
enfermé dans le dehors de l’Amérique, s’est ainsi intégré à son nouveau pays, sans gommer son
particularisme. Pour Mekas le cinéaste, il ne saurait s’agir de gommer la distance - faire comme
si l’on était encore dans les années cinquante, ce serait nier l’Histoire et par conséquent nier sa
propre histoire, sa propre évolution filmique - mais plutôt d’être fidèle à la fois à l’expérience
des images tournées, mais aussi à l’expérience de re-vision de ces mêmes images dans les années
soixante et soixante-dix, et aux sentiments et pensées qui accompagnent nécessairement cette
relecture. C’est bien le dicible qui va venir organiser le visible - « Je n’aime pas du tout le
mystère. Plus je peux raconter, plus je suis heureux, j’aime dire à l’avance ce que c’est, ce qui va
venir 78 », précise Mekas lors d'une conférence - lui donner un sens, une direction, réactualisant
76 Peter Hutton est principalement reconnu pour ses portraits silencieux de villes et de paysages filmés partout dans
le monde auxquels il n’a, justement, pas ajouté de bande-son. Ses « New York Portraits 1 & 2 » par exemple, sont
contemporains des portraits de ville façon Mekas. Les correspondances entre Hutton le sujet-cinéaste et les images,
présentant un grain pictural, ne sont par conséquent jamais éclaircies, même si l'on sent parfois sous les images au
grain pictural indéniable, poindre tantôt la nostalgie tantôt la contemplation d'une sensibilité au diapason de son
objet filmé.
77 Jonas Mekas & Hopi Lebel, « Entretien », in Danièle Hibon & Françoise Bonnefoy (sous la direction de), Jonas
Mekas, Éditions du Jeu de Paume / Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1992, pp.62-63.
78 Tiré d’une conférence sur Reminiscences of a Journey to Lithuania, donnée le 26 août 1972, au Flaherty Seminar
405

ainsi la primauté de la parole comme véhicule d’externalisation du sujet, d’ex-pression, même si,
conformément à l’étymologie, la parole c’est bien ce qu’on « jette à côté » ; or, nous l'avons vu
avec la composition des haïkus, Mekas assume la part de hasard et de trahison du langage. Et si
le sujet-Mekas accepte le contrat tacite de l’exilé (qui est aussi celui du cinéma), qui consiste à
être éternellement décalé, toujours parler d’un ailleurs, le cinéaste va faire appel à d’autres
véhicules langagiers qui vont quant à eux fonctionner sur le mode du « symbole »
(étymologiquement « jeter ensemble ») : les sons et surtout la musique qui va venir comme une
suture imaginaire entre les images et l’expression verbale du sujet, mais aussi entre le film et le
spectateur, ce dernier ne sachant pas exactement quelle place occuper dans ce dispositif centré
sur la subjectivité d’un cinéaste aliéné de la réalité extérieure, et dont la démarche du ciné-
journal 79 laisse peu d’ouverture pour un éventuel interlocuteur – le dialogue instauré étant, par
l’intermédiaire du film et de son dispositif, entre les diverses instances du sujet.
- L’idiolecte de la voice over
The still, sad music of humanity....
William Wordsworth, Lyrical Ballads.
I don’t even know if I’m singing or if I’m
crying....
Jonas Mekas, Lost Lost Lost
En confiant aux sons qu’il rajoute avec parcimonie, ainsi qu’à la musique, plusieurs fonctions
bien précises et déterminantes pour le montage, Mekas se fait non seulement arrangeur, mais
aussi compositeur (ou re-compositeur) de sa propre partition. Et si le sujet-Mekas s’exprime
dans toute la pluralité des voix que lui permettent et la forme diariste et le dispositif du cinéma,
le destin de sa propre voix sera quant à elle scellée avec le destin du film - panser les blessures
de l’exil. Elle en est la singularité, la signature. En effet, la voix mekasienne est une voix (très
majoritairement) à la première personne, réunissant dans le même « Je » auteur, narrateur et
subjectivité. Certains observateurs critiques de ce dispositif hérité de la littérature ont souvent
crié à la confusion d’un sujet réduit à se débattre dans ses blessures narcissiques, mais nous ne
développerons pas davantage ici cet argument que nous trouvons fallacieux dans l’optique de la
démarche de Mekas On ajoutera seulement ici qu’il ne s’agit en aucun cas d’un « commentaire »
des images, et que cette pratique langagière relève d’une approche rendue possible dans les
(Vermont).
79 L’expression est de Dominique Noguez qui traduit les notes de Jonas Mekas sur le cinéma américain : Jonas
Mekas, Ciné-Journal – un nouveau cinéma américain (1959-1971), coll. « Classiques de l’avant-garde », Paris
Expérimental, Paris, 1978, d’après Jonas Mekas, Movie-Journal : the Rise of a New American Cinema, 1959-1971,
NewYork, Collier & McMillan, 1972.
406

années soixante-dix. Quand on effectue une recherche dans le champ du cinéma, il s’avère
toujours inévitable à un moment ou à autre de la démonstration de mettre en perspective les
questions liées à l’ontologie et à l’épistémologie, et c’est encore plus vrai dans l’espace
documentaire – ce fut notre postulat de départ. Grâce aux pratiques expérimentales de la voix par
certains cinéastes de l’école documentaire britannique (notamment Basil Wright et Harry Watt
qui réalisent Night Mail en 1936), la voix n’appartient plus nécessairement au registre de
l’instruction, du factuel comme de la propagande ou encore de la révolte (comme par exemple
les films du mouvement documentaire du New Deal dans les années trente-quarante), mais à
celui de la célébration. Elle ne donne pas à lire le plan, mais grâce à elle le plan fait résonner un
« chant » du monde qui serait inaudible sans elle. Ce « commentaire » devenu autonome, se fait
le lieu d’une nouvelle expérience du cinéma, inséparable d’un parti pris des choses, d’une
subjectivité. Le modèle des années soixante et soixante-dix, c’est une voix qui n’est plus
didactique et qui n’est pas encore sous le coup du soupçon - ce qui sera le cas dès les années
quatre-vingt - certains la qualifie de « féminine », car l’idée serait que la voix n’est plus la voix
auctoriale, de la loi, du père, mais une sorte d’espace de liberté où il s’agirait de produire une
nouvelle parole, proche du babil (mythe de la liberté vocale pré-langagière), proche, pour tout
dire, de la langue originelle : celle de la mère – une langue incarnée qui serait toute voix ; nous
avons vu l'exemple de la voix féminine de Sans Soleil au Chapitre III. Un idiolecte à nul autre
pareil – nous entendons l'idiolecte comme « la particularité langagière propre à un individu » ;
ce qui veut tout dire quand on évoque l'expression orale extrêmement identifiable de Mekas.
La voix de Mekas participe complètement de cette modernité, car elle procède d’une double
réappropriation des images et des mots ; et même des sons. Revenir au temps primitif de la
langue, de la relation désinhibée de l’enfant Mekas avec la langue qu’il triture, qu’il
expérimente, qu’il invente, avant le divorce consommé entre soi et l’autre, passé et présent, ici et
là-bas, les blocs de l’Est et les blocs de l’Ouest, avant même qu’il n’aille à l’école et qu’il doive
s’aliéner en abandonnant son dialecte lituanien 80 , la langue maternelle pour la langue du père,
celle de l’oppresseur russe, du pouvoir, de la règle, de l’uniformisation.
Voir ne relève pas (ou plus) du registre de la preuve, et ne se constitue en expérience que si les
mots travaillent à questionner les images qui font accéder au monde sensible. Les mots énoncés
par Mekas ne prétendent en aucun cas venir d’un lieu neutre. Ils passent par une voix qui les
incarne, qui est elle-même impliquée dans le processus de révélation du film. Comme l’écrit
80 Un dialecte dont Mekas dit dans son journal I Had Nowhere to Go qu’il est différent de toutes les autres langues
de la région, qu’il provient du sanskrit, et qu’il est une sorte de langue magique.
407

Serge Daney dans son article « l’orgue et l’aspirateur » 81 : « l’autre procédé, la singularisation,
c’est quand la voix off risque quelque chose, et le risque en tant que voix » - Brakhage n'aura pas
pris ce risque-là dans ses films. Ce risque, c’est bien la tâche déraisonnable que s’assigne Mekas,
en plaquant sur des images tournées depuis longtemps, une voix qui va devoir nécessairement
occuper plusieurs fonctions : d’une part se faire « montreuse d’images », selon l’expression de
Michel Chion parlant de la voix-Je 82 :
Depuis la nuit des temps, ce sont les voix qui montrent les images et donnent au monde
un ordre des choses, et qui les font vivre et les nomment. La première montreuse
d’images est la mère dont la voix, antérieurement à l’apprentissage (éventuel) des signes
écrits, fait que les choses se détachent dans une temporalité vivante et symbolique. Dans
la fonction de bonimenteur et de raconteur d’histoires comme dans la traditionnelle voixoff
de commentaire, il subsiste toujours quelque chose de cette fonction originelle.
Se faire montreur d’images est une expérience cruciale pour Mekas, car cette activité relève de
son expérience douloureuse de l’exil : « I speak with an accent and you don’t even know where I
come from ». Elle explique sans doute aussi, comme nous le verrons avec Reminiscences of a
Journey to Lithuania, que les images soient aussi liées, connectées organiquement à la mère.
Exil géographique, exil au sein du cinéma, et enfin et surtout exil linguistique - la découverte
d’une langue étrangère, l’anglais, et pour l’écrivain et le poète qu’il est, de nouvelles images, de
nouveaux rythmes, mais surtout un écartèlement jamais résolu entre les deux langues – nous
avons vu la richesse qu'il peut en tirer.
Seul dans son antre de création, le travail de Mekas porte donc de part en part la marque de sa
subjectivité. Tous ses choix musicaux, amenant leurs propres histoire, leurs propres paradigmes,
vont venir se superposer sur les champs paradigmatiques qu’il a installés dès Reel One comme
dans ses autres films montés ou auparavant ou simultanément à Lost Lost Lost (Walden,
Reminiscences of a Journey to Lithuania 83 , ainsi que des films courts qui viendront s’agréger au
projet englobant qu'il souhaite appeler Diaries, Notes and Sketches) : l’exil, la solitude,
l’aliénation, et le recours aux figures mythiques, à commencer par Ulysse, l’éternel voyageur,
errant sur les mers « à la recherche de son lieu » - ce qui est aussi le destin du son au cinéma 84 .
Comme nous allons le voir en explorant les différentes séquences au fil des bobines, pour Mekas,
le son comme la musique ont le sens profond de l’exil, que l’exil soit réel ou simplement
intérieur, si bien que tous les choix de sons comme d’extraits musicaux ont été déterminés,
81 Serge Daney, « L’orgue et l’aspirateur », in La Rampe, Éditions Cahiers du Cinéma-Gallimard, Paris, 1996,
p.162.
82 Michel Chion, La Voix au cinéma, coll. « Essais Cahiers du Cinéma », Éditions de l’Étoile, 1982, p.47.
83 Par souci de concision, nous référerons à ce film simplement par Reminiscences.
84 Cette formule constitue le titre d’une partie de Michel Chion, Le Son au cinéma, coll. « Essais Cahiers du
Cinéma », Éditions de l’Étoile, Paris, 1985, pp.13-91.
408

dictés, par l’évolution personnelle du cinéaste autographe - il aura une démarche similaire dans
Reminiscences...
Ainsi, si Mekas choisit certains motifs de Chopin, c’est non seulement pour ce que la musique de
Chopin peut véhiculer – une sorte de légèreté de salon, parfois teintée de mélancolie, une
excellence européenne assez consensuelle, fraternelle, du temps du compositeur même – c’est
aussi parce que Chopin écrivit ces pièces-là alors qu’il était en exil à Paris (il meurt en exil
d'ailleurs) : « How beautiful is this music ! But this music was written by Chopin in exile »
La première chose que l’on en déduira, c’est que ce montage sonore et musical ne laisse rien au
hasard. Chaque segment est non seulement choisi avec le plus grand soin, mais aussi le montage,
le séquençage de ces segments intervient à des moments clés, même si l’impression donnée est
parfois celle de l’improvisation : « le Lituanien invente des chansons, c’est un improvisateur » 85
écrit Mekas, non sans ironie ; improviser, mais à partir d'une partition qu'on maîtrise sur le bout
des doigts. Parfois les segments ne sont pas plus longs qu’une phrase musicale qui ensuite fait
retour, parfois ils sont plus longs, réunissant dans le continuum salutaire qu’offre la musique -
avec sa dimension analogique, temporelle, proche en cela du langage, de la symbolisation -
plusieurs séquences, moments hétérogènes « mariés » par la musique.
- Les sons : parcelles de Réel et/ou portes de la perception
Images et sons, comme des gens qui font
connaissance en route et ne peuvent plus se
séparer...
Robert Bresson, Notes sur le cinématographe 86
Dans le contexte syntagmatique du film, l’échelle sonore des sons (qu’ils soient directs,
originels, ou ajoutés, extra-diégétiques), n’est guère étendue dans Lost Lost Lost et par
conséquent elle ne fait pas système :
Je n’utilise pour ainsi dire jamais le son direct synchronisé. La décision est prise lors du
montage. Le plus souvent, la nécessité d’utiliser une forme sonore vient de la structure du
film et non du contenu des séquences. J’utilise le son avec précaution, afin de ne pas
distraire le spectateur et ne pas faire diversion 87 .
85 Jonas Mekas, Je n’avais nulle part où aller , traduit de l’anglais par J.L. Mengus, P.O.L.Éditeur, Paris, 2004 pour
la traduction française, p.152.
86 Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, coll. « Folio », Éditions Gallimard, Paris, 1975, p.48.
87 Jonas Mekas & Hopi Lebel, « Entretien », in Danièle Hibon & Françoise Bonnefoy (sous la direction de), Jonas
Mekas, Éditions du Jeu de Paume & Réunion des musées nationaux, Paris, 1992, p.68.
409

Une idée que Mekas reprendra souvent au fil de ses films, allant jusqu'à citer dans Walden Saint
Jean de la Croix, moine espagnol féru de poésie 88 et de peinture (Grenade, 1587) : « Speaking
distracts one…speaking distracts us….. while silence and work recollect and strengthen the
spirit…. »
Comme la prise de parole lors de l’enregistrement de la voice over et le retour au silence
s’accompagnent des sons grésillants du micro qu’on allume et qu’on éteint, et que la bande a
intégré comme un élément de discontinuité paradoxale du son (on y reviendra en s’appuyant sur
les théories de Michel Chion), les séquences sonores, toutes brèves, s’accompagnent de
l’empreinte sonore de leur arrivée sur la bande qui semble saturée par moments. Le son rajouté
signale donc une discontinuité du flux linéaire de la bande visuelle sous la forme de résurgences
de la mémoire, du temps, d’une boursouflure du texte filmique qui, effectivement, interpelle le
spectateur.
Comme pour le « voyage » des segments musicaux, il n’existe que quelques conjonctions très
ponctuelles, hasardeuses semble-t-il, entre le signifiant visuel et le signifiant sonore, points
d’ancrage de la bande musicale dans la bande visuelle, qui relèvent nettement d’une trope
ironique, tout au moins humoristique, en raison du léger décalage décelable entre les deux
sources 89 . Par exemple, une musique traditionnelle est montée sur des images de fêtes
communautaires, et l’espace d’un instant, la partition de l’accordéon vient se caler sur l’image
d’un homme jouant de l’accordéon. On tressaute à cette apparition, comme si l’image prenait
soudain une dimension supplémentaire, ou plutôt se modifiait, se faisait autre, avec cet effet
tautologique dérisoire (et présenté comme tel) qui fait un clin d’œil amusé au travail poétique
mekasien sur le signifiant comme particule élémentaire d’une langue primitive et magique, et qui
n’empêche pas le défilement filmique. Et, en observant bien la séquence, on remarque que sur
l’image de l’accordéon diatonique d’un vieil immigré d'Europe de l'Est, ont été plaquées
quelques notes égrenées d’un accordéon chromatique aux sons plus amples, plus complexes.
88 Moine missionnaire, Saint Jean de la Croix fait l’apologie de la vertu intérieure, de l’ascétisme, du dénuement et
du relativisme, de la souffrance rédemptrice, de la vie intérieure….. - des vertus qui siéent particulièrement bien
à Mekas. De même, le travail de métaphorisation de la nature (notamment des fleurs), à la limite de
l'hallucination, est au cœur de l'expression des deux hommes ; ainsi, dans Walden, Mekas plaque un carton
présentant un vers du moine « We shall awaken » sur des images d'enfants dans un champ de fleurs. Enfin, nous
remarquons que dans les poèmes de Saint Jean de la Croix, l'énonciation se caractérise par un « Je » féminin (le
latin comme l'espagnol marquant les genres : « Je sortis sans être vue tandis que ma demeure était en paix »),
qui n'est autre que l'âme – Whitman emploiera également le « She » dans ses explorations orphiques. Une même
impression se dégage parfois de l'énonciation mekasienne, en particulier du point de vue manifesté dans la
fabrique des images.
89 Ces remarques, somme toute assez anecdotiques, nous amène à poser une question cruciale, déjà suggérée par
Adorno opposant l’oreille du néophyte et celle de l’expert dans Composing for the Films (opus cité, p.23) : Faut-il
lire la musique en « expert » ? Était-ce vraiment l’intention du cinéaste ? L’absence de tout générique ainsi que de
tout propos sur le travail musical, entretiennent le doute, même si le postulat de deux bandes (visuelle et sonore)
parallèles accrédite plutôt le décalage volontaire. De plus ce travail musical se poursuivra sous les mêmes hospices
dans les films ultérieurs de Mekas : Walden, Reminiscences, et plus récemment Paradise Not Yet Lost par exemple.
410

S’agit-il d’exhiber le décalage, une sorte de procédé métalinguistique, ou s’agit-il une fois encore
de montrer le statut de l’exilé, son aliénation par rapport à son nouveau milieu ? Cette séquence
est moins anodine qu’il n’y paraît, car l’accordéon, qui se trouve être un des très rares objets à
circuler dans le plan au fil des séquences, donc des années, est un signifiant de première
importance, commun à plusieurs paradigmes du film. D’abord, il entretient une relation
privilégiée avec le sujet-Mekas. Que ce soit sur des photos d’archives ou dans ses films (voir
photos Mekas 2 n°2-5-11), ce dernier est en effet très souvent représenté jouant de l’accordéon,
et ce, bien aussi souvent qu’en compagnie de sa caméra – comme si ces deux « accessoires », ces
deux « organes » pourrait-on dire, servaient d’identificateurs, de marqueurs, l’un primitif,
l’homme à l’accordéon, l’autre moderne, l’homme à la caméra. Ces deux « appendices »
appartiennent au même paradigme mekasien, car ce qui les réunit, c’est la notion d’écriture, et
objectivement, c’est la clavier de la machine à écrire, les doigts qui dansent sur les touches, les
doigts qui forgent une nouvelle histoire pour l’exilé, une nouvelle mélodie pour le musicien.
Il convient d’apporter ici néanmoins quelques précisions terminologiques. Mekas joue d’un petit
accordéon diatonique proche du bandonéon, appelé en lituanien ‘bayan’ ou ‘boyan’ en russe.
Alors qu’enfant il jouait du violon et de la mandoline, il consigne dans son journal d’exil I Had
Nowhere to Go, l’achat de son bayan : « 22 février 49. J’ai acheté un boyan et je m’amuse avec
comme un fou. Leo, qui met en scène une pièce pour Tvirbutas (un ami d’enfance de
Stanislavski), veut que j’y joue une polka. Nous voici une fois de plus esclaves… » 90 Instrument
de musique à l’histoire intrinsèquement européenne, puisqu’on répertorie trois naissances quasi
simultanées en Allemagne, Angleterre et Italie au milieu du XVIII° siècle, l’accordéon est lié à
l’histoire du XX° siècle, à la diaspora des peuples qui l’emportent au gré de leurs errances, et
l’on en retrouve des manifestations dans le film sous les formes les plus variées, de la valse au
tango, en passant par les adaptations des chorals de Bach 91 dans Reel 6 (Paradise Regained).
Aux sonorités moins amples, moins nobles que celles de l’orgue pourtant, l’accordéon, et ses
variantes culturelles, incarne la famille des « petits instruments », des petites formations, des
lieux informels, la proximité musicien/auditeur, en bref une version séculière, populaire de la
musique (musique à danser, musique à boire) qui relève bien du paradigme mekasien de l’exil et
des petits contre les grands. Il représente ainsi une sorte d’objet transitionnel (au sens kleinien du
terme 92 ) pour l’exilé : un lien avec la terre natale hors de portée. Coincé pour ainsi dire entre son
statut fragmentaire d’objet et son statut subjectif en tant que prolongement et manifestation du
90 Jonas Mekas, Je n’avais nulle part où aller , traduit de l’anglais par J.L. Mengus, P.O.L. Éditeur, Paris, 2004
pour la traduction française, p.182.
91 Le virtuose russe Friedrich Lips, auteur d’un manuel intitulé The Art of Bayan Playing, a tenté ces dernières
décennies de sortir le bayan de son « ghetto ».
92 Comme l'objet transitionnel permet le cheminement de l'enfant de la mère à lui-même, du subjectif à l'objectif, le
bayan permet le cheminement du sujet exilé de sa terre natale vers sa terre d'exil, d'adoption.
411

sujet-Mekas dans le film, le signifiant ‘bayan’ finit par travailler pour son propre compte,
comme on peut en juger avec la gigue entamée par Mekas dans la séquence des haïkus (Reel
Five). Car en russe ‘boyan’ est à la fois un petit instrument, semblable à celui dont joue Mekas,
et également un narrateur russe, une sorte de figure mi-réelle mi féerique. Dans la séquence que
nous avons évoquée, Mekas danse dans la neige profonde, jouant du boyan et chantant comme
un boyan - le pur jeu du signifiant que nous avons démontré dans notre partie sur le langage.
Nous en trouvons une description fidèle dans un extrait d’un conte médiéval russe, l’Invité du
Prince Igor : « For Boyan was a wizard / When he wished to create a song / He would move in
all directions / Through the tree as a squirrel / As a grey wolf along the ground / As a dusky
eagle beneath the clouds / He remembered he said, the wars of the first times…. ». Musicalité du
texte, silence de la musique.
Prenons un autre type d’exemple de coïncidence visuelle/sonore : Sur une scène muette de
discussion animée au siège de l’Anthology Film Archives, des sons de conversation ont été
montés, mais l’on n’entend pas ce qui se dit, et le volume des voix, la virulence des timbres de la
bande sonore ne semblent pas s’accorder avec la petite taille de la pièce et la nature de la
discussion qui semble plutôt arrivée à un point mort. Est-ce le travail du souvenir qui vient
transcender la réalité, ou les voix du passé qui cherchent à se faire entendre ? Toujours est-il que
cette soudaine co-incidence vient bouleverser l’ordonnance des images et des sons basée sur un
système de trajet parallèle comme les rails d’un train qui ne se rencontrent jamais, interpellant
l’observateur attentif qui hésite entre trouble et amusement. On ajoutera que Mekas a souvent
recours à l’humour et parfois à l’absurde, au burlesque, pour exprimer la suspension provisoire
du sens, le sens des choses, de sa quête, de la vie, comme dans la fameuse séquence des haïkus
dans la Reel Five que nous venons de voir - Dominique Noguez note aussi cette dimension
humoristique non négligeable : « Où l’on aperçoit l’humour de Mekas. Qui consiste, comme tout
humour, et dans les moments les plus passionnés, les plus graves, à ne pas se prendre trop au
sérieux » 93 .
Sur le plan syntaxique, les sons ouvrent et ferment souvent le cortège de la musique, comme s’ils
fournissaient un seuil entre réalité extérieure et réalité intérieure, réalité en surface des images et
imaginaire de la musique. Ils sont une sorte de voie de passage vers un autre couloir du temps et
de la perception, de la métonymie vers la métaphore. Il en va ainsi des sons frontaux et saturés
de trains qui passent sur le gros plan d’enfants regardant candidement la caméra - disant la
93 Introduction de Dominique Noguez, in Jonas Mekas, Ciné-Journal, – un nouveau cinéma américain 1959-1971,
coll. « Classiques de l’avant-garde », Paris Expérimental, Paris, 1978, p.15.
412

jeunesse de l’Amérique et/ou ses origines communes avec l’Europe - dans Reel One, qui
reviennent à plusieurs reprises, par vagues, annonçant la musique européenne - Chopin, les
valses, les danses folkloriques, les chants sacrés…. Ici, le son est la matérialisation sonore,
concrète, du travail de déplacement puis de condensation effectué, et par le cinéaste et son film,
et par le spectateur. Et si l’image d’un train filant dans le paysage est, par convention classique,
une allégorie du voyage, du déplacement géographique, horizontal, le son d’un train qui passe
dans un bruit assourdissant, voire souterrain - donc vertical - se rapporte plus au voyage dans le
temps et au rappel de la mémoire qui insiste, qui fait écho dans le présent du film (le moment où
l’on visionne le film) ; c'est d’autant plus frappant que ces sons de trains surgissent sur des gros
plans de visages d’enfants, comme si ces derniers nous obligeaient à regarder l'Histoire en face.
Emploi métaphorique caractérisé ici, comme est métaphorique l’image du train arrêté dans
Reminiscences of a Journey to Lithuania (la première partie, en Amérique) où l’on voit, à la
fenêtre d’un wagon, Adolfas, le plus jeune des deux frères, engagé dans l’armée et (re)expédié
en Europe, alors qu’aucun train ne part de New York pour l’Europe. Dans Lost Lost Lost, ce son
de train qui hoquette, grince et gronde, c’est bien la trace imaginaire du traumatisme sonore
occidental hérité de la seconde guerre mondiale, qui emporta, dans un même bruit infernal les
personnes déportées, les populations déplacées et les exilés involontaires.
Les sons, seuils de la perception, lieux de passage donc entre la réalité lointaine, extérieure, et la
réalité présente, intérieure, employés comme un langage arbitraire et néanmoins signifiant sur les
images, appartiennent déjà plus à la musique, dans le sens où, rajoutés métaphoriquement à une
bande visuelle, ils circulent librement du film vers la conscience du spectateur. Ces bruitages de
trains et de machines sourdes, axés généralement sur les expérimentations synthétiques et la
distorsion des masses sonores, mais peut-être ici simples sons saturés (montés avec un
appareillage rudimentaire), ont en effet hanté ou rythmé les musiques contemporaines, musique
concrète, musique industrielle, ou encore venant accompagner les films de science-fiction - effets
de réel. On pense au travail de Steve Reich et de son Chronos Quartet dans Different Trains, qui
vise, avec plus de prétention que ne le fait Mekas, à la sédimentation des espaces-temps sur la
bande sonore – encore que la bande-sons de Walden, franchement psychédélique et
métaphorique, conçue autour de l'idée toute mekasienne d'Underground (annonce de l'arrivée
d'un nouveau cinéma, du retour du printemps, régression mentale, retour à un état primitif de
l'enfance), laisse à entendre un cortège de sons cauchemardesques, profonds, répétitifs et
envahissants, alliés à un travail de la couleur qui fait littéralement résonner le plan. Et là où dans
Lost Lost Lost, les sons annonçaient les extraits musicaux (déplacement dans le temps et
l’espace), dans Walden, tout devient simultané, interchangeable, prétexte à des collures plus
413

inventives encore, où l’élégie fait progressivement place à la célébration - et amène la
célébration qu'est Reminiscences...
Dans l’imaginaire slave d’Europe orientale qui imprègne indéniablement le travail musical de
Mekas, on peut effectuer un parallèle musical en mentionnant le travail conceptuel du
compositeur russe Eduard Artemiev qui apporte une qualité de son à la hauteur des visions
philosophiques du réalisateur Andreï Tarkovski, dans son film Stalker 94 notamment, où trois
protagonistes traversent un espace étrange nommé « la zone » qui est sensée s’accorder à leurs
désirs respectifs, et qui, ici, peut prendre la forme sublimée d’une Amérique à inventer, en tout
cas, d’une Amérique à recomposer par le cinéma, comme une chambre d’échos de l’Europe pas
si lointaine (encore).
En bref, les quelques sons rapportés ne prétendent ni à un statut diégétique - ce que l’histoire du
film démentirait sur le champ, et l’on crierait au simulacre - ni à un statut réaliste, c’est-à-dire
dont l’objet serait d’informer, de définir un lieu, une ambiance, d’être du côté d’une réalité
extérieure qui n’existe plus, et qu’il ne s’agit pas de re-créer. Et plus lourd encore que ne le sont
ces sons métaphoriques, lointaines rumeurs qui font brusquement irruption dans le flux auratique
des images comme un retour du refoulé - le Réel mis à distance par le tissage filmique - plus
lourd est le silence. Contrairement au choix de Brakhage de se situer avant la rupture que
constitue l'arrivée/l'apprentissage du langage verbal, ou au choix de Peter Hutton de ne pas
commenter ses films par souci (prétexte ?) de monosémie de l’image, les longues plages
silencieuses des fêtes, célébrations et défilés divers, suggèrent chez l’observateur une sorte de
préhistoire mekasienne, comme une lente et douloureuse anamnèse, une lente prise de parole,
que viennent raviver la musique et les sons rapportés. Le chœur des jeunes hommes (voir photo
Mekas 2 n°4) chantant un dimanche de l’été 52 restera à jamais muet - une réalité muette - leurs
voix se sont tues depuis longtemps, emportées par le vent de l’Histoire, mais couvertes pour la
postérité cinématographique par quelque partition de Chopin (La Grande Valse brillante, qui sera
reprise) mi-mélancolique mi-joyeuse, qui dit bien le travail idiosyncratique et réparateur de la
subjectivité mekasienne.
- La partition musicale : fonctions différentielles et manifestations
subjectives
D’une part, en tant que bande continue, la musique va venir lier des séquences hétérogènes ou
94 Stalker est réalisé en 1979. Notre évocation de ce film vise essentiellement à montrer la résurgence de certains
signifiants et symboles dans un contexte poétique slave. Les films de Robert Kramer, nous le verrons, sont eux aussi
traversés par les trains filant dans le paysage (américain, européen), les rails qui mènent nulle part et les sons
métalliques.
414

des séquences difficiles à identifier, au pouvoir référentiel faible - comment visuellement
distinguer formellement un immigré d’un autre immigré alors qu’ils partagent plus qu’un
quartier populaire, une même destinée ? La bande musicale va ainsi servir de signe de
reconnaissance, d’identification sonore poétique qui a pour principal avantage d’économiser des
commentaires factuels tels que « voici des immigrés d’Europe de l’Est » ou « là, nous sommes
dans une grande rue de Williamsburg où se côtoient des gens du monde entier » ou encore « ces
images montrent les coutumes de la communauté une telle ». Car, comme le souligne Roland
Barthes dans son ouvrage S/Z :
L’espace du texte (lisible) est en tout point comparable à une partition musicale
(classique). Le découpage du syntagme (dans son mouvement progressif) correspond au
découpage du flot sonore en mesures (l’un est à peine plus arbitraire que l’autre). Ce qui
éclate, ce qui fulgure, ce qui souligne et impressionne, ce sont les sèmes 95 , les citations
culturelles et les symboles, analogues, par leur point fort, la valeur de leur discontinu, aux
cuivres et aux percussions. 96
Elle n'empêchera pas l'inclusion ponctuelle de cartons, pas tant informatifs que prolongements
du travail autographique – les cartons provenant pour la plupart de la même machine à écrire 97 -
dont l'activité conjugue le sonore et le visuel. Le commentaire, ou plus exactement la parole
mekasienne, n’est pas chargée d’informer, de documenter les vagues d’immigration et
l’installation des communautés en Amérique, mais bien de dire le trajet personnel effectué, des
origines lituaniennes au présent américain.
Par cette première fonction, la musique est un vecteur de ciment communautaire en plus d’être
naturellement un vecteur d’évocation des origines - l’axe métonymique-métaphorique metzien :
une sonorité pour un lieu, une origine 98 - et devient par moments un agent de re-territorialisation.
La musique aurait donc bien maille à partir avec l’origine, l’origine du sujet percevant, l’origine
du sens. Dans leur ouvrage Composing for the Films, Theodor Adorno et Hans Eisler
s’intéressent à l’écoute musicale et suggèrent que l’activité d’écoute est plus archaïque que ne
l’est l’activité visuelle :
Listening as compared to seeing is « archaic » ; it has not kept pace with technological
progress. One might say that to react with the ear which is fundamentally a passive organ
95 Trait sémantique constituant l’unité minimale de signification.
96 Roland Barthes, S/Z , Les Éditions du Seuil, Paris, 1970, pp.35-36.
97 Le caractère artisanal, « amateur » (au sens d'aimer et de désintéressé) de la fabrique filmique mekasienne, fait
que les cartons ont semble-t-il été conçus avec « les moyens du bord ». La longue phase de montage explique
que les outils aient pu varié, car on ne constate aucun déplacement significatif dans le changement de machine à
écrire.
98 Christian Metz, Le Signifiant imaginaire, Christian Bourgeois Éditeur, Paris, 1984-2002, pp.239-247. Christian
Metz montre que la métaphore au cinéma repose toujours plus ou moins sur une métonymie : « On baptise souvent
de ‘métaphore’ toute opération symbolique, alors que le symbolique est à l’entrecroisement de la métaphore et de la
métonymie, dans leur oscillation » (opus cité p.240). De plus, en termes cliniques, le rapport de la musique à
l’origine des peuples relève plus du déplacement, donc d’abord de la métonymie.
415

in contrast to the swift actively selective eye, is in a sense not in keeping with the present
advanced industrial age and its cultural anthropology 99 .
Leur argumentation vise à montrer que la musique apporte une dimension collective, pré-
capitaliste, « a vague evocation of togetherness » 100 qui s’applique assez bien aux musiques
populaires qui flottent au-dessus de Reel One et Reel Two :
For this reason acoustical perception preserves comparably more traits of long bygone
pre-individualistic collectivities than optical perception […] This direct relationship to a
collectivity, intrinsic in the phenomenon itself, is probably connected with the sensations
of spatial depth, inclusiveness and absorption of individuality which are common to all
music 101 .
Adorno et Eisler poursuivent ensuite en montrant que ce phénomène cohésif que représente un
segment musical dans un film, peut bien évidemment mener à un discours idéologique
subliminal, en appuyant leurs dires sur des propos de Goethe. Nos démonstrations divergent
puisque, comme nous le verrons plus précisément en analysant l’orchestration des segments
musicaux au fil des bobines, la démarche individuelle de Mekas, profondément ancrée dans sa
subjectivité, ne peut que se démarquer de toute dérive idéologique et/ou récupération politique.
Cette fonction quasi syncrétique de la musique n’a pour seuls objets que de signaler le
déplacement des populations et l’appartenance de la musique à la vie des hommes, et le désir de
l’exilé de s’identifier à un groupe, même substitutif.
Reel One : la petite musique de l'exil
Dans Reel One, la bobine une, le travail de mémoire s’appuie effectivement sur la mémoire
collective, et donne un effet de communauté, d’histoire d’un peuple, grâce notamment à l’accent
mis sur les coutumes, les jours de fête, dimanches, baptêmes, mariages et enterrements. Les
premiers segments musicaux interviennent sur des séquences urbaines : les images des quartiers
populaires de Brooklyn, et en particulier le quartier de Williamsburg 102 . Ce dernier est un quartier
célèbre pour le nombre important d’auteurs et d’artistes venus s’installer dans ce quartier calme,
à l’écart de la palpitation de Manhattan, et plutôt élégant à la fin du XIX° siècle, bien qu’abritant
déjà des populations mixtes – Hermann Melville, Walt Whitman, Henry Miller et aujourd’hui
Paul Auster 103 ou Philip Roth entre autres y ont élu domicile. Avec les vagues d’immigration de
99 Theodor Adorno & Hanns Eisler, Composing for the Films, London & Atlantic Highlands : The Athlone Press,
1994 pour l'édition augmentée, p.20.
100 Ibidem, p.22.
101 Ibidem, p.21.
102 Vers 1850 environ, Williamsburg est un quartier périphérique qui accueille une forte majorité d’immigrés,
d’abord d’origine européenne jusqu’à la seconde guerre mondiale (avec une majorité de Juifs hassidiques, de
Polonais, d’Italiens et de Russes), puis d’origine majoritairement latino-américaine depuis.
103Dans le film qu'il réalise avec Wayne Wang, Smoke, 1995, Paul Auster met en scène l'entrée de son film dans
l'imaginaire littéraire américain, par le lent déplacement d'un train quittant Manhattan pour Brooklyn, qui est et
sera notre point de vue.
416

la première partie du XX° siècle, Williamsburgh s’est transformé en un quartier mixte,
accueillant à la fois Juifs Hassidiques 104 , Italiens, Allemands et autres réfugiés d’Europe centrale
et de l’Est, Polonais et Russes. L’aspect exogène de la musique populaire européenne va servir ce
travail musical de ciment communautaire et d’appartenance à un lieu. Et en effet, les premières
notes de musique proviennent de musiques traditionnelles et populaires : d’abord, sur les groupes
de vieux Lithuaniens et de Polonais, on entend les accents d’une valse musette parisienne des
années trente ou quarante, dénotant le caractère « grande ville cosmopolite », « centre du
monde ». L’accordéon, instrument à l’histoire européenne nous l’avons vu, s’associe assez
naturellement à la peinture des quartiers populaires bigarrés et à la gaieté des foules. Au fil des
vues de rues et de leurs habitants, où l’on distingue à la fois plusieurs communautés, d’origines
européennes variées et métissées, tous les âges de la vie étant représentés, des enfants aux
vieillards, la valse se transforme imperceptiblement, avec l’arrivée de l’orchestre (petite section
rythmique et reprise de l’air à la clarinette) en une valse aux accents Klezmers 105 ou Hassidiques.
Ainsi, en glissant d’une rue à l’autre, d’une communauté à l’autre, la valse s’est
imperceptiblement transformée, colorée de nouveaux accords, créant une sorte de glissement
sémantique adroit par le biais de la musique qui économise un discours nécessairement
idéologique, et au contraire, associe la créativité musicale d’une mélodie infinie en subtilités et
accords à la diversité des populations et de leurs coutumes.
On remarque également un autre procédé qui vise aussi à sa façon à exiler, ostraciser encore plus
le déraciné. Lors de plusieurs fêtes estivales montées à la suite, les scènes extérieures de
bombance et de réjouissances variées sont accompagnées par une valse assez peu caractéristique,
sans doute américaine en raison de la présence d’un banjo – encore que le banjo serait arrivé
avec les premiers esclaves d'Afrique, il est devenu un marqueur musical essentiellement
américain. Les flûtes apportent une dimension légèrement ironique en raison de leur affinité avec
les voix humaines stridentes, bavardes, qui se perdent dans le frou-frou des robes d’été, les
pleurs des enfants et les tonneaux de vin qui coulent, silencieux. Tandis qu’à l’intérieur de la
demeure (la Maison Lape, un lieu de rencontre pour les communautés d’Europe de l’Est), une
autre valse de Chopin, moins enjouée que la Valse Brillante, plus mélancolique, accompagne les
104 Le Hassidisme est un mouvement populaire de renouveau religieux du judaïsme, fondé en Ukraine et en
Pologne au XVIII° siècle. Délaissant la tradition intellectuelle talmudique pour renouer avec une mystique joyeuse
où la danse et la fête jouent un rôle clé, ainsi que le contact avec la nature, le Hassidisme connaît une expansion
rapide au XIX° siècle dans le judaïsme d’Europe de l’Est, notamment en Russie et en Roumanie. Ceux-ci ont
ensuite massivement immigré en Israël et aux Etats-Unis.
105 Le Klezmer est une tradition musicale des Juifs Ashkénazes qui s’est développée au XV°siècle en Europe
centrale et Europe de l’Est ; elle a opéré une sorte de syncrétisme musical de la musique hébraïque et des influences
locales, slaves ou tziganes. De la même façon, si le Yiddish est la langue de prédilection de la chanson klezmer, les
autres langues locales ont été utilisées. La musique klezmer est aujourd’hui très présente dans les compositions new
yorkaises (Jon Zorn en particulier), ainsi que dans la musique des films alternatifs.
417

convives attablés – « Inside there was music…. » se souvient Mekas, un Mekas qui était de toute
évidence exclu. La légèreté décontractée des scènes champêtres contraste avec la pesanteur des
intérieurs, exacerbée par la posture guindée des Lituaniens et des Russes endimanchés, de même
que par l’effet de répétition de visages typés de l’un et de l’autre groupe, l’alternance
extérieur/intérieur et la prise de vue frontale est proche à l’extérieur et plus distanciée à
l’intérieur -annonçant déjà le futur exil au sein même de sa communauté, et son départ pour
Manhattan. À chaque retour dans la Maison Lape, les sentiments et les conversations semblent
plus graves – et Mekas murmure encore entre deux valses : « These are some images and some
sounds recorded by someone in exile ». Les notes de Chopin viennent s’égrener comme le ferait
une litanie de noms d’exilés, une galerie de visages d’exilés : « I see you, I see your faces, each
one is separate in the crowd ».
Ces protocoles musicaux nous montrent que dans le même mouvement, la musique s’avère être
indéniablement un vecteur communautaire, mais aussi un agent de cristallisation de l’étranger,
du différent, de ce qui n’est pas américain et par voie de conséquence de ce qui n’est pas russe,
de ce qui n’est pas juif etc – tout au long de Reel Two, Mekas exprime sa « desperation of the
small countries », opposant les petites nations aux grandes nations impérialistes - les poètes aux
politiciens. C’est même pour Mekas un véritable agent d’exclusion : lui le DP qui observe ces
phénomènes collectifs, est doublement exilé, dans sa vie d’homme et dans sa pratique de
cinéaste, de l’autre côté de la caméra, dans l’altérité, même s’il a choisi cet exil-là. Paradoxe de
cette fonction musicale - continue et discontinue, unifiante et séparante - qui rejoint le paradoxe
du son mis à jour par Michel Chion dans La Toile trouée 106 :
Mais en même temps que le son est placé du côté de l’originel, du continu, du sanslimites,
il est évident qu’il est le premier support du langage humain, c’est-à-dire de ce
qui nous fait hommes, de ce qui nous donne la forme à la réalité, de ce qui nous permet
d’agir sur les choses et de structurer notre vie.
Toujours dans Reel One, avec l’arrivée de l’hiver, le souvenir de Mekas se fait plus poignant à
l’évocation des paysages sous la neige : «Mais où sont les congères lituaniennes, le gel à pierre
fendre, les tempêtes de neige qui s’abattent sur les champs à perte de vue ? » 107 . Se substituant
au souffle sourd quasi werthérien de la voix mékasienne, c’est alors le chant du Kol Nidre qui
vient faire entendre sa plainte aux intonations très orientales, très diasporiques – plainte qui n’est
plus celle d’un peuple, d’une communauté d’exilés, mais une souffrance qui se fait d’emblée
personnelle, en raison des intonations profondes, comme si elles venaient de loin, du plus
profond de l’âme. Chanté sur un ton vibrant, le Kol Nidre est un chant hébreux qui inaugure
106 Michel Chion, La Toile trouée (coll. « Essais » des Cahiers du Cinéma, Éditions de l’Étoile, Paris, 1988), p.136.
107 Jonas Mekas, Je n’avais nulle part où aller , traduit de l’anglais par J.L.Mengus, P.O.L. Éditeur, Paris, 2004
pour la traduction française, p.141.
418

habituellement le culte, mais n’est pas à proprement parler un chant religieux, une prière. Et
d’ailleurs, l’orgue qui accompagne la plainte n’est pas liturgique. Ce chant sécularisé symbolise
l’engagement verbal du sujet (dans la Torah comme dans le film où il est intégré), et est
synonyme de sincérité profonde de la parole 108 . Dans le contexte du film de Mekas, ce chant du
Kol Nidre vient couvrir – re-couvrir à l’image même du manteau neigeux qui vient uniformiser
les lieux et les temps – les notes discordantes des communautés aux destinées contrariées et du
tintamarre de l’histoire. Dans un mouvement partant du profond de l’être vers l’extérieur, comme
une libération de la parole, le chant du Kol Nidre exorcise les souffrances non verbalisées et, en
montant dans le champ libre du film comme une seule et même voix qu’aucune autre piste
sonore ou verbale ne vient alors rompre, ce véhicule de la subjectivité mekasienne, dit aussi la
souffrance de tous les exilés de la terre. Le syntagme musical vient ici suppléer la fragmentation
des images et des histoires qui traversent, même furtivement, le plan mékasien. Circulant au-
dessus du film, la musique vient glisser de séquence en séquence, instaurant un travail
métaphorique où viennent se télescoper toutes les aliénations humaines, de l’exil à la solitude de
l’homme de la grande ville, à la misère amoureuse et sexuelle. Ce plaquage du chant du Kol
Nidre sur ces séquences de « this long winter » fait curieusement écho à la formule de William
Burroughs (dans The Naked Lunch) qui dit que finalement, avant tout, c’est l’histoire du froid, le
froid intérieur, et le chaud.
Reel One s’achève sur le montage significatif d’un baptême et d’un enterrement, puis d’une
messe catholique et d’un match de soccer (deux référents européens) que viennent boucler des
danses folkloriques d’Europe centrale. On s’arrêtera principalement sur la première séquence
baptême/enterrement qui nous fournit un bel exemple de travail musical, qu’il convient, malgré
le statut préexistant des sources employées, d’en attribuer la paternité à Mekas. La scène de
baptême est annoncée puis accompagnée par la note obsédée d’un instrument à cordes frottées
proche de la cithare – il s’agit en fait d’un instrument lituanien, le kankle, proche d’un autre
instrument à cordes d’Europe de l’Est, le zither, qui accompagne généralement en solo les
chanteurs. Cette note ténue, au caractère intemporel, car non localisable, anti-folklorique,
instaure à l’instant une impression de nostalgie persistante tout à fait étrange pour un tel
événement. Soutenue par quelques notes en mineur, la monodie se transforme progressivement
en berceuse, et, sans s’interrompre, la ligne mélodique s’enrichit d’une voix lyrique (un baryton
léger) qui entame un chant d’adieu (un Lied de Schubert intitulé Abschied – Adieu), alors que la
chapelle a cédé la place à un cimetière où un homme creuse une tombe - il s’agit du frère de
Jonas Mekas, Adolfas, qui vient de trouver un nouvel emploi - et que le cortège s’avance vers
108 Ce chant est également chanté à la veille du Yom Kippour.
419

elle. Ce qui est remarquable dans ce travail musical minimaliste, c’est que si l’on tend bien
l’oreille, on remarque que l’égrenage des notes de la berceuse s’est approfondi, amplifié mais
sans se modifier. De la légèreté des premiers jours de la vie à la profondeur de la mort, une
même ligne mélodique en tonalité mineure a accompagné le trajet de la vie de l’exilé. Histoire
d’une vie ordinaire qui retourne à la terre, histoire d’une génération qui s’enracine dans la terre
d’accueil. La terre d’exil devenue terre d’accueil devient la terre du repos éternel, renvoyant aux
mythes slaves de l’éternel retour – ce que suggère le Lied schubertien « Adieu ».
Reel Two:
Didactique, politique et ironie
La seconde bobine 109 débute sur la supplique de Mekas « Oh sing, Ulysses, sing the desperation
of the small countries… » qui revient sur l’immobilité concertée des Lituaniens exilés, évoquant
une querelle des anciens et des nouveaux leaders :
I begin to feel that if anything can be done for Lithuania it can be done only by the people
who live there, that the only way I can be useful to Lithuania is by building myself back
from scratch, from the beginning, and then giving myself back to it, back to Lithuania, for
whatever I am.
Le propos de la Reel Two se pose ensuite, enchâssant dans les segments très politiques
d’ouverture et de fermeture de la bobine, une longue séquence documentaire d’enfants à l’école
primaire, toujours dans le quartier de Williamsburg. Cette séquence est accompagnée dans la
totalité de son déroulement par un long segment continu tiré d’un opéra de Brecht et de Kurt
Weil (tous deux furent exilés aux Etats-Unis) : un opéra de 1930 intitulé Der Jasager, der
Neinsager 110 (« Celui qui dit oui, celui qui dit non »). Ou bien est-ce le contraire, est-ce les
images d’enfants à l’école, garçons, filles, enfants bruns, blonds…, de l’instituteur, des parents
sur le trottoir, des enfants jouant dans la rue… bien que pré-existantes à la bande sonore, qui
offrent un écrin improvisé et inattendu à la didactique brechtienne, comme un contre-point
musical….. et discursif. L’opéra instaure un dialogue entre maître et élève. Le maître, interprété
par un baryton basse dont la voix ample et profonde résonne dans le plan, pose une question à
l’élève qui répond d’abord « Ich weiss nicht ». Le chœur et l’orchestre reprennent en canon la
109Nous souhaitons garder le terme de « bobine » pour « reel », terme récurrent dans le langage de Mekas, d'autant
que cette façon de diviser le « diary film » renvoie directement aux ponctuations du journal en chapitres, en
années etc...
110 Le livret est inspiré d’un conte japonais du XV° siècle La Chute dans la vallée. Voici encore un exemple du
travail poétique de Mekas, de son inspiration orientale, et de son recours au mythe et à l’allégorie grâce auxquels
toutes les figures tutélaires et de substitution se rejoignent dans une même quête. Le conte japonais relate le voyage
d’un enfant au-delà la montagne pour trouver un médicament et sauver ainsi sa mère. Or, accompagné par son
instituteur et trois étudiants, l’enfant ne réussit pas à franchir le piton rocheux qui mène à l’autre vallée. La coutume
veut que l’on précipite dans le vide celui qui ne peut franchir l’arête car il empêche le groupe d’avancer. On lui
demande son accord et jusqu’à présent, la victime a toujours dit oui. Brecht en écrit une version politique dans
l’effervescence de la République de Weimar et de l’ascension d’Hitler, en montrant surtout la possibilité de dire non,
appuyé dans sa démarche d’écrivain par un Kurt Weil pour qui l’opéra moderne doit être cette forme ouverte à la
discussion, ce qui n’est finalement que la forme originelle de l’opéra, ce forum si cher aux Grecs de l’Antiquité.
420

éponse de l’enfant, et le maître répète sa question dans une amplification lyrique qui fait
littéralement vibrer le plan. On entend alors l’enfant bafouiller et répondre « Ja ». Le chœur et
l’orchestre cette fois-ci à l’unisson reprennent et amplifient la réponse de l’enfant « Er hat ya
gesagt », qui se répercute en échos sur les images des rues adjacentes où d'autres enfants jouent.
L’enchâssement dans la bobine (le discours dans le discours) ainsi que la valeur signifiante faible
des images montées arbitrairement semble-t-il, confèrent à l’extrait opératique un traitement
ironique, en apportant une version politique inédite à la fameuse théorie brechtienne de la
distanciation.
On ajoutera que la pratique de l’ironie s’est beaucoup développée et modifiée au cours du XX°
siècle et au fil des œuvres qui ont repoussé toujours plus loin les limites de la littérature et du
cinéma, et ne correspond plus à la définition sans appel de Nietzsche : « Irony had been spread
over the whole world of thought and imagination as a clever bulwark erected against the
truth » 111 . Dans le cadre de la musique comme énoncé de l’histoire, on préfèrera la définition plus
récente qu’en donne Hayden White 112 , qui place l’ironie comme trope principale, avant même la
métaphore et la métonymie, mise à la disposition de l’historiographe contemporain : « The very
notion of modern history is essentially ironic : for the historian must read the past as if there
were some meaning of the past not apparent to the past itself » . Que nous dit aujourd’hui Brecht
qu’il ne disait pas en 1930 ? Que nous apporte réellement le recul de l’histoire ? Que sait Mekas
qu'il ne savait pas en entamant son journal filmé, en 1949 ? Nous ne développons guère plus ici
la notion d’ironie qui a partie liée avec le sujet et donc est un champ important de notre
recherche qu’il conviendra d’explorer plus tard, notamment en analysant l’œuvre
cinématographique d’Émile de Antonio et de Michael Moore pour lesquels elle constitue un des
tropes les plus viables aujourd’hui. D’ailleurs, contrairement à ces derniers, nous entendons ici la
notion d’ironie dans une optique moins directement post-moderne, cette dernière se caractérisant
par un déplacement de la sphère d’influence de l’auteur et de son œuvre vers la sphère de
l’interprète, c’est-à-dire du spectateur qui se trouve alors invité à prendre la place du réalisateur –
le réel étant toujours du côté du spectateur – et de l’analyste. Sur ce versant là du dispositif, la
question serait : Quelle lecture sommes-nous aujourd’hui en droit de faire de l’opéra brechtien, et
de son emploi dans un film documentaire ? Or, l’ironie que nous avons décelée dans le montage
de l’opéra de Brecht sur les images d’enfants à l’école, n’est ni clairement située du côté de
l’auteur/cinéaste, ni franchement du côté du spectateur - spectateur qui est placé dans ce cas
précis dans la position du néophyte chère à Adorno, ou celle de l’élève pour Brecht - mais bel et
111 Hayden White, Metahistory – The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore & London :
The John Hopkins University Press, 1973, pp. 71.
112 Ibidem, p.335.
421

ien dans l’interstice entre les images et les sons. Dans son ouvrage théorique intitulé Irony,
Claire Colebrook compare assez habilement l’ironie à la subjectivité, comme processus
dynamique - « The peculiar immaterial or transcendantal process through which things,
persons, or a world are synthesised » - et le garant d’une certaine authenticité : « Only ironic
writing, a writing that does not pretend to be the full and transparent representation of ‘thinking
man’, can lay claim to any rigour or authenticity » 113
Dans le ballet particulier/général qui caractérise le montage mekasien, et dans le contexte très
engagé politiquement de cette seconde bobine - « Le méchant ? le méchant, c’est le
XX°siècle » 114 - la figure de l’enfant se dédouble, sans se faire polysémique puisqu’au final on
revient toujours à l’unique origine du sens : d’une part l’enfant est la particule élémentaire d’une
société, d’une nation, et par métonymie la figure des petits pays sans voix dans le concert de la
Société des Nations, la représentation d’une Lituanie soumise à la volonté des puissants :
« Parce qu’ils sont en train de tuer mon pays, de le rayer de la carte, des hommes aux mains
souillées de sang… 115 » D’autre part, l’enfant, comme dans le travail du rêve où il est toujours
l’image du rêveur, c’est la métaphore du sujet-Mekas, de son trajet et de son évolution, à l’image
de Wilhem Meister, le Bildungsroman de Gœthe (son livre de chevet), ou à l'image de la voix
over dans le film de Su Friedrich, Sink or Swim, que nous avons analysé au Chapitre III ; c’est
l’affirmation menacée et néanmoins vitale d’une subjectivité qui trouve sa voie/voix dans
l’écriture filmique : « Des projets ? Nous œuvrons sur nous-mêmes... » 116 Mekas est celui qui dit
non à l’immobilisme et à l’hypocrisie des siens, il est celui qui dit oui à la route qui se devine
devant lui, même si « la réalité mesurable s’arrête au bout de votre doigt ; au-delà, c’est
l’abîme » 117 . Après que l’enfant a dit « Ja » et qu’il est intégré au chœur, Reel Two se déplie dans
une succession rapide de segments montés cut aux connotations également ironiques : une
musique à danser avec une cornemuse désaccordée (justesse typiquement orientale), étrange et
moqueuse sur un mariage assez conformiste ; un madrigal (probablement de Purcell) sur les
images d’un bonheur tranquille, bucolique – images quasi lynchéennes dans leur décalage avec
la tonalité générale de la bande visuelle ; un tango minimaliste et désincarné sur une scène de
pique-nique, un air jazz lointain, très édulcoré plus proche de la variété (« Kiss of Fire » 118 ) sur
113 Claire Colebrook, Irony (London & New York : Routledge, 2004), pp.74-75.
114 Jonas Mekas,, Je n’avais nulle part où aller , traduit de l’anglais par J.L.Mengus, P.O.L. Éditeur, Paris, 2004
pour la traduction française, p.139.
115 Ibidem, p.141.
116 Ibidem, p.332.
117 Ibidem, p.156.
118 Paroles chantées par Georgia Gibbs qu’il faut prendre au pied de la lettre, comme la formulation d’un exil
calqué sur le désespoir amoureux, et qui annonce le départ de Mekas de Williamsburg : « Just like a torch, you set
the soul within me burning / I must go on along this road of no returning / And though it burns me and it turns me
into ashes / My whole world crashes without your kiss of fire. »
422

les images d’un leader noir lors d’un meeting du 1 er janvier. Comme pour la bobine précédente,
Reel Two s’achève par l’évocation de la Lituanie - un chant d’exil lent et particulièrement
mélancolique, avec deux voix de femmes alto/soprano entremêlées, lointaine(s) voix
maternelle(s) et inaccessible(s) - sur des images d’amis lituaniens déambulant dans les rues de
Brooklyn : « This was our last time together. I felt I was falling to one thousand pieces. Next day,
I left Brooklyn and moved to Manhattan »
Reel
Three
et Reel Four : entre nostalgie et renaissance, retenir et laisser filer, musique
romantique et musique concrète – pour un mouvement de dé-territorialisation
À partir de Reel Three, la musique va être utilisée de façon plus traditionnelle pourrait-on dire,
par l’emploi obstiné d’un thème et de ses variations identifiables et infinies : D’une part, une
monodie minimaliste et désincarnée - une seule note par une jonction d’instruments qui donne un
caractère étrange, une seule hauteur – composée par Lucia Dlugoszewski, chorégraphe et
compositrice américaine, émule de l’école concrète américaine (Cage, Reich, Fripp) 119 . Cette
« mire » sonore particulièrement austère quasi impossible à référer, à géographier, va totalement
s’opposer au thème central de Reel Three et de Reel Four, un segment instrumental tiré d’un
Prélude de Wagner, Parsifal , grand référent romantico-épique, en créant des zones de tensions et
de questionnements à tous les stades du dispositif filmique : la bande visuelle, le travail de
remémoration, l’espace et le temps, et en opposant, nous y reviendrons, ce que Gilles Deleuze
appelle un temps (partiellement) non pulsé au temps pulsé.
Ce thème principal, ce fil d’Ariane, c’est le leitmotiv 120 dont nous donnons la définition du Grand
Robert de la langue française, et dont l’acception musicale vient en premier : « Mot allemand
signifiant ‘motif dominant’ ou ‘principal’ ; le leitmotiv est un motif caractéristique, ayant une
signification dramatique extra-musicale, et revenant à plusieurs reprises dans la partition ».
Depuis les expériences musicales hors normes de Richard Wagner, on parle quasi toujours de
« leitmotiv wagnérien » :
The idea of the leitmotif has been popular since the days of Wagner. His popularity was
largely connected with his use of leitmotifs. They function as trademarks, so to speak, by
which persons, emotions and symbols can instantly be identified [….] They were
drummed into the listener’s ear by persistent repetition, often with scarcely any
119 Lucia Dlugoszewski (1931 Detroit - 2000 New York). Elle composa un temps avec Edgar Varese, puis se
consacra à la création et à la composition pour de nouveaux instruments, notamment un instrument à percussion
avec un timbre piano (1953), proche dans le concept du piano préparé de Cage. On lui commanda une symphonie
pour le New York Philarmonique.
120 Définition vulgarisatrice (Le Larousse) : « Motif artistique ou littéraire récurrent, servant à annoncer un thème
ou à signaler une répétition formelle (retour d’un mouvement, d’un énoncé, voire d’une assonance) ».
423

variation 121 .
Le leitmotiv est une fonction classique de la musique, mais également de la musique de film, car
comme nous le rappelle Jacques Bourgeois dans un des premiers numéros des Cahiers du
Cinéma : « Ce n’est pas le théâtre mais bien le cinéma qui a recueilli l’héritage esthétique de
Wagner » 122 . Il est cependant souvent décrié par les philosophes comme les critiques. Dans sa
critique du Romantisme, Nietzsche le qualifie de « a drug of the worst sort » 123 et Adorno écrit :
« the leitmotif whose ‘classical’ function had been reduced to the level of a musical lacquey, who
announces his master with an important air even though the eminent passage is clearly
recognizable to everyone 124 ».
Dans Lost Lost Lost, ce sont les fragments des trois Préludes de Parsifal 125 , successivement La
Cène, le Graal, la Foi, qui vont servir de leitmotive à la quête du sujet-Mekas, à la traversée de
« this long winter » que furent les années d’isolement de l’après-guerre, l’investissement
progressif dans le cinéma et la période d’activisme cinématographique. Ici, le leitmotiv est
principalement chargé de rappeler la quête sans fin de l’exilé, sa raison de vivre. Mais il est
aussi, dans une moindre mesure, chargé de dé-réaliser l’expérience documentaire, en extraire
l’ambition analogique et généralisante, et revenir aux sources du sens, au mythe : la quête de
l’homme qui se confond avec celle de l’exilé – tous les choix musicaux de Mekas sont motivés
par cela, nous en avons vu plusieurs exemples déjà. Aussi, il semble clair que l’emploi d’un
leitmotiv wagnérien ne relève en aucun cas d’une démarche de facilité, que ce soit dans le choix
du leitmotiv même ou dans la perspective de sa réception, car Mekas ne fait aucune concession :
il cite la musique qu’il aime, qui fait partie de lui :
Comme pour la musique lituanienne qui sous-tend Reminiscences..., il y a certaines notes
là-dedans qui me parlent […] Aussi cette musique représente quelque chose pour moi,
m’est très intime, et c’est pourquoi je l’ai utilisée. J’ai pensé qu’elle m’aiderait à faire
tenir tous les morceaux disparates ensemble. 126
Ce choix est d’autant peu comparable au leitmotiv par convention que le cinéma de Mekas se
situe aux antipodes des pratiques hollywoodiennes, dans un champ documentaire poétique et
personnel aux ressources inépuisables - Dominique Noguez parle aussi pour l’œuvre de Mekas
121 Ibidem, p.4.
122 Gérard Blanchard, « Leitmotiv et images de mémoire », in Images de la musique de cinéma,
coll. « Médiathèque », Éditions Édilig, 1984, p.215.
123 Friedrich Nietzsche, The Birth of Tragedy, repris par Hayden White in, Metahistory – the Historical
Imagination in Nineteeth-Century Europe (Baltimore & London : The Johns Hopkins University Press, 1975),
p.333.
124 Theodor Adorno & Hanns Eisler, Composing for the Films, London & Atlantic Highlands : The Athlone Press,
1947-1994 édition augmentée, p.xxxiv.
125 Opéra central de la tétralogie wagnérienne, 1882.
126 Jonas Mekas & Hopi Lebel, « Entretien », in Danièle Hibon & Françoise Bonnefoy (sous la direction de), Jonas
Mekas, Éditions du Jeu de Paume & Réunion des musées nationaux, Paris, 1992, p.53.
424

de cinéma Underground, ce qui est une assez bonne formule, quand on songe au travail
souterrain de la musique, à son enracinement qui s’apparente à l’image des arbres que Mekas
filme inlassablement, et quand on songe par ailleurs au premier métier de Mekas jeune homme :
laboureur et poète, une même activité pour le Lituanien. On ne saurait cependant pas nier le
travail sur l’identification que propose le leitmotiv, encore que l’identification ne soit pas
primaire, comme si chaque retour du leitmotiv était motivé par l’apparition dans le plan ou tout
autre intervention manifeste de Mekas, un Mekas monolithique et envahissant - ce qui irait
totalement à l’encontre du dispositif complexe, gigogne de Mekas, que nous avons défini comme
un stratification de divers niveaux de conscience. Et puis, la raréfaction des signifiants, l’absence
d’objets notamment - on est indéniablement du côté de l’être, du sujet, l'épure étant authentique
et non pas mise en scène comme celle d'Ozu - comme celle des signifiants sonores qui auraient
pu brouiller le message. Ce qu'illustre un autre « puriste », Robert Bresson : « Si l’œil est
entièrement conquis, ne rien ou presque rien donner à l’oreille, et à l’inverse, si l’oreille est
conquise ne rien donner à l’œil. On ne peut être à la fois tout œil et tout oreille » 127 . De même, la
vacuité de certains espaces (terrains vagues, collines, paysage sous la neige, ciels) participent
d’un cinéma si peu narratif que le leitmotiv wagnérien, avec sa charge symbolique et dramatique
vient naturellement contrebalancer cette représentation visuelle contemplative qui patine parfois
sur l’axe du syntagme, en apportant une sorte de métaphysique de l'inquiétude (voir photo Mekas
2 n°8). Sans fournir de récit particulier, les nappes infinies qui caractérisent le Prélude wagnérien
facilitent le déroulement de ces séquences brèves, et donnent au spectateur - à commencer par
Mekas, premier spectateur de ses images - l’impression d’être le témoin d’une scène dans sa
progression, alors que la sélection des plans n’a rien de continue, ni n’atteste d’une quelconque
chronologie historique, en apportant aux événements une idée de durée, de persistance, de
résistance. Sur le plan stylistique, le leitmotiv wagnérien est en effet caractérisé par de très longs
intervalles qui accompagnent souvent les scènes d’ouverture dans le cinéma américain 128
connotant les grands espaces aussi bien que les aspirations nobles. Sur le plan formel, cette
partition, cette mélodie « sans fin » ainsi qu’Adorno 129 qualifie l’ouverture de Parsifal , apporte
un continuum salutaire et harmonieux aux séquences brèves et hétérogènes. L’arrivée du
leitmotiv avec grand orchestre sur le plan d’étudiants regroupés sur les marches monumentales
de l’Université de Columbia, vient s’imposer comme une sorte d’hymne solennel,
paradoxalement « révolutionnaire » - on connaît la « récupération » idéologique de l’œuvre
wagnérienne par le régime nazi, ou encore les allusions heideggeriennes qui tendent à
127 Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Éditions Folio-Gallimard, Paris, 1975-1988, p.62.
128 Tous les documentaires de « propagande » du New Deal, commencent par ce type de grand intervalle,
surplombant une nature vierge et majestueuse, avant de descendre dans la vallée : The Plow That Broke the Plain et
The River de Pare Lorentz, sur une musique de Virgil Thomson ; The Power & The Land de Joris Ivens, sur une
musique de Douglas Moore ; The Land, de Robert Flaherty, sur une musique de Floyd Crosby…..
129 T.W. Adorno et H. Eisler, La Musique au cinéma, Paris, Editions de l’Arche, 1997, p.124.
425

« ghettoiser » les aspirations métaphysiques de Wagner.
Rappelons que Wagner ancre sa composition musicale dans les récits mythologiques, en
effectuant une synthèse toute personnelle des mythes celtes. Il convient de s'arrêter encore
quelques instants sur Parsifal , œuvre qui appartient plus largement encore au mythe du Graal, et
dont les récits innombrables ont donné lieu à des hypothèses philosophiques, religieuses,
historiques, musicologiques ou encore psychologiques des plus variées. Rappelons que Wagner
ancre quant à lui sa composition musicale dans les récits mythologiques en effectuant une
synthèse toute personnelle des mythes celtes tels qu’ils furent d’abord relatés par un poète
français, Chrétien de Troyes, aux alentours de 1180. Le premier acte commence par ces paroles :
«Tu vois mon fils, ici l’espace et le temps se confondent » 130 . Cette ouverture, qui nous donne une
définition assez intéressante du mythe, s’applique parfaitement à la problématique mekasienne
du déraciné qui tente par le cinéma de replier l’espace, et donc le temps – c’est la démarche,
finalement illusoire, entreprise dans Reel One et Reel Two. Nous n’entrerons pas dans les détails
d’une analyse comparative, et nous nous contenterons simplement de mettre à jour quelques
signifiants communs aux deux récits qui sont particulièrement déterminants dans la destiné du
sujet-Mekas : sur le plan imaginaire et symbolique, l’univers nordique, le monde de la forêt,
l’hiver, le froid, le cycle des saisons, la notion de fertilité et de régénérescence 131 ; sur le plan
narratif, nous mettrons l’accent sur l’abandon de la mère et la culpabilité qui s’en suit, la
traversée des lieux et l’incompréhension du héros frappé de malédiction, et qui doit seul tracer sa
route ; et sur le plan psychologique, la solitude, le goût de l’ascétisme, entre autres. Les récits
diffèrent sur le christianisme wagnérien qui s’oppose au panthéisme mekasien, ce qui nous fait
dire que Mekas choisit Parsifal non pas simplement pour son illustration musicale, mais pour des
raisons plus profondes, plus métaphysiques, ancrées autour de la question de l’être et de la
construction du sujet.
Opéra initiatique par excellence - la convention bayreuthienne veut qu’il n’y ait pas
d’applaudissements durant la représentation, afin que chaque spectateur/auditeur soit plongé
dans une position totale de réception - Parsifal se prête particulièrement bien à cette quête du
« héros » solitaire, tourmenté, fier, mélancolique. Et Si Mekas se place d’emblée sous la tutelle
d’Ulysse dans son récit de voyageur involontaire et dans ses liens avec le monde historique -
revoir Ithaque, mais quelle Ithaque ? - la figure mythique de Parsifal apporte la dimension
130 « Du siehst, mein Sohn, zum Raum wird hier die Zeit ». Traduction proposée par Claude Levi-Strauss, dans son
texte « De Chrétien de Troyes à Richard Wagner », in l’Avant-Scène consacrée à Parsifal et les Opéras de Berlin,
n°38-39, janvier-février 1982, p.8.
131 Axé sur les mythes arthuriens, dont Parsifal n’est qu’un des figures héroïques, le film de John Boorman,
Excalibur, 1981, offre une version cinématographique assez fidèle au récit de Chrétien de Troyes.
426

omantique d’une quête similaire à la sienne, opposant l’idéal à la destinée de l’amour et du
bonheur, ainsi que l’espoir d’une rédemption - thèmes qui sont chers à ce poète féru de culture
allemande. Si l’emploi du leitmotiv travaille nécessairement à une sorte « d’héroïsation » du
personnage mekasien, l’héroïsation sera provisoire, dérisoire même, grâce à une certaine
« distanciation » qu’apportent d’une part les plans vides (terre-pleins, marges de la ville) sur
lesquels flotte le leitmotiv (voir Mekas 2 photo n°8), d’autre part l’accumulation de plans de
femmes manifestantes, échos des « mères courage » brechtiennes (Mekas 2 Photo n°9) au fil de
Reel Four ; et enfin et surtout le travail de métaphorisation de l’écriture, de l’inspiration grâce à
la répétition du plan de la machine à écrire à chaque arrivée du leitmotiv. La quête serait alors, en
premier lieu, la quête du sens par le travail de l’écriture, de la fiction. Comme un écho lointain à
Thoreau - Mekas dira qu’ils ont des destinées parallèles, sauf que pour lui, l’étang de Walden, ce
n'est pas l'étang de Prospect Park (Brooklyn) ni celui de Central Park (Manhattan), mais c’est le
monde 132 - pour lequel la quête est « le fond longtemps perdu du lac », pour Parsifal il s’agit de
« percer le mystère du val », (Par-si-fal 133 ). Le Lituanien est un poète qui laboure sa terre, qui
enfonce ses pieds dans le sol, qui laisse des traces. Il s'agit de suivre le sillon pour savoir ce qu’il
y a au bout du chemin, et si la route vaut la peine d’être parcourue 134 . L’eau pour l’un, la terre
pour l’autre, comme espaces imaginaires de prédilection, mais comme l’écrit Michel Granger
dans son Narcisse à Walden 135 , et comme nous ne faisons encore que le supposer, l’objet de la
quête, c’est sans doute finalement le visage enfoui de la mère - le retour en Lituanie, les
retrouvailles avec la mère, et les images tournées de cette dernière dans son film Reminiscences,
A Journey To Lithuania, nous éclaireront sur cette question.
L’adéquation du film et du leitmotiv wagnérien vient de ce que le cinéma mekasien repose sur un
langage poétique, un temps « pulsé » pour reprendre l’expression de Deleuze, où la pulsation est
la marque intime, la marque du territoire, de l’intériorité - l’immensité intime bachelardienne,
pour prendre un exemple frappant. Dans son cours à Vincennes en mai 1977, où il revient sur
l’Anti-Œdipe et Mille Plateaux, Deleuze aborde la musique dans une discussion avec Richard
Pinhas 136 , et résume la musique pulsée par trois caractères qui nous intéressent dans le cadre de
132 Jonas Mekas & Claudine Eizykman, « Mekas Film Mémoire », in Danièle Hibon & Françoise Bonnefoy (sous
la direction de), Jonas Mekas, Éditions du Jeu de Paume & Réunion des musées nationaux, Paris, 1992, p.24.
133 Dans son texte de L'Avant-Scène (opus cité p.11), Claude Lévi-Strauss fait la synthèse des interprétations
linguistiques de « Parsifal », réfutant maintes lectures fantaisistes, pour retenir celle de Chrétien de Troyes même, à
partir de laquelle toutes les versions divergent : « Parzival, c'est bien Perceval, celui qui 'perce le mystère du val' au
fond duquel se cache le château du Graal. »
134 Cette définition de l’âme lituanienne n’est pas propre à l’univers de Mekas. On ajoutera que la poésie est un
genre littéraire majeur en Lituanie et que l’on retrouve dans plusieurs ouvrages et anthologies de poésie slave
cette même idée du poète décrit comme un laboureur.
135 Michel Granger, Narcisse à Walden, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 1991, pp.72-73.
136 Richard Pinhas est le chantre de la musique électronique française, et a collaboré à maintes expérimentations
musicales. Il emprunte à Wagner les quatre notes fondatrices de Parsifal en guise de Prélude à son dernier album.
427

notre travail sur la subjectivité de la musique : le temps pulsé est un temps territorialisé - je
parcours un territoire, j’assigne un territoire comme mien, je m’approprie un temps pulsé, je
pulse un temps. Le temps pulsé est un temps qui marque la temporalité d’une forme en
développement. Le temps pulsé marque, scande la formation du sujet, la « Bildung ».
L’éducation est un temps pulsé - où l’on rejoint Brecht/Weil et Wagner. Le souvenir est un agent
de pulsation - où l’on rejoint Mekas, sa subjectivité et la musique de Lost Lost Lost :
Le leitmotiv wagnérien, qu’est-ce que ça veut dire ? […] Il indique le germe d’une forme
sonore à forte propriété intrinsèque ou intérieure, et il est exécuté comme ça. Quand
Debussy se moquait du leitmotiv chez Wagner, il avait une bonne formule : il est le
poteau indicateur d’un personnage dont le drame wagnérien va mettre en scène et en
musique la formation en tant que sujet.[…] Et puis le leitmotiv est fondamentalement et
fonctionnellement dans la musique, il fait fonction de territorialisation sonore, il vient et
revient. Et c’est le héros, dans sa formation, dans sa formation, dans sa territorialité et
dans ses formes auxquelles il renvoie, qui est là pris dans le leitmotiv 137 .
On observe ici un emboîtement des dispositifs et des figures dont le pivot est tout simplement le
sujet-Mekas, poète, exilé, cinéaste, homme-orchestre, qui de son modeste point de vue, règne sur
le monde et leurs représentations, qu’elles soient visuelles ou sonores et musicales.
Homme de contraste, homme aux plusieurs vies, Mekas va alterner par vagues de plus en plus
rapprochées, puis en decrescendo vers la fin de Reel Four, le leitmotiv wagnérien - monté sur des
séquences de manifestations dans les rues de New York, de femmes distribuant des tracts dans un
froid polaire 138 , de femmes défilant avec des pancartes pour la paix, d’étudiants regroupés au
bord de l’Hudson pris dans les glaces : « the winds have brought me here (…) But I was there, I
was just a passer-by, from somewhere else, seeing it all with my camera and I recorded it » -
avec la monodie contemporaine de Lucia Dlugoszewski, horizontale et glaciale comme la baie
de l’Hudson (voir Mekas 2 photo n°12), montée sur les mêmes images d’activisme politique, de
marches nocturnes au flambeau : « I have no idea what winds are driving me and where. But I
chose this way, this way without directions. I chose it myself…. And here I am ». On est frappé
par la correspondance entre les propos de Mekas et l’emploi des segments musicaux. Si les
séquences documentaires - l’hiver 61 fut, de source historique, l’un des plus froids du siècle-
semblent se poursuivre, indifférentes à ce qui se joue au-dessus ou en deçà d’elles, ces plans
d’hiver glacial impriment durablement la pellicule par une poétique du blanc qui se fait
métaphore de l’Histoire – une Histoire qui est à la fois flux (Wagner) et à la fois stagnation
douloureuse, désespoir (Lucia D). L’image des foules sur les bords de l’Hudson alors que le
dégel est entamé, matérialise le rapport de l’homme à l’histoire, entre passivité et action. C’est ce
137 Gilles Deleuze, Sur la Musique II, 1977, cours à Vincennes, 3 mai 1977.
138 Il s’agit d’un groupe de femmes antimilitariste appelé Mothers’ Strike for Peace. C’est par amitié pour Judith
Malina, Norman Mailer et Alan Ginsberg qu’il filme ces manifestations qui seront plusieurs fois « recyclées » dans
ses Diaries, Notes and Sketches, notamment dans Wladen.
428

que nous dit l’alternance des deux segments musicaux et leur agencement avec la parole
mekasienne : Le premier énoncé, enchâssé entre deux reprises du leitmotiv wagnérien, est le
reflet inversée du second énoncé, enchâssé quant à lui entre deux variations de la monodie
intemporelle. Dans le premier cas, le locuteur ne fait que passer, porté par sa quête. Les
marqueurs opposés « here/there » indiquent bien le déplacement du point de vue ainsi que
l’évolution du sujet dans le temps comme dans l’espace. Dans le second cas, le locuteur est
arrivé à un point donné dont il ne semble plus bouger, comme pris dans les glaces. Nous
retrouvons ici les deux nuances énoncées par Deleuze, celle de temps pulsé dans le premier cas,
et de temps (partiellement) non pulsé dans le second cas. Comme le film se nourrit de toutes ces
micro-histoires, micro-fictions pour se déployer jusqu’à son terme apaisé, le sujet-Mekas se situe
à la confluence de ces trajectoires - quête perpétuelle et exil enfin accepté - comme à la
confluence des écritures - le mythe, fiction globalisante ; le journal, documentant une vie jour
après jour. Alors que l’image s’arrête sur la débâcle des glaces, le leitmotiv wagnérien salvateur
emplit le plan à grand renfort de cuivres, suggérant la majestuosité de la nature et l’éphémère des
choses, mais aussi peut-être le bout de la quête.
Les derniers inserts de musique populaire et de segments sous-déterminés (standards de jazz
revisités, musique légère), comme le passage hendelien d’une musique de cors (très moqueuse)
ne nous apportent pas d’autres nouvelles expérimentations que nous n’ayons déjà vues au cours
des bobines précédentes. Plus le sujet-Mekas s’enfonce dans le temps de son film, s’enracine
dans son exil intérieur, plus le traitement des airs folkloriques se fait ironique, décalé, agent de
déterritorialisation, paradoxalement. C’est dans ce glissement progressif de la valeur musicale
que Mekas se fait réellement compositeur de sa propre musique intérieure.
Reel Five et Reel Six : Paradise regained
Dans Reel Five, grâce à la mise en place de la longue séquence des haïkus, le texte filmique se
fait littéralement poème, dans son désir de ralentir la cadence, de retourner en arrière et puis de
repartir. Ces haïkus sont conçus comme une célébration du langage cinématographique, voix, son
et image : trouver, exprimer la note dominante de chaque instant de notre expérience - la note
bleue de Chopin - saisir le moment, le retenir, comme le faire verser dans l’infini de la
perception, et plus l’observation est précise, plus elle se rapproche de l’image pure, du son pur.
Le son unique d’une cloche lointaine, celle d’un clocher de son enfance lituanienne, ou peut-être
d’un bonze, vient attiser l’oreille du spectateur et l’invite à voir aussi bien qu’à entendre les
images et les sons. D’un ailleurs, elle vient scander - dans le sens poétique : marquer l’alternance
429

des séquences brèves et des séquences longues, signaler la ligne de démarcation entre les
paysages de l’enfance et les paysages du Vermont, dans une sorte de liturgie profane qui annonce
déjà la clôture des temps de l’expérience de l’exil de Lost Lost Lost. Dans son caractère répétitif
et aléatoire, le son ténu de la cloche fait écho, dans la structure sonore et musicale du film, à la
monodie sans début ni fin de Lucia Dlugoszewski, et accorde au souvenir d’enfance une qualité
irrémédiablement utopique et universelle (« The past is a foreign country 139 ») ; pour la première
fois depuis le début du film, la perte est en effet universalisée, et d’autant plus paradoxalement
que les haïkus constituent une sorte d’auto-portrait 140 . Dans le traitement sémantique de
l'aliénation, cette petite cloche est très proche du chant du rossignol dans le poème de John Keats
« Ode to a Nightingale » : « Forlorn ! the very word is like a bell » 141 qui relate le passage du
« moment of being » 142 - ce temps suspendu d’un repli du temps et de l’espace, d’une impression
unique et éphémère, rendu possible par cette séquence de haïkus où l’axe de la combinaison
n’est provisoirement plus opérant – à l’après du moment extatique, l’isolation et l’aliénation du
sujet - « Fled is the music » constate le poète. Contrairement à ses films plus tardifs, Mekas
n’arrive pas encore à faire du moment extatique une réalité historique, mais une construction
filmique qui articule l'imaginaire au symbolique.
Reel Six est intitulée Paradise Regained 143 et inaugure la dimension spirituelle de la quête.
Mekas se remémore le moment où il tourna les images de la sixième bobine, consacrée
notamment au voyage entrepris par Mekas, son frère et quelques amis dans le but d’assister au
Séminaire Flaherty (Vermont) duquel on leur refusera l’entrée : « Today, when someone asked
me where I was from, I replied ‘My country is cinema'’ » se rappelle-t-il avoir dit, en hommage à
ce premier exilé au pays du cinéma : Flaherty. Et comme après un long sommeil, segments
musicaux disparates et sons sont de retour : chansonnettes, ritournelles américaines - des enfants
qui jouent, mais aussi Mekas et les siens qui jouent comme des enfants - valse calme, apaisée de
Chopin (des plans d’enfants encore) et des sons de voitures, de klaxons, des sons de la rue
manifestant la nouvelle adéquation possible entre la réalité des images - « mon monde
imaginaire qui n’est pas du tout imaginaire mais bien réel » - et la réalité toute
139 C’est par ces mots frappants que s’ouvre le roman de L.P..Hartley, The Go-Between (1953), et sur les mêmes
mots que pourraient s’achever Lost Lost Lost.
140 On remarque d’ailleurs le passage significatif, bien que provisoire, du « I » au « He » dans cette fin de Reel
5 : « He wanted to know what is at the end of the road.... »
141 John Keats, Ode to a Nightingale, 1820 : « Forlorn ! the very word is like a bell / To toll me back from thee to
my sole self / Adieu ! thy plaintive anthem fades / Past the near meadows, over the still stream / Up the hill-side ;
and now ‘tis buried deep / In the next valley-glades ; was it a vision, or a waking dream ? / Fled is that music – Do I
wake or sleep ? »
142 Expression de Virginia Woolf.
143 Ce titre fait écho à celui du poète Milton qui écrivit ce texte intitulé Paradise Regained après son long poème
épique Paradise Lost. De la même manière, après avoir perdu son « paradis », Mekas finit par en retrouver un autre.
Mekas reprendra le paradigme du paradis dans un film tourné en 1977-79 sur sa fille, Oona : Paradise Not Yet Lost.
430

cinématographique des sons.
Reel Six débute sur l’air d’un enfant chantant «Wanderers, a handful of wanderers we are » 144
(sur des images d’enfants de Harlem se réchauffant autour d’un feu), et cette scène s’inscrit en
total décalage avec celle d’un autre errant que nous avons suivi au fil des bobines : Parsifal.
L'Ithaque ou le Walden de Mekas, ce n’est plus le monde dorénavant, ce n’est plus sa quête du
temps d’avant, c’est New York, son nouveau territoire, sa terre promise.
Nous achèverons ce voyage musical par l’évocation de la longue séquence de fin de Lost Lost
Lost. Une journée d’automne, parfaite illustration de l’été indien – c'est par un autre jour
d'automne qu'il débutera Reminiscences... - Mekas se retrouve sur une plage avec quelques amies
qui jouent sur la grève puis entrent dans l’eau pour se baigner. Il se rappelle :
Oh yes, it was one of those autumn days, it was one of those many trips, we were happy,
all the troubles were washed away by the waters. Whatever that wasn’t washed away by
the waters was washed by the colours of autumn. We looked at the water, the pebbles, we
stood, looked into the distance.…
Un chœur de moines fondu comme une seule voix, monte soudain dans l’espace sonore du plan
et flotte au-dessus du rivage. Il s’agit d’une reprise d’un Choral de Bach ; la prise de son est
faible et il est impossible d’identifier précisément l’extrait ainsi que les interprètes. Les sons
liquides de l’orgue sont en totale harmonie avec la scène de la baignade et le soleil rasant sur
l’eau qui crée une multitude de reflets, état ultime de la neige après la fonte des glaces. On a
l’impression d’assister à une scène mythique olympienne, un dieu (une déesse plutôt) et ses
naïades, où viendrait se superposer une autre scène « mythique » : une célébration baptismale
dans le Jourdain 145 . Mekas filme les jeunes femmes de très près, filme l’eau, le ciel, les cheveux
dégoulinants des baigneuses, les vêtements collés aux corps : « It was good, it was like being in
a church… » se rappelle Mekas.
Cette scène mettant en place un rite de passage assez incontestable (ainsi qu'une sensualité
soudaine), nous ramène à notre travail musical, et notamment à l’alternance systématique entre
les deux musiques Wagner/Lucia D qui a structuré les bobines Reel 3 et Reel 4 et amené le
travail sur les haïkus grâce à la suspension provisoire du temps, nous l’avons vu. Cette alternance
trouve ici son apogée, sa transcendance, dans cette séquence de fin, et l’air des moines qui
exprime l’état permanent de liberté qui préside à tout rite de passage. Dans The Ritual Process, le
144 Chant anonyme.
145 Dans son journal écrit I Had Nowhere to go, Mekas rappelle que sa région de Lituanie a subi plusieurs vagues
d’évangélisations (protestante, orthodoxe, catholique), mais que la véritable « religion » des Lituaniens, c’est le
panthéisme, philosophie que l’on retrouve dans ce travail syncrétique de l’image, et qui resserre le lien avec un autre
cinéaste panthéiste : Flaherty, un des pères spirituels de Mekas.
431

sociologue et anthropologue britannique Victor Turner, s’inspirant des travaux d’Arnaud Van
Gennep, décrit les rites communautaires dans les années soixante comme « a timeless condition,
an eternal now .» 146 Et dans sa tentative de rendre permanent l’éphémère - le moment de
communion, la fin de l’été, la fin d'un cycle - la musique remplit parfaitement cette fonction
liminaire, transitionnelle, d’autant que le plans se succèdent sans aucune chronologie apparente,
le dernier plan de la séquence étant justement les deux jeunes filles allant au bain. Seuil
mouvant, espace ouvert, c’est sur une plage au-dessus de laquelle flotte une « musique des
sphères » que s’achève le film, comme une nouvelle page blanche à écrire.
« La surprise, c’est le bruit. » : Jonas Mekas ou le temps enfin retrouvé
« Que de cris, que de cris d’enfants ! les siens : à l’âge de 62 ans Mekas a fondé une famille (…)
Voici donc venu avec l’âge et les enfants le temps du son direct » Ainsi débute l’article de Mia
Hansen-Love 147 qui présente une installation vidéo que Mekas vient inaugurer fin 2003 - la
séance se terminera par un orchestre improvisé où Mekas jouera du bayan et chantera.
Le contraste est évidemment manifeste avec notre traversée de Lost Lost Lost plongé dans un
profond mutisme 148 . Et si, comme nous l’avons montré, Mekas a ajouté quelques sons au
montage – bribes de conversation, éclats de voix, chants lituaniens, sons « d’ambiance », les
images ont continué à se taire, obstinément. De mystère il n’y a pas - le trajet initiatique que
nous offre Reel Five nous a appris qu’il n’y a rien au bout de chemin. Viscéralement silencieuses,
les images restent de l’autre côté du miroir du temps, tout simplement, pâles reflets de ce long
hiver que Mekas traversa durant quinze longues années, et qui prit fin dans une explosion de
couleurs et de sons – ce dont attestent les films Walden et Reminiscences : A Journey To
Lithuania. Elles ont leur propre musique, intérieure.
Retrouvons les notes d'un piano mélancolique en abordant maintenant le travail de Mekas sur les
images de sa mémoire.
146 Victor Turner, The Ritual Process : Structure and Anti-Structure, Chicago : Aldine Transaction, reprint edition,
1969-1995, p.146.
147 Mia Hansen-Love, « Jonas Mekas et le son retrouvé », in Cahiers du Cinéma n°586, p.71.
148 On privilégiera ici l’acception médicale du Larousse : « Absence d’expression verbale souvent dû à un choc
psychologique » qui résume bien la lente appropriation de la langue anglaise par le cinéaste lituanien exilé.
432

4) Images et mémoire dans Reminiscences of a Journey to Lithuania
L'ouverture des frontières
J’aurai passé ma vie à m’interroger sur la
fonction du souvenir, qui n’est pas le
contraire de l’oubli, plutôt son envers. On ne
se souvient pas, on récrit la mémoire, comme
on récrit l’histoire.
Chris Marker, Sans Soleil.
Les films qui suivent Lost Lost Lost, que ce soit Walden, Diaries, Notes and Sketches (1964-
1969) ou Reminiscences of a Journey to Lithuania 149 (1971), sont des exercices filmiques
complexes que Philip Adams Sitney appelle « Romantic autobiography» - ce qui met l'accent sur
le travail subjectif de recomposition, le film qui pense ; sur ce « stream of consciousness » que
nous avons déjà évoqué, et que Jacques Rancière reprend dans sa Fable cinématographique :
« [stream of consciousness], qui prend dans la même épaisseur les événements du monde et les
perceptions du cinéaste, les stéréotypes du moi et ceux de la société. . » 150
Ce film offre en fait l’immédiateté des événements enregistrés comme une autobiographie, alors
même que Mekas tempère son geste par une poétique de la mémoire et son rendu métaphorique.
Mekas mèle constamment des célébrations du moment présent, brut et directement perceptible à
l'écran avec un temps passé aux accents élégiaques. Comme les autres films de Mekas,
Reminiscences... propose une version très personnelle du mythe de l'innocence perdue et de
l'échec (partiel mais assumé) de sa reconquête : « It is neither a coincidence nor anything
strange that exactly the same men who have tasted a fool's happiness, give us also the deepest
intuitions of the tragic sense of life. »
Dans Reminiscences..., Mekas exploite le retour qu'il effectue enfin en Lituanie, grâce à
l'ouverture des frontières, quelques vingt-cinq ans après avoir du quitter la maison familiale, pour
bâtir un film en trois mouvements – la fin du film nous offrira l'image d'un triptyque - sorte de
méditation dialectique sur l'expérience de l'exil, du retour, et sur l'art. La même résolution par
l'art clôt d'ailleurs l'ensemble des films de Mekas ; mais dans Reminiscences..., il y a en plus une
suture qui n'est pas imaginaire, dans le sens où Mekas rétablit sa trajectoire initiale – se rendre en
Autriche, berceau d'une certaine idée de la culture - et arrive enfin à destination.
149 Nous adopterons l'écriture suivante : Reminiscences...
150 Jacques Rancière, La Fable cinématographique, coll. « La Librairie du XXI e siècle », Éditions du Seuil, Paris,
2001 , p.130.
433

Paradoxalement pourtant, Mekas choisit dans la première partie de revenir sur les premières
années d'exil, la découverte du cinéma, l'acquisition de sa caméra fétiche, la Bolex (il réutilise
une partie des rushes qu'il a tournés à son arrivée en Amérique ; on voit d'ailleurs des images
qu'on croit reconnaître, agencées différemment, ou cadrées autrement), ses premiers essais
documentaires sur ses compagnons d'exil, comme pour rétablir ce sentiment d'aliénation qu'il
avait alors, en se distinguant déjà confusément de ceux qu'il observe.
La seconde partie est consacrée au retour en Lituanie, sous la forme de cent séquences d'une
longueur inégale et forme qu'il appelle « Glimpses ». Images fugaces, bougées, colorées, comme
des impressions volées au temps. Images de fleurs au bord du chemin, des arbres qui ont grandi,
de la mère, toujours là. Le ton élégiaque et quelque peu ironique de la première partie, accentué
par l'écart de vingt années qui sépare le temps du tournage du temps du montage et de l'ajout de
la voix over, disparaît avec l'Ode qu'il compose, comme pour admettre l'impossible retour dans
l'espace (la Lituanie qu'il connaît) et dans le temps (son enfance et sa jeunesse), mais célébrer le
moment de l'expérience qu'est ce retour tant ajourné.
La troisième partie permet à Mekas de résoudre les mouvements contradictoires des deux
premières parties, en effectuant le portrait d'une communauté d'artistes regroupée autour de la
figure tutélaire et tellurique du cinéaste autrichien Peter Kubelka - « ....the one that pursues his
vision, without giving an inch, and heroically... ». À la fin de ces portraits d'artistes, tous
différents, Mekas semble reprendre espoir : « I begin to believe again in the indestructibility of
the human spirit. ».
Ce film prend naturellement la forme d’un livre de notes – on se rappelle que l’intention de
Mekas était d’appeler toute son œuvre cinématographique Diaries, Notes and Sketches et de la
sous-titrer Lost Lost Lost, Walden etc… Mais il comprit que l’entreprise allait porter à confusion,
et n’ajouta finalement ce titre qu’à Walden dont le montage rapide et stylisé se rapporte
particulièrement bien à cette appellation. Au fur et à mesure des années, Mekas est de plus en
plus accaparé par son implication dans la vie culturelle de New York, ce qui l’éloigne de ses
longues marches dans les rues avec sa Bolex. Dilemme qu’au moment d’entreprendre
Reminiscences of a Journey To Lithuania , il résume par ces quelques mots
I had only bits of time which allowed me to shoot only bits of film. And in a sense it
helped me to gain some peace of mind. I said to myself 'Fine, very fine, if I don’t have
time to devote six or seven months to making a film, I won’t break my heart, I’ll film
short notes, from day to day, everyday'. .
Notre présentation de ce film incontournable de Mekas, et qui clora le portrait de ce cinéaste,
434

suivra ces trois mouvements : dans un premier temps, les images de la mémoire, dans un second
temps les images d'un retour « impossible » au pays natal, et enfin, la renaissance du sujet-
cinéaste en artiste.
- les errements de la mémoire, ou le sujet oublieux
Time is but the stream I go a-fishing in...
Walden, Henry D. Thoreau
Oublier et ne jamais quitter, oublier son passé douloureux, confie-t-il en voice over au début de
Reminiscences.. . Sur les images d'un automne flamboyant (en Noir & Blanc) dans les bois des
Catskills (massif de moyenne montagne situé à l'ouest de New York), il se rappelle :
We walked to the leaves, beating the leaves with a stick. We walked up deeper and
deeper……. It was good to walk like that, and to think, not to think anything about the
last ten years……. And I was wandering myself if I could walk like this, not to think of
ther years of war, of hunger, in Brooklyn. And almost, maybe, it was for the first time
that we were walking to the woods that early fall day……for the first time I did not
feel… alone…. in America. I felt there was the ground, there was the earth, the leaves,
the trees and people. And as I was slowly becoming a part of it. There was a moment
when I forgot ….. my………home. This was the beginning of my new…… home. ‘Eh !’
I escaped the ropes of time, once more, I said….
Tandis qu’apparaît un arbre dénudé où pend une vieille corde. C’est avec cette image, avec ce
nœud, pourrait-on dire, que se noue le lien dialectique (le lien ombilical) entre oublier et ne
jamais quitter, que s’établit la tension entre effacer et préserver. Entre le temps extérieur et le
temps intérieur - la première étape étant distinguée ainsi par Shopenhauer : « Avant Kant, nous
étions dans le temps ; depuis Kant, c’est le temps qui est en nous » ; la seconde étape se produit
avec Bergson et Heidegger qui avancent que « Le temps, c'est nous-mêmes. » 151
Jacques Rancière distingue deux régimes de mémoire : « D’un côté il y a celui des souverains
d’antan dont certains n’ont de réalité que par le décor ou le matériel de leur tombe ; et de
l’autre, celui du monde contemporain qui ne cesse, à l’inverse, d’enregistrer le témoignage des
existences les plus quelconques et des événements les plus ordinaires.... » 152
Dans la première partie, qui est une (autre) méditation sur le fait d’être une personne déplacée,
Mekas inclut deux familles d’images : d’une part, il y a les scènes de réunions des immigrants,
151 Jean-Louis Chedin, La Condition subjective ; le sujet entre crise et renouveau, coll. « Problèmes et
Controverses », Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1997, p.250.
152 Jacques Rancière, La Fable cinématographique, coll. « La Librairie du XXI e siècle », Éditions du Seuil, Paris,
2001, p.201.
435

les rues de Brooklyn (déjà vues, autrement, dans LLL), des images documentaires sur ceux qui
vivent en exil ; et d’autre part des images où Mekas essaie, expérimente sa Bolex – images qui,
par leur lumière et leur mise en scène, dévient des codes du cinéma vérité pour se prononcer,
s’exhiber comme des compositions photographiques soignées – la qualité de la pellicule Noir et
Blanc, puis de la pellicule couleur confère aux images une véritable qualité auratique (dans le
sens benjaminien du terme ; nous avons définit l' « aura » au Chapitre II). La voice over joue un
rôle déterminant en situant et en définissant cette famille d’images : elle parle d’un présent,
situant les images dans le passé. La qualité subjective, poétique et badine de cette voice over tire
ces images hors de leur présence comme preuve documentaire - une qualité qu’elles auraient pu
avoir en tant qu’enregistrements d’un passé réel - et les enveloppe dans l’aura de la mémoire. Par
exemple, lorsque la voix débute ainsi son récit, « That early fall in 1957 or 58, we went to the
Catskills...... », l'incapacité à dater plus précisément l’événement, contraste singulièrement avec
la manière avec laquelle les images enregistrent les moments de la promenade en question.
L’image du film semble plus précise que la voix – la présence du bâton de berger comme un
signe de direction - mais en fait elle ne « parle » que de silhouettes dans le paysage. La mémoire
exprimée verbalement n’est plus très sûre des détails, mais elle se rappelle très précisément les
émotions d’un paysage subjectif que l’image elle-même ne peut pas, ou ne plus lui révéler. Elle
nous dit que ce moment est un moment critique, la première fois où, dans les années « of
hunger in Brooklyn » il eut l’expérience de l’oubli de sa maison : « a moment when I forgot
home...» Que signifie ici « forget » ? Qu'il ne sait plus où il habite, ou que sa « maison » ne lui
manque plus ?
Pendant ce temps, l’image dévie légèrement de la voice over, en passant de « the early fall » à un
paysage sous la neige, juste au moment où la voix situe le changement d’état émotionnel à un
moment très précis, les événements d’une journée précise. La voix hésite alors, équivoque, puis
se répète : « ...and almost in….. maybe for the first time as we were walking in the woods….. ».
L’ironie de cette première interaction voix/image trouve plusieurs échos tout au long du film,
dans le sens où le statut d’événement enregistré et d’événement remémoré au cœur de
l’autobiographie – le temps des événements et le temps de la conscience – est assez différent.
Que le gros plan d’une corde pendant à un arbre nu termine cette première partie, tandis que la
voix poursuit « I’ve escaped the ropes of time once more », ajoute, par le biais de la métaphore,
à la fois à la réalité de l’image et au discours sur la temporalité. D’où vient cette métaphore ?
Est-ce l’image, tournée ce même jour dans les Catskills, qui suggère la métaphore ? Ou bien est-
ce que le cinéaste a inventé la métaphore, a inséré ce plan tourné un autre jour à un autre endroit
- on se rappelle que la séquence d’automne a déjà une fois au moins été interrompue par la neige.
436

Si nous regardons plus précisément encore cette séquence, on remarque que l’automne dans les
Catskills est monté pour se joindre à l’hiver dans ce qui semble être Central Park. Par
conséquent, la corde ne pend pas à un arbre situé dans les montagnes, mais bien près des
immeubles bordant Central Park. Si ces disparités, habituelles au cinéma, nous importent ici,
c’est que la célébration de cette séquence vise justement à échapper aux frontières d’un espace-
temps vécu, à un contexte historique précis. La métaphore est, comme pour les bois, un travail
qui va de plus en plus profondément dans le plan, travaillant le film en profondeur. Grâce à
l'opération du montage, le cinéaste contrôle le temps et le restitue subjectivement, même s’il
donne l’impression d’en faire une simple chronique. Cette confiance dans le montage est assez
marquée dans le reste temporel de la première partie du film. En effet, on fait ensuite une série de
sauts temporels dans le passé, de cet automne de 57 ou de 58 aux années cinquante, les images
en noir et blanc de leur installation, ou encore 1952, les plans de trains et l’histoire d’Adolfas
voyageur. Au milieu de ce flashback, le récit des incidents de 1951 est interrompu par un retour
en 1950 avec Mekas achetant sa première caméra Bolex - achat illustré par quelques plans
d’auto-portraits dans le mode poétique que nous avons vu plus haut. Mais ici la voix nous
dévoile d'autres pans de sa mémoire, nous révélant par exemple que son premier film, les
premiers plans de Lost Lost Lost, avait été conçus « against the war », qu'il s’adressait à une
Amérique (déjà) oublieuse, «That there are homes in the world where people couldn’t speak,
doors being kicked in at night, boots of soldiers and police somewhere I came from.... » La
manière dont ce premier film devait selon Mekas introduire un discours politique est assez peu
claire tout en apportant une information supplémentaire qui dans les entrelacs de Lost Lost Lost
nous avaient échappé. Cette ambiguité est peut-être la cause de ce que le film ne fut jamais
complété - le mot « never » apparaît plusieurs fois, énigmatiquement, dans cette séquence.
Cependant, en racontant le passé, le projet du passé est réalisé dans le présent. Ce film,
Reminiscences..., va nous raconter ces événements – événements dont on n’avait pas encore
entendu parler dans les autres versions de Diaries, Notes and Sketches.
Des parenthèses sont ainsi ouvertes et fermées dans cette première partie, à l’aide d’intertitres ou
de carrés blancs sur fond noir situés à droite du cadre qui servent de ponctuation, comme les
chapitres d'un livre – ce qui nous a amenée à reprendre cette ponctuation pour introduire nos cinq
Chapitres. Le petit carré noir qui fait régulièrement retour, est une des premières choses que
Mekas ait tournée en 1949 - nous avons déjà évoqué l’insistance du signifiant
« fenêtre/window/langas .. » ainsi que toute association signifiante avec elle, l’écran etc….
De nouveau, des disparités, qui semblent ici marquer le tissage du discours filmique, car tout le
437

matériel filmique est déjà monté selon des systèmes de parenthèses, insérés, mise en abyme – ce
marquage accentuant la conscience/perception du spectateur des parenthèses et de la
fragmentation générale, augmentant de ce fait l’ambiguïté de l’ensemble. Même le sentiment
d’appartenir à l’Amérique est contredit dans tout ce premier segment, et pas seulement parce que
ce qui suit est sensé avoir eu lieu avant. Mekas lit ses images d’immigrations comme un
immigré, un exilé qu'il est et qu'il restera. Ces images, qui auraient pu véhiculer une idée de
sécurité, de satisfaction et de nouvelle communauté, sont au contraire colorées par une voix qui
refuse cette lecture « américanisante » : « They looked to me like sad dying animals in a place
they didn’t exactly belong to, in a place they didn’t exactly recognize » dit-il et continue-t-il :
« We are still DPs even today…..the minute we left we started going home and we are still going
home, I am still on my way home…. » Si ce « today », marqueur temporel de l'énonciation, est
censé renvoyer au présent de 1971, alors il semblerait que le moment relaté, s'étant produit en 57
ou en 58 n’aurait peut-être jamais eu lieu, si ce n'est dans l'actualisation d'une vague impression
par la voix directrice et unificatrice du film… L’effort engagé pour articuler une échappée du
passé, ne peut réussir que par l’oubli de ce même passé, mais Mekas ne fait que se remémorer,
sans cesse ; et depuis le début il nous dit « Je me demande comment j’ai pu marcher ainsi et ne
pas penser aux dix dernières années... » En d’autres termes, c'est comme si le le passé était
toujours là. La force de cette énonciation autobiographique est qu’il n’y a pas moyen d’échapper
à sa mémoire, à ses souvenirs, en dépit de tout le jeu espace/temps mis à disposition du cinéaste
- ou peut-être à cause de cela justement.
Il s’agit bien d’événement en cours d’existence dans Reminiscences.... : le travail actif, en direct,
du souvenir, et la confrontation entre une réalité intérieure du sujet et une réalité extérieure.
Finalement, qu’est-ce qui est décalé ? La réalité extérieure ou la réalité intérieure du sujet ?
Mekas se fond dans le geste du peintre. Déjà dans Lost Lost Lost – en particulier l’épisode des
haïkus que nous avons analysé, il travaillait son plan comme le peintre oriental son estampe. Ici,
l’aperçu - « Glimpse » - dans sa rapidité, sa fragmentation de la réalité, son instantanéité,
s’apparente au « brushing » d’un Pollock par exemple, et constitue à part entière un
événement. 153
- L'impossible retour en arrière ; de l'élégie à la célébration
Où mène le chemin mystérieux ? Toujours
153 Cette lecture, parmi d’autres, de la « patte » Mekas dans Reminiscences, où la forme épouse le fond et vice
versa, s’appuie sur le choix de Mekas d’illustrer ce passage des aperçus par la musique d’un lithuanien, Ciuriolis,
également peintre qui a exploré l’abstraction avant même Kandinsky. La tendance était alors d’amener la peinture au
niveau d’abstraction de la musique, remplissant les formes et les coloris de rythme, d’émotions et de spiritualité.
438

chez soi.
Novalis
Un instant arrêté brûlerait comme un
photogramme de film bloqué devant la
fournaise du projecteur.
Chris Marker, Sans Soleil
En 1971, Jonas Mekas peut enfin retourner dans son pays, revoir sa mère, son autre frère, son
oncle, qui est pasteur. Mais au lieu de filmer les changements intervenus, et ainsi poursuivre son
histoire, poursuivre la paradigme de sa vie, il filme l’immuable, la mère devant la datcha, son
foyer, les gamelles cuisant lentement, la nature environnante insensible aux tourments de
l'histoire. C’est probablement ce voyage hélicoïdal dans le temps qui donne à Mekas l’envie de
monter et terminer son film Lost Lost lost. Car il sait que l’enfance est un pays étranger, et pas
seulement pour l’exilé. Et quand il nous montre le lieu de l’origine, sa terre, sa maison, on est
frappé par le choix de la caméra : tout est réduit à l’essentiel de l’énonciation du signe, à la mise
en image volontairement dépouillée du concept : un toit au-dessus d’un coin d’herbes, un âtre de
branchages entre deux pierres, le chemin tracé par les pas à travers un champ de blé, la mère
portant le pot de lait le long d’une route sans fin…. L’image de l’enfance. On entrevoit ce qui
dans l’œuvre de Mekas rencontre l’histoire de chaque être humain conjurant la mort qu’est le
véritable oubli, le désir enfoui de ne jamais quitter sa maison.
Cette seconde partie qui actualise physiquement, concrètement, le retour en Lituanie, est une
métaphore qui contrôle la première partie du film. De nouveau, les numéros ponctuent les
images, mais ne correspondent pas aux segments du film, bien qu’une telle segmentation existe
en dehors de la numérotation. Les aperçus, que Mekas appelle « Glimpses » 154 ne sont pas
numérotés de façon évidente, mais d’un autre côté, les événements enregistrés dans cette
séquence ne sont pas tant désordonnés que cela, en dépit de l’intrusion (erratique) des numéros.
Sur le plan figuratif, notre regard est ici un aperçu parmi une multitude d’aperçus possibles, car
la caméra saute d’une scène à l’autre de façon particulièrement saccadée, passant du gros plan au
plan d’ensemble en quelques instants etc….ou du tout au fragment, d’un moment à un autre (on
remarque le changement de lumière, le changement de fichu de la mère), comme pour ré-
assembler un tableau plus vaste encore grâce à ce collage fragmenté de ce qui aurait pu faire
l’objet d’une peinture plus continue. Le fait d’apercevoir n’est pas qu’un geste nerveux, c’est
aussi un geste de provocation, qui vise à stimuler une vision active des scènes - c’est ce que l’on
154 On retiendra pour « Glimpse », cette définition qui sied parfaitement à la vision mekasienne de ce segment : « A
brief incomplete view or look, a short hurried view ; a transitory or fragmentary perception ».
439

est obligé de faire, sous peine de n’y comprendre rien. La forme (les images throboscopiques) et
le fond (tenter d'apercevoir des images du passé) ne font qu'un. Comme la caméra file et
virevolte, tous ces événements tournent autour du retour de Mekas à la maison familiale et la
réunion avec sa mère, ses frères et sa sœur restés au pays. Le sujet-Mekas est souvent montré
dans les scènes car il voyage avec son autre frère, Adolfas, qui n’est autre qu’un alter ego, lui-
même cinéaste et lui-même exilé, qui lui-même tourne un film de son propre retour – nous
évoquerons le film de son expérience de retour à la fin de ceci. Si bien qu’on n’entend quasiment
jamais parler de lui dans le commentaire en voice over, ce qui illustre le caractère personnel,
intérieur du voyage mekasien. Il y a une sorte de chronologie, de l’arrivée au départ, et à
l’intérieur de cette chronologie, il y a un effet de structure en petites histoires, anecdotes.
Ces « Glimpses » semblent pour la plupart improvisés, si l'on tient compte de leur longueur,
agencement etc... D'ailleurs, le trajet qui mène à l'intérieur de soi va de pair avec une conception
non linéaire du temps. L’intérêt théorique de Mekas pour la performance, lorsque cette dernière
croisa sa poétique, eut un effet plus profond sur son travail de critique et sur ses films. Le
concept d’ego est réellement au centre de cette rencontre : « Improvisation is the highest form of
condensation ; it points to the very essence of a thought, an emotion, a movement. » 155 . Dans
Reminiscences... néanmoins, l'improvisation est quelque peu forcée – il faut bien tout filmer
dans le désordre du moment présent, car bientôt il faudra repartir – qui devient par la magie de
Mekas, le processus central de l’imagination :
Improvisation is, I repeat, the highest form of concentration, of awareness, of intuitive
knowledge, when the imagination begins to dismiss the prearranged, the contrived mental
structures, and goes directly to the depths of the matter. This is the true meaning of
improvisation, and it is not a method at all ; it is rather a state of being necessary for any
inspired creation. It is an ability that every true artist develops by a constant and lifelong
inner vigilance, by the cultivation – yes ! – of his senses. 156
Par exemple, l’histoire de Mekas échappant aux Nazis, alors qu’il éditait un journal anti-nazi, est
racontée au début de la séquence des Glimpses, et accompagne la redécouverte de la maison, des
lieux, des fenêtres et des portes de la maison. C’est cette histoire qui hante le retour de Mekas ;
elle est si profondément politique qu’on est étonné ne ne trouver aucun écho précis dans le
présent de Mekas ni dans celui de la Lituanie. L’après-guerre est maintes fois qualifiée de triste,
alors que le nom de Staline n’est jamais prononcé, et le nationalisme lituanien est confiné à une
notion de folklore - de nouveau le travail de déterritorialisation du folklore, ici pas directement
par la musique, mais c’est le même travail. Ces non-dits et absences sont sans doute nécessaires
dans cette période de pre-glasnot lituanienne, afin de ne pas porter préjudice à ceux qui sont
155 Jonas Mekas, « Notes on the New American Cinema », p.15
156 Jonas Mekas, « Notes on the New American Cinema », in Film Culture n°24, Spring 1962, p.15.
440

estés au pays. Les seules références à l’économie socialiste des fermes collectives font l'objet de
fêtes familiales quasi rituelles de retrouvailles. Frappés par la dichotomie entre leurs souvenirs et
la réalité lituanienne, les deux frères s’amusent à utiliser des instruments anciens qui n’ont plus
cours, comme pour s'auto-parodier, eux qui vivent en Amérique : « Shoot images to show our
tools in America ! » Et pourtant, c’est en utilisant ces artefacts et en regardant sa vieille mère qui
vaque toujours à ses activités quotidiennes d’une manière traditionnelle, que Mekas arrive
presque à réaliser son objectif – un objectif qui consiste à revivre les souvenirs, rencontrer le
temps, ce temps qui est resté le même pour lui, qui l’attendait, tandis qu’il était en exil. Voici ici
une preuve que le Moi personnel (dont le passé est indéniablement politique) est devenu auto-
investi et même déplacé, distancié dans ses questionnements – ce que reconnaît Mekas : « You
don’t see Lithuania as it is today, you see it only through the memories of a DP back home for
the first time in 25 years ».
Le montage remplit une fonction plus précise encore que dans Lost Lost Lost. Il travaille du côté
de la mémoire, du souvenir, et participe des nouvelles formes cinématographiques mises en
œuvre dans Reminiscences..., et qui sont autant subjectives qu’esthétiques. Les « Glimpses » sont
des visions fugaces, fragmentées, instables. Ainsi, la fugacité des images combinée à leur
montage rapide, erratique, font que le signifiant n’est pas fixé, n’est pas isolé, mais au contraire
combiné, associé avec d’autres signifiants qui forment une chaîne signifiante instable, jamais la
même, jamais dans le même ordre, à l’image de la musique sonatique dont les pièces se
ressemblent tout en variant chaque fois, soit dans le rythme, soit dans la couleur, ou encore dans
son orchestration avec la bande visuelle. Le montage des signifiants tend à favoriser l’approche
eisensteinienne de la qualité créée à partir de deux existantes. Ici ; l’association, ou plutôt la
combinaison de quelques signifiants entre eux (plan de baies, mains, champs, gamelles cuisant,
vache, etc….) pivotent autour d’une seule idée, ou de deux idées en une : le travail du souvenir et
le visage de la mère. Tout le travail du souvenir effectué par Mekas lors de ce retour provisoire
au pays, tourne autour de la reconstitution du visage de la mère, comme le sens qui ordonne les
pièces détachées que sont la maison, l’aire devant la maison, les champs, la ferme et bien
entendu la grande famille des frères et des sœurs et de leurs enfants.
Fleurs de la mémoire et fruits de la mère
Le montage des « Glimpses » favorise le travail de métaphorisation comme travail du souvenir
mais également comme poursuite du travail d'auto-inscription qui se déplace en terre lituanienne.
L'arrivée en Lituanie est en effet l'occasion pour Mekas de filmer d'un véhicule des champs de
441

fleurs : champs de coquelicots, massifs de fleurs, jardins clos (le jardin de l'oncle pasteur) etc....
Images nécessairement floues, proches des tableaux impressionnistes où les fleurs sont de
simples tâches de couleurs (voir Mekas 3 photo 4), elles sont aussi la métaphore du « Moi »
mekasien qui emprunte à nouveau le chemin qui le mène à la maison – vers une vision
provisoirement unifiée.
Il nous faut nous arrêter quelques instants sur ces plans insistants de fleurs – véritable paradigme
mekasien qui s'initialise avec Reminiscences.. . Au cours de l'histoire des représentations, les
fleurs ont relevé de codes complexes, de la mythologie à la Renaissance, puis à l'époque
moderne. En Occident, les fleurs ont cessé d'être les supports de la pensée pour devenir de purs
objets de délectation pour l'œil, dans un contexte essentiellement profane. Il est intéressant de
constater qu'une fois encore, Mekas manifeste une prédisposition quasi orientale, puisque ses
fleurs incarnent les trois âges précités: d'une part, en évoquant le cycle des saisons et le mythe de
Cérès/Déméter - on se rappelle le long hiver de Lost Lost Lost et le paradigme de la terre, surface
et profondeur, les racines. D'autre part en proposant une symbolique de la pensée, de la
méditation et de l'intériorité, trait féminin s'il en est à la Renaissance – on pense au jardin clos
des représentations annonciatives. Et enfin, en étant simplement un trope de la modernité, lié à la
notion de l'Underground. Marie Menken 157 , muse de toute une branche de l'avant-garde
américaine, instaure avec ses film, dont le célèbre Glimpse of the Garden (1957), une
symbolique florale inspirée de l'art pictural et du discours psychanalytique, qui influencera
durablement les représentations filmiques de Brakhage et de Mekas (voir Mekas 3 photo 20).
La fleur symbolise l'épanouissement du « Self », du « Moi », de la psyché. D'abord muse du
poète, elle devient, par un procédé de déplacement, le poète lui-même – métonymie et
métaphore. Toutes ces fleurs qui colorent le plan mekasien sont comme un rappel antérieur (on
se souvient de la cloche de LLL), un signe de l'origine, comme si elles avaient pu fleurir telles
quelles dans le premier des jardins – Mekas filme la mère au milieu des fleurs, des bouquets de
fleurs dans les bras, et même les cimetières sont jonchés de fleurs. En même temps, ces images
ne peuvent être que fugaces ; c'est pour cela qu'elles insistent et reviennent, comme un tableau
inachevé. Ces fleurs entr'aperçues sont les manifestations d'un sujet qui cherche à se dire, à se
représenter, à se mettre à nu – au-delà de l'analogie quasi biblique qui ferait de la fleur une image
de l'exilé qui doit apprendre à vivre là où le vent l'a porté(e), il y a cette image immanente d'un
157 Marie Menken, née en 1909, était d'origine lituanienne. Elle a grandi à Brooklyn, et réalise plus de vingt films
courts en 16 mm (avec la même caméra Bolex) sans protagoniste, mise en scène ou mouvement de caméra,
intéressée par le pur visuel. Son projet filmique intitulé Notebook, structuré selon un principe diaristique mais
lyrique, a inspiré beaucoup de diaristes jusqu’à aujourd’hui. Son travail tend à être court, bref, concis, en visant
d’emblée l’essentiel, sans souci narratif ou autre ; il correspond finalement à ce que Maya Deren chercha longtemps
à réaliser : le haïku filmique.
442

« Moi » entrouvert, pour reprendre l'expression de Gaston Bachelard 158 . La beauté insaisissable
des aperçus signale l'impossible accès à l'autre, tout comme l'impossible accès au passé. Leur
caractère organique et temporel - dans le sens de « transient » - lie Mekas à sa terre malgré tout,
et fait de ce moment une épiphanie, puisque par définition, les fleurs sont éphémères. Volées au
temps donc, appartenant désormais à un éternel présent, ces images sont essentiellement
problématiques, et sonnent pour ainsi dire le glas de l'interprétation.
Et puis, il y a les innombrables plans de la mère (voir Mekas 3 photos 5-6-12-13-19) – de la
mère nourricière, source de vie. Préparant les repas, attisant le feu telle une vestale, cueillant des
baies – on a vu l'importance du signifiant « berries/vogos » (le seul mot proposés dans les deux
langues, grâce à un sous-titre unique), qui dans la nouvelle langue mekasienne, pointe vers la
mère – « to bear/berries » - ou allant chercher le lait à la ferme, chaque plan de cette vieille
femme irradie, comme habité par la subjectivité mekasienne. Pratiquant un montage parfois
proche de celui initié par le cinéaste ukrainien Alexandre Dovjenko, Mekas construit une image
en alternant deux plans : d'une part le plan de sa mère dans un champ – l'arrière-plan se compose
d'une montagne de blé coupé, figurant un ventre maternel, et d'autre part, le plan d'une brebis et
de son agneau. On obtient une image, par le biais d'une métaphore anthropo-zoomorphique :
celle d'une mère à l’instinct animal, vital, inconditionnel, mais aussi une mère de douceur –
certains portraits de Mekas et de sa mère (voir Mekas photo n°7) révèlent la ressemblance
troublante de la mère et du fils, à l'opposé du frère benjamin Adolfas, tout en puissance et action
(voir Mekas 3 photo n°11), qui, nous le verrons, est complètement du côté paternel.
La figure de la mère est ainsi à la source des images les plus constantes, les plus obsessionnelles
des cent aperçus ; elle est aussi évoquée par un chant qui accompagne les portraits, qui raconte
l’histoire de quelqu’un qui est loin et se languit « O, mother, how I long to see you again / I hope
the long gray road will lead me home again ». On voit la mère se tenant près du puits, comme au
centre de la terre, au cœur de la vie, ancrée dans l'espace résolument filmique de Mekas. La
ferme collective, rebaptisée par Mekas « togetherness » est incrustée sur le paysage de la mère –
un paysage composite où l'on aperçoit un chemin tracé dans les blés qui mène à une maison (voir
Mekas 3 photo n°8), un élan apparaissant comme par magie au bord de l’étang, des faucheurs
passant dans le champ, leur faux sur l’épaule ; images qui associent le retour aux sources à la
mère et à une figure de la mort. Les « Glimpses », dont l’investissement phénoménologique
s'inscrit dans le présent du film, sont ironiquement des images essentiellement symboliques,
abstraites d'une réalité extérieure à jamais inaccessible. Visions fantasmées et non pas souvenirs,
158 Gaston Bachelard est cité par Gérald Quiteau, in Le Voyage vers l'œuvre, Éditions 2res, Ramonville, 1993, p.34.
443

elles disent l'intense désir d’un centre, d’un foyer, de racines. La fugacité visuelle constitutive
des images de toute la seconde partie dit l’instabilité du fantasme, des visions, comme les efforts
erratiques pour se souvenir disaient l'instabilité de la mémoire dans la première partie - la
différence étant néanmoins que l’instabilité factuelle s'expliquait par les conséquences de l'exil,
un état que Mekas situe comme a-temporel, a-historique, tandis que celle des aperçus ne
s'explique pas dans un déplacement purement physique ; mais ce serait voir l’expérience de l’exil
comme déterminante alors que la nostalgie ici exprimée a une base plus primitive. Qu'importe le
degré d’obsession du cinéaste, les images ne peuvent être possédées ; c'est l'objet même des
« Glimpses ».
Ces deux familles d'images, d'une part les fleurs et d'autre part les plans de la mère, réunies
autour du féminin et de la fertilité – la psyché de l'artiste, son origine et sa source de vie –
composent de courts poèmes qui ne sont pas des unités aussi hermétiques que les haïkus que
nous avons évoqués. Le milieu est indubitablement plus accueillant, plus propice à un
dévoilement (l'été lituanien s'oppose en tout point à l'hiver américain), bien que ces petits
poèmes restassent ce que le poète Robert Frost qualifie de « momentary stay against
confusion 159 ». Pour Mekas, cette unité protégée, le poème, la vision poétique (il ne peut s'agir
que de ces trois plans évoqués mère/brebis/agneau, comme les trois lignes du haïku) est le lieu
où le paradis peut se reconstruire l'espace d'un instant.
Ceci nous autorise à voir dans le voyage géographique en Lituanie, détaillé sous la forme des
cent aperçus où les brefs efforts de visualisation quasi imaginaire, hallucinatoire, sont couplés
avec de longues prises qui apportent non seulement un contraste rythmique mais aussi une
substitution du mouvement géographique par un glissement dans le temps, comme un procédé de
re-mémorisation, où la quête pour retrouver le passé est disponible pour le sujet seulement dans
une forme fragmentée et une re-figuration du passé qui a changé ; c'est ce que nous avons
cherché à démontrer. Ces images fragmentées montées ensemble à la manière d’un collage,
frappent le spectateur comme le barrage des images de la mémoire de quelqu’un d’autre - si le
passé de l'artiste lui est partiellement inaccessible, il en est a fortiori de même pour nous, simples
témoins de ce voyage. Car en fait, ces images ne dépeignent pas une mémoire mimétique, mais
leur présence flottante et fragmentée, offre une sorte de flux, de déluge d’informations
partiellement disponibles qui au moins suggèrent que la mémoire est à la fois un processus
illusoire et une activité active, dynamique, qui est loin d'être inutile – le sujet ne revient pas en
arrière, et comme la troisième partie va le montrer, ce travail de mémorisation lui permet de
159 Nous citons cette définition de mémoire.
444

epartir sous de tout nouveaux auspices.
La fin assez mystérieuse du segment 2 de Reminiscences...., marquée par l’absurde, le léger,
voire le trivial, est finalement une illustration de cette (lente) transformation, de ce lent
déplacement d’un objet vers l’autre. Mekas, qui parle souvent par aphorismes, reconnaît qu’il
n’est pas encore prêt à prendre femme, évaluant le trajet qu’il lui faut accomplir pour passer d’un
stade à l’autre, et ainsi exprimant le travail romantique et poétique de son film. Le souvenir n’est
donc pas le sujet final de Reminiscences... C’est encore et toujours un roman de formation. Une
page se tourne dans la vie du diariste ; retour à la réalité de sa vie américaine, d’exilé, dans
l’acceptation concertée d’un renoncement à l’objet originel.
Regain : sur quelques notes de musique de Reminiscences....
Revenons brièvement ici sur la fonction de la musique dans le segment 2 de Reminiscences...,
c'est-à-dire, le retour en Lituanie des Frères Mekas, en particulier sur les liens qui unissent la
musique au travail de la mémoire. Qu’on l’aborde sous un angle polysémique - comme le fait
Eric Emery 160 dans Temps et musique, 1998, ou sous l’angle plus pragmatique selon une
perspective cognitiviste, comme le fait Bob Snyder 161 dans Music and Memory, 2001, la musique
est un art du temps ; l’aspect exogène n’en fait pas vraiment un art de l’espace, nous l'avons
suggéré dans l'analyse musicale de Lost Lost Lost – les traces originelles des musiques restent le
plus souvent opaques. Il s’agit pour Mekas ici de considérer la possibilité que le processus de
composition musicale puisse être une transformation métaphorique de sa propre expérience de la
musique, du son et de la mémoire.
Le choix de la musique pour la partie lituanienne relève à la fois de la mémoire privée,
individualisée (traumatisée) et de la mémoire collective - le passé, comme le dit Deleuze est « un
passé qui rend possible tous les passés » ; le passé « plonge ses racines dans une mémoire
immémoriale ou ontologique ». Le choix d’un musicien lituanien travaille non seulement la
mémoire du sujet-Mekas mais aussi d’une certaine façon la mémoire collective, qui comporte
selon Paul Ricœur, une « intention de vérité » 162 .
Pour la partie lithuanienne donc, Mekas utilise une musique typiquement lituanienne, puisqu'il
s’agit d’une partition pour piano seul écrite au début du XX° siècle, vers 1910, par un jeune
160 Eric Emery, Temps et musique, Éditions L’Âge d’Homme, Paris, 1975-1998.
161 Bob Snyder, Music and Memory, Cambridge New York : MIT Press, 2001.
162 Ceci est tiré d'un texte de Paul Ricœur présenté lors du Séminaire « Oralité et Moyen Âge. Mémoire et
représentation du passé : une réflexion sur la musicologie. », Annales HSS, juillet-août 2000.
445

compositeur et peintre lituanien : Curlionis (ou Ciurlonis) 163 , contemporain du célèbre
compositeur et pianiste russe Alexandre Scriabine. Cette sonate est un des enregistrements
préférés de Mekas, il en connaît chaque subtilité, ce qui fait que ce dernier l’utilise comme une
boucle sonore qui a semble-t-il pour fonction de lier les fragments visuels, morceaux disparates,
ensemble, ainsi que d'évoquer encore le travail de la mémoire. Le plaquage des mouvements
lents et rapides alternés sur des images de la campagne lituanienne crée plusieurs effets
recherchés : langueur d'un pays qui a gardé une identité essentiellement rurale, archaïque
(passage de charrettes par exemple), ennui d'un dimanche qui s'étire (les plans répétitifs de
groupe, de plus en plus défaits), prégnance du passé dans certains lieux (l'école, le cimetière, les
sentiers boisés) ; encore que chaque « tableau » dispose de son mouvement, parfois de légers
aménagements mélismatiques (petit ornement musical), comme pour les séquences orchestrées
autour de la présence de la mère. Pour la séquence à Vienne, dans la troisième partie, Mekas a
fait un choix affectif, en sélectionnant une symphonie d'Anton Brückner, compositeur
romantique autrichien, et compositeur préféré du cinéaste autrichien Peter Kubelka, figure
centrale de cette dernière partie qui réinitialise l'exil débuté vingt-cinq ans plus tôt.
Voyage à Vienne
- Dernier exil : au pays du cinéma... « There is no Ithaca... » 164
La mémoire est une œuvre de fiction...
Jacques Rancière,
La Fable cinématographique 165
La troisième partie se pose comme une réponse au sujet obsessionnel, perdu. Les déplacements
de Mekas dans Reminiscences, en particulier dans la troisième partie, sont très semblables à
ceux de son héros gœthéen, Wilhem Meister. Ce dernier rencontre des gens, visite des
monastères, comme Mekas à Vienne et en Autriche. La différence fondamentale entre les deux
figures, c’est que c’est de son plein gré que Wilhem Meister décide de quitter son foyer pour
parcourir le vaste monde, de rencontrer différentes variétés de gens, d’apprendre. Le voyageur
gœthéen est d’un autre siècle, alors que Mekas est un voyageur tragique du XX°siècle. Mais
163 Curlionis, artiste lituanien, est connu comme un des premiers peintres abstraits de l’histoire du XX°siècle, avant
même Kandisky. Il est mort très jeune, dans un asile de fous.
164 « There is no Ithaca... » est le titre d'un recueil de poèmes de Jonas Mekas. La version anglais est l'œuvre de Vyt
Bakaitis, New York : Black Thistle Press, 1996.
165 Jacques Rancière, La Fable cinématographique, coll « la bibliothèque du XX° siècle », Les Éditions du Seuil,
Paris, 2001.
446

quelquefois les deux destins se rencontrent. Quand une « personne déplacée » devient
consciente du voyage, alors Wilhem Meister et la « DP » commencent à se confondre. Ils se
trouvent un nouveau foyer, et ils découvrent qu’ils ont tous les deux le même foyer : la culture.
La troisième partie est une sorte de célébration, puis d'auto-célébration d’une communauté
internationale d’intellectuels à laquelle se joint Jonas Mekas (Adolfas poursuit son voyage vers
l'Italie) : Peter Kubelka, Hermann Nitsch, Annette Michelson, Ken Jacobs, entre autres... sont
pour ainsi dire « canonisés » en reconnaissance de leurs contributions individuelles au cinéma.
Cet acte d'hommage profane exprime de façon détournée mais explicite le désir d'auto-
inscription, et en dit autant sur le Moi mekasien que de longs discours. Mekas projette sur
d’autres son désir de se trouver lui-même, de trouver une maison, son propre toit, dans sa
dévotion aux arts et aux idées. Ces images nous hantent comme souvenirs alors qu’elles
représentent les seuls moments du film où la mémoire n’est pas en train d’envahir les images
d’une manière ou d’une autre. Faire de ses amis des icônes, utiliser leurs accomplissements
comme des miroirs des siens propres, a quelque chose de lyrique et de confusément pathétique
dans le contexte d’une autobiographie.
Dans une certaine mesure, il y a une sorte de quête pour le retour du Moi politique. Ce (sur)Moi
politique devient la substance qui va servir de transition avec la troisième partie, le voyage à
Hambourg et le pèlerinage au camp de travail et à l’usine où les deux frères furent enfermés et
où ils travaillèrent. Ces visites à ces sites de guerre ne sont pas présentés différemment de la
visite nostalgique à la maison familiale : Adolfas est couché à l’endroit même où son lit de camp
devait avoir été posé, Mekas visite la prison où il fut enfermé pour cause de lenteur à la tâche.
La colère longtemps refoulée surgit soudain, aussi inattendue qu'injustifiée, dans une adresse à
des enfants allemands accusés de regarder les étrangers bouche bée (alors qu’ils regardent sans
doute la caméra) « Run, children, run, I hope you never have to run for your life ». Mekas
semble parfois conscient qu'il s'apitoie, et se montrer s’apitoyer sur soi-même est encore une
façon de s’apitoyer. C'est la raison pour laquelle le film ne s’achève pas sur une incapacité à
retrouver le passé et faire que le temps se suspende. Ainsi, Reminiscences... n’est pas un film
dominé par la tristesse :
Il y a aussi de la joie, de la gaieté, c’est équilibré ; ce qu’il y a , c’est que dans la plupart
des cas, la tristesse, comme partie constituante de l’expérience humaine, est éliminée,
comme s’il y avait quelque chose de mal. Mais il n’y a rien de mal dans la tristesse, c’est
une expérience nécessaire, essentielle. 166
166 Jonas Mekas, Je n'avais nulle part où aller (traduit de l'anglais par Jean-Luc Mengus), P.O.L. Éditeur, Paris,
2004 (édition originale de 1991), p.227.
447

Les artistes, figures amies aux yeux de Mekas, offrent par leur histoire, leur démarche artistique,
des solutions de vie. Par exemple, Peter Kubelka, cinéaste autodidacte et figure tellurique, a
choisi de se positionner au centre de l'histoire, de rester en Autriche, même si Vienne n’est plus
ce qu’elle était avant la guerre – il devra néanmoins passer par l'Amérique, invité par Mekas et
Brakhage, pour travailler un son optique ; ses films métriques et métaphoriques auront une
influence certaine sur l'avant-garde américaine. La dernière partie est ainsi l'étrange tentative de
Mekas pour se re-centrer dans une tradition humaniste et culturelle, tout en acceptant les alea de
l'Histoire et le décentrement constitutif de son histoire personnelle. Le positionnement a priori
improbable de Mekas comme « père », ou plutôt « mère » d'un cinéma américain alternatif,
s'inscrit dans cette tentative salvatrice. Aux partitions ancestrales et aux icônes qui ancrent le
destin de Kubelka dans une longue tradition européenne dont les derniers feux sont en train de
s'éteindre (l'incendie aperçu au-delà de la ville à la toute fin du film), vont répondre les écrits
multiples et protéiformes de Mekas – Mekas le Lituanien qui écrit des poèmes, tourne des films
intimistes, écrit son journal depuis plus de cinquante ans maintenant, Mekas l'archiviste d'une
culture américaine Underground, auteur de billets d'humeur dans Film Culture puis de critiques
dans The Village Voice, repère d'une certaine radicalité artistique, d'une esthéthique, fondateur
de l'Anthology Film Archive, mémoire d'une certaine histoire du cinéma – d'une histoire qui lui
ressemble. Dans son ouvrage Visionary Film, Philip Adams Sitney identifie Reminiscences. .
comme le point de basculement dans la quête mekasienne : « The conflict between his lost
childhood and present circumstances is resolved in Reminiscences of a Journey to Lithuania, by
celebrating the present with renewed vigor, namely in community with his fellow artists and
fellow-travelers in the American film avant-garde » 167 .
Nous achevons cette exploration de la subjectivité mekasienne en évoquant un autre double de
Jonas Mekas : Adolfas Mekas, le frère cadet, compagnon de tous les instants, et qui entreprend le
même voyage en Lituanie – ou plutôt un voyage parallèle vers sa Lituanie natale.
- Going Home, ou l'autre retour d'Adolfas, frère de Jonas
Dans le champ de l’humain, comme dans celui des arts, la notion de double se réfère d’abord à la
place du sujet, et en effet, la figure du double se manifeste sous bien des formes dans tout le
travail que nous avons entrepris autour de la subjectivité documentaire : énonciation et énoncés
doubles, reflets et ressemblances à divers niveaux, mises en abyme, portrait en creux, personae
entre autres.
167 Philip Adams Sitney, Eyes Upside Down – Visionary Filmmakers and the Heritage of Emerson, Oxford New
York : Oxford University Press, 2008, p.373.
448

Jonas Mekas a des doubles, nous les avons évoqués au fil de notre réflexion sur son œuvre :
figures mythiques et/ou héroïques, figures artistiques de son milieu Underground, figures
familières de son histoire personnelle, la figure de la mère, et maintenant celle du frère ; ce sont
en tout cas celles que nous retiendrons, car en invoquant avec Mekas et ses doubles une pluralité
d’images duelles 168 , la notion se diffracte en une multitude d’autres, aussi nombreuses que les
visages et personnalités qui jalonnent ses films. La figure du frère est de celles-ci, car elle crée
des liens qui vont vers Jonas Mekas et qui partent de lui vers les autres, sa famille, ses amis
cinéastes etc....
Toute analyse onomastique n’est pas nécessairement pertinente, même si elle est toujours très
tentante. Il semble d’emblée évident qu’elle s’impose ici, quand on connaît le périple de Jonas tel
que le relate l’Ancien Testament, et lorsque l’on sait que le vocable « Mekas » a un sens qui n’est
pas très éloigné du « home » anglais ou du « heimat » allemand. Est-ce encore un hasard si en
grec le prénom Adolfas signifie frère 169 ? Dans la fratrie relativement nombreuse de la famille
Mekas (par inférence, nous l’évaluons à quatre ou cinq frères et une sœur, puisqu'on n'aura
jamais d'arbre généalogique), Jonas Mekas aura son destin scellé à celui de son jeune frère
Adolfas - « Que dit-on quand on dit 'frère'? » s'interroge Derrida 170 ; Mekas répond « un exil
partagé ». Durant la seconde guerre mondiale, la Lituanie est occupée par l’armée allemande
(une des conséquences du Pacte Germano-soviétique), aussi les frères Mekas, particulièrement
érudits, font de la résistance en publiant un journal anti-nazi, ce qui leur vaut d’être recherchés
par la Gestapo – leur histoire commence lorsque leur machine à écrire est dérobée. Sur les
conseils avisés de leur oncle pasteur dont les paroles sonnent comme une mission (« Leave
Lithuania ! Go West ! »), ils vont partir ensemble, voyageant au gré des errements de l’histoire
européenne de camps de réfugiés en camps de travail jusqu’à leur envol vers l’Amérique. Ils
vont tout surmonter ensemble, l’extrême dénuement de leurs premières années new yorkaises,
les emplois alimentaires, les mêmes vêtements de travail ramenés des camps, et surtout l’achat
commun d’une caméra super 8 et leur découverte du cinéma. En bref, leur vie de Displaced
Persons à la fois individuellement et ensemble. La posture de l’exilé que nous avons déjà
168 Nous choisissons cet adjectif à dessein pour décrire la représentation des frères Mekas dans les premières
années, d’autant plus que la langue lituanienne se fonde sur cette notion linguistique du duel : encore aujourd’hui
dans cette langue, non seulement les noms, mais encore les verbes possèdent, à côté des formes de singulier et de
pluriel, des formes propres au duel exprimant « ce qui va naturellement par deux, comme par exemple les parties du
corps, mais aussi les couples » (nous en avons un lointain exemple avec l’expression anglaise « both of us », toi et
moi). L’on peut ainsi considérer cette figure fraternelle du deux comme une survivance de la langue et de
l’imaginaire lituaniens, tout en associant naturellement cette même figure aux paradigmes mekasiens que sont d’une
part l’enfance, et d’autre part l’exil, dans toutes leurs acceptions.
169 Il convient d’emblée de préciser que, si les deux frères collaborent fréquemment et apparaissent dans les
génériques des films de l’un et de l’autre, ni Jonas ni Adolfas n’exploitent l’imago fraternelle.
170 Jacques Derrida, Politiques de l'amitié, Éditions Galilée, Paris, 1994, p.67.
449

évoquée pour sa valeur fondatrice, va trouver son antidote dans la fusion fraternelle qui va
permettre un travail d’identification particulièrement complexe : non seulement entre le familier
et l’étranger mais aussi entre le même et le semblable. De cette confrontation – qui n’a de
confrontation que le nom, on n’est pas dans le schéma d’une lutte fratricide dont un seul
réchappera (disons globalement la vision romantique allemande), les deux bâtiront leur vie dans
la fraternité d’une communauté d’artistes, et vont même collaborer aux aventures esthétiques de
l’un et de l’autre - Jonas Mekas va tirer la substantifique moelle de sa personnalité, et ainsi
élaborer une subjectivité forte construite dans l’adversité comme dans la ressemblance, passant
du « Je » au « Nous » pour finalement revenir au « Je », mais un « Je » plus vaste :
Le fraternel s’introduit dans le sujet sous la forme de l’intrus. Mon frère est aussi le plus
proche, celui qui a partagé le même ventre maternel. Porteur de cette ambivalence, le
fraternel reste à la fois le lieu de la plus tendre complicité – celle du paradis perdu des
lieux originaires – et celui de la plus redoutable lutte pour la survie subjective. Reste alors
à reconnaître au frère, au même, cette part d’étrangeté qui en fait cet ennemi intime dans
lequel je me reconnais. 171
Jonas Mekas cinéaste ne ressemblera à personne, son cinéma ne ressemblera à aucun autre, sa
voix à aucune autre. Il n’y a en effet pas deux voix plus opposées que celles d’Adolfas, ferme et
théâtrale - sa manière à lui de mettre à distance l’émotion - et celle de Jonas, hésitante et intime,
ainsi que nous l’avons décrite dans la partie consacrée à la voice over et à la musique.
Sur les premières images balbutiées des cinéastes en herbe, les deux frères posent
alternativement devant la caméra, puis ensemble, si ressemblants qu’on dirait une image
dupliquée, un reflet dans la glace. Jouent-ils de leur ressemblance ? Il nous faut un certain temps
pour arriver à les différencier en traquant quelques distinctions physiques, le nez un peu plus fin
de Jonas, la carrure légèrement plus large d’Adolfas ou encore le cheveu plus rebelle de ce
dernier. Cette « gémellité », qui n’est somme toute que relative, n’est pas simplement révélée
par l’image, mais elle est aussi mise en scène par elle, comme si cette découverte du cinéma
s’accompagnait dès l’origine d’un dédoublement devant et derrière la caméra. C’est dès lors que
la démarche idéalisée du documentariste va rencontrer celle plus prosaïque, plus vitale aussi, de
la survie du sujet filmant – survie qui commence par une nécessité d’occuper le plan comme il
convient d’occuper le territoire, à la manière mekasienne.
Combien de plans nous montrent-ils ainsi l’un des deux frères debout devant une fenêtre, appuyé
171 Serge Lesourd, « Mon frère, mon tendre ennemi », in la Lettre de l’enfance et de l’adolescence, n°62, 2005,
p.33.
450

contre la chambranle, pensif, ou le visage collé à la vitre, ou encore de dos en chemise blanche
fixant l’espace extérieur, filmé par l’autre ? Quand Jonas Mekas entreprendra de monter ces
premières images aux signifiants encore peu déterminés, il lui faudra rajouter les intertitres pour
dire ce que visuellement on ne peut identifier avec certitude : «My brother, Adolfas.. »
Ces images du cinéaste en jeune homme - des cinéastes en jeunes hommes, puisqu'il convient de
préciser qu'Adolfas est lui-même cinéaste 172 - participent de la pratique du portrait telle qu’on
peut la trouver en littérature ou en peinture. Portraits croisés de l’un par l’autre dans le premier
temps de la découverte de l’expression cinématographique, car ce n’est qu’avec la pratique
régulière du journal filmé que le portrait va lentement se transformer en autoportrait (même si
c’est souvent un portrait en creux), c’est-à-dire un regard. Le point de basculement sera très
probablement la séquence où Jonas Mekas traverse littéralement le plan, passant de l'autre côté
du miroir, pour ainsi dire (voir Mekas 1, photos n°6 et 7), et la série d’images frontales de lui-
même marchant ensuite dans les rues de New York - images probablement tournées par Adolfas
qui prend part à toutes les expérimentations - les mains dans les poches, plein cadre, en terrain
(enfin, laborieusement) conquis. C’est en effet le journal filmé de Jonas, document fidèle à nul
autre pareil, qui va mettre à l’épreuve cette image duelle et progressivement distinguer les deux
jeunes hommes qui ont pu un temps paraître comme deux copies conformes. Lost Lost Lost, c’est
aussi pour Jonas Mekas, lui qui ne rêvait que de labourer le champ de sa terre natale, le moyen
de défaire ce nœud gordien qui le retient et le fait souffrir. Accepter la séparation, l’exil,
l’éloignement, la solitude, la différence, se construire sur les ailes du vent fou qu’est l’histoire du
XX°siècle, entrer en cinéma comme il est entré en exil.
Les deux voyages vers la Lituanie
Jonas et Adolfas composent de nouveau une dyade - réunion de deux principes opposés et
complémentaires - dans leur projet commun de retourner en Lituanie durant l’été 1971, après
vingt-sept années d’exil sans revoir leur terre natale. Cette étroite destinée fait écho aux
remarques d'Otto Rank dans son ouvrage consacré à la figure du double : « Il semble qu’au
début les jumeaux ne pouvaient exécuter leurs actions héroïques qu’ensemble, parce que c’est
précisément la géméllité qui leur assurait la vie. » 173 Ce n'est qu'à mesure de l'écriture de son
172 Né en 1925, Adolfas Mekas est principalement connu pour son film Hallelujah the Hills, 1963, qui représente
une date importante dans l'avènement du New American Cinema prédit par son frère. Il tourne également The Brig
(1964) en collaboration avec son frère, Skyscraper, 1965, Windflowers, 1968, et enfin Going Home, 1971.
173 Otto Rank, Don Juan et le double, Éditions Payot-Rivages, 1914-2002, pp.89-90.
451

journal filmé où il entreprend d’investir son espace personnel, que Mekas va abandonner son
frère – jumeau de destinée, pour d'autres figures tout aussi héroïques, d'Ulysse à Peter Kubelka.
Ils entreprennent le voyage ensemble, mais tourneront chacun un film retraçant leur propre
voyage, Adolfas tourne un film de soixante minutes qu’il intitule Going Home 174 , mettant
l’accent sur le trajet géographique qui le ramène « à la maison ». Tandis que son frère Jonas
tourne Reminiscences of a Journey to Lithuania - nous avons vu que l’accent ici n’est plus du
tout mis sur le trajet géographique, mais plutôt sur le voyage temporel, en d’autres termes, le
souvenir. Les deux frères sont accompagnés de Pola Chappelle, la compagne d’Adolfas ; cette
dernière va elle aussi tourner son propre film, sobrement intitulé Journey to Lithuania – certains
observateurs trouveront que ce film est le plus réussi des trois. Grâce à ces trois versions d’un
même événement, et notamment les deux versions des frères Mekas sur lesquelles nous allons
nous arrêter un moment, nous disposons d’un matériel particulièrement intéressant pour notre
étude de la subjectivité documentaire. En effet, malgré le fait qu’ils relatent tous deux les mêmes
trajectoires, les mêmes micro-événements, ancrés dans la réalité de leur voyage et de leur séjour
lituaniens (le lait à la ferme, les fêtes de famille, les repas de la mère), les deux films sont
complètement étrangers l'un à l'autre.
Le film d’Adolfas est narratif et chronologique, et en cela plus proche encore de la forme
(convenue) du journal. Nous avons des informations sur l’appartement d’Adolfas et de sa
compagne, la perspective d’un retour avec l’épisode plutôt humoristique des tomates qui auront
besoin d’être arrosées et des chats bien nourris. Nous obtenons également des informations sur le
trajet, avec des images conventionnelles du genre « carnet de voyage » des ailes de l’avion et du
paysage dans la brume, le visage du voyageur plongé dans ses pensées. Il s’agit ici bel et bien
d’un trajet géographique avant d’être un trajet temporel - ce qui n’est pas du tout le cas du film
de Jonas Mekas. Dans une certaine mesure, la restitution cinématographique d’une expérience
semblable, est assez proche de la restitution poétique à quatre mains que font Dorothy et William
Wordsworth du même événement, en l’occurrence l'épisode où ils relatent chacun à leur manière
la découverte quasi magique du champ de jonquilles au bord du lac (avril 1802). 175
174 Le DVD d'accompagnement contient un extrait du film d'Adolfas Mekas.
175 Le poème de William Wordsworth, I wondered lonely as a cloud, se trouve in Harold Bloom & Lionel Trilling,
The Oxford Anthology of English Literature – Romantic Poetry and Prose, New York London & Toronto : Oxford
University Press, 1973, p.174. L'entrée du Journal de Dorothy Wordsworth « The Grasmere Journals », en date du
15 avril 1802, se trouve in Mary Moorman (edited by), Journals of Dorothy Wordsworth: The Alfoxden Journal
1798, The Grasmere Journals 1800-1803 , New York : Oxford University Press, 1971, pp.109-110.
452

À l'opposé du souffle mekasien, la voice over d’Adolfas, très présente, se fait souvent
déclamative, résurgence sans doute de son constant désir d'être acteur – et d'ailleurs, avant même
de filmer le chemin qui mène à la datcha familiale, Adolfas consacre plusieurs séquences à ses
amis acteurs, de Dublin à Kaunas (Lituanie). Ce ton qu'on associe confusément avec l'histoire
officielle des deux frères, laisse parfois poindre une ironie légère, signe d'une relativisation de la
portée des événements qu'ils sont en train de vivre – comment comprendre l'invitation un peu
forcée d'Adolfas, quand il s'exclame « Let's go ! Let's go home ! ». Ainsi, le film d’Adolfas est à
la fois plus gai et plus triste, plus nostalgique et plus documentaire que celui de Jonas, ce dernier
préférant composer une sorte de tableau impressionniste qui représente l’état de sa mémoire,
quelques couleurs, quelques lumières, quelques flashes....
On pourra ainsi résolument placer le cinéma de Jonas dans le champ métaphorique de la
représentation (in absentia) et celui d'Adolfas dans le champ métonymique, ou syntagmatique
(in praesentia ), comme si ce dernier plaçait plus sa confiance dans les signifiants, les signifiants
verbaux en particulier, et qu'il les combinait à l'envi – activité littéraire pleinement revendiquée
par Adolfas qui lit, semble-t-il avec plaisir et détachement et dans un lyrisme désuet,
contrebalancé par une bande-son très pop/rock, les entrées de son journal débuté en 1944, alors
qu'il s'apprêtait à quitter la Lituanie pour ne plus y revenir avant 1971 : « From my diary,
November 29th, 1944, Germany - it was an afternoon of July, when I said goodbye to my father,
my mother said nothing, she just sat there on the double bed, motionless, like a portrait... »
(plans de la mère en plan américain, puis mêmes plans de la mère avec l’oncle dans le jardin de
fleurs, plan de Jonas les filmant). De même, il remplit les blancs du trajet de Jonas, met des mots
sur les images tremblées, sur les plans qui insistent tout en restant obtus : « These are roads I
remember.... The road to Birzaï... Birzaï.....Birzaï.....I'm getting closer and closer.... »
Le tournage de Going Home présente un travail global de connotation américaine, notamment en
ce qui concerne les musiques plaquées sur les images exploitant principalement un trope ironique
et forcément décalé – c’est par exemple sur une musique nostalgique irlandaise qu’Adolfas relate
son arrivée à Birzaï, la petite ville dont dépend le village de Semeniskaïa où vit la famille Mekas.
De même, le cadre sera souvent de type « américain », avec l'objet systématiquement placé au
centre. La démarche d'Adolfas est résolument documentaire, visant à l'enregistrement de
l'événement, et pour ce faire, emploie un cadre plus apaisé que celui de son frère, où les plan
s'étirent au rythme de l'évocation. Il accumule ainsi les plans de groupes qui posent devant
l'objectif, sur des airs de fanfare qui rendent les scènes désuètes, à la limite du ridicule. La
453

longueur – langueur – des plans détruit l'impression picturale que donne Jonas à ses
« Glimpses », comme si les couleurs étaient plus délavées chez Adolfas, comme si elles
appartenaient à un passé révolu – une impression rendue notamment par l'entreprise d'Adolfas de
gommer les distances temporelles et émotionnelles, ce que Jonas ne fait pas du tout. Images
d'archives et photos encadrées surannées jalonnent ainsi un parcours qui s'effectue dans une
relative symbiose avec la réalité extérieure.
Prenons l'exemple de la pendule maternelle que filment les deux cinéastes. Les images au
caractère documentaire affirmé d'Adolfas, viennent éclairer les mystères entretenus par Jonas qui
ne donne que très peu de renseignements factuels, et ne représente les lieux lituaniens que
fragmentés à l'extrême, à la limite de l'abstraction pour ce qui est de certains détails, comme la
pendule – l'horloge qui sonne les heures de leur temps passé en Lituanie, et qui renvoie encore et
toujours à l'exil. Le spectaculaire gros plan sonore de la pendule en hors-champ chez Jonas - une
forme de « glimpse » sonore, une impression, un travail de résonances - est ici complètement
démystifié par un panoramique classique qui relie dans un même mouvement le système de
pendule du puits à l'extérieur avec la pendule accrochée sur le mur de la petite cuisine plongée
dans l'obscurité dans la modeste datcha de la mère. Au principe de plaisir du signifiant sonore,
répond chez Adolfas le principe de réalité.
« Le retour du mort » 176
Une des différences notables entre les deux représentations, concerne les images des parents
Mekas. Si les images de Jonas Mekas sont saturées de références maternelles, quand ce ne sont
pas des images mêmes de la mère dont on a vu qu'elles sont le support d'une quête primitive,
d'une topique récurrente de l'origine - « O! Women of my childhood ! » - les images d'Adolfas
tentent de rétablir quant à elles la place centrale du père, en revenant explicitement et à plusieurs
reprises sur la mort de ce dernier, en filmant sa pierre tombale, son nom etc..., alors que Jonas n'a
de cesse que de détruire non pas la figure du père, mais l'idée d'un phallogocentrisme – il est et
restera du côté de la mère. De même, Adolfas va rétablir son autorité en évoquant nombre de
souvenirs relatifs au père, accompagnant ces souvenirs avec des airs d'époque (fin XIX° siècle).
Il se souvient tout particulièrement du fait qu'il lisait la Bible tous les samedis - ils étaient
Protestants par tradition lituanienne et non pas par choix, ce qui explique qu'Adolfas se
176 Nous empruntons cette locution à Roland Barthes, dans La Chambre claire, coll. « Cahiers du Cinéma »,
Éditions Gallimard, 1980, p.23.
454

souvienne encore des prières pleines de rage de Jonas, alors que lui était trop jeune encore pour
prier ; ils devraient maintenant poursuivre la tradition, conclut Adolfas. Il en va de même avec
les arbres que le père avait plantés, des bouleaux, et qu'Adolfas compare à la famille Mekas :
« Father planted five birchtrees : two of them fell down, one is completely twisted, and two
birches are tall, lean and beautiful ; and these two are Povilas and Petras, the twisted was
Kostas with his broken leg, and the fallen trees are me and Jonas... » Cette phrase, dite sur un
ton dont on ne saura dire s'il est grave ou léger, tant la diction met à distance l'émotion, montre
comment la figure paternelle reste chez Adolfas le symbole de l'autorité, de la loi et du sens ; le
mot « fallen » renvoie explicitement à l'épisode biblique, véhiculant la culpabilité d'Adolfas –
culpabilité non partagée par son frère.
Enfin, Adolfas se sent investi d'une mission « paternelle » : marier son frère Jonas qui commence
à prendre de l'âge et est resté résolument célibataire, en interprétant les signes féminins alentours
comme des invitations à son encontre – ce n'est qu'à la toute fin du film, au départ de Kaunas,
qu'on sentira les premiers frémissements d'un déplacement de l'objet maternel vers un autre
objet, encore imprécis, les jambes fugacement aperçues d'une jeune fille – du corps de la police,
de surcroît. Cet exemple tend à montrer que les moments vécus par l'un et l'autre font l'objet
d'interprétations subjectives parfois opposées, comme les deux faces inversées d'un miroir - il en
va ainsi de la scène des deux frères fauchant les champs en friche de la mère (voir Mekas 3 photo
17) : dans la séquence de Jonas, c'est lui-même qui fauche, et dans la même séquence filmée par
Adolfas, c'est Adolfas qui fauche. Seul, le chœur improvisé des hommes chantant des airs
populaires, se trouve identiquement reproduit chez l'un et chez l'autre – la musique comme trait
d'union.
De la même manière qu'Adolfas a rétabli le père en pivot familial, il rétablit la mort dans ses
prérogatives historiques, là où le film de Jonas est marqué soit par par l’absence, le souvenir,
l'évocation, soit par des images de remplacement – le chemin tracé dans les blés, la route
sinueuse qui se perd dans la distance, la barque flottant sur l'étang etc.... Le film d’Adolfas est
hanté par la mort qui naturellement s'impose dans les photographies des défunts, les plans
insistants de pierres tombales – si Jonas filme les mêmes pierres tombales, c'est dans une
séquence sur le rôle (inébranlable ) des femmes (voir Mekas 3 photo 18), dans une quête
poétique qui fait des pierres les signifiants d'un poème visuel 177 . Puis vient la longue évocation
177 Dans La Fable cinématographique, Jacques Rancière analyse le film de Chris Marker, Le Tombeau d'Alexandre,
et compare le « tombeau » dressé par Marker au cinéaste Alexandre Medvedkine à un poème : « Un tombeau
n'est pas une pierre, ce n'est pas non plus une métaphore, c'est un poème. » ( La Fable cinématographique,
455

de sa petite copine de classe de l'époque, juive, qui fut tuée par les Allemands – une petite amie
dont il ne se souvient même plus du prénom et à qui il offre un plan de fleur en gros plan (Jonas
dira plus loin qu'elle s'appelait Onute). La mort poursuit alors son travail, en trouvant dans le
cinéma d'Adolfas une voie toute tracée, puisque Adolfas a fait le choix d'un film-chronique, où
les cartons habilement insérés au montage sont chargés d'aménager, d'annoncer les mauvaises
nouvelles – Mekas quant à lui ne filme que quelques corbeaux dans un champ de blé. Ainsi, c'est
Adolfas qui évoque la mort du père, annonce la mort de leur frère quelques temps après qu'ils
sont retournés en Amérique, et enfin la mort de la mère un peu plus tard – l'occasion pour
Adolfas d'accéder à une combinaison images/sons un peu plus symbolique, grâce notamment à la
lecture du poème d'un poète lituanien, Salomeja Neris, qui parle d'une fleur, la dent-de-lion –
vers qui sont suivis par des plans de cette fleur alternés avec des portraits de la mère : « O, dent-
de-lion, ma fleur merveilleuse / À quoi rêves-tu dans le vent ?/ Où poseras-tu ta tête blanche /
Où dormiras-tu ce soir / Le vent souffle dans tes cheveux / Tes cheveux blancs s'envolent au vent
/ Dans les champs nus de l'automne / Volent les cheveux blancs de ma dent-de-lion... »
Reminiscences .... ou le travail de la mémoire
Ceci nous ramène aux écrits de Mekas sur le cinéma personnel, que nous avons évoqués au
Chapitre I. Si ces écrits constituent une revendication pour un espace culturel dans lequel une
pratique alternative du cinéma pourrait exister, ils commencent dans le même temps à établir un
canon alternatif. Maintenant que la pratique d’un cinéma personnel a été établie, on peut
commencer à examiner comment cette pratique alternative porte en elle non seulement des
notions de genre mais aussi le mythe d’une persona artistique. Une des lectures possibles de
Reminiscences... serait de lire le film comme la réalisation de ce mythe : l’artiste fabrique un
portrait de lui-même comme DP, dont la mère et le passé forment le centre vers lequel il voyage
comme partie de sa quête. La « vérité » mekasienne est assurément à trouver dans ce qui est le
plus immédiat, le plus instinctif, le plus émotionnel, en privilégiant la perception elle-même -
les aperçus de fleurs. Si le cinéma, en tant que dispositif filmique, présente des difficultés
multiples dans la création d’auto-portraits et d’écriture autobiographique, on peut cependant voir
comment il devient le médium privilégié pour le type de souvenir/réminiscence et de vérité que
Mekas cherche à révéler. La perception est le support sur lequel la mémoire est incrustée. Les
rendus filmiques des moments considérés au présent au moment de l’enregistrement deviennent
des produits de la mémoire, des sou-venirs, lorsqu’ils sont collectés et réagencés par le montage
coll. « La Librairie du XXI e siècle », Éditions du Seuil, Paris, 2001, p. 204.)
456

– un montage qui inclut une voix, une voix qui porte le poids du passé, transformant la
phénoménologie de l’expérience en celle du souvenir et de la réminiscence.
Il convient pour conclure de « boucler la boucle », en revenant sur ce mot de « reminiscence » :
Bien qu'il puisse, comme « memory », signifier le retour cognitif du passé, il est aussi employé
pour impliquer un état extrait de la mémoire : les mémoires mises dans une forme littéraire,
l’équivalent brut des « memoirs », l’écriture du passé, quoique moins formelle, moins objectivée
que l’autobiographie – un « diary », par exemple. En fait, le mot « reminiscences » peut être
employé pour exprimer le fait de raconter une seconde fois, oralement, alors que les mémoires et
l’autobiographie signifient simplement écrire. Derrida a plaidé en faveur de la parole au
détriment de l’écriture, comme nous le verrons dans notre présentation de l'œuvre d'Emile de
Antonio au Chapitre V. Le choix du mot « reminiscences » suggère une envie de situer ce film
plus du côté du résultat d’une opération expérimentale de la mémoire, que du côté de l’écrit, de
l'inscription. Quoi qu'il en soit, c'est dans le fossé entre mémoire et expérience que s'inscrit le
cinéaste à jamais déplacé qu'est Jonas Mekas.
En précurseurs du sujet, Platon et Aristote établissaient déjà les traits d’une double énigme :
Image d’une chose absente / notion d’auparavant et d’une dualité : Présence du souvenir et
recherche du souvenir (réminiscence). Nous venons de voir que bien qu'ils aient vécu les
événements au diapason, comme deux frères siamois, les deux hommes n'en ont pas moins une
subjectivité parfaitement distincte – des souvenirs distincts par conséquent.
Dans un de ses articles, Paul Ricœur 178 distingue trois phénomènes à distinguer pour la réussite
d'une réminiscence : Il repère d'abord « la mémoire empêchée » qu'il situe du côté freudien de la
forclusion, puis « la mémoire manipulée » qu'il attribue à la subjectivité de tout récit, et enfin
« la mémoire obligée », ou le devoir de mémoire. Il est étrange de constater que Jonas Mekas ne
sacrifie à aucun de ces processus mémoriels. D'une part, en évitant de convoquer des souvenirs
nécessairement lacunaires et frappés d'obsolescence par le décalage irrémédiable entre les
événements qu'on tente de se remémorer et le temps présent de l'énonciation – ce qu'il montre
bien dans la première partie, en opérant des confusions temporelles volontaires. Il ne saurait par
conséquent y avoir de mémoire manipulée – ce qu'Adolfas n'évitera pas. Enfin, il n'y a pas non
plus de mémoire obligée ; la subjectivité omniprésente de Mekas s'oppose à toute mémoire
collective.
178Résumé d'un article de Paul Ricœur « L'écriture de l'histoire et la représentation du passé », Annales HSS, juilletaoût
2000, www.gerald-guillot.fr/cv/docs/Une%2520r%25E9flexion%2520sur%2520la%2520musicologie.
457

Car au fil de la composition de Reminiscences...., Jonas Mekas comprend qu'il ne peut pas
revenir en arrière. Le psychanalyste Boris Cyrulnik, dont la vie présente des coïncidences avec
celle des frères Mekas et de la plupart des exilés, résume cette prise de conscience ainsi :
« Longtemps j’ai cru que pour avoir de la mémoire, il suffisait de battre le rappel des souvenirs,
jusqu’au jour où il m’a fallu admettre que le passé n’était pas simple ; je venais de comprendre
que la mémoire n’était pas le retour du passé, mais sa représentation. » 179
Quelques aperçus sur l'œuvre mekasienne, pour conclure...
L'œuvre entière de Jonas Mekas, que la seconde guerre mondiale a contraint à s'exiler de sa
campagne lituanienne pour immigrer à New York où il vit depuis lors, offre un exemple singulier
et sublime de cinéma utopique. Sa démarche cinématographique a été déterminée par divers
schémas qui empiètent et influent les uns sur les autres : la manière dont il a vécu le récit
moderniste, le déplacement du biologique, du rural vers le citadin, les alea d'une vie ballottée par
l'Histoire, sa volonté de sauvegarder une identité au cœur de la confrontation entre les blocs de
l'Est et de l'Ouest, entre lui, modeste lituanien et le reste du monde, le va et vient continuel dans
son travail entre l'écriture et le cinéma, qui tous deux puisent à tour de rôle aux sources de l'autre,
et sa quête d'un cinéma authentiquement poétique – David E. James parle quant à lui de
« populist cinema » 180 , ce qui ne nous paraît pas tout à fait exact, même dans l'acception la plus
positive du terme. Il semble que la richesse formelle et la complexité discursive de ces films-
journaux commencent à peine à être envisagées aujourd'hui par les critiques, sans doute parce
que ces objets filmiques ne ressemblent à rien d'autre de connu 181 – seuls les écrits de Montaigne
ou de Rousseau, et de Thoreau bien sûr, par leur caractère essayiste et brillant pourraient offrir
un pendant digne de l'œuvre mekasienne, toutes proportions gardées qui plus est. Les approches
heuristiques du cinéma de Mekas, dont la nôtre, bien que partielle, butent le plus souvent sur les
difficultés à donner une vision cohésive d'une œuvre qui se joue des formes, des formats, des
écritures et se réinvente sans cesse. Le fait est que le langage vient rapidement à manquer pour
exprimer le dispositif mekasien, tant les films, les images et les sons se répondent, comme autant
de manifestations protéiformes du sujet ; ce qui explique que nous ayons eu recours à des
179 Boris Cyrulnik, « Très loin du passé simple », in Les Dossiers de la Recherche, n°22, février-avril 2006, p.7.
180 David E. James, « Film Diary/Diary Film : Practice and Product in Walden », in David E.James (edited by),
Jonas Mekas & The New York Underground, Princeton New Jersey : Princeton University Press, 1992, p.145.
181 En effet, les expériences diaristiques d'une vie sont rares. Le travail filmique du cinéaste et essayiste belge Boris
Lehman, est non seulement plus courte dans le temps, mais surtout il n'embrasse pas dans un même mouvement
de caméra l'histoire du sujet et la saisie d'un monde qui continue de tourner. On notera cependant l'entreprise de
cinéastes plus jeunes comme Andrew Noren (The Adventures of the Exquisite Corpse Part I -Part V, 1968-1987 ;
Scenes From Life,1972 ; Imaginary Light, sur son jardin, 1995) ou Warren Sonvert, aujourd'hui décédé
(Carriage Trade , 1972 ; Friendly Witness, 1989 etc.....)
458

citations, fragments de poèmes ou de remarques de l'auteur, ce dernier étant encore le mieux
placé pour parler de son œuvre.
Dans un film que le documentariste français Dominique Dubosc tourne sur Jonas Mekas en
1992 182 , Visiting Jonas Mekas, ce dernier, mis en confiance par la démarche à la fois directe et
tendre du documentariste français - une démarche mimétique de celle de l'homme qu'il visite -
tente de lui communiquer le sens de sa vision du monde ; ce qui fait qu'il éprouve encore le désir,
à plus de quatre-vingt ans, de prendre sa caméra et de tourner des images du monde qui l'entoure.
Rien de réellement intime pourtant ne ressort de ces échanges, et Mekas ne cesse d'avoir recours
à des histoires, historiettes et allégories – toujours le même procédé depuis le journal d'exil I
Had Nowhere to Go. C'est alors qu'il lui raconte à sa manière 183 le moment où Adam et Eve
furent chassés du paradis. Les deux pécheurs ayant été interdits de se retourner, fuient honteux
vers leur destinée, mais Eve, trop curieuse, se retourne et aperçoit quelques lueurs du paradis en
train de disparaître dans un immense incendie, si bien que quelques particules, quelques
poussières célestes retombent sur les deux exilés. Raccourci vertigineux qui éclaire
singulièrement les choix esthétiques et stylistiques du cinéaste. On ne peut que penser aux
aperçus de Reminiscences ..., à leur beauté fugace et pourtant si persistante dans la mémoire, et
penser aussi à l'incendie de Vienne qui clôt le film. Comme les particules célestes, les fragments
visuels d'images, se font mots, langage, avec lesquels il écrit (toujours) son film-journal : « […]
Yes, those fragments are still here, and each of us must go on looking after them, and hold them,
and share them….. Maybe one day we’ll put all thoses fragments back together, who knows ? But
it’s not even needed…. I think that if the Paradise is deep in us, we just have to feel that it’s
there. »
Une épiphanie après l'autre, c'est ainsi qu'on pourrait définir le cinéma de Mekas en définitive,
comme le souligne David E. James:
The constantly voyaging camera creates a continuous stream of visual aperçus, alighting
on one epiphany after another – a face, a cup of coffee, a cactus, a foot, a dog scratching
itself, another face, a movie camera. 184
182 Un film de 70 minutes, majoritairement tourné dans l'appartement de Mekas et à l'Anthologie Film Archives.
183 Nous restituons ici le texte original, tel que Mekas le raconte dans le film de Dominique Dubosc : « Once I was
told a tale, that when Adam and Eve were leaving the Paradise, and when Adam was sleeping under a big rock
in a deep shadow, Eve woke up and she looked back and she saw the glow of Paradise, the globe of paradise
explode into tiny little bits, fragments…… and those fragments rained back on earth, and it rained back into
everything, into the soul of Eve and that of the sleeping Adam. Now, Eve never told this, she never told it to
Adam….. that paradise had gone and that only the fragments of it remained…… »
184 David E.James, « Film Diary/Diary Film », in To Free the Cinema : Jonas Mekas & the New York Underground,
Princeton New Jersey : Princeton University Press, 1992, p.175.
459

Au fil des quêtes mystiques par films interposés, Mekas semble avoir finalement trouvé une sorte
de paix. « Si nous ne nous voyons pas dans un monde féerique, cela tient seulement à la faiblesse
de nos organes et au mince contact que nous avons avec nous-mêmes », écrit Novalis dans ses
Hymnes. Le souci du cinéaste Mekas est le même que le souci du poète : dire le monde en
recueillant les signes, faire de chaque film/poème un lieu de « recollection » des morceaux
dispersés du paradis, ou de « quelque chose dont ces vues seraient des éclats épars, comme
venus d’un autre espace. » Dans un de ses derniers films, Mekas revient encore sur ses visions
paradisiaques, dans As I Was Moving Ahead, Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty 185 :
I do not know where I am.
But I know I have experienced
some moments of beauty,
brief moments of beauty
and happiness
as I am moving ahead, as I am
moving ahead, my friends !
I have, I know I have
experienced some brief brief
moments of beauty, my friends !
185 Film de 288 minutes.
460

B- Robert Kramer, ou l'éternel voyageur
J’ignorais qui verrait mes films. Ma
stratégie était en fait celle de la bouteille à
la mer – un cri dont on entendrait jamais
l’écho...
Robert Kramer, Milestones 186
C'est l'histoire de l'émigration intérieure et
extérieure, une suite de regards sur le
courage de vivre. C'est l'obsession des
lieux où sans cesse des gens projettent leur
vie dans la vie d'autres gens.
Johann Van Der Keuken, Vers le Sud 187
Après notre exploration de l’œuvre de Jonas Mekas, l’œuvre de Robert Kramer présente un
(autre) cas tout à fait particulier de subjectivité documentaire, dont l’originalité et la complexité
de l’expression en font un corpus néanmoins incontournable de notre réflexion.
Afin d’examiner l’évolution des formes de la subjectivité kramérienne, nous avons choisi de
nous concentrer sur trois films au cœur du versant documentaire de son œuvre : il s’agit de Route
One /USA, Dear Doc et Berlin 10/90, les films ayant été tournés en 1988-1989 et 1990.
Route One / USA marque le retour de Kramer sur le territoire américain, à l’occasion d’une
traversée odysséenne nord/sud en compagnie de Doc, un personnage mi-réel mi fictif qui pénètre
les espaces tandis que Kramer, initiant un nouveau cycle où il migre derrière la caméra, filme les
rencontres improvisées et les paroles échangées.
Dear Doc a été tourné dans le sillage de Route One / USA, comme une sorte de lettre d’adieu –
lettre d'adieu à Doc, personnage fictif qu’il a laissé là-bas, en Amérique, mais lettre d’adieu aussi
à Paul McIsaac, celui qui prête son corps et sa voix à Doc. Comment dire adieu à trente années
d’amitié créatrice, comment se souvenir et passer à autre chose, comment continuer l’expérience
du cinéma, qui n’est pas autre chose qu’une expérience de vie ?
Enfin, Berlin 10/90 clora notre exploration : un film de commande tourné en 1991, quelques
mois après la chute du Mur de Berlin. Ce film, composé d’un unique plan-séquence, offre une
expérience de cinéma poussée à la limite, où le sujet Kramer, plus radical que jamais, est seul
186 Robert Kramer, « Milestones », in Les Cahiers du Cinéma n°541, pp.21-22.
187 Film de 1981.
461

maître à bord de son film : acteur (dans le sens « personne qui prend une part déterminante dans
l’action »), opérateur, preneur de son, monteur, commentateur, réalisateur. Ici, la réflexion
s’articulera autour di fait que les hommes, sujets pensants, sujets physiques, sont les agents de
l’Histoire.
Le retour de Prométhée : le travail de la fiction
Dans notre présentation succincte des films choisis, nous écrivons à dessein « versant
documentaire », car nous voulons d’emblée lever une ambiguïté qui pourrait bien planer sur la
démonstration et en affaiblir l’argumentation. En effet, probablement plus que toute autre,
l’œuvre de Robert Kramer échappe, résiste à toute tentative de classification, de dénomination.
Si, en guise d’hypothèse – l’on sait aujourd’hui que le débat ne se situe pas en ces termes - l’on
considère l’expression cinématographique comme un axe dont les deux pôles seraient, d’une part
la fiction et d’autre part le documentaire dans leur version canonique (en admettant qu’elles
existent), l’on dira alors que Robert Kramer se promène indifféremment sur cet axe, franchissant
allègrement les frontières, ou bien qu’il superpose l’axe comme deux versants d’une même
réalité, la sienne. Mais l’image la plus fidèle de sa représentation, c’est Kramer qui tord l’axe,
comme pour fabriquer une de ces figures énigmatiques qu’affectionnent les théoriciens (Adorno,
Lacan, Zizek entre autres) : une sorte de ruban de Moebius 188 . On l’aura compris : le dispositif
mis en œuvre par Kramer dans ses films interpelle l’observateur qui se trouve confronté à une
approche cinématographique proche de la tabula rasa , où les clivages documentaire/fiction,
forme/fond, soi/l’autre, espace/temps, ici/là-bas, Histoire/histoire(s), mémoire/oubli n’ont plus
cours. Dans son ouvrage La Fable cinématographique, Jacques Rancière propose une dialectique
fiction/documentaire qui sied au dispositif kramérien des « années Doc » – comme on peut parler
des années Karina pour Godard. Jacques Rancière revient sur l'étymologie de « fiction »,
« fingere », pour introduire l'idée de « forger une image » 189 - ce qui nous convient tout à fait,
puisque nous avons suggéré dès l'ouverture de ce travail par l'œuvre de Stan Brakhage, que le
cinéaste personnel est une figure prométhéenne. La fiction, toujours selon Rancière, « C'est la
mise en œuvre de moyens d'art pour construire un 'système' d'actions représentées, de formes
assemblées, de signes qui se répondent. » C’est exactement le travail effectué par Kramer, des
images « naturelles » aux images « personnelles ». Ainsi, poursuit Jacques Rancière :
188 Concept théorisé et divulgué par August Moebius en 1865, il s’agit d’une surface, telle une bande de parpier qui
aurait subi une torsion d’un demi-tour, puis collée aux extrémités, qui a donc comme propriétés que les deux faces
n’en font qu’une et qu’elle n’a qu’un seul bord - en mathématiques, on parle de surface non orientable. Le ruban de
Moebius alimente, de par sa particularité, des débats philosophiques et les spéculations les plus diverses. Par
exemple, Adorno en qualifie la surface textuelle inégale des Essais de Montaigne, et Lacan y voit une surface sans
image spéculaire.
189 Jacques Rancière, La Fable cinématographique, coll. « La Librairie du XXI e siècle », Éditions du Seuil, Paris,
2001, pp.202-203.
462

Un film documentaire n’est pas le contraire d’un film de fiction du fait qu’il nous montre
des images dans la réalité quotidienne […] Le film documentaire peut donc isoler le
travail artistique de la fiction en le dissociant de ce à quoi on l’assimile volontiers : la
production imaginaire des vraisemblances et des effets de réel. Il peut le ramener à son
essence : une manière de découper une histoire en séquences ou de monter des plans en
histoire, de joindre et de disjoindre des voix et des corps, des sons et des images, d’étirer
ou de resserrer le temps.
Il conviendra par conséquent d’examiner, dans l’espace de chaque film, les ressorts dynamiques
et ainsi les manifestations d’une subjectivité protéiforme et dense qui compose et étoffe le film,
et fait basculer la représentation dans le champ de l’expression personnelle - « qui concerne une
personne, lui est particulier, lui appartient en propre 190 » :
It’s difficult to distinguish between the way one is formed by the life around one, and the
form one gives to things just by thinking about them with the specific means one has at
one’s disposal. It is a vicious circle and surely no one escapes from their subjectivity. In
the pratice of a life, that subjectivity is what one has to work with 191 . i
Stratégies dialogiques
Force est de constater que l’expression kramérienne s’inscrit parfaitement dans la forme de
l’essai telle que nous l’avons définie au Chapitre I : un espace ouvert où le film engage un
véritable dialogue avec le cinéma, le monde historique dans lequel il s’inscrit, et enfin et surtout
avec son auteur :
At any rate, I didn’t feel like I knew too many answers, the things you know for sure are
so known you doubt they could have much value to anyone, so turning the questions
around and around, watching their contours change with the light and time and distance,
with the changing moods of looking, or the history around them, I was forced to accept
that, having no message as such, I only had something to keep trying to live out. 192
Chaque film est pour Kramer le moyen d’expérimenter une nouvelle approche, un nouveau
rapport au monde et à l’autre, car la position privilégiée du sujet-Kramer est celle de passeur, et
plus précisément d’interlocuteur 193 :
I hope that there is […] the interchange between someone, one other person, one
mind/body, and one of the movies. Something that happens in a specific time and place,
to someone, and in front of the screen. An event that is singular, that, like a conversation,
does happen in both directions, and whose existence is confirmed by the traces it leaves
after. I dream of this relationship. I try as best as I can to make it happen, that the movie
slips into someone, as secretive and unexpected as the arrival of love or desire, or
190 Définition proposée par le Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, en 6 volumes,
vol.5, p.140.
191 Version électronique originale du texte de Robert Kramer intitulé « Snap Shots », in Trajets à travers le cinéma
de Robert Kramer, Éditions de l’Institut de l’Image, Aix en Provence, 2001, pp.7-32.
192 Ibidem, p.3.
193 Nous retenons ici la définition que nous donne le Grand Robert alphabétique et analogique de la langue
française en six volumes : 2°- personne qui parle, converse avec une autre. Nous retenons pour une démonstration
future la première acception : « personnage qu’un écrivain introduit dans un dialogue », par exemple, les
interlocuteurs des dialogues de Platon.
463

sometimes like a knife. That the movie infiltrates around the obstacles and expectations
that increasingly dominate our internal landscape, that diffusing outward the movie
escapes the given compartments that organize our experience, and squeeze that event into
old familiar (and therefore harmless) grooves. A movie, entertainment, a documentary,
art, culture, militant : the names weigh the thing down so that it can’t fly anymore. This is
how we die. 194
Voici résumée de façon claire et frappante la relation que Kramer entend nouer autour d’un film :
une expérience partagée par tous les acteurs du dispositif, y compris, et semble-t-il, en particulier
le spectateur. L’expérience vécue durant le tournage est le véritable sens de la démarche
cinématographique de Kramer centrée sur le partage : « So I was led to believe that it was less
interesting to tell someone something, than to create a space where the experience of it could be
shared ; share our confusions and our curiosity, for example, make certain discoveries
together. » 195
Ainsi, cette expérience vécue au moment du tournage 196 doit donner naissance à d’autres
expériences satellites, et en particulier l’expérience du spectateur qui met à son tour en jeu son
corps, son regard, son histoire. Car, comme Kramer le dit en guise de leitmotiv, le film, « c’est
ce qui arrive au spectateur, devant un écran » - ce qu'il réinitialise pour son propre compte dans
Dear Doc, nous le verrons. En accord avec les restrictions énoncées par certains critiques,
notamment Jean-Louis Comolli 197 , nous désirons modérer cette déclaration en ajoutant « c’est
aussi ce qui arrive au spectateur ». Cette primauté accordée à l’instance spectatorielle nous
amène d’emblée à faire deux remarques : D’une part, nous allons avoir l’occasion de montrer la
limite de cette position kramérienne quelque peu utopique, en examinant notamment
l’énonciation dans Dear Doc et dans Berlin 10/90, et ainsi constater que la place du spectateur,
« affaire de morale, place risquée » selon Comolli 198 tendrait vers l’exclusion, mais au profit
d’autre chose, d’un autre pacte. D’autre part, nous ne pouvons que convoquer l’incontournable
remarque de Godard « La fiction, c’est ce qui m’arrive, le documentaire, c’est ce qui arrive aux
autres », et en éprouver justement ici la limite, sans pour autant supprimer le soupçon qu’instaure
cet énoncé.
194 Version anglaise électronique de l’entretien de Kramer avec Vincent Vatrican et Cédric Venail pour leur ouvrage
Trajets à travers le cinéma de Robert Kramer, Éditions de l’Institut de l’Image, Aix en Provence, 2001 pour la
version française, p.2.
195 Ibidem, p.2.
196 On ne serait pas fidèle au lexique kramérien si l’on parlait de célébration, mais cette notion, quasi utopique, du
tournage est un hommage au cinéma.
197 Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir – L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Éditions
Verdier, Lagrasse, 2004, p.607.
198 Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir – L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Éditions
Verdier, Lagrasse, 2004, p.479.
464

L’autre idée fondatrice de l’œuvre kramérienne, et fondement de son esthétique, c’est donc tout
naturellement la notion de frontière, notion intrinsèquement américaine sur laquelle nous
reviendrons en examinant les traversées espace/temps, mais à laquelle on préférera la notion plus
cinématographique et plus dynamique de l’entre deux, image d’un seuil que l’on franchit dans
les deux sens, et qui nous ramène encore à la notion de l’essai : « Nous étions comme tant
d’autres avant nous, embarqués dans cette migration à travers la distance intermédiaire, le lieu
entre deux qui s’évanouit quand on essaie de la définir, ou quand on regarde l’étendue de terre
fertile infinie entre espace et temps. » 199 C’est dans cet espace partagé, sur cette frontière
mouvante, que Kramer cinéaste permet aux subjectivités d’advenir, et pas seulement la sienne,
même si, comme le dit Lacan, « on regarde toujours d’un certain point de vue », et que sa
présence physique constitue le point focal à partir duquel tout s’organise, de la perception des
choses à leur compréhension et leur enregistrement : « C’est cela le travail du cinéma, écrit
encore Comolli, mêler le sujet et l’objet dans une nouvelle phase de la perception et de la
conscience » 200 . Le sujet-Kramer, sujet percevant, communiquant et filmant, est ainsi le pivot
d’un dispositif complexe que l’on appellera intersubjectif - nous définirons l'intersubjectif ainsi :
« Communication entre les consciences individuelles, impliquant échanges et réciprocité ».
Offrir l’espace filmique en partage, c’est un moyen de s’assurer des « garde-fous », ce que
Kramer appelle le « syndrome Jonas Mekas » :
J’ai toujours eu peur du syndrome Jonas Mekas. J’y ai beaucoup pensé en voyant ses
films. C’était un plaisir, et le plaisir tenait à ceci : « J’embrasse totalement ma
subjectivité ». Il y a toujours eu des interdits contre le fait d’épouser totalement sa
subjectivité. Ils ont pris différentes formes : un certain type de politiquement correct, une
certaine idée de la responsabilité sociale, le principe de la communicabilité, l’idée de
parler à quelqu’un et pas seulement à soi-même 201 .
D’ailleurs, même dans les deux expériences personnelles limites que sont Dear Doc, et surtout
Berlin 10/90, et même s’il fait tomber provisoirement, expérimentalement, les murs de sa
citadelle intime, Kramer reste conscient du potentiel dévastateur d’une subjectivité toute
puissante et n’a de cesse de la canaliser, de la mettre à bonne distance, par le tissage de mises en
abyme et par des figures de substitution, ainsi que par le détournement des schémas de l’écriture
autobiographique, et surtout par un énoncé qui ne cesse jamais d’être avant tout politique, partant
du particulier pour aller vers le collectif - c’est la démarche artistique pour Alain Fielkenkraut,
alors que l’inverse, toujours selon ce dernier, c’est le communisme 202 - où le sujet n’est que le
plus petit dénominateur commun d’un ensemble bien plus vaste dont il dépend pour vivre, une
199 Bernard Eisenschitz, Points de départ : entretien avec Robert Kramer, Éditions de l’Institut de l’Image, Aix en
Provence, 1997 pour la version originale, p.123.
200 opus cité, p.77.
201 Bernard Eisenschitz, Points de départ : entretien avec Robert Kramer, Éditions de l’Institut de l’Image, Aix en
Provence, 1997 pour la version originale, p.102.
202 Nous faisons référence ici à des propos prononcés sur France Culture en 2007.
465

communauté organique et vitale, à l’image des coraux agrégés qui ne sont que les particules d’un
seul et même corps, à la fin de Route One / USA, et qui se donnent la main sous la surface des
eaux.
Mais avant de comprendre les enjeux liés de la subjectivité dans les trois films sélectionnés, il
convient de revenir dans les années soixante et soixante-dix, là, pour paraphraser Kramer,
« where everything began... 203 », au temps des luttes et des utopies aliénantes.
1) L'inquiétante étrangeté de l'Amérique, ou l' « estrangement » comme mise en
mouvement. Le retour dans Route One/USA
I fought in the old revolution... Of course I
was young and I thought we were
winning...
Leonard Cohen, « The Old Revolution » 204
My ties and ballasts leave me, my elbows
rest in sea-gaps, I skirt sierras, my palms
cover continents, I am afoot with my vision.
Walt Whitman, « Song Of Myself » 205
Robert Kramer est né à New York, à l'ombre de L'Empire State Building, à la veille de la
seconde guerre mondiale, dans une famille d'origine juive allemande ayant émigré dans les
années trente – un milieu confortable de père médecin, d'appartement bourgeois de type berlinois
(proche de celui des Buddenbrooks de Thomas Mann), ce qui fait dire à Kramer l'insurgé :
« Death was in the air.. I was dead. I was invisible, I was not even me but a texture, a color, a
smell ». Il souffre ainsi d’une sorte d’atavisme socio-familial dont il cherche à défaire l’écheveau
qui le retient prisonnier :
It is difficult to distinguish between the way one is formed by the life around one, and the
form one gives to things just by thinking about them with the specific means one has at
one's disposal. It is a vicious circle and surely no one escapes from their subjectivity. In
the practice of a life, that subjectivity is what one has to work with. That is to say, what I
saw is that I lived in a society that told itself a lot of lies and lived by quite a few
fictions. 206
203 Nous verrons qu'il s'agit du préambule de Kramer dans Route One / USA.
204 Ce titre figure dans l'album Song From a Room, 1969.
205 Richard Wilbur (edited by), Whitman, The Laurel Poetry Series, New York : New York Dell Publishing
Company Inc, 1972, p. 28.
206 version originale électronique de l’interview accordé à Bernard Eisenschitz en 1997, quelques trente ans après
466

Kramer a d’emblée une perception de l’histoire qui contraste singulièrement avec le point de vue
américain dominant – une idéologie qui se résumerait schématiquement ainsi : l’histoire n’existe
pas, tout ce qui existe, c’est nous, maintenant, une sorte de présent éternel – un point de vue qui
fut salutaire pour Mekas, nous venons de le voir, mais qui fragilise la démarche des cinéastes qui
veulent changer les choses : « Rien ne s'est produit... Disons que la raison en est les USA où la
continuité historique n'est pas une valeur de survie, où l'identité est fragile, l'ego
vulnérable.. » 207 Entre ses racines européennes et son être d’Américain, Kramer se demande, à
l’instar de Chris Marker (Sans soleil) « Où se fait l’histoire ? », mais aussi où s’écrit son histoire.
La recherche de son histoire et de sa (propre) topographie va le mettre en mouvement et faire de
lui un cinéaste – et même un cinéaste vagabond. S’opposer à son pays d’un ailleurs, quel que soit
cet ailleurs, même intériorisé, trouver la distance juste avec les choses et avec les êtres, « aller
un peu plus loin, revenir, comme par un nouveau tour de spirale, en deçà de ce que j’avais
entrepris ; montrer d’où je parlais » et chercher une réconciliation possible - « Montrer d'où je
parlais » 208 : voici un projet de manifestation subjective.
Le lien évident qu’il entretient avec l’Europe, qui n’est d’abord qu’une vaste perspective - ses
parents sont originaires d’Europe, et de plus, il entreprend des études de civilisation européenne -
lui donne l’élan pour tourner des films en Amérique, un peu comme s’il était continuellement
ailleurs, à la manière d’un Michaux (Je vous écris d’un pays lointain…). Il a ce désir de quitter
l'accent de bonne famille, de gommer les traces d'appartenance sociale en s'immergeant dans
d'autres langues, dépasser le choc du changement de culture. Ce positionnement sans cesse
décalé, dans la marge, ce regard distancié, c’est ce qui va caractériser la démarche filmique de
Kramer.
À cette époque, l’Amérique représente pour lui et ses compagnons de lutte une sorte de Moi
haïssable - impérialisme à l’extérieur des frontières et conservatisme à l’intérieur : « Enfermé
dans le moi, oui, mais en déplaçant la caméra, en changeant d’angle, on pouvait voir ce Moi du
dehors, être simultanément à l’intérieur et à l’extérieur de l’œuf... » 209 Se met en place dans les
années soixante une résistance à ce que les théoriciens marxistes influents comme Antonio
Gramsci, Michel Foucault et principalement Herbert Marcuse, appellent alors « l’hégémonie
les événements relatés. On notera l’effet dialectique rendu par la répétition du « one » auquel s’oppose le « I » à la
fin de la phrase.
207 Vincent Vatrican et Cédric Venail pour l’ouvrage Trajets à travers le cinéma de Robert Kramer, Éditions de
l’Institut de l’Image, Aix en Provence, 2001, p.20.
208 Ibidem, p.21.
209 Robert Kramer, Points de départ : entretien avec Robert Kramer, Éditions de l’Institut de l’Image, Aix en
Provence, 1997 pour la version originale, p.123.
467

culturelle », résonnant comme un appel aux armes, d’abord sous la forme d’un romantisme de
barricade, et ensuite d'une lutte militante armée :
We were behind the lines, in the USA - 'in the belly of the beast' as the saying went – a
5th column, a resistance movement capable of doing some damage and impeding the
notion of the imperial machine, but always obliged to wait for help from our allies
abroad. 210
Les cinéastes, dont Robert Kramer, John Douglas, David Stone, Norman Fruchter, entre autres...
envisagent leur caméra comme une arme de poing ou une mitraillette. En 1969, dans Film
Quaterly 211 , Kramer parle de films « that explode like grenades in people’s faces or open minds
up like a good can opener » , , mais il ajoutera bien plus tard, désenchanté :
War at home, war abroad. The war is everywhere, in your dreams, in your bed, in
gestures you meant to be gentle, in the idea you make of the meaning or non-meaning of
a life, it is there in every act and on every screen in every home. Image comes to mean
war. And this part, the war, is like the ritual drum of trance. 212 .
C’est l’époque où il tourne 213 the Edge, Ice, In the Country, et surtout Milestones qui boucle le
cycle d’un radicalisme américain basé sur un processus de ségrégation, et dont Kramer pense
avoir fait le tour - « So much history, so many crimes and smashed dreams.... » Il faut dire que le
documentariste américain, en particulier Kramer, réagit sur le vif à son histoire, à l'Histoire,
presque en même temps qu'elle se fabrique comme une sorte de contre-histoire en parallèle, de
synchronicité des histoires ; alors que Chris Marker et Romain Goupil en France portent un
regard distancié sur les événements. La trilogie de Kramer pose les questions d'emblée : « La
nostalgie est devenue une manière de vivre les choses, qui dispense de chercher un point de vue
sur le vif, dans la chaleur de l’engagement » 214 . Kramer a choisi l'action, et invite les autres à le
suivre – une invitation à l'insurrection qui fait quelque part écho à autre appel, celui de Walt
Whitman 215 :
210 Version originale électronique de l’entretien avec Vincent Vatrican et Cédric Venail pour l’ouvrage Trajets à
travers le cinéma de Robert Kramer, Éditions de l’Institut de l’Image, Aix en Provence, 2001 pour la version
française, p.26.
211 Film Quaterly, 21, no.2, Winter 1968-1969, p.46.
212 Version électronique originale de l’entretien avec Vincent Vatrican et Cédric Venail pour l’ouvrage Trajets à
travers le cinéma de Robert Kramer, Éditions de l’Institut de l’Image, Aix en Provence, 2001 pour la version
française, p.25.
213 On distingue 3 temps dans son œuvre : de 65 à 77 (vivre et tourner en Amérique) ; de 77 à 89 (explorer le
monde et revenir régulièrement aux USA pour confronter les visions : le fait de quitter les Etats-Unis a toujours le
même effet sur moi : cela fonctionne comme un principe de réalité) ; de 90 à 99 (retourner en Europe comme
citoyen du monde).
214 Robert Kramer, « Milestones », in Les Cahiers du Cinéma n°541, pp.21-22.
215 Walt Whitman, « Song of the Open Road», Strophe 14, vers 274-275 (version électronique,
http://classiclit.about.com/library/bl-etexts/wwhitman/bl-ww-openroad.htm)
468

Allons ! through struggles and wars !
The goal that was named cannot be countermanded.
Have the past struggles succeeded ?
What has succeeded ? yourself ? your nation ? Nature ?
Now understand me well – it is provided in the essence of things,
That from any fruition of success, no matter what, shall come forth
Something to make a greater struggle necessary.
My call is the call of battle - I nourish active rebellion ;
He going with me must go well arm’d ;
He going with me goes often with spare diet, poverty, angry enemies, desertions.
Par son exploration du territoire américain, loin des villes, et le contrechamp invisible qu’il
propose sur l’Amérique, Milestones va littéralement 216 servir de premier balisage à Route
One/USA tout en créant un lien très fort avec un héritage américain certain, l’héritage fordien
centré sur des particularismes très américains comme le territoire, la frontière et ses figures
marginales et solitaires, les petites gens et la notion d’union des individualités, une forte
conscience sociale et une dimension documentaire non négligeables – héritage finalement
assumé nous le verrons et qui agit, en cette fin de XIX° siècle comme un retour aux sources
d’une Amérique organique, vitale, aux antipodes d’une Amérique fantasmée et d’un cinéma
américain qui a cessé d’être « monde » comme l’écrit Vincent Amiel dans Formes et Obsessions
du cinéma américain. 217
Les « red diapers babies » 218
Pour revenir aux années soixante, une culture guerrilla 219 , reposant sur le refus systématique des
pratiques culturelles existantes, la production d’objets culturels nouveaux et un hold-up
médiatique permanent, tente de se substituer aux principes du modèle dominant incarné par
Hollywood et son corollaire, une surdétermination culturelle et textuelle. Cette nouvelle gauche,
balançant entre pluralisme anarchique et élitisme ultralibéral crée Newsreel, un collectif
pluridisciplinaire hétéroclyte co-fondé par Kramer, incluant la presse Underground, le théâtre de
216 Ces bornes, repères, constituent un lien territorial depuis Emerson jusqu'à Kramer. Le cinéaste s'inspire par
ailleurs d'un poème d'Ho Chi Minh qui parle de la distance, celle déjà parcourue, celle restant à parcourir.
217 Vincent Amiel & Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain contemporain (1980-2002),
Éditions Klincksieck, Paris, 2003.
218 Les « red diapers babies » sont les héritiers de la génération très politisée des années trente – Kramer n'en fait
pas partie. Paul McIsaac, activiste politique et acteur pour Kramer, se revendique ainsi, tout en reprochant à leurs
pères de ne pas leur avoir transmis collectivement le flambeau de la lutte. Kramer paraphrase ce que les « aînés »
leur ont dit : « Dans les années trente, on a déjà fait tout ce que vous essayez de faire, et on l'a fait en mieux,
parce que notre travail prenait racine dans la classe ouvrière, dans les intérêts réels de l'Amérique. Nous étions
en contact avec les vrais gens.... ». In Vincent Vatrican et Cédric Venail pour l’ouvrage Trajets à travers le
cinéma de Robert Kramer, Éditions de l’Institut de l’Image, Aix en Provence, 2001, p.17.
219 La culture guerilla s'est poursuivie par un producteur activiste, Robert Greenwald (producteur d'« Outfoxed »),
pratiquant le « guerrilla documentary ». Il s'agit de films politiques sur des sujets très contemporains (la guerre
en Irak, l'élection de George Bush, le magnat de la presse Rupert Murdoch etc...), aussitôt tournés aussitôt
montrés (vente de copies DVD dans les circuits activistes), avec de petits budgets.
469

ue, le dessin satirique, les radios libres et la télévision sauvage, et bien entendu le cinéma, en
particulier le documentaire radical. Grâce à une constellation de pratiques nouvelles proches du
principe de la tabula rasa : images tournées à la mode des Frères Lumières, films tournés-
montés-projetés servant principalement à mettre en place et à illustrer des débats de fond,
maîtrise idiosyncratique du langage (emprunts, inversions, syntaxe déstructurée, restitution
erratique des majuscules), révisionnisme historique à l’envers ( « Their story is our story » : on
célèbre par exemple les dates importantes des ennemis des Etats-Unis, Cuba, Amérique latine
etc, mais on invite également les Américains à se ré-approprier leur Histoire 220 ), techniques
volontaristes de « transvaluation » et d’interpellation mises en avant par Althusser 221 et les autres
philosophes influents de l’époque. En définitive, Newsreel consiste à inverser complètement le
paradigme hollywoodien et ses millions de dollars versés pour des productions banalisées, pour
offrir une alternative documentaire extrêmement politisée aux pratiques cinématographiques
hollywoodiennes.
Les théories psychanalytiques très en vogue à l’époque laissent cependant entendre que
Newsreel propose à un public politiquement engagé un lieu de projection et d’identification qui
était, tout au moins sur le plan structurel, analogue à ce que proposaient leurs homologues à
Hollywood, lieu honni du cinéma. Newsreel a apparemment joué une position cruciale dans la
construction largement inconsciente d’un imaginaire politique, révolutionnaire, reposant sur une
fausse unité fondatrice entre le Moi et l’Autre, et en cela, n’était pas très distinct de ce qui se
faisait à Hollywood. Il s’avère difficile de rééduquer l’intellectuel radical américain en matière
de cinéma ; faire en sorte qu’il détourne les yeux du plaisir visuel du film de distraction,
parangon d’une société de consommation, pour le plaisir plus ingrat du cinéma de propagande à
l’esthétique volontairement brute et âpre : « Nos films évoquent à certains des rushes de films de
guerre, le grain, la caméra instable ; nous, et bien, nous sommes en guerre ». Carcan
révolutionnaire ou carcan hollywoodien, pro ou anti, c’était finalement la même chose, et
comme le rappelle Anne-Marie Bidaud dans son ouvrage Hollywood et le rêve américain 222 ,
toute contre-idéologie finit toujours par être recyclée et redevenir de l’idéologie américaine.
220 Dans les années soixante-dix, les auteurs Roy Rosenzweig et David Thelen ont effectué une longue enquête aux
quatre coins des États-Unis pour documenter les relations personnelles, intimes, que pouvaient avoir des
Américains de toute origine et de tout milieu avec l'histoire de leur pays ; in, The Presence of the Past – Popular
Uses of History in American Life, New York : Columbia University Press, 1983-1998.
221 La méthode de « transvaluation » visait la perception historique, et invite à penser l’histoire, en évitant les
chemins de la pensée conventionnelle, hégémonique ; elle consistait notamment à. attribuer à certains textes des
intentions qu’ils n’avaient pas (détourner l’idéologie dominante), ou encore parler américain et penser au moins
dans deux autres langues en même temps, ne pas se sentir contraint par les clichés du temps, ramener ce qui nous
intéresse à ce que l’on connaît déjà….
222 Anne-Marie Bidaud, Anne-Marie, Hollywood et le rêve américain, coll. « Cinéma et idéologie », Éditions
Masson, Paris, 1994-2007.
470

D'ailleurs, Kramer restera aussi loin d'Hollywood que des avant-gardes et mouvements
américains.
Et puis, le collectif Newsreel, de par ses priorités politiques – le terme « politique » est ici pris
dans le sens premier et vaste du terme, puisque l’engagement dans Newsreel déterminait tout un
mode de vie régi par des règles et des usages très particuliers – ne favorise pas du tout
l’expression individuelle, et manifeste une « politique des auteurs » assez particulière, au point
que les artistes ne signent pas leurs œuvres (Kramer ne signera pas son film Milestones) ou bien
sous des pseudonymes par crainte de censure ou de représailles politiques, ou bien encore sont
considérés comme « too cerebral » (par exemple le film de Norm Fruchter et John Douglas :
Summer ’68). En fait, la subjectivité, entendue comme l’expression d’un sujet autonome, est
simplement considérée comme étant contre-productive – ce que rappelle Michael Renov :
It was in part owing to Brecht’s influence that traditional notions of drama and
subjectivity had been eclipsed in 1960 political culture [….] Subjectivity, considered
politically counterproductive in the 1960s, would make a dramatic comeback two
decades later 223
Dans son ouvrage The Revolution of Everyday Life / Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes
générations, le situationniste Raoul Vaneigem dit sensiblement la même chose, et dessine le
projet kramérien :
Les yeux de l'illusion communautaires sont les trous du masque auxquels ne s'adaptent
pas les yeux de la subjectivité individuelle. Il faut que le point de vue individuel l'emporte
sur le point de vue de la fausse participation collective. Dans un esprit de totalité, aborder
le social avec les armes de ma subjectivité, tout reconstruire au départ de soi. [...] Le
renversement de perspective est la positivité du négatif, le fruit qui va faire éclater la
bogue du Vieux Monde. 224
Hanté par l’imminence de la mort, culpabilisé par l’immobilisme concerté et condescendant des
communautés new yorkaises retranchées dans leur bastion de la contre-culture comme des
généraux surveillant le champ de bataille de leur place forte, au lieu de combattre efficacement
les méfaits de l’impérialisme américain dans le monde, Kramer devait partir pour échapper à
toutes ces aliénations identitaires : les discours formatés de l’Establishment new yorkais ; son
accent de bonne famille trahissant malgré lui ses origines alors qu’on peut penser, tourner en tant
d’autres langues ; le dogme d’une prétendue objectivité qui n’est qu’une illusion entretenue ; une
223 Michael Renov, « Early Newsreel : The Construction of a Political Imaginary for the New left », in The Subject
Of Documentary, Minneapolis : University of Minnesota Press, 2004, p.11.
224 Raoul Vaneigem, Traité de savoir-faire à l'usage des jeunes générations, coll. « Folio/Actuel », Éditions
Gallimard, 1967-1992, p.239.
471

subjectivité refoulée au profit du Politique, un « Nous » globalisant qui a remplacé le « Je » et le
« Tu », dans une tentative utopique de suture nationale.
Pour Kramer, la caméra ne saurait être un engin de guerre plus longtemps, mais un outil de
connaissance de soi et des autres, de soi à travers les autres, des autres à travers soi. François
Niney voit dans ce déplacement de la fonction guerrière de l'outil-caméra vers une fonction
heuristique, la sagesse d'un cinéaste qui ne se veut pas juge et partie : « Kramer abandonne ainsi
la violence à l’ennemi et le jugement du juste au spectateur. » 225 Il va opérer un mouvement
inverse et néanmoins parallèle à celui de Jonas Mekas, nous l'avons vu – à la fois dans les
trajectoires de vie comme de déplacements, et dans l'approche subjective du cinéma : « Le fait de
quitter les États Unis a toujours le même effet sur moi ; cela fonctionne comme un principe de
réalité, à partir de ce que nous avons été capables de mettre en mouvement.. » Il élabore une
esthétique personnelle plus conforme à ses aspirations : Par exemple, il se met à effectuer des
travellings au lieu de fonctionner sur la traditionnelle dialectique champ/contre-champ, ce qui
modifie radicalement le rapport du cinéaste au monde et au cinéma, et ce qui lui ouvre des
perspectives infinies :
Plus on s’éloigne des Etats-Unis, plus on rencontre des endroits où jouer devant la caméra
comme si elle n’était pas là fait partie d’une constellation complexe d’attitudes
culturelles. C’est une chose extraordinaire que les gens ne réagissent pas à la caméra qui
se déplace au milieu d’eux ; c’est très différent aux Etats-Unis. 226
De même, en reprenant le fil du temps, et en se confrontant à un réel qui ne vient jamais deux
fois, Kramer peut expérimenter le regard documentaire, même si ses films seront toujours
pluriels dans la démarche comme dans la forme – et Route One / USA ne fait pas exception à la
règle ; ce que le documentariste Johann van der Keuken exprime sans détour :
Je me fiche du documentaire au sens de documenter quelque chose, mais ce qu’on
documente au fond c’est une présence physique, non seulement celle de l’autre mais la
sienne propre ; c’est peut-être bien plus important de documenter le fait qu’on était là et
comment...»
Kramer quitte l’Amérique en 1979 pour se mettre au service de diverses luttes, au Portugal entre
autres, puis s’installe en France : « Faire un film, c’est un moyen d’échapper à l’enfermement,
un moyen de changer d’air ; c’est aussi et surtout une autre façon de créer des communautés
225 François Niney, L’Épreuve du réel à l’écran : Essai sur le principe de réalité documentaire, Éditions De Boek
Université, Bruxelles, 2 ème édition, 2002, p.221.
226 Vincent Vatrican & Cédric Venail (sous la direction de), Trajets à travers le cinéma de Robert Kramer,
coll. « Polimago », Institut de l’Image, Aix en Provence, 2001, p.32.
472

temporaires, des communautés de gestes, de partage du cadre, d’un espace-temps commun » 227 ,
écrit-il aux amis restés de l’autre côté. Il sera désormais considéré comme un cinéaste français,
représentant même la France en compétition au Festival de Cannes (À toute allure, 1982), et à
deux reprises au Festival de Venise (Guns, 1980 ; Naissance, 1981). Il est encore aujourd’hui
totalement « passé sous silence » par la critique américaine de films. Même les propos de
Kramer dans sa langue originale ne sont guère accessibles.
Tôt ou tard il faudra qu’il repasse par la case départ, et c’est pour cela que Kramer refusera
toujours cette image stéréotypée de celui qui dissout volontiers le cinéaste dans le romantisme
vague de l’exil, et la révolte contre le père ; il laisse à d’autres ce rôle du fils insoumis, Michael
Moore prendra volontiers ce rôle par exemple - un rôle trop conforme encore au schéma
hollywoodien de la résolution du conflit œdipien et de la subséquente normalisation du désir.
Kramer est et restera un cinéaste en transit, se déplaçant sur le territoire de l’Autre, jusqu’aux
confins des continents pour trouver sa propre route et inventer de nouvelles formes de cinéma.
De « transatlantique » à « transtextualité », à « trans-faire » et même à « transe », il n’y a qu’un
pas que Kramer franchit avec Route One USA.
- Le projet de prendre la route – systèmes de représentation de la
route - Le Réel - Le Jazz - Le couple Doc/Kramer et le jeu des
substitutions – Byron et l'homme moderne – Achab et Ishmaël – La
figure du médecin – Le poète, sa voix et son envoyé...
Lorsqu’en 1988, Kramer revient tourner en Amérique, son pays a beaucoup changé après huit
années de politiques reaganiennes, et pour la première fois de son histoire, il n’est plus au centre
du monde, ni même au centre de lui-même. C’est un territoire dévasté de l’intérieur, par la
rupture du lien social, l’absence de représentation fidèle qui puisse laisser entrevoir une
réconciliation des hommes avec leur territoire et par conséquent avec leur histoire. À l’image de
Frederik Wiseman, observateur privilégié des institutions américaines, Kramer choisit de prendre
le contrepied du film pamphlétaire qui commence à se répandre parmi les cinéastes indépendants
qui entreprennent de véritables croisades anti-américaines (Michael Moore, Ross McElwee,
Errol Morris, entre autres) ; il dédaigne le schéma du film-crise et ses stratégies narratives et
discursives convenues, préférant porter son attention sur les manifestations mineures de la
réalité, les temps morts et les transitions, les paysages sous-déterminés, parfois jusqu’à
l’austérité. Kramer va également rejeter la nouvelle approche dictatoriale d’Hollywood que
227 Robert Kramer, Vincent Vatrican & Cédric Venail (sous la direction de), Trajets à travers le cinéma de Robert
Kramer, coll. « Polimago », Institut de l’Image, Aix en Provence, 2001, p.11.
473

Vincent Amiel 228 résume en trois principes : vitesse, personnages sans épaisseur et un second
degré systématique, et une esthétique de la clôture qui doit fermer la perception et assurer la
pérennité du modèle dominant. Kramer choisit la lenteur et la marche qui est devenue si
subversive aujourd’hui dans ce pays, et un dispositif complexe de personnages gigognes.
Il s’agit de maintenir, ou plutôt de rétablir un dialogue avec l’Amérique, de faire un état des
lieux, tout en redonnant le goût d’une Amérique désolidarisée mais en aucun cas moribonde.
Voir comment les hommes ont survécu aux coups de boutoir de l’histoire, à l’esclavage, à
Hiroshima, au Vietnam : « Ce film est une tentative pour expérimenter à l’image la découverte
du sens de la situation, c’est à dire un sens qui n’a rien de général – il s’agit de vivre une action
en direct et non par rapport à des ambitions historiques ou sociologiques », précise Robert
Kramer, au moment d'entamer le tournage de Route One/USA. Le style inaugural de ce film-
fleuve, qui consiste à prendre n’importe quelle situation donnée, à l’élargir et à partir dans une
multiplicité de directions - un système en rhizome selon Gilles Deleuze et Félix Guattari - est le
premier grand plaisir de tournage du cinéaste.
Le projet de cinéma de Route One / USA se résume en ces quelques mots : longer une trajectoire
côtière, autrefois épine dorsale de l’Amérique, qui est devenue « a thin strecht of asphalt cutting
through the dreams of a nation ». C’est affronter l’idée d’un film en mouvement qui ne soit pas
un road-movie, qui n’ait pas l’aspect d’un déplacement irréfléchi dans l’espace 229 mais qui ait
pour seule logique d’arriver au bout de cette trajectoire, en aucun cas de revenir en arrière, sous
peine d’être transformé en fantômes du passé. Il faut nécessairement tourner dans la continuité,
avoir un rapport physique avec l’idée de géographie, d’espace : « Je dois porter la caméra,
concrètement, d’un endroit à l’autre, éprouver la distance et ma résistance, faire que
l’expérience soit palpable » 230 Et pour ce faire, les lieux viennent avant toute chose - avant la
forme, les gens, et surtout avant les discours. Ne pas aller vers l’Ouest, désormais normalisé,
mythifié, encodé, mais naviguer vers le Sud, là où le tiers monde a rattrapé l’Amérique. Kramer
avait entendu parler de cette ancienne artère de l’Amérique, la Route One, qui s’étire à l’Est, de
la frontière canadienne jusqu’à Key West et le golfe de Floride, sans s’éloigner de la mer qui a
228 Vincent Amiel & Cédric Couté, « Pourquoi y a-t-il si peu d’Amérique dans le cinéma américain ? », in Formes
et obsessions du cinéma américain contemporain (1980-2002), Éditions Klincksieck, Paris, 2003, pp.31-32.
229 Kramer considère que le road movie est une idée européenne : «Aux États-Unis, la route fait partie de la vie,
c'est presque une manière d'organiser sa vie, et de la voir comme un voyage ; c'est tellement dans notre littérature,
comme une tradition... », in « Autoportrait du cinéaste en marcheur », Les Cahiers du Cinéma n°426, décembre
1989, p.31.
230 Merleau-Ponty « C’est notre corps qui pense », in La Phénoménologie de la perception, coll. « Tel », Éditions
Gallimard,Paris, 1945.
474

vu arriver tant de vagues d’immigrants au fil des siècles. D’une frontière à l’autre, Route One
est l’origine oubliée de ce pays, engloutie sous un réseau déshumanisé 231 d’autoroutes inter états
et de communautés partisanes ou victimes de la ségrégation - Errol Morris en a déjà fait le même
constat accablant dans son documentaire sur les cimetières d’animaux : Gates Of Heaven, 1978.
Route One fut tour à tour piste des Indiens, puis des pionniers, puis cicatrice laissée par les
combats et marches de la Guerre de Sécession, voies de passage ensuite des marchandises et des
hommes. Au voyage réel se superpose donc un voyage symbolique de type hélicoïdal : Un
voyage vers l’enfance, l’enfance de l’Amérique, mais aussi l’enfance du cinéaste qui ne s’est
jamais éloigné de plus de quelques centaines de miles de cette ligne marquant le territoire des
premières émotions d’homme et de cinéaste – ce qu’exprime encore Chris Marker 232 dans Le
Dépays : « Tu t’approuves d’avoir écrit un jour que le passé, c’est comme l’étranger ; ce n’est
pas une question de distance, c’est le passage d’une frontière » 233 . Voyage, nous le verrons, qu’il
réactivera dans une version beaucoup plus personnelle, avec Dear Doc.
En somme, Route One/USA n'est rien d’autre que l’accomplissement du cinéma comme projet
démocratique qui vise à réconcilier une Amérique schizophrène et à retrouver ses fondations,
Washington, Thoreau, Whitman. Le projet est par essence un projet documentaire : ne faire
qu’une prise, c'est comme enlever le plomb de ses chaussures, c'est s'obliger à aller de l'avant
sans se retourner. Le documentaire, c'est une manière de se débarrasser des gestes rassurants,
confortables de la fiction, de la fausse relation aux autres. Ce qui n'exclut pas l'apport d'autres
gestes, ainsi que Gilles Deleuze le précise dans L'Image-Temps :
Il ne suffit pas d’éliminer la fiction au profit d’une réalité brute qui nous renverrait
d’autant plus aux présents qui passent. Il faut au contraire tendre vers une limite, faire
passer dans le film la limite d’avant le film et d’après le film, saisir dans le personnage la
limite qu’il franchit lui-même pour entrer dans le film et pour en sortir, pour entrer dans
la fiction comme dans un présent qui ne se sépare pas de son avant et de son après. 234
Au-delà du vrai et du faux par le cours du tournage, au bénéfice de la quête d’une vérité in situ, à
la fois plus terre à terre et plus imaginaire, qui entraîne filmeur, acteurs et spectateur dans une
autre dimension, celle du devenir de l’Amérique, de ses communautés humaines :
Le film est une tentative pour expérimenter à l’image la découverte du sens de la
situation, c’est-à-dire un sens qui n’a rien de général, il s’agit de vivre une action en
231 Le même constat avait été fait par Errol Morris dans son documentaire sur les cimetières d’animaux : Gates Of
Heaven, 1978.
232 On remarquera que « MARKER » est l’anagramme de « KRAMER ».
233 Chris Marker, Le Dépays, coll. « Format/Photo », Éditions Herscher, Paris, 1982, p.10.
234 Gilles Deleuze, L'Image-Temps – Cinéma 2, coll. « Collection Critique », Les Éditions de Minuit, Paris, 1985,
p.55.
475

direct et non par rapport à des ambitions historiques ou sociologiques ; un des problèmes
majeurs du montage fut de rester fidèle à ces instants de présence dans le film, à ces
choses qui n’avaient lieu que grâce au film. 235
Cette mise en situation passe par la mise en place d'une figure, d'un envoyé dans le film qui sera
un passeur entre le cinéaste et le monde qu'il filme.
Identités/altérités : Le couple Doc / Kramer
I asked the sea how deep things are... O,
said She, that depends upon how far you
want to go. Well, I have a sea in me, said I,
do you have a me in you ?
James Broughton, « I asked the Sea » 236
« Pour que quelque chose se passe, il faut deux niveaux, deux potentiels de départ », remarque
Gilles Deleuze dans son Abécédaire (à la lettre « D comme Désir »), et poursuit :
... un éclair passe entre les deux, ou un petit ruisseau […] le « ET », ce n’est ni l’un ni
l’autre, c’est toujours entre les deux, c’est la frontière – il y a toujours une frontière, une
ligne de fuite ou de flux (…) C’est sur cette ligne de fuite que les choses se passent, les
devenirs se font, les révolutions s’esquissent (….) Les gens forts, ce ne sont pas ceux qui
occupent un camp ou l’autre, c’est la frontière qui est forte 237
Et en effet, Kramer n'a pas fait le voyage de retour seul : Il voyage avec Doc, une figure incarnée
par Paul McIsaac, un ami de longue date, du temps des années de radicalisme américain, et qui
s’est déjà prêté aux expériences de tournage, aux expériences communautaires du cinéma. Ce
n'est pas tant « deux » qui compte que « et », la conjonction, le trait d'union. Une époque où on
parlait de « grande famille, de communauté, d’ersatz de parti, de ‘camp du peuple’, de ‘collectif
d’énonciation’ », nous rapporte Serge Daney, 238 mais quelques années plus tard, dans Route
One/USA, l'exact contrechamp de Milestones, le groupe a explosé. Il est devenu une route, un
personnage, celui de Doc, contraction entre fiction et documentaire - et cette déroute solitaire
permet l’agrégation de toutes les communautés qui font l’Amérique. Kramer reconnaît cette
cristallisation communautaire sur le personnage composite de Paul McIsaac :
235 Bernard Eisenschitz, Points de départ : Entretien avec Robert Kramer, Pôle Méditerranéen d'Éducation
Cinématographique (pour la version française), Aix en Provence, 1997, p.81.
236 James Broughton, « I asked the Sea », in Tidings, San Francisco : Pearce and Bennett, 1965, p.31. James
Broughton a mis certains de ses poèmes en images. Tidings a ainsi fait l'objet d'un film qui débute et se clôt sur
cette strophe.
237 Gilles Deleuze, Pourparlers , Éditions de Minuit, Paris, 1990, pp.65-66.
238 Serge Daney, La Rampe, cahier critique 1970-1982, coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma »,
Éditions Cahiers du Cinéma-Gallimard, Paris, 1996, p.96.
476

The character of Doc grew out of both of our lives and the lives of friends, some of whom
were now dead, in jail or just « missing in action ». Without forcing the myth, we saw
that like Odysseus [Ulysse], Doc has been on a long journey home from the wars. Doc
was a radical that would not surrender – he was brave, idealistic and barely survived. We
were not tourists, but more like pilgrims or adventurers.
Il ne s’agit pas à proprement parler de la construction d’un personnage – idée au demeurant
plutôt inconfortable avec la démarche documentaire. Mais l’écriture cinématographique
transforme une personne empirique en une instance assurant une fonction narrative et présentant
un ensemble d’attributs. Et justement, tous les motifs de la vie kramérienne coagulent autour de
Doc qui paraît être comme une sorte d’alter ego de Kramer, d’Autre en sommeil, une instance
kramérienne que le cinéaste propulse dans l’espace du film, dans le cadre, tandis que lui, Kramer,
migre vers la caméra, le bord-cadre – être là sans être là, attester de sa présence et de son absence
dans le même temps. Il n’y a pas de lutte d’influence, car à deux l’espace n’est pas divisé mais
multiplié, ainsi que l’avance l’ethnologue Augustin Berne : « L’acteur, quelque soit son degré
d’implication dans le film, et quel que soit le genre et l’objet du film, ne cesse de fabriquer de
l’espace » 239 - ce qu’atteste à son tour François Niney : « L’irruption du hors-champ dans le
champ semble produire moins une rupture de l’espace ‘imaginaire’ du film (même
documentaire), qu’un élargissement du champ du réel » 240 .
Il y a indéniablement un mystère en partage entre Kramer et Doc, que le film ne cherche pas à
maîtriser et qui donne toute sa vitalité au dispositif : subversion de la réalité toute faite par
l’irruption d’un protagoniste à la fois personne (Paul McIsaac) et personnage (Doc), mais aussi
érosion des conventions fictionnelles par la friction avec la réalité, ainsi que le remarque Gilles
Deleuze :
Ce que nous disons du personnage vaut en second lieu, et éminemment, pour le cinéaste
lui-même. Lui aussi devient un autre, pour autant qu’il prend des personnages réels
comme intercesseurs et remplace ses fictions par leurs propres fabulations, mais
inversement, donne à ces fabulations la figure de légendes, en opère la mise en
légende.[...] Ce qui doit être filmé, c’est la frontière, à condition qu’elle ne soit pas moins
franchie par le cinéaste dans un sens que par le personnage réel dans l’autre sens. 241
Le film devient alors plus une entremise, une mise en jeu, plutôt qu’une mise en scène, en visant
une continuité entre monde filmé et monde commun aux acteurs, au filmeur et au spectateur. Ce
jeu de dédoublement fait que Route One/USA est un film à la première personne, en caméra
239 Augustin Berque, Écoumène : introduction à l’étude des milieux humains, Éditions Belin, Paris, 2000, p.21.
240 François Niney, L’Épreuve du réel à l’écran – Essai sur le principe de réalité documentaire, 2° édition, Éditions
De Boeck & Larcier, Bruxelles, 2002, p.223
241 Gilles Deleuze, L'Image-Temps - Cinéma 2, Les Éditions de Minuit, Paris, 1985, pp.198-200.
477

portée et son direct, mais pas en caméra subjective – en tout cas, pas en caméra autarcique,
puisque par personne interposée, mais sans que ce dédoublement ne nuise à l’unité d’ensemble.
Doc prend ainsi en charge toute une série de substitutions kramériennes mais aussi
spectatorielles qui rappelle le schéma romantique de la triade : afin d’explorer l’irréductible
altérité qui est en lui, le poète doit confier à un envoyé ce travail d’exploration : « C’est mon
semblable, c’est mon frère, la bio de Doc est à mi-chemin entre la bio de Paul, la mienne, et
quelque chose de totalement fictif ». D’ailleurs il existe une véritable ressemblance entre les deux
hommes, même posture, même timbre de voix, si bien que lorsque Doc enlève ses attributs
(bonnet, sac à dos), on a parfois l’impression que Kramer a pénétré dans le cadre pour venir nous
parler, frontalement. La prouesse et la magie du film, c’est de réussir à faire passer la parole, au
gré des rencontres et des paroles, tantôt par Doc devant la caméra, tantôt par Robert derrière la
caméra, sans que ce dédoublement ne nuise à l’unité du film ni ne mette en péril en doute sa
crédibilité : « Quelque part, c’est une sorte de double... » 242 Ils ont tant de choses à se dire,
qu'entre eux cela ne « déparle » jamais – une fois séparés par les alea de la vie, Kramer écrit une
lettre à Doc (Dear Doc) pour lui dire tout ce qu'il n'a pas eu le loisir de dire encore dans le temps
des deux précédents tournages.
En fait, Kramer organise et met en scène une attaque en règle contre l’Ego du cinéaste - « Bien
sûr, le 'Et ', c'est la diversité, la multiplicité, la destruction des identités... » 243 - et ce faisant,
propose une alternative au film autofictionnel, ou même autodocumentaire, en brisant la logique
de l’identité de personne entre l’auteur – le narrateur – l’acteur. La subjectivité du cinéaste se
trouve contrebalancée par un dispositif complexe de partage de responsabilités et des visions,
ainsi qu’une improvisation tacite, quasi naturelle. Par exemple, Doc va où il veut aller, et Kramer
doit suivre le mouvement initié par son protagoniste : « At other times Robert took the camera
and went off to explore other realities without Doc, something very personal to his own history. »
Quand le cinéaste ne peut plus filmer, la vision de Doc n’est plus actualisée. Elle disparaît.
Néanmoins, la situation devient plus complexe lorsque Doc quitte son habit d'envoyé romantique
pour s'adresser directement à Kramer placé derrière la caméra, dans un dialogue improvisé qui
bouleverse le dispositif initial. C'est le cas de la séquence tournée à l'Aquarium de Boston,
lorsque Doc compare Kramer à un poisson naviguant sous la surface : « You chose a different
kind of life, with different prizes, a life under the surface, beyond the ordinary... and that’s your
life... » - nous évoquerons les images de l'eau un peu plus loin
Lorsque Doc, déstabilisé par son statut dans le film et par les tensions que ce statut créée avec
242 Robert Kramer, « Autoportrait du cinéaste en marcheur », in Les Cahiers du Cinéma, décembre 89.
243 Gilles Deleuze, Pourparlers , Éditions de Minuit, Paris, 1990, pp.65.
478

son Moi réel, Paul, ne s'adresse plus à la foule des hommes, mais au cinéaste et à l'ami – l'ami,
dont Michel Onfray donne une définition assez kramérienne :
Dans le rapport au monde, l’amitié est pourvoyeuse d’une force qui isole du reste de
l’humanité. Par elle advient la singularité de chacun, car elle autorise, dans la sculpture de
soi, le recours à l’autre comme un miroir qu’on peut interroger sans risquer d’obtenir un
reflet infidèle. 244
Le couple Doc / Kramer est de ce point de vue un couple melvillien sur le modèle du Capitaine
Achab et du mousse Ishmael. Achab/Doc emmène Ismaël/Kramer autour du monde – ici sur la
Route One, après avoir sillonné les mers et vaincu maints périls : « I love to sail forbidden seas,
and land on barbarous coasts... », déclare encore Ishmael 245 . Et puis, comme Achab et Ishmaël,
Doc et Kramer font ensemble deux voyages distincts, en quête de choses différentes, et au bout
du voyage leur chemin se séparera – l’abandon de Doc sera comme une petite mort pour le
cinéaste resté seul aux commandes, en corps à corps direct avec son film, son pays, son histoire,
et dira plus tard, reprenant les propos d'Ischmael « And I only am escaped alone to tell thee » 246 :
« Je suis revenu pour raconter ; en fait, je ne cesse d’écrire l’histoire de quelqu’un qui part et
qui revient pour raconter ce qu’il a vu, des choses que les autres reconnaissent quand je leur
montre ». Paradoxalement ou pas, lorsque le film se sépare de son « élément romanesque », c’est
Kramer qui devient à son tour un personnage de « roman », tout comme Barthes se dédouane en
s’affichant comme « personnage de roman » au début de son texte « Roland Barthes par Roland
Barthes » 247 : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman. »
Mais en abandonnant la toute-puissance du cinéaste seul maître à bord, Kramer prend
consciemment le risque d’être un peu trahi, tout au moins ralenti, dérouté, à l’inverse de la
démarche de Ross McElwee, cinéaste névrosé, artisan de sa propre déroute. Mais la prouesse du
film, c’est de réussir à faire circuler la parole, de part et d’autre de la caméra, au gré des
rencontres et des situations, grâce notamment à une absence de démarche préconçue, d’attentes.
Ainsi, lorsque Doc/Kramer arrivent dans un nouveau lieu, une nouvelle communauté, ils
demandent aux habitants ce qu'ils veulent qu'ils filment.
Figure romantique, Doc est nécessairement en révolte contre le père, mais il n’en est pas moins
244 Michel Onfray, La Sculpture de soi, Éditeur LGF – Livre de poche, Paris, 1996, p.59.
245 Herman Melville, Moby Dick, London & New York : Penguin Books Classics, 1972, p.98.
246 Herman Melville, « Epilogue », in Moby Dick, London & New York : Penguin Books Classics, 1972, p.687.
247 Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, coll. « Écrivains de toujours », Éditions du Seuil, Paris,
1995.
479

un fils prodigue lorsqu’il foule à nouveau la terre de son pays. Mais le « père » ne l’attend pas
sur le bord de la route. Non seulement Doc ne reconnaît plus son pays, il s’égare parfois ou bien
s’attarde, et de plus, les amis qui jalonnaient la route sont morts (l'image de frêles esquifs sur une
mer calme), son fils est absent, la cabane de Thoreau une des figures paternelles possibles, est
close. S’agirait-il d’une rencontre manquée ? Lacan (Séminaire XI) s’interroge : « Que pourrait
bien être au cinéma le Réel ? » ; ce à quoi il répond « Il est la rencontre en tant qu’elle peut être
manquée, qu’essentiellement elle est la rencontre manquée ». En fait Doc suit le parcours que les
cinéastes Straub et Huillet définissent ainsi dans leur film le Fils Prodigue-Les
Humiliés : « Trouver une place, se donner ou prendre une place, n’importe laquelle ; découvrir
un territoire du possible, du toucher, de la transformation, et de l’action humaine ». L’action
humaine, c’est ce pour quoi Doc, le médecin désenchanté, a accepté de revenir et de prendre le
risque de la route.
Doc/Kramer pour une figure de « healer »
After the event of the previous days, he
already felt that in the new landscape
around them humanitarian considerations
were becoming irrevelant. 'Doctor ?'
J.G. Ballard, The Drought, 1964 248
Initialement, dans Route One/USA, Doc – alias Paul McIsaac, journaliste de formation - doit
incarner un journaliste chargé de documenter la vie le long de la route. Mais Kramer se rend
assez vite compte que Doc n’est pas objectif ; aussi Doc est invité à reprendre sa pèlerine de
médecin vagabond, celle qu'il avait endossée et adoptée dans Doc's Kingdom, un essai
fictionnel 249 tourné au Portugal quelques années auparavant, où il était alors « un toubib fou de
solitude et de désenchantement» 250 , qui traînait son existence en marge de la ville de Lisbonne,
entre son domicile et l’hôpital, là où la vérité des sentiments populaires s’exprime, là où on
déteste l’Amérique. Avec la carrure d’un baroudeur, le visage las, l’air désabusé, une culture
livresque encombrante, il est un personnage romanesque, définitivement perdu dans la
« translation » 251 entre ce qu’il est, ce que les autres veulent qu’il soit, ce qu’il voudrait être. Il est
248 J.G.Ballard, The Drought, London : Penguin Books, 1977. Au delà de la focalisation commune du roman de
Ballard et du film de Kramer sur la figure du « Doc », nous trouvons de nombreuses correspondances entre les
deux univers, en termes politiques, géographiques et humains notamment.
249 Nous entendons par « essai fictionnel », un dispositif où le focalisateur, Doc, un personnage de fiction, est
plongé dans un milieu réel, documentaire. Ainsi, Doc évolue dans un réel hôpital, en blouse blanche, approchant de
vrais malades, sans dévoiler son véritable statut. Deux histoires en parallèle, deux mondes parallèles.
250Françoise Audé, « D'un Port à l'autre », in Positif, n°361, mars 1991, p.55.
251 Le Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française en six volumes, définit la translation
480

l’antithèse du héros, l’antithèse surtout de l’homme moderne - une sorte de figure byronique 252
menacée et tragique qui fascine et invite à l’empathie ; une sorte de représentation tragique de
l’homme du passé, de l’homme européen, de l'humaniste. Nous parlerons du Jonas biblique plus
loin, mais Doc est un peu aussi comme Jonas : un petit prophète qui prophétise contre lui-même
dans une geste auto-sacrificiel.
Le médecin, c’est avant tout une figure personnelle, familière : le père de Kramer était médecin,
et a notamment servi durant la guerre de Corée : « Nous habitions une maison de docteur, les
conversations sur la maladie, la mort et l'agonie ressemblaient à un chant funèbre... » 253 . De
plus, après avoir été un temps militaire, Kramer pense lui aussi devenir médecin.
Le médecin est aussi une figure métaphorique qui permet de reparler du projet politique de
Kramer : Il entend ainsi faire le portrait cinématographique ce que l'on peut continuer à aimer de
l’Amérique. L'Amérique est un corps malade, et le médecin est chargé d’établir un diagnostic et
de proposer des solutions de guérison. Ici le rôle de Doc est fondamental : D'une part, il prend le
geste du chirurgien et ouvre en grand (à vif, la route comme cicatrice) la société américaine et la
déploie, la révèle comme un tissu cellulaire gangraine – rappelons qu'il est celui qui « pénètre »
les communautés, les ghettos même. Et d'autre part, en rétablissant (suture dans les deux sens du
terme) le dialogue entre les communautés, et surtout en écoutant parler les hommes – Ce faisant,
il pratique l'empathie avec les autres, à l'image de Whitman : « I do not ask the wounded person
how he feels, I myself becomes the wounded person ».
Et une figure de style : déjà Emerson dans son essai The Poet, compare le poète à un médecin
(« a healer ») qui non seulement soigne mais nomme et dit les choses. Plus loin, Emerson
appelle de ses vœux la naissance d’un nouveau barde, d’un poète vagabond célébrant le temps
présent - Walt Whitman tâchera de répondre à son attente comme il répondra à son tour aux
attentes de Doc. Poète par capillarité, Doc réfléchit à haute voix, tempête ou se morfond, triste et
abattu devant l’état de son pays ; retranché à la pointe d’un amer s’avançant sur l’Atlantique 254 , il
comme « Action de faire passer une chose ou une personne d’un lieu à un autre ; transfert d’une personne à une
autre ; action de transférer une personne à une autre ; transfert de corps, de cendres…. » cette dernière définition
sera particulièrement adaptée à l’allégorie présente dans Dear Doc.
252 La figure byronique caractérise un personnage romantique, torturé, introspectif, mélancolique, saturnien,
inadapté à la vie moderne, trop cultivé, idéaliste…
253 Vincent Vatrican & Cédric Venail (sous la direction de), Trajets à travers le cinéma de Robert Kramer,
coll. « Polimago », Institut de l’Image, Aix en Provence, 2001, p.10.
254 Cette avancée américaine fait écho à une série de plans européens : jetées et phares alternant lumière et ombre
(Doc’s Kingdom, Dear Doc, Walk the Walk etc……………)
481

s’écrit : « I want a toast to the Atlantic, not forgetting Neptune ! » 255
Enfin, il est u ne figure concrète,
quasi traditionnelle du cinéma américain – figure tantôt morale,
tantôt maléfique (Mabuse), tantôt bourreau sans cœur (le chirurgien de Johnny Got His Gun), ou
soldat (Mash). Elle est avant tout une figure récurrente du panthéon des personnages fordiens - et
Doc, avec sa mélancolie, son costume trois pièces délavé, sa chemise ouverte et sa vieille
mallette qui le suit partout (une mallette contenant outre sa blouse blanche et ses appareils, un
revolver et une fiole de whisky), semble littéralement échappé d’un film de Ford. On retrouve la
même image dans Milestones, où Kramer s’amuse à rejouer une scène inspirée des Three
Godfathers (Le Fils du désert), 1948 : « Je me sens très proche de Ford sur l’idée de
responsabilité qui s’incarne dans la personnalité du médecin, qu’on trouve aussi dans mes
films ».
De 1920 à 1966, plus d’une vingtaine de films de John Ford met en scène des docteurs, civils ou
militaires, pas toujours en exercice ni toujours intègres, repentis ou déviants ou encore hors-la
loi, qui finissent par prendre la route qui reste leur seule expectative (Doctor Bull ; Steamboat
Round the Bent ; Stagecoach ; My Darling Clementine ; Wagon Master ; The Sun Shines
Bright ; Mister Roberts ; Donovan’s Reef ; Cheyenne Autumn ; Seven Women, entre autres). On
prendra l’exemple de Dr Rendall/William Holden dans The Horse Soldiers (Les Cavaliers) qui
s’oppose à la logique du militaire joué par John Wayne, et cette opposition duelle marquera le
film de son empreinte. Dans cette typologie non exhaustive des médecins traversant l'écran
américain, Doc serait plutôt le médecin philosophe, confronté à des questions éthiques et
humanistes épineuses, des questions qui le placent avant tout face à lui-même. C'est un médecin
qui n'a pas de remèdes...
En fait, John Ford représente une figure conflictuelle d'identification pour Kramer – Ford incarne
selon lui « la logique d'une civilisation », tandis que lui est un nomade dans l'âme, un apatride.
Dans une interview qu'il accorde aux journalistes des Cahiers du Cinéma Patrice Rollet et
Thierry Jousse, Robert Kramer revient sur son admiration longtemps refoulée pour Ford :
Il y a chez Ford un côté documentariste au début de sa carrière, il tournait avec de vrais
Indiens car ils avaient un jeu très moderne, aux antipodes des stars hollywoodiennes.
J’aime l’idée de faire jouer n’importe qui ayant une vraie connaissance de son métier
dans le corps. Ford a la même morale que nos pères, mais c’est seulement aujourd’hui
que je peux le redécouvrir... 256
255 Emerson distingue les trois enfants de l’univers. Neptune est dans la catégorie « effect-son-sayer » - ce qui
prouve bien le lien existant entre Doc, le médecin, Emerson et Whitman.
256 Patrice Rollet, Thierry Jousse et Robert Kramer, in Cahiers du Cinéma « John Ford »,
482

Kramer ajoute : « L’héritage du cinéma américain est plutôt inconscient chez moi, ce n’est pas
que je ne le connais pas, mais je ne suis pas cinéphile... » 257 Car bien que cinéaste gauchiste,
radical et anti-hollywoodien, Kramer, en tant que fils prodigue, hérite d'un certain projet fordien:
« C’est avec le recul européen que j’ai pris conscience du recul presque héroïque que Ford avait
mené, c’était des problèmes analogues à ceux que j’avais ressentis, mais à l’intérieur de cette
cage réduite qu’est Hollywood... » Kramer manifeste un même esprit pionnier (la frontière, le
franchissement, les paysages désertiques), une croyance au réel (un travail documentaire
indéniable 258 , un tournage en peu de prises, une conscience sociale assez unique pour son époque
et son milieu), à l’homme – à la communauté (« les petites gens », pionniers, fermiers,
émigrants, ouvriers, militaires ; les personnages pittoresques, les amitiés viriles etc....). Animés
par un semblable souffle romantique (fraternité, transmission, dialogue entre les vivants et les
morts) et un goût pour l'épique et le cosmique qui les propulsent toujours en avant, dans le
mouvement, ils affectionnent le grand angle qui semble être le cadre privilégié pour
« embrasser » le territoire américain, les grands espaces – Kramer tourne Milestones sur les
terres fordiennes de Monument Valley, par exemple. La vedette des films de Ford, c'est la terre,
comme le territoire est le « héros », ou anti-héros de Kramer. Le dehors et le dedans
communiquent, si bien que le plan fordien est le lieu d'une possible épiphanie – il y a parfois de
ces moments épiphaniques chez Kramer, de ces moments où imaginaire et histoire réelle des
personnages se fondent en une image (la renaissance de Doc au territoire américain par
exemple), sauf qu'on les repère plus dans l'espace-temps de Dear Doc que dans les déplacements
compulsifs de Route One. Dans Route One/USA, Kramer et Doc sont un peu comme les
Searchers de Ford (La Prisonnière du désert, 1956) : la seule chose qu'ils savent vraiment, c'est
qu'ils doivent absolument aller jusqu'au bout de la route, traversant les saisons comme les
espaces.
- Un nouveau départ - Sous l'égide de Whitman et
d'Emerson – Les paradigmes communs – Liberté et
démocratie – Dialectique intérieur/extérieur – Une Amérique
organique.
Call me Ishmael. Some years ago, having
little or so money in my purse and nothing
particular to interest me on the shore, I
thought I would sail and see the watery
part of the world. It is a way I have of
driving off the spleen, and regulating the
circulation. Whenever I find myself growing
257 Robert Kramer, « La Transparence des motivations », in Les Cahiers du Cinéma, « John Ford »,
258 Kramer rappelle par exemple que Ford, au début de sa carrière, avait coutume de de faire tourner d'authentiques
Indiens, car ils étaient vrais, aux antipodes des vedettes hollywoodiennes.
483

grim about the mouth ; whenever it is a
damp drizzly November in my soul.
Herman Melville, Moby Dick 259
Voyons maintenant la scène d’ouverture du film, le moment où Doc refait surface en Amérique.
Le cinéaste met en scène son travail documentaire, entre l’essai, la quête d’information, la quête
de connaissance de soi. Cette séquence joue le rôle d’un péritexte, un texte-seuil qui présente
l’ensemble des procédés filmiques, parafilmiques et personnels, et installe un déploiement
symbolique des lieux - dont le journaliste du New York Times, Vincent Canby, souligne le
caractère poétique : « Kramer seems incapable of shooting a scene, framing a shot or catching a
line of dialogue that isn’t loaded with levels of information one usually finds in the best, most
spare poetry ». Le film se présente comme un long poème épique et ce faisant, dédaigne la
structure scénarisée des effets prévisibles ; comme Wiseman, d'une certaine manière, Kramer
prend résolument le contre-pied du film-crise pour s'intéresser aux modes mineurs de la réalité,
aux temps morts et aux transitions.
La scène ramène à la vie le Doc que l’on avait laissé mélancolique et abandonné à Lisbonne, et
par une série de passages, le fait renaître au territoire américain, tel Jonas sorti du ventre de la
baleine – la parabole de Jonas sert également d’hypotexte, mais un hypotexte à lire
« séculièrement », pour l’isotopie parfaitement compatible avec les autres feuilletés de sens du
texte : Jonas est un « petit prophète » qui répond à un appel « Lève-toi et pars », traverse les
océans pour annoncer un châtiment, doute de son entreprise, se noie dans la détresse, embarque
sur le bateau du retour, rencontre une tempête, et pour calmer la peur des marins, il préfère sauter
à l’eau, est englouti par un gros poisson, mais finit par ressortir et revenir à bon port « revoir le
temple ».
Il semble clair que tout ici concourt à faire de cette séquence une séquence initiatique : les
couleurs verdâtres et froides (rabattues, saturées de noir) d’une cabine rappelant l’espace fermé
d’une tombe ou d’un hôpital ou encore les entrailles d’un poisson - on pense aussi à la curieuse
chambre qu'Ischmael partage avec un curieux occupant dans Moby Dick. La lumière opaque
indiquant la profondeur, les signes chinois sur la porte de la cabine dénotant l’étrangeté,
l’aliénation ; le souffle de Doc, entre souffle mortifère et souffle de vie ; le son d’une sirène,
appel lointain ou trompette mortuaire ; sons aquatiques mixés, rappelant la vie utérine et/ou
l’appel des grands fonds, les plans de bathysphère qui partent explorer les fonds sous-marins et
jeter l’ancre, lieux de passage entre l’inconscient et le conscient.
259 Herman Melville, Moby Dick, London New York : Penguin Books Classics, 1986, p.93.
484

La partition musicale enfin - composée par Barre Philips : « entendre le son que je porte en moi
et qui est déjà musique » 260 - qui débute sur quelques notes de piano égrenées couvertes par le
vent, s’accélère, libre, improvisée 261 , mélodique - « interprétée » en fait par Michel Petrucciani,
un pianiste Français venu en terre américaine pour approfondir son art. Elle se situe aux
antipodes du mouvement symphonique glorieux d'Anton Dvorak et sa Symphonie du Nouveau
Monde annonçant l’aube d’un temps nouveau. Ici, cette musique aux couleurs jazz marquées,
nous raconte déjà toute une histoire et met en place un paradigme qui finira par se fondre avec le
paradigme du cinéma kramérien : une inspiration profonde, une idée de racines, de minorité et
néanmoins de communauté, de rythme, de vitalité, d’aspiration à la liberté, au voyage ; une
certaine idée de l'Amérique aussi : « Ce qui me semble américain, c’est l’idée d’improvisation,
de prise de pouvoir sur la matière ». D’emblée, la caméra s’identifie à un instrument de jazz :
elle fait ses gammes avec le monde comme le jazz effectue un trajet d'une note à l'autre. Elle
filme à un stade instinctif, disponible, ouverte, inépuisable, créative. Le solo de saxophone
(instrument à vent tenu, mélancolique, nocturne au son plutôt horizontal) débute au moment
précis où Kramer parle de revenir en arrière, aux sources de l’Amérique. Filmer dans l’instant,
des sons inaudibles, visages trop noirs…. enfreindre cette fracture entre le monde et nous.
Comme le musicien et son instrument, le cinéaste emporte le monde avec lui grâce à sa caméra.
On suit Doc s’extirper de sa cabine exiguë – Ishmael encore - et remonter lentement vers la terre
ferme, dans un concert de bruits métalliques hurlants. Le contournement du cargo et l’aperçu sur
la baie de New York, scène primitive de l’Amérique selon Baudrillard, s’opère par un double
mouvement qui actualise la collaboration Doc / Kramer : le mouvement réaliste, mécanique du
remorqueur, et l’ouverture de l’angle de la caméra, le point de vue – la magie du cinéma. Dehors,
c’est l’hiver semble-t-il, et le caractère humain du visage rassure et contraste avec le froid et
l’inquiétante machine qu’est ce vieux cargo rouillé (la bête – la baleine). Le visage de Doc en
amorce vient masquer la Statue de la Liberté (plan scotomisé 262 ), autre symbole de l’Amérique,
et les voix des hauts-parleurs grésillant parlent une langue incompréhensible. Enfin, dans une
ambiance de crépuscule perpétuel (de fin des temps), on découvre une vision flottante de
l’Amérique : ciel métallique, lumières brunes sur les gratte-ciel, l’Empire State Building,
260 Barre Philips, « À toi de jouer », in Vincent Vatrican et Cédric Venail, Trajets à travers le cinéma de Robert
Kramer, coll. « Polimago », Pôle Méditerranéen d'Éducation Cinématographique pour la version française, Aixen-Provence,
2001, p.143.
261 C’est Barre Philips, compositeur et musicien de jazz, et partenaire habituel des films européens de Kramer, qui
supervise l’improvisation de la musique. Partant d’une grille d’improvisation, Barre Philips, suivant le film sur des
écrans de retour, dirige Michel Petrucciani qui improvise.
262 La vue scotomisée est un plan où le protagoniste d'une scène masque par son corps l'objet censé être vu – ici la
Statue de la Liberté se trouve dissimulée aux yeux de Kramer ainsi qu'aux nôtres.
485

symbole contigu de la naissance de Kramer. Image imaginaire d’un continent à la dérive, d’une
terre promise démasquée, ou de souvenirs qui affleurent. Les notes d’un instrument à cordes, une
contrebasse (effet de caverne, de profondeur, de résonances), viennent accréditer l’idée d’un
continent au bord de l’engloutissement. Mais, dès le pied posé à Manhattan, Doc lève le poing en
un signe de défi aux vieilles idoles, et de toute-puissance soudain retrouvée.
Dans les pas de Whitman...
Camerado ! I give you my hand ! / I give
you my love, more precious than money,
I give you myself, before preaching or law,
Will you give me yourself ? Will you travel
with me ? / Shall we stick by each other as
long as we live ?
Walt Whitman, « Song of Myself »
Mise en scène trop conventionnelle, trop surplombante, le vrai départ pour la « Grand Route » ne
se fera pas à l’ombre des tours jumelles, lieu de naissance de Kramer, nous l’avons vu, et
également lieu de naissance de la muse de Doc : le poète Walt Whitman, chantre au XIX° siècle
d’une nouvelle poésie américaine qu’il veut démocratique. Whitman n’hésite pas à débuter son
périple poétique (regroupé sous le titre Leaves Of Grass) à l’endroit historique de sa naissance,
dans son poème « Starting From Paumanok » - Paumanok étant le nom indien de Long Island ;
ce poème est un véritable manifesto de son projet d’écriture. Ironie de l’histoire, puisque
Manhattan abrite aujourd’hui en son sein un vaste tombeau.
Kramer refuse la convention quelque peu autobiographique, autocentrée de « la naissance du
poète » (sa vie, son œuvre), et s'en remet à Doc qui choisit une naissance fictive, littéraire,
plongeant de fait les deux instances du film, Kramer/Doc, le créateur et sa créature, dans le
romanesque. D’ores et déjà, on est informé qu’on va assister à une traversée réaliste des espaces
par deux « personnages » qui n’occupent pas de place fixe ni embarrassante dans le dispositif, et
au contraire, permettent aux événements d'advenir.
Le vrai départ se fera au flanc d’une montagne généreuse où deux scènes mythiques vont se
succéder : d’une part une scène de purification (« L'eau s'offre comme un symbole naturel pour
la purification », écrit Bachelard 263 ) - voire même de naissance, dans les eaux bouillonnantes
263 Gaston Bachelard, L'eau et les rêves – Essai sur l'imagination de la matière, coll. « Biblio/Essais », Librairie
486

d’un torrent de montagne qui littéralement « accouche » d’un nouveau Doc, devant l’objectif de
la caméra, débarrassé de ses oripeaux européens et de son spleen. Plus tard, dans les bras
rocailleux de la rivière, avec Doc nous déclamant les premiers vers du célèbre poème de
Whitman : « Song Of the Open Road », nous assistons dans la nuit bienfaisante qui tombe, à une
scène de révélation typiquement platonicienne. Ces deux « mythes », le mythe de la caverne et le
mythe de la purification (ou de la renaissance), sont, ainsi que l’écrit Jean-Louis Baudry, « le
texte d’un signifiant du désir qui hante l’histoire du cinéma, et en particulier les cinéastes
aspirant à recréer le cinéma, à créer une nouvelle forme de cinéma. » 264 Doc est comme
transfiguré, et Kramer voit enfin la route s’ouvrir devant eux, malgré l’arbitraire du trajet ; on
comprend que nous allons cheminer avec l’esprit de Whitman, loin des routes balisées - la route:
source de poésie ; le déplacement : source du cinéma.
Le cinéma et la poésie entretiennent des liens très étroits – nous avons eu l'occasion d'évoquer
maints exemples, de Stan Brakhage à Su Friedrich, en passant par Jonas Mekas. Ici, la prosodie
whitmanienne fournit le sens, la direction à prendre. Pour Doc, il s’agit, d'une part d'une
inspiration spirituelle – Whitman ne fut pas non plus prophète en son pays, et pourtant il a suivi
son chemin en toute liberté ; et d'autre part, d'une inspiration sensuelle – Doc cherche l'exaltation
du corps et de l'esprit. Puis d'une inspiration fraternelle – Doc aspire à partager les espaces qu'il
traverse, ainsi que les expériences et les rencontres. Enfin, d'une inspiration morale, car il faut
trouver la force d'entreprendre la route, ainsi que Doc le signale à Kramer (Kramer 1 photo n°5 ):
« He talks of the America that I love, and there’s the other America down the road, and I need
something that holds against it ».
Grâce à l’énergie vitale insufflée par Whitman, par l’entremise de Doc, et une fois que le chemin
a été défriché – le dernier plan de cette séquence montre justement un tracteur débroussaillant
une forêt impénétrable - le film va alors progressivement se passer du trope métaphorique, trop
intellectuel, trop européen sans doute aussi, pour basculer dans une poétique concrète du temps
et de l’espace ; elle ne reprendra ses droits que vers la fin du film. Plus de surcharge de sens, il
n’y a plus que la route, comme le chante encore Whitman « I don’t convince by arguments,
similes, rhymes, We convince by our presence » [Nous soulignons les pronoms employés]. Pour
le poète comme pour le cinéaste, ce qui compte, c’est occuper le territoire. Être des
« troublemakers ».
Si pour le poète transcendantaliste et le cinéaste-poète, la route qui s'offre devant eux dans son
José Corti, 1942, p.153.
264 On peut se reporter aux théories cinématographiques de Jean-Louis Baudry dans l’Effet-cinéma, Éditions de
l'Albatros, Paris, 1978, p.45.
487

déroulement horizontal, traduit l'infini des possibles, les espaces ne seront néanmoins pas
totalement superposables. Nous l'avons évoqué avec la quasi disparition de la Route One,
l'espace américain n'est plus ce lieu immense et métonymique qu'il était au XIX° siècle – encore
que les aspirations whitmaniennes s'inscrivent dans le paysage troublé de la Guerre de Sécession
(frontière nord/sud...) Il est devenu un espace fragmenté, désuni, déconstruit – les infrastructures,
les transports, les repères historiques de la frontière etc...... tout a changé ; la plupart des plans
sont sous déterminés, et ne valent que pour eux-mêmes, pas pour un relevé scientifique de la
Route One, ni comme archives, si l'on évoque sa disparition. Kramer ne donne en effet à sa
traversée américaine que très peu d’indications topographiques, si ce n’est quelques panneaux
dans le paysage, la ligne de démarcation Nord/Sud par exemple - ce qui donne parfois
l'impression qu'ils traversent un espace métaphorique 265 ; le titre du film, Route One/USA, en
instaurant un signe de séparation, ce trait de Barthes entre « Route One » et « USA », dit bien le
décalage, la rupture irrémédiable entre les deux espaces. Kramer pratique pour cela un montage
de type collage, rappelant encore les pratiques poétiques de Whitman ou de Ginsberg, grâce à un
jeu sur la différence d’échelles, sur la traversée des espaces et des esprits. On passe sans cesse
d’une caméra à hauteur d’homme à une caméra cosmique, du quotidien à l’épique, de la terre à la
pierre, du soleil à la neige – échos encore des images fordiennes.
Pour l’homme de cinéma 266 , c’est comme si le style whitmanien préfigurait la grammaire du
cinéma kramérien, avec ses longs plans séquences et ses plans brefs, semblables aux vers
« hérétiques » du poète iconoclaste, les « free verse ». De même, on trouve chez Whitman une
relation ambiguë et instable avec le « You », ce « Camarado » qu’il interpelle et qu’il exhorte à le
suivre, ni tout à fait un autre, ni tout à fait lui-même, qui n’est pas sans rappeler la figure double
Doc/Kramer. Et puis, comme le poète, libre et disponible, le cinéaste documentariste se laisser
guider par les circonstances, les rencontres, parfois jusqu’à la désorientation passagère. Le
montage enfin, activité consistant à réunir et organiser ce qui a été saisi dans le désordre, est chez
Kramer en parfaite harmonie avec la prosodie whitmanienne. Ainsi, on peut remarquer une
même méfiance à l'égard des intérieurs, des lieux clos – ces lieux que Whitman qualifie de
«..[...]...places of secret silent loathing and despair » 267 . Par exemple, Kramer filme par une
fenêtre les communautés évangélistes et les prêcheurs fanatiques haranguant les fidèles, à bonne
distance de la scène, comme pour ne pas se laisser contaminer par le discours (on remarque
265 Dans Roger and Me, 1989, Michael Moore met en scène de façon désopilante, façon dessin animé, ce constat
d'un espace troué, en réalisant une animation rapide de ses transports aériens sur une carte des États-Unis, sur
fond de musique humoristique.
266 Sorte de muse d’un cinéma américain alternatif, Whitman a inspiré d’autres cinéastes tels que Jim Jarmush – on
pense en particulier au leitmotiv du personnage joué par Roberto Benigni dans Down by Law, 1986.
267 Walt Whitman, « Song of the Open Road », in in Richard Wilbur (edited by), The Laurel Poetry Series, New
York: New York Dell Publishing Company Inc, 1972, p.175.
488

l'omniprésence de l'image de la fenêtre, de Brakhage à Kramer, en passant par Mekas). On aura
compris que le regard des deux artistes sera alors tourné vers les grands espaces, lieux de
ralliement des hommes libres. De même, une même prédilection pour les milieux aquatiques,
marécages, plages et îlots comme autant de paysages d'une province de l'esprit, ainsi qu'un lien
quasi organique à la terre – la terre américaine. Enfin, dans un souffle romantique qui anime
aussi Brakhage, il y aura ces allers-retours entre le détail et le cosmique, le quotidien et l'épique,
la terre et pierre, le soleil et la neige... - dimensions également fordiennes, dans une dynamique
souvent inattendue et proprement tellurique.
« Le paysage n’existe que dans la tête et le regard de celui qui le contemple » écrit Jean Mottet
dans L’Invention de la scène américaine 268 . Dans ce même ouvrage, l’auteur démontre que
contrairement aux Européens qui ont une approche historique du paysage, les Américains
éprouvent davantage la littéralité de la nature. En matière de représentation, que ce soit en poésie
(Whitman), photographie (Thomas Cole), peinture (Jackson Pollock) ou encore en philosophie
(Emerson), les artistes ont toujours eu le sentiment que les arts devaient traiter de l’existence
immédiate, quotidienne, et que pour évoquer le monde réel, le paysage américain était le
meilleur sujet. Photographes ou cinéastes, ils inventèrent et diffusèrent les paysages américains
dans une sorte d’expérience brute, de confrontation sans détour avec le territoire. Nous en avons
un exemple avec la traversée de la Route One/ USA et les images que nous en offre le cinéaste.
Il y a aussi l'envie de voir, de toucher, d'éprouver les lieux – en les habitant physiquement, même
un court instant, on peut avoir accès à l'esprit des lieux ; l'expérience de Berlin 10/90 sera de
cette nature, puisqu'en se cloîtrant dans un appartement du centre de Berlin, Kramer réussit à se
connecter avec le monde – le sujet-cinéaste devient ainsi une véritable chambre d'échos. Dans
Route One/USA, cette appropriation territoriale donne « lieu » à certains pèlerinages. À
Concord, Massachusetts, à quelques miles à peine de la Route One, Kramer promène sa caméra
dans les bois aux couleurs flamboyantes de l'automne jusqu'à la petite cabane près de l'étang où
Thoreau s'installa pour manifester son dissentiment et vivre une expérience initiatique unique.
On voit Doc effleurer de sa main les bornes du chemin, puis piétiner les feuilles mortes comme
pour sentir la présence thorovienne, tandis que Kramer en voix off relie Walden à ses
« Milestones. » Toujours sur la route, ils passeront devant la maison de Whitman à Philadelphie,
elle sera close, et d'ailleurs, l'esprit de Whitman est plus palpable sur la route.
- Les images subjectives dans la représentation kramérienne : exemple
268 Jean Mottet, L’Invention de la scène américaine, cinéma et paysage, coll. « Champs Visuels », L’Harmattan,
Paris, 1998, p.13.
489

des images de l'eau.
Une question m'oppresse : La Mort ne futelle
pas le premier Navigateur ?
Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves 269
You chose a different kind of life, with
different prizes, a life under the surface,
beyond the ordinary... and that's your life...
Doc, s'adressant à Kramer
Aquarium sub-tropical de Boston,
Route One / USA
Le spectateur ne peut que constater la richesse des images de l'eau dans le cinéma de Kramer, et
s'interroger sur leur nature et leur fonction. De film en film, un paysage se dessine, une sorte de
cosmogonie kramérienne, dont les invariants structurants sont indéniablement les quatre
éléments, avec une primauté à l'eau sous toutes ses formes - l'eau et puis le feu, ainsi que le
cinéaste l'introduit dans un scénario idéal : « Pour nous, il y a une scène très importante, c'est
celle du père et du fils au bord de l'océan, avec la neige qui tombe. Et le feu ensuite. » 270 Cinéaste
obsessionnel, Kramer va ainsi établir une sorte de protocole qu'il va ensuite convoquer : rivières
(flux pensée/cinéma), zones portuaires (passages, rencontres, stockage des vieilles utopies),
phares (signes langagiers), terrains vagues, aquariums, braises d'un feu, photos de famille, objets
partiels.... Nous avons retenu ici le motif de l'eau car il fédère selon nous les autres motifs et
réamorce toujours l'imaginaire poétique.
Un film de Kramer est comme un large fleuve qui se jette dans la mer – flux irréversible,
dynamisme d'une pensée, lenteur et/ou puissance, mais aussi, raccordement du conscient à
l'inconscient. Dans Route One/USA, ce sont d'une part les symboles de déracinement, l'abattage
des arbres, les poissons morts de la fabrique ; et d'autre part les images d'ancrage, ancre jetée à
la mer, tensions des câbles et surtout l'image de la bathysphère 271 , d'autant qu'elle se trouve
accompagnée d'une composition sonore, véritable musique des profondeurs, des entrailles du
monde - «Palper de ses mains le pelvis du monde» pour Ischmael ; « l'eau, l'œil véritable de la
terre », pour Gaston Bachelard 272 . L'eau, espace sans frontières, éloigne autant qu'elle relie les
269 Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves – Essai sur l'imagination de la matière, coll. « biblio/essais », Librairie
José Corti, 1942, p.87.
270 Robert Kramer et Dusan Makavejev, « Conversation sur Milestones », in Positif n°341-342, juillet-août 1989,
p.27.
271 La bathysphère est une sorte d’ancre, de sphère d’acier suspendue à un filin pour explorer les fonds sousmarins.
272 Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves – Essai sur l'imagination de la matière, coll. « Biblio/Essais », Librairie
José Corti, 1942, p.42.
490

lieux – elle sert par exemple de support matériel et imaginaire à l'activité épistolière de Doc dans
Doc's Kingdom, de Kramer dans Dear Doc. L'eau a une valeur séminale. En dehors de tout
travail métaphorique, elle est un germe qui donne à la vie et à l'imagination un essor inépuisable,
car toujours mobile, mutable, comme l'écrit encore Gaston Bachelard :
L'eau, en groupant les images, en dissolvant les substances, aide l'imagination dans sa
tâche de désobjectivation, dans sa tâche d'assimilation. Elle apporte aussi un type de
syntaxe, une liaison continue des images, un doux mouvement des images qui désancre la
rêverie attachée aux objets. 273
Pour être plus précise, il faut la conjonction d'une étendue d'eau (une plage, une berge, un pont
etc...), d'une activité pensante, introspective (Doc qui rêve aux bords du Tage dans Doc's
Kingdom, Doc qui tempête devant l'océan Atlantique et invoque Neptune, Doc qui se mire dans
les eaux bleues de la Floride...) et d'une activité idéative (formation et enchaînement des idées)
afin de produire, comme un moteur d'analyse, une image poétique. C'est la collaboration de Paul
McIsaac (l'agent, le rêveur) et de Kramer (le sujet créateur) qui permet ce frayage poétique - « Si
les choses mettent en ordre nos idées, les matières élémentaires mettent en ordre nos rêves »,
écrit Bachelard. 274
Dans son ouvrage L’Eau et les rêves 275 , Gaston Bachelard répertorie et nomme les états ou
manifestations de l’eau : eau substance, eau émanation, eau violente, eau séminale, eau matrice,
eau profondeur, eau destin, eau mémoire…. On constate ainsi qu’il n’y a pas un paradigme de
l’eau, mais des états de l’eau qui agissent comme un support à l’imagination du cinéaste. Ici, il
s’agit bien de l’imagination du cinéaste, comme il s’agit de son corps, de sa voix, de son regard,
de sa pensée. Si Doc a une vie autonome, une liberté de mouvements, de choix, son travail
imaginaire est nécessairement récupéré, digéré, par les systèmes de représentation du cinéaste,
ses activités d’association, le montage. La double perception due à l’activité conjuguée de Doc
(le corps dans le monde) et de Kramer (l’œil enregistreur) ne présuppose aucun conflit en termes
de perception des éléments matériels. En effet, il ne s’agit pas de systématiser un mode de
perception unique et perpétuelle des manifestations de l’eau au cours des séquences et des films.
Nous récupérons l’idée couramment admise selon laquelle « Ce qui compte, ce n’est pas les
images, ce qu’il y a entre elles » 276 , afin de dire que ce n’est pas tant les états de l’eau qui nous
intéressent, leur repérage, leur décodage, que l’évolution de leurs formes, leur histoire, et ce
273 Gaston Bachelard, L'eau et les rêves – Essai d'imagination de la matière, coll. «Biblio-Essais », Librairie José
Corti, p.20.
274 Gaston Bachelard, opus cité, p.154.
275 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves – essai sur l’imagination de la matière, Librairie José Corti, Paris, 1942.
276Cette remarque récurrente dans le champ critique du cinéma, est initialement attribuée à Abel Gance in R. Icart,
Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, coll. «Histoire Théorie Cinéma », Éditions L'Âge d'Homme, Paris, 1990,
p.24.
491

qu'elles connotent pour le cinéaste, et pour le spectateur, puisque c'est aussi son expérience. Par
conséquent, leurs manifestations ne se résument pas à une allégorie, mais participent réellement
de la vie psychique du sujet-cinéaste et/ou de son envoyé orphique, et de celle des autres sujets
percevants – à l'image des coraux qui font tous partie d'un même corps (plan de fin, à la limite
des eaux territoriales), rêve enfoui de la communauté des hommes.
Route One, « route fossile » 277 longe un territoire qui semble prendre l'eau de part en part, comme
une frontière mouvante entre la terre et l'eau, le temps des origines et le temps industriel, la
réalité d'une route et son imaginaire – voyage régressif vers les (premières) perceptions, pour
retrouver les battements de la vie, sentir les pulsations du territoire. Déjà dans The River (1938),
Pare Lorentz avait comparé le Mississippi, ses affluents et leurs deltas à la colonne vertébrale du
territoire américain, et lorsqu'on prenait un peu de hauteur, on voyait un arbre se dessiner –
double symbole de vie. Dans le Nord, ce sont les longs plans de Doc arpentant les rivages
balayés par les vents de l'Atlantique, les terres humides des deltas du Maine et les îlots fertiles
(Kramer « eaux » n°5) – le père de Paul McIsaac, d'origine écossaise, était pêcheur dans la
région, et Doc refait les gestes dictés par ces eaux mémorielles 278 . Au Sud, ce sont les zones
humides et les mers intérieures des Everglades (Floride), les herbes aquatiques pourries qui
refleurissent dans leur dérive, les ruisseaux embourbés par la pollution et les rituels locaux (les
pratiques vaudou des autochtones) et les canaux perdus dans la mangrove, lorsque Doc a quitté
le voyage avant la fin – les creux du fleuve, les ponts métalliques et les retenues d'eau marquent
la volonté du film de suspendre le temps, de se souvenir. Il y a aussi les eaux profondes – l'océan
gémissant 279 qui retient le cargo ramenant Doc au pays et celles qui emportant les frêles esquifs
des amis défunts (Kramer eau n°6) et les eaux vives des montagnes de la frontière américano-
canadienne, torrent bouillonnant, eaux claires, séminales, dans lesquelles Doc s'immerge et se
purifie (catharsis ) avant de prendre la route. Il y a les eaux lourdes enfin, les eaux mortes ou en
demi-sommeil, celles de la Seine qui bordent le studio où s'est réfugié Kramer pour monter ses
films, troublées par le remous de quelque bateau qui remonte le courant ; eaux sans reflets
comme des miroirs voilés, en berne (Dear Doc) interdisant le regard d'un Narcisse. Ou les eaux
de la Spree qui coulent, imperturbables, au cœur de Berlin, au bord desquelles le père de Kramer
277 Expression de Julien Gracq, La Presqu'île, coll. « Domaine français », Éditions José Corti, Paris, 1989, p.11.
278 Ce paysage d'archipel est l'émanation des marqueurs personnels de Doc, et combine les valeurs maternelles aux
valeurs paternelles. On pense au protagoniste du film de Tarkovski Solaris (1972), qui se retrouve par le zoom
arrière vertigineux du cinéaste dans un espace édénique (île entourée d'eau) qui est associée à la mère puis au
père (la maison familiale).
279 Ces plans insistants d'étendu d'eau, qui ont voyagé de Route One/USA à Dear Doc, nous renvoient une fois
encore aux plans de l'océan de Solaris qui prennent en charge les états d'âme du voyageur. L'océan de Solaris
pénètre au plus profond de l'âme humaine et renvoie physiquement les objets de sa conscience - l'océan ira
jusqu'à reproduire sa terre, sa maison...
492

poursuivait ses études de médecine alors que la rumeur des bruits de bottes enflait dans la ville
(Berlin 10/90), et au bord desquelles Kramer écoute les rumeurs d'un monde qui s'écroule. Et le
Rhin, la Camargue et les salins dans Walk the Walk... la falaise dans Ghosts of Electricity... Il y a
enfin la simple goutte d'eau qui tombe à intervalles réguliers dans la salle de bains où Kramer
s'est retranché dans Berlin 10/90 - signifiant sonore ténu et aux référents multiples (sang dans les
veines, temps qui passe, le tournage en direct, le supplice de Kramer enfermé volontaire dans
cette pièce-matrice, les tourments et trauma de l'Histoire...), comme le remarque Bachelard :
« Une goutte d’eau puissante suffit à créer un monde et dissoudre la nuit. » 280
Dans son texte hommage à Robert Kramer, Anne-Marie Garat reconnaît se souvenir non pas des
intrigues et des tragédies de ses personnages, mais des lieux, des matières et des fluides - une
expérience visuelle qui n'est finalement pas si loin des images brakhagiennes dans ce qu'elles ont
de viscéral et de poétique en même temps :
La fantasmatique précision optique des eaux, des vases, agrégats, sang, sel, suie, sueur,
lichens et boue de cendres, écorces, roseaux, schistes, mousses, eau saumâtre, salive,
cordages, œil béant, enchevêtrement végétal, laitances, sang, embruns etc...... 281
L'élément liquide, c'est enfin la fluidité des plans, un type de syntaxe, un film-essai qui coule et
se transforme ; c'est le point de vue parfois flottant, les gammes de l'instrument de musique, la
douceur et la souplesse d'une caméra inquiète (le continent à la dérive lors du retour de Doc), les
turbulences et les remous, si bien que parfois on ne sait pas très bien si c'est le train, le bateau qui
bouge, qui se déplace, ou si c'est tout le film ; et donc, on n'est jamais sûr d'être le témoin patient
de ce qui se produit sur l'autre scène, ou bien si nous sommes aussi des sujets de désir, et que « le
film s'accorderait à nos désirs », pour reprendre l'expression d'André Bazin.
Ces images matérielles, tournées sur un mode documentaire, à l'épaule et sans éclairage
particulier, en suivant le mouvement initié par le projet du film (une trajectoire nord-sud, une
pénétration des espaces et des communautés), en temps réel (de l'automne à l'hiver puis à l'été) et
en durée continue (longs plans-séquences, pas de gros plans abstraits), semblent pourtant avoir
un étrange destin : elles poétisent, allégorisent, métaphorisent. Est-ce dans leur capture initiale
ou dans le chemin qui les mène de l'écran à notre perception qu'elles entament leur frayage ? Il
semble que leur statut allégorique soit particulièrement indécidable et c'est pourquoi elles nous
280 Gaston Bachelard, L'eau et les rêves – Essai sur l'imagination de la matière, coll. « Livre de poche », LGF,
Paris, 1993, p.17.
281 Anne-Marie Garat, « Lettre sur le seuil », in Vincent Vatrican et Cédric Venail (conçu et dirigé pars), Trajets à
travers le cinéma de Robert Kramer, Pôle Méditerranéen d'Éducation Cinématographique, Aix-en-Provence,
2001, p. 155. Il s'agit là de fragments de la longue liste d'Anne-Marie Garat.
493

affectent 282 . Mais ce qu'il y a de sûr, c'est que les images élémentaires participent de l'expérience
de chacun, et fluctuent en fonction de cette expérience ainsi que de la part de culture que chacun
de nous s'est approprié – ce que reconnaît sans ambages le cinéaste néerlandais Johann Van Der
Keuken : « Mes films ne sont pas composés d’une suite d’images qui font partie d’un entier
présupposé, ce sont des instants à partir desquels le spectateur peut se former une image (dans
le réel, la fiction) » 283 . Chris Marker va plus loin encore, en renonçant à la monosémie de ses
images : « Que l’auteur ait eu certaines intentions et qu’on lui en prête d’autres, cela n’a
aucune importance » 284 Le cinéma kramérien s'impose comme une vaste maïeutique et il serait
risqué et vain de tenter de démêler l’écheveau des subjectivités et de leurs apports respectifs, le
montage se chargeant de souder les agrégats - ce que dit la voix féminine quasi markérienne qui
clôt la parole du film « tous ces coraux font partie du même corps, un seul système digestif ». Il
semblerait que le projet de communion de Kramer s'effectue dans ces cas-là : sous la surface des
choses, en contrebande.
Quoi qu'il en soit, c'est ce qui se passe pour le plan de la tortue aquatique conservée au Musée de
Boston (voir Kramer 1 photos n°11-12) qui, toujours par le biais de Doc qui est là, qui crée le
lien et oriente notre regard (le point de vue), finit par incarner le cinéaste - son histoire (par sa
longévité, elle représente un support du monde, de sa mémoire) et sa posture (elle vit sur terre et
dans l'eau et ne se fixe pas sur un monde particulier, elle vit sous la surface des choses, au-delà
des apparences ; idée d' « Underground » encore). Et à laquelle correspond l'image de fin d'un
grand oiseau marin posé sur une bitte d'amarrage à Keywest, prêt à l'envol - « We’ve gone the
whole road together, from the start to here, wherever it is...».
- Le voyage à l'envers ou le retour du refoulé L'histoire en
géographe – réappropriation du territoire américain – héritage
fordien : la logique d'une civilisation – le grand angle : une
question de morale – épiphanies – le repli du temps et de l'espace
- l'envol de l'oiseau.
Kramer est un peu semblable au héros de David Lynch, Alvin Straight qui traverse le Midwest au
volant de sa tondeuse à gazon dans une folle tentative de réconciliation avec son frère. Grâce à
282 On pourrait dans un travail plus long s'intéresser à la notion d'inconscient collectif. Terme générique de l'œuvre
de C.G. Jung, l'inconscient collectif décrit toutes sortes de phénomènes et d'images ramenées à la conscience,
mais qui n'appartiennent pas à l'expérience propre d'un sujet distinct. Il est composé de toutes l'expérience
humaine depuis la nuit des temps.
283 À propos de son film Vers le sud, 1981 ( 4° de couverture du DVD).
284 Chris Marker, « Regards neufs sur le cinéma, la caméra et le porte plume », in Image et Son, « Chris Marker »,
n°161-162, avril-mai 1963.
494

leur lente traversée des espaces, notre regard a lui aussi imperceptiblement changé. Le détour par
l’Europe, monde ancré dans des perspectives historiques, a transformé, nous l’avons vu, le
rapport de Kramer avec l’Histoire, et avec celle de son pays, pas tant dans un souci de rapiéçage
que d’exploration des failles, vers des mondes parallèles, vers une géographie humaine – c’est
tout l’objet de son travail de cinéaste que nous avons défini comme un « trans-faire ».
Intimement américain dans son rapport à l’espace, héritier de Ford et des Transcendentalistes,
Kramer le cinéaste traite l’histoire en géographe, rapprochant, dans son avancée et ses plis
accidentels, des couches de l’histoire américaine rendues étrangement contemporaines, non
seulement du temps américain, mais du temps universel, et de fait rapprochent les hommes et
leurs histoires - l’histoire violente du XX° siècle, aux quatre coins du monde. Grâce à de longs
plans séquences, véritables « nappes de temps », toutes les strates du passé communiquent entre
elles. La guerre de Sécession et la guerre du Vietnam... la mémoire individuelle se fond dans la
mémoire collective, les continents se superposent, se replient, et les films de Kramer se
rejoignent comme les chapitres d’un seul et même livre qui serait l'histoire d'un homme en quête
de son territoire – de Doc, orphelin d'une fraternité du monde à Abel, déplacé dans une Europe
fantomatique pour voir ce qui peut lui arriver (Walk the Walk), en passant par Nelly qui restera
seule à la rencontre d'elle même (Walk the Walk) - « Mais peut-être qu'il n'est pas si mauvais de
suivre la voie imaginaire... », remarque finalement Kramer 285 . Le cinéma, dont la mission est ici
d’aider le réel à se frayer un chemin, fait alors un clin d’œil à l’histoire : les cargos rouillés
d’Odessa font écho aux cargos de Savannah, les longs plans en plongée sur les eaux stagnantes
de Louisiane voyagent jusqu’aux terres slaves embrumées d’un film de Tarkovski 286 ……aux
trains roulant dans les plaines de Géorgie répondent dans le lointain ceux traversant la Silésie
(Walk the Walk) et ils viennent poursuivre leur route sur un pont vertical dressé vers le ciel à
l’embouchure de Miami (vers la fin de Route One), plan extatique digne du dispositif
eisensteinien (même plan que dans Potemkine 287 ). Et surtout, les noms gravés sur le mémorial de
Washington (Route One USA) que Doc appelle « nos seules pierres parlantes », conversent avec
d’autres noms dans d’autres lieux de mémoire 288 , à Berlin (Notre Nazi, 1984 ; Berlin 10/90),
Belfast, Caen, Jérusalem ou ailleurs.
285 Remarque que fera Kramer à la sortie du film en 1996. Elle figure en 4° de couverture du DVD.
286 Tarkovski était un de ses cinéastes préférés.
287 Le gris eisensteinien : une vibrance des couleurs, une synthèse. Plan extatique.
288 Proposition de scénario pour la Ligne à travers le temps : « le témoin lit les plaques de Paris où figure les noms
de la Résistance. Il sent les odeurs de la guerre, de la peur. À travers le présent, il voit le passé tel qu’il s’est
déroulé, et quand le jeune Indien lui ouvre sa chemise, il voit son village dans la montagne »
495

Le cinéaste quitte les lieux , mais les lieux ne le quittent plus :
Le monde que ce territoire représentait n’existe plus. Pourtant je ne suis pas sûr d’avoir
jamais quitté cet endroit, ou plutôt c’est lui qui ne m’a pas quitté. Je transporte ce
territoire avec moi, et jusqu’à un certain point, il remplace l’idée de nation, de culture
nationale, voire même de chez soi, et me donne un sol différent, virtuel ; je suis toujours
« là », avec le même matériel qui tourne et tourne dans ma tête.
Quel étrange appel j’entends / En
provenance de la mer ! Peut-être mes
ancêtres / S’agitent-ils dans mon sang. Je
dois partir….
Jack Kerouac, Letter 289
2) Le Cyclope regardant Ulysse : une lecture romantique de Dear Doc 290 .
We shall not cease from exploration
And the end of our exploring
Will be to arrive where we started
And know the place for the first time
T.S.Eliot, Little Gidding 291
Je fus donc content de moi, et puisque
c'était seulement un spectacle connu de
moi, cet horizon qui m'obsédait, je
m'apprêtais à le rentrer.
Henri Michaux, Mes propriétés 292
En proposant en préambule ces quelques vers de T.S. Eliot, nous portons l’attention sur la
proximité temporelle, psychologique et stylistique entre Route One /USA et Dear Doc, mais
aussi ce que nous avons appelé plus haut le retour du refoulé – on pourrait presque parler de
retour de ce qui a été forclos 293 , tant l’expérience de Route One /USA a marqué les deux hommes,
289 Jack Kerouac, « Lettre à Norma Blickfelt », in Rodolphe Christin, « La Piste de Jack Kerouac », in La Revue
des Ressources,
290 Film de 35 minutes, tourné en vidéo 8, Paris, 1989. Le lecteur pourra trouver dans les Annexes, la continuité
dialoguée de la ciné-lettre de Kramer (pp.680-682)
291 T.S. Eliot, Little Gidding, 4 th Quartet. Outre l’adéquation de la citation à la situation de Kramer à la fin de
Route One / USA, il nous semble que l’esprit de T.S. Eliot flotte au-dessus de Dear Doc, tout comme celui d’Ezra
Pound flotte sur Berlin 10/90, entre autres figures tutélaires.
292 Henri Michaux, Mes propriétés, 1929.
293 Forclos : la notion psychanalytique lacanienne (état limite entre névrose et psychose) n'est pas ici pertinente.
Nous référons ici la définition vulgarisatrice fournie par le Larousse : « Rejet d'un signifiant hors de l'univers
symbolique du sujet ». Dans son ouvrage La Rampe, Serge Daney parle également de forclusion de la violence
américaine dans les films de Kramer (Serge Daney, La Rampe, « Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma »,
496

sans s'achever vraiment, tant les images sont gravées dans l'esprit de Kramer et/ou font retour
telles des hallucinations 294 . Kramer est reparti de l’autre côté de l’Atlantique, ayant élu domicile
près de Paris avec sa femme Erika et sa fille Keja, mais toujours au bord de l'eau (faire en sorte
que les images d'eau lui appartiennent, lui soient quotidiennes, de jour comme de nuit), tandis
que Paul McIsacc est resté travailler en qualité de journaliste aux Etats-Unis 295 - Doc, quant à lui,
a réalisé son rêve qui était de se fondre dans la communauté, de disparaître comme observateur
et comme passeur :
Paul, je finis toujours ici
Le réalisateur et le docteur se séparent
La rivière est barrée, ils sont derrière moi,
Tout comme ce voyage,
Une expérience qui demeure inachevée.
Kramer va réaliser un film de montage en 1991, une ciné-lettre intitulée Dear Doc, qui se
présente comme « A home movie from my cutting room, which is also my home.. .. » - le carton
laisse ensuite la place à l'image, tandis que le texte se poursuit en off. De son domicile parisien
sur les bords de la Seine, qui n’est autre que sa salle de montage et d’enregistrement, Kramer,
comme après chaque film, mais plus encore cette fois-ci en raison de la nouvelle distance 296 , ne
peut se résoudre à clore l'odyssée que fut Route One/USA ni à tuer Doc, cet artefact qui n'est « ni
tout à fait moi ni tout à fait un autre.. » C'est bien une question de distance, de trouver la bonne
distance avec les choses et les êtres, puisque de trop près, on risquerait d'être happé par l'objet de
désir, de son chagrin, et de trop loin, on risque de n'être affecté par rien.
Comme le souligne Roland Barthes, la lettre est un discours de l'absence 297 . Grâce au discours
d'une lettre, Kramer entreprend de tisser à nouveau le lien particulier avec Doc (alias Paul
McIsaac), en superposant l’espace et le temps américain et européen, passé et présent, grâce au
mixage des sons tirés de Route One / USA, des sons diégétiques de sa salle de montage ; des
images de Route One USA (ou des rushes) fondues avec des images diégétiques etc…..
Le fait qu'il s'agisse d'une ciné-lettre ne change pas foncièrement les opérations qu'il convient
d'effectuer. Entre texte et images, l'épistolier Kramer, se place dans son espace de prédilection :
celui de l'entre-deux ; comme nous le verrons, sa mise en scène relèvera de ce principe. Dans son
Éditions Gallimard, Paris, 1983-1996, p.96.)
294 Nous retenons la définition d' « hallucination » fournie par le Grand Robert de la langue française :
« Perception, sensation éprouvée par un individu ou un groupe d'individus, sans que les conditions objectives
normales soient réalisées. »
295 Paul McIsaac est aujourd’hui producteur video et radio, impliqué dans Indymedia. Il dirige également le
Playback Theater à New York.
296 Au début de DD, Kramer évalue le trajet dans Paris pour se rendre chez lui à 35 minutes. Le film dure 35
minutes. Il semble que rien ne sera laissé au hasard dans ce film aux abords modestes et improvisés.
297 Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux , coll. « Tel Quel », Éditions du Seuil, Paris, 1977, pp.19-24.
497

ouvrage Lire l'épistolaire, Marie-Claire Grassi 298 distingue assez schématiquement cinq
opérations que Kramer va effectuer de manière instinctive, et quelque peu aléatoire ; tout
épistolier s'affranchit des contraintes, prend des libertés avec les formules, forge son propre
lexique de l'affectivité pour tendre vers une écriture à la manière de soi. Il y a l'invention, la
recherche des idées – ce que Kramer a partiellement effectué avec la réalisation de Route
One/USA qui lui offre l'ensemble de son dispositif discursif, et dans lequel il va puiser son
inspiration selon un principe de contiguïté sémantique. C'est le thème de l'amitié qui est ici
central et englobant, thème romantique. La seconde étape serait l'élocution, le fait de transcrire
les idées en mots, en images, la recherche d'un style ; ce sera une performance de quelques jours
intenses passés dans le studio – « aller jusqu'au bout des choses, tout dire, tout montrer pour une
fois [...] atteindre un autre niveau. Je voulais y arriver en travaillant 24 heures sur 24 ; on
pourrait appeler ça le syndrome Chris Marker... J'allais m'y plonger complètement et je verrais
ce qui arriverait. C'est Dear Doc. » 299 Et ce sera la vidéo comme outil de proximité et de
practicité. L'essentiel du discours se constitue d'un travail de mémoire – c'est également l'objet de
toutes les préoccupations inquiètes de Kramer. Il y a également l'action, c'est-à-dire l'exercice
même de la parole – ici le commentaire en voix-Je de Kramer, ainsi que des relais dans les
séquences de Route One/USA. Les isotopies seront celles du voyage et du cinéma, du regard. La
lettre est censée s'achever sur la péroraison : s'obliger à penser sa relation à l'autre, prendre
conscience du poids de son absence, puis revenir au thème principal et clore la lettre. De l'autre
côté de l'écran, Kramer va chercher le Doc de Route One/USA, pour qu'il remplisse une partie du
contrat épistolaire, face à un Kramer qui n'arrive pas à dire adieu – la réciprocité étant au cœur de
la correspondance :
Doc : Nous ne pouvions pas continuer à nous balader pour toujours....
Kramer : Ces rituels des « au-revoir »..... Tu vas me manquer.
Dire des choses qu'on n'a pas pu ou voulu dire : « Il y a des choses que l'on n'a pas abordées, et
elles ne peuvent arriver que dans un certain contexte.. . » Dans Le Langage, cet inconnu, Julia
Kristeva souligne que « le langage est un processus de communication d'un message entre deux
sujets parlants au moins. » 300 Chaque sujet parlant est à la fois le destinataire et le destinateur de
son propre message - « ainsi, le message destiné à l'autre est, en un sens, destiné au même qui
parle, d'où il découle que parler, c'est se parler. » 301 C'est toute la complexité de l'adresse
kramérienne qui choisit comme destinataire Doc, une figure problématique ; nous allons y
revenir.
298 Marie-Claire Grassi, Lire l'épistolaire, coll. « Lettres Sup », Éditions Dunod, Paris, 1998, p.42.
299 Bernard Eisenschitz, Points de départ – Entretien avec Robert Kramer, Pôle Méditerranéen d'Éducation
Cinématographique pour la traduction française, Aix-en-Provence, 1997, p.102.
300 Julia Kristeva, Le Langage, cet inconnu, coll. « Essais », Éditions du Seuil, 1981.
301 Ibidem.
498

Dear Doc : un feedback
Dear Doc constitue ainsi dans un premier temps une sorte d'anamnèse - « the spontaneous
overflow of powerful feelings [taking] its origin from emotion recollected in tranquillity... » 302 -
et dans un second temps, un testament et la troisième étape dans le travail du deuil : la période
de réorganisation autour du manque. Une image en particulier, qui intervient dans la seconde
partie du film, abstraite de Route One/USA puis recyclée, notamment par l'insistance du plan, dit
à elle seule la force du souvenir : celle du cercueil en train d'être incinéré. Si l'on se réfère une
fois encore aux études de Bachelard sur le sujet, le symbolisme du feu est un symbolisme pluriel,
mais ici on l'associera aisément au « feu fulgurant ». Selon Bachelard 303 , le feu fulgurant se situe
dans l'univers des structures héroïques, masculines, et est le symbole de la purification, du
changement radical, avec l'idée cathartique sous-jacente du Phénix. L'incinération comme rituel
funéraire est lié à la notion de transcendance, de renaissance, et peu également impliquer une
mort de la vie ordinaire... 304 La correspondance avec la situation de Kramer est frappante.
Dear Doc offre également une grille de lecture pour le lecteur/spectateur égaré dans les
interstices kramériens. Voici ce qu'en dit François Niney :
Ce double jeu caméra/Doc, répond effectivement à la nécessité de faire passer dans le
film la « limite d’avant et d’après le film » signifiée par Deleuze. Comme si s’y incluait
en creux le hors-temps, comme s’il n’y avait plus ni « moteur ! » ni « coupez ! » mais
suite et variations de la la personne au personnage, du hors-champ au champ, des temps
actuels aux temps héroïques, des rôles sociaux aux rôles filmés au gré des rencontres de
hasards, ou provoquées. À la manière d’une holographie, le film apparaît comme une
frange d’interférences entre réel et fiction, mémoires vives et légendes de pierre, produite
par la lumière incidente du tournage. 305
Dans un premier temps, nous allons observer de plus près cette ciné-lettre – une lettre qui débute
par « Here in Paris, Paul... » et s'achève sur les vers de Joachim Du Bellay « Heureux qui,
comme Ulysse, a fait un long voyage... », noyés dans l'océan bleu de l'écran. Dans un second
temps, nous aborderons les images en vidéo, leur proximité et l'histoire d'une seconde fois
qu'elles proposent.
302 William Wordsworth, « Preface to Lyrical Ballads », in Harold Bloom & Lionel Trilling (edited by), the Oxford
Anthology of English Literature, Romantic Poetry, New York : Oxford University Press, 1973, p.608.
303 Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, coll. « Folio/Essais », Éditions Gallimard, 1949, p.169.
304 Nous sommes consciente que nous ne faisons qu'énoncer des généralités, et qu'une analyse plus approfondie des
éléments et de leur combinaison dans la représentation kramérienne ne serait pas superflue. On pourrait entre
autres poursuivre l'analyse en abordant le foyer patriarchal, et décliner les autres états du feu, des cendres au feu.
Dire adieu à Doc, c'est pour Kramer, une façon de dire adieu au père, à l'Amérique – il ne retournera pas aux
États-Unis après Route One/USA.
305 François Niney, L’Épreuve du réel à l’écran : Essai sur le principe de réalité documentaire, Éditions Deboek
Université, Bruxelles, 2 ème édition, 2002, p.312.
499

- La ciné-lettre : Épilogue à Route One/USA
L’éloignement des pays répare, en quelque
sorte, la trop grande proximité des temps...
Racine, « Préface » de Bajazet 306
L'entreprise autobiographique, posture d'un sujet autocentré et stable, n'a jamais été visée par
Kramer dans ses films qui n'endossent jamais aucun contrat pré-établi, et à laquelle il substitue
une pléiade de figures scripturales et visuelles qui déclinent tout en détournant l'autocentrisme de
l'autographe pour tenter de se placer, nous l'avons vu, sur le territoire de l'autre, en tout cas dans
l'entre-deux : Autoportrait, portrait de groupe, portrait d'amis, portrait de famille, carnets de
voyage, carnets de cinéaste, journal intime, actualités privées, souvenirs d'enfance et enfin lettres
– lettres manuscrites et lettres-vidéo, offrent leur combinatoire au cinéaste pressé de dire son
expérience sans céder de terrain, devenir esclave d'une forme.
La ciné-lettre tient plus de l'autoportrait que de la lettre, en définitive – « L'autoportrait, » qui
serait selon Michel Beaujour 307 , « une déambulation imaginaire au long d'un système de lieux
dépositaires d'images-souvenirs. » Nous définissons l'image-souvenir comme suit : Image
composite qui se déploie à multiples niveaux, au gré des chaînes associatives, comme autant de
strates autonomes, de lieux identifiables, et le sujet passe de l'un à l'autre par un mouvement
imprévisible et infini. C'est précisément ce qui se produit dans Dear Doc où les images de Route
One/USA sont recyclées, ré-agencées et revécues par le travail de montage du cinéaste, enfin seul
aux commandes – d'où la répétition des plans des mains de Kramer aux potards, comme des
synapses (de la synapse comme « zone de contact entre deux neurones », à la synapse comme
frottement des lieux frontières), amplifiées par les notes vibrées d'une contrebasse.
« Don't let me sleep too long.. »
La caméra, nous l'avons vu au Chapitre I, peut être considérée, dans le contexte des cinéastes
personnels, comme une extension, une sorte d'organe en plus. Mais la vision dans son objectif
306 Racine, seconde « Préface » à Barjazet, in Œuvres complètes, Éditions du Seuil, Paris, 1962, p.184. Cette
remarque aux lectures multiples de Racine, a été reprise par Montesquieu dans son roman épistolaire des Lettres
Persanes , 1721, puis par Chris Marker dans son film épistolaire, Sans Soleil, 1982.
307 Michel Beaujour, Miroirs d'encre, coll. « Poétiques », Éditions du Seuil, Paris, 1980, p.110.
500

fait en sorte que l'on a un œil en moins 308 . C'est ce que Kramer essaie de représenter dans DD 309 :
la vision du cinéaste partiellement « amputé » de sa vision, et qui renvoie symboliquement à la
désertion de Doc son envoyé orphique – Kramer partageait sa vision avec Doc, il n'est désormais
plus que la moitié du dispositif (brouilage de la « vision » du cinéaste). Ceci nous permet
d'installer cette figure du Cyclope (voir Kramer 3 photo n°6), puisque le voyage d'Ulysse
constitue un paradigme central de DD ; le nom « Cyclope », provenant du grec signifiant
« roue » ou « cercle », renvoie indubitablement à l'œil de la caméra, mais aussi à une isotopie
que l'on retrouve aussi bien chez Kramer que chez Mekas : l'idée de cyclicité, d'alternance des
saisons, d'éternel retour. Retranché dans son studio-monde comme le Cyclope dans son antre, il
est sur le point d'être vaincu par Ulysse 310 et manifeste quelques accès de cécité visuelle. Cette
configuration est le reflet inversé de la scène revue de Route One/USA où, vers la fin du voyage,
dans le reflet d'un miroir posé au plafond de la chambre d'un hôtel borgne, Doc/Ulysse s'endort
en demandant à Kramer de ne pas le laisser dormir trop longtemps... Scène prémonitoire. Après
la séquence centrale d'explication entre Doc/Paul McIsaac et Kramer - « Why are you standing
back ? You're always lurking in the shadow, watching... » - Kramer va progressivement entrer
dans le champ du film, en contre-champ des images diffusées sur les moniteurs, bien au centre
du dispositif ; la séparation s'est accomplie et le sujet-cinéaste peut enfin se rassembler,
s'individualiser. Pour conclure sur ce paradigme de l'œil et du Cyclope, on dira que les deux
moniteurs diffusant des images distinctes, restaurent ce regard double, et parfois divergent,
qu'était la collaboration Doc/Kramer.
Lettre à l'absent
Parce que c'était lui, parce que c'était
moi...
Michel de Montaigne, « De l'Amitié » 311
Écrire avec des images et des bribes de paroles. Voici posées les questions cardinales du cinéma :
la mise en place d'un espace-temps, la question de l'écriture et celle du langage.
308 Cette remarque concerne les dispositifs traditionnels. Il nous faut ajouter que des expériences de miniaturisation
de la caméra, telle la « paluche » de Jean-André Fieschi, permettent de percevoir différemment la réalité à filmer.
C'est un peu le cas des caméras DV qui ont abandonné le visuer pour un écran de contrôle qui monopolise les
deux yeux.
309 Nous adopterons DD chaque fois que nous en référerons à Dear Doc.
310 Dans l'Odyssée d'Homère, Ulysse endort le Cyclope puis lui crève un œil.
311Michel de Montaigne, Essais, Livre I, Chapitre XXVIII « De l'Amitié », Éditions Garnier-Flammarion, Paris,
1969, p.236.
501

« Here in Paris, Paul.... »
Il faut remarquer que l'entame de la lettre respecte les conventions de la lettre, en mentionnant
d'abord le lieu d'où l'épistolier écrit (on se souvient du leitmotiv de Kramer « montrer d'où je
parlais ») et en établissant d'emblée une dialectique « ici et maintenant ». De même, le
destinataire de la lettre est mentionné, avant même l'auteur de la lettre - sauf que Kramer écrit
une lettre à Paul (Pau McIsaac, personne réelle) mais s'adresse à Doc, personnage fictif...
Comme le souligne encore Marie-Claire Grassi 312 , « l'autre à qui l'on écrit n'est pas toujours le
vrai destinataire ; il peut représenter symboliquement un tiers. » Dans cette optique, la ciné-
lettre de Kramer pose alors un savant jeu de rôles entre les différents protagonistes – un jeu
brouillé néanmoins par le fait que Paul, destinataire, est le réceptacle de Doc, le réel
destinataire... À qui Kramer s'adresse-t-il ? Dans une certaine mesure, n'est-ce pas Doc, celui qui
est à la fois Kramer et Paul McIsaac, qui dirait sa disparition, l'éclatement de sa figure fragments
composites, sa mort programmée ?
Avec le projet de lettre qu'est Dear Doc, Kramer va se recentrer sur la voix-Je (voix
autodiégétique) ; mais contrairement à l'activité de la lettre écrite, Kramer épistolier alterne
plusieurs postures, notamment auteur de la lettre et spectateur du film qu'il est en train de
réaliser. Une relation qui passe par une énonciation linguistique « Je/Tu » - pour Benveniste, la
« corrélation de subjectivité » 313 : « Je voulais te parler des films que nous avons faits
ensemble.. ». Cette voix « Je » va néanmoins mettre un certain temps à émerger et restera
intermittente, relayée par d'autres « Je » et d'autres instances : « Ici à Paris, Paul, dans ma salle
de montage, qui est aussi mon domicile.... C'est différent de notre maison avec Erika, où Keja
vient le dimanche, où Barre a composé la musique de Route One...... C'est dans cette salle, Paul,
que je trouve mes limites, à Paris..... »
Même si Roger Odin précise que « rien ne nous oblige à faire correspondre 'voix-Je' et 'vision
avec' » 314 , il est hors de doute que le dispositif communicationnel de Kramer dans DD est le
véhicule de la parole kramérienne – et ce, même si le « Je » se dédouble et s'altérise avec la
présence par endroits du texte d'un Robert par exemple : « Au bord du fleuve, Erika, Keja,
Robert, une vie quotidienne, ordinaire, comme dans un film de Capra . » On sent ici la tentation
de fabuler, de se faire aussi autre – ce que le dispositif de la lettre permet aisément : L'épistolier
est « un sujet clivé qui jouit à la fois, à travers le texte, de la consistance de son moi et de sa
312Marie-Claire Grassi, Lire l'épistolaire, coll. « Lettres Sup », Éditions Dunod, Paris, 1998, p.95.
313 Christian Metz, L'Énonciation impersonnelle ou le site du film, Éditions Méridiens Klincksieck, Paris, 1991,
p.11.
314 Roger Odin, De la fiction, Éditions De Boeck Université, Louvain & Paris, 2000.
502

chute », écrit Roland Barthes dans Le Plaisir du texte. 315 Grâce à Route One/USA, on sait que
DD est une lettre authentique – c'est en effet de l'extérieur du texte qu'on peut établir
l'authenticité d'une écriture autographique.
À mesure que la lettre déploie ses artifices visuels et discursifs, Kramer alterne de plus en plus
souvent la voix-Je avec d'autres voix-Je, et glisse imperceptiblement du Je au Tu au Nous au
Vous, ce qui renforce le caractère argumentatif de la lettre. C'est ce qui se produit vers la fin de la
lettre, lorsque Kramer évoque le passage de Kramer/Doc dans un camp d'entraînement militaire,
et qu'il montre les images de lettres que les jeunes soldats ont du écrire à leurs proches – la
thématique étant « Dear Dad ». Dans une valse des postures énonciatives particulièrement
vertigineuse et la démultiplication des approches, DD permet une compréhension de la vérité du
sujet-Kramer qui excède la connaissance acquise sur la Route One. Le ciné-lettre de Kramer tend
des réseaux épistoliers dans plusieurs directions, à l'image des câbles qui jonchent le sol du
studio : de Kramer à Paul ; de Kramer à son père (via « Dear Dad » et l'histoire militaire de
Kramer) ; de Kramer à quelqu'un d'indéterminé ; de Paul à Erika ; de Paul à Doc ; du soldat à son
père etc... Et par moments, les voix se confondent, les timbres de voix (tous masculins) finissent
par se mélanger.
Le corps et la voix
Que ce soit dans DD ou Berlin 10/90, Kramer, tel un sujet clivé, tend à dissocier sa voix de son
corps. Lorsqu'il nous offre l'image de sa présence – presque « absente » dans DD, obtuse et
butée sur la chaise de Berlin..., il est le plus souvent silencieux, les yeux agrandis par la fatigue et
la veille, comme si tout se condensait en une forme essentiellement visible, matérielle. Par
contre, sa voix emplit le cadre, habite le plan quand il est hors-champ. La vidéo est également
plus tournée sur le son que ne l'est l'enregistrement cinéma – ce qui crée un effet de proximité et
de confidence qui confère à la ciné-lettre de DD un caractère de confession, l'expression d'une
subjectivité qui affleure et se répand dans le plan en vagues successives.
La déconstruction syntaxique :
Alors que Robert Kramer abandonne l'activité « fabulisatrice » qu'est le récit organisateur de ses
films épiques (Route One/USA), où on ne sait jamais la part de lui et la part de l'autre dans le
discours, pour DD et plus encore pour Berlin 10/90, il aborde la langue d'une façon beaucoup
315 Roland Barthes, Le Plaisir du texte, coll. « Essais », Éditions du Seuil, 1973, p.31.
503

plus personnelle, idiosyncratique. Placé dans une position où il doit commenter en direct les
nouvelles images qu'il crée par l'entreprise des écrans de contrôle pour DD et dans une heure
d'improvisation totale dans Berlin 10/90, c'est comme s'il écrivait sous la dictée de l'inconscient.
La phrase qui est, ainsi que le rappelle Roland Barthes dans Le Plaisir du texte, «en droit infinie,
mais la pratique oblige toujours à terminer la phrase. . », n'est plus une logique close : elle se
fragmente et s'allège de toute sa gangue conventionnelle, idéologique puisque « toute activité
idéologique se présente sous la forme d'énoncés compositionnellement achevés. » 316 La
grammaire même se trouve bousculée, au rythme des souvenirs qui remontent à la surface, au fil
de l'eau (plans de bateaux qui remontent l'embouchure de la Seine et créant une houle) et la
ponctuation se fait silences, points de suspension – ces points de suspension qui, d'après Gaston
Bachelard, « psychanalysent le texte [...], tiennent en suspend ce qui ne peut être dit
explicitement.... » 317
- L'image vidéo comme nouvelle expérience du sujet-cinéaste: « Il était deux
fois... »
Partir du documentaire, de l'endroit où on
habite, où on a habité, quelque chose de
connu [...] Ça m'intéresse de regarder les
choses un peu..... scientifiquement, essayer
de retrouver dans tous ces mouvements... le
rythme, de retrouver le départ de la
fiction...
Jean-Luc Godard,
Lettre à Freddy Buache 318
Après l'expérience cinématographique hors-normes de Route One/USA, Kramer réalise deux
films, Dear Doc et Berlin 10/90, deux films aussi intimistes que Route One/USA était épique.
Ces deux films, réalisés en 1990 et 1991, ont été tournés en vidéo (vidéo 8 pour le premier, Hi 8
pour le second, ou Betacam SP). Support économique, la vidéo est de plus un outil plus direct,
plus proche du cinéaste, avec un effet immédiat puisque l'on peut suivre en direct le tournage, ou
le montage, alors que la pellicule cinéma demande à être développée.
Ces dernières décennies, la vidéo a envahi la praxis filmique, notamment documentaire et
316 Roland Barthes, Le Plaisir du texte, coll. « Essais », Éditions du Seuil, 1973, p. 68.
317 Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves – Essai sur l'imagination de la matière, coll. « Biblio/Essais », Libairie
José Corti, 1942, p.47.
318 Vidéo de 1982.
504

personnelle. Nous avons établi au Chapitre I que la caméra et le moniteur peuvent devenir des
extensions du « Sensorium » 319 , et donc apporter le support à de nouvelles expériences. Cinéastes
expérimentaux (Bill Viola), cinéastes cherchant une nouvelle relation avec leur art (Godard,
Kramer etc..), ils commencent à travailler la vidéo dans sa temporalité unique et parfois
alambiquée, sa capacité à mélanger du matériel enregistré à du matériel en temps réel (proche en
cela de la performance) et sa textualité labyrinthique (on pense aux expérimentations de Godard
par exemple). Dès Numéro Deux, Godard 320 explore les possibilités de la vidéo dans le domaine
de la communication autogérée, de contrebande, en marge des systèmes communicationnels des
médias dominants – ce qui est aussi le fondement du projet démocratique de Kramer, nous
l'avons vu. En permettant au cinéaste de naviguer « à vue », la vidéo se marie bien avec la forme
de l'essai (dans tous les sens du terme : on essaie, on défait, on recommence ; mais aussi
l'équilibre ténu obtenu entre oral et écrit, passé et présent, flux et reflux...) Il était deux fois...
Comme Godard, un des premiers cinéastes à explorer le potentiel de la vidéo (Numéro Deux ;
France/Tour/Détour/Deux enfants ; Six fois deux ; Lettre à Freddy Buache... 321 ), Robert Kramer
propose avec DD un voyage au studio de cinéma, un voyage au laboratoire, à la fabrique
d'images – « which is also the place where I live... », répète-t-il. Le stade du montage devient
progressivement une nouvelle étape du tournage, un re-vécu du film précédent, son interprétation
- « The whole act of living is about interpretation » 322 , remarque Kramer. Il convient cependant
de préciser que Kramer a abandonné sa toute-puissance de cinéaste au cours des expériences de
films, et qu'il ne tente pas de la récupérer alors qu'il manipule les potards de la table de montage,
et ce, contrairement au deus ex machina qu'est Godard aux commandes de ses machines dans
Numéro Deux par exemple – et pourtant, on pourrait croire que Godard parle de Kramer, quand il
cite en boucle Leo Ferré, tous trois se retrouvant sur le terrain du politique mais aussi d'un
certain Romantisme : « Les hommes, il convient de les connaître que disponibles, à certaines
heures pâles de la nuit, avec des problèmes d'hommes, des problèmes de mélancolie. »
L'antre de Kramer est non seulement le studio où il compose son nouvel opus, c'est aussi le lieu
où Barre Philips a composé la partition de Route One/USA à partir d'images du film diffusées sur
des écrans de contrôle : « Il y a la grosse chaîne, c'est à partir de là que nous allons
commencer.... C'est comme si la ville te retenait... ». La co-présence dans un même espace du
319 Terme anglais tiré du bas latin, nous définissons le « Sensorium » comme la somme des perceptions d'un sujet,
le siège des sens où il/elle expérimente et interprète le monde dans lequel il/elle vit.
320 Les films de cette période d'expérimentation vidéo, la plupart étant co-réalisés avec Anne-Marie Miéville,
s'apparentent finalement, et rétrospectivement, à des sortes de documentaires mis en scène – un dispositif qui
n'est pas étranger à celui de Kramer.
321 Les films tournés en vidéo de Godard datent de 1976 (Numéro Deux ; Six Fois Deux), 1978 (France/Tour. .);
1981 (Lettre à Freddy Buache)
322 In « Snap shots », version électronique de l'ouvrage de Vincent Vatrican et Cédric Venail, opus cité.
505

cinéaste et du compositeur crée un lien dialectique entre le travail de l'un et le travail de l'autre –
nous avons brièvement évoqué les destins parallèles de la caméra et de l'instrument de jazz. Dans
son texte consacré à Jazz et Cinéma, Jean-Louis Comolli parle d'une rencontre impossible : « La
rencontre d'une rencontre. Rencontrer l'essentiel en chemin, et comme par hasard. Rencontrer la
forme, le thème, le style, le sens, le rythme, et subjectivement rencontrer le sujet, mais en
cheminant et sans paraître les chercher, comme par hasard . » 323 Kramer va monter les images de
DD au son des improvisations de Barre Philips et de Michel Petrucciani, dans un acte musical,
comme si les notes dictaient au cinéaste les bonnes harmonies des images et de leur agencement.
La composition de Barre Philips à la contrebasse pour le retour de Doc, va jouer un rôle
primordial dans l'improvisation de Kramer aux potards de sa table de montage, en exploitant,
consciemment ou inconsciemment les images de l'arrivée du cargo, la tension des cordes et des
filins qui renvoient aux innombrables câbles jonchant le studio – on pense aux coraux unis sous
les eaux dans Route One/USA.
Les images marquées : le travail du time code
Le souvenir est une activité fractale – ce que Jacques Rancière rappelle dans La Fable
cinématographique : « Partons de quelques évidences qui, pour certains, font encore figure de
paradoxes. Une mémoire, ce n'est pas un ensemble de souvenirs d'une conscience.[...] Une
mémoire, c'est un certain ensemble, un certain arrangement de signes, de traces, de
mouvements. » 324 C'est pourquoi l'activité du souvenir entraîne l'effet fragmenté des images –
rushes tournés pour Route One et recyclés dans DD : elles portent en elles leur appartenance
originelle, leur place dans le flux, dans le déroulé de l'expérience initiale de tournage, car le
cinéaste va volontairement conserver les « time-codes » des bandes utilisées couchées sur un
format vidéo. Le time code est une référence temporelle attribuée à chaque image d'une vidéo, et
s'exprime en heures, minutes, secondes et trames. Cette information permet de repérer facilement
durant le montage une image ou un ensemble d'images. Dans DD, le time code confère une
impression de séparation, de fragmentation, et un effet artificiel du montage. En fait, la trace de
l'appartenance originelle des images permet de se rendre compte du travail de montage -
« Définissons le montage comme une opération de disjonction des mêmes éléments d'abord
conjoints ». 325 écrit Jean-Louis Comolli – ce qui fait (aussi) de DD un documentaire sur le travail
de montage, la manière dont on connecte des plans a priori dépourvus de liens, dont on fabrique
323 Jean-Louis Comolli, « Jazz et cinéma », in Les Cahiers du Cinéma, « Musiques au cinéma », 1995, pp.90-92.
324 Jacques Rancière, La Fable cinématographique, coll. « La Librairie du XXI e siècle », Éditions du Seuil, Paris,
2001, p.202.
325 Jean-Louis Comolli, « Entretien avec André S.Labarthe », in Images documentaires, n°55/56, 1er trimestre
2006.
506

des symboles (étymologiquement « jeter ensemble »). La succession désordonnée des time codes
créée une poétique proche de l'agencement séquentiel de Chris Marker dans Sans Soleil, en
reliant les temps et les espaces disjoints, sous une même émotion – une subjectivité qui préside,
seule, à leur nouveau destin. Une nouvelle forme de cinéma affichant une dimension
métafilmique (aspect artisanal du cinéma) mais aussi sensorielle en rendant visible la rapidité du
temps qui s'écoule.
On constate en effet le travail du discours cinématographique kramérien dans DD. Malgré les
images hétérogènes, la pertinence et la validité du syntagme consistent dans l'agencement
discursif complexe du film - « dis-cursus », définit originellement l'action de courir ça et là, ce
sont de perpétuelles allers et retours, des démarches et intrigues. Le discours cinématographique
devient ainsi sa propre métaphore, l'accomplissement du désir de se raconter, de se mettre en
discours, ce que Kramer réussit à faire en investissant l'écriture la plus subjective qui soit : la
lettre.
La vidéo s'oppose au film par le fait que ce dernier est composé de « frozen, discrete
moments... », alors que la vidéo est, selon Bill Viola, « a living dynamic system, an energy
field... » 326 C'est comme lorsqu'on entre dans une pièce et qu'il y a déjà de la lumière, tout est
déjà là... Le vidéaste peut voir ses actions sur l'image alors même qu'il l'exécute. Dans ses pièces
vidéo (performances), Bill Viola a commenté son travail en direct, comme s'il sculptait le temps,
avec des champs partiels d'images déjà tournées, du temps passé et du temps futur, saisies dans le
temps présent du matériau. La vidéo offre, ainsi que l'atteste Raymond Bellour, « une possibilité
d'envisager l'écriture filmique différemment et dynamiquement. Tout concourt à penser que la
vidéo est plus ancrée dans le processus d'écriture que ne l'est le cinéma . » 327
Le dispositif vidéo, léger, durable, mobile, produisant des résultats immédiats, offre une
possibilité duelle qui convient bien au projet de l'essai : il est à la fois écran et miroir, fournissant
les bases technologiques à une surveillance du monde palpable, manifeste, de même qu'une
surface réfléchissante sur laquelle enregistrer le Moi. L'inclusion dans l'image vidéo d'un
moniteur, même positionné obliquement ou partiellement, dans lequel le semblant du Moi de
l'artiste est réinscrit - chez Kramer, cela passe par l'image de l'autre, celle de Doc/Paul
notamment - permet à la fois au spectateur et au producteur des images d'avoir accès à un
entremêlement perpétuel, qui est justement la textualité de l'essai. Par ses facilités à naviguer
326 Raymond Bellour, « An Interview with Bill Viola », in October n°34, Fall 1985, pp.100-101.
327 Raymond Bellour, « Video Writing », in Illuminating Video : An Essential Guide to Video Art, San Francisco :
Aperure and the Bay Area Video Coalition, 1001, p.435. Notre traduction.
507

entre diverses sources d'images et à s'y adapter, le potentiel de la vidéo sert idéalement les
objectifs discursifs de l'essai – en particulier l'essai tel qu'Adorno le définit : « L'essai abandonne
la voie royale vers les origines, il mène seulement à ce qui est, ce qui existe déjà. [...] L'essai
parle toujours de quelque chose de déjà formé, de quelque chose qui a déjà existé. » 328
L'effet de répétition du montage – l'accumulation de plans semblables, pour ne pas dire
identiques de câbles, filins et cordons en tout genre qui occupe les deux espaces, le film diffusé
sur les écrans et le studio de montage (et des situations) la poursuite d'une conversation
Kramer/Doc qui ne s'épuise jamais - se combine au travail de ralenti de certains plans (les
visages de sa femme, de sa fille, en particulier au début et à la fin du film) et à l'aléatoire de leur
qualité intrinsèque et de leur défilement sur les moniteurs, confèrent à l'ensemble du film un
caractère étrange et nostalgique qui tient plus de la musique ou de la poésie que du flux filmique
- « Y a-t-il avantage à remplacer une photo floue par une qui soit nette ? L'image floue n'est-elle
pas souvent ce dont nous avons précisément besoin ? », se demande à juste titre Wittgenstein 329 ,
nous l'avons déjà évoqué. Il en va ainsi du plan du barrage de Floride (avec la tortue d'eau que
Doc croit apercevoir), monté plusieurs fois en dynamique avec les plans de Paris et de la Seine
grise prise dans une écluse ou une retenue d'eau (voir Kramer « Eaux » photo n°1). Les éternels
plans de fleuves superposés se trouvent horizontalement barrés par des grilles, des ponts et
pontets, signifiant l'accès impossible à Doc qui se trouve de l'autre côté de l'écran, de l'autre côté
de l'océan, dans le temps de la fiction - « La peine de l'eau est infinie », pour Bachelard comme
pour Kramer. Un survol sémiotique, même partiel et arbitraire, informera sur le travail du signe
kramérien – ce défilement latéral des signes (visuels, sonores, linguistiques, musicaux) crée un
lien de film en film, les films étant les agrégats d'une œuvre.
Les quelques images arrêtées – le visage de sa fille en communiante, de sa femme en train de
porter un rocher rond.... sont comme des atomes affectifs du souvenir de Kramer (un statut
proche du futur [post] antérieur de Lyotard), ce dernier engageant, dans une expérience tactile
avec la matière espace-temps, un travail de décomposition de l'image ; l'émotion de Kramer
grandit avec l'empilement des expériences réactivées pour arriver à un espace-temps
bouleversant dans sa fulgurance et son inexistence – l'existence virtuelle de la vidéo qui
s'apparente ici à l'utopie qu'est ce désir inatteignable d'être là où on n'est pas, et d'être partout
avec ceux que l'on aime. Comme si le réalisateur cherchait à créer un mystère autour de quelques
plans (« mystère », au sens de mise en scène, de représentation mystique), ce qui n'est pas sans
328 Theodor Adorno, « L'Essai comme forme », in Notes sur la littérature, traduit de l'allemand par Sibylle Muller,
Éditions Flammarion pour la version française, Paris, 1984, p.11.
329 Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, coll. « Tel », Éditions Gallimard, Paris, 1961-1986.
508

appeler les images de la femme et de l'enfant 330 dans le film de Tarkovski, Stalker – on est ainsi
amené à lire dans cet intertexte, la reconnaissance des véritables liens du cinéaste avec sa famille
nucléaire, génétique, et son désir ultime de famille. Dans la série de déplacements que constitue
DD comme film, le cinéaste a progressivement déplacé son objet de désir – être perpétuellement
sur la route et échanger cette expérience avec ses amis (au sens classique du terme : « une
histoire d'amour entre hommes, qui remontait loin dans le passé, quand nous étions militants
ensemble.[..] Les films étaient l'histoire non dite de notre rapport. » 331 ), comme si s'arrêter, se
poser, signifiait mourir – et accepté son lieu. Ce lieu est proche de celui que Mekas s'est trouvé :
le cinéma.
Au-delà de la lettre adressée à un personnage fictif en train de disparaître, DD est aussi un essai
sur la création, sur l'écriture au cinéma, sur le rapport à l'espace-temps, sur le rôle du cinéaste et
sur son destin de solitude en définitive, à partir du moment où il se retrouve dans une salle de
montage, face à ses images en devenir – comme tout écrivain face à la page blanche. DD propose
ainsi une rencontre assez inédite dans le profil cinématographique de Kramer, comme dans le
champ américain ; on pourrait évoquer Jill Godmilow dans un autre contexte et pour un tout
autre sujet avec son Far From Poland. En 1984, la documentariste Jill Godmilow souhaitait
documenter les mouvements ouvriers en Pologne, et notamment le rôle des femmes, mais
n'obtint pas son visa. Elle décide alors d'écrire une ciné-lettre de soutien au Mouvement de Lech
Walesa, se mettant en scène dans son appartement new yorkais, lisant des lettres de femmes
polonaises, et leur répondant par le biais du film. Enfermée dans son appartement comme dans
un bunker, elle passe nuits et jours à tenter de partager leur expérience.
Contrairement au positionnement subjectif et auto-centré de Godard dans son film Scénario du
film Passion (vidéo réalisée après Passion, mais qui se veut une sorte de Prolégomènes à ce
dernier), dont le dispositif embrasse principalement le cinéaste de dos devant l'écran blanc,
Kramer veille à alterner les plans subjectifs - le placement de la caméra le plus favorable pour
vivre l'expérience est bien sûr à la place du cinéaste, puisqu'il n'est pas présent dans le processus
de vision, ou bien partiellement, par ses mains ou son épaule ; nous regardons ce qu'il voit sur les
moniteurs, de même que tout ce qui fait son horizon immédiat, les fils et les câbles, les
montagnes de cassettes vidéo... - et le contrechamp - l'arrière des moniteurs et le visage de
Kramer regardant, re-vivant les séquences sélectionnées ; ces derniers plans reviennent
régulièrement pour illustrer la montée intensive du travail de réminiscence (nous avons vu avec
330 La fille du Stalker est dotée de pouvoirs surnaturels.
331 Bernard Eisenschitz, Points de départ : Entretiens avec Robert Kramer, Pôle Méditerranéen d'Éducation
Cinématographique, Aix-en-Provence, 1997, p.101.
509

Mekas le caractère de ce que l'on se remémore), mais sont moins fréquents que les plans
subjectifs.
En mariant des scènes tournées (la plupart du temps des rushes) à des images nouvellement
créées (parfois à partir des précédentes, recadrées par exemple), Kramer travaille une temporalité
curieuse, que Jean-François Lyotard décrit ainsi dans La Condition post-moderne :
L'artiste et l'auteur travaillent en fait sans règles afin de formuler les règles de ce qui aura
été. D'où le fait que ce travail et ce texte revêtent le caractère d'événement. D'où aussi le
fait qu'ils viennent trop tard pour l'auteur, ou, ce qui revient au même, leur investissement
dans le film commence trop tôt. Le mot « post-moderne » devrait être entendu selon le
paradoxe de futur (post) antérieur (modo). 332
Le studio n'est pas habité par le spectre du passé, qui installerait une sorte de hiérarchie
illusionniste où la scène constituée d'un Kramer écrivant à son personnage fictif, revivant la
scène de séparation, serait remplacée par l'image composite de ce présent et de ce passé
mélangés, fusionnés. Expérience à la fois magique et mortifère, puisque le sujet – le sujet
parlant, le locuteur, le focalisateur – serait alors en voie de disparition en tant que tel, absorbé par
la fiction du film recomposé, confondu avec le cinéaste du film-fiction et son Autre. Doc qui est
pour Kramer, nous le rappelons, « moi et quelque chose de totalement fictif », à l'image de ces
cas d'anaphèse du sujet (terme de psychanalyse qui décrit un phénomène de disparition, de
dissolution du sujet) que peut permettre la performance vidéo.
Quel est finalement l'objet de DD ? Écrire pour préserver la mémoire, ou écrire pour disparaître
dans l'écriture ? - « The act of disappearance is the experience of subjectivity itself », écrit Peggy
Phelan, spécialiste des expériences vidéo en tout genre. 333 La main de Kramer se déplaçant sur
les curseurs de la table de montage (fondus, mixages), est le point focal de la représentation,
mettant en rapport la vision du cinéaste avec son corps, le cinéaste avec son film, le film avec les
images déjà tournées pour un autre film. Nous voyons ainsi le geste en direct et le résultat - le
déplacement ou la superposition d'un autre imaginaire : la scène cinématographique. Les
moniteurs confèrent aux images un effet vertigineux, et fournissent paradoxalement une sorte de
double ancrage : dans le temps présent du processus de production du film, et dans un espace
traversé à la fois par un Symbolique socialement construit, et par un registre d'images et de sons
fidèle à l'Imaginaire kramérien.
332 Jean-François Lyotard, La Condition post-moderne ; Rapport sur le savoir, coll. « Critique », Les Éditions de
Minuit, 1979.
333 Peggy Phelan, Unmarked : The Politics of Performance, New York : Routledge Editions, 1993, p.148.
510

Cette étrange temporalité – on a parfois l'impression que le film se boursoufle de souvenirs
inconnus du spectateur, comme inventés, imaginés, ou comme si le tournage s'était poursuivi
après l'envol de l'oiseau (il nous faut alors revoir le film Route One/USA, en partie tout au moins,
pour vérifier) – cette étrange réalité qu'est cette situation de création dans la salle de montage
d'un film déjà monté, re-monté ou démonté, évoquent les conditions de mémoire traumatique
telles que Slavoj Zizek les décrit dans son essai « Is There a Cause of the Subject ? » 334
DD propose ainsi une surface temporelle inégale : comme le ruban de Mœbius, que nous avons
évoqué en ouverture de cette partie sur Kramer, il n'est ni vraiment Un ni vraiment Deux, comme
Kramer et Doc. C'est un film qu'on ne peut pas voir d'un seul regard, mais dans un processus
discursif qui inclut Route One/USA, et finalement, à certains égards, tous les films précédents de
Kramer.
Cet objet étrange qu'est DD reflète la configuration constitutive du sujet kramérien : ni lui ni
l'autre, ni là ni ailleurs, toujours dans l'entre-deux, à l'image de sa position entre les deux
moniteurs diffusant des séquences distinctes. Le film est ainsi un lieu – utopique, un « non-
lieu »? - où convergent les modalités subjectives, alliées aux potentialités du médium vidéo et de
la textualité épistolaire.
DD est pour nous le film le plus personnel de Kramer, car ce dernier « joue » presque son propre
rôle ; la vibration des images indique que le film est au plus près du sujet. Nous pourrions
presque parler de la notion romantique d' « extimité », où tout ce qui avait été forclos, non dit,
affleure à la surface, prend forme, et entre dans le Symbolique pour se faire film.
Conclusion partielle
Jonas Mekas et Robert Kramer ont en commun cette expérience d'exil qui les a propulsés dans le
monde, et surtout propulsés dans l'écriture – l'écriture filmique, autographique pour Mekas,
intersubjective pour Kramer dans les deux films que nous avons présentés. Pour Roland Barthes,
la complétude c'est « partir/ voyager / arriver / rester : le voyage est saturé. Finir, remplir,
joindre, unifier..[..] C'est la peur de l'oubli qui engendre l'apparence d'une logique des
actions.» 335 Malgré leurs multiples divergences dans l'approche du médium cinéma, dans leur
334 Slavoj Zizek, « Is There a Cause of the Subject ? », in Joan Copjec (edited by) Supposing the Subject, London :
Verso Editions, 1994, p.102.
335 Roland Barthes, S/Z, Éditions du Seuil, 1970, Paris, p.112.
511

apport à la caméra et au monde, ils ont effectué ce même mouvement romantique
d'internalisation. Le temps, c'est leur temps propre, leur propre horloge ; pour eux, il n'y a plus de
ligne officielle du temps, à laquelle ils ont substitué une sorte de simultanéité des temps et des
lieux pour Kramer, grâce notamment à cette matrice liquide qui enrobe l'espace, et qui lui permet
de communiquer en toute circonstance, et une sorte d'éternel présent, de fragments d'éternels
présents pour Mekas, d'épiphanies qui lui permettent tout simplement de vivre. On retrouve
encore les mêmes tensions entre laisser, quitter, garder ou retenir, entre se souvenir et oublier,
l'individu et la collectivité. Pour l'un comme pour l'autre, la définition de « nation » est à
l'intérieur des êtres.
Les théoriciens du cinéma (Godard, Aumont), rapporte Patrick Brun, dans Poétique(s) du
cinéma 336 , laissent entendre qu'il y aurait eu ratage entre le cinéma et le réel dans l'Histoire. Le
cinéma n'aurait pas été à la hauteur de sa tâche, de ce qu'aurait du être sa tâche : montrer le réel.
Les stratégies de remplacement employées par Mekas et Kramer proposent une poéthique du
monde qui n'est pas négligeable pour autant : « Ce que je veux dire, c’est que le Réel, l’image du
Réel, est une construction. Notre construction. » 337
« You can't go home again », tel est le leitmotiv des cinéastes romantiques qui ont compris
l'isolement que leur vaut leurs odyssées personnelles. Déjà l'auteur Thomas Wolfe, après avoir
écrit une autobiographie de cinq mille pages en cherchant la transcendance sans vraiment
l'atteindre, martelait ses pages de ce constat : «I believe we are lost in America, but I think we
shall be found….. I think the true discovery of America is before us » 338 . Une bouteille à la mer...
Un autre cinéaste va reprendre ce leitmotiv comme titre de son dernier film : Nicholas Ray. Au
cours des mois de tournage qu'il va partager avec Wim Wenders, dans les derniers temps de sa
vie, il aura l'occasion lui aussi de revenir sur cet exil finalement constitutif de tout artiste.
Fin du Chapitre IV
336 Patrick Brun, Poétique(s) du cinéma, Éditions L'Harmattan, Paris, 2003, pp.156-157.
337 Robert Kramer, «Pour vivre hors-la-loi, tu dois être honnête », traduit de l'anglais par François Niney, à
l'occasion de la programmation du GNCR (Groupement National des Cinémas de Recherche) sur le thème
« Dans le réel, la fiction », http://www.derives.tv/spip.php/article58.
338 L'autobiographie de Tom Wolfe fut publiée à titre posthume (en 1940, deux années après sa disparition
prématurée) par son éditeur Edward Answell, à partir d'un manuscrit de plus de cinq mille pages...
512

CHAPITRE V
Le sujet-cinéaste et la confrontation avec les figures de la mort :
Politiques de l'autorité et de la transmission
Films étudiés dans cette section (par ordre d'apparition) :
- Lightning Over Water (Wim Wenders/Nicholas Ray, 1979)
- Silverlake Life : The View From Here (Tom Joslin/Peter Friedman, 1993)
- In The Year of the Pig (Emile de Antonio, 1968)
- Millhouse : A White Comedy (Emile de Antonio, 1970)
- Mr Hoover and I (Emile de Antonio, 1989)
Autres films cités :
- He Stands In A Desert Counting The Seconds Of His Life (Jonas Mekas, 1969-1985)
- The Act Of Seeing With One's Own Eyes(Stan
Brakhage, 1971)
- I'm a Stranger Here Myself (David Helpern & Nicholas Ray, 1974)
- We can't Go Home Again (Nicholas Ray, 1973-1976)
- The State of Things/ Der Stand der Dinge (Wim Wenders, 1982)
- I Do Not Know What It Is I Am Like (Bill Viola, 1986)
- Sherman's March (Ross McElwee, 1986)
- Roger & Me (Michael Moore, 1989)
- The Civil War (Ken Burns, 1990)
- Derrida (Kirby Dick/Amy Ziering Kofman, 2003)
512

Préambule au Chapitre V : Filling up the hole in the Real : la mort et le deuil
dans quelques exemples de films documentaires contemporains et les
questions afférentes de représentation.
Je préférerais pour ma part [qu']on
s'interrogeât sur le lien anthropologique de
la Mort et de la nouvelle image. Car la
Mort dans notre société, il faut bien qu'elle
soit quelque part : si elle n'est plus dans le
religieux, elle doit être ailleurs : peut-être
dans cette image qui produit la Mort en
voulant conserver la vie...
Roland Barthes, La Chambre claire 1
Death opens up a hole in the Real that will
be filled by a 'swarm of images' having
perhaps ritual or therapeutic value.
Michael Renov, The Subject of Documentary 2
Par l'enregistrement et la mémorisation de la perte, le travail du film documentaire peut agir
comme un travail de deuil qui est aussi, et profondément, une instance d’autographie. Par ce
travail, le Moi qui est (re)construit tend à devenir un Moi conditionnel, figuré ainsi contre le
terrain d’une perte irrémédiable. Dans les écrits de Freud et de Lacan, la mort est chargée de
négativité, souvent vécue comme un vide discursif qui peut être assumé, si ce n’est résolu au
niveau du langage et de l’imaginaire – une ligne de pensée qui s'est depuis longtemps déjà
appliquée aux études littéraires ou picturales.
Le cinéma documentaire et le cinéma personnel suivent ce même mouvement épistémologique
de la pensée, et l'on constate qu'une mutation s'opère vers la fin des années soixante-dix, et
touche significativement le sujet-cinéaste dans son approche filmique, les formes et les situations
d'énonciation jusque-là largement usitées, les images éculées qu'il faut remplacer car elles ne
véhiculent que la peur. Il convient donc pour le sujet-cinéaste de mieux voir pour mieux
représenter – ce que Stan Brakhage dit très clairement :
1 Roland Barthes, La Chambre claire - Note sur la photo, coll. « Cahiers du Cinéma », Éditions de l'Étoile,
Gallimard, Le Seuil, Paris, 1980, p.144. C'est une des seules fois où Roland Barthes ouvre une fenêtre sur de
possibles rencontres entre photographie et cinéma. Cette remarque, foncièrement motivée par la réception
photographique, rejoint néanmoins, en tout cas en partie, le projet documentaire de préservation. On peut alors
tenter d'extrapoler, en voyant dans l'image filmique, mouvante, une forme qui peut permettre le travail du deuil. La
question sera posée dans cette partie.
2 Michael Renov, The Subject of Documentary, Minneapolis and London : University of Minnesota Press, 2004,
p.125.
513

This is an age which has no symbol for death other than the skull and the bones of one
stage decomposition... ans it is an age which lives in fear of total annihilation. To see is to
retain - to behold. Elimination of all fear is in sight – which must be aimed for. 3
Avant d'effecteur un survol des approches possibles, il convient de faire une petite précaution
oratoire. Le thème de la mort et de ses représentations est un thème aussi vaste que le cinéma -
ils sont d'ailleurs liés depuis la naissance de ce dernier, comme nous le rappelle Godard:
« Puisqu’il avait voulu imiter le mouvement de la vie, il était normal, il était logique, que
l’industrie du film se soit d’abord vendue à l’industrie de la mort » 4 - et nous ne prétendons pas à
l'exhaustivité ; bien au contraire : nous nous cantonnons aux films personnels et aux événements
touchant directement ou le cinéaste lui-même ou son environnement proche, et pour lequel il a
une responsabilité de témoignage, d'accompagnement et de mémoire.
De la perte et de l'absence comme logocentrisme filmique, à la présence de la mort à l'écran
In Mourning, it is the world that has been
poor and empty ; in Melancholia, it is the
Ego itself.
Sigmund Freud 5 ,On Metapsychology
Quelques secondes d'extase : Nous partirons du film de Jonas Mekas, He Stands in a Desert
Counting the Seconds of His Life 6 , réalisé entre 1969-1985. Il est frappant de constater combien
de personnes traversant ce film ont disparu, durant le cours du film ou juste quelques temps
après: Hollis Frampton, James Blue, John Lennon, Jerome Hill, Andy Warhol, Willard van Dyke,
Hans Richter, parmi beaucoup d'autres. Et puis les membres de la famille Kennedy, qui
représentent la perte au niveau de l'imaginaire national, du politique. La figure de la mort sature
ainsi He Stands... - un film qui bien que s'ouvrant sur l'hospitalisation de George Maciunas (ami
lituanien très proche des Mekas, un des fondateurs du mouvement Fluxus) et se clôturant par la
mort d'Hollis Frampton et ses funérailles, s'entête pourtant à enchaîner les images de
régénération et/ou de renaissance : enfants de tous âges qui jouent dans la rue, images
innombrables de mères et d'enfants (y compris Oona, la fille de Mekas), feux d'artifices célébrant
l'anniversaire du Pont de Brooklyn etc.... - écho lointain du credo bazinien, selon lequel le
cinéma permet de triompher de notre mortalité humaine : Préserver la vie en la représentant : « Il
ne s'agit plus de la survie de l'homme, mais plus généralement d'un univers idéal à l'image du
3 Stan Brakhage, « Metaphors on Vision », in Essential Brakhage : Selected Writings on Filmmaking, New York :
McPherson & Company, 2001, pp.12-13.
4 Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, épisode 2b.
5 Sigmund Freud, On Metapsychology, Harmondsworth : The Penguin Freud Library, Vol.11, 1984, p.254.
6 Nous adopterons le raccourci He Stands.... chaque fois que nous aurons à évoquer ce film.
514

éel et doué d'un destin temporel autonome. » 7
Chez Mekas, et dans ce film en particulier, la mort agit comme une figure romantique ; le sujet-
cinéaste se lance dans une sorte de lamentation filmique, de lament 8 – on se souvient de celle du
Kol Nidre dans Lost Lost Lost, qui aborde l'absence comme l'élément structurant de toute
représentation – l'absence des êtres chers, mais aussi et surtout l'absence de la « patrie ». Où l'on
retrouve les tropes familiers de Mekas : Mariages, anniversaires et célébrations en tous genres
ponctuent He Stands..., comme ils ponctuaient les Diaries, Notes and Sketches; et d'autre part,
des feux de rues entament le film, comme un écho au feu de Vienne qui clôturaient en apothéose
Reminiscences of a Journey to Lithuania, signalant la fin d'une certaine Histoire. He Stands....
s'achève sur le titre conjugué au temps passé : He Stood....
En dépit cependant des continuations logiques et musicales de ces tropes, He Stands... aborde
plus frontalement et plus tragiquement encore la question de la perte et de l'absence, et la
nécessité de construire une œuvre filmique pour structurer cette perte et cette absence viscérales ;
car comme Lacan le souligne dans le Séminaire VI : « L'expérience humaine la plus intenable,
ce n'est pas sa propre mort, mais celle de l'autre 9 » . Des portraits et journaux personnels à cette
lamente audio-visuelle, il semble clair que les formes filmiques mekasiennes s'ancrent,
contrairement à d'autres cinéastes de son univers Underground proche, dans une tradition
humaniste s'appuyant sur une subjectivité masculine très prononcée, et un objet féminin idéalisé
et/ou érotisé – ce qui explique en partie ces innombrables images de femme à l'enfant. Certains
observateurs pourront arguer que c'est là nostalgie facile voire réactionnaire pour un
logocentrisme somme toute rassurant dans cette explosion d'images mékasiennes. Or, si l'on
observe un peu plus en détail les figures amicales et artistiques qui disparaissent au fil des années
que le film couvre, on remarque qu'elles sont toutes masculines, d'un âge approximativement
similaire à celui de Mekas, d'une origine et d'une histoire également similaires à celles de ce
dernier (presque tous des cinéastes d'origine européenne, de première génération), comme si par
la perte de tous ces substituts, Mekas se lamentait sur sa propre mort – ajournée un temps, mais
7 André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ? (14° édition), coll. « 7°Art », Les Éditions du Cerf, Paris, 2002, p. 10.
8 On préférera ici le terme anglais et sa définition : A lament or lamentation is a song, poem or piece of music
expressing grief, regret or mourning. Many of the oldest and most lasting poems in human history have been
laments. Laments are present in both The Iliad and The Odyssey (déjà on se souvient de la reprise de l'Odyssée par
Mekas dans Lost Lost Lost), in Beowulf, in the Hindu Vedas and in ancient Near Eastern religious texts, including
the Mesopotamian city laments such as The Lament for Ur and the Jewish Tanakh (Old Testament). In many oral
traditions, both early and modern, the lament has been a genre usually performed by women.
9 Jacques Lacan, « Séminaire VI : Le Désir et son interprétation », Séance du 4 mars 1959
(http://lutecium.org/mirror/gaogoa.free.fr/DI04031959.htm) Lacan revient alors sur l'analyse que Freud fait
d'Hamlet (la pièce ouvrant sur la mort du roi et sur l'hommage rendu par son fils) dans son texte « Mourning and
Melancholia », 1917, et postule que si le mécanisme psychique à la base du travail de deuil n'est pas entièrement
compris, c'est que la question n'a pas été bien posée.
515

déjà en marche par le fait même de toutes ces disparitions qui ont pour effet d'isoler le sujet
toujours davantage, de réactualiser sans cesse cet exil qui ne l'aura jamais quitté.
Pour un certain nombre de raisons, dont une des principales serait l'épidémie du Sida qui a
lourdement frappé la communauté artistique américaine à partir de la fin des années soixante-dix
– le pic de l'épidémie se situant autour de 1989-1993 10 , et l'autre le mouvement massif vers des
formes autobiographiques filmées, conséquences d'un sentiment d'inquiétude et d'insécurité à la
fois sociale, artistique et personnelle et du constat d'une Histoire en miettes, on constate dans ces
deux dernières décennies de nombreuses entreprises filmiques consistant à confronter la mort du
cinéaste, et plus généralement la mort d'un être cher – ce que les thérapeutes appellent
couramment des « tiers-pesants », c'est-à-dire, des individus qui ont joué un rôle vécu comme
crucial dans la famille, dans le groupe ou la communauté. Le cinéaste peut ainsi être amené à
prendre la place de ce tiers-pesant, comme pour combler la place laissée vacante ; c'est
indéniablement le cas de Jonas Mekas, c'est aussi le cas dans Silverlake Life : The View From
Here (Tom Joslin et Peter Friedman, 1992), que nous abordons plus loin.
Quelques autres exemples significatifs, qui, quoique fort différents en forme comme en contenu,
invitent à explorer d'autres possibilités de discours théorique 11
Nous évoquerons à nouveau le film de Marlon Riggs, Tongues Untied (1989) – que nous avons
brièvement évoqué, en contrepoint du Portrait of Jason de Shirley Clarke au Chapitre III. Alors
qu'il débute son film, Marlon Riggs a déjà été diagnostiqué séropositif, et pourtant il choisit de
construire son film-brûlot autour de plusieurs témoignages, dont il n'est qu'une voix parmi
d'autres, une expérience parmi tant d'autres :
I had to break my own interior silence and shame and invisibility about being black and
gay and HIV positive ; triple whammies in our society.... Creating the film brought back
very painful memories of racism and homophobia, but was tremendously liberating. You
don’t have to ponder what my message is, it is a call to action... though I'm dying. 12
La cinéaste Jan Oxenberg documente quant à elle l'agonie de sa grand-mère dans Thank You
10 Cette même année sortent Philadelphia (Jonathan Demme) et And the Band Played On (film télévisé de Roger
Spottiswoode, qui met l'accent sur l'indifférence du gouvernement américain), deux films exploitant une veine
mélodramatique et manifestent un point de vue plus ou moins révisionniste.
11 Il nous est difficile de passer sous silence certains films français comme Shoah (Claude Lanzmann, 1985) ou Le
Tombeau d'Alexandre (Chris Marker, 1993).
12 Sheila Petty, « A Silence and Its Opposite: Expressions of Race in Tongues Untied », in Barry Keith Grant &
Jeannette Sloniowski (edited by), Documenting the Documentary: Close Readings of Documentary Film and Video,
Detroit : Wayne State University Press, 1998, p.424.
516

and Good Night (1991), faisant de cette mort attendue l'occasion de revenir sur l'histoire
familiale et les divers traumatismes vécus par les uns et les autres.
Abraham Ravett réalise Everything Is For You (1989), pour tenter de réconcilier sa vie
américaine au passé européen de sa famille, et notamment au décès de son père, survivant de
l'Holocauste.
Dans Blue (1994), Derek Jarman, souffrant du SIDA, étend nu son état physique, personnel,
mental et spirituel dans un récit au-dessus d’un écran bleu dont les seules images sont celles
produites par notre propre rétine : flashes, ombres etc…..« The virus rages fierce. I have no
friends now who are not dead or dying. Like a blue frost it caught them. At work, at the cinema,
on marches and beaches. In churches on their knees, running, flying, silent or shouting
protest. »
Gregg Bordowitz relate dans Fast Trip, Long Drop (1994), une autre expérience de la même
maladie, et s'interroge sur les conséquences de sa maladie et de sa fin prochaine sur sa famille, sa
judaïté et son engagement politique. Gregg Bordowitz filme son « Je » sous le masque du
« Nous », en une sorte d'autobiographie plurielle : ce « Nous » signifie une famille de mourants,
un peuple (juif), des communautés inavouables (les communautés gay, les malades du SIDA).
Dans cette écriture plus proche de l'autoportrait que de l'autobiographie, le sujet-cinéaste en
sursis se voit et se peint dans le miroir et dans le tableau, et se met en relation avec la souffrance
de la maladie, et notre propre mort.
Le film A Certain Kind Of Death, de Blue Hadaeg et Grover Babcock (2003), lève un tabou
majeur propre à nos sociétés occidentales : la représentation de la mort dans ce qu’elle a de plus
prosaïque : les corps après la mort, corps en décomposition, retrouvés dans des appartements ou
des chambres d’hôtel, les fluides qui s’écoulent des cadavres, la crémation des corps. En somme,
la caméra vériste s’attache à saisir tous ces gestes méthodiques qu’accomplissent les vivants pour
enterrer les morts et les honorer. Mais comment donner une sépulture et rendre les derniers
honneurs à des personnes isolées, dont on ne sait parfois rien ? Un service américain
administratif, autour duquel se concentre le documentaire, se charge d’enquêter. C’est à partir de
ce troublant paradoxe – redonner aux morts leur vie, une vie, que se construit ce documentaire.
517

Dernières visions et visions dernières de Stan Brakhage
Death is not an event of life. We do not live
to experience death. Our life has no end in
just the way in which our visual field has no
limits.
L. Wittgenstein 13
Terminons maintenant ce survol d'une famille de films aux ramifications insoupçonnées et
esthétiquement hétérogènes, en évoquant brièvement l'expérience extrême que nous propose
encore Stan Brakhage dans son exploration des images de la mort, car ces dernières nous
amènent au cœur du sujet (subject et subject matter). Si l'on connaît sa prédilection pour les
images de naissance qui saturent ses premières expérimentations filmiques, lui, l'enfant
abandonné et adopté, il a toujours été fasciné par la mort, comme nombre de titres de films le
laissent supposer (Black Vision, Anticipation of the Night, ces deux films étant, parmi d'autres,
hantés par la tentation du suicide). Il va ensuite s'intéresser de plus près à la conséquence de ce
premier événement, la naissance – on connaît le fameux vers de Victor Ségalen, fulgurante
autobiographie « Je naquis, le reste en découle. » - jusqu'aux dernières images d'un corps de plus
en plus inerte 14 : le sien.
Il tourne The Dead (1960, 16mm) tandis qu'il est séparé de sa femme et qu'il songe (une fois
encore) au suicide, en de longs plans documentaires en noir et blanc du Père Lachaise, de bords
de Seine tranquilles et de promeneurs en longs travellings, pour arriver à comprendre que d'une
certaine manière, toutes les images de la mort et tous les concepts qui s'y réfèrent passent à
travers la vie. Geste filmique romantique aussi où la subjectivité du cinéaste colore la réalité
environnante. The Dead c'est l'Europe ployant sous son passé tragique. Ici, la référence joycienne
implicite (Joyce est son auteur préféré) se voit déplacée de l'asphyxie irlandaise à une vision
américaine de l'Europe en vaste nécropole – la même image persistance circule dans les
représentations citadines de Wenders, nous y reviendrons. En se confrontant aux images du
destin des nations, Brakhage a résolu en partie sa mélancolie (étymologiquement « bile noire »,
état dépressif pouvant conduire au suicide, selon le Grand Robert de la langue française) :
The Dead, became my first work in which things that might easily be taken as symbols
were so photographed so as to destroy all their symbolic potential. The action of making
The Dead kept me alive. 15
13 Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, 6-4311.
14 Nous pouvons dire que c'est le cinéma qui cause sa mort : on lui diagnostique un cancer en 1996, probablement
causé par l'usage constant de teintures à base du goudron servant à peindre ses pellicules.
15 Stan Brakhage, Essential Brakhage : Selected Writings On Filmmaking, New York : McPherson & Company,
2001-2005, p.174.
518

Puis vient en 1971 ce qu'il appelle la « Trilogie foucaldienne », où à Pittsburgh, il filme les trois
institutions du contrôle du corps : la police (Eyes), l'hôpital (Deus Ex) et la morgue (The Act Of
Seeing With One's Own Eyes). Contrairement à son inspirateur – Michel Foucault n'a pas encore
publié Surveiller et punir qui sortira en 1975, mais Brakhage connaît ses principaux textes - il ne
s'agit pas tant d'un projet polémique, encore qu'indéniablement politique, que de produire des
documents, en toute objectivité ; le fait qu'il cherchât à ancrer sa perception du monde plus
fermement encore dans la réalité extérieure, signale que les angoisses qui avaient provoqué, nous
l'avons vu au Chapitre II, son processus d'internalisation du monde extérieur, se sont, grâce au
travail autobiographique, finalement rationalisées. Montrer comment un être humain peut
regarder en face, avec ses propres yeux, les lieux où nos expériences cruciales – le crime et la loi,
la maladie et la mort - sont cadrées, régulées, symbolisées. Le dernier opus de cette trilogie est
particulièrement frappant et se passe de tout commentaire verbal, ainsi que le remarque Bart
Testa 16 :
It is not a film about showing, but about bringing us very close to actual bodies in a
morgue ; in other words, it is a film rigorously about seeing. It remains at a literal level of
confrontation with a truth, which is why Bill Nichols says it 'exceeds our sight and grasp'.
En effet, Stan Brakhage ne nous propose aucune médiation possible entre nous et les images
quasi insoutenables d'autopsie. Ni énonciation qui serait prise en charge par le cadre brakhagien
dont nous avons l'habitude, ni musique, ni travail stylistique sur la couleur, le rythme ou
l'agencement des plans par le montage, comme nous l'avons vu au Chapitre II. Le cinéaste
expérimental et théoricien du cinéma Hollis Frampton a suggéré que la caméra de Brakhage
n'était autre que notre substitut compatissant, comme témoin médusé d'un corps sans vie, du
corps de la mort – la caméra étant le témoin eidétique 17 parfait quand on peut à peine ouvrir les
yeux sur la réalité, une sorte d'œil collectif :
All of us, in the person of the coroner, must see that, with our own eyes. It is a room full
of appealing particular intimacies, the last ditch of individuation. Here our vague
nightmare of mortality acquires the names and faces of others.
De toute évidence, pour Brakhage, la forme documentaire – documentaire d'avant-garde, ou
avant-garde documentaire 18 – a non seulement partie liée avec la réalité, mais aussi et surtout
16 Bart Testa, « Seeing With Experimental Eyes – Stan Brakhage's The Act Of Seeing With One's Own Eyes », in in
Barry Keith Grant & Jeannette Sloniowski (edited by), Documenting the Documentary: Close Readings of
Documentary Film and Video, Detroit : Wayne State University Press, 1998, p.272.
17 Nous entendons « eidétique » comme « ce qui a rapport à l'essence intelligible des choses, par opposition à ce
qui relève de leur présence sensible. » (dictionnaire.mediadico.com). Nous entendons aussi par là, compte tenu
de l'expérience proposée par Stan Brakhage et de sa théorie de la vision, notamment du rôle de l'œil interne,
toute image hallucinatoire, toute rémanence.
18 Si ces deux couples peuvent sembler relever de l'oxymore, certains théoriciens orthodoxes voyant dans le
documentaire d'une part et dans le film d'avant-garde de l'autre, deux pôles du cinéma, cohabitant aux marges
519

avec le Réel, repoussant ainsi les limites de la représentation, tout en nous engageant dans ce
processus de dévoilement ; nous en avons déjà eu un aperçu avec Window Water Baby Moving.
L'observateur le plus fidèle de l'œuvre brakhagienne, Philip Adams Sitney, que nous avons déjà
eu l'occasion de citer, suggère que Stan Brakhage s'est aventuré sur ce terrain politique pour
compenser sa terreur du solipsisme, après de longues années passées à explorer sa propre
subjectivité par l'image. En tournant son objectif sur ce que tous les hommes ont en commun, il
ne connaît en définitive qu'une soulagement passager, car il se rend compte qu'il doit lui aussi
faire face à ce qui l'attend, et qu'il va ensuite traquer dans un geste qu'on appellera « poétique du
Réel ».
Alors qu'en 1996, on lui diagnostique un cancer, Stan Brakhage revient à la photographie et au
film, après plusieurs années à peindre de la pellicule, et à la veille d'une opération chirurgicale
déterminante, tourne ce court film intitulé Commingled Containers 19 (16mm, 4minutes) comme
une sorte de dernier testament ; la représentation d'un monde complexe dans lequel le sujet de la
perception semble flotter, lointains échos d'une vie utérine, que l'artiste décrit ainsi : « A
photography of the essence of life itself as the interaction of pulsating and commingling
containers. » 20 Et alors qu'il se réveille à peine de l'anesthésie où il était plongé, il trouve encore
le moyen de filmer, avec la petite caméra qu'il garde à son chevet, la paume de sa main pendant
quelques minutes – où cette quasi dernière vision rejoint la toute première : celle de l'enfant
discernant plus ou moins nettement ses membres. Derek Jarman, atteint de cécité, tentera des
expériences similaires dans Blue. Cette séquence va donner naissance à un nouveau film : Self
Song/Death Song. Il va ainsi périodiquement filmer les parties de son corps qui semblent ne plus
lui appartenir, jusqu'à son décès en 2003. Il avait pourtant déjà réalisé un film d'adieu : Panels
For The Walls Of Heaven (2002), un film peint à la main de quarante minutes. Il fit ensuite deux
autres films Stan's Window (2003), autoportrait cinématographique et méditation sur la chambre
où il s'éteignait et The Chinese Series (2003). Ce film qui l'occupa jusqu'à la fin, fut réalisé en
adoucissant de la pellicule 35mm avec de la salive et en l'égratignant avec les ongles. Peu de
temps avant sa mort, il précisa à sa femme Marilyn que le film devrait être considéré comme
d'un paysage, d'un système plutôt qui tend à les repousser encore davantage, certains films de Stan Brakhage
comme The Act.... marrie ces deux approches dans leur quête absolue de la vérité de l'image filmique, et offrent
ainsi une nouvelle voie qui n'est que rarement explorée.
19 Comme souvent avec Brakhage, il n'est pas aisé de traduire ses titres, d'autant qu'il use fréquemment d'une figure
de style appelée « catachresis » (contrepétries ou jeux de mots plus ou moins involontaires), qui les rend souvent
abscons, comme ici Commingled Containers ; nous proposons une traduction métaphorique, avec une
allitération: « Dernière demeure ».
20 En exergue dans le chapitre du DVD.
520

achevé quel que soit l'état d'avancement dans lequel il se trouverait au moment de sa mort –
François Niney formule cela ainsi: « l'arrêt du film comme arrêt de mort » 21 .
Pour clore ce Préambule nécessaire et néanmoins lacunaire, nous avons principalement évoqué
quelques exemples d'une nouvelle approche du Réel, en lien avec de nouvelles possibilités de
d'outils et de discours critiques. À ce propos, dans son texte « Returns in the Real : Lacan and the
Future of Psychoanalysis in Film Studies » 22 , l'essayiste Michael Walsh argue que dans
l'ensemble de ses Séminaires, Lacan a constamment négligé le « R » de sa triade RSI (Réel-
Symbolique-Imaginaire), au détriment de l'Imaginaire et du Symbolique, et argumente afin de
réhabiliter l'importance du Réel lacanien dans les études filmiques. Sans apporter ici
d'informations ou de preuves déterminantes dans ce sens, nous en sommes quant à nous
convaincue ; et les films que nous introduisons dans ce segment, à commencer par ceux de
Brakhage (Window Water Baby Moving, The Act. .) et celui de Tom Joslin et Peter Friedman,
Silverlake Life..., en attestent. Et si l'on arrivait à importer la théorie freudienne dans le champ du
politique, on constaterait que l'entreprise d'Emile de Antonio exploite pleinement ces trois
instances, tout en butant sur un certain nombre de contradictions – contradictions que Slavoj
Zizek, un des théoriciens à s'être réellement confronté aux thèses lacaniennes et à les avoir mises
en perspectives avec les théories marxistes, place précisément au cœur de la définition du Réel
lacanien, dans son ouvrage controversé The Sublime Object of Ideology. 23 Y aura-t-il assez de
mots pour dire..... ?
Par contre, il semble que la situation soit bien plus problématique en ce qui concerne le film de
Nicholas Ray/Wim Wenders, qui se clôt précisément, ainsi que nous allons le voir plus
précisément juste après ceci, sur une suppression totale du Réel au détriment du Symbolique et
de l'Imaginaire – et du cinéma, du mouvement : « Hors du défilement de la bande-image, pas de
salut », écrit Thierry Kuntzel. 24
21 François Niney, « Ma vie ne tient plus qu'à un film », in Images Documentaires n°25 « Le Singuilier », 2 nd
trimestre 1996, p.59. François Niney traite principalement du film d'Hervé Guibert, La Pudeur et l'impudeur,
1994.
22 Michael Walsh, « Returns in the Real : Lacan and the Future of Psychoanalysis in Film Studies », in Post Script
14, n°1-2, Fall 1994 – Spring 1995, pp.22-32.
23 Slavoj Zizek, The Sublime Object Of Ideology, London : Verso, 1989, pp.162 et 171. Zizek développe notamment
l'idée que le Réel s'est déplacé dans les quarante dernières années, s'étant plus récemment rapproché de ce
qu'auparavant on appelait l'Imaginaire. Pour plus de précisions, on peut se reporter au texte de Michael Renov, The
Subject of Documentary, Minneapolis : University of Minnesota Press, 2004, pp.122-128.
24 Thierry Kuntzel, « Le défilement », in Revue d'Esthétique n°2, 1973.
521

Introduction à WimWenders, Nicholas Ray et Emile de Antonio...
Un philosophe idéaliste est comme un
homme qui sait d'avance et d'où part le
train dans lequel il monte et où va le train.
Le matérialiste, au contraire, est un homme
qui prend le train en marche (le cours du
monde, le cours de l'histoire, le cours de sa
vie) mais sans savoir d'où vient le train ni
où il va.
Louis Althusser, Matériaux 25
Une même image clôt le film de Wim Wenders et Nicholas Ray, Lightning over Water, et le film
d'Emile de Antonio, In The Year of the Pig : l'image d'une conque chinoise filant au vent, toutes
voiles dehors. Conque chinoise tournant le dos à la Baie d'Hudson, New York ; conque chinoise
naviguant entre les îlots de la Baie d'Along, Vietnam.
Dans le premier tableau, la conque chinoise emporte les cendres de Nicholas Ray - ou de son
personnage, un médecin qui avait espéré trouver un remède à sa maladie mortelle, mais
l'expédition avait avorté. Dans ce plan de fin, c'est Wim Wenders et l'équipe de tournage du film
qui effectuent la traversée, comme une veillée d'armes. Dans le second tableau, la conque
chinoise emporte les pêcheurs vietnamiens qui vont pouvoir ensuite nourrir les hommes et
permettre ainsi la résistance du peuple aux envahisseurs.
Cette conque chinoise, c'est le sujet – romantique, révolutionnaire - qui vogue entre terre et mer,
espoir et désespoir, vie et mort.
Jacques Derrida avait coutume de citer la remarque suivante de Martin Heidegger : « Que peut-
on dire de la vie d'Aristote ? Il est né, il a pensé, il est mort. Tout le reste n'est qu'anecdote. » Si
Derrida aimait à souligner que la vie du philosophe n'était d'aucun intérêt pour l'époque
classique, c'était pour montrer qu'à la fin du XX° siècle, tout fait sens, le trivial, le quotidien,
l'anecdotique, car toujours selon le philosophe, « Il n'y a pas de hors-texte. » 26 . Il n'est pas de
25 Louis Althusser, « Matériaux autobiographiques », in L'Avenir dure longtemps, édition augmentée, Éditions
Stock/IMEC, Paris, 2007, p. 486.
26 Jacques Derrida, La Dissémination, coll. « Points/Essais », Éditions du Seuil, Paris, 1993.
522

notre intention de développer cette célèbre maxime qui se prête pourtant à tant d'interprétations
et d'incompréhensions diverses. Et pourtant, tandis que nous arrivons bientôt au terme de notre
exploration d'un certain cinéma américain, cette remarque nous semble toute pertinente : D'une
part parce que nous avons pu montrer que dans cette démarche subjective et documentaire, la vie
et l'œuvre ne font qu'un – un film, corps et corpus. Et d'autre part, parce que malgré tout, le
cinéma reste le confluent de langages, le langage de tous les langages : visuel, sonore, musical et
finalement verbal, quand le cinéaste propose son propre commentaire sur ses agencements
audiovisuels ou son propre témoignage sur la vie d'une époque ou d'une communauté. Il y a bien
sujet et sujet : sujet de la performance (le sujet-cinéaste dans le film) et sujet-cinéaste (l'auteur du
film).
La question qui se pose alors est la suivante : qu'est-ce qui peut mettre fin à ce texte illimité ?
Aux opi de Ross McElwee (« I film my life in order to have a life .... »), aux journaux épars de
Jonas Mekas finalement regroupés sous le projet d'une vie simplement intitulé Diaries, Notes
and Sketches ? À la patiente relecture historique d'Emile de Antonio que nous allons voir dans
ce dernier Chapitre ? Les deux aspects du sujet sont-ils également menacés ?
La mort du sujet. Du sujet-cinéaste. Comment achever son œuvre ? Comme dire « Cut » ?
Nicholas Ray, en phase terminale d'un cancer, pose sans cesse cette question cruciale à Wim
Wenders venu filmer ses derniers jours dans Lightning Over Water. Il aura recours à un subterfuge
de cinéma pour dire « Cut ». Quant à Emile de Antonio, il s'inquiète que la caméra ne tourne plus
alors qu'il entame le récit de ses années politiques et du statut usurpé selon lui d'ennemi public de
l'Amérique que lui a octroyé Hoover, chef omnipotent du FBI : « Don't cut !... I mean we've cut in
saying that.... Don't cut, we're running ?...... » Rien d'extérieur au sujet ne saurait interrompre la
parole enfin libérée de cette confession tardive, alors que les murs du monde commencent à
s'ébranler et que la Guerre Froide s'achève. Il ira jusqu'au bout de sa logique en réfutant l'idée
mortifère d'être archivé par le FBI et en s'affichant debout, vivant et volontaire comme « ultimate
document. ».
En contrepoint de ces deux postures romantiques – l'une fictivisante, l'autre radicale – on
évoquera avec Silverlake Life : The View From Here, le moment rare au cinéma où la vie quitte
le sujet en direct, sans que ce dernier ait pu dire « Cut », et que la caméra ne se soit éteinte,
reprise en charge par le compagnon du défunt.
523

La méthode employée sera une fois encore dictée par la manifestation même des sujets-cinéastes,
et par les questions qu'elle pose. Ainsi, dans notre première exemple, nous nous intéresserons
principalement à cette mise en scène, mise en abîme du réel/Réel, comme une conjuration de la
mort et comme ressort dramatique. Ceci prendra la forme d'une analyse des tensions créées par
l'alternance puis le mariage des deux approches des deux cinéastes, Wenders et Ray ; ou
comment la performance de l'un et le constat de l'autre s'allient pour documenter la mort d'un
cinéaste existentiel comme Nicholas Ray. D'ailleurs, son épitaphe sera « Born lived,
interrupted.... » 27
27 Cette remarque fait initialement référence à la fin de sa carrière hollywoodienne, lorsqu'il est est interrompu dans
le tournage de son film Fifty-Five Days at Peking / Les 55 Jours de Pékin, 1963. Elle servira également de titre à
son ouvrage I Was Interrupted : On Making Films (publié en 1993), et enfin d'épitaphe.
524

A- Lightning over Water : L'impossible promesse du documentaire, ou
comment dire « Cut ! »
Socrate :
Pourquoi viens-tu de si bonne heure,
Criton? N'est-il pas encore bien matin ?
Criton :
Il est vrai...
Socrate :
Quelle heure peut-il bien être ?
Criton :
Le jour vient de paraître.
[...]
Socrate :
Pourquoi es-tu venu de si bonne heure ?Estil
arrivé de Délos ce vaisseau dont le retour
marquera le moment de ma mort ?
Platon, Œuvres complètes 28
Platon, mourant : Jim, do you think that the
end of the world will come at night time ?
Jim : No, at dawn.
Nicholas Ray, Rebel Without A Cause
Lors de la diffusion de son dernier opus Palermo Shooting / Rendez-vous à Palerme au Festival
de Cannes 2008, Wim Wenders entamait la conférence de presse par cette remarque : « J'ai
toujours été fasciné par la mort ; j'ai voulu explorer la mort et ses représentations, alors que les
autres cinéastes semblent si fascinés par la vie... » 29
Nicholas Ray confie la caméra à celui qui l'a dirigé dans L'ami américain et le considère comme
un « maître », Wim Wenders, sorte d'exécuteur testamentaire, complice d'une fin annoncée et
traquée par l'image, en une intime et ultime mise au point.
Le long prologue de Lightning over Water, de quelque dix longues minutes (auquel répondra un
28 Platon, Œuvres complètes, Tome 1 « Dialogues socratiques », publié sous la direction d'Émile Saisset, Éditions
Charpentier & Cie, Paris, 1885, pp.103-104. L'ouverture de ce dialogue socratique présente une analogie si
flagrante avec l'ouverture de Lightning Over Water, que nous devions mettre les deux textes en regard. Rappelons
que le film de Wenders/Ray s'ouvre sur la visite matinale de Wenders, et s'achève précisément sur le départ d'une
conque chinoise emportant le corps de Ray...
29 Il s'agit de propos entendus, en français, sur France Inter que nous rapportons librement ci-dessus. Wenders
ajoute que les deux références de son film sont d'une part Blow Up de Michelangelo Antonioni, et d'autre part Le
Septième Sceau d'Ingmar Bergman. Il apprit le décès de ces deux cinéastes lors du tournage de ce dernier film.
525

épilogue aussi long) s’achève sur une question cruciale : Un jeune Wenders fraîchement arrivé à
New York, et comme retranché, après une nuit blanche, dans un coin du loft du cinéaste Nicholas
Ray lance à travers l’appartement : « I wanted to talk to you, Nick ». De son lit dramatiquement
placé au centre du loft, répond la voix caverneuse mais pas encore tout à fait moribonde de Ray :
« About what ? Dying ? » Le mot anathème que Wenders évitera soigneusement de prononcer
durant les quelques mois que durera leur fréquentation filmique, est dit. On remarquera
seulement que l’énoncé de Ray se réduit à une phrase prédicative, qui plus est, interrogative,
qu’il n’est pas, par conséquent, fait état d’un sujet. Le rapport entre énoncé et énonciation est
d’emblée posé, comme une sorte de métaphore de tout le film : Qu’est-ce qui se dit ? Qui le dit ?
Enfin, l’on observera que la forme progressive anglaise exprime ici le processus de l’action
véhiculée par le verbe. Si la mort n’est pas un événement (Wittgenstein) et ne peut être
représentée (le Réel), l’agonie (« Dying ») elle, sera un moment fort de la vie du sujet.
Nous sommes en avril 1979. Wim Wenders et Nicholas Ray, qui se sont rencontrés l’année
précédente sur le tournage de The American Friend/Der Amerikanische Freund viennent de
décider de tourner un film ensemble. Mais quel film ? Sur qui ? Sur quoi ? Pour quoi ? Ils n’ont
pas de scénario, pas même de fil narratif, juste le projet de suivre les événements, ce que la voice
over, prise en charge par Wenders, nous rappelle : « We wanted to make a movie, but we had no
story to tell yet. Reality was our story for the time being 30 ». Voici posé ce qui justifie la présence
de ce film particulier dans notre corpus, et que nous allons tenter de définir.
1) Ray/Wenders : deux figures en miroir – une question d'autorité
Nicholas Ray 31 , icône du cinéma noir américain des années cinquante, s’est exilé à New York,
après avoir quitté les studios hollywoodiens par la petite porte 32 , avant même d’achever son film
Fifty-five Days At Peking. Ray tente alors d’achever un film chaotique tourné quelques années
auparavant : We Can’t Go Home Again, un film essai, somme de ses engagements et de ses
rencontres sur les campus américains des années soixante-dix, une sorte d’histoire subjective de
l’Amérique et/ou d’autoportrait en creux - il se met en scène lui-même comme représentant de la
génération des aînés au bout du rouleau - où se mêlent allègrement documents et mise en scène,
ainsi que tous les supports films alors disponibles, expérimentant son vieux rêve d'un cinéma au-
30 Les citations tirées de la voice over ne feront pas l’objet d’un renvoi de bas de page ; seules en auront celles
provenant du commentaire rajouté par Wenders en 2002 pour la version augmentée du DVD.
31 Une filmographie complète et chronologique de son œuvre est proposée dans les annexes, p.
32 Wenders en fait le récit détaillé dans le commentaire qu’il rajoute au film en 2002, pour la sortie du DVD (qu’il
ne faut pas confondre avec le commentaire en voice over) ; le texte est présenté dans son intégralité dans les
annexes, pp.683-687.
526

delà du cinéma, faisant éclater l'écran et la narration. Ray prend son temps. Il est en phase
terminale d’un cancer qui le ronge depuis des années.
Quelque vingt-cinq ans après le dernier film américain de Fritz Lang (Beyond a Reasonable
Doubt, 1955), Wim Wenders a en quelque sorte répondu à son tour à l’appel de l’Amérique : il
est venu aux Etats-Unis pour préparer son nouveau film, Hammet, d’après le roman policier de
Joe Gores. Le projet est alors en pré-production aux Zœtrope Studios de Francis.F.Coppola, dans
la phase plutôt difficile qu’est l’écriture du film : la crise du scénario. Dans le laps de cinq ans
qui vont s’avérer nécessaires à la réalisation de ce film à gros budget, Wenders va produire et
réaliser quatre films indépendants, plus proches de ses préoccupations immédiates : Lightning
over Water (1979-80-82, Allemagne-États-Unis) ; The State of Things (fiction documentaire,
Allemagne-Portugal-France, 1982) ; Reverse Angle 33 (film documentaire de 17mn, Etats-Unis-
France-Allemagne,1982) et Room 666 (documentaire sur l’expérience partagée de cinéastes, 45
mn, 1982).
C’est ainsi d’abord par impatience que Wenders entame ce qui allait s’appeler Lightning over
Water dans la version finale (une première version s'intitule Nick's Movie), mais aussi par
culpabilité - « I feel guilty » répète t-il alors dans ses interviews comme dans le commentaire en
voice over qu'il choisit d'ajouter, comme pour se dédouaner d’avoir « sucé les dernières images
de Ray pour une bonne histoire » 34 . Coupable de s’engager sur la voie de fictions trop faciles,
trop confortables. Ce qui l’intéresse vraiment, c’est faire un film sur un film qui n’aboutit pas
(ici, en l’occurrence, Hammet), faire d’un film le site d’une nouvelle expérience. Et sa visite à
Nicholas Ray semble autant motivée par la volonté de surmonter la panne de l’artiste que par le
désir de rendre visite à un ami en fin de vie. Or, si l’on prend l’aveu de culpabilité de Wenders
au sérieux, on ne peut plus voir en LOW un film de circonstance mais bien une tentative plus ou
moins conscience de « rachat » artistique, en se plaçant sous le regard d'un de ses « pères »
cinématographiques. Mais cette fois-ci, la maladie en phase terminale de Nick Ray va
rapidement infléchir le projet initial et mener les deux cinéastes sur une voie inédite et
particulièrement périlleuse, en tentant d’approcher le plus fidèlement possible à l'égard de leur
subjectivité respective, cette mort annoncée. Susan Ray se souvient du début du tournage :
Nick's dying was an adventure, and since dying would not be avoided, Nick's dying
opened new lands for everyone who came near him, as for Nick himself I have to assume,
33 Reverse Angle débute vraiment, après l’essai en demi-teinte de Lightning Over Water, une série de films en forme
de journal, comme Tokyo-Ga ou encore Notebook on Cities and Clothes ; le film est conçu comme une méditation
sur l’art de faire du cinéma en Europe et aux Etats-Unis, l’art de monter un film, notamment en collaboration avec
Coppola (leur collaboration est plus que houleuse, et s’achève d’ailleurs sur une version de Hammet qui n’est pas
fidèle au projet werdersien), entrecoupée d’images nocturnes de Manhattan et de tableaux d’Edward Hopper.
34 Ceci fait référence à une remarque célèbre de Wenders : « Les histoires sucent le sang des films. »
527

for his wonder and alertness to the shifts in his world became only more acute. 35
Sur le générique en lettres rouge sang défilant sur une mer bleu azur quasi picturale, une
vingtaine de noms se disputent le seul crédit : « A Film by ». Par ordre alphabétique défilent
ainsi les noms de tous ceux qui ont d’une manière ou d’une autre pris part à la réalisation de ce
film qui sonne plus comme une expérience de vie partagée, une expérience à la limite puisqu’il
s’agit d’accompagner celui qu’ils appellent « Nick » 36 dans ses dernières semaines pour un
dernier voyage au pays du cinéma. Sont ainsi créditées les épouse et compagne, les producteurs
du projet, les cameramen, les assistants cameramen, les ingénieurs du son, et enfin Nicholas Ray
et le dernier de la liste : Wim Wenders – l'alphabet ayant bien fait les choses, si l'on peut dire,
puisque Wenders semble être celui qui clôt le générique – qui signe le filme, tandis que
visuellement, la conque prend enfin le large :
I just credited everybody who was working on the film as part of the authors of the film,
because I felt that we’d gone through such an experience together, everybody, the sound
people, the camera people, assistants.. ; we were more of a team than I have ever seen any
film team together ; we really were a community that had a common goal, which was to
see Nick through this…
Ce générique, intervenant dans le corps d’un film, est littéralement mis en scène, tant par la
notion d’auteur qu’il malmène que par la façon d’envisager un film, l’espace profilmique,
l’histoire, la matière audiovisuelle, son énonciation et ses divers énoncés. De même, nous y
reviendrons, ce générique introduit une dialectique complexe que nous schématiserons pour le
moment comme une dialectique documentaire/fiction, ou plus exactement
constatatif/performatif, et que nous tenterons de rattacher à la problématique de la double
subjectivité à l’œuvre dans ce film.
Et en effet, les deux cinéastes projettent de tourner un film à quatre mains, mais en définitive, il
ne s’agit pas tout à fait du même film, car les enjeux ne sont pas tout à fait les mêmes.
En ce qui concerne les outils critiques à notre disposition, il semble que peu de choses aient été
écrites sur ce film, en tout cas pas à la mesure de son intérêt. À cela, nous avancerons deux
35 Susan Ray, « The Autobiography of Nicholas Ray », in Nicholas Ray, I Was Interrupted – On making Films,
Berkeley Los Angeles & London : University of California Press, 1993, p. xxxv.
36 On remarquera cependant que Wenders consciemment alterne sa façon d’appeler Ray : tantôt « Nick », tantôt
« Nicholas ». L’énoncé « Nick » renvoie à Ray objet/sujet du film en tant qu’entité mortelle, alors que celui de
‘Nicholas’ renvoie au cinéaste et ami, en tant qu’entité immortelle. C’est suffisamment systématique pour que cela
mérite d’être souligné, toujours dans l’optique d’examiner les diverses formes de subjectivité se manifestant dans le
film. De manière plus générale, Wenders a une manière particulièrement bipolaire d’utiliser la langue anglaise –
posture langagière qu'on peut sans doute attribuer à ses origines germaniques, sans pour autant être qualifié
d'idiolecte comme nous avons pu en qualifier la langue mekasienne. En tout cas, une pensée qui se veut logique,
cartésienne et précise. On remarque que ce « symptôme » langagier est présent dans chaque unité syntaxique :
« here/there » ; « movie/film » etc….
528

explications préliminaires, sur lesquelles nous reviendrons : La première explication concerne
l’historique de ce film, et notamment le fait qu’il y ait eu deux versions distinctes du même film.
La première version, intitulée Nick’s Movie 37 , fut achevée et montée par le monteur attitré de
Wenders (Peter Przygodda, avec lequel il a travaillé sur plus de dix-huit films) en l’absence de ce
dernier tout entier occupé par Hammet - et sans doute peu enclin à revenir sur cette expérience
bouleversante encore très vive dans son esprit, opacifiant sa vision de cinéaste. C’est cette
version qui sera montrée au Festival de Cannes 1982 dans la sélection d’Un Certain regard.
Cette version est significativement marquée par la neutralité d’une énonciation à la troisième
personne - troisième personne qui n’a sans doute jamais autant mérité le qualificatif de « non-
personne » - fait un peu (trop) pencher le film vers le documentaire, un document sur la mort
d’un artiste, ce qui était alors perçu comme une sorte de trahison de l’intention initiale. En effet,
Peter Przygodda n’avait fait que réunir des fragments hétérogènes dont il ne percevait ni la
cohérence ni la pertinence, n’ayant pas participé à l’expérience du tournage, n’étant pas engagé
subjectivement, émotionnellement, dans le processus de fabrication du film. Cette première
version n’est plus disponible aujourd’hui, et n’a, de toute évidence, pas rencontré l’intérêt de
cette seconde version, intitulée quant à elle, Lightning Over Water, ne peut que susciter, par son
riche et problématique agencement. Dans la peau de spectateur plutôt que celle de réalisateur de
son propre film, lors de sa première vision dans l’apparat du Festival de Cannes, Wenders se rend
compte que ces séquences montées ne sont pas fidèles à l’expérience partagée et ne composent
pas un film, en tout cas, pas celui qu’il a conçu avec Ray, pas son film :
I felt very painful, I realised that I shouldn’t keep myself out of the process of editing the
film, I owed it to Nick, to our collaboration and intention, to edit the film in the first
person. So I took the work print and I got into the editing room all by myself, and without
an assistant, for three months, I reedited the film, completely recut the negative
afterwards, and I tried to do as good as I could in the first person, with my own worth,
which is what the film is now, that is my cut that I finally made in the summer of 1982. 38
La seconde explication est à trouver dans le parcours artistique de Wenders. Il ne s’agit pas ici de
s’arrêter sur sa longue carrière, mais on ne saurait non plus en extraire un film, quel qu’il soit,
ex-nihilo d’une œuvre qui s’avère être résolument une œuvre de fiction, dans le sens où Wenders
n’a eu de cesse que d’explorer les multiples façons d’aménager le réel, de représenter la mort et
37 En fait, il existe deux versions intitulées Lightning Over Water. La première version comporte un second titre,
Nick’s Movie, et afin de simplifier les choses, nous référerons à ce premier film ainsi, afin d’éviter les confusions.
L’article de Sight & Sound (Spring 1981), intitulé « Nick’s Film » fait le point sur cette malencontreuse confusion de
titres.
38 Il s’agit d’un commentaire de Wenders datant de 2002, Annexes, pp.683-687. Il convient de préciser que si nous
sommes conscients du caractère complexe et particulièrement iconoclaste de ce péritexte ajouté près de vingt ans
après, il constitue néanmoins une source directe ; nous y puisons principalement les informations relatives à la
préhistoire de ce film, mais également la justification ponctuelle de nos observations et/ou hypothèses.
529

surtout l’angoisse qui nous étreint face à elle – d'où le dernier film, Palermo Shooting. On
entendra ici les notions de mort et d’angoisse dans leur acception la plus large, c’est-à-dire, non
seulement comme des événements inhérents à la destinée humaine – nous avons précédemment
évoqué Wittgenstein : « Death is not an event in life. We do not live to experience death. » -
mais aussi comme des concepts qui s’appliquent surtout à l’activité de l’artiste, son travail
d’inscription, d’écriture, de mort du cinéma ; d’ailleurs on parlera plus volontiers de mortalité et
d’angoisse de l’auteur face à l’effacement et la disparition ; c’est aussi ce qui est en jeu dans
LOW et ce qui surtout sera en jeu avec la démarche d'Emile de Antonio.
LOW fait par conséquent partie intégrante de l’œuvre wendersienne, maillon d’une chaîne qui va
de l’Ami américain - où il filme le personnage de Nicholas Ray dans le rôle d'un peintre qui se
fait passer pour mort pour écouler ses toiles, comme il filme d'autres cinéastes tels Samuel
Fuller, Jean Eustache ou encore Gérard Blain - à L’État des choses/ The State of Things, en
passant par Hammet, sorte d’épreuve du feu censée offrir à Wenders l’adoubement lui permettant
d’entrer au panthéon d’une mythologie - la sienne : la mythologie américaine qui s’articule
principalement autour d’une sorte de « triumvirat » Lang-Fuller-Ray, encore qu’il se voit un peu
comme le fils œdipien de ces pères d’Hollywood, orphelin qu’il est de son héritage européen, en
particulier en raison de ses origines allemandes et de la crise de la représentation qui suivit la fin
de la seconde guerre mondiale : « Germany is not a home, only a house. » 39 Wenders poursuit,
dans une interview, sur la triple crise qu'il perçoit : crise des images, crise du langage, crise de
l'identité allemande :
Je ne crois qu’il y ait nulle part ailleurs que chez nous, une telle perte de confiance dans
nos images, nos propres histoires et nos propres mythes. Nous, les metteurs en scène du
jeune cinéma allemand, avons le plus vivement ressenti cette perte en nous-mêmes, dans
le manque, l’absence d’une tradition propre, en tant que nous n’avons pas de père, et,
chez les spectateurs, dans leur perplexité et leur peur naissante… Il y a de bonnes raisons
à cette méfiance. Car jamais auparavant, et dans aucun autre pays on ne s’est servi des
images et de la langue avec aussi peu de scrupules qu’ici, jamais auparavant, les images
et la langue n’ont été à ce point rabaissées au rang de véhicule du mensonge. 40
Il s’agit bel et bien d’un cinéma paradoxal où les traditionnelles oppositions documentaire/fiction
ou encore vie/mort n’ont plus cours, mais deviennent le véritable « sujet » de ces films que nous
venons de citer, et en tout premier lieu de LOW. On ne saurait énoncer que l’aménagement du
réel par le cinéma soit l’apanage de la fiction, ce qui serait particulièrement maladroit,
39 La patrie est, dès le début chez Wenders, un concept dialectique qui désigne dans la même mesure un lieu que
l’on désire et qui effraie ; ce qui explique ses choix thématiques et esthétiques, et ce « creux » que ses
personnages semblent emporter avec eux et qui les décentre constamment.
40 Wim Wenders, « That’s Entertainment : Hitler », in Die Zeit, le 5 août 1977.
530

considérant notre problématique générale, et présupposant les multiples implications dans un
champ documentaire – des implications encore peu explorées, comme la question de la suture
par exemple. Mais, et c’est ce que nous allons tenter de démontrer, c’est plus ou moins
schématiquement exprimé, le point de vue de Wenders – et de Nicholas Ray, que de convoquer la
fiction pour rompre l’apparente et angoissante exigence du réalisme documentaire, et conjurer
ainsi par des procédés multiples, l’inévitable fin – la fin du récit.
Ces quelques données factuelles et remarques diverses préalables servent à tendre la toile de
fond de ce film, et à poser différemment les questions qui nous occupent : Quelle est la véritable
place de la subjectivité au cinéma ? En d’autres termes, la vie d’un sujet nécessite-t-elle toujours
un récit ? Plusieurs récits ? La mort du sujet signifie-t-elle la mort du récit ? Qu’arrive-t-il après
la mort du sujet ? Le sujet-cinéaste est-il auteur de son film ? Une suture est-elle possible ?
Questions, nous l’avons laissé entendre, au cœur de l’œuvre wendersienne, et en particulier de
cette période-là, où la ligne de démarcation document/récit fictivisant est la plus poreuse, mais
aussi questions que se pose tout artiste, tout cinéaste, en particulier dans le contexte américain de
l’industrie du cinéma où la notion d’auteur - le fait de posséder ses propres images, son propre
style, sa signature - est un idéal perdu que Wenders essaie à sa manière de retrouver. Ce discours
de survie est un discours de rédemption qui implique aussi une réponse « réactionnaire » à la
crise de la représentation qui caractérise cette époque de la fin des années soixante-dix - nous le
verrons avec le bouleversement ontologique et épistémologique provoqué par l’invasion de la
vidéo - ainsi qu’une perpétuation d’une certaine subjectivité qui va à l’encontre des crises
postmodernes du sujet. Nous allons y revenir.
Par le style de son cinéma noir - les codes du cinéma noir jouent sur cette question de mise en
scène de la mortalité du récit 41 , et les films de Ray sont problématiques en ce sens qu’ils
proposent souvent une résolution différente que celle illusoirement promise – par son travail
souvent allégorique qui détourne l’œuvre d’un éventuel carcan « classique », et par un goût
commun pour l’improvisation et une détestation de certains codes esthétiques propres à
l’excellence européenne (Godard en tête de liste, qui prédit la mort du cinéma), Nicholas Ray ne
pouvait que s’associer avec Wenders dans un projet de cinéma qui ne se présenterait pas
autrement que comme une sorte de lutte à mort entre la démarche d’un cinéaste, Ray, qui a
toujours refusé de fournir les réponses (politiques) attendues, invitant plutôt le spectateur à
41 On ne donnera qu’un exemple, que l’on évoquera plus loin : Par convention, le film noir s’ouvre sur un meurtre
et se clôt sur un autre meurtre. Nous renvoyons le lecteur à l'ouvrage de George M. Wilson, Narration in Light –
Studies in Cinematic Point of View, Baltimore & London : The Johns Hopkins University Press, 1986-1992, et en
particulier le Chapitre consacré à Nicholas Ray, pp.166-190.
531

eformuler ses propres questions dans l’espace subjectif individuel, et la démarche fébrile d’un
cinéaste (Wenders) pour lequel la mort est un discours téléologique, et qui exhibe son angoisse
liée à la représentation de la réalité dans une construction labyrinthique et répétitive. Mais aussi
la lutte à mort entre les promesses d’un document (la fin de vie de Ray) et les réalités d’un film
ayant recours à la performance pour combler l’impossible représentation - construire un récit
autour de l’irreprésentable - d’autant que Nicholas Ray, mourant, s’offre, plus ou moins
consciemment, comme corps du film.
Laissons le dernier mot de cette introduction à Jacques Derrida citant Hegel dans son texte De la
Grammatologie :
Ce qui est en question, c’est la mort de l’autre, mais dans de telles circonstances, la mort de
l’autre est toujours l’image de sa propre mort. Personne ne pourrait par conséquent s’aimer,
s’il n’acceptait pas une condition : l’homme mort, qui est un autre, est supposé être
d’accord. 42
2) Allers-retours entre documentaire et fiction, ou le jeu constant du
sujet et de l'objet
The problems arose right away, perhaps
because the laws of creation allow only
one visionary per vision, or more likely
because fear broke loose...
Susan Ray 43
Le texte de LOW nous fournit un parfait exemple de la notion derridienne selon laquelle « tout
texte est un texte double » 44 , offrant un tissage entre le travail du sens et son inscription dans le
film. Avant d’examiner concrètement la construction du film dans la pluralité de ses énoncés
ainsi que la « déception» produite par cette opacité, revenons sur le couple Ray/Wenders tel qu’il
se décline et se conjugue dans LOW.
Wenders et Ray s’engagent sur la réalisation commune d’un film autour de l’idée d’un peintre
atteint d’un cancer qui souhaite embarquer sur une jonque afin de gagner la Chine et de trouver
le remède-miracle. Comme à son habitude, Ray écrit au jour le jour les détails du script, tandis
42 « In question is the death of the other but in such cases the death of the other is always the image of one’s self
death. No one could enjoy himself thus, if he did not accept one condition : the dead man, who is an other, is
assumed to be in agreement. », Hegel cité par Derrida, « Linguistics in Grammatology », in Of Grammatology,
Baltimore MD, The Johns Hopskins University Press, 1976, p.258.
43 Susan Ray « The Autobiography of Nicholas Ray », in Nicholas Ray, I Was Interrupted - On Making Films,
Berkeley Los Angeles & London : University of California Press, 1993, p.xxxvi.
44 Jacques Derrida, « Freud et le site de l’écriture », in L’Écriture et la différence, coll. « Essais », Éditions du
Seuil, Paris, 1967, p.297.
532

que Wenders entreprend de mettre en place une sorte de film-cadre à l’intérieur duquel il
interviendrait en personne comme ami et collaborateur de Ray, engagé dans l’écriture de ce film
conçu comme l’ultime remède à une mort annoncée dans le Réel. Les deux hommes ont projet de
se diriger mutuellement : « Whever you see Nicholas on the shot I'm at the camera, and
whenever you see me, Nicholas is at the camera. And that's the way it started. »
Pour Nicholas Ray, LOW, offre l’opportunité de rechercher la maîtrise de la mort par la
représentation, ou plutôt la performance du sujet en tant que cinéaste, et d’objet en tant que celui
qui est filmé. Tout en travaillant sur son film We Can’t Go Home Again, resté inachevé, Ray
cherche à effectuer une clôture de sa propre vie et de son œuvre. En jouant sa propre vie et mort
dans le film de Wenders, Nick Ray cherche à se retrouver entier à nouveau, en retrouvant son
propre imaginaire perdu mais aussi sa fierté. Et inversement, en écrivant et imaginant l’autre film
qu’il appellera Lightning Over Water 45 - le titre est repris par Wenders pour nommer le film-
cadre - Ray cherche la guérison de la mort dans le dispositif même du cinéma, dans le récit d’une
quête originelle marquée par un désir de trouver la fin parfaite.
- Questions d'esthétique et de style
Au terme de l’errance des divers regards
dans les espaces qui les reflètent de
manière infiniment diffuse, c’est plus que
tout autre chose, les regards que les morts
posent sur le monde.
Kiju Yoshida 46 , Ozu l'anti-cinéma
Ces considérations sur les choix esthétiques du film sont ici cruciales pour notre compréhension
de l'enjeu du film, que nous avons centré sur le point de vue, la subjectivité problématique des
images due à leur apparente hétérogénéité. Un formalisme poétique caractérise néanmoins
l'ensemble des images tournées en cinéma – donc par Nicholas Ray et Wim Wenders, auxquelles
vont s'opposer les images tournées en vidéo par Ed Lachman notamment (le monteur des
derniers films de Nicholas Ray, qui signe la photographie de LOW) qui avait coutume de doubler
les prises en vidéo, et de tourner même entre les prises une sorte de journal de bord. On
observera ainsi la fonction des divers supports et leurs relations privilégiées avec certains
systèmes de représentation. En effet, le système signifiant de ce film très particulier se déplace à
45 Ce titre, qui s'inspire d'un fragment de lettre du poète Robert Kelly, a auparavant fait l'objet d'un film de
Brakhage, Fire of Waters (en 1965). Brakhage explique ainsi le choix de son titre : « The truth of the matter is that :
man lives in a fire of waters and will live eternally in the first taste. » On peut se demander s'il existe un quelconque
lien...
46 Kiju Yoshida, Ozu ou l'anti-cinéma, coll. « Institut Lumière », Éditions Actes Sud, 2004, p.197.
533

l'intérieur et à l'extérieur du cadre établi par Wenders, ce qui correspond spatialement au loft de
Nicholas Ray, s'auto-documentant de ce fait le biais d'un texte interne enregistré en vidéo ; nous
allons y revenir. Le texte externe lui aussi va d'un espace à l'autre du cadre, d'une référence
filmique à l'autre, changeant sans cesse, se déplaçant sans cesse du loft à la jonque chinoise à
l'hôpital ou à Vassar College, incluant de ce fait des considérations multiples sur l'acteur, la vie
d'homme, la mémoire, ou encore de la difficulté de boucler un film quand le sujet n'est plus là.
La mise en scène des êtres : L'espace et la distance
Quelle que soit leur histoire passée, les deux cinéastes se retrouvent sur le traitement de l'espace
au cinéma, même si les dynamiques sont apparemment inversées : Pour la mise en scène de Ray
dans ses films, l'espace extérieur vient combler la vacuité de l'espace intérieur des personnages;
pour Wenders, non seulement les grandes espaces stimulent l'imaginaire des personnages, mais
ils les déplacent, les testent et les transforment. Ce sera d'ailleurs l'arpenteur Wenders qui fera le
chemin vers Nicholas Ray – jusqu'au lit de ce dernier (du loft à l'hôpital). Trois espaces
seulement sont représentés dans LOW comme des espaces signifiants : Le loft de Nicholas Ray,
qui verra la scène filmique se dédoubler entre objet et sujet, entre projet de fiction (salvatrice) et
projet de documentaire (nécessairement mortifère). L'hôpital, qui se verra dédoublé avec un
hôpital factice où les scènes oniriques de Wenders seront tournées, ainsi que la dernière scène de
Nicholas Ray. Enfin, la Baie d'Hudson, où une seule vision, transcendante cette fois-ci,
accompagnera le départ de la conque chinoise pour la haute mer. Ces trois espaces disjoints
conditionnent toute une mise en scène des regards.
La trajectoire des regards
Leurs regards flottent dans l’espace de l’appartement ; ils mettent un temps infini à se croiser, ou
bien par caméra interposée ; en tout cas, nous n'en sommes pas témoins - nous le verrons plus
loin, la longue séquence de fin tournée à l'hôpital ne fournit pas de contrechamp. Un peu comme
si l’un ne pouvait exister que sans l’autre. Ainsi, plusieurs fois, Wenders se trouve-t-il derrière
Ray (au théâtre par exemple) avec ce plan énigmatique et insistant sur les cheveux clairsemés de
Ray, comme pour chercher à percer un mystère ; ou alors lorsqu'il est assis à ses côtés, les yeux
cette fois-ci rivés sur l’écran improvisé qui diffuse son dernier film inachevé, (We Can't Go
Home Again) où il est encore en possession d'une force tellurique ; ou bien encore de biais,
comme dans le taxi où les images frontales dues à Ed Lachman et à sa vidéo ont été choisies au
montage – on ne saura pas si d'autres images furent tournées d'un autre axe. Trajectoires
énigmatiques de ces regards. Deux champs de regards qui ne sont pas unifiés par un regard
unique, qui serait le regard du film, le sujet principal du film – ce que nous n'obtiendrons qu'à la
fin du film.
534

Grand admirateur de la mise en scène d'Ozu comme de celle de Michelangelo Antonioni en
particulier, Wenders creuse l'espace et multiplie les plans vides : plans vides, exprimant le
décentrement, la distance entre Wenders et Ray puis l'absence de Ray, remplacée par des objets
de substitution comme le fauteuil, la caméra etc.... Ces plans vides inscrivent le réel dans le plan.
Tandis qu'à la fin, dans un désir de clôture, la symbolisation sera la stratégie centrale de la
représentation, dans la première scène (proposée dans son entier sur le DVD
d'accompagnement), la caméra balaie l'espace du loft de bout en bout : Wenders situé dans un
coin retiré (stratégiquement situé près de la porte de sortie), Ray à l'autre bout, vers la lumière
diffuse que la rue renvoie sur la verrière du loft, et Susan, l'épouse de Ray, qui fait littéralement
un grand écart au centre de l'espace. Ceci peut, semble-t-il, constituer une situation pouvant se
rapporter à la Trinité telle que Lacan tente de la définir dans son texte « L'Identification » (mai
1962), et qu'il appelle les trois A : Art, Autre, Amour.
About What ?...... C'est la question de Ray à la proposition de Wenders, « About what, dying ? »,
qui semble littéralement ouvrir l'espace et le temps du film, et d'abord en lançant le générique.
Sans revenir longuement sur la longue carrière de Nicholas Ray, on notera simplement que ses
films offrent un espace afin de reformuler des questions fondamentales. Des films comme Rebel
Without A Cause (1955), dépeignent un monde où il n'y a pas de réponses adéquates. Ce film
suggère qu'il serait malhonnête de répondre à toutes ces questions restées sans réponses, puisque
la vérité ne se situe pas aux niveau social des choses, à la surface des choses, mais au fond de
chacun de nous. Le film suggère que la vérité réside uniquement dans le fait de poser des
questions, et dans le fait que les questions amènent d'autres questions. Or, si Rebel Without A
Cause peut proposer une résolution relativement acceptable aux générations parents/enfants des
années cinquante 47 , il en va différemment avec la question ici posée, qui ne peut que se perdre
dans le vide sidéral de l'ignorance humaine.
Wenders filme les temps morts, les non-événements, à la fois comme geste politique (contre
l'industrie hollywoodienne) et comme moyen de saisir, comme Ozu, le temps qui passe et qui
n'est autre que la mort au travail - Depuis ses débuts en effet, Wenders a une confiance à peu près
illimitée dans le cinéma, qui, à ses yeux, plus que toute autre forme d’art, peut conserver les
47 C'est la séquence tournée à l'observatoire qui va fournir le déclic dans l'esprit de ces jeunes rebelles. Le
conférencier résume ainsi la trajectoire humaine : « We will disappear into the blackness of space from where we
came, destroyed as we began in a burst of fire and gas [...] Through the infinite reaches of space, the problem of
man seems trivial and naive indeed. And man, existing alone, seems himself an episode of little consequence. » Cette
conférence constitue en fait la figure narrative centrale du film, offrant au spectateur un film en forme d'essai
philosophique, de méditation ; tout comme la conférence que Ray donne à Vassar College nous fournit une base
théorique et discursive qui va alimenter ensuite le film et créer des résonances entre vie/travail ;
fiction/documentaire ; vivre sa vie/mourir.
535

phénomènes les plus éphémères ; une sorte de confiance dans « l’esprit du temps », pour
reprendre l'expression d’Adalbert Stifter 48 . Or, Wenders est le premier à se sentir concerné,
angoissé par cette révélation, et ressent le besoin d'ajouter une voix - sa propre voix - par dessus
le film, pour expliquer, aménager, mais aussi prouver qu'il a survécu à l'expérience du film.
Avoir été là, c'est bien l'angoisse qui étreint les personnages wendersiens, à l'image de Philip
Winter, alter ego d'un Wenders déboussolé, dans Alice dans les villes. Et dans l'espace vide du
studio déserté par Ray et Wenders, chacun ayant poursuivi se destiné, résonnera alors la voix
survivante et inquiète de Wenders. Freud résume ainsi cette peur panique de la disparition :
Our own death is indeed unimaginable, and whenever we make the attempt to image it
we can perceive that we really survive as spectators. 49
La caméra est généralement située assez bas, sans pour autant égaler le niveau de la caméra
d'Ozu. Pas d'ordre social en jeu ici, mais plutôt un ordre vital : en effet, elle ne s'abaisse pas
jusqu'au lit de Nicholas Ray posé à même le sol du loft, sans doute pour ne pas identifier le
regard à cette petite mort que représente déjà le malade alité. Les seules visions transcendantes,
verticales, interviendront dans la clôture du film, avec ces images filmées d'un hélicoptère et qui
embrassent l'océan emportant la conque chinoise, qui rappellent encore l'envolée de la vision
Ozuesque – la Mort ? - à la fin de Voyage à Tokyo, après la disparition de la vieille épouse.
Le cinéma, la vidéo et la peinture
De même, les divers supports vont permettre, techniquement comme métaphoriquement, de
passer d'une configuration de l'espace à une autre, par conséquent de modifier la relation à soi
et à l'autre, et donc de glisser constamment d'une représentation à l'autre, comme pour fuir la
clôture – d'une part la clôture documentaire annoncée, d'autre part, la clôture du récit.
La peinture : le rapport récurrent du film à la peinture s'explique d'abord par l'histoire des deux
sujets en présence : D'une part par le fait que Nicholas Ray avait toujours désiré être peintre, qu'il
fut peintre et commerçant d'art en quittant Hollywood, et qu'enfin Wenders lui propose dans The
American Friend le rôle d'un peintre qui se fait passer pour mort afin d'écouler ses tableaux –
une figure de peintre qui s'apparente à bien des égards à celle d'Edward Hopper, dont Wenders
affectionne à la fois les ambiances nocturnes et les dérives, mais aussi l'emploi de la lumière et
les couleurs. Wenders, qui se dit peintre raté, va néanmoins expérimenter la pellicule comme un
peintre. Et l'on retrouve dans LOW les couleurs hopperiennes saturées de noir (couleurs
rabattues), surtout le rouge et le bleu, les trajectoires des regards, les espaces confinés et les
48 Adalbert Stifter est un écrivain et musicien autrichien, héritier de Gœthe.
49 Sigmund Freud, « Reflections Upon War and Death », [1915], in Character and Culture, New York : Collier
Books Editions, 1963, p.122.
536

ouvertures borgnes, les histoires sans paroles... Et puis, contrairement à la photographie, la
peinture rend la réalité abstraite sans pour autant « tuer » le modèle (cf. Barthes, La Chambre
claire). Comme si elle pouvait faire de la maladie une abstraction, et que dans un pacte gœthien -
ou wildien - elle puisse décharger le sujet de sa mortalité.
Dans son ouvrage L'Image-Mouvement, Gilles Deleuze remarque que le travail de coloriste de
Nicholas Ray relève d'une « abstraction lyrique » 50 qui permet de surmonter les conflits et
notamment la violence : « Ce que les personnages ont conquis, dans cette dernière période, c'est
[un] niveau de sérénité, la détermination spirituelle qui leur permet de choisir [...] tout en
acceptant le monde. » 51 Il semble que Nicholas Ray soit devenu à son tour un de ses héros, un
héros qui néanmoins ne se réfugie plus dans l'ombre de la nuit, mais dans la lumière du jour qui
se fait elle-même ténèbres : « Et, dans cette perspective, les ténèbres ne sont pas un principe,
mais une conséquence qui découle des rapports de la lumière avec les couleurs et le blanc. » 52
Un des ressorts dramatiques du film se définira par les modalités d'usage de l'image cinéma et de
l'image vidéo, ainsi que nous allons le voir maintenant.
La beauté du cinéma (images 35 mm) : La beauté des plans de cinéma agit un peu comme une
promesse : plus une promesse de vérité profonde que de réalité exacte de ce qui est en train de se
passer – nous le verrons, c'est la vidéo qui va se charger des « basses besognes » si l'on peut dire.
Alors que le film n'est encore qu'une hypothèse de travail, un désir, puis quand personne ne sait
vraiment comment le tournage va se poursuivre, et même s'il va pouvoir se poursuivre, Wenders
se concentre sur la composition du plan, son espace, ses couleurs, au risque de laisser le sens en
chemin, sa cohésion, vider le signe de son signifié pour ne s'intéresser plus qu'au signifiant qui
lui, est bien là. Cette valeur quasi téléologique de la beauté du plan cache la peur panique d'une
représentation impossible – la beauté « convulsive » que Deleuze souligne encore chez Ray 53 , et
qui semble venir contaminer l'espace filmique wendersien. Quant à Adorno, ce dernier a
supposé que le beau libère de la peur :
L’image du beau, en tant qu’image du beau et du distinct, apparaît avec l’émancipation de
la peur devant la totalité écrasante et l’opacité de la nature. Cette terreur devant la nature
est sauvée par le beau qui l’intègre en vertu de son imperméabilité vis-à-vis de
l’existant immédiat et en établissant une zone d’inaccessible ; les œuvres deviennent
belles en vertu de leur opposition à l’existence. 54
50 Gilles Deleuze, L'Image-Mouvement, coll. « Critique », Les Éditions de Minuit, Paris, 1983, p.188.
51 Gilles Deleuze, L'Image-Mouvement, coll. « Critique », Les Éditions de Minuit, Paris, 1983, p.189.
52 Gilles Deleuze, Ibidem.
53 Gilles Deleuze, L'Image-Mouvement, coll. « Critique », Les Éditions de Minuit, Paris, 1983, p.189.
54 Theodor W.Adorno, Théorie esthétique, traduit de l’allemand par Marc Jimenez, Éditions Klincksieck, Paris,
1982, p.74.
537

Dans ce contexte-là, la beauté est bien affaire du sujet qui s'applique à habiller une réalité nue.
Par exemple, dans quelle mesure Nicholas Ray portait-il vraiment cette chemise rouge qu'il porte
dans la scène d'ouverture, écho de James Dean, héros foudroyé dans Rebel Without A Cause, qui
arbore un blouson rouge vif - « the jacket of rebellion », et qu'on lui ôte après qu'il ait été tué ?
Il en va de même du plan de fin où la caméra tourne sur elle-même sur la jonque, l'œil vide. Plan
à la beauté glaçante, comme un tableau qui bloquerait tout élan de pensée vers un au-delà de
l’image - en d’autres termes : Est-ce que le plan fonctionne comme transcendant ? Ou comme
manifestation de la disparition de la dimension subjective ? Comme manifestation du caractère
factice du cinéma ? Il y a en tout cas ici manipulation de l’image, notamment dans le traitement
chimique des couleurs - une sorte de nuit américaine ? - une esthétique qui réclame de plus un
angle de vue aberrant (dispositif d'hélicoptères).
La vidéo : Le médium vidéo offre aux cinéastes (comme Godard, nous l'avons suggéré au
Chapitre IV) qui explorent dès les années soixante-dix ses nouvelles potentialités, un outil à la
hauteur de leurs ambitions à filmer différemment le monde, comme le résume Ron Burnett :
Video potentially brings to documentary an increased sense of intimacy, immediacy, and
access, and thus, a higher degree of parcipatory, non hierarchical observation. 55
Bill Viola, vidéaste depuis toujours, envisage en premier lieu la vidéo comme un outil permettant
d'explorer sa subjectivité, tout en postulant néanmoins d'emblée l'échec d'une connaissance totale
de soi 56 - une ambition qu'il résume ainsi : « Nothing less than the mimesis, incarnation, bodying
forth of the movement of consciousness itself. » 57 Approcher plus près du secret,
«[...] transcending the divide », ainsi que l'écrit Catherine Russell, toujours à propos de Bill
Viola 58 , c'est ce qui se passe dans LOW, et que Wenders constate presque malgré lui 59 - pour
d'autres cinéastes en effet, la vidéo était encore perçue comme une intruse, une ennemie, en
raison de sa restitution brute, quasi brutale, de la réalité, et de la piètre qualité visuelle des
images VHS (« L'image même de la vidéo est douteuse », écrit Raymond Bellour quelques
55 Ron Burnett, « Video Space / Video Time : The Electronic Image and Portable Video », in Janine Marchessault
(edited by), Mirror Machine : Video and Identity, Toronto : YYZ Books, 1995, p.142.
56 Le titre du film de Viola que nous évoquons, I Do Not Know What It Is I Am Like (titre emprunté au Livre
boudhique du Rig Veda), introduit un travail autobiographique qui ne se fait guère d'illusion sur la vidéo ni sur
l'instabilité constitutive de toute subjectivité (les deux «I » de l'énoncé expriment cette instabilité), oscillant ainsi
entre contemplation et répulsion du monde et de lui-même - stratégie risquée qui vise in fine à ressortir vainqueur de
la machine et de la technologie.
57 Catherine Russell, « Subjectivity Lost and Found : Bill Viola's I Do Not Know What It Is I Am Like », in Barry
Keith Grant & Jeannette, Documenting the Document, Detroit : Wayne State University Press, 1998, p. 344. Pour
Viola, la conscience s'incarne dans le monde et rencontre d'autres consciences installées dans d'autres corps.
58 Catherine Russell, Ibidem.
59 C'était la première fois que Wenders employait la vidéo, tandis que Nicholas Ray avait eu recours à elle avec ses
étudiants pour tourner We Can't Go Home Again – ce qui lui valut de nombreuses critiques.
538

années plus tard 60 ) – la considérant un peu comme « the cancer inside the film » 61 :
Here are the film images that we wanted to do, and there are the video images that
interrupt the filmic flow 62 . [...] Cancer, that's what it is, but the amazing thing was
that the more we watched at the video images at the end of the shoot or after a scene, it
was strange how much they very often came so much close to the truth than our
beautifully lit, carefully framed 35 mm shots... The raw quality, a sort of destroy-quality
of the images caught more of the reality and more of the truth of Nick's state. The video
very mercilessly showed that Nick's time was running out.
Écho de ce qui se joue sur l'autre scène – celle du cinéma, de la mise en scène et de l'imaginaire,
de la prévision et du contrôle, « the video field is continuous, incessantly growing and decaying
before our eyes. », écrit Hollis Hampton 63 . Une fois qu'elle aura fait son office de révélateur,
d'inquisitrice, elle cédera ensuite progressivement le pas aux images 35 mm, seules à même de
recréer ce que Gilles Deleuze appelle encore le « lien choisi qui retomberait autrement dans les
ténèbres » 64 , c'est-à-dire ici dans l'indistinct - le spectre des couleurs vidéo (voir les photos
jointes) tend en effet à menacer le sujet de disparition, tant les images sont-elles vidées de leur
substance vitale.
La vidéo, bien qu'elle soit encore un dispositif un peu lourd à l'époque - on voit souvent Tom
Farrell, interprétant l'assistant de Nicholas Ray, porter son matériel autour du cou, comme un
pénitence - favorise l'improvisation et l'impromptu, ce qui donne au film, dans la première partie
du film tout au moins, une impression persistante de désordre documentaire, de type cinéma
direct, qui ne « diffère » pas. Ces conventions référentielles – ce « pacte » documentaire -
garantissent une certaine authenticité, ainsi que l'autorisation des plans proposés comme des
images de la « vraie vie » : « Here it is » - ce protocole énonciatif sera repris dans le film de Tom
Joslin/Peter Friedman, Silverlike Life : The View From Here, que nous introduisons juste après
cela. En effet, les segments vidéo, grâce à leurs plans sans mise au point, plans bougés de caméra
à l'épaule, fournissent au moment déictique, associé à ce que Roland Barthes appelle la plénitude
référentielle de la photo, le « Tuché » (voilà), et que Bill Nichols identifie comme la magie de la
forme documentaire. 65
Or, comme le souligne encore Raymond Bellour, l'art vidéo, qui s'est développé au moment où
60 Raymond Bellour, « Autoportraits », in Communications n°48, « Video », Éditions du Seuil, 1988, p.5.
61 Wim Wenders, « La Voix survivante », in Les Annexes, p.683.
62 Quelques années plus tard, tandis que Wenders tourne Carnet de notes sur vêtements et villes, 1989, le cinéaste
reconnaît la liberté de la vidéo ainsi que son caractère agréablement sans gêne.
63 Hollis Hampton, cité par Catherine Russell, « Subjectivity Lost and Found : Bill Viola's I Do Not Know What It
Is I Am Like », in Barry Keith Grant & Jeannette, Documenting the Document, Detroit : Wayne State University
Press, 1998, p. 344
64 Gilles Deleuze, L'Image-Mouvement, coll. « Critique », Les Éditions de Minuit, Paris, 1983, p.189.
65 Bill Nichols, Ideology and the Image, Bloomington : Indiana University Press, 1981, p.87.
539

les grands systèmes d'interprétation modernes sont entrés dans une phase de recul et
d'effritement, est d'abord un art de la question :
L'art vidéo est avant tout un art de passages. Il met les arts et une fois de plus l'art même à
la question, sans trouver pour autant dans cette mise en cause la certitude d'une identité.
Tout cela fait son intérêt, sa valeur de symptôme 66 .
Et en effet, ces segments vidéo posent de réelles questions, pour ne pas dire des problèmes :
Alors qu'il semblait que le texte vidéo fonctionnait comme le documentaire du documentaire, un
document sur le film que Wenders est en train de tourner, il apparaît que ces segments vidéo
mettent en scène le documentaire en exhibant son référent absent et en retournant sa réflexivité
sur un autre film que lui-même – un retournement sujet/objet, un retournement du constatatif 67
vers le performatif – qui brouille définitivement les lignes de partage entre les régimes habituels
des images et de leur histoire.
- La question de la performance : « And Nick told me a few things about
being true to the moment, I mean, to the emotions.... » 68
Il convient en effet de parler de performance pour qualifier non seulement la part mise en scène
dans le film – les segments plus ou moins pre-écrits par Nicholas Ray, et qu'ils commencent à
tourner avec une équipe réduite filmant une équipe en plein tournage ; dispositif que Wenders
mènera jusqu'au bout dans L'État des choses/The State of Things 69 – mais aussi et surtout le
travail d'un film qui se met à travailler pour son propre compte. Un texte filmique qui se bat
contre des oppositions et des contradictions intenables, comme le détaille Bill Nichols dans son
texte « The Voice of Documentary » :
Documentary displays a tension arising from an attempt to make statements about life
66 Raymond Bellour, « Autoportraits », in Communications n°48, « Video », Éditions du Seuil, 1988, pp.5-6.
67 Nous faisons ici référence à, la distinction établie par le linguiste J.L. Austin, chef de file de l'École d'Oxford, et
initiateur des actes du langage, dans son étude des « performatifs ». Son œuvre de référence, publiée en 1962,
s'intitule How To Do Things With Words, d'où nous tirons ces quelques observations [ J.L. Austin, How To Do
Things With Words, Cambridge Massachusetts : Harvard University Press, 2 nd edition, 1975]. Austin analyse
deux aspects du langage : l'un constatatif et l'autre performatif. Il les définit en termes d'approches respectives au
factuel et à la référence ; c'est-à-dire, en termes de relations ou de non relations avec un revendication
d'authenticité et d'autorité. Le « constatatif » peut être défini par sa dépendance à une croyance en la possibilité
d'une connaissance qui serait seule en mesure de garantir la réalité (actuality). D'autre part, le « performatif »
n'est pas concerné par ces relations avec le factuel, la vérité ou le mensonge, réalisant sa propre fonction
énonciative en dehors des questions de vérifiabilité et d'authenticité. Ainsi, on peut avancer que le constatatif
repose sur la ressemblance présupposée du signe avec son référent ; ce qui est en jeu avec le constatatif, c'est la
correspondance entre l'énoncé et sa promesse d'un référent réel. En offrant la promesse d'un sens stable et
cohérent, il offre le leurre d'un sujet stable et cohérent pour garantir le sens : « [...] A promise of constancy, a
promise that meaning will last, a promise undrwritten, a promise that is in the last analysis only the promise of
language to refer, to make sense, to ensure that meaning will be lasting, cnstant, constative. » [Austin,
« Performative Utterances », in Philosophical Papers , Oxford : Clarendon Press, 1979, p.233ff].
68 Nous portons l'attention sur le fait que les citations de Wenders qui ne sont pas accompagnées de notes
bibliographiques, proviennent toutes de la voice over du film.
69 Dans l'État des choses, Wenders part au Portugal sur le tournage de Raul Ruiz, The Territory. Profitant de l'arrêt
de la production de Ruiz, il « emprunte » l'équipe technique et les acteurs pour tourner un film largement
improvisé.
540

which are quite general, while necessarily using sounds and images that bear the
inescapable trace of their particular historical origins. 70
La dernière performance
The weight of this sad time we must obey.
Speak what we feel, not what we ought to say.
The oldest hath borne most: we that are young
Shall never see so much, nor live so long.
W. Shakespeare, King Lear 71
En guise de définition de la « performance », nous proposons la définition de Bill Nichols, qui
trouve ici une résonance toute particulière :
Performance, in the conventional sense of the skilled act of representing another person’s
thoughts and actions (be that person fictitious or among the historically living), can be
contrasted with 'virtual performance', which is the style of self-presentation favored
in documentary. In this mode, social actors, people, play themselves. They act as
they normally would, and do so in a manner that conveys many of the expressive
qualities we have come to associate with a conventional performance. Though
unrehearsed and unscripted, their virtual performance has expressive resonance and
emotional power. It may correspond to how they normally conduct themselves in
everyday life, but it also corresponds to the conventions of realistic acting, particularly of
the Stanislavski sort, with wich we are accustomed. 72
Is this the promised end ? 73 Dans une des dernières scènes tournées du film - « although the last,
not the least » 74 , alors que Nicholas Ray est la plupart du temps à demeure à l'hôpital, Wenders
déplace le malade et les équipes de tournage, comme on déplace une cour royale, vers l'hôpital
factice, et choisit de faire jouer à Ray une scène de King Lear - « An actor must speak each line
as if it were the very first or the very last time », tel est un des messages laissés par Ray le
metteur en scène. C'est Ronee Blakley, la compagne d'alors de Wenders, qui interprète Cordelia,
la fille préférée du vieux roi – scène de substitution à une scène qui aurait pu opposer Lear à son
fidèle sujet, Gloucester, sous les traits de Wenders, encore qu'à l'image de Cordelia levant une
armée pour sauver son père, Wenders réunit une équipe de tournage, convaincu que « He
wanted to work... to die working. »
Wenders se souvient qu'il y avait un chat qui s'est invité dans la scène de King Lear, comme le
petit grain de Réel dans la représentation - « The cat was not directed at all ; I don't know her,
70 Bill Nichols, « The Voice Of Documentary », Film Quaterly, Vol.36, No.3, 1983, p.17ff.
71 William Shakespeare, King Lear, Acte V – Scène 3 – V 321.
72 Bill Nichols, « Getting to Know You : Knowledge, Power and the Body », in Michael Renov, Theorizing
Documentary, Routledge Editions, New York London, 1993, p.224.
73 Une des dernières tirades de King Lear, Acte V – Scène 3 – V 265.
74 Autre tirade de King Lear, Acte I – Scène 1 – V 85.
541

she stayed during the whole shooting and we just let her be there... » - comme une métaphore de
la mort, à la fois convenue et familière. Le texte filmique s'épaissit, en superposant un élément
du constatatif avec un dispositif de l'ordre du performatif.
L'élément performatif se met alors à effacer les frontières entre ce qui pourrait être le document
de non fiction sur la fin de vie de Nicholas Ray, et la répétition de ce qui semblerait définir le
film comme une fiction, ou tout au moins un récit plus ou moins fictif de sa vie et de son œuvre.
L'entremêlement des discours amène d'autres questions, regroupées autour d'une entreprise de
déconstruction, à la fois du document et du discours entourant ce document. Déconstruction que
nous allons observer dans l'optique d'une problématique du sujet.
En fait, et la forme documentaire et le discours qui l’entoure semblent être motivés par ce que
Henry Staten appelle « the desire to have the good thing and to have it always, beyond the
boundaries of mortality » 75 - le désir de représenter l’indicible, de nommer l’autre, d’organiser le
passé et la mémoire en discours, et d’habiller ce discours avec une référentialité, cherche souvent
à trouver une articulation par le biais de l’image documentaire (valeur particulière de l’image
documentaire). Cette notion de documentaire tente de légitimer son discours au moyen de la
revendication d’une relation privilégiée avec le réel. Elle imite en cela le discours
historiographique, comme le discours sensé être le dépositaire du savoir, de la connaissance, et
ainsi permet au désir de s’appuyer sur certaines bases épistémologiques et ontologiques. Ce désir
à son tour sert à positionner le spectateur comme un observateur omniscient, capable de traverser
le fossé entre signifiant et signifié, par le biais des codes variés d’authenticité et de véracité. Ces
codes servent à leur tour à garantir une position d’unité et de maîtrise - de suture, nous y
reviendrons, afin de combler et guérir la perte de plénitude et de cohérence.
La tragédie de Nick Ray réside dans le fait que, comme il le dit lui-même dans son adresse à
Vassar College, plus on s’approche de la fin, plus on s’approche d’une ré-écriture qui est en fait
un recommencement. De cette manière, Ray exprime, non seulement son désir métaphysique
d’une clôture vers une dimension stable de l’existence où la définition peut enfin coïncider avec
le défini, où il y a une certaine constance dans l’identité du sujet et le champ de sa connaissance.
Mais Nicholas Ray exprime également la peine quand il prend conscience de l’impossibilité de
ce désir, un désir aussi futile que celui imaginé dans le récit de Nick, avec les chercheurs à bord
de la jonque chinoise, en quête d’une résolution de la mort et de la mortalité – procédé dérisoire
pour nommer la mort – ce dont le cinéaste a pleinement conscience :
75 Henry Staten, Wittgenstein and Derrida , Lincoln : University of Nebraska Press, 1984, p.152.
542

The celluloid strip is perhaps the most servile medium we've ever had. It recognizes
neither time nor space, only the limits of our imaginations. 76
Le désir tragique de Ray devient notre propre désir alors même que le film que nous regardons,
codifié comme un documentaire, suscite nos attentes d’une forme de film de non fiction. Non
seulement nos attentes sont vives, mais il en va de même avec les propres attentes de Wenders
quand il revendique le titre du film – le titre que Ray avait espéré utiliser pour son histoire de
l’artiste à bord de la jonque chinoise, voyageant vers le remède qui l'assurerait de vivre. En
prenant ce titre, Wenders prend en charge la quête, traduisant les termes, si bien que c’est le
dispositif cinématographique qui agit comme la guérison si espérée du cancer, l’objet du récit de
Ray. Tout comme Ray, Wenders place sa quête de la guérison à bord de la jonque, mais pas sous
la forme d’un céleste narcotique, mais au contraire sous la forme d’un dispositif
cinématographique, signifié par le matériel de tournage situé sur le pont du bateau - une vieille
caméra Mitchell, fétiche pour un cinéphile d'une époque révolue, et qui se trouve être la même
qu'Ozu utilisa pour ses derniers films. Wenders va plus loin encore, en modifiant les termes du
film de fiction pour les termes du film de non fiction : le documentaire. En combinant les formes
et en faisant écrouler les discours, le film de Wenders s’inscrit au cœur même des désirs
épistémologiques et ontologiques qui s’appuient sur l’élan documentaire.
Le terme même de « documentaire » révèle un désir épistémologique inhérent. Sa racine latine,
docere, signale une habilité à enseigner, à fournir des pans de savoir capables de provoquer un
désir pour un endroit marqué par la connaissance et ses relations avec les questions de désir et de
plaisir. Fondé comme il l’est sur des propositions basiques d’exposition, la forme documentaire
crée une attente chez le spectateur entraîné à lire les codes cinématographiques et visuels liés à la
représentation de l’authenticité. Fermement situé dans un espace de désir cognitif, pour Bill
Nichols, le spectateur «[...] expects to be fulfilled in terms of the real conditions of existence, the
pro-filmic event or ‘real work’ apart from the mediation of the system of textual codes » 77 Même
en promettant une maîtrise par la connaissance, un film génériquement présenté comme
« documentaire » tel que LOW, se confronte à quelque chose qu’il ne peut pas embrasser, car sa
position dans les attentes spectatorielles, associées à une représentation de non fiction, l’enferme
dans un cercle sans fin. Le théoricien marxiste Fredrick Jameson parle de cet état comme d'une
crise de la représentation :
A so-called crisis of representation, in which an essentially realistic epsitemology ….
conceives of representation as the reproduction, for subjectivity, of an objectivity that
76 Nicholas Ray, I Was Interrupted – On Making Films, Berkeley Los Angeles & London : University of California
Press, 1993, p.82.
77 Bill Nichols, Ideology and the Image, Bloomington, Indiana : Indiana University Press, 1981, p.206.
543

lies outside it. 78
Il poursuit en affirmant que cette crise de la représentation projette une théorie miroir de la
connaissance « whose fundamental evaluative categories are those of adequacy, accuracy and
truth itself » 79 Et en effet, d’une certaine manière, les conventions associées à la forme
documentaire ressemblent à la théorie en miroir de la connaissance, car elles semblent aussi
invoquer un point de vue transcendantal - en dehors des traditionnelles représentations, où la
relation entre la représentation et l’objet est convenue, attendue, sans surprise. La crise dont
Fredrick Jameson parle, se cristallise sur les problèmes de légitimité des formes mixtes et
instables qui à la fois remettent en question l'objet et le sujet. Ce qu'il y a de nouveau avec la
formulation de Jameson, c'est que cette crise puisse toucher le film documentaire - ou de non
fiction - en tant qu’il doit, lui aussi, négocier ses attentes spectatorielles dans ses propres limites
épistémologiques et ontologiques. À l'image de Nicholas Ray cherchant à brouiller les pistes
dans sa façon d'apparaître à la caméra, à la fois sujet tournant un film et objet dirigé par un autre,
étant à la fois lui-même et un autre - « The film », annonce Ray, « is about a man who wants to
bring himself all together, before he dies. » - en jouant sa vie sans réellement la jouer, lui le grand
directeur d'acteurs - « He was an extraordinary improvisor, and any given moment of when the
camera was running, Nick would know what to do and what to say, and he'd come up with
incredible spontaneous dialogues. » - LOW cherche alors à se frayer une voie de sortie hors de ce
carcan dialectique qu'est la représentation documentaire, notamment en vue d'une suture
filmique.
- Vers une suture documentaire ?
Dans ce jeu vertigineux des allers-retours entre les régimes d'images et les subjectivités à
l'origine de ces images, il convient de s'interroger plus précisément sur la posture du spectateur,
autre sujet, percevant celui-ci.
Au sein du discours cinématographique, les réflexions sur la suture se basent sur les questions de
sa fonction dans le cinéma narratif – globalement de fiction. Ce qui est central à ce concept de
suture, qu’on l’applique au discours narratif ou de dispositif de non fiction, c’est la présence d’un
personnage sur lequel vient s’appuyer l’identification du spectateur – et compte tenu du statut
initial du film à quatre mains, l'identification s'avère problématique ; nous reportons le lecteur à
la remarque de Susan Ray, que nous avons placée en exergue, page 21. La définition de la suture
par Kaja Silverman, comme activité cinématographique, reflète assez bien un apparent consensus
78 Fredric Jameson, « Forward », in François Lyotard, The Post-Modern Condition : A Report On Knowledge
(Minneapolis, University of Minnesota Press, 1984), p.viii. L'édition française ne propose pas la même Introduction.
79 Fredrick Jameson, ibidem.
544

théorique :
The viewer’s exclusion from the site of cinematic production is covered over by the
inscription into the diegesis of a character from whom the film’s sounds and images seem
to flow, a character equipped with authoritative vision, hearing and speech. Insofar as the
spectator identifies with this most fantasmatic of representations, he or she enjoys an
unquestioned wholeness and assurance. 80
Ce modèle de suture s’appuie principalement sur le modèle proposé par Jean-Pierre Oudart :
On peut dire que la suture représente la clôture de l'énoncé cinématographique conforme
au rapport qu'entretien avec lui son sujet (sujet filmique, sujet cinématographique plutôt),
reconnu et mis en place en son lieu, le spectateur. 81
Un « scénario » qui se tourne principalement sur le mode de séquences champ/contre-champ,
servant à suturer l’inconfortable absence à laquelle le spectateur doit faire face. Or nous avons vu
que cette dialectique champ/contre-champ n'était pas très usitée dans ce film ; d'ailleurs, lors de
la dernière séquence tournée par Ray/Wenders dans l'hôpital factice, durant laquelle Ray
accomplit sa sortie de scène, pour ainsi dire - « 'I cut' was the last thing we shot with Nick on
film. Fade to black. » - il n'y a pas le contre-champ sur Wenders, qu'un plan du visage las de Ray,
qui insiste, et sur lequel bute toute tentative de percer le mystère, et où s'immisce la peur du
sujet-filmant : « As is its ways, death only made us all desperate ; it distorted perception and
instinct, and the film soon ran like a terrorized child alone in the dark night... » 82 . Un contre-
champ pourtant désiré par le spectateur, témoin de ce moment - moment où nous ne sommes plus
face à une performance documentaire, mais bel et bien face à une performance qui se fait tout
simplement document – il s'agit en effet des dernières images tournées par Ray.
La performance de Ray à Vassar College se trouve ainsi dépassée par sa performance dans cette
chambre d’hôpital factice, une performance pour laquelle il s’offre comme signe, comme
représentation, devient le mélange de représentations que Jacques Derrida définit comme :
[..] Representation that mingles with what it represents to the point where one speaks as
one writes, one thinks as if the represented were nothing more than the shadow or
reflection of the representor. A dangerous promiscuity and a nefarious complicity
between the reflection and the reflected which lets itself be seduced narcissistically. In
this play of representation, the point of origin becomes ungraspable . 83
Pour revenir à l'élaboration du film et à la suture en question, au dispositif champ/contre-champ,
le dispositif du film, choix subjectif(s) et contingences mêlés, préfère le travelling – on se
80 Kaja Silverman, The Acoustic Mirror : The Female Voice In Psychoanalysis and Cinema, Bloomington : Indiana
University Press, 1988, p.13.
81 Jean-Pierre Oudart, « La Suture », in Les Cahiers du Cinéma n°211, avril 1969, p.36.
82 Susan Ray, « The Autobiography of Nicholas Ray », in Nicholas Ray, I Was Interrupted – On Making Films,
Berkeley Los Angeles & London : University of California Press, 1993, p.xxxvi.
83 Jacques Derrida, « Linguistics and Grammatology », in Of Grammatology, Baltimore Mariland : The Johns
Hopkins University Press, 1976, p.36.
545

souvient la célèbre remarque de Godard, reprise par Jacques Rivette, « Le travelling est une
affaire de morale » 84 - afin d'inclure les deux sujets-cinéastes, même éloignés, dans un même
espace-temps ; et ce, tant que le film reste une affaire de tournage, de choix esthétiques, en
d'autres termes, une performance filmée ; car dès que les événements imposent leur volonté, les
plans deviennent plus fixes, les prises plus longues, comme dans un souci de préservation du
temps – du temps qui reste à vivre. Du film comme manifestation de la mort au travail.
Basée sur une perception lacanienne du sujet, que nous avons déjà exposée, et relativisée – le
sujet étant comme pris dans le jeu du sens et de la signification, cette configuration désigne la
suture comme une logique du signifiant 85 , soulevant la question du spectateur comme sujet pris
en otage par le dispositif cinématographique – et en particulier ce dispositif-là. Cet « état de
siège » définit la nature tragique du langage cinématographique, comme un langage qui joue sur
la perpétuelle absence, ou perte, à laquelle le spectateur doit nécessairement se confronter. Ici,
le spectateur n'est pas seulement divisé traditionnellement par le langage, mais il est également
divisé par le dispositif double, et finalement vertigineux du film. Et si l'identification à Wenders
semble a priori plus « viable », le spectateur fait néanmoins une expérience douloureuse – la
plus douloureuse des deux expériences, peut-être - tant la posture wendersienne semble (elle
aussi) menacée – ce que Susan Ray, témoin impuissante de cette expérience, confirme : « Wim
Wenders was completely lost, both behind and before the camera... » 86 Il est un fait que Wenders
se retrouve plus volontiers dans la posture du spectateur, posture d'un sujet qui mêle l'admiration,
la déférence à l'égard d'un maître à un complexe qu'on peut qualifier d'œdipien. On prendra deux
exemples : D'une part, la séquence favorite de Wenders est celle où Nicholas Ray, qui vient de
diffuser les images de We Can't Go Home, se tient dans le noir de la salle de projection, éclairé
par l'écran, plongé dans l'image de son Moi d'avant (voir les photographies jointes). Cette image
qui contient deux signifiants pour un seul référent, ne peut que fasciner l'observateur Wenders
qui n'a de cesse que de combler l'absence du référent, annoncée puis effective à la fin du film. Et
d'autre part, Wenders exprime sa maladresse quand il s'agit de « faire » l'acteur, de s'offrir lui-
même au regard de l'autre, et surtout d'être soi-même devant une caméra, en représentation :
It is the last scene that Nick directed of me in the bed [...] He felt a sort of pretending and
that I was sort of projecting an image of myself and he felt that I shouldn't do that, that I
should be in the scene, very direct and honest [...] I had never had any experience of
84 Cette remarque est légendaire, et il est aujourd'hui bien difficile d'en attribuer la paternité indiscutable, ou d'en
situer le moment précis. Il semble que Godard l'ait évoquée au sujet du film de Resnais, Hiroshima, mon amour,
(1959) puis que Jacques Rivette l'ait prononcée au sujet du film italien de Gillo Pontecorvo, Kapo (1959).
85 IL s'agit ici de la théorie initiale de la suture, telle que le psychanalyste Jacques-Alain Miller la définit (Miller va
ensuite influencer Jean-Pierre Oudart qui va l'appliquer au cinéma) : « [....] La suture nomme le rapport du sujet
à la chaîne de son discours ; on verra qu'il y figure comme l'élément qui manque, sous l'espèce d'un tenant-lieu.
Car y manquant, il n'en est pas purement et simplement absent. » Jacques-Alain Miller, « La Suture : Éléments
de la logique du signifiant », in Cahiers pour l'analyse , n°1, 1966, p.39.
86 Susan Ray, « The Autobiography of Nicholas Ray », in Nicholas Ray, I Was Interrupted – On Making Films,
Berkeley Los Angeles & London : University of California Press, 1993, p.xxxvii.
546

eing an actor – I mean a directed actor.
Il lui faudra reprendre le film et imposer sa marque par le « Je » d'une énonciation ultérieure,
pour qu'il puisse à son tour « bring himself all together », non pas avant de mourir, comme ce fut
le destin réel et fantasmé de Nicholas Ray, mais bien de clore un film tentaculaire et vampirisant.
Dans la forme documentaire, cette sensation de perte naît lorsque la conscience du référent
absent se fait sentir. Ainsi, la suture agit comme un recouvrement de l’absence qui est au cœur de
l’expérience cinématographique, en incluant le spectateur dans l’imaginaire du dispositif
cinématographique, afin qu'il puisse à nouveau maîtriser ce qu'il perçoit comme le chaos du film
– ce qui est particulièrement le cas avec LOW ; nous venons d'en donner plusieurs exemples.
Dans le cinéma narratif, par contre, la crise d’identification peut être masquée par le jeu des
processus d'identifications déployées dans l'espace du film - comme un mouvement
d'identification primaire et d'identification secondaire - à un personnage du film, ou au point de
vue exprimé. Ce double mouvement permet au sujet d’être transporté au royaume de la fiction en
tant que sujet d’adresse reconnaissable, ou en tant que sujet transcendantal, capable de conquérir
le temps et l’espace dans le mouvement de la caméra « Je ». Le spectateur change de position,
entre le « Je » (I/eye) de la caméra et le « Je » (I/eye) du personnage, créant ainsi sa propre
identité de « Je » énoncé et énonçant – le « it’s me » du sujet. Or, comme ce texte est double, le
spectateur se trouve ballotté d'une énonciation à l'autre, d'un signifiant à l'autre, d'un régime
d'images à l'autre, sans être en mesure ni de faire les liens entre les images – « Les images ne
s'articulent pas d'abord entre elles, mais le champ filmique avec le champ absent, le champ
imaginaire du film », ajoute encore Oudart 87 - ni de trouver une véritable place d'où il pourrait
faire l'expérience du film sans tanguer ni se perdre dans les méandres de ce dispositif filmique.
- la voix survivante
Si, comme l’avance Michael Renov, « The purview of non fiction is the representation and
interrogation of the phenomenal world, itself a limitless text » 88 , alors la promesse d’une
représentation et d’une interrogation authentiques devient aussi problématique que le texte est
illimité – incidemment, comment faire le constat d'une vie comme celle de Nicholas Ray ? La
tâche est insurmontable ; et lorsque Susan Ray propose en Ouverture de l'ouvrage qu'elle
consacre à son mari défunt, I Was Interrupted..., ce qu'elle appelle « The Autobiography of
Nicholas Ray », le texte ne nous apprend rien sur lui, mais plus sur elle que nous ne pouvons
87 Jean-Pierre Oudart, « La Suture », in Les Cahiers du Cinéma n°211, avril 1969, pp.37-38.
88 Michael Renov, « History and/as Autobiography : the Essayistic in Film and Video », Frame/work, Vol.2, No.3,
1989, pp.10-11.
547

l'imaginer. Car la promesse de LOW est en définitive une promesse vide, sans objet. Alors que
quelques films documentaires peuvent continuer à se dissimuler sous l’apparence d’un
constatatif plein, des films comme LOW permettent au contraire à l’autre élément, la dimension
performative, de perturber l’apparente maîtrise de la forme documentaire comme dispositif à
produire du sens. A ce point limite, la forme explose, et les notions de subjectivité, d'autorité
etc.... disparaissent derrière le film comme manifestation auto-référentielle – ce que Jacques
Rivette décrit d'une manière détachée et pour certains, probablement discutable, comme suit :
Dans les films, ce qui est important, c'est le moment où il n'y a plus d'auteur de film, plus
de comédiens, même plus d'histoire, plus de sujet, plus rien que le film lui-même qui
parle, et qui dit quelque chose qu'on ne peut pas traduire. Le moment où il devient le
discours d'un autre ou d'autre chose qui ne peut pas être dit, parce que justement, c'est
au-delà de l'expression. Chez Bergman par exemple, ce qui parle, ce n'est pas Bergman,
c'est le film, et c'est ça qui est révolutionnaire. 89
Ces moments performatifs qui déconstruisent le documentaire, surgissent lorsque les aspects
fictivisants et les aspects de non fiction entrent en collision. Dans ces cas-là, la structure du
document glisse entre et autour des catégories soigneusement délimitées du constatatif et du
performatif, permettant de fait au texte de signaler ses propres limites génériques et de les
excéder. En énonçant leur propre marginalité, ces films sont capables d’attirer l’attention sur les
limites de la forme documentaire comme une forme qui promet une relation privilégiée au réel et
à ce qui est authentique. Un film tel que LOW réalise ses propres statuts, sur les bords de
« l’institution » cinématographique, se plaçant et plaçant ses propres limites dans une position
d’effacement. Tout en documentant la mort de Nicholas Ray, le film documente aussi sa propre
mort, sa propre incapacité à demeurer un pur document – ce que Gayatri Spivak, traducteur de
Derrida, exprime ainsi : « All texts carry within themwelves the seeds of their own
destruction. » 90 Dans LOW, les graines de la destruction sont contenues dans les tensions nées du
désir partagé par Wenders et Ray de faire en sorte que la fin justifie les moyens, afin d’offrir la
promesse d’un documentaire, et ce, même lorsqu’ils mettent en scène leurs propres tentatives de
maîtrise de la mort et du cinéma.
Le rôle du récit enchâssé dans le film que Wenders est en train de tourner, également appelé
Lightning Over Water, est sensé fonctionner de façon performative grâce aux plans répétés de la
jonque chinoise contournant le port, avec à son bord, non pas les deux voyageurs en quête de
médicaments miracles, mais l’équipe de tournage de Wenders en quête d’une autre cure, d’une
autre remède : le remède contre l’objet cinématographique absent – une sorte d'odyssée en quête
du référent perdu. Ils sont assis dans la cale de la jonque, parlant de la mort de Ray et les
89 « Entretien avec Jacques Rivette », in Les Cahiers du Cinéma, n°204, novembre 1968, p. 20.
90 Gayatri Chakravorty Spivak, « Translator's Preface », in Jacques Derrida, Of Grammatology, Baltimore
Mariland: The Johns Hopkins University Press, 1974, p.iii.
548

conséquences sur l’inachèvement du film. Tandis que sur le pont, face à l'urne funéraire
contenant très probablement les cendres de Ray, le matériel de tournage - une vieille caméra
Mitchell, fétiche d'un temps révolu du cinéma, semble tourner toute seule, la pellicule flottant au
vent puis venant s'enrouler autour de la jarre chinoise. Tout comme le fauteuil mythique du
réalisateur hollywoodien abandonné au centre du loft accueille Wenders lorsqu'il revient après le
décès de Ray, l'urne funéraire – dont la surface brillante et les yeux facétieux renvoient une
dernière fois l'observateur à ses propres interrogations – est ce « tenant-lieu », cette absence
donnée à voir pour l'être dorénavant absent.
C’est ainsi que la mort devient le dernier mot d’ordre, la dernière indication de mise en scène
pour Wenders et Ray également. L'ultime suture, pour revenir à la démonstration de Jean-Pierre
Oudart, qui trouve ici une image particulièrement frappante :
On remarque donc que la suture (l'abolition de l'Absent et sa résurrection en quelqu'un), a
un double effet : essentiellement rétroactif sur le plan du signifié, puisqu'elle préside à un
échange sémantique entre un champ présent et un champ imaginaire qui représente celui
auquel le premier a succédé [...] D'autre part, d'anticipation sur le plan du signifiant : car
de même que le segment filmique présent s'est trouvé constitué en unité signifiante par
l'Absent, ce quelque chose ou quelqu'un qui prend sa place, anticipe sur le caractère
nécessairement « discret » de l'unité dont il annonce la disparition. 91
Pour Wenders, le film apporte la maîtrise de la mort de l’autre, qui est son père. Il craint la mort
de Ray et en même temps, il est attiré par la mort de Ray et appréhende que cette mort ne le
séduise. Ainsi qu’il le décrit dans son commentaire ultérieur, il craint de trahir les souffrances et
la mort de Ray, notamment en n'étant pas à la hauteur, à sa hauteur, comme acteur et comme
cinéaste. En effet, Ray apparaît d'emblée comme une figure paternelle pour Wenders, et pourtant
un père déjà constitué comme un père absent, inscrit dans l’histoire du cinéma comme dans la
représentation par le biais de la vidéo et du texte filmique que Wenders est en train de tourner.
Susan, la femme de Ray, confronte Wenders avec ce même testament paternel, lorsque ce dernier
demande pourquoi Ray lui a demandé de venir à New York. Susan lui répond que Nick a
souhaité réunir sa famille autour de lui - une position filiale que Wenders nie et rejette dans sa
déclaration constatative, alors même qu’il représente Ray comme une figure paternelle, une
figure de cinéma, un autre lui-même, dans un geste performatif. En tant que spectateur, Wenders
regarde la performance de l’autre et de la mort de l’autre, voyant la performance que Ray fait de
lui-même comme s'il était étranger à lui-même, un autre déjà constitué par l’absence, une
présence située et effacée dans et par la représentation.
Le film offre à Wenders une chance de chercher la maîtrise de la mort en offrant au spectateur –
91 Jean-Pierre Oudart, « La Suture », in Les Cahiers du Cinéma n°211, avril 1969, pp.37-38.
549

et à lui-même spectateur, lorsqu'il regarde cet « autre » film - la maîtrise de sa position de sujet.
Il se voit en Nick, « the reflection, the image, the double that splits what it doubles ». La
séparation, qui devient un doublement, efface la distinction entre sujet et objet, entre Nick Ray et
Wim Wenders. Alors que la représentation se fond dans ce qu’elle représente, « the description
of the object is as contaminated by the pattern of the subject’s desire as is the subject constituted
by that never-fulfilled desire » 92 ,Wenders confie à Ray : « My action is defined by yours, by your
facing death ». Cette reconnaissance énoncée dans le film, fait suite à la discussion sans fin des
deux cinéastes sur la véritable paternité du film. A ce moment précis, le film réalise son propre
désir d’être au centre, ainsi que le symbolise la figure du père, un désir qui se retourne sur lui-
même tandis qu’il fait l'objet d'une performance : Le désir de qui ? La performance de qui ? Le
film de qui ?
Dans LOW, nous avons le sujet qui, comme l'écrit Lacan, « se constitue lui-même en
déplacement et en condensation, dans un jeu qui à l’infini distance l’autre, l’objet de son désir,
de lui-même » 93 , selon G. C. Spivak. C'est par le film, grâce au film, que Wenders et Ray
conjurent la mort, nous venons d'en faire la démonstration, et Nicholas Ray achève son Journal
par ces mots:
And when the time comes
Once more, and when the time comes,
And once again, when men will say this is the way and that is not,
I hope I will be forgotten and then revided
In the exaltation of the youthful knowledge of immortality,
By a flicker of film and a flash of hope,
And only once again
I'd find the question in my heart forever living and dying. 94
Alors même qu’il se constitue comme signe, Ray cherche encore une émancipation par la mort,
une relation avec la mort qui va, en dernier ressort, constituer sa propre subjectivité. Sa mort
garantit la réalisation du film, garantit la satisfaction liée à une clôture du texte qui attestera de la
plénitude de sa vie. Au dicton « Vivre pour apprendre à mourir », Jacques Derrida répond dans
son texte L'Écriture et la différence :
Garder la vie, s’y maintenir, travailler, différer le plaisir, limiter la mise en jeu tenir la
mort en respect au moment même où on la regarde en face, telle est la condition servile
de la maîtrise et de toute l’histoire qu’elle rend possible 95
92 Gayatri Chakravorty Spivak, « Translator’s Preface », in Jacques Derrida, Of Grammatology, Baltimore MD :
Johns Hopkins University Press, 1978.
93 Jacques Lacan, Écrits, Éditions du Seuil, Paris, 1966, p. 229.
94 Texte qui clôt l'ouvrage de notes et de réflexions sur son métier, que Susan Ray édite après sa mort, et néanmoins
signé par Ray lui-même : I Was Interrupted – On Making Films, Berkeley Los Angeles & London : University of
California Press, 1993, p. 214.
95 Jacques Derrida, « From Restricted to General Economy : A Hegelianism Without Reserve », in Writing and
550

Écoutons une dernière voix survivante : celle de Susan Ray, dont le point de vue, très subjectif
sur les événements, nuance et relativise néanmoins ce qui vient d'être démontré, tout en
introduisant la problématique du film suivant, Silverlake Life : The View From Here, que nous
proposons en (bref) contrepoint à cette partie consacrée aux expériences du sujet-cinéaste avec la
mort :
I felt the rite of the most sacred time in a life had been raped while Nick's and my need
for each other was dismissed and inconsequential. 96
Et comme toujours chez Wenders, le voyage ramène toujours au point de départ, il semble quasi
naturel qu'il achève ce film, longtemps après la fin du tournage et le décès de Ray, par quelques
bribes tirés du journal intime de Nicholas Ray où ce dernier reconnaît en lui le visage de sa mère
– Vertige que ces complots infinis ourdis par la mort pour se débarrasser du sujet :
I looked into my face and what did I see ? No granite rock of identity, faded blue, drawn
skin, wrinkled lips and sadness. And the wildest urge to recognize and accept the face of
my mother.
Est-ce cela, coming back home again ?
3) Documenter la mort en direct : le contre- exemple de Silverlake Life :
The View From Here
Avec l'anxiété du sursitaire, grandit la
fureur documentaire.
Régis Debray, Vie et mort de l'image 97
« La mort est un des rares événements qui justifie le terme de spécificité cinématographique »,
écrit André Bazin dans Qu'est-ce que le cinéma ? 98 Mais cette spécificité s'exerce, dans les faits,
très rarement pour de vrai. On ne parlera pas du cinéma de fiction, où l'acteur qui meurt ne meurt
jamais vraiment - et ce, même si la devise de Nicholas Ray pour l'acteur est « An actor must
speak each line asif it were the very first or the very last time. » 99 Dans l'espace documentaire,
nous venons de voir quelques expériences à la limite, presque toutes « rattrapées » justement par
le cinéma qui leur offre une échappée « belle », si l'on peut dire - le salut par le défilement, le
Difference, Chicago : University Of Chicago Press, 1978, p.255.
96 Susan Ray, « The Autobiography of Nicholas Ray », in Nicholas Ray, I Was Interrupted – On Making Films,
Berkeley Los Angeles & London : University of California Press, 1993, p.xxxvii.
97 Régis Debray, Vie et mort de l'image – une histoire du regard en Occident, coll. « Folio/Essais », Éditions
Gallimard, 1992, p.35.
98 André Bazin, « Mort tous les après-midis », in Qu'est-ce que le cinéma ? Vol. 1 « Ontologie et Langage »,
coll. « 7°Art », Les Éditions du Cerf, Paris, 1958, p.67.
99 Conversation entre Wenders et Ray, reproduite dans le texte de Wenders que nous avons appelé « La Voix
survivante », que le lecteur trouvera dans les Annexes.
551

contraire de « la photographie qui embaume le temps » 100 . Les films 101 peuvent documenter la
mort – encore faut-il s'entendre sur la véritable signification du mot : s'agit-il de ce temps qui
précède le dernier souffle, l'agonie, ou simplement ce passage infime d'un état à un autre ? Mais
ce moment précis n'est presque jamais visible – perceptible.
Les spectateurs habitués de la série documentaire Point Of View (sur la chaîne PBS), ont été
témoins d'une scène particulièrement poignante en juin 1993. Tandis qu’un homme fragile,
accablé de chagrin, Mark Massi, placé derrière une caméra chantait « You are my sunshine, my
only sunshine », on découvrait Tom Joslin, son compagnon de vingt-deux ans de vie commune,
qui était sur le point de mourir des suites de complications dues au Sida. Entourés de leurs amis,
Mark enregistra le dernier souffle de Tom. La caméra trembla quand Mark Massi essaya de
fermer les yeux de son partenaire (il n'y arrive pas) tout en restant dans le cadre de la caméra.
Pleurant à chaudes larmes derrière la caméra, Mark Massi s’adressait aux (éventuels) spectateurs
de son film, annonçant que Joslin venait juste de mourir, et qu’il l’aimait très fort:
This is the first of July, and Tommy's just died. At home he died. And I sang to him « You
are my sunshine,my only sunshine. You make me happy when skies are gray. You'll never
know, dear, how much I love you. Please don't take my sunshine away ». Isn't he
beautiful? He's so beautiful. This is for you, Tommy, all of us, all of your friends will
finish the tape for you, OK ? We promise. We promise. Bye, bye, Tom.
Certains spectateurs furent très émus, d’autres un peu choqués, d’autres encore perplexes se
demandant pourquoi ils avaient été invités à assister à un moment si intime – moment que
Catherine Russell, dans son ouvrage Narrative Mortality : Death, Closure and New Wave
Cinemas, décrit ainsi :
I know the delirium of mourning. When the dead one with all its gigantic body invades
the heart of the one left alive, a savage explosion drives the living to obliterate all limits,
in a dangerous intoxication. 102
C’était Silverlake Life : The View from Here, un exemple particulier du documentaire
autobiographique américain. Et un des seuls à avoir laissé la caméra tourner l'instant fatidique.
Comme nous avons eu l'occasion de le suggérer, ce film appartient à un corpus de films qui
sortirent au début des années quatre-vingt dix. Certains cinéastes activistes parlent de fronts
100 André Bazin, « Mort tous les après-midis », in Qu'est-ce que le cinéma ? Vol. 1 « Ontologie et Langage »,
coll. « 7°Art », Les Éditions du Cerf, Paris, 1958, p.68.
101 Nous parlons ici de films, de cinéma, et non pas de télévision, de reportage ou d'actualités où, ces dernières
années, les (véritables) cadavres, objectivisés, jonchent nos écrans. Comme pour répondre à l'impudeur de ceux
qui diffusent ces images présupposant « notre » curiosité morbide, lors de l'attentat du 11 septembre 2001, le
cinéaste mexicain Alejandro Gonzales Inarritu choisit l'abstraction d'une pellicule noire qui défile, figurant la
chute des corps du World Trade Center, tandis qu'une voix égrène les noms des disparus.
102 Catherine RUSSELL : Narrative Mortality : Death, Closure and New Wave Cinemas (Minneapolis : University
of Minnesota Press, 1995, 271 p)
552

d'activité, de fractures 103 profondes. Parlant des films comme Silverlake Life : The View From
Here, Michael Renov prend toute la mesure du risque que prennent ces cinéastes :
With this work, every choice is a dangerous one as regards audience response. Deep and
painful identifications can arise ; a gamut of emotions can be elicited, including anger
directed at the filmmaker for her presumed insensitivity, exploitativeness, or narcissism.
One person's cathartic experience can be another's exhibitionist display. 104
Dans une interview accordée au New York Times quelques mois à peine après la sortie du film au
Festival de Sundance, Peter Friedman, l'ami du couple et cinéaste - celui qui a repris la caméra et
continué de tourner la mort en direct - revendique néanmoins le geste politique de Silverlake
Life. . 105 :
People who watch Silverlake Life... say they feel they're seeing something they shouldn't
see. But that's the point of it... There is a desire to keep gay people out of sight. There is a
desire to keep unpleasant things like death and illness out of sight.... Homosexuality,
AIDS (and) death....are all things the public tries to keep out of sight. Just the fact of
presenting (them) openly and intimately is a political act.
Assiste-t-on réellement à cette « obscénité ontologique » condamnée par André Bazin 106 ? Avant
d'être nous-mêmes en mesure de porter un jugement, revenons un peu sur ce film principalement
financé par Channel 4 et le New York State Council Of Arts, et qui fit sensation.
- L'Écume des jours ....
Le film est un journal tourné en vidéo qui rythme la lente agonie de Tom Joslin, cinéaste et
enseignant à L'université de Californie du Sud. Peu de temps après que lui-même et son
compagnon aient été diagnostiqués atteints d’une forme mortelle du Sida, le cinéaste Tom Joslin
entama la réalisation d'un journal filmé en vidéo chargé de relater leurs expériences, y compris
l’inévitable déclin physique dû à la maladie. Dans un premier temps, Tom le cinéaste avait pensé
filmer Mark, mais quand la santé de Tom se met à décliner plus vite que son compagnon, la
caméra change de sujet et se tourne vers Tom. Après la mort de Joslin, c'est à Peter Friedman,
ancien étudiant de cinéma, que fut confiée la tâche de terminer le travail de Tom. À partir des
centaines d’heures de film tournées, Friedman monta un film documentaire de 100 minutes,
précis, tendre et néanmoins lourd de sous-entendus. Ainsi, Silverlake Life... détaille-t-il les
difficultés quotidiennes de la vie avec une maladie mortelle telle que le Sida, une maladie qui
consume de l’intérieur. Nous sommes invités à pénétrer dans le secret de la vie de ces deux
103On peut se reporter à l'article de Bill Horrigan, 'Notes on AIDS and Its Combatants : An Appreciation', in
Michael Renov (edited by), Theorizing Documentary, New York London : Routledge Editions, 1993, pp. 164-
173. Bill Horrigan propose un état des lieux.
104 Michael Renov, The Subject of Documentary, Minneapolis : University of Minnesota Press, 2004, p.128.
105 Silverlake est une banlieue de Los Angeles qui compte une population très majoritairement homosexuelle.
106 André Bazin, « Mort tous les après-midis », in Qu'est-ce que le cinéma ? Vol. 1 « Ontologie et Langage »,
coll. « 7°Art », Les Éditions du Cerf, Paris, 1958, p.69.
553

hommes, témoins de tout ce qui fait leur vie, des obligations mondaines aux réunions familiales,
en passant par les rendez-vous à l'hôpital, les scanners, les massages, les injections, la douleur et
le découragement, la colère comme la tendresse, la pudeur et l'impudeur, pour reprendre le titre
du film d'Hervé Guibert documentant sa propre mort 107 . La caméra pénètre par exemple dans la
chambre à coucher, et filme le coucher des deux hommes, leurs gestes de tendresse. Juste avant
que les lumières ne s'éteignent, Mark couvre le visage de Tom de baisers, gardant ses lèvres pour
un long baiser final. Tom se tourne alors vers la caméra et (lui) dit, droit dans les yeux : « I bet
you don't get goodnight kisses like that ?..... » La caméra devient ainsi le témoin privilégié de
leurs derniers moments ensemble, assumant alternativement le rôle de compagnon et de
confident pour l'un comme pour l'autre.
Il semble évident que la démarcation du temps joue un rôle crucial dans le film. Des quelques
séquences du début du film qui tentent de marquer le cycle des saisons – les couleurs automnales
du lac par exemple, les changements imperceptibles de la nature autour d'eux, rapidement
pourtant le temps semble s'accélérer – comme l'espace rétrécit dans le loft de Nicholas Ray et la
distance entre les deux hommes cinéastes finit par s'annihiler, comme les murs rétrécissent dans
le roman de Boris Vian, l'Écume des jours, d'où nous tirons notre intertitre. Chaque entrée du
journal finit par se compter en jours, en heures, et les changements imperceptibles ne se
perçoivent plus dans « l'Indifférente nature », mais se lisent sur la peau de l'agonisant, ou dans
l'écoute inquiète de ses râles rauques désormais irréguliers. Le temps se met en scène par le jeu
de deux caméras, dans une tentative désespérée des deux sujets filmés pour contrôler leur
destinée, qui s'apparente à certains aspects à la mise en abyme cinématographique du film de
Wenders/Ray. L'une filme tandis que l'autre est le plus souvent intégrée à la scène profilmique,
ou parfois reflétée dans un miroir.
- Mark : What are you doing ? Tom : I'm being political.
Ce petit dialogue du film se tient au bord d'une piscine, dans un de ces centres de vacances du
sud de la Californie. Choqué de constater que les deux hommes exhibent les marques de leur
maladie, le directeur vient leur demander de bien vouloir remettre leur chemise, sous prétexte
que les clients sont importunés. Tom vient alors ostensiblement s'asseoir en tenue de bains au
bord de la piscine, offrant son corps au soleil et ses lésions cutanées au regard de tous. Dans une
culture où l’homosexualité et le plaisir étaient encore régulés de façon stricte, et où le sida était
encore surcodé par des métaphores et des allusions morales, confrontant un public complaisant à
107 Hervé Guibert, La Pudeur et l'impudeur, 1994. François Niney revient sur l'approche d'Hervé Guibert dans
l'article déjà cité, « Ma Vie ne tient qu'à un film », in Images Documentaires n°25, 2 nd trimestre 1996, « Le
Singulier », pp.59-62
554

la réalité physique, visible du Sida et de son entreprise de destruction - on se souvient de Tom
Hanks dans Philadelphia qui reconnaît assez naïvement qu'il a le Sida devant ses collègues
médusés, ce qui lui vaut un renvoi instantané - Tom Joslin et Mark Massi étaient conscients
d'effectuer un geste politique fort. Leur longue vie commune est suggérée par des extraits de film
en 16mm de Joslin datant des années 70, notamment l’extrait d’un documentaire de PBS Black
Star : Autobiography Of A Close Friend, qui chronique le coming out de Tom dans sa famille,
leur première rencontre et leurs perceptions des relations entre hommes. L'intérêt de ce film tient
beaucoup au fait que les cinéastes aient évité les écueils d'un sentimentalisme qui sature tant
d'autres films, à commencer par les films de fiction, mais aussi le ton militant revanchard qui
aurait facilement pu produire des effets pervers de rejet – ce qui fut le cas par exemple à la
réception de Tongues Untied de Marlon Riggs, qui, sur une thématique comparable, ne
manifeste aucune compassion ni aucune adresse à l'extérieur de l'espace clos du film.
« La mort, dit Bachelard, est d'abord une image, et elle reste une image » 108 Finalement, des
films aussi forts que Silverlake Life... non seulement donnent à penser en laissant entendre des
messages politiques forts, mais donnent aussi à voir de nouvelles images qui se sont débarrassées
de l'imagerie convenue, mélange de christianisme, de superstition et d'idéologie. Images
insistantes (voir les photos jointes) d'un homme qui les a tournées avec un œil déjà mort ; images
qui reviennent à intervalles réguliers, couplées avec d'autres plus métaphoriques 109 comme
l'écran de télévision allumé sans images (neige) : cendres reposant dans une urne funéraire
laissée ouverte aux regards, ombres de corps décharnés, lésions cutanées, corps qui
s'abandonnent sans retenue, la caméra sans fard de la vidéo – on se souvient de Wenders
remarquant que « It was strange how much they very often came so much close to the truth than
our beautifully lit, carefully framed 35 mm shots.. » - révèle ce qui autrefois nous était caché
mais qui nous terrifiait tout autant. L'intérêt ici n'est pas tant de braver le tabou de la
représentation de la mort, que de faire acte de visibilité, et d'amour.
Écartant de fait l'opportunité de réaliser un strict autoportrait - une « autobiothanato-graphie » 110 ,
comme Hervé Guibert en construit une - tout en faisant un détour par la destinée d'une vieille
tante malade, « altérité oblige » (cf. François Niney, opus cité), Tom Joslin se ménage la liberté
de partager l'espace avec toute une communauté d'amis et de membres de la famille, dans une
démarche qui ne se veut pas simplement documentaire et nécessairement mortifère – une sorte
108 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, Éditions José Corti, Paris, 1948, p.312.
109 Seule image transcendante, qui se trouve être la même que dans le film de Wenders/Ray : l'avion qui quitte la
terre, et la ville dans la brume, telle une vaste nécropole, qu'on découvre des ailes de l'avion.
110 C'est un terme de Louis Marin, qui apparaît dans son ouvrage intitulé La Voix excommuniée, Éditions Galilée,
Paris, 1981, p.37.
555

de « protocole compassionnel » pour reprendre un autre titre d'un roman d'Hervé Guibert. Il
s'agit aussi d'effectuer un travail d'anamnèse (au sens propre comme au sens figuré) pour ceux
qui restent. Quelques séquences de bonheur antérieur sont ainsi montrées, et le film se clôt sur le
couple, plus jeune et plus insouciant, dansant enlacés. Michael Renov reconnaît la valeur
thérapeutique de ce travail de mémoire qui précède le deuil :
As regards the work of mourning, cinema and video possess a remarkable potential for
creating new therapeutic communities, joined by bereavement, loss and the need for
healing. 111
« Mourir face à sa propre caméra, assisté de l'être aimé condamné exactement à la même fin,
transcende toute notion d'exhibitionnisme ou de défi », écrit René Prédal. 112 Et en effet,
Silverlake Life .. n'est ni une tentative d'exorcisme ni un exercice narcissique, on l'aura compris,
car les auteurs ont su trouver la juste distance entre le « home movie » (autofilmage amateur en
vidéo) et le « spectacle » filmé (ils sont tous deux professeurs de cinéma), entre le film pour soi
(expression) et le film pour les autres (communication), intervertissant constamment les regards
et les trajectoires pour éviter l'enfermement des sujets dans le cadre et l'exclusion du témoin-
spectateur, construisant patiemment, tendrement, un film « sans s'abandonner exclusivement à la
religion du direct » 113 .
111 Michael Renov, Theorizing Documentary, Minneapolis : University of Minnesota Press, 2004, p.128.
112 René Prédal, « Journal intime et autobiopsie : Tom Joslin et Mark Massi », in CinémAction n°76, « Le cinéma
direct », Éditions Corlet-Télérama, 3° trimestre 1995, pp.18.
113 René Pradal, « Journal intime et autobiopsie : Tom Joslin et Mark Massi », in CinémAction n°76, « Le cinéma
direct », Éditions Corlet-Télérama, 3° trimestre 1995, pp.18.
556

B- Politique et subjectivité : Emile de Antonio, le cinéaste comme
ultime document
I shall be telling this with a sigh.
Somewhere ages and ages hence : Two
roads diverged in a wood, and I - I took the
one less traveled by, and that has made all
the difference.
Robert Frost, The Road Not Taken 114
Nous souhaitons terminer cette exploration des manifestations de la subjectivité documentaire
dans l'espace américain, par l'évocation de l'engagement du cinéaste Emile de Antonio 115 (1918-
1989) et de son œuvre filmique hors des sentiers battus. Figurant comme un des rares cinéastes
politiques aux États-Unis, le seul sans doute à s'être attaqué frontalement à la représentation
politique de l'Amérique – en particulier dans son film-brulôt America is Hard to See - il est
intimement lié à la Guerre Froide, débutant sa carrière de cinéaste dans les années cinquante et
disparaissant l'année même de la chute du Mur de Berlin. Du McCarthisme à la notion de
modernité de l'œuvre d'art, du Vietnam à la carrière « soudoyée » de Nixon, toute l'attention
d'Emile de Antonio s'articule autour de la Guerre Froide et du silence qui a enrobé toutes ces
années « What you had then was silence ». Il s'insurge contre cette chape de plomb, met les
puissants face à leurs contradictions et leurs exactions, au risque d'être la cible du FBI qui le
considérera comme un ennemi de la nation, au même titre que Dillinger dans les années trente, et
constituera sur lui un dossier incommensurable durant près de cinquante ans.
De Antonio laisse un corpus de douze films documentaires 116 qui proposent une vision alternative
au discours dominant sur les grands événements de l'Amérique d'après guerre. Et bien que son
œuvre filmique soit restée relativement confidentielle, souvent cantonnée aux cercles
universitaires et artistiques, il est reconnu par beaucoup comme « [the] greatest and noblest
American documentary film maker ever » et a la réputation d'être « America's foremost radical
documentary filmmaker » . Jonas Mekas écrit quant à lui dans son Journal Film Culture : « He
has become a specialist and authority on a kind of documentary where the filmmaker is involved
with huge amounts of material... »
Emile de Antonio nous invite donc à envisager les relations ambiguës entre politique,
114 Robert Frost, « The Road Not Taken », V 16-20, in Mountain Interval, 1920.
115 Nous écrivons De (Antonio) avec une majuscule pour plus de lisibilité. Or, nous souhaitons rétablir le fait que le
cinéaste a demandé à ses amis et ses biographes de l'écrire en minuscules.
116 Une filmographie détaillée est proposée dans les Annexes, p.675.
557

documentaire et subjectivité. Et comme nous allons le voir en abordant certains aspects de son
travail, il accorde au spectateur, à l'analyste, un rôle déterminant dans son dispositif : il refuse
d'imposer sa propre subjectivité sur les images qu'il nous présente : il les laisse parler d'elles-
mêmes en ne les recouvrant pas d'un commentaire de type Voice-of-God Commentary, tout en les
agençant de manière dialectique, faisant en sorte que les discours se retournent contre ceux qui
les ont prononcés.
Clarté, détermination et intégrité étant les maîtres-mots de son engagement, nous proposons
d'examiner son travail de cinéaste sous deux angles principaux. Une fois que nous aurons
esquissé le portrait d'un cinéaste radical aux États-Unis, nous allons identifier ses stratégies
filmiques en mettant en exergue son travail de compilation des archives – ce qu'il appelle film-
collage, selon une perspective moderniste, artistique et personnelle inspirée de John Cage. Dans
un second temps, nous nous concentrerons sur son dernier film, Mr Hoover and I, qui présente à
la fois une radicalisation de l'approche du document et du texte filmique, et surtout un
recentrement du sujet-cinéaste dans son film. Comme ce dernier film réalisé et montré quelques
mois avant sa mort, coïncide avec l'entrée en cinéma de Michael Moore avec son premier opus,
Roger and Me, nous achèverons ce travail sur une lecture comparée des deux textes filmiques,
afin d'envisager l'avenir du film politique subjectif américain.
1) Esquisse du portrait d'un cinéaste radical
- un Américain
The great theme of American
autobiography is the quest for distinction, a
quest that has shaped and deranged
American identity throughout our history.
Herbert Leibowitz 117
Tout le monde n’a pas la chance d’être un exilé ; telle pourrait être la maxime paradoxale
d’Emile de Antonio, le constat originel d’une vie dédiée à un radicalisme tous azimuts : « All
Americans are underground men because we dig for roots, déclare Emile de Antonio à la fin des
années soixante-dix, et ajoute « ....there are none, of course. » 118 Émile de Antonio échappe à ce
nihilisme des origines, mais c'est pour creuser l'identité américaine plus encore que tout autre
117 Herbert Leibovitz, Fabricating Lives :Explorations in American Autobiography, New York : Knopf Editions,
1989, p. 19.
118 Randolph Lewis, Emile de Antonio : Radical Filmmaker in Cold War America, Madison : University of
Wisconsin Press, 2000, p.10.
558

documentariste :
I cannot deal with a subject which isn't American... I often think that people like myself,
deeply conscious of their foreign origins, develop a special feeling about where it is they
live. 119
Né en Pennsylvanie en 1918 dans une famille aisée – le père d'origine italienne et la mère
d'origine lituanienne – Emile de Antonio eut un parcours chaotique et original qui traverse le
siècle. Ami de promotion de John Fitzgerald Kennedy à Harvard (né un an avant lui), il va mener
une vie aisée et oisive avant de choisir l'engagement politique – il resta toute sa vie un Marxiste
sans parti ni leader – de pratiquer une multitude de métiers, de capitaine au long cours à
antiquaire, brocanteur puis professeur de philosophie. Marqué par une éducation classique et
littéraire, il ne s'intéressa pas au cinéma avant l'âge de quarante ans, se considérant longtemps
comme un homme noyé dans les mots :
Long ago, my father had read to my brother and me, giving us after-dinner talks, telling
us fireside tales about Napoleon, Homer, Giotto, Cimabue, Dante. He told me the Illiad in
twenty-four installments when I was ten years old. Teaching it years later, I admired his
structural memory of it. But then, he had read it in Greek and I taught it in translation.
Throughout, the grain of his thinking was measured, rational, intellectual ; it had
prospered in a hothouse fertilized by Aristotle, not life. It was a paralysing heritage. I
heard its echoes at Harvard where the faculty was far distanced from my present.[... 120
- un artiste avant tout
Esprit sartrien d'un homme qui met pas moins de quarante ans à se définir comme artiste. Dans
son ouvrage autobiographique, Les Mots, Jean-Paul Sartre écrivait : « Pour avoir découvert
le monde à travers le langage, je pris longtemps le langage pour le monde. » Il semble clair, à
l'issue d'une découverte d'Emile de Antonio, qu'il aurait pu en dire autant à propos des premières
quarante années de sa vie : « I preferred being an artist without art, a perpetual student », écrit-il
dans son ouvrage Painters Painting. 121 :
What is reality ?What do we see, what do we hear, what do we know, how do we
know ? All of these are things that I studied as a freshman at Harvard and I went on to
concentrate on philosophy and I still have no idea and I don't think anybody does or can
provide a real answer to those things... 122
Jusqu'alors, le cinéma n'était qu'un écran noir sur lequel quelques films seulement avaient frappé
son imaginaire : Birth of a Nation (D.W.Griffith, 1915, « « ) ; quelques films de Chaplin (The
Immigrant ; One A.M.; The Kid, entre autres...), quelques films des Marx Brothers (A Night at
119 Terry De Antonio, « An In-Depth Interview with Emile de Antonio », in Douglas Kellner & Dan Streible
(edited by), Emile De Antonio – A Reader, Minneapolis : The University of Minnesota Press, 2000, pp.87-88.
120 Emile de Antonio, Painters Painting : A Candid History of the Modern Art Scene, 1940-1970, New York:
Abbeville Press, 1984, p.15.
121 Emile De Antonio, Painters Painting : A Candid HistoryOf the Modern Art Scene, 1940-1970, New York:
Abbeville Press, 1984, p.30.
122 Emile De Antonio, Painters Painting : A Candid HistoryOf the Modern Art Scene, 1940-1970, New York:
Abbeville Press, 1984, p.31.
559

the Opera, en particulier 123 ), et L'âge d'Or (L.Bunuel, 1930)....
En fait, sa découverte du cinéma coïncide avec sa prise de conscience politique, quand il
comprend que le cinéma va lui permettre d'exposer et de développer une résistance à l'ordre
établi, et surtout de construire une critique rigoureuse, preuves à l'appui, des abus de pouvoir des
gouvernants – des gouvernants américains en particulier : «Obviously, I consider this problem
very seriously. It's really a philosophical problem. » 124 Le cinéma est pour lui le moyen d'accéder
à une vérité profonde du sujet. Et si la galerie de portraits qu'il va constituer – une figure
contestée ou amicale domine toujours son approche discursive, que ce soit les deux
politiquement opposés McCarthy (Joseph et Eugene), J.F.Kennedy, L.B.Johnston, Nixon, Jasper
Johns, Robert Rauschenberg, Barnett Newman, Ho Chi Mihn ou encore et surtout J.E.Hoover -
peut dissimuler le sujet De Antonio derrière un paravent de postures artistiques familières et
d'autres postures politiques ennemies, dans Mr Hoover and I, nous verrons que le cinéaste se
recentre, et s'imposer comme « the ultime document » :
Truth in art is internal, personal, and once committed in form offers itself for judgment. It
is not discovered by a commity of reasonable men, however eminent.
Si l’art n’a pas d’influence directe sur les événements – personne ne saurait avancer que le
tableau de Picasso, Guernica, n’a pas changé la face des événements qui se déroulèrent durant la
guerre d’Espagne, comme de Antonio n’a jamais prétendu que son film In The Year Of The Pig,
pourtant en parfaite phase avec les événements qui se déroulaient alors au Vietnam, ait écourté
d’un seul jour cette guerre – de Antonio était convaincu qu’il pouvait permettre de dépasser le
sentiment d’aliénation de la culture mainstream américaine - ce qui l’avait attiré à New York
dans les années trente. Cette position de résistance, d’alternative, s’apparente à la démarche
intellectuelle de philosophes comme Hegel ou Schopenhauer, et plus tard, avec les théories de
Jean-Paul Sartre, Theodore Adorno, Herbert Marcuse ou encore Clement Greenberg.
Emile de Antonio se sait lui-même un être de contradictions – ce qu'il assumera finalement dans
Mr Hoover and I, non sans ironie – et se définit ainsi lors d'une interview qu'il s'accorde à lui-
même :
The Iago-like inquisitor within de Antonio brings out his own oxymoronic contradictions :
his bourgeois Marxism, modest egotism and romantic dialectical materialism. 125
123Presque chacun des Marx Brothers écrivit ses mémoires, et nous constatons quelques traits communs entre ces
récits autobiographiques (Harpo Speaks !, Groucho and Me...) et l'entreprise tardive d'Emile de Antonio pour se
raconter.
124Jay Murphy, « Red Bass Interview : Emile de Antonio », 1983, in Douglas Kellner & Dan Streible (edited by),
Emile de Antonio-A Reader, Minneapolis : The University of Minnesota Press, 2000, p.124.
125 « Emile de Antonio Interviews Himself », in Douglas Kellner and Dan Streible (edited by), Emile de Antonio :
A Reader, Minneapolis : University of Minnesota Press, 2000, p.301.
560

Ces mêmes contradictions sont au cœur de son engagement de documentariste, pour un cinéma
essentiellement politique. Il comprend que l'art et la politique ne vont pas toujours dans la même
direction. Il avait eu ce sentiment lors de sa première expérience cinématographique – bien qu'il
sut le camp politique de Griffith, il a d'emblée considéré son film comme un chef d'œuvre. Plus
tard, lorsqu'il réalise Painters Painting son film le plus personnel - hormis le dernier qui est
franchement autobiographique - il écrit :
I belong to the Left and there isn't a single Marxist in the film ; there isn't a black
painter 126 ; there is only one woman. I'm not comfortable about it. The contradiction is
apparent and the resolution isn't in my hands. 127
Quelques années plus tard, alors qu'il écrit pour une exposition à Stockholm un article intitulé
'Three Great Painters : Churchill, Hitler and Eisenhower', De Antonio apporte cette réponse
plutôt prudente, ce qui n'est pas dans ses habitudes – ce qui montre bien la complexité de la
conjonction art/politique :
As for the dilemna between art and politics, I still believe in an art of quality and radical
politics. The two are not incompatible. 128
Pour revenir à son expérience du cinéma et à son impulsion documentaire, le film qui l'inspira le
plus à la fin des années cinquante, fut Pull My Daisy de Robert Frank et Alfred Leslie - avec
Shadows de Cassavetes, un peu plus tard. Le film met en scène les personnalités de la Beat
Generation, Allen Ginsberg en particulier, sur un commentaire écrit et dit par Jack Kerouac. Ce
film psychédélique réalisé pour 12 000 dollars, fut la preuve aux yeux de beaucoup de jeunes
aspirants cinéastes, que l'on pouvait faire du cinéma hors des circuits classiques - « Hollywood's
official cinema is morally corrupt and aesthetically obsolete. », martèle Emile de Antonio qui a
une aversion pour le cinéma de fiction américain – l'ego américain se flattant dans le miroir de
ses films : « I think it's almost impossible to make a good fiction.[...] Most American films are
like Fords : they are made on the assembly line.... » 129
En septembre 1960, deux douzaines de cinéastes, comprenant Robert Frank et Alfred Leslie, les
frères Mekas etc..., fondèrent « The Group », un collectif de cinéastes iconoclastes. Au lieu de
préconiser des principes esthétiques, ils cherchèrent en premier lieu à former des institutions
alternatives censées financer et diffuser les films personnels qu'ils entendaient réaliser. De
126 Il se rattrapera, si l'on peut dire, en tournant un film avec Jean-Michel Basquiat.
127 En fait, lorsqu'Emile de Antonio interroge l'artiste-peintre Helen Frankenthaler, celle-ci répond assez
énigmatiquement à propos d'être une femme-peintre : « I think that there are problems for everyone...I feel it's a
problem to be anyone today... » Emile de Antonio ajoute « I now see that she was probably more honest than I
was... »(Emile de Antonio, Painters Painting , p.33)
128 Emile De Antonio, Painters Painting : A Candid HistoryOf the Modern Art Scene, 1940-1970, New York:
Abbeville Press, 1984, p.33.
129 Jonathan Rosenbaum, « The Life and File of an Anarchist Filmmaker », 1990, in Douglas Kellner & Dan
Streible, Emile de Antonio - A Reader, Minneapolis : The University of Minnesota Press, 2000, p.335.
561

Antonio devint une sorte de producteur et de mécène pour ces cinéastes comme les frères Mekas.
Grâce aux fonds qu'il récupérait, il permit à Mekas de fonder et de faire fonctionner la Film-
Makers' Cooperative puis son Anthology Film Archive. Aujourd'hui encore, les deux institutions
fonctionnent dans un esprit proche de son intention première.
Ainsi, De Antonio devint progressivement producteur de films indépendants, puis se mit à signer
ses diverses contributions, et finit par être connu du public. Il se lança dans des projets
documentaires, dont le contenu ouvertement politique se distinguait des films d'expression plus
personnels qui étaient la tendance principale des films d'après guerre du cinéma Underground.
Non pas parce que tout est politique : une théorie séduisante que De Antonio finit néanmoins par
relativiser en réalisant son film le plus personnel avant Mr Hoover and I : Painters Painting, au
cours duquel le cinéaste comprend, à fréquenter assidûment Barnett Newmann, Jasper Johns,
Robert Rauschenberg ou encore Andy Warhol entre autres, que l'art n'est pas nécessairement
politique, en tout cas, pas politique comme il l'entend. C'est sans doute à ce moment qu'il
comprend que le cinéma a plus à voir avec l'art, l'image, la représentation, qu'avec la
protestation politique comme ultime objet.
- L'impulsion documentaire : une nécessité
The Factory of Facts. Filming facts.
Sorting facts. Disseminating facts.
Agitating with facts. Fists made of facts.
Lightning flashes of facts. Mountains of
facts. Hurricanes of facts. And individual
little factlets. Against film-sorcery. Against
film-mystification.
Dziga Vertov 130 ,1926.
Il y a des périodes où, comme le souligne très justement Anne-Marie Bidaud dans son ouvrage
Hollywood et le rêve américain 131 , le divorce entre réalité et représentation est plus ou moins
important. La guerre froide – période qui s’étend de la fin de la seconde guerre mondiale à 1990,
date de la chute du mur de Berlin, est une période de l’histoire américaine qui a favorisé le
travail de la fiction collective, et par conséquent a durablement influencé la construction des
récits - que ce soit dans le documentaire comme dans la fiction ou le docu-fiction – renvoyant
perpétuellement l’Amérique à ses origines mythiques et à la sacralisation de l’état démocratique
130 Dziga Vertov, The Factory of Facts and Other Writings, translated by Kevin O'Brian, vol.7 Soviet
Revolutionary Culture, October 1978, p.23.
131 Anne-Marie Bidaud, Hollywood et le rêve américain, Éditions Masson, Paris-Milan, 1994, pp.24-25.
562

comme seul modèle capable d’éclairer le monde, et à la nécessité de produire des héros. Rien de
contradictoire en effet aux Etats-Unis, entre l’apologie de la démocratie, - et donc du peuple, et
la glorification de l’idée de leadership. Plus paradoxalement, rien de contradictoire entre l’idée
documentaire, qui restera conceptuelle, et une représentation participant du mythe, car cinéma
documentaire est rarement synonyme de cinéma protestataire aux Etats-Unis, comme s’il était
établi, de facto, que l’exercice du pouvoir à l’américaine ne saurait en aucun cas être remis en
cause, sous peine de voir s’écrouler l’édifice.
Il convient cependant d’exclure de ce tableau l’œuvre politique, documentaire et radicale - et très
marginale par conséquent – de De Antonio, ou encore celle des divers mouvements
communautaires et/ou minoritaires pour lesquels le film documentaire a offert et offre encore
aujourd’hui un espace libre et visible pour leurs revendications, et ce, sans exclure une démarche
subjective ni poétique ; nous l'avons vu avec Jonas Mekas notamment. C'est ce que remarque dès
1930 le critique et cinéaste hongrois Béla Balazs :
Assurément, le besoin de connaître les faits est le souhait d'une conscience politique
libre, à savoir s'orienter par soi-même. Mais la même objectivité devient une
idéologie réactionnaire, elle élimine l'homme et son expérience vécue. […] Le seul
reportage des choses "tangibles" est insuffisant pour les organiser. Car il faudra parfois
la sensibilité et la force des images du poète pour recréer l'atmosphère insaisissable de
la réalité. La création poétique est un organe naturel de l'humanité pour percevoir ce qui
n'est pas directement palpable et qui n'en a pas moins une existence réelle. 132
De Antonio est donc intimement convaincu de la nécessité pour lui de faire des films
documentaires :
Documentary cinema is by far the best form of protest, the best possible theatrical form. Its
great force is the force of testimony. American TV documentaries are without content.
They pose no questions. My films oppose. 133
iv- Documentaire, subjectivité révolutionnaire et Marxisme
Dans le paysage brouillé du cinéma politique américain, le film documentaire apparaît souvent
comme le (seul) vecteur d'une contre-idéologie, encore que l'idéologie américaine soit une entité
protéiforme et envahissante, quasiment impossible à contrer. Nous retenons ici la définition
éclairante de Louis Althusser, qui est généralement celle privilégiée par la critique anglo-
saxonne:
Une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de
132 Béla Balazs, L'Esprit du cinéma, Éditions Payot, Paris, 1977.
133 Gary Crowdus & Dan Georgakas, « History Is the Theme of All My Films : An Interview with Emile de
Antonio », in Alan Rosenthal (edited by), New Challenges For Documentary, Berkeley Los Angeles & London :
University of California Press, 1988, p.166.
563

eprésentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d'une
existence et d'un rôle historique au sein d'une société donnée. 134
L'histoire selon De Antonio:
My films are kind of history of the United States in the days of the Cold War. They
are episodic disjunctive histories. They're not like a written history which moves
magisterially from the beginning to the end. They're chaotic ; they're made by a chaotic
person and his interests. You have McCarthy, you have the death of Kennedy, you have the
war in Vietnam, you have Nixon, you have the Weather Underground, you have the
Christian Left. 135
D'une manière ou d'une autre, le film documentaire peut être qualifié de politique – reposant sur
le monde qui entoure le cinéaste, il participe donc des « affaires de la cité ». Depuis le premier
documentaire américain, William McKinley at Home 136 , les films politiques constituent un sous-
genre – à la fois dans le champ de représentation documentaire et de fiction : questions politiques
(d'intérêt public, général), hommes politiques, partis politiques, modalités d'élection etc.. Cet
intérêt cinématographique pour le politique culmine dans les efforts de l'Administration
Roosevelt pour communiquer et justifier ses réformes - les films du New Deal, ou Frontier Films
– puis dans l'effort global de guerre avec la série Why We Fight (Frank Capra) où les querelles
intestines et divisions partisanes cédèrent le pas en faveur d'un consensus politique : sentiments
nobles de l'effort de guerre, de la solidarité entre les nations, la menace de l'ennemi. Mais après
la seconde guerre mondiale, les documentaristes, qui peuvent progressivement bénéficier
d'avancées technologiques non négligeables, vont à nouveau s'investir dans la vie politique,
notamment en se faisant les porte-parole de certains candidats – il est en effet plus aisé et plus
gratifiant pour le cinéaste de prendre parti aux côtés d'un homme politique ; les exemples ne
manquent pas. Ainsi, depuis les années cinquante, le film de campagne présidentielle est une
forme documentaire stable qui s'intègre au paysage américain ultra médiatisé. 137
Et pourtant, Emile de Antonio est un des seuls documentaristes américains s'étant frontalement
engagé dans l'opposition politique, contre l'Establishment. 138 Il représente une exception, car,
134 Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'état », in Positions, coll. « Essentiel », Éditions
Sociales, Paris, 1976, pp.79-135.
135 Bruce Jackson, « Conversations with Emile de Antonio », in Senses of Cinema, March 2004,
http://www.sensesofcinema.com/contents/04/31/emile_de_antonio.html
136 Le Président républicain des États-Unis, McKinley (1897-1901) fut le premier à exploiter l'arrivée du cinéma à
des fins politiques. Six mois à peine après la première diffusion d'images mouvantes, il utilisait le cinéma dans sa
campagne électorale, puis pour communiquer durant son mandat ; enfin, son assassinat public fut filmé par les
caméras présentes, de même que ses funérailles.
137 Nous ne pouvons développer ce point, et reportons le lecteur à un de nos articles : 'Du mythe arthurien à
l'hérésie de la réalité : la figure présidentielle américaine', in Documentaires en campagne,
138Le seul film de campagne réalisé par Emile de Antonio fut en faveur du candidat démocrate Arthur McCarthy,
figure idéaliste de l'opposition politique, qui perdit aux Primaires de 1968, au bénéfice d'Hubert Humphrey,
homme politique dépassé par la situation (il était déjà dépassé par la posture kennedienne en 1960). Le film
s'intitule America is Hard to See, et constitue un véritable brûlot sur le système politique américain.
564

contrairement à Dziga Vertov, Grierson, Riefenstahl, Capra, Ford etc....., il ne travaille pas à
soutenir une politique gouvernementale, mais au contraire à opposer une critique sérieuse,
étayée, des agissements gouvernementaux. Suivant néanmoins une politique d'agitprop, ce
cinéma prônant un changement social et politique, s'est emparé des grandes causes de l'après-
guerre, de la lutte pour les droits civiques aux questions féministes, du communisme au Vietnam,
comme le rappelle Bill Nichols :
Documentary filmmakers have not always supported those in power. Since the
inception of the medium, a « political avant-garde » has worked mostly on the margins of
both society and the film industry to challenge the social structures that seem to oppress
the many for the benefit of the few. 139
Dans la réalité des faits de l'histoire documentaire récente, les chaînes télévisées ont largement
contribué au développement du documentaire social, en diffusant les films de Frederik Wiseman
et de Ken Burns notamment – deux cinéastes qui ne sont pas perçus comme des troublions
politiques, mais plutôt des « pédagogues » tranquilles qui perpétuent une tradition de social-
démocratie plutôt consensuelle ; l'attaque portée n'est jamais personnelle ni frontale, et les sujets
sont présentés de façon à ne pas cristalliser les communautés les unes contre les autres. Des
questions sont posées, dont les réponses sont laissées à l'appréciation personnelle du spectateur ;
nous y reviendrons à la fin de ce dernier Chapitre. On notera par exemple la diffusion sur
plusieurs décennies de la série documentaire Frontline qui se définit ainsi :
Since 1983, FRONTLINE has served as American public television's flagship public
affairs series. Hailed upon its debut on PBS as 'the last best hope for broadcast
documentaries', FRONTLINE's stature over 25 seasons is reaffirmed each week through
incisive [nous soulignons] documentaries covering the scope and complexity [nous
soulignons]of the human experience. 140
2) Stratégies de antonioniennes
La stratégie de l'échiquier....
Newton définit le mouvement en identifiant trois lois. Deux de ses lois peuvent s'appliquer au
monde politique, et plus particulièrement à l'opposition que représente le documentaire politique
aux États-Unis. La première de Newton précise que : « Every object in a state of uniform motion
tends to remain in that state of motion unless an external force is applied to it. » On pourra
139 Bill Nichols, Introduction to Documentary, Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 2001,
p.120.
140 Par exemple, pour l'été 2008, Frontline pose les questions suivantes : What's it like to be a reporter in
Zimbabwe in the midst of Mugabe's bloody, ruthless campaign to guarantee a rigged election? Ou encore : Was
the violence and chaos that followed the 2003 invasion of Iraq inevitable ? Is Wal-Mart Good for America?
565

comprendre cet énoncé mathématique comme applicable au pouvoir politique, inerte (et
totalitaire) tant qu'il n'a pas d'opposition.
La troisième loi quant à elle précise que : « For every action, there is an equal and opposite
reaction. » Cette observation peut également s'appliquer aux forces politiques en présence dans
une démocratie, et plus spécifiquement ici à la politique documentaire d'Emile de Antonio. Sauf
que, comme nous le verrons dans la seconde partie, pour Mr Hoover and I, et contrairement aux
autres films qui s'ancrent dans un présent particulièrement remarquable, la réaction va attendre –
le décès de Hoover, la réclamation des dossiers constitués sur lui, la lente construction d'un
projet – se construire et enfler pour finalement se retourner contre son objet : le sujet-cinéaste va
se recentrer, replacer au centre des choses, du film et du discours. Un logocentrisme filmique qui
ici prend toute sa raison d'être dans ce cas précis.
- Le film-collage selon De Antonio : une approche moderniste et radicale
America's true history is to be found on film
rushes and TV images...
Emile de Antonio
La démarche est sans ambiguïté : « My method is collage », annonce-t-il au moment de réaliser
In The Year of the Pig - film que nous abordons en exemple, après avoir montré en quoi consiste
exactement cette méthode de collage :
Certain pieces of film make a new thing when they rub up against other pieces of film,
something like (when it works) that the whole is greater than the sum of its parts. 141
Nous proposons donc d'explorer cette méthode compilatoire qui va à contre-courant des
approches documentaires contemporaines d'Emile de Antonio – comme le cinéma vérité, par
exemple ; nous ferons une analyse comparée des deux relations au discours documentaire. Nous
partirons des précurseurs de l'école soviétique, pour ensuite explorer les spécificités – et les
contradictions – antonioniennes. Si certains cinéastes, qui n'envisagent pas d'avoir recours au
reportage ou à la reconstitution historique, n'hésitent pas à réaliser des collages qui peuvent aller
jusqu'à une fabrication métaphorique de la réalité, avec des garanties d'authenticité souvent
mises à mal par le dispositif, il en va différemment du travail d'historien d'Emile de Antonio.
Ainsi, lorsque le cinéaste britannique Pratibha Parmar voit dans le film de compilation un moyen
de prendre le pouvoir - « It is the politicized appropriations of dominant codes and signifying
systems which give us powerful weapons in the struggle of empowerment » - toute la question
141 Emile de Antonio, « Letter to William Nee, 21 décembre 1969 », dont des passages sont repris dans
l'Introduction de Douglas Kellner & Dan Streible in Emile de Antonio : A Reader, Minneapolis : University of
Minnesota Press, 2000, p.74.
566

sera alors de déterminer le lieu et la nature de ce pouvoir dans le contexte du cinéma de De
Antonio.
Le collage, initialement une pratique picturale moderniste – et qu'Emile de Antonio, ami de John
Cage et adepte de ses méthodes pluridisciplinaires 142 et néanmoins cohérentes, considère comme
telle - s'applique au procédé filmique qui consiste à monter des séquences tirées d'archives. Film
de montage ou de compilation, ou montage analytique, sauf que la notion de collage ne
présuppose pas, tout au contraire, un quelconque ordre ou une quelconque chronologie entre les
segments assemblés, et présuppose par contre, une relation problématique et dynamique entre les
parties et le tout – ce que Emile de Antonio résout d'emblée en annonçant que « ...the whole is
greater than the sum of the parties... », à l'image de la musique cageienne.
Des origines du film de compilation :
L'usage d'images d'archives pour réanimer ou réinterpréter des événements passés, est une
pratique aussi vieille que le cinéma. Le cinéaste et historien du cinéma Jay Leyda raconte par
exemple qu'un des cameramen des Frères Lumière, Francis Doublier, fabriqua un document sur
l'affaire Dreyfus à partir plans de génériques comme une parade militaire, un bâtiment officiel,
un navire etc... - aucune des images n'ayant la moindre relation avec l'événement analysé. 143
Hormis la pratique courante dans les films de fiction, pour combler un manque d'images ou pour
donner un cachet supplémentaire à un passé recomposé, cette pratique se généralise aussi dans
les films de non fiction. C'est par exemple le cas du film de Kevin Rafferty, The Atomic Cafe
(1981), qui revisite l'attaque nucléaire américaine sur Hiroshima (août 1945) en proposant à la
fois une chronologie des événements par le biais d'archives, une interview de Paul Tibbetts, le
pilote de l'Enola Gay (le bombardier qui lâcha la première bombe atomique), des années après la
fin de la seconde guerre mondiale ; et enfin des images non datées du Japon d'avant la bombe
atomique, probablement des newsreels ou des images génériques (des vues du japon, comme cela
se faisait, genre « Images du monde » ) qui n'ont pas de relation directe avec l'événement
documenté par le film 144 . D'innombrables images de temps de guerre sont ainsi reprises et re-
présentées dans les films, sans oublier que ce fut au départ un matériel utilisé par les organismes
d'état à des fins propagandistes – la célèbre série réalisée par Frank Capra, Why We Fight en est
un parfait exemple américain 145 .
142 Nous revenons sur l'influence déterminante de John Cahe sur le cinéma de De Antonio, dans la dernière partie
consacrée à son dernier film, Mr Hoover and I.
143 Jay Leyda, Films Beget Films, New York : Hill & Wang Editions, 1964, pp.13-14.
144 De mêmes images génériques sont utilisées de façon récurrente dans la série de Frank Capra, Why We Fight, où
des plans de citoyens américains marchant dans les rues, se rendant à leur travail - des plans proches de ceux
tournés par Willard van Dyke dans The City, 1938, qui donnent une impression de vitalité de la ville -
145 Why We Fight est une série de neuf films commandités par le gouvernement américain pour justifier
l'engagement des États-unis dans la guerre mondiale et encourager les troupes. Frank Capra, qui avait été
567

De Antonio n'est bien entendu pas le seul inventeur du film de montage (compilation film). Dans
le même ouvrage de Jay Leyda - sorti en 1964, la même année que Point of Order - l'auteur
retrace l'évolution du film d'archives en mettant à jour ses liens intimes avec la praxis
documentaire, en partant des films de la Soviétique Esther Shub (The Fall of the Romanov
Dynasty / La Chute des Romanov, 1927) ou de ceux de Dziga Vertov sous certains aspects.
Le film de compilation – un film documentaire qui se compose presque exclusivement d'images
d'archives - fut expérimenté par les cinéastes soviétiques Esther Shub et Dziga Vertov, dans les
années vingt. Tous deux évoluaient alors dans un milieu révolutionnaire – une tradition qui
plaçait ses espérances dans un cinéma politique, instructif et artistiquement inspiré ; ce qui
constitue déjà une différence majeure avec le milieu américain peu enclin à officialiser le souffle
révolutionnaire comme moteur artistique. La particularité de la démarche d'Esther Shub est
qu'elle fut la première à adapter au film de non fiction 146 la méthode du « montage des
attractions » - méthode que l'on attribue généralement à Eisenstein et à Koulechov ; Jay Leyda en
reconnaît bien plus tard le mérite à Esther Shub :
Her films brought back to life footage that had hitherto been regarded as having, at
the most, only the nature of historical fragments. By the juxtaposition of these bits
of reality, she was able to achieve affects of irony, absurdity, pathos and grandeur
that few of the bits had intrinsically. 147
Dans sa remarque, Jay Leyda distingue deux étapes de la compilation : D'une part, une étape de
découverte du matériel et le montage ; d'autre part, son agencement dans une chaîne d'images et
son analyse. Autrement dit, son travail de cinéaste repose sur la combinaison de ces deux gestes :
sélection du matériel et sa re-contextualisation. Ainsi, lorsqu'elle entreprend de documenter à sa
manière la chute des Romanov, dans une optique pro-bolchevique et révolutionnaire, elle a
cependant recours à des images favorables au Tsar, des films officiels de cérémonie, entre autres.
le montage d'Esther Shub révèle une collision dialectique, entre l'archive originelle et sa
réutilisation radicale, pour illustrer un discours inverse à celui qui l'avait fait naître :
In the montage I tried to avoid looking at the newsreel material for its own sake, and to
maintain the principle of its documentary quality. All was subordinated to the theme.
This gave me the possibility, in spite of the known limitations of the photographed events
and facts, to link the meanings of the material so that it evoked the pre-Revolutionary
period and the February days. 148
Cette re-contextualisation de l'archive constitue un invariant du documentaire de compilation, et
littéralement terrifié par le film de Leni Riefenstahl, The Triumph of the Will, 1935, réalise l'ensemble des films à
partir d'images d'archives et de scènes reconstituées, entre 1942 et 1945.
146 Il convient d'ajouter que les Soviétiques n'ont pas cherché à séparer les deux approches fiction et non fiction.
147 Jay Leyda, Kino : A History of Russian and Soviet Films, 3 rd edition, Princeton New Jersey : The Princeton
University Press, 1983, p.224.
148 Jay Leyda, « Esther Shub and the art of compilation », in Kevin McDonald and Mark Cousins (edited by),
Imagining Reality : The Faber Book of Documentary, London : Faber & Faber, 1996, p. 59.
568

Emile de Antonio s'en souviendra, au moment de débuter son premier film. Pour revenir à
l'observation d'Esther Shub, il semble clair qu'il existe déjà dans son esprit une distinction
significative entre les Newsreels et le documentaire. Si les Newsreels semblent limités à montrer
les événements, la fonction du documentaire consiste à structurer et à signifier. Ainsi, la
technique de compilation adoptée par Esther Shub relève d'une tradition (soviétique,
principalement) de cinéma politique et dialectique, s'appuyant sur l'idée exprimée par Eisenstein,
selon laquelle « l'effet expressif du cinéma résulte d'une opération de juxtaposition » 149 - ce que
De Antonio appelera « collage junk » 150 .
En effet, en tant que marxiste, De Antonio fut un héritier plus ou moins naturel de l'école
soviétique - et d'Eisenstein et Poudovkine en particulier - s'inspirant notamment de leurs
principes de montage. Ces principes du cinéma soviétique trouvent un écho fidèle dans la
démarche marxiste d’Emile de Antonio, qui se méfiait des formes documentaires plus
conventionnelles comme le cinéma d’observation ou encore, à l’inverse, d’une narration
didactique à la manière d'un Grierson et des cinéastes de l'école britannique, d'un Pare Lorentz
ou d'un Paul Strand (The Plow That Broke The Plain ; Native Land, respectivement.)
L'influence du film expérimental et de Bruce Conner en particulier
Et si De Antonio a repris la pratique du collage des arts visuels, il n'a pas développé de théorie
particulière du film-collage, contrairement à ses prédécesseurs, comme Bruce Corner par
exemple. De Antonio n'est en effet pas étranger au film d'avant-garde des années soixante. De
plus, ce n'est pas un hasard s'il entame son expérimentation du film-collage après avoir vu le film
de Bruce Conner, A movie - un film de montage de 1958, conçu comme une critique dévastatrice
de l'exploitation du drame par les médias. De Antonio et Bruce Conner partagent un certain
nombre de traits, bien qu'ils n'aient pas évolué dans les mêmes sphères artistiques (Côte Ouest
contre Côte Est). Tous deux artistes touche-à-tout, libres-penseurs, voire anarchistes, ils ont
bousculé un milieu artistique américain assez fermé en fin de compte, que la journaliste du Los
Angeles Times Kristine McKenna qualifie par cet oxymoron très significatif : « [a] rigidly
structured fiefdom governed by a strict code of unwritten rules. » 151 Tous deux adeptes du film-
collage et d'une approche politique de l'art, tous deux manifestant une démarche claire en
utilisant souvent les bande-amorces noires entre les segments pour signaler le travail du film ;
149 Notre traduction, d'après Sergeï Eisenstein, « Béla Forgets the Scissors », 1926, in Richard Taylor and Ian
Christie (edited by), The Film Factory : Russian and Soviet Cinema in Documents, 1896-1939, London & New
York : Routledge Editions, 1994, pp.234-235.
150 De Antonio fait une nuance entre film compilatoire et « collage junk » : « The collage is a more sophisticated
form of editing. It makes no difference where the material comes from, that was Andy's point and I agree with it.
It can be a piece of film yu find on the ground or it can be something you shoot. » ; in Bruce Jackson,
« Conversations with Emile de Antonio », Senses of Cinema, September 1988.
151 Kristine McKenna, « Bruce Conner in the Cultural Breach », in The Lost Angeles Times, June 10, 1990.
569

enfin, tous deux abordent assez frontalement les tragédies causées par l'impérialisme américain,
tout en manifestant une sensibilité extrême teintée de pessimisme :
I've seen foolishness all my life, yet for some reason we all agree not to mention it. It
amazes me how either through pure repetition or coercion by power, a view of what
life is like is imposed on us. I find it difficult to stand by and not speak of what's
obsviously going on, and this has been considered extremely bad behavior on my part. 152
Plutôt que d'effectuer le montage de ses séquences dans un but dialectique précis, De Antonio a
le plus souvent adopté la posture de l'artiste visuel qui effectue un montage à partir de sources et
de matériaux différents – d'ailleurs, la définition anglo-saxonne du collage-film est la suivante:
« A movie that juxtaposes different kinds of footage. » (WordWeb Dictionary) – comprenant
cinégrammes et archives télévisuels, images noir & blanc et couleurs, vidéo et film, musique
expérimentale et disques 78 tours, musique folk et oratorio, films de famille et films de
propagande gouvernementale... Ce qui crée des tensions idéologiques (cf.: la citation ci-dessus
de De Antonio parlant de « [...] pieces rubing up other pieces . »), des frictions quasi
dramatiques, par le simple fait de juxtaposer des éléments visuels disjoints. Parfois il joue une
corde volontairement plus monotone, en n'associant que des images d'archives et/ou de
propagande, ce qui frappe le spectateur habitué à un montage habituellement dialectique – ce
dernier perçoit alors l'effet de l'uniformisation des séquences comme la volonté auctoriale de
représenter, de brocarder le monde totalitaire de la pensée unique (en particulier dans son
premier film, Point Of Order.)
Le film-collage vs le cinéma vérité
Pour certains défenseurs du réalisme cinématographique, du flux filmique ou encore du cinéma
vérité comme approche de la réalité, le film-collage est un mode auctorial qui introduit la
division, l'anarchie dans le discours du film.(cf. André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ? 153 ).
Ainsi que l'écrit Paul Arthur : « From a contemporary vantage, Bazin's approach is of little help
in understanding either the historical legacy of found footage or its material-aesthetic status in
the representation of reality. » 154
Si le matériel d'archives a continué à jouer un rôle important dans le cinéma documentaire et/ou
expérimental d'après-guerre, il devint la cible des adeptes du cinéma vérité et du cinéma direct
dès le début des années soixante. Les documentaires du New Deal (des années trente) furent
principalement montrés du doigt, comme l'antithèse d'une nouvelle idéologie culturelle prônant
une (prétendue) spontanéité une certaine ambiguïté sémantique – comme nous l'avons vu avec le
152 Kristine McKenna, « Bruce Conner in the Cultural Breach », in The Lost Angeles Times, June 10, 1990, p.15.
153 André Bazin, « Montage interdit », in Qu'est-ce que le cinéma ?14° édition, Les Éditions du Cerf, Paris, 2002,
pp.49-61.
154 Paul Arthur, « On the Virtues and Limitations Of Collage », in Transformations in Film As Reality.
570

film des Frères Maysles, Salesman. L'insistance didactique du mouvement du cinéma direct à
enregistrer en temps réel, à ne pas employer de voice over, de même que leur culte du son
synchrone comme la réplique signifiante du Réel, proscrivaient plus ou moins explicitement les
effets d'un montage rhétorique :
The verité method, as style and ideology, was tailor-made for the anti-authoritarian
ethos of sixties' counterculture, and its dominance was predicated on a disavowal of
history as vehicle for the adjudication of conflicting truth claims. 155
La mainmise du discours du cinéma vérité/cinéma direct, spécialement aux États-Unis, a
commencé à faiblir dès le début des années soixante-dix avec l'émergence ou l'accélération des
luttes pour l'égalité des races et des sexes, et leur désir concomitant, et légitime, pour une
révision de l'histoire nationale, collective et individuelle. Une demande pour exploiter le nouvel
afflux d'images d'archives, officielles et privées, fut effectuée par certains historiens et
professeurs des campi américains souhaitant obtenir du matériel audiovisuel afin de pouvoir
réinterpréter la politique américaine de la Guerre Froide qui commençait à inquiéter
sérieusement le pays, en pleine débâcle militaire et politique au Vietnam. Ces mêmes figures
académiques reçurent des soutiens des philosophes et penseurs européens – notamment Michel
Foucault et sa notion d'archéologie du savoir – et leurs théories et modèles historiographiques
devinrent rapidement influents sur les campi américains 156 :
The widespread appetite for found footage coincides with two interdependant
initiatives : the desire to reformulate tropes of historical narrative, and the micro-political
critique of historical exclusion or distortion conducted on the terrain of mass cultural
representation by disenfranchised groups as a precondition for self- determination. 157
Il est ainsi possible d'effectuer une comparaison des deux approches que sont d'une part le
cinéma vérité/cinéma direct, et d'autre part, le film de compilation, selon des paramètres
discursifs et politiques. Bien que les deux approches aient recours aux interviews en temps réel,
les structures filmiques restent néanmoins très distinctes. Par exemple, l'approche reposant sur
les documents d'archives va privilégier la perception d'une construction consciente, contrôlée, au
lieu d'une présentation non-médiatisée et par conséquent indécidable – incontrôlable, pour
reprendre la notion de Stephen Mamber 158 , pour l'approche directe. De même, l'approche
compilatoire instaure des relations de discontinuité entre présent et passé, tandis que dans l'autre
cas, on a l'impression d'une unité temporelle souvent factice, réifiée. Enfin, si l'image du cinéma
direct est enregistrée et présentée comme une image unique, temporelle, et sur le plan
phénoménologique incarnée par la position et les mouvements de la caméra au moment de leur
155 Paul Arthur, « On the Virtues and Limitations Of Collage », in Transformations in Film As Reality..
156 On peut se reporter à l'ouvrage de François Cusset, French Theory : Foucault, Derrida, Deleuze & Cie, et les
mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Éditions de la Découverte, Paris, 2003-2005
157 Paul Arthur, On the Virtues and Limitations Of Collage', in Transformations in Film As Reality..
158 Stephen Mamber, Cinema Verite in America : Uncontrolled Documentary, Cambridge, Massachusetts : The
MIT Press, 1974, p.90.
571

saisie, dans le film-collage, l'image tend à apparaître comme désincarnée, d'une matérialité
discrète pour ne pas dire inconsistante parfois, et sur le plan iconographique souvent
interchangeable avec d'autres images du même corpus, voire d'un autre parfois, notamment en
alternant images publiques et images privées pour illustrer un parti-pris du réalisateur –
réalisateur au sujet duquel on posera la question de la signature du film ; nous allons y revenir.
D'un côté, on aura une « esthétique » reposant sur un matériau déjà tourné, qui laisse supposer
que les images peuvent amener, susciter plusieurs réponses et/ou plusieurs réactions – un des
principes du cinéma vérité également – mais leur véritable sens a tendance à être modifié par
leur assemblage, leur contiguïté avec d'autres images, et par leur articulation, comme si elles
étaient liées par une détermination historique. En fait, la compilation garde la trace de l'origine
des images – la qualité des images, leur condition de production, leur vitesse, leur « style »
parfois – tout en proposant un nouvel agencement, une nouvelle connaissance des images et de
ce qu'elles montrent, grâce à l'ajout de sons, d'un titre etc... Dans cette structure énonciative,
comme dans l'accent mis par le film sur un sujet, un thème donné, le collage constitue un
correctif à la proposition du cinéma vérité – une rencontre très largement individualiste avec la
réalité sociale. Voir un film-collage permet au spectateur un accès à l'histoire de son temps, mais
un accès discontinu, fragmenté à ce que Matthew Teitelbaum appelle dans son essai consacré au
film de montage, « the talisman of our century ». 159 Ce sentiment quasi archéologique de
l'histoire se fait récurrent dans les années soixante-dix et après, nous l'avons suggéré plus haut, et
s'impose comme un des procédés les plus signifiants de la praxis documentaire ; et ce, même si
peu de critiques n'en font grand cas dans les études qui fleurissent ces temps-ci sur le cinéma
documentaire. Seul Theodor Adorno a fait entendre une voix discordante. S'il a rendu hommage
aux premières expériences de film-collage dans les années vingt et trente – notamment les films
soviétiques - qu'il voyait comme « a negation of synthesis, of false unity of meaning » 160 , il
affirme pourtant après la seconde guerre mondiale que les effets du collage ont été amoindris par
une exploitation outrancière de ce qu'il appelle « the unproblematic display of mass cultural
detritus. » Les deux points de vue s'expliquent d'une part par la très grande qualité des films
d'avant-guerre, et d'autre part par l'usage massif et impersonnel des archives par les télévisions,
qui prennent en otage, pour ainsi dire, une approche filmique dont la vocation première est
politique et contestataire. De plus, tout le monde s'accorde à dire – Siegfried Kracauer 161 , Parker
159 Matthew Teitelbaum, Montage and Modern Life, Cambridge, Massachusetts : The MIT Press, 1992, p. 7.
160 Theodor Adorno, Aesthetic Theory, edited by Gretel Adorno and Rolph Tiederman, New York : Routledge and
Paul Kegan, 1984, pp.233-234.
161 Siegfried Kracauer, Theory of Film, New York : Oxford University Press, 1960, pp.194-202.
572

Tyler 162 ou encore Bela Balàzs 163 – que les newsreels ou le reportage en général sont des
pratiques sans intérêt aucun car elles manquent de reconstruction esthétique et subjective.
L'invitation initiale que l'on pouvait formuler « see-it-my-way » est devenue « see-it-this-way »,
pour reprendre les nuances apportées par Bill Nichols 164 qui pose, plutôt prudemment selon nous,
la différence entre images brutes et film comme une (simple) question de perspective On ajoutera
néanmoins qu'impersonnelles ne signifie pas non idéologiques ; et si Bill Nichols écrit encore
que les newsreels sont « more or less neutral bearers of meaning », on aura compris l'importance
primordiale de « more or less » dans son énoncé, nous renvoyant à nos propres expériences de
ces images.
Pour revenir à Emile de Antonio, Bill Nichols le classe très nettement dans la perspective « see-
for-yourself » ; nous développerons tout particulièrement cette invitation au spectateur dans notre
analyse de Mr Hoover and I. Thomas Waugh quant à lui, observant les effets du collage sur le
premier film de De Antonio, Point of Order, conclut que «.... the ability to invest new meanings
in appropriated images is partly due to the naive, functional, purely denotative orientation of the
original recording. » 165 , et ajoute un peu plus loin:
The transfer of video from the television screen to the movie screen somehow serves
to absolve [nous soulignons] it of whatever lack of credibility infects it in its original
context. It attains purity. 166
Cette notion de nouvelle pureté est particulièrement intéressante pour l'observateur du cinéma de
De Antonio, car elle est à relier à cette notion de clarté que nous avons identifiée précédemment
(vérifier l'ordre). Si le geste qui consiste à exciser le fragment filmique de son contexte original
(newsreels, film de propagande ou publicitaire...), permet de « recycler » l'image sans son
référent – sa spécificité historique, rhétorique et énonciative, il convient d'ajouter que
contrairement à Michael Moore, Emile de Antonio ne réinvestit pas personnellement l'image ; en
tout cas, pas affectivement. Là où le premier joue sur la nostalgie des images d'archives d'une
Amérique prospère et heureuse dans Roger & Me 167 , le second brandit la preuve de la duplicité
des « autres » en faisant en sorte que les images se retournent contre elles, et que les discours se
retournent contre leurs énonciateurs.
162 Parker Tyler, « Documentary Technique in Fiction Film », in Lewis Jacobs (edited by), The Documentray
Tradition, New York : Hopkinson and Blake Editions, 1971, p.254.
163 Bela Balàzs, Theory of the Film, New York : Dover Editions, 1970, p.165.
164 Bill Nichols, Representing Reality : Issues and Concepts in Documentary, Bloomington and Indianapolis :
Indiana University Press, 1991, p.127.
165 Thomas Waugh, Show Us Life, Metuchen New Jersey : The Scarecrow Press Inc., 1989, p.242.
166Thomas Waugh, opus cité, p.243.
167Ceci, toutes proportions gardées, en raison du caractère autobiographique du film de Michael Moore. Nous
proposons une courte comparaison des deux films, Roger & Me et Mr Hoover and I dans la dernière partie de
cette étude du cinéma de antonionien.
573

Michael Moore pratique parfois le même retournement des images – comme par exemple
lorsqu'il montre les discours paternalistes de John Smith, le PDG de General Motors dans les
années quatre-vingt. Non seulement Michael Moore s'amuse à révéler l'hypocrisie du discours (le
PDG parle des ouvriers investis dans l'entreprise, au moment de les licencier pour augmenter le
profit des actionnaires de l'entreprise), mais il apporte son propre commentaire, son propre
éclairage sur ce qui est dit et ce qui est sous-entendu. Il semble ici que Michael Moore
n'interpelle pas le spectateur de la même façon que ne le fait De Antonio : le spectateur de
Michael Moore, un Américain, une Américaine moyen/moyenne comme lui, qui a besoin qu'on
lui démontre les choses par A + B. Comme si Michael Moore récupérait en fin de compte le
discours de l'Autre, contrairement à De Antonio qui enferme le discours et en limite la portée par
l'effet de son montage dialectique.
De la valeur de la parole ( plain talk)
: rejet de la voice over et perversion du discours
Ce qui différencie principalement les deux gestes documentaires encore, c'est le rôle du
commentaire en voice over, omniprésent chez Michael Moore, absent chez De Antonio. Artiste
de la modernité, De Antonio s'aligne sur des positions adoptées par John Cage et d'autres comme
les cinéastes féministes, nous l'avons vu, en privilégiant le décentrement de la subjectivité, le
silence d'opposition – le langage étant un médium de l'idéologie dominante – ce qui se manifeste
notamment dans le refus de recourir à une voice over qui ne ferait que trahir les intentions
premières du cinéaste et la valeur intrinsèque des images :
I'm usually attaked for not explaining certain events with a voice over narration. I've
always thought that it's wrong to explain things to audiences. The material is there,
and interpretations can be made. I mean I could have stopped the film and inserted outside
explanations, but I'm not really not terribly interested in that. I disagree with that
approach from every point of view aesthetically and even politically. I think it's a mistake
to show everything. And I think this is what is most wrong with so-called didactic films,
that they become so utterly didactic that they forget that a film is also a film. 168
Or, si cette absence de direction qu'est généralement la voice over, peut sembler rudimentaire ou
ambivalente, il n'est néanmoins aucunement question d'une transparence – transparence que
réclamaient par contre les historiens classiques, et contre laquelle Hayden White s'élève, dans
son ouvrage Metahistory 169 :
Real events should not speak, should not tell themselves.... they can perfectly well
serve as referents of a discourse.... but they should not pose as the tellers of a
narrative.
168 Bernard Weiner, « Radical Scavenging: An Interview with Emile de Antonio », in Film Quarterly, n°25,
Automne 1971, p. 9.
169 Hayden White, Metahistory : The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore & London :
The Johns Hopkins University Press, 1973, p.5.
574

Nous allons prendre des exemples précis dans le corpus de antinionien, le cinéaste admettant
volontiers que parfois, « they speak for themselves ». 170 Il en va par exemple ainsi des discours
cumulés dans In the Year of the Pig, ou des images terribles montrant Nixon dans Millhouse : A
White Comedy.
Pour revenir à la voice over, cette dernière pose assez clairement la question du sujet, en ouvrant
des espaces où peuvent s'inventer des formes de subjectivité qui ne soient pas celles du sujet
humaniste, consistant, autocentré – des sujets en construction, en devenir, ou aspirant à une
complétude, comme nous l'avons vu avec le commentaire en voice over de Sans Soleil. Il semble
clair qu'Emile de Antonio se refuse cette prérogative qu'il associe à une manifestation de la
toute-puissance auctoriale. D'ailleurs, lorsqu'il ressentira la nécessité de se documenter, il se
positionnera au centre de la représentation, frontalement, physiquement et pas seulement
« vococentriquement ».
Et puis, De Antonio s'inscrit dans une tradition documentaire qui elle, ne repose pas sur le
commentaire auctorial. Prenons l'exemple de Robert Flaherty, de Leni Riefenstahl, d'Esther Shub
ou encore de Dziga Vertov, qui n'employaient pas non plus de voice over. Quant au cinéma direct
(première génération), il abandonna lui aussi le commentaire d'un narrateur omniscient – et
finalement, sur la question du rapport images/commentaire, tous ces choix non-narratifs sont
assez semblables à ceux évoqués par De Antonio, bien que ce dernier ait eu coutume de critiquer
assez sévèrement les « documentarians » comme Frederik Wiseman, Marcel Ophüls, Richard
Leacock et les Frères Maysles qui manifestaient une confiance absolue dans leurs images, avec
les frayages métaphoriques que nous avons vus, souvent inévitables. Et puis, si De Antonio, n'a
pas systématiquement recours à une voice over, il n'en demeure pas moins qu'il insère des
segments sonores de sa voix au timbre baryton très reconnaissable, dans la plupart de ses films,
soit dans le Prologue (Point of Order), soit de temps en temps (Rush to Judgement, Charge and
Counterchage, In the Year of the Pig, Millhouse : A White Comedy) ou carrément en parlant
directement devant la caméra (Painters Painting , Underground, Mr Hoover and I).
C'est par contre en tant qu'anarchiste que De Antonio a toujours cru en la valeur de la parole
(plain talk), et en confiant à ses interlocuteurs le choix de penser par eux-mêmes, de tirer leurs
propres conclusions. Ce qui explique en partie son choix de ne pas avoir recours à des
commentaires en voice over, un dispositif favorisant la prise de pouvoir du cinéaste sur le
spectateur. Selon lui, il n'y avait pas de nécessité à expliquer les événements montrés, ni même la
170 Gary Crowdus and Dan Georgakas, « History is the Theme of All My Films », in Alan Rosenthal (edited by),
New Challenges for Documentary, Berkeley Los Angeles : University of California Press, 1988, p.174.
575

elation qu'entretient le film à l'égard de ses images. Si le cinéaste se fait le témoin de la scène
américaine, il n'en demeure pas moins un spectateur comme un autre, une subjectivité comme
une autre.
Cette vocation dialogique du film documentaire personnel trouve ici sa pleine dimension, et
permet de dépasser le stade du tout subjectif – la personnalité de De Antonio imprime néanmoins
toutes les strates du film, notamment dans ses aspects ironiques et absurdes – pour ouvrir
l'espace du film à d'autres subjectivités. Néanmoins, comme nous l'avons déjà suggéré, ce film
étant resté confidentiel, les retours proviennent de critiques et/ou d'amis proches de De Antonio,
ou encore de publics acquis à sa cause : certains publics de gauche.
De la subjectivité du cinéaste au film-collage
Tout comme Esther Shub et les autres cinéastes qui viennent à sa suite créant une relation
dialectique entre le film original et sa re-contextualisation, De Antonio ne croit pas que ses
positions politiques clairement énoncées viennent entraver la réception spectatorielle, même si,
comme il le dit haut et fort : « I happen to have strong feelings and some dreams and my
prejudice is under and in everything I do. » 171 Ce « prejudice » (préjugé, idée préconçue) est à
prendre en compte dans les relations de de Antonio avec son public, et participe pour beaucoup
de sa subjectivité documentaire, comme l’écrit plus tard Bernard Weiner : « His films are
difficult, they make demands on the audience » 172 , se référant ensuite au cinéma d’Eisenstein,
notamment dans La Grève, en écrivant que le film « [...]should plough the audience’s psyche » -
le film doit se frayer un chemin jusqu’à l’âme du spectateur, ou, pour reprendre l’expression
eisensteinienne « Fendre les crânes avec un ciné-poing ». Mais comme les films d’Eisenstein,
les films de de Antonio ne sont que furtivement didactiques. En dépit de l’intention
démocratique de ses films (ne pas vouloir enseigner mais révéler, ce qui constitue une
contradiction patente, compte tenu des déclarations du cinéaste, ainsi que nous le verrons à
l'entame de notre analyse de In The Year Of The Pig), de Antonio souhaite néanmoins amener le
spectateur à ce qu'il tire lui-même ses propres conclusions - une méthode qu’il appelle
« democratic didactism » 173 . Cette locution représente la nouvelle praxis documentaire d’Emile
de Antonio qui instruit sans dépouiller le spectateur, ni même les archives subjectivement
171Gary Crowdus and Dan Georgakas, « History is the Theme of All My Films », in Alan Rosenthal (edited by),
New Challenges for Documentary, Berkeley Los Angeles : University of California Press, 1988, p.175.
172 Bernard Weiner, Opus cité, p.13.
173 Thomas Waugh, « Beyond Cinema Verite : Emile de Antonio and the New Documentary of the Seventies », in
Bill Nichols (edited by), Movies and Methods II (Berkeley and Los Angeles : University of California Press), p.233-
258.
576

emontées, d’une indépendance de pensée. Les films de De Antonio visent à convaincre le public
par les arguments avancés, et sont passionnés autant qu’intellectuels et clairs, construits autour
d’une sorte de « collage junk idea I got from my painter friends » 174 qui consiste à travailler avec
un matériel « dead footage » - matériel filmé auquel il entend redonner vie 175 . Ce concept de
« collage junk », que l’on traduira par « collage de bouts de chandelle » ou par « montage
hétéroclite » 176 est central à la notion de antonionienne de « democratic didactism » : En effet,
c’est par la juxtaposition de « people, voices, images and ideas » qu’il peut développer une ligne
didactique qui échappe aux mécanismes didactiques traditionnels, comme par exemple l’usage
d’une voice over 177 . De Antonio réfute complètement la fonction purement illustrative du
matériel d’archives, et au lieu de cela, les pièces originales de film deviennent des ingrédients
malléables et actifs. Ce qui est essentiel pour le didactisme démocratique de De Antonio, c’est le
sens inné de l’image d’archive originale – bien que reconstituée, l’image d’archive originale
n’est jamais totalement obscurcie, et fonctionne le plus souvent comme un palimpseste. Une des
facettes frappantes et constantes du travail de De Antonio, c’est que sa méthode de collage ne
s’attaque pas directement aux figures haïssables comme celles de Richard Nixon, de Joseph
McCarthy ou encore du Colonel Patton, mais au contraire, leur laisse assez de corde pour qu’ils
se pendent eux-mêmes – en d’autres termes, le montage est orchestré de telle sorte que les
images (documentaires, provenant de leurs déclarations officielles) agissent comme des éléments
« à charge » des hommes portraiturés, retournant pour ainsi dire les images contre elles-mêmes.
Car enfin, être le témoin de la défaite de McCarthy, en live à la télévision, est bien plus efficace
que d’en avoir le récit rétrospectif. L’Establishment politique américain a en effet fini par
comprendre que le Sénateur était un menteur invétéré, ivrogne et bigot. De Antonio aime à
rappeler qu’en dépit des années de procès, le conseiller particulier de McCarthy, Roy Cohn, n’a
jamais pu épingler De Antonio pour manipulation de faits et d’images – il n’a fait que monter
des images d’archives : « There is no finer flattery nor more delicious treachery than verbatim
quotation » 178 . Plusieurs séquences de Point of Order démentissent néanmoins cette (belle)
174 Emile de Antonio fait ici référence aux peintres Robert Rauschenberg et Jasper Johns, « pères » du Pop’Art,
ainsi qu’à son ami John Cage qui apparaît dans plusieurs de ses films, entre autres dans Painters Painting et Mr
Hoover and I. Jasper Johns est l’initiateur d’une nouvelle pratique appelée le Junk Art. Par exemple, il peint un objet
ordinaire comme une cible, tout en fixant des objets directement sur la toile. Il prend ainsi ses distances avec la
radicalité non figurative de l’Abstract Expressionism, en développant de nouvelles techniques de création, qui vont
amener au Pop Art.
175 Alan Rosenthal (edited by), New Challenges For Documentary (Berkeley and Los Angeles : University of
California Press, 1988), p.4.
176 Cette expression « collage junk » renvoie à la notion de « junk art », un art de récupération qui se compose de
matières hétéroclites, comme par exemple une sculpture faite à partir de bois, de métal et de verre, par exemple.
Dans le contexte du cinéma documentaire, on comprendra que le montage s’effectue à partir de récupération
d’images et de séquences hétérogènes, ce qui crée une épaisseur et une densité inhabituelle.
177 Bernard Weiner, « Radical Scavenging : An Interview With Emile de Antonio », in Film Quaterly n°25, Fall
1971, p.6.
178 Mitch Tuchman, « Freedom or Information », in Film Comment n°26, July-August 1990, pp.66-68.
577

innocence, l’exemple le plus évident étant sans doute la séquence de fin du film. Dans cette coda,
de Antonio impose une structure de type narrative qui montre le Sénateur McCarthy rabâcher
devant une Chambre quasi vide, une énième diatribe verbeuse dirigée contre le Sénateur
Symington 179 , tandis que les quelques sénateurs restant commencent à plier leurs affaires. La
séquence s’achève par une photographie de la Chambre du Sénat, complètement vide, signifiant
que la parole de McCarthy est tombée dans un puits. De Antonio construit la séquence par le
biais d’un collage d’images disparates dont toutes ne sont pas indispensables à la compréhension
de la scène ; certaines tendent à répéter, comme une série de faux raccords, l’idée que McCarthy
prêche dans le désert ; il en va de même du son, qui n’est pas synchronisé, et qui suggère de ce
fait que l’Establishment, qui l’avait autrefois écouté et soutenu, se retourne aussi contre lui. La
dualité de Point of Order réside dans le fait que de Antonio construise son récit et le sens qui
cherche à partir d’images d’archives sur lesquelles il n’avait aucune autorité, aucun contrôle
initial – d’où la méfiance de Roy Cohn à l’égard de De Antonio, mais aussi son incapacité à
trouver des failles dans son dispositif qui lui aurait permis d’engager des poursuites contre lui.
De Antonio reconnaît les mécanismes de cette dualité, quand il commente : « Honesty and
objectivity are not the same thing. Nor are they even closely related. » 180 Point of Order est par
conséquent « honnête » dans la mesure où toutes les images montées sont indéniablement réelles
et authentiques, et pourtant, le film n’est pas « objectif » puisque ces mêmes images ont été
sélectionnées et re-présentées pour aller dans le sens de l’argumentation de De Antonio et des
événements qu’il montre. Ce qu’un film comme Point of Order éclaircit vraiment, c’est le
problème qui consiste à faire équivaloir l’image, ostensiblement sans parti pris, non
polysémique, avec la vérité – et les caméras déployées pour enregistrer les dépositions dans
l’affaire des écoutes de l’armée, sont particulièrement non-interventionnistes, se contentant de se
concentrer sur le porteur de la parole. Les films « collage junk » sont donc une entreprise
ironique de démantèlement de cette prétendue vérité.
Pour conclure provisoirement sur la méthode collage :
The only mise en scène of real importance
is practiced in the editing.
Orson Welles 181
179 Stuart Semington fut Sénateur de 1953 à 1976. Élu Démocrate du Missouri, il servit dans le gouvernement
Truman, comme Secretary of the Air Force. C’est en cette qualité qu’il fut un des opposants du Sénateur McCarthy,
notamment dans l’affaire des écoutes de l’armée ; McCarthy avait coutume de le tourner en ridicule en l’affublant
du sobriquet « Sanctimonious Stu. »
180 Marc Weiss, « Emile de Antonio », in Film Library Quaterly n°7, 1974, pp.29-35.
181André Bazin et Charles Bitsch, « Entretien avec Orson Welles », in Les Cahiers du Cinéma, n°84, juin 1958,
p.35.
578

Emile de Antonio exploite les images de façon très idiosyncratique et provocatrice, n'hésitant pas
à donner son point de vue, sans pour autant empiéter sur celui des autres. Pour ce faire, il évite le
dispositif (trop) autoritaire de la voice over, nous l'avons démontré, et invite le spectateur à
réfléchir seul, à s’interroger sur l'état des choses, et éventuellement, dans le meilleur des cas, à
chercher à modifier les choses 182 :
De Antonio is a strong advocate of bias and of the foregrounding of opinion, thereby
undermining the notion that documentary is principally concerned with transparency and
non-intervention. 183
Il est par conséquent particulièrement ironique que la question de l’auteur et de l’autorité ait
fréquemment préoccupé les cinéastes pratiquant la compilation documentaire. Par exemple,
Esther Shub s’est rendue compte que de nombreux critiques considéraient que son film The Fall
of The Romanovs n’était pas son film. Quant à Emile de Antonio, son film Point of Order (un
montage des écoutes de McCarthy de 1954) ne fut pas sélectionné pour le New York Festival de
1963, sous le prétexte qu' « it was television and not film » 184 . En fait, le travail d’Emile de
Antonio présente l’agencement le plus complet des idées exprimées par Esther Shub sur le
potentiel polémique de l’image d’archive. Un des nombreux interviewers d’Emile de Antonio,
Bernard Weeiner a qualifié sa méthode de « radical scavenging » (radicalisme de charognard) 185,
qui consiste à revisiter, relire des images déjà tournées pour construire à partir d’elles un récit
alternatif et probablement même directement opposé à elles. C'est aussi, toutes proportions
gardées, ce que l'on reproche confusément aux films de Michael Moore aujourd'hui – nous
aborderons rapidement cette aspect dans notre conclusion.
Le travail de de Antonio est une claire illustration du fait que non seulement les archives sont
ouvertes, disponibles à l’interprétation et à la manipulation, mais que des thèses générales
peuvent être développées à partir d’images historiques spécifiques, et que l’événement historique
ne réside pas seulement dans le passé, mais au contraire, est inévitablement lié au présent –
présent historique, présent des images. Le Marxisme de de Antonio sous-tend tous ces
documentaire, malgré les nombreuses contradictions 186 . Voyons maintenant quelques exemples
précis.
182 Bien qu’Emile de Antonio ait été souvent comparé à Esther Shub, il a très tôt précisé qu’il n’avait vu aucun de
ses films avant de débuter sa carrière de cinéaste (voir l’ouvrage de Garry Crowdus et Dan Georgakas, « History Is
The Theme of All My Films : An Interview With Emile de Antonio », in Alan Rosenthal (edited by), New
Challenges For Documentary, Berkeley and Los Angeles : University of California Press, 1988
183 Stella Bruzzi, New Documentary : A Critical Introduction, London and New York : Routledge Editions, 2000,
p.24.
184 Bernard Weiner, « Radical Scavenging : An Interview With Emile de Antonio », in Film Quaterly n°25, Fall
1971, pp.3-15.
185 Idée de fouiller les poubelles ou de récupérer des ordures
186 Dans son ouvrage L'Archéologie du savoir, Michel Foucault conçoit parfaitement qu'on puisse se réclamer
Marxiste sans pour autant idolâtrer Le Capital, et faire de la lutte des classes son cheval de bataille. La posture
marxiste d'Emile de Antonio semble relever de l'utopie politique – voire romantique – et c'est souvent comme
anarchiste qu'il arrive à conjuguer ses multiples contradictions, notamment son élitisme culturel et artistique.
579

- Exemple de film-collage : In The Year of the Pig
We don't want films the colour of roses, we
want them the colour of blood.
Manifesto du New American Cinema Group 187
With our cameras, we can and we must
record the KKK and the life in prisons, the
cruelty of man to man in Vietnam, the
genocides and follycides and bring it all to
the public consciousness.
Jonas Mekas, Diaries, 19 avril 1966.
Dans son texte « Theses on the Philosophy of History », Walter Benjamin suggère que les
matérialistes historiens devraient se dissocier des vainqueurs de l’histoire et du maintien du statu
quo et au lieu de cela « brush history against the grain » 188 Le même point de vue est adopté par
de Antonio, dont les films cherchent à prolonger/faire ressortir le texte non officiel, enterré de
l’histoire américaine, et le faire résonner dans les couloirs de l'Histoire. Dans certaines instances,
le lien entre le passé et le présent est maintenu et mis en avant, comme dans The Year of the Pig
où De Antonio retrace les années depuis la domination française et l’offensive américaine de
1968. Dans ce documentaire réalisé en 1968 et sorti en 1969, de Antonio examine la guerre alors
en cours 189 , dans ses rapports avec l’histoire plus vaste de l’intervention colonialiste en
Indochine. L’intention de De Antonio est, selon Alan Rosenthal, « to offer the intellectual and
historical overview » 190 qui manque, d’après lui, dans les reportages de guerre, généraux et sans
analyse. Nous allons voir comment Emile de Antonio conçoit son projet de film, en termes
esthétiques et discursifs mais aussi en termes de contrepoint aux autres films documentaires sur
le même conflit. Nous passerons sous silence le rôle prépondérant des télévisions américaines
dans la sélection de l'information diffusée – ce serait engager un trop vaste débat, et de plus, ceci
irait à l'encontre des choix opérés par le cinéaste que nous présentons ici, et que nous défendons :
« J'ai la forte impression que tout film sur la guerre au Vietnam que peut montrer la télévision
américaine doit être pour la guerre. » 191
187 Emile de Antonio prit part à divers groupements de cinéastes, notamment ceux qui étaient alors sous l'égide de
Jonas Mekas.
188 Walter Benjamin, Illuminations, traduit de l’allemand par Harry Zohn (London : Fontana Editions, 1955-1973),
p.259.
189Après les assauts américains nourris durant les années 65-66, les deux années suivantes voient le conflit s'enliser
dans une sorte de guerilla. Le fait marquant de l'année 1968 est la TET Offensive de janvier, durant les fêtes du
nouvel an, et 1969 voit la mort du héros de l'Indépendance Vietnamienne, Ho-Chi-Minh..
190 Alan Rosenthal, « Emile de Antonio : An Interview », in Film Quaterly n°31, Fall 1978, pp.4-19 (p.9)
191 Michel Ciment et Bernard Cohn, « Entretien avec Emile de Antonio », in Positif n°113, février 1970, p.31.
580

In the Year of the Piget
quelques autres films documentaires sur la guerre au Vietnam :
When the United States fought in Vietnam,
it was organised modern technology versus
organised human beings ; and the human
beings won.
Howard Zinn, A People's History of the United States 192
Le film est rapidement financé par plusieurs millionnaires membres du Peace Movement ainsi
que certains libéraux prestigieux tels que Paul Newman, Leonard Bernstein ou encore Steve
Allen. Thomas Waugh revient sur le projet de De Antonio :
In a cultural climate already charged with the divisive rhetoric of the war and
distrustful of radical polemic, de Antonio's strategy was probbaly the right one.
U.S.Liberals were ready for this cold chronological collage of documents arranged
with the artist's customary matter-of-factness and unmediated by any external
narration.
Et en effet, le film offre un contraste saisissant à l'ambiance de la fin des années soixante. Au lieu
du ton passionné, romantique 193 , des marches innombrables organisées contre le Vietnam aux
États-Unis (surtout à partir de 1969), la rhétorique de antonionienne est posée et analytique. Son
propos n'était pas d'enflammer les esprits mais de convaincre les Américains des exactions
américaines causées par l'impérialisme américain, de creuser la question sous tous les angles,
tenants et aboutissants ; ce que les manifestants résumaient le plus souvent à quelques slogans du
genre de celui de John Lennon et Yoko Ono : « Make Love Not War », en réponse au slogan des
GI's « Make War Not Love » que l'on voit inscrit sur un casque au début de In The Year of the
Pig 194 .
Ces slogans sont d'ailleurs le point de départ du film de David Loeb Weiss, No Vietnamese Ever
Called Me Nigger 195 (1968) dont le titre est inspiré d'une remarque de Mohammed Ali qui
entendait ainsi exprimer la colère montante des populations afro-américaines de Harlem et
d'ailleurs, pour lesquelles cette guerre lointaine apparaissait surtout comme un déplacement de ce
qui se passait sur le territoire américain.
192 Howard Zinn, A People's History of the United States ; 1442 to Present, third edition.
193 Même Stan Brakhage ne peut que réagir aux images d'invasion du Vietnam : « I fear the war inclination of this
society ». Il consacre un de ses Songs à sa réaction à vif de l'événement, en 1967 : 23 rd Psalm Branch 1 (un film
d'1 heure et demi), et pour l'occasion, exploite, fait rarissime dans sa pratique très personnelle de la pellicule, du
found footage d'images des guerres américaines. Film menacé de disparition (les supports 8mm du film
notamment), il a fait l'objet d'un téléscopage en 16mm, et espérons en numérique aujourd'hui.
194 Incidemment, il semble évident que le titre du film n'est pas simplement dû au hasard du calendrier de
l'astrologie chinoise...
195 Film 16mm en noir et blanc de 68 minutes.
581

Pourtant un film français de Pierre Schoendoerffer, tourné en 1966-1967, fait le lien entre les
deux « cauchemars » américains : Vietnam : La Section Anderson. Pierre Schoendoerffer est
alors un soldat engagé au Vietnam, sous le commandement d'un Lieutenant noir de West Point –
Anderson. Proposant une voice over empreinte de gravité et d'empathie (aux yeux de De
Antonio), le film n'échappe pas à un certain sentimentalisme français (très apprécié des
Américains semble-t-il 196 , puisque le film obtint l'Oscar du Meilleur Documentaire 1967) que
l'on retrouve, toujours selon De Antonio, dans les films de Marcel Ophüls (Le Chagrin et la
pitié; Veillée d'armes). Sur des images de symboles orientaux (rizières, dragons sur les temples et
demeures, bougies dans le vent, gros plans de fleurs, vallées dans la brume, visages d'enfants
etc...) et quelques notes égrenées sur une cithare, le commentaire débute ainsi :
La guerre du Vietnam est une tragédie...[....] Le document que vous allez voir n'est pas le
libre blanc de cette tragédie ; ce n'est que l'étude d'un des éléments qui la compose. Le
gouvernement a envoyé au Vietnam de jeunes hommes faisant leur service militaire. Qui
sont ces hommes ? Comment font-ils cette guerre ? Nous avons passé six semaines, nuit et
jour, avec une section de l'armée américaine en opération pour tenter de répondre à cette
question. Nous étions partis pour retrouver le Vietnam, mais à l'exception de quelques
images pathétiques, nous avons surtout découvert l'Amérique... Cela commence un
dimanche de septembre 1966....
Considérant le film de Schoendoerffer comme ambigu, en particulier à cause du commentaire qui
mêle dans un même pathos les considérations personnelles d'un homme en définitive fasciné par
les mécanismes de la guerre, et les considérations plus largement philosophiques et néanmoins
confuses sur l'engagement, la solidarité, les conflits raciaux etc...., De Antonio confie à Michel
Ciment : « Finalement, La Section Anderson est un film immoral... » 197
De même, In The Year of the Pig se démarque des autres films s'élevant contre la guerre du
Vietnam : d'une part le film français de Joris Ivens, Le 17ème Parallèle / The Seventeenth
Parallel , et d'autre part le film du collectif français, Loin du Vietnam/Far From Vietnam. 198 Joris
Ivens, cinéaste engagé s'il en est, poursuivant plusieurs causes et s'alliant à plusieurs projets
nationaux – dont la collaboration aux Roosevelt Films, ou New Deal Films, de 1935 à 1941- est
196 Il va de soi que ce genre de film les soulage d'une partie du poids de leur culpabilité, puisque Schoendoerffer bat
la coulpe française en permanence....
197Michel Ciment et Bernard Cohn, « Entretien avec Emile de Antonio », in Positif n°113, février 1970, p.31.
198Film 35mm couleurs de 115 minutes. Nous n'évoquerons pas le film plus tardif de Robert Kramer, Point de
départ/Starting Place, France, 1994. En 1969, Robert Kramer s'était rendu au Vietnam avec une délégation
américaine opposée à la guerre, et en avait ramené un film de 43minutes intitulé La Guerre du peuple. Il y
retourne 23 ans après, pour superviser un stage de cinéastes locaux, et en profite pour tourner Point de départ.,
principalement à Hanoi où s'est cristallisée selon lui la mémoire des bouleversements des cinquante dernières
années. Son film qui propose une sorte de carte postale -une lettre « écrite d'un pays lointain » - très personnelle
sur les années d'après-guerre, avec une méditation très subjective sur les personnes – personnages – qu'il croise
sur sa route et sur les objets témoignant de ce qui s'est naguère passé sur la terre vietnamienne.
582

un des premiers cinéastes à se rendre au Vietnam (dès 1964), puis à tourner un film protestataire,
Le Ciel, la terre (The Threatening Sky), en 1966. Il fait ensuite campagne à Paris pour réunir des
fonds en faveur des cinéastes vietnamiens sans ressources et sans matériel. Il participe au film du
collectif français contre la guerre au Vietnam (William Klein, Claude Lelouch, Agnès Varda,
jean-Luc Godard, Chris Marker, Alain Resnais, entre autres). Quel était le sens de cette
protestation, si loin des bombes? Et quels signes ces réalisateurs pouvaient-ils adresser au peuple
vietnamien? Loin du Vietnam fut une tentative pour répondre à ces questions. Film collectif issu
d’une période de recherche et de prise de conscience, les méthodes qui y furent employées, de la
fiction au documentaire, du montage d’images d’archives à l’animation, présentent un catalogue
des réponses que le cinéma peut apporter à une situation de crise politique internationale.
L'approche choisie par Joris Ivens fut critiquée car trop manichéenne, pêchant par une
schématisation de l'objet – écho lointain de ce qu'André Bazin appelait « l'épiphanie de la
réalité. » (l'idée brille à travers les choses, si on les épure un peu), alors que l'approche du
collectif ambitionnait une posture radicalement moderniste, c'est-à-dire politique, polémique et
fidèle à la complexité de la situation. Et pourtant, Joris Ivens avait choisi son camp : plutôt
adepte de l'identification secondaire – une notion vague qui consiste globalement en
l'identification du spectateur aux protagonistes du film ; encore faut-il pouvoir parler
d'identification secondaire dans un contexte documentaire ; ce qui revient à interroger la validité
du film comme document, ce qui était peut-être ce qu'on lui reprocha confusément – le cinéaste,
qui est le seul du collectif à s'être rendu au Vietnam pour tourner son film (d'où le titre du film), a
tendance à diaboliser les troupes américaines. Tandis que les GI's sont systématiquement filmés
de loin et le plus souvent de dos, suivant un objectif de déshumanisation, les machines souvent
substituées aux hommes (les missiles et les armes), les Vietnamiens sont filmés au premier plan,
souvent en gros plan et à hauteur d'homme, la caméra fixant leurs gestes, leurs regards. Le même
principe discriminant est employé pour le son : les paroles des GI's sont perpétuellement noyées
par des sons parasites (dont ils sont responsables), comme les rotations d'avions et d'hélicoptères,
le bruit des bottes.... tandis que les Vietnamiens sont montrés comme des êtres parlant et
communiquant ; des êtres humains qui « forcent » l'empathie.
Joris Ivens retourne l'année suivante au Vietnam sous les bombardements américains, et tourne
Le 17ème Parallèle (The Seventeenth Parallel ), en collaboration avec son épouse Marceline
Loridan. S'il construit encore son film autour de quelques figures centrales – comme c'est le cas
dans The Power and the Land, où une famille du Midwest devient la famille américaine, ou
même dans The Spanish Earth – son approche documentaire s'apparente dorénavant plus au
cinéma direct (caméras légères, son majoritairement synchrone, sélection de la réalité devant la
583

caméra, identification plutôt primaire), et inclut cette fois-ci des images tournées par des
opérateurs basés à Hanoi. Son film en noir et blanc documente pas tant la résistance dans les
villages reculés que la vie au jour le jour (« the other side of normal action »), la difficulté pour
se nourrir, les fermiers tâchant de cultiver la terre parmi les cratères des bombardements, les
jeunes filles quittant les abris souterrains pour aller se rafraîchir au puits et coiffer leurs cheveux,
les enfants apprenant à dire en anglais « hands up ! » etc... Comme tant de films sur la guerre du
Vietnam qui vinrent après In the Year of the Pig, en particulier les films de Bill Couturié,
Vietnam Requiem, 1984, et Dear America : Letters Home From Vietnam (1987), Le 17ème
Parallèle tend quelque peu à marginaliser le problème politique quasi insoluble de l'intervention
américaine au Vietnam, pour se concentrer sur les effets plus personnels, locaux, voire
anecdotiques de la guerre – on peut penser au film de Barry Levinson, Good Morning, Vietnam,
1988. Une guerre montrée de manière symbolique, quasi conceptuelle par moments, que Manuel
Costa explique ainsi :
In Vietnam, under the permanent bombing, any insignificant gesture had a completely
different, unique value. Therefore, in a partial use of direct cinema techniques and the new
awareness of duration, Ivens clung to those small, anonymous gestures precisely
expressing their uniqueness. 199
Bien que le texte de José Manuel Costa manifeste une empathie certaine avec le cinéaste qu'il
aborde tout comme Ivens manifestait une empathie avec ses sujets filmés, on a bien ici un
exemple d'opposition fondamentale dans la praxis documentaire. Emile de Antonio ne s'est
jamais rendu au Vietnam, et n'a donc pas tourné d'images qui auraient assurément, compte tenu
de la tragédie qui se jouait alors, trahi sa subjectivité, ni participé d'un effort de propagande anti-
militariste qui s'est finalement révélé impuissant face aux enjeux politiques et économiques qui
seuls justifiaient la présence occidentale en extrême-orient. Bien que du même bord politique, les
deux cinéastes n'ont pas du tout la même vision de l'engagement documentaire.
Enfin, il semble intéressant d'évoquer brièvement le film documentaire de Peter Davis, Hearts
and Minds 200 (1974). Contrairement à l'exigence de antonionienne, se caractérisant par une
argumentation complexe et une confiance placée dans la compréhension du spectateur, Peter
Davies se place dans une perspective plus populaire 201 , pour ne pas dire populiste – en d'autres
199 José Manuel Costa, « Joris Ivens and the Documentary Project », in Kees Bakker, opus cité, p.22.
200 Film 35 mm couleurs de 112 minutes. Il fut présenté au Festival de Cannes 1974, obtint la même année l'Oscar
du meilleur documentaire aux Academy Awards, et ce, bien que la sortie du film ait été retardée d'une année en
raison des multiples poursuites engagées contre le cinéaste par des leaders politiques américains.
201 L'expression « Hearts and Minds » était un slogan imaginé par l'armée américaine pour encourager les troupes
sur le terrain. Cette campagne idéologique fut reprise par le président Lyndon Johnston, qui avait coutume de
ponctuer ainsi ses discours. Cette expression fut diversement employée dans l'histoire : d'une part par John
Adams, second président des États-Unis qui déclara en 1818 « The Revolution was in the minds and hearts of the
people .. » ; et d'autre part, par les stratèges britanniques qui prétendaient « libérer » les populations du
communisme ou du fascisme.
584

termes, un documentaire hollywoodien, où l'engagement authentique du cinéaste dans sa cause
se trouve contrebalancée par des séquences plus conventionnelles, spectaculaires et faciles,
comme par exemple les scènes tournées dans le bordel de Saïgon, ou encore les scènes
convenues de foule – on retrouve ces mêmes scènes dans tous les films de fiction
hollywoodienne sur le Vietnam (chez Michael Cimino, Oliver Stone etc..). Comme pour Oliver
Stone notamment, la guerre du Vietnam est vue comme une tragédie nationale – pour les
Américains. Dans son court texte consacré à ce film, le célèbre journaliste essayiste Peter
Biskind (plume pour le New York Times, le Washington Post, Rolling Stones etc...), voit ce film
comme « le grand récit » de l'intervention américaine au Vietnam et de ses conséquences -
« Hearts and Minds truly brings the war home. » 202 - si bien que sémantiquement, Biskind calque
le paradigme militaire sur la production hollywoodienne, ou le contraire :
Hearts and Minds is the Vietnam film to end with Vietnam films, a million dollar Vietnam
spectacular. By deploying the vast ressources of a major Hollywood production company,
widly beyond anything imaginable by the anti-war film makers who labored doggedly on
their grainy black and white documentaries during the sixties, it reveals the aspiration to
have the last word, to get finally to the root of the problem. 203
Bien que critique à l'égard des responsabilités américaines, énonçant des phrases chocs proches
d'un De Antonio « Truman lied... Eisenhower lied.... Kennedy lied.... Johnson lied...... Nixon
lied.. », Biskind néanmoins adopte sur l'ensemble un point de vue au diapason avec celui de
Peter Davies, en opposant la guerre d'un peuple, côté Vietnam, à la guerre d'un peuple, côté
américain – contrairement à ce qu'écrit Howard Zinn dans A People's History of the United
States, dont nous avons reproduit quelques lignes en exergue de cette partie. Tandis que De
Antonio, ayant une vision historique plus globale et en même temps plus précise, voit ce conflit
comme la cristallisation de la chute de l'impérialisme occidental – ce que la très influente critique
cinéma du New Yorker (de 1968 à 1991), Pauline Kael, semble lui reprocher, se faisant ainsi le
porte-parole des intérêts américains en termes de représentation, et présentant De Antonio
comme un ennemi du monde libre :
De Antonio has not merely made a protest film documenting the 'downward spiral' of
American policy, though that is the film's most valuable aspect. He has attempted to
foreshadow the fall of the West – and not just in Vietnam. 204
202 Peter Biskind, « Hearts and Minds » (originally appearing in Cineaste, December 1975), in Lewis Jacobs
(Selected, arranged and introduced by), The Documentary Tradition, second edition, New York & London :
W.W. Norton & Company, 1979, p.551.
203 Peter Biskind, « Hearts and Minds » (originally appearing in Cineaste, December 1975), in Lewis Jacobs
(Selected, arranged and introduced by), The Documentary Tradition, second edition, New York & London :
W.W. Norton & Company, 1979, p.551.
204 Pauline Kael, « Blood and Snow », 1969, in Douglas Kellner & Dan Streible, Emile de Antonio – A Reader,
Minneapolis : University of Minnesota Press, 2000, p.204.
585

Pour revenir au film de Peter Davis, ce dernier emploie la même méthode du film-collage, bien
que d'une façon moins rigoureuse et moins chronologique, alternant des témoignages plus
récents avec des témoignages d'époque dans le but de chercher à impressionner les esprits. Il en
va ainsi du témoignage du Colonel Patton qui de retour du combat – on pense au personnage
interprété par Nick Nolte dans The Red Line de Terrence Malick 205 – rend hommage à ses
hommes : « They've been good killers ». De Antonio utilise la même séquence du Colonel Patton
dans In The Year of the Pig, mais sans la couleur - couleurs vives de la réalité pour Peter Davis,
noir et blanc de l'archive pour De Antonio. Ce qui témoigne de deux attitudes face au document
comme face à l'Histoire : d'une part une approche réaliste du document qui est présenté de façon
prétendument transparente, mais qui ne se distingue pas du flot des images factuelles d'actualités,
et fait irruption sur les écrans entre deux pages publicitaires également colorées – ce que De
Antonio a toujours fui. D'autre part, une intervention du cinéaste pour mettre en exergue ces
images « d'idéologie ordinaire » - des images qui ne sont pas pour autant renvoyées dans un
passé révolu, mais qui entretiennent des relations complexes avec le présent du film (rappelons
que De Antonio réalise son film en 1968, en plein cœur du conflit). La principale différence entre
les deux approches documentaires réside cependant dans l'absence quasi-symptomatique dans
Hearts and Minds du point de vue opposé : celui des Viêt-congs. Ce qui donne finalement au
film une impression de menace sourde et de dissensions au sein du camp américain noyées dans
une opposition molle – une impression qui finalement touche plus le cœur que l'esprit. Dans un
article 206 , Emile de Antonio condamne le film pour cause de « [...] political emptiness, an
inability to understand either the United States or Vietnam, patronizing attitudes.... »
Nous terminerons ce survol de quelques uns des très nombreux films documentaires traitant de la
Guerre du Vietnam, par un film qu'Emile de Antonio n'aurait sans doute pas désavoué : Il s'agit
du film Unfinished Symphony, un film réalisé collectivement par Bestor Cram, un vétéran du
Vietnam devenu réalisateur, Mike Majoros, opérateur de prises de vues et monteur (Woodstock),
et Howard Zinn, politologue et écrivain américain. Le film, dont le titre s'inspire de la
Symphonie opus n°36 d'Henryk Gorecki (Symphonie des chants de deuil / Symphony For
Sorrowful Songs, 1976), traite du retour des vétérans du Vietnam au début des années soixante-
dix, et des manifestations auxquelles ils prirent part. Réalisé et sorti en 2000-2001, c'est un
mélange d'images d'archives noir et blanc datant de la fin de la Guerre du Vietnam, et
d'interviews effectuées entre 1999 et 2001 (images en couleurs) dont le principal témoin n'est
autre qu'Howard Zinn, membre du mouvement pacifiste, ardent défenseur d'une histoire
205 Film de 1999, sur le conflit de Guadalcanal dans le Pacifique durant la seconde guerre mondiale (1942).
206 Emile de Antonio, « Visions of Vietnam », in University Review, n° 41, December 1974), p. 21.
586

subjective et populaire – il est l'auteur de A People's History of the United States ; de plus, son
autobiographie s'intitule You Can't Be Neutral on a Moving Train : A Personal History of Our
Times.. - et d'une « Civil Desobedience », en droite ligne d'un Emerson ou d'un Thoreau :
Democracy is not what government does. Democracy is what people do—people acting on
behalf of important principles of freedom and justice. Sometimes it's with government —
more often it's outside of government and against government, because very often the
government is acting against democratic principles. Civil disobedience becomes a way of
expressing democracy in a very live, vivid, dramatic form.
Le film se déroule principalement en 1971 au Mémorial de Lexington, Massachusetts, durant
les trois jours de commémoration et de manifestations des vétérans du Vietnam (les VVAW,
Vietnam Veterans Against the War) durant lesquels il y eut près de quatre cents arrestations. Le
film a pu exister grâce aux efforts conjugués du Lexington Oral History Project, qui a constitué
une mémoire locale, de peur que les habitants oublient leur passé. Parmi eux : Bestor Cram. Le
film donne la parole aux vétérans qui évoquent les horreurs vues, subies et/ou perpétrées au
Vietnam, à peine quelques mois plus tôt : « How do you ask a man to be the last man to die in
Vietnam? », se demande John Kerry, alors jeune vétéran, aujourd'hui sénateur et ex-candidat à la
Maison Blanche.
La principale différence avec l'approche de De Antonio, c'est cette distance temporelle qui donne
aux événements et aux questions les plus cruciales un sens plus appréhendable, plus acceptable
pour les Américains spectateurs. Néanmoins, si l'on observe la pratique de l'interview, les choses
semblent plus problématiques, en raison de la dissociation événement/faits relatés et représentés
s'avère problématique. Contrairement aux interviews de De Antonio qui sont synchrones avec les
événements, les interviews d'Unfinished Symphony ont été réalisées des années plus tard, et
tendent à favoriser ce que l'historien Michael Frisch appelle « Anti-History », c'est-à-dire :
[...] viewing oral historical evidence because of its immediacy and emotional
resonance, as something almost beyond interpretation or accountability, as a direct
window on the feelings and ... on the meaning of past experience.
Bestor Cram, qui occupe toutes les places du dispositif, résume son projet ainsi : « [it is to]
reawaken ideas that people have grappled with before and to make them feel fresh ». Il poursuit
ainsi deux objectifs affichés : d'une part, faire connaître le Vietnam Antiwar Movement, et d'autre
part, détruire les stéréotypes et idées reçues sur la Guerre du Vietnam, en montrant que,
contrairement aux apparences ( John Kerry est un exemple paradoxal, lui qui a ensuite brigué
587

l'investiture pour la Maison Blanche ; sans compter John McCain qui a largement construit sa
respectabilité sur ses faits d'armes au Vietnam, aujourd'hui remis en question), la Guerre du
Vietnam a causé de profondes divisions dans le tissu social américain, si bien qu'il a été quasi
impossible de maintenir un dialogue à l'échelle nationale. Unfinished Symphony entend reprendre
cette conversation interrompue, en montrant que :
Patriotism may mean challenging your government, rather than unquestioningly
following it to war ; that dissent, far from being unpatriotic, is in fact a fundamental
right and responsability of citizenship. What remains is the commitment to do the work, to
finish the Symphony. 207
Mais – et nous allons maintenant le voir - tout comme In The Year of the Pig, Unfinished
Symphony ne s'appuie sur aucune voice over et ne prétend pas orienter le spectateur pour lui faire
adopter la subjectivité d'un autre qui pourrait avoir un ascendant moral sur lui. Le film juxtapose
des voix indistinctes, des visages et des scènes sans explications rajoutées - contexte ou
personnalisation qui donneraient un accès simpliste aux événements évoqués - afin de permettre
aux spectateurs d'interpréter les événements par eux-mêmes, ce à quoi Bestor Cram et Howard
Zinn croient tout particulièrement :
It is not necessary for the work of an artist to persuade the viewer to a viewpoint, but
rather to open up an arena for dialogue, to create the opportunity for conversation,
interaction, and debate. This can be accomplished when a work transcends the urge
to explain, when it avoids the insistance of definitive interpretation. 208
In The Year of the Pig:
Poétique d'un documentaire didactique.
In an eight-year period fifteen bombs
were dropped on Vietnam by the United
States. Why ?
Emile de Antonio, in The Year of the Pig
Le projet d'Emile de Antonio est d'emblée complexe et ambitieux. Voici comment il parle de son
film quelques mois après sa sortie sur les écrans – le film aura d'ailleurs un certain succès
commercial – lors d'une interview accordée à Michel Ciment et Bernard Cohn pour la revue
Positif :
J'ai été professeur. Mon travail est didactique, même dans des films que vous n'avez
pas vus. Je veux seulement penser que ce film sur le Vietnam est plus compliqué, a
plus de niveaux de signification qu'il n'y en a dans un slogan ou dans un message
purement didactique. Car je ne crois pas qu'un tel message ait plus de sens que le fait
207 Bestor Cram, commentaire final de Unfinished Symphony.
208 Bestor Cram et Howard Zinn, à propos de Unfinished Symphony (commentaire inclus aux bonus du DVD)
588

de crier dans la rue « À bas la guerre ! » Si vous le faîtes, cela ne veut rien dire. Le
but d'une œuvre vraiment didactique est d'aller au-delà et de suggérer le pourquoi. J'aime
décrire mes propres sentiments comme démocratiques, avec un petit 'd', ce qui veut dire
que si vous ne voulez pas enseigner les choses aux gens, mais les leur révéler, vous leur
permettrez alors d'arriver tous seuls à la même conclusion que vous ; c'est un didactisme
démocratique, sans avoir à dire « premièrement, deuxièmement, troisièmement... » Et c'est
pourquoi j'insiste sur le mot « révéler ». Un jeune Américain voit le film, et il n'entend pas
De Antonio s'adresser à lui, mais il peut lui aussi trouver une conclusion au sujet de la
guerre. 209
Nous l'avons suggéré plus haut, Emile de Antonio dispose d'un stock important d'images
d'archives. Ces dernières lui furent fournies par les forces de libération du Nord-Vietnam, par la
BBC ou encore l'armée française. In The Year Of The Pig représente sur le plan formel le
traitement le plus radical de l'image d'archives dans le discours documentaire. Il ne fuit pas
l'ambiguïté, et semble à certains moments se démarquer de certains courants de la pensée
documentaire, selon lesquels l'image n'aurait pas de sens précis, mais une sorte de virtualité
sémantique générale qui nécessiterait un agencement avec d'autres images pour créer un
syntagme cohérent et signifiant. On prendra l'exemple que donne volontiers Emile de Antonio,
tiré de In The Year of the Pig : vers le début du film, les images des colons français d'avant
guerre, en chapeaux et costumes blancs, portés dans des pousse-pousse par des Vietnamiens, puis
sortant de cafés réservés aux Français. Pour De Antonio, cette scène des années 1930 résume à
elle seule tout l'empire colonial français – et il ajoute:
To me, that said everything you could say about colonialism without ever saying a
word. If anything shows the primacy of the image over the word, what the image can
reveal, it's the image of those rickshaws. It's the equivalent of a couple of chapters of
dense writing about the meaning of colonialism. 210
Ceci peut sembler une estimation exagérée des capacités d'une séquence à charge, et l'on
remarquera qu'une grande partie de l'impact de ce court segment provient néanmoins de sa mise
en place dans le dispositif polémique et confrontationnel du film. Et pourtant, ces quelques
images de document historique semblent travailler pour leur propre compte, renvoyant à certains
plans d'Eisenstein – le travail du signifiant dans le plan 211 , mais également aux photographies
mortifères qu'analyse Roland Barthes dans La Chambre claire. Le punctum barthésien serait ici
les chapeaux coloniaux des Français (chapeaux ronds de broussards) qui jurent avec les
chapeaux pointus des Vietnamiens qui d'emblée s'intègrent mieux au décor, à la terre, à son
209 Michel Ciment et Bernard Cohn, « Entretien avec Emile de Antonio », in Positif n°113, février 1970, p.29.
210 Gary Crowdus & Dan Georgakas, « History Is the Theme of All My Films », in Alan Rosenthal (edited by),
New Challenges for Documentary, Berkeley Los Angeles London : University of California Press, 1988, p.167.
211 On peut dresser un parallèle entre le lorgnon suspendu dans le vide dans Le Cuirassé Potemkine, et le poussepousse
des colons dans In The Year Of The Pig, en ce sens où ils sont tous deux des signifiants de classe, et qu'ils
annoncent la chute de leurs possédants/utilisateurs.
589

climat ; deux lignes géométriques pour deux attitudes au monde. Ceci, toutes proportions
gardées, puisqu'il ne s'agit pas ici d'images fixes, encore que la séquence très courte ne donne
finalement qu'une image qui s'éternise sur quelques accents du thème de The Charge Of The
Light Brigade, sur lequel nous reviendrons.
Sur le plan de la structure, In The Year of The Pig alterne de longues interviews d'experts
(diplomates français et américains, professeur de philosophie orientale, membres du Congrès,
historiens....) qui apportent une vision précise de l'époque et des enjeux et une analyse
circonstanciée, et des images d'archives sur lesquelles nous allons revenir. L'interview est en fait
un dispositif central aux perspectives historiques de De Antonio. Ainsi, on pourra comparer le
rythme de ses films dialectiques à un système systole-diastole 212 , entre le document – le fragment
d'un événement du passé – et l'interview, un segment vivant, présent qui sert à mettre en
perspective le document afin de l'analyser. Une structure initialement brechtienne qui alterne
l'action et l'analyse. Les visages de ces experts – un peu tous pareils, en costume, cadrés en
« talking heads » etc.. - reviennent à intervalles réguliers dans le déroulé du film, comme surgis
du passé – l'image d'archives grise accréditant cette impression de « déjà-vu » - devenant des
« guides » familiers qui nous font traverser l'histoire, à l'image de passeurs entre les images
d'archives et notre propre travail de reconstitution historique et discursive. Puis ils s'effacent
tandis que leur voix se poursuit, désincarnée, sur le flot d'images d'archives, si bien qu'à certains
moments, on ne sait plus qui est le locuteur, et nous nous sentons alors investis du devoir de voir
les images par nous-mêmes.
Le film développe une série de segments autonomes agencés selon une chronologie historique,
un commentaire épisodique fourni par les experts, nous l'avons vu, et des thèmes fondateurs
comme la vie d'Ho Chi Minh, le héros de la guerre d'indépendance du Vietnam (« the George
Washington of his country », dira un des conseillers de Franklin Roosevelt, le seul à avoir eu une
politique non ambiguë à l'égard de l'Indochine) ; les plans choisis d'Ho Chi Minh - l'homme assis
à sa table modeste table de travail dans une hutte ouverte à tous les vents, se recueillant dans la
nature ou marchant dans la jungle - sont romantiques et empreints d'une spiritualité tranquille qui
enrobe le film. Les autres paradigmes récurrents se concentrent sur la mise en parallèle des
conflits américains, mettant ainsi en évidence les contradictions entre la rhétorique politique
originelle de l'Amérique, et sa politique militaire expansionniste et guerrière.
212 Mouvements alternés du cœur. La systole correspond au moment où le cœur se contracte, et la diastole
correspond au moment qui suit la contraction du cœur, et où les organes se remplissent de sang. L'interview est
comparable à la diastole, où le témoignage en direct suit l'image brute de l'archive.
590

Mise en regard des séquences d'ouverture et de clôture du film
La séquence d’ouverture, fabriquée à partir d’un montage de photographies d’époque, met
justement en opposition (avec une amorce noire entre les deux séquences qui prudemment isole
les segments - on retrouvera cette même mise à distance dans Mr Hoover and I entre les images
d'Hoover et celles de la sphère De Antonio ) l’image d’un soldat de la guerre de Sécession, qui
mourut à Gettysburg, et l’image d’un GI au Vietnam, avec le slogan « Make War Not love » peint
sur son casque (voir les photos insérées). Cette stratégie contrapuntique annonce les pertes en
vies humaines qui attendent les troupes américaines au Vietnam. Cette opposition représente
aussi l’immoralité de la guerre présente et de la position américaine, toujours selon de Antonio :
« …that our cause in Vietnam was not the one that boy died for in 1863. » 213 - ce qui explique le
retour de la photographie du soldat Sudiste à la fin du film, cette fois-ci en négatif, et
accompagnée par une version enrayée de l’hymne The Battle Hymn of the Republic. La structure
cumulative de In The Year of the Pig, et son usage des images individuelles, servent tous deux le
désir du cinéaste de contextualiser sans cesse et de réexaminer, réévaluer le présent. La vérité
universelle qui émerge de l’accumulation des images répétitives d’activités agricoles et
fermières, d'Ho Chi Minh 214 marchant dans la jungle et des GI’s gisant morts dans les
broussailles, laisse entendre que toute tentative de battre les combattants du Nord-Vietnam, serait
vouée à l’échec.
On retrouve ici aussi, dans cette ouverture s'appuyant sur une méthode contrapuntique, ces vues
de type « Images du monde » (Vues des Lumières, Newsreels etc..), qui nous montrent un
Vietnam d'avant la guerre, un Vietnam luxuriant et quasi vierge, forêts tropicales, vallées riantes
et fleuves majestueux.... Ces images quasi flahertiennes – le noir et blanc semble fabriqué à
partie d'une pellicule panchromatique qui donne à l'image un caractère pictural et intemporel –
viennent en support visuel des quelques éléments biographiques de la vie d'Ho Chi Mihn fournis
par un diplomate français, un certain Philippe Devilliers, puis par un professeur de philosophie
orientale, Paul Mus, qui décrit, mêlant théorie marxiste et Confucianisme, les liens immatériels
et indestructibles entre l'homme et son milieu. Ces images indéterminées servent donc deux
objectifs : d'une part, lier l'histoire à la terre et vice versa (les invasions qui se succèdent, les
marches des envahisseurs et la marche des libérateurs) et lier les deux discours, l'un
213 Garry Crowdus & Dan Georgakas, « History is the Theme of All My Films : An Interview With Emile de
Antonio », in Alan Rosenthal, New Challenges In Documentary (Berkeley and Los Angeles : University of
California Press, 1988), p.168.
214 Homme politique et écrivain vietnamien, fondateur du parti communiste indochinois en 1930. Président de la
République vietnamienne en 1946, il organise l’opposition à l’invasion française, puis Président de la République
Démocratique du Vietnam du Nord, il soutient les forces opposées au régime de Saïgon. Il a publié de nombreux
poèmes en chinois classique.
591

expansionniste, l'autre pacifiste (il sera ensuite relayé par un témoignage de Jean Lacouture sur la
prise de conscience politique d'Ho Chi Minh alors qu'il vit à Paris, toujours sur des images
paradisiaques du Vietnam). Paul Mus, relatant l'éveil d'Ho Chi Minh à sa vocation de leader, cite
cette phrase que nous attribuons aussi à la démarche d' Emile de Antonio : « I can't tell you what
you have to do, but I can show it to you. » C'est précisément ce qu'il fait en exhumant ces images
d'archives, ce qu'il appelle « recapture history on film. » 215
Éparpillés entre de longues séquences d'exposition historique, ces « interludes » créent des effets
de montage à la limite de l'abstraction, du conceptuel, qui interpellent moins nos facultés
raisonnantes que nos instincts émotionnels. Ces îlots visuels fonctionnent comme des ruptures
salutaires dans la charge argumentaire et descriptive intraitable du dispositif filmique ; mais ils
sont plus que cela : ils apportent également une extension, une complication des idées soulevées
en transcendant pour ainsi dire la tentation paraphrastique suggérée par l'abondance des images
d'archives. De Antonio ajoute encore à la complexité ambiante en superposant à la bande-images
des effets sonores et des segments musicaux, qui s'appuient sur des sensations purement
métaphoriques, et des connections purement intellectuelles et personnelles. Ainsi, pour la scène
d'ouverture - débutant sur une image de la statue de Lafayette puis sur l'épitaphe effacés sur une
pierre tombale « As soon as I heard of American independance, my heart was enlisted » - De
Antonio commanda une musique concrète (inspirée de John Cage) enregistrée en crescendo, à
partir de sons retravaillés d'hélicoptères (rotations) – la composition devant donner l'impression
de machines qui tournent toutes seules, hors de contrôle, et de cris humains. Dans la même
séquence, il mixe à la suite l'une de l'autre deux versions musicales de The Charge of the Light
Brigade 216 . Comme l'air repris et modifié de Mademoiselle d'Armentières a pénétré l'inconscient
collectif par son utilisation dans maints films ventant la bravoure américaine (de The Plough
That Broke The Plain 217 de Pare Lorentz, 1936, à They Rode Together de John Ford, 1961, entre
autres), l'air de The Charge Of the Light Brigade évoque à la fois la nostalgie d'un ancien
équilibre du monde, de la mainmise de l'Occident aux quatre coins du monde, et plus directement
la guerre, la boucherie et la peur....
Nous souhaitons clore ce survol de In The Year of the Pig, en évoquant la clôture du film. Cette
séquence finale débute sur la voice over de Daniel Berrigan (ami de De Antonio, membre de la
Christian Left, lui-même ancien prêtre catholique devenu activiste, et qui fut emprisonné pour
215 Interview With Emile de Antonio, 1981, à l'occasion de la diffusion de In the Year of the Pig sur une chaîne
télévisée du Nebraska. Cette interview figure dans les bonus de la nouvelle édition DVD du film.
216 La première version provient de la composition de Max Steiner pour le film de Michael Curtiz (1936), et la
seconde provient de la composition de John Addison pour le film de Tony Richardson (1968)
217 Le film de Pare Lorentz montre avec ironie mais non sans poésie, les relations étroites entre le territoire
américain et ses ressources naturelles et humaines, et l'effort de guerre.
592

terrorisme contre l'état américain) rendant hommage à la résistance des populations
vietnamiennes. Daniel Berrigan est un des témoins du film, intervenant vers la fin pour
témoigner de sa présence au Vietnam en tant que membre de l' International Peace Movement,
aux côtés notamment d'Howard Zinn que nous avons évoqué plus haut. Ce texte personnel,
empreint de poésie et d'humanisme – d'une diction proche parfois d'un Auden dans Night Mail,
avec le timbre ample qui martèle les répétitions et fait sonner les mots importants - vient se
joindre à des images du paysage vietnamien, et notamment des conques filant au vent dans la
baie d'Along, alternées avec des images de jeunes Vietnamiens vêtus à l'occidentale qui sourient
à la caméra. Et tandis que Daniel Berrigan avance que la seule réponse des Vietnamiens, qu'ils
soient paysans ou intellectuels, à la question posée « What has revolution brought to you ? », est
inévitablement la suivante : « We still have nothing to eat. », on voit des images de retour de
pêche, où les paniers en osier débordent de poissons qui s'entassent devant la caméra, la bouche
béante et les yeux écarquillés. Images dont la beauté plastique ne dissimulent pas l'ambiguïté :
Faut-il attribuer ces images au contenu manifestement religieux, biblique, ne serait-ce que par
l'évocation de la parabole de la pêche miraculeuse, au locuteur-relais de De Antonio qu'est
Daniel Berrigan, membre actif de la Nouvelle Gauche Chrétienne 218 , comme l'expression
subjective d'une croyance qui aurait été encombrante, simplement énoncée par un radical tel que
De Antonio ? Ou bien faut-il voir dans ces images de soudaine abondance comme l'allégorie,
ironique ou pas, d'un avenir meilleur, une image de la vie du Vietnam ? - on peut penser au
dicton favori de Mao, selon lequel les combattants du « Grand Bond en Avant » sont comme des
poissons dans l'eau : « The people may be likened unto water and the guerilla band unto fish
who inhabit it » (traduction du leitmotiv de Mao Tse-Toung 219 ). Dans une dernière intervention,
Paul Mus parle avec une philosophie qui ne peut qu'impressionner l'interlocuteur, et qui pourtant
n'a pas été bien entendue par les Américains :
There is still one light of hope : they are used to invasions - for you are not the first
people who destroyed villages in Vietnam, unfortunately... - and so it's a great tradition
that the village is not lost, even when it disappears from the surface of the ground, because
the village is down below...
Ses mots viennent illustrer des plans de corps mutilés dont certains en cours de putréfaction –
des corps gisants qui renvoient à la multitude de poissons agonisant. Forme circulaire d'une
pensée historique qui faisait de l'homme une émanation de sa terre (le commentaire de Paul Mus
au tout début du film), un paysan, et fait en sorte que tout retourne à la terre à la fin, mais pour
mieux renaître, à en croire la vision orientale de Paul Mus ; ce qui nous permet de lire les corps
vietnamiens en cours de dégradation organique, comme un apport de substrat à la terre. La toute
218 Si de Antonio était athée, il admet une admiration certaine pour la gauche chrétienne, et notamment pour deux
de ses plus célèbres représentants : les frères Berrigan.
219 Cette phrase est citée en voice over (par une voix de femme), dans Millhouse : A White Comedy.
593

dernière séquence montre un groupe de GI's après un combat, qui marche dans la jungle. Deux
hommes soutiennent un troisième blessé à qui on a bandé les yeux. Aveuglement politique aussi
bien que moral, d'une Amérique affaiblie et décimée, sur fond d'air militaire triomphant qui
résonne ici comme un contrepoint ravageur à la débâcle américaine (The Battle Hymn of The
Republic 220 ) - contrepoint accablant et mortifère aux plans de la population vietnamienne pleine
de vitalité et de jeunesse (beaucoup de plans de jeunes filles et de mères portant des enfants). Il
semble clair que l'impact affectif et moral de telles images, placées qui plus est à la coda du film,
pèse plus que le seul agencement dialectique des images d'archives.
- Une comédie du pouvoir : Ironie et perversion discursive dans Millhouse:
A White Comedy
Nixon est le saint patron américain du côté
obscur. Un cancer à la Maison Blanche.
Oliver Stone, à propos de son film Nixon, 1995
Nous venons de le suggérer : le caractère le plus constant et le plus personnalisé de l’œuvre de
De Antonio, réside assurément dans son usage de la technique de collage des séquences, puisque,
De Antonio nous rappelle que «The real history of the United-States in the Cold War is the out-
takes. 221 » L'objectif peut parfois consister à instaurer une critique ironique et humoristique de
l’histoire américaine. Une qualité que l’on trouve dans le film de De Antonio, Millhouse : A
White Comedy, et que l'on retrouve dans le film collage de Kevin Rafferty, The Atomic Café, des
années plus tard.
Réalisé entre 1970 et 1971, Millhouse : A White Comedy le seul film jamais tourné durant la
première partie de la mandature Nixon, avant l’affaire du Watergate, est, comme son titre
l’indique, une comédie documentaire ; nous aurons l’occasion de revenir sur ce couple détonant,
quasi oxymoronique : comédie + documentaire. C'est aussi un des films les plus controversés 222
220 Il s'agit d'un des hymnes américains les plus célèbres. Un air entraînant qui fut mis en paroles durant la Guerre
de Sécession afin d'encourager les hommes à aller au combat : « Mine eyes have seen the glory of the coming of
the Lord / He is trampling out of the vintage where the grapes of wrath are stored./ He hath loosed the fateful
lightning of His terrible swift sword / His truth is marching on / Glory, glory, hallelujah! » On reconnaît ici
l'habituelle justification religieuse de l'engagement guerrier. Plaqué sur des images de défaite – des hommes qui
marchent, mais revenant du combat en ordre dispersé, ce segment musical participe de l'ironie de la
démonstration. Il se poursuit dans le péritexte filmique, débordant l'agencement purement dialectique du film
pour entrer dans un espace plus trouble encore – du réel ? - laissant ainsi entendre que l'Amérique engagera
encore d'autres guerres au nom des mêmes principes.
221 Bernard Weiner, « Radical Scavenging : An Interview With Emile de Antonio », in Film Quaterly n°25,
automne 1971, p.4.
222 Millhouse eut néanmoins un certain succès lors de sa première diffusion, dans plus de 400 salles de cinéma aux
États-Unis, en 1972.
594

sur ceux qui ont occupé la plus haute fonction de l'état américain. Ce film est d’ailleurs la raison
principale pour laquelle De Antonio figure sur la liste des ennemis personnels de Nixon – alors
que le FBI avait déjà constitué un dossier substantiel, ce qui est l’objet de son dernier film Mr
Hoover and I - un statut dont il était particulièrement fier, clamant que les dix dossiers de la
Maison Blanche constitués sur lui étaient, avant même les récompenses obtenues pour ses films,
son « ultimate prize » 223 .
Comme pour les autres films de De Antonio, la genèse du film est presque aussi importante que
le message proprement dit. La réalisation du film dura une année, comprenant entre autres de très
nombreuses recherches de nature extra-filmique. Pour ce faire, il engagea un journaliste pour
éplucher la presse plus qu'abondante sur Nixon depuis 1946, date de son entrée en politique. Les
Newsreels ont été négociées auprès des télévisions – trois circuits se partagent le parc américain
de télévisions à l'époque, que De Antonio appelle gangsters. Ayant déjà eu l'occasion de négocier
avec CBS les enregistrements complets des écoutes de McCarthy pour son premier film, il eut de
nouveau les plus grandes difficultés à acheter les rushes, certains refusant pour des questions
politiques ; d'autres en revanche, ne firent pas de telle discrimination. Une fois les rushes
visionnés, sélectionnés et édités, l'ensemble du matériel fut donné à des universités, le matériel
recueilli étant très complet.
Tandis qu’il était en train de monter Painters Painting, De Antonio reçut un coup de fil anonyme
de quelqu’un qui prétendait avoir volé du matériel concernant Nixon, provenant d’une émission
télévisée, et qu’il souhaitait confier ce matériel explosif à De Antonio sans rien demander en
échange, si ce n’est qu’il s’engage à faire un film. De Antonio accepta sur le champ, et le même
soir, deux cents bobines de films étaient déposées devant sa salle de montage. Afin de préserver
l’anonymat de ses sources, et afin de s’assurer que le FBI ne pourrait pas remonter à la source,
de Antonio a fait effacer tous les numéros de série gravés sur les amorces de pellicule – ce qui
est typique de l’attitude du cinéaste. Car en raison de leurs sujets sensibles, ses films avaient déjà
attiré l'attention des services secrets et de la police fédérale qui ne purent jamais pourtant
empêcher la sortie ou la diffusion d’un film, puisque, nous l'avons montré, De Antonio n'a jamais
été accusé de manipuler les faits et les images, puisqu'il se contente de (« There is no finer
flattery nor more delicious treachery than verbatim quotation »). Déjà lors du montage de Rush
to Judgement 224 , la police réussit à intercepter des témoins que de Antonio voulait interviewer, et
223 Alan Rosenthal, « Emile de Antonio : An Interview », in Film Quaterly n°31, Fall 1978, p.8.
224 Rush To Judgement a été réalisé en 1967, et se présente comme une enquête sur l'assassinat de Kennedy, un ami
d'enfance. De Antonio s'appuie pour cela sur l'ouvrage du même titre écrit par Mark Lane, qui revient sur les
conclusions de la Commission Warren, et élabore la théorie d'un complot. De Antonio inclut des extraits d'audition
des différents acteurs du drame, y compris Lee Harvey Oswald, ainsi que de nombreux témoignages, dont celui
d'Abraham Zapruder. Il semblerait que pour réaliser son film JFK, Oliver Stone ait utilisé un passage du montage
595

à les menacer pour qu’ils ne parlent pas, sous peine de représailles. Le film, les enregistrements,
rushes et négatifs des interviews des Weathermen furent saisis par le FBI – une action qui rallia
la plupart des réalisateurs d’Hollywood à sa cause. De Antonio fut arrêté avec des membres des
Ploughshares Eight (un groupe d’activistes protestant contre la course à l’armement pendant la
guerre froide, qui manifestait devant une centrale nucléaire durant le tournage de In The King Of
Prussia. )
En fait, ses films documentaires sont un mélange, un condensé audacieux d’intention, de contenu
et de forme, à la fois personnels et universels. À un niveau basique, Millhouse 225 est l’expression
de toute la haine de De Antonio envers Nixon et les coups bas de ce dernier à son encontre (on
apprend dans Mr Hoover and I que Nixon et Hoover ont quelques liens de « parenté » politique,
notamment l'influence d'Eisenhower), et dont il savait qu’ils causeraient tôt ou tard sa chute. 226
Cependant, le film ne saurait être qu’une réaction épidermique à l’encontre d’un homme
politique véreux : Millhouse est une attaque complexe du système politique américain qui a
permis l’avènement d’un homme tel que Nixon, en lui permettant notamment de ressusciter une
carrière fade et entachée d’une multitudes de scandales attachés à son nom. Les éléments
comiques et politiques sont ainsi intimement liés, considérant que le personnage de Nixon
invitait, encourageait même la satire, travaillant finalement pour ses adversaires, autrement dit,
travaillant à sa propre chute. La structure de Millhouse en six crises parodie les propres
mémoires publiées à la veille de son élection à la présidence, justement appelées « Six
Crises » 227 . Depuis le tout début de sa carrière débutée dans les années quarante, ses bévues,
maladresses et fausses accusations ont sans cesse fragilisé sa progression de politicien : depuis
son harcèlement mené personnellement contre Alger Hiss 228 en 1948 pour des accusations
d’espionnage pro-soviétique, son travail de sape dans la campagne de son adversaire d’un temps
d'archives d'Emile de Antonio.
225 Nous proposons de réduire le titre à Millhouse...
226 On peut se reporter à l’analyse que fait Umberto Ecco d’une des allocutions de Nixon, pour la télévision en
1973, en plein cœur du scandale du Watergate.
227 Publiées en 1962, les mémoires de Nixon furent un best seller, car elles permirent de comprendre de l’intérieur
la pensée de Nixon, sans être un texte strictement autobiographique. Nixon fait l’analyse des six crises qui l’ont
propulsé sur le devant de la scène politique américaine : le « Hiss case », qui le fit sortir de l’anonymat , grâce à la
découverte miraculeuse de microfilms compromettants dans le jardin d’un anti-communiste ; la seconde crise
intervint lors de sa première campagne à la vice-présidence, en 1952, lorsqu’il fut accusé de toucher des pots de vin
– situation que Nixon retourna en sa faveur grâce au célèbre « Checkers Speech » où il réussit in extremis, de
convaincre l’opinion publique en sa faveur ; la troisième crise débuta lorsque Eisenhower eut une crise cardiaque, et
dut laisser le pouvoir dans les mains de Nixon ; la quatrième crise concerne le voyage de Nixon en Amérique du Sud
en 1958, lorsqu’il échappa de peu à un attentat au Vénézuela ; la cinquième crise renvoie au voyage de Nixon à
Moscou, et son entretien télévisé avec Kroutchev dans une cuisine construite sur le modèle américain ; enfin, la
dernière crise eut lieu lors de la campagne présidentielle de 1960, et la défaite de Nixon face à Kennedy.
228 Alger Hiss fut un fonctionnaire du Département d’État américain, qui s’est impliqué notamment dans la mise
sur pied des Nations Unies. En 1948, il fut accusé d’être à la solde soviétique, et accusé de parjure en 1950, suite à
cette affaire. À la Chute du Mur de Berlin, les archives retrouvées ne permirent pas d’incriminer formellement Alger
Hiss d’espionnage pro-soviétique. Il semblerait que le doute demeure.
596

au poste de Sénateur, Helen Gahagan Douglas (1950), ses trouvailles de microfilms dans une
citrouille etc…. Au cœur de la dialectique présente dans Millhouse, il y a cette lutte constante et
énergique entre la parodie et la critique politique sérieuse. Car Nixon est la source de tous les
ressorts comiques du film, alors qu'on suit ses efforts pour se construire une persona médiatique
de premier plan – ce que de Antonio commente ainsi:
What Nixon has been able to do in his political life is to totally transform his exterior, his
personal personality….. Nixon is packaging himself, and that is the importance of the
Checkers Speech. The Nixon of Checkers is a different creature than the Nixon of
Cambodia 1970, or the Nixon of the 1968 campaign, or the Nixon who went to China. 229
L’intérêt, le pouvoir même de Millhouse réside dans le lien logique qui existe entre la
personnalité de Nixon, sa perpétuelle réinvention de lui-même, son rachat médiatique et sa
superficialité avérée, et l’adéquation de la méthode du « collage junk » que nous avons détaillée
précédemment, et qui crée du sens par la juxtaposition de groupes éclectiques - électriques ? -
d’images. De Antonio a remarqué que Nixon était paradoxalement obsédé par les médias - faire
bonne figure 230 à tout prix - et dans le même temps, soucieux de se préserver, de se cacher des
Américains 231 , de dissimuler son manque d’authenticité et de sincérité derrière la mascarade
faiblarde d’une sincérité à la Horatio Alger 232 .
L'image présidentielle : de Kennedy à Nixon
L'intérêt de Nixon aux yeux de De Antonio, c'est qu'il est une image de l'Amérique, une image
de self-made man, de l'homme de la rue qui n'a pas tout le pouvoir et la fortune dont dispose la
famille Kennedy.
De Antonio sait que l'Amérique est le pays des images, un pays où l'image est plus intéressante
que son original – on verra d'ailleurs l'impact de cette remarque sur la scène d'ouverture du film.
Le sociologue Daniel Boorstin atteste de cette dictature de l'image, dans son célèbre ouvrage
justement intitulé L'Image, que nous avons déjà évoqué en Introduction : « L'image a envahi la
conscience américaine sous l'effet d'une hypnose nationale. » De Antonio va donc s'attaquer à
l'image présidentielle comme symbole du pouvoir, et à l'image d'un homme qui a prétendu la
contrôler complètement.
À cet effet, nous ferons deux remarques, utiles pour notre démonstration ultérieure :
229 Marc Weiss, « Emile de Antonio », in Film Library Quaterly n°6, 1974, p.32.
230 Cette obsession de l'apparence lui coûta finalement la Maison Blanche en 1960. En effet, les observateurs de la
campagne présidentielle Kennedy/Nixon situent la défaite de Nixon lors du débat télévisé qui opposa les deux
candidats. Kennedy était jeune et bronzé, et Nixon, qui venait de se faire opérer, affichait un teint cadavérique.
On peut voir des passages de ce débat dans le film de Richard Leacock et Robert Drew, Primary, 1960.
231 Marc Weiss, Opus cité, p.32.
232 Horatio Alger était un auteur prolixe de romans de gares, spécialiste des histoires de réussite sociale (Rags to
riches stories) qui flattaient l’utopie du Rêve américain.
597

D'une part, Nixon a choisi un système de représentation diamétralement opposé à son opposant
démocrate, Kennedy. Alors que l'image composite de Kennedy a été façonnée par le film
documentaire (reportages divers et variés, films tournés à la Maison Blanche comme opérations
de communication, films de famille tournés par des admirateurs – le cas d'Abraham Zapruder...),
l'image de Nixon est pour toujours étroitement associée à ses apparitions télévisées – apparitions
télévisées dont Emile de Antonio fait un usage immodéré, ce qui explique notre petit montage-
photos – qu'il trouvait plus faciles à contrôler. Et le dispositif de l'homme-tronc (talking heads)
est intraitable avec son image 233 : la qualité frontale de l'adresse télévisée de l'époque (cérémonial
de l'enregistrement, lourdeur du dispositif technique...) place Nixon dans une position virile de
confrontation, de défiance et finalement d'agressivité. Quoi qu'il en soit, Nixon ne se serait
jamais exposé aux procédés que d'aucuns peuvent considérer comme envahissants du cinéma
direct. Contrairement à Kennedy qui trouva dans cette nouvelle approche filmique, une vitrine
pour sa nouvelle approche de la politique.
En totale opposition vient ainsi l'image apparemment naturelle et décontractée de Kennedy –
apparence tranquille et rassurante que ce dernier doit en grande partie au travail des cinéastes du
cinéma direct, et aux films qui lui servent d'écrin : Primary (Robert Drew et Richard Leacock,
1960) et Crisis : Beyond a Presidential Commitment (Drew Associates, 1963). Grâce à l'avancée
technologique du matériel de prise de vues – mais pas uniquement - les opérateurs du cinéma
direct accompagnent, enveloppent et protègent le sujet filmé, et parfois même le propulse vers sa
destinée – on pense à la longue scène en caméra subjective, où les Frères Maysles, alors en
charge du tournage, font le choix de suivre Kennedy de dos en un long travelling dans sa
descente quasi initiatique vers la tribune. Sans revenir plus avant sur un film qui a été
abondamment commenté, on ajoutera juste, pour revenir à notre propos, que l'adversaire de
Kennedy, le démocrate Hubert Humphrey, ne profite pas des mêmes « prestations » techniques,
et ses apparitions sont nettement plus conventionnelles en termes de représentation. Ce que nous
souhaitons ainsi démontrer, sans pour autant entrer dans l'analyse détaillée de Primary, c'est que
ces images servirent de propagande pour le parti démocrate, ou tout au moins furent récupérées à
des fins politiciennes. Et bien que De Antonio participe nécessairement à cette histoire de la
représentation des officiels, il développe un point de vue qui va au-delà des querelles internes de
partis, en se plaçant à un autre niveau discursif, et en sapant l'imaginaire américain, pour ne pas
dire l'aveuglement du peuple américain à l'égard de ses gouvernants – ce que Noam Chomski
résume ainsi, non sans cynisme :
233 Dans son texte « Strategies of Lying », Umberto Eco démontre le manque de contrôle de Nixon, et la
complexité de ses discours visant à restaurer sans cesse son image de héros déchu. (in Marshall Blonsky, On Signs :
A Semiotics Reader, Oxford : Blackwell Editions, pp.3-11.)
598

Les Américains ne tirent pas de leurs élections une conclusion directement
politique, mais une vérité patriotique. L'Amérique ne doit pas être un champ de bataille
mais un cosmos. 234
Avant d'entrer dans certains détails du film, nous effectuons un survol des stratégies esthétiques
employées par De Antonio dans Millhouse :
- les images frontales, qui permettent de voir l'ennemi en face. On peut penser aux (mêmes)
représentations du pouvoir chez Ken Loach.
- les images en plongée, qui apportent un effet d'écrasement à une figure qui n'a plus rien de
transcendantal.
- les faux-raccords, qui servent à montrer que la machine du pouvoir – les discours notamment –
s'enrayent. Ils permettent au cinéaste de ne pas intervenir directement.
- les images décadrées (soit des rushes inutilisables, soit des plans retravaillés) en particulier
durant les discours de Nixon. Cette représentation bord-cadre fait écho à l'absence de Nixon de
la galerie des portraits présidentiels.
- les photos d'archives : photos de Nixon enfant, jeune homme. Portraits académiques de Nixon
dans ses différentes fonctions : étudiant, avocat, militaire, musicien etc... Ce qui tend à illustrer
la personnalité aux multiples facettes de Nixon.
- le son erratique des discours : silences intempestifs en plein discours de Nixon, superpositions
de plusieurs discours, qui démystifient la parole présidentielle et révèlent la forfaiture.
What's in a name ? De Richard Milhous Nixon à Millhouse : A White Comedy
De Antonio dit de Nixon qu'il ne parle pas « synchro ». Non pas en raison de la mauvaise qualité
de la prise de son – ce qui est le cas au demeurant - mais surtout parce qu'il y a un divorce
consommé entre son discours et ses gestes (nous en verrons des exemples précis), un manque de
coordination qui caractérise sa personne et son personnage politique.
Ceci explique que De Antonio ait choisi de jouer sur le prénom de Nixon pour concevoir un titre
fidèle à ce qu'il entend montrer : l'envers du décor. L'objectivité est pour De Antonio un concept
irréaliste, a fortiori en matière politique et de cinéma politique ; et c'est pourquoi il s'est ainsi
volontairement amusé à travestir le second prénom de Nixon en lui adjoignant un second « l » et
un « e » final. Non seulement il choisit de révéler une partie intime du président, mais il tourne
en ridicule cette dernière. Geste gaggesque mais aussi moderniste d'un cinéaste qui entreprend de
créer une nouvelle identité, une nouvelle orthographe, de nouvelles résonances entre le corps et
le nom – ne dit-on pas que le nom est la métaphore absolue du corps, comme le leader politique
234 Notre traduction, d'après Noam Chomski, Secret, Lies and Democracy, Tucson : Odonian Press, 1994, p.56.
599

est le corps symbolique d'une nation ? Et si ce geste d'ajout porte atteinte à la dignité
présidentielle, il signale dans le même temps l'ambiguïté du travail du cinéaste, ce dernier ayant
finalement recours à une poétique onomastique. En effet, le doublement de la lettre « l » au cœur
du second prénom, agit comme une structure chiasmatique, dont le but est de signaler dans le
corps des mots – le second prénom est souvent de nature symbolique, renvoyant aux origines
familiales, traçant des liens de parenté etc... - le divorce consommé entre Richard et Nixon, entre
la personne privée et la persona publique, entre le Réel et le symbolique. On ajoutera qu'aux
yeux du monde entier, le 37° président des États-Unis est communément connu sous le nom de
Nixon – nous en voulons pour preuve le titre du film d'Oliver Stone. Quant au Nixon président, il
réfère à lui-même en s'appelant « Dick Nixon » dans ses discours (« You won't have Dick Nixon
to kick around any more . », annonce-t-il après son échec pour remporter la gouvernance de
Californie en 1962.)
L'ajout du « e » final quant à lui renvoie nous semble-t-il à une série de références populaires et
humoristiques : westerns populaires avec le personnage du Colonel Frog Millhouse, personnages
de dessins animés... Tout comme Nixon fut à la suite de l'affaire du Watergate, comparé à « un
cancer qui grandit à la Maison Blanche. . », le signifiant « Millhouse » devient dans le film le
symptôme de la faillite présidentielle, la chute de son enveloppe sacrée de chef spirituel, de
leader, de symbole, et qui laisse apparaître, sous nos yeux horrifiés, l'homme dans toute sa
banalité et sa tragédie. Et si, c'est en partie en hommage aux Marx Brothers que De Antonio
construit son film comme une farce, en définitive, il ressemble plus à un film d'horreur, à la
manière d'un Doctor Strangelove (Docteur Folamour )....
Nous achèverons ce survol des signifiants du titre, en évoquant la polysémie de « White » (A
White Comedy), qui renvoie cyniquement à l'absence de moralité et de droiture des habitants de
la Maison Blanche 235 , mais aussi à la personnalité ouvertement raciste de Nixon – il aurait fait
cette déclaration « Blacks are genetically inferior to whites. » 236
Nixon en puppet : la scène d'ouverture de Millhouse
Les films satiriques de compilation dépendent comme tout autre dispositif discursif
documentaire de la valeur d’apparence de l’archive, comme de sa bonne exploitation. Bien
qu'avec cette ouverture en fanfare, De Antonio s'avère être un redoutable caricaturiste, certains
détracteurs républicains pudibonds et partiaux, arguent qu'il n'a pas réussi à déboulonner
235 On imagine aisément que s'il avait vécu plus longtemps, De Antonio se serait attaqué au cas des Bush.
236 Déclaration citée par Stella Bruzzi, New Documentary : A Critical Introduction, London & New York :
Routledge Editions, 2000, p.29.
600

complètement Nixon – déboulonner, c'est précisément ce dont il est question dans la séquence
d'ouverture, qui donne véritablement le ton pour l’ensemble de l’attaque dirigée contre la
superficialité de Nixon et les valeurs qu’elle représente. Il s'agit d'une cérémonie inaugurant
l'arrivée de l’effigie en cire de Nixon au Musée londonien de Madame Tussaud. Tandis qu'on le
porte et l'annonce comme « The President of the United States » on entend les notes de l'hymne
américain, Hail to the Chief 237 qui accompagne toutes les apparitions publiques du président des
États-Unis depuis 1954, et dont les paroles, initialement martiales, résonnent comme un texte
satirique et décalé :
Hail to the Chief we have chosen for the nation
Hail to the Chief ! We salute him, one and all.
Hail to the Chief, as we pledge cooperation
In proud fulfillment of a great, noble call.
En un plan cut, on découvre des vieilles dames présentes à la cérémonie d'inauguration, disant
que Nixon fait du bon boulot, alors qu'elle n'ont sous leurs yeux que sa figure de cire grimaçante
posée sur l'estrade – ce rictus qui ponctue ses diatribes, et qui le fait ressembler au « bad guy »,
la figure préférée des Américains, le Edward G.Robinson de la politique (l'interprétation plus
tardive d'Anthony Hopkins étant plus torturée), le pâle reflet d'un autre ennemi de De Antonio...
Hoover :
Retournement des images : investiture, forfaiture et caricature
C'est ainsi que Millhouse démonte l’image que Nixon s’était construite de lui-même, rassemblant
les pièces de la caricature pitoyable du « …poor, wretched, clumsy mixed-up man », ainsi que de
Antonio avait coutume de l’appeler 238 . Le Nixon de De Antonio ressemble à une marionnette, un
fantoche à qui l’on a appris une série de manières et de gestes. Par exemple, on notera les deux
montages rapides montrant Nixon accomplir son geste favori – celui qui a fini par le définir, et
faire de lui une marionnette (et que l'on retrouve un peu dans le geste de John McCaine,
candidat républicain à la Maison Blanche en 2008) – qui consiste à lever les deux mains au-
dessus de sa tête en signe de victoire (V), et des chevauchements du discours de Nixon de 1968
« I see a day » sur le discours de Martin Luther King « I have a dream », si bien que Millhouse
exprime tacitement, mais très clairement que le texte de Nixon est une parfaite forfaiture.
En fait les performances de Nixon masquaient un vide sidéral; un point particulièrement
développé dans Millhouse, par le biais d’une interview effectuée auprès d’un ancien compagnon
237 Les paroles actuelles sont inspirées du texte de Walter Scott, The Lady of the Lake, 1810.
238 Gary Crowdus & Dan Georgakas, « History Is The Theme of All My Films : An Interview With Emile de
Antonio », in Alan Rosenthal (edited by), New Challenges For Documentary, Berkeley and Los Angeles :
University of California Press, 1988, p.174.
601

d’études de Nixon, qui, lorsqu’on lui demande, comme c’est la coutume, de relater une anecdote
sur son ami, ne trouve rien à dire. Les moments caractéristiques de la comédie se concentrent
ainsi sur la perception que Nixon a de lui-même et de ses performances dans ses diverses
apparitions et/ou discours. À cet effet, la séquence qui montre l’arrivée de Nixon à la Maison
Blanche après sa victoire à l’élection présidentielle de 1968, est exemplaire. Voici le montage
cut de quatre moments-clés de la séquence :
1- Interview d’un aide de Nixon qui dit que ce dernier se considérait comme un intellectuel au
sein du parti républicain (an egghead). Cut.
2- Images d’archives en noir et blanc d’une conférence de presse de Nixon candidat, où il
répond à des questions sur ses hobbies, précisant qu’il aime lire des ouvrages historiques, qu’il
ne regarde pas de westerns, qu’il ne regarde pas beaucoup la télévision, faisant un clin d’œil
amusé à Lyndon Johnson en disant qu’il va supprimer les postes de télévision à la Maison
Blanche - un aparté qui provoque des éclats de rires convenus. Cut.
3- Retour à la première interview, où l’aide de Nixon, gêné, raconte comment Nixon lui a dit
qu’il aurait très bien pu enseigner à Oxford, ou bien écrire des livres. Cut.
4- Longue séquence qui montre un soir de gala à la Maison Blanche, avec un orchestre jouant
une version dansante et édulcorée du grand succès des Rolling Stones : Satisfaction. Puis la
séquence glisse sur une chanson adressée à Nixon : « Mr. Nixon is the only one. », une sorte de
blague homophobe chantée par Bob Hope 239 , le maître de cérémonie. Et Nixon de remercier Bob
Hope d’avoir cité James Thurber 240 qui « once wrote that the oldest and most precious national
asset of this century is humour », et lui souhaitant bonne chance pour sa mission au Vietnam.
Dans cette séquence, l’effet comique résulte de la juxtaposition que fait De Antonio de son
matériel audiovisuel hétéroclite pour tourner Nixon en ridicule, notamment en mettant en
lumière l’opinion erronée qu’il a de lui même comme intellectuel. Les attaques dirigées contre
lui sont à la fois directes, comme dans l’exploitation de antonionienne de l’interview, et
indirectes, comme dans la sélection de moments où Nixon apprécie des réjouissances populaires,
voire vulgaires (humour de potache, mais aussi humour sexiste et raciste), à la Maison Blanche.
Ou quand Nixon se ridiculise en citant James Thurber, semble-t-il pour afficher ses
connaissances et ses références, alors que la référence est en elle-même populaire, grand public ;
en bref, tout sauf académique. Le pouvoir de telles scènes réside dans leur capacité à nous faire
rire de Nixon, à exprimer un point de vue clair et sans ambiguïté, sans pour autant recourir à une
intervention directe du cinéaste, ou à des méthodes didactiques avouées, comme l’usage d’une
voice over par exemple, ou de contre-interviews d’opposants à Nixon. On retrouve ici une des
239 Bob Hope (1903-2003), fait partie du patrimoine national américain. Il fut acteur, chanteur, humoriste et homme
de radio. Il anima la cérémonie des Oscars du cinéma durant de nombreuses années. Il fut envoyé en mission au
Vietnam, pour « remonter » le moral des troupes.
240 James Thurber (1894-1961) fut un humoriste américain et un auteur de bandes dessinées. Il est surtout connu
pour avoir contribué au New Yorker durant de nombreuses années, à la fois en qualité de dessinateur, d’auteur de
nouvelles et de poète.
602

stratégies de antonioniennes favorites, qui consiste à ne proposer qu'un seul point de vue, frontal,
celui de l'ennemi à abattre, en donnant au spectateur l'impression que le sujet qui occupe tout
l'espace filmique, champs sans contre-champs, pratique la pensée unique, alors que le cinéaste,
chef d'orchestre de la partition, s'est volontairement retiré du tissu filmique ; nous conclurons
notre analyse en suggérant le point limite atteint par Millhouse en termes de film documentaire.
Dans cette séquence, le montage, que l’on peut qualifier ici d’analytique, sert aussi à démontrer
la supériorité intellectuelle de De Antonio sur Nixon, mais également notre propre supériorité
intellectuelle sur Nixon puisque nous comprenons l’effet comique de la scène et les sous-
entendus - une note quelque peu condescendante dans le dispositif, mais qui est caractéristique
de la plupart des films de montage à effet comique - comme. The Atomic Cafe, qui, a priori, ne
traite pas d’un sujet qui prête à la farce.
Cette approche intellectuelle et analytique du cinéma documentaire historique - qu'on peut voir
comme une version concrète anticipée des nouvelles approches théoriques de l'Analytical
Marxism 241 - ne se manifeste pas uniquement dans le portrait satirique que le film réserve à
Nixon comme personne, individu. Elle manifeste également une critique en profondeur du
système politique que Nixon représente – dans le sens plein du terme : tenir lieu de, être
l’incarnation de, personnifier. Ce que de Antonio commente ainsi : « This Film, [Millhouse]
attacks the System, the credibility of the System, by focusing on the obvious and perfect symbol
for that System. 242 »
La force de la conviction : la stratégie du montage intensif inspirée d'Eisenstein
Ce que de Antonio cherche constamment à faire dans ses documentaires, ce n’est pas de fournir
des solutions à un problème (insoluble), mais plutôt d’exposer ce qui ne va pas : le système
idéologique et politique américain corrompu et corrupteur, qui a dominé l’Amérique dans les
années durant lesquelles il a réalisé des films – globalement de 1963 à 1989, date de sa mort. En
dressant ainsi le constat de l’histoire louche de Nixon, et par le biais de l’analyse comique des
relations chaotiques de l’homme avec son image, le candidat vainqueur des élections de 1968,
est finalement décrit, représenté – revealed est le terme de De Antonio - comme une marionnette,
et pourtant la figure de proue de toute une machine politique 243 . Les intentions politiques
241 Un mouvement de théoriciens majoritairement américains (Gerald Cohen en particulier) né à la fin des années
soixante-dix, travaillant à réviser le Marxisme première génération, abordant différemment les questions
économiques mais aussi visant à relativiser le prisme du tout politique au profit d'une réflexion intellectuelle plus
globale.
242 Bernard Weinar, « Radical Scavenging : An Interview with Emile de Antonio », in Film Quaterly, n°25, Fall
1971, p.4.
243 On peut se reporter à un article de l'auteur « Image et représentation de la figure présidentielle américaine –
603

sérieuses de Millhouse, se manifestent plus clairement dans des séquences où Nixon est présenté
comme le leader. C’est alors que De Antonio décharge sa diatribe politique. On prendra
l'exemple de la séquence sur le Vietnam et l’escalade du conflit sous l’administration Nixon.
Cette séquence, intervenant vers la fin du film, atteint un paroxysme quasi digne des dispositifs
exponentiels d’Eisenstein. On prendra l'exemple de la séquence de l'écrémeuse dans La Ligne
Générale, et le montage intensif d'images qui font retour, sur lesquelles viennent s'ajouter des
nombres de plus en plus gros, afin d'exprimer la productivité de l'homme et de la machine.
Comme ce dernier, de Antonio augmente progressivement la complexité et la violence de son
montage au fil des séquences de ses films. Cette séquence débute par un bref résumé de l’histoire
de l’intervention américaine au Vietnam, pour s’achever dans le présent. La section
contemporaine de la séquence se présente comme suit :
1- Discours de Nixon : « In the previous administration, we Americanised the war in Vietnam ;
in this administration, we are Vietnamising the search for peace. » Cut.
2- Une carte de l’Indochine est progressivement recouverte de noir (animation) – le Nord
Vietnam, le Sud Vietnam, le Cambodge puis le Laos ; et tandis que la région s’obscurcit, une
voix de femme cite Mao : « The people may be likened unto water and the guerrilla band unto
fish who inhabit it – Mao Tse Toung. » Cut.
3- On voit un graphique résumant les pertes humaines au Sud Vietnam durant la guerre : un
million de morts et six millions de réfugiés. Alors que le graphique disparaît en fondu, la même
voix de femme cite les analyses du New York Times : « In this year 1971, more civilians are
being wounded in the three countries of Indochina, and more made refugees than at any time in
history… », et le constat chiffré se poursuit sur les images du discours de Nixon de la séquence
1, mais cette fois-ci sans le son. Le discours de Nixon se poursuit, cette fois-ci en son synchrone,
alors qu’il promet qu’il fera tout pour aider le Sud-Vietnam et assumer la responsabilité de l’état
américain ; la fin de la déclaration (perçue comme mensongère) est interrompue pour des images
de soldats sud-vietnamiens marchant au pas. Cut.
4- Retour à la carte de l’Indochine, accompagnée de la voice over féminine : « Two and a half
Hiroshimas a week. »
5- Un nouveau discours de Nixon, où il promet que les Etats-Unis s’engagent à ne retirer aucun
profit de la guerre au Vietnam, sauf « The possibility that the people of South Vietnam will be
able to choose their own way in the world. » Alors que Nixon fait cette déclaration mensongère,
défile sur l’écran la longue liste des compagnies américaines qui sont déjà en train de tirer profit
de la guerre : Hilton International, General Electric,Kaiser Jeep, Manhattan Shirts Co,
Paramount Films, Pan Am, Pepsi-Cola, Standard Oil, Singer, Shell, Texas Industries, US Steel,
Warner Bros (ceci représente 1% des sociétés bénéficiaires de la guerre).
6- Images d’une marche protestataire devant le Capitole, Washington DC.
Kennedy, Nixon et Clinton – Du mythe arthurien à l'hérésie de la réalité. », in Documentaires en campagne,
Éditions Cine-Memento, 2007.
604

Ce qui est en jeu dans le montage de cette séquence, c’est fournir la preuve de la propension de
Nixon à mentir, à travestir la réalité, ici à propos de l’escalade du conflit armé en Indochine sous
son administration. Chaque image montrée, chaque parole prononcée - et il est intéressant ici de
remarquer que les citations de la voice over féminine fonctionnent comme des parties du collage
– est exploitée dans le but d'illustrer ce point. La séquence est brute et intense, atteignant un
crescendo grâce à la voice over elliptique qui fait retour, comme la mauvaise conscience de
l’Amérique. On pourrait à juste titre s’interroger encore sur la nature féminine de cette voice
over là, qui fait une référence appuyée à Hiroshima (« Two and a half Hiroshimas a week »),
écho peut-être de la voix d'Emmanuelle Riva - « tu n'as rien vu à Hiroshima, rien. »,
(Hiroshima mon amour, Alain Resnais, 1959) ou annonce sans le savoir celle plus désincarnée
encore de Sans Soleil – que nous analysons au Chapitre III.
Pour conclure et annoncer Mr Hoover and I :
Finalement, De Antonio, cinéaste investi dans tous les conflits relatifs à la guerre froide, pratique
lui-même une guerre froide contre ses ennemis politiques. La guerre froide représente pour De
Antonio bien plus qu'une guerre de tranchées, ou même une escalade en matière de politique
extérieure : la guerre froide est une rhétorique, une fabrique de récits, une nouvelle approche
historique. Et par conséquent une nouvelle approche documentaire, et dans le cas précis de
Millhouse : A White Comedy, une expérience quasi hérétique du cinéma documentaire.
Car en fait, l'espace du film devient le « theatre of facts », une scène où se joue la tragi-comédie
d'un pouvoir dévoyé, tandis que le cinéaste a stratégiquement déserté le terrain filmique, laissé à
l'ennemi pour qu'il s'y enlise et se révèle dans toute sa forfaiture. Paradoxalement, la subjectivité
du cinéaste s'exprime en creux dans Millhouse : A White Comedy, dans son refus de rencontrer
sur le même terrain le symbole du pouvoir américain corrompu ; en refusant de fournir par le
biais d'une voice over une existence, même fictionnelle, au vide sidéral du pouvoir.
Dans son dernier opus de la guerre froide, Mr Hoover and I, De Antonio entame un mouvement
inverse. Fatigué des attaques continuelles contre ses films et sa personne, au point d'avoir le
sentiment d'être devenu une simple « pile of files», un cinéaste déshumanisé et « altérisé », De
Antonio opère un recentrement radical, en choisissant de se raconter à la caméra, avec une
médiatisation minimale et une parole en direct, ultime gage de son existence de sujet.
605

3) Mr Hoover and I : de la confrontation à l'auto-inscription
This is not a book. This is a libel, slander,
defamation of character... This is a
prolonged insult, a gob of spit in the face of
Art, a kick in the pants to God, Man, Destiny,
Time, Love, Beauty.... what you will. [...] I
will dance over your dirty corpse..
Henry Miller, Tropic of Cancer 244
« Plus cela va, plus je vais vers la simplicité... », écrit Jorge Luis Borges dans un de ses
ouvrages. La réalisation de Mr Hoover and I d'Emile de Antonio relève du même principe, même
si la plus grande simplicité peut sembler terriblement ambitieuse - « [...] though made of poor
means, more ambitious than Batman... », reconnaîtra De Antonio lui-même.
Un homme en tenue sombre, modeste, se tient debout, droit devant nous - une expérience
cruciale qui s'apparente, toutes proportions gardées à ce que relate Jean-louis Comolli,
découvrant une scène poignante de Chronique d'un Été :
Pour la première fois, un corps singulier, une identité, une biographie, un psychisme,
une histoire, une voix, une parole forment un tout insécable, indémêlable. Une
dimension subjective rarement atteinte dans les arts de la représentation : le corps, la
parole, le texte, le personnage, jusque-là plus ou moins disjoints ou mal joints, sont
désormais conjoints ; le spectateur n'a plus à en monter imaginairement le raccord.
L'autre filmé me paraît comme une subjectivité irrévocable. 245
Il y a une caméra que l'on ne voit pas, mais qui se trouve à un ou deux mètres de lui. L'objectif
est très probablement un 50mm, car l'homme se trouve cadré de façon parfaitement réaliste, à
hauteur d'homme, sans effet visuel particulier, tout au contraire.
Dès que la caméra tourne, l'homme se met à parler. Une voix-Je qui parle d'un autre, son ennemi
juré – qu'il appelle « archnemesis », alias Edgar Hoover, chef du puissant Federal Bureau
Investigation, durant près de cinquante ans. Le cinéaste entend à son tour constituer un dossier à
charge contre le leader du FBI, qui a fait en sorte que soient méticuleusement constituées plus de
244 Henry Miller, Tropic of Cancer, London, New York and Toronto : Harper Perennial, 1993 (first publication
1963), p.10.
245 Jean-Louis Comolli, « L'Oral et l'oracle , séparation du corps et de la voix », in Images documentaires, n°55/56,
1er trimestre 2006, p.37. Comolli décrit l'émotion qui l'étreint quand il voit la scène de Rouch/Morin/Brault, où
Marceline Loridan marche dans le marché des Halles en racontant son expérience de la Déportation. Il est
significatif que cette remarque née d'une tout autre expérience, puisse traduire aussi bien ce qui est aussi en jeu
dans Mr Hoover and I.
606

100 000 pages de dossiers sur De Antonio, consignant sa vie entière, des anecdotes d'université
aux propos tenus lors de réunions entre amis. Au décès d'Hoover en 1972, De Antonio entama un
recours légal pour avoir accès à « ses » dossiers, en en appelant au Freedom of Information
Act 246 . Or, comme De Antonio le relate non sans humour (voir la continuité du texte dans les
Annexes), le « cas » De Antonio relevait de ce qu'Hoover appelait les « Do-Not-File Files »,
c'est-à-dire les dossiers non-classés et donc non-consultables ; ce qui explique qu'il ait du
entamer des recours auprès de la Cour Suprême, cette dernière donnant finalement raison au
cinéaste qui put enfin consulter ses propres archives, redécouvrant à cette occasion des
événements et détails de sa vie oubliés avec le temps comme on découvre un autre Moi.
C'est ainsi qu'Emile de Antonio entame son dernier film. Ironie du sort : ce film sortira après son
décès intervenu quelques mois plus tard. Quelques mois après la Chute du Mur de Berlin. Le
cinéaste de la Guerre Froide disparaît avec elle.
Et pourtant, le dispositif de ce dernier film, que d'aucuns appellent « coda » ou « the swan's
song », débute sur une affirmation de vie, et une affirmation du sujet. Après une vie tourmentée
par les complots politiques, le harcèlement de la police fédérale américaine, les nombreux
combats menés et les productions de plus en plus difficiles au fur et à mesure qu'on s'éloigne des
années soixante et de l'engagement communautaire, le sujet-cinéaste se présente debout, vivant,
tranquille et néanmoins sûr de lui.
L'espace devant la caméra, qui avait été dans ses films, l'espace des hommes de pouvoir, l'espace
de l'altérité irréductible et du discours mystificateur, se renverse pour devenir celui du cinéaste.
« At last, the film maker is seen front and center. », écrit, admiratif, le célèbre journaliste du New
York Times, Vincent Canby 247 . Randolph Lewis, autre observateur du cinéaste et de son œuvre,
trouve logique pour un documentariste ce retour sur soi après avoir fait le portrait à charge des
hommes politiques de son pays :
While making films about the powerful minimized the ethical quandaries that
documentary often raises, now he was making a film on the subject he could most ethically
represent – himself. 248
246 Le FOIA est une loi qui assure à tout citoyen américain un accès aux informations détenues sur lui par le
gouvernement américain. Le FOIA prévoit une clause de communication des informations. C'est au
gouvernement et non pas au public de fournir les explications sur le fait que les informations n'ont pas été
communiquées, ou ne peuvent pas l'être. Sur production d'une requête écrite, le gouvernement américain est tenu
de produire ces documents, à moins qu'ils relèvent d'une des neuf exceptions prévues, au quel cas, la demande
doit être tranchée par la Cour Fédérale.
247 Vincent Canby, « Emile de Antonio's Thoughts on Himself and the FBI », in The New York Times, April 20 th ,
1990.
248 Randolph Lewis, Emile de Antonio : Radical Film Maker in Cold War America, Madison : The University of
Wisconsin Press, 2000, p.231.
607

Que dire de cet espace ? Que dire de cette (ultime) démarche ?
Emile de Antonio réalise finalement ce que les auto-portraitistes 249 comme Michel Leiris ou
encore Roland Barthes avaient rêvé de faire, comme nous le rappelle Michel Beaujour dans son
ouvrage Miroirs d'encre : « Il [Leiris] rêve toujours de retourner son discours privé et ludique
en violence révolutionnaire, en maîtrise politique. » 250 Emile de Antonio l'a fait avec Mr Hoover
and I. À sa manière, une manière non seulement politique mais également personnelle et
cinématographique, comme le souligne Jean-Louis Comolli :
Comment passer de l'individu à la masse ? Question politique. Comment passer de la
collectivité au sujet ? Question cinématographique. Les deux mouvements, vers l'unique,
vers le multiple, se croisent et se décroisent, oscillation sans fin. 251
Et si, selon Maurice Blanchot, « Écrire, c'est ne plus mettre au futur la mort déjà passée, mais
accepter de la subir sans la rendre présente et sans se rendre présent à elle... » 252 , parler en
direct, se dire sans autre forme de procès, sans censure et sans contrainte, c'est vivre, si l'on en
croit Blanchot : « Mourir serait chaque fois, là où nous parlons, ce qui retient d'affirmer, de
s'affirmer, comme de nier. » 253
Nous allons observer cette dimension révolutionnaire de la parole dans la démarche de De
Antonio dans ce dernier film, une fois que nous aurons évoqué la genèse du film et ses enjeux.
Dans un troisième temps, nous reviendrons sur ces figures, amies ou ennemies, qu'Emile de
Antonio convoque, et qui l'aident à se positionner comme sujet et comme cinéaste. Enfin, nous
aborderons la testament ouvert de De Antonio, en nous interrogeant brièvement sur l'avenir
confisqué du film documentaire politique indépendant.
- La genèse et les enjeux du film
Revenons quelques instants sur la genèse de ce dernier film. Un projet qui mit près de dix ans à
voir le jour, ce qui fait que la forme pressentie s'est elle-même modifiée avec le temps. L'on sait
la difficulté grandissante rencontrée par De Antonio pour produire indépendamment ses films,
surtout une fois passée la période politique des années soixante. Robert Kramer s'est exilé, et De
Antonio s'est résolu à tourner des films selon une esthétique minimaliste qu'on considéra comme
249 Nous revenons sur la nuance entre autoportrait et autobiographie au cours de notre développement.
250 Michel Beaujour, Miroirs d'encre, coll. « Poétique », Éditions du Seuil, Paris, 1980, p.67.
251 Jean-Louis Comolli, « Âmes héroïques cherchent corps érotiques », in Images documentaires n°25, 2 nd trimestre
1996, « Le Singulier », p.13.
252 Maurice Blanchot, L'Écriture du désastre , pp.108-109.
253 Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, coll. « Blanche », Éditions Gallimard, Paris, 1973, p.96.
608

une éthique documentaire dans le contexte globalisant des médias américains.
Initialement, le film devait être assez traditionnel, en tout cas dans la lignée des films de
compilation, sauf que le film devait être cette fois-ci une reconstitution de la vie du cinéaste,
grâce à la performance d'un acteur et l'accumulation de documents sur la vie et le travail éditorial
et filmique du cinéaste.
Car en dépit de son aspect spontané, quasi happening, dès 1978 De Antonio parle d'un film qu'il
souhaitait faire :
A fictional film I want to do about my own life. It began as an obsession and I started
thinking about it before we did the Weather film (Underground). It began with my
suing the government under the Freedom of Information Act.
Son projet était de réaliser une fiction pour contourner les lois contre la diffamation ad hominem
– les « Libel Laws ». Or si l'approche a changé – de fiction, le film est devenu un documentaire –
le thème central est resté la réception des innombrables dossiers constitués sur De Antonio par le
FBI: «[...] shot in a sky-lighted sound stage with no props, no gimmicks...wandering, discursive,
mad, true, my ennemies in, my loves, my work, nothing cut out... » 254 Et le fait est que la chaîne
britannique Channel Four souhaitait faire ce portrait du cinéaste radical américain, dont le titre
devait être : A Middle-Aged Radical as Seen Through the Eyes of His Government. Énoncé
potentiellement comique, en tout cas ironique – le titre à rallonges fait (un lointain) écho à celui
de Kübrick, Doctor Strangelove... 255 - qui s'explique par l'intention première d'employer un acteur
pour interpréter De Antonio.
Deux acteurs furent ainsi successivement pressentis : D'une part, Rip Torn, un acteur américain
au pouvoir comique important 256 . Il est significatif et dramatiquement ironique de songer qu'un
acteur ayant interprété Nixon, Reagan ou encore Lyndon B. Johnson, ait pu avoir été pressenti
pour incarner leur principal détracteur : De Antonio. Cette situation qui pourrait sembler cocasse,
dit quelque chose sur le travail d'interprétation, d'incarnation de l'acteur, mais également sur le
degré d'auto-dérision de De Antonio. Et d'autre part : Martin Sheen, autre ami de De Antonio
également engagé politiquement contre les exactions présidentielles, et interprète de ses
254 Randolph Lewis, Emile de Antonio : Radical Film Maker in Cold War America, Madison : The University of
Wisconsin Press, 2000, p.226.
255.... or How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb, 1964.
256 Si Rip Torn fit ses débuts à Hollywood dans des films comme Baby Doll, il poursuivit ensuite une double
carrière d'acteur traditionnel et de partenaire dans des projets plus underground. Ainsi, Rip Torn venait de
réaliser le tour de force d'interpréter à tour de rôle les trois présidents américains Nixon, Reagan et Johnson dans
des programmes documentaires télévisuels (respectivement Blind Ambition, 1979; Airplane H : The Sequel,
1982 ; et J.Edgar Hoover en 1987 – trois présidents au centre de l'intérêt d'Émile de Antonio. Le président
démocrate L.B.Johnston rejoint la galerie des ennemis personnels de De Antonio, puisque ce dernier prétendait
détenir des preuves de son implication dans l'assassinat de Kennedy.
609

econstitutions politiques (In The King Of Prussia entre autres). Finalement le cinéaste refusera
d'être incarné par un autre, quel qu'il soit :
No, that's OK... Why not put the old bulk on the screen ? Mine.... I'm a poor actor but I'm
going to play myself. That is all I'm going to do. I'm going to be me and I know that I'm
going to be acting. » 257
Il va se mettre en scène, non pas dans un souci de déguisement – ce qu'aurait été l'autre version
malgré tout - mais dans un souci de transparence et de juste retour des choses: « Revenge is a
dish best eaten cold. » s'amuse-t-il à répéter, adoptant, ou plutôt souhaitant adopter la posture des
« cold warriors ». Nous verrons comment son témoignage ténu oscillera entre contrôle et
passion, pessimisme et optimisme. De même, le film devait être réalisé par le documentariste
canadien, un des « spécialistes » de la culture populaire américaine : Ron Mann 258 - d'où
l'importance de la séquence 259 centrale du film, celle où De Antonio discute avec John Cage, et
sur laquelle nous allons revenir – qui est justement tournée par Ron Mann. À part cette
« citation », De Antonio sera aux commandes de tous les postes de réalisation de son film.
Pour revenir à la forme du film, la BBC souhaitait qu'il s'orchestre autour d'interviews de De
Antonio, de ses proches et de ses amis. Afin de mettre au point ces interviews, De Antonio
écrivit de nombreuses lettres à des amis d'enfance et à des relations en Italie, leur demandant
d'enregistrer avec une caméra leurs souvenirs, espérant aussi filmer les vieilles maisons de ses
ancêtres et les pierres tombales dans les cimetières du Nord de l'Italie (on ne saura jamais
précisément d'où vient la branche familiale de De Antonio). Et pour discuter de son travail, De
Antonio avait choisi de converser en direct avec le critique Bill Nichols ainsi qu'avec une amie
du Swedish Film Institute, Anna-Lena Wibom, qui lui avait fait découvrir Esther Shub, devenue
depuis son cinéaste préféré, et qui avait aussi organisé la première rétrospective de ses films. Au
lieu de cela, De Antonio réalise finalement et paradoxalement un film épuré, sans autre témoin
que lui-même et quelques photographies jaunies. Au lieu des monceaux de preuves par l'image
qu'il aurait été en mesure de fournir, il choisit de s'offrir lui-même comme preuve – « evidence »
- d'un demi-siècle de répression gouvernementale et de mauvaise conduite étatique : « I am the
257 Randolph Lewis, Emile de Antonio : Radical Film Maker in Cold War America, Madison : The University of
Wisconsin Press, 2000, p.228.
258 Ron Mann a principalement réalisé des documentaires sur les artistes américains de la Beat Generation et les
artistes alternatifs en général : Bukowski, Tom Waits, John Cage, Allen Ginsberg.... De plus, Ron Mann avait
dédicacé son film de 1982, Poetry In Motion, à De Antonio pour les conseils et contacts prodigués par ce dernier.
259 Nous ne pouvons pas aborder tous les événements de la vie de De Antonio et renvoyons le lecteur à la
continuité du témoignage de De Antonio dans les Annexes. Les termes employés ici reflètent les tords causés à
De Antonio par l'état américain - notamment les Custodial Detentions : « Now, Custodial Detention is simply a
nice way of saying « Concentration Camp ». What it meant was that those who disagreed with the US
government, on any level, decided on by Hoover and the FBI, could be put into a camp. »
610

ultimate document », confie-t-il à la caméra, vers la fin de son témoignage :
And I am also the ultimate test of the First Amendment of the Constitution of the United
States. I took on every single hard issue there was. And the government tried to stop me.
And it tried to stop me in hard ways...... everything from custodial detention to having t
heters ruined, my films sabotaged. Anything that can be done to a film maker, short of
killing me.
De plus, habitué à avoir sa vie décortiquée par le FBI, de Antonio prit l'habitude dès la fin des
années soixante d'écrire un journal intime où il consignait ses souvenirs, observations et
impressions diverses. Si le journal intime n'était pas à proprement parler un journal intime, dans
le sens strictement autobiographique – sa vie étant imprégnée des rencontres quotidiennes avec
les plus grands artistes américains de l'après-guerre, ce journal constitue aussi une mémoire de ce
milieu et de cette époque-là, de la même manière que les journaux de Mekas reflétaient l'air du
temps – ce « travail » quotidien de consignations mais aussi d'introspection, constitua un premier
pas sur le chemin de son histoire professionnelle et personnelle ; ce qu'il avait jusque là pas ou
prou envisagée. Un pas qu'on ne peut pas à juste titre qualifier de retrait, de recul – la mort de
Hoover signifiait pour De Antonio le début d'une nouvelle ère, et il pouvait fort bien contre-
attaquer – mais plutôt d'un recentrement sur le cinéaste-sujet. Dans le même temps, ce dernier
reste convaincu des limites de l'auto-analyse et de l'auto-inscription dans le champ du politique -
réminiscence de la réticence du héros melvillien que nous avons évoqué au Chapitre II. Combien
de fois écrit-il ou confie-t-il amusé à ses nombreux interviewers, et répète-t-il dans le film
« ...I'm not the right kind of person to be a spy..... I talk too much, I drink too much, I've been
married six times.... » Il n'est pas le dernier à se moquer de la vanité inhérente à l'homme – à
commencer par lui-même - qui fait que « everyman is his own tawdry Rousseau », et connaît, à
ses dépends, la nature subjective de la vérité : « Truth is all in these pages, and there is so much
to hide, to slant, to prepare a past which will deal with itself as the present, the endless
falsification in the name of truth. » 260
Et pourtant, malgré ces précautions oratoires et cette réticence à parler de soi, Mr Hoover and I
est un film ambitieux sur deux aspects au moins :
De Antonio veut faire un cinéma de la subversion : « This film, although it probably won't be
seen by many people, is an attempt at subversion. This film is a film of opposition. » La
subversion à l'œuvre dans Mr Hoover and I se manifeste de deux manières au moins : d'une part,
en proposant un résumé vertigineux de l'histoire américaine du XX° siècle en enchâssant
260 Randolph Lewis, Randolph Lewis, Emile de Antonio : Radical Film Maker in Cold War America, Madison :
The University of Wisconsin Press, 2000, p.229.
611

plusieurs trajectoires qui sont comme des lignes de force : le dissentiment et la tentative étatique
de broyer les poches de résistance. Et si le film ne saurait être réduit à une autobiographie, ce qui
serait réducteur et décalé par rapport à ce qui se joue devant la caméra, et si l'on ne saurait non
plus voir le film comme une enquête documentée, un dossier à charge sur la carrière d'Hoover et
par-là même du FBI, on pourrait par contre voir ce film comme une tentative étrange et risquée
de portrait, d'autoportrait de la Guerre Froide, dont le duel Hoover/De Antonio en est une
illustration à échelle humaine, si l'on peut dire. Et puis d'autre part, la subversion vient de ce que
la politique devient une affaire personnelle – une affaire de personnes, une « question de vie et
de mort », comme l'avait été en son temps, le combat de Thoreau contre l'état, sauf que la
configuration politique de l'après seconde guerre mondiale a exacerbé les conflits en fonction des
enjeux de la Guerre Froide et de la paranoïa collective qui s'en suivit. Le film s'impose, d'un
point de vue dialectique et de manière très persuasive, comme un contre-texte à la biographie
démente et proliférante qu'Hoover et le FBI ont constitué sur de Antonio.
On ajoutera que la subversion s'exprime aussi par les nouveaux tropes que sont, à partir des
années soixante en particulier, l'ironie et l'humour d'une manière générale. On fera ici l'économie
d'un détour par les mouvements spécifiques de transgression comme le Cinema of Transgression,
qui fleurirent dans les années soixante-dix, en réaction au cinéma académique – fiction comme
documentaire – mais aussi en réaction aux cinéastes jadis marginaux, tel Brakhage, qui ont été
encensés et par conséquent intégrés par le système :
We propose that all film schools should be blown up and all boring films never made
again. We propose that a sense of humour is an essential element discarded by the
dodgering academics and further, that any film that doesn't shock isn't worth looking
at. 261
Et un cinéma, non pas de l'autobiographie mais de l'auto-représentation. Ce film présente un
travail autographique profond et original : Mr Hoover and I révèle la capacité impressionnante
de De Antonio à réinventer sa sensibilité formelle et artistique, même à la fin d'une vie longue et
difficile. Cela dernier film lui donne enfin l'occasion de revenir sur sa vie et de l'envisager à la
manière d'un künstlerroman, un roman qui est censé retracer les années de formation de l'artiste,
comme par exemple le [A] portrait of the Artist as a Young Man de James Joyce – dont nous
retrouvons d'autres échos chez Brakhage et Mekas – ou le roman de Thomas Mann,
Buddenbrooks : Verfall Einer Familie (Les Buddenbrooks : le Déclin d'une famille) – que Robert
Kramer pose en portrait de sa famille – ou encore celui d'Henry Miller, Tropic of Cancer. Dans sa
verve, son ton revanchard, De Antonio semble souvent proche, à certains égards 262 , du texte de
261 Jack Sergeant, The Cinema of Transgression, London : Creation Books, 1995, pp.76-77.
262 Le roman autobiographique d'Henry Miller (publié en France en 1934, mais pas avant 1961 aux États-Unis en
612

Miller que nous citons en exergue.
Ce portrait en creux dépeint un homme radical et outsider dans l'âme qui s'opposa toute sa vie à
la politique de son pays, notamment la politique sécuritaire des administrations qui se sont
succédées de Johnson à Reagan. Il était inévitable que l'histoire d'une vie qui a traversé le siècle,
devienne aussi un document sur l'histoire de l'Amérique, et en particulier de la Guerre Froide. Et
bien qu'il ait eu une jeunesse plutôt insouciance et des préoccupations artistiques peu engagées
dans la première partie de sa vie, il est ensuite devenu un agent de subversion – subversion de
l'état, mais subversion de toute institution, par principe. Et dès qu'il eut rejoint certains groupes
de gauche, cela suffit pour qu'il fasse l'objet d'enquêtes systématiques de la part du FBI. Puis son
activité comme mécène, producteur et enfin cinéaste réalisant des films contre l'Establishment,
activa la machine de surveillance gouvernementale. Ainsi, de façon quasi compulsive, De
Antonio a enregistré, gardé traces de tous les événements de sa vie, ce qui constitue un volume
d'archives substantiel entreposées à la State Historical Society du Wisconsin (le fonds le plus
important d'Amérique du Nord). On pourra s'interroger longuement sur le sens et la nécessité de
ce travail étrange d'archivage, et sur lequel nous allons revenir au fil de l'argumentation, sous des
angles différents. Laissons pour le moment la parole à Derrida, qui s'interroge assez justement
dans son texte Mal d'Archive, au point qu'on croirait que l'auteur a connu De Antonio :
On se demandera ce qu'il a pu garder de son droit inconditionnel au secret, tout en brûlant
du désir de savoir, de faire savoir et d'archiver, cela même qu'il dissimulait à jamais. [...]
On se demandera toujours, à partager en compassion ce mal d'archive, ce qui a pu brûler de
ses passions secrètes, de sa correspondance ou de sa « vie ». 263
- La forme e(s)t le fond
De Antonio choisit une forme de documentaire autobiographique hybride pour explorer l'histoire
de sa vie – ce qui le libère des recherches formelles des autres films, de l'exploitation difficile
d'archives montées sans commentaire ajouté. Plutôt de se cantonner dans ces approches
modernistes qui finissent par être malgré tout rattrapées par le soupçon, le cinéaste suit un
chemin qui lui permet à la fois de rester parfaitement honnête avec ses aspirations politiques et
artistiques, tout en expérimentant les nouvelles conventions du cinéma documentaire personnel
qui commence à devenir, vers la fin des années quatre-vingt, la forme la plus fidèle aux enjeux
épistémologiques et ontologiques. D'ailleurs, ce n'est sans doute pas le pur fruit du hasard que la
raison de la censure), écrit dans la tradition whitmanienne, se compose d'un monologue et relate la vie
picaresque de l'auteur expatrié en France dans les années trente. Le fil narratif est lâche, et le récit truffé
d'anecdotes, de raisonnements philosophiques et de méditations impromptues sur la vie, l'amour et les femmes –
autant de liens générationnels, thématiques et stylistiques avec De Antonio : aventurier, homme à femmes,
longtemps indécis sur ses choix de vie etc....
263 Jacques Derrida, Mal d'archive, coll. « Incises. », Éditions Galilée, Paris, 1995, p.88.
613

plupart des grands films personnels aient été réalisés dans cette décennie, et notamment entre
1980 et 1989 : Demon Lover Diary de Joel DeMott, 1980 ; Death and the Singing Telegram de
Mark Rance, 1983 ; Sherman's March de Ross McElwee, 1987 ; Lightning over Braddock de
Tony Bubba, 1988 ; Roger & Me de Michael Moore, 1989 ; Route One USA de Robert Kramer,
1989, parmi d'autres.
- Le dispositif : enregistrement, témoignage et testament
La nécessité conduit à la créativité, ce qui constitue un trait de la modernité : Mr Hoover and I
présente des qualités esthétiques communes à l'expression filmique moderne et post-moderne. Et
en particulier l'importance de l'auto-réflexivité. En effet, Mr Hoover and I réfléchit sa propre
création et sa propre production, expliquant ontologiquement la raison de ce témoignage en
direct par l'objet même du film : ne pas fournir un dossier lourd à archiver, ne pas reproduire les
schémas communicationnels du FBI, mais au contraire transmettre purement et simplement la
parole d'un homme qualifié politiquement de persona non grata dans son pays, un dissident qui
n'a d'existence que dans sa présence même dans le temps et l'espace d'une conférence, d'un
témoignage, d'un moment de vie – ce qui constitue le film : une somme de présents face à la
caméra. De Antonio résiste par sa seule présence à la caméra, seul, debout, les yeux plongés dans
l'objectif et dans la conscience du spectateur.
Minimalisme et art brut :
Dès le début de l'enregistrement, De Antonio offre au spectateur une justification philosophique
de son souci de retourner à cet art particulier qu'est l'art brut.
L'art brut est un concept créé par le peintre français Dubuffet dans les années quarante, qui le
définit ainsi :
Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture
artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les
intellectuels, a peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix
des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.)
de leur propre fonds et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous
assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses
phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se
manifeste la seule fonction de l’invention, et non, celles, constantes dans l’art culturel, du
caméléon et du singe. 264
264 Jean Dubuffet, « L’Art brut préféré aux arts culturels », in Le Manifeste accompagnant la première exposition
collective de l’Art brut à la Galerie Drouin en 1949, reproduit dans Prospectus et tous écrits suivants, Éditions
Gallimard, 1967.
614

Dubuffet chercha à distinguer cet art brut, initialement pictural, des autres formes
anticonformistes d'art fleurissant à la même époque, telles que les notions d'art populaire, d'art
naïf puis un peu plus tard d'arte povera (initialement, geste des peintres et performeurs italiens
dans les années soixante). Une fois encore il semble risqué et peu productif d'effectuer des
rapprochements entre les catégories des arts plastiques et le cinéma qui résiste toujours à toute
tentative de systématisation. Néanmoins, il semble ici que la démarche toute radicale de De
Antonio s'apparente, si l'on excepte les différences inévitables des médiums, à une posture d'art
brut, d'art de la résistance ; ainsi que l'écrit Dubuffet dans la citation ci-dessus, De Antonio
réinvente une forme indemne des circuits commerciaux et des idéologies qui y sont associées ;
une forme réflexive qui s'invente elle-même – une « opération artistique toute pure, brute,
réinventée dans l'entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres
impulsions. » Si le processus d'enregistrement requiert l'intervention d'agents extérieurs, comme
l'opérateur de prise de vues par exemple – auquel De Antonio donne des ordres précis, il n'en
demeure pas moins que Mr Hoover and I représente un cinéma qui se rapproche au plus près de
cet état utopique et impossible d'un cinéma totalement brut. L'esthétique filmique de De Antonio
dans ce film en particulier n'est autre que l'expression visuelle de son éthique – ce que l'on a
coutume d'écrire « esthéthique « - où la forme rejoint le fond, et où le fond devient la forme.
Une structure en quelques segments...
Avant de poursuivre notre argumentation en divers points, il convient d'examiner la structure ;
une structure qui porte en elle tous les choix esthétiques opérés par le cinéaste pour son dernier
film.
Hoover fut un de ces fossoyeurs de l'Histoire, ce n'était que justice qu'Emile de Antonio exhume
les dossiers poussiéreux et reprenne le pouvoir sur ses propres archives. Parler en direct à la
caméra, sans autre intermédiaire, c'est aussi un moyen pour Emile de Antonio de s'imposer lui-
même comme corps mais aussi comme discours, comme expérience et donc, comme subjectivité.
Naviguant dans les eaux troubles de la politique, il lui fallait un dispositif d'une clarté
indiscutable – une distinction infaillible entre l'autre et lui-même. Si Cage a l'avantage
d'intervenir dans le même espace que De Antonio (même si le début de la séquence joue sur
cette « indétermination » interlocutoire, nous le verrons en montrant l'influence de Cage sur
l'esthétique de antonionienne), les séquences d'Hoover seront mises à distance à la fois dans le
tissu filmique et dans les détails biographiques de sa vie qui ne font l'objet d'aucune « preuve »
par l'image – si ce n'est la preuve de son existence, par la mise en regard d'une photo d'Hoover
615

enfant et d'une photo de De Antonio enfant (voir les photos jointes), rejetée dans l'obscurité,
l'anonymat d'un film qui le rejette, mis en « mots », c'est-à-dire symbolisés, médiatisés par le
langage – activité subjective s'il en est. Ainsi, bien que saturant le film de ses manigances,
Hoover se trouve « effacé « , littéralement « absent » de la scène filmique – une scène (enfin)
dédiée à son principal détracteur. En occupant le terrain visuellement et verbalement, De
Antonio repousse l'ennemi dans l'obscurité de la non représentation.
C'est ainsi qu'il sépare les choses de façon radicale. Marjorie Perloff, auteur de The Poetics of
Indeterminacy : Rimbaud to Cage, parle d'une « oracular vision », qu'elle définit comme « a
recognized metaphorical way of suggesting the part of uncontrollable Otherness in literary and
linguistic experience. » 265 Il semble ici que le cinéma de De Antonio, en renonçant à tous les
artifices filmiques, au récit structuré et structurant notamment, en pratiquant un cinéma
documentaire minimaliste, arrive à se débarrasser de son altérité – une altérité qui prend le
visage de l'infâme Hoover, mais qui resurgit néanmoins sous les traits d'un autre deus ex
machina : John Cage, comme nous le verrons dans le dernier point de notre présentation
consacrée aux Amis et ennemis.
Mr Hoover and I repose principalement sur le principe des « talking heads. » Le cinéaste se
place, pour ainsi dire, dans la position de l'Autre – de cet Autre dont il a saturé ses films, en
particulier Nixon dont on a vu la prédilection pour le cadre télévisé. Le critique Jonathan
Rosenbaum souligne le paradoxe que constitue finalement ce retournement du dispositif, non pas
contre le cinéaste, mais pour lui :
Because the talking head in this case is mainly de Antonio himself, one might assume this
to be his least 'cinematic' movie. In fact, because of the way that it's conceived and
executed – shot, spoken and edited – it turns out to be his most 'cinematic' movie, a film
that calls attention to its own construction as a film in a way and to a degree its
predecessors do not. 266
Si nous faisons apparaître l'existence de huit segments dans le découpage proposé dans les
Annexes, nous garderons ici une structure globalement composée de 4 segments principaux,
auxquels s'ajoutent les apports extra-diégétiques, documents en tous genres, photographies
etc.....Quatre séquences de cinéma direct en somme :
S1 : Il s'agit du long segment fragmenté d'une rencontre de De Antonio avec son ami John Cage.
Une séquence temporellement indéterminée, durant laquelle John Cage parle de sa vie d'artiste
tout en fabriquant un pain macrobiotique qui se révèle rapidement être une métaphore de ses
265 Virginie Perloff, The Poetics of Indeterminacy : Rimbaud to Cage, Princeton New Jersey : Princeton University
Press, 1981, p.xvi.
266 Jonathan Rosenbaum, in Emile de Antonio : A Reader, p.337.
616

pratiques artistiques. Ce segment semble le plus hétérogène, puisqu'on constate que De Antonio
semble légèrement plus jeune que dans les autres segments (indications d'une saison chaude,
couleurs plus vives). Le ton, à la fois confidentiel, absurde et humoristique contraste avec celui,
plus emphatique et cérémonieux des deux segments composant le témoignage de De Antonio.
S2 : Cet autre segment, également informel montre le cinéaste assis sur une chaise, dans un lieu
indéterminé, tandis que son épouse Nancy lui coupe les cheveux et revient sur certaines épisodes
de sa vie.
S3 : Ce troisième segment montre De Antonio s'adressant à un jeune public lors d'une conférence
à l'occasion de la diffusion de son film Point of Order à Dartmouth College (Hanover, New
Hampshire).
S4 et S4 bis : Ces trois segments sont montés alternativement avec le segment principal du film :
de Antonio se tenant debout face à la caméra, dans son appartement de Manhattan – un lieu
réduit à sa plus simple expression. De Antonio s'adresse directement à la caméra, racontant les
événements significatifs de sa vie, et leur collision avec l'Histoire de son pays. Ce quatrième
segment est en fait composé de deux segments distincts, mais qui suivent les mêmes modalités et
la même ligne discursive (voir les Annexes pour le découpage complet).
... et un montage sobre mais visible : indétermination, répétitions et jump cuts :
Les segments ainsi identifiés vont être agencés de manière plutôt aléatoire – suivant un principe
proche de l' « Indeterminacy » de John Cage : un aléatoire qui n'en est pas vraiment un, une
logique idiosyncratique qui a l'avantage de ne pas fournir un témoignage académique, prévisible,
où les événements se succéderaient chronologiquement, sans surprise, au risque d'ennuyer le
spectateur et donc d'affaiblir la force du témoignage en direct – nous allons également voir les
marques de l'oralité, motivées ou résiduelles, en abordant la parole du sujet.
Les divers segments se présentent sous forme de blocks autonomes qui sont montés
alternativement. L'extrait du simulacre de cérémonie officielle (Hoover décorant Nixon,
président en exercice, de la médaille du FBI), le seul document d'archives, apparaît comme un
morceau encadré par deux segments de De Antonio parlant en direct à la caméra. Quant aux
photographies, elles interviennent ponctuellement dans le déroulé du film, en général comme des
illustrations du style « preuves à l'appui » du propos de De Antonio. D'ailleurs, la première
image du film est la photo d'Hoover enfant – ce qui introduit une première problématique : celles
des origines, de l'héritage et du déterminisme. Hoover sera un fonctionnaire comme ses parents ;
De Antonio ne sera pas un intellectuel académique comme son père.
Il semble primordial que ces segments identifiés comme « étrangers » soient sans ambiguïté
présentés comme des blocks séparés, isolés du reste du film – puisque tel est l'objet avoué du
617

film : faire en sorte que nous prenions conscience de leur différence, voire de leur altérité, de leur
incongruïté ( « qui est déplacé, qui ne s'accorde pas », selon le Dictionnaire Le Robert) dans le
tissu du film – un terme qui convient tout particulièrement à ce dispositif. Et en même temps, De
Antonio se permet d'influer sur les segments à la fois à l'intérieur même de ces segments
(coupures, longueur, répétitions ou faux raccords) et entre eux, selon un principe dialectique
proche parfois de l'école soviétique ; nous avons vu sa prédilection pour le cinéma soviétique
dans la première partie. Ces gestes permettent au cinéaste de suivre une seule argumentation –
une ligne argumentative qui part du sujet De Antonio et va vers le sujet Hoover, puis se lance
dans l'exploration de leurs interactions respectives. Pour ce faire, il ne respecte pas toujours la
chronologie des faits ni la chronologie séquentielle. Et si les longues prises caractérisent la
première partie du film – le récit de la vie de Hoover et celle de De Antonio, vers la fin du film,
les coupures se font plus rapprochées et les liaisons plus complexes (comme par exemple la
séquence de la coupe de cheveux, dont on verra ensuite la spécificité).
Un autre jump cut se produit un peu plus tard, lors de la rencontre avec John Cage (Segment 1).
La caméra tremble, tandis que John Cage filmé en plan américain, verse méthodiquement de
l'huile de maïs sur un pain macrobiotique 267 qu'il est en train de cuisiner. Ce n'est qu'à la fin de
cette longue séquence que le cadre fixe se transforme en panoramique latéral, et découvre que
derrière la plan de travail de la cuisine américaine de Cage, se trouve De Antonio, conversant de
manière détendue et souriante avec son ami. Ce n'est qu'à ce moment-là, à la découverte de
l'interlocuteur jusque-là muet et qui laissait de fait planer l'ambiguïté de sa présence devant ou
derrière la caméra, qu'on comprend que les deux hommes parlent du concept développé par
Cage : Indeterminacy. Et si l'on observe le moment et la position du retour de ce segment, on
constate que le cinéaste a poursuivi son travail de démêlage de la pelote politique, soulignant
malicieusement et ironiquement que « History cannot repeat the same form.. . », et en évoquant
une foule de faits qui semblent de prime abord venir étayer l'hypothèse d'une détermination dans
le champ politique – en art, ainsi que Cage le met en pratique, l'indétermination, c'est aussi la
répétition, l'aléatoire des formes... Néanmoins, De Antonio poursuit l'interrogation initiée par
l'entame de la conversation, en posant à son tour quelques questions essentielles auxquelles il
tente de répondre : « Who am I ? I suppose I'm the ultimate document. » Cet énoncé, marqué par
l'interrogation puis la supposition, exprime à nouveau l'indétermination de l'existentialisme, la
question de l'être au monde.
267 La cuisine macrobiotique est un régime végétarien à base de céréales, originaire du Japon, et équilibré selon les
principes du Yin et du Yang. Peu de hasard dans cette tradition alimentaire censée prolonger la vie par
l'observance de règles strictes.
618

Pour revenir aux ruptures du flux filmique, comment faut-il les prendre ? Comme des
interruptions quasi intempestives, dues notamment au principe artistique de l'indétermination, ou
bien comme des digressions intentionnelles, un effet de circulation de la parole antonionienne et
d'aliénation des politiques, de leurs paroles et de leur image ? Toujours est-il qu'elles constituent
des alertes ponctuelles pour le spectateur, mettant l'accent sur le processus d'enregistrement,
d'autant que la synchronisation du film est loin d'être parfaite, et que la caméra choisie pour le
tournage n'est pas silencieuse et dispense un ronronnement perceptible par moments, a fortiori
quand il y a de faux raccords entre les images. Ce geste de discontinuité filmique peut être mis
sur le compte d'un effet moderniste 268 – marquer le simulacre, inscrire le dispositif dans l'œuvre –
qui annonce l'intervention de John Cage. Ce dernier, en effet, tout comme Andy Warhol, peut
être considéré comme le dernier des Modernistes, dont la démarche minimaliste serait un des
invariants. Ces interrogations spectatorielles se poursuivent avec le retour de ce segment,
surtout lorsque De Antonio assiste à la fabrication du pain. Cette longue séquence de la
fabrication du pain sert-elle comme un contrepoint à la conversation philosophique, ou est-elle
malgré elle une illustration, allégorie des conditions présidant aux choix artistiques ? Ceux de
John Cage ou ceux d'Emile de Antonio ? Quelle serait la liberté de ces choix ? Ironiquement,
alors que John Cage termine sa recette et qu'il nettoie scrupuleusement son plan de travail,
quelques miettes tombent par hasard sur la préparation. Même l'art de cuisiner comporte sa part
d'indétermination... Pour en terminer provisoirement avec l'influence cageienne sur De Antonio,
on ne saura pas précisément la part d'indétermination contenue dans le travail de montage – ces
chance operations 269 déterminant certains aspects de la composition et de la performance de
Cage, et qui peuvent avoir colonisé les articulations du film, à défaut des segments proprement
dits qui sont comme des compartiments hermétiques. Nous l'avons vu avec les séquences
disséminées de John Cage et De Antonio discutant, chaque rupture amène l'intervention des
autres segments, dans un ordre qui tient à la fois de l'aléatoire tout en comportant toujours une
logique discursive – l'on touche ici au paradoxe de la notion d'indétermination. Ainsi, faire le
choix de ne pas choisir, ou déterminer qu'on n'effectuera pas de détermination, procède déjà d'un
choix, d'une détermination.
Un autre aspect de l'agencement est à considérer : il s'agit de la longueur très significative des
segments – nous avons décompté à peine plus de cinquante points de montage, ce qui fait de Mr
268 Mouvement pluridisciplinaire, initialement pictural, visant réagir à l'exubérance de couleurs et de matières de
l'Expressionnisme abstrait, et dont le mot d'ordre est, était : « Ce qui importe désormais c’est de réduire l’art au
minimum de couleurs, de texture et de formes afin de cerner son essence. » En réduisant le cinéma à
l'enregistrement d'un témoignage en direct monté avec quelques fragments d'archives et de rencontres tournées
sur le vif, De Antonio pratique pleinement ce minimalisme artistique dont Cage est une des figures
emblématiques.
269 Le terme est à l'origine celui de Marcel Duchamp.
619

Hoover and I un film paradoxal qui à la fois unit par la parole et désunit le tissu temporel ; ou
plutôt recompose un tissu temporel subjectif. Nous nous référons ici à la théorie du montage
documentaire de Jean-Louis Comolli :
Définissons le tournage documentaire (ou non) comme la conjonction, pour ainsi
dire inévitable, forcée, de la voix et du corps, du son et de l'image, et définissons le
montage comme une opération de disjonction des mêmes éléments d'abord conjoints. 270
De Antonio va réduire au minimum l'opération de disjonction, afin de conserver son témoignage
comme il s'est effectué, avec néanmoins une volonté de ne rien masquer de la composition du
film, ni les raccords, ni les changements de lumière ou de vêtements :
Considering the story of my life, it is obvious to me that I cannot produce a cinematic
« work » in the usual sense of the term. I think the substance and form of the present
communication will convince anyone that this is so. 271
Le montage sera donc perceptible et souvent ludique. À l'image du pull à col roulé dont on
remarque à plusieurs reprises les accrocs au coude ou à la jointure du cou, les éléments du
dispositif comme les points de montage sont, volontairement, révélés. Il en va ainsi dans le
premier segment du film, où De Antonio porte une attention non feinte au ronronnement de la
caméra - une caméra à la mécanique rudimentaire, et qui n'a pas de moteur silencieux :
I'm glad we're hearing the sound. Why should the process of any art not be included
in whatever that art is ? That kind of blind technical perfection which we seek so
assiduously is what finally gives us a film – and a world of film – that winds up in....the
garbage can of televsision... And that is what I'm uninterested in.
Le film s'ouvre sur un faux-raccord – deux prises de parole montées à la suite, mais qui révèlent
à la fois des moments distincts (changement de vêtement, modification du cadre, glissement du
propos) - et va développer cette stratégie qu'on peut qualifier de moderniste tout au long du film,
comme pour effacer les faux-semblants du flux filmique, de film sans point de montage apparent,
qui caractérise l'esthétique réaliste et dont on a vu qu'elle est le principe fondateur du cinéma
américain hollywoodien. De Antonio s'en amuse ouvertement, en dirigeant les prises de lui-
même comme performeur, et en commentant le processus d'enregistrement au fur et à mesure,
nous venons d'en voir la raison ci-dessus. Volonté d'un cinéaste qui aborde son film-testament
sans varier de sa ligne radicale, sans céder de terrain au conformisme cinématographique et au
confort spectatoriel, et dans une légèreté formelle qui vient contrebalancer le propos empreint de
gravité.
270 Jean-Louis Comolli, « Entretien avec André S.Labarthe », in Images documentaires, n°55/56, « La Voix », 1er
trimestre 2006.
271 Garry Crowdus & Dan Georgakas, « History is the Theme of All My Films : An Interview with Emile de
Antonio », in Alan Rosenthal (edited by), in New Challenges for Documentary, Berkeley Los Angeles :
University of California Press, 1988, p.175.
620

-La parole du sujet :
La sphère politique – elle qui ne peut être,
comme l'on sait, qu'avant tout parlée et
parlante.
Jean-Louis Comolli, « L'oral et l'oracle » 272
Dans leur texte intitulé 'Le Parti pris du document', J.F.Chevrier et Philippe Roussin, invoquent
un nouveau cinéma documentaire, : « Nous serions pris à la fois dans la fiction et dans la
propagande, piégés par le devenir-spectacle du monde tel que le proposent les médias... Pour
retrouver son sens, le cinéma devrait renouer avec le registre du document. ». De Antonio
renoue à plus d'un titre avec le registre de document. Nous l'avons déjà observé dans ses films-
collage, et nous en avons une preuve supplémentaire avec la prise de parole qui constitue toute
l'ossature de Mr Hoover and I, tout son engagement politique et toute sa dissidence. De Antonio
se fait ainsi, de façon semi-consciente, le témoin de l'histoire – une histoire contemporaine
marquée par la Guerre Froide, la paranoïa et le manichéisme – qui devient un peu son histoire.
Sa parole devient l'éternel présent de ce moment précis de l'Histoire.
Parole vs écrit :
Parole écrite : parole morte, parole de l'oubli.
Maurice Blanchot, Une Voix venue d'ailleurs 273
Nous avons vu en introduction à Mr Hoover and I que la voix n'est plus séparable ni du corps qui
la porte, ni du lien qui l'abrite, ni du temps qui la façonne. « Le modèle de tous les langages, c'est
la parole », écrit Roland Barthes 274 . La parole est un flux, et la langue permet une unité du
monde, comme une unité de phrase. Ce qui permet à De Antonio d'éviter la dispersion des
énoncés et au contraire, de recoller les fragments de parole, de faits et de remarques éparpillés
par le temps. À l'image d'Hamlet constatant que « Time is out of joint », il tente de reconstituer le
fil de sa vie, lui seul étant en mesure de l'apporter la cohérence qui pouvait faire défaut.
D'événements en rencontres, d'anecdotes en souvenirs, il tisse ainsi une parole, par une traversée
spécifique du langage (qui s'assimile au « writing through » de John Cage), un rythme personnel,
un souffle, un grain de voix, le désir, son rapport à la mort, la manière dont son corps se met en
scène ; et son histoire enfin.
272 Jean-Louis Comolli, « L'oral et l'oracle : séparation du corps et de la voix », in Images Documentaires n°55/56
La Voix, 1er trimestre 2006, p. 21.
273 Maurice Blanchot, Une Voix venue d'ailleurs, coll. « Folio/Essais », Éditions Gallimard, 2002, p.51.
274 Roland Barthes, Le Grain de voix ; Entretiens 1962-1980, Éditions du Seuil, 1981, P.11.
621

Voyons plus précisément maintenant les modalités de cette adresse, ses enjeux et ses limites. Il
ne s'agira pas ici de s'engager dans une véritable analyse du discours, ardue - la mise à jour des
nombreux paradoxes (notamment la notion de recentrement du sujet dans son film dans un
contexte épistémologique de décentrement) aurait pour effet de relativiser notre tentative de
portrait, mais aussi de porter un certain discrédit sur la démarche même du cinéaste - et trop
longue pour notre approche, mais plutôt de souligner quelques aspects spécifiques, linguistiques
et autres, de la démarche politique de De Antonio.
Un geste politique : une dissidence assourdissante
La rhétorique, c’est le sang qui court sous
la peau de votre visage. C’est la lueur qui
éclaire vos yeux.
Pascal Quignard, Albucius 275
Que fait le documentaire ? Il produit l'individu comme corps parlant filmé, et en fait un sujet
politique :
Au cinéma, la parole est geste, action, mouvement, inscription physique, mesure et
rythme. À l'action muette devenue presque une norme, opposons l'action parlée. 276
L'action parlée a d'abord pris la forme de l'interview, nous l'avons vu, une démarche dialogique
qui engage le sujet-cinéaste dans un processus d'échange basé sur l'alternance d'une parole et
d'une écoute. De plus en plus gêné par la condescendance affichée des médias à l'égard des
politiques, leur « reddition » à l'idéologie dominante - « To them, war and peace, life and death
become just another part of the program... » 277 - et par la méconnaissance des réseaux de
résistance à l'idéologie dominante, De Antonio fait un jour l'expérience de congédier le
journaliste de Sight & Sound venu l'interviewer, et d'improviser un dialogue avec lui-même. Il
choisit de se mettre en scène avec son double, car le dialogue selon Socrate et Platon est pour lui
irrémédiablement mort :
Communication has become an abstraction. An end in itself. Taught like a dead
language. Like Greek. Dialogue is probably dead too. The Socratic takes place with
oneself. 278
275 Pascal Quignard, Albucius, coll. « Folio/Essais », Éditions Gallimard, 2004, p.138.
276 Jean-Louis Comolli, « L'oral et l'oracle : séparation du corps et de la voix », in Images Documentaires n°55/56
La Voix, 1er trimestre 2006, p. 2
277 Emile de Antonio, « The Self and the Other », in Douglas Kellner & Dan Streible (edited by), Emile de Antonio
: A Reader, Minneapolis : University of Minnesota, 2000), p.329.
278 Emile de Antonio, « The Self and the Other », in Douglas Kellner & Dan Streible (edited by), Emile de Antonio
622

Et pourtant, il est significatif de constater que ce sont ses propos, sa parole, qui semblent primer,
que les observateurs retiennent et cherchent à capter. À notre connaissance, il n'y a, à ce jour,
aucun ouvrage critique, analytique, consacré à l'œuvre de De Antonio. Seuls quelques ouvrages
de compilations d'interviews accordées par le cinéaste, ainsi que quelques articles de presse – ce
qui constitue une différence flagrante avec le traitement médiatique, l'abattage médiatique même,
réservé à Michael Moore, par exemple ; mais c'est une autre question. De plus, comme son ami
John Cage, De Antonio fut un habitué des conférences et discussions improvisées – il a ainsi
entamé des échanges verbaux qui pouvaient durer plusieurs jours – arguant qu'il cherchait « a
new form of content ». Et trouver les formes d'une nouvelle expression politique comporte, selon
Bourdieu, une violence symbolique :
Il y a une efficacité proprement symbolique de la forme. La violence symbolique est
une violence qui s'exerce dans les formes, si l'on peut dire, en mettant les formes. 279
En termes de cinéma, Jean-Louis Comolli argue que les images sont plus dociles que les mots :
Les sons et les paroles résistent, trahissent les coupes et les trafics de formes ; plus
matériels en somme que les images, moins disponibles, plus sauvages ; plus du côté
du réel que du virtuel. 280
De Antonio oppose quant à lui l'expérience filmique à l'expérience lectoriale, l'œil et l'oreille
contre l'œil seul :
The way you perceive something which the eye and ear in film is different than the
way you perceive something in reading. It is a different kind of experience. It is a much
faster and stronger experience, and conditins of character, weakness of character, and
suppresses moments in character are revealed in film in a way that the writtentword rarely
reveals.
Et puis, la parole énonce ce qu'on ne voit pas, ce qui serait impossible ou trop long à montrer. Ce
qui relève de l'histoire non officielle, de l'obscurantisme culturel, de la censure - ce que le
situationniste et cinéaste occasionnel Guy Debord a lui aussi expérimenté, et qu'il analyse dans
son film In Girum Imus Nocte Et Consumimur Igni :
Il n'est pas si naturel qu'on voudrait le croire aujourd'hui, d'attendre de n'importe qui,
parmi ceux dont le métier est d'avoir la parole dans les conditions présentes, qu'il apporte
ici ou là des nouveautés révolutionnaires ; une telle capacité n'appartient évidemment qu'à
: A Reader, Minneapolis : University of Minnesota, 2000), p.330.
279 Pierre Bourdieu, « Habitus, code et codification », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°64, 1986,
p.4.
280 Jean-Louis Comolli, « L'oral et l'oracle : séparation du corps et de la voix », in Images Documentaires n°55/56
La Voix, 1er trimestre 2006, p. 6.
623

celui qui a rencontré partout l'hostilité et la persécution, et non point les crédits de l'état. 281
On sent tout au long du film, presque contre toute attente, l'enthousiasme contenu de De Antonio
pour l'exercice du monologue. Et en dépit d'une lassitude perceptible par moment dans la posture
du sujet-conteur – une lassitude dictée par la solennité du propos plus que par un sentiment
profond semble-t-il – il fait en sorte de terminer son témoignage par une note qu'il doit juger
optimiste, mais que vingt ans plus tard, on perçoit plus en demi-teinte : « We are on the verge of
a new kind of social change. We will be aware of that form when it takes place. » Echo d'un
Emerson prophète écrivant que « The prophetic voice must renew itself at every generation, as if
uttered for the first time... » 282 , ou serait-ce le retour de l'utopie ?
Il s'agit principalement pour De Antonio d'opposer une parole libre, subjective, quasi improvisée
– vivante donc, aux écrits des dossiers du FBI, fossoyeurs d'une histoire américaine vivante ;
l'innombrable somme de dossiers n'est autre que « the weight, the inertia, the opacity of the
world [...] unless one finds some way of evading them. » 283 . Il s'agit donc d'une histoire
individuelle et subjective, sans pour autant dessiner une histoire innocente et pure, comme le
souligne encore Roland Barthes :
Notre parole (surtout en public) est immédiatement théâtrale, elle emprunte ses tours
(au sens stylistique et ludique du terme) à tout un ensemble de codes culturels et
oratoires; la parole est toujours tactique... 284
Elle est en effet tactique chez De Antonio, dans son désir de retracer les grands événements de sa
vie – et de celle du FBI – sur un ton qu'il veut neutre et contenu, mais qui vibre souvent en
s'alliant à la force de son regard bleu. De plus, dans ce dispositif filmique qui alterne
principalement deux moments d'enregistrement, dans ce cadre moyen qui isole le sujet dans un
espace de pure parole. Rien ne vient détourner l'attention du témoin-spectateur, le geste
accompagne les colères froides du locuteur (voir photo) – trace de la Rhétorique classique
(Cicéron, Quintilien etc) qui faisaient d'une parole éloquente le fondement de l'enseignement. Du
nombre de ces préceptes, il faut souligner le rôle éminent de ceux qui touchent à l'actio oratoria ,
c'est-à-dire la mise en scène du corps parlant, qui postule la nécessaire union de la parole et du
geste. Bien plus récemment, Jacques Fontanille analyse le rôle du corps dans l'argumentation, et
281 Commentaire de Guy Debord et dit par lui-même, pour son film In Girum Imus Nocte Et Consumimur Igni,
1978.
282 R.W.Emerson, « The Poet », in Essays and Lectures, pp.68-69.
283 Alessandro Portelli effectue une comparaison croisée des visions d'Emerson et des théories littéraires d'Italo
Calvino, in The Text and the Voice ; Writing, Speaking and Democracy in American Literature, New York :
Columbia University Press, 1994, p.127.
284 Roland Barthes, Le Grain de la voix ; Entretiens 1962-1980, Éditions du Seuil, Paris, 1981, p.10.
624

souligne que « Le corps persuade tout autant que le verbe, même à l'intérieur de l'exercice de
parole » 285 ; pourra-t-on ajouter, même dans le cadre du politique ? « And this visual language is
by no accident an affirmation of the vital role of speech, of dialogue, of logic, in radical
discourse. », souligne Peter Wintonick 286 , dans son travail de décodage de la rhétorique de
antonionienne.
Une tradition américaine et familiale :
O I perceive after all so many uttering
tongues / And I perceive they do not come
from the mouths of graves for nothing.
Walt Whitman, Song of Myself
Dans le cas de De Antonio, il semblerait que le récit oral tienne d'une double tradition : d'une
part d'une tradition populaire remontant à la Déclaration d'Indépendance puis à la guerre de
Sécession – c'est une performance orale et démocratique, par la voix de Lincoln, qui annonce
« a new birth » pour la nation américaine 287 - puis à Emerson qui avait coutume de prêcher, nous
l'avons vu au Chapitre 1 (sa « Necessity of Speech » et ses « oralistic hypotheses » où il avait
coutume d'opposer parole, son et lumière au texte écrit, immobilité et pétrification) ; et enfin à
Dos Passos qui déclare bien plus tard : « U.S.A. is the speech of the people» 288 . Cette tradition
consistant et à écrire des récits personnels, lettres, journaux etc....... et à perpétuer une histoire
orale, locale, communautaire (« the literature of the poor, the feelings of the child, the philosophy
of the street, the meaning of the household life, the ballad in the street, the glance of the eye, the
gait of the body... » ; cf.Chapitre 1), s'explique par cette réticence toute américaine (cf.Melville)
et cette méfiance envers la globalisation de la pensée et des institutions publiques, ce que
cristallise la notion d'histoire officielle, souvent chargée de tous les maux. Ici, il est évident
qu'Emile de Antonio oppose son histoire, ses histoires – nous verrons l'importance du fragment
et de l'anecdote – à celle délirante et envahissante de l'administration du FBI. De Antonio se veut
un de ceux qui sonnent le glas de cette histoire globalisante 289 :
285 Jacques Fontanille, Éthos, pathos et persuasion : le corps dans l'argumentation. Le cas du témoignage, les
émotions, figures et configurations dynamiques, Éditions Mouton de Gruyter, Berlin, 2007, 4° de couverture.
286 Peter Wintonick, « Quotations from Chairman De : Decodifying De Antonio », in Douglas Kellner & Dan
Streible (edited by), Emile de Antonio : A Reader, Minneapolis : University of Minnesota Press, 2000, p.387.
287 Abraham Lincoln, 'Address at Gettysburg, Pennsylvania', 19 novembre 1863.
288 John Dos Passos, « Prologue », in John Dos Passos U.S.A. Trilogy, New York : Library of America, 1996.
289 Nous n'avons pas la prétention d'aborder le concept hégélien de « fin de l'histoire », ce qui nous emmènerait loin
de notre propos. De plus, le cinéma de De Antonio ne permet pas de tels développements car ils traitent
d'événements circonscrits et spécifiques, même si le fond du problème, la liberté d'expression dans les pays
démocratiques, n'a guère évolué. Enfin, la Chute du Mur de Berlin est un événement trop récent pour qu'on
puisse en avoir une perspective claire, notamment dans le champ documentaire qui s'y est peu intéressé à ce jour.
625

Like most people, I don't trust history anymore, not written history. I once was devoted to
the idea of history. Stalin and Nixon have both rewritten history. All winners rewrite
history. I don't trust the raw tapes and events that have taken place over the last fifteen
years.
Au lieu de cela, nous l'aurons compris, nous avons une histoire fragmentée, éclatée en micro-
sphères et micro-récits ; des histoires où la subjectivité des conteurs et autres témoins se
manifeste au grand jour, assumant un autre point de vue que celui des livres d'Histoire
aujourd'hui caduques. Pour prendre un exemple plus près de nous : les manuels français
contiennent une partie de leur histoire vue du côté allemand, et vice versa. Et pour revenir à notre
corpus, la cinéaste TrinhT Minh-Ha redonne la parole aux femmes de soldats vietnamiens, qui
racontent leur guerre. Les exemples abondent dans ce sens.
Vient se greffer là-dessus la tradition paternelle qui consistait à raconter chaque soir des histoires
à De Antonio et son frère – un rendez-vous, un horizon d'attente, un désir de connaître la suite
(le père avait coutume d'arrêter arbitrairement son récit, à l'heure dite) qui a durablement marqué
la relation langage/subjectivité du cinéaste. Le récit se présente ici comme le lien privilégié entre
le fils et le père, vecteur de connaissance autant que d'amour, encore que les modalités
pédagogiques assez rigides ait laissé l'enfant souvent perplexe ; le cinéaste y revient longuement
dans son 'Introduction' à Painters Painting – ce qui n'est pas un hasard puisque de toutes les
métaphores textuelles à notre disposition, celle qui caractérise sans doute le mieux le récit de De
Antonio, c'est ce que W.J.T. Mitchell 290 appelle « Pictorial Turn » - on se souvient du « pictorial
air » qu'Emerson prêtait aux êtres et aux choses, et qui s'est invité dans le geste de presque
chacun des cinéastes présentés dans ce travail - c'est-à-dire : « It is rather a “post-linguistic,
post-semiotic rediscovery of the picture as a complex interplay between visuality, apparatus,
institutions, discourse, bodies and figurality. » 291
Le retour du logocentrisme ?
Or, comme Derrida nous le rappelle, « la parole est fille du logos » 292 , ce qui signifie que la
parole est intimement liée au logocentrisme, concept vilipendé par les Marxistes notamment –
Althusser écrit à ce propos « Depuis Marx, nous savons que le sujet humain n'est pas le ' centre '
290 W.J.T. Mitchell est principalement connu pour ses travaux sur les relations qu'entretiennent les arts visuels et la
représentation verbale dans le champ social et politique ; in Picture Theory. Essays on Verbal and Visual
Representation, Chicago : University of Chicago Press, 1994.
291 Mitchell, opus cité, p.16.
292 Derrida revient souvent dans son œuvre sur l'opposition platonicienne entre l'écriture, dite bâtarde, et la parole,
dite légitime.
626

de l'histoire » 293 . Bien que De Antonio ait fini par rejeter le don paternel – un héritage trop
classique, trop surplombant et donc trop inhibant : « The masterpieces hung over me like a
boulder on a string. » 294 – et entrer en cinéma comme on entre en politique, il se retrouve
paradoxalement en position logocentrique, seul « maître » à bord de sa représentation, détenant
au bord de ses paroles, le pouvoir entier du film.
Comment alors conjurer cet effet pervers de la prise de parole en direct ? Ceci va s'effectuer par
l'équilibre concerté entre un effet de réunification (de recentrement du sujet), et de dispersion par
la même stratégie du collage que nous avons identifiée plus haut. Recoudre le fil d'une vie
marquée par la marginalisation socio-professionnelle et le harcèlement politique, et garder
néanmoins cette politique du fragment que nous avons évoquée au Chapitre III avec la
subjectivité féminine dans le documentaire, seule garante d'une mise à distance de la parole
magistrale, totalitaire.
De l'art de l'anecdote et du Koan...
L’art de raconter une anecdote fait une grande partie du charme de la conversation. Le genre
oratoire ne repousse pas non plus l’anecdote qui pique la curiosité et tient les esprits en suspens.
C'est dans l'anecdote (« un fait inédit » 295 ), qui s'oppose par sa nature fragmentaire et brève au
grand récit, qu'on a accès à une certaine vérité du sujet. La première anecdote concerne l'habitude
paternelle de raconter des histoires, nous l'avons suggéré. Elle n'en est pas vraiment une
puisqu'elle est convoquée pour servir d'origine, de modèle, et finalement de justification à
l'entrée du cinéaste en subversion. L'anecdote participe ainsi de la construction ex nihilo du sujet
antonionien (concept de la génération spontanée), par l'expérience momentanée d'une langue qui
s'est délestée d'une bonne partie de ses liens gravitationnels : une tradition d'autorité et donc de
pouvoir sur les autres, une fossilisation du langage, tropes habituelles, pratiques communes des
aphorismes 296 , mais aussi signes langagiers de l'appartenance sociale (partiellement), pour ne
293 Althusser ajoute : « ... nous savons même, contre les Philosophes des Lumières et contre Hegel, que l'histoire
n'a pas de 'centre', mais possède une structure qui n'a de centre nécessaire qua dans la méconnaissance
idéologique. », in Positions 1964-1975 ; Freud et Lacan – La Philosophie comme arme de la révolution,
Éditions Sociales, Paris, 1976, pp.33-34.
294 Emile de Antonio, « Introduction to Painters Painting », in Painters Painting : A Candid History of the Modern
Art Scene 1940-1970, New York : Abbeville Press, 1984, p.16.
295 Une anecdote, du grec α préfixe privatif et εχδοτος : inédit, est une particularité historique, un trait de mœurs ou
de caractère, un détail secondaire de l’action, une petite histoire qui se raconte plaisamment et se retient aisément
car faisant appel aux sentiments, et dont la transmission oralement est, en conséquence, aisée. (Le Grand Robert
analogique de la langue française).
296 C'est dans l'optique politique d'Emile de Antonio qu'on opposera l'aphorisme à la parole subjective. Car il fut un
temps où les auteurs, à commencer par Emerson une fois encore, brandissaient l'aphorisme comme De Antonio
brandit l'anecdote: comme « a solution ot the problem of authority », pour reprendre la remarque d'Emily
Dickinson (citée par Alessandro Portelli, opus cité, p.129 ; d'après Karl Keller, The Only Kangaroo Among the
627

garder comme modalités que les composantes linguistiques et la performance d'une parole
immédiate.
Au fil des segments qui séparent la première rencontre Cage/De Antonio – avec cette question
posée qui sert d'envolée philosophique, à l'image des riffs de guitare des Pink Floyd, de Deep
Purple ou de Jimmy Hendrix (pratique spécifique des années soixante et soixante-dix) – du
retour de la séquence, des questions essentielles, existentielles, sont posées. Et dans ce long
monologue débutant par « Who Am I ? », De Antonio nous livre un Koan 297 que lui a livré Cage
dans les années cinquante. Ce Koan, relatant le contournement d'une règle par un moine (cf.
Continuité discursive), vient illustrer le rapport de De Antonio à l'histoire et à son entreprise de
perversion des discours institutionnels : « This Koan was as important to me as anything I
learned from Marx, Hobbes, Plato or Schopenhauer. » 298 , confie-t-il lors d'un entretien. Comme
souvent avec l'anecdote ou le conte, au cœur du film gît une énigme dont chacun doit
entreprendre la compréhension. Il n'en demeure pas moins que le Koan n'est pas le seul texte de
la maïeutique antonionienne qui se nourrit d'anecdotes qui sont plus élévation que mise en
abyme. Si bien que malgré les ruptures textuelles, on constate une certaine fluidité récitative qui
se mêle à un souci de la performance – fluidité et performance étant déjà pour Emerson les bases
de la parole – rendue possible par le travail basique du montage.
Enfin, l'anecdote sert à ridiculiser le FBI et ses pratiques de consignation absurdes. Parmi les
pans de sa vie oubliée, De Antonio retrouve dans les dossiers récupérés du FBI le détail d'une
anecdote datant de ses années de lycée. Ne sachant pas encore quelles études entreprendre, il
discute à bâtons rompus avec un copain de promotion et un professeur. Ce dernier lui demande :
« Now, De, what are you really going to do when you grow up ? ». Le facétieux De Antonio lui
répond : « I'd like to be an eggplant. » (une aubergine). Plus de quarante ans plus tard, cette
anecdote résonne comme toute l'absurdité d'un système.
La parole : immédiateté et urgence : « don't cut, don't cut !.... »
À l'image du témoin rouge de la caméra qui indique que l'enregistrement est lancé, il convient
Beauty : Emily Dickinson and America, Baltimore and London : The Johns Hopkins University Press, 1979,
p.180.)
297 Un Koan est une courte phrase ou une anecdote souvent absurde ; avec la posture assise, elle est un des
principaux outils d'enseignement du Bouddhisme Zen, censée permettre la compréhension d'une notion
philosophique.
298 Lors d'un entretien avec Garry Crowdus & Dan Georgakas, « History is the Theme of All My Films : An
Interview with Emile de Antonio », in Alan Rosenthal (edited by), in New Challenges for Documentary,
Berkeley Los Angeles : University of California Press, 1988, p.175.
628

pour de Antonio de revenir à un cinéma de parole, avec le risque que cela comporte de « tomber
à côté » - telle est en effet l'étymologie du mot « parole ». Son choix est mu par ces
considérations de primauté, d'immédiateté que l'on associe généralement avec la parole. Et
comme Derrida pourrait le dire, la parole ne diffère pas, c'est-à-dire qu'elle n'instaure pas de
délai, de décalage entre la présence du corps-cinéaste et la délivrance du message.
Pour cela, il faut supposer qu'on aura levé le soupçon, ainsi que le remarque Jean-louis
Comolli 299 :
Le fait nouveau est que les films documentaires montrent qu’ils ont - eux aussi -
besoin du même type de garantie, preuve d’authenticité ou de non-supercherie, qui
se produirait dans le cours même du film, nous assurant, c’est un comble, que le cinéma
ne fait pas que mentir, et qu’en dépit de toutes ses familières ambiguïtés, il échappe au
régime général des duplicités. La formule de cette garantie documentaire tient en
quelques simples conditions :
- que l’acteur et le personnage ne fassent qu’un,
- que le lien corps-parole-sujet-expérience-vie soit assuré au point que l’expérience du
tournage ne puisse pas ne pas affecter le corps filmé,
- que le film soit un document de cette affection du corps filmé.
À ceci près que l'ironie veut que la qualité de l'enregistrement est tel qu'on observe fréquemment
des sauts dans le signal sonore, si bien que la synchronisation, garante de cette immédiateté, est
souvent mise à mal.
Quoi qu'il en soit, la figure du témoin - « pierre angulaire de l'humanisme » pour Jean-Louis
Comolli - reste soumise à des tensions, à la fois dans sa position et sa fonction dans le film, et
dans ses relations avec l'extra-filmique, le public par exemple : trouver une voix qui mène à la
conscience du spectateur n'est pas chose aisée. Prisonnier de l'artifice cinéma, le témoin l'est
également d'un autre artifice : l'illusoire immédiateté de l'oralité, qui fait que le sujet peut se
sentir « condamné » à s'exprimer, car que faire par exemple du silence ? Si l'expérience peut
s'avérer provisoirement viable dans un film expérimental, elle l'est beaucoup moins dans le
champ du politique (cf. citation de J.L.Comolli en exergue).
Énonciation & éloquence : Je, Nous et Il.
Il convient d'ajouter peu de choses au dispositif énonciatif de De Antonio, dont on aura compris
la valeur du « Je » subjectif qui sous-tend l'entièreté de son discours ; nous avons levé les
éventuels doutes quant à l'aspect conventionnel d'un tel dispositif énonciatif, en montrant, qu'à
299 Jean-Louis Comolli, « L'oral et l'oracle : séparation du corps et de la voix », in Images Documentaires n°55/56,
1er trimestre 2006, p. 26.
629

plus d'un titre, la prise de parole est un acte politique vital, radical. En mettant en regard Mr
Hoover and I et Roger and Me, l'Autre, Hoover ici, Roger Smith là, se trouve assigné la place de
la non-personne (cf.Benveniste 300 ): celle du « Il ».
Et comme on pouvait s'y attendre, après la portrait politique que nous avons dressé de De
Antonio en ouverture, l'évocation du « Nous » reste fugace et intermittente dans l'expérience
globale du sujet-cinéaste. Prenons un exemple de son travail énonciatif dans le film, la
circulation des adresses encadrée par un « Je » assertif :
I never bombed anybody, I never planned to do acts of violence... I.... I talk ! We can't do
too much with talk, maybe you hope you're going to do something with talk in films and
writing, but you know that you're basically limited, particularly when other talks in films
and TV inundate the country, and yours is just a small tinkle in a waterfall, so everything
we do from the beginning till the end has to be thought for, I mean that's really the lesson
of political life I think almost everywhere.
Cette discrétion du « Nous » est pour ainsi dire symptomatique de la démarche de antonionienne;
elle est structurelle et non conjoncturelle. Et lorsque l'on constate son emploi, le « Nous »
renvoie plus fréquemment à un couple, à un deux, voire à un « Nous » quasi whitmanien
(instance romantique : un « Nous » interne au sujet) ou parfois même un « Nous » purement
rhétorique, qu'à une communauté – ce « We » que Kramer aimait à employer dans ses films.
Dans L'Être et le néant, Jean-Paul Sartre effectue une distinction qui nous semble pertinente ici,
car elle réconcilie les nuances que nous venons d'apporter :
Dans le « nous » sujet, personne n'est objet. Le nous enveloppe une pluralité de
subjectivités qui se reconnaissent les unes les autres comme subjectivités. Ce qui est
posé explicitement, c'est une action commune ou l'objet d'une perception commune.
« Nous » résistons, « nous » montons à l'assaut, « nous » condamnons le coupable ...
[...] Tandis que le « nous » objet, nous l'éprouvons comme une aliénation communautaire.
Le choix des mots est par conséquent primordial, sachant qu'au bout du compte, le pouvoir des
mots dépend du locuteur 301 . De Antonio va choisir un langage le plus souvent factuel, abordable,
évitant les mots ouvertement polysémiques. L' « everyday speech of common people » que
revendiquent à la fois les Romantiques anglais et les poètes américains, Walt Whitman en
particulier, n'est cependant pas le même pour tous. Il n'y a ici aucun argot, aucune langue
sauvage - « the lawless germinal element below all words and sentences 302 » de Whitman, mais
300 Nous développons cette question de la non-personne dans le Chapitre II, durant la présentation des films de Jim
McBride.
301 Ceci fait référence à la force d'illocution de Pierre Bourdieu développée dans son ouvrage Ce que parler veut
dire, inspirée de l' « Illocutionary force » du linguiste britannique Austin. Pour les deux théoriciens, la force
d'illocution ne saurait être trouvée dans les mots mêmes, mais dans l'échange entre le locuteur et son
interlocuteur, ou ici son spectateur.
302 Whitman est ici cité par Alessandro Portelli, in The Text and the Voice ; Writing, Speaking and Democracy in
American Literature, New York : Columbia University Press, 1994, p.125. Ce qui est intéressant dans cette
630

une pratique langagière qui serait une combinaison à l'équilibre savamment concerté, entre la
fonction expressive du langage - « ... centrée, selon Jakobson, sur le destinataire, [qui] vise à
une expression directe de l'attitude du sujet à l'égard de ce dont on parle. 303 » - et une fonction
poétique - «La visée du message en tant que tel, l'accent mis sur le message pour son propre
compte, est ce qui caractérise la fonction poétique du langage. » 304 Car si les paradigmes
linguistiques sont plutôt basiques dirons-nous, leur agencement, plutôt idiosyncratique, nécessite
que l'on s'y arrête un peu plus, car il véhicule toute la subjectivité de antonionienne. Dans ces
longues phrases, parfois suspendues, parfois reprises, qui caractérisent la langue orale, la trope
principale sera la répétition qui, par moments, fera du texte une psalmodie, une incantation – on
peut se reporter aux premiers segments, où De Antonio, orateur né, martèle le « He » de Hoover
(« He.... He.... He... ») comme une litanie de ses exactions 305 et de son omnipotence. Autre
exemple significatif du caractère poétique de la langue de antonionienne, la phrase d'introduction
de Mr Hoover and I : « I can't get over Hoover ever. » Dans cette simple tournure humoristique
et néanmoins quasi chiasmatique, on comprend en une seconde l'obsession d'Hoover pour De
Antonio et l'obsession de De Antonio pour Hoover, et comment les deux destinés se sont sans
cesse croisées. Grâce à une voix d'une élégance discrète, un vocabulaire à la fois percutant et
choisi, et la capacité innée de donner l'impression d'une parole à la fois naturelle, instinctive et
sophistiquée, De Antonio séduit et maîtrise l'écran, tel un conteur à la Welles. Et comme Orson
Welles, De Antonio fit tout ce qu'il put pour innover coûte que coûte en matière de cinéma, De
Antonio dans l'Underground new yorkais, Welles à Hollywood ; et il eut les plus grandes peines
du monde à réunir les budgets nécessaires à ses films. Comme Welles encore, De Antonio était
très cultivé, connaissait ses classiques, et se démarquait des praticiens et exploitants adeptes des
formules magiques et rentables. Tous deux enfin avaient une personnalité qui fit presque de
l'ombre à leurs œuvres respectives. Mais contrairement à Welles, De Antonio resta intransigeant,
refusant tout compromis, acceptant d'être relégué dans les ténèbres anonymes de la niche du
cinéma indépendant, en insistant pour réaliser et produire des films politiques documentaires –
une pratique peu américaine, peu viable dans le système d'exploitation américain qui au
contraire, raffole des fictions « documentées » sur le monde politique, ce dernier ayant toujours
entretenu des liens assez étroits avec Hollywood. L'éthique pour Antonio consiste à produire des
films peu chers car sans compromission : « Mr Hoover and I is made of poor means but it is
remarque de Whitman, c'est que le poète combine les potentialités vitales et la menace sourde de la corruption et
du détournement.
303 Roman Jakobson, Essais de linguistique générale , Les Éditions de Minuit, Paris, 1963, p.214.
304 Roman Jakobson, opus cité, p.218.
305 C'est bien le terme qui convient à d'Hoover : « Action par laquelle une personne ou une autorité exige par
intimidation une contribution qui n'est pas due, ou des droits supérieures à ce qui est dû. » (in Le Robert,
Dictionnaire Alphabétique et Analogique de la Langue française )
631

ambitious, more ambitious than Batman. » répète-t-il encore 306 .
Un combat par les mots : L'usage linguistique de De Antonio relève d'une volonté subjective
d'offrir par les mots une lecture différente de la réalité américaine ; ce qui présuppose la mise en
regard de termes opposés ou détournés de leur acception principale et/ou officielle, et ce, sans
pour autant tomber dans le piège de la logomachie (discours ou discussion souvent abscons, car
minés par des termes et des concepts vides). Ainsi, dans la bouche du cinéaste, les mots « rogue
state », « control », « security », « consent » etc..... signifient la plupart du temps l'exact opposé
de ce qu'ils signifient dans la bouche des politiques 307 , d'Hoover, Nixon ou de Bush aujourd'hui,
par exemple. Les documentaristes Mark Achbar et Peter Wintonick en font une démonstration
exemplaire dans le film qu'ils consacrent au linguiste Noam Chomski : Manufacturing Consent :
Noam Chomski and the Media 308 . Nous avons eu l'occasion de montrer que la citation fidèle des
propos tenus par les « ennemis » - « There's no brighter strategy than verbatim quotation! » -
était la stratégie privilégiée par De Antonio, si bien que les propos tenus, combinés aux images,
finissaient par se retourner contre leur locuteur. Et ce, sans que l'agent de cette manipulation ne
se soit avancé, dévoilé, ce qui aurait eu pour effet d'affaiblir la manœuvre sous prétexte de trop
grande subjectivité – d'où la force d'un film comme In The Year of the Pig, que nous avons
analysé. Or, Hoover n'est pas un homme de discours, mais plutôt un homme de l'ombre, gauche
et introverti, qui règne par la menace larvée, le chantage et les sous-entendus. La seule stratégie à
utiliser était alors de dire au grand jour ce que Hoover évitait scrupuleusement de dire
ouvertement.
Il est à ajouter néanmoins que les propos de antonioniens sont pour la plupart auto-référentiels,
ou se réfèrent tout au moins à un petit groupe d'initiés, ce qui peut rendre la lecture plus obscure
parfois, rendant difficile à un grand nombre la compréhension précise des enjeux. Ainsi, le
306 Outre le fait que les films de Tim Burton et d'Emile de Antonio, sortirent la même année, 1989, et représentent
les deux pôles opposés du cinéma américain, la correspondance n'est pas anodine. À y regarder de plus près, on
constate que la relation Batman/The Joker (Le Joker a eu une influence capitale sur la vie de Batman) est somme
toute assez semblable à celle De Antonio/Hoover, en ce sens où The Joker et Hoover représentent
l' « archnemesis » de Batman/De Antonio.
307 Il en va de même avec Reagan, rendant hommage à Hoover à sa mort en 1972 : « No twentieth-century man has
meant more to his country than Hoover. »
308 Film canadien de 1993, couleurs, 167 minutes. Noam Chomski introduit son discours par ces mots : « La
propagande est aux démocraties ce que la violence est aux dictatures. » Ce que Noam Chomski, se prétendant à
contre-courant « enfant des Lumières », c'est la liberté d'expression, et non la vision d'un camp : « Je n'essaie
pas de convaincre, mais d'informer. Je ne veux pas amener les gens à me croire, pas plus que je voudrais qu'ils
suivent la ligne du parti, ce que je dénonce – autorités universitaires, médias, propagandistes avoués de l'état ou
autres. Par la parole, j'essaie de montrer ce que je crois vrai. » Pour ce qui est de l'expression individuelle et de
la non-appartenance à des groupes idéologiques, on peut avancer que De Antonio est sur la même longueur
d'onde que Chomski – les deux hommes étaient d'ailleurs amis.
632

« name dropping » reste, comme chez Mekas – on se souvient que Mekas prétendait ne faire de
films que pour ses amis, tandis que Kramer, exilé volontaire, s'était complètement débarrassé de
ces signes d'appartenance après Milestones – un facteur documentaire que d'aucuns peuvent
trouver élitiste. En effet, si cette approche segmentaire s'applique indéniablement à faire le
portrait vivant et documenté d'une époque, elle est également facteur de division, voire de
sectarisme - reproche habituellement adressé aux groupuscules de gauche en Occident – puisque
le spectateur lambda saura difficilement faire la part des choses et par conséquent juger de
l'objectivité ou simplement du bien fondé des propos avancés. Tandis que les méthodes
populaires d'un Michael Moore, référant sans cesse à des figures de la culture populaire, allant
jusqu'à orchestrer des duels au sommet, réussit à fédérer l'adhésion du plus grand nombre, ne
serait-ce que momentanée, le temps du film (effet spectatoriel proche du Willing Suspension of
Disbelief inhérent à l'expérience de fiction).
Hommage à l'existentialisme sartrien :
À mi-chemin précisément de son récit, De Antonio choisit de lire un long passage de L'Être et le
néant de Jean-Paul Sartre : « I never read in films, but I'm going to read that piece because it
meant so much to me... ». Suit alors le passage débutant ainsi : « Chaque époque révèle un
aspect de la condition humaine. L'homme a de tous temps fait ses propres choix... » 309 Plusieurs
idées sont comme doublement prononcées par De Antonio, tant elles résonnent dans la
trajectoire de ce dernier : L'homme doit choisir et s'engager ; l'engagement donne un sens à son
existence et à celle de tout le monde car « notre choix engage l'humanité entière ». L'homme
n'est rien d'autre que ce qu'il fait, et la parole est action. Il n'est finalement pas si surprenant de
rencontrer De Antonio sur le terrain de l'existentialisme sartrien, d'autant que la philosophie
existentialiste repose sur la subjectivité, sur la personne consciente qu'est chaque individu ; et
c'est au sein de cette subjectivité qu'on retrouve les valeurs fondatrices sartriennes, et en
particulier la liberté : « Un choix est dit libre s'il est tel qu'il eût pu être autre qu'il n'est. » 310 En
citant Sartre 311 , De Antonio persiste et signe : rien ni personne ne l'aurait détourné de sa vie.
Enfin, la philosophie sartrienne apporte sans doute à De Antonio, également athée, radical et
romantique, ce que les jeux complexes de John Cage ne permettent pas toujours de régler, le
cinéma politique ayant généralement plus à voir avec la littérature qu'avec la musique ou les arts
309 Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant : Essai d'ontologie phénoménologique, Éditions Gallimard, Paris, 1943,
p.478.
310 Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant : Essai d'ontologie phénoménologique, Éditions Gallimard, Paris, 1943,
p.477.
311 De Antonio cite également un autre penseur, Karl Jaspers, philosophe et psychiatre allemand, représentant de la
branche chrétienne de l'existentialisme, dont il se plaît à répéter « Anything can be said as long as it signifies
nothing. », à la fois pour conjurer la censure sourde qui se manifeste partout, et pour montrer l'importance d'une
subjectivité en amont du langage.
633

visuels.
Nous venons de voir que le dernier geste, l'ultime geste d'Emile de Antonio, cinéaste radical,
c'est de se placer devant une caméra et de raconter sa vie, pour ainsi dire, sans autre forme de
procès. Geste d'action, geste d'engagement au regard des censeurs qui voulaient le faire taire. Or,
en se donnant la parole, une parole politiquement engagée et discursivement complexe, le
cinéaste fait également un geste vers le sujet-spectateur, pour faire de ce dernier un sujet actif et
à l'écoute des bruits du monde et des paroles d'autrui. Car, comme l'écrit encore Jean-Louis
Comolli, «Nous savons qu'une offensive est en cours depuis une quinzaine d'années (triomphe
du marché) contre la parole consciente, responsable. Si la voix qui articule est menacée, l'écoute
aussi. Il s'agit d'annuler une écoute engagée. ». Poursuivons encore cette écoute. Mais dans ce
témoignage in extenso, il y a aussi des images fortes qui elles, se passent de commentaire(s).
Prenons un exemple.
-Le complexe de Samson : angoisse et conjuration du sujet-cinéaste
His gray hairs are records of the past, and
his grayer eyes are Sybils of the future.
Edgard Allan Poe, Manuscript Found in a Bottle 312
Ce que nous avons identifié comme le second segment principal (voir le découpage proposé dans
les Annexes), se compose principalement d'une seule et même séquence qui revient à intervalles
réguliers, comme pour rythmer le montage techniquement basique, et fournir une alternative
« privée » aux récits de la sphère publique, inhumaine - associée, quoique distincte dans les
relations de sujet à sujet, à la séquence avec John Cage, elles participent d'un monde vivant,
nourrissant (dans tous les sens du terme), d'un univers amical, amoureux, fraternel - mais aussi et
surtout, comme quelque chose qui insiste : Nancy de Antonio coupe les cheveux de son mari
assis sur un tabouret. Nancy plaisante de l'avancée en âge de son époux, tout en soulignant qu'il
n'a pas trop changé depuis leur rencontre quelques années plus tôt. Nancy demande à De Antonio
s'il compte expédier les tombées de ses cheveux aux Archives nationales du Wisconsin – ce
qu'ils avaient coutume de faire, et ce qu'ils firent jusqu'à la mort du cinéaste quelques mois plus
tard. D'ailleurs, De Antonio avait laissé des instructions pour qu'une partie de ses cendres soient
également expédiées dans le Wisconsin, dans une boîte à cigares sur laquelle on pourrait lire
« The Final Gesture ». Geste radical pour porter en dérision l'administration Reagan et sur la
312 E.A. Poe, Manuscript Found In A Bottle, 1833. Version électronique.
634

tradition américaine de constituer des dossiers sur toute personne soupçonnée d'agit-prop –
l'ironie veut que le FBI soit allé fouiller jusque dans ses poubelles afin de récupérer des mèches
de ses cheveux.
On appellera ce segment « Le Complexe de Samson » - ou le rêve de Samson. Cette longue
séquence est particulièrement significative à la fois de la distance ironique dont fait preuve De
Antonio à ce moment de sa vie, mais aussi d'un cinéma symbolique sans prétention qui peut
trouver aussi une niche au creux du cinéma politique le plus radical. En psychanalyse, le rêve de
perdre ses cheveux ou de se faire couper les cheveux est traditionnellement associé à l'état de
faiblesse ou d'impuissance du sujet. En choisissant de tourner cette séquence – une des rares à
venir s'intercaler avec le long témoignage en direct (Segments 1 et 2), et donc très certainement
significative, il semble que De Antonio se mette ainsi dans la position de Samson se faisant
couper les cheveux par Dalila /sa bien aimée. Le fait de se montrer ainsi accrédite l'idée de la
perte de la toute puissance, et en même temps une humanité assumée – une posture qui s'oppose
clairement à la toute puissance revendiquée d'Hoover, et par son entremise, de tous les politiciens
puissants jaloux de leurs privilèges.
Cette séquence intime et humoristique fait écho au film d'Andy Warhol de 1963, Haircut. Il y a
en fait trois versions de Haircut dans lesquelles Andy Warhol montre de jeunes New Yorkais se
faire couper les cheveux dans un appartement sobrement meublé – écho de l'endroit plutôt
spartiate révélé par la séquence avec De Antonio et son épouse. Ces petits films de Warhol
reposent en effet sur un minimalisme exacerbé, à la fois en termes de décor, nous venons de le
voir – la différence étant que chez Warhol, l'éclairage est savamment travaillé pour donner une
impression crépusculaire quasi caravagesque qui s'oppose somme toute au brut assumé, éthique,
de la représentation antonionienne - mais également en termes de technique filmique. Comme
dans Mr Hoover and I, le changement d'angle se réduit à un minimum de grammaire visuelle,
travaillant souvent le faux-raccord, comme pour donner une idée de répétition, de dilatation du
temps ou de fantaisie onirique. Quelques performances dansées apportent un contrepoint au
geste répétitif du coiffeur, apportant une dimension rythmique par le retour des plans des deux
séquences. L'image de fin montre les hommes (coiffeur, coiffé et danseur) regardant l'objectif de
la caméra, se frottant les yeux comme s'ils venaient de se réveiller d'un rêve étrange. Dans une
certaine mesure, le rêve semble aussi contaminer l'impression que l'on a de la séquence de la
coupe de cheveux chez De Antonio, probablement en raison de la rupture fortement marquée
entre privé/public, plaisanterie/sérieux, vie/mort. Ce segment, bien qu'intégré aux autres, se
distingue par d'infimes modifications de cadre, de lumière, de couleur, d'atmosphère....
635

Il convient ici d'évoquer brièvement le film que les documentaristes Kirby Dick et Amy Ziering
Kofman consacrent au philosophe Jacques Derrida 313 , sobrement intitulé Derrida.
Ce film documentaire relativement traditionnel - même s'il peut être considéré comme une
vivante démonstration de la déconstruction derridienne - qui alterne les séquences d'interviews
de Derrida et de ses proches, à des séquences in situ, notamment des extraits de conférences ou
de débats divers (en particulier aux États-Unis, terre de prédilection des idées derridiennes),
contient en son centre une séquence de Derrida chez le coiffeur (voir les photographies
proposées en contrepoint des photos de De Antonio). Cette séquence intervient à un moment
précis du texte derridien, et nous apporte maintes réponses, explications et/ou hypothèses pour
lire ensuite le texte antonionien. Par exemple, dans le film, le sujet-Derrida cherche constamment
à déconstruire l'exercice autobiographique, d'une part en insistant pour ancrer le documentaire
dans un rythme quotidien où les repas et les temps morts, les déplacements et les passages
imposent une cadence quasi péripatéticienne à sa pensée, et d'autre part, en évoquant les
philosophes classiques qui considèrent l'écriture de soi comme indécente : « A philosopher
should not speak of himself as an empirical being...and if we want to break with this classical
philosophical axiom, then we have to be indecent, to some extent... » C'est alors qu'intervient la
scène du coiffeur débutant par long un gros plan sur les ciseaux de la coiffeuse taillant les longs
cheveux argentés du philosophe – la crinière argentée de Derrida est un des ses traits distinctifs -
puis les coiffant lentement, tandis qu'en off, la voix d'une commentatrice – probablement la co-
réalistarice Amy Ziering Kofman, élève (un peu trop) respectueuse de Derrida - lit un passage
de son œuvre :
La biographie d'un « philosophe » n'est plus considérée comme un corpus
d'accidents empiriques, laissant un nom et une signature hors d'un système offert à
une lecture philosophique immanente, la seule considérée légitime. Ni les lectures
immanentistes ni les lectures empirico-génétiques externes n'ont jamais interrogé la
dynamys à cette bordure entre l'œuvre et la vie, entre le système et le sujet du système.
Cette bordure divisible traverse les deux « corps » : le corpus et le corps. 314
La séquence se termine par un plan d'ensemble du salon et de la coiffeuse, ainsi que le reflet
dans le miroir du geste qui se répercute ad infinitum. Il semble clair que pour Derrida, comme
pour De Antonio, ce geste que d'aucuns qualifieraient d'anodin, voire de trivial, fait le lien entre
le corps et le corpus – ce qui nous renvoie à l'expérience démente de De Antonio archivant les
chutes mortes de son corps. Car, en fait, comment le corps du cinéaste pourrait-il être archivé,
même fragmentairement, sans déborder l'ensemble qui prétend l'inclure (le dossier, le classeur,
l'urne funéraire...) ? À cette notion d'archivage, nous opposerons en fin de partie la notion de
document.
De plus, il nous semble d'ores et déjà évident, à la lueur du texte de Derrida comme à la vision de
ces images de tendresse impromptue, qu'il est indispensable que les cinéastes du politique, tout
313 Film en couleurs de 85 minutes, 2002.
314 Claude Lévesque et Christie V.McDonald (sous la direction de), L'Oreille de l'autre. Otobiographies, transferts,
traductions. Textes et débats avec Jacques Derrida, VLB Éditeur, Montreal, 1982, p.192.
636

comme les philosophes ou les sociologues 315 parlent d'eux, disent d'où ils viennent et d'où ils
parlent, le chemin parcouru, les « accidents empiriques ». L'obsession d'Hoover pour De Antonio
est un de ses accidents empiriques qui façonnent une vie.... Ce qui se résume par la remarque
d'Emile de Antonio « Long before the film there was my life in which I met the characters of the
film... » 316
Mais revenons au segment 2 et à ses ramifications : On peut ainsi parler de paradigme de la
coupe de cheveux, qu'on lira dans le contexte de De Antonio et de Derrida – on exclura la
dimension érotique mais aussi sociale présente dans les films de Warhol, dont on conservera
néanmoins le lien directement esthétique et revendicateur 317 ainsi que la dimension onirique–
comme la mise en scène symbolique d'une angoisse de perte de force vitale, éventuellement de
castration. Comme Samson 318 , De Antonio et Derrida acceptent de renoncer à leur toute
puissance - un Moi confronté à la perte, mais qui accepte de perdre quelque chose de son corps,
et qui entend se révéler dans cette acceptation de faiblesse. Dans le champ politique, le message
pourrait être le suivant : Ne pas chercher à retenir ce que l'on doit perdre – une allégorie de la
parole ? - ne pas se recroqueviller sur soi. Le détour par le texte mythique rejoint la lecture
freudienne, pour ainsi dire : « L'homme, donc, n 'a pas pu se passer des cheveux ni de tout ce
qu'il met en eux; son histoire et sa culture. 319 ». La séquence n'est pas anodine. Car si dans le
film Derrida choisit de partager une partie de l'intimité de son couple, c'est principalement autour
des repas (petit-déjeuner, préparation des aubergines grillées etc..) que le philosophe prépare
avec patience et amour - « Il faut donner naissance à une mère pensante » avance-t-il, tout à sa
tâche – De Antonio choisit ce moment de vulnérabilité que nous allons analyser, et qu'on se doit
de lire symboliquement.
Car la conjuration (l'angoisse de la perte, de l'anéantissement, de l'arrêt de la résistance) viendra
de la sphère privée, et aura les yeux de Nancy, sa sixième femme, psychanalyste, tout comme
l'est l'épouse de Derrida. Même endroit que pour les autres segments – le coin isolé et démuni
d'un loft new yorkais semble-t-il, mais une tout autre atmosphère, soudain chaleureuse,
complice, et où la caméra semble presque une intruse, où l'on sent soudain son regard porté sur
315 Le film que Pierre Carles consacre à Pierre Bourdieu, La Sociologie est un sport de combat (2001), se distingue
néanmoins des deux films précédents, en ce sens où le réalisateur vise plus à réhabiliter la figure de l'intellectuel
qu'à en faire un homme ordinaire. La personnalité plus entière et plus terrienne de Pierre Bourdieu rend plus
facile le portrait filmique, puisqu'il ne censure pas ses mouvements d'humeur, tandis que Derrida, tout en
complexités idéelles, ressent le besoin de s'amender aux yeux du spectateur, en accomplissant les gestes de tout
un chacun.
316 Emile de Antonio, « Introduction to Painters Painting », in Painters Painting, A Candid History of the Modern
Art Scene, 1940-1970, New York: Abbeville Press, 1984, p.15.
317 On fera la remarque que le terme « dissidence », ce dont il est précisément question ici, trouve son étymologie
dans les actions suivantes : s'éloigner, se séparer, s'asseoir.
318 Samson était un juge d'Israël, doué d'une force prodigieuse résidant dans ses cheveux. Il épousa une étrangère,
Dalila qui, par trahison, lui coupa les cheveux et le livra aux Philistins. Devenu aveugle, Samson attendit que ses
cheveux repoussent pour récupérer sa force : il mourut en écartant les colonnes porteuses du temple qui s'écroula
sur les 3 000 Philistins réunis là.
319 Luisa Futoransky, Cheveux, toisons et autres poils, Éditions Les essais, Paris, 1991, p. 10.,
637

une scène intime, et l'hésitation pour trouver la bonne distance. À la différence de la relation
Cage/De Antonio, qui s'exprime, entre autres, par le plan de travail qui les sépare l'un de l'autre
pour les installer dans une discussion où l'étrange, l'altérité et l'incompréhension passagère jouent
un rôle dynamique, mais qui ne va pas de soi, et la chaise de bar sur laquelle le cinéaste semble
perché, on remarquera que dans la sphère personnelle, le cinéaste s'assoie aussi, signalant cette
fois-ci le caractère accueillant du lieu. Le sujet-cinéaste se laisse approcher de plus près, laissant
sa femme tourner autour de lui, les ciseaux à la main – nous y reviendrons juste après cela. De
Antonio est assis à califourchon sur une chaise, a ôté ses lunettes, et sourit comme un vieux
coquet heureux de se faire dorloter par sa bien-aimée. C'est lors d'une de ces occasions de « gros
plan », qu'on arrive à apercevoir le pull élimé au coude et le trou, véritable punctum barthésien :
le détail incongru, le vêtement qui baille et laisse entrevoir.... l'homme. De plus, la fenêtre du
loft, jusque là borgne ou matée de noir, laisse entrer la lumière de l'extérieur, nous permettant
l'espace d'un instant d'entrevoir quelques bâtiments et ce qu'il semble être un jardin ou une cour
intérieure. Par conséquent, cet espace d'une neutralité sublime et désespérante – qui fait écho à la
« destinerrance » de Derrida, au fait d'appartenir au lieu sans y appartenir (« Qui suis-je si je ne
suis pas ce que j'habite et où j'ai lieu ? 320 ») - cesse d'être carcéral, (l'expérience kramérienne de
Berlin), pour (entr')ouvrir sur un autre espace dont on n'aura aucune garantie de sens : référence
biblique à l'Eden, vision partielle d'un schéma annonciatif éventuellement inversé, extrapolation
mythologique et/ou gnostique, représentation motivée ou accidentelle de l'Inconscient
matérialisé par la présence de sa femme psychanalyste qui apporte une épaisseur aux choses, un
sens au geste le plus simple – multiples échos inattendus d'une liberté de lecture retrouvée
l'espace d'un instant. Tendresse exprimée et partagée qui est loin d'être complètement rassurante,
puisque telle Dalila, Nancy lui coupe les cheveux, et lui, exprime à plusieurs reprises ses
inquiétudes à l'idée qu'elle coupe trop court, ce qui finit par constituer un jeu de séduction entre
eux deux. En confiant les ciseaux à son épouse, non seulement De Antonio en profite pour
révéler la dimension affective de sa personne – les gestes tendres sont réciproques et sincères, à
défaut d'être parfaitement naturels, puisque comme pour Derrida, il ne s'agit en aucun cas de
feindre une naturalité mise à mal par la processus d'enregistrement (la « machine-machination »
selon Derrida) et glisser aux oreilles ennemies qu'il n'a en aucun cas perdu un tant soit peu
d'humanité et de confiance envers autrui, mais il en profite aussi pour exprimer une angoisse de
castration qui ne se cantonne pas au système freudien 321 mais investit le champ politique et
320 Jacques Derrida, Circonfession, coll. « Bibliothèque des voix », Édition des Femmes, Paris, 1993.
321 On associera ici encore les deux postures de De Antonio et de Derrida, quand ils reprochent à la théorie
freudienne d'être figée dans un théâtralisme familial essentiellement tragique et pessimiste (exemplifié par le
Complexe d'Œdipe – nous avons évoqué le même rejet par Brakhage.), et de ne pas avoir pris la mesure du rôle
qu'elle pouvait jouer dans le champ politique, celui de la démocratie pour être plus précise, en tant qu'elle permet
à un sujet de tout dire, librement, et d'exprimer ainsi toute la mesure de sa dissidence (dissent), l'ultime objet de
l'artiste américain depuis Emerson, Thoreau et Whitman.
638

cinématographique. Il semble ainsi clair que par cette séquence, De Antonio exprime aussi son
refus d'être l'agent d'un geste de castration filmique, tout comme il avait auparavant refusé
d'orienter la réception des documents d'archives par le spectateur, nous l'avons vu. Ce dernier
film, ce chant du cygne, est un hommage à la liberté de parole – une liberté qui s'exerce, en
dernier ressort sur lui-même, ce qui n'est pas facile pour le sujet. Nous avons déjà évoqué le
nombre très réduit de points de montage, en tout et pour tout ; ce qui, comme chacun sait, est
infiniment faible, surtout au regard des habitudes héritées de la télévision et de la tradition
américaine de l'entertainment, qui consistent à ne pas faire durer les images plus de dix ou
quinze secondes – une sorte de dictature de la vitesse. Il en va ainsi du montage effréné, quasi
spasmodique des films de Michael Moore par exemple 322 .
- Amis et ennemis : vecteurs aliénants et/ou structurant ?
Comme si nous avions peur de penser
l'Autre dans le temps de notre pensée.
Michel Foucault, L'Archéologie du savoir 323
Dans Mr Hoover and I, Hoover et John Cage permettent au sujet-De Antonio de trouver sa place
dans le dispositif du film, et la bonne distance avec les événements de sa vie, et avec le
spectateur. Les amis et les ennemis participent ainsi activement de la tentative de tout
autoportrait, comme le rappelle Michel Beaujour :
Cela revient à dire que l'autoportrait est toujours absolument moderne. Les lieux et les
personnes que le sujet peut utiliser comme les repoussoirs qui le constituent
dialectiquement, le montrent aux prises avec l'Autre qui le hante et dont il tente de se
dégager... 324
- Le méchant comme prétexte d'exploration et/ou d'introspection
Tout comme Ross McElwee dans son œuvre séminale Sherman's March, De Antonio semble
poursuivre deux objets/buts. Les deux films comportent une parodie du documentaire
autobiographique conventionnel, employant pour ce faire une narration à la première personne
pour relater la vie du réalisateur – une narration à certains moments comique et à d'autres plus
nostalgique, mélancolique, et de plus, inscrivent dans leur discours même, une réflexion sur la
forme documentaire et son adéquation avec la subjectivité auctoriale. Ainsi, Sherman's March
322 Le paradoxe est que Michael Moore a exprimé à plusieurs reprises son aversion pour la notion de « film
documentaire », synonyme selon lui d'ennui mortel et de propagande.
323 Michel Foucault, L'Archéologie du savoir, p.21.
324 Michel Beaujour, Miroirs d'encre, coll. « Poétique », Éditions du Seuil, 1980.
639

prétend retracer la marche sanguinaire du Général Nordiste W.T.Sherman, des territoires du Sud
jusqu'à la mer, mais finit par prendre l'allure d'une sorte de « road movie » où un seul homme, le
sujet autobiographique, part en quête de l'amour, avec une dimension politique sous-jacente : la
posture anti-militariste et en particulier anti-nucléaire de Ross McElwee, qui en fait l'axe opposé
à la sa quête de l'amour : A Meditation on the Possibility of Romantic Love In the South During
an Era of Nuclear Weapons Proliferation 325 .
Mais contrairement à Sherman's March cependant, Mr Hoover and I réussit à instaurer un
équilibre entre les deux objectifs : d'une part en documentant alternativement la carrière des deux
figures en présence, Hoover (le « He ») et De Antonio (le « I ») - on ne parlera pas de « sujets »,
puisque Hoover se voit justement dénié cette position, nous l'avons vu. Et d'autre part, en
gardant la chose politique centrale et relativement stable. Mais c'est également une forme plus
subversive de praxis documentaire, qui remplace la structure narrative organisée (chronologique
ou thématique) traditionnelle par une structure fragmentée et disjointe, nous l'avons également
évoqué. Et comme le dernier segment le laisse entendre à mi-mot, De Antonio ne chercha pas
tant à à suivre une tendance contemporaine qu'à réaliser ce qu'il avait toujours cherché à faire
intuitivement, mais qu'il n'avait pas mené à bien. Soit parce que l'archive exige de son
« manipulateur » une toute autre approche, soit parce que les projets furent avortés dans les
années quatre-vingt, que ce soit le projet sur John Cage ou sur le philosophe britannique
Bertrand Russell 326 - deux projets qui lui tenaient à cœur et pour lesquels il prévoyait de
développer une forme nouvelle de documentaire personnel – avec, on l'imagine, cette même
relation intersubjective entre la figure dont on fait le portrait, et celle du cinéaste qui se pose
comme partie intégrante du dispositif, interlocuteur.
Quant à Mr Hoover and I, le film revient, par le prisme de l'administration Hoover, sur les
événements clés de l'histoire américaine du XX° siècle. Le cinéaste en effectue une synthèse
subjective mais documentée, en mettant en relation les figures influentes – les hommes de
premier plan comme les hommes de l'ombre, le père du clan Kennedy notamment qui fit des
carrières politiques 327 - et redessinant à sa manière l'arbre généalogique des « faux-amis » de
325 Nous reportons le lecteur à un de nos articles consacré à Ross McElwee, « Parodie et autobiographie dans
l'auto-documentaire américain des années 80 : Sherman's March de Ross McElwee, 1987 ; Roger and Me de
Michael Moore, 1989' », in La Revue Documentaires, n°20 « Sans exception .... culturelle », pp.133-145.
326 Le film sur Bertrand Russell était censé se présenter comme une nécrologie filmée, d'hommage posthume, et
l'on peut d'ores et déjà leur trouver nombre de points communs : intellectuels et libres-penseurs, une pensée
humaniste et pluridisciplinaire suffisamment solide pour s'intégrer et se distinguer dans la pensée collective de leur
temps.
327 Joseph Kennedy a financé plusieurs campagnes politiques pour le parti républicain ; il est de notoriété publique
qu'il a payé McCarthy pour ne pas se présenter dans le Massachusetts, terre de prédilection du futur jeune
Sénateur démocrate J.F.Kennedy.
640

l'Amérique, des artisans de cette nation sclérosée qu'est devenu le rêve américain. Et l'on
comprend l'ironie que peut ressentir De Antonio à la lecture des textes fondateurs comme des
anthologies de l'histoire américaine qui stipulent que l'Amérique est « a land of liberty, the
struggle of its people for freedom, their achievement of a domestic security. » 328 , ou lorsque que
le romancier Stephen Vincent Benét écrit « We made it and we make it and it's ours. We shall
maintain it. It shall be sustained. ». L'utopie de cette nation-là est bel et bien finie, et De Antonio
finalement ne fait que déplorer la fin de ces utopies communautaires. Son autobiographie prend
les allures d'une élégie – non pas simplement auto-élégie mais surtout élégie d'une certaine idée
de l'Amérique perdue en chemin. Car bien qu'il cristallise dans tous ses films la « maladie »
américaine sur quelques figures emblématiques – Joseph McCarthy, Nixon, Hoover, Lyndon
B.Johnson - De Antonio a toujours prétendu porter sa critique sur le gouvernement américain
comme institution qui a eu une fâcheuse tendance à confisquer certaines libertés en théorie
inaliénables dans les sociétés démocratiques – il est d'ailleurs significatif que les films aient été
montrés partout en Europe, sauf en Union soviétique... « I also wanted the whole system to be
exposed, and the only people who saw that were a few Marxists.... » De la même manière, Mr
Hoover and I n'est pas simplement une attaque contre le FBI d'Hoover, mais plus
fondamentalement une déclaration d'indépendance à l'égard de toutes les institutions et
bureaucraties, gouvernementales et autres 329 .
Hoover dans le rôle du « méchant » :
I'm the bad guy. You can point your finger
at me and say 'that's the bad guy'... .
Tony Montana, in Scarface, Brian de Palma
De Antonio respecte au moins un des principes du cinéma américain mainstream qu'il vilipende,
selon lequel pour faire un bon film, il faut un vrai méchant. On pourra ajouter que pour faire un
bon sujet – une personnalité riche et expressive – il faut une bonne dose d'adversité. Et si pour
Jonas Mekas l'exilé involontaire, « le méchant, c'est le XX° siècle » 330 , qui a dispersé les peuples
et redessiné la carte du monde, pour Emile de Antonio, le méchant a un nom et un visage :
Edgard J.Hoover, chef du FBI 331 de1924 à 1972. C'est d'ailleurs en identifiant le méchant que De
Antonio débute son récit :
328 Il s'agit du texte de la quatrième de couverture de l'ouvrage d'Allan Nevins et Henry Steele Commager, The
Pocket History of the United States, New York : Pocket Books Inc., 1942.
329 D'ailleurs De Antonio porte également quelques coups en direction de la CIA. Vers la fin des années quatrevingt,
il est de nombreuses voix s'élevant pour suggérer à Bush de se débarrasser de la CIA.
330 Jonas Mekas, Je n'avais nulle part où aller , p.45.
331 Fondé en 1908, le FBI ne prit son véritable nom et toutes ses fonctions qu'en 1935.
641

If I were asked to choose a villain from the history of this country, it would not be
Benedict Arnold 332 , nor would it be communist conspirators , nor would it be spies
for the Nazis – because, except for Arnold, most of these people were fairly
impotent... they did not have power to do anything….But Hoover, because he had power
for such a long period of time, because it was wantonly exercised, because it was
exercised with spite, without a touch of judgment or any sense of justice, because he was
willful and capricious, because he made a mockery of our Constitution…
La phrase est interrompue par un saut de la caméra, et l'on voit De Antonio s'inquiéter : « Don't
cut! We've cut by saying that, of course....We're running ? Une voix hors-champ lui répond
« Yeah... » et De Antonio reprend son récit :
I can’t get over Hoover ever… for all the years of my life, all these long years He was in
command for most of them until he died in 1972 – for many of the years of my life He ran t
he secret police of our country, and there are isolated fragments of Hoover that still stick
to me… 333
En débutant son témoignage par l'évocation d'Hoover, et en proposant une photo d'Hoover enfant
au lieu de la sienne, De Antonio suggère habilement que le film va proposer une sorte de portrait
en creux de l'un par l'autre, mais la situation adopte rapidement le schéma très
cinématographique du duel. D'un côté, le « villain », le fossoyeur de l'Amérique moderne, que
les auteurs Douglas Kellner et Dan Streible décrivent ainsi :
[...]the pathological head of the secret police, the destroyer of civil rights and liberties, the
bizarre blackmailer, the anti-Semitic,, racist hypocrite, the capricious and spiteful
bureaucrat with unprecedented power, the master of deceit. 334
Et face à lui, Emile de Antonio, est, toujours selon les mêmes auteurs, « a radical scavenger »
(un charognard radical) : « ...the defiant resister, the muckraker who exposes corruption in high
places, the historian of the ugly underbelly of American political theater. » 335 Le terme de
« muckraker » (terme journalistique qui signifie littéralement « celui qui remue la boue », le
332 Benedict Arnold fut un général de l’Armée continentale durant la guerre d’indépendance des Etats-Unis. Il est
surtout connu pour avoir trahi les Etats-Unis et voulu livrer le fort américain de West Point aux Anglais. Il est
souvent considéré comme le pire traite de toute l’histoire des Etats-Unis.
333 Nous soulignons par l'emploi d'italiques l'intonation du locuteur. Hoover diversifia ses activités, les siennes et
celles du FBI, et entretint sa propagande en faisant écrire un livre sur son travail au FBI : Masters of Deceit: The
Story of Communism in America and How to Fight It (ouvrage sorti en 1958), que De Antonio évoque à
plusieurs reprises. De même, il coproduisit une série télévisée intitulée The FBI, qui fut diffusée pendant près de
dix ans (de 1965 à 1974). Pouvant longtemps compter sur le soutien massif du Congrès, Hoover avait auparavant
refusé près de six cents propositions de projets d''émissions télévisées, de reportage et de docudramas sur le
travail quotidien du FBI. L'accord avec la chaîne ABC intervint dans une période troublée de la longue histoire
du FBI. L'image du FBI s'était en effet sensiblement modifiée : des redresseurs de tord dans les années trente
(l'assassinat de John Dillinger, l'ennemi public n°1 est un des faits d'armes d'Hoover) à une agence
gouvernementale préoccupée par la montée supposée du communisme en Amérique, les émeutes raciales et les
manifestations pour les droits civiques, l'assassinat de Kennedy etc...
334 Douglas Kellner & Dan Streible, « Introduction to Emile de Antonio », in Douglas Kellner & Dan Streible
(edited by) Emile de Antonio: A reader, Minneapolis : University of Minnesota Press, 2000, p.67. Sans pour autant
prétendre que les auteurs soient parfaitement objectifs, il n'en demeure pas moins que cette description d'Hoover se
retrouve dans maints ouvrages de politique américaine.
335 Douglas Kellner & Dan Streible, opus cité, p.58.
642

fouineur) doit être compris comme celui qui va révéler au grand jour les méthodes et même les
perversions de Hoover afin de le discréditer complètement aux yeux des plus conservateurs qui
pourtant le soutenaient et parfois même lui versaient des subsides pour son silence. De Antonio
attaque Hoover d'une manière si passionnelle et partiale qu'on en oublierait presque la véracité
des faits.
Cette même approche sera à l'origine du film de télévision produit par POV (Point of View) et
Frontline (PBS) intitulé The Secret File on J.E.Hoover, diffusé en février 1993, quelques
semaines après l'investiture du Président Clinton. Ce film trouva un vaste public, car il oppose de
façon manichéenne et spectaculaire les deux visages d'Hoover : d'un côté l'homme privé,
homosexuel et travesti (que la mafia a fait chanter durant des décennies), et de l'autre, l'homme
rigide brandissant les valeurs morales, le péril du communisme et celui de la dépravation. Déjà
De Antonio aborde les contradictions d'un homme qui avait la haine de lui-même et des autres,
mais sans se complaire dans la monstration des images qui dans le cas présent, ne sont plus
conçues comme des preuves documentaires, mais comme des supports du plaisir spectatoriel. Et
comme nous l'avons suggéré, les anecdotes ne manquent pas, simplement racontées. Nous
retiendrons la plus absurde sans doute : Hoover ne permettant jamais à son chauffeur de tourner à
gauche, quitte à faire le tour du quartier. De telles pointes sarcastiques apportent une qualité non
négligeable à un film globalement grave : un certain sens de l'humour. Au lieu de dépeindre une
vie sans joie dans un état policé – un récit qui aurait pu rejoindre par certains aspects celui de
Winston Smith, intellectuel travaillant pour le Ministère de la Vérité dans le 1984 de George
Orwell – De Antonio manœuvre pour tourner en dérision le système politique américain, sans se
fourvoyer lui-même.
En fait, quand on a un ennemi juré de la trempe d'Hoover, on ne peut être qu'un grand homme en
définitive – les deux hommes sont d'égale puissance imaginaire et cristallisent deux visions
opposées de l'Amérique et de ses principes. Notre appréciation de De Antonio comme personne
authentique, documentaire, se double de la sensation d'un personnage romanesque : tour à tour
grotesque, un super ennemi de la nation américaine, alors qu'il préfère nettement les soirées bien
arrosées dans les bars, et dont l'entreprise de démystification s'apparente à certains moments à la
quête don quichotienne de Michael Moore dans Roger & Me. Et tour à tour tragique : la solitude
d'une vie passée à s'expliquer, voire à se justifier, à l'image de sa position sur l'estrade d'un
amphithéâtre universitaire, ou devant une caméra : seul face au reste du monde.
Artistes et intellectuels : « a pile of files » pour le FBI :
Si le harcèlement dont fit preuve le FBI à l'égard de De Antonio est assez exemplaire, il va sans
643

dire que le Bureau Fédéral dont, nous le rappelons, la mission initiale est « the achievement of
domestic security », a constitué des dossiers sur des centaines de personnalités de l'art et de la
littérature, comme Ernest Hemingway, Sinclair Lewis, William Faulkner entre autres : « These
were our writers and Hoover's files on them were criminal acts. », poursuit De Antonio. Jonas
Mekas fut lui aussi arrêté maintes fois pour trouble sur la voie publique lors de certains
tournages. Or la censure, qui n'était pas une fiction à l'époque, est restée un thème mineur dans
ses chroniques du Film Culture. Il y relate néanmoins une anecdote cocasse : celle d'agents du
FBI se faisant passer pour des agents soviétiques afin de connaître les positions politiques de
Mekas 336 , et faire le jour sur ses prétendus soutiens financiers.
John Cage fut lui aussi, et à un plus d'un titre, l'objet de harcèlement fédéral.
- John Cage dans le rôle de l'ami : « Here comes everybody »
Plus complexe est sans conteste la relation qui unit De Antonio et John Cage, sur le plan humain
comme sur le plan filmique. Nous avons déjà beaucoup dit sur l'agencement de ce Segment 1,
comme sur le contenu métaphorique de l'activité culinaire de John Cage et de la conversation
décousue entre les deux hommes, aussi nous nous concentrerons sur la relation artistique et
personnelle. De Antonio a souvent fait la remarque que John Cage, son contemporain (Cage :
1912-1992 ; De Antonio : 1919-1989), représentait pour lui une sorte de double, à la fois muse,
ami et frère. Dans la représentation radicalement épurée de De Antonio dans ce film, la présence
de John Cage – seule autre présence si l'on exclut Nancy, l'épouse du cinéaste – s'avère
déterminante, apparaissant comme la matérialisation d'un Idéal du Moi. Freud définit l'Idéal du
Moi comme l'ensemble des valeurs positives auxquelles aspire le sujet – d'ailleurs, c'est à la suite
de la remarque suivante de De Antonio, « I know everything about anyone of importance », que
la séquence dans la cuisine de Cage intervient. Or, John Cage, personnalité hors du commun,
musicien compositeur mais également philosophe et théoricien visionnaire de l'esthétique
expérimentale, représente pour l'ensemble de l'avant-garde américaine et au-delà d'elle, le
modèle de l'artiste intègre et prolifique, et ce, même si vers la fin de sa vie, l'artiste radical s'était
vu marginaliser, et n'était plus qu'une sorte de relique muséifiée d'un autre temps. Pour De
Antonio, il est à la fois un ami de longue date, d'un temps où ni l'un ni l'autre n'était réellement
connu, et une sorte de mentor. Comme ses grilles et ses chance operations, John Cage représente
une marche à suivre : figure fraternelle, il a libéré Emile de Antonio de son héritage européen,
familial et intellectuel (références classiques, littéraires, au détriment de tout autre chose), l'a
libéré d'une notion traditionnelle de l'histoire (temporelle, chronologique typiquement
336 On peut consulter l'ouvrage de David E. James, To Free the Cinema, Princeton, New Jersey : Princeton
University Press, 1992, pour cet épisode plus longuement relaté, p. 273.
644

européenne), de l'ordre des choses et par conséquence d'un certain déterminisme - d'où cette
remarque, au demeurant romantique que « John Cage was evil » - un diable tentateur, un
« déconstructeur », un artiste total.
Sans proposer le portrait de John Cage, dont le film ne fournit que quelques clés de
connaissance, nous dirons simplement que les principes artistiques de John Cage se fondent sur
l'idée de déplacer, détourner la volonté individuelle, subjective de l'artiste, afin d'entamer un
dialogue plus vaste avec le monde historique, la nature, ou le destin. Aujourd'hui, les biographies
qui lui sont consacrées tendent à démontrer que Cage, dans sa posture d'artiste total, dans ses
expérimentations innombrables, ses discours académiques et ses prises de position, a tout fait
pour dissocier son Moi profond de son art, sans réellement y parvenir. C'est sur le terrain de cette
reconnaissance d'une interaction inévitable entre l'intime et le public, le corps et le corpus, pour
reprendre l'expression de Derrida, que les deux hommes se retrouvent ici.
À la fin de la première occurrence du Segment 1 – qui débute par un second saut de caméra,
signalant le changement de registre global de la séquence - De Antonio tente de relancer une
conversation qui, étrangement, tournait à vide, en posant une question sur l'Indeterminacy 337
(« Do you want to talk about Indeterminacy ? »), et à laquelle John Cage répond par une autre
question : « What do you mean, what do I mean ? » De Antonio choisit alors de couper la
séquence et de revenir sur son témoignage en direct à la caméra. Dès lors, l'indétermination
devient un des paradigmes du film - non pas dans le contenu manifestement politique du
témoignage, mais dans la forme - mais un paradigme qui par la notion même d'indétermination,
introduit un jeu machiavélique d'enchaînements et de coïncidences (dans le sens de « rencontres
fortuites des circonstances ») qui renvoient sans cesse à cette question du hasard, de la
détermination et du sens. Par le biais de la double question « What do you mean ? What do I
mean ? », la question du sens est posée dans toute sa dimension linguistique, subjective et
discursive. Si l'indétermination cageienne présuppose l'absence de références fixes, un sens
nomade et ouvert qui se construit au fur et à mesure par une entité qui excède le sujet, pour De
Antonio, la réponse à cette question sera ontologique et phénoménologique : Il est cet homme
337 Cette notion d' »Indeterminacy » est née de l'expérimentation musicale de John Cage, et plus généralement de
ses recherches en matière de spectacularité et de performance. Partant de remarques et d'expériences initialement
musicales, il élargit cette notion à la lecture de textes (textes poétiques, parfois absurdes aux intonations surréalistes
ou borgesiennes qu'il a écrits, et dont il travaille le rythme afin que chaque historiette, quelle que soit sa longueur,
soit lue , par lui-même, en une minute, soit lors des spectacles de son ami Merce Cunningham, soit lors de
conférences ou de performances). Parfois les histoires sont reliées entre elles, thématiquement ou simplement par
une suspension de sa syntaxe, de la ponctuation, ou par des signes écrits. Cet ensemble textuel de quelque deux
cents histoires, est censé être un outil dans les mains du lecteur – ce dernier étant invité à revisiter ces textes au
hasard, à envisager de nouvelles configurations et associations par le pur jeu du hasard.
645

que l'on voit, qui s'adresse à nous via la caméra, qui est là - « l'Être est la projection de la
conscience de l'homme, car l'Être se manifeste à travers le pour-soi, c'est-à-dire sa volonté [...]
Sans volonté, l'homme tombe donc dans l'absurde de l'en-soi, le sans-raison, le non-sens. » 338 ;
En utilisant un fragment de matériel vidéo provenant des rushes d'un autre cinéaste – Ron Mann
– au lieu de tourner de nouvelles séquences, De Antonio reprend manifestement certaines
méthodes cageiennes comme le « Writing Through » 339 – ce qui, concrètement lui permet pour
ainsi dire de traverser le miroir, et de se retrouver avec Cage, non pas derrière la caméra mais
devant elle, mis en scène. Comme pour les moments passés devant la caméra avec sa femme
Nancy, la séquence du pain et celle de la coupe de cheveux symboliquement interrogent au plus
profond les réelles pensées, intentions et craintes du, cinéaste. Ce qui explique sans doute la
remarque de Vincent Canby : « There is something sweet and in retrospect sad in his
demonstrably easy relations with Cage and Nancy.... » 340
- De Mr Hoover and I à Roger and Me : reflets et divergences
Nous avons eu souvent l'occasion d'opposer la démarche et le style de Michael Moore au travail
de antonionien. Cinéaste né de la génération tranquille et prospère de l'après seconde guerre
mondiale, ayant grandi dans les années soixante, le regard qu'il porte sur cette Amérique-là sera
d'emblée plus tendre et plus œdipienne. C'est tout l'objet de son premier film, Roger and Me.
Le couple énonciatif Hoover and I présente une situation d'intersubjectivité comparable à
l'énoncé du film de Michael Moore de la même année : Roger and Me.
L'histoire veut que De Antonio avait initialement envisagé de donner à son film le titre « Mr
Hoover and Me » 341 ; mais comme il apprit le projet de film de Michael Moore (les deux films
sortirent la même année, en 1989), il bascula de « Me » vers « I ». Certes, ce coup du destin
relativise notre intention première qui était d'opposer les deux titres, significatifs de deux
démarches personnelles distinctes. On considérera néanmoins qu'Emile de Antonio fit bien de
338 Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant : Essai d'ontologie phénoménologique, Éditions Gallimard, Paris, 1943,
p.478.
339 Nous ne prétendons pas ici développer les méthodes cageiennes, qui sont assez complexes. Nous prendrons
l'exemple des toiles où l'artiste dessine des cercles vides censés libérer les images, pour permettre à autre chose,
comme le divin, de s'incarner. De Antonio libère lui aussi l'espace, la scène politique, viciée et encombrée, pour
que le sujet habituellement border-line et/ou dissout dans la représentation, puisse s'incarner dans l'espace du
film.
340 Vincent Canby, « Emile de Antonio's Thoughts on Himself and the FBI », in The New York Times, April 20 th ,
1990, p.21.
341 On ajoutera cependant que le premier titre envisagé était encore différent : A Middle-Aged Radical as Seen
Through the Eyes of His Government. Cet énoncé potentiellement comique était en accord avec le projet initial
qui consistait à faire jouer le rôle d'Emile de Antonio par un acteur (Martin Sheen ou Rip Torn) ; in Randolph
Lewis, Emile de Antonio : Radical Film Maker in Cold War America, Madison : The University of Wisconsin
Press, 2000, p.226.
646

modifier son énonciation, puisque ce glissement personnel va dans le sens d'une affirmation
subjective plus grande – « I » ayant une position de sujet, tandis que « Me » une position d'objet,
même si cela reste des marques de discours et ne sauraient être tenus comme seuls garants d'une
subjectivité exprimée ou non.
Néanmoins, ce film séminal de Michael Moore 342 introduit une autre posture subjective,
notamment en se construisant une persona que le cinéaste envoie dans l'espace filmique, en
exploration, à l'image de la triade romantique dont une des instances seulement est envoyée
explorer le monde intérieur.
Petit détour par Roger and Me de Michael Moore ....
À cela, on ajoutera qu'en comparaison avec le couple « Mr Hoover and I », le couple « Roger
and Me » s'avère plus bancal, une sorte d'imposture énonciative, puisque si l'on se réfère au
schéma communicationnel inspiré des linguistes, on est en droit de dire que Roger est un « Il »
que le sujet aimerait bien transformer en « Tu » pour exister en tant que « Je » - lui qui n'est
qu'un « Moi ». Or le « Je « s'est fabriqué un interlocuteur qui techniquement – le « Il » est
considéré comme la non-personne 343 - ne peut répondre à son attente. L'absence de Roger – il
s'agit de Roger Smith, PDG de General Motors dans les années quatre-vingt – va générer une
quête qui n'est autre que la réalisation du film. Pour paraphraser Roland Barthes, dans Fragment
d'un discours amoureux : « Michael Moore tient sans cesse à l'absent, Roger, le discours de son
absence. » Ce qui, stylistiquement, va supposer l'emploi de tropes divers. En effet, la rencontre
avec Roger, qui s'avère rapidement improbable, va donner lieu à toute une série de rencontres, de
hasards, qui vont construire le film de Michael Moore autour de la satisfaction de ce désir
toujours ajourné. Par exemple, dans cet univers symbolique, l'absent sera quasi
systématiquement remplacé par un « objet transitionnel », en l'occurrence une voiture GM, qui
signale une certaine nostalgie ; et c'est de cette défection originelle (Roger Smith est
symboliquement présenté comme le père de Flint), de cette absence d'allocutaire extérieur que
va naître le récit autobiographique de Roger and Me, tel que le définit Philippe Lejeune, nous
l'avons vu dans le Chapitre I.. S'il ne reste que « Moi », ce contrat de lecture se ferait finalement
342 On peut se reporter à deux articles publiés sur ce film par l'auteur : D'une part : « L'Autodocumentaire
américain: une nouvelle utopie ; Roger & Me de Michael Moore », in CinémAction (« Utopie et Cinéma », sous
la direction de Yona Dureau), 2005, pp.238-248. Et d'autre part : 'Parodie et autobiographie dans
l'autodocumentaire des années 80 : Sherman's March de Ross McElwee (1986) et Roger and Me de Michael
Moore (1989)', in La Revue Documentaires, n°20 (« Sans exception culturelle »), 3°trimestre 2006, pp.133-145.
343 Cette approche de l'énonciation d'un film et d'un possible dialogue d'un « Je » et d'un « Tu », ne sont pas validés
par tous les théoriciens du cinéma, dont certains, comme Christian Metz et Francesco Casetti, considèrent les
instances énonciatives comme des données abstraites de type langagières qu'il faut manier avec prudence dans
l'analyse de film. (Christian Metz, L'Énonciation impersonnelle ou le site du film, Editions Méridiens
Knincksieck, Paris, 1991, pp.176-180.)
647

entre « Moi » et « Moi », ou plus exactement entre « Je » et « Moi », entre sujet et objet, comme
l'écrit encore Philippe Lejeune : « Le Moi se présente comme un écho, comme la reprise d'une
parole qui circule déjà sous d'autres instances. » 344 Une voix-Je problématique donc, multiple,
intermittente, répétitive et insistante à la fois. Le lieu d'où elle émane est sujet à déplacements et
à brouillages, voire à quelque ubiquité, ce qui contribue aussi à l'ironie de l'ensemble du
dispositif discursif moorien. On ne sait finalement pas qui s'exprime vraiment à travers elle,
comme s'il existait une lutte d'influence entre la voix-Je du narrateur et la voix du film, comme si
le film cherchait à entretenir une utopie que le récit sans cesse cherche à détruire. Comme Roger
d'ailleurs, qui, grâce à la communauté de son patronyme, « Smith », va se voir démultiplié pour
prendre en charge les fantasmes du Moi moorien envahissant.
On est loin de cette configuration névrotique avec la démarche de De Antonio dans Mr Hoover
and I. Est-ce aussi parce que Roger and Me est le premier film de Michael Moore alors jeune
journaliste radical et cinématographiquement novice 345 – naïf ? Un film qui permet à Michael
Moore le troublion politique de s'émanciper de tous les discours dominants, en construisant un
film qui sera à la fois un pamphlet politique et un film personnel. Un film qui ouvre un vaste
champ des possibles. Or, au fil des opi, on constate comme un évidement progressif du contenu
autobiographique au profit du pamphlet social. À l'image de la position du personnage dans le
film (la persona moorienne qui se veut simple « péquenaud », « bumpkin »)), le projet
autobiographique semble devoir errer à la surface des choses. Pas de réelle introspection
attendue - comme c'est la cas chez Ross McElwee par exemple, dont le texte premier, Sherman's
March, 1986, augmente de film en film avec la même régularité dans l'investissement
autographique et la qualité narrative 346 .
Tandis qu'il s'agit pour De Antonio d'une coda, un film-testament qui recentre les choses autour
d'un sujet malmené par l'histoire publique comme privée. Une épuration où le sujet se retrouve
face à lui-même, et face à nous, comme un grand acteur qui s'apprête à quitter la scène.
344 Philippe Lejeune, Moi aussi, coll. « Poétique », Éditions du Seuil, Paris, 1986, p.16.
345 Il est formé sur le tas par le documentariste Kevin Rafferty, réalisateur entre autres de The Atomic Cafe, 1979.
D'emblée donc, on note deux influences qui vont imprégner le travail de Michael Moore : d'une part l'écriture
autobiographique, de l'autre, le pamphlet, la farce, ce qui présuppose une bonne connaissance des médias et une
maîtrise du montage. Ainsi, Roger & Me oscille entre auto-inscription et parodie manifeste.
346 L'œuvre autobiographique de Ross McElwee est ainsi, si l'on peut prendre des termes télévisuels, à la fois serial
et series, puisque le projet se poursuit sur une ligne de vie (jeunesse, maturité, mariage, paternité, pertes et décès
familiaux etc...) tout en instaurant à chaque fois un ressort dramatique qui confère à chaque film une dynamique
indépendante du projet global. Récemment, Bright Leaves, 2004, combine parfaitement l'entreprise mémorielle
de la famille McElwee avec le destin national : les ancêtres McElwee furent les plus gros producteurs de tabac
du Sud des États-Unis et finirent ruinés. Cette fin permet à une nouvelle dynastie McElwee de voir le jour : une
dynastie de médecins, comme pour corriger familialement la faute...
648

Il est regrettable enfin que Mr Hoover and I n'ait fait l'objet d'aucune review dans un magazine
national comme Time ou Newsweek ou une émission télévisée comme ce fut le cas pour le film
de Michael Moore dont on connaît le succès commercial. Les liens commerciaux de Michael
Moore avec les lobbies tels que General Motors - pour l'exploitation des archives du fabriquant
automobile notamment - ont joué un effet pervers en favorisant le profit au détriment de la
controverse, et récupérant de ce fait une partie du mérite – General Motors n'est-il pas une
grande famille ? Tandis que l'indépendance de De Antonio à l'égard de tous les pouvoirs, a
précipité ce dernier film dans un obscurantisme bien commode pour les dirigeants américains
d'aujourd'hui. C'est la raison pour laquelle nous avons choisi de clore ce travail par le portrait
d'un documentariste intègre et sous-estimé.
4) Fin de Partie
L'archive et le document :
L'archive a toujours été un gage, et
comme tout gage, un gage d'avenir.
Jacques Derrida, Mal d'archive 347
En témoignant de sa traversée du XX° siècle, en se posant comme agent de rencontres, d'amitié
et de créativité, Emile De Antonio se pose sur la ligne de démarcation entre l'archive et le
document. Où l'on retrouve ce duel qui oppose le sujet politique-De Antonio au FBI, et par là, à
son pays.
Il semble malaisé de fournir une définition de l'archive, dans le sens où nous l'évoquons ici.
Michel Foucault et Jacques Derrida, ceux qui sans doute abordent le plus frontalement cette
question, la résument, in fine, à « une notion, une impression associée à un mot, [...], le
sentiment instable d'une figure mobile... » pour Derrida 348 , et pour Foucault « elle n 'est pas
descriptible... » 349 Ce que l'on retiendra encore, c'est qu'étymologiquement, elle dit le
commencement et le commandement, le principe selon la loi, une certaine forme d'autorité, un
lieu d'autorité (Derrida, opus cité, pp.11-13) – ce qui la rend peu intéressante aux yeux de De
Antonio, en tout cas, quand il s'agit de lui comme archive ; nous avons vu que son geste politique
présupposait une disqualification de l'origine, une rupture du lien historique, familial et textuel
(« le mal radical » selon Derrida, ce qui crée, toujours selon ce dernier, « l'attente sans horizon
347 Jacques Derrida, Mal d'archive, coll. « Incises », Éditions Galilée, 1995, p.13.
348 Jacques Derrida, Mal d'archive, coll. « Incises », Éditions Galilée, 1995, p.51.
349 Michel Foucault, L'Archéologie du savoir, Éditions Gallimard, 1969, p.171.
649

d'attente, l'impatience absolue d'un désir de mémoire, un sujet en mal d'archive » 350 ). Sans doute,
une des contradictions inhérentes au sujet-de Antonio.
Grâce à leurs « piles of files », les fonctionnaires du FBI ont tout fait pour que De Antonio soit
relégué au statut d'archive – un statut objectivisant dans le cas présent. De Antonio a quant à lui
travaillé sur d'innombrables archives détenant des instants précieux de l'histoire américaine,
d'autant mieux que, ainsi que Michel Foucault l'écrit : « Elle se donne par fragments, avec
d'autant plus de netteté que le temps nous en sépare. » 351 Enfin, le sujet-De Antonio se racontant
en direct, stratégie révolutionnaire s'il en est, nous l'avons démontré, appréhende sa discursivité
comme une énonciation complètement distincte de l'archive 352 . Il ne saurait donc être archive,
toujours à en croire Michel Foucault :
Il ne nous est pas possible de décrire notre propre archive, puisque c'est à l'intérieur de ses
règles que nous parlons, puisque c'est elle qui donne à ce que nous pouvons dire ses
modes d'apparition, ses formes d'existence et de coexistence, son système de cumul,
d'historicité et de disparition. 353
Pour prendre un exemple, Emile de Antonio n'a rien à voir avec Krapp, le vieux personnage
beckettien qui se trouve, à la fin de sa vie, confronté aux documents de sa vie – pour le
personnage de Beckett, une vieille bande magnétique qui rejoue l'ancien Moi de Krapp,
désormais vieil homme aigri et désespéré qui soliloque, comme si la parole était devenue aussi
veine que sa vie : « Here I end this Reel – Now the day is over / Night is drawing nigh –
Shadows » 354 . C'est en cela qu'il distingue l'archive du document, en particulier pour ce film Mr
Hoover and I : De Antonio ne se veut pas archive, mais document, « ultimate document ». Et
comme l'écrit Jean-Louis Comolli « Ils [les documents] documentent leurs propres conditions
historiques de production » 355 .
Élégie, nostalgie ou passage de relais ?
Le caractère testamentaire de ce dernier film ne fait pas de doute en ce qui concerne le sujet-
cinéaste. Ce n'est pourtant pas parce qu'il choisit de faire face, seul, à la caméra, parlant d'une vie
qui se trouve alors sur le déclin – né en 1919, il a près de soixante-dix ans lorsqu'il entreprend de
témoigner ainsi – qu'il termine son film sur une note élégiaque voire nostalgique. Si le geste est
350 Ajout de Jacques Derrida, inséré à l'ouvrage cité.
351 Michel Foucault, L'Archéologie du savoir, Éditions Gallimard, Paris, 1969, p.171.
352 Nous entendons la notion d'archive comme la conservation et la mémorisation d'un ensemble de textes qui
servent, à l'image du mythe pour les sociétés primitives, à la construction de l'identité et à la préservation d'un
groupe. Nous ne proposons pas d'analyse du discours, et donc ne distinguons pas le texte de son énoncé – ce qui
serait un autre travail.
353 Michel Foucault, L'Archéologie du savoir, Éditions Gallimard, Paris, 1969, p.171.
354 Avant dernière réplique de Krapp's Last Tape.
355 Jean-Louis Comolli, « Fin du hors-champ ? », in Le Documentaire au box-office, Images Documentaires,
n°57/58, 2° et 3° trimestres 2006, pp.27-28.
650

omantique, il ne l'est pas de la façon des poètes anglais comme Wordsworth méditant sur ses
Moi antérieurs sur le modèle de « There was a boy... » 356 ; il l'est dans sa radicalité, son tout
subjectif, son panache... Et tandis que la foule venue l'entendre à Dartmouth College commence
à quitter les lieux et que les applaudissements meurent lentement, De Antonio reste debout un
instant (voir les photos), puis l'on passe en cut à un plan rapproché du cinéaste s'adressant encore
à la caméra ; il nous révèle qu'il aimerait – ou qu'il aurait aimé ? - entamer une nouvelle action
politique contre le règne de Ronald Reagan – son mandat s'achève en janvier 1989, alors que
George Bush vient d'être élu, et que Reagan est nommé vice-président du nouveau président - et
sur celui de Bush qui s'annonce. De Antonio exprime (enfin peut-être) son désir brûlant d'un
changement social – nous avons déjà eu l'occasion de souligner la dureté des fameuses
Reaganomics, qui ont défait durablement le tissu social américain, à l'image de l'action de son
« homologue » Margareth Thatcher qui fut elle-aussi au pouvoir dans la même période.
Élégiaque, De Antonio l'est pourtant quand il aborde le souvenir des « high political moments »,
faisant ainsi référence aux luttes des années soixante, à la guerilla, aux Weathermen et à toute
cette époque : « We had politics in the sixties. . » dit-il, employant un « We » quasi absent de ses
énoncés, au bénéfice, nous l'avons vu, du I et du He, un couple énonciatif bancal mais
significatif.
Mais alors qu'on peut comprendre qu'il se laisse aller à une posture défaitiste, il repart à la
charge, et prononce ces paroles :
We no longer have politics. But I think we're on the verge of it. And I think that's why
we're making this film. I think we're on the verge of a new kind od social change. History
doesnt repeat itself. It only appears to repeat itself. The form of the new change cannot be
predicted. We will be aware of that form as it takes place...
La réception de Mr Hoover and I pourrait sembler problématique si De Antonio n'avait pas
d'emblée visé cette clarté du dispositif et de son discours – ce que Jonathan Rosenbaum résume
ainsi :
The film is brave and lucid enough to be saying a lot more than what de Antonio is
saying, and even doing more than he is doing. Its dialectical construction and De's dogmas
liberate us as spectators, and compel us to engage with the film as we would with another
person in a dialogue ; the subject is not merely Hoover and De Antonio, but what they
represent in relation to ourselves.
Même si certains ont vu ce film et ce témoignage comme une menace sourde contre les
mémoires écrites, officielles, contre l'Histoire, d'autres virent cette démarche de représentation de
356 William Wordsworth, Prelude, Book Fifth, line 364, in Harold Bloom & Lionel Trilling, Romantic Poetry and
Prose, New York london & Toronto : Oxford University Press, 1973, p.204.
651

soi comme une note optimiste dans l'histoire filmique comme dans l'histoire politique des États-
Unis. C'est notamment le point de vue du théoricien Michael Renov qui écrit : « Far from being
an endangered species, it shows new signs of life as a cinematic subgenre. » 357
«Le cinéma, c'est en fait un moyen d'expression beaucoup plus que de communication », écrit
Christian Metz dans Essais sur la signification au cinéma 358 . Il semble que la remarque de
Christian Metz résume bien le dernier film d'Emile de Antonio. Le spectateur de Mr Hoover and
I a devant lui un travail de recomposition historique à effectuer – il n'est pas simple en effet de
dénouer l'écheveau des enjeux de la Guerre Froide, et d'identifier clairement les multiples
protagonistes en présence. De plus, il n'est pas certain qu'Emile de Antonio ait réellement
signifié s'adresser à un public, et ce, même si la parole en direct, et néanmoins différée au
cinéma, s'oppose à l'écrit - « Pas de dialogue avec l'écrit et pas de dialogue avec le dieu » 359 ,
écrit Blanchot, et, l'on ajoutera pas de dialogue avec l'archive. Dans sa posture ambiguë entre
pédagogue et simple révélateur, il propose un pacte difficile à saisir. Clarté politique nous
l'avons montré, clarté cinématographique, nous l'avons démontré, mais l'expression de De
Antonio dans ce film reste à jamais indécidable. Hormis les segments où De Antonio s'adresse à
un interlocuteur précis – John Cage, sa femme, le post-beatnik ou encore le cameraman chargé
de presser le bouton marche/arrêt – on est en droit se se demander : À qui s'adresse-t-il ? À
quelqu'un d'autre qu'à lui-même ? La notion de témoignage en direct s'apparente si parfaitement
au message qu'un condamné enregistre à distance pour les siens.
À mesure qu'Emile de Antonio avançait dans son témoignage, et qu'il bouclait un projet
autographique, il avançait en même temps vers l'inévitable effacement de soi. Une écriture « Je »
qui allait vers sa propre disparition – ce qui explique le glissement progressif du « Je » vers le
« Nous » dans les dernières phrases.
L 'empreinte d'Emile de Antonio dans la praxis documentaire contemporaine et à venir
En se plaçant comme cinéaste révolutionnaire dans un paysage américain peu favorable, en
choisissant de faire des films sans argent pour être libre, il semble certain que De Antonio n'a pas
créé une situation favorable à sa survie dans les manuels d'histoire du cinéma. On déplorera que
très peu de critiques ne lui accordent un espace de visibilité dans les éternels compilations de
357 Michael Renov, The Subject in History, Minneapolis : University of Minnesota Press, 2004, p.5.
358 Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma , Éditions Klincksieck, Paris, 1968-2003, p.79.
359 Maurice Blanchot, Une Voix venue d'ailleurs, coll. « Folio/Essais », Éditions Gallimard, 2002, p.53.
652

documentaristes. Même dans l'ouvrage de Jim Lane, De Antonio se voit cité entre deux cinéastes
autographes ; tout comme Stan Brakhage était lui aussi passé sous silence. Les films
documentaires, au demeurant sensationnels de Jonathan Demme par exemple, avec la
performance tapageuse d'un Spalding Gray (Swimming to Cambodia, 1987), a plus de chance de
se frayer un chemin vers le spectateur 360 , via les médias et circuits de diffusion.
L'héritage d'Emile de Antonio semble pour le moins contrasté, voire menacé. Si l'on évoque
l'année 1989, sa mort un mois à peine la chute du Mur de Berlin semble sonner le glas d'un
certain équilibre des forces du monde. Or même si la Guerre Froide a laissé place à d'autres
formes de guerre froide, Emile de Antonio aurait sans doute poursuivi sa critique radicale des
pratiques de son pays aujourd'hui appelé « le gendarme du monde ». Les interrogations restées
sans réponse sur l'invasion du Vietnam – Why ? - résonnent comme une porte close. À
l'exception de Michael Moore qui interroge à sa façon le pouvoir américain, il n'y a plus guère de
cinéaste affichant une telle radicalité – économique, liberté de ton etc. Qui aujourd'hui peut dire
sans être étiqueté « utopiste dangereux » que « ...beneath each of my films, there lies a hope that
the world can change... » 361 ?
Ce portrait d'un cinéaste idéaliste et iconoclaste présente, plus que tout autre cinéaste présenté
ici, de nombreuses contradictions – des contradictions que nous avons soulevées au fil de notre
présentation, notamment sur sa réelle position politique. Ainsi, bien que Marxiste selon ses
dires, De Antonio ne fait aucunement mention des paradigmes marxistes comme la lutte de
classes ou la valeur du travail, et de plus, ses films furent financés par des mécènes issus des
classes supérieures. De même, De Antonio ne s'engage pas directement dans une défense des
droits communautaires ou sur des questions comme la lutte des femmes ou la question raciale.
Un gauchiste qui ne s'est pas fondu dans les mouvements successifs qui ont fleuri dans les
années soixante et soixante-dix, se contentant d'être le défenseur des groupuscules comme les
Underground Weathermen. Et un démocrate qui manifesta peu de sympathie à l'égard de la
360 Swimming to Cambodia est un film foncièrement autobiographique qui se base sur le monologue d'un voyageur
(sur le tourisme sexuel au Cambodge, mais aussi sur le pays et sur le narrateur, sur les à-côtés du tournage de Roland
Joffé, La Déchirure/ The Killing Fields. Spalding Gray est l'acteur qui relate son expérience au Cambodge, après
avoir mis en scène ses prétendus souvenirs dans un spectacle. Performeur, membre fondateur d'un théâtre
expérimental, dans la lignée d'un Jason Holiday (Shirley Clarke), il se fit remarquer par les critiques postmodernes
pour le brouillage qu'il installe entre son Moi individuel, personnel et sa persona d'artiste ; il fut d'ailleurs soupçonné
de s'approprier les éléments biographiques heureux et/ou malheureux des personnes de son entourage afin d'étoffer
son matériel autobiographique. Spalding Gray se fit ainsi connaître pour ses monologues, dans des films
documentaires et/ou docudramas - Gray's Anatomy par exemple : film documentaire réalisé Steven Soderbergh
(1996)
361 Terry de Antonio, « An In-Depth Talk with Emile de Antonio », in , Emile de Antonio : A Reader, Minneapolis
: University of Minnesota Press, 2000, p.268.
653

culture populaire, lui préférant les artistes inspirés, malgré leurs propres contradictions
politiques. Un athée qui chercha des solutions morales et parfois mêmes des solutions spirituelles
à des problèmes politiques, grâce notamment à la fréquentation de John Cage et son ouverture
sur la philosophie zen, ou son amitié de longue date avec les leaders de la Gauche chrétienne
américaine (les Frères Berrigan).
Il en va de même des contradictions que l'on retrouve chez Ken Loach par exemple – on pourrait
d'ailleurs, dans l'optique d'un travail ultérieur, effectuer un portrait croisé des deux cinéastes, et
montrer comment la quête d'un progrès politique se trouve imbriquée dans une quête
personnelle. 362 - ou encore chez Michael Moore. À croire que la posture de cinéaste politique soit
intenable, puisque l'on refuserait à ce dernier la subjectivité inhérente à tout homme – a fortiori à
tout artiste. Il ne s'agit pas de gommer les contradictions d'un parcours alambiqué, mais de mettre
en avant l'investissement total. Et en dépit de ces contradictions, il reste un artiste politique d'une
influence peu commune – un artiste fidèle à la définition de Noam Chomsky dans son essai 'On
the Responsability of Intellectuals' :
[...] ... with the leisure, the facilities, and the training to seek the truth hidden behind the
veil of distorsion and misrepresentation, ideology, and class interest through which the
events of current history are presented to us. 363
Le passage de Noam Chosmky présente plus une sensibilité artistique et politique qu'une position
précise et immuable. On ajoutera que cette sensibilité a toujours été un trait de la tradition
documentaire, si l'on peut parler de tradition – l'accent mis sur le politique renvoie cependant
plus aux documentaires américains des années trente, les films de Pare Lorentz, de Paul Strand et
même de Joris Ivens, qu'à ceux de l'école britannique. Randolph Lewis ajoute : « No filmmaker
contributed more to the documentary tradition in the second half of the twentieth century than
Emile de Antonio, a man who pursued the truth with a tenacious sense of purpose. » 364 Et en
effet, malgré les budgets réduits, le manque de finition technique et une censure diffuse mais
constante, il réussit quand même à exprimer sa controverse dans des films uniques en leur genre,
qu'il s'agisse de Point of Order, Rush to Judgement, In the Year of the Pig, America is Hard to
See, ou encore Mr Hoover and I que nous venons de présenter.
Emile de Antonio a ainsi changé le paysage du documentaire américain, en se débarrassant du
362 Par exemple, on remarque les mêmes silences sur l'égalité des hommes et des femmes....
363 Noam Chomsky, « On the Responsability of Intellectuals » in New York Review Of Books, February 23 rd , 1967,
p.16. Repris par Alan Wald, in The New York Intellectuals : The Rise and Decline of the Anti-Stalinist Left from
the 1930s to the 1980s, Chapel Hill : University of North Carolina Press, 1987, p.366.
364 Randolph Lewis, Emile de Antonio : Radical Filmmaker, Madison : The University of Wisconsin Press, 2000,
p.235.
654

sacro-saint dogme de l'objectivité documentaire, en relativisant l'importance du commentaire en
voice over ou le besoin tout spectatoriel d'un accompagnement musical, et en ravivant le film de
compilation comme approche radicale du cinéma documentaire. De même, il braqua sa caméra
sur les puissants et non sur les populations défavorisées, dans un souci de ne pas sombrer dans la
complaisance généralisée – la fibre sociale n'étant pas développée aux États-Unis comme elle l'a
été et l'est encore en Grande-Bretagne. Sa critique de la politique américaine dans les années
soixante et soixante-dix a le mérite, si l'on peut dire, d'être libre de tout engagement politique, au
risque d'être stigmatisé comme agitateur permanent ; et parfois sa vision a réussi à séduire un
public libéral jusque là complaisant - trop « corporate » (dans « le système »), pour la plupart,
des électeurs de Kennedy - éveillant ce public ouvert aux périls d'une politique trop libérale et
donc trop consensuelle en matière de gouvernement.
Les rétrospectives de ses films en Europe du Nord ont permis une émulation dans le champ du
documentaire politique. On donnera les quelques exemples suivants : With Babies and Banners
(film collectif britannique de Lorraine Gray, Lyn Goldfarb et Anne Bohlen, 1977) ; The
Wobblies (Deborah Shaffer et Stuart Bird, 1979) ; The Life and Times of Rosie the Riveter
(Connie Field, 1980, GB) ; Seeing Red (Jim Klein et Julia Reichert, 1984) ; Hotel Terminus
(Marcel Ophuls, 1987) ; Solovki Power (Marina Goldovskaya, 1988).
L'influence de De Antonio peut également se sentir dans le développement d'une approche
documentaire irrévérencieuse et non moins intellectuelle ; nous avons évoqué les films de
Michael Moore, Mark Archbar et Peter Wintonick, Kevin et Pierce Rafferty – ces derniers
réalisent Feed, un documentaire à charge sur le spectacle politique durant la campagne
présidentielle de 1992 – un film construit sur ces petites séquences à charge dont Emile de
Antonio a lui-même fait usage dans Millhouse : A White Comedy en particulier, et qu'il appelle
« the confessions of the system. », c'est-à-dire ces moments où les images trahissent l'absurdité
ou l'immoralité du système politique américain. Finalement, ces films sont plus en accord avec
les méditations sérieuses et néanmoins ironiques d'Emile de Antonio, que les films
documentaires plus traditionnels dans le ton que nous avons évoqués plus haut, et qui sont
ensuite accueillis sur les chaînes nationales ou câblées.
- Ken Burns : l'anti-Emile de Antonio
On trouvera un exemple d'antithèse à la démarche dialectique et au traitement hautement
subjectif d'Emile de Antonio, dans le travail documentaire, sérieux, exhaustif, prétendument
655

objectif de Ken Burns, le réalisateur « officiel » – la caution morale ? - de la chaîne PBS 365 ,
grâce à la série mondialement célèbre de The Civil War, diffusée pour la première fois en 1989.
En guise de préambule à un chapitre consacré à Ken Burns, l'historien Stephen Ambrose écrit :
« More Americans get their history from Ken Burns than any other source » 366 L'antithèse
antonionienne, c'est aussi une praxis documentaire qui finit par se confondre avec le discours
dominant : « The fundamental problem with Burns's films is that the history imparted is by and
large traditional, conventional history. », écrit l'historien Leon Litwack, qui ajoute « ... and it is
usually safe, risk free, upbeat, reassuring, comforting history.... These are exercises in self-
congratulation . » 367 . Il semble évident que PBS comme les nouvelles chaînes du câble, inféodées
aux lobbies économiques et nécessairement politiques, sont plus intéressées dans la perpétuation
de l'idéologie américaine, et donc par l'entretien des mythes américains (la conquête, la frontière,
la réussite sociale etc..) que par l'exigence inconfortable d'un sujet polémique, voire tabou.
La méthode employée par Ken Burns est en effet particulièrement consensuelle : D'une part, en
réalisant des documentaires historiques, affichant un souci scrupuleux du détail et de l'anecdote,
et une forme vivante grâce à un récit basé sur une dramatisation qui compense la longueur des
documents présentés. Et d'autre part, en proposant ensuite à un public « formé » à ces
développements historiques et pédagogiques « soft » des films traitant de sujets populaires – le
baseball, le jazz ... Même facture, même pacte, même signature. L'excitation ressentie à la vision
d'un film de Ken Burns, se résumera à la charge de cavalerie des Tuniques bleues ou à un solo de
saxophone, tandis que celle que l'on ressentira à la vision d'un film de De Antonio, naîtra du
plaisir personnel d'avoir eu l'occasion de gratter la surface lisse des faits officiels, pour déceler
quelque sens historique qui n'est jamais donné et que le sujet-spectateur est invité à exhumer et
éventuellement à reconstruire et à connecter. Ses héritiers sont par conséquent confinés,
condamnés à des circuits alternatifs, fonctionnant en dehors du système politico-économique.
une nouvelle laterna magica ?...
Le constat peut sembler sombre et l'est sûrement. D'aucuns ont vu un temps dans l'explosion de
l'Internet une voie propice à de nouveaux modes de production et de diffusion de films : une
365 PBS pouvait alors s'enorgueillir d'une moyenne de cent millions de spectateurs pour de tels programmes. Il
semble que dans la dernière décennie (les années quatre-vingt dix), la chaîne se soit montrée plus hostile encore
à l'égard des documentaristes indépendants et des programmes trop orientés historiquement ou politiquement. À
ce sujet, on peut se reporter à l'ouvrage de Ralph Engelman, Public Radio and TV in America : A Political
History, Thousand Oaks California : Sage Editions, 1996, p.79.
366 Megan Cunningham, 'Ken Burns : Inhabiting History', in The Art of the Documentary. Ten Conversations with
Leading Directors, Cinematographers, Editors and Producers , Berkeley California : New Riders Editions, 2005,
p.13.
367 Megan Cunningham, opus cité, p.15.
656

nouvelle forme de film documentaire, peu coûteuse, disséminée dans le monde entier en
quelques instants, et par conséquent difficilement contrôlable par la censure. Si cette ouverture
sur le monde s'est pourtant révélée « surveillée » par les opérateurs – l'information a circulé
début 2008 que Google renseignait les services secrets américains et chinois sur d'éventuels
circuits d'opposition – on trouvera néanmoins dans cette nouvelle pratique de l'information une
avancée en lien direct avec le film que nous venons de présenter, Mr Hoover and I – la question
est alors de savoir si la démarche est plutôt De Antonio ou plutôt Hoover........ En effet, tout
individu naviguant sur l'Internet peut dorénavant avoir accès à des bases de données et ainsi
constituer des dossiers, les organiser, les monter, les diffuser et enfin les commenter ; une sorte
de « do-it-yourself » informatique. On prendra l'exemple de la série documentaire The Witness
On-Line Documentary Series 368 , qui a un temps exploité un procédé de « streaming video » (des
images tirées du flot d'images circulant sur le net), pour produire des programmes 369 sur des
sujets comme les tensions inter-ethniques ou la vie derrière le rideau de fer (l'ancienne Union
Soviétique) etc. Pas des sujets sur la politique interne américaine, néanmoins. Une version
techniquement avancée de ce que De Antonio a finalement fait, mais contrairement à ces
nouveaux dei ex machina qui pratiquent ce que Jean-Louis Comolli appelle à juste titre « un déni
de la relation du document au cinéma » 370 , et la faible résolution des images ne plaide pas en
faveur d'une « esthétique » du web. Il en va tout autrement avec De Antonio qui a prouvé sa
posture d'artiste ; nous pensons l'avoir démontré. Et comme notre objectif n'est pas de développer
le vaste sujet des autoroutes de l'information, nous ne poursuivrons pas cette question. Nous
terminerons simplement en évoquant la question des sources des documents ; et comme l'écrit
Jean-Louis Comolli « Ils [les documents] documentent leurs propres conditions historiques de
production » 371 . Si les sources sont fréquemment discutables, on se souviendra cependant que
Nixon avait admis avoir caché des microfilms dans des courges de son jardin (Millhouse : A
White Comedy), et que De Antonio reçut plus d'une fois des documents anonymes par la poste ou
déposés à son domicile dans des canettes de coca cola. C'est là que des stratégies personnelles –
que nous avons analysées au début de ce portrait de cinéaste – comme la clarté, l'indépendance
d'esprit, la rigueur intellectuelle, s'avèrent indispensables à l'expression de la subjectivité d'un
porte-parole et d'un interlocuteur en lequel on pourra placer toute notre confiance.
368 On pouvait consulter la Witness On-Line Documentary Series sur le site http///www.worldmedia.fr/witness,
jusqu'en 2000.
369 D'autres compagnies ont entrepris de traduire des documents filmés pour une édition et une distribution sur le
net, rendant de fait accessibles des fragments d'archives télévisuelles, de discours officiels ou des extraits de
films exploitant déjà ces documents – comme dans Point of Order, Rush to Judgement ou encore Mr Hoover and
I.
370 Jean-Louis Comolli, « Fin du hors-champ ? », in Le Documentaire au box-office, Images Documentaires,
n°57/58, 2° et 3° trimestres 2006, p.28. Pour replacer la remarque de Comolli dans son contexte, il est en fait
question des films de Michael Moore, dont il qualifie le système de « zapping généralisé » (opus cité, p.30.)
371 Jean-Louis Comolli, « Fin du hors-champ ? », in Le Documentaire au box-office, Images Documentaires,
n°57/58, 2° et 3° trimestres 2006, pp.27-28.
657

Nous terminons notre présentation de l'œuvre d'Emile de Antonio et des manifestations de la
subjectivité du cinéaste dans ses divers films, en laissant la parole à Michel Foucault :
L'histoire continue, c'est le corrélat indispensable à la fonction fondatrice du sujet : la
garantie que tout ce qui lui a échappé pourra lui être rendu ; la certitude que le temps ne
dispersera rien sans le restituer dans une unité recomposée ; la promesse que toutes les
choses maintenues au loin par la différence, le sujet pourra un jour – sous la forme de la
conscience historique – se les approprier derechef, y restaurer sa maîtrise, et y trouver ce
qu'on peut bien appeler sa demeure. 372
Fin du Chapitre V
372 Michel Foucault, L'Archéologie du savoir, Éditions Gallimard, Paris, 1969, p. 261.
658

CONCLUSION GÉNÉRALE
O Me ! O Life !
.... of the questions of these recurring
[...]
Answer :
That you are here - that life exists, and
identity. That the powerful play goes on,
and you will contribute a verse.
Walt Whitman, in Leaves of Grass
Nous arrivons au terme de cette exploration de films documentaires personnels qui proposent
tous une remise en question de la notion même de film documentaire, et refont chacun l'histoire
du cinéma.
Après avoir voyagé dans la subjectivité de nombreux cinéastes, un premier constat s'impose : La
subjectivité de tous les cinéastes présents dans ce travail ne se divise pas, ne s’oppose pas, elle se
fonde. Elles créent ce que Raoul Vaneigem appelle, à la suite de Saint Just : « un front uni de la
subjectivité » 1 : « Toutes les subjectivités diffèrent entre elles bien qu'elles obéissent toutes à une
identique volonté de réalisation. Il s'agit de mettre leur variété au service de cette commune
inclination, de créer un front uni de la subjectivité. » 2
Notre lecture, dictée par notre recherche des spécificités esthétiques de chaque cinéaste, a fait
appel à diverses approches méthodologiques, parfois phénoménologique, sémiologique, de
temps en temps psychanalytique, mais sans perdre de vue le médium cinéma, et sans épuiser le
sens d'un film qui s'offre à chaque lecture.
Un chercheur-lecteur doublement sollicité :
Notre position a été double dans le sens où le chercheur est avant tout lecteur. Cette position de
lecteur nous amenée à un investissement subjectif personnel, ainsi que René Alleau le souligne
dans La Science des symboles : « Chacun ne lit et ne voit rien d’autre que ce qu’il est capable
d’apprendre et de savoir. Les niveaux de lecture sont en rapport constant et direct avec les
1 Raoul Vaneigem, « The Unitary Triad : Self-Realisation, Communication and Participation », in The Revolution
Of Everyday Life – Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations,
2 Raoul Vaneigem citant Saint Just, in Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations ,
coll. « Folio/Actuel », Éditions Gallimard, Paris, 1967-1992, p.316.
659

degrés de l’initiation de leurs spectateurs. » 3 De plus, contrairement à toute attente, le texte
documentaire ne fournit pas de grille de lecture préalable ; chaque film propose un nouveau
pacte, de nouvelles modalités. Par conséquent, cette démarche s’inscrit dans une approche
herméneutique moderne qui souligne la pluralité et la divergence des sens dans les textes étudiés,
et mène le sujet-lecteur-analyste à surmonter le conflit des significations. L'analyste est
finalement le seul à témoigner de « l’être total » de l’écriture filmique. Car si le texte est fait
d’écriture multiples qui s’opposent, voire se parodient, il est un lieu où cette multiplicité se
rassemble : ce lieu ce n’est pas l’auteur ou le cinéaste, c’est le lecteur.
Bill Nichols a eu maintes fois l'occasion de souligner cette double position du chercheur, comme
ici dans sa brève Introduction à un ouvrage majeur de close reading :
[...] to discover what documentarists and their viewers have in common, not measured by
vague abstractions like 'religious belief' or 'costume' or 'tragic event', but in terms of
concrete textual strategies and forms in relation to the lived experience of subjects and
audience alike. 4
Mais comment juger si l’analyse d’un film est juste, plus juste qu’une autre analyse ? il n’y a pas
plusieurs vérités mais différents niveaux de compréhension qui correspondent à notre
subjectivité. Et l'analyse de film se situe au confluent de plusieurs approches, car elle met à la
fois l'accent sur le travail personnel du spectateur-analyste – toutes les fonctions sont ainsi
mobilisées, intellectuelles, émotionnelles, psychologiques, inconscientes – et sur la tendance
générale, actuelle, à rechercher de grands modèles structurants (modèles anthropologiques,
modèles esthétiques), sous la forme de mythes, symboles, archétypes, inconscient collectif etc...
La subjectivité disparaît-elle devant l'objectif ?
C'est ce qu'affirme, non sans ironie, Elizabeth Bruss, dont nous avons évoqué les réticences à
l'égard de l'idée même d'autobiographie au cinéma.
Ce qui est certain, c'est que le débat sur la subjectivité est et reste le lien indéfectible et fertile
entre l'art, le film d'art et la représentation documentaire. Ce n'est pas pour autant que le vrai
« sujet » des films soit leur forme, même si on a parfois l'impression que ce sont les films en tant
que constructions textuelles qui donnent à voir et à entendre leur point de vue, les cinéastes se
3 René Alleau, La Science des symboles, coll. «Bibliothèque scientifique », Éditions Payot, 2004, p. 129.
4 Bill Nichols, « Foreword », in Barry Keith Grant & Jeannette Sloniowski, Documenting the Documentary ;
Close Readings of Documentary Film and Video, Detroit : Wayne State Unversity Press, 1998, p.11.
660

sentant souvent trahis par les formes choisies, les logiques internes, un langage audiovisuel qui
existe et résiste à la subjectivité auctoriale – ce qu'exprime assez bien le Situationniste Guy
Debord : «Au cinéma, [...], mon existence même y reste une hypothèse généralement réfutée » 5 ,
ou ce qu'exprime le réalisateur Guy Baudron :
Devant [un] film, nous sommes comme devant une toile de peintre, confrontés à chacun
des plans qui existent pour eux-mêmes, se répondent ou se répètent, obstinément.
Maîtrise de la forme, d'une écriture ténue. 6
Une dynamique des contradictions :
La difficulté de ce travail a été due également aux trajectoires individuelles, et aux contradictions
qu'ont manifesté les cinéastes à l'égard de leur œuvre comme de leur approche filmique. On
évoquera les contradictions de Brakhage pour qui le cinéma et la vie c'est la même chose, alors
qu'il ne cesse de fuir le réel et qu'il ne cesse de théoriser son cinéma – ce que Fred Camper,
chargé d'écrire sa nécrologie souligne aussi : « Brakhage’s work and thought are riven by
contradictions, and almost any grand thesis one can offer about his work is also accompanied,
in the oeuvre, by its antithesis » 7 . Contradictions de Jonas Mekas entre sa posture d'éternel exilé
– «DP» – et de « père » improbable d'un cinéma Underground américain. Contradictions encore
dans sa façon d'être à la fois présent et absent, ici et là, dans sa présence dans le plan, dans sa
célèbre voice over et son souffle quasi werthérien. Contradictions de Robert Kramer qui en
appelle à l'autre pour explorer les territoires à sa place et qui s'étonne encore de la distance entre
les êtres, entre les temps. Contradictions de Wenders qui n'a de cesse d'aménager le réel par le
biais d'un travail de fiction dont il nie la narrativité, tandis que ses expériences documentaires
exigent de sa part un commentaire de survivant ; un Wenders qui se sent parfois dépossédé de ses
prérogatives de sujet et de cinéaste quand Nicholas Ray, dans sa nature performative et brillante
attire la représentation dans ses « filets ». Contradictions d'Emile de Antonio qui se veut marxiste
mais finalement développe une personnalité anarchiste, où l'élitisme de ses goûts, de ses
références et de ses amis, font de lui un sujet paradoxal pour lui-même comme pour les autres.
Où le sujet De Antonio refuse la « loi du père » - l'écriture, les classiques – tout en cherchant à
son tour à s'inscrire dans le cinéma, alors que le cinéma ne saurait être qu'une voix, mais une
écriture, une trace. Contradictions enfin de tous les autres cinéastes que nous avons évoqués : le
comment dire vrai en étant faux de David Holzman/Jim McBride ? Seuls sujets radicaux, les
5 Commentaire de son film In Girum Imus Nocte Et Consumimur Igni, 1978.
6 Guy Baudon, « C'est un travail de voir », in Le Style dans le documentaire, collectif ADDOC, coll. « Cinéma
Documentaire », Éditions de L'Harmattan, 2006, p.56.
7 Fred Camper, « Three Myths About Brakhage », printemps 2003, http://www.logosjournal.com/camper.htm.
661

cinéastes femmes qui placent au cœur du film leur absence, ou leur silence – films baroques, où
le sujet brode une représentation en marge, pour dire le refus absolu du discours logocentrique.
Par exemple, Shirley Clarke place sur la scène un sujet dont les paramètres identitaires sont
diamétralement opposés aux siens (Portrait of Jason). Quant à Su Friedrich, le film n'est autre
que le fidèle documentaire de la construction du sujet, à la lettre. Des contradictions que nous
avons nous-mêmes adoptées et manifestées en faisant le choix de les affronter au lieu de les
contourner, au risque de buter sur des apories inévitables, et sur lesquelles il faudrait encore
revenir.
À l'issue de son travail d'investigation pour théoriser le documentaire, Michael Renov termine
son essai en disant que les conclusions de ses recherches et analyses sont incertaines, et qu’il se
trouve encore et toujours intimidé, voire découragé, par l’ampleur de la tâche, doutant toujours
du bien fondé de son entreprise. Un même sentiment se dégage à l'issue de ce travail - le but
n'étant pas tant de fournir une conclusion définitive et surplombante que d’ouvrir des possibilités
de réflexion et de pistes à suivre.
Il semblerait que ce que l'on retrouve dans cette reconnaissance des contradictions de ces
cinéastes, comme de ce travail fait sur et autour d'eux, ce sont les contradictions inhérentes à la
notion de sujet, d'un sujet se manifestant dans l'espace filmique : une présence subjective à plus
d'un titre. Ainsi Kramer nous parle, Emile de Antonio nous parle, encore et toujours avec la
même verve, le même point serré, tandis qu'ils ne sont plus là. Finalement, ces contradictions
sont autant d'ordre ontologiques qu'épistémologiques, puisqu'elles reflètent ce qu'on peut appeler,
à la suite de Freud, « le retour du refoulé » : Alors que le sujet filmique, se veut politique,
décentré et essentiellement problématique, dans le même temps, il n'a de cesse que de s'énoncer,
s'inscrire, se manifester dans le plan et dans le film – images, voice over, musique etc..... Tout le
dispositif filmique respire le sujet-cinéaste, alors même que ce dernier joue les absents.
Communauté de quelques paradigmes :
Au moment de conclure, évoquons encore quelques paradigmes qui ont traversé les films que
nous venons d'analyser. Que retenons-nous de cette plongée dans la subjectivité de cinéastes
aussi différents les uns des autres ? Des images, des visages et des voix, ajournant le signifié au
rang des choses secondaires.
662

L'initiation, l'apprentissage et l'expérience se trouvent au cœur de toutes les démarches
personnelles, puisque la quête identitaire est le moteur même de toute entreprise autographique,
se connaître soi-même et identifier l'autre. Rien d'étonnant par exemple à ce que le personnage
gœthien de Wilhem Master soit évoqué par Mekas, Kramer ou encore Wenders.
Le cinéaste personnel se veut visionnaire, maître de ses visions. L'œil est donc le sens le plus
développé, dont la caméra, nous l'avons vu, n'est qu'un prolongement plus ou moins fidèle. L'œil
brakhagien s'impose ici comme le modèle du cinéaste romantique visionnaire. Dans le même
temps, le cinéaste visionnaire craint de perdre ses visions, mais perd souvent la vue. Brakhage
fut un temps aveugle, développa la vision les yeux fermés, Nicholas Ray perdit un œil, et Kramer
se représente en Cyclope.
Au visage de la mère systématiquement évoqué dans l'autobiographie littéraire, se substitue ici,
dans l'univers recomposé du cinéaste, le visage de la bien-aimée (ou du bien-aimé). Visage
souriant ou souffrant en plein travail de Jane Brakhage, visage perdu dans la foule pour David
Holzman, visage de Madone pour McBride. Visage de ténèbre pour l'être qu'on cherche encore
pour Su Friedrich, images passantes, pas encore stabilisées des femmes dans les plans de Mekas,
encore habité du visage de la mère.... Visage de l'altérité désirable, si proche et si lointaine
d'Erika pour le Kramer enfermé à Berlin. Visage de l'artiste pour Wenders, de la chanteuse
interprétant Lightning Over Water, de l'actrice interprétant Cordelia au chevet d'un Nicholas Ray
moribond. Visage de la compagne patiente et maternelle pour Derrida, visage tendre et mutin de
la cinquième épouse de De Antonio. Seule l'image de la bien-aimée (d'Albert Maysles) pleurant
le triste destin de Paul Brennan restera à jamais hors-champ.
Et puis les images récurrentes des saisons qui ponctuent le temps du film, la neige, les images
d'eau qui saturent les films de Brakhage, Su Friedric, Wenders et Kramer. Images matérielles qui
allégorisent, métaphorisent, deviennent surgissement de l'inconscient, régression œdipienne,
évocation de l'Underground en rejoignant les racines mékasiennes. Mais c'est finalement l'aspect
politique, revendicateur, dissident, qui unit toutes ces démarches filmiques.
Cette thèse est en définitive ce que les Anglo-Saxons appellent « a work in progress », car, bien
qu'initié de longue date, ce travail sur les manifestations subjectives dans le film documentaire,
pose autant de questions qu'il n'a tenté ou su en résoudre. Tout comme l'objectivité, la
subjectivité est cette Hydre de Lerne qui se dissimule de maintes façons différentes dans les plis
663

du texte audiovisuel, et qui se régénère au fur et à mesure qu’on a identifié son visage.
Cette traversée partielle et forcément lacunaire des films personnels américains ne saurait
s'arrêter, et certains aspects non traités ou traités obliquement, demanderaient d'amples
développements. Nous pensons en particulier à cette lutte perpétuelle à jamais irrésolue entre le
désir du cinéaste d'être au centre de sa représentation, les formes esthétiques qu'il explore,
comme le fragment, la discontinuité temporelle etc.... qui nécessairement le malmènent et
l'empêchent d'accéder à une véritable auto-inscription, et les « accidents » du réel qui laissent
parfois les œuvres inachevées – ce que le cinéaste Jean-Pierre Gorin exprime clairement : « Le
cinéma a toujours été une espèce de lutte entre ce qui vous ramenait au centre de l'image et ce
qui vous en éloignait. » Nous pensons également au travail de l'allégorie ou de la métaphore qui
s'effectue dans le traitement des images documentaires. Images indécidables, entre la subjectivité
du cinéaste et le travail filmique. Représentabilité problématique du monde réel, crises
constitutives du sujet-cinéaste, figure prométhéenne qui crée sa vie avec des images et des sons,
comme en écho au vers baudelairien « Tu m'as donné de la boue et j'en ai fait de l'or » 8 . Mais
richesses infinies d'un cinéma encore à découvrir.
8 Vers tiré du recueil Les Fleurs du Mal.
664
The stage of our work which went by the
motto « Free the cinema », has been
completed. Now, we are at another stage,
now the Aesthetic Dialogue will begin.
Jonas Mekas, Diaries,
May 1970.

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OUDART Jean-Pierre, « La Suture », in Les Cahiers du Cinéma n°211, avril 1969, pp.36-55.
PRADAL René, « Robert Kramer à la marge », in CinémAction n°76, « Le Cinéma direct »,
3°trimestre 1995, Éditions Corlet-Télérama, pp.156-175.
ROUSSET Jean, « Le Journal intime : texte sans destinataire ? », in Poétique n°56, Éditions du
Seuil, Novembre 1983, pp.435-443.
674

Index des films cités
(Les titres en gras font l'objet d'un développement ou d'une analyse approfondie)
Act of Seeing With One's Own Eyes (The) , Stan Brakhage, 1971 -
Âge d'or (L'), Luis Bunuel,1930 -
Alice in den Städten/Alice dans les villes, Wim Wenders, 1973 -
America is Hard to See, Emile de Antonio, 1970 -
American Dream (The), Barbara Kopple, 1991 -
And the Band Played On, film télévisé de Roger Spottiswoode – 1993
Anticipation of the Night, Stan Brakhage, 1958 -
À Propos de Nice, Jean Vigo, 1930 -
Atomic Cafe (The), Kevin Rafferty, 1981 -
Batman, Tim Burton, 1989 -
Beyond a Reasonable Doubt, Fritz Lang, 1956 -
Binge, Lynn Hershman, 1988 -
Birth of a Nation (The), D.W.Griffith, 1915 -
Blue, Derek Jarman, 1994 -
Bright Leaves, Ross McElwee, 2004 -
Carabiniers (Les), Jean-Luc Godard, 1963 -
Cathy Come Home, Ken Loach, 1966 -
Cat's Craddle , Stan Brakhage, 1959 -
Le Chagrin et la pitié, Marcel Ophüls, 1969 -
Charge of the Light Brigade (The), Michael Curtiz, 1936 -
Charge of the Light Brigade (The), Tony Richardson, 1968 -
Ciel, la terre (Le), Joris Ivens, 1966 -
City (The), Willard Van Dyke & Ralph Steiner, 1938 -
Civil War (The), Ken Burns, 1990 -
Crisis : Beyond a Presidential Commitment, Drew Associates, 1963 -
Chronique d'un été, Edgard Morin & Jean Rouch, 1960 -
Creation, Stan Brakhage, 1979 -
David Holzman's Diary , Jim McBride, 1967 -
Daughter's Rite , Michelle Citron, 1976 -
Dead (The), Stan Brakhage, 1960 -
Dear America : Letters Home From Vietnam, Bill Couturié, 1987 -
675

Dear Doc, Robert Kramer, 1991 -
Delirium, Mindy Faber, 1993 -
Derrida , Kirby Dick & Ziering Kofman, 2002 -
Deux ou trois choses que je sais d'elle, Jean-Luc Godard, 1967 -
Devil Never Sleeps (The), Lourdes Portillo, 1994 -
Diaries 1971-1976, Ed Pincus, 1981 -
Dix-septième parallèle (Le), Joris Ivens, 1968 -
Doc's Kingdom, Robert Kramer, 1987 -
Doctor Strangelove, or How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb, S. Kübrick, 1964 -
Dog Star Man , Stan Brakhage, 1960-1964 -
Duel in the Sun, King Vidor, 1947 -
Everything Is For You, Abraham Ravett, 1989 -
Fall of the Romanov Dynasty (The), Esther Shub, 1927 -
Fahrenheit 9/11, Michael Moore, 2004 -
Far From Poland , Jill Godmilow, 1984 -
Fast Trip Long Drop, Gregg Bordowitz, 1994 -
F For Fake , Orson Welles, 1974 -
Fifty-Five Days At Peking, Nicholas Ray, 1963 -
Filming Othello, Orson Welles, 1978 -
Gimmy Shelter, Albert & David Maysles, Charlotte Zwerin, 1970 -
Glimpses of the Garden, Marie Menken, 1957 -
Go Go Go, Gertrude Stein, 1964 -
Going Home, Adolfas Mekas, 1971 -
Good Morning Vietnam, Barry Levinson, 1988 -
Grey Gardens , Albert & David Maysles, 1975 -
Haicut, Andy Warhol, 1963 -
Hallelujah The Hills, Adolfas Mekas, 1963 -
Hammet, Wim Wenders, 1982 -
Happy Mother's Day , Richard Leacok, 1963 -
Harlan County, Barbara Kopple, 1976 -
Hearts and Minds, Peter Davis, 1974 -
Heaven and Earth Magic , Harry Smith, 1962 -
He Stands in a Desert Counting the Seconds of His Life, Jonas Mekas, 1969-1985 -
Himself and Herself, Gregory Markopoulos, 1967 -
Hiroshima mon amour, Alain Resnais, 1959 -
Histoires d'Amérique, Chantal Akerman, 1991 -
676

Homme Atlantique (L'), Marguerite Duras, 1981 -
Hotel Terminus, Marcel Ophüls, 1988 -
I Do Not Know What It IsI Am Like, Bill Viola, 1986 -
Immigrant (The), Charlie Chaplin, 1917 -
Impressions de New York, François Reichenbach, 1955 -
In Girum Imus Nocte Et Consumimur Igni, Guy Debord, 1978 -
In the Year of the Pig , Emile de Antonio, 1968 -
Is This What You Were Born For ?, Abigail Child, 1981-1989 -
JLG/JLG – Autoportrait de décembre, Jean-Luc Godard, 1995 -
Johnny Belinda, Jean Negulesco, 1948 -
Kid (The), Charlie Chaplin, 1921 -
Letters From Home, Chantal Akerman, 1988 -
Lettre à Freddy Buache, Jean-Luc Godard, 1982 -
Level Five, Chris Marker, 1996 -
Life and Times of Rosie the Riveter (The), Connie Field, 1980 -
Lightning Over Braddock, Tony Buba, 1988 -
Lightning Over Water, Wim Wenders & Nicholas Ray, 1980 -
Loin du Vietnam, collectif (Chris Marker, Jean-Luc Godard etc...), 1966 -
Looking for Mr Goodbar, Richard Brooks, 1977 -
Lost Lost Lost, Jonas Mekas, 1950-1976 -
Man With A Movie Camera (The), Dziga Vertov, 1929 -
Mépris (Le), Jean-Luc Godard, 1963 -
Milestones, Robert Kramer, 1975 -
Millhouse : A White Comedy, Emile de Antonio – 1971 -
Miroir (Le), Andreï Tarkovski, 1974 -
Mr Hoover and I , Emile de Antonio, 1989 -
Movie (A), Bruce Conner, 1958 -
My Girlfriend's Wedding , Jim McBride, 1969 -
Naked Spaces : Living Is Round, Trinh-T. Minh-Ha, 1985 -
Nathalie Granger, Marguerite Duras, 1972 -
Night Mail, Harry Watt & Basil Wright, 1936 -
Night of the Hunter (The), Charles Laughton, 1955 -
Nixon, Oliver Stone, 1995 -
Noam Chomski : Manufacturing Consent, 1992 -
No Lies, Mitchell Block, 1972 -
Not a Preety Picture, Martha Coolidge, 1975 -
677

Notebook on Cities and Clothes, Wim Wenders, 1989 -
No Vietnamese Ever Called Me Nigger, David Loeb Weiss, 1968 -
Painters Painting , Emile de Antonio, 1972 -
Palermo Shooting, Wim Wenders, 2008 -
Paradise Not yet Lost (Oona's Third Year), Jonas Mekas, 1979 -
Petit soldat (Le), Jean-Luc Godard, 1961 -
Philadelphia , Jonathan Demme, 1993 -
Plow That Broke The Plain (The), Pare Lorentz, 1936 -
Poetry in Motion, Ron Mann, 1982 -
Point of Order, Emile de Antonio, 1964 -
Point de départ/Starting Place , Robert Kramer, 1987 -
Portrait of Jason , Shirley Clarke, 1967 -
Power and the Land (The), Joris Ivens, 1940 -
Primary, Robert Drew & Richard Leacock, 1960 -
Psyche, Gregory Markopoulos, 1948 -
Pudeur et l'impudeur (La) , Hervé Guibert, 1994 -
Pull My Daisy, Robert Frank & Alfred Leslie, 1959 -
Reminiscences of a Journey To Lithuania , Jonas Mekas, 1971-1972 -
River (The), Pare Lorentz, 1938 -
Roger and Me , Michael Moore, 1989 -
Route One/USA – Robert Kramer, 1989 -
Rush to Judgement, Emile de Antonio, 1967 -
Salesman, Albert & David Maysles, 1969 -
Sang d'un poète (Le), Jean Cocteau, 1930 -
Sans soleil, Chris Marker, 1982 -
Scarface, Brian de Palma, 1983 -
Scénario du film Passion, Jean-Luc Godard, 1982 -
Scenes From Under Childhood, Stan Brakhage, 1967-1970 -
Scorpio Rising, Kenneth Anger, 1964 -
Searchers, The / La Prisonnière du désert , John Ford, 1956 -
Section Anderson (La), Pierre Schoendoerffer, 1967 -
Secret Honor, Robert Altman, 1984 -
Seeing Red, Jim Klein & Julia Reichert, 1984 -
Sherman's March , Ross McElwee, 1986 -
Sicko, Michael Moore, 2006 -
Silverlake Life : The View From Here , Tom Joslin & Peter Friedman, 1993 -
678

Sociologie est un sport de combat (La), Pierre Carles, 2001 -
Sink or Swim, Su Friedrich, 1990 -
Solaris, Andreï Tarkovski, 1972 -
Spanish Earth, Joris Ivens, 1936 -
Stalker, Andreï Tarkovski, 1979 -
State of Things/Der Stand der Dinge, Wim Wenders, 1982 -
Straw Dogs (The), Sam Peckinpah, 1972 -
Surname Viet Given Name Nam, Trinh-T. Minh-Ha, 1989 -
Tarnation, Jonathan Caouette, 2003 -
Thank You and Good Night, Jan Oxenberg, 1991 -
Thin Red Line (The), Terrence Malick, 1998 -
Ties that Bind (The), Su Friedrich, 1985-
Tokyo-Ga, Wim Wenders, 1985 -
Tongues Untied, Marlon Riggs, 1990 -
Twice a Man, Gregory Markopoulos, 1963 -
Unfinished Symphony, & Howard Zinn, 2001 -
Vers le sud, Johann Van Der Keuken, 1981 -
Visiting Mekas, Dominique Dubosc, 1992 -
Walden – Diaries, Notes and Sketches, Jonas Mekas, 1969 -
Veillée d'Armes Marcel Ophüls, 1994 -
Vietnam Requiem, Bill Couturié, 1984 -
Vivre sa vie, Jean-Luc Godard, 1962 -
Walk the Walk, Robert Kramer, 1987 -
Wedlock House : An Intercourse, Stan Brakhage, 1959 -
Window Water Baby Moving, Stan Brakhage, 1962 -
With Babies and Banners, Lorraine Gray, 1979 -
Wold Shadow, Stan Brakhage, 1972 -
Woodstock, Michael Wadleigh, 1970 -
679

ANNEXES n°1
Texte épistolaire Dear Doc Robert Kramer, 1991
Ici, à Paris, Paul 1 …
Dans ma salle de montage, qui est aussi mon domicile,
C’est différent de notre maison avec Erika, et o ù Keja vient le dimanche,
Où Barre a composé la musique de Route One
C’est dans cette salle de montage, Paul, que je trouve mes limites, à Paris…
Je voulais te parler des films que nous avons faits ensemble,
De ce personnage du docteur que nous avons crée.
Ce docteur, c’est toi sans l’être, m ais c’est aussi moi.
Une fiction où nos différences s’estompent,
Comme dans l’amour ou le travail…
Je ne peux m’empêcher de commencer par le fleuve
Un autre fleuve, porteur de nouvelles inattendues.
Nous avons acheté une maison, i ci, sur les bords de la Seine
Imagine une maison, en France, e n mars 1990
Au bord du fleuve, Erika, Keja, Robert
Une vie quotidienne, simple, très simple
Comme dans un film de Capra
Doc :
Chère Rozie,
J’ai failli mourir cette année. Je me retrouve au bord d’une rivière qui me rappelle le Hackensack du
New Jersey. Mais c’est un fleuve situé quelque part en Europe.
C’était à Lisbonne, le Tage..
Doc :
Nickel, clair comme le soleil, comme moi....
Chère Rozie, ça pourrait être Jersey City et le Hackensack River………
Doc, qui écrit à une amie de longue date
Ou toi qui écris à Erika, ou moi q ui écris une lettre à quelqu’un.
Il n’y a pas de mot anglais pour « trajet »
« trajectory » est trop mécanique
la trajectoire de la balle par exemple
le mot « trajet » donne l’échelle humaine du mouvement.
Mon « trajet » jusqu’à la frontière de la ville, 35 minutes……
Ça me rappelle ma première salle de montage, à New York, en 1964
Je tourne sans doute des films pour sortir de la salle de montage
1 Le texte en gras correspond au texte de la lettre que Kramer envoie à Paul McIsaac (interprète de
Doc). Les textes en italiques correspondent à des fragments de dialogues de Doc’s Kingdom et de
Route One/USA, qui sont repris dans le corps de la lettre.
680
Nous avons mis le docteur en route, e t il m’a ramené aux Etats-Unis
Après, comme un chasseur, j' ai ramené le gibier ici
Comment connaître la suite, t ant que les morceaux ne sont pas accordés à la musique ?
Doc :
C’est étrange…. Je suis parti il y a plus de dix ans….
Tu parles pour moi….. p uisque tu habites là-bas...
Tu peux te rendre là où j’allais quand j’étais gosse, l e regard enragé...
Barre Phillips :
Tel que tu joues, avant qu’il ne se retourne, c’est comme si la ville te retenait, comme si elle te
retenait….. Il y a la grosse chaine, e t c’est à partir de là que nous allons commencer....
Je voulais arriver par Wall Street... W ashington qui veille sur sa banque
Les énormes transactions qui se font..... n otre retour est confidentiel...
Kramer (en off dans les rushes de Route One) :
C’était une chose sympa, et je pense que…… que nous nous sommes sans cesse déçus...
Mais aussi, on a fait en sorte qua ça aille mieux p our pouvoir continuer ensemble,
C’était…. C’était une relation admirable
Doc :
C’était ?…..
Kramer :
Oui, c’était, car il y a des choses que l’on n’a pas abordées ; et elles ne peuvent arriver que dans un
certain contexte...... Alors.... Alors le voyage est fini
Doc :
Tu as des choses, des points d’ancrage, tu as une famille….
Kramer :
Ça ne m’intéresse pas.... tu as des choses e t moi, j’en ai d’autres....
Je me débrouille tout seul... Oui, c’est vrai, j’ai une famille....
Doc :
Tu devais revenir…. Nous ne pouvions continuer à nous balader pour toujours
Toujours en train de regarder….
Kramer :
Simplement détourner le regard…
En jouant ces scènes de séparation,
Nous avons décidé que filmer, c ’était regarder
C’est peut-être un bon choix p our un scénario

Mais ça reste trop simple de dire
Que je suis celui qui regarde
Pendant que toi, ou le docteur,
Devez être redevables à la communauté…
Filmer est un autre type de responsabilité
Finalement je suis ici e t le docteur est là-bas...
Doc :
Tu vas me manquer
Kramer :
C’est gentil
Doc :
Tu aimes cette rivière ?……
Kramer :
Oui, beaucoup
Doc :
Regarde ! il y a une tortue ! Tu vois, juste sous le pont ?
Doc :
Je quitte la ville aujourd’hui... je me sens idiot
Ce voyage m’a fait perdre la parole
Je suppose que c’est ce que je voulais…
Kramer :
J’ai hâte de revoir Erika… C’est un changement….
Doc :
C’est une partie de ta vie que je ne connais pas bien...
Kramer :
Je voulais que ce voyage m’emmène ailleurs. C’est ce qui s’est passé.
Ces rituels des « Au Revoir »……
Tu vas me manquer….
Doc :
OK, mec je pars…Je bouge comme la poussière... Les images.... Tu aimes cette rivière ?
Faire des films
C’est se rapprocher
S’éloigner, arriver, repartir...
Ou prendre la distance nécessaire pour les faire
681
Doc (couché, regardant au plafond):
C’est un miroir…. Me laisse pas dormir trop longtemps, juste une petite sieste….
Paul, je finis toujours ici
Le réalisateur et le docteur se séparent
La rivière est barrée, ils sont derrière moi, t out comme ce voyage
Une expérience qui demeure inachevée
Je retourne à New York
Quelque chose s’est produit ici, i l y a longtemps
J’ai grandi dans deux mondes
J’étais fils de docteur dans un milieu aisé, e t j’étais marginal
Un voyageur qui n’avait pas sa place, p ar choix ou par nécessité
Ça n’a plus grande importance, t out me semble étranger
Un film venant d’une autre culture, u ne fiction créée par un autre
Un message mystérieux à déchiffrer
Ce rejet a pris des formes différentes
La colère... l ’incapacité d’être simple
Une singulière attirance pour l’adversité
Ce sentiment d’être en guerre, e t qu’il en va de votre survie
Ce fut le naufrage de nos rêves….
Doc :
Aller jusqu’au bout….Voyons ce qui va arriver…
Pourquoi rester en retrait ? Tu es tapi dans l’ombre, et tu observes....
Kramer :
Tu es sérieux ? Tu arrêtes le voyage ?
Doc :
Je dois retourner travailler et faire ce que je sais faire… Ce voyage a été génial....
Kramer :
C’est drôle…. je n’avais jamais pensé…
Doc :
Qu’on arriverait à une fin ?
Kramer :
Et que tu redeviendrais docteur... pour faire ce que tu sais faire...
Nous avons fait ce voyage....
Doc :
Je l’ai partagé avec toi, m ais c’est ce que tu fais, tu continues de « regarder »...
C’était bien de partager ça avec toi

Kramer :
Ce n’est pas juste une question de solitude… Tu as été un guide pour moi
Doc :
J’ai envie de rencontrer les gens autrement a u lieu d’être un observateur perpétuel
Je désire me fondre dans la communauté.... Je veux connaître les gens…avoir un impact sur leur vie...
Kramer :
Je t’ai déjà dit q ue mon père était docteur ?
Doc (écrivant à son fils)
Je reviendrai aux Etats-Unis, p our voyager à travers ce pays, e nsemble...
Doc :
Je cherche un certain Robert Kramer à l’Hôtel Beacon….
Merci, je l’ai trouvé. [...] C’est mon costume Sears Rœbuck….
Kramer :
Tu as du temps ?
Doc :
Pas vraiment, je dois aller à un colloque c oncernant la santé publique...
Ça fait longtemps que je n’ai pas fait ça
Kramer (montrant une carte des USA):
Tu es où sur cette carte ?
Doc :
Où je suis, sur la carte ? Juste autour de ton petit doigt là.
C’est un peu mon territoire
Ici, c’est mon territoire,
Appelons cela un refuge, un poste d’observation q ui facilite le travail avec les images…
Mon travail sur les images... m ais dans quel but, Paul ?
Tu veux d’autres rapports avec les gens, a voir un impact sur leur vie
C’est ça le mystère du cinéma
Mais j’ai au moins d e nombreux amis comme toi
Qui sont prêts à faire des films ensemble...
Kramer (Fort Bragg) :
Excusez-moi, on peut recommencer ? Aujourd’hui, il y a un problème avec le cameraman
Et non pas avec…. Vous êtes prêt ? On peut commencer ?
L’instructeur militaire :
Nous allons regarder u n clip de recrutement récent
Chaque année, l’armée fait une cassette, e t cette cassette contient un thème particulier
682
Pour inciter les jeunes à s’engager. Dans cette cassette, un soldat écrit à son père, et il lui avoue qu’il
comprend désormais ce que son père lui enseignait pendant son enfance. La discipline, le
discernement et le patriotisme sont les qualités que nos soldats doivent avoir. L’armée est une partie
fondatrice de la nation américaine...
Les années où les soldats sont avec nous, l’armée leur apprend un autre mode de vie basé sur la
forme physique, la personnalité.... et le patriotisme.
Michel Petrucciani (dans le studio de Kramer, Paris):
Continue à me diriger....
La jeune recrue de Fort Bragg :
Cher Papa,
On s’est préparé pour le saut le plus difficile, j' avais le trac comme tout le monde
Et je me suis rappelé ce que tu me disais
Kramer :
Baisse le son pour que je puisse t’entendre
Peut-être on utilisera le son du clip…
La voix off du clip :
Cette année, le thème est « Cher Papa »
Et cette vidéo sera un bon reflet de la société américaine des années 80…
Kramer :
Merci, Colonel Kirn, vous nous avez consacré beaucoup de temps... merci beaucoup.
Barre Phillips et Michel Petrucciani :
Tu l’as, ton film, Robert….
Des douilles, des images, 65 heures de rushes
pour un film dont on se détache
la trace de notre désir les transperce, Paul
l’instructeur :
Allez jusqu’à la porte, attachez-vous... sautez !!! 5 000, 2 000….. !
Kramer :
Ça va ?
Doc :
Oui….. Je crois que je suis trop vieux pour sauter….
Ce ne sont pas seulement nos désirs
Mais aussi ceux des autres
Tous les membres de la famille
Qui ne se sont pas retrouvés p ar hasard…

ANNEXES n° 2
La voix survivante :
Wim Wenders relate le tournage de Lightning over Water,
(1979 2 - 2002)
Hi, this is Wim Wenders, in the Fall of 2002, talking about a film that I made in the Spring of 79. The
opening shot with the two towers of the World Trade Center, is a repliqua of the opening of The
American Friend, which I did on purpose, you know, to evoque that film which had got me and Nick
together in the first place. This time, it is not Dennis Hopper who’s arriving at the corner of Spring
and West Broadway, it’s myself.
Even today, for me, looking at this film, it’s hard for me to talk about it, because in my mind, it’s still
more of an experience I went through without a crew and without Nick, much more of an experience
than a film. And, it still amazes me that a film came out of this. And I think of what we would have
done if there had been no film in our cameras ; the entire task here was more to accompany Nick than
to actually make a movie.
Although the adventure started with the desire to make a movie, on behalf of Nicholas. After our
encounter on The American Friend, and the frienship which struck the two of us, Nick had undergone
surgery and he had cancer. And on one of my visits in New York, he told me that he was afraid that he
might not have much long to live. And one of the desires he had was to make another movie : to
project a different image of himself to the world…. And I knew still he was suffering from the fact
that for most of the film community of America’s fathers, he was considered someone who had had to
abandon his last film, 55 Days of Peking, and who had deshonourably had to leave Hollywood
because of his drinking problems. And he sort of wanted to correct that image. Nicholas, at the point
here, had been at the AAA for five or six years already, completely clean, chop, and woody, and as
mentally completely on top of things as possible and, anyway, he wanted to prove that, and show that
he was able to make a movie and to finish his film. So that’s from his desire to make one more film
that the whole thing came out, and it started with an idea to sort of continue the story of the painter
that Nicholas had portrayed in The American Friend – this painter who forged his own painting
because he was believed to be dead. Anyway, there was a beginning, and we thought about how to
continue that story and, anyway, we wanted to make a film that would also be about the process of
making this film. So, from the beginning, it was a film about filmmaking, and as much as possible, it
would contain some fictional parts : Nick as the painter or the guy or himself playing that painter, and
me as the director for this film. And we would direct each other, that’s what we actually did in all
these first scenes that you see. Whenever you see Nicholas on the shot I’m at the camera, and
whenever you see me, Nicholas was at the camera ; and that’s the way it started. Nicholas was
2 On remarquera que la voice over vient se mêler au commentaire distancié que fait Wenders, si bien
qu’à certains endroits, à certaines répliques, on ne sait s’il s’agit vraiment de la voice over du sujet
Wenders venant réaliser un film sur Nicholas Ray mourant, ou bien ce même Wenders, quelques
vingt-trois années plus tard, devenu un cinéaste américain d’adoption, qui a surmonté la mort du
« père » et l’angoisse de l’auteur, qui se remémore avec émotion et tendresse cette expérience.
683
relatively strong, and concentrated, and that wasn’t the way it was going to continue. The cancer in his
body proved to be much stronger than any of our efforts to fight with fiction, and our movie very
soon, after a couple of weeks, turned more or less into documentary while we watched the cancer
work, and a documentary about Nick dying.
It was a difficult project from the beginning. I was under contrat with the Zoetrope Studios in
Hollywood to develop Hammet, which had been delayed, and I had some time ; so I had to fly back all
the time between New York and Los Angeles..so we tried to film a very spontanous movie between
these holes of time that presented themselves to me. From the beginning, the cast of the characters
with Nick himself, Tom Farrell – here, he is playing Nick’s assistant - and his wife, Susan Ray, you’ve
seen her on the floor just before doing her yoga exercices…This little tape recorder was a tool that
Nick actually used every morning and every day to dictate all sorts of ideas, dreams and feelings and
all… The cameraman was Ed Lachmann ; it was the first film we did together and we had done the
second unit of The American Friend and that was so that I met him.He was in fact Nick’s editor on his
latest films.
The film that you see here, it’s the second version of this film : It has been edited twice, because when
we finally finished the film, and it ended really after Nick’s death, which is the scene you’ll see at the
very end, the wake, the crew taking Nick’s ashes to sea on the Chinese junk.. Afterwards I was really
completely busy with Hammet, the film final production, and as my editor was cutting Lightning over
Water, I was not available, and I let Peter more or less finish the film on his own. It was then screened
in 1981 or 1982 in Cannes at the Film Festival. In that version that Peter had more or less edited on his
own, without me as a director, in fact without any of the two directors of the film present… and I saw
the film with the public in Cannes and I felt very painful. I realized that I shouldn’t keep myself out of
the process of editing that film, and that Peter, doing his best, had, so to speak, edited the film in the
third person, as a neutral observer and that I owed it to Nick, owing to our collaboration and our
intention, to edit the film in the first person. So I took the work print and I got into the editing room all
by myself, and without any assistant, for three months, I reedited the film, completely recut the
negative afterwards and I tried to do as good as I could in the first person, with my own worth which
is what the film is now, trying hard not to repeat things that might double the voice over that you can
hear in the film… So the film was edited twice, set first in a version that today doesn’t exist any
longer, the film was totally recut, and this is my cut that I finally made in the summer of 1982.
Lightning over Water… this is the moment when Nick came with the title of the film, no one knew
how this title had come to him, and for a while, it became a sort of mystery, why he had said that, and
he even didn’t know himself where it came from, but at some point we realized that it was definitely
the title of the film.
This first scene was shot in good humour. Nick was in full possession of his physical powers and, as I
said before, things were that he directed me and I directed him. And it was very demanding, sitting
behind the camera, I had never been in front of the camera at this point. And Nick told me a few
things about being true to the moment, I mean, to the emotions.
That was the question… « I want to talk to you, Nick » ; « Why did you come here ? » I mean, Nick
knew from the beginning what the movie was to be about, and he was tough with himself and us, but

we accepted it at this point, because we realized it was very very important for him to have this film
crew all around him.
« A Film by », as you see, I just credited everybody who was working on the film as part of the
authors of the film, because I felt that we went though such an extraordinary experience together,
everybody who worked on it, the sound people, the camera people, his assistants, I mean, we - we
were more of a team than I have ever seen any film team together ; we really were a community that
had a common goal, which was to see Nick through this, and as I said before, we wouldn’t have done
it without filming with the camera.
This is Roonie (Blakley) ; she was my wife at the time, and she scored the music of the film, I wrote
the lyrics.
The shots of the Chinese junk sailing down the Hudson River, are really from my closing scene.
Nick’s ashes were in that urn, and I would place that old Mitchell camera on board as a kind of
metaphor for what we had been doing all through this film.
On these early video shots, we can see Tom, who played Nick’s assistant in the film, running around
with his suitcase over his shoulder, with his attache-case ; this was, we thought, really extraordinary
that somebody could run around, actually recording the video pictures as a one-man-crew, I mean, this
seems quite incredible at the time… I mean, in 1979, he was still carrying a case around his neck with
a recorder and a big camera. But at that time it gave us incredible freedom, I mean, that was the first
time that I was working with video, and I used it, and Nick used it, very, very conscioulsy, and we saw
it as a little bit the cancer inside the film. Here are the film images that we wanted to do, and there are
the video images that interrupt the filmic flow. For us, they were like cancer inside of the film. So, if
we consider it was only 1979, that is the end of the seventies : video and film had not sort of merged
together, and they were not then like an accompanying tool, as which that can be seen today. For me,
in a strange way, video at the time was still the ennemy ; and if you see the quality of the VHS images,
because that was a VHS camera that took this, and if you see the VHS quality, you know what I
mean : cancer, that’s what it is, but the amazing thing was that the more we watched at the video
images at the end of the shoot or after a scene, it was strange how much they very often came so much
close to the truth than our beautifully lit, carefully framed 35 millimeter shots like these here…..The
raw quality, a sort of destroy-quality of the images caught more of the reality and more of the truth of
Nick’s state. Film always seemed to make it, it gave it a kind of glorifying appearance, some of films
often created a kind of aura around the people, the video didn’t do it, the video very mercilessly
showed that Nick’s time was running out..We incoporated everything that happened in these first days
of shooting. And one of the things that happened was that Nick was supposed to give a lecture in a
college, vassar College, and they sent us a Limousine to pick him up in New York, and of course, we
used the lecture and the Limousine right inside the movie as well. This here again is Tom’s shooting ;
Nick was a very elegant man, an extremely elegant man….. This is the camera, the consumer camera
of the late seventies, enormous, look at it, ridiculous if you could see it today… Nick’s elegancy can
still be seen when moving around, when he is walking. That’s a man who wanted to date Marilyn
Monroe, that’s not a secret, he was a very handsome man, we talked and listened, each other claiming
to our own thoughts… we wanted to make a movie, but we had no story to tell yet… reality was our
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story for the time being.
That’s Vassar College. I’m happy Nick showed The Lusty Men ; it’s one of my favourite of his. I like
the black and white photography, and I think that Mitchum gives one of his best performances ever in
this film. We can only use the little pool of the lecture inside the film, as we edited it as a distant
chapter on the DVD. That quality came because it was only recorded by Tom as an additional chapter.
I picked the following scene as the quote of the film, because I shamelessly used that one in another
film of mine, Kings of the Road, which I shot in 1975, yes, a black and white film, and here, there is a
scene in there where one of the two heroes comes back home to the house where he lived as a little
boy, and he crawls under the house and finds under the staircase his old box of comic strips that he
had been hiding there since he was a little boy, and this is a direct quote from the Lusty Man, as you
will see very soon. In my film, Kings of the Road 3 , the house is in Germany near the East border, and
all the circumstances are different but still, the emotion of coming back to the place of your childhood
and finding something that you actually were hiding there of yourself as a little boy, that is directly
taken from The Lusty Men. I would have never thought that a film like this was completely written
and invented on the go, and that Nick’s case, as he says « I really wrote every night, but we worked
from day to day very much more than I was used to » Doing my own films, like The Kings of the Road
or Alice in the Cities or even other films, they were completely made like this, and I’ve always
thought that it was a process that in a way I had invented for myself, and hearing the same from Nick
who also told me that other directors such as Howard Hawks that was used to rewriting the next scene
for the next day during the night, and giving to the actress the next page in the morning. Anyway,
that’s the way The Lusty Men had been made in great part. Yes, I know it is not an action place, but we
used anything reality presented to us in the course of the entire movie, it was an extraordinary
improvisor, and any given moment of when the camera was running, Nick would know what to do and
he would know what to say and he’d come up with incredible spontaneous dialogues. None of these
obviously were written, Nicholas was always woody and funny and sharp. Next to me in the lobby,
you can see cameraman Ed Lachman.
This was the very last courageous thing for Susan to do, scattered things in front of the camera but…..
and Nick challenged her, and she of course had to do it. I think she was so good as a musician,
especially in American blues and folk music ; one of his oldest friend had been Alan Lomax. He was
still smoking these cigarettes, the only thing that he shouldn’t have done but he just couldn’t give it
up.
This is the actual lecture as it took place ; this is not something we, well, it’s a kind of setup
afterwards : this is the true document of the lecture itself : « the closer I get to my ending, the closer I
am getting to re-writing my beginning, and certainly by the end, by the last page, the climax has
reconditioned the opening». Here, You can see Tom, Tom Farrell, below with his video camera…..
and Ed Lachman with Martin Schäfer ; Martin was the second cameraman on the film Martin had
done, all of my films with me before, Martin had also done Kings of the Road together with us, and
The American Friend, at the time when he was still an assistant to Robbie. And that’s the three of us :
Martin, Ed Lachman and myself……
3 Il s’agit d’Au Fil du temps.

It is so true, his description of filmmaking, learning about your film in the course of making it,
wanting to reshoot your beginning as you are making through to the end. Nick was extraordinarily
conversationary, and his answers came as immediate ones, sharp, precise. I’d seen him once teach at
the Actor’s Studio in NY, and he was an extraordinary teacher for actors, very very precious
moments ; and I was deeply impressed, he knew so much about acting, and I think he didn’t exagerate
when he told me one day about James Dean, that he even told him how to walk : « Stanislavski was a
dirty word, improvisation was a dirty word.. » This scene represents our daily process, when day after
day, Tom and I would watch the daily material Tom had shot on his video camera during the day, and
at the end of the day shooting, we had sorts of watching sessions, and we watched thus the whole
lecture Tom had shot. Tom has become a dear friend of mine and, he met some of the actors of Paris
Texas for instance, his long lonely call on the freeway bridge, insulting the cars going by, Tom may be
entirely in another world, but he isn’t in So far Away So Close.
« The film, says Ray, is about a man who wants to bring himself all together, before he dies » Here,
that was the key line, « the man who wants to bring himself all together before he dies ». That’s the
way Nick defined the film we were making together. And the « regaining of self-esteem » is
something that actually happened. I think that the film helped Nick in an important way to regain his
self-esteem. And the way he did it, and the courage he did it with, and the rigorousness with
unbelievable strength, and he gave all of us such an example with the film and with his work in it and
with the persistence he went on with. He was very demanding with all of us.
We didn’t particularly redecorate any part of the apartment, this is the front part as it was. And that’s
the way Nick defined his own character in the film. Parts of the project have the fictional part of the
painter that we were actually unable to… put into action.
The Chinese laundryman as closest friend is a sheer invention of Nick. It’s amazing how much Nick,
sort of on one hand used reality and used everything that was happening to him, and on the other
hand, embroidered and completely fictionalized it. It was such like walking on a dragon, eveything
scene, every moment, none of us really could shake whatever we had done during the afternoon or in
the evening. We would sit until early morning and discuss eveything that had happened, and we
especially discussed if we should go on and all of us in between, and certainly me were sort of rather
turning to say that we could keep going on all this, but this is no good fun, and we were actually
watching him die, that we should do what he wanted then, and each time at the end of the day, the best
argument and the remaining argument was that it was better to continue than to stop. And Nick was
getting something from us, and from the work, and he was drawing energy from that and he was
drawing his self-esteem from his character, fighting his fear of death and overcoming his, his own
situation from the fact that we were around and that it was all turned into a film.
So I have already said, it was essential that there was a film in the camera because both of us wanted it
to be seen, and Nick wanted this film to exist, and Nick wanted the world to see him, a sort of
projected different image of himself. And come to terms with death, and his sickness and his entire
life. We played a lot of backgammon every night, he was an obsessive gambler, he loved playing
backgammon, he was pretty good at it I must say. Tom is talking about Nick’s last unfinished film We
Can’t Go Home Again, but there’s more about that later. At the time the West Side Highway was still
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open and was still a perfect playground for bikers,and rollerskaters….. you can see the two towers in
the background, they were still standing tall.
And then one night, Nick showed us this film : We Can’t Go Home Again. That was the only print
existing ; the film was unfinished, the film made way out of its time : shots in super 8 film, 16 mm,
super 16, 35 mm, video, all mediums available to him at the time, an extraordinary document, but
unfinished. Hello, Nick, the stills and the shapes, did you see them here ? his own print, super 8,
filmed on a wall and refilmed. Nick had been in the midle of all these events in Chicago, he filmed all
of them. Tom had been one of his students, when Nick had been teaching here, and Tom had worked
on this film, together with him. Yeah, this was the adventure in film Nick had made. Well it was
during this stand that he lost his right eye, an infection that he hadn’t taken seriously, and finally, it
was too late…
I think that my favourite moment is here, with Nick standing in front of the screen, watching himself,
his younger self. I think it was the time to leave him to put it righteously as he came from his pirate’s
lock ; here the neddles, they are part of the truth….. Don’t think I did an extraordinary job, Ed worked
through this, it’s the first time I see a cameraman that really…., he was working on every light which
of course, changed somewhat his colour temperature, and sometimes the image gets redder, and it was
a very interesting concept…..
I tried to represent a little bit how the film was even invading our nights and even our dreams, I mean,
none of us could shake, the experience is during the day and whatever we went through was Nick
doing the dead, we always stayed the same at night and I didn’t have a single dream during all these
weeks, I wouldn’t even dream of the shooting itself.
Of course, in the editing, I very rarely felt well, what could Nick be doing now ? Would he cut here ?
would he leave this end ? would he use more of the video ? what would he do with this score ? all
these questions of course were always there, and what would you really do, man ? Anyway, I just tried
to be as truthful to the event and as truthful to our feelings and of course, that’s why I wrote the
narration, and that’s why I recorded it with my own voice, in order at least to give it my own
subjective truth as much as I could. I’d found myself stuck and preoccupied with that work itself and
the sheer mechanics of setting up shots and deciding upon schedules rather than being concerned with
Nick. That night, none of us slept very much ; sleep didn’t bring any comfort either.I would only go
on making the film in my dreams, the camera would always be there. Here, we tried sort of represent
the extreme world within the film : « you can turn your head, turn your head back, and your face is
flooded with tears, or even flooded with rage.. » And again, the lousy quality of these video images
simply show so much clearer… of what was really happeing…… was it really happening ?
We built this little set of his hospital bed in our cameraman’s apartment, and he lit only the white
sheets from outside to create a sort of artificial space. It could take me in the delight of the set ;
camera and sound were running, and the crew watching. They were always watching, silently, each
one was his or her own thoughts and fears about what we were doing, and that’s how the crew
worked. Nick was an immense pain, and it might have been better to stop shooting, but nothing would
be more painful to him than that. The next morning, I had to make a phone call to the production
office in Los Angeles, and what I had been afraid of turned out to be true : I had to be back there the

following morning.
The film was shot in several sort of periods ; that was the third one I think, and we’d tried to recreate
some of the situations that had occured to us by the end of the second period when I was forced to
leave NY pretty abruptly in the middle of the shot. On our way back to the loft, we caught a glimpse
of Nick and Susan leaving in a taxi. Where to ? We had been preparing a scene that we wanted to do
soon.
You see here Chris Sievernich and Pierre Cauterelle, the producers. This is Pierre, he is the one who
introduced me to Nick in the first place, just before making The American Friend. Over there, at the
editing table, you can see Jim Jarmush sitting there, he is editing a short film, he made Stranger than
Paradise the next year. They are all working on the film, and I’ve gone all along the way since, so we
all had known that it could happen. I met Jim in the course of the film, I didn’t know him before
and…..
A couple of hours later we took the video camera with us into the hospital of course, we could only
take the video camera, it was stricly Nick’s knowledge and what was allowed.He insisted that we
taped our conversation at the hospital and when I would express all my doubts about continuing……
Nicholas was so rigorous with himself and with us…. He felt that even if he had taken out his teeth in
a shot, we should have shown it. I remember that Susan wanted to take the cigarettes away from him,
I mean, even the lightest cigarettes ever made him different…..he realised that he would never be
different anymore. The only thing that we could prevent us to continue shooting at this stage of the
film was when Nick would have to take too many medicine and when those medicine would sort of
influence his mental abilities, and when he wouldn’t be in full control of his capacity to think… in that
case, we should have to stop shooting. We were in constant discussion with his doctors, and even at
this stage, when Nick had to stay in hospital, I would come out for a couple of hours in the afternoon,
we constantly talked to them and we said ‘shouldn’t we stop ?’’isn’t it too much for Nick ?’ and they
always said the opposite ‘no, no, no, this is what is keeping him alive. It’s very good that he can do
this work, and if you take it away from him, this would be a broke ?.Since then we continue ; it’s good
for him.
The music at the back comes from the radio of the guy in the other bed in Nick’s room. It was playing
before his first operation, Susan had asked me to take his diary to Los Angeles and read it on the way.
Well, actually, it’s Nick’s diary that I am quoting from : « How does one overcome fear ? Was she
asking for her or for me ? Doctor B looked at me and said ‘by contractation’ »
The end was at the time when Nick was no longer staying at the loft, mostly staying at the hospital
night and day. Love became abandoned « I want to live because I’ve missed breathing ». On my
reading his diary, I was so painful to see sometimes how in the middle of his writing, pain would
overcome him, and then you would see how….his beautiful hand when he gets a red cherry….
In the cab, en route to airport, he asked me a question : «Since what early age have you wanted to
die ?.... Perhaps not die but experience death, to experience death not for dying seems like a natural
goal for me » Well I was in another trip from NY to Los Angeles, I had taken the camera with me into
the plane. « An actor must speak each line as if it were the very first or the very last time »
686
This is a view of Los Angeles, from a place that I have always associated very much with Nick. It’s
my little observatory, reminding me of his movie Rebels Without a Cause,this is an evening view of
the entire city of Los Angeles. Lots of the towers that you can see now in downtown didn’t even exist
then. Imagination, humility.
It was four weeks later that I came back to NY, this time with Roonie my wife. Nick’s health hadn’t
improved, he was still at the hospital, but the doctors had let him out for the afternoon ; he was
working with Jerry on an adaptation of Kafka’s Report To the Academy.The man on the stage is Jerry
Bauman ; Nick and Jerry had actually been working earlier on this adaptation of Kafka, and Nick had
chosen his collaboration with Jerry as a sort of a base to a next group of things that I would shoot on
my next trip to NY. Tom was always present with his unsteady camera. In earlier discussions, the ones
especially when we were making The American Friend,we had discussed a lot, Nick’s films and..and
my favourite of his, the early black and white films, The Lusty Men, when they cross the Everglages,
Rebels Without a Cause, of course…… but during Lightning over Water, Nick wasn’t so keen on
talking about the past, he was very concentrated on the image he wanted to project of himself, and on
setting something right again, because you really felt that the image people had of him and of his
career was a sort of the failure as which he saw the end of his Hollywood career, of course, there was
no, there was no beating around the bush, he had been kicked out of Hollywood, and in a dishonorable
way. Like the greatest directors who ever worked in Hollywood, drugs and alcohool had sort of made
him incapable to function. It was too a tragic story, and he was still suffering from it, and I went to the
Island of Silt where he lived after for always a year, after he had to leave 55 days of Bejing behind,
and actually I found actually an old used book store there, and the guy told me that he had lots of
books there from Nick, and after a while, the guy said ‘oh I still have books from him, because he left
things and sometimes he just couldn’t pay and then he gave me things, he produced a number of
drawings and portraits of himself, self-portraits, and also elements of 55 Days of Pekin, his story about
friends for instance, that Nick had sort of left behind when he has left the island.
That is the first time that Roonie came with me to NY….
Jerry is referring to a thesis that was important for Nick, it was taught to actors, it had to sound and
look and feel like it was the first time, that they would ever do something, say something, express
something. The first or the last time, Nick, felt that it had to be like that, every gesture had to be like if
you were doing it for the first time, or like you were doing it for the very last time. That was Eddy
behind his 35 mm camera. Things were very poignant, and Nick had chosen this piece to represent his
work with an actor.
This shot had reoccured, Nicholas’s film of the junk on her way to the open sea, there it goes under the
Hudson bridge. Nick had given me this idea at a certain point with his expression « taking a slow boat
to China » and in some point here, he evoked the image of the ashes on the junk, and so we
remembered it after his death, and reproduced his Moviola on the board ; in the background you see
Downtown Manhattan. We put the old Mitchell camera on it, turning in vain now, the metaphor is here
on the boat with the entire crew.
Nick and Susan had always loved puppets….They leave for the hospital.

This is the set we’d created in Eddy’s apartment, hospital set, this created by these white blankets and
the ray of red light that was bursting into it. That’s the last actual scene we’ve shot. And I gave Nick
and Roonie a piece, a little Shakespeare’s piece from King Lear.
The cat was not directed at all.I don’t know her, Eddy’s cat, she stayed during the whole shooting but
we just let her be there. Well, it isn’t easy for Susan to watch it all, probably the hardest thing done in
the entire shoot and in the entire experience that got us nearer to one another. Nick’s breathing really
sounds terrible, and it was quite impossible to avoid this sound in any recording like here. Amazing
dialogue, Nick, to get on with… Yeah, these are amazing lines that Nick came up with. Because the
truth becomes very dark…. And in this case, it really didn’t, and Nick would always tell it….. This is
the last piece that Nick directed of me in the bed, as a kind of reversed scene ; the parts have him sit in
the visitor’s chair and me in the bed. This is the last scene that we really shot together.
Well at this time, Nick was also fighting his pain, his physical pain, and it was the last time that he
was out of the hospital. Nick wouldn’t have hesitated as me to shoot any of my shots five or six times,
and it was not so much that I didn’t get the lines, it was as if he felt a sort of pretending and that I was
sort of projecting an image of myself and he felt that I shouldn’t do that, he felt that I only should be
in the scene and be with him, and be very direct and honest, and as I had never been in front of a
camera, that I had never had any experience of being an actor, I mean a directed actor, it was
extraordinary to be asked to do something again and again, and each time realise that with the slightest
intonation, with the slightest self-consciousness, you would actually project something that was off or
false, or done wrongly, I mean, I’ve watched actors and given them some advice and given them
direction, but to be on the other side, and to realise how subtle sometimes the difference was from
being true or being funny, and how sometimes, funniness could be hidden, you could sort of get away
with it and make it look as if it was true and then everybody thought it was true and…… Nick
didn’t….I know in my heart what he was like when he said : « Hey, I think he has to do it one more
time…… » There was something I felt then that didn’t sound true and I wish Nick would have been
able to continue this, this sort of directorial work with me ; he was on in the first few days and
afterwards, as the cancer took over the direction of the film, he wasn’t in any position any more to
really concentrate and sit next to the camera and watch and tell me to do it again. I mean, our entire
plan changed already in the course of the first week of shooting, and then all the ideas we had whether
to take a story, I mean you see them sometimes and you hear them from Nick at one point when he
reads from his first concept or from his talks with the Chinese laundry man, but of course, but of
course we didn’t get the shoot of any of that…. And more and more the film, sort of became…..here,
we’re just trying to keep up with what actually was happening to us, I mean, trying to keep up with the
advance of the cancer…… a sort of just continue to be there and be around Nick and accompanying
him and not letting him alone and not letting him face what was inevitably happening to him on his
own…….I didn’t want to be there, he just wanted that the film could be there, and he insisted that
shoot and that there was film in the camera. We did it, and that’s why in the end we did finish the film,
and I edited the film the way it exists now because I felt I owed it to Nick, and I owed it to all of us, I
owed it to what we had been gone through and to the effort we had made to be true to him and to
ouselves. And if Nick even questioned it, staying open not to doing it, or open to the possibility of
continuing, in spite of our own desire to stop it. I never, never went to things so remotely like it then, I
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don’t think there is no other film like it, because is it really a film Yes, ‘I cut’ was the last thing we
shot with Nick on film. Fade to black.
In the days afterwards, he was unable to shoot and then the film was over.
Not really for us, the crew. We were still there around, and we decided to shoot our last scene in
hommage to Nick. To get on this boat together and drink a lot of sake and do what he had suggested,
that is to have a wake and talk about him, crack jokes and tell the truth and think about him but not
crying….Well we did drink a lot of sake, there was Pierre Cauterelle, the producer, and Chris the next
producer….
Now here is the urn, on top of the boat and Susan decided to stay upon the deck, she didn’t really
know if she should go down with us. It was important for us to do this wake, this sort of ending shoot
for ourselves, our memory of Nick, it’s come to some conclusion with our feelings about the film («
We don’t have any shot of him being cremated »)
To kill somebody for a great shot….that was Tom speaking…..I ended the film with a quote from
Nick’s diary. But what impressed me the most was his being speaking about his mother… I only
discovered it later, when I was editing the film and….. I found that it was the best way to end it in
putting it with his own writing : « I looked into my face and what did I see ? No granite rock of
identity, faded blue, drawn skin, wrinkled lips and sadness. And the wildest urge to recognize and
accept the face of my mother. »

ANNEXES n°3
MR HOOVER AND I
Découpage et continuité du commentaire d’Emile de Antonio
- USA, 1989 -
S1- De Antonio s'adressant à la caméra, costume sombre (17 fragments)
S2- De Antonio s'adressant à la caméra, chemise claire (12)
S3- De Antonio discutant avec son ami John Cage (6)
S4- Conférence donnée lors d'une diffusion de Point of Order (6)
S5- Nancy De Antonio coupant les cheveux de son mari (6)
S6- Séquence d'archives montrant Hoover décorant Nixon (1)
S7- Photos officielles d'Hoover et des autres personnalités politiques (3)
S8- Documents officiels (FBI + Gouvernement américain) (2)
S9- Photos personnelles de De Antonio et de sa famille (2)
S1- De Antonio, debout, seul, face à la caméra d'enregistrement, costume sombre, ton grave : If
I were asked to choose a villain from the whole history of this country, it would not be Benedict
Arnold i .... Nor would it be communist conspirators nor would it be spies for the Nazis, because
except for Arnold, most of these people were fairly impotent, they did not have power to do
anything....But Hoover, because he had power for such a long period of time, because it was wantonly
exercised, because it was exercised with spite, without a touch of judgment or any sense of justice,
because he was willful and capricious, because he made a mockery of our Constitution...(puis
s'adressant au cameraman) : Don’t cut, I mean we’ve cut by saying that of course.....don’t cut.....we’re
running ? yeah...... I can’t get over Hoover ever... for all the years of my life, all these long years he
was in command for most of them until he died in 1972 – for many of the years of my life he ran the
secret police of our country, and there are isolated fragments of Hoover that still stick to me.... In the
days of the Rosenberg case, he pushed and pushed, he wanted Ethel Rosenberg to be electrocuted....
I’m not a psychoanalyst, as my wife is, I’m not interested in doing psychoanalytical history, and yet it
disturbed me at the time, it still disturbs me, that the Head of the secret police of this country would be
so passionate that....... a Rosenberg woman go to the Chair.... The US Attorney did not want that, in
fact people thought the whole case could get blown because of that, but He pushed very hard.... I
won’t surmize why....
S7- Sur des photos officielles d'Hoover : He was born January 1st 1895....he inched his way through
different schools, inched his way through the ‘bureaucracy’, inched his way through Laws schools,
studying at night.....
S2- De Antonio face à la caméra, cadre plus large, chemise claire :... and he began under the
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Bureau of Investigation long before there was an FBI, investigating primarily people of European
descent who were charged, usually vaguely with some kind of connection with the Soviet Revolution
of 1917. In 1939, Hoover expanded the Bureaucrats’dream : he began a programme of Custodial
Detention...
S8- Sur des documents officiels du FBI (passages soulignés et/ou rayés) : Now, Custodial
Detention is simply a nice way of saying « Concentration Camp». What it meant, was that those who
disagreed with the US government, on any level, decided on by Hoover and the FBI, could be put into
a camp.
S2- Retour sur le second dispositif d'enregistrement de De Antonio : I was among a small group
of people chosen for custodial detention. As soon as it came out of course, we had a reasonable
Attorney General in the US at that time; his name was Francis Biddle ii , and he cancelled custodial
detention. So you think Democracy triumphs, America’s right after all...... But, don’t forget the
Bureaucrats ! Mr Hoover dutifully got rid of custodial detention, and he just started a new file called «
Security Matters » – Security Matters was Custodial Detention under a new name, so that if the
Attorney General asked « What have we done about Custodial detention ?», Mr Hoover could say
with a straight face «It’s gone...» But it was gone into another file....When Security Matters was
discovered, it too was abandoned, and then came the name that Mr Hoover must have loved most of
all : the «Do-Not-File Files». These were special files that never went into the ordinary files – that
ordinary FBI agents had access to, or the congressional committees could demand, or that even I could
demand.
S8- Sur des documents portant la signature d'Hoover : The « Do-Not-File-Files », if they were of
any significance, went directly to the Director....
S1- Retour De Antonio enregistrement principal : Hoover managed to survive, not because of
force of character, not because of genius, not because of ability, but because of the files. In the course
of his career, he wasn’t at all stupid, I mean he did create a natural alliance of people who supported
him : Extreme Conservatives, America firsters in the bad sense of that word, people who waved the
flag to hide their own sins and crimes... He had that solid covering supporting him all the time, but
most of all, he had the files, and what he collected was dirt and gossip....and he knew everything about
everyone of importance....
S3- John Cage et De Antonio discutant de manière informelle dans la cuisine du musicien :
Cage : « You put the corn oil in the bread pan, and then you put the bread in. Press it down, it’s like
potting a plant, and then you get it out because, you see, it’s all oily now on this side, but it isn’t on
that side.... Now it’s oily on all sides.... And there’s a very big chance that after the bread is
pouffed....which is sitting for like twelve hours.... And then when it’s baked, it’s very possible that it
will come out the pan. One more thing to do, I’ll just make it look like a bread... down in the middle,
now I cover with a wet cloth... There... I have some in the refrigerator, would you like a piece ? »
De : Not now, I think at some point, we’d have to talk about indeterminacy, do you want to talk about
that ?

Cage (laughing) : What do you mean ? What do I mean ?
S7- Sur des photos d'Hoover, d'Eisenhower et Joseph McCarthy : John Edgar Hoover was a close
friend of Joe McCarthy’s. They shared a tremendous amount : They were both liars.....McCarthy was
an ineffective liar, and Hoover fed him data
S1- De Antonio poursuit son adresse à la caméra : McCarthy didn’t have the lists in the
beginning, McCarthy’s lists in the beginning came out of old books... But Hoover kept feeding
McCarthy lists until they broke in 1953, and it’s one of the reasons why McCarthy fell ....because
McCarthy was finally too drunk, too outrageous, and when you’re called General Marshall, the
commanding General of the entire armed Services of the USA during WW2, when you’re called
General Marshall, the Architect of the Policy of Treason, you know that a few screws and wheels are
missing.... So Hoover, always concerned with self-preservation, dropped McCarthy....But nonetheless,
the fact that I made a film about McCarthy made me a suspect, made me appear to be a Communist. I
wish I had been a Communist when I made Point Of Order, I always thought being a Communist was
a good idea, but I frankly never was a very good Communist, I wasn’t good at the idea of discipline, I
also did not like the idea that the Soviet Party really dominated the US Communist Party. I mean, I’m
American, this is my country, I love this country, I don’t prefer any other country to this country....I
would like to see this country change.....
S4 – Conférence donnée par De Antonio, à l'occasion de la projection de son film Point of Order .
Sur des images documentaires du bâtiment où se tient la conférence et des images d'étudiants
dans la rue, d'activité citadine : « I have in my hand the names of 89 communists, now in the US
Department of State » (citant Hoover s'adressant à Truman). By the end of the week, he was
challenging President Truman, to respond to this, how would you respond to lies, to exaggerations,
to.... And the answer is « you don’t, you lose...»
De Antonio, lors d’une conférence (filmé de profil, regardant le public): You think this could
happen again, I think it has happened again, but in a different form.... History cannot repeat the same
form, you can’t step back into this old-fashioned television. I mean, an example is the Contra-Iran-
Gate Hearings in which you have, you know, formal structure, in which not that much comes
out.....today’s news has as much about what really happened as what happened during the
Hearings....Here everybody was more innocent, so we have a sprawling open Hearing in which
everybody could look at it and make a judgment. You also had a brilliant lawyer, in the case of Walsh,
who was able to finally force McCarthy to come apart in front of the American people. I mean,
television makes different demands than radio or even real life; that’s why Walsh was so great, who
could not believe in that lovely quiet Constitution, loving First Amendment, loving old man, who
could not help but believe them ? (Plans de la foule en contre-champ) He was a lawyer, of course, but,
Neales who was an intelligent man and Lyman who was an intelligent man, were the wrong men for
television Hearings. And also we musn’t forget that the enemy as well as the friend learn from History
- that’s the main thing to remember. I mean North’s lawyer is a model of what a new dad right-wing
lawyer should be, and lawyers fighting our society, maybe it’s a good thing, because our society treats
this better than any other society I know. In our society, lawyers are hired guns.....
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S1- De Antonio, seul face à la caméra (cadre serré, ton grave) : So this film, although it won’t
probably be seen by many people, is an attempt at subversion ; this film is a film about position... I’m
glad we’re hearing the sound - why should the process of any art not be included in whatever that art
is, and this has been done by painters, it’s been done by writers, it’s been done by filmmakers, it’s
done on stage....and there’s nothing wrong with that... that kind of blind technical perfection that we
seek so assiduously, is what finally gives us a film in a world of film that ends up in a litter can in the
garbage can of television....to be played and played and played for ever and ever and
ever.....meaninglessly passing its time on with commercials, and all the rest of that, and that.... is what
I’m uninterested in......
S4 – Retour à la séquence de la conférence :
Un spectateur interroge De Antonio : It seems to my memory that before, during and after
McCarthy, there was a much more successful practitioner of the same sort of similar game, named
J.Edgar Hoover, and since it’s you one of your current interests, why don’t you bring the children and
the audience up to date on what happened then ?
De : Well, what J.Edgar Hoover was.... he was not only a right-wing, he was an exotic person because
he was a true bureaucrat ; he was born in Washington, the son and grand son of bureaucrats, and he
knew how to play the political Washington game as well as anyone, and he created an industry out of
investigating people, and of making communists out of people, of proving that people were
communists, who were never communists. It became... he beat McCarthy because he survived,
because he was a consumate..... he was one of the great hypocrits of our time, there’s no doubt that he
was probably gay and that he persecuted gay people, there is no doubt that he was a crook and took
money from rich people, and that everybody was afraid of him... He had a dossier on everybody. I
entered Havard when I was 16 years old, I was happy to join the Young Communist League, and the
John Reed Society iii , and I refused to say this to anybody from the governement.....If the FBI asked me
about this, I would say « It’s none of your business », I don’t mind saying this publicly, because I’m
not ashamed of it, I’m no longer what those things were, and I don’t think there’s something so wild,
in the middle of the Depression, to have young people of some sensitivity and intelligence become
radicals... And I became a radical, but that followed me for the rest of my life, and I sued the
government...... A friend of mine was Associate Dean at the Harvard Law School, I had him sue the
government in 1975, and I couldn’t believe it, because I suddenly got ten thousand pages of
documents, I’m not a spy, I talk too much, I drink too much, I’ve been married six times, I’m not the
right kind of person to be a spy, and....... as I started reading these things, I thought I’d got out of my
mind, I mean, it looked as though I were a major spy.... I mean, they had all that stuff down, which
was untrue, invented .....
S2- De Antonio, seul face à la caméra (dispositif bis) : And lo and behold, in my FBI and military
records, are things that even Lennon would have been afraid to do..... For example he charged me with
getting up at a pro-Soviet meeting and taking out my wallet and emptying it, emptying the money
from my wallet for the Soviet Union... Anybody who knows me well knows that the only time I empty
my wallet is in a bar....

S5 – Nancy De Antonio coupe les cheveux de De Antonio
Nancy : It didn’t change much since I met you....
De : .... a short haircut, please.....
Nancy : a short haircut ?
De : No, no......
Nancy :Your bald spot, it hasn’t changed too much since I met you !
De : I don’t have a bald spot !......
Nancy : You’ve never looked in the back, so do you want a long, a trim or what?
De : A short haircut, no no just a trim, I changed my mind....
Nancy : It’s no more grey than since I met you at Sorty’s.....
De : Sorty’s !.....Each of us was a different person, then...
Nancy : I know, I’d just met Jeremy then, but I like it grey, it makes your eyes look blue. Do you want
to keep this hair, and send it to Wisconsin?
De : Oh yes, as you know there’s a collection of my books and papers, everything in Wisconsin and I
also send my hair, to Wisconsin, it’s very valuable.
Nancy : He used to send his toenails, to Wisconsin, bite his toenails and put them in a box.... .
De (laughing) : But do you know what they were? They heard they were rare fragments from another
civilisation...
Nancy : Do you still send your toenails to Wisconsin ?
De : Occasionally... More of a... more fingernails, easier to ship, easier to cut, sometimes I like my
feet to be like some kind of primitive animal, I’ve got curious toenails.......
S1- Retour au témoignage principal de De Antonio : Another example of FBI and women, was
the persecution of Jean Seberg. Seberg, was plucked from total obscurity to play Joan of Arc in a big
Hollywood film. From Iowa, she was a high school girl, not yet a woman, a very young person.
Plucked from Iowa to play that role, and she went into the whole world of Hollywood and France, and
here and there, and in the course of it, she acquired politics, and she supported the Black Movement,
and she became pregnant, and the FBI said that her baby was Black. And the FBI persecuted her, and
the FBI planted phoney stories, particularly in the Los Angeles press, and Jean Seberg committed
suicide. Her husband who was the French council in Los Angeles, and a writer iv , wrote a book about
the FBI and his wife Jean Seberg.
There was a consistent pattern, in which the FBI associated women with the kind of perverse left-wing
politics. I know for my own part that when I made a film about the Weather Underground, that the
FBI seemed more interested in people like Bernardine Dorne, Kathy Boudin, Kathy Wilkerson, Sylvia
Beraldino and others, more interested in them than in men. In a funny kind of old-fashioned kind of
way, it seemed shocking to the FBI that women could be assertive, that they could be leaders, that
they could direct something, instead of following, like a farm wife in the year 1870, or perhaps in the
way that Hoover’s friend followed him :Mr Tolson v .
S2- Alternance avec le dispositif bis : Who am I ? I suppose I’m the ultimate document. By that,
I mean I’m not that consequent to the real concerns of the secret police or my government, and yet I
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generated a ton. Tens and tens of thousands of pages of documents. What were the interests of the FBI
in Emile de Antonio ? Why did the CIA generate also thousands of documents which they refused to
give me ? Why were most of the FBI documents suppressed ? Was my life that interesting? Not
really, but from an early age, I opposed what I considered to be injustice in my country. What is
injustice? I just want to arrive to an idea of what injustice is. I think my education was a spoiled
education of what you call an upper middle class boy. I went to private schools, private College,
University of Stratton, Pennsylvania, Columbia University Graduate School. But all of those were in
the purest sense, academic, and in a sense almost meaningless. The part of the education that really
influenced my life and my work, was given, was provided by John Cage. He never meant to be an
educator, but he has been. I met John when he was poor, and I was doing nothing in the early fifties,
something like 1953, I was living in the countryside with my wife, Lois Long, I was spending my time
reading and chopping wood, and John was writing music that nobody was listening to...... We both had
a lot of time, and I had a lot of liquor. He used to come to my house every night, and we drank and
drank, and talked and talked. One night, he gave me a ‘koan’. I‘d been fairly grounded in Western
Philosophy, I’d never even heard of what a Koan vi was: K. O. A. N., but I didn’t stop him, and I let
him tell the Koan. That Koan, was as important to me as Karl Marx, or Hobbes, Plato or even
Shoppenhauer, because all of my life was rooted in the West, I’d never had any interest in the thought
of the East. So John said to me: « Once, there were two monks, two young monks. They approached a
stream that was pouring, overwhelmed by an enormours storm, and a young woman comes up, and
looks at the stream, and she’s terrified, and looks about her. The monks, of course, don’t say anything
; they look at her. And then one of the monks picks her up, and lifts her across the stream, and puts her
down, and the two monks walk on in silence for an hour. The second monk says to the first - the first
was the one who picked her up - 'Why did you pick that girl up? You know it’s against the rules of our
order : Nver to touch a woman.' And the first monk, said: “Put her down, I did it an hour ago!.... . ».
That Koan taught me something about the ellipsis of language and ideas. It did not turn me into a
Buddhist, it did not turn me into one who proclaimed Eastern philosophy. It did open my mind, as
much of what John taught me. John taught me one of the single most important lesson of my life
because it has to do with my work, and he was totally unaware of it, because I had no idea at the time
what my work would be. I’d been a student most of my life, and a hussler, a drinker and a chaser after
women, and a soldier, but nothing that would indicate that I would be an artist. John smiled and
laughed and said: « De, artists make art. » The FBI was a fairly bad police organisation. When you go
back to the very beginning, to its roots, say, the 1933 case, with Dillinger, a bank robber, but Dillinger
was a very petty bank robber. He had never violated a major law that could involve him with a long
prison sentence or with execution or anything like that. And I think one reason why Hoover picked
Dillinger out, to be in a sense assassinated, was that he had no real gang. He was hiding out alone in
Chicago. They took a Lithuanian woman, who was a « Madam », she was called « The lady in red »
because she took Dillinger to a theatre, wearing a red dress, so that she would be easily identifiable
and not shot. As they were out of the movie, when it was over, Dillinger of course was shot and killed
in the alley. J. Hoover had that blown up as if it were one of the great events in the history of law
inforcement. Of course one of the people involved, an FBI agent, named Pervis, got his name in the
papers. He was fired. It was part of the FBI mystique, was that one person did it all : John Edgar
Hoover... He managed to get away with this because he was a master bureaucrat, because he

understood Washington. His grandfather and father were both bureaucrats. He inherited the sense and
smell of the bureaucracy like a well-bred dog.
S3- John Cage & De Antonio discutant chance operations :
Cage : Indeterminacy, you want ?
De : Mmm... I see a book over there with the title Indetermined Poetry and Indeterminacy From
Rimbaud To John Cage ?
Cage : It’s written by Marjory Perloff. She teaches at UCLA.
De : What is her interest in indeterminacy ?
Cage : She finds it... She has an idea that poetry is... that all of the poetry of the society constitutes a
terrain for Maths, and she’s trying to... looking at the whole phenomenon of Poetry to see where the
roads lead, and where the places are, I guess... and she sees a poetry which ... which is very, almost
impossible to determine what is being said ; as starting with Rimbaud, and going on to say work like
mine, empty words which come from the users’chance operation and is non syntactical... I don’t know
whether I’m going to succeed with this project which is to get the cracked back in the end.
S4- De Antonio, face au public de sa conférence : And I got back to the FBI. I took them to Court,
and in 1974, I made a film called Underground. I went underground, and filmed the Weather
Underground. And this drove the FBI insane, because the members of the Weather Underground vii had
been on the most wanted list of the FBI for five years. So, if a middle-aged film maker can take a crew
and go underground, what the hell kind of a FBI do we have ? That I could do that, and they could
not. So when I came out and we announced this, the FBI had the United States Attorney for the Ninth
District Southern California, Los Angeles, subpoena me, and order me to turn over all negatives and
prints, all soundtracks etc... And I gave a formal answer, which is not what I would have said F.Y.I, it
was just « No ». And then, fortunately, because I knew a lot of people in Hollywood, we had a press
conference ; and half the stars were there, and the President of the Screen Directors’Guild, who was
once the editor of the movie called Citizen Kane was there, and I made a simple statement which said :
« I believe that as an American, I have the right to make any film I want. » And the courts have held
that and I won the American Award and the Civil Liberties Union. And the FBI continued to go crazy,
and ape, because I went on and made the film and it showed around the world. I think that’s the part of
the country that has to be defended, and rights have to be defended, all the time, because rights are
under attack all the time; and rights are only made when people will fight for them, and when people
give up on rights, they lose the rights. And all governments are that way. All governments. If you
think I’m an anarchist, maybe you’re right, I am.
S5- Nancy, coupant les cheveux de De Antonio :
Nancy : He thought you were from a different social ground ... just because you were wearing a
monocle !
De : Because I was wearing a monocle ! Another guy, who became a CIA agent. He and I used to
wear monocles. Not exactly a great thing to do, I suppose.
S2- Retour de De Antonio face à la caméra : And by chance I fell in with the New American
Cinema: Jonas Mekas, Alfred Leslie, Robert Frank, Lionel Rogosin, Edward Bland etc ...... A group of
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young people, youngish people who were disgruntled and unhappy with the nature of film as it was -
and is. And who wanted to make new kinds of films. Lionel Rogosin had made an extraordinary film
called On the bowery and others, particularly Robert Frank and Alfred Leslie made a monumental film
for me, a short film - it was only an hour long, it was called Pull Up My Daisy. It was a whole new
way of looking at film, Jack Kerouac's voice was the only sound one heard, it was a... It could not be
called a « voice over », although indeed, in a literal sense, it was a voice over film, but, it was really a
random poem, which he had written before, and then rewritten, and it was the first time it had a real
hearing, and in it were quite extraordinary people.... Delphine Seirig, Alfred Leslie, Alice Neill the
painter... It was the art world of New York, and it was an Art film, not in the sense the critics used the
word, but it was a film made by artists, acted by artists, written by an artist, directed by an artist, shot
by an artist, edited by an artist, and that film moved me, and I didn’t know what the hell to do about
it.....
S8- De Antonio en off (sur un portrait en médaillon de son père) : My father had no religion, I had
none. I was born that way. I’ll die that way.
S1- Retour de De Antonio, à la caméra (dispositif principal) : Richard Nixon is, I think, a truly
great politician, because I think most voters found him offensive in some way. There’s a sneaky aspect
in Nixon that really comes through, and yet, he’s able to win, and he was able to win and win and win.
Now, you can explain some of it away quite logically : the first time he ran, he absolutely destroyed
the career of a well-known Congress person. He was fresh out of the Navy, 1946, but he had people
call up voters in the middle of the night and say « Do you know who that man really is? » And that’s
really the beginning of the kind Mac Carthyite technique before there was a McCarthy existing.
Nixon, in a sense, predicted the coming of McCarthy. Nixon almost made McCarthy possible, because
it all happened with Nixon, long before McCarthy in 1950.
S3- Cage et De Antonio, dans la cuisine du musicien :
Cage (à De Antonio offscreen) : I have to... I know what I’ll do, I’ll do it carelessly, and then I’ll get
out a brush and and a dustpan...
De : When did you first start working with indeterminacy, working “indeterminacy”?
Cage : First I worked with chance operations, and then..... Chance operations gave me the sounds...
De :What’s the difference?
Cage : Chance operations, gave me the sounds of freedom for my likes and dislikes ; but when it was
written, for instance, the music changes, when it was written, it obliged the... it obliged David Truder
for instance, the performer, to follow exactly what had been written down. So, it occured to me that
the kind of freedom that I had through the use of chance operations could be given to him by making
the... by my making my work such that it didn’t give him a specific thing to do, but gave him like.......
like a camera that was like a camera with which he could take photographs. Finally, of course the
listener is given something that is, so to speak, determined.
De : By chance...
Cage : And then art by indeterminacy. You know, this could go over my brain ; but I’m not sure... I
think I’ll try it.

S2- De Antonio s'adressant à la caméra (témoignage complémentaire) : My classmate John F
Kennedy made the first important decision he ever made, in 1952 ,when he decided to run for Senate.
It was the first time he stood against his father. His father was a strong, tough, right-wing ideologue.
His father said to him : « Look, if you run, you’re going to lose. Henry will run against you, he’s better
known, he’s rich, his family means a great deal here, and besides, Eisenhower is going to win the
1952 election for the Presidency and you’ll be swept away ». Jack Kennedy decided on his own to
run. Not only did he run, but he won. But he won for only one reason : because Jack Kennedy’s father
paid Joseph MacCarthy to stay out from Massachussetts. McCarthy would have wiped out Jack
Kennedy by appearing for lodge, and hinting that Jack Kennedy might have had obscure communist
taints. It didn’t happen Kennedy won, and his career went on to become the President, and then the
dead President.
S7- Sur une photo d'Hoover à sa table de travail : The masterpiece of the FBI in literature was a
book called Masters of Deceit.
S1- Retour De Antonio face à la caméra (dispositif principal) : Six FBI agents worked day and
night to produce this book. It was a long book. It went through myriad printings Jaegar Hoover
collected royalties of 250,000 dollars. Now 250,000 dollars in today’s crazy Reaganomical Bushian
economy, is not so much money. That when Hoover, wrote - wrote with quotation marks of course - a
quarter of a million dollars was a hell of a lot of money. It is said, no one can ever prove it of course,
but it is said, by ex-FBI men, as well as by others, that Hoover never spent one cent of his salary. He
banked it all, because of the money he made on the outside.
S8- Sur une photo d'Hoover dans une soirée, accompagné d'artistes de Music Hall: Hoover was
a great free loader. A genius at free loading. He never paid when he went to the beautiful Delmare race
track a few miles away from the Hotel Del Charle. He made 100 dollar bets. If he won, he collected,
if he lost he paid nothing. And he made much bigger bets.... (Gros plan de McCarthy)
S2- Retour De Antonio face à la caméra : Mc Carthy acted very badly, but everybody forgave him
because he was such a useful character. McCarthy frequently urinated in the pool. McCarthy made
wild and outlandish statements. Hoover and Clyde Tolson were genteel. They led a quiet life there.
They drank modestly, ate modestly, bet lavishly, slept, rested. The whole bill was paid for by
Mercheson, the Texas millionaire. There was never a thought of presenting a bill.
S5- De Antonio, discutant avec sa femme, de manière informelle, tandis qu'elle lui coupe les
cheveux :
De : I’m just a simple unassuming middle class American, who has been a member of the FBI for the
last twenty seven years.
Nancy : You’ve never cut your hair... you know, it’s not that easy to cut and that’s what I’m paying
attention to.
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De : Please don’t cut too much.
Nancy : I’m not.
De : Do you know that when I was at Harvard, I wore a monocle?
Nancy : No, I never knew that........
De : It’s absolutely true! And do you know that one night I was coming home, very drunk, in black tie,
wearing a monocle, and this guy, who was on the football team, got on the elevator, and he looked at
me, without saying a word, he just hauled off and whacked me real hard and I slumped to the ground.
I was knocked to the ground, real cold, ’cause he thougt I was a twit, and he was right of course!
S1- Retour sur De Antonio s'adressant à la caméra : In 1945, just before the atomic bombs were
dropped, I was on the island of Tinyan in the Pacific. It was the biggest airbase in the world, and it
was a place of extraordinary frustration, because there was nothing to do, nobody read, there were
very few books. One day I received from a friend of mine who was in the military in Paris, an oracle
by someone I’d never heard of : Jean Paul Sartre. I read the piece, and I thought « This is noble, this is
revolutionary, it is great » I copied it into my journal - I never read in films, but I’m going to read that
piece because it meant so much to me : « Every epoch discovers an aspect of the condition of
humanity. In every epoch man chooses for himself, with regard to others, to love, to death, to the
world ; and when a controversy arises on the subject of the disarmament of the radical resistence, or
the aid to be given to the Spanish Republicans, it is that metaphysical choice, that personal and
absolute decision which is in question. Thus, by becoming a part of the uniqueness of our time, we
finally merge with the eternal. And it is our task as writers to cast light upon eternal values which are
involved, in these social and political disputes. Yet, we are not concerned with seeking these values in
an intelligible paradise for they are only interesting in their immediate form. Far from being
relativist, we assert emphatically that man is absolute. But he is absolute in his own time, in his own
environment, on his own earth; the absolute which a thousand years of history cannot destroy, is this
irreplacable, incomparable decision, which he makes at this moment, in these circumstances.The
absolute is Descartes, the man who escapes us, because he is dead, who lived in his time, who thought
in his time from day to day with limited data, who formed a doctrine in accordance with a certain
stage reached in science, who in his childhood loved a shady young woman, who was a soldier and
got a servant grow with child, who attacked, not the principle of authority in general, but the
authority of Aristotle, in particular, and who arises out of his time like a landmark, disarmed but
unconquered. And the relative is Cartesianism, that cost of our philosophy, which is trudded out
century after century in which everyone finds whatever he has put in. It is not by chasing after
immortality that we will make ourselves eternal, we will not make ourselves absolute by reflecting in
our works, dessicated principles which are sufficiently empty and negative to pass on from one
century to another, but by fighting passionately in our own time, by loving it passionately, and by
consenting to perish entirely with it.”
S2- De Antonio (dispositif bis) : I met an FBI man who had retired, and spent four days with him
drinking in a hotel in San Francisco, and I had a tape recorder going... and he too complained about
the pettineess and stupidity of the bureaucracy, and he said « You know, the worst thing for me was the
hats ». I said, « What do you mean, the hats?” He said « Well you know, you had to wear a hat when

you left an office. If you went out to buy a pack of cigarettes, you had to wear a hat. That was Jaegar
Hoover’s order. Failure to wear a hat, demerit ».. He said « You know, that’s why we liked JF
Kennedy » ; I said “You mean, the FBI liked Jack Kennedy, because of hats ?.....” He said, « Exactly,
you know, when you have a President of the United States at an inauguration, without a hat, when
you saw him every time in a car, in public without a hat, we knew the tyranny of the hat was over. We
too could stop wearing hats. To me, this was a great moment in ....American History. »
S7- Sur une image d'Hoover avec son chapeau : When Johnny and Clyde travelled, the Earth
shook.
S1- Retour De Antonio (témoignage principal) : When they announced that they were going to
Dallas, Texas, the entire Dallas office of the FBI, was immobilised for a week, practicing, rehearsing,
setting up every detail of the trip, as if they were the greatest of visitors who would ever come to
Dallas. To begin with, a special car had to be arranged, then the driver had to be informed : never,
never, make a left turn. « Why? said the FBI agent, what do you mean ‘no left turn’? » Well, Mr.
Hoover had an accident, just a few months ago, when the driver made a left turn, so left turns are
abolished, even if you have to go straight and all the way to the right, no left turns, Mr. Hoover calls
the seat behind the driver “the death seat”, so Mr. Hoover must be put to the right side of the car.
Then, there must be a robe in the car. But this is Dallas here, it’s hot here. Never mind, a robe must
hang in the car, one side brown, the other side white. Then some very gifted agents have to go into the
suite, and very carefully type the instructions on how to turn on and off, the television, the radio, or
any other appliances. It has to be clearly, very beautifully written. and above all, a sacred
commandment is : the elevator must be open and waiting, at all times... At this point, one of the
agents said : « But Jesus, in the hotel there are only three elevators, and at lunch and dinner time,
they’re extremely crowded. » The answer is : « It makes no difference, the elevator has to be wide
open. They march in, and when they announce that they are coming down, the elevator has to be
held. » This, of course, is a form of bureaucratic madness, brought almost into the realm of royalty. It
wasn’t always like that..
S6- Extrait d’une déclaration de Hoover à Nixon (Nixon reçoit la médaille du FBI): « Mr.
President, I wish to depart briefly from the scheduled program, for a special recognition of this day.
The most treasured possesion of a special agent of the FBI, is his gold badge with the American eagle
at the top. With it he carries the motto of the FBI : 'Fidely, Bravery,Integrity', and therefore, it’s with
great pride and pleasure that I present this badge to you, and with it, you become an official member
of the FBI family.”
President Richard Nixon : « Thank you. I want to express my appreciation too, to M. Hoover, for
giving me an honorary membership in the FBI and that allows me to tell a little story which he would
have told, if he had not thought it might be, perhaps, a bit presumptuous. But he remembers and I
remember very well, that in 1937, I submitted an application to become a member of the FBI, and I
never heard anything from that application ! (laughs applause) Now, years later, after I became Vice-
President of the United States, I asked Mr. Hoover what happened to my application. He did not know
that I had submitted one. He said, as he would always do, he said 'I’ll check the files'. And sure
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enough, he found my application, and I don’t know whether this part of the story is true or not,
although Mr. Hoover always tells the truth, but nevertheless, he said that what had happened was,
that actually I had been approved as an agent of the FBI, except for one fact that the Congress did not
appropriate the necessary funds requested in the Bureau in the year 1937, and I just want to say in M.
Hoover’s Presidence, and in Mr. Michel’s presidence that will never happen again. (laughs) ».
S1- Retour De Antonio s'adressant à la caméra : The FBI never had a budget deficit, the FBI got all
the money it wanted from Congress, it was one of the few groups, one of the few institutions that got
money from Congress whenever it wanted the money. Nixon and Jaegar Hoover both lied. Nixon and
Hoover were close all the way back into the forties. From the time of the Hiss case, there really wasn’t
enough to convict Alger Hiss viii in the beginning, in fact the first jury was a hung jury. Hiss was not
convicted. And then new information was developed : Where did that information come from? It
probably came from the FBI. The FBI and Hoover fed that information to Congress person Nixon, and
Nixon became internationally known as the great Communist Hunter in the US Congress. His
reputation was made almost overnight; and the most famous moment of all was the finding of secret
documents in a pumpkin. Why didn’t anybody laugh? Why didn’t people regard that as total loony,
looneous? Finding documents in a pumpkin in a farm field? And those documents were enough to
convict Alger Hiss. It helped to make Nixon’s career, it helped to make him a big enough person in
politics to be elected to the Senate. It enabled him to collect right-wing people, right-wing money all
over the country, for the Presidential run in 1960, in which he failed of course. But nonetheless, the
Presidential run..... and Nixon and Hoover continued in a kind of lockstep. They helped to produce the
idea that class is justice, and class is probably justice in every country. What Hoover did for us
happened in every country as well, which is the police, the secret police fell outside the law. The law
did not apply to the secret police. And eventually, the law didn’t apply to any police. And it’s true
today in our country and it’s true in Eastern Europe and in the so-called democratic countries of
Europe, and it’s one of the most important issues that any country has to face, that there’s a law for the
police, and a law for the rest of us, and the police live outside the law that applies to us.
S2- Suite récit De Antonio (dispositif bis) : In the mid-Sixties when I was thinking of making a film
about Vietnam, I was having dinner one night 123 East 79 Street at the house of Maria Detree, her
daughter, and Francis Fitzgerald, who was a friend of mine. It was a small dinner party : Bob Silver
was the editor of New York Review of Books; Francis Fitzgerald, Lord Avon who had been Prime
Minister of England, as Anthony Eton, and his wife, who was Churchill’s daughter. The ladies got up
and left, as is customary in English households, even in America, and the three men sat and smoked
and drank Brandy and suddenly I heard Lord Avon say « Mr Antonio, I find your film about Mc
Carthy very interesting » ; I said « Well, thank you. » I said « I think you can do me a favour. » He said
« Really? » I said « I’m going to do a film about Vietnam and I read your book and I liked it very
much. And I’d like to come to London and film you. ». He said « Well, you can’t film me in London,
because I’m in the country most of the time, I’m not well. But do come, you can stay with us, and your
crew can stay in the inn ». I said “ « It’s very gracious, thank you. » We exchanged letters - I have the
letters - .and then a second letter came from him, saying : « Due to the doctor’s orders, I’m afraid I
can no longer give you the interview, nor entertain you, and as a matter of fact I’m leading a

estricted life ». I didn’t find that at all curious, I knew that somehow the old short-circuit was in.
There is no doubt that the Constitution of our country is as great a document as any that stands
anywhere. And it’s equally great, and unfortunately true, that the Constitution is ignored. We have
censorship here, in other countries there is censorship and they say there is censorship. Here we say
we have freedom, and we have censorship. A film of mine In The Year of the Pig, when it opened in
California, the theatre was broken into at night and somebody took a big black paintbrush, and in tar,
drew down the screen, the word « traitor » that was the most effective criticism there is, there was no
review in The New York Times, no review in Variety, no review in any fancy magazine, that would
dammage a film as much as damaged a property, because we understand really wholeheartedly; and
the word was out, and there was a story in Variety, and the film never appeared again in the theatre,
until much, much later ; it made no difference. When that film opened in Houston, they threatened to
bomb the theatre, actually so that the two significant forms of criticism - that’s a very serious kind of
film criticism - bombing, and ruining a screen. With Millhouse, of course, I expected it, I mean, Nixon
was the President, and I made a film against him. Under the Constitution, I was guaranted that right.
But there, on many levels, there was not only censorship, but a mad dog behaviour in the White
House. Memos and letters from Dean to Halderman, from one person to another. There was only one
intelligent person in the White House. At that time, a moderately obscure lawyer named Fred Fielding
who became much more powerful under Reagan. Fred Fielding wrote a memo : « We must now not do
nothing to De Antonio, we must not mention this film ; the film will die of its own ; every thing we say
about it, or do to this film will simply help it. » I think this was an intelligent view of censorship.
Hoover spoke of the files with a passion most people reserve for love. He said: « We have 300, 000 sq
feet, with endless rows of files ». There has never been anything like it in the history of this world. If
your fingerprint has ever been taken, and we can get it within three minutes. And I learn from my
camera person who is filming me now, Morgan Wesson, that he, as a young boy, went there and of
course, they offered to fingerprint everybody. But this was not just a charming gesture on the part of a
bureaucrat, this was the way that files were created. The young boy of ten who had his fingerprints put
in an FBI file, could become the left-wing criminal of 21 who joined SDS, or who was against the
war in Vietnam, who thought the Blacks should have the vote in Mississippi... All of those, were to
Hoover, deep, deep seeded crimes against the natural order which he so brilliantly personified.
S9- Sur une photo de De Antonio arrêté par la police, alors qu'il lève le poing en signe de
protestation : The German philosopher Jaspers said : « Anything can be said, as long as it signifies
nothing. »
S4- De Antonio en conférence : We have a red squad in New York, that keeps voluminous files on
people who say what I’m saying to you right now, I never shot anybody, I never bombed anybody, I
never planned to do acts of violence... I........I talk ! we can’t do too much with talk, maybe you hope
you’re going to do something with talk in films and writing, but you know that you’re basically
limited, particularly when other talks in films and TV inundate the country, and yours is just a small
tinkle in a waterfall, so everything we do from the beginning till the end, has to be thought for, I mean
that’s really the lesson of political life I think almost anywhere. Nothing comes for nothing. It only
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comes in some kind, for people willing to do something. This is a racist country, this is a country in
which the poor are getting poorer, this is a country that the rich enjoy hugely, this is a country with an
enormous amount of police, and this is my country ; and I don’t want to go anywhere else, it’s my
space.
S1- Reprise adresse à la caméra : I am the utlimate document. And I’m also the ultimate test of the
First Amendment ix to the Constitution of the United States. I took on every single hard issue there was
; and the government tried to stop me ; and it tried to stop me in hard ways. Not simple things like
taxes - that I expected that - but I’d been listed from everything from custodial detention, which is a
Concentration Camp, to having theatres ruined, my films sabotaged, anything that can be done to a
film-maker short of killing me.
S5- Nancy coupant les cheveux de De Antonio :
Nancy : “This is gonna be a good haircut of yours....And I thought that maybe, because I’d be
nervous because of the movie, that it wouldn’t turn out too well. De (grimaçant) : Is the hair in the
mike?
Nancy : Stop it Tee.. You’re like a baby! You know it’s hard to do a trim....
De : Das ist sehr gut, honey.....
Nancy: I think it’s pretty good, do you want to look in the mirror ?
De : Certainly...... Just a moment, don’t you want to say one thing? (en tendant le micro portatif à
Nancy)
Nancy : I hope you’ll like your haircut...
De : Thank you darling, if you’ve cut it, I know that I‘ll love it.
S2 : De Antonio reprend son témoignage (après avoir agité le clap 'take 8') : One of the major
files about Warhol is about his film Lonesome Cowboys. The FBI was outraged, that the Lonesome
Cowboys were gay young men who switched around kissing one another, holding hands, instead of
falling in love with the beautiful blond woman whose father was robbing the bank. And there were
serious to and from memos, of various FBI people worried that in a sense the United States was being
subverted, perverted perhaps, by these outlandish gay cowboys.
S1- Retour De Antonio en costume sombre : My father told me stories that were implicitly
disrespectful. And yet, he expected a certain obedience, and that the dichotomy of that puzzled me in
the beginning ; that he was simulaneously subversive and yet for a kind of order, in other words, he
was the intellectual undermining the structure of society, but at the same time he was a father
reinforcing the concept of a family, and this was very hard for me to understand, and just as hard for
my brother to understand. I think my sisters they got it, because they came after, but I was first and I
was non plussed, at times by what appeared to be a contradiction. I think that the most notable thing
about my early childhood, was my father’s stories. We used to sit by the fireplace in the wintertime,
and he would tell us the masterpieces of European literature. I think I got a great mark in College
boards, for instance, when I was in prep school, not because I studied, but because I knew so many
stories. I knew Balzac, I knew Boccacio, I knew Virgile, I knew Homer; I knew the stories, not the

poetry, I learned that later ; not the novelistic structure, but I knew the stories, because those were the
stories that He told. And he told, for instance the Count of Monte Christo so well, the same way he
told Homer. He had an innate sense of structure which is something that interests me he would break
down a story as he told, and he said “That’s enough”. He had a great sense of theatre, so that he knew
when to stop, and we said, “Oh dad, oh dad, oh... please, come on, just two more minutes !....” . He
would say “No, time to go to bed”, and then we could wait for that story to begin the next night. That
really gave us a feeling of structure. It did not come from reading until one learned to read
professionally, until one named the one meaning myself, meaning I, until I learned how to read, with a
professional eye. However you call it, it was an open experience for me. You come from a small city,
in a small prep school, and enter into an absolutely magic world. I entered Harvard in September
1936. It was the three hundredth anniversary. My class was invited, all of us were invited to be the
guests of Harvard University. I sat in front of the Yen Ching Institute, with a large Chinese dragon
staring at me, and I stared at it. A middle-aged man, at least I thought he was middle-aged, came and
sat next to me, near me, and he asked me what I was doing, I said I’m a Freshman, I’m sixteen years
old. He said « I’m doing postgradual work in Spinoza” ; I said “Really, Spinoza, Fantastic !” He was
a rabbi, and he was the first person, except my father who ever treated me seriously; and we sat and
talked about Spinoza and he treated me as if I were ... I knew Spinoza, I read a few books, and I
thought « Jesus, this is more than Kant ! This is.... fantastic! »
S3- John Cage & De Antonio poursuivent leur conversation informelle :
Cage : And now, instead of tossing coins as I used to, I have the process of tossing coins simulated by
a computer program, and so I work with a printout that way I can get a lot more done, quickly than I
used to. My composition, the result of my choices, is the result of questions that I asked that get
anwered by means of these chance operations. So that rather than choosing that something is black
or white, I allot to black, the numbers 1 to 32, and to white the numbers of 33 to 64, and then, if I
get at 16, it’s black, whereas if I get 45, it’s white. And I find it, I become like an observer, I observe
whether it’s white or black.
De Antonio : How is interval determined?
Cage : What ?!...
S1- De Antonio s'adresse à la caméra (après que Nancy ait effectué une retouche sur ses
cheveux, et qu'ils se soient embrassés) :
De : OK?
Nancy : Can we just fix this, put your head down ?
De : When I was a very young man, waiting to go to flying school, I had nothing to do, and I talked to
a friend of mine, who was an older man, a club man, a gentleman about town in Washington, who had
a powerful job in the government. And he got me a job, and what later became the War Production
Board. Once, twice a month, he would take me to lunch to his club. He was an old-fashioned,
conventional sort of person. He had known my uncle who was in the diplomatic Corp. I was sitting at
lunch, and he looked over and smiled, and said : « Now De, what are you going to do when you grow
up?” “Grow up? I thought to myself, grow up ? » So, I looked back at him and smiled: « Think I’d
like to be an eggplant ? » He said : « What ? what do you mean ? eggplant ?! » I forgot that story. It
didn’t seem very impressive to me! And then, in the 1970’s, actually after 1975, when I started to sue
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the government for my files, under the FBI, under military intelligence, lo and behold, I received a
document, stating that I would like to be an eggplant.
S9- Sur une photo de De Antonio en jeune homme : I feel that now that I achieved that status by
allowing both of these fans to be on, as we did this take, so I will say that over again : « All laughing
is by me, darling. »
S5- Nancy & De Antonio – suite de la séance de coupe de cheveux :
Nancy : You don’t smile so much...
De : OK, hurry up, hurry up...
Nancy : And you look down, and you......
De : I can’t be tended when I’m being filmed...
Nancy : Yes you can !
De : I’m not an actor, my specialty is reality, remember ? I hate actors.
S1- Retour De Antonio s'adressant à la caméra : The real Hoover, like most Americans, I regret to
say, really lived in the media. He was most meticulous, for 14 years, in helping to produce a smash TV
programme called The FBI. He inspected Inspector Erskin, he wanted his agents to look like Inspector
Erskin. Hoover was an anti-semite. Inspector Erskin was played by a Jew, Ephrem Zimbelist, and that
was simply another contradiction in the life of John Edgar Hoover. He asked that FBI agents cut their
hair like Ephrem Zimbelist, he went over every script, it meant more to him than any case he ever he
worked on, it was more valuable than any case, because week after week after week for fourteen
years, that program played and played and played. The director was very partial. The two comic strips,
one was Dick Tracy, and the other was Secret Agent X9 (Photo d'Hoover & Inspector Erskin)
Hoover was cruel. There were two Blacks who worked for the FBI for example. One was Sam
Noisette. When there was a big row about Black agents, Noisette who was Hoover’s porte, servant,
call him what you will... Hoover had Noisette dressed up in a beautiful suit, tailored suit, and he
invited the Press in, and Noisette sat there, and was introduced as the special agent Noisette of the
FBI. This was called « Conforming to the demand that Black people have a chance in the FBI ».
Hoover was the master of the city of course, and one day there was a knock at the door, and a young
blond woman with glasses came in, and I said : « Who are you? » She said : « My name is Cinda
Foreston », and I said : « What can I do for you? » She said : « I’ve written an article about you ».
She’d written an article about me, I read it quickly, I said : « This isn’t very good » She said : « I’m
really here to ask you for a job ». I could see Mary signalling « no, no!... », so I said to her : « Did you
go to Sarah Lawrence ? » She said « yes » and I knew Mary’d gone to Sarah Lawrence. So, I said :
« Ok, there’s a job here for an apprentice editor. You’d have to work under Mary. » And she did. She
was very good at what she did. and then she started telling me stories. She said : « You know, when I
was a child, I loved J.Edgar Hoover ». I said : « How could anybody love J.Edgar Hoover, that’s the
most impossible thing I’ve ever heard of, how? » She said : « Well, you know, he used to come with
Clyde, to visit my father, in Palm Beach. My father was a very strict man, he would always say 'Cinda,
eat your peas' ; 'Cinda, you haven’t finished your carrots', and whenever J.Edgar Hoover was here, he
would say 'Oh Harvey, why don’t you give Cinda a butterscotch sundae instead of peas, or carrots?'

And she said : “You know, I was nine years old, ten or something, I thought he was the kindest,
sweetest old boy I’d ever seen, and I really liked him ; and it wasn’t until the time that I was really in
College that I realised who and what he really was ». Cinda went on to make one of the most radical
films of the sixites, called Attica. It was about the rebellion of prisoners at Attica, and the
extraordinary response of the state in which quite a few people were killed, helicopters were used, just
like the Vietnam war. It was absolutely extraordinary to me, that every police action, that was heavy
duty, reminded you precisely of the Vietnam war. Choppers flying over a prison - those people were
unarmed. (gros plan sur De Antonio) I have a friend who lives in Vermont, a woman, she has one
million FBI documents, one million....., that had to do with the Black Movement. And many of these
documents are attempts to get one Black Movement to fight another one. (Très gros plan sur le
visage de De Antonio) We can never forgive J. Edgar Hoover for trying to destroy the Civil Rights
Movement. And he gave that his best shot; and it was dishonorable. And it’s dishonorable for any
American politician to deny rights to any American citizen. Either we’re a democratic country or
we're not. And if we’re democratic who among us, does not have rights? And that’s a fundamental
question.
S2- De Antonio en plan américain, reprenant le fil de ses micro-récits : The Freedom of
Information Act x is probably the greatest idea this country has had, outside the Declaration of
Independence, the Civil War, it stands out, but like everything else in the age of the media, it’s a
public relations gimmick; there’s no freedom and there’s no information. There’s a Freedom of
Information Act. You get things that don’t matter. When Charles Nelson and I first applied, the first
batch of material that came back was hundreds of pages of physical examinations by the Air Force
and a lot of ridiculous stuff that I sent to an archive. The FBI documents that came, if they came,
were crossed out, altered, or simply did not come. A well-known FBI man, Wesley Swanage once said
to me, « You know why, you’re not getting any material on the Weather Underground film, or why it’s
so thin? because you’re not listed under the name Di Antonio ». I said « But whose name am I listed
under? », He said « Bernardine Dorne » I said « That’s brilliant strategy, that’s freedom, that’s
information, except I’m not getting either one’ neither is Bernardine Dorne, and the FBI is
suppressing both freedom and information. »That was done after Hoover, but it carries Hoover’s
inprint.
S1 -Retour De Antonio en costume sombre : The greatest contribution to freedom, concerning the
FBI, happened in 1971, in a small town in Pennsylvania called Media ; I've always told that it was
great it was Media PA....The FBI were so choked, so blooded, so wedded to Media. And in Media PA
where there were only a couple of agents, over the weekend, nobody knows who it was, some people
think it was Catholic activists, others think... some people at any rate, broke into the FBI office, and
duplicated all the secret files, and passed them around. I’m happy to say that I was one of the people
on that list, and I went to the Post office one day and received a thick envelope adressed to me
without any return address, and it was filled with FBI documents. FBI documents that demonstrated
racism, everything. The FBI of course, lost its hair on that one. It ran, chased, hunted and it never
caught anybody and it still hasn’t caught anybody, and they are still looking,right now, all these years
later, they’re still looking for the perpetrators, that‘s Hoover’s favourite word, the perpetrator of the
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crime in Media Pennsylvania.
S1- Retour témoignage principal, costume sombre, ton grave : In 1964, I began a film that ended
as ‘ Rush the judgement.’ a film about the death of John F. Kennedy. I had my own particular interest,
because not only was John F Kennedy in my class at Harvard, but I also knew him. I‘m not sure I
believe that John.F. Kennedy was a great President. But I do think he, and I think he’s obviously
fallible as has been pointed out many times in his relationships with women, I think, which as a
President I think should be more careful about ... But I think he had the capacity to learn, and I think
he learned something about the CIA-directed operation called the Bay of Pigs, which is finally
responsible for his death, and I think what he learned, was that he had to pull out of it, and he did, and
he did the right thing. (Photo d'un gros titre humoristique sur De Antonio) What a brilliant piece of
police work on the part of the District Attorney of Dallas, that he was so sure that night, the night of
the assassination, that Lee Harvey Oswald did it alone. And when District Attorney Wade, said, « We
believe this man was a member of some left-wing group. » He was immediately corrected and the
cameras panned slowly over and... who corrected him ? Jack Ruby..... Jack Ruby said « No, no, Mr
Wade, it was a fair play for a Cuba committee. » It was Ruby who gave it..... Now, didn’t anybody
else see that footage? Didn’t the government see that footage? Didn’t the Warren Report see that
footage? Wouldn’t that have raised the question as to what Jack Ruby was doing there? Why did he
know that? Why did he have to inform the District Attorney?
S1- Suite, mais rupture de ton et de cadre : Why a documentary? The question was asked to me
every time I finished a documentary film. As if it were a step up to go into fiction. When Point of
Order came out, it was a hit, it made money, it played in a large commercial theatre for fourteen
weeks, and then came the question : « Why a documentary ? » I thought that the questions were
foolish, I thought they were jokes. Documentary for me... because ‘cheap’ for one reason, ‘cheap’
means freedom, 'cheap' means I don’t have to owe anybody anything ; cheap means I raise minimal
amount of money for a maximum amount of effort, and a maximum amount of commentary, and a
maximum amount of creating a new form. If you’re going to... hawk? If you raise ten million dollars,
I don’t care who you are, how good you are, it's no longer your film, it’s a banker’s film, it’s a
studio’s film.
S2- Autre prise (dispositif bis) mais suite de l'idée de documentaire : Perhaps the only thing that’s
worthwhile, is to make something that isn’t really for sale, except on your own terms, which is, «I
made it, it’s true if you don’t like it, the hell with you ; I want you to like it or I’d be crazy, but I’d
rather be crazy than have you like it because it was false, because it’s what you wanted from me
instead of what I wanted.. . »
S3- Suite de la conversation informelle entre John Cage & De Antonio :
De : It was Interval determining...
Cage : The time? Well it can be determined that way with.... the numbers... For many years now,
almost twenty years, I’ve been very involved with maps of the stars and it came from a remark of Eric
Satie’s that I read.... He said that « All music is points and lines »- you know, notes are points and

stems - and nowadays, because of magnetic tapes, we realise we don’t need the lines anymore,
because if we make the space on a page equal to time, then we can just put a point anywhere, and
that’s what a star is : it's a point anywhere. So, I trace my music frequently from maps of the stars...
De : You have any of those drawings, of your scores?
Cage : I fight a kind of battle against paper and I’m on the losing side.........
S4- Fin de la conférence : And it’s a thesis of mine that Bush was a major secret member of the CIA ;
back within two or three years when he got out of Yale, then he first went down into Texas to get in
the oil business. His father was an intelligence officer and the managing partner of Brown Brothers
and one finds, I think, in our society, that the major private banks that underwrite security like Brown
Brothers Harriman, are the most secret of organizations outside the CIA. I mean, their business is
secrecy. If I’m underwriting a bond for the Nicaraguan government as Brown Brothers Harriman xi did,
and you find out how much I’m going to do this deal for, you can beat me, because you have
information. So, Bush was raised in that atmosphere. When he went to Texas, the first person he saw
was Neil Mallon, the Head of the Dresser - Dresser Industries - who was a friend of his father’s at
Yale, who was also a member of the Skull & Bones xii , and who had intelligence connections. And I
think that Bush was inserted into the CIA in a deep plant kind of way, that he had nobody to answer
to, long before he became director. (Applause) Fin de la conférence. Images de la sortie du public et
de De Antonio resté seul sur l'estrade.
S1- Retour au plan serré de De Antonio s'adressant à la caméra : Politics is in itself a curious
word. I think we use it in a trivial sense when we say « The Politics of President Roosevelt », or « The
Politics of President Nixon », or « The Politics of President Bush ». It doesn’t really have a meaning...
I always see it as different meaning when I use it when I say « I’m involved in politics », or « I make
political films ». For me, the word « Politics » means social change, not moving chess pieces from one
presidency to another, from one President to another, which is the way I think it is used by the
Republican and Democratic parties. Ordinarily any society that is in trouble undermines language. It
attacks language, and the words that we use over and over are familiar and untrue. When you say
« I’m in politics today », what you really mean is « I have an ambition to become a governor, a
mayor, a pseudo-statesman, a President..... » What have you when I say « I have politics » ? I mean I
want to change the social structure that I see something out there that’s wrong, I see something out
there that’s sick, I see something out there that means that there’s injustice, that people are denied the
basic ordinary dignity of life..... so that implies social change, and it’s a different meaning of politics.
You won’t find my meaning in the dictionary, you find one that is closer to the other one, but words
aren’t necessarily circumscribed by dictionaries, because words are circumscribed by life, and when
we live in high political moments, then the word « Politics » has a different meaning. We had politics
in the sixties, simply because a great many young people became tremendously involved with the
hope of political change, and that’s why we’re in such quiescent period now, because it failed. The
system was strong enough - this is the strength of democracies, that they create the illusion of change,
but in fact what they do is permit change, a certain kind of change.... And when the students in the
Sixties got hard, they were crushed. Chicago, the 1968 Chicago riots were by the police, not by the
students. And that police riot was planned, the point of that police riot was to go out over world
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television, to say that the United States Government would take no more of this, that if you were
willing to have your skull cracked, if you were willing to spend a few days in jail crowded like sheep,
if you were willing to have your record destroyed for ever and going to a permanent FBI file, then
you could demonstrate in that way, and if not, not. And that’s a simple and cruel way, and it took
place all over the country. The nature of the police went back to the period of the 1880, 1890's , when
the police beat, killed, mowed down so called anarchists in the Haymarket riots and those other riots.
The police moved into that same position in the Sixties because the game was getting out of control;
the game was no longer played but the government’s rules. In Kentucky State, there was the height of
it. When the National Guard fired on harmless, peaceful demonstators and killed them, a very clear
message was sent to the young people of this country, and of all the people who were political in the
sense that I use that word. Then you had either the end of the movement, or a revolution. And of
course, it was the end of the movement and a kind of slow death for political ideas. We no longer have
politics as I use that word. But I think we’re on the verge of it, and I think that’s why we’re making
this film. I think we’re on the verge of a new kind of social change. History doesn’t repeat itself. It
only appears to repeat itself. The new change, the new form of that change cannot be predicted.
We will be aware of that form as it takes place.
THE END.
Notes de fin de texte :
i- Benedict Arnold fut un général de l’Armée continentale durant la guerre d’indépendance des Etats-Unis. Il est
surtout connu pour avoir trahi les Etats-Unis et voulu livrer le fort américain de West Point aux Anglais. Il est
souvent considéré comme le traite le plus connu de l’histoire des Etats-Unis.
ii- Francis Beverley Biddle était juge, puis Garde des Sceaux durant la seconde guerre mondiale, et fut le premier
juge américain à siéger aux Procès de Nuremberg.
iii- John Reed est un journaliste américain né en 1887. Il partit couvrir l révolution russe de 1917 et revint aux
États-Unis pour fonder le Communist Labour Party en 1919. Il est l'auteur de The Ten Days That Shook The World
publié en 1922. Il s'agit du récit détaillé de la révolution russe, sous forme de chronique écrite à la première
personne.
iv- Il s'agit de Romain Gary.
v- Clyde Tolson était le bras droit de Hoover, chargé des basses besognes, et notamment de contrôler la Warren
Commission.
vi- Le KOAN, une courte phrase ou brève anecdote, est, avec la posture assise, l’un des principaux outils
d’enseignement du Bouddhisme Zen de tradition Rinzai. La tradition Soto estime, réticente, qu’il vaut mieux s’en
tenir à la seule posture assise, Zazen, le Koan risquant de se pervertir en un jeu de l’esprit : «Two hands clap and
there is a sound; what is the sound of one hand?»
vii- Le Weather Underground Movement est une organisation américaine d'extrême-gauche créée en 1969 dans le
Michigan, née du SDS (Students For a Democratic Society), et basée sur l'idée d'un Communisme mondial
(L'Internationale) émergeant du tiers-monde plutôt que de l'Union Soviétique. Prônant la solidarité inter-ethnique,
le mouvement était lié aux Black Panthers. Ils se manifestèrent par des attentats à la bombe de faible portée sur le
territoire américain durant les années soixante-dix. Ils inspirent un film à De Antonio, In The King Of Prussia
(1983), puis aux documentaristes Sam Green et Bill Siegel en 2002.

viii- Alger Hiss (1904-1996) était un fonctionnaire du Département d'État américain, et contribua à fonder les
Nations Unies. En 1948, il fut accusé en d'être un espion soviétique, et reconnu coupable de faux-serment.
Néanmoins, sa culpabilité reste controversée.
ix- Le texte de la Constitution est le suivant : « Congress shall make no law respecting an establishment of
religion, or prohibiting the free exercice thereof; or abridging the freedom of speech, or of the press ; or the right
of people peaceably to assemble, and to petition the Government for a redress of grievances. » (Le Congrès ne
pourra faire aucune loi concernant l'établissement d'une religion ou interdisant son libre exercice, restreignant la
liberté de parole ou de la presse, ou touchant au droit des citoyens de s'assembler paisiblement et d'adresser des
pétitions au gouvernement pour le redressement de leurs griefs.)
x- Le Freedom of Information Act (FOIA) est une loi américaine signée le 4 juillet 1966 par le Président
L.B.Johnson, entrée en application l'année suivante. Fondée sur le principe de la liberté d'information, elle oblige
les agences fédérales à transmettre leurs documents à quiconque en fait la demande, quelle que soit la nationalité
du demandeur.
xi- BBH (Brown Brothers Harriman & Co) est un des plus anciens et un des plus puissants trusts de la finance
américaine.
xii- Skull & Bones est une des sociétés secrètes de Yale University (connue aussi sous le nom de Chapter 322 ou
de Brotherhood of Death), fondée en 1830. Dans son ouvrage America's Secret Establishment : An Introduction to
the Order of Skull & Bones, 1983, Anthony Sutton dénonce la capacité de cette organisation à établir des chaînes
d'influences ; ce qui permet d'assurer une domination politique constante et travailler à un nouvel ordre mondial
(Les Bush père et fils en furent membres.)
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