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CAMILLE LEMONNIER<br />

homme<br />

en Amour<br />

PARIS<br />

PAUL OLLENDORFF, EDITEUR<br />

2S bis, RDP. DE RICHELIEU, 2S bÎS.<br />

'897<br />

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays<br />

y compris la Suède et la Norvège.


L'homme en Amour


UN MALE.<br />

LE MORT.<br />

THÉRÈSE MONIQUE.<br />

HAPPE-CHAIR.<br />

MADAME LUPAR.<br />

CEUX DE LA GLÈBE.<br />

LE POSSÉDÉ.<br />

DAMES DE VOLUPTÉ.<br />

LA FIN DES BOURGEOIS.<br />

CLAUDINE LAMOUR.<br />

L'ARC HE.<br />

DU MÊME AUTEUR<br />

LA FAUTE DE MADAME CIIARVET.<br />

L'ILE VIERGE.


CAMILLE LEMONNIER<br />

L'homme<br />

en Amour<br />

PARIS<br />

PAUL OLLEN DO RPF, ÉDITEUR<br />

28 bis, RUE DE KICHHUEU, a i èi S<br />

I H97<br />

Tous droits de traduction et du romeJuetlen rJgirws peu? lattis te<br />

pays, y compri* lu sutós et lu Nervèp.


L'HOMME EN AMOUR<br />

Le médecin jouait avec son crayon d'or et<br />

m'a dit : « Un régime sédatif... » Non, ce n'est<br />

pas cela, ce n'est pas le mal qu'ils croient.<br />

Les nerfs sont pris, l'esprit aussi. Je ne l'i-<br />

gnore pas, et pourtant il y a autre chose.<br />

Dans la rue j'ai haussé les épaules et dé-<br />

chiré l'ordonnance. Et puis une jolie enfant a<br />

passé. Elle m'a regardé. Je ne la connais pas,<br />

je ne l'ai jamais vue; cependant celle-là sait<br />

mieux que les médecins le mal que j'ai.<br />

Peut-être je suis un homme trè^ vieux. Je<br />

porte en mes os l'homme que'j'étais déjà dans<br />

les lointains de la race. Oui, alors déjà j'étais<br />

possédé de ce mal; mon sang àcrement brû-<br />

lait. Et j'ai à peine trente ans.<br />

Il y avait à la maison un beau vieillard<br />

{


(5 I/HOMME EN AMOUR<br />

vert, une espèce de géant qui touchait le pla-<br />

fond en levant les bras. Tout l'hiver il mail-<br />

lait des filets là-haut dans sa petite chambre<br />

sans feu. C'était un homme très doux qui ai-<br />

mait la pèche et la chasse. Vers le temps de<br />

l'automne, il s'en allait à notre maison des<br />

bois. Nous avions toujours du gibier en abon-<br />

dance. Et un jour j'entendis rire une des ser-<br />

vantes. « Le vieux encore une fois est allé<br />

faire un enfant. » Je n'ai compris que plus<br />

tard.<br />

Le Vieux rentrait un peu honteux quand<br />

commençaient à tomber les premières neiges.<br />

Mon père lui parlait rudement, très rouge,<br />

et tout de suite se taisait à l'approche de mon<br />

pas. Ma mère déjà était partie vers les stèles,<br />

à l'autre extrémité de la ville.<br />

Avec le temps les voix s'apaisèrent. Je re-<br />

vois le beau vieillard me caressant avec les<br />

grandes mains dont il nouait ses cordes à<br />

filets.<br />

Mes souvenirs ne vont pas plus avant. J'é-<br />

tais un petit garçon;'j'avais une sœur, de<br />

huit ans mon aînée. Elle quitta la maison<br />

pour se marier, Ce fut un trouble inexprima-


L'HOMME EN AMOUR 3<br />

ble pour moi. Je passai toute une nuit roulé<br />

dans son lit en pleurant et respirant l'odeur<br />

de ses cheveux. Elle ne fut plus qu'une<br />

femme et je me sentis jaloux de mon beau-<br />

frère. Alors nous vécûmes à trois un peu de<br />

temps, le Vieux, mon père et moi. Quelque-<br />

fois, pendant l'absence de celui-ci, un bruit<br />

étrange venait de la chambre là-haut. Le<br />

Vieux riait d'un rire que je n'ai entendu à<br />

personne, un rire comme le hennissement<br />

d'un cheval à la saison d'amour. Et tantôt<br />

l'une tantôt l'autre des servantes descendait<br />

en criant une injure.<br />

Puis 011 me mit en pension chez les Jésui-<br />

tes. Au bout d'un an,"un matin d'hiver, mon<br />

père arriva me demander au parloir. 11 me<br />

dit : « Ton grand-père est mort. » Je crus<br />

comprendre que c'était un débarras pour la<br />

maison. Celui-là était un homme d'un autre<br />

âge, un fragment d'humanité encore voisine<br />

des faunes avec des goûts de rapts, inolfensif<br />

au fond. Il eût dû vivre au coin d'un bois,<br />

près d'un lleuve, traquant la femelle et le gi-<br />

bier. A soixante-dix ans, étant allé à l'au-<br />

tomne dans la maison des bois, il engrossa


(5 I/HOMME EN AMOUR<br />

la femme d'un de nos paysans : cela, tout le<br />

monde le savait. Il y avait beaucoup de petits<br />

enfants aux alentours de la maison qui avaient<br />

son visage.<br />

Je crois que je l'ai aimé plus que je n'ai-<br />

mai mon père. Il avait l'air d'un grand buftle<br />

doux dans une étable domestique. Je m'amu-<br />

sais à tirer son gros nez et il m'apprit à tailler<br />

des sifllets dans les roseaux. Il ne connais-<br />

sait que les petites industries rustiques et fo-<br />

restières, appeaux, collets, filets, emmanchage<br />

des bêclies, affûtage des faux, etc. Il imitait<br />

le clapissement du renard, le grouillement du<br />

sanglier, le craquètement de la cigogne. Et il<br />

avait mangé, d'une goinfrerie d'ogre, une des<br />

solides fortunes du pays. Je n'oublierai jamais<br />

la fière mine qu'il avait sur son lit, entre les<br />

chandelles. Quand on l'eût mené au cimetière,<br />

il y eut un grand silence dans la maison.<br />

Ce gros nez du Vieux, je l'ai aussi. Il pa-<br />

rait que c'était le nez de la lignée. Mon père,<br />

cependant, était mince de là et de tout le<br />

visage, une tête de robin aux yeux réfléchis et<br />

froids. Il ne tua qu'une fois dans sa vie; c'é-<br />

tait à la chasse avec le Vieux; une bête roula


(5 I/HOMME EN AMOUR<br />

sous ses plombs; et ensuite il ne recommença<br />

plus. Mon grand-père m'avait laissé une ca-<br />

nardière et deux carabines. Jamais je n'y<br />

voulus toucher. Le sang écumeux et riche de<br />

la race ainsi devint un pâle ruisselet tran-<br />

quille en d'uniformes sites. Sans les écarts<br />

où s'altéra pour moi la nature, j'aurais eu<br />

le goût de mon père pour les besognes régu-<br />

lières et méticuleuses. Il parlait peu, s'habil-<br />

lait de noir, ne sortait généralement qu'à la<br />

nuit. 11 était grave et timide, sans expan-<br />

sion. Il allait visiter deux fois le mois la stèle<br />

sous laquelle reposait ma mère. Je fus bien<br />

étonné d'apprendre plus tard qu'il demeura<br />

jusqu'au bout le client d'une maison aux<br />

volets clos. Et sa vie fut un modèle d'ordre<br />

et de probité.<br />

Je tins de lui mes minuties d'esprit, et mes<br />

pauvretés quotidiennes. 11 pratiqua, je crois,<br />

un libertinage prudent avec l'intolérance de la<br />

licence d'autrui. Sa mère l'avait longtemps<br />

couvé avec une tendresse jalouse. Il eut une<br />

adolescence laitée et tiède comme une 1111e. A<br />

deux ans on l'habillait encore de tuniques sans<br />

sexe défini. Déjà le Vieux vivait d'une vie so-


(5 I/HOMME EN AMOUR<br />

litaire et libre dans les bois. Ce ne fut qu'à la<br />

mort de ma grand'mère qu'il lui fut rappelé<br />

qu'il avait un fils. Dans un petit chef-lieu de<br />

province, ayant à me cacher des autres et de<br />

moi-même, j'aurais fait comme mon père : je<br />

me serais glissé à la nuit, le collet de mon<br />

paletot remonté jusqu'aux yeux, dans les mai-<br />

sons à volets fermés. J'ai préféré habiter les<br />

grandes villes, je n'ai pas dû relever le collet<br />

de mon paletot. Je ne puis dire cependant que<br />

j'aie écouté les mouvements de la nature.<br />

L'homme de ma race eût été plutôt le Vieux,<br />

celui qui à l'automne partait subodorer le gi-<br />

bier humain à la lisière des bois. Et sans<br />

doute il continua lui-même la lignée des ro-<br />

beurs de proies chaudes. Mais tandis qu'ils<br />

allaient en plaine, d'une mine haute, moi<br />

je me suis tapi derrière la haie et, avec de<br />

sournoises convoitises, j'ai regardé filer la<br />

bête qu'à pleins poumons ils relançaient. La<br />

Femme un jour entra en moi et depuis elle<br />

n'est plus partie. Je suis resté le possédé des<br />

nostalgies de son trouble amour.<br />

Dans cette grande maison de mon père, il<br />

venait, au temps où ma sœur vivait encore


L'HOMME EN AMOUR . 7<br />

avec nous, des petites filles de son âge, pres-<br />

que des jeunes iilles. Elles étaient toujours<br />

curieuses de connaître le frère, l'ami du même<br />

sang. Il y a là un attrait obscur des sexes où<br />

pour la première fois le petit homme et la<br />

petite femme futurs apprennent à se connaî-<br />

tre. Il naît une contradiction de ne se croire<br />

que fraternels et de se désirer d'une ingénue<br />

ardeur amoureuse.<br />

J'aimai ainsi follement une grande fille que<br />

je ne vis jamais que par un trou de serrure.<br />

Quelquefois ensemble, Ellen et elle se met-<br />

taient en tête de me chercher dans la maison.<br />

Je me sauvais par l'escalier. Un jour elles<br />

montèrent au grenier. Je me cachai dans un<br />

panier à linge.<br />

Et ensuite, à la pointe des pieds, je redes-<br />

cendais, j'allais me coller contre la porte, l'œil<br />

à la serrure ; je serais mort si tout à coup la<br />

porte s'était ouverte. La grande Dinah enfin<br />

s'en retournait et je baisais longuement la<br />

chaise sur laquelle elle s'était assise. Elle<br />

aussi se maria un peu de temps après Ellen.<br />

• On nous avait appris la plus sévère décence.<br />

J'ignorai toujours comment étaient faites les


L'HOMME EN AMOUR . 8<br />

épaule.s de ma sœur. Sa chambre était éloignée<br />

de la mienne ; une porte séparait ma chambre<br />

de celle de mon père et cette porte n'était ja-<br />

mais fermée. Quand il s'habillait, il tirait le<br />

paravent. Je n'ai jamais pu savoir s'il m'ai-<br />

mait. Il veillait scrupuleusement à l'accom-<br />

plissement de mes devoirs religieux: il m'em-<br />

brassait rarement; il semblait surtout préoccupé<br />

de faire de moi un jeune homme correct, à<br />

l'abri des tentations du péché.<br />

C'était là un mot qui revenait souvent clans<br />

ses entretiens ; je l'entendais aussi sur les<br />

lèvres du prêtre qui tous les mois me confes-<br />

sait. Et je ne savais pas ce que c'était que le<br />

péché, je le redoutais dans tous les mouve-<br />

ments spontanés de ma sensibilité.<br />

On m'apprit ainsi à me délier de la nature :<br />

elle ne s'en éveilla que plus activement. A<br />

douze ans je connus ma nudité, elle me devint<br />

la cause d'un secret plaisir. Et il arrivait que<br />

mon père, m'entendant soupirer, quelquefois<br />

entrait la nuit dans ma chambre et venait<br />

/<br />

jusqu'à mon lit.<br />

Je m'habituai à l'idée qu'il fallait réprimer<br />

ma joie, mes élans, le bruit de ma voix, les


L'HOMME EN AMOUR . 9<br />

manifestations cle l'être intérieur. Ellen une<br />

fois fut réprimandée pour m'avoir caressé<br />

trop tendrement. Ce jour-là, je pleurai des<br />

larmes que j'ignorais encore, comme pour une<br />

blessure très profonde de nos fibres violem-<br />

ment séparées, une cbose honteuse au fond<br />

de notre fraternité et qui nous rendait étran-<br />

gers. Je ne ressentis plus aux approches d'El-<br />

len qu'un sourd et inexplicable malaise. Je<br />

me cachai d'elle comme de mon père. Mais à<br />

quelque temps de là, il me surprit une après-<br />

midi derrière la porte, regardant la belle I)i-<br />

nah. Il me prit par le bras, m'entraîna par<br />

l'escalier, m'enferma dans ma chambre. Et je<br />

ne revis plus la grande iille : ce fut à partir<br />

de ce moment que je l'aimai si follement.<br />

Mon père fut ainsi l'une des causes de mon<br />

mal. Tant que j'habitai avec lui, je vécus<br />

d'une vie solitaire dans la maison et le jar-<br />

din. Il n'y avait point de tableaux aux murs,<br />

nulle aimable image qui eût pu me révéler la<br />

IJeauté ; et la porte de la bibliothèque me res-<br />

tait défendue. On ne parlait jamais des orga-<br />

nes de la vie qu'avec réticences; il sembla<br />

qu'il fût honteux d'être un homme; et peut-


L HOMME EN AMOUR<br />

être l'amour, pour mon père, demeura la<br />

faiblesse humiliante qu'il allait soulager dans<br />

la maison aux volets clos. Je ne connus donc<br />

l'harmonie de la vie et la beauté de mon corps<br />

qu'à travers la douleur de les sentir malfai-<br />

sants, frappés de la réprobation divine et<br />

humaine. Mais alors déjà il était trop tard<br />

pour les aimer sans la pensée du péché. Et<br />

je fus l'enfant qui, pour avoir touché à sa<br />

chair, se croit voué à la damnation.<br />

Cela ne s'en alla jamais tout à fait. Il resta<br />

au fond de moi la rougeur de la nudité de l'ê-<br />

tre et du nom par lequel on la nomme chez<br />

l'homme et chez la femme. En soi, cependant,<br />

je n'y voyais rien de répugnant : ce n'était<br />

qu'à la réflexion, en me rappelant les réti-<br />

cences dégoûtées avec lesquelles on m'avertit<br />

d'ignorer certaines parties de nia vie, qu'elles<br />

m'apparaissaient mon infirmité vive.<br />

Elles étaient plutôt belles pour mes yeux<br />

et cependant il était défendu à mes yeux de<br />

les regarder. La nature ne me les avait données<br />

que pour ne point les connaître ; elles étaient<br />

comme une erreur et une défaillance de la<br />

création ; elles s'éternisaient le remords vi-


L'HOMME EN AMOUR . 11<br />

vant de Dieu, et quand je sus plus tard que<br />

• tout le secret de la vie y résidait comme en<br />

un alambic merveilleux des races, je me ré-<br />

voltai. Mais la rougeur ne fut pas dissipée.<br />

« Qu'il y ait au centre de toi, plus bas que<br />

le visage, mais plus près des battements de<br />

ton cœur, un foyer d'ardentes effusions, le<br />

mécanisme même de ta vie et de toutes les<br />

autres vies semblables à la tienne, fais que<br />

jamais ce mystère n'approche de ta pensée.<br />

Il est d'autant plus abominable qu'il résume,<br />

dans la beauté de ses formes extérieures, dans<br />

sa grâce flexueuse de fleur, la structure to-<br />

tale de ton corps. Tu n'y peux porter la main<br />

ni le regard sans l'orgueil de t'y éprouver viril,<br />

en possession de la force qui perpétue la subs-<br />

tance. Tu le sentiras vivre comme une part de<br />

ta vie aux impulsions irrésistibles, comme un<br />

être de muscles et de sang coexistant à ton<br />

être spirituel. Et cependant c'est la chose in-<br />

férieure et innommable par laquelle, si tu t'y<br />

complais, tu te reconnaîtras animal. »<br />

Ainsi parlait le prêtre. C'était aussi le sens<br />

de ce qui se disait et se pensait autour de moi.<br />

Et plus tard je compris que l'exécration du


H HOMME EN AMOUR<br />

moyen âge pour l'œuvre saine de la vie et<br />

les organes qui en sont les agents subtils,<br />

n'avait pas cessé de régner dans les sociétés<br />

actuelles.<br />

Mais alors j'ignorais encore l'arcane divin.<br />

Je savais seulement qu'en connaissant ma<br />

chair, il en naissait un délice trouble, l'Acre<br />

et étrange saveur de mordre en un fruit vert.<br />

C'était la sensualité aussi de toucher, avec<br />

des papilles infiniment ductiles, un tissu élec-<br />

trique, une soie frémissante et chaude. Mon<br />

corps ainsi s'attestait vivre et se répercuter<br />

aux centres nerveux en dehors de ma volonté.<br />

Il vivait d'une vie personnelle et profonde à<br />

travers une durée d'ondes vibratoires comme<br />

le son et la_ lumière, une projection de mes<br />

résonnances par delà l'être conscient.<br />

Je ressentais confusément dans la secousse<br />

d'un vertige passer le magnétisme, la loi<br />

des attirances et des vibrations qui règle le<br />

mécanisme universel.<br />

Un instinct apprend ainsi l'enfant à s'éprou-<br />

ver; il y est porté aussi naturellement qu'à<br />

boire et à manger; l'activité de ses cellules,<br />

le jeu libre de ses énergies le met en contact


L'HOMME EN AMOUR . 13<br />

avec ses organes. Et l'unique perception de<br />

l'Infini qu'il soit donné aux hommes de con-<br />

naître dans le spasme de l'amour déjà est conte-<br />

nue dans le moment où pour la première fois<br />

il est projeté en dehors de la vie par la brève<br />

sensation où il s'étonne de tenir l'éternité.<br />

Pourtant la rogue incompréhension des<br />

éducateurs continue à qualifier de vice hon-<br />

teux le tourment ingénu de se chercher dans le<br />

premier acte de la connaissance. Il arrivera un<br />

temps où, au contraire, l'éveil des sens sera<br />

utilisé par lesmaîtres pourledéveloppement de<br />

l'être intégral, où, en lui apprenant le respect<br />

de ses organes et les buts qui leur sont assi-<br />

gnés et par lesquels ils se conforment à l'é-<br />

volution du monde, ces missionnaires de la<br />

vraie prédication, ces ministres des secrètes<br />

intentions divines ne susciteront plus chez<br />

l'enfant la dérisoire retenue de la honte et<br />

plutôt y substitueront la notion d'un culte na-<br />

turel, d'une religion de l'homme physique im-<br />

pliquant des rites qui ne doivent pas être<br />

transgressés.<br />

Mais tout n'est-il pas à refaire dans une so-<br />

ciété qui a exclu l'hommage à la Beauté et


(5 I/HOMME EN AMOUR<br />

qui a fait de la peur des formes cachées la loi<br />

des rapports entre l'homme et la femme? La<br />

démence phallique, les révoltes de l'instinct<br />

comprimé dans les formes spontanées de l'a-<br />

mour est le mal des races, aux racines mêmes<br />

de l'être. Tous en souffrent et cependant plus<br />

d'un, qui me donnera secrètement raison en<br />

lisant ces pages, s'étonnera devant le monde<br />

que quelqu'un ait osé porter la main à l'arche<br />

sainte des pudeurs routinières.


J'entrai au collège et presque aussitôt j'eus<br />

ce spectacle barbare. Un élève, surpris dans<br />

les latrines, fut exposé devant la classe, les<br />

mains ligottées : elles n'avaient fait pourtant<br />

que ce que les professeurs eux-mêmes avaient<br />

fait étant enfants. Le supplice dura toute une<br />

après-midi et nous-mêmes dont les mains<br />

avaient péché cent fois, nous cédâmes à la<br />

lâcheté de huer celui qui s'était trouvé sans<br />

défense contre la tentation et nous fut ce jour-<br />

là proposé comme un coupable ignominieux.<br />

Il n'avait commis qu'une faute, ce fut de se<br />

laisser surprendre.<br />

Eh bien, aujourd'hui encore je ne puis ren-<br />

contrer cet ancien condisciple sansquela scène<br />

se retrace à mapensée et qu'il en résulte pour<br />

son âge mûr un sentiment invincible de dé-


(5 I/HOMME EN AMOUR<br />

chéance. Il semble, d'ailleurs, que cette répro-<br />

bation sauvage ait pesé sur toute la suite de s.<br />

vie : il n'a pu se frayer un chemin à traver<br />

le hallier social. J'ai appris qu'il continuait ï.<br />

végéter en une condition subalterne.<br />

L'excellent Père pourtant avait cru seule-<br />

ment faire un exemple, car les pratiques li<br />

bertines sévissaient dans la classe. Il arriva<br />

qu'au rebours de ce qu'il attendait, la conta-<br />

gion gagna les meilleurs : il se forma des co-<br />

teries et moi-même m'y trouvai englobé.<br />

C'est du collège que data pour moi vérita-<br />

blement l'initiation. Tout ce qui, dans un<br />

mode plus parfait d'éducation, eût dû m'être<br />

révélé à doses prudentes et graduées par le<br />

maître, je l'appris parla salauderie luxurieuse<br />

des camaraderies. La plupart avaient des<br />

sœurs avec lesquelles s'était ébauché le novi-<br />

ciat du plaisir. Je puis affirmer, pour en<br />

avoir reçu maintes fois la confidence, que<br />

nombre dejeunes filles n'arrivent au mariage<br />

que demi essayées par leurs frères. C'est<br />

encore une des conséquences de l'ignorance<br />

des sexes l'un envers l'autre: ils se recher-<br />

chent en raison même des défenses qui les


L'HOMME EX AMOUR 17<br />

séparent : elles irritent Lien mieux leur vierge<br />

sens génésique.<br />

L'essai, chez ces mâles précoces, n'allait<br />

pas jusqu'à la connaissance totale ; mais ils<br />

l'avaient expérimentée en des apprentissages<br />

hasardeux. Ils s'étaient éprouvés avec leurs<br />

consanguines en des préliminaires. Le liberti-<br />

nage sénile n'a peut-être d'équivalent que la<br />

frénésie nuptiale des tout jeunes hommes. Ils<br />

me révélèrent la forme secrète de la femme, je<br />

sus le schéma sacré. J'en portai en moi l'ob-<br />

session et l'ell'roi ; je versai de secrètes larmes<br />

en songeant que Dinah n'était pas faite autre-<br />

ment que celles de qui ils me parlaient. La<br />

Femme vaguement s'instaura le mythe per-<br />

vers, le Jlanc maléfique et je ne connaissais<br />

encore (lircé qu'à travers une fable obscure.<br />

Mu trouble angoisse s'aviva de mes jeunes fer-<br />

veurs catholiques. Je ne pouvais penser au<br />

sixième commandement sans être transporté<br />

d'horreur et de désir. Le mystère voilé du sexe<br />

ainsi fut déchiré et me consterna. Il m'atti-<br />

rait et me repoussait comme la difformité<br />

d'un être sans analogie avec ma propre struc-<br />

ture physique.


L'HOMME EN AMOUR . 18<br />

Aucun de mes condisciples n'avait été élevé<br />

dans la pensée que les deux sexes sont les<br />

complémentaires d'une unité de vie et qu'ils<br />

n'apparaissent dissemblables qu'en vue de l'ac-<br />

complissement dans la Beauté et l'Harmonie<br />

d'un même être unique. Moi-même j'avais vécu<br />

jusqu'alors dans l'ignorance plénière de cette<br />

différenciation qui se résout en une conjonc-<br />

tion émouvante. Ils se plaisaient à profaner<br />

la fleur délicate de l'amour en l'assimilant à<br />

de repoussantes analogies, à des images restric-<br />

tives de la beauté mystique qui en fait le lo-<br />

tus de vie, le calice sacré des races..T'en arri-<br />

vai ainsi à mon tour à l'envisager comme une<br />

erreur de la nature, comme le symbole de la<br />

laideur du péché. Toute la première éducation<br />

dans la famille est basée sur cette horreur du<br />

plus adorable des organes et je crois bien,<br />

l'impression demeure à peu près la même<br />

pour tous les adolescents prématurément ini-<br />

tiés. J'eus le spectacle de jeunes vierges bru-<br />

talement étalées dans leur nudité innocente,<br />

sacrifiées dans l'immodestie ignorante de leur<br />

novice désir. Je ne me rendis compte de ce sa-<br />

crilège que par la suite. Je connus du même


(5 I/HOMME EN AMOUR<br />

coup la persistance du vieil liomme atavique<br />

chez les postérités. Le sang des races charriait<br />

en eux un goût de rapts et de proies comme<br />

au temps barbare où la femme était la machi-<br />

nale esclave des instincts du mâle.<br />

Et alors déjà je n'ignorais plus de quelles<br />

fougueuses ardeurs avait brûlé ce grand-père<br />

qui traquait par les escaliers les servantes de<br />

la maison.


Aux vacances de la cinquième année, il ar<br />

riva un événement.<br />

Mon père, à la garde du jardinier, m'avait<br />

envoyé passer un mois dans notre maison des<br />

bois. Il n'y avait que moi dans la maison; le<br />

jardinier et sa famille habitaient une des dé-<br />

pendances; quelquefois nous restions des jours<br />

entiers sans voir personne. Or, un matin de<br />

pluie douce, j'allai vers la rivière : elle était<br />

de l'autre côté de la futaie.<br />

Je marchai un peu de temps sousles grands<br />

arbres. Il sentait bon l'écorce verte et le<br />

serpolet mouillé;les oiseaux avec des Cris las<br />

volaient, s'ébrouaient sous la feuillée. Au<br />

bout du chemin, j'aperçus enfin les eaux gri-<br />

ses. D'une large coulée, criblée parle grésil-<br />

lement de la pluie, elles descendaient vers la


L'HOMME EN AMOUR . 21<br />

plaine et les hameaux entre les osiers violets,<br />

sous le grand ciel plombé d'une douceur ma-<br />

lade. Et je longeai les osiers, j'étais malade<br />

moi-même du mal de l'été.<br />

Il y avait si longtemps que je n'avais plus<br />

vu un visage ami. .J'aurais voulu avoir quel-<br />

qu'un auprès de moi. Je ne sais pas ce que<br />

je lui aurais dit; peut-être je ne lui aurais pas<br />

parlé, mais il m'eût été agréable de l'avoir au-<br />

près de moi, de marcher ainsi à deux dans la<br />

fraîcheur de la terre. Comme tristement je<br />

regardais vers l'autre rive, un haut vieillard<br />

se leva dans la campagne et je reconnus mon<br />

grand-père. 11 fauchait les herbes de son pas<br />

de géant; il avait l'air d'un grand buffle : et<br />

puis il se baissa, il coupa un roseau, et avec<br />

son couteau il en faisait un sifflet. Le vent<br />

légèrement remuait les osiers fleuris. Mais le<br />

Vieux depuis longtemps est sous les ifs, pen-<br />

sai-je. Maintenant un paysan là-bas s'en allait<br />

en faisant un geste de colère.<br />

Alors il me vint une grande tristesse: celui-<br />

là si souvent avait amusé mon enfance avec<br />

ses sifflets; ses mains me caressaient avec une<br />

douceur chaude et affectueuse. Les femmes,


L'HOMME EN AMOUR . 22<br />

une fois qu'elles s'y sentaient prises, demei -<br />

raient charmées comme des oiseaux. Les se -<br />

vantes m'avaient appris cette vie d'amour di<br />

bonhomme.<br />

j'arrivai ainsi à un tournant de la rivière.<br />

Un bouquet d'arbres avait poussé là, dans la<br />

grande plaine verte. Et j'aperçus au tra-<br />

vers deux vaches qui pâturaient, mais per-<br />

sonne n'avait l'air de les garder. Cependant<br />

quelqu'un sous les feuillages bas pleura dou-<br />

cement; je croyais entendre le bruit d'une<br />

source qui s'égoutte. Ayant fait un pas, je vis<br />

une longue tille mince qui était couchée sur<br />

le ventre et tenait la tête dans ses poings. Elle<br />

avait de pâles cheveux d'argent et ses jambes<br />

nues sortaient de sa jupe trop courte.Je ne<br />

vis d'abord que ses cheveux et ses jambes ;<br />

mais quand je passai près d'elle, elle se dressa<br />

sur ses mains et nie regarda avec des yeux de<br />

bête méchante. •<br />

— Ah! cria-t-elle, voilà encore une fois que<br />

cet homme m'a battue!<br />

J'ignorais si elle parlait du vieux paysan<br />

qui marchait dans la plaine. Elle était retom-<br />

bée dans l'herbe mouillée ; elle frappait main-


L'HOMME EN AMOUR . 23<br />

tenant le sol avec des mains irritées. Et puis,<br />

comme je tâchais de trouver en moi une pa-<br />

role, elle cessa de pleurer et se mit à m'obser-<br />

ver durement, à travers les touffes claires de<br />

ses cheveux.<br />

— Je te reconnais, tu es le fils du maître,<br />

me dit-elle ; toi aussi, je te déteste.<br />

— Cependant je ne t'ai pas fait de mal.<br />

Laparole m'était revenue, j'appuyais sur elle<br />

des yeux décidés. Il me semblait que je la dé-<br />

testais aussi. Et nous demeurâmes comme cela<br />

quelques instants. Non, elle n'était pas jolie,<br />

cette petite; ses yeux aigus et froids me je-<br />

taient le défi. Je n'avais jamais vu une ex-<br />

pression plus sauvage de ruse et de haine.<br />

Elle finit par ramasser des pierres qu'elle je-<br />

tait devant elle.<br />

— C'est à cause de ton grand-père, fit-elle<br />

tout à coup . On m'appelle Alise.<br />

Et déjà elle me regardait avec moins de co-<br />

lère. Moi aussi, je n'étais plus fâché. Elle s'é-<br />

tait recouchée sur le ventre, comme quand je<br />

l'avais aperçue d'abord, sa maigre poitrine<br />

enfoncée dans la mouillure des herbes, et à<br />

mesure elle levait une jambe, puis l'autre.


L'HOMME EN AMOUR . 24<br />

Elles étaient sèches et brunes, couleur îe<br />

vieux buis. Cette fille ne connaissait pas la<br />

pudeur. Maintenant, je scrutais avec des yeux<br />

inquiets ses intentions.<br />

— Veux-tu dire que le Vieux...<br />

— Cela, tout le inonde le sait dans les vil-<br />

lages. Quelquefois il venait, il donnait un pm<br />

d'argent, il me prenait sur ses genoux en<br />

riant et m'appelant sa chère fille. Il avait des<br />

mains très douces. Et puis, un jour, il est<br />

mort. Alors, en pleurant, manière m'a dit:<br />

« Vois-tu, c'était un homme plaisant, malgré<br />

son âge; je l'aimais bien. Maintenant qu'il<br />

n'est plus là, toi aussi, tu ferais bien de t'en<br />

aller. » Depuis ce temps mon autre père tou-<br />

jours me bat.<br />

Je n'aimais plus autant le Vieux; néan-<br />

moins, il ne me plaisait pas que quelqu'un<br />

médît de l'homme qui avait amusé mes ans<br />

d'enfance en me taillant des sifflets. Il y eut<br />

un silence gêné. Et puis elle se mit à hucher<br />

après ses vaches. Elle jurait comme un gar-<br />

çon. Ensuite, elle se retourna, se carra sur<br />

ses reins et, tranquillement, en torsant ses<br />

cheveux pâles:


L'HOMME EN AMOUR . 25<br />

è — Toi et moi, nous avons au fond le même<br />

sang, fit-elle. Cependant tu es Lien plus beau<br />

que moi.<br />

Je lui aurais crié une injure. J'étais le fils<br />

d'un homme riche et je portais des habits<br />

neufs. Je ne pouvais accepter qu'il y eût quel-<br />

que chose de commun entre cette pastoure et<br />

moi. Elle me vit fâché et avec humilité elle<br />

me dit:<br />

— Je t'assure, je n'ai pas voulu te causer<br />

de la peine.<br />

Et comme la brouée toujours finement gré-<br />

sillait, elle me montra sous les arbres un<br />

bourrelet de mousse verte à peine perlé.<br />

— Vois, tu serais mieux là.<br />

Nous nous trouvâmes ainsi l'un près de<br />

l'autre. Je n'avais plus de rancune, et à pe-<br />

tites fois elle tirait son jupon le long de ses<br />

jambes, comme si à présent la pudeur lui<br />

était revenue.<br />

— C'est à toi ces vaches? lui demandai-je.<br />

— Oui, et il y a la noire qui nous donne<br />

trois seilles de lait. Mais il 11e faudrait pas<br />

trop se fier à la rouge.<br />

Elle avait posé sa main sur mon genou et<br />

2


26 L'HOMME EN AMOUR<br />

une étrange chaleur mollement m'énervait. e<br />

médisais : « Il faudrait faire comme elle et m t-<br />

tre aussi la main sur ses genoux. » Ensuit 1 ,<br />

elle prit mes cheveux entre ses doigts et e e<br />

jouait avec leurs boucles comme une enfai .<br />

— Trol comme toi avait des cheveux ¡le<br />

plumes d'oiseau, dit-elle singulièrement.<br />

Je ne savais pas qui était Trol. Et elle me<br />

regardait d'un air charmé, avec des yeux pui s.<br />

C'était la première fois, je ne connaissais p;is<br />

encore la chair des tilles. Sa peau brûlait<br />

comme l'été près de la mienne. Mes lèvres<br />

étaient froides, je ne trouvais plus un mot à<br />

lui dire. Quelquefois, elle recommençait à tirer<br />

son jupon le long de ses jambes. Et puis tout<br />

à coup sa voix changea, elle se l'rotta à mon<br />

épaule et me coula d'une haleine ardente :<br />

— Moi, ça me serait égal d'être battue par<br />

mon amant.<br />

Alors je pensai nettement que déjà elle s'é-<br />

tait assise près des garçons. Je me sentis très<br />

malheureux, je soutirais d'un mal que j'igno-<br />

rais et qui était délicieux. Je. regardais fixe-<br />

ment la nudité liâlée de ses jambes. Elle se<br />

prit à rire sans bruit dans mon oreille et à


L'HOMME EN AMOUR . 27<br />

présent elle ne disait plus rien. Les seins le-<br />

vaient de leurs pointes droites la toile gros-<br />

sière de sa chemise. Celle-là naïvement écou-<br />

tait la nature; le grand courant, le puissant<br />

efflux animal moussait à ses narines. Les<br />

simples sont bien plus près de la vie que les<br />

autres. Sa houclie s'avança, son rire me cha-<br />

touilla la temp'e. Soudain, il me vint une<br />

telle peur que je me jetai sur elle en criant.<br />

Cependant j'étais sans colère, j'aurais plutôt<br />

pleuré. Le petit mâle, féroce et gauche, s'é-<br />

veillait à travers ces mouvements troubles,<br />

un homme nouveau, aux mains d'amour et<br />

de haine. Elle, sous mes poings, riait d'un<br />

rire aigu, les yeux fermés, le souffle court,<br />

toute tendue de plaisir. A la fin, il me coula<br />

aussi aux doigts un âcre délice; mes mains<br />

mollirent, je ne voyais pas que je caressais<br />

sa petite gorge. Alors elle poussa un cri, et<br />

mes lèvres entre les siennes, à petits coups<br />

furieux elle mordait ma bouche. Je cessai de<br />

vivre, mon sang s'en alla. Maintenant, avec<br />

un rire sauvage et blessé, elle se roulait clans<br />

les herbes, et j'ignorais quel mal je lui avais<br />

fait.


28 L'HOMME EN AMOUR<br />

— Petite Alise...<br />

J'avais la voix rusée du tentateur. M? is<br />

elle courut derrière les arbres et, de loin, i e<br />

cria :<br />

— Va-t'en. Je te liais, comme les autres.<br />

Je ressentis une grande honte et en s f-<br />

flant entre mes dents, je m'en allai sous a<br />

pluie, le long des osiers en fleurs. Je pensai :<br />

« Voilà, tu as été lâche, elle te méprise. » 'c<br />

quittai la rivière et puis, quand je fus rentré,<br />

je pleurai des larmes de rage.


Je ne retournai pas à l'eau ce jour-là. Mon<br />

sang brûlait, je nie tordis la nuit sur mon lit<br />

en appelant Alise. Mais, le lendemain matin,<br />

je traversai le bois. J'étais résolu à faire ce<br />

qu'aurait fait le grand Romain. C'était pour<br />

moi un cas de conscience; je voulais à mon<br />

tour, à la rentrée, lui raconter une histoire.<br />

Un clair soleil ruisselait des branches, un<br />

égouttis de lumière qui sur le chemin formait<br />

de mobiles mares d'or. Je chantais avec<br />

les oiseaux pour me donner de l'assurance.<br />

J'avais toujours aux mains les pointes de<br />

la petite gorge comme si je tenais encore cette<br />

fille sous moi.<br />

Ce n'était pas de l'amour; il me semblait<br />

seulement que son corps m'était dû; il y avait<br />

là un sentiment confus de vassalité que le<br />

•i.


L'HOMME EN AMOUR . 30<br />

Vieux aussi peut-être avait connu, lui qn<br />

avait possédé toutes les femmes de la contrée.<br />

Celles-ci vaguement faisaient partie des fan<br />

nés sur lesquelles s'étendait son droit de<br />

seigneur.<br />

Et après le bois, je vis bleuir dans lebrouil<br />

lard matinal la rivière ; comme la veille, je<br />

longeai les osiers. Mais presque aussitôt 1;<br />

volonté me quitta; j'aurais désiré qu'Alise ne<br />

fût pas dans la prairie. J'allai vers les arbres,<br />

je ne vis pas les vaches et Alise non plus nï<br />

tait pas là.<br />

Alors je l'appelai à travers la plaine, d'une<br />

voix claire; mon assurance m'était revenue:<br />

et elle ne parut pas. Jamais encore je n'avais<br />

souffert une telle peine. On serait venu m'an-<br />

noncer la mort de ma sœur que je n'aurais<br />

pas autrement ressenti le mal de l'absence.<br />

J'allai jusqu'aux maisons; je m'informai d'A-<br />

lise; on se mit à rire avec politesse. Ces gens<br />

probablement réfléchissaient que nous étions<br />

du même sang. Et je pehsais toujours à sa pe-<br />

tite gorge avec des soifs amêres.<br />

Le lendemain encore, il faisait clair soleil.<br />

J'avais, en traversant le bois, les. yeuxjbrjl-


L'HOMME EN AMOUR . 31<br />

lants d'un jeune héros. Un émoi tumultueux<br />

de vie me soulevait le cœur. Je descendis vers<br />

les eaux. Je n'ignorais plus maintenant com-<br />

ment on prend les tilles. J'étais décidé à lui<br />

mordre à mon tour la bouche entre mes dents.<br />

Les deux vaches paissaient près des arbres.<br />

Mais je cherchai vainement celle qui les gar-<br />

lait. Cette tille rusée se cache pour être mieux<br />

idésirée, me dis-je. Quand elle viendra, je lui<br />

[sourirai d'abord insidieusement, et ensuite je<br />

la traînerai par les cheveux jusqu'au banc<br />

[de mousse. Et je l'appelai par son nom, en<br />

«tournant mes yeux vers la plaine.<br />

Comme elle n'apparaissait pas, j'allai m'as-<br />

seoir avec colère parmi les osiers, au bord .de<br />

la rivière. Et, tout à coup, je vis sa bouche<br />

ouverte sous l'eau, près de la rive. Oui, la<br />

houche qui avait sucé mes lèvres était là<br />

comme une fleur pâle, comme un nénuphar<br />

fané. L'eau, en ondulant dessus, lui donnait<br />

une vie surnaturelle et mobile. Je n'éprouvai<br />

ni peine ni effroi, la chaude sève sensuelle<br />

était encore trop hautç en moi. Je la tirai lé-<br />

gèrement par ses cheveux d'argent ét la rame-<br />

nai jusqu'à la berge. Je ne craignais plus son


L'HOMME EN AMOUR . 44<br />

rire méchant. D'une main hardie je toucha<br />

son jupon. Je ne faisais là qiiune chose qu 1<br />

d'autres auraient faite comme moi. Mais toi<br />

de suite une grande pitié me prit, j'abaiss;<br />

jusqu'au-dessous des genoux la charité de c •<br />

lamentable penaillon. Ainsi elle fut tout ha-<br />

billée de pudeur, elle qui devant moi à pein •<br />

s'était vue nue. Et je la regardais en tremblant<br />

de tout mon corps. Je ne savais plus que quel-<br />

que chose s'était passé entre nous. Un peu<br />

d'eau commençait à lui sortir des lèvres comrru 1<br />

la salive qu'elle m'avait coulée aux dents.<br />

J'enlevai cette eau avec mon mouchoir et puis<br />

je pris Alise dans mes bras, je baisai folle-<br />

ment ses joues et ses cheveux sans cesser de<br />

l'appeler comme si elle n'était pasmorte. Mais<br />

une horrible grimace bientôt déforma sa bou-<br />

che. Maintenant elle ressemblait au Vieux,<br />

tel qu'après les sacrements je le vis sur son<br />

lit blanc, entre le crépitement des cierges. Je<br />

la laissai retomber parmi l'herbe; jamais plus<br />

je ne caresserais sa petite gorge. C'était plu-<br />

tôt de la stupeur et du dépit que je ressentais.<br />

Les vaches, entendant Venir des pas dans<br />

la prairie, se mirent à meugler. J'allai me ca-


L'HOMME EN AMOUR . 33<br />

her dans le bois, et en effet, il passa des gens<br />

ui, très simplement , l'emportèrent dans leurs<br />

ras en poussant devant eux les vaches.<br />

Je rentrai à la maison vers le soir. Je n'a-<br />

vais pas faim, je sentais en moi un mal très<br />

tloux. Je pensais : « Comme cela, du moins,<br />

11 autre ne touchera pas ses genoux. » Trol<br />

bout-être l'avait fait; mais celui-là, je 11e le<br />

connaissais pas, il était venu avant moi. Et<br />

fie ne croyais pas l'avoir aimée et cependant<br />

j'étais consolé comme si elle m'eût gardé fidè-<br />

lement son amour.<br />

Je montai àmachambre : je restai longtemps<br />

à la fenêtre, regardant la nuit, tournant mes<br />

yeux vers la rivière derrière le bois. Je ne<br />

voyais pas la rivière, je ne voyais que la<br />

niasse profonde des arbres dans la plaine.<br />

L'ombre était tiède, vaporeuse; les sauterelles<br />

bruissaient dans l'herbe ; et ensuite il monta<br />

un vent léger qui me caressa comme m'avaient<br />

caressé ses mains brunes.<br />

Alors mes larmes éclatèrent, je tendis les<br />

bras vers la nuit de la rivière, là-bas. Je lui<br />

disais tendrement avec un sanglot : « Petite<br />

Alise, pourquoi es-tu partie sans me donner


L'HOMME EN AMOUR<br />

ton amour? » L'affreuse grimace s'était eff;<br />

cée, elle m'apparaissait bien plus belle clan<br />

la mort. Et je ressentis ainsi vraiment poir<br />

la première fois l'amour.<br />

Le lendemain, les cloches sonnèrent. L<br />

femme du jardinier me dit qu'on avait troitv •<br />

sur la berge une fille du village. Elle ne me rc -<br />

gardait pas, elle parut gênée et le jardinier<br />

aussi regardait par la fenêtre. Je compris qu'ils<br />

étaient troublés à cause du péché du Vieux.<br />

Après tout,' cette enfant était de mon sang :<br />

elle et moi nous avions eu clans les veines la<br />

même vie.<br />

Je n'aurais pu supporter d'entendre plus<br />

longtemps leurs voix. Je me sauvai dans le<br />

bois. Et les cloches ne sonnaient plus, mais<br />

je savais qu'elle était là dans une des maisons<br />

du village, étendue sous le drap devant les<br />

chandelles. Je me roulai sur les mousses, je<br />

frappai la terre de mes poings. J'aurais voulu<br />

être clans le lit auprès d'elle, les yeux à jamais<br />

fermés.<br />

Cette folie me mina ; je ne mangeais plus,<br />

je ne trouvais plus le sommeil. J'errais tout<br />

le jour comme une ombre pâle le long de la


L'HOMME EN AMOUR . 35<br />

rivière. Mon père vint me chercher et seule-<br />

' lent à la ville je commençai d'oublier Alise,<br />

laintenant je ne pensais plus à la grande Bi-<br />

ah. Ame violente et amoureuse, quelles<br />

oifs inapaisées de repos te menèrent vers les<br />

aux? Y clierchas-tul'oubli delà vie, le rafraî-<br />

chissement de ton pauvre corps battu et qui<br />

lie demandait que l'amour? L'image du frêle<br />

nfant ignorant qui répondit si mal à ton<br />

6 eune désir animal se mêla-t-elle à tes pensées<br />

jjuand tu te laissas glisser de la berge? Jamais<br />

ersonne ne m'a dit pourquoi Alise s'était<br />

oyée.<br />

Peut-être la grande sève de l'été tourmen-<br />

tait son sang sauvage, et Trol n'était pas re-


Au collège il me resta une sensation ble -<br />

sée, le tourment de l'éveil de mes sens auprès<br />

de cette chair chaude qui avait remué mes<br />

sources de vie.<br />

Romain une fois de plus révéla tout son cy-<br />

nisme. Il railla mes lâchetés, car je lui avais<br />

dit cette étrange histoire, il mit en doute<br />

ma virilité. Maintenant il ne parlait plus de<br />

sa sœur ; il défendit qu'on en parlât devant<br />

lui. Il connaissait une maison où des filles se<br />

mettaient nues pour de l'argent. Il y était re-<br />

tourné trois fois; ils avaient bu ensemble:<br />

il s'était amusé à rosser l'une d'elles, après<br />

l'avoir eue tout un soir. Moi aussi, j'avais<br />

battu Alise, mais ce n'était pas pour la même<br />

raison.<br />

Chez ce jeune étalon pétulant, un goût de


L'HOMME EN AMOUR 37<br />

carnage stimulait la joie de brasser de la chair.<br />

11 était taillé en force, l'amour ne fut pour<br />

lui qu'uné dépense d'énergies physiques. Je<br />

cessai de le voir après les ans de collège. Ce-<br />

pendant je serais bien étonné si cette grande<br />

ardeur calmée n'eût fait de lui à la longue<br />

un mari aussi bon (¡ue les autres. Son immo-<br />

ralité était franche, emportée, selon la nature<br />

qui donne aux mâles, chez l'homme et chez<br />

la bête, un appareil violent et prompt. Au<br />

ontraire, ma triste moralité à moi se compli-<br />

qua d'irritations acides et maladives. Dans<br />

les élans et mes gauches pudeurs, je parus<br />

Manifester les deux sexes : je ne fus qu'une<br />

femme qui eut la véhémence passionnelle d'un<br />

homme, je fus un homme qui n'eut que les<br />

imicles et ardentes sensibilités de la femme.<br />

Romain pour la classe monta aux assomp-<br />

ions : l'initiation accomplie l'instituait notre<br />

raitre à tous. Il gangrena littéralement la<br />

lasse : elle ne cessa plus d'être hantée par<br />

'obsession de la maison et la conjecture du<br />

•ite intégral. Quelquefois il en venait un qui<br />

ous parlait avec des yeux clairs de ce qu'à<br />

on tour il avait vu là.<br />

3


L'HOMME EN AMOUR . 38<br />

Au rebours des autres, j'étais poigné d'uni<br />

rare et intime souffrance chaque t'ois qu'ils<br />

déshabillaient ainsi l'amour. C'était le mal<br />

d'être moi-même transi et nu devant une foule,<br />

avec mes papilles raides. Pourtant mes lèvres<br />

avaient été mordues par un baiser de tille ;<br />

j'avais senti se mouler dans mes mains la<br />

forme du ventre d'Alise. C'était un mal que je<br />

ne puis m'expliquer.<br />

Rien qu'à la pensée du sexe de la femme,<br />

les alï'res me glaçaient. J'avais l'angoisse ridi-<br />

cule d'une bête cachée el qui vivait d'une vie<br />

à part, secrète et maligne, sous la vie des<br />

robes. Je pensais que je mourrais le jour oii<br />

comme les autres j'irais vers les maisons. El<br />

cette souffrance était en raison même de l'inex-<br />

primable tressaillement de mon désir aux pro-<br />

fondeurs de mon être : il ne me fut plus<br />

possible de songer à Alise ni à aucune autre<br />

femme sans me représenter aussitôt le schéma<br />

redoutable qui la rendait différente de moi.<br />

Mes joues s'enflammaient douloureusement<br />

sitôt que le nom d'une femme était prononcé<br />

devant moi.<br />

11 arriva que mon père me' permit, au temps


L'HOMllE EN AMOUR 39<br />

•les vacances pascales, d'aller passer deux<br />

ours dans la famille d'un de mes cama-<br />

rades.<br />

11 y eut un dîner, je me trouvai assis près<br />

d'une jeune fille, hardie et jolie. Ce fut un<br />

supplice. Je ne pouvais détacher mes yeux<br />

•le ses mains: elles étaient grasses, sensi-<br />

bles, aux ongles roses et courts; elles pos-<br />

sédaient une si étonnante vie animée, dans la<br />

grâce vive de cette jeune créature ! Peut-être<br />

aussi elles avaient failli comme toutes les au-<br />

tres, connue les miennes. Je crois bien que<br />

si nies genoux avaient rencontré les siens<br />

sous la table, je me serais évanoui. Et je<br />

ne trouvai pas un mot à lui dire : elle eut<br />

ainsi l'occasion de se moquer de moi fort<br />

à son aise. Aussitôt le repas fini, je m'é-<br />

chappai, j'errai dans le jardin et éclatai en<br />

sanglots.<br />

Celle-là aussi, je l'aimais éperdûment à<br />

présent.<br />

Je ne crains pas de paraître ridicule. Ce<br />

sont des confessions que j'écris ; elles ne se-<br />

ront pas inutiles s'il s'en doit dégager l'évi-<br />

dence que notre éducation faussée, avec l'i-


L'HOMME EN AMOUR . 40<br />

gnorance de nous-mêmes et la déviation d<br />

nos plus irrésistibles penchants, propage le:<br />

pires perversions.<br />

Je passai le reste des vacances chez moi<br />

pèfe. Les deux servantes qu'il avait gardée:<br />

étaient vieilles et laides: je savais que l'une<br />

d'elles tous les samedis se lavait sous la<br />

pompe. Je m'arrangeai pour la surprendre<br />

pendant qu'elle taisait ses ablutions ; je ne<br />

sais pas ce qui serait arrivé. Mais elle en-<br />

tendit mon pas, elle donna le tour de clef.<br />

Et en même temps, avec sa familiarité<br />

rude de paysanne, elle me criait : « N'en-<br />

trez pas, mon petit monsieur, j'ai ôté ma<br />

chemise. »<br />

Eh bien, je rôdai dans le soir des corridors,<br />

du côtédes mansardes. Les portes n'en étaient<br />

jamais fermées, et avec ces tilles je me sentais<br />

presque résolu comme devant une chair infé-<br />

rieure, une humanité qui appartenait au<br />

maître. J'avais oublié ma passion pour les<br />

autres : dans ma folie, je n'aimais plus que ces<br />

corps épais et déformés. Je surpris ainsi leur<br />

grand sommeil chaste, leur triste et touchant<br />

éreintementde bêtes courageuses. Toutes deux


L'HOMME EN AMOUR 41<br />

dormaient comme des enfants, les draps ti-<br />

rés jusqu'au cou, dans une paix d'innocence<br />

et d'accablement; et la bonne bonté tardive-<br />

ment me fut rendue.


L'un après l'autre, ceux de notre coterie<br />

s'en allèrent visiter la maison. C'était Romain<br />

lui-même qui à tour de rôle les y condui-<br />

sait et présidait aux dédicaces. 11 manifes-<br />

tait une satisfaction d'amour-propre à les<br />

viriliser, et de leur côté, aussitôt intégrés,<br />

ils paraissaient avoir grandi dans leur pro-<br />

pre estime. Ils avaient à présent des. gestes I<br />

plus résolus, leur voix aussi avait changé. Je I<br />

remarquai que presque tous, comme avant I<br />

eux Romain, cessèrent de se parler de leurs<br />

sœurs. La connaissance de l'amour sembla<br />

leur avoir appris le respect fraternel.<br />

Si mal que leur eût été révélé le mystère,<br />

ils en subissaient vaguement le sens sacré,<br />

comme iin acte religieux, un sacrifice sur les<br />

autels de la vie. Ils étaient, ces jeunes, boni-


MMB<br />

L'HOMME EN AMOUR . 43<br />

mes affolés de puberté, fermentés de sang<br />

nouveau, comme ces barbares qui s'en venaient<br />

dans les temples bafouer les dieux antiques et<br />

cependant demeuraient saisis devant leurs<br />

hautes images rigides. Maintenant ils avaient<br />

honte de leurs essais d'amour avec les vierges<br />

novices. Une nuance de dédain pour leur<br />

candeur de génisses ignorantes mitigeait leur<br />

réserve. Leur préférence instinctive de néo-<br />

phytes alla aux mûres courtisanes, aux chairs<br />

savantes et faisandées.<br />

La chose, vers le temps de la dernière année<br />

de collège, arriva donc comme ceci. En butte<br />

aux pasquinades de ma coterie, je linis par<br />

accuser la nature. Puisque Romain a fait<br />

cela, et les autres après Romain, si tu ne le<br />

fais à ton tour, c'est qu'une infirmité en toi<br />

t'interdit de ressembler aux autres hommes.<br />

Cependant, dans les circonstances ordinaires<br />

de la vie, je ne manquais pas de courage<br />

ni de décision. Un jour, pour un différend<br />

léger, je me battis au compas avec un grand ;<br />

il y eut trois passes; par des estafilades notre<br />

sang coula: ce fut le grand qui le premier<br />

renonça.


L'IIO.AIME EN AMOUR<br />

Mais voilà, j'étais faible comme un enfan<br />

à l'idée du corps nu de la femme. Ilsm'avaieni<br />

bien assuré que l'acte était bref et simple.<br />

Mais son mystère, les défenses de l'Eglise, el<br />

aussi la peur du stigmate m'outraient. Eux.<br />

du moins, avant de se glisser dans la maison,<br />

avaient essayé l'apprentissage clandestin. Us<br />

s'étaient acquis ainsi un rudiment d'éduca-<br />

tion expérimentale qui leur rendit le passage<br />

moins anxieux.<br />

Après des débats pénibles, mes résistances<br />

enfin tombèrent. 11 fut entendu que Romain<br />

m'aiderait de ses offices comme il avait fait<br />

pour les autres. Généralement, après le rite,<br />

les camarades se réunissaient et bruyamment<br />

fêtaient, à la mode d'un sacrifice antique, l'of-<br />

frande des prémisses. Mais je m'étais opposé<br />

à toute démonstration ; Romain m'avait pro-<br />

mis la discrétion.<br />

Il y avait là cinq tilles et l'une, très grasse,<br />

d'une blancheur de peau soufflée et fraîche sous<br />

l'enduit du maquillage, s'appelait Eva. Pres-<br />

que toujours choisie par Romain, elle assu-<br />

mait le ministère d'une prêtresse dans ce culte<br />

orgiaque et puéril.


L'HOMME EN AMOUR . 45<br />

Elle vint donc avec moi dans la chambre;<br />

elle riait, mais son rirejplutôt m'encourageait,<br />

s J'étais très pâle, mes nerfs affreusement se<br />

j pinçaient et à la fois je sentais un espoir in-<br />

Ifini de bonheur, de délivrance. Cependant je<br />

n'étais plus aussi sûr de mes forces comme<br />

[devant une manifestation terrifiante delà na-<br />

[ture. Elle se mit en chemise et presque ten-<br />

drement elle prit ma bouche dans la sienne.<br />

Alise aussi avait sucé mes lèvres comme un<br />

fruit. Aussitôt je me glaçai ; il me parut que<br />

mon cœur cessait de battre et je ne la repous-<br />

sais pas, j'étais sur sa gorge comme une chose<br />

[morte.<br />

— Voyons, chéri... Ce n'est qu'un petit<br />

moment à passer...<br />

Maintenant cette tille me parlait presque<br />

maternellement comme à un enfant chez le<br />

dentiste. Et elle ne baisait plus mes lèvres, elle<br />

me frappait de légers coups de la bouche les<br />

Ijoues et le cou, elle me soufflait cAlinement<br />

I dans les yeux un souffle de vie en riant. Elle<br />

lavait les charités d'une Sœur de plaisir. Une<br />

I crise éclata : mon corps fut secoué d'un affreux<br />

•tremblement ; et je sanglotais, mes hoquets


L'HOMME EN AMOUR . 46<br />

s'étouffaient dans des cris sourds. Je n'avai<br />

plus la conscience de moi-même;<br />

Elle, dans ce grand accablement, eut alors<br />

une minute d'amour très belle. Elle me baisa<br />

les paupières, elle me prit entre ses bras et en-<br />

fantinement me roula dans sa grosse poitrine.<br />

Elle me dit : « Va, je t'aime bien tout de<br />

même, mon mimi. Tous n'ont pas le goût tout<br />

de suite... » Ce n'était là pourtant qu'une pros-<br />

tituée, une servante des joies banales, mais je<br />

ne sais quelle grâce atl'ectueuse lui restait au<br />

fond du cœur, un coin d'ingénuité et de i'rai-<br />

clieur.<br />

Les caresses chaudes dont elle me migno-<br />

tait, la mansuétude de son amour me rani-<br />

mèrent. Je l'étreignis, je lui pris sa bouche à<br />

mon tour; je lui mordais les lèvres furieuse-<br />

ment. Toute l'humanité à travers les âges, le<br />

grand torrent de la vie passa en cette minute<br />

surhumaine. Hercule n'aima pas plus glorieu-<br />

sement Iole. Et elle criait sous moi à présent<br />

de plaisir.<br />

Du temps s'était passé, un long temps sans<br />

doute, j'avais perdu la sensation de la durée.<br />

Et voilà qu'un bruit sourd monte de l'esca-


L'HOMME EN AMOUR<br />

s lier, la porte est enfoncée, je vois apparaître<br />

Romain et toute la coterie hurlant, grima-<br />

çant, faisant des momons par la chambre.<br />

| Tous criaient : « Ça y est! IJip 1 Hip! » Ils<br />

avaient mis les mains aux draps. Mais cette<br />

[ iille, dans un étrange mouvement de pudeur,<br />

I les tirait de toute sa force jusqu'à nos mentons.<br />

Très vite je lui dis : « Tu vois, ce n'est pas ma<br />

I faute... Je reviendrai. » J'aurais voulu nie<br />

[ dresser en chemise, les chasser de la chambre.<br />

Grisés de grogs, ils saccageaient le lit, ils nous<br />

[ bombardaient avec les oreillers. Je ne fus plus<br />

j qu'une épave dans une mêlée. Maintenant cette<br />

[ poupée d'amour, revenue aux grosses joies<br />

l amusées de sa vie de folie, riait avec eux.<br />

I Moi seul soull'rais mortellement comme d'une<br />

I profanation de mon être traîné nu à la voirie,<br />

I surpris dans un acte ignominieux.<br />

Cependant à la longue, moi aussi stupide-<br />

I ment je me mis à rire, j'avais l'air de prendre<br />

I joyeusement ma part de cette farce grossière.<br />

I 11 sembla qu'à ce moment eux et moi eussions<br />

I le même sentiment à l'égard de ce qui fut<br />

I supposé s'être accompli là, une oblation obs-<br />

I cène, l'abdication hilare de la pureté de mes


48 L'HOMME EN AMOUR . 48<br />

sens vierges, la joie d'une basse souillure.<br />

Tous avaient passé par ce cérémonial ri-<br />

dicule et ensuite on avait bu à l'héroïsme<br />

mâle. Je n'osai leur confesser la vérité, ji<br />

dus subir la honte d'être fêté comme pour<br />

une victoire, 1111 acte de courage ou un bac-<br />

calauréat.<br />

Maintenant que j'y puis songer avec<br />

calme, je crois bien que c'est encore le signe<br />

de la grande erreur, cet outrage à la nature,<br />

cette dérision du plus» touchant et du plus<br />

tendre des mystères. Un jeune homme rare-<br />

ment se décide à entrer seul dans les clan-<br />

destines chapelles du culte priapique. Tou-<br />

jours il y est mené par d'autres que les initiés<br />

à leur tour initièrent. Vous-même qui me li-<br />

sez, y fûtes conduit, dans le trouble de votre<br />

jeune virilité, comme à un stade, un appren-<br />

tissage des énergies de l'homme.<br />

L'orgueil génésique se décèle si incompres-<br />

siblement la loi primordiale et éternelle qu'il<br />

signale le vrai début de l'adolescent dans la<br />

vie. Et voilà ce qu'en ont fait l'éducation, la<br />

société, la morale jésuitique et morte, l'odieuse<br />

religion de pudeur qui renia Dieu dans la


L HOMME EN AMOUR<br />

nudité divine de l'Instinct. Un jeune homme<br />

: secrètement se coule au fond d'une ruelle<br />

équivoque; il s'irrue parmi le bétail vénal,<br />

les viandes d'un charnage luxurieux et pu-<br />

blic. Il n'a fait là pourtant qu'obéir au com-<br />

mandement de la vie;'il a accompli une chose<br />

i grande et belle avec honte.<br />

Et, en effet, elle est honteuse par les détours<br />

| sournois qui l'y acheminent, par la nécessité<br />

| de se cacher comme un coupable, comme un<br />

violateur d'autels. Tous le font, et cependant<br />

ils en gardent la rougeur secrète. Il arrive<br />

[ensuite un âge où ils s'accordent à blâmer<br />

[sévèrement que d'autres fassent comme ils<br />

[ont fait;


L'HOMME EN AMOUR . 50<br />

au même titre que l'amour et les choses de<br />

l'amour. Ensemble ils manifestent le péché<br />

selon la morale et la religion. Et il se voit<br />

alors qu'après le sacrifice un jeune homme est<br />

bruyamment fêté selon un rite grotesque de<br />

lupercales moins pour avoir révélé la virilité<br />

que pour s'être souillé dans un stupre.<br />

L'homme surhumainement cède à la joie<br />

de transgresser les défenses. Il fait ce qu'il lui<br />

est interdit de faire et ainsi il s'atteste libre.<br />

Ainsi il s'affirme un dieu. C'est pourquoi le<br />

jeune homme qui ne sait pas et à qui il est<br />

défendu de savoir, le novice athlète des luttes<br />

prochaines obéit à une loi juste en pénétrant<br />

dans la maison où il se connaîtra, car ainsi<br />

il fait acte d'homme libre, et le mal n'est pas<br />

qu'il y soit entré, mais que les éducateurs<br />

aient rendu inévitable qu'il en sorte avec le<br />

mépris et la honte de son corps. Et à présent<br />

il sait, l'amour en reste à jamais profané clans<br />

son esprit.<br />

Les grands païens, adorateurs des purs<br />

symboles de vie, se respectaient nus comme<br />

des aspects très parfaits de l'Univers. Et ils<br />

avaient mis le lupanar près du gymnase: ils


L'HOMME EN AMOUlt 51<br />

ignoraient pas cependant les dieux chastes.<br />

Mais il est entendu


J'avais donc vingt ans et je ne connaissais<br />

pas l'amour. Je m'étais avancé jusqu'au seuil<br />

des communions, lévite effaré - et tremblant,<br />

J'avais vu l'Idole dans la beauté terrible de sois<br />

mamelles; et la messe, le sacrifice de ma sève<br />

ardente m'avait été interdit. Pour mon humi-<br />

liation, on me loua d'une chose qui ne s'était<br />

pas accomplie et qui me conférait la dignité<br />

virile, bien qu'au fond obscur de la conscience<br />

chacun de ces mauvais compagnons la tînt<br />

plutôt pour perdue. Ainsi s'expliqua leur<br />

acharnement à me pousser dans cette mai-<br />

son. A présent j'étais pareil à eux, dans une<br />

communauté de déchéance, dans un même<br />

état de péché. Et seul je savais que je n'avais<br />

pas péché, je m'en méprisais bien plus.<br />

Les vacances nous dispersèrent: il sembla


L'HOMME EN AMOUR 53<br />

qu'ils se fussent acquittés vis-à-vis de moi<br />

d'un devoir et (jue désormais je pouvais sans<br />

[leur aide marcher dans la vie. Je ne revis plus<br />

[le grand Romain: il était riche, il s'en alla<br />

[dresser des chevaux dans un domaine éloigné<br />

[que possédait son père. De mon côté, je ren-<br />

drai sous le toit de mes premières années.<br />

[J'appris avec un étonnement attristé que la<br />

•maison des bois avait été vendue: il se peut<br />

que mon père, averti de la mort d'Alise et sus-<br />

pectant, au bout des rancunes matoises du<br />

paysan, de pénibles soutirages d'argent, se fût<br />

[ainsi débarrassé d'une cause de tracas. Jamais<br />

[je ne pensai autant à cette fille sauvage. Il<br />

m'eut été doucement triste d'aller vers les ar-<br />

bres,lelong de la rivière. Sa petite ombre pâle<br />

[s'irritait d'être délaissée. Elle me faisait signe<br />

[de la suivre, avec un geste de ses doigts à ses<br />

lièvres, lit je ne savais plus même son visage.<br />

Elle restait lointainement évanouie dans un<br />

paysage silencieux. Elle m'apparaissait plus<br />

vivante dans ce mystère qu'entre mes bras. Elle<br />

vivait d'une vie d'éternité comme l'eau et les<br />

ifeuillages. J'ignorais si je l'avais aimée. Elle<br />

1 me remuait pas autrement que le vent lé-


54 l'homme, en amour<br />

ger de l'été. Elle avait passé comme un air<br />

frôle de flûte dans la campagne. Et après des<br />

jours, on ne sait pas pourquoi on pleure de<br />

l'avoir entendu. Mes larmes aussi montaient,<br />

je l'appelais par son nom amèrement ; elle<br />

m'était bien plus charmante de n'être plus<br />

que la petite chose si folle.<br />

. Cependant je portais avec ennui ma plaie<br />

vive de virginité. Le frôlement d'une hanche<br />

de femme dans la rue me persécutait de dou-<br />

loureuses délices. Aucune ne semblait pren-<br />

dre attention à ce lluet et timide passant. J'a-<br />

vais pourtant toujours les cheveux soyeux et<br />

annelés qui avaient plu à Alise, des cheveux<br />

de plumes d'oiseau, comme Trol. Mais je<br />

n'effluais pas magnétiquement; toutes les<br />

femmes au contraire, avec d'encourageants<br />

sourires, se retournaient sur Romain. C'est<br />

que même les plus chastes peut-être perçoivent<br />

les royales natures, les beaux tempéraments<br />

violents et prompts. Un sens merveilleux, un<br />

charme soumis les avertit de la présence<br />

du conquérant. Et je n'avais que mes rou-<br />

geurs de tardif jeune homme effarouché; nia<br />

molle contenance déjouait mes émois yéhé-


L'HOMME EN AMOUR 55<br />

[ments. Je me rongeais de la douleur de me<br />

> utir un homme et de n'en pas connaître les<br />

I daisirs.<br />

Pendant une absence de mon père, j'entrai<br />

[un jour dans la bibliothèque. L'accès tou-<br />

I ¡ours m'en était resté interdit comme si, dans<br />

Isa prévoyance bornée, il eût redouté pour ma<br />

[sensibilité trop irritable l'effet, de certaines<br />

[lectures. Il n'eût pas t'ait autrement pour une<br />

•officine aux dangereux toxiques, pour une<br />

•cave aux ardents élixirs; et habituellement il<br />

•en gardait la clef sur lui.<br />

Je n'avais guère lu de romans dans ma vie<br />

Ide collège; les Pères, douaniers scrupuleux,<br />

•exerçaient une surveillance ponctuelle à l'é-<br />

Igard de cette littérature suspecte. Il se trouva<br />

[que mon père possédait un tome dépareillé de<br />

\l-aublas. En furetant, je découvris aussi, der-<br />

rière un rayon, un paquet d'images. Je fus<br />

[épouvanté de la beauté de péché qu'elles me<br />

[révélèrent.<br />

Aucune expérimentation depuis ne me res-<br />

Ititua l'âcre et orageux tumulte qu'à travers<br />

un méprisable artifice me communiquèrent<br />

les grappes de torses diaboliquement noués


68 L'HOMME EN AMOUR<br />

comme lesarnient d'une vigne. Je goûtai là un<br />

frénétique et puissant délire; mespapilles viv s<br />

s'éréthisèrent jusqu'à l'orgasme ; j'eus l'âme<br />

raidie comme un métal sous des marteaux.<br />

11 me parut que des mains meurtrières et dé-<br />

licieuses m'ouvraient l'aine. D'ardentes et<br />

somptueuses viandes, des amas lourds dé ma-<br />

melles gorgeaient mes faims et bouchaient<br />

mes cris. Ma vie se tendit comme en un pas-<br />

sage d'agonie ; mes fibres grincèrent comme<br />

des câbles autour d'un cabestan. Je ne sais<br />

comment je ne mourus pas de l'impossibilité<br />

de vivre encore après ce prodige. Un jus acide<br />

et rêche écumait à mes lèvres. Je subis un<br />

instant la sensation de stagner infiniment en<br />

des lacs glaciaires, de rôtir longtemps aux<br />

pointes d'un brasier; et ensuite les ombres<br />

me saisirent.<br />

Au bout d'un laps incertain, je me décou-<br />

vris étendu sur le plancher, les estampes frois-<br />

sées entre mes poings. J'ignore toujours quel<br />

suprême suspens passagèrement me tint hors<br />

des limites de la vie. Je mourus un peu<br />

d'instants de la mort d'une part de mon être<br />

et cette mort sans nul doute fut manifestée


L'HOMME EN AMOUR 57<br />

j l'abolition du sens où s'abîma l'excès de<br />

¿1 on- tourment physique. Ainsi la révéla-<br />

; on ne se proposa pas pour moi l'usuel badi-<br />

Î âge folâtre. Elle me fut la cause d'un cruel<br />

t'I consternant vertige. Je pâlis dans les tran-<br />

es d'une sorte de crise sacrée.<br />

Je rejetai les images : j'aurais voulu ne les<br />

voir jamais connues. Je ne puis douter que<br />

e ne fus visité en ce tardif retour à la bonne<br />

conscience par les Saints anges de la compas-<br />

sion et du salut. j\les larmes coulèrent comme<br />

pi, en jaillissant, elles avaient espéré pouvoir<br />

Ëifacer les funestes empreintes. Du moins elles<br />

lavèrent un moment mon âme blessée et la<br />

rafraîchirent. Je joignis alors les mains et es-<br />

sayai de prier. J'aurais voulu dire les paroles<br />

propitiatoires qu'avait bégayées mon enfance.<br />

Mais la souillure déjà était sur mes lèvres<br />

lomme en mon cœur. Les mots du recours di-<br />

l'in expirèrent en même temps que tarissait à<br />

les yeux la lustrale rosée.<br />

Les secourables interventions se retirèrent,<br />

les doigts, serviteurs friands des intérieures<br />

achetés, de nouveau sentirent s'électriser leurs<br />

apilles au frôlement des images; leurcompli-


58 L'HOMME EN AMOUR<br />

cité ne put être conjurée par le souvenir de l é- I<br />

preuve à laquelle miséricordieusement j'avais I<br />

échappé; et ainsi encore une l'ois mes yeux, I<br />

comme des condamnés, furent ramenés vers la I<br />

suppliciante vision. Alors j'éprouvai dans toute I<br />

leur force les sûrs ravages de la fièvre mali-1<br />

gne qui s'était emparée de moi et déjà me I<br />

privait de ma volonté. Les moelles crépita 11-1<br />

tes, je m'assouvis de celte inouïe cuisine de I<br />

luxure, je me regoulai de ses acres et su!lii-1<br />

reuses mixtures. Un mortel vitriol ne m'eût I<br />

pas brûlé le sang de flammes plus corrosives. I<br />

La priapée maintenant m'enlisait comme I<br />

un torpide et bouillant marécage. Sans révolte, I<br />

l'âme passive et croupie, j'entraînai mes inu-l<br />

tiles anges de délivrance dans les bourbes oui<br />

se vautrait la ruée porcellaire. Et je n'avais I<br />

plus l'effroi de la perdition; déjà la joie im-1<br />

pure du ravalement, le frénétique et barbare •<br />

plaisir de violer irréparablement l'intime I<br />

beauté décourageait toute résistance et aller-1<br />

missait mes complicités.<br />

Cependant une stupeur grandit, froidit ces I<br />

moûts véhéments. Quoi ! mon père, le grave I<br />

juriste, le notoire honnête homme aux mœurs •


L'HOMME EN AMOUlt 59<br />

réputées-, s'était repu de ces détestables aphro-<br />

disiaques I Ses faims et ses soii's, comme les<br />

fiiiennes, s'étaient comblées en cette cantine<br />

, 'sanique! Des choses se déchirèrent, pro-<br />

fondes et sacrées. .Te vis la fausseté des mas-<br />

i: res, la grande turpitude sociale qui avilissait<br />

les plus sages. 11 me sembla que j'étais inno-<br />

centé par de tacites et universelles conniven-<br />

|es. Le mal n'en demeurerait pas moins, la<br />

ougeur pour de communes et lamentables<br />

etiblesses. Une honte surtout ne s'en irait plus<br />

la pensée de la nudité paternelle abjectement<br />

dépouillée. Noë encore une fois avait roulé<br />

ur le chemin, ivre du vin de la vigne cliar-<br />

lellé. Je me sentis ainsi puni dans nies res-<br />

pects, dans mes confiances jusque-là profé-<br />

rées et soudain outragées en celui même qui<br />

par son exemple aurait dû me prémunir cou-<br />

re les basses défaillances.<br />

; La chambre aussitôt me devint insuppor-<br />

table. Comme un violateur de reliques, je<br />

n'enfuis de ce lieu où m'avait conduit ma<br />

destinée. J'emportais la mauvaise lecture,<br />

l'avais aussi dérobé deux des estampes parmi<br />

es plus phalliques. Dans le petit réduit qui


L'HOMME EN AMOUR 72<br />

m'avait été abandonné pour l'étude, aux om-,<br />

bres vertes et délaissées du jardin, je pus<br />

consommer librement ainsi le péché desyeux<br />

et de l'esprit. 11 m'arrivait aussi de quitter la<br />

ville et de m'enfoncer dans la campagne. J'y<br />

goûtais avec moins de danger les enviables<br />

aventures de mon cher chevalier. Oh! comme<br />

je l'enviais! Je pleurais de l'admirer à l'égal<br />

d'un héros. Comme un excitant breuvage,<br />

un miel mixturé de phosphores, je savourais<br />

l'aimable polissonnerie, bien tempérée si on<br />

la compare aux curries dont l'ut depuis four-<br />

gonnée la salacité publique. Mais surtout les<br />

Images m'étaient une source de virulentes<br />

et de toujours neuves délices. Elles me ver-<br />

sèrent à la longue des toxiques de pure dé-<br />

mence sexuelle. Avec des ardeurs glacées,<br />

avec une active et lucide ingéniosité, outrant<br />

la conjecture, je surchargeais de morbides<br />

modulations, fruits de la hantise et du cau-<br />

chemar, la licencieuse mosaïque; celle-ci<br />

finit ainsi par vivre pour moi d'un multitu-<br />

dinaire et réel fourmillement à l'égal d'une<br />

hydre. L'identification m'obséda au point que<br />

je croyais renifler le fumet fade et poivré, les


L'HOMME EN AMOUR 73<br />

urs fermentées (l'un bétail humain cou-<br />

ché dans sa bauge. C'était, en effet, le luxu-<br />

riix bétail des âges pâturant parmi les cen-<br />

tres de Sodomë et de Gomorrhe. Ces basili-<br />

ques de l'impureté avaient été consumées<br />

p-les poix ardentes pour s'être plongées<br />

is de semblables abominations; et ensuite<br />

. rbe aride avait repoussé du désert de leurs<br />

, oussières.<br />

Maintenant j'aurais accepté d'être moi-même<br />

damné pour prendre ma part de ces bestia-<br />

lités surhumaines. Je n'étais plus le même<br />

[jeune homme Iremblanl devant les interdic-<br />

tions sacrées. Les voiles s'étaient déchirés,<br />

j'avais sondé les redoutables arcanes. La fer-<br />

veur du mal dans un novice esprit perverti<br />

recommence alors la palingénésie des races<br />

tourmentées de la soif de s'accomplir. Elle<br />

l'égale à l'obscure passion, aux sombres fré-<br />

[nésies des antérieures humanités échappées<br />

à l'innocence et sombrées dans les mornes<br />

symboles. L'antique douleur ainsi récupère<br />

>es droits, car qui peut douter que ce ne soit<br />

là encore une des formes de la fatalité qui en-<br />

térine l'homme dans les cycles de la souffrance


62 L'HOMME EN ANOUH<br />

et le contraint à se délivrer à travers la mor<br />

J'eus de splendides et tristes fêtes. Je fi s<br />

le lévite qui violemment se dépouille cl s<br />

lins et se prosterne devant les autels sacri-<br />

lèges; moi aussi j'avais saccagé la vieille f >i<br />

enfantine. J'avais tendu les bras vers 'e;j<br />

mauvais amour; je n'avais étreint que d s<br />

fantômes ; l'ironie du vide me ressaisiss; it<br />

après le mensonge des tentations inassouvi' s.<br />

L'initiation ainsi fut bien chez moi l'inévitable<br />

stade douloureux qui me révéla l'homme que<br />

j'allais devenir, .l'en conçus un sentiment<br />

trouble de honte et de lierté où à la fois j'a-<br />

vais la conscience d'une déchéance morale et<br />

d'une libération de mes pouvoirs. Je per-<br />

cevais confusément que je m'étais •affranchi<br />

par les mêmes charmes diaboliques qui m'a- j<br />

vaient perdu.<br />

Je restai le possédé halluciné des Images.<br />

Rien qu'à les toucher, mes mains se raidis-<br />

saient, des frissons algides et brûlants nie<br />

sillaient les vertèbres comme au frôlement<br />

même des amoureuses papilles féminines,<br />

comme à l'adhérence de deux peaux soudai- J<br />

nement vibrantes. Depuis, je n'ai pu appro-


75 L'HOMME EN AMOUR<br />

cher cle la femme sans éprouver l'excès d'une<br />

ensation analogue, sans tressaillir jusqu'en<br />

nés racines au passage de l'efflux électrique :<br />

epéndant j'ignorais en ce temps l'amour : je<br />

ne savais que le simulacre injurieux qui en<br />

arodie la beauté. Ce furent là d'effarantes, de<br />

i ruelles voluptés ; je n'aurais pu les faire<br />

ontir qu'en exprimant leur intensité, en in-<br />

•islant sur la maladive et naïve dépravation<br />

jui les alimenta. Si spéciale que fut l'ardeur<br />

I le ma sensibilité, je m'atteste que je ne suis<br />

•as le seul à les avoir subies. La fausse pru-<br />

lerie de l'éducation, l'éloignement des sexes<br />

Ipendant les années d'enfance, la honte dou-<br />

lloureuse de nos organes, tout nous y prépare<br />

[constamment. La découverte d'un livre ou<br />

•d'une estampe alors suffit à brasseries lies, à<br />

[fermenter les levains. Et dans la souffrance de<br />

•connaître et d'ignorer à demi, un pâle jeune<br />

homme se crée cle spécieuses évidences et<br />

[tourmenté de phantasmes, connaît l'allége-<br />

ment du triste leurre saturnien.<br />

Oui, les perversions du sentiment délicat<br />

j de la volupté, l'excès cle nos soifs licencieu-<br />

Ises, les rites clandestins et désespérés par


L'HOMME EN AMOUR 76<br />

lesquels est profané l'amour, s'invétérère: t<br />

à la faveur d'une lamentable et séculai;<br />

erreur. La primitive âme chrétienne, ondoyt<br />

aux claires et froides piscines, fut moii<br />

un état de l'humanité ramenée au sens - (<br />

la beauté divine qu'une trêve expiatoire, ui<br />

crise aiguë de rafraîchissement après i<br />

grande crise virulente de la bacchanale riiy th<br />

logique. L'Eglise, en réprouvant l'être physi-<br />

que et exaltant l'unique vertu spirituelle,<br />

frappa surtout les dieux vieillis, symboles<br />

autrefois augustes tombés aux adulies gro<br />

sières, aux méprisables rituels de l'assouvis-<br />

sement orgiaque. La Nature, en ses élans<br />

spontanés, en ses effusions touchantes, devint<br />

alors le péché des races que tâchait à refré-<br />

ner l'interdit jeté sur la nudité de l'hymen<br />

ada inique.<br />

Les temps ont changé, une conscience mo-<br />

rale plus subtile est venue au genre humain<br />

et cependant il semble que nous expions<br />

encore les latries purgées. Le premier homme<br />

tremblant traîne toujours en ses postérités<br />

le remords et l'effroi de ses membres nus.<br />

L'antique réprobation ecclésiastique n'a pas


L'HOMME EN AMOUR 65<br />

¡cessé de contemner l'être clans ses plus<br />

intimes abandons, dans sa beauté de candeur<br />

|t d'ingénuité.<br />

« Voile l'infamie de ta chair,.couvre de tes<br />

Rougeurs l'abomination des organes où tu<br />

pris le jour. Tu es maudit d'être né et les<br />

¡portes qui s'ouvrirent à ta naissance se re-<br />

fermèrent sur ton ignominie. Ignore-toi donc.<br />

Abjure ton flanc si mollement palpitant,<br />

(tue tes mains et tes yeux se détournent de<br />

l'incoercible attrait que par une conster-<br />

nante ironie Dieu situa au centre même de<br />

la forme humaine, comme un axe qu'il t'or-<br />

ISonna ensuite de mépriser! A bouillons plus<br />

rdents la sève y afflue, la tendre chaleur et<br />

B délicieux émoi vierges, à seule fin que tu<br />

pprennes le misérable orgueil d'en renier la<br />

^¿destination pourtant évidente. Et si tu<br />

Procrées, ne verse la vie qu'à travers la dou-<br />

eur de sentir à jamais souillé le fruit misé-<br />

rable de ton amour. » Ainsi parlaient les dé-<br />

fenses et la même voix continue à réprouver<br />

la connaissance de soi qui est l'élémentaire<br />

devoir de l'homme. La chair commença de se<br />

cacher et, ce fut bien plus désirable. Les lys


L'HOMME EN AMOUR 78<br />

glacés de la virginité nese connurent si blanc<br />

qu'à la pourpre de la boute pour s'être apei<br />

çus. Mais la nature outragée se vengea pa<br />

de secrètes explosions, d'infinies ét ténébreu-<br />

ses délices d'autant plus savoureuses qu'elle<br />

étaient coupables. Des feux inconnus incen-<br />

dièrent les races, des volcans d'obscures<br />

luxures qui firent paraître tièdes les braises<br />

païennes. Celles-ci plutôt se consumèrent d'<br />

librement brûler.<br />

Le péché naquit, à l'ombre de l'autel, de la<br />

sombre frénésie des cultes de la mort, sym-<br />

bole ultime de la virginité, pâle et inféconde<br />

comme elle, antinomie monstrueuse dans le<br />

torrent jaillissant de la substance amoureuse.<br />

Qui peut douter que le mythe mystique de la<br />

Vierge immaculée et mère, pierre angulaire<br />

de l'abside catholique, obnulisant sous les<br />

voiles et magnifiant d'un irritant mystère le<br />

lotus nu de l'Inde, la nuptiale lleur de vie et<br />

d'éternité, ne nous l'ait rendue diabolique-<br />

ment convoitable et n'ait fait de nous le<br />

troupeau lubrique qui le long des siècles va<br />

subodorant les fumets poivrés, les torpides et<br />

mortelles tubéreuses de l'Idole celée en ses<br />

tabernacles


L'HOMME EN AMOUR 79<br />

0 doux ! ô innocent et délicieux animal hii-<br />

aain ! Enfant-homme qui dans les âges t'ex-<br />

isias de ta nudité claire et Uémeryeillas de<br />

a sentir mêlée aux forces,- harmonie parmi<br />

es harmonies de l'Univers! Tu allais candide<br />

neuf dans la fraîcheur du monde, avec ton<br />

orps dont la forme imitait la courbe des<br />

lonts, la fissure des ravines, les forêts c-lie-<br />

elues. Elles non plus que toi n'étaient voi-<br />

ées; elles étaient nues sous le rire de l'au-<br />

ore, sous le baiser du midi, sous la caresse<br />

• les mains de la nuit. Tu n'eus pas à te tour-<br />

menter de l'inquiétude de toi-même, fraîche<br />

t radieuse substance qui grandissait avec la<br />

iiimière de tes yeux et t'était à mesure révé-<br />

lée. Lucide et ingénu, tu apercevais naître<br />

librement de ta vie un dieu que nul autre<br />

n'opprimait. Comment te serais-tu profané,<br />

Je connaissant et sachant quelle ombre eût<br />

lait sur le chemin un geste insolite? Ton<br />

amour fut auguste et simple comme celui des<br />

espèces, sous la palpitation des étoiles. Et la<br />

bête n'était pas "encore entrée dans Eden.


La conjecture de l'être féminin, à traver<br />

les apparences que m'en fournirent un un<br />

cliant livre et l'industrie d'un véreux imagier,<br />

loin de me familiariser avec son mystère,<br />

surexcita mon effarouchement.<br />

Je le redoutai bien plus terrible, je me figu-<br />

rai de noirs et dissimulés maléfices où déjà<br />

la Femme m'apparaissait la magicienne sub-<br />

tile, l'ouvrière . perfide de l'universelle désa-<br />

grégation. Ce fut à ma chair spirituelle un<br />

cautère de poix vive qui ne cessa plus de<br />

consumer ma sève d'adolescent mal initié,<br />

corrodé d'acres et obscures stimulations.<br />

L'amour récusa l'élémentaire plaisir avec une<br />

créature quiètement animale et grasse tel qu'il<br />

suffisait à la nature bornée du grand Romain.<br />

Il se compliqua d'un rituel spécial et clandestin


L'HOMME EN AMOUR 81<br />

ai le vouait aux damnations. Ma sombre<br />

•ileur investit l'artificieuse femelle d'un igno-<br />

minieux et royal sacerdoce, d'autant plus abo-<br />

minable qu'il avait pour appareil les parties<br />

éjectes de la créature. C'est ainsi qu'on m'a-<br />

iit appris, chez mon père et au collège, à les<br />

msidérer. Et toute femme recéla en elle le<br />

: ché; son flanc, délégué pour le malheur des<br />

¡ces, se proposa l'urne aux sortilèges, la<br />

marmite attisée de feux infernaux. D'effroi, de .<br />

iésir, je me sentis repoussé autant que déjà<br />

j'étais réticulé aux mailles de la passion de<br />

m corps, enchevêtré aux-sarments de sa<br />

autéde grande vigne humaine fermentée de<br />

moûts lubriques. Et je la haïssais 11011 moins<br />

que je l'aimais.<br />

Réfléchissez que je n'étais alors qu'un jeune<br />

homme dépravé par l'excès de ses chastetés<br />

mêmes, el jugez par avance des cruelles er-<br />

reurs qui furent la cause de cette morbide<br />

perversion.


Mon père rêvait pour moi les onctueuses sé-<br />

curités, les sédatives et régulières occupations<br />

d'une judicature en province. Il avait assez<br />

de fortune et une dose suffisamment modérée<br />

d'ambition pour ne pas désirer que son fils fit<br />

plus haute figure. On a pu voir qu'il se sou-<br />

ciait, avant tout de s'octroyer les dehors d'un<br />

homme moral ; il l'était sans nul doute selon<br />

la notion du monde; il ne souhaitait pour<br />

moi que la dignité d'une vie laborieuse et<br />

tranquille. Malheureusement j'étais sans gmit<br />

pour le droit; une imagination ardente et sen-<br />

sible. le libertinage sentimental de mon esprit<br />

m'auraient porté plutôt vers une carrière où<br />

le rêve eût tenu plus de place.<br />

Je n'en obtempérai pas moins à son com-<br />

mandement, car il n'y avait guère entre nous


L'HOMME EN AMOUR 71<br />

'effusion; sa paternité m'enjoignait l'obéis-<br />

ance et ne me permettait pas la contradiction,<br />

i me confia donc à une parente qui habitait<br />

: ville universitaire où j'allai m'interner. J'a-<br />

,iis caché au fond de ma malle le Faublas et<br />

us deux estampes qui avaient été pour moi le<br />

tage du plus exacerbé dévergondage mental.<br />

Je trouvai en arrivant des jeunes gens dé-<br />

reux d'expérimenter le plaisir à la faveur des<br />

ibertés que leur procurait l'éloignement de<br />

. famille. C'était bien différent de nos tristes<br />

iu'iichants de collégiens. Ceux-là étaient à<br />

H entrée de la vie; ils avaient passé l'âge des<br />

l'oubles émois où la chair se cherche. La plu-<br />

part ne demandaient qu'à se faire rapidement<br />

une situation pour jouir de l'existence. Ils<br />

I mêlaient à doses égales la bamboche et l'étude.<br />

Naturellement je fus éprouvé tout de suite<br />

sur mes inclinations, sur le degré de ma con-<br />

naissance de la femme. Je me gardai de leur<br />

confessèr qu'elle ne m'était connue que par<br />

de fortuites et incomplètes aventures. Je les<br />

étourdis plutôt par l'abondance et la sérénité<br />

démon endurcissement. J'assumai les appa-<br />

rences d'une apostasie déjà consommée.


72 L'HOMME EN AMOUR<br />

Cependant, à part de nocturnes randonnée-,<br />

d'incertaines déambulations de chasseur ch<br />

mériquë, courant au cœur de la vieille cit ,<br />

clans les rues monotones et graves, des piste ;<br />

qu'une pénible pusillanimité me faisait négl<br />

ger ensuite, je menais une vie dissimulée t<br />

solitaire. J'évitais craintivement le départ<br />

pour les tonnelles où presque tous s'en a -<br />

laient, le long du fleuve, en compagnie de ba-<br />

ronnes donzelles, arroser de piquette leurs<br />

bâfres d'amour. C'étaient .des maîtresses qu'ils<br />

gardaient un peu de temps et qui consentaient,<br />

après un court acoquinement, à se prêter à<br />

d'autres amours. Ensemble ils dispersaient eu<br />

ribotes économiques, en rigodons aux bals-<br />

musette, en chevauchées aux manèges des<br />

chevaux de bois, l'argent laborieusement sou-<br />

tiré aux crédules- parents.<br />

Ces joyeux drilles, bouffis de santé provin-<br />

ciale ou rurale, prédestinés les uns à jaboter<br />

dans des prétoires, les autres à vivisecter leur<br />

prochain avec un flegmedeboucher, ignoraient<br />

les postulations inquiètes de mon morbide éro-<br />

tisme. J'enviais la désinvolture bourrue de<br />

leurs manœuvres auprès des filles, leur entre-


85 L'HOMME EN AMOUR<br />

•ut pour les capter, la sensualité bornée qui<br />

ur faisait prendre, comme ils disaient, l'a-<br />

;iour en rigolade. La femme pour eux comme<br />

pour Romain n'était qu'une chair à plaisir,<br />

une grosse nourriture sur le coin de nappe ma-<br />

'••ulée d'une cantine, le coup de vin hâtivement<br />

vgurgité au seuil d'un tournebride. Au con-<br />

aire, pour moi elle continuait à garder un<br />

iractère sacerdotal et terrible, comme une<br />

'sis noire.<br />

Je me défendis de les suivre sous les ton-<br />

: ¡telles. Je n'aurais su d'ailleurs quelle posture<br />

u'der devant le pétulant assaut de leurs<br />

ourgandes, moile vierge altéré de soifs salées,<br />

consumé comme un ridicule Hercule par la<br />

obe ardente de ma chasteté. Maintenant je<br />

[portais celle-ci comme une honte; j'avais cons-<br />

Icience qu'il était répugnant pour un jeune<br />

[lioinme de mon âge, libre et aduste, de rancir<br />

[dans le célibat. Je me faisais à moi-même<br />

I l'effet d'un petit vicaire des campagnes au<br />

. sang recuit d'abstinence, crevant dans son jus<br />

! de saint homme à l'abri de ses signes de croix.<br />

Oui, je pensais là-dessus comme tout le<br />

, monde, car l'homme chaste est la moquerie


L'HOMME EN AMOUR 86<br />

de tous ceux qui ont résigné la virginité, e<br />

cependant personne ne consent à être appel<br />

libertin. Je me disais : Cela ne peut dur»<br />

plus longtemps, il faut en finir. Mais l'inou<br />

vibratilitéde ma nature et la peur de la Femm<br />

mêlée d'une intolérable répulsion pour laforin '<br />

même de son sexe, cette centr alité qui mis -<br />

rablement à mon gré le situa dans les régions<br />

animales, toujours me faisaient différer l'é-<br />

preuve.<br />

Je dois tout dire : je n'avais pas encore<br />

abdiqué la ferveur religieuse. Les rigueurs de<br />

l'Eglise concernant le péché charnel entrèrent<br />

pour une part dans ma défiance de l'éternelle<br />

et captieuse tentatrice, mesurant ses embû-<br />

ches au degré de la facilité de ses proies. Elle<br />

était la guerrière en soie par dessus la cuirasse<br />

de ses seins. Ses souples membres, flexibles<br />

comme la liane et résistants comme le métal,<br />

étaient faits pour mailler les débiles énergies<br />

du plus redoutable héros. L'ellipse de ses<br />

hanches imitait un dessin cauteleux et fuyant,<br />

l'ondulement sournois d'une bête ennemie.<br />

Les flammes noires ou rutilantes de ses che-<br />

veux la rimaient d'un casque qui, en se rom-


L'HOMME EN AMOUR 87<br />

••¿ut, épandait un ileuve où, comme en un<br />

'•thé, naufrageait l'inutile vertu virile. Eve,<br />

la petite élémentaire, multipliée à travers les<br />

.es, ne cessait pas d'avérer l'éternité du my-<br />

:he en proposant au trop crédule Adam le<br />

ait mortel de sa beauté.


J'habitais un logis sur la principale place<br />

de la ville, devant la cathédrale; de mes feu -<br />

très j'avais la vue du porche et de ses vous-<br />

sures profondes guirlandées d'anges, sous<br />

l'effilemenf des pinacles. Une floraison mer-<br />

veilleuse, comme un jardin de symboles, fili-<br />

granait la pierre et spiritualisait à l'égal d'une<br />

prière vivante, aux effusions jaillissantes,<br />

aux ardeurs dardées vers les paradis, le go-<br />

thique appareil des dais légers, des sveltes<br />

colonnettes fuselées, des assises géantes.<br />

Ma foi s'élançait avec les faisceaux déliés,<br />

montait à la pointe des ogives, cette foi d'en-<br />

fance qui m'avait enseigné la présence di-<br />

vine incluse aux paraboles, au signe mys-<br />

térieux des architectures sacrées. Presque<br />

chaque jour je pénétrais sous le porche, j'en-


89 L'HOMME EN AMOUR<br />

trais un instant accomplir le devoir de l'orai-<br />

son à l'ombre des piliers. 31 ais la beauté<br />

seule de l'arche immense et délicate, le sens<br />

mystique des lignes apparues à travers mes<br />

, itres déjà se proposait la forme sensible d'un<br />

acte d'adoration auquel se conformaient mes<br />

i-lans.<br />

Les ondes matinales baignaient les tours,<br />

r uisselaient autour de la légende des béatifiés<br />

lémorée dans les niches, prismatisaient d'un<br />

mobile arc-en-ciel l'essor des pinacles et<br />

après avoir ranimé la roue des rosaces, ex-<br />

piraient aux pénombres lilacées du porche.<br />

iVa jet d'une orfèvrerie surhumaine, comme<br />

des litanies d'émaux et de gemmes, comme<br />

an cantique fait de dentelles et de nuées,<br />

plongeait aux fluides altitudes la céleste<br />

, châsse diaphane. Midi ensuite épanchait ses<br />

coulées ardentes, trempait d'or et de plomb<br />

fondus les moellons vertigineux, gratinait de<br />

chaleurs rousses l'évidement des seuils; et<br />

les saints, les licornes, les guivres semblaient<br />

rôtir sur des grils léchés par les flammes<br />

d'une fournaise. Puis s'étendaient les soirs<br />

pourprés; des cataractes de roses croulaient


L'HOMME EN AMOUlt 90<br />

des flancs percés du jour à l'image des ble<br />

sures du Crucifié. Une chape rutilante ea<br />

plis démesurés s'abattait, lentement enveloj-<br />

pait la maison des âmes. Les verrière<br />

comme des lacs de feux liquides, comme d< s<br />

creusets de métaux en ignition, braséaiem<br />

d'ultimes splendeurs, urnes s'égouttant où<br />

se recueillait le sang du soleil, cuves bapti<br />

maies desquelles s'approchait le front pâle < •<br />

la nuit. Et dans une flambée suprême, les<br />

dais, les gables, la lance des ogives, les bos-<br />

sages, la mêlée des clefs et des crochets, lys<br />

et palmes du jardin des miracles, fructifica-<br />

tions du verger des symboles, girandes et<br />

flambeaux d'un crépuscule plein d'eaux mys-<br />

tiques et de cryptes, jaillissaient, coruscaient,<br />

rutilaient sous un tourbillonnement des lan-<br />

gues écarlates. Aurore ou couchant, à travers<br />

les givres d'argent rose, les lucides cristaux<br />

tintants du matin, ou les vespérales débâ-<br />

cles de pourpre et de sang, le magique édi-<br />

fice se surnaturalisait d'une vie liturgique et<br />

bestiale, d'un fourmillement apocalyptique<br />

et sacré, apôtres auréolés, martyrs fleuris dé<br />

palmes, démons bifides et fourchus, larves,


91 L'HOMME EN AMOUR<br />

mures, helminthes, toute l'hagiologie et la<br />

i monialité confondues. Même la nuit, aux<br />

intermittentes lueurs stellaires, un prestige<br />

îou.ï propageait l'illusion d'une ténèbre ha-<br />

itéè et pullulante. Un hallier prodigieux<br />

rigeait où des faunes et des flores se conju-<br />

raient pour des œuvres divines ou réprou-<br />

•s, par analogie du péché, des miséricordes<br />

le la prière.<br />

V force de contempler ces solennelles ima-<br />

ms, j'avais fini par rapporter à cette vie mi-<br />

¡euleuse de la pierre, comme à une leçon<br />

•': ¿rituelle, comme au simulacre extériorisé<br />

• i-s mouvements de mon âme, mes défail-<br />

i nices et mes redressements, mes espoirs et<br />

Imes stagnations. De loin mes yeux lucide-<br />

pent s'avéraient, aux places où pour la pre-<br />

Imière fois ils s'étaient révélés à mon culte et<br />

•[à mon effroi, les'célestes parabolains, les mi-<br />

•séricordieux délégués des milices de Dieu et<br />

leurs ennemis éternels, les suppôts infernaux,<br />

kmix-ci, aux postures grimaçantes et bis-<br />

tournées, assumaient les endosmoses infinies<br />

'l'un grotesque et horrifique bestiaire. La<br />

v igne maudite ressuscita, maillant d'obscènes


L'HOMME EN AMOUR 92<br />

enlacements, grappant les fornications ani-<br />

males. Le grand cep luxurieux, engraissé p.<br />

le péché des races, montait, s'accrochait au<br />

culs de lampe, vrillait les pendentifs, darda .i<br />

jusqu'aux gargouilles. A laudes et à complit<br />

dans le matin ingénu, dans les ors livides<br />

des soirs; il distillait les sucs luxurieux et<br />

figurait les moûts diaboliques, ardent, lascif,<br />

frénétique, réticulé à l'égal de mes perver-<br />

sités. Aux eucharisties divines, à la trans-<br />

substantiation du pain et du vin, présidée,<br />

sous l'encens des voûtes intérieures, par les<br />

anges agenouillés, s'opposait la parodie sa-<br />

crilège de l'incorporation bestiale, la messe<br />

impie arrosée d'un sang fumant qui coulait<br />

comme par des bondes el vouait l'homme<br />

aux stupeurs et aux démences. Moines relaps<br />

à groin de porc, nonnes lubriques à tétines<br />

de laies et de truies, par dérision de l'hostie<br />

communiaient charnellement avec les hordes<br />

velues, boucs, renards et.singes. D'agiles dé-<br />

mons sous leur stupre insinuaient des grils<br />

ou affûtaient des lardoirs en signe des inévi-<br />

tables châtiments.<br />

Je ne sus que plus tard quel sens salin-


L'HOMME EN AMOUlt 93<br />

que correspondait à ces caricatures, chronique<br />

lapidaire où de malicieux tailleurs d'images,<br />

.igués avec l'Eglise contre les ordres men-<br />

diants, allusionnaient leur secrète ordure. Un<br />

des culs de lampe, à la droite du porche, sur-<br />

tout me devint une étrange obsession. Une.<br />

courtisane nue, défigurée par un équivoque<br />

museau animal aux lignes encrassées sous<br />

usure des siècles, était assise sur les genoux<br />

d'un moine et lui proposait la copulation.<br />

L'extrémité du froc déjà ardait au brasier<br />

qu'un diable sous leur siège attisait avec un<br />

soufflet et cependant aucun des deux ne<br />

emblait se douter de l'incendie qui bientôt<br />

les consumerait. Une fureur lascive torsait<br />

les membres de cette gouge savoureuse et me<br />

l'imprima comme une pétulante chair vive<br />

dans les yeux. Elle flamba dans la grande<br />

[vigne rose d'aurore ou vermeille de nuit pro-<br />

i chaîne. Et à moi aussi, elle me dédiait les dé-<br />

votions de son flanc comme cette Alise venue<br />

: avant les autres, comme la grasse Eva de la<br />

i maison aux volets clos. Quelquefois elle m'ap-<br />

. paraissait l'une et puis l'autre et suscitait le<br />

péché que toutes deux me proposèrent et qui<br />

B*


L ' H 0 MME EN AMOÛR<br />

ne fut pas assouvi. Comme au froc du moin<br />

le feu s'était communiqué à ma robe prétexte,<br />

ma chair, pour avoir séjourné proche des gril<br />

avait été hâvie et à jamais garderait le stig-<br />

mate de la cuisson. L'image, en renouvelant<br />

la tentation et en rafraîchissant ma crédulité<br />

aux suprêmes damnations, à la fois tempéra<br />

et fomenta mes sauvages ardeurs.


Ce fut vers ce temps que j'acquis à l'échoppe<br />

un des bouquinistes qui pullulaient aux<br />

bords de l'Université, divers manuels trai-<br />

;tit, de la génération et des blessures secrètes<br />

' l'amour. D'indigentes et sèches vignettes<br />

élucidaient les textes : elles semblaient avoir<br />

èlé burinées à la pointe d'un scalpel, taillées<br />

dans le cuivre comme dans des filandres vives<br />

par des mains précises et bourrues; et ensem-<br />

ble elles m'offraient le spectacle rebutant de<br />

tronçons de vie pantelants, de morceaux d'hu-<br />

manité saignants à l'étal des boucheries.<br />

Pourtant c'était bien là le mystère et l'attrait<br />

sacré des sexes, c'était, en ses sources, le<br />

miracle douloureux de l'éternité des races!<br />

Je fus bouleversé ainsi que par une vision<br />

iunèbre, les approches macabres d'une mor-


L'HOMME EN AMOUR 96<br />

gue. Les images, la grande vigne des fornica-<br />

tions, ramifiant toute la tentation obéie, dis-<br />

tillant à ses vrilles une sève de luxure hilai<br />

et folle, devinrent de la damnation lieureus •<br />

à côté de cette prédestination de n'aimer -que<br />

clans les affres, sur des . lits trempés de pi<br />

fétides, combugés d'humidités visqueuses. Je<br />

crus pénétrer aux détours d'un jardin vén<br />

neux, fleuri de calices égouttant un sang fé-<br />

tide, ingénieusement concerté pour tempérer<br />

d'horreur et de dégoût la salacité morbide<br />

des hommes, à moins qu'outrepassant les<br />

répulsions, un barbare satyriasis ici cruel-<br />

lement ne s'aiguillonnât du pire sadisme.<br />

Des polypes et des actinies aux formes char-<br />

nues et spongieuses, aux caroncules crêtes<br />

et turgides derrière la glace des aquariums,<br />

autrefois avaient eu ces aspects viscides et vé-<br />

nériens. Une table d'amputation, chargée de<br />

fibromes et de kistes, ne m'eût pas levé le<br />

cœur autant que cette clinique de l'amoUr.<br />

Les répugnantes confidences de mes cama-<br />

rades de collège se trouvèrent dépassées. Eux,<br />

du moins, en leurs profanations imbéciles, ne<br />

s'étaient pas douté que¡l'amour pût se pro-


L'HOMME EN AMOUR 97<br />

.nier lui-même au point de n'être plus que la<br />

:rande lionte du monde. Comme des singes<br />

v ec leurs petites guenons, ils avaient simulé<br />

• : risoirement le rite sacré en bafouant l'autel,<br />

mais la suprême douleur leur avait été épar-<br />

gnée : ils avaient ri de leur nudité et n'avaient<br />

"as senti s'enfoncer en leur chair novice les<br />

i.lous de la mauvaise science. Moi qui ne<br />

avais rien de ce qu'ils s'étaient appris l'un<br />

l'autre, j'en savais à présent plus qu'eux<br />

tous : j'avais plongé aux souffrances de la<br />

Passion amoureuse. Sur leurs bases fangeu-<br />

ses vacillèrent les colonnes d'or et de jaspe,<br />

i'n fleuve excrémentiel, le sang et la lie d'une<br />

animalité morbide bouillonnèrent jusqu'aux<br />

marches du temple. Et debout par dessus la<br />

lamentable ordure, seul le Purificateur, le<br />

prêtre d'une religion de charité et de pardon,<br />

son visage tourné vers les ciels de la rédemp-<br />

tion, faisait le geste miséricordieux, ondoyait<br />

d'eau lustrale les fœtus germés de l'infec-<br />

tieuse sentine.<br />

La pitié, une pitié crispée et amère, pour la<br />

première fois me fut alors connue. Elle se con-<br />

fondit avec l'horreur, avec le mépris pour ce


L'HOMME EN AMOUR 98<br />

corps qui jusque sur les seuils de la mo.r<br />

n'avait pas cessé de tressaillir en moi, comn •<br />

un bois dont la sève continue à ferment<br />

sous la foudre qui l'a frappé. Ah! les misé) -<br />

bles hommes qui ne pouvaient résigner i<br />

Beauté et l'Amour! Toute la terre était pleine<br />

de leur sang. Comme aux images japonais s<br />

ils s'ouvraient vivants leurs entrailles et les<br />

répandaient aux pieds de l'Idole en grappes<br />

de bagues, en torsades d'émeraudes et de ru-<br />

bis pour ses jeux, s'immolant avec une fré-<br />

nésie barbare, avec la joie surhumaine de<br />

s'enivrer de la. mort à travers l'amour. Un<br />

destin tragique ne séparait pas ces sœurs fu-<br />

nestes : l'amour repliait sur les races les bras<br />

immuables de la mort ; celle-ci, de ses doigts<br />

violets, fermait les lamentables bouches qui<br />

avaient crié et étaient demeurées ouvertes<br />

dans la brève éternité d'un spasme; Moi aussi<br />

j'avais étreint l'Impure de mes bras trem-<br />

blants de lièvre et de désir, j'avais répandu<br />

devant elle ma vie sur le chemin.<br />

Jamais je n'aimai plus follement cette pe-<br />

tite Alise du bord des eaux. Celle-là, comme<br />

tant d'autres, était morte d'aimer ; la rivière


99 L'HOMME EN AMOUR<br />

.• ait coulé à sa main l'anneau qui la fiança<br />

•ix ombres. Ohl comme elle me faisait lior-<br />

ar et combien je l'appelai de l'autre côté de<br />

rive qu'elle avait à jamais franchie! Cette<br />

va aussi, avec son nom divinement terrestre<br />

perfide, nie devint bien plus méprisable et<br />

; ère ! Comme l'Eve d'Eden, elle m'avait pris<br />

la main, elle m'avait mené vers l'amour,<br />

ia prostituée secourable! Et voici qu'en elles<br />

comme en toutes les femmes, l'amour m'ap-<br />

¡raissail masqué du rictus camard de la<br />

Mort!<br />

Ce fut pour moi la grande épreuve. J'eus<br />

| s crises de sensibilité convulsée où je sta-<br />

gnai aux eaux mortes de l'être, où ensuite le<br />

désir de souffrir l'immortelle souffrance me ra-<br />

menait à la vie. J'éprouvai l'évidence que<br />

Dieu n'avait donné au mystère du corps fé-<br />

minin un dessin malade et blessé que pour le<br />

mieux sceller de sa fulgurante réprobation.<br />

L'être sexuel, avec ses abois et ses faims, se<br />

suggéra la bête tentaculaire tapie aux replis<br />

des cavernes. Et je crus comprendre enfin la<br />

Femme, dans sa beauté de misère et d'in-<br />

famie.


L HOMME- EN AMOUR<br />

Cependant si, au lieu du hasard malfai-<br />

sant qui me fit à la fois découvrir l'amour ut<br />

ses plaies, de prudents éducateurs m'avaient<br />

enseigné que mes organes secrets, symboles<br />

d'éternité, possédaient une beauté égale à<br />

celle des mains qui sèment et labourent, du<br />

front qui pense et des yeux qui reflètent la<br />

clarté du ciel, je n'aurais pas été le jeune<br />

homme égaré et malheureux qui, dans la<br />

douleur, 11e cessait pas d'être harcelé des<br />

plus troubles désirs.


Ma parente, déjà âgée, lasse d'être dupée<br />

Ij'.u' ses servantes, avait pris une gouvernante<br />

ur surveiller sa maison. C'était une grande<br />

¡ ;!e brune, au corps noueux et mûr, à la dé-<br />

| marche masculine, aux gestes brusques qui<br />

mblaiènt casser l'air autour d'elle. Elle avait<br />

[dépàssé la quarantaine et s'appelait bizarre-<br />

ment d'un nom d'homme, Antbroise.<br />

Cette Antbroise,.avec son nez charnu et ef-<br />

IUlé, avec l'extrême mobilité de ses yeux petits<br />

[et gris sous une taroupe, eût récusé tout soup-<br />

[çon de beauté si son front volontaire n'eût été<br />

[casqué de la plus somptueuse chevelure brune<br />

aux chaudes roussissures d'automne. Cepen-<br />

dant je n'aurais pris attention à elle si l'excès<br />

de ses prévenances, à la longue, n'avait forcé<br />

mon indifférence. Elle me souriait avec une<br />

humilité affligée et tendre. Ses mains, tou-


L'HOMME EN AMOUR 102<br />

jours espéraient me frôler. En rentrant, qi<br />

quefois j'apercevais ma table fleurie de pe>. : is<br />

bouquets qu'elle descendait acheter à la i e. j<br />

Jamais elle ne pénétrait dans ma chambre<br />

sans bruyamment soupirer. Et j'avais vague-l<br />

ment cette conscience d'être Un peu ridicule<br />

qu'éprouvent les hommes recherchés trop ou-<br />

vertement par des filles laides ou avariées.<br />

Or, un matin qu'un malaise, m'avait retenu<br />

au lit, elle entra chez moi, déposa sur la con-l<br />

sole un bol de tisane, sortit, rentra, maintes-j<br />

tant là tout à coup les mouvements les plus ;<br />

contradictoires. Et à présent elle était très pâle, i<br />

ses yeux iumerolajent comme des lampyres, j<br />

et, en s'appuyant à mon chevet, elle me con- •<br />

templait avec un étrange rire silencieux qui<br />

déchaussait les larges palettes de ses dents. ]<br />

J'avais retourné la tête du côté du mur, avec ^<br />

la peur et l'ennui de ses entreprises. Mais :<br />

presque aussitôt elle se baissa vers moi, elle ,<br />

me caressa les cheveux de ses longues mains, ]<br />

ces cheveux qui plaisaient à toutes, qu'avait<br />

eus aussi ïrol.<br />

— Dieu qu'il est mignon! Ali! mon petit<br />

Jésus! Non, vrai...


L'IIOMME EN AMOUR<br />

'¡le me parlait comme en un léger délire<br />

nie poussait au visage 1111 souffle chaud,<br />

deiïne d'une gorge ardente. Il y eut un<br />

ut suspens et enfin elle se jeta en travers<br />

draps, me prit dans ses bras, pinçant<br />

; ment ma bouche entre ses lèvres avec<br />

cris rauques, étoullés, une ardeur à la<br />

ie qui la fit l'égale des grandes amazones<br />

vos. Sa rage cependant me laissait calme,<br />

1 laissais faire, sans goût pour cet amour<br />

Pilaire. Son corsage soudain vola, les cor-<br />

p as de sa jupe sifflèrent; elle déroula la nuit<br />

i istueuse de ses cheveux. Je compris que toute<br />

Î iïime atteint à la beauté dans les mouvements<br />

spontanés du désir.<br />

I D'une ruée impétueuse cette grande fille<br />

brûlée de feux volcaniques me prit. Je roulai<br />

sous ses seins, ma vie délicieusement s'en<br />

plia. Et elle ne me disait que ce mot extasié:<br />

1« Mon petit Jésus... mon petit bon Dieu! » elle<br />

¡s'assouvissait avec un entrain sauvage. L'acre<br />

Ifumet de ses aisselles, un évent aigre de su-<br />

pau montait comme d'un combat. Ce fut ainsi<br />

[que je connus l'amour. Il me fut révélé dans<br />

¡le moment où mes fibres saignaient encore,


92 L'HOMME EN AMOUR<br />

meurtries d'horreur et de dégoût. Une femme<br />

au cœur viril et passionné, outrepassant les<br />

réserves de ma pusillanimité, m'enseigna le<br />

baiser furieux que m'eût appris si tendrement<br />

Alise, que n'avait pu m'apprendre cette grasse<br />

gouge maternelle d'Eva.<br />

Une sensation triste suivit. L'amour, quoi!<br />

ce spasme souffrant et blessé entre deux ago-<br />

nies! Je me rappelle que je me lavai soi-<br />

gneusement la bouche. Et j'avais oublié les<br />

Images. Mes rêves de grande luxure démen-<br />

tielle prirent lin en ce regoulement monotone,<br />

en ce rata de gros plaisir après tout assez<br />

terne. Mon lit ne fut plus que la litière où un<br />

animal ensuite dormit son sommeil repu et<br />

douillet.<br />

Tout fut changé : la femme m'apparul la<br />

servante d'un geste mafpropre et mécanique.<br />

Je ne redoutai plus son mystère, j'étais l'en-<br />

fant qui s'épeura d'un fantôme nocturne et<br />

devant qui on ailuine les chandelles. Je savais<br />

à présent, je savais! L'affreuse vision s'altéra,<br />

la nature apaisée pacifia la maladive turbu-<br />

lence de mon chimérique esprit. Et c'est bien<br />

là le jeune homme : si devant mes amis je


L'HOMME EN AMOUR 105<br />

lir'oâai me vanter de ce coup d'amour d'Am-<br />

Br 'oise pour moi, j'en eus intimement la fierté.<br />

Cette fdle aduste avec ses coups de passion<br />

I • devint une calme habitude, un bonheur<br />

(: otidien et réglé. Elle brûlait d'étranges ar-<br />

|n< urs, m'appelait toujours son petjt Jésus et<br />

: petit bon Dieu. Elle avait un feu de<br />

line nature, do virginité longtemps mysti-<br />

|< • •. Elle tournait après le plaisir les grains<br />

(l'un chapelet entre ses doigts. Un jour elle<br />

¡ : confessa qu'elle avait été religieuse un<br />

P'M de temps. Un des jardiniers du couvent<br />

l'avait débauchée. Et elle avait les mains pru-<br />

dentes et douces qui savent égaliser les draps<br />

autour des malades. Il arriva que les ser-<br />

vantes, par dépit de son autorité hargneuse,<br />

la dénoncèrent et la firent congédier. Et je<br />

ne l'ai plus revue.<br />

Alors, retombé à mes carêmes, l'obsession<br />

bientôt me reprit, mais elle n'était plus la<br />

même; elle revêtait à présent des aspects d'é-<br />

vidence bien plus redoutable. Je ne pouvais<br />

plus voir une femme à la promenade sans<br />

Jpenseràson flanc, sans la mettre dans l'atti-<br />

|tudede l'amour. En toutes se restitua celle


L'IIOMME EN AMOUR<br />

qui m'avait possédé plus encore que je ¡e<br />

la possédai moi-même. J'outrageai ainsi !a<br />

beauté timide de la vierge, je forçai ton ; o<br />

chair féminine passante. Je fus le violateur<br />

clandestin qui mentalement arrache les vi-<br />

les. Et maintenant que je n'ignorais plus<br />

l'inconnu de sa personne, la Femme s >f-<br />

frait à moi, animale et nue dans sa fonction,<br />

la fatalité de son appareil indestructible et<br />

frêle.<br />

Le sens de sa royauté varia; elle perdit,<br />

le mystère ; elle cessa d'apparaître la magi-<br />

cienne d'un rite d'ensorcellement, la Circé<br />

des morphoses bestiales. Elle-même était LA<br />

BÊTE avec le signe de la bête à sa ceinture, la<br />

gueule qui mord et broie. Son flanc restait<br />

déchiré comme de la colère des dieux, connue<br />

des éclats de la foudre. Une blessure éter-<br />

nelle rugissait, devenue sa rancune et sa<br />

victoire contre l'homme.<br />

J'achetai des livres, je lus d'un tourment<br />

amer Flaubert, Concourt, Zola. Baudelaire<br />

me fit goûter des délectations corrosives. Je<br />

m'empoisonnai chez Barbey d'ardentes perver-<br />

sités. C'étaient les chrysostomes, les ulcérés,


I;<br />

L'HOMME EN AMOUR 95<br />

voyants d'humanité. Tous proposaient la<br />

me comme la mouche d'or des fumiers du<br />

: >.de, l'abeille en folie ruée au carnage des<br />

:es, le poulpe allouvi pompant la phlétore<br />

races, consommant l'œuvre d'extermina-<br />

Elle se dénonçait tragique et barbare,<br />

stie d'une grandeur farouche.<br />

. peine j'avais connu ma sœur, on ne m'a-<br />

pas appris l'être fraternel, soulfrant des<br />

lies maux que moi. On m'avait enseigné<br />

plèment le mépris de mon corps, l'effroi et<br />

Il onte des organes qui sont la. vie. Et voici<br />

l(; leur tour des artistes merveilleux me di-<br />

ut : « Prends garde : elle est la dévoreuse<br />

1(1 cervelles, le monstre aux tentacules ranii-<br />

P'o. Elle est la colère du genre humain. Si elle<br />

enne la vie, c'est afin que la vie ensuite se<br />

[résorbe en ses creusets maudits, c'est afin que<br />

|es enfants, devenus les amants de son lit,<br />

s'immolent à ses pieds magnifiques et inexo-<br />

rables. » Les livres ainsi confirmaient la leçon<br />

le mes premiers éducateurs. Sa chair glorieuse<br />

Bernait les pétales de son péché vivant partout<br />

où elle passait. L'Univers était empoisonné<br />

|de son venin.


96 L'HOMME EN AMOUR<br />

Je ne me rendais pas compte encore de n n<br />

mal : il habitait aux racines de ma vie. 11<br />

parcourait mes moelles comme la bactérie<br />

des ferments aigris, comme les mortels virus]<br />

mêmes de l'amour. Pourtant le germe n n<br />

fut pas en moi natif; il me vint de ma virilitéjj<br />

déviée, de l'excès de ma sensibilité morbide; <<br />

Si, tout enfant, je n'avais pas ignoré les jeux<br />

avec les filles de mon âge, l'innocente sympa-j<br />

thie qui prépare aux mûres inclinations, si]<br />

plus tard on ne m'avait inoculé les fausses ;<br />

pudeurs et la honte des sexes, j'aurais choisi •<br />

une femme selon mon cœur, ma nature ar-<br />

dente se fût canalisée sous l'arche du mariage.]<br />

Mon mal indubitablement se proposa la per- j<br />

version d'un morbide entraînement vers l'in-<br />

connu de l'être féminin. Et je le subissais, je<br />

11e trouvais point de recours dans ma volonté.|<br />

Privé de ses prophylaxies aussi bien que' de ]<br />

moyens cura tifs, il 111e fut impossible de con-<br />

jurer ce qui à la longue me supplicia à l'égal<br />

d'une cruelle hallucination. Avec l'âge aussi,<br />

s'exaspérait l'étrange tourment physique, la<br />

vibration électrique qui, aux approches delà<br />

femme, me vrillait les libres.


L'HOMME EX AMOUR<br />

Cependant je croyais la connaître à présent;<br />

ne ne connaissais que la douleur de la sentir<br />

• séparée de moi par les infinies barrières du<br />

[péché et des casuistiques sociales. J'étais bien<br />

[plus seul depuis qu'elle m'avait été révélée.<br />

[Elle et moi allions par des chemins opposés.


Il y avait clans une rue voisine une jeune<br />

fille; je passais chaque jour sous ses fenêtres<br />

et toujours, derrière la vitre, elle travaillait à<br />

un ouvrage qui ne semblait pas devoir finir.<br />

Je savais qu'elle avait des mains effilées et pâ-<br />

les : ces mains tiraient l'aiguillée, d'une grâce<br />

triste et délicieuse comme si elle eût été con-<br />

damnée à consumer ses jours en une tâche<br />

mystérieuse; Elle ne cessait pas de faire aller<br />

ses jolies mains comme des lleurs par dessus<br />

la trame; peut-être elle assortissait des laines<br />

au dessin d'une broderie.<br />

Cela, je ne le, sus jamais; je ne voyais à la<br />

fenêtre que ses épaules et ses mains; la fe-<br />

nêtre étant haute, le reste de sa personne me<br />

demeurait voilé. Une impression de destinée<br />

recluse, au fond d'une chambre assombrie


L'HOMME EN AMOL'K 99<br />

[par «les rideaux, comme un visage de rêve<br />

surgi aux lointaines profondeurs d'un mi-<br />

Loir, nie la rendit chère. Je ne savais rien<br />

[de sa vie, • je savais seulement le charme<br />

Isoulfrant de ses mains et la pâleur anémiée de<br />

[ses cheveux. Elle devint pour moi le songe<br />

[aimable d'une existence tranquille et solitaire,<br />

[comme la vie qu'elle menait là dans la mai-<br />

ls m de ses parents. Je rentrais chez moi, ac-<br />

[cablé du sentiment de mon isolement.<br />

Une soif très douce des charités et des ten-<br />

[dresses de la femme avec les jours me con-<br />

[suma : je n'éprouvais plus la passion mala-<br />

dive de son corps. Comme au temps d'Alise,<br />

[je me roulai sur mon lit, j'embrassai en<br />

• pleurant un cher fantôme fraternel. L'ingé-<br />

nu! souil'rance de mon âme d'adolescent me<br />

[fut rendue ainsi à travers une trouble et brû-<br />

llante sensibilité. La Bête sembla n'avoir en-<br />

Icore pénétré que les lobes superficiels de<br />

¡mon cerveau: au dedans de moi les vierges<br />

[fraîcheurs, les bonnes odeurs de la vie sub-<br />

[sistaient comme la part épargnée de mon<br />

«être.<br />

Je venais le matin ; je revenais aux heures


100 L'HOMME EN AMOUR<br />

de l'après-midi; puis le soir tombait et tou-<br />

jours je la voyais infiniment résignée, ayant<br />

peut-être, elle aussi, son rêve comme le mien.<br />

Elle continuait son tristeet symbolique travail,<br />

car pour moi cette trame à laquelle sans trêve<br />

elle ajoutait des points et qui ne s'achevait<br />

jamais, était bien le symbole de ses jours.<br />

Elle me remarqua; elle semblait parfois re-<br />

garder du côté de la rue par lequel j'arrivais;<br />

et alors un instant ses mains s'arrêtaient de<br />

tirer la laine. Je vis ainsi qu'elle avait des<br />

yeux couleur de la pluie, des yeux très doux<br />

et qui s'accordaient avec le geste las de ses<br />

mains, avec la pâleur sans sève de ses cheveux.<br />

Je l'aimais aussi à présent celle-là, comme<br />

j'avais aimé la grande Dinah, comme j'avais<br />

aimé Alise et toutes les amoureuses de mes<br />

âges d'enfant. Mais je ne puis dire que je l'ai-<br />

mai de la même manière. Je l'aimai de tou-<br />

tes mes nostalgies d'amour très pur, avec l'âge<br />

du jeune homme que j'étais devenu. Et je ne<br />

savais plus que j'avais connu la Femme.<br />

Ce fut chez moi une crise de pureté comme<br />

pendant un état de grande ferveur religieuse,<br />

comme à la veille des approches de la Sainte


L'HOMME EN AMOUR 113<br />

Table alors que je goûtais l'illusion de porter<br />

[mon âme très blanche entre mes mains avec<br />

la peur mystique d'un sacrement et d'une re-<br />

lique. Je l'appelais en moi d'un nom vague et<br />

charmant comme elle : « ma Vierge. » Et en<br />

eifet elle m'avait apparu à peine matérielle et<br />

visible, étliérée plutôt, entourée dévoilés légers<br />

[comme une petite sainte Vierge de tabernacle<br />

parmi les nuages de l'encens.<br />

j'ignorais si j'irais un jour trouver sa mère<br />

I et. môme si elle avait une mère ; il ne venait<br />

quelquefois auprès d'elle qu'un sénile visage<br />

qui tout aussi bien aurait pu être celui d'une<br />

aïeule ou d'une antique nourrice. Je vivais ainsi<br />

dans une sorte d'inconscience de moi-même et<br />

de tout l'avenir de moi, où seulement je réap-<br />

paraissais aussi comme en un miroir lointain,<br />

| à travers une transparence au fond de laquelle<br />

il y avait quelque chose d'infiniment doux et<br />

blanc. Gela dura un temps assez long, je n'au-<br />

jrais pu dire combien de temps, car dans ma<br />

[ folie j'avais perdu la notion de la durée.<br />

Or, un jour, comme je passais devant la<br />

maison, je ne l'aperçus pas à la fenêtre, mais<br />

: presque aussitôt la porte s'ouvrit. Et je vis<br />

n.


102 L'HOMME EN AMOUR<br />

que je ne la connaissais pas encore, que ce<br />

que je connaissais de son mystère était loin<br />

de la beauté qu'elle me révéla tout à coup.<br />

C'était vers le commencement de l'été; une<br />

robe de deuil retombait à la pointe de ses bot-<br />

tines. Elle portait sur son chapeau un crêpe<br />

léger où s'estompait l'or pâle de ses cheveux.<br />

Je soupçonnai alors pourquoi, à la fenêtre,<br />

dans l'ombre des rideaux, elle m'avait paru<br />

ressembler à une petite religieuse fleurissant<br />

avec des laines un invisible suaire : c'était à<br />

cause de ce vêtement de deuil qu'assombris-<br />

sait encore la pénombre de la chambre tou-<br />

jours close.<br />

Maintenant, dans le frisson lumineux du<br />

matin, une clarté de belle vie vermeille éma-<br />

nait de sa chair, comme une gerbe de roses.<br />

Et je ne savais plus qu'elle avait été si long-<br />

temps triste derrière la vitre ni la mélancolie<br />

de ce travail auquel depuis tant de matins elle<br />

s'appliquait. Une fièvre me parcourut le sang;<br />

je bus, comme une liqueur d'or, comme un brû-<br />

lant vin des îles, le rythme de ses hanches, la<br />

fine et onduleuse élégance de sa beauté nou-<br />

velle. Elle ne fut plus le lilial mensonge qui,


L'HOMME EN AMOUR 103<br />

parmi des voiles discrets et blancs, venait à<br />

[mon rêve communiant, parmi les blancs che-<br />

|i: ns où la menait ma nostalgie d'une exis-<br />

tence très pure. Je l'avais vue dans sa chaude<br />

iv lité de vie, dans le contour deviné de son<br />

mystère, et elle redevenait pour moi l'obses-<br />

I sion.<br />

Toute la femme aussitôt se déchaîna; les<br />

[images abominables ressuscitèrent, le jardin<br />

S des ileurs monstrueuses; mes yeux encore une<br />

[fois déchirèrent les robes et firent jaillir la<br />

[nudité. Je l'eus à moi, cette enfant, dans la<br />

[palpitation moite de son être, comme une<br />

[courtisane. Et les jours qui suivirent, je 11e<br />

[ repassai plus devant la fenêtre.


Je me retrouvai désabusé, horriblement ma l-<br />

heureux au seuil fermé, à jamais scellé de<br />

mon paradis, avec mon illusion morte, avec<br />

les débris de ma pauvre relique ingénue en<br />

poudre à mes pieds.<br />

Maintenant j'étais bien obligé de le recon-<br />

naître, je ne pourrais plus voir aucune femme,<br />

même ignorante de l'amour, sans penser aus-<br />

sitôt à sa forme nuptiale. J'étais le banni des<br />

jardins de l'innocence, du vierge éden où, la<br />

main dans la main, s'avancent les beaux<br />

couples heureux. Mon sang charriait un sor-<br />

tilège, je me sentis voué à une destinée. Et, en<br />

effet, elle apparut à quelque temps de là.<br />

Oui, cela, j'en eus nettement la conscience:<br />

comme une terre brûlée, comme un champ<br />

maudit, je ne verrais jamais germer la fleur du


L'HOMME EN AMOUR 105<br />

[boa amour. Le sel et le feu avaient desséché<br />

les sources vives, tari les artérioles par où<br />

(l'être intime se rafraîchit aux rosées du matin<br />

[de la vie.<br />

\lors seulement je commençai de m'attester<br />

la présence du mal en moi, inconjurable. Et<br />

c'était dans ma virginité même, longtemps ré-<br />

tive et tantalisée, que j'étais frappé comme si,<br />

en la gardant farouche et brandie, j'avais violé<br />

la nature. Elle m'était montée en fumées au<br />

cerveau, elle avait corrodé ma substance spi-<br />

rituelle mieux que ne l'eût fait le sale liberti-<br />

nage de ce Romain qui poussait sa sœur sur<br />

les lits. Celui-là pourtant choisirait un jour<br />

parmi les vierges une jeune fille accomplie<br />

qu'il respecterait et ensuite il la mènerait<br />

dans sa maison, parée de sa beauté grave d'é- •<br />

pouse. '<br />

Mes chastetés s'endurcirent ; je vécus tout<br />

un temps dans une continence sauvage, comme ..<br />

un moine. Il me parut que j'étais devenu un<br />

très vieux homme lourd de péchés et racorni<br />

dans le délabrement des macérations, usant<br />

péniblement ses dernières révoltes charnelles<br />

pur la pierre du repentir. Je m'étais confessé,


L'HOMME EN AMOUlt 118<br />

j'espérai que Dieu me préserverait du retour<br />

des tentations trop durables. Et comme si j'a-<br />

vais été exaucé, les ferments miraculeusement<br />

s'apaisèrent. Je ne lisais plus de romans, je<br />

moisissais des jours entiers sur des textes ju-<br />

ridiques, avec patience et ennui.<br />

Ma constance me rendit espérable une gué-<br />

rison définitive. Elle me réconcilia avec moi-<br />

même. Je me sentis capable des ¡»lus fermes<br />

résolutions. Et un soir je jetai au feu les<br />

funestes estampes, délice coupable de mes<br />

yeux. Le papier s'effrita en fines cendres;]<br />

mais les sarments de la vigne luxurieuse ne<br />

furent point consumés avec les fibres végéta-<br />

les. Ils demeurèrent ramiculés à nies graisses<br />

et mes os. Vrille à vrille par la suite ils se<br />

renouèrent en mes rétines, torsèrent à mes<br />

filandres leurs rêts tenaces sous lesquels se<br />

gonflait la grappe empoisonnée. Et ainsi je<br />

restai le prisonnier halluciné de la vision<br />

ityphallique qui, comme un rais sur des mé-<br />

taux, une fois pour toutes s'était gravée dans<br />

la démence de mes prunelles.<br />

Je dispersai donc au feu les lubriques sti-<br />

mulations qui avaient perverti mon sens vierge.


L'HOMME EN AMOUR 119<br />

|j pensais : le tout dans la vie est d'avoir<br />

lun ferme propos ; ensuite les choses s'arran-<br />

Igont d'elles-mêmes. J'ignorais de quelles cho-<br />

ses il pourrait être question pour moi dans<br />

l'avenir ; je savais seulement que jamais je ne<br />

[connaîtrais plus l'amour comme peut-être à<br />

[celte heure déjà le connaissait Romain. Ce-<br />

pendant l'ancienne douleur s'était calmée :<br />

j'acceptais à présent ma destinée luxurieuse<br />

comme une infirmité de ma nature, comme un<br />

mal dont les accès avec l'âge s'espaceraient.<br />

Quand passagèrement les lancinements de<br />

[la continence m'aiguillonnaient trop au vif,<br />

is sournoisement aux maisons.


Vers la fin de la seconde année, le courrier<br />

un matin m'apporta un mot d'une de nos ser-<br />

vantes. Cette fille fidèle m'apprenait que mon<br />

père avait été frappé d'une congestion sur la<br />

voie publique. Ou avait dû lui tirer une en-<br />

tière palette de sang, ce qui l'avait mis borsde<br />

danger. Cependant il demandait à me voir<br />

sans délais. Bien que nos relations fussent<br />

demeurées toujours assez froides comme entre<br />

un père et un fils de l'ancien régime, j'éprouvai<br />

une commotion violente. Je fis aussitôt nia<br />

valise.<br />

Le train sifflait quand tout à coup la por-<br />

tière du compartiment


L'HOMME EN AMOUR 121<br />

|1 d'avoir couru. Dans la pénombre des toi-<br />

[t -es eu tôle, sous le hall assombri d'un<br />

Il ouillard de fumée, je n'aperçus d'abord que<br />

Il mouvement vif et souple avec lequel elle<br />

I voila sur ses hanches et ensuite s'abattit aux<br />

I capitons devant moi, toute frémissante encore,<br />

|] souffle court sous le soulèvement rapide<br />

Ida corsage.<br />

Puis le cahotement des voitures rebondit<br />

Isur les plaques de fer, à la sortie de la gare ;<br />

11' spacement des maisons, dans la verdure des<br />

[banlieues, coula un brouillard pluvieux et<br />

Imorne par les vitres. Je vis que la dame avait<br />

I levé à demi sa voilette, une voilette noire<br />

I comme sa robe, et l'ourlet de ses cheveux re-<br />

tombait en bandeau sur le lobe pâle de l'o-<br />

reille. Le fin maillage du tissu lignait ses<br />

[yeux qui me restaient ainsi cachés ; et je<br />

n'apercevais que le bas d'un visage plutôt<br />

enlaidi par l'épatement d'un nez camus de<br />

i petit carlin.<br />

Le hasard d'un vis-à-vis féminin pendant<br />

Fui trajet de chemin de fer dont on ne peut<br />

savoir la durée, ce rapprochement fortuit et<br />

[presque familier de deux existences inconnues •<br />

7


L'HOMME EN AMOUR 122<br />

l'une à l'autre entre lès parois resserrées d'un<br />

compartiment, avaient toujours été pour moi<br />

un étrange sujet d'énervement. Le magné-<br />

tisme qui, au simple frôlement d'une robe, se<br />

répercutait en vibrations d'ondes nerveuses à<br />

travers mon être, me réticulait bien autrement<br />

encore les fibres dans ces moments et à la<br />

longue se changeait en un malaise intoléra-<br />

ble. Mais cette ibis, mon désintérêt pour ce<br />

visage sans beauté fut cause que mes yeux ne<br />

cessèrent tout un temps d'errer, au passage<br />

vertigineux de l'express, sur les mélancoliques<br />

paysages au fond desquels m'apparaissait<br />

l'image de mon père frappé peut-être aux<br />

sources de la vie.<br />

De sombres appréhensions, malgré les ras-<br />

surantes restrictions de la lettre, me donnaient<br />

froid au cœur. Je sentis anxieusement se re-<br />

nouer les fibres d'enfance, l'attachement du<br />

vieux compagnonnage dans la grande maison<br />

solitaire où à peine avait lui pour moi le<br />

charme maternel, où un homme silencieux<br />

et grave, toujours vêtu de noir, avait soutenu<br />

mes jeunes trébuchements. Et les gares, clans<br />

•un brusque tonnerre de bâtiments et de


L'HOMME EN AMOUR<br />

[plaques métalliques, dans une découpure<br />

d'éclair de petites villes aux barrières encom-<br />

brées d'un stationnement de piétons et d'at-<br />

telages, défilaient, elles aussi attristées d'on-<br />

dée, sous le ciel nébuleux s'effritant en grises<br />

charpies.<br />

Je ne sais à quel sursaut en moi j'éprouvai<br />

soudain que la dame au voile me regardait.<br />

Ce fut une commotion rapide, électrique qui<br />

nie lira les yeux de son côté; el nos regards<br />

une; seconde se croisèrent, car à présent elle<br />

Uv.iit relevé tout à fait son voile par dessus le<br />

paloquet de velours qui si simplement, sans<br />

l'apparat de nulle plume, la coilluit.<br />

l'eus le saisissement de l'avoir mal jugée :<br />

•elle n'était pas belle, d'une pâleur de peau<br />

éteinte, le nez libertin et camus, brusqué aux<br />

puînés d'un croqure. Mais les prunelles, sous<br />

la barre raide des sourcils, avaient une vie<br />

profonde et iixe, une clarté noire .et figée<br />

eau sans remous sous les ponts.<br />

Je me suggérai aussitôt Un aspect de beauté<br />

a rebours, irritante, contradictoire, énigmati-<br />

Bue et qui, avec la coupure mince et longue<br />

pe sa bouche très rouge comme un piment,


L'HOMME EN AMOUlt 124<br />

le retroussis équivoque d'une apparence de ;<br />

mufle animal, éveillait la sensation trouble' \<br />

de la nudité et de l'odeur secrète de ce! te i<br />

femme. Elle tenait fort décemment entre . es ]<br />

mains gantées de noir la pomme d'un de ses i<br />

genoux croisé par dessus l'autre, le buste rai :<br />

renversé et appuyé aux capitons, les hanches !<br />

iines et nerveuses, mises en relief par le collent<br />

de la robe. Et ensuite elle détourna les veux,<br />

elle regarda indifféremment se dérouler les \<br />

champs ternes à travers la vitre, comme moi- •<br />

même je l'avais fait tout à l'heure. Mais moi, à<br />

présent, par des regards à la dérobée, par une *<br />

bizarre et passive soumission de ma volonté à<br />

une force impérieuse, je continuais à l'envelop-<br />

per furtivement d'une attention à mesure plus<br />

inquiète. Je n'aurais pu dire où je l'avais déjà<br />

vue, pourtant je croyais l'avoir vue véritable-j<br />

ment. Ce masque ambigu et morne antérieu-<br />

rement avait dû séjourner dans ma pensée.<br />

La campagne, pour mes yeux négligents, ne<br />

fut plus que la nuance d'une tapisserie fanée<br />

sous la brouée et je ne pensais plus à mon<br />

père, aux ombres qui tout à l'heure m'avaient<br />

attristé. Je me tourmentai de las efforts pour


-<br />

l'homme en amour<br />

ioe rappeler sans certitude en quelle part de<br />

1 durée, en quelle contrée j'avais pu rencon-<br />

t r e r cette femme.<br />

\u bout d'un peu de temps, elle recom-<br />

[n nça à me dévisager, et alors à mon tour je<br />

d 'Urnai mes regards. Une peine sourde, un<br />

h physique m'envahissait, je sentis l'appro-<br />

|c ; de ces cruels fourmillements trop connus<br />

[qui me criblaient les paumes et toujours pré-<br />

[cé aient les affres morbides de la présence fé-<br />

I l i ; ' l i n e . Ses yeux à présent revenaient vers<br />

• m o i avec insistance. Elle aussi parut s'inquié-<br />

d'analogies et confusément me reconnaî-<br />

Cependant elle était calme, toute reculée,<br />

son mystère noir. Et enfin elle et moi<br />

as nous regardâmes franchement, nos pru-<br />

un moment s'emboîtèrent comme des<br />

ins. 11 sembla que nous étions sur le point<br />

'un et l'autre de pouvoir préciser lucidement<br />

circonstances de notre première rencontre,<br />

ne fut là qu'une seconde, la durée d'un<br />

inappréciablement court. Il passa une<br />

nous redevînmes des étrangers venus<br />

opposés et partant pour d'incertaines


126 L'HOMME EN AMOUR<br />

Non, 1110 dis-je, je n'ai point encore vu celte:<br />

femme, je n'aurais pas ressenti cette secom -;e<br />

d'inconnu sitôt que se sont joints nos re-l<br />

gards. Alors je restai I rouble d'une auire<br />

sensation insolite : peut-être je l'avais d n<br />

subtil pressentiment prévue dans l'au d là<br />

de l'heure actuelle. Aux miroirs de l'avenir,<br />

par un merveilleux etTet, reflexe, le vague li-<br />

néament d'une image s'antidatait ¿t devenait<br />

la forme lente et augurale de la chose qui<br />

allait être. Un mystérieux dessein, dans ce ;<br />

cas, eût suppléé à de fortuites conjonctions '<br />

si toutefois, dans la grande mathématique de<br />

l'univers, le hasard peut exister. Une minute|<br />

encore aurait pu s'écouler, une autre portière<br />

s'ouvrir, elle eût à jamais été absente de ma<br />

vie, tout au moins de la portion de ma vie où<br />

soudain elle parut se manifester avec un sens<br />

précis. Il sembla qu'une main l'eût menée j<br />

vers la vitre derrière laquelle j'étais assis.<br />

Maintenant de nouveau ses yeux glissaient :<br />

sur les miens comme la pluie sur les vitres<br />

et ne semblaient plus rien avoir à me dire. '<br />

Négligemment elle baissa sa voilette et elle<br />

me resta ainsi voilée comme ma propre âme. i


L'HOMME EN AMOUR<br />

Elle ne faisait plus un mouvement, toute<br />

di'offe dans le soubresautement des soupen-<br />

tes. et seulement quelquefois elle considérait<br />

r, ie éclaircie lointaine des paysages avec la<br />

1 1 cachée de ses yeux fixes, plus noirs dans<br />

11' mbre du voile. Je vis bien que je n'occupais<br />

aucune place clans ses idées.<br />

Uné gare dansa dans les tourbillons des<br />

sr.ies. Et encore une fois, du bout de ses<br />

| c igtsgantés, elle remonta la dentelle, essaya<br />

Î reconnaître la ville que nous dépassions.<br />

Je savais le nom cle cette ville, j'aurais pu le<br />

1 dire; cependant je ne desserrai pas les<br />

dents; Mes nerfs s'étaient regrignés, se tor-<br />

: d: ient comme un nœud de vermicelles, car de<br />

[nouveau, à des signes intérieurs, à de lasses<br />

percussions aux circonvolutions de la mémoire,<br />

j'étais sûr que je l'avais rencontrée déjà et<br />

toutefois il m'était impossible de me mémorer<br />

en quel temps, en quel lieu.<br />

La souffrance fut si forte que je me dressai<br />

précipitamment ; je fis jouer le volet mobile<br />

qui servait à la prise d'air ; ensuite j'abaissai<br />

le rideau; et ces actes étaient rapides et désor-<br />

donnés; je n'avais plus exactement conscience


116 L'HOMME EN AMOUR<br />

de mes mouvements. Le vieux monsieur à côté<br />

de moi doucement se plaignit d'un comm n-<br />

cement de fluxion ; je dus fermer le volet. Et<br />

seulement alors la dame se mit à me regarder<br />

autrement qu'elle ne m'avait regardé jusq l'à<br />

ce moment. Il n'y eut là de sa part nulle in-<br />

tention d'ironie, bien que mon agitation bizarre<br />

lui en eût fourni un motif bien naturel. Elle<br />

posa simplement des yeux tranquilles sur les<br />

miens sans l'apparence d'un sentiment défini<br />

pour ce maladif jeune homme qui, en se<br />

rasseyant, les mains mollesjet tremblantes, lui<br />

avait jeté un regard suppliant.<br />

Cependant son visage n'était plus le même<br />

que tout à l'heure ou bien ce fut moi qui H<br />

présent la considérai avec un regard changé.<br />

Il me sembla que ses yeux s'étaient tout à coup<br />

démesurément agrandis comme une étendue<br />

d'eau quand on l'aperçoit d'un point élevé. Je<br />

ne vis plus son étrange laideur animale, le<br />

mufle court et camus qui la faisait ressembler<br />

à un carlin. Mais comme un nageur dans un<br />

lac immense, j'étais roulé aux vagues lourdes<br />

et lentes, aux cercles illimités du regard que<br />

tranquillement elle fixait sur moi. Une vibra-


tilUé anormale en étendait les ondes comme<br />

là : i, dans une profondeur liquide, est tombée<br />

un pierre, et j'avais perdu toute volonté, je<br />

m'abandonnais avec une torpeur magnétique<br />

| > bercement des eaux soyeuses et sombres,<br />

.'¡intenant aussi un beau corps de femme,<br />

nudité d'une sirène au torse comme une<br />

flexible ondulait dans les noires limpi-<br />

; et ainsi tout d'une fois ses robes étaient<br />

et je la vis nue dans la lumineuse<br />

•intimité de sa chair.<br />

1/ HOMME<br />

EN AMOUR<br />

avais le sentiment que mes globes ocu-<br />

s étaient projetés hors de ma face, eux-<br />

p :es elïroyablement dilatés, pareils à des<br />

Ica'ieux germés. Cependant son visage demeu-<br />

jrait froid comme si elle eût été habituée à<br />

lia passion des hommes, et elle continuait à<br />

¡épancher sur moi la ténèbre sans remous et<br />

|sans pensées de ses yeux comme un Styx.<br />

ne souffrais pas, je ne sentais plus le vril-<br />

|lement qui, près des autres femmes, m'infli-<br />

le supplice d'un rouet aux pointes de<br />

pénétrant en mes os ; j'étais une chose<br />

morte emportée dans un courant.<br />

Le train, dans un grincement prolongé de


130 L'HOMME EN AMOUR<br />

ses freins, un tamponnement brusque des bu-<br />

toirs, stoppa : les gardes de portière en pr -<br />

tière, crièrent un nom; et j'avais oublié qu'il<br />

y avait là une ville où un homme déjà tou-<br />

ché par la mort m'attendait.<br />

Il me fallut un effort pour me reprendre au<br />

sens des réalités et ensuite je retirai ma valise<br />

du filet et je descendis précipitamment sur le<br />

quai. Aussitôt une main se posa près de la<br />

mienne sur la courroie qui bouclait mon plaid.<br />

Je reconnus une des servantes de la maison.<br />

Les yeux rouges, elle m'annonça que mon<br />

père avait été frappé d'une seconde attaque<br />

dans la matinée et que le prêtre était venu<br />

avec les sacrements. « Dites-moi tout, m'écriai-<br />

je, mon père est mort. » Elle laissa tristement<br />

retomber la tête et j'étais très pâle, sans pou-<br />

voir pleurer.


Ge fut ma sœur qui me reçut au bas de l'es-<br />

coier; elle m'ouvrit les bras, mes larmes<br />

¡nerveusement éclatèrent, et nous nous tînmes<br />

longtemps embrassés. Mais mon beau-frère<br />

s:iï la pointe des pieds descendit de la cham-<br />

bre : je ne l'avais jamais aimé; en m'enlevant<br />

à Ellen, il m'avait fait souffrir la première<br />

souffrance de la vie et la blessure ne s'était<br />

plus ferhiée. Aussitôt ma peine tomba ; je<br />

ne sus plus que dire ; il me sembla que je<br />

venais dans cette maison comme un étranger,<br />

que seulement une attitude contrite m'était<br />

commandée pour me conformer à la douleur<br />

générale.<br />

Je montai donc silencieusement lesinarches<br />

que les pas paternels ne descendraient plus, je


pénétrai dans la chambre auprès de laquel<br />

j'avais dormi mes sommeils d'enfant.<br />

Les rideaux étaient tirés et comme pour<br />

mon grand-père, deux cierges brûlaient dans<br />

les grands chandeliers de cuivre de la eu<br />

sine. Au vacillément fumeux de ces lumina<br />

l'es étoilant la pénombre, j'aperçus, parmi la<br />

blancheur rosée des draps remontés jusqu'au .<br />

mains croisées dans un geste d'éternité, la<br />

pâleur de cire d'un visage infiniment solen-<br />

nel et calme. Je n'entendis plus qu'une parole.<br />

« Comme il est beau ! » disait ma sœur. Je<br />

m'étais agenouillé, l'odeur funèbre des graisses<br />

chaudes qui se consumaient me levait le<br />

cœur; et la bouche collée aux draps, je san-<br />

glotais, avec le déchirement en moi d'une part<br />

de ma vie.<br />

Ce fut. peut-être en cette minute que pour<br />

la première fois je sentis tressaillir le mys-<br />

tère sacré de la transmission de l'être. Ma race<br />

blessée par l'amputation brutale de la mort<br />

saigna une sève rouge comme si la hache<br />

eût tronçonné le chêne de qui à travers le<br />

temps j'étais un rameau.


133 L'HOMME EN AMOUR<br />

Je voulus veiller cette première nuit avec<br />

1 religieuse et les servantes. Ellen, brisée,<br />

lissée encore par des couches récentes, avait<br />

( entraînée chez une amie. Elle aussi à<br />

p osent, dans la grande douleur de la sépara-<br />

f a, je me sentais l'aimer comme une chair<br />

s rituelle et toutefois périssable où par<br />

avance je pressentis se décomposer la vive<br />

e- ence delà famille. Je l'avais pressée contre<br />

moi, toute chaude de sang fouetté, humide et<br />

ballante de ses larmes, et Bile n'était plus la<br />

femme, elle se délivrait des troubles apparen-<br />

ces charnelles, dans la beauté pieuse d'un<br />

symbole. C'était une soif malade de mourir<br />

moi-même aux sensualités, aux acres pous-<br />

sées de la vie, et à la fois j'étais tourmenté de<br />

: nostalgies d'amour infini, d'un sombre délice<br />

l de souffrir la mort pour ceux que j'aimais.<br />

Près du lit blanc, dans la nuit lourde de<br />

senteurs de cire et où déjà se volatilisait<br />

l'empyreume des ferments, des images se le-<br />

j vèrent, la haute figure souriante du bon sa-<br />

i tyi'e, du Vieux qui allait semer la graine de<br />

f vie dans la maison des bois, cette petite sau-<br />

vage d'Alise aussi dans la passion brûlée de


134 L'HOMME EN AMOUR<br />

son corps, léger fantôme voilé par la nuit dos<br />

eaux. Celle-là, comme je l'entourais de mes<br />

pitiés, redevenu l'enfant qui pleura sur 3e<br />

regret de sa petite gorge aiguë des larmes vo-<br />

lupteuses et funèbres !<br />

Et ensuite je pensai très doucement à la<br />

grosse fille, à cette Eva maternelle qui voulut<br />

m'initier comme un vierge Adam. Peut-être<br />

morte clans son péché quotidien, dans sa belle<br />

graisse lleurie de gouge ingénue qui berçait<br />

les petits comme moi au lit de ses mamelles!<br />

Ma vie remonta, je n'avais plus de mépris<br />

pour la nonne impudique, pour cette Am-<br />

broise enragée dont l'aisselle fleurait aigre-<br />

ment le sureau. Puis je roulais clans les cam-<br />

pagnes avec un étrange visage animal devant<br />

moi. Et ses yeux me regardaient, puits de té-<br />

nèbres, lacs aux lourdes ondes de naufrage,<br />

alcôves froides où un corps se déroulait<br />

comme une liane.<br />

Alors l'effort péniblement recommença. Je<br />

ne savais plus que mon père était là, entre<br />

les cierges, dans les draps de la mort. Les<br />

yeux fixés aux trèfles des luminaires, je ne<br />

voyais plus que l'extraordinaire regard impur.


l'homme en amour 123<br />

Où, en quels temps était-elle venue à.moi la<br />

première fois, cette femme au mufle de chien?<br />

Des analogies se nouèrent, des correspon-<br />

dances subtiles. Il me parut petit à petit<br />

qu'à travers un tourbillonnement d'images<br />

enfin je la reconnaissais avec certitude; et<br />

eHe avait le méchant front busqué d'Alise,<br />

l'animalité passive du péché d'Eva, la grande<br />

bouche mystique et sensuelle d'Ambroise.<br />

Elle était à la fois toutes les femmes que<br />

j'avais aimées et ensemble elles totalisaient<br />

la Bête ! La Bête ! la Bête ! m'écriai-je dans<br />

un insurmontable mouvement d'effroi et de<br />

dégoût. Aussitôt la Cathédrale se dressa, la<br />

grande vigne de pierre avec son fourmille-<br />

ment diabolique que filigranait le givre mati-<br />

nal, qu'ensanglantaient les débâcles du soir.<br />

Et comme si par son nom je l'avais évoquée,<br />

l'ensorceleuse amante du moine, la courti-<br />

sane au flanc lubrique et au museau de chien<br />

lucidement darda magique, funeste, faisant<br />

le geste qui promettait la damnation. Je ne<br />

doutai plus qu'elle n'eût été l'annonciatrice<br />

de celle qui un jour devait m'apparaître.<br />

La religieuse qui veillait avec nous me tou-


124 L'HOMME EN AMOUR<br />

cha le bras. Elle tenait dans la main un brh<br />

de buis qu'elle venait de tremper dans l'eau<br />

bénite. Elle en avait aspergé les draps entre<br />

deux prières et maintenant elle me passait ie<br />

buis pour qu'à mon tour avec le geste de la<br />

Croix j'épandisse aux quatre coins du lit la<br />

bonne pluie propitiatoire. C'est ainsi qu'il m e<br />

fut rappelé que mon père était mort.


J ' é t a i s libre; je pouvais suivre ma vie selon<br />

q /elle me poussât à droite ou à gauche. Mal-<br />

lvureusement mes maîtres ne m'avaient pas<br />

c seigné la vie non plus que la beauté sacrée<br />


138 L ' H O M M E EN A M O U R<br />

prévaricateur et débauché, est assuré d e ! a<br />

considération des hommes. Ainsi des poi s-<br />

sées extérieures s'étaient substituées à m a<br />

volontaire orientation. Je n'avais pas même,;<br />

imité le sauvage, l'homme primitif des b o i s<br />

qui mouille son doigt et l'expose à l'air p o u r<br />

savoir d'où souffle le vent. Maintenant la b è t e ,<br />

née en moi de la honte de la chose" infâme,<br />

circulait dans mon sang comme le feu e t l e<br />

phosphore.<br />

Maître de ma destinée, je continuai à s u b i r<br />

les effets de l'éducation faussée qui m ' a v a i t<br />

refoulé dans la catégorie des êtres sans per-<br />

sonnalité. J'aurais pu, en l'utilisant selon mes'<br />

penchants, dédommager ma vie des contentions<br />

d'une enfance sevrée; mon père m'avait l a i s s é<br />

assez de bien pour qu'il me fût permis d'é-<br />

couter enfin mes dilections intimes, mes seu-<br />

les et personnelles suggestions. Il arriva c e c i :<br />

sans goût pour les pratiques collusoires et<br />

vénales du robin, j'acceptai passivement d e<br />

réintégrer les cours de droit.<br />

La maison paternelle m'étant échue en<br />

partage, je la laissai à la garde d'une des deux<br />

servantes, celle qui avait connu mon grand-


139 L'HOMME EN AMOUR<br />

p è r e et, semblait, à force d'offices et d'ans,<br />

f a i r e partie de la maison même. J'aurais<br />

souhaité y amener un jour une jeune femme<br />

s gé et aimante qui eût été ma femme. Ce<br />

r e d'une tranquille existence à deux dans<br />

l ' i s o l e m e n t d'une petite ville se réveilla parmi<br />

]i vieilles pierres familiales au frôlement<br />

d o s grandes ailes noires. Cependant je n'igno-<br />

r a s plus que mon père avait été frappé sur le<br />

s ail même de la maison aux volets clos.<br />

Q u e l l e ironie ! Lui qui mettait son unique or-<br />

g u e i l à se décorer d'apparences graves et<br />

c h a s t e s , reçut publiquement le coup de la<br />

m o r t dans une rue méprisée des honnêtes<br />

g us. Ainsi une fois de plus au fond de notre<br />

r a c e s'attesta la misère de ne pouvoir abdi-<br />

q u e r le charme funeste de la femme.<br />

L à - b a s , ma quiétude fut de courte durée;<br />

j e v i s bien que le passage de la mort ne m'a-<br />

v a i t pas rendu plus raisonnable. 11 m'arriva<br />

p r e s q u e coup sur coup de rencontrer mon<br />

é t r a n g e voyageuse : elle était toujours habil-<br />

l é e d e noir et son visage restait caché sous la<br />

v o i l e t t e . Je ne doutai plus qu'elle n'habitât la<br />

m ê m e ville que moi.


140 L'HOMME EN AMOUR<br />

Chaque fois, à travers le nuage léger d o l a<br />

dentelle, nous échangions un regard s a n s<br />

que toutefois, de la part de cette femme, il se<br />

manifestât une nuance d'intérêt pour ma p e r -<br />

sonne. Elle paraissait supporter le hasard d e<br />

nos rencontres comme un fait prévu et n é -<br />

gligeable. Moi, au contraire, je subissais un<br />

indux magnétique qui plus âcrement me r e s -<br />

tituait l'ancienne sensation douloureuse. Un<br />

mal lourd d'oppression et d'angoisse aliénait<br />

ma vie consciente comme l'idée d'une prédes-<br />

tination liant à mes fonds troubles de nature<br />

cette passante. Alors déjà je commençais à<br />

éprouver que chez les êtres d'une intense sen-<br />

sibilité les ondes nerveuses sont à l'avance<br />

remuées du pressentiment des choses inévi-<br />

tables.<br />

Je la rencontrai donc à de courts interval-<br />

les et toujours un mouvement inexplicable<br />

me dissuadait de la suivre ou, au dernier m o -<br />

ment, un passage de voitures, une petite af-<br />

fluence de peuple cessait de me la rendre vi-<br />

sible. J'essayai de me certifier un mystère<br />

pour justifier devant moi-même ces défaillan-<br />

ces de ma volonté. Et je ne savais pas en quelle


Des combinaisons secrètes, sans que n o u s<br />

y prenions garde, mûrissent les é v é n e m e n<br />

de la vie en sorte que nous sommes l'un p o u r<br />

l'autre les pièces d'un échiquier qu'uni o r d r e<br />

infrangible pousse dans le sens des c o n j o n c -<br />

tions finales. Nous ignorons où nous a l l o n s ,<br />

mais les lois éternelles le savent pour n o u s<br />

et nous ne taisons pas un pas qui n'ait été<br />

marqué de toute éternité et nous r a p p r o c h e<br />

d'un autre qui vient vers nous. Et tout a r r i v e<br />

très simplement sans que les choses d e s q u e l -<br />

les dépendent les moments les plus hauts de<br />

notre vie cessent d'être d'infimes et à p e i n e<br />

saisissables préparations en vue d'une f i n a -<br />

lité obscure. Pourtant elles sont, ces p r é p a -<br />

rations, dans leurs infinies ramifications q u i<br />

les prolongent à travers le temps, l'unique


143 L'HOMME EN AMOUR<br />

^ i n t é r ê t véritable puisque rien ne peut arriver<br />

I s a t i s e l l e s et qu'ensuite ce qui arrive se con-<br />

f o r m e à des aspects à peu près identiques de<br />

[ j o i e e t de douleur.<br />

I l a v a i t fallu le tourment de ma race en<br />

[ m o i , aggravé par un régime puritain et hypo-<br />

c r i t e , mes morbides idiosyncrasies, le sup-<br />

p l i c e e t latentalisation des approches féminines<br />

e t n o n pas seulement ces infirmités charriées<br />

a v e c les parcelles de mon sang, mais diverses<br />

a u t r e s causes adventices, le mal foudroyant<br />

d e m o n père et un départ précipité pour que<br />

c e t t e femme et moi, sans nous être jamais<br />

c o n j e c t u r é s qu'aux fortuits miroirs de la pré-<br />

d e s t i n a t i o n , arrivâmes, à l'heure préétablie<br />

e t p a r des chemins opposés, au rendez-vous<br />

qui sembla nous avoir été de tout temps assi-<br />

gné. Et ensuite la plus banale à la fois et la<br />

p l u s extraordinaire des rencontres nous af-<br />

f r o n t a ; et nous 11e nous étions point encore<br />

p a r l é . Cependant une main était clans chaque<br />

g e s t e q u e je croyais faire librement et liait les<br />

i n a i l l e s d e ma destinée.<br />

D e même que les conjonctions antérieures<br />

s ' é t a i e n t conformées à un dessein ignoré,


144 L'HOMME EN AMOUR<br />

je me brouillai avec ma parente à caus> de<br />

son humeur tatillonne que l'âge avait e i . o r<br />

exagérée. Ce ne fut là qu'un fait en appan nce<br />

insignifiant, mais je me trouvai ainsi c o n t r a i n<br />

de chercher un autre logis et par cela m me<br />

il prit une importance décisive dans ma vie-<br />

il arriva qu'en emménageant mes l i v r e s e<br />

les caisses qui renfermaient ma garde-robe,j<br />

je me trouvai face à face avec mon i n c o n n u e<br />

sur le palier. Je ressentis un coup violent au<br />

cœur et ce fut elle qui la première, d'une i n -<br />

clinaison légère de la tête, me salua. Je n'au-<br />

rais jamais remis le pied dans cette m a i s o n<br />

si déjà je n'y avais été précédé par ma b i b l i o -<br />

thèque et mes habits. Mais ceci encore e s t u n<br />

présomption : j'y serais revenu puisque c ' e s t<br />

là que le sens de ma vie devait m'être r é v é l é .<br />

Comme elle se frayait difficilement un p a s -<br />

sage parmi les caisses, je m'excusai en lui<br />

exprimant mon étonnement de la revoir c l a n s<br />

une si invraisemblable circonstance.<br />

Elle ne témoigna nulle surprise; e l l e m<br />

dit tranquillement, de son singulier m a s q u e<br />

impassible : « Mais il n'y a là rien que d e t r è s<br />

naturel ; j'habite l'appartement au-dessus d u


145 L'HOMME EN AMOUR<br />

v ù l r e ». Aucune femme ne se mit moins en<br />

f r a i s pour me capter. Et déjà je lui appartenais<br />

d e t o u t e la sauvage folie de mon sang.<br />

' i e n ne fut donc moins romanesque que<br />

| c e t t e péripétie : elle n'eut de mystérieux que<br />

l e s préparations qui la rendirent inévitable.<br />

Je " énétrai dans l'orbe de cette femme comme<br />

el! -même apparut à l'heure où j'allais vers<br />

m e père couché entre les cierges. Nous étions<br />

• et l'autre régis par des événements qui<br />

noi s rapprochèrent et ainsi furent les minis-<br />

t r e : d e notre vie.


Aude un soir, (c'était le troisième soir de-<br />

puis mon arrivée dans cette maison), p a s s a<br />

devant ma porte. Je ne sortais plus qu'après<br />

l'avoir entendue descendre et ensuite je d e s -<br />

cendais moi-même à la rue. Elle n'était p a s<br />

offensée que mon pas très loin marchât der-<br />

rière le sien. Elle allait droite et correcte, s a n s<br />

tourner la tête, d'une démarche de b o u r g e o i s e<br />

honnête, séjournait çà et là un instant d a n s<br />

les magasins et puis entrait dans une é g l i s e .<br />

Mais ce soir-là, très doucement le petit c o u p<br />

léger de ses talons s'étoull'a devant ma p o r t e<br />

et je ne sais pourquoi celle-ci n'était pas fer-<br />

mée, il sembla avoir été décidé que cette f o i s<br />

elle franchirait mon seuil. Cependant elle et<br />

moi n'avions encore échangé que des p r o p o s<br />

sans rapport avec l'amour. Je lui avais p a r l é


L HOMME EN AMOUR<br />

uiio seule fois;depuis nos voix étaient restées<br />

muâtes l'une pour l'autre.<br />

.ie n'eus donc qu'à pousser imperceptible-<br />

m e n t la porte et puis très vite je la refermai,<br />

c a r d é j à elle était entrée . Elle fut alors chez<br />

p i comme si antérieurement elle y fût venue;<br />

et pas plus que dans la rue nous ne parlâmes<br />

d ' a b o r d . Elle riait de sa grande bouche rouge<br />

en regardant autour d'elle et son rire ne fai-<br />

s it pas plus de bruit que l'aile du vespertilion<br />

s o u s d'antiques lambris. Moi, je tremblais de<br />

t o u s m e s membres, clans la soudaineté immense<br />

de mon désir. J'avais tremblé comme cela le<br />

j o u r où ce stupide Romain était allé me livrer<br />

à la grosse Eva. Et je ne savais plus'comment<br />

ou prend une femme : j'étais devant elle comme<br />

u n jeune homme vierge.<br />

il n'y eut pas d'autres préliminaires. Aude<br />

me jeta ses bras au cou et tout de suite elle se<br />

mil à sucer ma bouche comme avait fait Alise,<br />

comme aussi avait t'ait Ambroise. Mais à<br />

p e i n e ses papilles eurent-elles joint les mien-<br />

nes, elle me révéla une ferveur sensuelle, un<br />

art expérimenté que ni Ambroise ni la petite<br />

fille sauvage n'avaient acquis. Elle me prit


L HOMME EN AMOUR<br />

les lèvres entre les siennes, elles les t i n t<br />

longtemps insérées comme un fruit pour n<br />

exprimer le jus, et à petites coulées, cornue<br />

un givre fondu, comme la glace ardente d'un<br />

sorbet, elle m'infiltrait dans la gorge une : a-<br />

live acre. Sa vie ainsi passa dans la mien e,<br />

une éternité de vie, loute la sève profonde de<br />

son corps.<br />

Maintenant elle avait cessé de rire: j'avais<br />

fermé lesyeux pour mieuxboire cetélixirpro-<br />

digieux, comme un petit enfant goulûment<br />

lappeïe lait sur un sein blanc. Etje ne la v o y a i s<br />

plus, envahi d'inouïes délices, mais je s a v a i s<br />

qu'elle me regardait ; j'avais, à travers la c l o i -<br />

son retombée de mes paupières, la sënsation<br />

d'être submergé dans les ondes i m m e n s e s ,<br />

dans les torpilles lumières de son regard. S a<br />

bouche froide, avec un grésillement léger de<br />

neige qui se fond au soleil, pinçait la m i e n n e<br />

et à présent elle aussi buvait l'eau glacée<br />

montée de ma vie.<br />

Cependant ni Aude ni moi ne nous é t i o n s<br />

encore rien dit, dans cette folie. Nous é t i o n s<br />

serrés l'un contre l'autre de toute notre force;<br />

les pointes de son corset m'entraient dans la


149 L'HOMME EN AMOUR<br />

p o i t r i n e et derrière je sentais lourdement s'é-<br />

cra er la chair raide de ses soins.<br />

Et puis il y eut des souilles brefs, un cri<br />

e n r a g é de douleur. Des serpents de feu sil-<br />

lai ut son échine, des peignes de fer raclaient<br />

la mienne et me faisaient râler. Il arriva tout<br />

à i up que la forme de sa jambe se prit entre<br />

111 genoux. Alors nous tombâmes tous les<br />

d e comme si nous avions été précipités<br />

d ' v i e t o u r . Et je ne savais pas encore son<br />

n o n ; déjà je l'avais possédée toute morte<br />

d a n s son plaisir.<br />

Ensuite, couché dans sa ceinture, avec une<br />

a d o r a t i o n tremblante, je lui demandai qui elle<br />

; é t a i t . Elle me répondit : « Je suis Mahaude,<br />

m o i s on m'appelle Aude ». Et elle avait gardé<br />

l a v o i x rauque qu'elle eut pendant l'amour.<br />

E l l e me caressait les cheveux avec des mains<br />

extraordinaireinent brûlantes et douces, les<br />

| m a i n s ointes que sans cloute possèdent les<br />

ensevelisseuses.<br />

D e nouveau elle se mit à rire : « J'ai été<br />

m a r i é e autrefois; je suis veuve ». Elle me dit<br />

c e l a étrangement, sans orgueil ni ironie, et<br />

j e n ' a v a i s jamais ouï un tel rire. Il " '-ans-


150 L'HOMME EN AMOUR<br />

p e r ç a l e s f i b r e s c o n n u e u n s t y l e t , i l m ' e n , -<br />

l o p p a c o m m e u n b a u m e d e s o m m e i l . J ' i g n o - %<br />

r a i s q u e l s e n s s ' a t t a c h a i t a u d e s s e i n c l a n d e s -<br />

t i n e t m u e t d e s a b o u c h e . E l l e r i a i t d u r i r e<br />

s a n s b r u i t d ' u n m a s q u e o u c o m m e u n e f i g u r e<br />

d a n s u n m i r o i r . E t a u s s i t ô t a p r è s e l l e c e s s a<br />

d e p a r l e r .<br />

M a i s m o i , d a n s l a c h a l e u r d e s a v i e , j ' e u s<br />

s o i f d e l a c o n n a î t r e . M e s p a r o l e s a v e c m e s m a i n s<br />

c o u r u r e n t l e l o n g d e s o n c o r p s . E t j e v o u l u s<br />

s a v o i r p o u r q u o i e l l e é t a i t v e n u e a i n s i c h e z u n<br />

j e u n e h o m m e . E l l e n e r i a i t p l u s , e l l e m e r e -<br />

g a r d a i t f i x e m e n t d e s e s y e u x l o u r d s e t i m m o -<br />

b i l e s , c o m m e l ' e a u d ' u n p u i t s . « O h ! m e d i t -<br />

e l l e e n f i n , v o u s n e s e r i e z p a s v e n u l e p r e m i e r » .<br />

C e c h a r m e i n t i m e d u t u t o i e m e n t m o n t a d e m o i<br />

d è s l e p r e m i e r i n s t a n t , c o m m e s i d e t o u t t e m p s<br />

j e l ' a v a i s c o n n u e . M a i s e l l e , m a l g r é l ' a m o u r ,<br />

n ' é t a i t p a s a u t r e m e n t d e v a n t m o i q u e d e v a n t<br />

u n é t r a n g e r .<br />

J e l u i c r i a i d e t o u t m o n ê t r e : « J e t ' a t t e n -<br />

d a i s , A u d e l J e s a v a i s q u e t u s e r a i s v e n u e l »<br />

S e s m a i n s q u i t t è r e n t m e s c h e v e u x e t d e n o u -<br />

v e a u j e c o n n u s l e g o û t d e s a b o u c h e . I l y e u t<br />

v e r t i g i n e u s e m e n t s u r n o s b a i s e r s _ u n e " n u i t e t


151 L'HOMME EN AMOUR<br />

1 : m o i t i é d u j o u r s u i v a n t . J e f u s a i n s i s e c r è -<br />

t e m e n t a v e r t i d e m a d e s t i n é e e t c e p e n d a n t j e<br />

n e c o m p r e n a i s p a s e n c o r e p o u r q u o i c e t t e<br />

f e m m e a v a i t u n m u s e a u d e c h i e n .<br />

Q u e l l e c h o s e a u f o n d s i m p l e e t i d e n t i q u e ,<br />

1 , V i e ! A t r a v e r s l a b r o u s s e , à t r a v e r s l a s a -<br />

v n e i n f i n i e , u n p e t i t s e n t i e r v a t o u t d r o i t<br />

L i e n q u ' i l p a r a i s s e m é a n d r e r : l e p i e d d e<br />

l ' h o m m e m û r y m a r q u e l a m ê m e e m p r e i n t e<br />

q u ' y l a i s s a l e p a s d e l ' e n f a n t . O n c r o i t q u e l a<br />

v i e c h a n g e : p o u r t a n t o n e s t t o u j o u r s l e m ê m e<br />

h o m m e , m i n u s c u l e i m a g e d e l ' u n i v e r s , g r a v i -<br />

t a n t d a n s l ' o r b e d e s a u t r e s e x i s t e n c e s s e l o n<br />

d e s l o i s s t a t i q u e s i m m u a b l e s . A u d e n ' a v a i t<br />

p i s f a i t a u t r e m e n t q u e c e l l e s q u i l a p r é c é d è -<br />

r e n t . T o u t e s a v a i e n t a p p a r u à u n e c e r t a i n e<br />

h e u r e , c h a c u n e é t a i t n é e s o u s u n e c o n s t e l l a -<br />

t i o n d i f f é r e n t e e t n é a n m o i n s e l l e s - s ' é t a i e n t<br />

m a n i f e s t é e s a v e c l e m ê m e g e s t e d e v o l o n t é<br />

q u i a v a i t l i é l a m i e n n e . L e s p r e m i è r e s s e u -<br />

l e m e n t a v a i e n t é t é l ' a n n o n c i a t i o n d ' u n e ,<br />

p l u s a b s o l u e e t q u i n e d e v a i t p a s s ' e n a l l e r .<br />

E n s e m b l e e l l e s f u r e n t c o m m e l e s s i g n e s d e<br />

m o n z o d i a q u e .<br />

C e p e n d a n t s i A u d e n ' é t a i t p a s v e n u e a p r è s


152 L'HOMME EN AMOUR<br />

l e s a u t r e s , p e u t - ê t r e j ' a u r a i s c o n t i n u é à v i v i<br />

c o m m e u n e r m i t e , r e c r u d e c h a s t e t é . E l l e ¡ p a -<br />

r u t s o r t i r d ' u n m y s t è r e o b s c u r , e l l e a r r i v a d i s<br />

c o n f i n s d e l a v i e , d e s f o n d s t r o u b l e s d e l a p i v<br />

d e s t i n a t i o n e t m o i a u s s i , a v e c c e t t e s œ m '<br />

d a m n a b l e , j ' e u s m a t e n t a t i o n d e s a i n t - A n -<br />

t o i n e .


A u d e f u t d è s l e p r e m i e r m o m e n t a v e c m o i<br />

c q u ' e l l e r e s t a p a r l a s u i t e . E l l e d e m e u r a l a<br />

1 m e c o m m e u n a i r d e v i o l o n s u r l e q u e l u n<br />

a i s t e m e r v e i l l e u x e x é c u t e d e s v a r i a t i o n s i n é -<br />

P i s a b l e s . E l l e n e c e s s a p a s d ' ê t r e l a f e m m e<br />

a m u s e a u d e c h i e n , l e t r è s p a r f a i t s y m b o l e<br />

d e l a B ê l e , u n e e t i n f i n i e , e t j e c r o y a i s l ' a v o i r<br />

c o n n u e e n u n e s e u l e f o i s , j e n e v o y a i s p a s<br />

q u ' e n s u i t e j e n e l a r e c o n n a i s s a i s p l u s .<br />

V u d e n e f u t p a s p l u s n u e a p r è s u n m o i s<br />

( 1 i m o u r q u ' e l l e n e l ' a v a i t é t é l e j o u r o ù e l l e<br />

e n t r a c h e z m o i e t l a i s s a t o m b e r s a r o b e . E l l e<br />

i g n o r a i t n a t u r e l l e m e n t l a p u d e u r , c o m m e l a<br />

j e u n e E v e a u x p r e m i e r s m a t i n s d u m o n d e .<br />

M p o u r t a n t c ' é t a i t b i e n l a . m ê m e f e m m e q u i<br />

d a n s l a r u e m a r c h a i t l e s y e u x b a i s s é s , s o n<br />

l i v r e d ' h e u r e s a u x d o i g t s . E l l e é t a i t a u d e -<br />

h o r s u n e f e m m e c o m m e t o u t e s l e s a u t r e s ; e l l e


L'HOMME EN AMOUR<br />

a v a i t m ê m e p l u s d e r e l i g i o n e t d '<br />

q u e l a p l u p a r t d e s f e m m e s . M a i s e l l e s e m b l . i t<br />

i g n o r e r q u ' e l l e p é c h a i t ; s i t ô t q u e s a r o b e é t a i t<br />

t o m b é e , e l l e d e v e n a i t l ' a u t r e f e m m e q u ' e : e - ;<br />

m ê m e n e c o n n a i s s a i t p a s e t c e l l e - l à a v a i t , u n e<br />

b e a u t é t e r r i b l e . O h ! c e l l e - l à é t a i t l e s g u i v i v s<br />

e t l e s l i c o r n e s e t l o u t e s l e s b ê t e s g r i m a ç a n -<br />

t e s d e l a d i a b o l i q u e f o r ê t d e p i e r r e d e l a<br />

v i e i l l e c a t h é d r a l e !<br />

A u d e a r r i v a t o u t u n t e m p s d a n s m a c h a m -<br />

b r e . E l l e e n t r a i t c o m m e e l l e é t a i t v e n u e d ' a -<br />

b o r d , d ' u n e l e n t e d é m a r c h e h i é r a t i q u e , a v e c<br />

u n v i s a g e l a s e t m o r n e . E l l e r e s s e m b l a i t à u n e<br />

p r ê t r e s s e a p p a r u e d a n s u n r i t e : e l l e . é t a i t<br />

b i e n p l u s b e l l e d a n s c e t a i r h o r s d e l a v i e q u i<br />

l u i p r ê t a i t l ' a p p a r e n c e d ' u n e D e s t i n é e . E t e l l e<br />

m e j e t a i t l e s b r a s a u t o u r d u c o u , e l l e p r e n a i t<br />

m a b o u c h e d a n s l a s i e n n e ; e t e n s u i t e e l l e m e<br />

d o n n a i t s o n c o r p s . M o i a l o r s , j e l u i d i s a i s l e s<br />

l i t a n i e s b r û l a n t e s d e l a p a s s i o n . J ' e f f e u i l l a i s<br />

s u r s a c h a i r l e s r o s e s r o u g e s d e l a p l u s f o u -<br />

g u e u s e d é v o t i o n . M e s m e s s e s a v a i e n t l e s p r o s -<br />

t e r n a t i o n s d ' u n j e u n e l é v i t e d e v a n t u n e V i e r g e<br />

d e s t é n è b r e s .<br />

M e s a r d e u r s d ' h o m m e l o n g t e m p s c h a s t e s e


L HOMME EN AMOUR<br />

d é c e l è r e n t a i n s i p r e s q u e m y s t i q u e s . E l l e s<br />

c o u r o n n è r e n t m e s a t t e n t e s a n x i e u s e s . E l l e s<br />

f u r e n t l a c o n s é c r a t i o n d u s e n t i m e n t q u e l a<br />

f e m m e , b i e n p l u t ô t q u ' u n s i m p l e m é c a n i s m e<br />

d e m u s c l e s e t d e n e r f s d o n n a n t l e p l a i s i r , é t a i t<br />

l ' i m p u r e i l e u r m ê m e d e s l i m o n s d e l a v i e , l e<br />

s y m b o l e v i v a n t d e s a n t i q u e s p r o m e s s e s s c e l -<br />

l é e s a u v e n t r e d ' E v e . A u d e e u t n i e s p r é m i s s e s<br />

v é r i t a b l e s ; m e s a n c i e n n e s p i é t é s s ' a p o s t a s i è -<br />

r e i i t p o u r l u i v o u e r m e s e x c l u s i v e s o b é -<br />

d i e n c e s .<br />

D e m a c h a i r e n f o l i e m o n t a l e C a n t i q u e d u<br />

s e u l a m o u r . J ' é t a i s c e l u i q u i , p a r l e m a t i n d e s<br />

v i g n e s , s ' e n v i e n t t r e m b l a n t v e r s l a n o i r e S u -<br />

l a r a i t e . A u d e c e p e n d a n t r i a i t d e s a g r a n d e<br />

b o u c h e m u e t t e , é c a r l a t e c o m m e u n e b l e s s u r e ;<br />

e t j e c o m m e n ç a i à c r o i r e q u e - s o n â m e é t a i t<br />

v i d e c o m m e s e s y e u x .<br />

U n e f o i s j e l u i d i s : « C h è r e A u d e , s i , c o m m e<br />

j e l ' e s p è r e , t u m ' a i m e s , d i s - l e m o i a u t r e m e n t<br />

q u ' a v e c d e s b a i s e r s . A p e i n e j u s q u ' i c i j ' a i<br />

c o n n u l e s o n d e t a v o i x . » E l l e s e t o r d i t c o m m e<br />

u n v e r b l e s s é p a r u n s i l e x a i g u . S e s m a i n s<br />

m o n t è r e n t à s o n v i s a g e e t l e v o i l è r e n t . E l l e<br />

m e d i t a v e c u n e r é e l l e d o u l e u r : « O h ! O h ! n e


156 L'HOMME EN AMOUR<br />

n i e d e m a n d e z p a s c e l a . J e n e p u i s v o u s d i -<br />

n e r q u e c e q u e j ' a i . »<br />

J e n e p u s d o u t e r q u ' e l l e 1 1 e s ô u f ï ï î t u n e<br />

p e i n e v é r i t a b l e e t m o i - m ê m e j e r e s t a i c o i n -<br />

t e r n é c o m m e s i j ' a v a i s d i t l à u n e c h o s e q u i<br />

d û t n o u s r e s t e r i n t e r d i t e . C e p e n d a n t A u d e<br />

é t a i t n u e d a n s l e l i t a u p r è s d e m o i . I l s e m b l a<br />

q u ' e n l u i p a r l a n t d ' a m o u r , j e l ' e u s s e m i s e<br />

p l u s n u e e n c o r e . E l l e q u i 1 1 e c o n n a i s s a i t p a s<br />

l a b o n t é d e l a c h a i r , s e v o i l a t o u t e n t i è r e d e<br />

d o u l e u r s i t ô t q u e p a r c e v œ u j ' e u s a t t e n t é a u x<br />

i n t i m i t é s s a c r é e s d ' u n e p u d e u r i n s o u p ç o n n é e<br />

d ' e l l e e t d e m o i .<br />

A v e c u n e i n s i s t a n c e c r u e l l e , j e d i s à m a<br />

m a î t r e s s e :<br />

— A u d e , m a c h è r e A u d e , v o i s c o m m e j e<br />

t ' a i m e : t u m ' a s e n s o r c e l é e t c e p e n d a n t , m ê m e<br />

a u p r i x d e m o n s a l u t é t e r n e l , j e n e f e r a i r i e n<br />

p o u r a r r a c h e r l e c h a r m e d e m o i . M a i s , j e t ' e n<br />

c o n j u r e , d e s s e r r e l e s d e n t s . R i e n q u ' u n e p a -<br />

r o l e , u n s o u i l l e , d a n s u n b a i s e r .<br />

A l o r s e l l e t o u r n a v i o l e m m e n t s o n v i s a g e<br />

v e r s l ' o m b r e d e s r i d e a u x e t e l l e d e m e u r a u n<br />

c e r t a i n t e m p s e n f o u i e d a n s l ' o b s c u r i t é o ù<br />

c o m m e n ç a i e n t d e f i l t r e r l e s c l a r t é s m a t i n a l e s ,


157 L'HOMME EN AMOUR<br />

c o m m e s i l a p â l e u r m a l a d e d u j o u r e û t e n c o r e<br />

é t é u n e b l e s s u r e t r o p c u i s a n t e à c e m a l é t r a n g e .<br />

E t e n f i n , j ' e n t e n d i s c e m o t c r u e l : « N e c r o i s<br />

p a s q u e j e t ' a i m e p a r c e q u e c e t t e c h o s e e s t<br />

a r r i v é e e n t r e n o u s . J e n ' a i m e r a i j a m a i s a u c u n<br />

h o m m e . »<br />

M a p a s s i o n p o u r e l l e f u t d é c h i r é e h o r r i b l e -<br />

m e n t ; j ' e u s d e s s a n g l o t s c o m m e u n e n f a n t<br />

e t , s e s s e i n s d a n s m e s m a i n s , j e l e s c o u v r a i s<br />

d e m e s b a i s e r s e t d e m e s l a r m e s . « J e t ' e n<br />

p r i e , m ' é c r i a i - j e , n e d i s p a s c e l a . T e s e r a i s - t u<br />

d o n n é e à m o i s i t u n e m ' a v a i s a i m é ? » A v e c<br />

s o n r i r e s a n s b r u i t , s o n r i r e c o m m e l ' a i l e d ' u n<br />

o i s e a u n o c t u r n e , s i m p l e m e n t e l l e m e r é p o n -<br />

d i t : « N o n , c ' e s t a u t r e c h o s e q u e j e n e s a i s<br />

p a s . » E t p u i s e l l e p a r u t r é f l é c h i r ; e l l e m e<br />

i c o n s i d é r a i t a v e c s e s y e u x s a n s n u a n c e , s e s<br />

y e u x d e s c h i s t e s n o i r s . E t d ' u n e v o i x t r i s t e e t<br />

d o u c e o ù i l n ' y a v a i t p a s d ' a m o u r , e l l e c o n t i -<br />

n u a : « T u a v a i s u n e o d e u r v i e r g e s u r t o i q u i<br />

m ' a p r i s e . E t a l o r s j e s u i s v e n u e . »<br />

P u i s s a b o u c h e c o u l a d a n s l a m i e n n e l e s<br />

s a l i v e s e t e n c o r e u n e f o i s l e g r a n d f r i s s o n d e<br />

l a m o r t d i s l o q u a m e s v e r t è b r e s . E t A u d e é t a i t<br />

u n e c o u r t i s a n e d ' a m o u r a d m i r a b l e . V e r s<br />

9


J ' a c c e p t a i l â c h e m e n t c e t t e v i e , j e n e s o n -<br />

g e a i p a s u n i n s t a n t à m ' y s o u s t r a i r e . E l l e<br />

é t a i t l a s e r v a n t e d e s œ u v r e s r é p r o u v é e s ; e l l e<br />

c o n n a i s s a i t t o u t e s l e s f u s e s d i a b o l i q u e s d u<br />

p l a i s i r ; à m e s u r e e l l e e n i n v e n t a d e n o u v e l l e s<br />

p o u r r a f r a î c h i r m e s l a s s e s a i l ï e s d é l i c i e u s e s .<br />

C e p e n d a n t e l l e n e c e s s a i t p a s d e m é r i t e r l e<br />

r e n o m d ' u n e b o u r g e o i s e v e r t u e u s e . E l l e v o y a i t<br />

h o n n ê t e m e n t u n e p e t i t e s o c i é t é d e d a m e s ; l e s<br />

h o m m e s r e s p e c t a i e n t l e m e n s o n g e d e s a r o b e<br />

1 d e v e u v e . C e r a g o û t d ' h o n n ê t e t é c o n d i m e n t a i t<br />

m e s m o r b i d e s v o l u p t é s e t m e l a r e n d a i t p l u s<br />

j p r é c i e u s e c o m m e u n o b j e t d é r o b é , u n t r é s o r<br />

| d ' é g l i s e p r o f a n é . J a m a i s e l l e n e c o n s e n t i t à s e<br />

j m o n t r e r p u b l i q u e m e n t a v e c m o i d a n s l e s r u e s<br />

; o u b i e n , p o u r n o u s r e n c o n t r e r , e l l e s ' e n t o u r a i t<br />

t d e p r é c a u t i o n s s e c r è t e s e t m é t i c u l e u s e s .


L HOMME EN AMOUR<br />

U n s o i r e l l e m e d e m a n d a e n r i a n t d e l a r e -<br />

j o i n d r e p a r d e l à l e s r e m p a r t s . J ' i g n o r a i s p o u r -<br />

q u o i e l l e r i a i t . E l l e m a r c h a d e v a n t m o i u n<br />

p e u d e t e m p s c l a n s l a c a m p a g n e d é s e r t e ; l e s<br />

d e r n i è r e s c l o c h e s s ' é t a i e n t u n e à u n e s i l e u -<br />

c i é e s a u x é g l i s e s d e l a v i l l e . E t e n s u i t e e l l e<br />

m e p r î t l e b r a s , e l l e m e m e n a v e r s u n b o i s<br />

é p a i s . J e s e n t a i s t r e s s a i l l i r s e s h a n c h e s d a n s<br />

l a n u i t . M o i a u s s i , j ' é p r o u v a i s l e t r o u b l e q u i<br />

m ' a n n o n ç a i t l ' a m o u r , c e r e c r o q u e v i l l e m e n t<br />

f r o i d d e s f e u i l l e s a u x a r b r e s q u a n d , s o u s l a<br />

n u e b a s s e , é l e c t r i q u e , d a n s l e g r a n d s i l e n c e ,<br />

p a s s e u n s o u f f l e d ' o r a g e .<br />

A i n s i t o u t à c o u p j e m e s e n t i s m a l a d e d e<br />

s o n c o r p s . « D e m e u r e u n i n s t a n t d e r r i è r e c e t<br />

a r b r e » , m e d i t - e l l e é t r a n g e m e n t . E t e l l e a v a i t<br />

d i s p a r u ; j e n ' e n t e n d i s p l u s q u e l e b r u i s s e m e n t<br />

d e s a r o b e d a n s l e s m o u s s e s . P u i s e l l e r e v i n t<br />

v e r s m o i e t e l l e é t a i t n u e , a v e c l ' o r g u e i l d e s a<br />

b e a u t é s o u s l e s é t o i l e s , c o m m e u n e f i l l e d e s<br />

â g e s d e l a t e r r e , c o m m e u n e n a p p é e p r è s d e s<br />

e a u x f a b u l e u s e s .<br />

C e f u t p o u r m o i u n r i t e i n c o n n u à c a u s e d e<br />

l ' h e u r e e t d u m y s t è r e d e c e t t e n a t u r e s o l e n -<br />

n e l l e . J ' é t a i s m o i - m ê m e u n j e u n e h o m m e a u x


l'homme en amour 149<br />

o r i g i n e s d u m o n d e d a n s l ' i n n o c e n c e c h a r -<br />

g é e d ' u n s o i r d ' E d e n . I l m e s e m b l a i t q u e j e<br />

e l ' a v a i s p a s e n c o r e c o n n u e : j e m a r c h a i s<br />

u s l a s i l v e , l e s v e i n e s g o n l l é e s d u d é s i r d e<br />

! f e m m e , s u b o d o r a n t l e f u m e t d e s f a u n e s q u i<br />

i l t e l ' a m o u r . J ' a r r i v a i s d e s t e n t e s d e m a<br />

t r i b u a v e c m o n c œ u r o r a g e u x , c o m m e u n<br />

c h a s s e u r d e p r o i e s . E t d a n s l a c l a r t é m o l l e<br />

il s é t o i l e s , s o u d a i n l ' ê t r e a u x s e i n s b l a n c<br />

l a l o n g u e c h e v e l u r e s o y e u s e m ' é t a i t r é v é l é .<br />

O u i , u n a n g o i s s a n t e t i n o u ï p r e s t i g e , l a<br />

M i c d e l a p r e m i è r e f e m m e , a r r i v a n t e l l e a u s s i<br />

d e s t r i b u s p a r l e c h e m i n d ' a m o u r s o u s l e<br />

f r i s s o n l e n t d e s f e u i l l a g e s . A i n s i A u d e m ' i n i -<br />

i i a à u n e b e a u t é n o u v e l l e o ù j e f u s t o u t à<br />

c o u p u n h o m m e i n c o n n u d e m o i , o ù j e m e<br />

s e n t i s m ê l é à l a v i e u n i v e r s e l l e , à l a s p l e n -<br />

d e u r d e s m é t é o r e s c o m m e a u t e m p s o ù l e s h u -<br />

m a i n s s ' e n a l l a i e n t n u s e t i g n o r a i e n t l e s v i l -<br />

l e s .<br />

- M a i n t e n a n t , a u s s i j e s a v a i s q u ' e l l e é t a i t d e<br />

l a d e s c e n d a n c e d e s f e m m e s a n i m a l e s , d e s f a u -<br />

n e s c h a u d e s e t v e l u e s , s œ u r s d e s b ê t e s d e l a<br />

t o r ê t v e r s q u i , a u x h e u r e s d ' h y m e n , v i n r e n t<br />

l e s p r e m i e r s d e m a r a c e . E l l e é t a i t l a c h i e n n e


162 L'HOMME EN AMOUR<br />

e t l a l o u v e p r è s d e s m a r e s , a p p e l a n t l e m â l e<br />

e n a m o u r a v e c u n h u r l e m e n t t r i s t e , l a f o r c e<br />

t e r r i b l e d u r u t , d e l a s u b s t a n c e n u p t i a l e i n -<br />

d e s t r u c t i b l e e t é t e r n e l l e c o m m e l e s s è v e s e t<br />

l e s e s s e n c e s . E t i l m e v e n a i t d e c e l a , d a n s<br />

c e t t e n u i t d u b o i s , u n e f f r o i s a c r é , u n e p o é s i e<br />

r u d e d ' h u m a n i t é q u i c h a n g e a i t m e s i d é e s d e<br />

v i e i l h o m m e c i v i l i s é , c o m m e s i à p r é s e n t j e<br />

n e d u s s e p l u s j a m a i s r o u g i r d e l a n u d i t é d e l a<br />

c r é a t u r e , c o n f o r m e à l a n a t u r e , à l a v i e d e s<br />

e s p è c e s , c o m m e s i j ' a v a i s p é n é t r é a u x o r i g i -<br />

n e s , a u s e c r e t d e s r a c e s .<br />

A u d e , t r è s b e l l e e t é t e r n e l l e c o m m e l ' a m o u r<br />

p h y s i q u e , p è r e d e s p o s t é r i t é s , d e v a n t m o i<br />

m a r c h a i t d a n s l a p a l p i t a t i o n b l e u e d e l a n u i t .<br />

A l o r s j e b a i s a i à s e s s e i n s , à s e s c h e v e u x l ' o -<br />

d e u r d e l a v i e , e t e l l e s e n t a i t l a t e r r e , l a r o s é e<br />

d e s b o i s , l ' a r ô m e c l é s é c o r c e s , l ' é v e n t m u s q u é<br />

d e s b ê t e s c o m m e u n l i m o n c h a u d . E t e n s u i t e<br />

j e l ' e u s e n m e s b r a s c o m m e l a t e r r e e l l e -<br />

m ê m e .


J e c o m p r i s p l u s t a r d q u ' e l l e a v a i t é t é v o u é e<br />

à n ' a i m e r q u ' e l l e - m ê m e . E l l e s ' a i m a à t r a v e r s<br />

m o n a m o u r c o m m e e l l e s ' é t a i t a i m é e à t r a -<br />

v e r s l e s a u t r e s a m o u r s , i n d o l e n t e à l e u r s m o r -<br />

t e l l e s f e r v e u r s , r e l i g i e u s e u n i q u e m e n t d ' e l l e -<br />

m ê m e . N o u s n e f û m e s q u e l e s m i r o i r s o ù e l l e<br />

s ' a d o n i s a . E l l e p o s s é d a s e s a m a n t s e t n ' e n<br />

f u t p a s p o s s é d é e . S o n c o r p s é t a i t u n f a s t e<br />

i n e x p r i m a b l e p o u r e l l e - m ê m e . E l l e e n g a r d a i t<br />

l ' o r g u e i l s o l i t a i r e d a n s l e s a p p a r e n t s a b a n d o n s<br />

q u ' e l l e e n f a i s a i t a u x h o m m e s .<br />

S a n s d o u t e l a n a t u r e , e n d é p a r a n t s o n v i -<br />

s a g e , v o u l u t r a m e n e r à l a m e s u r e s o n i n s o -<br />

l e n t e e t m i r a c u l e u s e b e a u t é . C e l l e - c i e û t<br />

v i o l é l a n o r m e d ' u n t e m p s q u i a s u p p r i m é l a<br />

j o i e e t l ' o r g u e i l d ' ê t r e n u e a v e c s p l e n d e u r .<br />

C e p e n d a n t l a p l a n t e n e s e m û r i t q u ' o n d o y é e


164 L'HOMME EN AMOUR<br />

d e c i e l e t d e v e n t . L e s f a u n e s , p o u r a c q u é r i r<br />

l e m u s c l e e t l ' o s , l e p o i l a b o n d a n t e t l u s -<br />

t r é , s e t r e m p e n t d e s è v e , d e s o l e i l e t d ' e s -<br />

p a c e . L e v i e r g e a n i m a l h u m a i n , l u i , l a n g u i t ,<br />

p r i s o n n i e r d e l a d é t e s t a b l e é d u c a t i o n p r e m i è r e<br />

q u i l e p r i v e d ' a t m o s p h è r e s u b s t a n t i e l l e . U n<br />

j e u n e c h e v a l , u n c h i e n , u n l o u p d e s b o i s , l a<br />

g é n i s s e a u p r é r é a l i s e n t u n e i m a g e d e b e a u t é<br />

p l u s p a r f a i t e q u ' a u g y n é c é e , a u x p i s c i n e s ,<br />

d a n s l e s l i e u x o ù e l l e s s e d é s h a b i l l e n t , u n e<br />

a s s e m b l é e e n t i è r e d e f e m m e s . C ' é t a i t l à u n e<br />

c h o s e q u e j e m e d i s a i s s o u v e n t e n c o n t e m -<br />

p l a n t l e c o r p s m a g n i f i q u e d ' A u d e e t e n m e<br />

r e p r é s e n t a n t l a c o n s t e r n a n t e c l i n i q u e d ' i n f i r -<br />

m i t é s e t d e l a i d e u r s , l e s t a r e s e t l e s d é c h e t s<br />

d ' a m p h i t h é â t r e q u e m a n i f e s t e r a i t u n m a e l s -<br />

t r o m s é v i s s a n t d a n s l a r u e e t m e t t a n t s o u d a i n<br />

n u s , c h e z t o u t e s l e s p a s s a n t e s p a r é e s c o m m e<br />

d e s c h â s s e s , l e s g o r g e s t a l é e s e t s p o n g i e u s e s ,<br />

l e s p e a u x l â c h e s e t e f f r i t é e s m a l g r é l e s o n -<br />

g u e n t s , l e s j a m b e s g r ê l e s e t c a g n e u s e s s o u s<br />

l ' a m p l e u r m a f i u e d e s l o m b e s , l e s t r i s t e s v e n -<br />

t r e s b o u f f i s e t c o u t u r é s , l a s a i l l i e d e s a p o -<br />

p h y s e s , l a d é f o r m a t i o n d e s p i e d s e t d e s b r a s .<br />

A u d e , a u c o n t r a i r e , e û t p u l a i s s e r t o m b e r<br />

s e s r o b e s à n ' i m p o r t e q u e l m o m e n t d e l a


l'homme en amour 153<br />

v i e , ' e l l e eût. apparu belle vertigineusement<br />

de, pieds au cou comme un symbole, comme<br />

1.. rites d'un culte. La gymnique, la noble or-<br />

cht stique semblaient avoir assoupli le rythme<br />

i rveilleux de ses attitudes. Elle avait lutté<br />

d a n s l e stade avec de beaux éphèbes, elle<br />

a v a i t été une des canéphores aux processions<br />

d e Gérés, la guerrière mimallone qui, aux<br />

d i o n y s i e s , agitait le thyrse et la lance.<br />

E l l e vint un jour et détacha sa ceinture,<br />

e t j e vis qu'elle avait peint de vermillon les<br />

p o i n l e s de sa gorge. C'était le deuxième mois<br />

d e n o t r e amour. Depuis un peu de temps<br />

j ' a v a i s perdu ma force. Et ainsi, sous cette<br />

p e i n t u r é comparable au métal et aux rubis<br />

d ' u n e armure, avec ses aréoles brandies comme<br />

d e s flambeaux, elle m'apparut dans mon acca-<br />

b l e m e n t la tentation d'une Omphale, la royauté<br />

f a r d é e d'une ardente Dahlila vermeille d'un<br />

s a n g d'homnie.<br />

Aude, sous l'angle étroit de son front, avait<br />

le charme entêté et rusé de la Bête ; elle sa-<br />

v a i t tous les artifices par lesquels est stimulé<br />

le désir refroidi. Elle était la magicienne<br />

combinant les sorcelleries infinies. Et je n'iy.


166 L'HOMME EN AMOUR<br />

gnorais pas son pouvoir redoutable; p o u r t a n<br />

je l'aimais avec une démence esclave, j'étais<br />

moi-même auprès d'elle comme les laps m i l l é -<br />

naires de l'humanité encore animale, c o m m e<br />

l'élémentaire velu en qui fermentait la s è v e<br />

trouble des faunes. Une fois ainsi s'était d r e s s é<br />

devant l'homme initial un être spécieux et<br />

peint du jus des fruits. Il ne l'avait pas re-<br />

connu d'abord, et puis elle avait ri, o u v r a n t<br />

sa bouche comme une mangue, il l'avait t r o u -<br />

vée bien plus belle que de sa seule n u d i t é .<br />

Tous deux goûtèrent une ivresse que ne pro-<br />

curait pas la sève des arbres. Aude me v i n t<br />

donc avec ses seins peints comme une r e i n e<br />

d'Assur, et aussitôt mon sang brûla.<br />

Alors elle fut sûre de moi, elle me dit i n s i -<br />

dieusement : « A présent je t'ai tout e n t i e r<br />

sous ta peau, comme une petite chose q u i e s t<br />

encore moi. »<br />

J'ignorais quel sens exact recélait cette p a -<br />

role ; elle me fit frissonner comme le signe et<br />

l'évidence de ma possession. Oui, il me p a r u t<br />

soudainement me voir en ce mot barbare avec<br />

mes fibres une à une arrachées, avec toute m a<br />

vie coupée ëti morceaux Sur unfgril que b e t t e


l'homme en amour 155<br />

g o u l e en dessous attisait de braises rouges.<br />

E t j e ne suis pas parti, je n'ai pas couru pai-<br />

la ville et la campagne comme un homme en<br />

f e u , échappé d'un incendie.<br />

A u d e prit plaisir à ces jeux. Elle en ima-<br />

g i n a d'autres, comme des parures à sa beauté,<br />

d e s rafraîchissements à ses joies d'orgueil.<br />

A i n s i , une autre fois, elle laissa tomber une<br />

m a n t e qui la voilait et aussitôt elle apparut<br />

nue, dans une splendeur ocellée, le feu et le<br />

s a n g d'une tunique de joyaux. Elle se cou-<br />

c h a s u r le lit parmi les draps et elle resplen-<br />

d i s s a i t d'or et de perles. Antérieurement déjà<br />

e l l e m ' a v a i t assuré tenir d'un parent ce legs mer-<br />

v e i l l e u x . Cependant, elle ne s'en parait jamais,<br />

m i l ë c l à t cíe bijoux hé rompait la symétrie iiili-<br />

f o l ' î r i e d e ses simples vêtements. E t voici que,<br />

c o i n m ë uiie idole, elle s'était ceiiit íes jambes<br />

e t l e s bras de bracelets. Elle ávait des bagués<br />

á l i x doigts de ses mains et à i'orteil de ses<br />

p i e d s . Üh collier de grosses pierres barbaré-<br />

hieñt saignait par dessus ses seins des larmes<br />

«cariâtes. Et, à l'ëndroit dè son aniour, sûr ià<br />

i l ë u f de l à vie, retombait, iióüée à une bândë-<br />

l e t t ë , l à sombfelúeürid'un S a p h i r , comiiië un


168 L'HOMME EN AMOUR<br />

œil regardant du fond d'une caverne. E l l e<br />

avait dénoué ses cheveux, elle avait c a c h é<br />

sous leurs ondes noires son visage. Ainsi e l l e<br />

s'offrit dans le faste de sa beauté comme u n e<br />

suppliciée, comme un corps sans tête, par u n<br />

symbole inouï de la royauté triomphante d e<br />

la chair. Maintenant, avec le sang figé de tou-<br />

tes ces pierreries, avec l'éclat dur de ces m é -<br />

taux comme des feux souterrains, elle était le<br />

vivant tabernacle d'Astarté.<br />

Elle porta les mains à la pointe de ses seins<br />

et se raidit. Elle ne parlait pas ; je ne voyais<br />

plus sa bouche ni ses yeux. Elle demeura<br />

ainsi dans une immobilité sacrée, toute m o r t e<br />

sous le crépitement des émeraudes et des ru-<br />

bis, enfouie dans la ténèbre de sa chevelure<br />

avec le frisson lumineux et gras de son corps,<br />

avec la pâleur ardente de la vie de sa peau,<br />

comme une avalanche de lys entre des candé-<br />

labres. Et encore une fois, je restai attéré de-<br />

vant le prestigieux maléfice qui déchaînait<br />

en moi les chiens furieux. Je mourus c e t t e<br />

nuit-là de toutes les morts du plaisir et<br />

de l'amour. Chacune de mes papilles fut<br />

comme une ampoule que perça 1,'épée ar-


l'homme en amour lf)7<br />

d e n t e . Toutes saignèrent la volupté et la vie.<br />

Quelles prêtresses de Syrie, quelles filles de<br />

B a a l , transmuées au sang des races, ou quel-<br />

les devinations incomparables lui enseignè-<br />

r e n t les antiques liturgies et le miracle com-<br />

p l e x e des sacrifices luxurieux? Elle possédait<br />

le secret des danseuses sacrées, l'art morne<br />

d e s bayadères de l'Inde expertes aux stupeurs<br />

o p i a c é e s voisines de la mort, les sombres et<br />

vénéfiques expédients des chairs de joie mû-<br />

r i e s dans le péché des harems. Et dans le<br />

b o i s nocturne, elle avait été aussi la femme<br />

sauvage des silves, offrant l'innocence ter-<br />

r i b l e de sa force nue. Moi, je crus avoir<br />

longtemps dormi et tout à coup m'éveiller<br />

a p r è s les communions interdites près d'une<br />

sœur émanée de la nuit des temples. Et au<br />

matin Aude se couvrit de sa mante et s'en<br />

a l l a . Et elle n'avait pas dit une parole.<br />

Alors petit à petitilmevintuneétrange idée:<br />

i l m e par ut quelaBêteest mystique 11011 moins<br />

que l'Ange et toutes les deux sont les faces de<br />

l'éternité de l'homme. Cette Aude, en ses ar-<br />

deurs glacées, ses spasmesrigide$ d'extatique,<br />

s e | d é n o n ç a _ l a nonne des cloîtres du pire amour


170 L'HOMME EN AMOUR<br />

outragé. Elle était née au temps de B y b l o s ,<br />

dans le sang d'Adonaï, de Zagreus, d'Attis-<br />

Sabas, et ensuite elle avait été l'officiante de<br />

la Messe noire avec son corps écartelé sur la<br />

pierre fourchue.<br />

Je pensais : Aux origines, l'homme et la<br />

femme sont ensemble le bel animal vierge et<br />

sacré, dans la beauté nue de l'amour. M a i s l a<br />

Bête porte àson front le signe de la souffrance et<br />

du désespoir. Elle est ondoyée de larmes; e l l e<br />

reçoit le baptême impur des graisses ardentes<br />

de Moloch. Toi, ô Grèce, quand tu abdiquas<br />

tes nobles symboles des forces de l'Etre, d é j à<br />

les religions tristes étaient venues d'Orient.<br />

Yoici quë d'un immense rëpeiitir pleurent sur<br />

lès clous du Nazaréen les yedx ruisselants de<br />

la prostituée de Magdaleiia. Alors la Bête se<br />

réveille, mbnstre redouté des àiëbles noiis fe't<br />

qu'ignora la joie îliagnifiqiie de l'Attique. L a<br />

Bête enctire une fois sort des cavërriès d e l a<br />

douiëur. Elle hiirlé et së tlageiie et s'àdtinise<br />

â ttavers là gi-ande téiièbre mystique. Et en-<br />

suite il n'y a plus de salut que dans i'àflbra-<br />

tidri aë lit Viïgihitë; dàiië lë syndbolë chaste<br />

m Marie lîtiiflâBtiléê: La niltiirë dgë fcë|ttibîtiëlit


171 L'HOMME EN AMOUR<br />

d e m e u r e violée en celle-là qui s'attesta la<br />

M è r e et la Vierge, l'unique reine éternelle des<br />

r a c e s , plus forte que l'amour et le dieu vivant<br />

des âges. Va donc à présent, corps couvert de<br />

h o n t e , corps divin qui partes sens te ramifies<br />

e n î a vie de l'Univers! Connais la souffrance<br />

d o t ' a i m e r secrètement dans le péché. Blêmis<br />

a u x affres délicieuses de te vautrer dans le lit<br />

f a n g e u x delaBête. Et moi aussi, j'étais l'homme<br />

v i e r g e qui adora Marie et renia la beauté de<br />

l a v i e féconde. Un jour le corps se vengea. Je<br />

f u s l i v r é aux magies de la Bête et elle ne m'a<br />

p l u s quitté.


Aude m'initia donc aux choses qui r i v e n t<br />

comme les clous d'une complicité. Elle me pré-<br />

cipita au barathre de sa chair, elle me g o r g e a<br />

des splendeurs mornes, des délices glacées d e<br />

son corps pareil à un Erèbe, pareil au s u l f u -<br />

reux Stymphalite habité par les funèbres<br />

oiseaux mangeurs de charognes. Aude f u t l e<br />

succube qui paissait mes moelles dans u n<br />

délire gelé d'amour.<br />

Rien ne profana plus l'amour que cette pa-<br />

rodie de l'amour et cependant nous restions<br />

liés l'un à l'autre par une chaîne forgée des<br />

plus irréductibles métaux. Jamais elle ne m e<br />

parlait des autres hommes; notre constance<br />

était celle des plus tendres amants, bien q u e<br />

l'amour fût pour nous une contrée aride et<br />

brûlée, un mortel jardin aux fruits vénéneux


173 L'HOMME EN AMOUR<br />

! d'où les touchantes ombres élyséennes se se-<br />

raient écartéesav(ec horreur. Or, une fois, Aude<br />

" d i s p a r u t pour un temps assez long; personne<br />

dans la maison ne sut la cause de son ab-<br />

sence; nous avions eu une nuit plus terrible<br />

q u e l e s autres. Cet état de privation nie ron-<br />

gea comme un toxique. Je crus qu'elle me<br />

t r o m p a i t , je fus consumé des poix bouillantes<br />

d'une jalousie qui tout à coup ressuscita les-<br />

I m a g e s . Sans doute elle était quelque part la<br />

v i g n e luxurieuse aux serments de laquelle se<br />

ruait l a priapée. Mes nuits furent harcelées<br />

d e s t u p r e s abominables, comme un paysage"<br />

de Gomorrhe. Je ne pouvais plus rien pen-<br />

ser qui ne fût la chose honteuse de notre vie<br />

d e v e n u e la faim et la soif apaisées en d'au-<br />

tres l i t s obscurs. Mon esprit restait souillé<br />

j u s q u e dans les pleurs qui seulement m'éga-<br />

l a i e n t à la commune douleur des êtres exilés<br />

l ' u n d e l'autre.<br />

Et un jour, de nouveau tranquillement elle<br />

p o u s s a la porte, elle prit ma bouche entre ses<br />

l è v r e s , et ni elle ni moi jamais ne^parlâmes de<br />

c e l a p s mystérieux de sa vie. Je versai des<br />

l a r m e s lâches ; toute ma chair lui revint sou-


174 L'HOMME EN AMOUR<br />

mise comme un lion aux dents limées. Et puis<br />

ses caresses coulèrent en moi des cires brû-<br />

lantes. Je sombrai dans la mort rouge de ses<br />

baisers. Cependant je ne lui avais pas dit une<br />

parole de reproche et de colère.<br />

Ainsi encore une fois je fus averti qu'un'<br />

destin nous encha înait l'un à l'autre dans cette I<br />

geôle de la chair. Tête sournoise et futile de !<br />

la femme ! tant que l'épée de diamant de l'Ar-<br />

change ne t'aura pas fait tomber, celle qui te<br />

porte aux épaules demeurera le petit être de<br />

plaisir et de tenta tion qui se couronne de fleurs,<br />

se ceint de bracelets et en dansant volatilise<br />

l'odeur de ses tuniques! Sexuelle et élémen-<br />

tale, elle assume le trésor de la vierge ani-<br />

malité. Au rebours de l'homme, spéculatif et<br />

métaphysique, elle, par d'infinies fibres sen-<br />

sitives, par les tactilités et les vibratilités de<br />

son subtil magnétisme, affine à l'univers, aux<br />

forces éternelles, aux origines.<br />

Depuis d'inconjecturables millénaires à peine<br />

son évolution, comparée à l'ardente trajectoire<br />

de son héroïque époux, la tira de l'orbe cir-<br />

conscrit par la créature nuptiale et génitrice etsa<br />

sœur libérée, la courtisane. Ellesubsistelefrêle


L'HOMME EN AMOUR<br />

c e r v e a u puéril de la genèse, amusée d'amour,<br />

d e b i j o u x , de chaînes, de ruses, inconsciente,<br />

c a u t e l e u s e et cruelle. A travers les races elle<br />

g a r d e l ' â g e du symbole d'édenetcle la pomme;<br />

e l i c e s t toujours la jeune Eve au ventre in-<br />

d e s t r u c t i b l e et périodique comme l a lune. Elle<br />

e s t l a guenon glapissante qui arrive du pays de<br />

N o d , mantelée de la toison; et elle mord avec<br />

d e s d e n t s claires de rire. Quand, abdiquant<br />

l e s i n f l e x i o n s soumises de la sensualité, elle<br />

c e s s e d'être la petite femme sauvage des bois<br />

c o m m e cette Alise qui m'apparut au bord des<br />

e a u x , c ' e s t pour investir le harem ou le cloî-<br />

t r e . v e s t a l e d'un feu que variablement attisa<br />

s o n v œ u amoureux comme encore cette docile<br />

s e r v a n t e d'amour qui portait le nom d'Eva et<br />

c e t t e fervide Ambroise qui m'appelait son pe-<br />

t i t b o n Dieu.<br />

O u b i e n elle court au Sabbat, ivre de sa per-<br />

d i t i o n et de celle des hommes, vengeant sur<br />

l ' a m o u r méprisé d'immémoriaux outrages, ou-<br />

v r i è r e ulcérée et aveugle d'une œuvre qu'elle<br />

n e s a i t pas. Quelle est celle-ci, sortie des révol-<br />

t e s d u monde, qui, tragique, secrète, mortelle,<br />

a v e c l e s sûrs venins de son sang transvasé,


176 L'HOMME EN AMOUR<br />

combine les philtres vésaniques et propose à<br />

son compagnon misérable l'ironie d'un bon-<br />

heur à jamais renoncé? Ah! je te reconnais,<br />

empuse amertumée de nos lies, salée de nos<br />

larmes, sœur délicieuse d'irrédeniption, sœur<br />

insidieuse et secourable de nos tourments<br />

d'irréel. Tu m'apparus avec, le masque de<br />

chien, avec le véhément visage calme d'Aude.<br />

Mais, ô beauté du sacrifice ! 0 duperie expia-<br />

toire! Dans la damnation, c'est encore l'holo-<br />

causte de son amour qu'elle livre à l'homme.<br />

Elle s'immole et la première boit le breuvage<br />

empoisonné.<br />

L'ayant éprouvée sous ses quatre a s p e c t s ,<br />

eussé-je pu concevoir autrement la f e m m e ?<br />

Toutes me prirent la bouche avec le m ê m e<br />

mouvement animal des lèvres. Toutes m ' é -<br />

voquèrent la petite femme lascive et c a l c u l é e<br />

qui depuis les commencements de la g e n è s e<br />

répétait les mêmes gestes. D'abord elles fu-<br />

rent trois ; elles furent trois femmes et t r o i s<br />

péchés. Puis survint Aude et celle-là fut<br />

tous les péchés et toute la prédestination de<br />

la Femme. Aude marcha nue sous la nuit d u<br />

bois, Aude dansa mes danses de S a l o m é ,


177 L'HOMME EN AMOUR<br />

A u d e s'institua la nonne de nies perversités.<br />

J e m e surprenais, en dehors du plaisir, à<br />

é t u d i e r ses rythmes splendides, seulement<br />

o b s c u r s pour elle. Chacun avait un sens fatal<br />

e t é t e r n e l . Ils me suggéraient d'effarantes con-<br />

j e c t u r e s qui les reliaient aux séries transmuées.<br />

I S e s a ï e u l e s durent posséder ce crâne étroit et<br />

i n s t i n c t i f des bayadères ou des incultes ser-<br />

v a n t e s , ce front courbe des espèces bornées et<br />

g é n i t a l e s . Cependant un altier geste royal dont<br />

e l l e rejetait en arrière les massives torsades<br />

d e s a chevelure pareille à une toison dénotait<br />

: l ' e m p i r e et la conquête. Elle croisait sou-<br />

| v e n t l e s mains et les élevait au-dessus d'elle,<br />

( c o m m e des"chaînes et des lianes, avec un<br />

g e s t e humilié ou las dont la plastique insi-<br />

d i e u s e implora et subjugua le maître bar-<br />

b a r e . Sa marche grave, lente, préméditée,<br />

d i f f é r a i t du tressautement léger, du pas dan-<br />

s a n t e t subreptice des précieuses demoiselles.<br />

E l l e évoquait plutôt les mimes simulant un<br />

d e s s e i n artificieux, de lasses campagnardes<br />

a p r è s la moisson, des religieuses se rendant<br />

a u réfectoire. Elle aimait les fourrures, les<br />

m é t a u x , les paresses vautrées, l'accroupisse-


166 l'homme en amour<br />

ment sur les tapis en se tenant les pieds d a n s<br />

les mains. Elle arrivait chez moi avec de<br />

lourds bracelets d'or à chaque bras, s y m b o l e<br />

inconscient des servages passés. Sa p e a u<br />

était poivrée d'odeurs acres rappelant le g i r o -<br />

fle et de safran. Elle jouissait de lacérer des<br />

cœurs de roses et des pétales d'œillets en u n<br />

massacre rouge qu'elle faisait couler clans s a<br />

gorge ou qu'elle épandait sous elle dans les<br />

draps. Et ensuite elle les ramassait à poi-<br />

gnées et avec une sensualité sauvage les en-<br />

fonçait en ses narines, toutes chaudes de sa<br />

vie.<br />

Cette belle Aude aussi m'émerveillait<br />

quand, de l'ondulement félin et long de s o n<br />

échine, comme si elle déroulait des anneaux,<br />

elle se retournait sur elle-même et t o u j o u r s<br />

paraissait regarder si elle n'avait pas perdu<br />

quelque objet sur le chemin ou épier un dan-<br />

ger ou demander l'amour. Toute femme, p o u r<br />

l'avoir apprise aux fontaines ou dans les mi-<br />

roirs, acquiert cette mobilité irritante d e s<br />

hanches qui promet le bonheur et l'élude.<br />

C'est là que bout l'indestructible nature,<br />

comme au creuset des forces, au brasier d e s


l'homme en amour<br />

f e u x d e la genèse. Et même la femelle cliez<br />

l e s b ê t e s , souple et diligente de son flanc,<br />

n ' i g n o r e pas le pouvoir que lui attribue la<br />

c o u r b e inouïe où se concrète et se symbo-<br />

l i s e l e sens de la vie. Mais Aude, en mouvant<br />

s e s r e i n s , eût rendu les étalons furieux.<br />

E l l e s ' é g a l a i t aux cavales dardées, aux flexi-<br />

b l e s e t furieuses tigresses, à la noire véhé-<br />

m e n c e d e s fauves dans le hallier. Cependant<br />

d e c e t t e lille émanaient d'étranges alliciances<br />

e n d o r m a n t e s , de molles et voluptueuses stu-<br />

p e u r s comme la descente au vertige des puits.<br />

E t quelquefois, avec les gestes puérils dont<br />

e l l e remuait ses bracelets et son impudeur<br />

[ n a t i v e e t le vide de son cerveau futile et ses<br />

c r i s grêles sous sa toison profonde, elle<br />

[ n ' é t a i t plus que la petite femme-enfant, l'Eve<br />

a n i m a l e des commencements du monde.<br />

I M o i , longtemps je crus être aimé d'elle.<br />

M a i s chaque fois que j'évoquais cet amour,<br />

e l l e s e m b l a , sous des voiles, au son du glas,<br />

a v o i r é t é menée au supplice. Et elleme disait<br />

a v e c d o u l e u r , a v e c u n a i r sombre : « De quoi<br />

| P a r l e z - v o u s là ? Il n'y a rien de commun en-<br />

; t r e c e t t e chose et nous. Je vous en prie, qu'il


| Ji 11e savais rien de sa vie d'autrefois ; ja-<br />

m a i e l l e ne nie parlait de son passé. Elle<br />

é l u d a i t toute apparence qu'un autre lionnne<br />

[eût être pour elle l'homme que de moi fit<br />

s o n h o i x . Cependant je n'ignorais pas qu'elle<br />

a v a i t é t é mariée. Une fois elle me le révéla<br />

e t e n s u i t e il n'en fut plus question, comme<br />

s i c e n ' e û t été là qu'une péripétie élimina-<br />

b l é . M a ' i s moi je pensais quelquefois que<br />

[ l a b o u c h e qui serrait la mienne en l'étau de<br />

| s e s l è v r e s avait aussi sucé d'autres bouches<br />

q n i e n s u i t e s'étaient fermées à jamais.<br />

S o n mari, comme un vigneron comblé,<br />

é t a i t mort au pied de la vigne. 11 l'avait ven-<br />

| R a n g é e avec frénésie ; il avait mangé à poi-<br />

[ g n é e s l e raisin noir et il en était mort. Et<br />

p u i s quelqu'un avait ouvert sa porte; elle<br />

10


L HOMME EN AMOUR<br />

avait laissé tomber sa robe ; et celui-là aussi<br />

avait connu le goût mortel de sa salive, 'ille<br />

ne savait plus, lequel avait été le premier, le-<br />

quel fut le dernier. J'étais venu comme, après<br />

que les moutons sont entrés chez le bouclier,<br />

il en reste un qui bêle sur le seuil et veut en-<br />

trer aussi. Elle avait baisé ma bouche; main-<br />

tenant j'étais marqué du signe comme les au-<br />

tres.<br />

Cependant elle ne m'avait rien dit. Aucun<br />

souvenir ne remontait des profondeurs de sa<br />

vie. Elle sembla s'être offerte pour la pre-<br />

mière fois comme si le reste n'eût point existé,<br />

comme si avantmoi elle eût été la femme vierge<br />

encore de son corps. Se dupa-t-elle elle-même<br />

et simula-t-elle l'oubli? Ferma-t-elle résolu-<br />

ment les yeux sur les images qui arrivaient se<br />

refléter aux miroirs intérieurs ? Elle était bien<br />

plus effrayante dans le don merveilleux d'être<br />

pour elle-même une inconnue. La mémoire<br />

glissait sur son esprit comme une eau sur une<br />

peau huilée. Et moi-même j'étais auprès d'elle<br />

comme un homme endormi et qui ne doit plus<br />

être réveillé.<br />

Aude dut être ainsi une étrange conjecture


L HOMME EN AMOUR<br />

pour tous les autres dont elle fut aimée, une<br />

c;n ; ,e inouïe de stupeur et d'effroi ! Son âme<br />

peut-être comme pour moi se dénonça la petite<br />

salive corrosive qui lui montait à la bouche et<br />

q;: elle leur coula aux dents, et peut-être cette<br />

âiv; jamais n'avait été autre chose. Us étaient<br />

morts dans le grand vide de son amour comme<br />

un voyageur perdu dans une plaine sans li-<br />

mites et dont les appels ne sont pas exaucés.<br />

Ils avaient crié dans le désert et elle n'a-<br />

vait pas répondu. Oh ! combien furent-ils<br />

qu'elle exténua de toujours inutilement l'ap-<br />

peler !<br />

Elle m'apparut une autre femme, tragique<br />

et violente, dans le symbole de ses robes de<br />

veuve. Elle était la veuve aux yeux sans lar-<br />

mes et qui jouait avec de petits os. Ce mystère<br />

à un certain moment commença de me tour-<br />

menter, mes silences furent obsédés d'ima-<br />

ginations terribles. Des morts jonchaient cette<br />

ténèbre de la vie d'Aude, d'infinis amants<br />

aujourd'hui consumés et qui à l'heure du<br />

péché avaient tressailli entre ses mamelles.<br />

Sa néfaste beauté fut un cimetière de roses<br />

par dessus d'anciennes pourritures. J'eus l'ef-


184 L'HOMME EN AMOUR<br />

lïoi d'une ouvrière travaillant pour les s.' cul-<br />

tures. Aux creusets de son flanc avaient f< idu<br />

les races. Elle était tout entourée des p ->li-<br />

lences de la mort. Et je souffrais une gi nie<br />

souffrance de jalousie et de pitié pour ces ''an-<br />

tennes pâles que je ne connaîtrais jamais.<br />

Comme moi ils avaient espéré l'amour et<br />

ils étaient morts de l'avoir jusqu'à l'agonie<br />

attendu.<br />

Je restai longtemps sans oser lui révéler la<br />

cause de cette nouvelle douleur. Cependant un<br />

jour il m'arriva de lui parler avec une indiffé-<br />

rence simulée des hommes qui m'avaient pré-<br />

cédé dans ses baisers. Aussitôt elle se mit à<br />

rire et tenant mes lèvres pressées entre les<br />

siennes, elle les scella ainsi de silence. Et j'é-<br />

tais, moi aussi, avec le mystère de cette bouche<br />

sur ma bouche, dans un tombeau profond sur<br />

lequel est retombée la. pierre.<br />

Ce jour-là, je n'allai pas plus avant. Il suffit<br />

qu'elle m'eût avec les cires ardentes du baiser<br />

fermé les lèvres pour que le sens de mes an-<br />

goisses me restât perdu. Mais à quelque temps<br />

de là, je recommençai de l'interroger au sujet<br />

de l'amour que d'autres avaient eu pour son


185 L'HOMME EN AMOUR<br />

cc'-js. Encore une fois elle se mit à rire et elle<br />

1 av. !iça la bouche pour sceller la sienne. Mais<br />

ni' . sentant bien que si seulement elle la<br />

ni, illait de sa salive, je perdrais le courage,<br />

je t tournai le visage. Alors elle me prit la tête<br />

d les mains, et malgré moi, elle voulut me<br />

coj îinuniquer le désir. Dans ma Golère, je lui<br />

m :rdis le cou, une goutte de sang rougit les<br />

d: ps ; et je criais : « Dis-moi le nom de ceux<br />

qui tu as tués. Dis-le moi, Aude, je le veux. »<br />

Je regardais les lasses sangsues gorgées de ses<br />

1' res. Mais de nouveau, avec le frémissement<br />

muet de sa bouche, elle riait tranquillement,<br />

malgré la blessure. Et ensuite elle devint très<br />

pâle et me dit avec des yeux terribles : « Il y<br />

en a trop, je les ai oubliés. »<br />

Cette grosse fille de plaisir d'Eva, du moins,<br />

avec des paroles tendres m'eût consolé. Main-<br />

tenant je restais effrayé de ce que j'avais fait<br />

et de ce qu'elle me disait. Je ressentis la stu-<br />

peur d'une force brute, inapitoyée, d'une aveu-<br />

gle puissance d'amour et de mort. Et un assez<br />

longtemps nous demeurâmes sans nous par-<br />

ler, puis avec une passion molle je lavai le<br />

Sf ing,jelui demandai doucement pardon. Elle<br />

10i


186 L'HOMME EN AMOUR<br />

se reprit à rire et me dit si étrangement, si<br />

inexorablement : « Mais puisque je t'ai : ous-<br />

ta peau tout de même ! » Ce cri bestial et luxu-<br />

rieux, fleurant le bouge et l'éohaudoir, n ad-<br />

jugea définitivement comme un bétail débattu<br />

entre le berger et le boucher. Je fus épouvanté<br />

de la laideur surnaturelle que lui donna l'as-<br />

surance de son triomphe. Cependant je ne trou-<br />

vai rien à lui répondre, car en ce moment je<br />

me sentis bien sous la peau la chose que les<br />

autres comme moi avaient été pour elle. Le<br />

sang s'étancha, je lui appartins bien plus par<br />

sa chair meurtrie, par la petite goutte rouge<br />

comme si j'avais bu sa vie. Et je ne lui repar-<br />

lai plus des hommes à qui auparavant elle<br />

avait dorj^ié l'amour.<br />

Aude avait dit la parole terrible et juste.<br />

Elle m'eut dans mes dessous de sang et de<br />

chaux, dans ma nature animale dès le jour où<br />

pour la première fois je goûtai les phosphores<br />

de son baiser. J'en devais rester empoisonné<br />

en mes parties vives comme d'un vécisant et<br />

subtil toxique. Elle ne lit donc qu'exprimer<br />

là une chose qu'elle avait expérimentée avec<br />

d'autres avant moi et qui avait sa grandeur


l'homme en amour<br />

t r a g i q u e . C e p e n d a n t e n c e t e m p s , m o n â m e s e<br />

d é b a t t a i t e n c o r e e t n ' é t a i t p a s t o u t à t ' a i t a b a n -<br />

d o n n é e d e s b o n n e s V i s i t a t i o n s c o m m e e l l e l e<br />

d o - i n t p l u s t a r d . C e l l e s - c i , a v e c d e s b a u m e s ,<br />

d r i c t u e u x l i n i m e n t s q u i e u s s e n t s a u v é u n<br />

j e u : ! ' 1 h o m m e p l u s g u é r i s s a b l e , a r r i v a i e n t<br />

d o n c p a r i n t e r v a l l e s e t e s s a y a i e n t d e o i n d r e<br />

c e t t e p l a i e d u f e u i n t é r i e u r d o n t j ' é t a i s c o n -<br />

s u m é . E l l e s m ' e n c o u r a g e a i e n t à d e s r é c i p i s -<br />

c e i i c e s , h é l a s ! t r o p p e u d u r a b l e s . J e r e d e v e n a i s<br />

a l o r s p o u r u n p e u d ' i n s t a n t s u n e c r é a t u r e<br />

s e n s i b l e q u e d e s e f f u s i o n s m u t u e l l e s e t c l e c o n -<br />

s o l a n t e s c a r e s s e s e u s s e n t p u e n c o r e s e c o u r i r .<br />

L e s r é s i s t a n c e s d e l a p a r t d i v i n e d e l ' ê t r e s o n t<br />

i n f i n i m e n t p a t i e n t e s e t d e m a n d e n t s e u l e m e n t<br />

à ê t r e a i d é e s p a r u n p e u d e b o n n e v o l o n t é .


I l m ' a r r i v a i t d ' a v o i r a v e c A u d e d e s e n t r e -<br />

t i e n s q u i n e s e r a p p o r t a i e n t p a s u n i q u e m e n t<br />

à c e m a l q u e j e p o r t a i s s o u s l a p e a u e t q u i<br />

p r o p a g e a i t e n m o i s a c o r r o s i v e p r é s e n c e v i -<br />

v a n t e . J e l u i p a r l a i s a v e c l ' i l l u s i o n q u ' e l l e<br />

p û t c o m p r e n d r e l a s o i f p r o f o n d e q u e j ' a v a i s<br />

d ' u n é t a t d é l i v r é . C ' e s t a i n s i q u ' u n j o u r , a p r è s<br />

u n e l e c t u r e q u i a v a i t é v e i l l é l e b e s o i n d e s<br />

a v e u x e t d e l a s y m p a t h i e , j e l u i c o n f e s s a i l e s<br />

t r i s t e s s e s d e m o n e n f a n c e s e v r é e d ' a f f e c t i o n .<br />

U n e p a r o l e f r a t e r n e l l e e û t r é p a r é l e s t o r t s d e<br />

l a v i e e n v e r s m o i . M a i s A u d e m e d e m a n d a<br />

q u e l l e f e m m e p o u r l a p r e m i è r e f o i s m ' a v a i t<br />

é v e i l l é a u s e n t i m e n t d e l ' a m o u r . J e l u i c o n t a i<br />

d o n c l ' h i s t o i r e d ' A l i s e e t à m e s u r e l e s o u v e -<br />

n i r d e s o n s a c r i f i c e m e p o i g n a i t l e c œ u r c o m m e<br />

s i s ' é t a i t , l e v é e e n t r e n o u s l a p e t i t e m o r t e a v e c


I/HOMME EN AMOUR 189<br />

s o n s e c r e t s u r l e s l è v r e s . E l l e m ' é c o u t a a v e c<br />

p a ; : l i c e e t s e u l e m e n t q u a n d j ' e u s f i n i , e l l e<br />

m . " d i t e n r i a n t : « I l f a l l a i t l a p o u s s e r s u r<br />

l ' L b e . » R o m a i n a u s s i l ' e û t d i t c o m m e<br />

e l ! D a n s c e m o m e n t j e r e s s e n t i s u n e p e i n e<br />

I o n d e c o n n u e s i d e s e s m a i n s e l l e e û t é c a r t é<br />

l n ; a l e m e n t l e s u a i r e o ù d o r m a i t e n s e v e l i e<br />

m a s a u v a g e a m a n t e .<br />

O b i j e n e c o n n a i s s a i s q u e t r o p b i e n c e p e -<br />

t i t s p a s m e m u e t q u i é t a i t s o n r i r e e t m o n t a i t<br />

d e s f o n d s i n s o n d a b l e s d e s a n a t u r e c o m m e<br />

c r è v e à l a s u r f a c e d ' u n e c i t e r n e u n e b u l l e<br />

d ' a i r l à o ù q u e l q u ' u n e s t t o m b é e t n ' a p l u s<br />

r e p a r u . E l l e s e m i t d o n c à r i r e ; j e n e p u i s d i r e<br />

q u ' i l y e û t l à u n d e s s e i n a r r ê t é d e c r u a u t é<br />

b i e n q u ' e l l e m e f i t u n m a l h o r r i b l e c o m m e s i<br />

l a b e a u t é i n t i m e d e m o n ê t r e f û t d é c h i r é e a u x<br />

p o i n t e s d ' u n e h e r s e . « 0 c e l l e - l à v a l a i t m i e u x<br />

q u e t o u t e s l e s A u d e ! l u i d i s - j e a v e c t r i s t e s s e .<br />

E p a r g n e l a d o u l e u r i n c o n n u e q u i l a m e n a v e r s<br />

l e s e a u x . » E l l e n e p a r u t p a s c o m p r e n d r e c e<br />

q u e j e v o u l a i s l u i d i r e .<br />

C e p e n d a n t j ' o u b l i a i c e l a ; e t q u e l q u e f o i s ,<br />

é t r a n g e m e n t a v e r t i q u e m o n â m e v o u l a i t g u é -<br />

r i r , j e l u i e x p r i m a i s à p r o p o s d e l a v i e o u d e l a


L'HOMME EN AMOUR 190<br />

n a t u r e , u n s e n t i m e n t p u r . J ' é t a i s a l o r s a u p r è s<br />

d ' e l l e c o m m e u n n a ï f j e u n e h o m m e q u i v o i t<br />

s e r e f l é t e r u n e c l a r t é c é l e s t e c l a n s l e b o u i l l o n -<br />

n e m e n t t r o u b l e d ' u n e s o u r c e ; m a i s a u s s i t ô t l e<br />

m a u v a i s r i r e f a i s a i t r e m o n t e r l e s a b l e d a n s l a<br />

g o u t t e b r i l l a n t e d ' u n p r o v i d e n t i e l r e f l e i . 1 1<br />

m ' a r r i v a a u s s i , c l a n s m o n d é s i r d é r a i s o n n a b l e<br />

d e l ' a s s o c i e r à m e s s u p r ê m e s c o m m u n i o n s , d e<br />

l u i d i r e d e s v e r s d e p o è t e s , d e c e s b e l l e s p r o s o -<br />

p o p é e s m é l o d i e u s e s e t s o u f f r a n t e s o ù l ' o n s ' é -<br />

c o u t e v i v r e d ' u n m a l p a r t a g é ; e t e n c o r e u n e<br />

f o i s s o n i r o n i e o u s o n d é d a i n o u j e n e s a i s q u e l<br />

a u t r e s i g n e d u b r u t o r g u e i l d e l a B ê t e , g l a ç a i t<br />

i n e s , e f f u s i o n s . D é s p a n s d e c i e l m ' e n t r a î n a i e n t<br />

e n s ' é c r o u l a n t ; j e p e r c e v a i s , à l a d i s t a n c e q u i<br />

v i o l e m m e n t n o u s d i s j o i g n a i t , q u e l l e s f r o n -<br />

t i è r e s d e r a v a l e m e n t j ' i n t e r p o s a i s e n t r e m o n<br />

â m e e t m o i e n r e n o n ç a n t l a d i v i n e s é r é n i t é<br />

d e s r é g i o n s d e l ' E s p r i t . J e l a m é p r i s a i s s i<br />

f o r t d a n s c e s t r ê v e s l u c i d e s q u ' e n s u i t e i l s e m -<br />

b l a i t n a t u r e l q u e p l u s j a m a i s j e n ' e u s s e p u<br />

b a i s e r s a b o u c h e .<br />

C e p e n d a n t e l l e n ' a v a i t q u ' à p r e n d r e l a<br />

m i e n n e e n t r e s e s l è v r e s e t j e n o r e s s e n t a i s p a s<br />

d ' h o r r e u r . J e r e s t a i s , c l a n s l a c h a l e u r d e s o n


I/HOMME EN AMOUR 191<br />

s a n g - a c c a b l é d ' u n e t o r p e u r m o r n e , c o m m e l a<br />

{ p e t i t e p r o i e s a i s i e p a r d e s t e n t a c u l e s . E t e n s u i t e<br />

| j ' a v ; i s l a s o i f r é s i g n é e d ' u n s a c r i f i c e v o l o n -<br />

[ t a u J ' o u b l i a i s t o u t e s p o i r i d é a l e t m ' a l i é n a i s<br />

d e m o i - m ê m e c o m m e d ' u n e t e r r e h e u r e u s e à<br />

j a m a i s p e r d u e .<br />

N o s p l a i s i r s f u r e n t s u i v i s d ' a f f r e u s e s l a s s i -<br />

t u d e s s o m b r e s o ù n o u s s é j o u r n i o n s t r è s l o i n<br />

l ' u n d e l ' a u t r e , c o m m e a u x b o r d s o p p o s é s d ' u n e<br />

t e r r e d e g l a c e , o ù p r è s d e c e t t e f e m m e m é p r i -<br />

s a i s o d e m o n â m e , c e l l e - c i e n m o i s a n g l o t a i t<br />

h u m i l i é e , m e u r t r i e d e t o u j o u r s r e t o m b e r a u<br />

s p a s m e b r e f d e l a c h a i r . E l l e a u s s i , a p r è s l a<br />

v o l u p t é , n ' a v a i t p l u s q u e l ' i m m e n s e s t u p e u r<br />

t r i s t e d e l a b ê t e . E t n o u s d e m e u r i o n s l o n g t e m p s<br />

m o r t s c o m m e s i , a u b o r d d ' u n p r é c i p i c e , n o u s<br />

n o u s é t i o n s e n f i n r e c o n n u s a v e c d e s v i s a g e s<br />

é p o u v a n t é s . J e n ' a v a i s p a s é t é p l u s s e u l e n m o n<br />

â g e d ' e n f a n c e , a u t e m p s d u s o l i t a i r e a m o u r .<br />

J e l u i d i s u n j o u r : « A u d e , t u e s v e n u e e t<br />

j e t ' a i a i m é e . C e p e n d a n t j e n e t e c o n n a î t r a i<br />

j a m a i s . N ' e s t - c e p a s l à u n e c h o s e m o r t e l l e -<br />

m e n t t r i s t e ? J e t e r e g a r d e , j e t e c h e r c h e a u<br />

f o n d d e t e s p r u n e l l e s e t j e n e v o i s p a s q u e l l e<br />

f e m m e t u e s . J ' a i s o i f d e t o i e t t u n e m e d o n -


l'homme en amour<br />

n é s p a s à b o i r e . J e f r a p p e à t a p o r t e e t I n e<br />

m ' o u v r e s p a s . A u c u n e f e m m e n ' e s t a u s s i ] ; L i e<br />

q u e t o i e t p o u r t a n t t u n e v i s p a s . »<br />

J ' a v a i s p r i s s o n v i s a g e d a n s m e s m a i : e t<br />

j e s c r u t a i s s e s p r u n e l l e s . J e d e s c e n d a i s d a n s<br />

s o n r e g a r d c o m m e d a n s u n p u i t s e t i l n ' y a v a i t<br />

r i e n a u f o n d . E l l e s e m b l a i t a b s e n t e d e s e s<br />

y e u x e t d ' e l l e - m ê m e . S o n c o r p s s p l e n d i d e<br />

c h a u d e m e n t p a l p i t a i t c o m m e u n e t e r r e g r a s s e ,<br />

c o m m e l e s g e r b e s d ' u n c h a m p s o u s u n m i d i<br />

d ' a o û t . U n f l e u v e v e r m e i l c o u r a i t - a v e c d e s<br />

r e m o u s p u i s s a n t s s o u s s a p e a u e t l e v a i t s e s<br />

s e i n s . S e s c h e v e u x à l ' o d e u r d e r o n c e s m û r e s<br />

c r é p i t a i e n t c o m m e u n b u i s s o n a u s o l e i l , c o m m e<br />

l e s c h e v e l u r e s d e s g r a n d s a r b r e s d a n s u n i n -<br />

c e n d i e . E l l e a v a i t l e f l a n c p r o f o n d e t n o i r d e s<br />

g l è b e s v o u é e s a u x m o i s s o n s e t e l l e é t a i t l a<br />

m o r t c o m m e l e s a n c i e n n e s f o r ê t s m u é e s e n<br />

h o u i l l e s e t c o m m e l e s s c h i s t e s d e s m i n e s .<br />

A u d e é t a i t l a v i g n e d e s m a u v a i s e s i m a g e s ,<br />

l a l u x u r i e u s e v i g n e d e p i e r r e d o n t l e c e p s e<br />

n o u a i t a u p o r c h e d e l a c a t h é d r a l e . J ' é t a i s e n -<br />

t r é d a n s l a v i g n e , j ' a v a i s s a c c a g é l e s g r a p p e s<br />

n o i r e s : l e u r s a n g a c i d e m ' a v a i t a l t é r é . C e p e n -<br />

d a n t j ' a u r a i s v o u l u b o i r e l a v i e à c e s e i n


l'homme en amour 181<br />

d ' A e c o m m e u n e n f a n t . J e l u i d i s d o n c :<br />

I « A l e q u i n ' e s p e u t - ê t r e q u ' e n d o r m i e , r é -<br />

m i ' t o i a f i n q u e j e s a c h e e n f i n q u e l l e f e m m e<br />

I t u ' » J ' a v a i s d e s l a r m e s d ' e n f a n t c r é d u l e e t<br />

t r i : d a n s l e s y e u x : j e n ' é t a i s p l u s l e t é m é -<br />

I r a i j e u n e h o m m e q u i e n t r e u n s o i r d a n s u n<br />

b o ; e t f r a p p e l e s a r b r e s e t c r i e : « S ' i l y a<br />

q u i u ' - u n i c i , j e s a u r a i b i e n l ' o b l i g e r à s e<br />

m e r e r a v e c m o i . » M o i m a i n t e n a n t , j ' a v a i s<br />

l e s i r i n g é n u d ' u n e s o u r c e f r a î c h e d a n s l e<br />

m y : r e f a r o u c h e d ' u n h a l l i e r . E t j e l a c a r e s -<br />

s a i n s i l o n g t e m p s , l ' a p p e l a n t a v e c m o n m a l ,<br />

I r e g a r d a n t a u f o n d d e s e s y e u x s i u n e o n d e<br />

[ d e vu? n ' y g r é s i l l e r a i t p a s e n f i n . E l l e a u s s i<br />

I m e c a r e s s a i t a v e c s e s m a i n s l é g è r e s .<br />

C ' é t a i t l e s o i r d a n s m a c h a m b r e . U n v e n t<br />

I v e r n a l , l a f r a î c h e u r d e s o m b r e s n o u s a r r i -<br />

( v a i e n t p a r l a f e n ê t r e o u v e r t e , a v e c l ' a r ô m e<br />

i d e s j a r d i n s l o i n t a i n s . M o n j e u n e d é l i r e e û t<br />

t a t t e n d r i l e s é c o r c e s , e û t f a i t j a i l l i r d e s v a s -<br />

q u e s d e s s é c h é e s u n I l o t c l a i r . O h ! s i u n e<br />

! l a r m e s e u l e m e n t e û t c o u l é a u b o r d d e s a p a u -<br />

p i è r e ! U n e l a n g u e u r e n n o u s m o l l i s s a i t l e s<br />

I â p r e t é s n e r v e u s e s d e l ' a m o u r . S a p o i t r i n e s e<br />

[ s o u l e v a , l a m i n u t e f u t d i v i n e d e p e i n e e t d ' e s -<br />

n


L'HOMME EN AMOUR 194<br />

p o i r . « A u d e , l u i d i s - j e e n c o r e , n e d i f f è r e a s<br />

l a p a r o l e t o u j o u r s a t t e n d u e . M e s c o n f i a i o s<br />

t r e m b l e n t e t s ' a g e n o u i l<br />

j a m a i s u n t e l m o m e n t n e r e v i e n d r a . Q u i c l i c<br />

e s - t u , c h è r e A u d e ? »<br />

E l l e p a r u t a c c a b l é e c o m m e u n ê t r e e n c o r e<br />

d a n s l e s l i m b e s . D e s b l o c s d ' i n c o n s c i e n c e ,<br />

l o u r d s c o m m e d e s m a r b r e s e t d e s m é t a u x , p e -<br />

s a i e n t e t n e p o u v a i e n t ê t r e s o u l e v é s . E l l e i t<br />

l a c a r i a t i d e e n g a g é e a u x g r è s e t a u x q u a r t z<br />

d ' u n m o n t . J e c r u s q u ' e l l e a u s s i a l l a i t p l e u -<br />

r e r ; j e n e s a v a i s p a s e n c o r e q u e l e s l a r m e s ,<br />

l e s d i v i n e s l a r m e s , s o n t l a l i m i t e q u e n e f r a n -<br />

c h i t j a m a i s l ' i n c o n s c i e n c e p l o m b é e d e l a B ê t e .<br />

L e s s è v e s m o b i l e s , l ' i n f i n i e s e n s i b i l i t é f u -<br />

r e n t s u r l e p o i n t d e c o u r i r e t s e c o n g e l è r e n t .<br />

E l l e s e d é b a t t i t s o u s u n e d e s t i n é e . U n e t é n è -<br />

b r e v o i l a s e s y e u x : e l l e s e m b l a e n s u i t e m e<br />

p a r l e r d ' u n e a u t r e r i v e . « N e m e d e m a n d e<br />

r i e n , m e d i t - e l l e , j e n e s a i s p a s m o i - m ê m e s i<br />

j e v i s . » D e s n u a g e s s ' é p a i s s i r e n t , n o u s f û m e s<br />

p r é c i p i t é s l o i n l ' u n d e l ' a u t r e . E t e n c o r e u n e<br />

f o i s j e s e n t i s q u e j e l ' a v a i s p e r d u e .<br />

T a r d i v e m e n t l e s f e r m e n t s s ' a i g r i r e n t , d ' i n -<br />

t i m e s e t a m è r e s b l e s s u r e s s ' o u


L'HOMME EN AMOUR 195<br />

p a s s i f p a s s a g è r e m e n t s e r é v o l t a d e s u b i r l e<br />

p i d s d e s c h a î n e s e t d e n e p o u v o i r l e s r o m p r e .<br />

| A f f a i b l i e t d é p r a v é c o m m e j e l ' é t a i s , c e n e f u -<br />

r e n t l à q u e l e s i l l u s i o n s d e l a d é l i v r a n c e . L e<br />

s e n . d e l a b e a u t é d i v i n e u n b r e f i n s t a n t i l l u -<br />

j m i l i t l e m a r é c a g e o ù c r o u p i s s a i t m o n â m e<br />

d e s ; u u é e d e s e s g r â c e s o r i g i n e l l e s . E n s u i t e e l l e<br />

r e t ( i i b a i t à s e s s t a g n a t i o n s , d e l a c h u t e d ' u n<br />

c i e l . J e s o u f f r i s d e m e m é p r i s e r b i e n p l u s q u e<br />

[ j e n e l a m é p r i s a i s p o u r l ' a i m e r e n c o r e , s i u n<br />

[ t e l m o t n ' i n j u r i e p a s l ' a m o u r , e n l a d é t e s t a n t .<br />

L a h a i n e f u t l ' a u t r e f a c e à m e s u r e m o i n s<br />

| d i s s i m u l é e d e l a p e r v e r s i o n p a s s i o n n e l l e q u i<br />

m e l i a i t à e l l e m i e u x q u e l e t e n d r e e t d é l i c i e u x<br />

a m o u r . D e s s c è n e s v i o l e n t e s s é v i r e n t , i n j u s t e s<br />

d e m a p a r t , o ù j e l ' o u t r a g e a i , o ù s t u p i d e m e n t<br />

j e l u i r e p r o c h a i s m a v i e p e r d u e . A u d e s e u l e -<br />

m e n t s e d é f e n d a i t a v e c s o n r i r e . L i l l e e u t c e t t e<br />

s u p é r i o r i t é s u r m o i d e p a r a î t r e i n s e n s i b l e à c e s<br />

o r a g e s a p r è s l e s q u e l s j e l u i é t a i s p l u s a s s e r v i .<br />

M a i s m o i j ' é t a i s c o m m e u n h o m m e q u ' u n<br />

p i n m a u v a i s , u n m o û t f u n e s t e t r a v a i l l e . M a i n -<br />

t e n a n t q u e m a b o u c h e a v a i t g o û t é s a v i e e t b u<br />

s o n s a n g s a l é , i l m e m o n t a i t a u x d e n t s u n e<br />

[ s a v e u r â c r e p e n d a n t l a c o l è r e . J ' a u r a i s v o u l u


L'HOMME EN AMOUR 196<br />

l a r e n d r e r e s p o n s a b l e d e m e s é g a r e m e n t s e t<br />

a i n s i m e d i s c u l p e r d e v a<br />

a v a i t d e u x a n s d é j à q u e j e c o n n a i s s a i s A u d e ,<br />

« E h b i e n , l u i d i s - j e u n j o u r , n o u s n o n<br />

p a r e r o n s . » E l l e m e r é p o n d i t : « A q u o i b o n ,<br />

p u i s q u e a u s s i b i e n v o u s m e r e v i e n d r e z ? »<br />

E t e l l e m e r e g a r d a i t a v e c l a n o i r e p r f e f o n -<br />

d e u r d e s o n r e g a r d t r a n q u i l l e , s a n s i r o n i e n i<br />

o r g u e i l .<br />

J e r e s s e r r a i a u t o u r d e m o i l e s s a n g l e s d e<br />

m a v o l o n t é c o m m e u n j e u n e b œ u f b a n d é s o u s<br />

l ' e f f o r t d e l ' a t t e l l e . L e s s e c r è t e s I n t e r v e n t i o n s<br />

m e p e r s u a d a i e n t m a l i b é r a t i o n s i s e u l e m e n t<br />

j ' a v a i s l a f o r c e d e p a r t i r . J e m e p r é p a r a i d o n c<br />

p o u r u n l o n g v o y a g e . M a i s a u b o u t d u c i n -<br />

q u i è m e j o u r , à l a n u i t t o m b é e , j ' a l l a i f r a p p e r<br />

à s a p o r t e . E t j e n ' a v a i s j a m a i s a u t a n t d é s i r é<br />

s o n b e a u c o r p s d a m n é .


T n e n u i t c e p e n d a n t , d a n s l e s e c r e t d e s r i -<br />

d e a u x , A u d e m e d i t l ' u n i q u e p é r i o d e d e s a v i e<br />

q u i d e v a i t m ' ê t r e c o n n u e . C ' é t a i t l e s d o u c e s<br />

a n n é e s i n g é n u e s e t l a c o n n a i s s a n c e d e s a n u b i -<br />

l i t é . E l l e v i v a i t a v e c u n e m è r e d é v o t e e t r i g i d e<br />

d a n s u n e m a i s o n f r o i d e , v i s i t é e p a r d e s e c c l é -<br />

s i a s t i q u e s . L e s v o i x é t a i e n t b a s s e s c o m m e a u x<br />

s a c r i s t i e s , l e s p o r t e s s ' o u v r a i e n t e t s e f e r m a i e n t<br />

s u r d ' h u m b l e s p a s s a g e s . S o n p è r e é t a i t m o r t<br />

j e u n e , e l l e s e s o u v e n a i t d ' u n v i s a g e t r i s t e , d é j à<br />

v o i l é p a r l e s o m b r e s . C e g r a n d a m o u r e x p i r é<br />

a v a i t v i e i l l i s a m è r e a v a n t l ' â g e e t l u i d o n n a<br />

l e m y s t è r e d e s ê t r e s q u i n e s a v e n t p l u s s e r e -<br />

p r e n d r e a u g e s t e d e l a v i e e t d e m e u r e n t t o u r -<br />

n é s v e r s l e s t o m b e a u x . E l l e f u t s a n s c a r e s s e s<br />

p o u r l ' o r p h e l i n e . S a p e t i t e e n f a n c e s ' é t i o l a d a n s<br />

l a r é c l u s i o n , à l a g a r d e d ' u n e v i e i l l e s e r v a n t e


I/HOMME EN AMOUR 198<br />

q u i n t e u s e , e l l e - m ê m e a b i g o t i e . U n p r ê t r e l u i<br />

i n c u l q u a l e s r u d i m e n t s e t t o u j o u r s l u i r e p a r -<br />

l a i t d u p é c l i é d o u c e m e n t .<br />

E l l e s ' i g n o r a a i n s i l o n g t e m p s ; e l l e v o y a i t<br />

p a r l a f e n ê t r e j o u e r d e p e t i t s g a r ç o n s q u ' i l l u i<br />

é t a i t d é f e n d u d ' a p p r o c h e r . J a m a i s i l n ' e n v e -<br />

n a i t d a n s l a m a i s o n ; e t e l l e n e p e n s a i t p a s<br />

q u ' i l s f u s s e n t a u t r e m e n t f a i t s q u ' e l l e . P u i s u n<br />

j o u r s e s s e i n s p u é r i l s l e v è r e n t ; e l l e e u t l a h o n t e<br />

d ' u n e c h o s e i n s o l i t e , d ' u n e n l a i d i s s e m e n t<br />

d e s o n p e t i t c o r p s q u ' i l f a l l a i t c a c h e r e t q u i<br />

p e u t - ê t r e é t a i t l e s i g n e d e c e p é c h é d o n t l u i p a r -<br />

l a i t l e p r ê t r e . C e p e n d a n t e l l e c o m m e n ç a à s e<br />

r e g a r d e r d a n s l e s m i r o i r s ; e l l e g o û t a u n p l a i -<br />

s i r à s e c r è t e m e n t s ' é p r o u v e r ; e t e n s u i t e e l l e<br />

s e r e p e n t a i t e n d e s o l i t a i r e s c r i s e s d e l a r m e s .<br />

0 c o m m e m o i , A u d e , i l t e f u t r é v é l é q u e l a<br />

b e a u t é l i s s e e t p r o f o n d e d e t o n c o r p s t ' a v a i t<br />

é t é d o n n é e p o u r t a j o i e e t c e p e n d a n t t u n ' e n<br />

g a r d a s q u e l a h o n t e d e l a c h o s e r é p r o u v é e !<br />

T o n s a n g s e g l a ç a d ' a v o i r m o u s s é e n r o s e u r s<br />

v o l u p t u e u s e s à t a p e a u , d ' a v o i r d é l i c i e u s e m e n t<br />

r o u g i p o u r t ' a v o i r é t é c o n n u !<br />

D è s 6 e m o m e n t l e p r e s s e n t i m e n t l ' a g i t a , e l l e<br />

d o u t a q u e l e s g a r ç o n s e u s s e n t u n e p e t i t e p o i -


I/HOMME EN AMOUR 187<br />

t r i s t e o i u l u l e u s e c o m m e l a s i e n n e . E t e l l e n e<br />

cessa p l u s d e p e n s e r à l a b e a u t é q u ' i l s c a c h a i e n t<br />

i i - . s i s o u s l e u r s v ê t e m e n t s . P u i s l ' o r a g e n u -<br />

1 : l a c o n s t e r n a ; e l l e s e v i t m a r t y r i s é e p o u r<br />

. ù r é t é f a i b l e e t a m o u r e u s e d e s a c e i n t u r e .<br />

ï H e s e c o n f e s s a , a s p i r a à l a m o r t a v e c u n d é -<br />

l i d ' a n g o i s s e e t d e s o m b r e s a r d e u r s . C e f u t<br />

v ¡ / s l e t e m p s d e s a c o m m u n i o n ; c e l l e - c i f u t<br />

n s t i q u e , d ' u n e b e a u t é d ' e x t a s e e t d e l a r m e s<br />

' , q u i l ' é g a l a à u n e p e t i t e s a i n t e . E l l e p e n s a s e<br />

f o : ' . l r e d ' a m o u r e t d ' e f f r o i q u a n d p a s s a l ' h o s -<br />

t i " . M a i s l e p r i n t e m p s é t a n t v e n u - i e l l e f u t t o u r -<br />

m e n t é e d a n s s e s n u i t s p a r d e s s o n g e s . E l l e n e<br />

f u t p l u s q u e l a p e t i t e v i e r g e a n i m a l e q u i v e u t<br />

s ' a c c o m p l i r . U n m a t i n e l l e a p e r ç u t , p a r d e s -<br />

s u s l e j a r d i n , d a n s u n e m a i s o n q u i , à u n e p e -<br />

t i t e d i s t a n c e , f a i s a i t l a c e à l a s i e n n e , u n h o m m e<br />

q u i s e d é v ê t a i t . L a n a t u r e l u i f u t r é v é l é e ; e l l e<br />

fil t o m b e r s a c h e m i s e . e t o u v r i t l e s r i d e a u x .<br />

E n s u i t e s a m è r e l a m i t e n p e n s i o n a u c o u -<br />

v e n t . P r e s q u e t o u t e s s ' é t a i e n t é p r o u v é e s c o m m e<br />

e l l e e t c o n t i n u a i e n t à p é c h e r a v e c d i s s i m u l a -<br />

t i o n . M a l g r é l a v i g i l a n c e d e s b o n n e s r e l i g i e u -<br />

s e s . d e s a m i t i é s s e n o u a i e n t , t e n d r e s e t p a s -<br />

s i o n n é e s c o m m e l ' a m o u r . C e l l e s - l à t r o u v a i e n t


L'HOMME EN AMOUR 200<br />

toujours l'occasion de s'égarer dans le parc<br />

qui entourait la chapelle. Les grandes à la ro-<br />

menade se faisaient d'étranges aveux, ,11e<br />

confessa qu'elle avait ouvert ses rideaux mr<br />

un homme : elles l'envièrent et quelqi; ois<br />

dans leurs jeux, l'une d'elles se laissait t o m -<br />

ber devant les jardiniers. Aude en riant me<br />

révéla qu'elle aida frénétiquement à les dépra-<br />

ver toutes; je lui demandai alors si elle avait<br />

eu la conscience du mal qu'elle faisait. Elle<br />

hésita un instant et me dit : « Je les méprisais,<br />

je n'aimais que moi. » Et Aude, en effet, n'a-<br />

vait jamais aimé qu'elle-même. Voilà tout ce<br />

que je connus de sa vie. Quand j'espérai savoir<br />

quel homme le premier était venu, elle me ré-<br />

pondit simplement : « De cela je vous laisse<br />

penser ce que vous voudrez ! » Et ainsi celui<br />

qui lui imprima le stigmate resta à jamais en-<br />

viable et ignoré pour moi.<br />

Aude, damnable sœur! Il suffit pour qu'une<br />

parité de misère et de prédestination parût nous<br />

avoir dès l'enfance l'un à l'autre adjugés. Ton<br />

jardin de petite vierge comme le mien eut de<br />

dangereuses avenues où nous errâmes avec les<br />

affres de l'inconnu, où la bonne nature nous


I, HOMME BN AMOUR<br />

é p o u v a n t a comme le visage du péché. Si le sens<br />

v i de la vie nous avait été enseigné, je ne<br />

t' .rais peut-être pas connue telle que tu me<br />

fi révélée et tu n'aurais pas été l'artificieuse<br />

és/• use dévolue à mes nuits livides. Tu vins<br />

a\ c ton front d'airain sur lequel autrefois<br />

a - d t neigéla ileur des aubépines, et comme de<br />

i) ; lûmes complices nous consommâmes les<br />

ri ; es qui avilissent l'amour. Une tendre et<br />

n ptjale amante cependant, qui le sait? eût été<br />

n née par la joie très sainte de s'accomplir<br />

V' ;s le normal hymen si un barbare mépris de<br />

la créature n'en eût immolé les prémisses.<br />

\ude enfant ne fut pas différente d'Eve au<br />

c l a i r matin d'Eden et de toute la lignée des<br />

«lies qui sortirent d'Eve. Toutes comme elles<br />

c a r e s s è r e n t la pointe de leur gorge et celles-<br />

là seulement qui ne savaient pas qu'elles pé-<br />

c h a i e n t furent sauvées, car l'unique salut est<br />

d a n s l ' i n n o c e n c e . 0 candeur de l'ingénue chair<br />

i n i t i a l e ! L'homme un jour s'aperçut nu et fut<br />

p e r d u , lui que la nature priva de la toison ani-<br />

m a l e afin qu'il ignorât où finissait le mystère<br />

charmant de sa nudité. A Aude comme à moi<br />

on avait dit : Un serpent s'irrite au fond de ta<br />

ii,


I/HOMME EN AMOUR 202<br />

c h a i r . Q u ' e l l e t e s o i t U n o b j e t d ' h o r r e u r ! N o u s<br />

n o u s v î m e s n u s e t d é j à l ' i n n o c e n c e é t a i t f a r t é e .<br />

Je m'interromps, je songe. Est-ce bien là, ô<br />

mon âme triste, tes secrètes pensées sur A u d e ?<br />

Fut-elle aussi semblable aux autres j e u n e s<br />

filles qu'ici j ' e s s a i e de me le persuader<br />

jeune corps voué où, sitôt dissipées les e f f u -<br />

sions eucharistiques, commença de s a u v a g<br />

ment pétiller le feu vierge, n'eut-il pas: dès l'en-<br />

fance des sens si subtils et si spéciaux q u ' o n<br />

put le croire fait d'une plus combustible ar-<br />

gile que la chair tardivement nuptiale d e s<br />

autres?


! e n e confonds pas la Bête avec l'être physi-<br />

q • Elle ne fut pas dans Eden ; elle sortit bien<br />

p l u t ô t des races qui avaient perdu l'innocence.<br />

Quand j'aperçus Alise sous les arbres, je<br />

n o t a i s déjà plus l'enfant ingénu. Elle se leva<br />

' c o m m e un péché désirable. Elle était bien<br />

p l u s près que moi de la nature. Si j'eusse.con-<br />

s e n t i au désir, peut-être je serais revenu vers<br />

l a r i v i è r e . Le petit animal sauvage aurait eu<br />

p o u r moi des plaisirs tièdes e t graves. Il m'eût<br />

a p p r i s l e délice simple qui ensuite 110 me fut<br />

j a m a i s connu.<br />

U n e fraîche églogue parfois me persécute.<br />

J e v o i s la maison près de l'eau, avec son crépi<br />

l a i t e u x , son toit de tuiles luisantes. Un pam-<br />

p r e e n arabesque la façade du côté de l'orient.<br />

E t d e s gens passent, s'informent, regardentpar


I/HOMME EN AMOUR 204<br />

la porte ouverte un ordre tranquille, l'as; 4<br />

cordial des chambres. Une horloge lenten t<br />

bat et diffère la mort. La huche est combL e<br />

•bon pain auquel contribuèrent les labour t<br />

les semailles. Celle-là qui revient de la ri\ e<br />

est ma chère Alise elle-même, constante 't<br />

active comme une servante. L'eau mousse en<br />

écume d'argent à ses bras. Elle n'est plus la<br />

même petite tille maigre et triste qui me lit<br />

mal en me pinçant la bouche. Elle a dans Je.<br />

regard la douceur des vertes plaines, des e a u x<br />

iluides, des ciels lavés par la pluie.<br />

.le vais vers le seuil, je regarde les champs,<br />

je suis en paix avec les hommes et je ne désire<br />

rien que cet humble bonheur. Aude jamais<br />

n'eût franchi la haie du jardin. Ce sont là d'ai-<br />

mables images. Le Vieux, lui, ne dépassa pas<br />

la forêt; il séjourna près des hameaux dans<br />

son large amour de la terre et des simples.<br />

Quand il s'asseyait dans les âtres, les femmes<br />

sentaient le maître fort et doux. Il les prenait<br />

sur ses genoux ; elles le caressaient charmées ;<br />

il était le laboureur dans les champs de la Vie.<br />

Lui aussi était près de la nature comme les<br />

pâtres, le bûcheron et le pêcheur au bord des


L'HOMME EN AMOUR 205<br />

e, "c. le taureau clans le clos, les espèces qui<br />

ra donnent au clair de lune. Il chérissait les<br />

b> es filles confiantes, les femmes mûres, le<br />

p: ¡temps et l'automne du radieux verger<br />

cl rnël. Il fut le père d'Alise. Benoit géant<br />

d Ages heureux de la terre ! Ton cœur ingénu<br />

p pitait comme le pré qui bout et fume sous<br />

1 ¡osée, comme le sillon aux heures de la<br />

g inè. L'œuvre de chair fut pour toi la bonne<br />

a nture qu'allait flairant sous bois l'antique<br />

s vain. Tu fus toute la mythologie des nym-<br />

P s bocagères et du lascif chèvre-pieds brûlé<br />

d moûts de l'août! Je n'ai pas écouté la<br />

niâle leçon. Le chemin vert des bois une fois<br />

s'ouvrit et la mort mitles doigts sur la bouche<br />

de l'amour. Je ne connus Eclen qu'après<br />

qu'Eve s'en fût allée.<br />

Uors déjà j'étais un pâle et morose enfant<br />

tourmenté de trop bien s'ignorer. On m'avait<br />

appris la honte de mon corps, je savais seulement<br />

qu'il fallait craindre la nature. Et un<br />

jour j'entrai dans la vigne, je bus les vins ardents<br />

et glacés. La Bête était tapie derrière les<br />

sarments d'or et de sang. Elle me fit signe,<br />

elle déroula ses longs cheveux, je me suis cou-<br />

ché dans le suaire de plumes et de soie. Main-


I/HOMME EN AMOUR 206<br />

tenant, détestable Aude, tu peux bien me ¡oui<br />

1er sous tes pieds, pressurer ma vie jusqu'à sa<br />

dernière sève. J'ai goûté le philtre mortel, je<br />

ne te quitterai plus. Les aimables images se<br />

dispersent, la maison aux murs blancs,.la<br />

paix sacrée des semailles heureuses, les b é n i -<br />

gnes campagnes où passa le songe d'Alise.<br />

Dans le jardin funèbre, là-bas, un tertre à<br />

mesure s'aplanit et qui ne garde plus la f o r m e<br />

de son petit corps sauvage.<br />

La Bête ! voilà les clous et la passion. V o i l à<br />

l'éponge avec le fiel : j'en suis blessé jusqu'à<br />

l'agonie. Tout le reste n'est que la douce na-<br />

ture obéie et le conseil nuptial. Tout le reste<br />

est l'ordre divin comme la source grésille,<br />

comme le fleuve roule entre les monts. La<br />

beauté de l'univers s'accomplit aux rites du<br />

bel amour ingénu. Il se mire aux fontaines,<br />

il va sous le grand ciel ami, il est l'humble<br />

soumission de l'être à la vie. Il a ses fins en<br />

soi et ne désire rien autre chose que soi-même,<br />

étant ainsi le dessein de Dieu et toute la vie.<br />

« Aimez-vous dans votre substance. Cal-<br />

mez-y l'été de vos feux, le brûlant foyer qui<br />

est nu centre de la créature et du monde.


L'HOMME EN AMOUR 195<br />

L a même loi d'hymen régit harmonieusement<br />

l ' u n i v e r s et l'homme n'est qu'un aspect en qui<br />

s ' a b r è g e la beauté des choses. Mais que la<br />

c l : à r ne soit pas pour la chair un stérile stra-<br />

t a g è m e par lequel est détourné le sens du bai-<br />

ser: Qu'elle soit comme l'eau qui va à ses buts<br />

et «pendant l'eau ignore où elle va, comme<br />

le pré avant la venue du troupeau et il n'y a<br />

que le berger qui sache qu'il va fleurir. Qu'elle<br />

ne se leurre point d'insolites entreprises ni ne<br />

se tourmentexle se connaître par delà les li-<br />

mites que j'assignai au jardin de ses plaisirs<br />

! Après, ce ne serait plus que d'affreuses<br />

s o l i t u d e s pleines de l'aboi des loups. »<br />

A i n s i à l'origine parla la Yoix. Et l'homme<br />

v i e i l l i méprisa le vierge amour conforme au<br />

v œ u divin. Rompant la trêve d'harmonie, il<br />

r e p l o n g e a aux bouillants limons. Des fonds de<br />

l ' ê t r e remonta le chaos, la créature des limbes,<br />

ébauche de feu et de sang, le rugissant élémen-<br />

t a i r e , fermenté d'une force impure. Les creu-<br />

s e t s s e rouvrirent, vomirent les laves et les<br />

s c o r i e s pour la refonte du velu primordial.<br />

D ' i n f o r m e s alliages se rivèrent et les amants<br />

accouplés |ne| regardèrent plus le ciel. L'amour


196 I,'NOMME EN AMOUR<br />

comme le taureau meugla, reniila a v e c l e<br />

groin de la truie, haleta du rut forcené d u<br />

houe. Dans ses démences il résigna le s o l e n -<br />

nel et tendre embrassement, l'extase h u m i d e<br />

des visages aux yeux et aux bouches l u m i -<br />

neux. Il ne fut plus la substance mariée à la<br />

substance parmi les tleurs et les fontaines,<br />

la joie profonde de se sentir, elle-même é t e r -<br />

nelle et divine, emportéé aux sphères h a r m o -<br />

nieuses, unie au cantique des astres, i m a g e<br />

du grand accord heureux de l'univers. I n s i -<br />

dieux et dissimulé comme elle, il r e c h e r c h<br />

la nuit où l'âme n'est plus aperçue de l ' â m e ,<br />

où errent les spectres tristes et blessés. Un<br />

sombre délire l'égala aux taciturnes f a u n e s ,<br />

lui fit parodier leurs étreintes vautrées, l e<br />

cabrement farouche des espèces encore v o i -<br />

sines de la genèse, destituées de la splendeur<br />

des faces. Alfamé de l'impossible connais-<br />

sance, il rêva d'illimiter la souffrance e t l a<br />

volupté, de descendre la spirale abyssine. Il<br />

fut à lui-même le monstrueux semeur du vide<br />

de l'abîme. Perdus loin l'un de l'autre a u x<br />

pôles extrêmes, le mâle et la femelle se c h e r -<br />

chèrent et ne se trouvèrent plus. Chacun g o û t a


L'HOMME EN AMOUR 209<br />

le morne et solitaire effroi de n'avoir aimé que<br />

s o i - m ê m e dans un spasme éperdu et muet.<br />

O u t r é de fureur, l'inhumain amour s'immola<br />

d ses mains et ne fut plus que la mort ap-<br />

p o e dans un désert.<br />

Une faut pas outrager le lion, le chacal et le<br />

1 'if bélier. Ceux-là se joignent etrâlent d'un<br />

p assant et tendre amour selon la loi. Ils ont<br />

cl: • émois timides et religieux qu'ils ne savent<br />

P s.dls s'enlacent avec des effusions magnifiques.<br />

Leur clameur n'est effrayante que pour<br />

i us et ce qu'il en rugit bien plus terriblement<br />

en nous-mêmes. Us exaucent simplement<br />

la nature. Aucun ne se ravale jusqu'à<br />

l ' h o m m e qu'ils contiennent tous ensemble et<br />

m ê m e les plus féroces sont innocents : nul<br />

en soi ne tua l'amour.<br />

La Bête humaine est bien autre chose, elle<br />

q u i déprava jusqu'à la ressemblance du lion,<br />

d u chacal et du bélier et n'a pas même leur<br />

v i e r g e et sauvage grandeur. L'instinct forcené<br />

de la vie les choque quand elle-même n'est<br />

que la mort. Au fond de la Bête règne impé-<br />

rialement l'extermination : tout accouplement<br />

bestial est un carnage où deux âmes divines


I/HOMME EN AMOUR 210<br />

s ' i m m o l e n t . L ' a m o u r e s t r o m p u q u i l e s r e l i a i t !<br />

a u x s p l e n d e u r s e t a u x h a r m o n i e s : i l s n e s o n t<br />

p l u s q u e l a m a t i è r e g a l v a n i s é e , u n o b s c u r<br />

t r e s s a i l l e m e n t d e l a s u r v i v a n c e d e s l i m b e s .<br />

Aux heures lucides qui succédaient à n o s<br />

mornes sacrifices, j'éprouvais cela avec é v i -<br />

dence. Il me' restait une saveur amère, u n<br />

arrière-goût de cette mort embrassée sur les<br />

lèvres et la gorge d'Aude. Je nie c r o y a i s<br />

échappé d'un tombeau, d'une humide r é g i o n<br />

d'ombres désolées. Ma vie fiévreuse et d é b i l e<br />

gardait le froid d'un séjour sous la terre. Vai-<br />

nement j'osais espérer que tous deux n o u s<br />

avions épuisé la substance : nous d e m e u -<br />

rions plus séparés que par des mers. E l l e<br />

me devenait alors un sujet cruel d ' o b s e s s i o n<br />

et d'angoisse comme si, en la sentant si l o i n<br />

de moi, je subissais néanmoins la certitude<br />

qu'elle ne m'avait pas quitté, qu'elle adhérait<br />

à mes fibres et circulait aux remous exténués<br />

de mon sang. Mon désir se suppliciait de ne<br />

pouvoir la répudier et de la désirer e n c o r e .<br />

J'aurais dû, par des chemins de pénitence, ga-<br />

gner une thébaïde escarpée; tout chargé de<br />

mes décrépitudes, l'âme à bout d'épreuves,


I/HOMME EN AMOUR 211<br />

j ' a u r a i s dû m'ensevelir aux froides et bap-<br />

t i s m a l e s purifications d'une Trappe. Je sa-<br />

v a i s t r o p bien qu'en la fuyant, je ne cesserais<br />

p a s d e regarder derrière moi par quel chemin<br />

j e l u i reviendrais. Je me jurais de me dépor-<br />

t e r l o i n de la ville et ensuite je me répétais le<br />

moi qu'elle m'avait dit et qui murait sur moi<br />

l a v i e : « A quoi bon puisque tu revien-<br />

d r a s ? » Ma force comme un sang épuisé cou-<br />

lai! par une blessure ouverte en mes racines.<br />

E t maintenant j'avais perdu ma foi d'enfance;<br />

j e n e croyais plus aux visitations divines.


Je connus dans toute leur plénitude les<br />

passifs abandons où l'âme, après avoir un p e u<br />

de temps tournoyé, glisse et s'enfonce, l ' i n e r -<br />

tie résignée après d'inutiles débats de c o u l e r<br />

aux intérieures ténèbres, la douceur par m o -<br />

ments de n'être plus que la chose qui s o m b r e .<br />

Comme un las voyageur pendant une t r a v e r -<br />

sée mortelle, je n'aspirai plus même à l a d é -<br />

livrance, content de stagner dans le c r o u p i s<br />

sement de mes eaux mortes plutôt que d'as-<br />

sumer le tracas d'un douteux et temporaire<br />

sauvetage. J'en vins ainsi âne plus r e s s e n t i<br />

que par accès quelle proie commode j ' é t a i s<br />

devenu pour les vers engendrés en m o i d u<br />

calamiteux amour. Cependant autrefois u n<br />

jeune homme ingénûment avait pleuré p o u r ]<br />

Alise, un jeune homme avec une âme f r a i -


L'HOMME EN AMOUR 213<br />

c l i e e t communiale avait passé sous les fenê-<br />

t r e s d e la jeune fille aux mains filandières. Mon<br />

âm encore vivait en ce temps; ses blessures<br />

[éta : ut légères et guérissables; la lame mau-<br />

d i t f trempée au sang de la Bête, ne l'avait<br />

pas ransper.cée dans sa profondeur. A présent<br />

cet: âme séjournait en moi comme une chose<br />

ver longtemps roulée par de furieuses hou-<br />

les e t rongée de phosphorescences.<br />

T ndis que le jeune et vivace amour à l'in-<br />

f i n i s e prismatise de nuances comme un beau<br />

c i e l une tranquille rivière, une florale prai-<br />

r i e J e s stériles fatigues de la chair n'ontqu'une<br />

n o t e toujours la même. Bien n'en peut dire<br />

l a t e r n e et accablante monotonie comme une<br />

c o n t r é e cendreuse et sèche que nulles fontaines<br />

n e rafraîchissent, que brûle un soleil sans<br />

c l a r t é . Je vivais dans une nuit saturnienne et<br />

p l o m b é e , un air sulfureux et irrespirable<br />

c o m m e l'ardent osone des jours caniculaires<br />

et à peine je sentais que j'en mourais, je n'a-<br />

v a i s pas la force de m'y soustraire.<br />

Au dehors exultait la vie; un vent léger on-<br />

dulait; la chanson de l'être s'épandait dans<br />

le matin bleu. Je n'aurais eu qu'à pousser la


202 L'HOMME EN AMOUR<br />

porte. Moi aussi j'étais une force, un symbole<br />

du monde, un dès efflux de l'immense allé-<br />

gresse éparse. Je serais descendu à la rue, je<br />

me serais fait reconnaître de la joie qui pas-<br />

sait. Le rire fleurissait d'œillets des femmes<br />

savoureuses et mûres. 0 celles-là, je les au-<br />

rais fuies! Je n'ignorais pas quelles voluptés<br />

amères promettait leur bouche. Mais il y avait<br />

aussi des sœurs aux fronts pâles comme celle<br />

qui toujours cousait à la fenêtre. Il y avait<br />

des vierges assombries de toujours espérer.<br />

Malheureusement j'avais perdu jusqu'au sens<br />

de la vie et de l'amour. Je n'aimais plus la<br />

femme, je n'étais plus que l'esclave indolent<br />

et renfrogné d'une meule que frénétiquement<br />

je mouvais et qui m'écrasait.<br />

Cela, d'autres aussi l'éprouvèrent; il n'est<br />

pas de plus consternant signe du ravalement<br />

chez un homme. Toute vitalité parut éteinte,<br />

le frisson du sexe, l'émoi délicieux de la<br />

beauté. Même les plus immuables amants gar-<br />

dent la chaleur d'un passage féminin comme<br />

d'un météore harmonieux dans la courbe des<br />

cieux. La chair a des cantiques profonds de-<br />

vant les rythmes d'Eve apparue. Elle 11e cesse


I/HOMME EN AMOUR 203<br />

[pat; d'être l'éveil du premier homme devant<br />

la - orge du jardin d'Eden. Mais le mâle fou-<br />

div j en moi ne consentait plus à renaître de<br />

ses isons consumés. Elle seule, la désastreuse<br />

|eiiciianteress(j, possédait le charme constant de<br />

le réçipérer par de sûrs sortilèges. Sitôt qu'elle<br />

me eprenait les lèvres entre les siennes, je<br />

lie ivais plus que je l'avais haïe. Elle m'eût<br />

cor mandé d'investir la nuit violée d'un taber-<br />

nac eet d'y conculquer le pain divin de l'hos-<br />

tie: j'aurais huilé mes gestes de cauteleuse<br />

prudence pour consommer le sacrilège. Le gré-<br />

sil!, ment léger de sa salive entre mes dents se<br />

muait en roses ardentes et en avalanches gla-<br />

,cées sous lesquelles s'annulait l'espoir'd'une<br />

résistance 'si j'en avais été capable. Sa sève<br />

m'incorporait, me submergeait d'un lleuve de<br />

noires blandices. Notre pacte initial, scellé par<br />

les cires ardentes du baiser, se roborait dans<br />

leur brûlure ravivée, leur substance redeve-<br />

nue liquide et bouillante. Je lui appartenais<br />

dès ce moment ainsi qu'adhère au gril la peau<br />

d'un patient. Mes intimes fibres crépitaient ;<br />

j'étais pourtant le même homme que l'appel des<br />

autres femmes 11e parvenait plus à captiver.


L'HOMME EN AMOUR 216<br />

Nous eûmes de surhumaines fêtes où Je<br />

recula mes agonies par d'acerbes subterfuges,<br />

où des ombres, au moyen de nouveaux et p ris<br />

infatigables supplices, elle trouvait le moy n<br />

de ressusciter mes énergies récalcitrant .<br />

Tout pantelant ensuite, les moelles exténuées; ,;<br />

elle savait me tremper en ses artifices secou-<br />

rables, en de maternelles et perfides propitia-<br />

tions comme on fait revenir dans le sel une<br />

sangsue gorgée des pus de la mort. Pour e l l e ,<br />

une pâleur plus livide attestait seulement l e s<br />

corrosifs ravages du plaisir excédé. Elle sem-<br />

blait apporter plus de calcul que d'entraîne-<br />

ment dans ses savantes clémences. Le feu luxu-<br />

rieux qui brûlait sous ce corps statuaire n'en<br />

réchauffait pas le marbre ni n'en altérait les<br />

glorieuses résistances. Dans nos combats e l l e<br />

gardait la cuirasse sans fêlure des amazones<br />

invincibles.<br />

Je crois bien qu'un sang intrépide pendant<br />

quelque temps prévalut en moi sur de tels ou-<br />

trages. Le Vieux aussi avait semé jusqu'au<br />

bout la vie au champ des races. Il avait été s o u s<br />

l'âge le chêne à la sève reverdie chaque prin-<br />

temps. Cependant je ne sais encore comment je


L'HOMME EN AMOUR 217<br />

n e m o u r u s p a s d e s f u r e u r s o ù d a n s l e c h o c d e<br />

m m â c h o i r e s t a n t d e f o i s p a s s a l a m o r t . P l u s<br />

t a : - 1 u n e s a t i é t é e t l a l a s s i t u d e p a c i f i è r e n t n o -<br />

t r e l i t . U n a r t p l u s r a s s i s t e m p é r a c e s o u t r a n -<br />

c e s . N o u s d é j o u â m e s l a m o r t p a r d e s f e i n t e s ,<br />

d o p r u d e n t s d é l a i s c o m m e l a g o i n f r e r i e d e s<br />

i n t e m p é r a n t s s e m a c è r e d e d i è t e e n t r e l e s f e s -<br />

t i n s . M a i s a l o r s l a p o s s e s s i o n é t a i t e n c o r e f r a î -<br />

c h e e t n o u s c o m b l a i t . N o u s n ' a v i o n s p a s<br />

e n c o r e a c c o m p l i t o u t e l a b ê t e n i é p u i s é s o n<br />

e x é c r a b l e r i t u e l . N o s f a i m s s ' e x a s p é r a i e n t d e<br />

t o u j o u r s r e t o m b e r à l ' i n a s s o u v i s s e m e n t e t a u<br />

v i d e a p r è s a v o i r c r u a t t e i n d r e l e s l i m i t e s d u<br />

p l a i s i r . I l s ' é t a i t r ê v é i n f i n i e t l a d e r n i è r e b a r -<br />

r i è r e f r a n c h i e , i l t o u c h a i t à l a m o r t .<br />

L e s i m p l e a m o u r , r i e n q u ' a v e c l e s l è v r e s<br />

n u p t i a l e m e n t j o i n t e s , a v e c s a b e a u t é p a u v r e<br />

e t n u e , d u m o i n s s ' o u v r e l a p r o f o n d e u r d é m e -<br />

s u r é e d u c i e l . I l n ' a q u ' u n g e s t e , à p e i n e i l l e<br />

c o n n a î t ; i l i g n o r e t o u t c e q u e l ' â m e n e v e u t p a s<br />

s a v o i r e t i l p l o n g e d a n s l ' é t e r n i t é , i l s ' é l a n c e<br />

j u s q u ' a u x p i e d s d e D i e u . T o u t e l ' e f f r é n é e l i t u r -<br />

g i e d u p é c h é , i v r e d e s e c o n n a î t r e e t d e d é p a s s e r<br />

l a c h a i r , e s t e n c o r e a r r ê t é e p a r e l l e e t n ' a t t e i n t<br />

p a s l e v e r t i g i n e u x d é l i r e d e s ' i g n o r e r q u i e s t<br />

12


I/HOMME EN AMOUR 218<br />

l a b é a t i t u d e d e s a m a n t s p u r s . E l l e d e m e u r e<br />

s u p p l i c i é e d ' a v o i r e s p é r é l ' u l t i m e s e c r e t e t d e<br />

n ' a v o i r é t r e i n t q u e d e s f a n t ô m e s .<br />

D e s s t u p e u r s p l o m b a i e n t l ' i n t e r v a l l e d e m e s<br />

c r i s e s , u n e t o r p e u r b é t o n n é<br />

p e r d u l e s e n s d e l ' ê t r e . M a c h a i r g i s a i t m o r t e<br />

c o m m e m o n â m e e n u n c o m p a c t e t n i t i d e<br />

E r è b e . J ' a u r a i s p u m ' e n d o r m i r d a n s l a m o r t<br />

s a n s c o n n a î t r e a u d é f i n i t i f p a s s a g e l a l u e u r<br />

d ' u n s u p r ê m e é v e i l . J ' a v a i s c e s s é d e g o û t e r<br />

l e s s a t u r a t i o n s , l ' i n e x p r<br />

b l é e à l a q u e l l e d ' a b o r d j e r a p p o r t a i m<br />

é t a n c h é e s e t l ' o r g u e i l c o m b l é d e m o n d é s i r .<br />

C e c o n s o l a n t m e n s o n g e n ' a d j u v a p l u s n i e s<br />

p r o s t r a t i o n s r e b u t é e s : j e m ' a p e r ç u s l e l o u r d<br />

b é t a i l a u x y e u x h a g a r d s s o u s l e m a i l l e t . I l n e<br />

m e r e s t a p l u s q u e l a f o r c e d e b a s s e m e n t i n -<br />

j u r i e r A u d e . J e p o u s s a i l ' o u b l i d e l a d i g n i t é<br />

j u s q u ' à l u i r e p r o c h e r m e s f o r c e s p e r d u e s .<br />

D ' i m b é c i l e s e t r a g e u s e s l a r m e s m e m o n t a i e n t<br />

a u x y e u x e t p u i s m o l l i s s a i e n t s o u s s a b o u c h e .<br />

E n c o r e u n e f o i s e l l e p r e n a i t m e s l è v r e s e n t r e<br />

l e s s i e n n e s . L e t r i s t e a m a n t p o u r<br />

l i r e é t a i t r e c o n q u i s .


J e p e r d i s l a m é m o i r e . D ' i n t o l é r a b l e s c l i o c s<br />

m e m a r t e l a i e n t l a n u q u e , d e s p i n c e m e n t s s t r i -<br />

d e n t s s i l l a i e n t m o n é p i n e . J ' a v a i s o b l i g é<br />

u n j e u n e m é d e c i n d e l a v i l l e e n l u i a v a n ç a n t<br />

m e s o m m e q u i l u i a v a i t p e r m i s d e s ' é t a b l i r ,<br />

i l v i n t à m o n a p p e l : u n e p e u r v e u l e d e l a m o r t ,<br />

a p r è s m ' e n ê t r e s i s o u v e n t c o n f é r é l e s a f f r e s<br />

l'aides e t l e v o l u p t u e u x s i m u l a c r e , à p r é s e n t<br />

m e r e n d a i t A u d e e t l ' a m o u r p a r e i l l e m e n t<br />

o d i e u x . I l n ' e u t p a s d e p e i n e à d i a g n o s t i q u e r<br />

l a c a u s e d e m e s d é c r é p i t u d e s , m e p r e s c r i v i t<br />

l ' a b s t i n e n c e c h a r n e l l e e t d ' a c t i f s a n a l e p t i q u e s .<br />

M a i s l a p r é s e n c e d ' A u d e s o u s l e m ê m e t o i l s e<br />

p r o p a g e a i t e n i n s t a n t s e f f l u x ; u n p é n i b l e m a -<br />

g n é t i s m e m e c o m m u n i q u a i t s a c h a i r à t r a v e r s<br />

l e s s o l i v e s q u i s é p a r a i e n t s o n a p p a r t e m e n t d u<br />

m i e n . E l l e p o s s é d a i t u n e c l e f d e m a p o r t e q u i<br />

/


L'HOMME EN AMOUR 220<br />

l u i p e r m e t t a i t d e p é n é t r e r s e c r è t e m e n t ' c h s z<br />

m o i . S o n s o i n s c r u p u l e u x d e s a p p a r e n c e s t o u -<br />

j o u r s m ' a v a i t t e n u é c a r t é d e l ' i n t i m e o r d o n -<br />

n a n c e d e s a v i e . J e n e c o n n a i s s a i s p a s p l u s s a<br />

c h a m b r e à c o u c h e r q u e j e n ' a v a i s c o n n u s o n<br />

p a s s é . E l l e m e d e m e u r a i t a i n s i c l a n d e s t i n e<br />

e t d ' a u t a n t p l u s a l l i c i a n t e , c a r j e n e p u i s d o u -<br />

t e r q u e l ' i n c o n n u , d ' e l l e - m ê m e , d a n s l ' a b a n -<br />

d o n f r é n é t i q u e d e s a p e r s o n n e , f û t u n e d e s<br />

c a u s e s p o u r l e s q u e l l e s j e c o m m e n ç a i d e r a i -<br />

m e r s i d é r a i s o n n a b l e m e n t .<br />

M a l g r é l a d é f e n s e d e m o n a m i , e l l e s e g l i s s a<br />

d a n s m a c h a m b r é . E l l e l a i s s a i t t o m b e r s a l o n -<br />

g u e m a n t e e t m ' a p p a r a i s s a i t d a n s s a b e a u t é<br />

n u e . J ' é t a i s a v e r t i d e s c o n s é q u e n c e s g r a v e s<br />

q u i p o u v a i e n t r é s u l t e r d e m e s r é c i d i v e s . J e<br />

m e m a u d i s s a i s d e l a d é s i r e r d a n s m o n é p u i -<br />

s e m e n t ; j e l a m a u d i s s a i s b i e n p l u s d e m ' a p -<br />

p o r t e r l ' o f f r a n d e d e s a c h a i r q u a n d c e l l e - c i<br />

m ' é t a i t i n t e r d i t e . « Y a - t ' e n , l a s u p p l i a i s - j e , t u<br />

v o i s b i e n q u e j ' e n , m e u r s , J e t ' e n p r i e , r e m o n t e<br />

c h e z t o i . » J e l u i p a r l a i s s a n s h o n t e d e c e t t e<br />

f a i b l e s s e d e m o n c o r p s q u ' u n j e u n e h o m m e ,<br />

p a r u n o r g u e i l d ' h é r o ï s m e v i r i l , p r é c i e u s e m e n t<br />

d i s s i m u l e à s a m a î t r e s s e . P e u t - ê t r e c ' e s t l à u n


L'HOMME EN AMOUR 221<br />

a t a v i s m e o ù s e r é v e i l l e l e d y n a s t e d e s â g e s , l e<br />

i a î t r e i r r é s i s t i b l e e t f o r t d a n s s o n d é s i r e t s a<br />

i l e n d e u r é t e r n i s é s . M a i s c e s i g n e f i e r e t d é -<br />

I c a t n e s ' a c c o r d e q u ' a v e c l ' a m o u r r é g i d ' i m -<br />

p u l s i o n s i n g é n u e s . E t j ' a v a i s r é s i g n é l ' o r g u e i l<br />

h u m a i n .<br />

A u d e m ' é p a r g n a i t l ' i r o n i e d u m a u v a i s r i r e ,<br />

i i l l é p e n c h a i t s e s m e u r t r i è r e s l è v r e s r o u g e s e t<br />

• u s u i t e l e s g i v r e s i n c i s i f s d e s a s a l i v e f i l t r a i e n t<br />

' n t r e m e s d e n t s . E n c o r e u n e f o i s m e s a b s t i n e n -<br />

c e s , m e s d é f e c t i o n s p a r e s s e u s e s é t a i e n t l ' o u r -<br />

s o n n é e s p a r l ' i n f a t i g a b l e d é s i r q u i a l i é n a i t<br />

m a v o l o n t é .<br />

M o n a m i , v o y a n t q u e r i e n n ' a u r a i t r a i s o n d e<br />

m e s r e c h u t e s t a n t q u ' A u d e e t m o i h a b i t e r i o n s<br />

l a m ô m e m a i s o n , m ' o r d o n n a l e d é p l a c e m e n t .<br />

I I v o u l u t m e c o n d u i r e l u i - m ê m e c h e z u n d e<br />

s e s p a r e n t s , p o s s e s s e u r d ' u n e m é t a i r i e à q u e l -<br />

q u e s l i e u e s d e l a v i l l e . J e m e g a r d a i d ' a v e r t i r<br />

A u d e d e m o n d é p a r t . N o u s p r o f i t â m e s d ' u n e<br />

d e s a p r è s - m i d i q u ' e l l e p a s s a i t e n v i s i t e s p o u r<br />

f a i r e a p p r o c h e r u n e v o i t u r e q u i e n s u i t e n o u s<br />

e m p o r t a à t r a v e r s l a c a m p a g n e .<br />

U n e c o n t r é e s a b l o n n e u s e , b o u q u e t é e d e<br />

p l a n t s d e s a p i n s , m ' a c c u e i l l i t . C ' é t a i t l a f i n d e<br />

12.


I/HOMME EN AMOUR 222<br />

l ' é t é , l e s m o i s s o n s é t a i e n t r e n t r é e s , d é j à l e<br />

l l é a u c o n c a s s a i t l ' é p i a u x g r a n g e s v e r m e i l l e s .<br />

J e v é c u s p r è s d ' u n m o i s p a r m i l e c h a r m e t r a n -<br />

q u i l l e e t r é g u l i e r d e s t r a v a u x d e l a s a i s o n ,<br />

s o i g n é c o m m e u n f i l s p a r c e s p a y s a n s q u i m e<br />

r é v é l è r e n t u n e n o b l e s s e s i m p l e d a n s l e d e v o i r<br />

g r a v e m e n t a c c o m p l i . J ' a d m i r a i l a s û r e e t r e -<br />

l i g i e u s e a f f e c t i o n q u i u n i s s a i t l e p è r e à ! a<br />

m è r e e t l e f i l s a î n é à l e u r b r u . C e u x - l à i g n o -<br />

r a i e n t m e s t r i s t e s é g a r e m e n t s . D è s l ' e n f a n c e<br />

i l s a v a i e n t é t é i n i t i é s a u p o n c t u e l e t p u i s s a n t<br />

a m o u r a n i m a l , a u x n o c e s b r è v e s d e l a v a c h e<br />

e t d u t a u r e a u , à l a s a i l l i e g l o r i e u s e d e s é t a -<br />

l o n s . L e s m â l e s v e r s a i e n t l a v i e q u i f é c o n d a i t<br />

l e f l a n c c l e s f e m e l l e s ; l e r i t e d ' h y m e n d i v i -<br />

n e m e n t s ' a c c o m p l i s s a i t c o m m e s ' é t a i e n t a c -<br />

c o m p l i s l e s s e m a i l l e s e t l e s l a b o u r s , a f i n q u e<br />

l a s e m e n c e é t e r n e l l e m e n t l e y â t , p e r p é t u a n t l e<br />

m a r i a g e c l e s r a c e s e t d e l à g l è b e . E t e u x - m ê m e s ,<br />

à l ' e x e m p l e d e s b ê t e s , a v a i e n t n o u é l ' a m o u r<br />

a n t i q u e e t é t e r n e l . L e s l i n s b l a n c s d e l e u r l i t<br />

a v a i e n t é t é f i l é s p a r l e s a ï e u l e s p o u r l e u r f ê t e<br />

n u p t i a l e e t p l u s t a r d l e s e n s e v e l i r a i e n t , d r a p s<br />

v i e r g e s e t s o l i d e s , v o i l e s d e s s a i n t e s c o m m u -<br />

n i o n s C h a r n e l l e s , n a p p e s d e s s a c r e m e n t s d e l a<br />

v i e e t d e l a m o r t .


L'HOMME EN AMOUR 211<br />

C ' é t a i e n t l e s f i l s s a c r é s d e l a t e r r e : t o u t p e -<br />

t i t s . i l s a v a i e n t é t é o n d o y é s d e s e s r o s é e s , d u<br />

f l u x b a p t i s m a l d e s e s ' s è v e s . U s a v a i e n t c o u r u<br />

n u s a u s o l e i l , s o u s l e s a r b r e s ; l e u r c h a i r<br />

l ' u n e à l ' a u t r e s ' é t a i t a p p r i s e a u x f o n t a i n e s , e t<br />

i l s n ' a v a i e n t p a s e u h o n t e . 0 l e s s u b l i m e s i n -<br />

g é n u s s a u v a g e s e t d o u x ! C e f u t d a n s l e u r s a p -<br />

p r o c h e s q u e j e c o n ç u s u n e m e i l l e u r e h u m a n i t é<br />

o u v r a n t s e l o n l e p r é c e p t e d e l a n a t u r e . U s<br />

m ' e n s e i g n è r e n t l a s a i n t e t é d e l a c h a i r s e r v i e<br />

p a r d e s o r g a n e s q u i o n t l e u r b e a u t é u t i l e e t f é -<br />

c o n d e . O n m ' a v a i t a p p r i s à e n r o u g i r : j e l e s<br />

a v a i s u t i l i s é s p o u r c l é s a r t s m o r t e l s . A u j o u r -<br />

d ' h u i q u e j e n ' i g n o r e p l u s q u e m o n i n f i r m i t é<br />

m o r a l e m e f u t c o m m u n e a v e c u n g r a n d n o m -<br />

b r e d ' a u t r e s j e u n e s h o m m e s , j e m e p e r s u a d e<br />

q u e l e s a l u t e s t d ' é c o u t e r s i m p l e m e n t l a v i e<br />

e n r e s p e c t a n t l e s a g e n t s q u ' e l l e e m p l o i e p o u r<br />

s e s f i n s m y s t é r i e u s e s . L ' h u m b l e i n n o c e n c e a n i -<br />

m a l e d e c e s h o m m e s e t d e c e s f e m m e s p o u r l a<br />

p r e m i è r e f o i s s ' é l u c i d a d ' u n s e n s d e p a r a b o l e .<br />

L a d r o i t u r e m e f u t r e s t i t u é e , j ' é p r o u v a i l e<br />

m a l h e u r d e m e s e n d u r c i s s e m e n t s p a r l a d i f f é -<br />

r e n c e d e m a j e u n e s s e s t i g m a t i s é e a v e c l a s é r é -<br />

n i t é g r a v e d e l e u r â g e m û r . L a m a i s o n m ' a p -


L'HOMME EN AMOUR 224<br />

p a r u t u n s y m b o l e , u n e a c t i v e e t d é b o n -<br />

n a i r e a r c h e b i b l i q u e o ù p r o s p é<br />

s e n c e s , o ù l e c o m m a n d e m e n t d i v i n c h a q u e<br />

j o u r é t a i t o b é i . T o u s l e s g e s t e s s e p r o c l a -<br />

m a i e n t f r a t e r n e l s e t p i e u x : c ' é t a i e n t d e s a c -<br />

t i o n s d e g r â c e s à l ' é t é q u i l e s a v a i t c o m b l e s , !<br />

à l ' a u t o m n e q u i b i e n t ô t r e m p l i r a i t l e s c e l l i e r s .<br />

L e p a i n a b o n d a n t d a n s l a h u c h e m a g n i f i a i t<br />

l e s i l l o n e t l e s m a i n s q u i l ' a v a i e n t r e t o u r n é .<br />

U n l a i t é p a i s f r o i d i s s a i t a u x s e i l l e s a v e c u n e<br />

o d e u r d e l a v a n d e o ù e f f l u a i e n t l e s a r ô m e s d e<br />

l a p r a i r i e . L e c h a r n a g é é t a i t b a n n i d e l a l a -<br />

b i é : c e s f i l s d e s a n t i q u e s l a b o u r e u r s n e c o n -<br />

s o m m a i e n t q u e l e p u r f r o m e n t e t l e s a u t r e s<br />

f r u i t s d e l a t e r r e . L e p a i n e t l e s e l s u r l a<br />

n a p p e g a r d a i e n t l e u r s i g n i f i c a t i o n v é n é r a b l e .<br />

E t l e p e u p l e n o u r r i c i e r d e s r u c h e s j l ' e x e m p l e<br />

a u g u s t e d e s r a c e a i l é e s p r o l i f é r a i t à l ' o r i e n t<br />

d e s m u r s .<br />

J e g o û t a i l à d e s a i n e s e t s a l u t a i r e s r é p a r a -<br />

t i o n s . J ' e r r a i s u n e p a r t i e d u j o u r s o u s l a c o -<br />

l o n n a d e s y m é t r i q u e d e s b o i s d e c o n i f è r e s , . l e<br />

r e s p i r a i s l e s t i è d e s r é s i n e s , l e u r s b r o m e s t o n i -<br />

q u e s e t â c r e s c o m m e l ' o d e u r d e s p o r t s . L e s<br />

p r e m i e r s r a y o n s d u s o l e i l v o l a t i l i s a i e n t l e u r


L'HOMME EN AMOUR 213<br />

fumet l é g e r , d e s u b t i l s e s p r i t s o d o r a i e n t l e<br />

jeune l i l a s . L e b r û l a n t m i d i e n s u i t e e x p i -<br />

rait l a s u e u r d e s g o m m e s . U n s u c p o i v r é e t<br />

t é r é b e n t h i n e u x a l o r s f e r m e n t a i t e t s a t u r a i t<br />

l'air. P u i s l e s o i r é p a n d a i t j u s q u e d a n s l e s<br />

c h a m b r e s l ' e f i l u x c a p i t e u x d e s d i u r n e s d i s t i l -<br />

lations. L ' o m b r e t i è d e e n f r é m i s s a i t c o m m e<br />

d'une f r a g r a n c e d e s o l e i l . T o u t e n r e s t a i t p é -<br />

nétré, l e v i s a g e e t l e s h a b i t s . J e m e r a p p e l a i s<br />

l'odeur d e m o u s s e e t d e s e r p o l e t q u i f l e u r a i t à<br />

la j u p e d ' A l i s e .<br />

P o u r m o i l e m o û t d e s s è v e s é t a i t c o m m e<br />

u n v i n n o u v e a u q u i m e g r i s a i t e t m ' a p p o r -<br />

t a i t l a v i e . A u d e e t s e s f e u x c o m m e l e s a r d e n -<br />

t e s c a n i c u l e s a v a i e n t c e s s é d e m e p e r s é c u t e r .<br />

Il s u b s i s t a u n s o u v e n i r t e m p é r é e t p l u t ô t m é -<br />

l a n c o l i q u e c o m m e l e l e n t é v a n o u i s s e m e n t<br />

d ' u n m a l p e n d a n t l e s d é l a i s d e l a c o n v a l e s -<br />

cence. N o s d e u x e x i s t e n c e s u n i n s t a n t a v a i e n t<br />

é t é l a t é r a l e s e t n e s ' é t a i e n t p a s c o n j o i n t e s . I l<br />

m e p a r u t q u ' u n e d e s t i n é e m ' é l i s a i t p o u r r é a -<br />

liser l e s c a l m e s i m a g e s q u i m ' e n t o u r a i e n t .


C h a q u e s e m a i n e m o n a m i a r r i v a i t m e v o i r ; |<br />

i l c o n s t a t a i t l e p r o g r è s d e m e s f o r c e s r e s t a u -<br />

r é e s ; n i l u i n i m o i n e p a r l i o n s j a m a i s d e c e l l e |<br />

q u i é t a i t r e s t é e à l a v i l l e . C e p e n d a n t , à m e - l<br />

s u r e q u e s e r a p p r o c h a i t l e t e r m e d e m o n s é - l<br />

j o u r , u n p o r t r a i t e n m o i p e t i t à p e t i t n a i s s a i t !<br />

d e l ' a b s e n c e . A v e c l e s h e u r e s i l s ' e m b e l l i t d e l<br />

l ' i l l u s i o n d ' u n e a u t r e f e m m e q u i m ' e û t é t é l<br />

m o i n s é p r o u v é e . A u d e f u t d é p o u i l l é e d e s e s<br />

é v i d e n c e s e t r é s i g n a l e t r i s t e a m o u r u l c é r é !<br />

d o n t j e d é f a i l l i s . P a r u n p r o d i g e s a d a m n a b l e j<br />

s p l e n d e u r p a r u t s ' i m m a t é r i a l i s e r e t m e d e v e - j<br />

n i r à t r a v e r s l ' e s t o m p e d é l i c a t e d e l ' é l o i g n é - 1<br />

m e n t p r e s q u e s o r o r a l e . J e c r u s l ' a v o i r m a l j u - l<br />

g é e , p e u t - ê t r e i l n e r é g n a e n t r e n o u s q u ' u n<br />

m a l e n t e n d u d o n t p l u s q u ' e l l e j e f u s l a c a u s e . 1<br />

J e m e p e r s u a d a i u n e a v e u g l e d e s t i n é e , s o n s û r


215 L'HOMME EN AMOUR<br />

a t t a c h e m e n t ; j e m ' a c c a b l a i d e n e l u i e n a v o i r<br />

g a r d é a u m o i n s l ' é l é m e n t a i r e r e c o n n a i s s a n c e .<br />

C e s m o u v e m e n t s s p é c i e u x , c e s r e t o u r s d ' u n<br />

m a l i n g u é r i s s a b l e n ' é t a i e n t p a s c o n t r e d i t s p a<br />

la b e a u t é d e s s p e c t a c l e s . T o u t i c i é t a i t b o n ,<br />

h a r m o n i e u x , r é g l é p a r l e c o u r s h e u r e u x d e s<br />

choses; u n e t a c i t e d o c i l i t é , c h e z c e s c œ u r s<br />

s o u m i s , c o n s e n t a i t , à l a g r ê l e c o m m e a u s o -<br />

leil, à l ' a o û t p l u v i e u x c o m m e a u l o u r m<br />

teux d é c e m b r e . A i n s i l ' a p a i s e m e n t p o u r d ' a n -<br />

ciennes b l e s s u r e s c u i s a n t e s m e v i n t d ' a v o i r<br />

a p p r o c h é l e u r i n a l t é r a b l e e s p o i r , l e u r s e n s<br />

vivace d e s r é c u p é r a t i o n s f i n a l e s . 1 1 m e s e m b l a<br />

q u e j ' a v a i s é p u i s é l ' ê t r e s u b a l t e r n e e t t r o u b l e ,<br />

q u e j e n ' a v a i s p l u s r i e n à r e d o u t e r d e s f o n d s<br />

de m a n a t u r e . U n e l o i a i n s i r a m e n a i t l e p r i -<br />

mitif c h a o s , l ' é b u l l i t i o n c e n t r a l e c h e z c e r -<br />

tains h o m m e s e t e n s u i t e s e d é l i v r a i t d a n s l a<br />

c l é m e n c e d e s h e u r e s . L ' h u m a n i t é n ' e s t e l l e -<br />

m ê m e q u ' u n a s p e c t c o n c r e t d e l ' u n i v e r s e t<br />

s e s a g i t a t i o n s r é s u m e n t l a p u l s a t i o n t e r r i b l e<br />

d u c œ u r d e l a t e r r e . M a v i e s ' é t a i t l é n i f i é e ;<br />

l e s l i e s é v a c u é e s f a i s a i e n t p l a c e a u x m a n -<br />

s u é t u d e s , a u x t e n d r e s e t f r a î c h e s r é s o l u -<br />

t i o n s .


216 L'HOMME EN AMOUR<br />

M e s c h a r i t é s , m e s c o n f i a n c e s m e d e v a n c è -<br />

r e n t a i n s i v e r s A u d e a v e c d e s m a i n s p r ê t e s à<br />

p a n s e r l e s p l a i e s q u ' e l l e s a v a i e n t f a i t e s . U n e<br />

c r é d u l i t é , u n é m o i d e j e u n e e x i s t e n c e m e l ' a t -<br />

t e s t è r e n t m a l h e u r e u s e , a t t r i s t é e d e n o t r e d o u -<br />

b l e e x i l . C e f u t u n e i l l u s i o n p l u s d é t e s t a b l e<br />

q u e t o u t e s l e s a u t r e s . L ' é p r e u v e n ' a v a i t f a i t<br />

q u e n o u r r i r m e s i n f a t i g a b l e s s t i g m a t e s ; l e<br />

s o r t i l è g e n ' é t a i t p a s m o r t e t h a r a s s a i t m a s è v e<br />

e m p o i s o n n é e .<br />

A h ! j e n e f u s q u e t r o p l a d u p e d e s d o u c e s<br />

i r o n i e s d u p a y s a g e . I l m e c o n s e i l l a l e m o l<br />

a b a n d o n e t n e m e d o n n a p a s l a f o r c e d e s r é s i -<br />

p i s c e n c e s d u r a b l e s . D é j à p o u r t a n t l ' a u t o m n e<br />

b l o n d i s s a i t l e s v e r d u r e s ; d e s v a p e u r s f r o i d i s -<br />

s a i e n t l ' a i r e t o u a t a i e n t l e s m a t i n s ; l e s s o i r s<br />

é t a i e n t g r a v e s e t s i l e n c i e u x . S i e n c e m o m e n t<br />

j ' a v a i s p u r e n o n c e r à m a d e s p o t i q u e m a î t r e s s e ,<br />

u n . g r a n d b i e n s ' e n s e r a i t r e p o r t é s u r l e r e s t e<br />

d e m a v i e . M a i s A u d e v i v a i t e n m o i , t r a n s f i -<br />

g u r é e d e p i t i é e t d e c l é m e n c e , r e d e v e n u e l ' a -<br />

m a n t e b l e s s é e e t q u i m ' a p p e l a i t p o u r d e<br />

m u t u e l l e s r é m i s s i o n s . M e s m e n s o n g e s s e l e u r -<br />

r a i e n t d e b e a u t é e t n e c e s s a i e n t p a s d ' ê t r e<br />

t o u r m e n t é s p a r l e s a n c i e n s m o û t s . J e n e s o n -


L HOMME EN AMOUIT<br />

geai b i e n t ô t p l u s q u ' à r é p a r e r m e s t o r t s e n<br />

m e c o n f i a n t à l a p e n s é e q u ' e l l e s ' e n r e p r o c h a i t<br />

de p l u s g r a v e s . J e l a d é s i r a i d ' u n e â m e q u i<br />

se c r o y a i t c o r r i g é e e t q u i n ' é t a i t q u e p l u s e n -<br />

d u r c i e . '<br />

M o n a m i e û t v o u l u m e g a r d e r j u s q u ' à l ' h i -<br />

v e r - l i e z l e s p r o b e s e t s i m p l e s h a b i t a n t s d e l a<br />

f e r m e . N o n , c r o y e z - m o i , l u i a s s u r a i s - j e , m e s<br />

f o r c e s s o n t b i e n r e v e n u e s , j e s u i s g u é r i d u f u -<br />

n e s t e a m o u r a u s s i b i e n q u e d e s e l f e t s q u ' i l<br />

e u t p o u r m o i . I l h o c h a i t d o u c e m e n t l a t ê t e e t<br />

m e r e p r é s e n t a i t l e s h u m a i n e s d é f a i l l a n c e s .<br />

J e n e m ' e n o b s t i n a i p a s m o i n s e t p a r u n<br />

m a t i n l é g è r e m e n t e n s o l e i l l é , j e p r i s l e b â t o n<br />

d u v o y a g e u r e t f i s m e s a d i e u x à m e s h ô t e s ,<br />

l e r e p a s s a i p a r l e s b o i s , j e r e s p i r a i d é l i c i e u -<br />

s e m e n t l e u r s a l u b r e a r ô m e . U n p e r l e m e n t d e<br />

r o s é e s t a r d a i t a u x m o u s s e s d u c h e m i n q u e<br />

l ' h e u r e f r a î c h e n e s é c h a i t p a s ; l e c i e l d e f l u i d e<br />

é m a i l r e s s e m b l a i t à u n p r é l u d e .<br />

J e n e p e n s a i p a s à p r é c i p i t e r m a m a r c h e ;<br />

elle se r y t h m a i t s u r l a r é g u l a r i t é d e m a v i e<br />

i n t é r i e u r e . J e s u i s b i e n g u é r i , m e p e r s u a d a i -<br />

p u i s q u e j e m o d è r e à m o n g r é l e s p a s q u i<br />

n i e r a p p r o c h e n t d ' A u d e . J e j o u i s s a i s e n c o r e<br />

13


I/HOMME EN AMOUR 230<br />

d e c e t t e a i m a b l e c o n f i a n c e q u a<br />

d e l a v i l l e c o m m e n c è r e n t d e s e p<br />

l e s v a p o r e u x h o r i z o n s . A u s s i t ô t<br />

d é m o n s a n g s ' a c c é l é r è r e n t ; m o n c œ u r v i o -<br />

l e m m e n t p a l p i t a . J ' a u r a i s d û é c o u t e r l ' a v e r -<br />

t i s s e m e n t d e c e t t e a g i t a t i o n i n s<br />

b r o u s s e r c h e m i n , r e t o u r n e r à l a b o<br />

t u r e , à s e s m a n s u é t u d e s i n f i n i e s . M<br />

f e r m e n t s s ' a g i t è r e n t ; m e s f i b r e s s e t e n d i r e n t ;<br />

j e n e p o u v a i s p l u s c h a s s e r l e g o û t d e s e s l è -<br />

v r e s à m a b o u c h e . J e d o u b l a i m e s e n j a m b é e s ;<br />

t o u t e v o l o n t é a v a i t f u i h o r m i s c<br />

q u i m o i - m ê m e j e m ' a s s i g n a i s m a i n t e n a n t à<br />

s o n p o u v o i r . J e d u s m e r e t e n i r à l a r a m p e<br />

p o u r m o n t e r c h e z m o i , j e n ' é t a i s p a s p l u s<br />

f a i b l e l e j o u r o ù j e q u i t t a i c e t t e m a i s o n .<br />

E n f i n l a p o r t e s ' o u v r i t e t A u d e é t a i t d a n s m a<br />

c h a m b r e .<br />

I l m e s e m b l a q u e r i e n n ' e û t é t é c h a n g é ,<br />

q u e j ' é t a i s d e s c e n d u s e u l e m e n t à l a r u e c o m m e<br />

j e l e f a i s a i s a u t r e f o i s , p o u r a c h e t e r l e s l é g è r e s<br />

c o l l a t i o n s q u ' e l l e a i m a i t e t q u i r é p a r a i e n t n o s<br />

f o r c e s a p r è s l e p l a i s i r . E l l e v i n t a u d e v a n t d e<br />

m o i a v e c s i m p l i c i t é e t m e t e n d i t l a m a i n . « J e<br />

s a v a i s q u e v o u s n e t a r d e r i e z p l u s à m e r e v e -


L'HOMME EN AMOUR 231<br />

I n i i s m e d i t - e l l e ; e t j e v o u s a t t e n d a i s . T o u s i g n o -<br />

I r e i i t i c i q u e j ' a i p a s s é c e s d e r n i e r s j o u r s a s s i s e<br />

d a n s c e f a u t e u i l , d e r r i è r e l e s r i d e a u x c l o s . E n<br />

v o s s e n a l l a n t s i p r é c i p i t a m m e n t , v o u s n e<br />

m ' a v i e z p a s r e t i r é l a c l e f q u i m e d o n n a i t a c -<br />

c è s p r è s d e v o u s . J ' a i p e n s é q u e v o u s n e m ' e n<br />

v o m i r i e z p a s d ' a v o i r c h e r c h é q u e l q u é p l a i s i r<br />

p a r m i l e s c h o s e s q u i v é c u r e n t d e n o t r e v i e . »<br />

A r d e m m e n t j e s o u h a i t a i v o i r s u r s o n v i s a g e<br />

l e s t r a c é s d e l a d o u l e u r ; e l l e n ' é t a i t p a s t r i s t e<br />

e t s e u l e m e n t e l l e m e p a r l a i t a v e c u n e g r a v i t é<br />

i n a c c o u t u m é e .<br />

— « A u d e ! A u d e ! m ' é c r i a i - j e , m e p a r d o n -<br />

n e r a s - t u j a m a i s d e t ' a v o i r v o u l u q u i t t e r ?<br />

M a i n t e n a n t t u n e p e u x p l u s i g n o r e r q u e v r a i -<br />

m e n t j ' e s p é r a i t r o u v e r l a f o r c e d e n e j a m a i s<br />

t e r e v o i r . E l l e , n e p u t s ' é g a l e r à c e l l e q u i a u -<br />

j o u r d ' h u i m e r a m è n e v e r s t o i . » J e l ' a s s i s d a n s<br />

l i 1 f a u t e u i l , j e l ' e n t o u r a i d e m e s h r a s e t e l l e<br />

m o n t r a i t u n e a s s u r a n c e t r a n q u i l l e . J e n ' a u r a i s<br />

p u d i r e s i e l l e é t a i t h e u r e u s e - d e c e t t e m i n u t e<br />

q u i , a p r è s u n e a b s e n c e o ù s ' é b a u c h a l a r u p -<br />

t u r e , ' n o u s r e n d a i t l ' u n à l ' a u t r e . M a c h a i r<br />

b o n d i s s a i t . S a . r o b e m e f a i s a i t m a l d é l i c i e u s e -<br />

m e n t c o m m e u n c i l i c e à m o n a m o u r . E t j ' a -


I/HOMME EN AMOUR 232<br />

v a i s d é n o u é s e s c h e v e u x s i n o i r s q u e d a n s l a !<br />

n u i t i l s p a r a i s s a i e n t r o u g e s ; j e m ' y r o u l a i ;<br />

c o m m e d a n s u n s u a i r e .<br />

U n e f r é n é s i e m e t r a n s p o r t a i t , l ' e f t l u x n e r -<br />

v e u x d e v a i t c h a r g e r m e s d o i g t s d e m a g n é t i s m e<br />

e t c e p e n d a n t e l l e d e m e u r a i t f r o i d e e t c o m m e<br />

i n c o n n u e p o u r e l l e e t p o u r m o i . « J e n e v o u s<br />

r e p r o c h e r i e n , m e d i t - e l l e e n d é t o u r n a n t m a<br />

b o u c h e a v e c s e s m a i n s , j e n ' a i r i e n à v o u s<br />

r e p r o c h e r . I l s e p e u t q u e n o u s n o u s s o y o n s<br />

t o u s l e s d e u x t r o m p é s s u r n o u s - m ê m e s . R e s -<br />

t o n s d o n c d e s a m i s p u i s q u e n o u s n ' a v o n s p u<br />

c o n t i n u e r à ê t r e d e s . . . » E l l e é v i t a u n s e n s<br />

p l u s p r é c i s , i l s e m b l a q u ' e l l e s e d é f e n d î t ( l e<br />

p r o f a n e r l ' a l l u s i o n à l ' a m o u r . M a i s m o i j e<br />

m ' é c r i a i : « A u d e ! A u d e ! j e s u i s r e v e n u , j e<br />

s u i s à t o i . O u b l i o n s t o u t c e q u i n ' e s t p a s l a<br />

j o i e d e n o u s r e t r o u v e r e n s e m b l e . C e t t e f o i s ,<br />

c ' e s t l e b o n a m o u r q u e j e t ' a p p o r t e . »<br />

E l l e m e r e g a r d a a v e c u n e é t r a n g e a t t e n t i o n<br />

e t m e d i t : « S o u v i e n s - t o i d a n s l a s u i t e q u e<br />

c e n e f u t p a s m o i q u i t e r a p p e l a i . T u e s r e v e n u<br />

d e t o n p r o p r e g r é . » E l l e m e p a r l a i t dou<br />

m e n t à t r a v e r s l a n u a n c e d<br />

n e c r o i s p a s q u e c e t t e d o u c e u r f û t j o


I/HOMME EN AMOUR 233<br />

p o u r t a n t e l l e m e d i s a i t l à u n e c h o s e p a r l a q u e l l e<br />

j e l u i r e s t a i u l t é r i e u r e m e n t ' a s s e r v i c o m m e p a r<br />

u n t a c i t e c o n s e n t e m e n t . J e l a c o u v r i s d e m e s<br />

b a i s e r s e t m ' é c r i a i : « A u d e ! j e n ' a u r a i s p u v i -<br />

v r e s a n s t o i . E n t e f u y a n t , c ' e s t m o i - m ê m e<br />

q u e j e f u y a i s . T u é t a i s h i e n p l u s p r è s d e m o i . »<br />

E l l e e u t a l o r s p o u r l a p r e m i è r e f o i s s o n r i r e<br />

m u e t e t n ' e n t r a î n a n t v e r s l a c h a m b r e v o i s i n e ,<br />

e l l e m e d i t : « V o i s , j ' a v a i s p r é p a r é l e l i t . »<br />

A u c u n e p a r o l e n ' a u r a i t p u m i e u x e x p r i m e r<br />

c o m b i e n e l l e é t a i t s û r e d e m o i e t l a d é r i s o i r e<br />

a v e n t u r e d e m o n d é p a r t . D a n s m o n t r o u b l e ,<br />

j e n ' y v i s q u e l e s i g n e d e s e s s o u m i s s i o n s ,<br />

l ' o f f i c e g r a c i e u x d e l a s e r v a n t e d ' a m o u r f i d è l e .<br />

« E h b i e n , l u i d i s - j e , q u ' i l s e r e f e r m e s u r n o s<br />

p l a i s i r s e t à j a m a i s e n s e v e l i s s e l e r e g r e t d e s<br />

h e u r e s p a s s é e s l o i n l ' u n d e l ' a u t r e . » S e s c h e -<br />

v e u x s ' é p l o v è r e n t c o m m e d e s p a l m e s . E l l e p r i t<br />

m a b o u c h e e n t r e s e s l è v r e s e t c o m m e a u t r e f o i s<br />

m e c o u l a s a v i e . E t j e n e l ' a v a i s j a m a i s t r o u v é e<br />

p l u s b e l l e n i p l u s d é s i r a b l e . N o u s n o u s a i m â -<br />

m e s j u s q u ' à l a m o r t d e l a c h a i r .


L e s i n a i l l e s d ' o r e t d e p l o m b s e r e f o r m è r e n t .<br />

D a n s l a c o n t r é e d é l a i s s é e n e c h ô m a i t p a s l e<br />

b o n e x e m p l e , l a v a i l l a n c e r u d e e t c o r d i a l e d u<br />

p a y s a n q u i i n u t i l e m e n t m ' a v a i t i n i t i é à l a j o i e .<br />

J ' a v a i s é t é l e p è l e r i n e t l ' a v e u g l e . J ' a v a i s f r a p p é<br />

l a t e r r e d e m o n b â t o n ; d e s s o u r c e s d é l i c i e u s e s<br />

a v a i e n t j a i l l i ; e t c e p e n d a n t j ' é t a i s à p r é s e n t l e<br />

m ê m e h o m m e q u i n ' a v a i t p a s c o n n u e n c o r e<br />

l a l e ç o n d u s i m p l e l a b o u r e u r . L a t e r r e f u t o u -<br />

b l i é e , l e s y m b o l e d u g r a n d a m o u r f é c o n d . M e s<br />

s q u a l e s p a t i e n t s e t a t t e n t i f s , r e q u i s p a r l ' o d e u r<br />

d e l a p r o i e m û r e , é m e r g è r e n t d e m e s s i l l a g e s .<br />

J e s o m b r a i p l u s i r r é p a r a b l e m e n t a u x i m p é n i -<br />

t e n c e s , j e r e n i a i l a b e a u t é u n i n s t a n t r e c o n -<br />

q u i s e . L e s s t u p e u r s , l e s l a s s i t u d e s , u n m o r t e l


I/HOMME EN AMOUR 223<br />

e t l é t h a r g i q u e e n n u i d e n o u v e a u f u r e n t l a l i -<br />

t i r e d e m e s a p o s t a s i e s . l ) e p l u s d é r o u t a n t s<br />

a r t i f i c e s , l ' e f f i c a c i t é d e n e u f s e t s u b t i l s s t r a t a -<br />

g ï ¡ n é s é p a i s s i r e n t m e s v e r t i g e s . T a r d i v e m e n t<br />

j e c o m p r i s q u e l s d r o i t s l u i c o n f é r a i t l e p a c t e<br />

c o n s e n t i d e l a r é c o n c i l i a t i o n . « S o u v i e n s - t o i<br />

d a n s l a s u i t e : . . » C e c œ u r p r u d e n t e t f r o i d<br />

a i i i s i s ' a s s u r a u n e d é f e n s e e t l i a m e s r é v o l -<br />

t e s .<br />

C e p e n d a n t A u d e m a i n t e n a n t , c o m m e u n e<br />

m e u t e a v a n t l e c o u r r e , b a r d a i t m e s f u r e u r s .<br />

N o s p l a i s i r s f u r e n t d é c h a î n é s a p r è s d e s a -<br />

v a n t e s i n t e r m i t t e n c e s q u i e n e x a c e r b a i e n t<br />

l a s o i f d i f f é r é e . P e u t - ê t r e c e t t e s t r a t é g i e , e n<br />

p r é p a r a n t m e s r é f e c t i o n s , v i s a - t - e l l e a u s s i à<br />

m é n a g e r l e s d é g o û t s d e m o n â m e . E l l e m e<br />

d i t u n j o u r a v e c u n e é t r a n g e s é r é n i t é : « N e<br />

f a u t - i l p a s q u e n o u s n o u s f a s s i o n s à l ' i d é e q u ' o n<br />

p e u t v i v r e à d e u x s a n s a l l e r a u l i t ? T o i - m ê m e ,<br />

t r è s c h e r , e n r e v e n a n t m ' a n n o n ç a s l a b o n n e<br />

a m i t i é . » S e s y e u x m e r e s t è r e n t i m p é n é t r a -<br />

b l e s ; e l l e p a r u t a v o i r p a r l é s e l o n s a p e n s é e .<br />

M a i s j e n e m ' y t r o m p a i p a s : c ' é t a i t l e v œ u<br />

b a f o u é d u b i e n f a i s a n t a m o u r . J e m ' a p p a r u s e n<br />

l a c l a n d e s t i n e i r o n i e d é p o u i l l é e t i n d i g e n t


I/HOMME EN AMOUR 236<br />

c o m m e l e p a u v r e q u i s e l e u r r e d ' u n e a b s u r d e<br />

f o r t u n e .<br />

U n e f e i n t e d o u c e u r , u n e h y p o c r i t e m a n s u é -<br />

t u d e , g r â c e à d e l a b o r i e u s e s c o n n i v e n c e s , p e n -<br />

d a n t u n t e m p s é g a l i s a n o s j o u r s . I l y e u t d e s<br />

h e u r e s o ù m a c r é d u l i t é s u p p u t a l a p o s s i b i l i t é<br />

d ' u n e e x i s t e n c e é t a y é e s u r d e l o n g á n i m o s a p -<br />

p a r e n c e s . J a m a i s n o u s n ' a v i o n s p a r u s i p r è s<br />

d e l a s i n c é r i t é , e l l e n ' e x i s t a i t q u e d a n s n o t r e<br />

h a i n e c o m m u n e . N o u s n o u s r e g a r d i o n s a v e c<br />

d e f r a u d u l e u x v i s a g e s i n d u l g e n t s d o n t l a l a i -<br />

d e u r e û t é p o u v a n t é n o t r e c l a i r v o y a n c e s i n o u s<br />

n ' a v i o n s é r i g é l a s i m u l a t i o n<br />

d e n o t r e v i e . J ' é v i t a i s d e scruter s e s i n t e n t<br />

j e n ' o s a i s m o i - m ê m e s o n d e r m e s c o m p l a i s a n -<br />

c e s . E t j e n e s o u t i r a i s p a s , j ' é p r o u v a i s d a n s<br />

m a d u p l i c i t é d e t r a n q u i l l e s a s s u r a n c e s q u i , a u<br />

a u t e m p s d e s é g a r e m e n t s s i n c è r e s , n ' a v a i e n t<br />

p a s e x i s t é . J ' é t a i s h e u r e u x , s ' i l e s t p e r m i s d e<br />

n o m m e r a i n s i u n é t a t d e l ' e s p r i t e t d u c o r p s<br />

v é g é t a t i f e t s a n s r e m o r d s . D u m o i n s l ' e n n u i<br />

d e s c o n t r o v e r s e s , l e p é n i b l e d é b a t i n t é r i e u r<br />

m e f u t é p a r g n é . J e s u b i s n é g l i g e m m e n t l e s<br />

i m p u l s i o n s d e l ' e n d e h o r s , s a n s ef<br />

l e s c o n t r i t i o n s p o u r m e s m é r


L'HOMME EN AMOUR 225<br />

J e d é c h é a i à l ' o u b l i t o t a l d e m e s p e r s o n n e l l e s<br />

s a u v e g a r d e s . A p e i n e j e s u s e n c o r e à t r a v e r s<br />

l ' é t o u r d i s s e m e n t d e m a m i s é r a b l e q u i é t u d e s i<br />

j e l ' a v a i s h a ï e . U n ê t r e i n d o l o r e e t h a b i t u e l<br />

s u c c é d a a u x a g i t a t i o n s v a i n e s .<br />

13.


C e l i v r e e s t u n s p a s m e e t u n e d o u l e u r . I l e s t<br />

t r i s t e e t n u c o m m e l a f a m i n e , c o m m e u n e s a l l e<br />

d ' h ô p i t a l , c o û a m é u n e é t u d e d ' a p r è s l ' é c o r c h é . J e<br />

l ' a i é c r i t a m è r e m e n t a f i n q u ' i l f û t l u a v e c a m e r -<br />

t u m e . V o u s q u i n ' y a v e z c h e r c h é q u e l e p l a i -<br />

s i r , n ' a l l e z p a s p l u s l o i n . F e r m e z - l e p e n d a n t<br />

q u ' i l e n e s t t e m p s e n c o r e : i l n ' a r i e n q u i<br />

p u i s s e v o u s c o n t e n t e r . E t p e u t - ê t r e t o u t c e q u i<br />

f u t é c r i t i c i n ' e s t r i e n à c ô t é d e c e q u ' i l f a u t d i r e j<br />

e n c o r e .<br />

A u d e e t m o i d é c i d â m e s u n j o u r d e q u i t t e r •<br />

l a v i l l e . C e f u t e l l e q u i l a p r e m i è r e e u t l ' i d é e<br />

d e c e d é p a r t : e l l e é t a i t f o r t p r é o c c u p é e d e<br />

l ' o p i n i o n e t r e d o u t a i t q u e n o s r e l a t i o n s n e s ' é -<br />

b r u i t a s s e n t . N u l d e v o i r n e m e r e t e n a i t : d e p u i s :<br />

u n p e u d e t e m p s j e n e s u i v a i s p l u s l e s c o u<br />

j ' a v a i s r e n o n c é à c e t t e c a r r i è r e d u d r o i t q u i


L'HOMME EN AMOUR 227<br />

e û t c o m b l é l ' e s p o i r p a t e r n e l . Q u e l q u e f o i s e n -<br />

c c m o n a m i l e j e u n e m é d e c i n a r r i v a i t m e<br />

y i r ; i l s ' é t a i t p r i s d ' a t t a c h e m e n t p o u r m o i :<br />

j e s u p p o r t a i s m a l l e r e g a r d a t t r i s t é d o n t i l a c -<br />

c u e i l l a i t m e s é v a s i v e s r é p o n s e s q u a n d i l s ' i n -<br />

f o r m a i t d e l a f e m m e q u i m e f u t s i f u n e s t e . L e<br />

c o u r a g e m e m a n q u a i t p o u r l u i c o n f e s s e r l a v é -<br />

r i t é : j e v i s q u ' i l n e l ' i g n o r a i t p a s e t q u ' i l m e<br />

p a r d o n n a i t m o n m e n s o n g e . S a s e u l e p r é s e n c e<br />

m ' h u m i l i a i t c o m m e u n d é s a v e u , l e r e p r o c h e<br />

d o m o n i n d i g n i t é . C e f u t e n c o r e u n e r a i s o n<br />

q u i m e r e n d i t e n v i a b l e u n s é j o u r m o i n s e x -<br />

p o s é à d e s r e n c o n t r e s p é n i b l e s . J e n e v o y a i s<br />

p a s q u e d é j à j e t â c h a i s d e m ' a s s u r e r c o n t r e<br />

l ' e n n u i d ' u n r e t o u r d e c o n s c i e n c e a u c a s o ù l a<br />

c o n t r i t i o n m e s e r a i t v e n u e .<br />

A u d e e n c e t t e c i r c o n s t a n c e r é v é l a s a m e r -<br />

v e i l l e u s e d i s c i p l i n e i n t é r i e u r e . E l l e n e c é d a i t<br />

j a m a i s à u n a b a n d o n n i à u n e i m p r u d e n c e . U n<br />

p r é c i s e t f r o i d c a l c u l c o n c e r t a i t t o u t e s s e s r é -<br />

s o l u t i o n s . J e l ' a v a i s p r i é e d e c o n s e n t i r à l a v i e<br />

c o m m u n e : e l l e e t m o i a u r i o n s a i n s i v é c u d ' u n<br />

a i r d e f a u x m é n a g e . E l l e e n d é c i d a a u t r e m e n t e t<br />

s e c h o i s i t u n a p p a r t e m e n t à u n e p e t i t e d i s t a n c e<br />

d e c e l u i q u e j e l o u a i p o u r m o i . J ' i g n o r a i s t o u -


L'HOMME EN AMOUR 240<br />

j o u r s s e s r e s s o u r c e s : j ' a v a i s , v a i n e m e n t i n s i s t é<br />

p o u r q u ' e l l e a c c e p t â t d e p a r t a g e r a v e c m o i<br />

l e s r e v e n u s d e m o n p a t r i m o i n e . J e n e c r o i s p a s<br />

q u ' i l y e û t j a m a i s à c e t é g a r d u n e m a î t r e s s e<br />

p l u s c o m m o d e . E l l e s e r é s e r v a d o n c l a l i b e r t é<br />

e t s ' i n s t a l l a c o m m e s i j e n e c o m p t a i s p a s d a n s<br />

s a v i e . I l f u t e n t e n d u q u ' e l l e v i e n d r a i t c h e z<br />

m o i c o m m e p a r l e p a s s é ; e l l e e u t u n e c l e f q u i<br />

l u i p e r m e t t a i t d ' e n t r e r q u a n d e l l e l e v o u l a i t .<br />

C e n e f u t , a p r è s t o u t , q u e l e r e c o m m e n c e -<br />

m e n t d e l ' e x i s t e n c e a n t é r i e u r e , m a i s a v e c l a<br />

s é c u r i t é m e i l l e u r e q u e p r o c u r e u n q u a r t i e r<br />

p o p u l e u x d a n s u n e g r a n d e v i l l e . R i e n n e p a -<br />

r u t c h a n g é d e s a c o n s t a n c e e t d e m a d o c i l i t é .<br />

A u d e n e c e s s a p a s d e g a r d e r p o u r m o i s o n<br />

m y s t è r e ; e l l e s e m b l a i t t o u j o u r s v o u l o i r c a -<br />

c h e r q u e l q u e c h o s e d e s a v i e e t , j e l e c r o i s ,<br />

e l l e s ' i g n o r a i t e l l e - m ê m e . E l l e é t a i t d i s s i m u -<br />

l é e c o m m e l e c h a t s u b t i l e t s e c r e t , c o m m e l e s<br />

e s p è c e s r u s é e s q u i m a i l l e n t l e u r s p i s t e s d a n s<br />

l a n u i t d e s b o i s . U n e p a r o l e q u ' e l l e m e d i t u n<br />

j o u r r é v é l a t o u t e s a n a t u r e l l e d u p l i c i t é : « C e<br />

n ' e s t p a s p é c h e r p e n d a n t q u ' o n n e l e s a i t p a s . »<br />

E l l e n e m a n q u a i t p a s d e s e c o n f e s s e r e t d e c o m -<br />

m u n i e r a u x [ d a t e s c a n o n i q u e s a v e c l e s a p p a -


L'HOMME EN AMOUR 229<br />

r o n c e s d e l a d é v o t i o n e t c e s j o u r s - l à e l l e é v i t a i t<br />

d o v e n i r . J ' i m a g i n e q u ' e l l e s e l i b é r a i t a i n s i e n<br />

u n e f o i s d e s e s p é c h é s d ' i g n o r a n c e b i e n q u ' e n -<br />

s e m b l e n o u s e u s s i o n s s c i e m m e n t e n c o u r u l e s<br />

p e r d i t i o n s t o t a l e s . S a r e l i g i o n p a r a i s s a i t s i n -<br />

c r e , c o m m e s a d i s s i m u l a t i o n . E l l e n ' é t a i t p a s<br />

c o m p l i q u é e e t p e u t - ê t r e e l l e s u b i t u n e d e s t i n é e<br />

d e p e r v e r s i t é . C e p e n d a n t i l s e p e u t , s a n s q u ' e l l e<br />

s ' e n r e n d î t c o m p t e , q u e l e s a c r e m e n t m é p r i s é<br />

a j o u t â t u n r a g o û t à s o n l i b e r t i n a g e .<br />

A u d e s e g a r d a i t r e p l i é e e t n e m e l i v r a i t q u e<br />

l ' i m p u d e n c e n u e d e s a c h a i r . E l l e c o m b l a i t<br />

m o n a m o u r e t n e s e m b l a i t p a s e x i g e r d u m i e n<br />

q u ' i l l a c o m b l â t à s o n t o u r . E l l e n ' e û t p a s a u -<br />

t r e m e n t a c c o m p l i u n s a c r i f i c e r i t u e l e t a i n s i p e r -<br />

s é v é r a l a s e r v a n t e s o l i t a i r e e t p a s s i v e , s o u m i s e<br />

â m e s p l u s e x i g e a n t s d é s i r s . C e s c a p t i e u s e s c h a -<br />

r i t é s e u s s e n t d é c o u r a g é j u s q u ' à l a c l a i r v o y a n c e<br />

d e s a n g e s . L e d o n q u ' e l l e s e m b l a i t f a i r e d e<br />

s a p a s s i o n s a n s d o u t e n e s e r v i t q u ' à m i e u x<br />

é g a r e r c e u x q u e , c o m m e m o i , e l l e t a n t a l i s a d e<br />

l ' c â p o i r d é c e v a n t d e s m u t u e l l e s e f f u s i o n s .<br />

J e n e g o û t a i j a m a i s p l u s p a r f a i t e m e n t l e<br />

s o m b r e p l a i s i r d u r a v a l e m e n t q u e d a n s l e s e n -<br />

t r e p r i s e s e n c o r e i n é d i t e s a u x q u e l l e s s o n a r t


L'HOMME EN AMOUR 242<br />

L e s t o l é r a n c e s d ' u n e v i l l e a u x<br />

m œ u r s r e l â c h é e s n e n o u s c o m m a n d a i e n t p l u s<br />

l e s m é n a g e m e n t s . N o u s s o r t i o n s à l a n u i t e t<br />

c o m m e l ' é t é a v a i t r a m e n é l e s h e u r e s a i m a -<br />

b l e s , n o u s a l l i o n s q u e l q u e f o i s n o u s a s s e o i r<br />

s o u s l e s m a r r o n n i e r s d ' u n e p l a c e , c l a n s u n<br />

q u a r t i e r o ù l a s o l i t u d e c o m m e n ç a i t p l u s t ô t<br />

q u ' a i l l e u r s .<br />

A u d e m e p r o c u r a l à u n e s e n s a t i o n q u i r e -<br />

n o u v e l a , e n l ' e x a c e r b a n t , u n a n c i e n e t p r é -<br />

c i e u x s o u v e n i r . S a n s m ' e n r i e n d i r e , e l l e s e<br />

d é p o u i l l a d e s a r o b e e t r e v ê t i t u n e m a n t e q u i<br />

t o m b a i t j u s q u ' à s e s p i e d s . L e s d e r n i è r e s c l o -<br />

c h e s e x p i r è r e n t d a n s l e s o i r , l e s i l e n c e n o u s<br />

e n v i r o n n a e t a l o r s e l l e o u v r i t s a m a n t e e t<br />

m ' o i l ' r i t s a n u d i t é . C e l l e - c i m e f u t d ' u n p r i x<br />

b i e n p l u s r a r e d a n s l e d a n g e r d ' ê t r e s u r p r i s ,<br />

d a n s l e v o l o n t a i r e e t f o r c e n é o u t r a g e à l ' u s u e l l e<br />

d é c e n c e . J e n e p u i s d i r e q u e l l e s i n o u ï e s e x c i -<br />

t a t i o n s m e c a u s a u n e t e l l e p r o f a n a t i o n d u<br />

m y s t è r e d e l ' a m o u r . C e t t e f e r v e u r p u b l i q u e s e<br />

d é n o n ç a ' u n a p p r é c i a b l e s t r a t a g è m e p o u r n o u s<br />

i n i t i e r à d e p l u s â c r e s p l a i s i r s . I l m ' e x a l t a , i l<br />

m e r e m p l i t d ' u n s a u v a g e v e r t i g e . J ' é p r o u v a i<br />

c l a n s s a p l é n i t u d e l a f r é n é s i e d e l a d é c h é a n c e .


L'HOMME EN AMOUR 243<br />

i A u d e , e n c e t i n s t a n t , a t t e s t a b i e n t o u t e l ' é t e n -<br />

d u e d e s o n p o u v o i r e t s e p r o u v a l ' o u v r i è r e d e<br />

l a d é s a g r é g a t i o n d e s â m e s . U n a i g u i l l o n j a -<br />

l o u x e n c o r e a d j u v a i t c e t r a n s p o r t : i l m e p a -<br />

r u t q u e j e l a d i s p u t a i s a u x p a s s a n t s a m e u t é s ,<br />

a u x c o n c u p i s c e n c e s . r u é e s d ' u n e f o u l e . L a n u i t ,<br />

l e v e n t l é g e r l a v è r e n t l e f r i s s o n f r a i s d e s a<br />

c h a i r .<br />

C e s o n t l à d ' a b o m i n a b l e s a t t e n t a t s à l a<br />

B e a u t é . I l s m e v e r s è r e n t u n d é l i r e c r u e l d o n t<br />

n ' a p p r o c h a p o i n t l a v i s i o n p r e s q u e i n g é n u e<br />

d u b o i s n o c t u r n e . C e l l e - c i n ' i m m o l a p a s l ' a -<br />

m o u r , e l l e n ' e n v i o l a p a s l e s e n s s a c r é . E l l e<br />

s ' a c c o r d a à l a s o l e n n e l l e n u i t , a u x s u g g e s -<br />

t i o n s d e l ' o m b r e , à l a v i e é t e r n e l l e d e s r a c e s .<br />

N u l l e i n j u r e n ' e n o u t r a g e a l a s o l i t a i r e s p l e n -<br />

d e u r : E v e , p o u r l a p r e m i è r e f o i s , s e m b l a a p p a -<br />

r u e d e v a n t l e j e u n e A d a m . M a i s i c i s o u d a i n<br />

r e n a i s s a i t l e r i t e o r g i a q u e ; l ' a m o u r e t l a b e a u t é<br />

l u r e n t é g a l e m e n t b a f o u é s . . T e d i s l a h o n t e e t<br />

l e s r o u g e u r s t a r d i v e s . A u d e e s t m o r t e : j ' é -<br />

c h a p p a i a i n s i t r o p t a r d à s e s a r t s r e d o u t a b l e s .<br />

S i j e n e m e c o r r i g e a i q u e p a r t i e l l e m e n t , e n -<br />

c o r e v o u d r a i s - j e , p a r c e s a v e u x h u m i l i é s , p r é -<br />

m u n i r l e s j e u n e s g e n s q u ' u n e f u n e s t e é d u c a -


I/HOMME EN AMOUR 244<br />

t i o n e t l e t o u r m e n t p r é m a t u r é d e l a s e n s i b i l i t é<br />

r e n d r a i e n t s e m b l a b l e s à m o i , c o n t r e l e d a n g e r<br />

d e r e n c o n t r e r a u s s i u n e A u d e .<br />

J e f u s b i e n t ô t p o s s é d é d u b e s o i n d e c e s c o r -<br />

r o s i f s s t i m u l a n t s . L e s I m a g e s , e n m e r é v é l a n t<br />

l ' a n o r m a l h y m e n , p r é m a t u r é m e n t m ' a d j u g è -<br />

r e n t à l a f e m e l l e i n t r é p i d e q u i s a u r a i t l e s r e s -<br />

s u s c i t e r c l a n s m a c h a i r . N e l e s e u s s é - j e p o i n t<br />

c o n n u e s , l ' i n t e r d i t j e t é s u r l e s o r g a n e s d e m a<br />

v i e , e n m e l e s r e n d a n t e x a g é r é m e n t o d i e u x<br />

e t d é s i r a b l e s , n e m ' e û t p a s m o i n s p r é d i s p o s é<br />

à s u b i r j u s q u ' a u x s u p r ê m e s r e n o n c e m e n t s l a<br />

d i c t a t u r e d e l a f e m m e b e l l e d e s o n p é c h é .<br />

T o u t l e d é b a t e s t i c i : f a u t - i l i g n o r e r o u c o n -<br />

n a î t r e ? E t l a n a t u r e d o i t - e l l e ê t r e m é p r i s é e ? J e<br />

s u i s u n e x e m p l e d e s e r r e u r s q u i , p o u r u n j e u n e<br />

h o m m e a r d e n t , r é s u l t e n t d u t o u r m e n t d e n e<br />

p a s s a v o i r . C e s c o n f e s s i o n s n ' o n t p a s d ' a u t r e<br />

b u t q u e d e m ' a t t e s t e r m a l h e u r e u x e t p u n i p o u r<br />

u n e c a u s e q u i n e v i n t p a s d e m o i . O u i , l e<br />

v œ u d e l a n a t u r e e s t d ' ê t r e m a g n i f i é e d a n s<br />

l ' a p p a r e i l e n t i e r d e l a v i e , a u s s i b i e n d a n s l e s<br />

s o u r c e s i n t i m e s q u e d a n s l a n o b l e s s e d u v i -<br />

s a g e , d a n s l a g r â c e d e s m a i n s e t l a b e a u t é<br />

d e t o u t c e q u i n ' e s t p a s v ê t u . E t l e m a l v i e n t


I/HOMME EN AMOUR 233<br />

s e u l e m e n t d e c e q u e c e s s o u r c e s d e m e u r e n t<br />

s e c r è t e s e t r é p r o u v é e s p o u r l e j e u n e h o m m e e t<br />

p o u r l a j e u n e f i l l e q u i , e n l e s i g n o r a n t , s o n t<br />

t r a v a i l l é s d u d é s i r d e l e s c o n n a î t r e , o u , l e s<br />

c o n n a i s s a n t à l a f a v e u r d ' u n e s u r p r i s e , n e<br />

s o n t p l u s d é f e n d u s c o n t r e d e p é r i l l e u x é g a -<br />

r e m e n t s .<br />

O n l e u r a d i t : « I g n o r e z l a l a i d e u r d e v o t r e<br />

c o r p s » ; e t i l s y p e n s e n t b i e n p l u s , i l s s o n t<br />

t o u j o u r s s u r l e p o i n t d e l u i c é d e r . P l u s t a r d , l a<br />

r i c h e v i r i l i t é , f e n n e n t é e p a r u n r é g i m e d e v i a n -<br />

d e s e t d e v i n s q u i n ' e s t p a s p l u s b a r b a r e c h e z<br />

les p i r e s s a u v a g e s , e t l a c o n d i t i o n s u b a l t e r n e ,<br />

la f u t i l i t é d é p r a v é e d e l a p e t i t e i d o l e , r e i n e a u<br />

lit e t d o c i l e s e r v a n t e a i l l e u r s , n e s e r o n t q u e d e s<br />

. f a c i l i t é s p l u s c o n s t a n t e s p o u r é c o u t e r l a t e n -<br />

t a t i o n . L a c h a i r d e s p e u p l e s q u i v o n t n u s s o u s<br />

le s o l e i l c l t e m e u r e i n g é n u e e t l a p e r v e r s i o n d e<br />

l ' a m o u r n ' e x i s t e q u e c h e z l e s c i v i l i s é s p o u r<br />

s'être c h e r c h é s s o u s l e u r s v ê t e m e n t s . A l a<br />

c a m p a g n e a u s s i , o n s e c o n n a î t m i e u x q u ' à l a<br />

v i l l e : l e s s e x e s y f u r e n t d è s l ' â g e t e n d r e u n i s<br />

e n d e s j e u x p r è s d e s f o n t a i n e s . L e p l a i s i r n u p -<br />

tial y e s t s i m p l e e t p l u s p r o c h e d e l a n a t u r e .<br />

• T e c r o i s q u ' u n j o u r d e s t e m p s v i e n d r a o ù


L'HOMME EN AMOUR 246<br />

l e s p e t i t s e n f a n t s s ' a p e r c e v r o n t n u s a v e c c a n -<br />

d e u r . I l s s e r o n t é l e v é s s o u s l e t o i t f a m i l i a l<br />

d a n s l e u r b e a u t é d ' i n n o c e n c e e t à l ' é c o l e l e<br />

b o n m a î t r e l e u r e n s e i g n e r a c e q u ' i l s s o n t l ' u n<br />

d e v e r s l ' a u t r e . L e c o r p s h u m a i n à m e s u r e . l e u r<br />

s e r a r é v é l é c o n f o r m e à l a s e x u a l i t é d e s e s p è -<br />

c e s , é g a l a u x l o i s h a r m o n i e u s e s d e l a v i e<br />

u n i v e r s e l l e . I l n ' y a p a s d e d i f f é r e n c e e n t r e<br />

l e c a l i c e d ' u n e f l e u r e t l a n u b i l i t é d ' u n e v i e r g e ;<br />

l e c œ u r d ' u n e p o m m e r e s s e m b l e a u x o v a i r e s<br />

d e l ' é p o u s e ; e t l e g r e f f e a l a b e a u t é d ' u n s y m -<br />

b o l e g é n i t a l . C e p e n d a n t l a H e u r e t l a p o m m e<br />

n e p è c h e n t p a s ; l e j a r d i n i e r n e r o u g i t p a s d u<br />

r a m e a u g r e f f é . L a c o n n a i s s a n c e d e l ' u n i v e r s<br />

a i n s i s ' a c c o m p l i r a d a n s l a c o n n a i s s a n c e d e<br />

s o i - m ê m e ; l e s c h o s e s n e s o n t q u e l a p a r a b o l e<br />

d e l ' h o m m e ; e t t o u t e v é r i t é d e m e u r e i n c l u s e<br />

a u v e r g e r g l o r i e u x d e l a v i e . C r o y e z q u e l e s<br />

e n f a n t s m a r c h e r o n t d a n s l e s v o i e s p u r e s e t n e<br />

t r e s s a i l l e r o n t p a s d e g r a n d i r l ' u n p r è s d e l ' a u -<br />

t r e . M a i s m o i à q u i l ' o n a d i t : « 11 vaudrait<br />

m i e u x q u e t a v i r i l i t é f û t r é s é q u é e p l u<br />

t e d e v i e n n e u n o b j e t d e d é l e c t a t i o n , » j e s u i s<br />

a l l é a v e c l a B ê t e ; j e n ' a i c o n n u l ' i n n o c e n c e<br />

q u ' a p r è s l ' a v o i r p e r d u e , e t E d e n f u t u n d é s e r t


L'HOMME EN AMOUR 235<br />

p e u p l é d ' a n i m a u x r u g i s s a n t s . I v r e d e s f u m é e s<br />

l o u r d e s d ' u n v i n m a l c u v é , j e t r a î n a i l ' e f f r o i<br />

l a s t u p e u r d u v e n t r e d e l a f e m m e . A u d e ,<br />

- a n s l a b e a u t é d e s o n f l a n c , m e fit e n c o r e<br />

: o î r e u r a p r è s q u e j ' e n e u s e x p é r i m e n t é l e s v e r -<br />

l i g e s . J e n ' a i j a m a i s p u c o n s i d é r e r l a f o r m e d e<br />

i n u d i t é s a n s r e s s e n t i r l ' a n g o i s s e d ' u n a n o r -<br />

m a l e t i n s i d i e u x m y s t è r e . J e c r o i s b i e n q u e<br />

m ê m e l ' a p p r o c h e p u r e d ' u n e v i e r g e e û t f a i t<br />

' • v e r d e m a c h a i r l e s m ê m e s c u i s a n t e s a m -<br />

, m u l e s .


Je devins ainsi un homme vieux et flétri à<br />

l'âge où j'aurais dû dresser fièrement mon<br />

front vers le ciel, où le cœur tumultueuse-<br />

ment se gonfle de passion vitale. Le mien<br />

était inerte et glacé comme si déjà la mort l'eût<br />

touché. Il avait roulé de ma poitrine sur les<br />

chemins et il ne saignait plus ; du bout du<br />

pied elle le poussait toujours un peu plus<br />

bas avec une assurance tranquille. Je des-<br />

cendis toute la spirale des déchéances, mais<br />

cette image est encore trop faible, j'y fus pré-<br />

cipité comme par une force aveugle et verti-<br />

gineuse. J'avais abdiqué la fierté virile qui<br />

ne prend ses ressources que dans la nature;<br />

je ne tardai pas à abdiquer jusqu'au sens<br />

même de la personnalité.<br />

Nous passions des jours sans échanger une


L'HOMME EN AMOUR 249<br />

p a r o l e ; l ' a f f r e u s e v i d u i t é d e s h e u r e s - n e l a d é -<br />

c o u r a g e a i t p a s ; e l l e n ' é p r o u v a i t p a s l e b e s o i n<br />

d e - s e c o m m u n i q u e r , n ' a y a n t r i e n à m e d i r e .<br />

E l l e s u b s i s t a i t m o r n e e t t a c i t u r n e d a n s l a v i e<br />

s p i e n d i d é d e s o n ê t r e . J ' é p r o u v a i l à q u ' u n d e s<br />

s i g n e s d e l e B ê t e e s t d e d e m e u r e r e x i l é e d a n s<br />

l e s e n s i b l e u n i v e r s .<br />

P o u r v a r i e r l e s a s p e c t s d e n o t r e v i e , n o u s<br />

n o u s d i r i g i o n s q u e l q u e f o i s v e r s l e s c a m p a -<br />

g n e s : e l l e s m ' a v a i e n t t o u j o u r s é t é b é n i g n e s<br />

e t r a f r a î c h i s s a n t e s . D ' a n c i e n n e s a f f i n i t é s r u r a -<br />

l e s a l o r s r é v e i l l a i e n t l e s v e r d e u r s d e m a r a c e<br />

q u ' a v a i t f o r t i f i é e l a s è v e d e s b o i s . U n i n c o n s -<br />

c i e n t a t t r a i t s a n s d o u t e m e p o u s s a i t à c e s r e -<br />

t o u r s , c a r j ' a v a i s p e r d u l a d i r e c t i o n d e m o i -<br />

m ê m e . . •<br />

1 1 y a v a i t n o n l o i n d e l a v i l l e u n b o i s q u e<br />

l i m i t a i e n t d e s p l a i n e s o n d u l e u s e s : l e s a v e n u e s<br />

e n é t a i e n t p r o f o n d e s c o m m e l e s n e f s d e s b a -<br />

s i l i q u e s . L e u r i s s u e p l o n g e a i t d a n s l e s o r s d e<br />

l ' e s p a c e - e t l a i s s a i t l ' i m p r e s s i o n d ' u n e d é l i -<br />

v r a n c e . M a i s l e c h a r m e d e s v i v e s e s s e n c e s e t<br />

d e l ' o m b r e t i è d e n i e r e s t a i t i n d o l e n t ; - l e s â m e s<br />

h a r m o n i e u s e s s e u l e s r e ç o i v e n t l e b i e n f a i t d e s<br />

d i v i n e s r o s é e s ; l a m i e n n e s t a g n a i t a u x l o u r d s ^


L'HOMME EN AMOUR 249<br />

l i m o n s . J e n e r e s s e n t a i s p l u s q u e l a s s e m e n t<br />

l e v i e r g e e f f l u x , c o m m e l ' é m a n a t i o n l o i n t a i n e<br />

d ' u n l i e u s a c r é e t d é s o r m a i s i n t e r d i t .<br />

L ' e n n u i d ' A u d e b i e n t ô t m e g l a ç a i t : e l l e<br />

n ' a c c e p t a i t c e s p r o m e n a d e s q u e c o m m e u n m a -<br />

c h i n a l d é l a s s e m e n t p h y s i q u e . L e s m i r o i r s d u<br />

c i e l e t d e s e a u x o n t u n s e n s l u c i d e q u i n e<br />

p e u t s ' a c c o r d e r a v e c l ' a b s e n c e d e l a b e a u t é i n -<br />

t é r i e u r e . L e d e s s i n a u g u s t e d e s a r b r e s , c o m m e<br />

a u x v e r r i è r e s c é l e s t e s d e s p e r s o n n a g e s l i t u r -<br />

g i q u e s , j a m a i s n e s e d é n o n ç a p o u r e l l e u n e a n -<br />

n o n c i a t i b n d e s p l e n d e u r e t d ' é t e r n i t é . E l l e<br />

é t a i t l e s i l e n c e e t n ' a p p r é c i a i t p a s l a b e a u t é p a -<br />

t h é t i q u e d u s i l e n c e . A l i s e , c e t t e s a u v a g e , p a r<br />

t o u t e s s e s f i b r e s , p a r l e s r a m e a u x d e s o n p e t i t<br />

ê t r e p a s s i o n n e l e t n e r v e u x , r e s t a i t l i é e à l a<br />

c l a r t é , a u v e n t d e s m a t i n s e t d e s s o i r s . E l l e<br />

s e m b l a p r o l o n g e r e n s o i u n a s p e c t d e s f o r c e s<br />

é t e r n e l l e s . S e s y e u x f r a i s é t a i e n t d e s p a y s a -<br />

g e s ; e l l e p o r t a i t d a n s s o n l i a n e l e v i e r g e<br />

a m o u r a n i m a l . E t s a v i e , c o m m e p a r l a v e r t u<br />

d ' u n s y m b o l e , s ' a c h e v a d a n s l e s e a u x . E l l e r e -<br />

t o u r n a à l a n a t u r e e t s ' e n d o r m i t d a n s l e I l o t<br />

b e r c e u r . C o m b i e n c e l l e - l à f u t p l u s p r è s d e l a<br />

b e a u t é i n g é n u e d e l ' ê t r e !<br />

I l a r r i v a i t d o n c q u ' a p r è s u n p e u d e t e m p s


L'HOMME EN AMOUR 249<br />

A u d e m e p e r s u a d a i t d e r e n t r e r à l a v i l l e . N o s<br />

r e t o u r s é t a i e n t p é n i b l e s c o m m e d e s d i m a n -<br />

c h e s v i d e s , c o m m e d e s l i n s d e j o u r e x t é n u é e s .<br />

C e p e n d a n t , a u p a s s a g e d e s b a n l i e u e s , l ' a p p e l<br />

d e s a t h l è t e s p a r f o i s f a i s a i t m o n t e r s u r l e s t r é -<br />

t e a u x d e p u i s s a n t s c a r r i e r s , d e s m i l i t a i r e s<br />

¡ ¡ n e r v e u x e t s a n g u i n s .<br />

\ u d e n ' a i m a i t p a s l e t h é â t r e . S i m e s u r é e<br />

q u ' y s o i t l a p a r t d e l ' i d é a l , c e l l e - c i d é p a s s a i t<br />

e n c o r e l a l i m i t e d e l ' a t t e n t i o n q u ' e l l e p o u v a i t<br />

a c c o r d e r a u x m a n i f e s t a t i o n s d e l ' â m e . E l l e<br />

m é p r i s a i t p l u t ô t l ' i n t i m e B e a u t é ; e t l e b r u i t<br />

d e s m u s i q u e s m i l i t a i r e s c o m b l a i t l a m é d i o c r i t é<br />

d e s o n g o û t p o u r l a s y m p h o n i e . E n r e v a n -<br />

c h e e l l e s e p l a i s a i t a u x f i g u r a t i o n s p l a s t i q u e s ,<br />

a u x b a l l e t s , a u f a s t e s e n s u e l d e s i m i t a t i o n s<br />

d ' é t o f f e s e t d e c h a i r s . L e s j e u x m u s c u l a i r e s ,<br />

l a s a i l l i e d e s t o r s e s e t d e s c u i s s e s s o u s l e<br />

m a i l l o t , l a v o l t i g e h a r m o n i e u s e d e s é c u y e r s<br />

f l a t t a i e n t s e s d i l e c t i o n s p h y s i q u e s . E l l e n e<br />

m a n q u a i t j a m a i s d e n o u s a t t a r d e r d e v a n t u n e<br />

r i x e d e p e u p l e : l ' o d e u r d e l a s u e u r h u m a i n e<br />

l a g r i s a i t c o m m e u n v i n . N o u s p r e n i o n s d o n c<br />

p l a c e c l a n s l e s e n c l o s o ù d e s f o r a i n s e n f l é s d e f a -<br />

c o n d e s e n o u a i e n t a v e c d e s c l a q u e m e n t s m o u s .


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

C e s s p e c t a c l e s e x c i t a i e i i t p l u t ô t m e s r é p u g n a n -<br />

c e s , j ' é t a i s p e t i t e t m a i g r e , ' a f f i n e p a r l ' e x c è s d e<br />

l a s e n s i b i l i t é n e r v e u s e : l e s a t l a n t e s e t l e u r s<br />

p a r a d e s b r u y a n t e s m o l e s t a i e n t m o n i n d i g e n t<br />

h é r o ï s m e . A u d e , a u c o n t r a i r e , h a b i t u e l l e m e n t<br />

s i r é s e r v é e , s e p a s s i o n n a i t à c e r a g o û t , a v e c<br />

l ' a s s i s t a n c e p r e n a i t p a r t i , d i s q u a l i f i a i t o u a p -<br />

p l a u d i s s a i t l e s r i v a u x , s e l o n l e<br />

l e u r a r t . C e n ' e s t p e u t - ê t r e q u e d a n s c e s m o -<br />

m e n t s q u e s o n g é n é r a l d é s i n t é r ê t f î t p l a c e à<br />

q u e l q u e s p o n t a n é i t é .<br />

D e s t r o u p e s d e p a s s a g e a l t e r n a i e n t d a n s<br />

l ' a r è n e d ' u n c i r q u e q u e p o s s é d a i t l a v i l l e . J ' y<br />

g o û t a i s s a n s t r o p d e l a s s i t u d e l e s t o u r n o i s e t<br />

l e s q u a d r i l l e s . L ' h i l a r i t é f u n è b r e d e s c l o w n s<br />

c o n f i n a i t à d e s a p p a r e n c e s i r r é e l l e s , à d e s<br />

m y t h e s m a c a b r e s e t b u r l e s q u e s e t m e p i n ç a i t<br />

j u s q u ' à l ' e f f r o i l e s f i b r e s . L e d r a m e d e l a v i e<br />

s ' a c c o r d a i t a v e c l a g r i m a c e d e l e u r s v i s a g e s p l â -<br />

t r é s e t p a t h é t i q u e s o ù l a s i m u l a t i o n d e l a d o u -<br />

l e u r a v a i t l a c r i s p a t i o n d u r i r e . M a i s s u r t o u t<br />

l ' i n c o n n u d e l e u r p e r s o n n e s o u s l e u r s t o u p e t s<br />

e n f l a m m e d e p u n c h e t l e b a r i o l a g e d e l e u r s s o u -<br />

q u e n i l l e s , a m u s a i t l ' i m p a s s i b l e A u d e c o m m e<br />

l e s i g n e d ' u n e d e s t i n é e f r a t e r n e l l e o ù a u s s i


L'HOMME EN AMOUR 249<br />

b i e n q u ' e l l e , i l s f a i s a i e n t d e s g e s t e s d e s o n g e<br />

e t s e m b l a i e n t s ' i g n o r e r . E n m e n a n t m a f r o i d e<br />

a m a n t e v e r s c e s s p e c t a c l e s , j ' é t a i s h e u r e u x d e<br />

l u i c o m p l a i r e e t m o i - m ê m e p a s s i v e m e n t j e s u -<br />

b i s s a i s l ' u n i q u e a t t r a i t d o n t e l l e é t a i t c a p a b l e .<br />

E l l e t r o u v a i t l à d e s a n a l o g i e s a v e c l e s e n s d e<br />

s a p r o p r e e x i s t e n c e . E l l e - m ê m e r é v é l a i t d a n s<br />

l e p l a i s i r u n e m i m e a c c o m p l i e . S e s r y t h m e s<br />

p a s s i o n n e l s s ' é g a l a i e n t à l a p l u s é m o u v a n t e<br />

g y m n i q u e . E t j ' a i c o n n u p a r l a b e a u t é s a v a n t e<br />

d e s o n c o r p s t o u t e l a p o é s i e q u ' i l e s t p o s s i b l e<br />

à l a B ê t e d ' e x p r i m e r . O u i , c e c i , j e m e l e p e r -<br />

s u a d e c o m m e u n a l l é g e m e n t à m e s t o r t s v i s -<br />

à - v i s d e m o i - m ê m e : A u d e m e c a p t i v a p a r u n<br />

m a l é f i c e d ' a r t . e t d e b e a u t é n o n m o i n s q u e<br />

p a r s e s i n d u s t r i e u s e s c a r e s s e s . P e u t - ê t r e m a<br />

d é m e n c e y g o û t a u n r i t e a p h r o d i s i a q u e s u p é -<br />

r i e u r à l a s e u l e f a t a l i t é s e x u e l l e .<br />

L ' a t t r a i t d e s g r o s s i è r e s e x h i b i t i o n s n o u s<br />

a y a n t u n s o i r f o u r v o y é s d a n s u n h a l l e x p l o i t é<br />

p a r d e s h i s t r i o n s , n o u s v î m e s u n e d e s d a n -<br />

s e u s e s , a v e c d e s c o n t o r s i o n s o u t r é e s , p a r o d i e r<br />

c e t t e d a n s e d u v e n t r e , a c c l i m a t é e d e p u i s u n<br />

p e u d e t e m p s e n E u r o p e e t d o n t l e s c h é m a r e -<br />

l i g i e u x p e r v e r t i d é v i a p r e s q u e a u s s i t ô t v e r s<br />

14


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

u n s i m u l a c r e o b s c è n e . A u d e n ' e x p r i m a n u l<br />

s e n t i m e n t , m a i s , a u r e t o u r , l a i s s a n t t o m b e r<br />

s e s r o b e s e t j o u a n t d ' u n e b a t i s t e l é g è r e c o m m e ;<br />

d ' u n v o i l e d o n t e l l e s e c a c h a i t l e v i s a g e , e l l e<br />

f u t n u e a v e c u n e i r r i t a n t e c h a s t e t é d a n s l a s i -<br />

m u l a t i o n i m p u r e .<br />

U n f r é m i s s e m e n t d ' a b o r d a<br />

e t s e s s e i n s , l ' i n s u f f l a t i o n s u b t<br />

q u e d e l a v i e , l e c o u r a n t p r o f o<br />

a m o u r e u s e s . E n s u i t e i l s o n d u l è r e n t d ' u n e<br />

l a r g e p a l p i t a t i o n e t f u r e n t s<br />

d ' u n I l o t l o u r d . C e l u i - c i r e m o n t a i t , s ' a b a i s s a i t ,<br />

c o m m e n ç a d e f a i r e s a i l l i r l e n t e<br />

b e s d e s o n f l a n c . I l p a r u t t r e s s a i l l i r e t s e g o n -<br />

11a d e d o u l e u r , d e d é s i r , d a n s l a c r<br />

d u s e x e e t d e l a g e n è s e . I l a s p i r a a u j e u n e e t |<br />

t e n d r e a m o u r , à l a p a s s i o<br />

s e r l a s c i f d u v e n t , à l a c a r e<br />

f e u i l l a g e . I l p e r s u a d a i t a u t i<br />

o m b r e s e t l a f o r ê t m u e t t e , a u h a r d i<br />

l e r a p t f o r c e n é c o m m e l e m e u r t r e s o u s<br />

r u g i s s a n t . D a n s l e m o l e t c a p i t e u x h a r e m ,<br />

u n e b a y a d è r e , e n d a r d a n t l ' a r d e n t s y m b o l e ,<br />

s t i m u l a i t l e s f e r v e u r s d u m a î t r e . U n e j e u n e ;<br />

v i e r g e l i t u r g i q u e a u x y e u x d e d


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

u n e d a n s e u s e p e i n t e d e C e y l a u o f f r a i t l e c a -<br />

l i c e d e v i e , c é l é b r a i t l e r i t e é t e r n e l , l a j o i e<br />

m y s t i q u e d e s f é c o n d a t i o n s . C e t t e â m e g l a c é e<br />

d ' A u d e e n s u i t e d é l i c i e u s e m e n t d é l i r a d a n s l e<br />

j e u d ' u n s p a s m e . J e l a p r i s d a n s m e s b r a s ,<br />

u n e s u e u r l é g è r e f u m a ; e t s o u d a i n e l l e s e m i t<br />

à r i r e s a n s b r u i t c o m m e u n m a s q u e .<br />

E l l ' e p r i t e n h o r r e u r l e s m a t e r n e l l e s c a m p a -<br />

g n e s ; j e f i n i s p a r n e p l u s a p p r é c i e r m o i - m ê m e<br />

l e u r c h a r m e p l a c i d e . N o u s f r é q u e n t â m e s d è s<br />

lors p l u s a s s i d û m e n t a u x a f l l u e n c e s d e s q u a r -<br />

t i e r s p o p u l e u x . E l l e a i m a i t à l ' é g a l d ' u n e p o s -<br />

s e s s i o n m â l e l e r e s s e r r e m e n t b o u r r u d e s f o u -<br />

l e s . , l a p o u s s é e d e s b e a u x h o m m e s v e l u s . A u<br />

c o n t r a i r e , c e s c o n t a c t s r e b u t a i e n t m e s p r é f é -<br />

r e n c e s s o l i t a i r e s . J e s u b i s s a i s n é a n m o i n s e n<br />

c e c i c o m m e e n t o u t e c h o s e s e s i m p u l s i o n s .<br />

M e s l â c h e s d é v o t i o n s d e p u i s l o n g t e m p s l ' a -<br />

v a i e n t é l u e a f i n q u ' e l l e s u p p l é â t a u x d é f e c t i o n s<br />

d e m a v o l o n t é .<br />

E l l e l a r é g i s s a i t s i b i e n q u e j e m e s u r p r e n a i s<br />

q u e l q u e f o i s à - p e n s e r e t à m ' e x p r i m e r c o m m e<br />

e l l e . L e p e u d ' i d é e s q u ' a c c u s a i t l a f o r m e t ê t u e<br />

e t , b o r n é e d e s o n f r o n t s ' a s s i m i l a ; j e p a r u s<br />

n ' a v o i r s i l o n g t e m p s c u l t i v é m o n i n t e l l i g e n c e


244 L'HOMME EN AMOUR<br />

q u e p o u r l a p e r d r e p l u s i r r é p a r a b l e m e n t e n<br />

c e v a s s e l a g e m é p r i s a b l e . E l l e m ' i n f i l t r a s o n<br />

m é p r i s d e l a b e a u t é , s o n i r o n i e d u r e f l e t d i v i n<br />

d a n s l e s â m e s d é l i v r é e s . J e l u i f i s l e s a c r i f i c e<br />

d e m e s c r o y a n c e s e t d e m e s v é n é r a t i o n s ; c e t t e<br />

a p o s t a s i e n o u v e l l e , a p r è s t a n t d ' a u t r e s , n a -<br />

q u i t d e l a h o n t e s e c r è t e q u i d e v a n t s o n r i r e<br />

m e r e n d a i t m i s é r a b l e e t n u . L e l i e n i n t e r m i t -<br />

t e n t q u i m e r a t t a c h a i t a u x p o è t e s , a u x n o b l e s<br />

e t m é l o d i e u x e s p r i t s a i n s i f u t r o m p u . D e s<br />

m o t s ! d e s m u s i q u e s ! d i s a i t - e l l e d a n s l a s o u -<br />

v e r a i n e i n t e m p é r a n c e d e s e s d é d a i n s .<br />

J ' a v a i s c e s s é d e m ' é c o u t e r , j e n ' o s a i p l u s<br />

é c o u t e r l e s c o n s o l a t e u r s q u i m ' a u r a i e n t r e n d u<br />

l ' o u ï e i n t é r i e u r e e t p a r d ' i n f i n i e s m a n s u é t u d e s<br />

l a g u é r i s o n d é s i r a b l e . A p e i n e j e m e d é s œ u -<br />

v r a i s e n c o r e ç à e t l à e n l i s a n t u n b a n a l p a p i e r<br />

p u b l i c : l e s h a r m o n i e s m ' é t a i e n t r a v i e s , l e s<br />

d o u c e s c o m m u n i o n s s p i r i t u e l l e s . D ' u n d o i g t<br />

i m p é r i e u x e l l e p a r u t a v o i r m i s u n s c e a u a u x<br />

l i v r e s a u t r e f o i s a i m é s . J ' é v i t a i p e t i t à p e t i t<br />

l ' e f f o r t c é r é b r a l ; m e s i d é e s s ' o x y d è r e n t . E l l e s<br />

n e s e s e r a i e n t p a s a u t r e m e n t c o n f o r m é e s à u n<br />

s e c r e t d e s s e i n s i j ' a v a i s c r a i n t d e r e t r o u v e r<br />

a u b o u t l ' ê t r e i n c o n s c i e n t e t m o r n e q u e j ' é t a i s


L HOMME EN AMOUR 245<br />

d e v e n u . M a v i e n a u f r a g e a e n c e t t e s u p r ê m e<br />

d é c r é p i t u d e , l a p e r t e d e l a p e r s o n n a l i t é , l e<br />

s u s p e n s d e l ' ê t r e v o l o n t a i r e e t l i b r e . E t n o u s<br />

v i v i o n s s o l i t a i r e s ; j a m a i s u n v i s a g e a m i n e<br />

m ' a p p o r t a i t u n a s p e c t d ' h u m a n i t é q u i m ' e û t<br />

1 ¡ f r a î c h i . E l l e m ' a v a i t c o n t r a i n t à r é s i g n e r<br />

t o u t e s y m p a t h i e , n e s o u f f r a i t n u l i n t r u s d a n s<br />

l ' o r b e b o r n é d e n o t r e v i e . U n j o u r j e r a m e n a i<br />

u n c h i e n e r r a n t d o n t l e s y e u x é m o u v a n t s<br />

a v a i e n t é v e i l l é s o u d a i n m o n b e s o i n d ' u n c o m -<br />

p a g n o n n a g e . E l l e o u v r i t l a f e n ê t r e e t s a n s u n e<br />

p a r o l e l e p r é c i p i t a d a n s l a r u e .


J'approche d'une crise qui pour un t e m p s j<br />

me libéra. Elle gronda aux racines, elle a g i t a j<br />

les remous profonds de ma vie. Elle fit r e f l u e r<br />

jusqu'aux limites les dégoûts humiliés q u i<br />

enfin préparèrent mes rémittences. Dans m e s<br />

ténèbres, dans mes coagulations spirituelles<br />

des parts d'œuvres vives ainsi dormaient ;<br />

épargnées et que j'ignorais. J ' a d m i r e ,<br />

puissances secourables résident au fond d e j<br />

la créature et les retours dont peut s'éclairer I<br />

une âme obscure pour se .récupérer. Une<br />

étrange défiance de nos propres forces, n o t r e<br />

besoin de nous appuyer sur des s y m b o l e<br />

nous fait chercher les intercessions dans laj<br />

région des surnaturelles providences. E l l e s<br />

sont pourtant en nous, elles subsistent j u s - j<br />

qu'en nos terreaux pourris. Les Saints A n g e s


do la miséricorde ont le visage frêle de nos<br />

défaillances et les mains jointes de notre<br />

, espoir de guérir. Je les cherchai autrefois<br />

a u x pieds de Dieu tandis qu'ils restaient bles-<br />

sés et endormis sur la plume de mes lâche-<br />

tés et peut-être n'avaient pas la force de<br />

tourner contre moi le glaive qui les avait<br />

atteints.<br />

Nous sommes nous-mêmes les infirmiers de<br />

n o s misères et de nos faiblesses. Dieu fut<br />

i i i e n plus grand de nous permettre le salut<br />

p a r les remèdes qu'il dépose en nous saiis qu'il<br />

lui soit nécessaire de mouvoir la légion de ses<br />

séraphins. Et voyez, nos intentions n'ont pas<br />

même besoin d'être le ferme propos dont si<br />

p e u sont capables. Ce serait déjà trop deman-<br />

d e r à l'infirmité humaine. Il suffit que la<br />

nature puise ses secrètes ressources dans la<br />

lassitude et( la monotonie du mal pour que la<br />

trêve s'accomplisse. La plaie crie d'être trop<br />

l e n t e à se fermer; elle' a des lèvres qui veu-<br />

l e n t être enfin closes. Alors nous vient la lan-<br />

gueur de la convalescence. Avec des yeux<br />

clairs et humides, on voit au bout du chemin<br />

l e sourire reparu des bons Anges réconciliés.


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

Et c'est encore nous avec la beauté et l'espé-J<br />

ranee revenues.<br />

Ma vie relapse et misérable connut d o n c<br />

une détente. Elle fut achetée par le pire s a c r i -<br />

fice humain, par un dernier chancellement d e<br />

ma raison. Si ensuite d'affligeantes tentations,<br />

si des signes trop évidents de mon i n f e c t i o n ;<br />

morale, en m'interdisant l'espoir des r é s i p i s -<br />

cences durables, précipitèrent mes r e c h u t e<br />

c'est que je ne pouvais plus être sauvé de ces<br />

récidives. Aude, ayant expérimenté avec fruit<br />

la vertu opiacée de certains stratagèmes, i m a -<br />

gina de recourir à un stupéfiant plus violent<br />

que les autres. Elle possédait l'art diabolique<br />

d'enchaîner mes soumissions par des moyens<br />

qui les eussent épouvantées si déjà, avant d ' y<br />

céder, je n'avais aliéné toute clairvoyance et ne<br />

me trouvais sans résistance adjugé à leur ac-<br />

tion foudroyante. Ils agissaient sur moi comme<br />

de souverains narcotiques, me déchargeant<br />

des réactions pénibles de la volonté et prépa-<br />

rant à mes connivences d'onctueuses litières.<br />

Cette fois sa témérité, égale à celle des plus<br />

audacieuses Locustes, osa multiplier la dose<br />

au point que la mesure en resta comble.


L'HOMME EN AMOUR 249<br />

Nul respect humain ne doit ici différer l'a-<br />

v e u , quelque souffrance qu'il en puisse résul-<br />

ter pour moi. Ce fut pendant le temps des fo-<br />

l i e s du carnaval : elles seules suffiraient à at-<br />

t e s t e r la barbarie de notre état social, si libéré<br />

q u ' i l se préjuge des basses aberrations du sens<br />

d e la joie. L'humain civilisé alors déchoit aux<br />

caricatures, aux licencieux simulacres. Cepen-<br />

d a n t , ô moralistes ! qui peut affirmer qu'à la<br />

faveur de commodes tentations, la créature de<br />

larmes et de péché ne cède encore à quelque<br />

trouble et immuable sentiment de sincérité<br />

c a c h é au fond de l'être et seulement perverti<br />

p a r la perversion même de la loi sociale?<br />

C e l l e - c i promulgua l'attrait sexuel injurieux<br />

j u s q u ' e n l'ingénue substance enfantine, folie<br />

p l u s grande d'où vinrent toutes les autres. Les<br />

lupercales, revanche des carêmes de la chair,<br />

ne sont peut-être que la crise du bel instinct<br />

génésique dénaturé et parodié aux mystères<br />

de la voirie. Mais cela n'ôte rien à la laideur<br />

de ces jours de la Bête; et même si l'on était<br />

averti que le tacite assentissement de Dieu les<br />

abandonne aux mauvais anges, il faudrait<br />

pleurer sur le sang des bons dont la terre est,<br />

durant ce laps, rougie.


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

Il prit fantaisie à Aude de se confondre à la 1<br />

démence des foules. Dans la nuit erraient des l<br />

troupes de masques : les femmes é c h e v e l é e s ,<br />

mi-nues sous les paillons, comme des c o r y -<br />

bantes assourdissaient l'air de leurs c l a m e u<br />

lascives. Leurs gorges et leurs jambes é t a i e n<br />

possédées par le baiser des regards et s ' a b a n - !<br />

donnaient aux attouchements. Je vis là c o m - j<br />

bien facilement l'impunité d'un léger c a r t o<br />

sur le visage et d'une étoile d'or enroulée à la I<br />

taille a raison de la décence chez celles-là qui j<br />

d'habitude sont les plus modestes. Le m a s q u e<br />

semble adhérer bien plus à leur âme.qu'à l e u r s !<br />

traits ; elles cèdent, au libertinage clandestin]<br />

et elles s'ignorent. Aude, à la tombée du j o u r , ]<br />

m'entraîna donc. Une longue faille noire l a ]<br />

dissimulait et elle s'était recouvert le v i s a g e<br />

d'un loup dont les étroites échancrures amin-j<br />

cissaient ses yeux et la rendaient savamment I<br />

méconnaissable. Je ne savais rien encore d e j<br />

ses projets: son déguisement, en mêla c a c h a n t<br />

pour moi-même, ne fit qu'ajouter un peu p l u s !<br />

d'obscurité au secret des entreprises q u ' e l l e |<br />

préméditait. Cependant elle me parut plus im-<br />

périeusement belle encore à travers le mystère!


L'HOMME EN AMOUR<br />

: n o i r de sa fcjce comme si le déguisement eût<br />

i été sa prédestination et cette analogie animale<br />

];: forme naturelle de son âme.<br />

Elle finit par nous engager dans une de ces<br />

r e n c o n t r e s d'arlequins et de pierrots où la<br />

î connaissance est sitôt faite de ne point se con-<br />

n a î t r e et de n'être l'un pour l'autre que d'é-<br />

phémères et chimériques apparences. Aude<br />

; ,m'avait obligé à endosser le ridicule afl'uble-<br />

m e n t d'un magicien, loué aux boutiques. Ma<br />

l a s s e apathie pour la joie publique bientôt<br />

s ' e n f l a m m a à la contagion des cris et des rires<br />

qui affolait ces gens bariolés. Je pris part à<br />

d e s batailles de confetti, à leurs colloques pois-<br />

s a r d s , à leurs momons. Aude me pressait les<br />

. s<br />

b r a s et me disait avec le rire sombre de son<br />

l o u p : « Ah! mon chéri, 011 ne se voit pas. On<br />

ne sait plus si on n'est pas la dupe l'un de<br />

l ' a u t r e . Et puis, c'est si triste au fond que c'en<br />

est drôle. Rappelle-toi les têtes des clowns. »<br />

l ' I l e 1 1 1 e disait là une chose vraie et qui une<br />

s e c o n d e me frappa. « Tu as raison, lui dis-je.<br />

C e t t e mascarade s'égale à la farce lugubre et<br />

f r i v o l e de la vie. I l y a ici comme une main qui<br />

n o u s pousse. On 11e sait pas ce qu'on va faire


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

et nous sommes des ombres l'un pour l'au-<br />

tre. » Cependant je n'aurais pu dire si ce g r o s<br />

plaisir l'excitait véritablement : elle se g a r d a i t<br />

réservée et froide dans les tumultes comme si<br />

rien d'exceptionnel ne nous eût mêlés à c e s<br />

pompeuses ribambelles. Et moi, j'avais t i r é<br />

de ce qu'elle m'avait dit une conclusion j u s t e<br />

et je ne savais pas en quelle caricature sordide<br />

la main de laquelle elle avait parlé allait m e<br />

changer.<br />

Ayant épuisé les hourvaris à la rue, nous pé-<br />

nétrâmes en file houleuse clans un bal public;<br />

c'était l'heure des défaites lasses après les c o n -<br />

traintes et les débats chez les meilleurs. U n<br />

suint fauve s'effumait des aisselles et déjà les<br />

masques chaviraient dans la stupeur ivre d e s<br />

visages. Presque aussitôt ma courte folie n a u -<br />

fragea, je me sentis pris d'une tristesse s a n s<br />

borne dans les remous de cette chair triste au<br />

fond comme moi-même. Une insolite et intense<br />

vision, sans que rien m'y eût fait penser jus-<br />

que-là, me transporta dans un site près d'une<br />

rivière. Une pluie d'été mouillait les herbes et<br />

j'allais le long des osiers. Je vis se lever s o u s<br />

les arbres le cher fantôme d'Alise : il y avait si


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

longtemps que son image s'était effacée de ma<br />

songerie.<br />

Elle m'apparut lointaine et cependant toute<br />

proche et elle me faisait un signe que je ne<br />

comprenais pas, qu'elle m'avait déjà fait au-<br />

trefois. Je ne sais pas si elle me montrait les<br />

eaux ; elle était pâle et affligée ; et ses lèvres<br />

lie remuaient pas. Toutefois elle me parlait<br />

do la mort. Ce fut très doux comme si moi-<br />

même j'avais cessé de vivre, comme si elle<br />

venait au devant de moi dans une région au<br />

delà des jours. Cependant ni elle ni le paysage<br />

lie s'estompèrent du vague fantômal pendant<br />

la durée de cette hallucination : jamais depuis<br />

ils ne se représentèrent plus nettement. ' Et<br />

ensuite un nuage me glissa des yeux, je me<br />

retrouvai moite d'affres et seul dans le fracas<br />

delà bacchanale. Aude m'avait quitté ; j'étais<br />

enserré aux étreintes de cette foule qu'une<br />

angoisse véhémente, le vertige de se fuir sem-<br />

blait emporter, et j'étais moi-même roulé dans<br />

son tourbillon comme en un orage au bord<br />

d'un lleuve.<br />

Je me sentis tout à coup si faible que je<br />

l'appelai intérieurement de toute ma détresse


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

c o m m e l ' u n i q u e a p p u i q u i m e r e s t â t d a n s m o n<br />

a b a n d o n . U n î l o t , a p r è s u n p e u d e t e m p s , l a<br />

j e t a d e v a n t m o i : e l l e t o u r n o y a i t a u b r a s d ' U n<br />

m a s q u e d é g u i s é d ' u n m a i l l o t d ' a t h l è t e ; i l l a<br />

p r e s s a i t s u r s a p o i t r i n e e t l a s o u l e v a i t d e s e s<br />

b r a s n o u e u x . E l l e p a s s a e t m e j e t a à t r a v e r s<br />

l e s t r o u s d e s o n l o u p u n e x t r a o r d i n a i r e r e g a r d .<br />

D e u x f o i s l ' o r b e d e l a v a l s e , p a r d e s s u s l e m u r<br />

a r d e n t d e l a c o h u e , t o u r n a s o n n o c t u r n e v i s a g e<br />

d e v e l o u r s d e m o n e n t é e t l e m ê m e r e g a r d<br />

l o u r d e t m a g n é t i q u e s e p o s a s u r l e m i e n , p u i s<br />

d i s p a r u t d a n s l ' i m m e n s e s a u t è l e m e n t r i d i c u l e ,<br />

c o m m e s i c e t t e m u l t i t u d e d a n s â t s u r d e s t ô l e s<br />

e n f l a m m é e s .<br />

M e s f l a s q u e s s t a g n a t i o n s d e p u i s l o n g t e m p s<br />

i g n o r a i e n t u n e s i v i o l e n t e c o m m o t i o n , . l e f u s<br />

t r a n s i c o m m e d e l ' a f f o l e m e n t d ' u n e r u p t u r e ,<br />

d ' u n r a p t q u i b r u t a l e m e n t l ' a r r a c h a i t d e m a<br />

v i e , d ' u n e d é p o s s e s s i o n d e s o n b a r b a r e e t m a -<br />

g n i f i q u e a m o u r . D e s l a m e s , d ' a r d e n t e s p o i n t e s<br />

m e t r a n s p e r c è r e n t l e s c ô t e s ; d e s s a l i v e s d e<br />

g i v r é e t d e p h o s p h o r e â c r e m e n t a g g l u t i n è r e n t<br />

m a g o r g e .<br />

J e n e d e v a i s s a v o i r q u ' u n p e u p l u s t a r d l e<br />

v é s a n i q u e a i g u i l l o n d e l a f r é n é s i e j a l o u s e .


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

C e l l e a p p a r i t i o n d ' A u d e a u b r a s d u r i d i c u l e<br />

a k i d e m ' e n f u t t o u t e f o i s l e s i g n e m o n i t o i r e .<br />

A v e c p r é c i s i o n e t s o u d a i n e t é j e m e c e r t i f i a i ,<br />

[ • c o m m e l e s û r i n d i c e d e l ' a t r a h i s o n , s o n g o û t<br />

p m i r l e s h e r c u l e s f o r a i n s , l e s a d i p e u x l u t t e u r s ,<br />

l a g r i m a c e c r i s p é e e t m a c a b r e d e s c l o w n s t a -<br />

t o u é s . D é j à l a h ô t e g r o n d a i t , r e n i f l a i t l e s f u -<br />

i r t s : m e s n a r i n e s s e g o n f l è r e n t d u m o û t d e s a<br />

v i d e P o i l e u r d ' i o d e e t d e v a r e c h q u i p o i v r a i t<br />

s i s g o u s s e t s e t t a n t d e f o i s g a l v a n i s a n i e s d é s i r s<br />

e x p i r é s c o m m e a u x f o r ê t s l e s a i g r e s f u m é e s d u<br />

r e n a r d r e l a n c e n t l e s c h i e n s . J ' a u r a i s s o u h a i t é<br />

l a t e n i r s o u s m o i e t l a m o r d r e , p l a n t e r m e s c a -<br />

n i n e s m e u r t r i è r e s d a n s l a s p l e n d e u r d e s o n<br />

c o r p s e t e n m ê m e t e m p s a v e c d e s s a n g l o t s l u i<br />

b a i s e r l e s l è v r e s , e n u n e a g o n i e d e d o u l e u r e t<br />

d e c o l è r e .<br />

L a r e t r o u v e r , l ' e n l e v e r à c e b o u l l ' o n i d o l â t r e<br />

el s t u p i d e ! J e m e f a t i g u a i d ' e f f o r t s p o u r p e r c e r<br />

l ' a m a s h u m a i n , m e s y e u x p r o j e t é s d e s o r b i t e s ,<br />

é c l a t é s c o m m e d e s b u l b e s p a r d e s s u s ; l e s n u d i -<br />

t é s g r a s s e s e t b a l l a n t e s , l e s c r é p i t e m e n t s d e l ' o r<br />

et d u s a n g s o u s l a f l a m b é e d e s g a z . M e s<br />

a m p o u l e s s a i g n è r e n t d e s p u s m o r b i d e s . T o u -<br />

tes m e s p l a i e s s e f e n d i r e n t c o m m e s o u s l e e a u -


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

t è r e a r r a c h é l e s h o u c h e s r o u v e r t e s d ' U n m i . l<br />

J a m a i s m e s l a s c i v e t é s n ' a v a i e n t é t é a l t é r é e s<br />

c e p o i n t d u g o û t d e l a d a m n a b l e v e n a i s o r , . I<br />

M e s m a i n s f o r c e n é e s , p o u r m e f a i r e u n p a s s a g e , I<br />

t o u r m e n t a i e n t d e s é p a u l e s , f o u l a i e n t l e t a s l<br />

m o u d e s g o r g e s e t d e s d o s , b r a s s a i e n t u n e c u v e I<br />

d e c h a i r s a r d e n t e s . D a n s l a m ê l é e u n b r a s s ' a c - J<br />

c r o c h a a u m i e n e t A u d e m a i n t e n a n t é t a i t p r è s ]<br />

d e m o i , A u d e m e r e g a r d a i t à t r a v e r s l e s t r o u s 1<br />

n o i r s d u l o u p c o m m e l e s é v i d u r e s d ' u n c r â n e j<br />

d ' a m p h i t h é â t r e . « V i e n s , » o b t e m p é r a - t - e l l e . l<br />

M a f u r e u r , a u f r o t t e m e n t d e s e s h a n c h e s<br />

s o y e u s e s ' e t i r r i t é e s , t o m b a . « A u d e ! A u d e ! d i s - ]<br />

m o i . . . » E l l e m ' e n t r a î n a b r û l a n t e e t f r o i d e , m e j<br />

r é p é t a n t d ' u n e v o i x c r i s p é e e t i m p é r a t i v e : |<br />

« V i e n s ! » E t j e s a v a i s s e u l e m e n t q u ' e l l e m ' é - 1<br />

t a i t r e n d u e .


L e s r e f l u x s ' é c l a i r c i r e n t , j e m e r e t r o u v a i<br />

s o u s l e s v o û t e s d u p o r c h e ; e t j e n e v o y a i s<br />

r i e n d e s o n v i s a g e , s o n â m e m e r e s t a i t b i e n<br />

p l u s i m p é n é t r a b l e . E n s u i t e n o u s m o n t i o n s<br />

l e s t a p i s d ' u n e s c a l i e r e n t r e d e s v a l e t s ; u n e<br />

p o r t e s ' o u v r i t s u r u n t u m u l t e a i g r e , d e s f a n -<br />

f a r e s d e p l a i s i r e n r a g é e s ; e t l ' a l c i d e , a v e c u n e<br />

p e t i t e b o u c h e r o s e e t d e s h u r l e m e n t s g r ê l e s<br />

d a n s l ' e m p â t e m e n t d e s j o u e s , n o u s p o u s s a i t<br />

d e s e s g r o s b r a s e n f l é s s o u s l e m a i l l o t p a r m i<br />

u n d é b r a i l l e m e n t d e m a s q u e s é c h o u é s a u t o u r<br />

d ' u n s o u p e r . U n f u m e t d e p e a u x c h a u d e s , u n<br />

é v e n t a n i m a l s e m a r i a i t d a n s l a t o u f f e u r d e s<br />

g i r a n d o l e s a u f l e u r e x a s p é r a n t d e s m u s c s e t<br />

d e s t u b é r e u s e s , à l ' o d e u r d e s n o u r r i t u r e s e t<br />

d u v i n . L e s c o r s a g e s s a c c a g é s c r e v a i e n t e n


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

g r a p p e s d ' é p a u l e s e t d e s e i n s p a r m i l e s a r -<br />

g e n t e r i e s . U n e d é l i c i e u s e m e n t f r ê l e e n f a n t a u x<br />

y e u x d e s o n g e e f f e u i l l a i t d e s f l e u r s c l a n s u ;<br />

c o u p e d e C h a m p a g n e e t n e s ' a p e r c e v a i t p a s<br />

q u ' e l l e g i s a i t p r e s q u e n u e a u x g e n o u x d ' u n<br />

m o u s q u e t a i r e e t d ' u n c l o d o c h e d<br />

l u i c e i n t u r a i e n t l e s r e i n s . L ' o r g i e é v a g u a i t<br />

l e s p r u n e l l e s e t r e n d a i t l e s g e s t e s h a r d i s e t<br />

s p o n g i e u x .<br />

. T e m e t r o u v a i a s s i s e n t r e d e u x f e m m e s .<br />

C h a c u n e à s o n t o u r m ' o b l i g e a à b o i r e d a n s s o n<br />

v e r r e e t t o u t e s d e u x é l a s t i q u e s e t l o u r d e s<br />

p l o y a i e n t à m o n é p a u l e . C e p e n d a n t j ' é t a i s s a n s<br />

d é s i r s p o u r e l l e s , J e n e c e s s a i s d e r e g a r d e r<br />

A u d e a u b o u t d e l a t a b l e , t r a n q u i l l e m e n t b a -<br />

l a n ç a n t s o n é v e n t a i l p r è s d u g é a n t e n m a i l l o t<br />

e t n e p a r a i s s a n t p l u s s e c l o u t e r d e m a p r é -<br />

s e n c e . E l l e s e u l e a v a i t g a r d é s o n m a s q u e m a l g r é<br />

l ' i n s i s t a n c e d e s o n p a r t e n a i r e q u i , l e s c o u d e s<br />

s u r l a n a p p e , s ' o b s t i n a i t à v o u l o i r d é v i s a g e r<br />

s e s t r a i t s . A u n m o m e n t e l l e h a u s s a l e s é p a u -<br />

l e s , d r o i t e e t m é p r i s a n t e p a r d e s s u s l e s n a p -<br />

p e s r u i s s e l a n t e s d e v i n . 1 1 v o u l u t a v a n c e r l e s<br />

m a i n s ; e l l e l e s a r r ê t a d ' u n c o u p s e c d e s o n é v e n -<br />

t a i l e t s e t o u r n a n t v e r s m o i , e l l e d i t t r è s h a u t !


L'HOMME EN AMOUR 249<br />

« I l n ' y a i c i q u ' u n h o m m e q u i d o i v e s a v o i r<br />

t o m m e m o n v i s a g e e s t t ' a i t . »<br />

U n e s o i f m e c o n s u m a i t ; j e v i d a i p l u s i e u r s<br />

c o u p e s l ' u n e a p r è s l ' a u t r e . J e n ' a v a i s p l u s<br />

e x a c t e m e n t c o n s c i e n c e d e m e s a c t e s . A u d e<br />

¡ u e l q u e f o i s m ' a d r e s s a i t u n s i g n e e t p a r a i s s a i t<br />

l ' e n c o u r a g e r . J e n e m e d o u t a i s p o i n t d e s<br />

m m o i s e s c o n n i v e n c e s q u ' e l l e a t t e n d a i t d e<br />

1 a d é r a i s o n . L e b l o n d s i l l e r v b i e n t ô t c e s s a<br />

a p a i s e r m e s b r û l u r e s c o m m e s i d e s p o i x o u<br />

e s b r a i s e s v i v e s m ' e u s s e n t i n t é r i e u r e m e n t<br />

i n c e n d i é . J e f i s a l o r s a p p o r t e r d e s l i q u e u r s ,<br />

î l e s a l c o o l s n e r v e u x e t p u i s s a n t s . J ' e u s a i n s i<br />

e n p e u d e t e m p s a t t e i n t l ' é t i a g e d e l ' i v r e s s e<br />

q u i s é v i s s a i t a u t o u r d e m o i . L ' o p t i q u e s e<br />

b r o u i l l a , d ' e x t r a v a g a n t s a s p e c t s c o n t r e d i r e n t<br />

l e s f o r m e s e x a c t e s . I l m e p a r u t r ê v e r q u a n d ,<br />

à t r a v e r s l e s f u m é e s , j e v i s s e d r e s s e r à l a<br />

p l a c e q u ' o c c u p a i t A u d e , s p e c t a c l e i n o u ï ! l a<br />

s p l e n d e u r n u e d ' u n e m y t h o l o g i e . U n e a n a -<br />

d y o m è n e v e r m e i l l e , c o m m e p a r l a v e r t u d ' u n e<br />

i n c a n t a t i o n , s u r g i t h o r s d e s v o i l e s e t j e n e s a -<br />

v a i s c e q u ' A u d e é t a i t d e v e n u e , l ' i n c o m p a r a b l e<br />

p r e s t i g e m ' é b l o u i t l e s y e u x , j e n ' a p e r ç u s d ' a b o r d<br />

q u e c e t t e Visitation d ' u n e d é e s s e . U n e l u c i d i t é


L HOMME EX AMOUR<br />

f o u d r o y a n t e s u c c é d a à c e b r e f d é l i r e e t m ' é c a r -<br />

t e l a l e s p r u n e l l e s . J e f u s c o m m e u n a v e u g l e<br />

d o n t l e s r i g i d e s o c u l a i r e s é c l a t e r a i e n t a u x c r é -<br />

p i t e m e n t s d ' u n h o r i z o n e m b r a s é . A u d e , A u d e<br />

e l l e - m ê m e , l e m a s q u e p o u r u n i q u e d é f e n s e e t<br />

p r o j e t é e d e t o u t e s a n u d i t é p a r d e s s u s l e s c o n v i -<br />

v e s r u g i s s a n t s , a p p a r u t c e b r a s i e r d a r d é d ' u n e<br />

c h a i r d i v i n e . V a ! j e n e t e c o n n a i s s a i s p a s e n -<br />

c o r e , d é l i c i e u s e e t p e r v e r s e a n i m a l e ! J e n e s a -<br />

v a i s p a s q u e l l e s f r é n é s i e s c a p a b l e s d ' i n c e n d i e r<br />

j u s q u ' a u x h o n g r e s e t a u x m u l e t s c e l a i t l e p r o -<br />

d i g e d e t o n f l a n c . L e r e c u l d e s m i r o i r s s ' e n -<br />

f l a m m a à c e t t e c i r e r o s e d ' u n e t o r c h è r e v i -<br />

v a n t e , à c e t t e p a l p i t a t i o n d ' u n e s t a t u a i r e c h r y -<br />

s é l é p l i a n t i n e q u i , e n c e t i n s t a n t , p a r u t d é f i e r<br />

l a b e a u t é e l l e - m ê m e . L ' i n s o l e n c e r a i d i e d e s e s<br />

s e i n s , a i n s i q u e d e s h a u t e u r s d ' u n e a s s o m p -<br />

t i o n , d o m i n a l a m i è v r e v i a n d e f a n é e d e s f e m -<br />

m e s e t l e s fit h u r l e r s u r d e s g r i l s d e j a l o u s i e .<br />

C e p e n d a n t A u d e , t o u r n é e v e r s m o i , d ' u n<br />

g e s t e m e d é d i a i t s o n l i a n e c l a i r c o m m e l ' o r<br />

e t l e s m é t a u x . A i n s i e l l e p a r u t ê t r e d e m e u r é e<br />

s e c r è t e p o u r l e s a u t r e s e t à m o i l e s e u l e t l ' é l u<br />

a v o i r o f f e r t l ' h o m m a g e d e s o n s a c r i f i c e . A h !<br />

c e n e f u t q u e p l u s t a r d , a p r è s l e s f u m é e s d i s -


L'HOMME EX AMOUR 261<br />

• e r s é e s , q u e j e m ' a t t e s t a i p a r q u e l l e s i n f a i l l i -<br />

l e s a v e n u e s l ' i n f a t i g a b l e a r t i s a n e d e m a m o r t<br />

u r i t u e l l e , e n m e c o n v i a n t a u x l i c e n c e s d ' u n e<br />

a i t b e r g a m a s q u e , c a u t e l e u s e m e n t a ç l i e m i n a<br />

e r s s e s d e s s e i n s m e s a v e u g l e s e t p u n a i s e s d u -<br />

l i c i t é s . E l l e m e d o n n a a i n s i u n t é m o i g n a g e<br />

a m o u r q u e s e u l e m e n t l ' a m o u r d e l a B ê t e , e n<br />

e s t o r v e s v o i e s i n s o n d a b l e s , e û t p u c o n c e r t e r .<br />

A u d e n e s u t q u e t r o p b i e n q u e l i n é v i t a b l e<br />

o x i q u e d e c a n t h a r i d e s e t d e p h o s p h o r e s , q u e l<br />

u l g u r a n t c a t l i é r é t i q u e c a p a b l e d e m e f l a m -<br />

b e r v i f c e t t e m e s s e i m p i e e n c o r e i g n o r é e d e<br />

o t r e r i t u e l , d e v a i t i n o c u l e r à m e s m o r b i d e s<br />

I d é b i l e s a r d e u r s . O h ! t o u t i c i f u t s a v a m m e n t<br />

t r a m é p a r l a p l u s r o u é e e t l a p l u s a r t i f i c i e u s e<br />

e t , p e u t - ê t r e à t r a v e r s t o u t l a p l u s p r o b e d e s<br />

t i l l e s d e l a l u x u r e ! C a n i d i e , e n m ' o l f r a n t l e<br />

b r e u v a g e e n c h a n t é , y v e r s a s u b t i l e m e n t l e<br />

p o i s o n d e s p l u s c o r r o s i v e s d é m e n c e s . E t c e<br />

p h i l t r e s a c r i l è g e , j e l e b u s d ' u n t r a i t c o m m e<br />

u n c h i e n l a p p e a u r u i s s e a u f a n g e u x l e r e f l e t<br />

d ' u n c i e l .<br />

L ' i v r e s s e d e s v i n s a l o r s s ' a l t é r a d ' u n e a u -<br />

t r e o ù l e s l i e s d e l a n a t u r e s o u d a i n r e m o n t é -<br />

, i • i<br />

r e n t , o ù l e s f l a m b e a u ! e t l à t a b l e ë t l ' o r g i e b a -


262 l'homme ex amour<br />

riolée s'obscurcirent devant le symbole brandi I<br />

des toutes-puissances de la chair. Mes os cré-<br />

pitèrent. Sous l'indux des lluides tout mon I<br />

être fut révulsé. Un soufile animal à la gorge, |<br />

les mâchoires claquantes, je criai vers l'Impu-<br />

dique qui figurait ma passion vivante, elle 1<br />

aussi dardée comme une herse en feu, une 1<br />

injure aussitôt perdue parmi les injures plus I<br />

hautes des femmes, outrées d'ire et d'envie. 1<br />

Presque aussitôt la louche tentation se dessina, 1<br />

le désir horrible d'assouvir, comme après un j<br />

mystère sacrilège, sur la nappe et les flambeaux j<br />

renversés, devant la meute des regards la dé- I<br />

peçant comme une proie, les fureurs et les ja- j<br />

lousies, les sanglots et les-rires de mon détes- j<br />

table amour bafoué.<br />

Ce fut une agonie où l'amour et la haine ]<br />

simultanément me labourèrent les moelles I<br />

avec des pointes jumelles, où à l'image de cer- I<br />

taines blessures étranges, si aiguës que la ]<br />

douleur s'y égale à un torturant plaisir, je 1<br />

goûtai un barbare et frénétique supplice vo- j<br />

luptueux. Puits de l'être ! Incommensurable I<br />

abîme des soifs dont incurablement se géhenne I<br />

le génie de la destruction et de la souffrance i


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

Et toi, ô homme, décevant alliage, hétérogène<br />

ot trouble mixture, amalgame impur et divin<br />

le la neige des cimes et du limon des mers,<br />

minatériel sang des Anges, vertes saniesécu-<br />

mèuses vomies du flanc des Dragons, toi dont<br />

les délicates et ductiles papilles ne reçurent<br />

¡'infinie sensibilité que pour mieux ressentir<br />

les coups dont sans trêve ton goût amer de la<br />

nort les transperce, toi, ô misérable humain<br />

qui, outrageant le Dieu consubstantiel à ton<br />

ossence, profanes et rabaisses en les parodies<br />

du bonheur la beauté du paradis vers où s'é-<br />

lève ton trouble cantique, qui jamais révélera<br />

de telles antinomies!<br />

Cependant cette Artarté hautaine et glacée,<br />

belle d'une impure chasteté dans sa nudité<br />

rigide, un instant encore domina les lascifs<br />

désarrois de la table. En l'exécrant, j'admire<br />

quelle certitude tranquille de sa force la mit<br />

si haut au-dessus des autres femmes qu'en<br />

dépouillant le mystère elle sembla plus défen-<br />

due qu'elles ne l'étaient par leurs robes mal<br />

agrafées.. Comme une courtisane elle s'était<br />

dévêtue devant une foule et nonobstant de-<br />

meura la Beauté. Du moins c'est ainsi qu'elle


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

dut leur apparaître, car nulle violence n'at-<br />

tenta à ce don magnifique de son corps, à<br />

moins que l'effroi sacré de 1'Incompré'hensible<br />

ne les rendît circonspects devant la témérité<br />

d'un tel geste insolite. Aude avait refusé (le<br />

toucher aux vins : aucune excitation étrangère<br />

ne stimula l'acte volontaire et conscient.<br />

Avec les deux doigts de velours noir qui si-<br />

mulaient à sonvisage un mufle animal, elle me<br />

fut soudain à moi-même plus secrète qu'elle<br />

ne l'avait été sous les dentelles et les satins<br />

pour ce ramas de bas débauchés.<br />

Aude! Aude ! le masque seul, la grimace ca-<br />

muse et tragique se modela sur ton apparence<br />

visible, mais ton âme encore une fois, ou ce<br />

qui te l'ut donné par l'inconjecturable nature<br />

pour t'en tenir lieu, s'obscurcit aux desseins<br />

ignorés de ta prédestination. Laquelle desbêtes<br />

du bestiaire homicide m'apparus-tu dans cette<br />

épreuve, ou si tu les fus toutes à la fois afin<br />

d'épouvanter le vertige même qui m'attachait,<br />

à ton charme damné? Peut-être la Bête est<br />

l'ombilic de l'être, peut-être elle ne touche<br />

aux ultimes profondeurs charnelles que pour<br />

htras rappeler qu'elle s'enfonce pareillement


!. homme en amour 265<br />

ux immémoriaux limons. Car quel hypocrite<br />

octeur peut certifier qu'elle ait été noyée au<br />

mg du Christ et que les clous de la Croix<br />

ient racheté la douleur des origines? A travers<br />

•t plaie des sexes, solfatars d'un chaos fou-<br />

droyé, images des déchirements de la terre,<br />

lie persiste l'impur stigmate volcanique, la<br />

fermentation des laves d'où émergea la face<br />

onsternée de l'homme et qui continuent à<br />

orûler au centre de l'Univers. Tandis que les<br />

mes, en leur hymen mystique, accomplissent<br />

oui le ciel et divinement se connaissent jus-<br />

[u'aux limites de la connaissance, la bête est<br />

reconnue de la bête et toutefois lui demeure<br />

>m ses tréfonds inconnue, comme si Dieu, en<br />

rapprochant de ses oints les béatitudes, eût<br />

reculé le mystère interdit de la substance afin<br />

d'en faire l'angoisse inassouvissable des ré-<br />

prouvés.<br />

Aude ! Aude! toi qu'ici d'un cœur à jamais<br />

ulcéré j'invoque du fond de la nuit où se con-<br />

sument tes os, me fus-tu donc accordée pour<br />

nous perdreensemble.sans retour au secret des<br />

insondables intentions et témoigner de l'éter-<br />

nelle misère des races? Ton masque noir, ce


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

jour-là, fut à la laideur vouée de ta face de<br />

chienne le symbole delà réprobation de toutes<br />

les âmes en toi outragées, comme l'empreinte<br />

du souftlet que l'Ange chargé des comman-<br />

dements y eût avec une main de ténèbres ap-<br />

puyé. Combien aujourd'hui encore, à travers<br />

le souvenir de cette nuit enragée, il me mani-<br />

feste le signe de ta confirmation démoniaque, ô<br />

nonne des liturgies du pervers amour ! Il me<br />

dissimule tes yeux et ton front, trônes d'une<br />

splendeur plus absolue que l'orgueilleuse<br />

beauté corporelle qui seulement te fut adjugée!<br />

Aude! Aude qui m'empoisonnas avec des phil-<br />

tres plus ardents que les asphaltes, sucs des<br />

âcres colchiques et des torpides belladones où<br />

tu mis macérer, pour en exagérer les subtils ve-<br />

nins, lesanget les feux des damnables joyaux<br />

de ton corps, oui, ton masque encore, après ce<br />

temps, simulacre de ton nocturne rire en ve-<br />

lours, me suggère je ne sais quel équivoque<br />

ornement, ironique et funèbre, sournois et<br />

homicide, dont s'allégorise le pontificat de la<br />

femme.


Aude me fit un signe. Aussi promptement<br />

qu'avaient chu ses robes, elles remontèrent et<br />

a vêtirent. Comme si une hallucination eût<br />

! eurré les gens qui étaient là et moi-même,<br />

lie sembla, sous des voiles qui ne s'étaient<br />

pas dépliés, avoir gardé inviolé le secret de sa<br />

beauté. Un de ces imbriaques se leva en trébu-<br />

chant et déclara que les flambeaux, après un<br />

tel ispectacle, n'étaient plus dignes d'éclairer<br />

la nuit. Celui-là était un artiste sensible aux<br />

magnificences de la vie. Mais les femmes hur-<br />

lèrent : A bas le masque ! Comme des ména-<br />

des, elles battaient l'air de leurs poings cris-<br />

pés. Une confusion régna, je n'eus qu'à bous-<br />

culer quelques sièges pour gagner, sans être<br />

aperçu, l'escalier. Déjà Aude m'y avait pré-<br />

cédé. Fuyons, fuyons ! me dit-elle. Ses jupes


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

tourbillonnèrent comme les ailes d'un o i s e a ,<br />

des ténèbres. Nous étions pareils à deux c o m -<br />

plices après un louche conciliabule. Sans re-<br />

tourner la tête, nous nous jetâmes à traver<br />

les ombres de la rue, blêmissantes du t r i s t<br />

jour prochain:<br />

Mes alcools cuvés ne me laissaient plus qu'il<br />

grand accablement morne. Des sueurs m '<br />

glaçaient le dos ; je ne pouvais arrêter le cl;<br />

quement de mes dents battant la fièvre. Et j 1<br />

croyais échapper à 1111 cauchemar, à une as-<br />

semblée de spectres, à l'horreur d'un sacrifice<br />

humain. Aude avec passion se serrait à mon<br />

côté. Ni elle ni moi ne nous étions encore<br />

rien dit comme si après une telle chose nulles<br />

paroles n'auraient pu venir à bout de combler<br />

les puits de silence où je fus voisin de la mort,<br />

où peut-être elle se sentit plus proche du sens<br />

de sa vie.<br />

Une clef tourna dans une porte. Ce ne fui<br />

qu'en m'affaissant entre les draps, aux clartés<br />

vacillantes d'un flambeau, que je connus que<br />

nous étions rentrés chez moi. « Non ! non !<br />

m'écriai-je aussitôt, pas de liîmièrè ! Il ne<br />

faut pas que la lumière éclaire encore nos vi-


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

sage® ! » Je l'entendis rire doucement et elle<br />

] rit ma bouche entre ses lèvres dans la nuit<br />

r tombée desrideaux. Les affres mouillaientma<br />

e lair. J'éclatai en sanglots, je lui avais retiré<br />

nia bouche, je me tordais en l'injuriant et en<br />

leurant dans l'oreiller. Des pointes entrées<br />

ans mes os 11e m'auraient pas convulsé plus<br />

trocement. Aude! exécrable Aude! va-t'en!<br />

out est fini. Je n'avais pas connu encore un<br />

tel désespoir. Je redevins sensible comme un<br />

jeune homme avant les retours émoussés de<br />

la faute. Je fus l'homme déchu au fond de<br />

l'abîme et qui n'espère plus le bienfait des<br />

résipiscences. S'il est des balances après la vie<br />

o ù se pèsent le mal et les intentions, l'excès<br />

•le ma douleur dans ce moment dut racheter<br />

une part de mes lourdes défaillances.<br />

Je battais les draps avec mes mains. Je co-<br />

gnais au mur ce front qui s'était courbé sous<br />

les pieds de la Bête et qu'avait engorgé le vin<br />

noir des frénésies luxurieuses. J'aurais voulu,<br />

en m'arrachantles yeux, détruire l'abominable<br />

vision d'une chair brandie comme un défi à la<br />

sainteté de l'amour. Une obscurité profonde<br />

nous enveloppait ; elle fut le signe sensible


En rouvrant les yeux, j'aperçus Aude assise<br />

très du lit dans le matin blafard filtré par les<br />

;tores. Son visage impassible était tourné vers<br />

:noi. Elle ne me dit rien et elle m'épiait. L'oubli<br />

légèrement d'abord plana, la vierge douceur du<br />

etour à la Vie. A peine, dans le brouillard des<br />

idées, les objets prenaient une forme. J'éprou-<br />

vais la mollesse du réveil après un long repos<br />

bienfaisant. La nuit parut avoir emporté dans<br />

s e s crêpes noirs les secrets. Aude elle-même<br />

sembla loin des ombres, sans mystère. Mais<br />

presque aussitôt la certitude perça; son livide<br />

visage, brûlé par les flambeaux, me causa une<br />

si grande horreur que j'appuyai, pour ne plus<br />

le voir, la main à mes paupières. Le jour me<br />

blessait comme s'il m'eût surpris dans ma nu-<br />

dité grelottante, Il restait lui-mime blessé de


L'HOMME EN AMOUR 249<br />

heurter cette face cadavéreuse et de n'en pou-<br />

voir éclairer les replis. « Ferme ces rideaux,<br />

Aude, lui dis-je. Je t'en prie, ferme-les avant<br />

que je rouvre les yeux. Oh! pourquoi ne suis-j<<br />

pas resté là bas sur l'autre rive plutôt que de<br />

me ressouvenir ! »<br />

Je me sentais à présent faible comme un<br />

enfant.' La violence de la douleur n'était plus<br />

qu'un mal irrésigné qui coulait au llux léger<br />

des larmes, car encore une fois je m'étais remis<br />

à pleurer.<br />

Elle se coucha près de moi, elle avait gardé<br />

sa robe par je ne sais quel simulacre de dé-<br />

cence et de repentir qui parut l'habiller pour<br />

moi de pudeur comme elle avait été nue devant<br />

les autres. Cette ruse ne lit ainsi que me rendre<br />

sa nudité plus nécessaire. Cependant je la re-<br />

poussais encore, jenelaliaïssais plus, je me dé -<br />

fendais de la désirer déjà comme une amante<br />

qui s'humilie d'avoir été infidèle. « Aude!<br />

qu'as-tu fait ? Ce corps qui était mon bien et<br />

ma folie, des hommes l'ont possédé par la<br />

concupiscence des yeux ! Je ne pourrai plus te<br />

voir sans penser à cette nuit exécrable ! »<br />

Sa bouche effleura mon oreille, Elle me parla


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

omme une prêtresse après l'accomplissement<br />

l'un rite occulte, elle me dit avec un orgueil<br />

ttristé : « Enfant qui ne sais rien des ressour-<br />

es dont s'adjuve le plaisir! Tu n'avais donc<br />

as compris que ce que j'ai fait, je ne le fis que<br />

iour toi ! » Oh certes! elle fut sincère en m'at-<br />

estant ce dessein ; sa voix, pour me persuader<br />

acceptation honteuse, prit la nuance du bon<br />

imour. Et je ne savais encore ce qu'elle avait<br />

oulu dire, déjà je la croyais. Son charme<br />

lussitôt s'exaspéra de demeurer voilée en ce<br />

nystère après avoir été la prostituée nue des<br />

liaisons d'amour.<br />

Mes rêves remontèrent, des parts de ma vie<br />

se tigèrent dans le délice glacé, dans la beauté<br />

oll'rayarite de cette minute où elle parut pos-<br />

sédée elle-même plus que je ne l'étais. « Aude!<br />

Aude! se peut-il? » Elle mangeait le souffle à<br />

ma gorge avec une bouche qui nie répondait :<br />

« Va! lie-toi à ton Aude! Elle seule fut calme<br />

pendant tout ce délire. A présent l'amertume<br />

et la volupté nous attacheront ensemble par des<br />

liens indissolubles! » Elle mit la main sur<br />

mes yeux et je sentis au mouvement de son<br />

corps qu'elle se penchait par delà le lit. Ensuite


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

elle retira sa main et à présent elle était près<br />

de moi avec son masque noir au visage, comme<br />

la mort. Avec son masque ! Prenez attention<br />

à cela, avec son masque! Elle ne m'eût pas<br />

mieux délié et cependant la vue de ce bout de<br />

carton qui sous les lampes avait paru rendre<br />

sa nudité plus nue, ne me causa pas l'horreur<br />

que j'avais ressentie tout à l'heure en aperce-<br />

vant son visage près du lit. Oh ! elle savait<br />

exprimer jusqu'au bout les jus du fruit mal-<br />

faisant ! Elle était tout le verger vert et pour-<br />

pre des industries de la chair!<br />

Le masque me jeta dans une crise nouvelle<br />

de sanglots, d'ardente sensibilité blessée. Mais<br />

elle l'approcha de mes yeux et prit ma bouche<br />

dans la sienne. Aussitôt je fus transporté de<br />

toutes les puissances du désir et de la jalou-<br />

sie. Je ne croyais pas qu'il y eût à de telles<br />

profondeurs de dépravation de si altérants plai-<br />

sirs. Mes mains qui voulaient frapper molli-<br />

rent. Je lavai de mes salives, je châtiai de mes<br />

morsures le flanc et la gorge qui avaient subi<br />

l'outrage des regards. Elle m'eut glacé, tor-<br />

turé d'amour et d'agonie, dans le spasme sa-


L'HOMME EN AMOUR 249<br />

que l'autre. Les herses de nouveau me labou-<br />

lèrent, enfoncèrent la vision nue au recroque-<br />

villement de mes moelles. Elle redevint le<br />

grand corps, impudique brûlant d'yeux dardés<br />

»us les lustres. Ils adhéraient à sa peau, ils<br />

corrusquaient d'éclats rouges, de feux fas-<br />

cinateurs et terribles ; toute sa chair en sai-<br />

gna par mille plaies. Ils l'ondoyèrent d'une<br />

'ardente tunique que retroussait la frénésie de<br />

mes caresses. Leur grappe flambait et crépi-<br />

tait sous la colère de mes baisers. Et ensuite<br />

il me resta à la gorge un sel acre, une saveur<br />

oxilique, encore inconnue.<br />

.le comprenais maintenant pourquoi Aude<br />

s'était livrée en spectacle à ces hommes. Nul<br />

d'entre eux jamais ne soupçonna la raison de<br />

ce simulacre d'holocauste ni la grandeur de<br />

perversité qui lui fit imaginer l'ollrande publi-<br />

que de son corps comme une excitation dévo-<br />

rante aux soifs du seul élu. Ce l'ut le mystère<br />

d'une communion impie où, sous les espèces<br />

du sang et de la substance, elle coula jusqu'aux<br />

sources empoisonnées de mon être et rafraî-<br />

chit le charme usé des anciens maléfices. Alise !<br />

amoureuse Alise I petit animal sauvage, cœur


244 L'HOMME EN AMOUR<br />

mutiné de vierge folie, que n'avais-je é c o u t é<br />

le signe de ta main i Ta chère ombre m'aver-<br />

tissait de fuir, d'aller où toi-même étais a l l é e<br />

plutôt que de céder au redoutable enchante-<br />

ment. Par delà la vie tu me restas secourable<br />

et je ne t'ai pas obéi !


Des répliques de ce rite nouveau ensorcelè-<br />

rent nos plaisirs. Il compléta mon intronisa-<br />

ion aux saints ordres de la Bête. Aude arri-<br />

ait au lit et lixait le masque à son visage<br />

comme elle eût vêtu les insignes d'un pouvoir<br />

bestial, comme elle eût endossé la toison, le<br />

symbole d'une tunique de poix et de flammes.<br />

Aussitôt j'étais supplicié d'exténuantes ar-<br />

deurs; les cantharides me brûlaient les os, la<br />

morsure des plus diligents vésicatoires. Au-<br />

cune pharmacie n'eût égalé les vertus de cette<br />

simagrée qui sur-le-champ me restituait la pa-<br />

rade publique, la débauche des yeux et les flam-<br />

beaux. L'afl'reuse certitude se manifesta plus<br />

irrémissible. Elle m'avait sous la peau jus-<br />

qu'aux os comme le boucher, comme le sacri-<br />

ficateur des abattoirs. Une bête en moi meu-


I, HOMME E.N AMOUR<br />

glait de panteler aux pendoirs de l'écoreberic.<br />

Cependant la porte était ouverte. Là-bas ver-<br />

doyaient les salutaires campagnes; les prairies<br />

de l'été distillaient des baumes réparateurs,<br />

mais des liens solides m'attachaient à l'an-<br />

neau. Le bœuf stupide ne se détourne pas du<br />

couteau qui lui tranche les carotides.<br />

Sa science ainsi un peu de temps me dépar-<br />

tit un corrosif et vénéneux bonheur. J'en res-<br />

tais torturé de douleur et de honte. Je n'osais<br />

plus regarder aux miroirs mon visage d'où à<br />

jamais s'était ell'acée la beauté. Le sentiment<br />

de l'irréparable de nouveau m'investit avec<br />

une force et une claivoyance transperçantes.<br />

Des crises de sanglots quelquefois, quand<br />

Aude était partie, me convulsaient, obscures<br />

et sincères, car clans ces moments j'avais le pro<br />

pos de me racheter et à la fois je me sentais<br />

abandonné de moi -même. Aude, clandestine<br />

et vigilante sous le velours .dumasque, raillait<br />

ces mouvements d'une âme où sous l'épée<br />

du vain archange toujours ressuscitaient les<br />

tronçons coupés de l'hydre. Elle n'eut que trop<br />

raison, car des périodes d'inertie soumise, de<br />

torpeur opiacée succédèrent à ces transports.


L'HOMME EN AMOUR 270<br />

Les lourds pavots, la stupeur du liascliicli<br />

m'accablaient connue un songe de limbes<br />

mornes, comme un terne et avilissant som-<br />

ueil. Aude prenait ma bouche sous son loup ;<br />

ia tentation aussitôt me récupérait, le spasme<br />

vésaniqùe; et ensuite il ne me restait plus<br />

que l'acre saveur, comme l'arrière-goût de la<br />

ciguë et de la décomposition.<br />

Cependant Aude avait trop préjugé de mes<br />

passivités et annula ainsi l'efficacité durable de<br />

son pouvoir. Les limitas de lanature furent ex-<br />

cédées ; les pointes de la herse dont cruellement<br />

elle torturait mapassion s'émoussèrent. A force<br />

de macérer aux épices et aux acides mes mor-<br />

tifications comme une putride venaison, elle<br />

parut avoir elle-même rendu inévitable le sus-<br />

pens à mes décrépitudes trop serviles. Je con-<br />

nus la satiété de toujours effacer avec des<br />

pleurs et des baisers les tenaces stigmates,<br />

d'expier par de douloureux retours les crou-<br />

pissements qui me rendaient le complice de ce<br />

corps artificieux et despotique.<br />

Les replétions de mon dégoût débordèrent;<br />

l'être intime, outré d'humiliations et de ser-<br />

vage, réagit par la force secrète qui délie jus-


L'HOMME EN AMOUR 249<br />

qu'aux consentements les plus endurcis. l i m e<br />

vint alors un état noir de prostration physique<br />

et d'angoisse morale où commença à sourde-<br />

ment travailler l'aspiration à la délivrance.<br />

Elle n'y soupçonna qu'une brève défaillance,<br />

la trêve forcée du déclin des forces après d e<br />

trop durables excès, et comme il était arrivé<br />

déjà au cours de mes crises antérieures, e l l e<br />

tenta d'y remédier par d'onctueuses perfidies,<br />

mais l'ironie de ces soin s dénota un calcul trop<br />

visible. Us me devinrent significatifs à l ' é g a l<br />

d'un toxique qui ne différerait la mort que pour<br />

la rendre plus sûre. Ses frauduleuses charités<br />

équivalurent aux alcools au moyen desquels le<br />

patient est ravigouré sur les marches du sup-<br />

plice.<br />

Les anciens ferments s'aigrirent. Des dis-<br />

sentiments éclataient, violents et prompts, ag-<br />

gravant nos torts, renouvelant les scènes qui<br />

nousavaient déchirés dansle passé. La vie nous<br />

devint misérablement une suite de ruptures<br />

et de raccommodements. Quand je lui revenais,<br />

elle prenait ma bouche entre ses lèvres : je ne<br />

savais plus pourquoi je l'avais quittée. Cepen-<br />

dant, dans une heure lucide, j'avais arraché de


L'HOMME EN AMOUR 249<br />

son visage le masque aux trous noirs, j'en avais<br />

dispersé au t'eu les lambeaux. Le talisman par<br />

lequel furent enchaînées mes connivences se<br />

trouva ainsi brisé. Privées de ce triste adju-<br />

vant, nos réconciliations n'étaient qu'un men-<br />

songe sans ragoût. La mesure un jour se trouva<br />

comble;j'osai lui représenter l'indignité pour<br />

tous deux d'une telle existence. Elle ne témoi-<br />

gna ni surprise ni tristesse ; elle parut plutôt<br />

détachée de l'événement comme si au fond elle<br />

n'y attachât point d'importance ou qu'il n'eût<br />

comporté qu'une solution temporaire.<br />

« Oui, me dit-elle, peut-être c'est là une sage<br />

idée. Aussi bien... » .Te ne sais pourquoi elle<br />

se mit à rire tout à coup. Je craignis qu'elle<br />

me répétât le mot terrible par lequel je lui<br />

restais livré comme une bête au boucher. Oui,<br />

pensaisje, cela, sûrement elle va le dire. J'en<br />

ressentis un trouble violent jusqu'en mes os<br />

comme si, au moment de rompre la chaîne,<br />

ces os tressaillaient de lui appartenir encore.<br />

Je m'attendis donc à ce qu'elle me reparlât de<br />

la chose qui en moi, sous ma peau, lui res-<br />

tait vouée. Et ainsi son rire eût eu un sens ef-<br />

frayant, s'appliquantàma possession. « Aussi<br />

16.


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

bien, ajouta-t-elle après avoir paru réfléchir<br />

n'êtes-vous pas le maître? » Ah ! voilà, elle di-<br />

sait que j'étais le maître, elle n'eût pas dit au-<br />

trement que le mouton est le maître de tourner<br />

le couteau contre le boucher. Etais-je seule-<br />

ment assuré que je n'avais pas cédé dans le<br />

moment à une impulsion sans durée? Mainte-<br />

nant je comprenais la cause de son rire; et ce-<br />

pendant elle me parlait sans ironie bien qu'il<br />

n'y eût pas d'ironie plus terrible. « Eh bien,<br />

lui dis-je avec force en me remassant comme<br />

un homme qui franchit un fossé, puisque c'est<br />

là, Aude, ta pensée comme la mienne nous<br />

reprendrons chacun notre liberté. » « Mais<br />

oui, fit-elle, rien n'est plus simple. Il est<br />

étrange que nous n'y ayons pas songé plus<br />

tôt. » Elle affecta dès lors une sorte d'humilité<br />

comme si elle ne doutait plus que je ne fusse<br />

réellement le maître et ce jour-là ni le jour<br />

suivant, elle ne prit ma bouche dans la<br />

sienne. Je résolus donc de quitter la ville et<br />

précipitai les apprêts de mon départ. Mais le<br />

soir du troisième jour, elle entra dans ma<br />

chambre et voulut me baiser les lèvres.<br />

« Ecoute, Aude, lui dis-je brutalement, il y


iflwii«miMi<br />

L HOMME EN AMOUR<br />

avait au porche de la cathédrale une fille<br />

comme toi sur les genoux du moine. Tous deux<br />

brûlaient et aucun d'eux ne savait que le feu<br />

était déjà à sa chair. » Il n'y eut là qu'un<br />

rapport apparent avec la bouche qu'elle m'of-<br />

frait et mes prudentes et tardives contritions.<br />

Cependant je continuai à crier : « Aude ! Aude !<br />

le moine brûlait et cette iilie avait un museau<br />

de chien. Ne trouves-tu pas cela vraiment dia-<br />

bolique? » Elle me répondit avec douceur : « Je<br />

ne sais pas ce que vous voulez dire. Mais, si<br />

vous m'en croyez, nous irons là encore une<br />

fois. ».Et elle ma montrait le lit. Alors j'eus une<br />

crise de larmes violente. « Cela, non, ma chère<br />

Aude! Cela jamais plus! Y ois-tu, à présent il<br />

faut que nous allions chacun par des chemins<br />

différents. » Elle haussa les épaules; elle n'é-<br />

tait pas irritée; elle me dit avec des. yeux frais,<br />

presque des yeux d'enfant: « Eh bien! qu'il<br />

en soit fait comme vous voulez. Ce n'est pas<br />

moi qui suis revenue la première. Maintenant<br />

c'est vous encore qui vous en allez comme<br />

vous étiez revenu. » « Oui, répondis-je avec<br />

une peine horrible, il y avait là-bas de tran-<br />

quilles compagnes et des runes simples. J'ai


T. 11 011 11 E EN AMOUR<br />

bliez-moi comme je vais tâcher de vous oubliai'<br />

moi-même. » En lui parlant ainsi, je lui pris<br />

la main et les larmes me suffoquèrent. Ce fut<br />

elle qui la première me rappela à l'inflexible<br />

devoir. Elle ouvrit la porte, me fit un froid si-<br />

gne d'adieu, descendit deux marches; mon<br />

cœur se déchira, je l'eusse rappelée. Mais elle<br />

se retourna et me dit avec une assurance<br />

tranquille: « Quand vous reviendrez, le lit<br />

sera prêt comme l'autre fois. »


Je revins à la maison d'enfance. Le grand<br />

chien était mort d'ans et d'offices. La chatte<br />

avait tant provigné que tous les environs<br />

étaient remplis de ses portées. Et il y avait<br />

toujours là, comme une vieille parque filant<br />

dans Pâtre de la cuisine, la servante qui avec<br />

piété gardait les anciennes images. Ce fut cette<br />

domestique fidèle qui me mémora ces événe-'<br />

ments sur le seuil de ma chambre. Et nulle<br />

autre chose n'était advenue: j'étais parti, je re-<br />

venais; l'artison un peu plus avait vrillé le bois<br />

de l'horloge qui sonna l'heure de ma nais-<br />

sance, l'heure à laquelle mon père expira.<br />

Moi seul avaischangé, moiseul rentrais dans<br />

cette maison toujours debout avec mon âme<br />

et mon corps délabrés. Les chandeliers étaient<br />

restés sur la cheminée, devant le lit vide où<br />

j'avais vu un solennel et froid visage d'éter-


244 L'HOMME EN AMOUR<br />

nité tristement me regarder. Ensuite je mon-<br />

tai chez le Vieux, dans la petite chambre sous<br />

le toit. Là aussi, comme au lemps où il tres-<br />

sait ses filets,une intime vie continuait à ani-<br />

mer le silence.<br />

Lui et mon père successivement-étaient<br />

partis dormir leur grand sommeil près de ma<br />

mère. Mais leur essence spirituelle subsistait<br />

parmi les poussières comme s'ils n'avaient pas<br />

résigné la forme matérielle, comme s'ils al-<br />

laient reprendre la place délaissée pour un<br />

prompt et passager voyage. Alors, près de la<br />

couchette de fer du bon géant, je repensai à<br />

Alise, à la petite noyée des berges de la rivière.<br />

Ombret Peut-être celle-là, avec son spasme<br />

d'amour rentré, m'avait le mieux aimé. Alise!<br />

Alise! j'irai vers la prairie, je couperai les<br />

grands roseaux, j'en joncherai la place où<br />

j'embrassai tes yeux sans vie. Et je ne savais<br />

pas si seulement il y avait encore là-bas le bos-<br />

quet d'arbres près desquels je l'avais aperçue<br />

la première fois faisant pâturer ses vaches.<br />

Je pleurai de bonnes larmes ; leur rosée me<br />

rafraîchit. Je me sentais si vieux, je traînais<br />

après moi la misère du monde comme un


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

homme qui a vu la mort et qui à présent res-<br />

suscitait. Pourtant c'était bien clans cette<br />

même maison que j'avais ressenti les premiè-<br />

res atteintes du mal.<br />

Un grand calme me vint avec les jours,<br />

une sédation profonde comme dans un bain<br />

d'oubli. Parmi le silence des chambres, je<br />

ne faisais pas plus de bruit moi-même que<br />

les légers fantômes qui les traversaient en<br />

réveillant le souvenir de leurs pas d'autrefois.<br />

J'allais avec les morceaux brisés de ma vie<br />

dans mes mains comme quelqu'un qui porte<br />

des reliques et craint de les laisser choir sur<br />

le chemin. Et j'avais repris possession de<br />

mon petit lit de jeune homme, je vécus tout<br />

un temps derrière les volets clos, d'une vie de<br />

mystère, n'ayant auprès de moi que ma vieille<br />

servante comme la gardienne de mes ombres.<br />

Je ne pensais plus à Aude.. Nous nous étions<br />

quittés dans une trop grande lassitude du<br />

mauvais amour.<br />

Je redevins 1111 autre homme, je voyais au-<br />

trement les choses. Le mal n'était pas ce qui<br />

m'avait été dit, la volupté de mon corps, l'art<br />

d'en tirer du bonheur connue un poète dé-<br />

•17


VLLOAIME EN AMOUR<br />

roule les beaux vers, connue un artiste com-<br />

bine des mosaïques et des émaux. Mon<br />

corps, en effet, m'a été donné par la nature<br />

comme la source de mes joies, comme une<br />

possession personnelle et libre, afin que je<br />

jouisse du faisceau qui en lui coordonne nies<br />

sens subtils et radiants, afin que je m'assoie<br />

à la table où, pour ma faim et ma soif, de<br />

beaux fruits me sont à toute heure du jour of-<br />

ferts. J'ai conduit vers les fruits d'amour, j'ai<br />

mené au désirable verger de la femme le bel<br />

animal vierge, ce n'est pas là le mal. L'élan ver-<br />

tigineux de l'esprit a pour contrepoids, dans<br />

la statique du monde, les assises profondes de<br />

l'être physique. Une unique fois j'avais dans<br />

le soir du bois, avec une âme simple, entrevu<br />

sa beauté émouvante et ingénue à l'image de<br />

Dieu. Ensuite cette chose très grande n'était<br />

plus revenue : Aude et moi étions retombés à<br />

la Bête. Et ceci seulement était la chose mi-<br />

sérable et sacrilège, sortie de la douleur du<br />

corps méprisé, de l'amère certitude d'avoir<br />

pour jamais résigné Eden. Dès lors je restai<br />

possédé d'un érotisme furieux et mystique,<br />

étant devenu moi-même la Bête comme au


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

temps de lîaal. Je traînais Je remords de ma<br />

force pour avoir méconnu le sens divin inclus<br />

en ma chair, l'innocent animal accordé aux<br />

faunes, aux essences vertes et aux météores.<br />

J'avais perdu la virginité de nature; la ca-<br />

resse ingénue de la douce femme animale me<br />

serait à jamais refusée. Mais toutes celles que<br />

j'aimerais, je les verrais avec le signe impur<br />

de l'Idole.<br />

Celle-là, sous les pierreries, avec sa beauté<br />

peinte, était la poupée d'amour adorée des<br />

hommes de mon temps. Toute enfant, on la<br />

mûrissait pour les rites du sérail, comme une<br />

courtisane sacrée. Elle avait le front étroit,<br />

lourd d'une fauve toison. Là dessous bouil-<br />

lait une âme malade, avec une substance<br />

grise moralement différente de la mienne,<br />

comme si son sexe,l'organe de vie et de mort,<br />

elle le portât remonté entre ses courtes tem-<br />

pes. Et le monde entier était son église.<br />

Les poètes et les artistes en avaient façonné<br />

les parois de matières précieuses, afin de re-<br />

hausser l'éclat des sacrifices qui lui étaient<br />

dédiés. Innombrablement, aux entrailles de<br />

la terre, un peuple hâve mourait d'extraire


244 L'HOMME EN AMOUR<br />

pour sa gloire les gemmes et les métaux. Des<br />

races avant moi, pensais-je, aussi se fondirent<br />

au creuset d'Aude.<br />

Cependant, ainsi qu'après une balsamique<br />

saturation, mon âme lénifiée parut avoir dé-<br />

pouillé son âcreté ancienne. Ma vie quiète et<br />

légère fut l'image du mol automne après les<br />

feux orageux de l'été.<br />

Je commençai à sortir, j'aimais entendre<br />

des remparts, par dessus le soir brumeux de<br />

la ville, monter, au tintement d'argent plair<br />

des cloches, la prière des paroisses. C'était là<br />

pour moi une sensation infiniment pure et<br />

lointaine d'enfance comme les bonnes paroles<br />

réconciliées qui parlent d'espoir. Je ne me re-<br />

tournais plus sur les femmes qui passaient.


Une jeune fille, un délicieux visage d'inno-<br />

cence quelquefois descendait au jardin, dans<br />

la maison qui joignait la mienne. Elle errait là<br />

un peu de temps parmi les fleurs, sous les<br />

arbres. Et il n'y avait entre elle et moi que la<br />

pierre recouverte d'une chape de clématites.<br />

Une paix profonde suivait ses pas sur le gra-<br />

vier clair, azuré d'une lumière de ciel. Je sa-<br />

vais qu'elle avait de petits souliers légers de<br />

toile blanche.<br />

Moi, je regardai d'aborcl avec indill'érence,<br />

entre les lamelles des persiennes. Je demeu-<br />

rais ainsi caché pour elle, avec des yeux cal-<br />

mes que caressait l'aimable tissu de sa robe<br />

comme un nuage autour de la forme de sa<br />

petite gorge, lit les mauvaises images étaient<br />

restées à la ville, derrière moi.


20 'L L'HOMME EN AMOUR<br />

.le l'avais connue enfant, de l'autre côté de<br />

ce mur. Alors elle jouait et riait franchement<br />

d'une petite vie joyeuse et animale. Il venait<br />

aussi d'autres enfants. Je les voyais de ma<br />

fenêtre, à travers les bouquets roses dont se<br />

tleurissait à l'été un vernis du Japon.<br />

C'était à cause de ce bel arbre que nous nous<br />

étions brouillés, ses parents et les miens. Ja-<br />

mais je ne pus pénétrer dans le jardin et elle<br />

grandit là, mystérieusement, en même temps<br />

que-s'épaississaient les branches roses. Main-<br />

tenant celles-ci faisaient une grande ombre sur<br />

mes allées. Et je la regardais marcher parmi<br />

les fleurs, de la même fenêtre d'où je l'avais<br />

vue avec mes yeux d'enfant.<br />

0 le trouble à la longue de se dire qu'un<br />

être vierge, une âme ingénue et qui s'ignore,<br />

respire et dort de l'autre côté d'un mur!<br />

Ma vie petit à petit s'anima à cette vision<br />

des mêmes heures. Elle descendait au jardin,<br />

elle allait jusqu'aux troènes à l'odeur de cire<br />

et d'amandes; leur efflux subtilement s'éva-<br />

porait jusqu'en ma chambre. Je suivais, dans<br />

la clarté du chemin, ses pas blancs; ils sou-<br />

levaient doucement, comme un petit flot d'ar-


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

gent, comme un léger bouillon d'écume, le<br />

rebord de la robe claire, lit elle savait à présent<br />

qu'il y avait dans la maison voisine quelqu'un<br />

qu'elle aussi avait connu enfant. Parfois très<br />

vite son regard remontait, un orient d'eau de<br />

perle, la rosée du matin dans un calice de<br />

lleur. Elle avait de beaux cheveux d'or comme<br />

un champ de blé mûr, une moisson d'août.<br />

Je pensais : Il était une fois une jeune lille<br />

derrière une fenêtre. C'était déjà un souvenir<br />

ancien : Aude encore ne m'était point appa-<br />

rue. Cette jeune lille avait des cheveux d'or et<br />

d'argent; toujours fleurissaient à ses mains<br />

les belles laines, la mystérieuse trame de vie.<br />

Et puis un jour elle passa dans la rue avec le<br />

balancement léger de ses hanches et elle fut<br />

une femme comme toutes les autres.<br />

Oh! croire que pour celle-ci aussi, pour cette<br />

novice enfant derrière; le mur, je pourrais être<br />

le triste jeune homme aux mauvaises pensées,<br />

celui qui regardait jouer la nudité des femmes<br />

sous les robes! Je m'en allai de la fenêtre.<br />

C'était hier, c'était aujourd'hui. Je ne sais<br />

plus quand cela se passait. Une jeune fille au<br />

jardin descendait comme dans les légendes.


Oh! non, cette petite âme blanche des ma-<br />

tins du jardin n'était pas Aude, n'était pas la<br />

Femme. Moi, je la voyais bien purement clans<br />

un nuage de mousselines comme une petite<br />

Sainte Vierge (les processions, comme la très<br />

immaculée Vierge Marie aux pas blancs dans<br />

line chapelle. Et un peu de temps je ne son-<br />

geai à rien autre chose. Mais une ibis, en<br />

tendant sonner les cloches de la mort à l'église,<br />

je me dis qu'on sonnerait ainsi pour moi un<br />

jour. Elle serait là peut-être, elle apprendrait<br />

que c'était pour ma mort que sonnaient les<br />

cloches par dessus le mur et elle n'en aurait<br />

point de tristesse.<br />

Cela m'émut sur moi-même affreusement. •<br />

J'étais entre les deux chandeliers comme<br />

mon père, comme le Vieux, couché dans mes


L'HOMME EN AMOUR 249<br />

draps. Qui donc serait venu? J ' a v a i s vécusans<br />

amis, il n'y avait dans l'odeur funèbre de la<br />

chambre que la vieille servante. Et voilà, j'é-<br />

tais maintenant sur le lit avec un froid visage<br />

solennel et je n'avais jamais connu le grand<br />

amour.<br />

J'entendis battre la petite barrière peinte en<br />

vert qui clôturait le jardin. Les moindres bruits<br />

de la maison à présent m'étaient familiers. Je<br />

sus ainsi qu'elle allait venir. Et elle parut,<br />

elle fit quelques pas; elle avait un grand cha-<br />

peau de paille claire relevé d'un nœud de soie<br />

bleu tendre. Je voyais sa nuque lumineuse,<br />

je ne pouvais voir ses yeux.<br />

Moi aussi j'avais faitun pas, je vins au bord<br />

de la fenêtre et pour la première fois je l'ou-<br />

vris. Tout de suite, avec un petit cri blessé,<br />

elle remonta l'allée et rentra dans la maison.<br />

Je n'étais plus triste, je 11e pensais plus aux<br />

cloches de la mort. Cependant je pleurais très<br />

doucement pour une chose en moi profonde et<br />

inconnue. Je ne savais plus même seulement<br />

son nom. 0 ton cher nom, le nom avec lequel<br />

tu vins à la vie, duquel on t'appela toute<br />

petite! J'étais un si étrange jeune homme.<br />

17.


20 'L L'HOMME EN AMOUR<br />

Maintenant je tirais un -peu sur le châssis<br />

de la fenêtre, pour qu'elle sût que j'étais là.<br />

Ensuite elle venait, elle semait ses petits pas<br />

blancs sur le chemin comme les fleurs et les<br />

grâces de Marie. Elle devint ma petite reine<br />

ingénue d'Eden;sa présence me faisait monter<br />

aux joues une rougeur vierge. Alors aussi un<br />

flot de vie, toute une mer passait sous mes ar-<br />

ches. J'avais la sensation d'une autre existence<br />

où déjà elle m'eût apparu.<br />

Elle fut ainsi la petite âme d'éternité qui,<br />

du fond des âges, arrivait à moi, avec ses heu-<br />

res dans la main. Se dire cela! une vie qui<br />

depuis des mille ans attendait de l'autre côté<br />

du mur dans l'ombre, une vie qui déjà vivait<br />

en les multitudinaires vies des âges et qui<br />

tout à coup venait là par les sentiers du jar-<br />

din !<br />

J'avais oublié que j'avais pensé cette même<br />

chose à propos des autres.


l T n e v o i x d a n s l a m a i s o n a p p e l a : V i v e ,<br />

. l e m e s o u v i n s a l o r s q u ' o n l u i d o n n a i t c e<br />

n o m l l u i d e e t m u s i c a l . E t e l l e n ' a v a i t p l u s<br />

s o n c r i b l e s s é q u a n d j ' a r r i v a i s à l a f e n ê t r e .<br />

E l l e s ' a r r a n g e a i t p o u r n e p o i n t p a r a î t r e m e<br />

v o i r . E t c e p e n d a n t u n e f o i s e l l e r e g a r d a e t<br />

d è s l o r s e l l e r e g a r d a t o u t e s l e s a u t r e s f o i s . J e<br />

l u i s o u r i a i s a v e c r e s p e c t e t t i m i d i t é , e t j e d i -<br />

s a i s e n m o i , a v e c l e t r e m b l e m e n t d e m a b o u<br />

c h e : B o n j o u r , V i v e ! d e l o n g s i n s t a n t s .<br />

M a i n t e n a n t j e c r o y a i s ê t r e s û r d e l ' a i m e r<br />

t r è s p u r e m e n t : j e n ' é t a i s p l u s l e m ê m e v i e i l<br />

h o m m e . 0 V i v e ! a d o r a b l e V i v e ! J ' a i l o n g t e m p s<br />

d o r m i d ' u n e f f r a y a n t s o m m e i l p l e i n d ' h a l l u c i -<br />

n a t i o n s e t j ' o u v r e l e s y e u x , j e m ' é v e i l l e s e u l e -<br />

m e n t . . l e s u i s v i e r g e c o m m e l e m a t i n .<br />

Q u e l q u e f o i s , d a n s l ' a p r è s - m i d i d e c e s j o u r s


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

d ' é t é , s o u s l a p a l p i t a t i o n é l e c t r i q u e d e s n u a -<br />

g e s , i l a r r i v a i t d e s é c l a t s d e c u i v r e s v o i l é s p a r<br />

l a d i s t a n c e . U n e m u s i q u e m i l i t a i r e j o u a i t l à -<br />

b a s s o u s l e s a r b r e s d u p a r c . A l o r s j e r e s s e n -<br />

t a i s e n m o i u n e p e i n e d e d é l i c e s q u i m e f a i -<br />

s a i t m o l l e m e n t p l e u r e r . J e c r o y a i s q u ' e l l e a u s s i<br />

m o l l e m e n t p l e u r a i t c l a n s l a m a i s o n d e s l a r m e s<br />

c o u l e u r d e s e s y e u x b l e u d e c i e l .<br />

J e c o m m e n ç a i e n s u i t e à e n d u r e r d ' é t r a n g e s<br />

s o u f f r a n c e s . T o u t m o n ê t r e e n s e s r a c i n e s v i -<br />

b r a à l a v i e q u i s ' a g i t a i t d a n s l e m y s t è r e d e<br />

m a i s o n d e m a c h è r e V i v e . J ' a v a i s r a p p r o c h é<br />

m o n l i t d e l a m u r a i l l e a f i n d ' é c o u t e r l e t r e s -<br />

s a i l l e m e n t s o u r d d e l ' i n c o n n u d e c e t t e v i e p a r<br />

d e l à l a c l o i s o n .<br />

L e s p i e r r e s b i e n t ô t s e s e n s i b i l i s è r e n t c l ' e f -<br />

f l u x v i t a u x , d ' u n é m o i m a g n é t i q u e c o m m e d e<br />

l a s u b s t a n c e c h a u d e . E t d é j à i l é t a i t t r o p t a r d<br />

q u a n d j e v o u l u s r e t i r e r l e l i t . C e s p i e r r e s ,<br />

q u ' e l l e e f f l e u r a i t d u f r ô l e m e n t d e s e s r o b e s ,<br />

a v a i e n t é t é d e l a t e r r e g r a s s e e t p o r e u s e , u n e<br />

p a r t d u g r a n d o r g a n i s m e a v a n t d e d e v e n i r d e s<br />

b r i q u e s d a n s l e f o u r a r d e n t . M o i , j e l e s a n i -<br />

m a i d ' e s p r i t s s u b t i l s p a r q u o i e l l e s s e p é -<br />

n é t r è r e n t d e l ' o d e u r b l o n d e d e s e s c h e v e u x ,


( l u v e n t l é g e r d e s a r e s p i r a t i o n . V i v e v i v a i t<br />

l à d e r r i è r e c e m u r ! V i v e , p e n s e r p l u s t r o u -<br />

b l a n t ! d o r m a i t l à s e s n u i t s à p e i n e v o i l é e s !<br />

D e s b r u i t s c o u r u r e n t , p a s s è r e n t ; u n e v o i x<br />

s e m b l a d e s c e n d r e d ' u n j u b é , t r è s h a u t s o u s<br />

l e s v o û t e s d ' u n e é g l i s e , u n e v o i x c o m m e<br />

d a n s l e s c a n t i q u e s d u m o i s d e M a r i e , o n d u -<br />

l e u s e e t l e n t e d ' u n l o n g f r i s s o n d ' â m e s a i n s i<br />

q u e l e v e n t d a n s u n c h a m p d ' a v o i n e s . E t p u i s<br />

d e s p e t i t s p a s , l e s p a s b l a n c s d u j a r d i n v e ;<br />

n a i e n t v e r s m o i d u f o n d d e l a m a i s o n . I l n ' y<br />

a v a i t q u e c e s p i e r r e s d ' u n m u r q u i n o u s s é p a -<br />

r a i e n t , r i e n q u ' u n e p e t i t e é p a i s s e u r à t r a v e r s<br />

l a q u e l l e e û t p a s s é l a v i b r a t i o n d ' u n b a i s e r .<br />

P o u r t a n t i l m e p a r a i s s a i t q u e c e t t e p a l p i t a -<br />

t i o n é m a n é e d ' e l l e m ' a r r i v a i t d e l ' a u t r e c ô t é<br />

d e l a v i e , v a g u e c o m m e u n r ê v e , d é l i c i e u s e<br />

c o m m e l ' a n g o i s s e d e l a m i n u t e a v a n t q u ' u n<br />

r ê v e s o i t r é a l i s é . E t c e l a m e f u t s i d o u x q u e<br />

d ' a b o r d j e n e p r i s p a s g a r d e q u ' a i n s i à m o n ,<br />

i n s u l e m a l m e r e v e n a i t .<br />

C e p e n d a n t j e n e p e n s a i p a s t o u t d e s u i t e<br />

q u ' e l l e a u s s i , c e t t e p e t i t e V i e r g e d u m o i s d e<br />

M a r i e , a v a i t d e s s e i n s f a i t s p o u r l ' a m o u r c o m m e<br />

l e s a u t r e s q u e j ' a y a i s a i m é e s . J ' a l l a i u n s o i r


242 L'HOMME EN AMOUR<br />

v e r s l a m a i s o n a u x v o l e t s c l o s o ù m o n p è r e<br />

é t a i t a l l é a u s s i . C ' é t a i t u n s o i r q u e t o u t à c o u p<br />

l a c h a s t e t é m e t o u r m e n t a . E t e n s u i t e p o u r<br />

q u e l q u e t e m p s d e n o u v e a u j e c o n n u s l e s s é -<br />

d a t i o n s h e u r e u s e s . A l o r s j e p e n s a i : c h a q u e<br />

f o i s q u e j e s e r a i s u r l e p o i n t d e t o u c h e r à s e s<br />

v o i l e s s a c r é s , j e m ' e n i r a i à l a n u i t , j ' é p u i s e -<br />

r a i l a B ê t e e n m o i . M a i s v o i l à , j e n ' e u s p a s l a<br />

f o r c e d e r e t i r e r l e l i t e t d e l ' a u t r e c ô t é d u m u r<br />

r e s p i r a i t m o n b e l a m o u r . Q u a n d j e c o m m e n -<br />

ç a i s é r i e u s e m e n t à s o n g e r à c e t t e c h o s e a d o r a -<br />

b l e q u i é t a i t s a v i e v i r g i n a l e , j e n e f u s p l u s l e<br />

m a î t r e d e r é c u p é r e r m a r a i s o n . D é j à m a f o l i e<br />

m ' a v a i t r e p r i s .<br />

J ' a c c o r d a i d è s c e m o m e n t a u x r u m e u r s l é -<br />

g è r e s q u i d é p a s s a i e n t l a c l o i s o n u n s e n s q u i<br />

s e r a p p o r t a i t à l a v i e d e s o n c o r p s . L ' a c u i t é<br />

d e m o n o u ï e a v o i s i n a l ' h a l l u c i n a t i o n , e t d ' a -<br />

b o r d m e c o m b l a d e n e u v e s e t i n o u ï e s d é l i c e s ,<br />

c o m m e s i v r a i m e n t d e s e f f l u v e s d e s a p r é s e n c e<br />

s e c o m m u n i q u a i e n t à m o i , c o m m e s i j e s e n -<br />

t a i s s e r a i d i r , à l ' é g a l d e s m i e n n e s , l e s p a p i l l e s<br />

d e s a c h a i r d e l ' a u t r e c ô t é d e l a c l o i s o n . P u i s<br />

e l l e d e s c e n d a i t a u j a r d i n , j ' e n t e n d a i s b a t t r e l a<br />

p o r t e ; m o i - m ê m e j e v e n a i s à l a f e n ê t r e e t j e


L'HOMME EN AMOUR 249<br />

l u i s o u r i a i s . C e p e n d a n t n o u s n e n o u s é t i o n s<br />

r i e n d i t e n c o r e ; e l l e e t m o i n o u s n ' a v i o n s<br />

é c h a n g é n u l l e p a r o l e , n u l g e s t e q u i f û t e n t r e<br />

n o u s c o m m e u n e p r o m e s s e d ' h y m e n . M a i s j e<br />

b u v a i s l a r o u g e u r d e s e s j o u e s , l a g r â c e t i m i d e<br />

e t c h a r m é e d e s o n s o u r i r e ; e t a i n s i j e m ' a p e r -<br />

ç u s q u ' e l l e a u s s i s u b i s s a i t l e s f l u i d e s m y s t é -<br />

r i e u x .<br />

A l a l o n g u e j e n ' a g i s e t n e p e n s a i p a s a u -<br />

t r e m e n t q u e s i n o u s n o u s é t i o n s a v o u é n o t r e<br />

m u t u e l d é s i r . J e b a i s a i s a v e c l e t r e m b l e m e n t d e<br />

m a b o u c h e l e m u r l à o ù j e c r o y a i s q u ' e l l e a u s s i<br />

a p p u y a i t s e s l è v r e s . 0 ' V i v e ! p e t i t e V i v e a i m é e !<br />

u n v o i l e l é g e r à p e i n e r e c o u v r e t a p o i t r i n e e t t u<br />

p o r t e s l a m a i n à t e s s e i n s , t u s e n s l o n g u e m e n t<br />

t r e s s a i l l i r l e u r p o i n t e s s o u s t e s d o i g t s . E n s u i t e<br />

t u v a s à t o n m i r o i r e t t u n e t e c o n n a i s s a i s<br />

p a s e n c o r e a v a n t c e m o m e n t .<br />

L e s a c r e s f e r m e n t s r e m o n t è r e n t d u p a s s é . J e<br />

v i s a v e c é p o u v a n t e q u ' e l l e a u s s i , j e l a d é s i r a i s<br />

c o m i n e j e l e s a v a i s d é s i r é e s t o u t e s . A u d e , a v e c<br />

s o n r i r e m u e t , m ' a v a i t d i t : « J e t ' a i s o u s l a<br />

p e a u . Q u o i q u e t u f a s s e s , t u m e r e v i e n d r a s t o u -<br />

j o u r s à t r a v e r s c e l l e s q u e t u a i m e r a s . » E t v o i c i<br />

q u e d é j à l e m a l é f i c e o p é r a i t e n m e s p o s t u l a t i o n s


20 'L L'HOMME EN AMOUR<br />

s e c r è t e s . U n e t u n i q u e e m p o i s o n n é e a d h é r a i t à<br />

m e s s t i g m a t e s e t m e c o r r o d a i t l e s o s . S o u s m o n<br />

r ê v e v a i n d ' u n e l u s t r a l e o n d e a m o u r e u s e r e -<br />

v i r g i n i s a n t l ' a n c i e n p é c h e u r , l e c a u t è r e c o n t i -<br />

n u a i t à s u p p u r e r .<br />

J ' e s s a y a i d e f u i r l ' o b s e s s i o n d é t e s t é e . J e<br />

m ' e n a l l a i s t r è s l o i n d a n s l a c a m p a g n e . J e<br />

p a r t a i s é c o u t e r d a n s l e s s o i r s l a b o n n e v o i x<br />

d e s c l o c h e s . E t p u i s a v e c d e s l a r m e s , a v e c d e s<br />

s a n g l o t s d a n s l a g o r g e , j ' a p p u y a i s s a u v a g e m e n t<br />

m e s b a i s e r s a u x p i e r r e s d e l a c l o i s o n , j e f r a p -<br />

p a i s l e m u r d a n s m a c o l è r e e t m o n a m o u r .<br />

V i v e ! t o i a u s s i à p r é s e n t j e t e d é t e s t e , t o i q u i<br />

n e f u s p a s p l u s f o r t e q u e l e m a u v a i s a m o u r !<br />

O r , u n s o i r , u n e p e t i t e m a i n d o u c e m e n t h e u r t a<br />

l e m u r à l ' e n d r o i t o ù m e s p o i n g s a v a i e n t<br />

h e u r t é .<br />

A l o r s j ' e u s u n e g r a n d e d é f a i l l a n c e .<br />

P a r l ' o u ï e , p a r l ' e n c h a î n e m e n t p r o f o n d d e s<br />

s e n s m e s y e u x s ' é v e i l l è r e n t , m e s n a r i n e s g o û -<br />

t è r e n t l a s u b t i l e v o l u p t é d u p a r f u m , j e p e r ç u s<br />

l ' i l l u s i o n d e l a c a r e s s e a u x d o i g t s . E l l e l ' u t n u e<br />

d e v a n t m o i , d a n s l a b e a u t é d e s e s h a n c h e s .<br />

C o m m e l e l o t u s a u x r i v e s s a c r é e s , e l l e s ' é p a -<br />

n o u i t s e c r è t e e t v i e r g e d a n s l a p a l p i t a t i o n d e


L'HOMME EN AMOUR 249<br />

s o n j e u n e s a n g . M y s t è r e d ' u n c o r p s d o n t a u -<br />

c u n e s o i f e n c o r e n ' a p p r o c h a ! S o u r c e f r a î c h e<br />

e t i g n o r é e a u f o n d d ' u n b o i s ! F o n t a i n e d i v i n e<br />

d e v i e c l a n s l ' o m b r e d ' u n e c h a p e l l e , p e t i t e<br />

e a u d ' a m o u r q u e n u l r e g a r d n e p r o f a n a ! J ' é -<br />

t a i s , m o i , l e v i o l a t e u r q u i s e g l i s s e d a n s l a<br />

p a i x f r a î c h e d u m a t i n . J ' é t a i s l e c h a s s e u r d e<br />

p r o i e s , l ' a n t i q u e r o b e u r c l a n d e s t i n q u i r e g a r d e<br />

p a r d e s s u s l e s c l ô t u r e s . L e V i e u x a u s s i a v a i t<br />

d û s ' i n t r o d u i r e c o m m e c e l a d a n s l e p a r c g a r d é<br />

d e s v i e r g e s .<br />

C e t t e v i r g i n i t é d e V i v e m e m e n a d o n c a u<br />

m ê m e p o i n t o ù m ' a v a i e n t m e n é c e l l e s q u i d e -<br />

p u i s l o n g t e m p s a v a i e n t d é n o u é l e u r s c e i n t u -<br />

r e s . E l l e m e f u t b i e n p l u s t e r r i b l e , e l l e m e<br />

c o n s u m a c o m m e u n e p o i x a r d e n t e . A p r é s e n t<br />

j e m ' i n q u i é t a i s s i e l l e a u s s i , à l ' h e u r e n u p -<br />

t i a l e , p i n c e r a i t m a b o u c h e e n t r e s e s l è v r e s .<br />

E t u n j o u r j e m e d i s : V a d o n c , s o n n e à l a<br />

p o r t e , p r e n d s a v e c s a m è r e l e s a r r a n g e m e n t s<br />

n é c e s s a i r e s p u i s q u ' a u s s i b i e n c e l l e - l à d o i t t ' a p -<br />

p a r t e n i r c o m m e l e s a u t r e s . A v e c u n g r a n d<br />

b a t t e m e n t d e c œ u r , j e s o r t i s , j e m e d i r i g e a i<br />

v e r s l a m a i s o n . M a i s c o m m e j ' é t e n d a i s l a m a i n<br />

v e r s l e t i m b r e , j e f u s p r i s d ' u n e p e i n e h o r r i -


242<br />

L'HOMME EN AMOUR<br />

b l e . J e p e n s a i : C e l l e - l à a u s s i , t u l a j e t t e r a s s u r<br />

l e l i t a p r è s q u ' e l l e t ' a u r a p r i s l a b o u c h e . E t<br />

d é j à e l l e n ' é t a i t p l u s l a v i e r g e d é l i c i e u s e . J e<br />

s o u l ï r i s l a p l u s s a i n t e d o u l e u r d e m a v i e , e t<br />

e n s u i t e j e m ' e n a l l a i v e r s l a m a i s o n a u x v o l e t s<br />

c l o s .<br />

E c o u t e , c h è r e V i v e ! J e n e s u i s p a s l ' h o m m e<br />

q u e t u a s c r u ! J e n e v e r r a i p a s l e b e a u s o i r<br />

s e c o u c h e r p a r d e s s u s l e s a r b r e s d e m a f o r ê t .<br />

J e n e v e r r a i j a m a i s l e s p u r e s e t n o b l e s c l a r t é s<br />

d e l a fin d ' u n e v i e .


J e f u s a i n s i p u n i p o u r u n e e r r e u r q u i n e<br />

v e n a i t p a s d e m o i . S i , p l u s j e u n e , o n m ' e û t<br />

a p p r i s l a b e a u t é d e m o n c o r p s e t c e l u i d e l a<br />

f e m m e , j e n ' a u r a i s p a s e u l e s c u r i o s i t é s q u i<br />

m e d é p r a v è r e n t . O n m ' a v a i t d i t : t a c h a i r e t<br />

t o u t e c h a i r h u m a i n e e s t l a c h o s e h o n t e u s e .<br />

A l o r s j ' e u s f a i m e t s o i f d e c e t t e i m p u r e t é d e l a<br />

c h a i r , j e r e s t a i v o u é à n ' a i m e r a u c u n e f e m m e<br />

q u ' à t r a v e r s l e g o û t a m e r d u p é c h é .<br />

J e q u i t t a i l a v i l l e . J ' e r r a i e n d e s p a y s . J e v i -<br />

s i t a i l e s m é d e c i n s . « U n r é g i m e s é d a t i f . . . »<br />

T o u s m e d i s a i e n t l a m ê m e c h o s e . J e n e l e s a i<br />

p a s é c o u t é s , j e s u i s r e t o u r n é v e r s l a B ê t e .<br />

A u d e , q u a n d j ' a r r i v a i , m e d i t :<br />

— V o i s , j ' a v a i s p r é p a r é l e l i t .<br />

lKPIlliniUL (IbNEHALH DK CUATUUÎ.N-HUH-aEI.NB. A. PltHAT.


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