Images d'Outre-Mer
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<strong>Images</strong><br />
LEOPOLD COUROUBLE<br />
<strong>d'Outre</strong>-<strong>Mer</strong><br />
ATLANTIQUE IDYLLE<br />
CARNET DF, VOYAGE<br />
avec sept gravures hors texte<br />
BRUXELLES<br />
PAUL LACOMBLEZ, EDITEUR<br />
31, RUE DES PAROISSIENS, 31<br />
I903
<strong>Images</strong> <strong>d'Outre</strong>-<strong>Mer</strong><br />
ML<br />
A<br />
AZZf
DU MÊME AUTEUR<br />
CONTES ET SOUVENIRS. (Epuisé).<br />
ATLANTIQUE IDYLLE. (Epuisé).<br />
NOTRE LANGUE, édition nouvelle revue et augmentée.<br />
MES PANDECTES, avec une préface D'Edmond Picard.<br />
EN PLEIN SOLEIL. (Epuisé).<br />
PROFILS BLANCS ET FRIMOUSSES NOIRES, impressions<br />
congolaises. Nouvelle édition avec 9 gravures.<br />
LA FAMILLE KAEKEBROECK, mœurs bruxelloises :<br />
I. La Famille Kaekebroeck.<br />
II. Pauline Platbrood.<br />
III. Les Noces d'Or.<br />
IV. Les Cadets du Brabant (sous presse).<br />
CROQUIS BRUXELLOIS.<br />
LA MAISON ESPAGNOLE.<br />
EN PRÉPARATION :
A Monsieur<br />
le général baron T. Wahis,<br />
aie « Grand Citoyen »<br />
.HOMMAGE RESPECTUEUX
Atlantique Idylle<br />
I<br />
A MADAME CHARLES DEJONGH.<br />
Quatre heures sonnent aux grandes tours<br />
de Sainte-Gudule.<br />
Chaque note s'allonge sur le vent, semble<br />
un bâillement de cloche qui s'étire dans<br />
l'aube.<br />
Je suis prêt.<br />
Le jour commence à poindre : des nuages<br />
violets, sinistres, galopent sous un ciel cui-<br />
vreux.<br />
Je ne puis réprimer un frisson.<br />
Il s'agit bien de frissonner à la première<br />
impression mauvaise ! Voyons, est-ce que je<br />
marche à la guillotine ?
10 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
On frappe à la porte :<br />
— Monsieur, la voiture est là !<br />
Je boucle mes courroies et jette un plaid<br />
sur mon épaule. Je descends.<br />
Sur le perron tout festonné de glycines<br />
fleuries, deux chiens noirs, mes amis Mouk<br />
et Nick, bondissent au devant de moi. Je les<br />
caresse, tandis que d'un œil furtif j'interroge<br />
les fenêtres de la maison.<br />
Mais nul rideau ne bouge. Personne, pour<br />
faire un signe d'adieu à « l'enfant exalté et<br />
téméraire, au méchant fils...»— Hé, tant pis,<br />
qu'il s'en aille!<br />
— Cocher, gare du Nord!<br />
Et déjà bien loin, la petite porte du jardin<br />
claque toujours dans mes oreilles...<br />
#<br />
# *<br />
A Anvers, le ciel crève : de grosses gouttes<br />
chaudes s'écrasent sur les trottoirs.<br />
Je saute dans un vieux carrosse qui me
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
transporte au quai du Rhin où le steamer est<br />
amarré.<br />
Un grand soleil brille à présent, se mire<br />
dans les flaques.<br />
Le Portland oscille doucement sous le petit<br />
flot du fleuve et cliaufFe ferme.<br />
Sur le quai et sur le pont du bateau, tout un<br />
peuple de chargeurs s'agitent fébrilement.<br />
J'entends les coups de gueule lancés en me-<br />
sure pour concentrer toute une somme<br />
d'efforts sur la balle à soulever; et ce sont de<br />
perçants appels, des jurons qui dominent un<br />
moment le tapage des brouettes de fonte, les<br />
engrenages renâclants et ce furieux bruit de<br />
vapeur fusant par les joints.<br />
Presque sans arrêt, la grue décrit sa course<br />
du pont au quai et du quai au pont; son grand<br />
bras semble battre une lente et majestueuse<br />
mesure à l'orchestre barbare.<br />
Des ballots cerclés de fer, des caisses s'en-<br />
lèvent du sol comme des bottes de paille,<br />
tournoient au-dessus de la cale. Des bras arrê-
12 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
tent leur élan, et les colis plongent dans le<br />
gouffre. Bientôt la chaîne reparaît sautelante<br />
et libre — un temps de silence — un coup de<br />
sifflet, — et les engrenages remâchent avec<br />
rage. Une autre charge !<br />
Le steamer doit lever l'ancre à midi. Une<br />
centaine d'émigrants sont déjà rassemblés<br />
sous les hangars. Des femmes s'enveloppent<br />
frileusement dans de petits châles aux cou-<br />
leurs déteintes d'un effet très doux.<br />
Tous ces miséreux, serrés les uns contre les<br />
autres, regardent dans une curiosité muette,<br />
cette activité dévorante déployée à l'approche<br />
du départ. Seuls, deux mioches de la bande,<br />
les cheveux encore tout collés de pluie, jouent<br />
à cache-cache derrière des paniers de vin de<br />
Champagne.<br />
Je demeure tout attristé...<br />
Mais je ne peux m'attarder : il faut que je<br />
me rende au commissariat maritime pour<br />
signer mon engagement.<br />
Je me dispose à abandonner le quai quand,
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
à travers la mâture du steamer, j'aperçois un<br />
mousse, juché dans les cordages. Retenu par<br />
une jambe, il penche son corps dans le vide<br />
et, la main à l'oreille, écoute des ordres, des<br />
jurons, qu'un matelot lui crie du bord.<br />
En ce moment le ciel roule de nouveaux<br />
blocs couleur d'encre... Une angoisse affreuse<br />
m'empoigne le cœur et je sens tout mon grand<br />
courage, avivé même dans ces derniers jours,<br />
s'affaisser comme le charbon d'un feu qui<br />
meurt.<br />
— Ainsi, je serai ce petit point noir, je serai<br />
mousse, moi !<br />
Soudain, le ciel fond sur les hangars, la<br />
pluie crépite sur le zinc des toitures comme<br />
une grêle. Un effroi indicible me saisit. Depuis<br />
quelques jours je vis dans une excitation fac-<br />
tice, l'imagination sans cesse éblouie par le<br />
mirage des choses que je vais voir : l'Océan,<br />
une terre inconnue! Je me suis dit : Oui, tous<br />
les sacrifices, toutes les fatigues, pour décou-<br />
vrir le nouveau, le jamais vu !
14<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Et voilà que pour conquérir l'émotion, je<br />
suis là, devant ce navire en partance, perdu<br />
dans un grouillement d'êtres inconnus, bous-<br />
culé, insulté par les chargeurs brutaux dont<br />
ma flânerie entrave le fiévreux labeur.<br />
Je redeviens lucide. La folie de mon projet<br />
m'apparaît enfin.<br />
Non, je n'irai pas au commissariat mari-<br />
time, je ne m'engagerai pas, je ne signerai<br />
rien du tout.<br />
Je suis libre encore. Ma voiture attend à<br />
quelques pas... Si je retournais à la gare !<br />
Je m'élance... J'ouvre la portière de la guim-<br />
barde.<br />
Mais le soleil, soudain, rayonne!<br />
— Un moment ! dis-je au cocher qui déjà<br />
ramasse ses guides.<br />
Je reste indécis; et dans la lumière flam-<br />
boyante j'écoute le joyeux glottement des<br />
gouttes claires, pareilles à des brillants qui<br />
tombent du toit des abris dans les rigoles.<br />
Des femmes jolies passent près de moi, se
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
retroussent en riant pour enjamber les mares.<br />
Et voilà que tout me semble radieux comme<br />
le changement à vue d'une féerie.<br />
Un calme doux succède à mon angoisse.<br />
L'espoir me rentre dans l'âme ainsi que l'air<br />
dans une cloche pneumatique !<br />
Toute ma résolution me revient froide,<br />
forte comme aux premiers jours; je me sens<br />
honteux de ma défaillance. Mes yeux se tour-<br />
nent vers le fleuve magnifique, irradié de<br />
soleil, et il me paraît impossible de désespé-<br />
rer encore.<br />
De toute la gaîté qui m'environne mainte-<br />
nant, je m'efforce de garder une image très<br />
nette pour qu'elle m'aide à combattre des<br />
tristesses prochaines...<br />
#<br />
* *<br />
Je ferme la portière de la voiture et dis au<br />
cocher de m'attendre encore. J'entre dans un<br />
café situé en face du quai et qui porte cette
18<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
enseigne : Au bon Voyage. J'y suis venu<br />
souvent depuis une semaine et l'on me con-<br />
naît bien. La jeune fille de la maison sait mon<br />
projet — on est parfois expansif aux heures<br />
troublées. Elle ne me croyait point.<br />
Elle se désole aujourd'hui :<br />
— Ainsi, s'écrie-t-elle en secouant la tête,<br />
c'est décidé !<br />
Je souris. Toute pleine d'une sollicitude qui<br />
m'attendrit, elle dit, voyant sans doute ma<br />
figure pâle et mon air étrange :<br />
— Nous avons du café bien noir et tout<br />
chaud. Buvez une jatte, ça vous remettra...<br />
En même temps, elle dépose devant moi<br />
une grosse tasse fumante.<br />
— A cette époque de l'année, la traversée<br />
est toujours bonne, assure-t-elle fermement.<br />
Mon amoureux est sur la mer. C'est son<br />
sixième voyage! Le Portland est un bon<br />
bateau, savez-vous!<br />
Vrai, je n'ai pas peur; j'eusse accompli le<br />
voyage sur la caravelle de Colomb ! Mais elle
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
est si affectueuse la bonne fille, elle a un air<br />
si naïvement convaincu d'avoir deviné mes<br />
secrètes transes, que je m'écrie :<br />
— Oh ! tant mieux, Mademoiselle !<br />
Et je parais soulagé d'une grosse inquiétude.<br />
* #<br />
J'ai signé mon engagement au commissa-<br />
riat maritime, et je retourne au port, quand<br />
au détour d'une rue je m'entends appeler.<br />
Quatre jeunes gens sautent d'un tramway<br />
et accourent vers moi. Ce sont de chers amis,<br />
venus tout exprès à Anvers pour m'embar-<br />
quer.<br />
• Leur vue m'attendrit, et puis je frissonne.<br />
C'est donc vrai que je pars !<br />
Pourtant, dans ma peine j'éprouve un gros<br />
soulagement. C'est bien, ce qu'ils ont fait là;<br />
eux au moins ne veulent pas que je m'en<br />
aille comme le plus abandonné des pauvres<br />
diables !
20<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Je les conduis, marchant vite, parlant peu,<br />
très préoccupé à l'idée qu'il faut encore pour-<br />
voir à mon équipement.<br />
De nouveau, le soleil a disparu sous d'af-<br />
freux nuages et la pluie tombe drue avec un<br />
bruit de friture.<br />
Enfin, nous arrivons au port. A présent les<br />
hangars sont envahis par la foule des émi-<br />
grants, troupe bourdonnante, aux costumes<br />
variés de districts inconnus.<br />
Cette fois les chargeurs, sous l'impulsion<br />
d'une force neuve, déploient une ardeur ex-<br />
traordinaire. Ils voient la fin de la rude<br />
besogne et leur vigueur en est toute rani-<br />
mée : plus qu'une rangée de caisses plates à<br />
faire avaler par le steamer !<br />
Et le Portland lance un ronflement con-<br />
tinu, ce terrible ronflement de navire de<br />
5,000 tonnes impatient de la haute mer.<br />
Sous le flux, sa coque s'est élevée, apparaît<br />
presque au niveau du wharf.<br />
La marée monte et la passerelle, appuyée
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
sur le pont, n'est plus qu'une pente douce.<br />
#<br />
# #<br />
Le chargement est terminé.<br />
Le steamer bourdonne avec fureur, comme<br />
s'il allait éclater. Les chaudières vous trépi-<br />
dent dans la poitrine.<br />
Le quai est couvert de monde; on attend<br />
l'émouvant signal du départ.<br />
J'embrasse mes amis et, très ému, un peu<br />
chancelant, je descends sur le pont.<br />
Alors, dans le joyeux carillon de Notre-<br />
Dame annonçant l'heure de midi, un coup<br />
de cloche résonne.<br />
Un mugissement terrible, lugubre, comme<br />
un appel de détresse sort du steamer et<br />
retentit dans tout le port.<br />
Cependant les matelots tirent les ancres,<br />
détachent les amarres.<br />
Des grincements se font entendre. Le
20 IMAGES n'OUTKEMER<br />
navire tourne, pousse son râle, maintenant,<br />
sans interruption.<br />
Et comme il gagne doucement le large du<br />
fleuve, soudain sur le pont et sur le quai, une<br />
immense clameur s'élève, et par-dessus les<br />
têtes s'agitent des essaims de mouchoirs<br />
lourds de larmes...<br />
— Adieu, Adieu !<br />
II<br />
C'était dans l'Escaut. Emballé dans mon<br />
grand caban, j'errais sur le pont depuis<br />
des heures, sans que personne prît garde à<br />
moi etvoulût même m'honorer d'unregard de<br />
défiance.<br />
Je commençais à m'épouvanter de cet isole-<br />
ment. Par surcroît de peines, une faim terrible<br />
hurlait dans mon estomac; je n'avais bu<br />
qu'une tasse de café, à sept heures du matin.<br />
J'étais persuadé qu'on m'oublierait, que je<br />
ne mangerais plus jamais.
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
Adossé contre la dunette, je regardais dans<br />
une sorte d'hébétude les bateaux que nous<br />
croisions, et croquais, pour casser ma faim, un<br />
morceau de pastille de menthe souillé, pelu-<br />
cheux, que je venais de trouver au fond d'une<br />
poche, quand on toucha mon épaule.<br />
Saisi, je me retournai. Le second était près<br />
de moi.<br />
— Monsieur, dit-il courtoisement, ayez<br />
l'obligeance de m'accompagner, je vous prie ;<br />
le capitaine vous attend...<br />
Je pousse un grand soupir. Enfin, mon sort<br />
allait se décider.<br />
L'officier me conduit vers le gaillard d'avant<br />
et nous entrons tous deux dans la cabine du<br />
capitaine.<br />
Le premier objet qui frappa mes yeux fut,<br />
suspendue au plafond, une belle cage où<br />
chantait éperdument un petit oiseau jaune.<br />
Puis, je vis un homme, jeune encore, en redin-<br />
gote galonnée, renversé sur un confortable<br />
divan, une main plantée dans le velours cra-
22 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
moisi, l'autre main en l'air, tenant un cigare,<br />
dont la fumée montait avec un parfum.<br />
Figure sanguine, pleine de bonne humeur.<br />
Le capitaine! Et ma vision troublante de<br />
loup de mer s'évanouit.<br />
Au milieu de la chambrette, près d""une<br />
table couverte d'un tapis bleu où rampait le<br />
long serpent vert d'un porte-voix, un petit<br />
homme se tenait debout, doré comme une<br />
image d'Epinal, et qui continua de lire à<br />
haute voix, en anglais, un long mémoire,<br />
sans que mon arrivée lui donnât la moindre<br />
surprise.<br />
J'eus le temps d'examiner la cabine.<br />
Les cloisons se divisaient en panneaux<br />
festonnés, ornés de peintures. C'était d'abord<br />
le portrait du capitaine, puis une plage remplie<br />
de barques échouées, un grand trois-mâts<br />
penché, toutes voiles dehors, sur des flots<br />
glauques. Et puis encore, sur une grève pleine<br />
d'orage, une miss romantique, dont cheveux,<br />
rubans et jupes flottaient devant elle sous la<br />
rafale.
La jolie cabine !<br />
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
Mais le petit homme avait terminé sa<br />
lecture : d'un geste solennel, il tendit le<br />
papier à l'officier qui m'avait amené.<br />
— Very well, doctor! s'écria le capitaine et,<br />
s'adressant à moi, sans changer d'attitude :<br />
— Ah! vous voilà, Monsieur. Vous êtes<br />
avocat ?<br />
— Oui, capitaine, avocat stagiaire.<br />
— Et vous désirez être mousse ?<br />
— Oui, capitaine.<br />
Il éclata de rire. J'étais sauvé. Toutefois, je<br />
demeurais impassible et sans paraître deviner<br />
une faveur imminente. Je voulais qu'on me<br />
crût ancré dans ma résolution.<br />
— Capitaine, dis-je enfin, je suis assez<br />
dégourdi. J'ai remporté un prix de gymnas-<br />
tique à Louis-le-Grand.<br />
Et je devins verbeux de tout l'espoir qui<br />
m'entrait dans l'âme. On n'avait qu'à m'es-<br />
sayer; j'étais prêt, je monterais dans les<br />
huniers, sur le top du grand mât!
24<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Cette fois, le capitaine rit plus fort et le<br />
second crut devoir l'imiter avec discrétion.<br />
— Je vois ce que c'est, dit alors le petit<br />
doctor avec flegme, le gentleman veut faire<br />
comme Mister Picard !<br />
— C'est cela même! applaudit le capitaine.<br />
Et sa gaîté redoubla. Enfin, quand son<br />
ventre se fut apaisé :<br />
— Allons, allons, voilà une vocation à<br />
laquelle je refuse de croire, Monsieur. Je vous<br />
place dans les écritures, vous aiderez le<br />
comptable, vous serez son stagiaire, ah ! ah !<br />
Que l'on conduise ce youngfelloiv auprès de<br />
Mister Evans.<br />
On m'emmena. Mon âme était toute ravie,<br />
toute bleue.<br />
Le chef comptable, à qui je fus présenté<br />
aussitôt, m'accueillit avec bienveillance.<br />
C'était un vieil homme très maigre et<br />
voûté, aux rides malicieuses comme celles de<br />
Voltaire.<br />
—Ainsi, vous venez m'aider, jeune homme,
ATLANTIQUE IDYLLE<br />
tant mieux, tant mieux! Voulez-vous com-<br />
mencer votre tâche tout de suite ?<br />
— Mais volontiers...<br />
— Eh bien, aidez-moi donc à griller ce<br />
paquet de Maryland...<br />
Je roulai une cigarette. Mais à peine l'eus-je<br />
portée à mes lèvres qu'un étourdissement me<br />
prit et je m'affaissai dans les bras de mon<br />
nouveau patron. Des larmes coulaient sur<br />
mes joues :<br />
— J'ai faim, soupirai-je alors comme le petit<br />
Savoyard...<br />
III<br />
Nous avions doublé les Scilly points depuis<br />
deux jours et déjà le Portland était loin dans<br />
l'Océan.<br />
Il marchait droit et solide dans une houle<br />
glauque veinée d'écume, quand s'éleva un joli<br />
vent nord-est qui rebroussa la rousse cheve-<br />
lure des cheminées et la souffla impérieuse-<br />
II
26 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
ment devant le steamer. Tout de suite le quar-<br />
ter-master siffla la manœuvre et les matelots<br />
s'élancèrent aux cordages. Comme ils ame-<br />
naient les huniers, le navire plia gracieusement<br />
sur bâbord et, tout joyeux de sa toile bigarrée<br />
par le soleil et l'ombre, il accéléra sa course.<br />
Le dernier loch avait marqué 15 nœuds et<br />
nous filions d'une belle allure. Soudain,<br />
l'hélice stoppa et un grand silence tomba sur<br />
le pont.<br />
Un accident était arrivé à l'arbre de couche.<br />
Le navire perdit sa vitesse, s'alentit et ne<br />
marcha plus que doucement, appuyé sur ses<br />
voiles.<br />
Cependant les émigrants, surpris de ne plus<br />
sentir la trépidation des machines, sortaient<br />
de leurs tanières et se répandaient sur le<br />
pont ; des femmes au pâle visage terrifié in-<br />
terrogeaient les matelots qui haussaient les<br />
épaules...<br />
A ce moment, un koff hollandais passait à<br />
tribord. Il nous salua et l'un de ses hommes,
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
perché sur la hune, poussa par deux fois une<br />
exclamation de stentor. Aussitôt, notre capi-<br />
taine escalada la passerelle et embouchant le<br />
porte-voix, il lança par-dessus les flots :<br />
— Twentyfour, twenty six! Good hopefriends!<br />
Puis il continua de fumer son cigare en<br />
causant avec des engineers. Une attitude si<br />
tranquille ne pouvait marquer un péril ex-<br />
trême. Toute crainte s'évanouit. Les émi-<br />
grants rassurés regagnèrent l'entrepont. Aussi<br />
bien, la mer devenait dure et nous commen-<br />
cions à piquer dans la vague, encore que les<br />
focs eussent été cargués.<br />
Je me dirigeais vers l'arrière d'un pas sa-<br />
vant et bien appuyé de vieux marin, quand<br />
j'aperçus un jeune homme et une jeune fille que<br />
je n'avais pas encore remarqués, malgré nos<br />
trois jours de navigation, parmi les six cents<br />
émigrants que portait l'immense paquebot.<br />
Ils se tenaient accoudés sur le plat bord d'ar-<br />
rière et suivaient d'un long et triste regard le<br />
koff hollandais que nous avions rencontré et
28 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
qui s'en retournait, plein d'ailes, vers la<br />
douce Europe, déjà si lointaine...<br />
*<br />
# *<br />
Lui, c'était un grand diable très maigre,<br />
emmanché d'un cou si long qu'une épaisse<br />
écharpe, nouée double, ne le couvrait point<br />
tout entier et semblait une greffe sur un jeune<br />
tronc. La figure était petite, osseuse, mais<br />
d'une expression très douce à cause des beaux<br />
yeux purs, humides de bonté comme ceux<br />
des chiens. Sous sa toque de taupe à oreil-<br />
lettes, sortaient des cheveux roux englués<br />
qui moulaient sa nuque.<br />
Il portait un veston verdâtre très court, ce<br />
qui l'amaigrissait davantage encore en lais-<br />
sant voir des jambes infinissables — grêles et<br />
longues comme des pattes de flamant — et<br />
autour desquelles le pantalon très étroit par-<br />
venait à flotter quand même !<br />
La jeune fille, de taille moyenne, était dans
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
la première fleur de jeunesse. Son buste svelte<br />
commençait à peine de s'épanouir en gra-<br />
cieuses rondeurs.Sur sa tête vive et charmante,<br />
était posé un petit châle de laine violette que<br />
d'une main elle tenait serré sous le menton.<br />
Appuyée sur le garde-fou, elle fermait par<br />
moment les yeux, chiffonnait sa figure dans<br />
une jolie moue de résistance à l'âpre vent qui<br />
affolait des mèches blondes sur son front.<br />
Ils ne parlaient pas en face du beau spec-<br />
tacle des grandes vagues, mais parfois le<br />
garçon regardait sa compagne avec tendresse<br />
et il souriait tristement lorsque, passant le bras<br />
autour de sa taille pour la soutenir dans les<br />
bonds du navire, elle repoussait vivement son<br />
aide empressée ; et dans ce geste, il y avait<br />
toute le petite impatience de la simple amitié<br />
fâchée d'inspirer un sincère amour, et bien<br />
résolue sans doute à ne l'agréer jamais!<br />
Je fus subitement attendri : je voyais l'âme<br />
douloureuse du pâle escogriffe. J'entendais le<br />
soupir, la plaintive romance de « son pauvre<br />
cœur ».
30 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Je m'absorbais en ma compassion quand<br />
les jeunes gens tournèrent les yeux vers moi<br />
et me dévisagèrent avec surprise. Mais à ce<br />
moment la sirène poussa un long cri; une<br />
subite et forte trépidation s'empara du navire.<br />
La machine s'était remise en marche. L'hélice<br />
gonflait l'eau, la battait à la neige. La jeune<br />
fille poussa une exclamation et se pencha<br />
gaiement pour voir le jeu des bouillons qui<br />
prenaient les froides et profondes teintes de<br />
l'aiguë marine. Parfois l'hélice s'élançait hors<br />
de la vague comme un marsouin, tournait<br />
au-dessus des flots pour s'y replonger après<br />
une violente secousse de dislocation dans<br />
tout le bâtiment.<br />
La mer s'encolérait peu à peu et donnait de<br />
la tangue. Furieuse, elle jetait sur le pont des<br />
paquets d'écume qui se dispersaient dans l'air<br />
en flocons fous. Dans le ciel galopaient de<br />
vilains nuages. Le vent, plein de sautes, et le<br />
roulis faisaient claquer la toile, tendaient et<br />
retendaient les boulines sous le sifflement des
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
hauts cordages. De brusques coups de soleil<br />
faisaient des éclairs. Une terrible pluie s'abat-<br />
tit sur le pont. Tout devint gris, fumeux. Les<br />
passagers s'enfuyaient.<br />
Alors le jeune homme saisit le bras de sa<br />
compagne qui, cette fois, ne fit aucune résis-<br />
tance. Comme ils passaient près de moi, le rou-<br />
lis les projeta brutalement contre la dunette.<br />
Je m'étais élancé, mais déjà ils avaient repris<br />
l'équilibre. Tous deux me regardèrent en sou-<br />
riant et je tendis les bras, offrant mon secours :<br />
ils firent un signe de timide refus et, se traî-<br />
nant avec prudence, tâtonnant les cloisons<br />
comme des aveugles, ils gagnèrent l'escalier<br />
et disparurent dans le steerage.<br />
Le navire bourlingua tout l'après-midi. La<br />
mer s'apaisa seulement vers le soir.<br />
IV<br />
Cinq heures du matin. Un brouillard rose,<br />
lumineux, flotte sur la mer calmée.
32<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Déjà quelques émigrants, torse nu, se sa-<br />
vonnent bruyamment au-dessus de la grande<br />
cuve commune. J'écoute leurs gais propos<br />
quand je vois sortir de l'entrepont la jeune<br />
fille au châle violet. Elle s'avance vivement,<br />
une cruche à la main; tout à coup, elle aper-<br />
çoit les hommes, dévêtus jusqu'à la ceinture,<br />
qui s'ébrouent, reniflant comme des phoques,<br />
s'envoyant de larges claques mouillées dans<br />
le dos.<br />
Elle s'arrête stupéfaite; puis, prestement,<br />
elle rebrousse chemin et regagne la porte<br />
du gaillard d'arrière. Mais je bondis au de-<br />
vant d'elle et m'emparant de sa petite cruche:<br />
— Mademoiselle, j'irai chercher de l'eau<br />
pour vous.<br />
Je cours au grand réservoir. En m'atten-<br />
dant, la jeune émigrante, les mains sur le<br />
bordage, regarde cette mousseline radieuse<br />
qui couvre la mer. Je reviens auprès d'elle et,<br />
sans qu'elle se doute de ma présence, je la<br />
contemple longuement.
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
Elle tressaille quand je parle :<br />
— Voici de la véritable eau de pluie, mé-<br />
nagez-la bien, mademoiselle ; ici, c'est une<br />
chose très précieuse...<br />
Elle reçoit la cruchette en souriant et fixe<br />
sur moi son regard gai et bleu. Elle hésite<br />
certainement à m'adresser la parole. Tout à<br />
coup, elle se sauve en disant :<br />
— Danke schön!<br />
A ces mots, je deviens triste. Elle est Alle-<br />
mande! Et je connais à peine quelques mots<br />
tudesques! Adieu le doux flirt, et toutes les<br />
subtiles paroles de la tendresse naissante !<br />
Elle ne me comprendra jamais !<br />
Je tombe dans un gros spleen ; à la pensée<br />
qu'il faut encore huit interminables jours de<br />
navigation avant d'atteindre New-York,<br />
j'éprouve une angoisse affreuse. Et vraiment,<br />
je crois bien que je vais fondre en larmes,<br />
lorsque je me rappelle à propos comme je<br />
« blaguais » naguère ces pauvres héros de<br />
George Sand qui sanglotent tout le temps,
34<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
pendant trois cents pages, ni plus ni moins<br />
que des femmes!<br />
#<br />
# #<br />
Le brouillard s'est dissipé et le soleil brille<br />
maintenant sur les flots aux innombrables<br />
sourires.<br />
Tout le monde est réveillé à bord ; le navire<br />
a repris sa vie bruyante.<br />
Les émigrants apparaissent sur le pont. Des<br />
gamins et des gamines commencent des par-<br />
ties de cache-cache, se poursuivent, sautant<br />
par-dessus les amas de cordages et les bâches.<br />
Les pauvres femmes les regardent tendre-<br />
ment. Elles sont moins pâles et frissonnent<br />
de bien-être à la tiède matinée.<br />
La douce chaleur revient dans leurs os de<br />
convalescentes; la mer a fini de les torturer.<br />
Le canari du capitaine trille éperdument dans<br />
sa belle cage accrochée à une vergue; des<br />
géraniums, des lauriers-roses, posés sur la
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
passerelle sourient de toutes leurs fleurs.<br />
C'est le premier beau jour.<br />
Sur le haut tillac, entre les six grosses cha-<br />
loupes de sauvetage pendues aux bossoirs, se<br />
promènent des gentlemen armés de longues<br />
vues, des dames et des fillettes coiffées de<br />
paille fine, la figure entourée du voile de gaze<br />
qui protège contre la patine de la mer.<br />
Parfois ces gens s'arrêtent et, s'accoudant<br />
sur les appuis, regardent comme du haut<br />
d'une fosse aux ours, les émigrants, ces<br />
étranges bêtes qui vivent au dessous d'eux.<br />
Des petits garçons font la roue sous leurs<br />
yeux, se renversent sur la tête pour une<br />
aumône ; des hommes s'approchent aussi de<br />
l'échelle et jouent de l'harmonica. Après une<br />
chanson, ils tendent leur chapeau mou, et il<br />
arrive qu'on leur jette une piécette pour la<br />
peine...
36<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Dans les villes, dans les grandes agglomé-<br />
rations d'hommes, les riches et les pauvres<br />
passent, se coudoient sans que le contraste<br />
de leurs habits, de leur visage, excite la<br />
moindre surprise. Là, on n'a peut-être plus le<br />
temps de s'étonner de l'injustice de la terre :<br />
les opulents et les misérables vont, viennent,<br />
s'enfoncent, se mêlent dans la foule affairée;<br />
le regard ne cherche point à les rassembler en<br />
des groupes précis et ne s'absorbe point d'ail-<br />
leurs dans un spectacle dont l'accoutumance<br />
a depuis longtemps détruit l'intérêt et en<br />
quelque sorte rompu les violentes disparates.<br />
Mais ici, sur ce paquebot énorme et pour-<br />
tant si petit, l'opposition éclatait avec véhé-<br />
mence. Et ce fut chez moi une continuelle<br />
stupeur de voir une quarantaine de riches<br />
vivre pendant quatorze jours sur un espace<br />
de quelques mètres carrés, sans défiance ni<br />
peur, au-dessus du grouillement de six cents<br />
bougres!<br />
Tant de privilèges, une telle commodité de
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
vie à côté d'une telle infortune ne devaient-ils<br />
point finir par exciter la convoitise ?<br />
Les uns couchaient en de spacieuses cabines.<br />
Ils se promenaient sur un pont réservé. Ils<br />
dînaient dans une chambre fastueuse, servis<br />
par des garçons en gants blancs qui, au com -<br />
mandement des stewarts, s'avançaient comme<br />
dans les contes de fées, portant les plats<br />
exquis et fumants, des poissons rares, des<br />
viandes superbes, des plum-puddings to<br />
order!<br />
Et les autres...<br />
Us dormaient dans un dortoir fétide; ils<br />
mangeaient des morceaux de bœuf salé<br />
ou des harengs qu'on extrayait d'un trou<br />
profond avec des sceaux et qu'on leur jetait<br />
deux fois par jour comme à des bêtes goulues<br />
— des otaries de jardin zoologique!<br />
Ah! comme alors j'ai souhaité souvent<br />
d'être un puissant magicien pour changer du<br />
simple toucher de ma baguette le répugnant<br />
brouet en nourriture succulente et la chair
40<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
raffinée du dining-room en un ragoût plein<br />
d'os et plein d'ail!<br />
Quel rempart invisible protégeait donc les<br />
heureux contre la coalition des déshérités ?<br />
La nuit, je faisais des songes absurdes.<br />
Je rêvais insurrection, bataille : les six<br />
cents émigrants s'emparaient des passagers<br />
de la première classe et les jetaient aux rats<br />
féroces de la cale !<br />
#<br />
# *<br />
Journée radieuse. Le navire glisse gaiement<br />
au milieu des facettes de la mer, sans le<br />
moindre roulis, comme dans une sorte d'im-<br />
mobile rapidité.<br />
Les émigrants se sont installés sur le pont.<br />
Les hommes jouent aux cartes tandis que les<br />
femmes cousent, ravaudent et babillent<br />
entre elles.<br />
Mes protégés sont assis en face l'un de<br />
l'autre à l'arrière contre la chambre du gou-
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
vernail de fortune. Le garçon lit d'une voix<br />
sourde dans un petit livre : la jeune fille<br />
écoute en tricotant avec agilité une écharpe<br />
violette.<br />
Parfois elle arrête ses grandes aiguilles de<br />
bois et, posant les coudes sur ses genoux et<br />
la tête dans ses mains, elle regarde la mer<br />
éclatante; alors le jeune homme interrompt<br />
sa lecture pour considérer son amie.<br />
Elle demeure pensive; pour la première<br />
fois, je la vois tête nue. Ses cheveux blonds<br />
dénoués, ses joues fraîches, ses yeux limpides,<br />
ombragés de longs cils, ses lèvres vives em-<br />
preignent toute la figure de suavité.<br />
Comme elle relève ses aiguilles, nos re-<br />
gards se croisent.<br />
Elle sourit imperceptiblement et tout de<br />
suite se penche sur ses mailles.<br />
Elle a reconnu son porteur d'eau!<br />
Dans ma joie, j'arpente le pont, songeant<br />
avec ferveur à quelque nouvelle et soudaine<br />
Pentecôte qui me ferait don de tous les.
42 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
idiomes germaniques quand ma petite exal-<br />
tation tombe à la vue d'un odieux spectacle.<br />
Sur la passerelle, un gentleman, un jeune<br />
bellâtre, obéissant peut-être au caprice d'une<br />
femme, ou simplement désireux de faire une<br />
prouesse, épaule un fusil pour ajuster des<br />
mouettes qui planent confiantes et joyeuses<br />
au-dessus du navire.<br />
Le coup part : une mouette choit dans la<br />
mer. Aussitôt on lance des harpons pour<br />
l'amener à bord, mais elle s'éloigne emportée<br />
par un courant et bientôt elle se perd dans le<br />
miroitement des flots. Cependant le meurtrier<br />
stupide s'excuse, gesticule au milieu des<br />
ladies qui le raillent de sa maladresse !<br />
Tant pis, je deviens féroce. Je souhaite à<br />
celui-là que sa carabine lui éclate un jour dans<br />
les mains et le défigure pour jamais!
ATLANTIQUE IDYLLE<br />
V<br />
Après le grand lunch de sept heures, je suis<br />
allé comme d'habitude rendre visite à mon<br />
ami le baker, dans le fournil.<br />
C'est un gros homme, un Anglais, au visage<br />
fleuri, jovial. Pâtissier sans pareil, il sait<br />
toutes les pâtes et toutes les crèmes. De bonne<br />
heure, dès l'adolescence, il s'est échappé de<br />
l'exclusive confection des plum-puddings où<br />
s'entêtent et meurent ses confrères. Je reste<br />
sous le charme quand il me dit l'histoire de<br />
tous les « pies » qu'il a déjà inventés...<br />
J'ai toujours considéré les gâteaux — les<br />
secs aussi bien que les autres — et tous les<br />
avatars du sucre, comme des choses primor-<br />
diales, des facteurs essentiels, à tel point que<br />
le reste sur la terre m'a souvent paru du rem-<br />
plissage — du moins quand j'étais petit !<br />
Vive le sucre ! Il calme les élancements de<br />
la tristesse, c'est l'antidote du spleen. Je me<br />
3<br />
II
42 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
rappelle jadis, au temps de ma rude captivité<br />
de lycéen, comme le chocolat, les confitures<br />
et les gros bâtons d'orge d'un sou m'ont<br />
consolé et raffermi l'âme en dérive. Le sucre<br />
m'a sauvé du suicide...<br />
C'est une histoire émouvante.<br />
Une nuit que je n'en pouvais plus de chagrin,<br />
j'attendis lepassage du veilleur.Quand,sinistre<br />
comme un geôlier avec ses clefs et sa lanterne<br />
sourde suspendues à sa large ceinture de cuir,<br />
il eut traversé le dortoir d'un pas pesant,<br />
étouffé sous ses chaussons de feutre, je résolus<br />
d'en finir et de m'ouvrir la veine comme dans<br />
une version latine.<br />
Aussitôt je me dresse sur mon lit et regarde<br />
autour de moi : mes condisciples dormaient<br />
profondément, et là-bas le pion, derrière ses<br />
rideaux, ronflait à gorge déployée. Tout était<br />
bien, je pouvais mourir à l'aise, personne ne<br />
me dérangerait. Vite, je cherche mon canif<br />
dans les basques de ma tunique étendue<br />
sur mes pieds en guise d'édredon. Ma main
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
rencontre un objet dur et rond comme un<br />
calot de stuc; je le saisis et à la triste lueur<br />
de la lampe je reconnais avec étonnement un<br />
vieux fruit confit oublié, un chinois que les<br />
minnekes de ma poche avaient coiffé d'une<br />
perruque bizarre. D'abord je tourne et re-<br />
tourne ce chinois saugrenu comme un singe<br />
qui saquebute une noix. Sans doute, c'était<br />
un vieux souvenir de la Saint-Charlemagne...<br />
Mais non, je me rappelais à présent, c'était<br />
Gauria, l'auvergnat, fils d'un grand confiseur<br />
de Clermont-Ferrand qui me l'avait donné en<br />
échange d'un sale timbre belge!<br />
Enfin, je me décide à goûter ce irait mort et<br />
velu; je le rase, je le découpe en fines tranches<br />
avec la grosse lame de mon canif. Une révé-<br />
lation, ce chinois! Il n'était pas pétrifié tout<br />
entier : le cœur gardait une crème délicieuse,<br />
bonifiée par l'âge 1 Je le suçai avec extase, si<br />
bien que je retombai doucement sur mon<br />
boudin.<br />
Et je fis un rêve magnifique : je rêvai que<br />
je dirigeais l'usine du père Gauria !
44 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
On comprendra mieux maintenant pour-<br />
quoi j'éprouvai tout de suite une grande sym-<br />
pathie pour le pâtissier du Portland, qui ne<br />
fut pas long d'ailleurs à me payer de retour;<br />
j'étais un vrai palais de touche pour cet<br />
homme; et puis j'avais su le flatter par des<br />
éloges délicats. Il fut surtout très sensible<br />
à l'admiration que je marquais quand par<br />
hasard il s'essayait à la prononciation de cer-<br />
tains mots français. Je lui dis qu'il avait sur-<br />
pris l'accent véritable; j'allai jusqu'à pré-<br />
tendre, en dépit de ses petits haussements<br />
incrédules, qu'il parlerait le français couram-<br />
ment à notre retour à Anvers, pour peu qu'il<br />
me permît de venir chaque soir échanger<br />
avec lui quelques impressions faciles après la<br />
cuisson de ses gâteaux et de ses huit cents<br />
pains !<br />
Il accueillit l'idée de ces leçons avec en-<br />
thousiasme et mes poches se remplirent<br />
aussitôt de cakes et de petits fours.<br />
A partir de ce moment je devins très popu-
ATLANTIQUE IDYLLE<br />
laire à bord. On devina que l'amitié d'un<br />
homme puissant s'épandait sur moi et l'on<br />
ne cessa plus de me sourire avec bienveillance.<br />
De fait, à certaines heures, mes poches gon-<br />
flées comme des outres, débordaient de figues,<br />
de raisins, d'amandes, de pruneaux, de cho-<br />
colat et de gâteaux parfaitement assortis.<br />
Je fus particulièrement adoré des petits<br />
garçons et des petites filles sur qui je versais<br />
mes bienfaits à profusion.<br />
Car ç'a été pour eux qu'il me plut de man-<br />
quer constamment de distinction et de fourrer<br />
toujours dans mes poches mon dessert et<br />
même un peu celui des autres — celui des<br />
passagers de la première classe 1<br />
Oui j'ai dérobé... Demandez plutôt à la<br />
petite Eva Linnet qui le sait mieux que per-<br />
sonne, car c'était ma recéleuse préférée. Elle<br />
avait six ans. Elle grimpait sur mes genoux<br />
et m'apprenait des mots anglais très difficiles.<br />
Où est-elle maintenant cette fauvette dont<br />
l'exquise figure, la voix et les gestes char-<br />
II
46 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
mants amenaient un sourire sur les plus<br />
sombres visages...<br />
Or, ce soir-là, je trouvai le baker occupé au<br />
raclage d'une grande forme noire où adhé-<br />
raient encore des reliefs de pâte rousse et<br />
de croûte carbonisée.<br />
Dans l'affreux tapage, j'énonçai lentement<br />
quelques réflexions sur la température et sur<br />
la beauté de la mer; sans interrompre son<br />
fracas, le baker les répétait avec peine,<br />
mettant un éclat de rire entre chaque mot.<br />
Décidément, le gaillard ne faisait aucun<br />
progrès, mais ses cakes délicieux entrete-<br />
naient ma patience.<br />
— Très bien! m'écriais-je en simulant une<br />
vive satisfaction.<br />
Il s'excusait, toujours grattant; mais je<br />
n'en voulais pas démordre : il était vraiment<br />
un élève très intuitif. De ce train-là, il allait<br />
savoir le français en arrivant à New-York !<br />
Cependant la forme se nettoyait; l'homme<br />
ne raclait plus que mollement et bientôt il ne
ATLANTIQUE IDYLLE<br />
racla plus. Je pousse un soupir d'aise. Alors il<br />
dépose son couteau et m'envoyant un ironique<br />
clin-d'œil, il ouvre furtivement une petite<br />
armoire. Il en retire trois grandes portions<br />
de gâteau dit « pâte de Vienne », qu'il m'offre<br />
avec bonté.<br />
— Oh c'est trop, c'est trop ! fais-je en les<br />
coulant dans mes vastes poches. A demain,<br />
cher ami !<br />
Et je m'échappe, lui épargnant ainsi l'inti-<br />
midante effusion de ma gratitude.<br />
Quand j'arrive à l'arrière, je suis assailli par<br />
une volée de marmots qui tendent vers moi<br />
des pattes très ouvertes, quêteuses comme<br />
des trompes. Je distribue mes friandises avec<br />
équité, c'est-à-dire que je donne aux plus pe-<br />
tits une grosse part, aux aînés une portion<br />
moindre, car je sais par moi-même que la<br />
II
48 IMAGES D'0UTKE-MER<br />
goumiandise est en raison inverse de la capa-<br />
cité des ventres.<br />
Non loin de moi, la jeune Allemande me<br />
regarde en souriant. Et lui, toujours lui, se<br />
tient près d'elle, et il est pâle et triste comme<br />
de coutume.<br />
Alors une grande audace s'empare de moi.<br />
Je m'avance et présente à la jeune fille un<br />
grand morceau de cake :<br />
— Fräulein, voulez-vous le partager, vous-<br />
même?<br />
Elle se recule involontairement et rougit.<br />
Non, fait-elle de la tête. Mais comme je reste<br />
là décontenancé, vivement elle tend la main<br />
et accepte mon timide cadeau.<br />
— Danke schön, dit-elle d'une voix douce,<br />
tandis que son compagnon me considère avec<br />
surprise.<br />
Déjà, autour d'elle, sautent les petits en-<br />
fants, qui s'efforcent de saisir le gâteau que<br />
tour à tour elle lève et abaisse joyeusement<br />
dans l'air, au-dessus de leur gourmandise !
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
VI<br />
Le soleil a fermé son éventail de rayons<br />
pour s'enfoncer dans l'océan.<br />
zon.<br />
Une poussière mauve s'étend sur l'hori-<br />
Toutes les lueurs s'amortissent par degré<br />
sous les voiles sans cesse plus épais du cré-<br />
puscule.<br />
On hisse les fanaux. Le navire glisse main-<br />
tenant entre de petites lames sombres aux<br />
éclairs métalliques.<br />
Sur le pont, les voix s'apaisent, se fondent<br />
en harmonieux murmures.<br />
Perchés dans les haubans, les matelots<br />
fument silencieusement leurs courtes pipes.<br />
Devant la cabine du second, un groupe d'offi-<br />
ciers et d'engineers causent à mi-voix dans<br />
l'odorant nuage des cigares.<br />
En face de la cuisine, le maître-queue et<br />
son aide, blancs tous deux, les bras croisés
52 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
sur la poitrine, regardent la mer dans l'atti-<br />
tude hautaine de Childe Harold.<br />
Seul, le haut pont reste animé. Là se pro-<br />
mène le galant capitaine au milieu des ladies,<br />
tandis que l'attentif timonier, les yeux rivés<br />
à la grande boussole, fait lentement tourner<br />
le volant du gouvernail.<br />
Cependant l'ombre s'épaissit et les pre-<br />
mières étoiles s'allument dans le ciel.<br />
La nuit s'éveille.<br />
Les émigrants se sont assemblés au milieu<br />
du navire; femmes et jeunes filles sont assises<br />
sur les bâches et les rouleaux de câbles. Les<br />
hommes restent debout, adossés contre les<br />
cabines.<br />
Il se fait un grand silence. Soudain, un har-<br />
monica hocquète une courte ritournelle et<br />
les émigrants entonnent un lied populaire de<br />
la vieille Allemagne. C'est un chant doux et<br />
plaintif, comme une floraison des mélancolies<br />
qu'ils ont portées pendant tout le jour.<br />
J'écoute avec émotion.
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
Le chœur s'éteint bientôt sur une note<br />
grave. Alors une voix pure, vibrante, s'élance<br />
dans la nuit magnifique. Mon cœur cogne de<br />
grands coups dans ma poitrine...<br />
Doucement, retenant mon souffle, je m'a-<br />
vance vers les chanteurs. Je perçois les formes<br />
indécises des misses et des gentlemen qui<br />
écoutent pressés contre le garde-fou le con-<br />
cert imprévu.<br />
Enfin je distingue la chanteuse. Elle est<br />
assise sur des cordages. Je ne peux voir<br />
ses traits, mais je reconnais le châle de pâle<br />
laine qui recouvre ses cheveux et dégage<br />
dans l'ombre comme une douce lueur.<br />
C'est Elle!<br />
Sa mélopée finit dans un admirable cri et<br />
le chœur recommence son chant douloureux.<br />
Mais voilà que la cloche sonne bru5 r amment<br />
la retraite...<br />
Neuf heures ! Les émigrants doivent rega-<br />
<<br />
gner l'entrepont.<br />
Quand Elle passe devant moi, je la salue.
52<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Elle ne me voit point et disparaît avec ses<br />
compagnes...<br />
*<br />
* *<br />
Je reste, plein de souci... Mais à la pensée<br />
qu'elle me tendra demain sa cruchette, le<br />
doux espoir des romances rentre dans mon<br />
âme.<br />
J'allume un cigare et commence ma prome-<br />
nade du soir.<br />
Parfois, je m'arrête à l'avant pour contem-<br />
pler dans le ciel pur une petite constellation<br />
— un Y brodé sur l'azur sombre, que j'aime<br />
depuis mon enfance entre toutes les étoiles.<br />
Et je l'invoque ardemment afin qu'un jour<br />
elle exauce les chers vœux que je formule<br />
dans le fond de mon cœur attendri.<br />
Maintenant, le pont est plein de solitude;<br />
au-dessus des pulsations du compound, je<br />
n'entends que le grincement intermittent de
ATLANTIQUE IDYLLE<br />
la chaîne de transmission qui rampe le long<br />
du bordage sous l'action de la barre.<br />
Peu à peu le souvenir de la chanteuse<br />
s'amoindrit en moi et me quitte.<br />
Alors je m'enivre de silence et d'espace;-<br />
mes pensées s'exaltent. J'évoque les périples<br />
fameux. Je vis les grandes épopées maritimes<br />
et je suis près de devenir un roi des mers, un<br />
découvreur de mondes, quand le bruit de<br />
détritus dégorgeant d'un égoût et tombant<br />
avec fracas dans la mer, arrête l'essor de mes<br />
chimères héroïques.<br />
Je reprends mon errance. En passant sous<br />
les chaloupes, j'entends une musique dont les<br />
sons arrivent confus, ouatés, par les hublots<br />
entrouverts du saloo7i. Je regarde à travers les<br />
lucarnes, et vois les riches passagers réunis<br />
autour d'une jeune lady en robe blanche, qui<br />
martèle un piano, tandis que, placé à sa droite,<br />
un jeune homme aux cheveux lustrés scie un<br />
grosvioloncelle, en découvrant de splendides<br />
manchettes.<br />
II
54 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Je tends mes oreilles pour ouïr le concert<br />
de ces virtuoses. Ils jouent la valse de Y Etu-<br />
diant pauvre!<br />
Je m'éloigne sans vouloir écouter davan-<br />
tage. Le beau lied des émigrants vibre encore<br />
dans mon cœur, et j'admire comme ce ramas<br />
de malheureux ployés sous les peines, l'em-<br />
portent par le sentiment et la grâce sur ces<br />
riches, qui ne trouvent que de vulgaires<br />
chansons d'opérettes pour adoucir l'ennui de<br />
leur élégante captivité.<br />
De nouveau je déplore l'injuste servitude<br />
de mes amis, et le regard perdu au milieu des<br />
constellations du ciel, je me souviens des<br />
lamentations du poète :<br />
— La liberté et l'égalité! on ne les trouve<br />
pas ici-bas, ni même là-haut. Ces étoiles ne<br />
sont pas égales : l'une est plus grosse et plus<br />
brillante que l'autre : aucune ne marche en<br />
liberté : toutes obéissent à des lois prescrites,<br />
à des lois de fer. L'esclavage est dans le ciel<br />
comme sur la terre...
ATLANTIQUE IDYLLE II<br />
Fatalité, résignation, j'aboutis à ces mots<br />
décevants. Et pourtant, sous mes pieds, il me<br />
semble entendre gémir les miséreux, entas-<br />
sés sur les étroits rayons d'une armoire obscure<br />
où s'accumulent les lourds, les écœurants<br />
effluves humains...<br />
Moi, je me résigne.<br />
Parbleu, je continue de humer l'air pur et<br />
de rêver délicieusement dans le silence élargi<br />
d'une nuit sublime !<br />
VII<br />
Mister Pimley était un docteur singulier.<br />
Un petit homme grisonnant, trapu comme un<br />
Lapon, souple et prompt comme un clown.<br />
A cinq heures du matin il jaillissait sur le<br />
pont ; et tout de suite il allait aux émigrants<br />
qui, torse nu, marsouinaient au-dessus de la<br />
cuve commune.<br />
En passant derrière eux, il les claquait.
56 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
sur le dos furtivement et des querelles comi-<br />
ques éclataient parmi ces misérables. Alors,<br />
avec l'une de ses voix de ventriloque, il jetait<br />
dans la dispute quelques invectives savantes.<br />
Les torses s'empourpraient, se renversaient<br />
déjà boxeusement, quand il intervenait, les<br />
sourcils froncés et commandait la paix.<br />
Pourtant il ne riait jamais : sa face était<br />
comme un rigide masque de gravité, fourvoyé<br />
dans les blagues d'une perpétuelle bonne<br />
humeur.<br />
*<br />
* *<br />
Il parlait avec une volubilité vertigineuse,<br />
torrentielle. Jamais je ne parvins à comprendre<br />
son américain interjectif, roulant, bondissant,<br />
rempli de mots ricochants. D'abord, je partais<br />
cramponné à ses phrases ; mais bientôt elles<br />
s'accéléraient, prenaient une telle vitesse que<br />
j'étais projeté loin d'elles, dans la secousse de
ATLANTIQUE IDYLLE<br />
leurs tournants brusques, dans les sauts<br />
imprévus des contractions !<br />
Quant à sa science, elle me parut extraor-<br />
dinairement synthétique. Il avait composé un<br />
remède unique qui les contenait tous, résumait<br />
la médecine des anciens et des modernes.<br />
C'était une pilule universelle, allopathique<br />
et homéopathique tout à la fois, une semence<br />
qui, plantée avec soin, eût fait éclore une<br />
pharmacie complète.<br />
Et le doctor n'était point chiche de ses<br />
pois ! Dès l'aube, il les jetait aux émigrants<br />
par poignées comme du maïs aux pigeons. Ils<br />
t'ntaient gaiement dans les poches profondes<br />
de ?a redingote galonnée, et souvent ils en<br />
w.<br />
débordaient sans qu'il y prît garde, et rebon-<br />
dissaient sur le pont comme ces perles qui<br />
tombaient de l'habit de Buckingham.<br />
Parfois, mettant son poing sous le nez des<br />
pauvres diables : « Pair ou impair, » disait-il,<br />
et brusquement il versait une poignée de<br />
pilules dans leurs paumes.<br />
+<br />
II
58 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Ainsi semées, vulgarisées, elles n'effrayaient<br />
plus personne.<br />
Enfin, elles étaient grises pour les émi-<br />
grants, argentées pour les passagers de la<br />
seconde classe et dorées pour les snobs du<br />
tillac.<br />
Mais chez ce praticien surprenant, rien<br />
n'égalait le diagnostic.<br />
Mandé auprès d'un passager souffrant, il<br />
suffisait qu'il flairât une seconde, par la porte<br />
entre-bâillée, l'air de la cabine ou même l'air<br />
ambiant : il savait la maladie. Vite il lançait<br />
sur elle une, deux, trois pilules. C'en était<br />
fait : elle était tuée comme par des balles.<br />
Il n'y eut pas un seul décès à bord. Il y eut<br />
trois naissances !<br />
#<br />
* *<br />
Dès qu'il paraissait sur le pont, un sourire<br />
éclairait les plus sombres figures. C'était le<br />
vainqueur du spleen, la joie, la perpétuelle
ATLANTIQUE IDYLLE<br />
distraction de l'équipage qu'il étourdissait de<br />
ses gambades, de ses lazzis de paillasse.<br />
Le soir, dans l'air dormant et rose, quand<br />
le merveilleux spectacle de l'Océan et du ciel<br />
retenait un moment rêveur, même jusqu'au<br />
garçon sorti de l'écoutille pour verser les<br />
immondices dans la mer, Mister Pimley<br />
s'élançait sur le toit de la cale et faisait<br />
l'homme serpent au milieu des émigrants<br />
assemblés. Il savait tordre son corps, lier,<br />
mêler, enchevêtrer tous ses membres si bien<br />
qu'il devenait un véritable nœud. Après quoi<br />
il se démêlait et, passant à des exercices plus<br />
intellectuels, improvisait une farce, des dialo-<br />
gues, des trialogues, qu'il se répliquait avec<br />
ses multiples voix de ventriloque.<br />
Et les tristes émigrants riaient par-dessus<br />
leurs peines.<br />
Il les aimait ces misérables. Ses pitreries<br />
II
62<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
était l'aumône de sa pitié charmante et dis-<br />
crète.<br />
Parmi tous, un pauvre garçon émouvait<br />
son âme malicieuse. C'était un grand diable<br />
maigre, jeune encore, mais dont la figure<br />
émaciée, vieillie, disait une longue souffrance.<br />
Ses pommettes pointaient sous la peau. Dans<br />
les fosses des joues, sur le menton aigu pous-<br />
sait une barbe rare, rousse, toujours souillée<br />
de saumure et de jus de cavendisli. Les pru-<br />
nelles gonflées s'élançaient hors des orbites<br />
et semblaient sans regards.<br />
Tout le jour, il errait sur le pont, serrant<br />
contre sa poitrine un harmonica au soufflet<br />
tendu mais muet.<br />
C'était un dément silencieux, contemplatif.<br />
Il ne parlait à personne, sinon parfois au<br />
docteur qui le réchauffait dans sa cabine d'un<br />
coup de genièvre de Schiedam. Quant aux<br />
émigrants, il leur inspirait une vague inquié-<br />
tude ce qui le débarrassait de leur familiarité<br />
et même de leur raillerie.
ATLANTIQUE IDYLLE 63<br />
Pendant le jour, il ne jouait jamais de son<br />
harmonica : il semblait composer en dedans<br />
et s'inspirait de la mer et du ciel. Mais le<br />
soir venu, aux premières grisailles du crépus-<br />
cule, il allait s'asseoir, fatigué d'errer, sur des<br />
cordages, et, dans la flâne de l'équipage, quand<br />
le joli pétillement des mousses de l'hélice se<br />
détachait plus joyeux, plus perlé sur le ronfle-<br />
ment des fortes machines, il commençait à<br />
faire miauler le vieil accordéon, dont les<br />
plaintes peu à peu s'élevaient si étranges, si<br />
sanglotantes qu'elles poignaient l'âme de tous<br />
d'une sublime tristesse.<br />
Et les snobs et les ladies descendaient du<br />
haut-pont par la raide échelle de fer pour<br />
venir écouter cet Orphée mystérieux, posé<br />
sur une nef à vapeur!<br />
Mais après quelques jours de navigation,<br />
une fièvre extraordinaire s'empara tout à coup<br />
II
IOO<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
du pauvre artiste. Lui, toujours si tranquille,<br />
et dontpersonne ne connaissait la voix, ilpar-<br />
lait maintenant avec force, gesticulait, faisait<br />
de grandes enjambées sur le pont comme un<br />
témoin qui mesure le terrain. Parfois il allait<br />
à l'avant s'accouder sur le beaupré et là, lon-<br />
guement, il regardait l'horizon dans ses mains<br />
roulées en forme de lunette.<br />
— La terre! s'écriait-il en délire, où est la<br />
terre ?<br />
Un soir, le docteur, qui l'observait avec<br />
curiosité, lui dit à brûle-pourpoint :<br />
— Tu cherches la terre, my fellow! Eh bien,<br />
tu la verras demain avant tous les autres; je<br />
te le promets.<br />
— Je veux voir la terre, répéta le bon-<br />
homme. Je le veux ! Oh, la terre, la<br />
terre !<br />
La peur d'une navigation éternelle hantait<br />
ce cerveau détraqué.<br />
Le lendemain matin, Mister Pimley s'ap-<br />
procha du musicien et lui dit :
ATLANTIQUE IDYLLE 63<br />
— Maintenant, boy, je vais te faire voir la<br />
terre.<br />
Il lui prit les mains et les éleva jusqu'à la<br />
hauteur de ses yeux<br />
— Eh bien, la vois-tu la terre, à présent !<br />
s'écria le docteur en lançant une œillade au<br />
public.<br />
Le pauvre fou tendait ses yeux si fort qu'ils<br />
semblaient montés sur pédoncules.<br />
— Non, dit-il enfin, je ne la vois point !<br />
— Eh bien, et ça, fit Mister Pimley en tou-<br />
chant ses longs ongles noirs, encore tout<br />
remplis de terre natale !<br />
VIII<br />
Des jours se suivirent, pareils, inondés de<br />
lumière; le soleil dardait à plomb sur le ten-<br />
delet et faisait dessus la high deck s'épanouir<br />
les ombrelles et les toilettes claires. Dans<br />
l'atmosphère brûlante, sans souille, la fumée
IOO<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
du steamer stagnait pendant de longues<br />
heures, s'étirant jusqu'au fond de l'horizon.<br />
Des compagnies de marsouins nous faisaient<br />
cortège. Ils jaillissaient de la mer, semblables<br />
à de gros obus noirs, décrivaient une courte<br />
parabole et piquaient en reniflant dans le flot.<br />
C'était une grande distraction.<br />
Un soir, la vigie annonça un voilier — un<br />
événement ! — car nous n'avions plus rencon-<br />
tré un navire depuis huit jours.<br />
Tous les passagers poussèrent un cri de<br />
joie et coururent aux bastingages. On eût dit<br />
des naufragés apercevant le brick libérateur.<br />
Une demi heure après le Portland passait<br />
à une encablure d'une goélette en panne,dont<br />
les cordages se dessinaient avec précision sur<br />
le ciel d'or. Rien n'était plus émouvant que<br />
ce petit bateau incrusté dans une eau si calme,<br />
si morte qu'elle le reflétait sans le plus léger<br />
tirbouchonnement de mât.<br />
• Il attendait, depuis combien de jours! une<br />
brise pour déployer sa toile et gagner le port.
ATLANTIQUE IDYLLE 65<br />
Comme il devait nous regarder avec envie,<br />
nous, puissant steamer, insoucieux du vent<br />
et dont la course s'accélérait davantage encore<br />
dans la tranquillité des flots et de l'air! Il<br />
était le symbole de la résignation, de la<br />
patience. Nous lûmes son nom sur la poupe :<br />
il s'appelait Mystery. Un de ses matelots,<br />
assis sur le beaupré, fumait tranquillement<br />
sa pipe en balançant ses jambes au-dessus de<br />
l'eau. Quand nous passâmes devant lui, il<br />
agita tout à coup son béret rubanné et nous<br />
lui répondîmes par de vibrants vivats. Nous<br />
admirions la philosophie de cet homme; nous<br />
sentions profondément le prix d'une hélice.<br />
Bientôt la goélette s'effaça, disparut dans les<br />
ombres bleuâtres de l'arrière...<br />
Tous les soirs, aux premières étoiles, le fou<br />
faisait miauler son harmonica ; les émigrants<br />
chantaient des lieder et j'écoutais en frémis-<br />
sant la voix de la bien-aimée.<br />
La jolie màdchen m'accordait maintenant<br />
quelque attention en échange de mes soins
IOO<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
discrets. Elle paraissait attendrie d'une con-<br />
stance que son invariable danke schôn n'avait<br />
point su décourager. Souvent, il me semblait<br />
qu'elle allait parler pour épancher son cœur<br />
ému ; mais elle se ravisait aussitôt, craignant<br />
sans doute de n'être pas comprise.<br />
Une sympathie mélancolique était certai-<br />
nement entre nous.<br />
Après la couchée je m'attardais sur le pont,<br />
et je rêvais longuement à la belle jeune fille,<br />
tandis que dans le ciel pur fusaient les étoiles<br />
filantes et que, sur la mer semée de pier-<br />
reries, le navire glissait mystérieusement<br />
comme un fantôme.<br />
IX<br />
Voici le dernier jour !<br />
Dès l'aube, tout le monde est sur le pont.<br />
Le Portland entrera dans la rade de New-<br />
York vers trois heures.<br />
Le ciel resplendit. La mer a une douce
ATLANTIQUE IDYLLE 67<br />
couleur d'absinthe laiteuse. Des algues som-<br />
bres font serpenter leur chevelure le long des<br />
flancs du navire et de grosses bulles éclatent<br />
et pétillent continuellement à la surface de<br />
l'eau molle.<br />
Des voiliers, des paquebots empanachés de<br />
fumées, toute une flottille de bateaux pêcheurs<br />
apparaissent au loin. On hume comme une<br />
vague odeur de boue.<br />
Tous les yeux, enflammés, pointent sur le<br />
bas du ciel et croient déjà entrevoir, tant<br />
l'impatience illusionne les sens, les premières<br />
barres terrestres. Mais l'Amérique reste invi-<br />
sible; elle est encore bien au-delà de cette<br />
ligne bleue qui borne l'horizon.<br />
Sur le haut-pont, les passagers mènent<br />
grand bruit autour du doctor Pimley qui<br />
tient comiquement dans ses bras un joli<br />
tonnelet, cerclé de cuivre. Après un boni-<br />
ment du petit homme, les misses et les gen-<br />
tlemen déposent une pièce d'or sur un pla-<br />
teau; puis enfonçant la main dans le tonnelet<br />
ils en retirent un mince tuyau de papier.
IOO<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
C'est le jeu du pilote. Chaque bateau-pilote<br />
porte, tracé en chiffres immenses sur sa brigan-<br />
tine, un numéro d'ordre. Le passager à qui<br />
la chance réserve le numéro du bateau ame-<br />
nant le pilote à bord gagne toutes les mises.<br />
Le tirage est vite terminé : l'enjeu dépasse<br />
huit cents francs.<br />
Toutes les dames se précipitent aux bor-<br />
dages, ajustent des lorgnettes. Leur fièvre<br />
gagne les émigrants. Bientôt, il n'y a plus<br />
personne qui n'interroge anxieusement l'ho-<br />
rizon.<br />
Soudain un cri tombe de la hune.<br />
— Ile cornes !<br />
C'est une bousculade indescriptible.<br />
— Le voilà, c'est lui, le pilote, le pilote !<br />
On trépigne, on se hausse sur les pointes,<br />
tandis que les officiers sourient avec indul-<br />
gence devant cette puérile frénésie qui se<br />
répète au bout de chaque voyage.<br />
Oui, c'est le bateau-pilote. Il arrive,penché,<br />
toutes voilesdehors.Parfois, dans ses bordées,
ATLANTIQUE IDYLLE 69<br />
on aperçoit une tache noire dans le haut de<br />
sa brigantine ensoleillée. C'est le numéro;<br />
mais il défie encore les plus fortes jumelles.<br />
Des loustics crient :<br />
— C'est dix! Non c'est dix-neuf! C'est<br />
vingt-quatre !<br />
Le voilier grandit. On se met à interpeller<br />
la vigie, mais celle-ci demeure imperturbable,<br />
sa longue-vue obstinément braquée sur le<br />
petit bateau.<br />
Tout à coup, dans un silence, elle crie :<br />
— Thirty three! AIL right!<br />
Une immense clameur lui répond.<br />
C'est une jeune miss qui gagne les huit<br />
cents francs!<br />
#<br />
# *<br />
Cependant le bateau-pilote approche avec<br />
vitesse. C'est un cutter, coquettement gréé,<br />
d'une légèreté admirable. Son immense<br />
voilure le fait bondir et ricocher sur le flot.
IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Il fonce droit sur le steamer quand tout à coup,<br />
par une belle manœuvre, il vire, s'incline<br />
vers nous comme dans un salut de bien-<br />
venue.<br />
Puis, après une petite fantasia de voltes et<br />
virevoltes, il laisse tomber toute sa toile.<br />
Deux hommes ont déjà sauté dans la cha-<br />
loupe qui se détache du navire.<br />
L'un s'empare des rames, tandis que l'autre<br />
reste debout tenant un sac sous le bras. L'es-<br />
quif aborde bientôt notre vaisseau.<br />
Alors retentissent de formidables acclama-<br />
tions, et c'est bien autre chose quand le pilote,<br />
enjambant la rampe, tombe légèrement sur<br />
le pont et salue l'équipage.<br />
Des hurrahs frénétiques éclatent. Une émo-<br />
tion inexprimable s'empare des passagers; les<br />
femmes palpitent, pleurent! Tout le monde<br />
veut serrer la main de cet homme qui montre<br />
un visage nouveau et nous apporte les pensées<br />
de la terre.<br />
Enfin, le capitaine vient délivrer le héros
ATLANTIQUE IDYLLE 71<br />
silencieux qui lui remet son sac bourré de<br />
journaux et de lettres.<br />
Après quoi, se frayant à grand'peine un<br />
passage au milieu de la foule, le pilote monte<br />
sur la passerelle.<br />
C'est un solide gaillard dont la figure<br />
douce, fleurie d'une belle barbe blonde, con-<br />
traste avec ses muscles puissants.<br />
Quand il salue de la main les blanches<br />
voiles qui l'ont amené, il semble un Lohen-<br />
grin en jersey, disant adieu à son cygne aimé !<br />
Il saisit la barre : dès lors, indifférent aux<br />
rumeurs sympathiques qui ne cessent de<br />
monter jusqu'à lui, il ne s'occupe plus que de<br />
la course du navire.<br />
#<br />
* *<br />
Le pont s'encombre de malles, de caisses,<br />
de paniers, de bagages de toutes sortes, autour<br />
desquels les émigrants tournent avec anxiété.<br />
La circulation devient difficile. Ces ma-
IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />
nœuvres extraordinaires provoquent la joie<br />
des enfants qui bondissent comme des che-<br />
vreaux. Us gênent le travail et l'on est obligé<br />
de les emprisonner dans l'entrepont.<br />
Enfin, vers midi, une ligne pâle-grise<br />
comme un lavis à l'encre de Chine, apparaît<br />
au lointain.<br />
— Sandy Hook!<br />
On se rue à l'avant. Tous, les yeux exor-<br />
bités, nous crions : « Sandy Hook »! sans<br />
bien savoir ce que c'est.<br />
On entend maintenant le rugissement, le<br />
roaring des bouées à air qui guident les vais-<br />
seaux au milieu de la nuit et de la ouate des<br />
brouillards que nulle lumière ne saurait percer.<br />
A de courts intervalles, d'immenses paque-<br />
bots croisent le Portland, qu'ils saluent de<br />
leur pavillon.<br />
Mais la côte cendrée s'élève lentement au-<br />
dessus de la mer et déjà l'on distingue des<br />
hautes maisons solitaires qui semblent sus-<br />
pendues entre le ciel et l'eau.
ATLANTIQUE IDYLLE 73<br />
Tout à coup, le Poriland frôle une balise :<br />
c'est la première; il vient d'embouquer le<br />
chenal.<br />
Alors, ébloui, ivre de lumière, je descends<br />
dans le steerage pour reposer mes yeux.<br />
Et, justement, la petite Eva Linnet arrive à<br />
ma rencontre, toute parée et souriante. Elle<br />
se jette dans mes bras et, longtemps, je la<br />
retiens sur mon cœur.<br />
Je prends entre mes mains sa tête angé-<br />
lique, aux belles boucles blondes; et je la con-<br />
temple longuement, afin que ce doux visage<br />
reste pour toujours gravé dans ma mémoire.<br />
Encore quelques heures et ce sera la sépara-<br />
tion. Je ne la reverrai plus jamais! Ah! vrai,<br />
je ne savais pas que je l'aimais tant !<br />
En ce moment, des clameurs se font en-<br />
tendre et l'entrepont résonne sous le cloutis<br />
des grosses semelles.<br />
Le clerk apparaît à la porte de l'escalier et<br />
me crie :<br />
— Monsieur, Monsieur, venez donc, voilà<br />
New-York ! c
IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />
D'un bond, je suis sur le tillac. Spectacle<br />
grandiose! New-York surgit calme, sublime<br />
dans les lumineuses vapeurs de l'Hudson.<br />
Cependant Mister Evans, armé d'horribles<br />
jumelles, commence de nommer les hautes<br />
tours et montre la place des principaux quar-<br />
tiers de la ville...<br />
Je me sauve à l'arrière, déserté par tous et<br />
là, appuyé contre la dunette, j'admire la<br />
cité surprenante, le large fleuve, l'Hudson<br />
immense et turbulent, plein de vaisseaux.<br />
Un sentiment de triomphe oppresse ma<br />
poitrine. Le voyage finit dans l'apothéose<br />
attendue. Je peux maintenant braver l'ironie<br />
familiale !<br />
Je regarde, sans me rassasier, frémissant<br />
d'orgueil et de sardonisme, quand une femme<br />
apparaît devant moi.<br />
C'est la jolie màdchen que j'ai cherchée<br />
tout le jour. Je ne puis réprimer un geste de<br />
joyeux étonnement. Alors, d'une voix lente,<br />
pénétrée, dans un accent très pur :
ATLANTIQUE IDYLLE 75<br />
— Ah, Monsieur, comme c'est beau n'est-<br />
ce pas !<br />
A ces mots, j'écarquille les yeux et demeure<br />
stupéfait.<br />
— Vous savez le français, Mademoiselle !<br />
Elle sourit...<br />
— Vous saviez le français, vous saviez le<br />
français ! fais-je avec exaltation. Comme c'est<br />
mal à vous! Ah, si vous aviez voulu, nous<br />
aurions été moins malheureux !<br />
Elle secoue doucement la tête :<br />
— C'est vrai, dit-elle, peut-être nous au-<br />
rions été moins tristes pendant quelques<br />
heures. Mais aujourd'hui, est-ce que nous ne<br />
serions pas tristes pour jamais !<br />
Elle fixe sur moi ses clairs yeux bleus :<br />
— Je ne suis pas Allemande, comme vous<br />
pensez, mais Luxembourgeoise. Je viens de<br />
Remich, et vais avec mon cousin dans le<br />
Kentucky, auprès d'un oncle qui veut bien<br />
nous recueillir. Nous sommes orphelins. Bien-<br />
tôt, je serai loin, mais, je le jure, je garderai
IOO<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
toujours le souvenir de vos bontés. Je vous<br />
remercie de tout mon cœur...<br />
Je la regarde éperdu, douloureusement<br />
charmé, voulant encore entendre ses dolentes<br />
paroles qui me bouleversent l'âme tour à tour<br />
de joie et d'angoisse.<br />
Sa voix s'altère, s'entrecoupe de soupirs;<br />
des larmes jaillissent de ses yeux.<br />
— Et vous, dit-elle en saisissant mes mains,<br />
est-ce que vous m'oublierez?<br />
Alors, dans une explosion de tendresse<br />
muette et désespérée, je l'attire dans mes<br />
bras et la presse contre ma poitrine avec tout<br />
ce qu'il me reste de force...<br />
*<br />
# #<br />
Sur le quai de Jersey-City, elle se retourna<br />
une fois encore et m'envoya de la main le<br />
suprême adieu.<br />
Puis, entraînée par son compagnon, elle se
ATLANTIQUE IDYLLE 77<br />
perdit au milieu de la foule des émigrants,<br />
dans le hall de la douane.<br />
Je cachai mes yeux. Je ne mentais plus à<br />
mon émotion. Je pleurais sans honte, comme<br />
les héros de George Sand !<br />
— Eh bien, s'écriait gaiement derrière moi<br />
Mister Evans en frappant mon épaule, qu'en<br />
dites-vous jeune homme? Hein, c'est plus<br />
drôle qu'au départ? Allons, habillez-vous tout<br />
de suite ; nous irons jeter nos lettres au Post-<br />
Office...
Le dernier Peau=Rouge<br />
L'autre soir, à New-York, j'étais assis<br />
sous un tulipier du Central Park, jardin<br />
merveilleux où vivent les arbres de toutes les<br />
essences et s'épanouissent quatre-vingt mille<br />
espèces de fleurs !<br />
Il ne faisait pas un souffle, pas une haleine<br />
dans l'air surchauffé par le terrible soleil du<br />
jour.<br />
Un épais nuage, immobile, murait hermé-<br />
tiquement le ciel et l'on eût dit, tant la respi-<br />
ration devenait malaisée, que ce nuage s'abais-<br />
sait lentement, compressait sur la terre la<br />
chaleur qui, ne trouvant pas d'issue, se faisait<br />
touj ours plus compacte et se solidifiait presque.
IOO<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Autour de moi, des myriades d'étincelles,<br />
blucttes de feu sautant de l'humus en fermen-<br />
tation, volaient, pizzicataient dans l'ombre<br />
des fourrés.<br />
Je me fusse sans doute un peu effrayé de ce<br />
phénomène, fantastique et nouveau pour moi,<br />
si j'avais été seul dans le jardin; mais, à tous<br />
moments, des amoureux qui revenaient du<br />
Muséum passaient sous la ramure de mon<br />
tulipier.<br />
Ils allaient lentement, sans se tenir par le<br />
bras, séparant leur transpiration, silencieux,<br />
accablés; le fellow, s'épongeant le front, la<br />
girl en jupe courte, en jersey clair, mince<br />
sans maigreur, éventant sa délicieuse figure<br />
rose et tout alanguie.<br />
Et des cars, des araignées, qui retournaient<br />
à la ville, fuyaient dans l'allée au grand trot<br />
des chevaux savonnés d'écume, afin de trou-<br />
ver dans le vent de la course une illusion de<br />
fraîcheur.<br />
Cependant, l'air se raréfiait de plus en plus ;
LE DERNIER PEAU-ROUGE 8l<br />
l'atmosphère chaude devenait une force qui<br />
cherchait à broyer votre poitrine comme dans<br />
un étau, quand l'orage risqua un gronde-<br />
ment, suivi de coups d'averse qui faisaient<br />
une magistrale rumeur en tombant sur les<br />
frondaisons du Park.<br />
Aussitôt, une brise passa dans les arbres et<br />
l'on respira.<br />
Comme je me levais pour regagner la ville,<br />
un homme maigre, immense, s'approcha de<br />
moi et m'offrit des éventails.<br />
— Five ce?its! dit-il.<br />
C'étaient des feuilles de palmier séchées<br />
dont toute la portion digitée avait été coupée;<br />
seul, restait le cœur, tout plissé, bordé d'un<br />
lacet de jonc.<br />
— Five cents, five cents! répéta le vendeur<br />
avec une insistance un peu impérieuse.<br />
Une inquiétude me prenait, lorsqu'un
IOO<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
éclair me montra l'équivoque mendiant. A son<br />
teint bronzé, à ses yeux allongés, à ses noires<br />
mèches de cheveux qui ruisselaient sur son<br />
cou, je reconnus un Indien.<br />
Je frissonnai. Pendant une seconde, l'en-<br />
fantine terreur du sauvage repassa en moi.<br />
— Five cents! dit encore l'homme en pous-<br />
sant cette fois ses feuilles de palmier dans ma<br />
poitrine.<br />
Alors, je les acceptai toutes sans hasarder la<br />
moindre objection et tendis au Peau-Rouge<br />
un quart de dollar.<br />
Satisfait, il porta la main à son front en<br />
signe de remerciement, et jugeant sans doute<br />
qu'il me ferait injure en rendant la moindre<br />
pièce de monnaie, il s'éloigna lentement dans<br />
la direction de la City.<br />
Quand il fut à quelque distance, je lui em-<br />
boîtai le pas, car il me parut prudent de suivre<br />
ce sauvage, afin de n'avoir pas à le rencontrer<br />
au détour d'un chemin.<br />
Mais à la sortie du Park, je le perdis de vue.
LE DERNIER PEAU-ROUGE<br />
Un orage terrible roulait maintenant sur la<br />
ville. Il pleuvait des gouttes énormes qui<br />
crépitaient, rebondissaient sur le pavé comme<br />
des milliards de billes et faisaient une épaisse<br />
écume qu'on voyait, à la lumière des éclairs,<br />
se souffler et monter près de la grille des<br />
égoûts engorgés où se ruaient mille ruisseaux<br />
mugissants.<br />
Je sautai dans un tram-car pour le Broad-<br />
way.<br />
#<br />
* #<br />
Une heure après, l'orage était loin : il avait<br />
cédé la place aux elevated railways, tonnerre<br />
ordinaire de New-York. Les étoiles brillaient<br />
entre les nuages qui fuyaient en loques vers<br />
la mer.<br />
Et de nouveau, la ville se parfumait d'ana-<br />
nas et de bananes<br />
Car ç'a été ma première impression en<br />
découvrant New-York, c'est qu'elle était une<br />
8l
IOO<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
ville qui sentait bon partout et tant qu'elle<br />
pouvait.<br />
Et rien d'étonnant à cela, puisqu'elle est<br />
remplie d'une foule de petits cimetières ur-<br />
bains, oasis fleuries, où foisonnent les roses et<br />
les clématites, et que les tombereaux, au lieu<br />
de contenir comme à Bruxelles de la sale<br />
boue noire, débordent d'ananas, de pêches et<br />
de tous les fruits odoriférants du Sud !<br />
Il semble qu'il y ait à New-York une com-<br />
pagnie de parfumage public.<br />
En passant par Bowery avenue, j'eus faim<br />
et soif d'un sorbet à la neige, et j'entrai dans<br />
un bar.<br />
Une autre impression personnelle et péné-<br />
trante, dans le tas de celles que je rapporterai<br />
d'ici, c'est le goût des Américains et des<br />
Américaines pour les sorbets. Us s'en délec-<br />
tent tout le temps ; il est vrai que les crèmes du<br />
Nouveau-Monde sont plus froides et déli-<br />
cieuses que partout ailleurs.<br />
Ce soir-là, je humais un sorbet à la fraise
LE DERNIER PEAU-ROUGE<br />
en m'amusant au jeu des moulins de gaze,<br />
ajustés au plafond de la salle, et qui tour-<br />
naient avec un petit ronflement et l'absurde<br />
illusion de chasser les mouches innombrables.<br />
Mais ces mouches folles s'abattaient à tous<br />
moments sur les ailes légères, faisaient quel-<br />
ques tours rapides, et s'envolaient, et reve-<br />
naient encore pour s'envoler et revenir tou-<br />
jours.<br />
Une véritable fête pour les mouches, ces<br />
petits moulins! Je les entendais rire aux<br />
éclats. Elles s'invitaient. C'étaient leurs<br />
petits carrousels. Jamais je n'ai vu des mouches<br />
s'amuser comme ça ! Elles en oubliaient l'hu-<br />
manité.<br />
Et j'admirais combien les Américains sont<br />
ingénieux d'utiliser ainsi le courant d'air pour<br />
distraire les mouches de leurs piqûres, quand<br />
un grand homme, maigre et farouche, entra<br />
dans la salle. Je tressaillis; c'était encore<br />
une fois mon Peau-Rouge, marchand d'éven-<br />
tails !<br />
8l
IOO<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Il s'assit en face de moi, à une table voisine,<br />
et commanda un immense verre de whisky<br />
qu'il but à petites gorgées. Je pus l'examiner<br />
à loisir.<br />
Il portait un feutre roux, d'où ruisselaient<br />
sur ses épaules des cheveux noirs, rudes, sans<br />
reflet. Les yeux à la prunelle immobile,<br />
irréfléchissante, s'allongeaient sous la forte<br />
broussaille des sourcils noirs. Quant au nez,<br />
il semblait avoir été aplati, écrasé contre la<br />
face rougeâtre.<br />
Sur ses joues hâves, creuses, poussaient<br />
quelques touffes de barbe; sous les rares<br />
crins de moustache, sa large bouche entr'ou-<br />
verte, aux lèvres violâtres, montraient de<br />
longues dents aiguës. Le menton était glabre<br />
et pointu.<br />
Tête inquiétante et sinistre, et telle que je<br />
me figurais celle du Grand Chacal !
LE DERNIER PEAU-ROUGE<br />
Je me perdais en réflexions attendries sur<br />
ce pauvre scalpeur déchu, habillé de trous,<br />
quand sa tête s'abattit sur ses bras dans un<br />
sommeil foudroyant.<br />
Il dormait ainsi depuis quelques minutes,<br />
quand le patron du bar commanda de le<br />
réveiller.<br />
Un garçon s'approcha du Peau-Rouge et le<br />
toucha à l'épaule.<br />
L'homme ne s'éveilla pas.<br />
Alors, le boy le secoua rudement avec ses<br />
deux mains en criaut : M an! mari!<br />
Mais l'Indien dormait toujours. Surpris, le<br />
garçon fit une pause; puis de nouveau il ap-<br />
pliqua ses mains sur le sauvage et l'agita<br />
avec violence.<br />
Mais l'homme restait inerte, ne bougeait<br />
non plus que s'il était mort.<br />
Stupéfait, le garçon adressa au patron un<br />
geste de découragement.<br />
Alors le maître du bar, un gentleman her-<br />
cule, haussa les épaules de pitié et, quittant<br />
8l
88 IMAGES n'0UTRE-MER<br />
le comptoir, il s'avança vers le dormeur avec<br />
dignité.<br />
A son tour, il enfonça ses mains énormes<br />
dans les épaules du sauvage et le secoua avec<br />
une frénésie froide.<br />
L'homme ne se réveilla point !<br />
Devant l'inutilité de son effort, le patron<br />
se recula et, sans que son visage trahît la<br />
moindre surprise, il considéra un moment ce<br />
dormeur inconcevable.<br />
Après quoi il s'en retourna au comptoir. Je<br />
crus qu'il abandonnait la partie et laissait<br />
l'homme à son sommeil magique ; mais<br />
non : il s'en revint bientôt avec un morceau<br />
de glace qu'il cala avec soin sur la nuque<br />
du sauvage. Puis, sans répondre aux sourires<br />
des consommateurs égayés par cette trou-<br />
vaille, il regagna son box et ne parut pas<br />
même se soucier du résultat de son strata-<br />
gème.<br />
Cependant le morceau de glace fondait sur<br />
la nuque du dormeur, et je surveillais ce phé-<br />
nomène avec anxiété...
LE DERNIER PEAU-ROUGE 89<br />
Soudain, le Peau-Rouge bondit, poussa un<br />
rugissement terrible et s'enfuit par la porte<br />
ouverte.<br />
Il n'avait pas payé son verre de whisky...<br />
Et comme le garçon lancé à sa poursuite,<br />
revenait hors d'haleine en disant l'inutilité de<br />
sa course, je me dis que le sommeil du sauvage<br />
était peut-être simulé; ce fils de la Prairie<br />
avait voulu me montrer que si les Indiens<br />
vaincus ont perdu leur noblesse et leur so-<br />
briété, le Grand Esprit leur permet encore<br />
quelquefois de triompher par la ruse des in-<br />
trompables Yankees !<br />
6
Du San Bernardino à Venise<br />
Bien que la malle-poste de Coire nous eût<br />
rompu les os, nous ne nous attardâmes guère<br />
à l'hôtel du Splugen.<br />
Il faisait un froid terrible dans cette grande<br />
maison de pierre où nul cordial, pas même<br />
l'Asti spumante, ne parvint à nous ragail-<br />
lardir. C'était d'ailleurs la saison des lavan-<br />
ges : la gorge commençait à ruisseler sous<br />
un ciel de pluie et le Rhin, qui n'est ici qu'un<br />
ruisseau modeste semé de cailloux, se gon-<br />
flait sournoisement pour mieux écumer et<br />
bouillonner là-bas dans les gouffres de la Via<br />
Mala.<br />
La sauvagerie du lieu n'avait aucun attrait<br />
supérieur, à cette époque tout au moins.
DU SAN BERNARDINO A VENISE IOI<br />
Aussi, après une nuit passée dans une cham-<br />
bre pleine de fenêtres ouvrant sur des gla-<br />
ciers et où nous pensâmes geler en compa-<br />
gnie d'un tas d'aigles, de condors et de buses,<br />
heureusement empaillés, nous montâmes<br />
sans déplaisir dans la diligence de Bellinzona.<br />
Bellinzona! Ah! le doux nom! Tout le<br />
mirage, lagaité, la musique de l'Italie!<br />
Nous partîmes au trot sonnant de quatre<br />
chevaux qui ralentirent à peine leur allure<br />
aux premiers lacets de la route. Car il s'agis-<br />
sait d'escalader le San Bernardino.<br />
Un épais nuage embrumait la vallée et<br />
nous empêchait de rien voir; tout ce que je<br />
savais, c'est que nous grimpions d'un bon<br />
élan avec, parfois, un bref silence des son-<br />
nailles, un temps d'arrêt, quand notre caisse,<br />
virant sur un des paliers du chemin, tirait<br />
vers le ciel une bordée nouvelle.<br />
Nous étions assez confortablement installés<br />
dans la voiture et nos jambes jouissaient d'un<br />
certain libre arbitre. Malheureusement il ne
92 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
pouvait être question de s'étendre sans ver-<br />
gogne; un troisième voyageur se trouvait<br />
devant nous, ce qui nous obligeait à quelque<br />
tenue. Je l'ai dit, on ne voyait que le brouil-<br />
lard. Donc, faute de mieux, et pour tuer le<br />
temps, je me mis à dévisager l'inconnu avec<br />
discrétion. C'était un homme d'une cinquan-<br />
taine d'années, grand, robuste. La figure un<br />
peu longue, très bronzée, n'offrait rien de<br />
remarquable si ce n'est de claires prunelles<br />
bleues et une forte moustache retombante,<br />
toute blonde, qui prenait vraiment de la<br />
grâce sur ce teint hautement coloré. L'œil<br />
tranquille, grave, avait de la douceur et l'on<br />
eût dit qu'il s'empreignait d'une pointe de<br />
timidité quand par hasard il s'attachait un<br />
instant sur nous.<br />
L'étranger, homme de précaution, était<br />
coiffé d'une toque de loutre et portait un<br />
havelock chaud et sombre. Très correctement<br />
assis sur sa banquette, il lisait le Secolo, qu'il<br />
posait parfois sur ses genoux pour regarder à
DU SAN BERNARDINO A VENISE<br />
la portière. Mais la glace tout embuée décou-<br />
rageait le regard : alors l'inconnu, dédaignant<br />
de l'essuyer, se renfonçait dans son journal.<br />
Quelle était sa nationalité ? Et sa profession ?<br />
Je m'ingéniais à deviner sans parvenir à<br />
me satisfaire. C'étaitun Germain par les yeux,<br />
la moustache et l'habit. Mais ce teint de méri-<br />
dional et le Secolo ne le dénonçaient-ils pas<br />
plutôt comme un Italien ? Il y a beaucoup de<br />
moustaches blondes par delà les Alpes...<br />
Je m'abîmais dans les conjectures quand<br />
l'étranger tira de dessous la banquette une<br />
valise de cuir sur laquelle je lus « Torino ».<br />
Il l'ouvrit et prit dans une petite boîte quel-<br />
ques pastilles qu'il porta délicatement à sa<br />
bouche. Puis il referma la mallette mais pas si<br />
vite que je n'eusse le temps de voir au fond du<br />
sac une foule de papillotes brillantes et mul-<br />
ticolores comme celles qui enveloppent les<br />
chocolats fins.<br />
Ce fut un trait de lumière. Plus de doute,<br />
c'était un Piémontais, quelque voyageur de<br />
IOI
IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />
commerce en tournée d'affaires, le représen-<br />
tant d'une confiserie de marque. Est-ce que<br />
Turin n'est pas la ville des plus délicieuses<br />
pralines du monde ?<br />
On montait depuis deux grandes heures,<br />
quand le coche stoppa brusquement. Nous<br />
étions au sommet du San Bernardino.<br />
Nous sautâmes de la malle-poste avec em-<br />
pressement. Le brouillard s'était dissipé ;<br />
sous le ciel gris, opaque, la neige qui nous<br />
entourait de tous côtés resplendissait de<br />
blancheur. Chose étrange, il faisait bien<br />
moins rigoureux sur ce plateau que dans la<br />
gorge du Splugen. Pas un souffle d'ailleurs;<br />
le calme, le silence le plus impressionnant.<br />
Nos chevaux tout fumants de sueur furent<br />
dételés et attachés à des traîneaux. La voie<br />
carrossable s'arrêtait brusquement ici, une<br />
tourmente de neige ayant comblé tous les<br />
chemins.<br />
Nous repartîmes après une halte de dix<br />
minutes. Les traîneaux étaient fort primitifs
DU SAN BERNARDINO A VENISE IOI<br />
et ne ressemblaient en rien à ces chars d'hiver<br />
peints par Watteau ou Lancret; ils n'étaient<br />
guère plus confortables que des trainoirs de<br />
laboureurs. N'importe, ils donnaient une<br />
fameuse diversion et nous ne prenions pas<br />
garde à la dureté du siège tant le cœur nous<br />
bondissait gaîment dans la poitrine.<br />
Le premier traîneau, conduit par le pos-<br />
tillon, portait les bagages et frayait la route.<br />
J'occupais le deuxième traînoir avec mon<br />
compagnon et l'on m'avait bonnement jeté<br />
les rênes comme si j'étais un parfait aurige...<br />
Je me rappelle que cette marque de confiance<br />
me rendit d'abord très perplexe; car je ne<br />
connais réellement bien que les chevaux à<br />
bascule et les traîneaux de carrousel. Mais je<br />
me remis assez vite et quand une fois j'eus<br />
fait claquer mon fouet, au risque d'éborgner<br />
mon camarade, tout alla le mieux du monde.<br />
Deux autres traîneaux nous suivaient, ou,<br />
du moins, je le pense ; à vrai dire je ne m'in-<br />
quiétais pas d'eux, trop occupé que j'étais de
IOO<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
la direction de ma bête et fort attentif à m'en-<br />
grener dans les ornières creusées par le pre-<br />
mier véhicule.<br />
Nous allions bon train et nous nous aper-<br />
çûmes alors que le froid était très vif. Fichtre,<br />
les oreilles nous cuisaient ! Tant pis, la course<br />
était émouvante et si neuve ! Nous n'étions<br />
plus un colis ballotté dans une guimbarde ;<br />
cette fois nous collaborions au mouvement ;<br />
il fallait « veiller au grain », ouvrir l'œil comme<br />
on dit. A la bonne heure ! Nous glissions avec<br />
vitesse tantôt au milieu d'une plaine blanche,<br />
tantôt dans une sorte de chenal qui s'étran-<br />
glait tout à coup entre des rochers abrupts.<br />
Au sortir des crevasses, le passage côtoyait<br />
parfois un précipice où nous distinguions un<br />
tas d'aiguilles poudrées de neige. Un faux-<br />
pas de notre cheval... Bigre, je n'osais y son-<br />
ger ! Soudain nous voilà dans un véritable<br />
cirque de glace. Une troupe d'hommes étran-<br />
ges accourent et nous commandent de stop-<br />
per.
DU SAN BERNARDINO A VENISE<br />
Ils étaient bien une dizaine vêtus de houp-<br />
pelandes, les yeux cachés sous d'énormes<br />
lunettes vertes.<br />
Instinctivement j'ouvre mon petit canif...<br />
Hé, c'étaient les meilleurs gens du monde,<br />
les déblayeurs ! Ils nous annonçaient que la<br />
route était libre et qu'une nouvelle diligence<br />
nous attendait cent pas plus loin. De fait, une<br />
demi-heure après nous roulions sur l'autre<br />
versant des Alpes au grand trot de chevaux<br />
frais.<br />
Nous nous étonnâmes d'être parfaitement<br />
seuls dans la voiture ; où donc était passé<br />
notre compagnon, le confiseur de Turin?<br />
Disparu... Sans doute avait-il pris une autre<br />
route, celle de Chiavenna, par exemple.<br />
Mais le chemin devint si beau que nous<br />
oubliâmes tout à fait ce marchand de carra-<br />
ques. Il fallait trois heures encore avant d'at-<br />
teindre Bellinzona au fond de la vallée du<br />
Tessin. Trois heures enchantées et pour tou-<br />
jours présentes dans notre souvenir.<br />
IOI
IOO<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Nous dévalions en zig-zag. D'abord, ce fut<br />
comme là-haut, le rude hiver tout blanc, sans<br />
un arbre. Puis, les pins apparurent, ployant<br />
leurs branches chargées de frimas. Mais, au<br />
premier relai, ils s'étaient déjà ébroués du<br />
givre et vêtaient la montagne de leur belle<br />
fourrure sombre. Le gazon brûlé commençait<br />
à reverdir. La neige fondait; au flanc des<br />
collines, on n'en apercevait plus que quelques<br />
plaques qui ressemblaient à du linge étendu<br />
sur l'herbe.<br />
Cependant le ciel entr'ouvrait ses nuages et<br />
faisait un joli sourire bleu. Des rayons de<br />
soleil pointaient sur des cimes dont les glaces<br />
chatoyaient à toutes facettes. Alors, des<br />
arbustes surgirent, toute une flore au ras du<br />
sol ; et ce fut le printemps avec ses pâquerettes<br />
et ses pervenches.<br />
Des torrents bondissaient sur les roches;<br />
de longues chutes blanches ruisselaient le long<br />
des pans taillés à pic. Nous allions dans la<br />
douce rumeur des cascades, humant une
DU SAN BERNARDINO A VENISE<br />
fraîcheur délicieuse. Parfois, la diligence<br />
ralentissait son allure pour laisser passer<br />
un troupeau de vaches à sonnettes, dont le<br />
bon fumet d'étable venait parfumer un<br />
moment notre caisse. Les chalets pavoisés<br />
de verdure se multipliaient dans la mon-<br />
tagne; les rhododendrons s'épanouirent; à<br />
présent, c'était le mois de mai.<br />
A mesure que nous descendions, une<br />
tiédeur emplissait la vallée. Encore quelques<br />
lacets et, au tournant d'une pente, nous<br />
roulâmes subitement sur une route plane que<br />
bordait un ruisseau ombragé d'aulnes et de<br />
peupliers. Alors, nous vîmes des bouleaux,<br />
des ormes, des chênes. Et ce furent enfin les<br />
mûriers. Sur leur tronc noir et rugueux, trem-<br />
blaient quelques feuilles jaune tendre. Pauvres<br />
arbres! Les magnanarelles les avaient entiè-<br />
rement dépouillés ; ils essayaient de revivre,<br />
poussant quand même de maigres rameaux<br />
qui allaient être tout de suite cueillis, hélas,<br />
comme les autres.<br />
IOI
IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />
L'air se chauffait toujours davantage; nous<br />
étouffions. Il était six heures; le soleil<br />
ambrait les monts lointains et les somptueuses<br />
prairies où grouinaient des bandes de cochons<br />
noirs. Tout à coup les sabots des chevaux<br />
sonnèrent; nous tressautâmes sur un pavé.<br />
La malle-poste s'engageait sur le pont du<br />
Tessin. Et nous entrâmes à Bellinzona dans<br />
le plein été.<br />
Le lendemain, dans un hôtel au bord du lac<br />
de Lugano, nous nous retrouvâmes tout à coup<br />
en face de notre compagnon de la diligence.<br />
Il fit un léger mouvement et délibéra une<br />
seconde s'il allait nous saluer; mais sa timi-<br />
dité prenant le dessus, il se détourna douce-<br />
ment et s'assit à une table voisine de la nôtre.<br />
Tandis qu'il dînait, je l'observais à la dérobée.<br />
Il avait un beau front ; les cheveux grison-<br />
nants, coupés ras, étaient fort drus. Ses<br />
manières dénonçaient un parfait gentleman.<br />
Cet homme mangeait avec une réelle distinc-<br />
tion. Aussi, commençais-je à douter sérieuse-
DU SAN BERNARDINO A VENISE IOI<br />
ment qu'il fût un simple confiseur. Si c'était<br />
plutôt un ingénieur ou un avocat ?<br />
La question finissait par m'intriguer beau-<br />
coup.<br />
Malheureusement, le taciturne voyageur<br />
disparut le soir même et nous l'oubliâmes de<br />
nouveau dans les délices de Lugano.<br />
Or, quelques jours après, nous trouvant à<br />
Milan, quelle ne fut pas notre surprise de le<br />
voir entrer chez Biffi où nous déjeunions ! Il<br />
nous aperçut et un imperceptible sourire<br />
glissa sur ses lèvres.<br />
Ce fut bien autre chose quand le soir à<br />
minuit il monta tout à coup, à la dernière<br />
minute, dans le train de Venise et juste dans<br />
notre compartiment !<br />
Cette fois je fus pris d'une véritable anxiété,<br />
car il me semblait vraiment impossible que<br />
le simple hasard fût l'artisan de toutes ces<br />
rencontres.<br />
Cependant, l'inconnu déploya une cou-<br />
verture sur ses genoux et s'endormit ou, du
IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />
moins, feignit de s'endormir. Quant à moi, je<br />
veillai ; cet homme m'inspirait à présent une<br />
réelle inquiétude. Ah ! je ne m'amusais plus<br />
à le classer dans telle ou telle catégorie de<br />
gentlemen ; je me dis que c'était un voleur<br />
ou un policier.<br />
Au milieu de la nuit, le train s'arrêta. Je<br />
me penchai à la portière; nous étions dans<br />
une gare mal éclairée et qui me parut res-<br />
sembler à celle de Tirlemont à s'y mépren-<br />
dre. Où donc étions-nous?<br />
— Verona ! Verona !<br />
Comment, c'était ça Vérone! Et j'écar-<br />
quillais les yeux tandis qu'un employé faisait<br />
sonner les roues de son maillet et qu'un<br />
garçon en tablier blanc courait le long des<br />
voitures en criant des bocks !<br />
Le train démarrait et je reprenais ma place<br />
quand, à mon vif contentement, je constatai<br />
que l'inconnu avait quitté le wagon.<br />
Il était descendu sur le rail, par l'autre por-<br />
tière, afin de ne pas nous bousculer sans<br />
doute et au risque d'un procès-verbal.
DU SAN BERNARDINO A VENISE IOI<br />
Cette attention, vraiment délicate de la<br />
part d'un bandit ou d'un policier, me rejeta<br />
dans les hypothèses. Je m'étais trompé; à<br />
voir comme ce voyageur en usait avec les<br />
règlements, c'était pour sûr un fonctionnaire<br />
de l'Etat... Je ne voulus plus en démordre;<br />
aussi bien je tombais de fatigue et je m'em-<br />
pressai d'imiter mon compagnon qui, plus<br />
avisé que moi, dormait profondément sans<br />
préoccupation d'aucune sorte.<br />
Je me réveillai aux environs de Padoue<br />
dans la belle lumière de l'aurore. Oh les grâ-<br />
ces exquises de cette campagne italienne!<br />
Tout le long de la voie ferrée, les pampres<br />
formaient des guirlandes qui s'accrochaient<br />
aux ormeaux et aux saules et qu'emperlait la<br />
rosée.<br />
Mais bientôt, la végétation se rabougrit<br />
étrangement et devint rare. Nous approchions<br />
de Venise.<br />
Tout à coup nous fûmes au milieu des<br />
lagunes où se reflétait un ciel lumineux,
IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />
intensément jaune. Nous roulions dans de<br />
l'or.<br />
Enfin le train sauta sur les plaques tour-<br />
nantes et nous entrâmes à cinq heures du<br />
matin dans la triste gare de Venezia.<br />
Comme nous rentrions à midi à l'hôtel de<br />
Belle-Vue, jugez de notre stupeur en voyant<br />
apparaître dans le dining-room le personnage<br />
mystérieux de la diligence. Lui! toujours lui!<br />
Notre ahurissement fut si vif que l'étranger<br />
ne put réprimer un sourire ; il s'inclina légère-<br />
ment devant nous et s'assit sans mot dire.<br />
Ah ça, qui était cet homme ? Une irritation<br />
s'emparait de moi à la fin. Car je ne doutais<br />
plus que nous ne fussions « filés » comme de<br />
vulgaires malfaiteurs. Pourtant, je ne pouvais<br />
m'empêcher de constater alors l'insigne<br />
maladresse d'un détective qui se faisait autant<br />
remarquer. Il ne rusait pas avec nous. Si nous<br />
le perdions de vue dans nos promenades en<br />
gondole et nos visites aux églises, nous le<br />
retrouvions très ponctuellement à l'heure des
DU SAN BERNARDINO A VENISE IOI<br />
repas. Il nous saluait même à présent avec<br />
bienveillance et dînait silencieusement, tout<br />
seul, à une petite table dressée exprès pour<br />
lui.<br />
Après tout, ce n'était peut-être qu'un tou-<br />
riste solitaire et mélancolique.<br />
Bref, nos appréhensions se calmèrent.<br />
Eblouis de chefs-d'œuvre, impatients d'en<br />
contempler d'autres, le voyageur finit par<br />
nous paraître assez banal et nous lui restituâ-<br />
mes toute notre indifférence.<br />
Enfin, nous allions quitter Venise à regret,<br />
quand on annonça, pour le lendemain diman-<br />
che, une fête de nuit sur le grand Canal.<br />
En ce moment, la rade présentait un fort<br />
beau spectacle. Un cuirassé anglais et deux<br />
corvettes italiennes mouillaient entre la riva<br />
degli Schiavoni et la Giudecca, et c'était<br />
autour de ces gros vaisseaux un va-et-vient<br />
de gondoles, de barques, le plus pittoresque<br />
du monde.<br />
Or, Venise voulant honorer la présence du<br />
7
IOO<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
navire anglais dans ses eaux, avait décrété<br />
une fête monstre.<br />
Donc, nous ajournâmes notre départ au<br />
lundi, très curieux d'admirer ces réjouissances<br />
vénitiennes tant vantées dans les chroniques<br />
anciennes et modernes.<br />
Le lendemain, dès sept heures du matin,<br />
les vaisseaux hissèrent leurs pavillons d'allé-<br />
gresse et se mirent à tirer le canon. Je vous<br />
laisse à penser l'animation qui régna bientôt<br />
dans la ville.<br />
Ce jour-là, nous devions nous rendre au<br />
Lido que nous avions dédaigné en dépit de<br />
Lord Byron. Afin de profiter d'un bateau qui<br />
partait à midi, j'avais renoncé à la table d'hôte<br />
et commandé un simple lunch. On nous ser-<br />
vit donc à onze heures dans la salle déserte<br />
de l'hôtel. Tout heureux de cette solitude,<br />
nous mangions de grand appétit, lorsque la<br />
porte s'ouvre et paraît un officier de marine<br />
en redingote galonnée, chamarrée, la poitrine<br />
resplendissante de décorations, de plaques et<br />
de médailles.
DU SAN BERNARDINO A VENISE IOI<br />
Pour le moins, c'est un amiral, un contre-<br />
amiral ou un commodore! Mais, en nous<br />
apercevant, le brillant marin s'arrête, visi-<br />
blement gêné, et voilà qu'il rougit comme je<br />
n'ai jamais vu rougir personne. Sacrebleu,<br />
mais c'est lui ! Qui ça, lui ? Mais l'inconnu, le<br />
confiseur, le policeman !<br />
En effet, c'était lui. Il nous salua d'un air<br />
d'embarras et alla s'asseoir à l'autre bout de<br />
la salle.<br />
Notre surprise était si forte que nous<br />
restions bouche ouverte, les yeux fixés sur<br />
l'officier qui déjeunait hâtivement là-bas, la<br />
tête baissée, tout confus et vraiment honteux<br />
d'être surpris dans les splendeurs de son grade.<br />
Ah ! le pauvre homme !<br />
Le soir, comme nous nous disposions à<br />
regagner nos appartements dont les fenêtres<br />
ménageaient une vue splendide de l'illumina-<br />
tion, on nous remit de la part de notre amiral<br />
une lettre cachetée aux armes de la Marine.<br />
C'était une autorisation à visiter les vaisseaux<br />
de guerre !
IOO<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Nous restâmes confondus. Ainsi, le noble<br />
étranger excusait nos erreurs et pardonnait à<br />
notre folle imagination! Car son œil péné-<br />
trant lisait sûrement dans nos consciences...<br />
Comment lui témoigner notre gratitude pour<br />
cette marque de courtoisie que nos impu-<br />
dentes conjectures à son égard nous avaient<br />
si peu méritée? En acceptant l'invitation,<br />
parbleu ! Ainsi nous fîmes.<br />
Donc, vers huit heures, nous montâmes en<br />
chaloupe avec quelques voyageurs privilégiés<br />
et voguâmes vers les « men of war » qui<br />
projetaient en tous sens d'immenses feux<br />
électriques et tiraient des salves triomphales.<br />
A présent, ne nous hasardons pas à peindre<br />
cette soirée magnifique. Le tableau est trop<br />
vaste ; notre palette et nos pinceaux sont trop<br />
petits. Ce fut un spectacle prestigieux dont<br />
nos yeux n'ont pas encore cessé d'être<br />
éblouis...<br />
Dans ce ruissellement de lumière, une<br />
chose me frappa. Tout était électricité, gaz,
DU SAN BERNARDINO A VENISE IOI<br />
veilleuses de couleur, boules chinoises et<br />
japonaises. Mais, de lanternes vénitiennes, il<br />
ne fut pas question. Nous n'en vîmes aucune,<br />
je l'affirme.<br />
La fameuse lanterne vénitienne n'existe<br />
pas à Venise, et je crois bien que c'est nous<br />
qui l'avons inventée ; elle doit être née dans<br />
la rue Haute !...
Un Cimetière<br />
Les fossoyeurs s'en vont. La faveur est aux<br />
maçons qui construisent de petites catacom-<br />
bes.<br />
Dans les logettes bétonnées et hermétiques<br />
des cryptes, les morts peuvent maintenant<br />
faire de vieux os sans exciter la crainte des<br />
vivants. Sépulture transitionnelle entre l'in-<br />
humation et la crémation prochaine. C'est<br />
déjà le four, mais le four sans feu.<br />
Plus d'ifs ni de saules romantiques. Plus<br />
de perles, ni de fleurs. Des plaques de marbre<br />
où sont gravés un numéro, un nom et une<br />
date. Cela fait comme des casiers où les morts<br />
prennent des airs d'abonnés, de phalansté-<br />
riens.
UN CIMETIÈRE III<br />
L'impression de ces cryptes, sans être gaie,<br />
n'est point si funèbre. Un dortoir, mais un<br />
dortoir silencieux où personne ne ronfle.<br />
Aujourd'hui, la mode commence de couvrir<br />
ces caves d'une élégante serre dont les vitres<br />
joyeuses resplendissent au milieu des froides<br />
pierres et des lourds mausolées.<br />
Ce sont les « cryptes d'hiver ! »<br />
L'effroi de la mort s'apaise dans le senti-<br />
ment de cette grande confortabilité. Les<br />
cimetières s'égaient.<br />
# *<br />
Pourtant, quel que soit le progressif attrait<br />
de nos cimetières, jamais nous ne saurons<br />
atteindre, je pense, à la gaîté du fameux<br />
Campo Santo de Milan.<br />
Je m'y promenais par un bel après-midi de<br />
soleil. Sous l'ombre des quinconces, j'allais<br />
comme dans un charmant parc. Et de tous<br />
côtés, par-dessus les tombes, des tas de bustes
IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />
souriants et cocasses apparaissaient, se fichant<br />
de la mort.<br />
Comme je m'engageais dans une petite<br />
allée latérale, je me trouvai tout à coup en<br />
face d'un vieux monsieur juché sur une colon-<br />
nette. Il souriait avec embarras, visiblement<br />
gêné d'être surpris dans son petit exercice<br />
d'acrobate. Ce barbon plein d'équilibre était<br />
vêtu d'une longue redingote entr'ouverte qui<br />
laissait apercevoir un gilet à fleurs au milieu<br />
duquel s'agrafait une grosse chaîne de montre<br />
à pendeloques. Sous son col droit, irrépro-<br />
chablement blanc et cassé, s'étalait une<br />
large cravate piquée d'une épingle. Tout le<br />
poids du corps portait sur une élégante canne<br />
qu'il tenait dans sa main droite. Et de sa<br />
main gauche fermée, ramenée à la hanche,<br />
sortaient des doigts de gants dessous un<br />
cigare à longue cendre maintenu entre deux<br />
phalanges.<br />
Sa figure falote avait une intensité de bonne<br />
humeur incroyable. Pour sûr, ce monsieur<br />
allait dîner en ville.
UN CIMETIÈRE II3-<br />
Malheureusement, il était en marbre.<br />
Après cela, j'oubliai complètement que-<br />
j'étais dans une nécropole. Un rire me prit^<br />
un irrésistible rire qui retrouvait des élans,<br />
s'alimentait sans cesse à chaque statue nou-<br />
velle, comme dans un salon triennal.<br />
Jamais je n'avais vu de telles bouffonneries-<br />
funèbres. C'était le galvaudage du marbre, le<br />
plus haut comique atteint par le Carrare!<br />
Je m'exhortais à la convenance, quand je<br />
tombai tout à coup au milieu des bustes de<br />
vieilles duègnes minaudantes dont la tête<br />
était couverte de dentelles espagnoles et de<br />
résilles d'un travail excessivement délicat. Au<br />
même moment, dans un bosquet voisin, je<br />
surprenais sur un escalier, une blanche jeune<br />
fille qui s'apprêtait à ouvrir la porte d'un<br />
petit mausolée. Mais sur la dernière marche,<br />
prise de timidité, elle restait indécise, la main<br />
sur le bouton de la porte, dans une attitude<br />
contrainte que l'artiste avait exprimée avec,<br />
une réelle chance. Il y avait quelqu'un...
IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Non loin de ce petit mausolée de nécessité,<br />
je vis encore un grand-père assis dans un<br />
large fauteuil et qui donnait sa bénédiction à<br />
trois jeunes femmes agenouillées, sanglotan-<br />
tes, la figure dans les mains. La douleur leur<br />
retournait un peu les jupes, ce qui avait per-<br />
mis au statuaire de montrer les dentelles<br />
absolument différentes de leurs balayeuses!<br />
Plus j'allais et les chefs-d'œuvre se multi-<br />
pliaient. Parfois leurs proportions étaient<br />
colossales. C'est ainsi que, sur un monument<br />
énorme, je comptai jusqu'à huit personnes<br />
pathétiques qui jouaient l'émouvante scène<br />
des derniers moments d'une vieille dame<br />
pleine de « crolles » !<br />
Je commençais à me sentir sérieusement<br />
mal à l'aise devant ces extravagances, une<br />
toux violente me déchirait la gorge, lorsque<br />
j'apparus tout à coup dans une sorte de clai-
UN CIMETIÈRE<br />
rière immense, toute vibrante de soleil. Deux<br />
grands parterres la divisaient, bordés de gazon<br />
et de petits échaliers, où s'enroulaient des<br />
églantiers pleins de fleurs.<br />
Et dans les parterres, s'alignaient, plan- .<br />
tées très près l'une de l'autre avec la<br />
symétrie d'une culture maraîchère, d'in-<br />
nombrables petites croix blanches toutes<br />
pareilles.<br />
Comme je m'arrêtais, surpris d'une sim-<br />
plicité si inattendue, j'avisai une plaquette<br />
fichée dans la terre : elle portait un mot.<br />
Mais quel adorable et douloureux mot !<br />
Alors, dans le soudain frisson d'une inex-<br />
primable tristesse, le jardin me sembla puri-<br />
fié de ses déjections de marbre. Toute sa<br />
débauche, tout son rut de luxe frénétique<br />
était fini. Une idée exquise venait de racheter<br />
toutes ses hontes...<br />
Car, sur l'étiquette du parterre de petites<br />
croix blanches, il y avait seulement :<br />
— Bambini.
Dordrecht<br />
Dès que nous entrons dans la <strong>Mer</strong>wede,<br />
une brise commence de souffler, qui rebrousse<br />
la fauve chevelure du steamer. Aussi quand<br />
Dordrecht apparaît au bas de l'immense ciel,<br />
plein d'a7Air et de nuées, c'est un enchan-<br />
tement.<br />
Tous les moulins tournent, tournent folle-<br />
ment, au-dessus du grand pont de fer — ces<br />
beaux moulins aux pâles ailes, vêtus d'un<br />
chaume épais que les pluies, le gel et le soleil<br />
ont si bien patiné qu'il semble, maintenant,<br />
une riche fourrure de loutre.<br />
A droite, dans la lumineuse humidité de<br />
l'air, le massif beffroi de la « groote kerk »,<br />
sommé d'une haute couronne, surgit imposant,
DORDRECHT 117<br />
tout incrusté d'or et de joyaux sous les feux<br />
déclinants du soleil.<br />
Mais nous touchons le quai hérissé de pilots,<br />
et l'on débarque. Passons sous la « groot-<br />
hoofd poort ». Nous voici dans la petite ville<br />
aux rues étroites parquetées de briques fines,<br />
dont les pignons, ancrés de chiffres feston-<br />
nés, adornés de rinceaux, s'élancent hors de<br />
l'aplomb, penchent leurs faîtes denticulés ou<br />
volutés l'un vers l'autre, comme dans une<br />
révérence d'autrefois.<br />
Puis c'est les canaux. Sur leur eau morte,<br />
glissent de lentes barques qui s'enfonçent<br />
bientôt là-bas sous les tunnels de l'Hôtel-de-<br />
Ville et de la place.<br />
Quel calme ! Et quelle gravité pensive sur<br />
les visages des passants qui regagnent les<br />
logis silencieux !<br />
La nuit vient. Les réverbères s'allument à<br />
ces pointes acérées que dardent les premières<br />
étoiles...<br />
Tandis que nous restons là à rêver sur une
IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />
passerelle, comme un minuscule Byron —<br />
I stoodin Dordrecht on the bridge of sights —<br />
s'élèvent tout à coup des rumeurs confuses,<br />
un écho de la foule joyeuse.<br />
Alors, nous enfilons une sombre venelle,<br />
et brusquement nous débouchons dans la<br />
« Voorstraet » toute vibrante de lumière et de<br />
bruit.<br />
Entre les vitrines qui flamboient, les jolies<br />
servantes aux robes claires, aux bonnets<br />
blancs godronnés, coulent à flots, riant,<br />
sottisant, se gabelant, tirant notre barbiche<br />
d'un geste effronté !<br />
C'est l'heure vivante, enfiévrée, où se<br />
délient les langues, où s'épanouit la farce de<br />
ces gens si taciturnes pendant tout le jour.<br />
Oh les jolies boutiques fenestrées de petits<br />
carreaux ! Voici sans doute l'épicerie de<br />
Willem van Mieris... Et cette droguerie, toute<br />
brillante de balances suspendues à chaînettes<br />
aux solives du plafond, où dessus un grand<br />
livre éployé se courbe un vieux commis au
DORDRECHT II91<br />
nez de Louis XI, plume d'oie sur l'oreille,<br />
quel petit maître donc l'a peinte sur une toile<br />
impérissable ?<br />
Nous sommes arrivés à la Scheffer place-<br />
Ary Scheffer! Comment Ary Scheffer? Hé<br />
oui, c'est un fils de Dordrecht; c'est bien,<br />
lui qui poitrine en bronze au milieu de<br />
la place. Quel type! Mais comme nous nous<br />
attardons, violemment ébahi, devant cette<br />
« posture » bizarre, un chant se fait entendre<br />
au bout de la place, doux et mélancolique.<br />
C'est un air populaire; vraiment, il rappelle<br />
un adagio de Beethoven, celui de la sonate en.<br />
sol mineur! Et c'est naïf, d'une obsession,<br />
exquise...<br />
Les petites servantes le chantent et les.<br />
gamins aussi, à moins qu'ils ne le sifflent. Au,<br />
reste, tout le monde le chante. Il vient aux.<br />
lèvres sans qu'on y pense. Et dans la ville<br />
c'est un fredon charmant.<br />
Quand nous plongeons dans notre lit de<br />
plume, un marinier qui travaille sur le quair
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
en face de l'Hôtel de Belle-Vue, nous endort<br />
.avec cette complainte.<br />
Et c'est elle encore qui nous éveille, chan-<br />
tée cette fois par une compagnie de touristes<br />
qu'un steamer emporte vers Rotterdam sur le<br />
grand fleuve, dans les lumineuses mousselines<br />
du brouillard matinal.<br />
Maintenant, nous sommes rentrés à Bru-<br />
xelles où retentissent les absurdes gaudrioles<br />
•des revues et ces romances d'exportation qui<br />
viennent de France !<br />
Justement, dans la rue Sainte-Catherine,<br />
•deux camelots parisiens ont attroupé les<br />
passants. D'une gorge éraillée, l'un glapit<br />
une barcarolle d'amour durant que, anxieux<br />
de la police, ses yeux interrogent les deux<br />
bouts de la rue. L'autre accompagne sur le<br />
wiolon.<br />
Et quand ils ont cessé de chanter et de
DORDKECHT 121<br />
jouer, ils distribuent pour quelques sous leur<br />
musique stupide. Demain, toutes les petites<br />
ouvrières apprendront cela avec attendrisse-<br />
ment, avec des larmes même, car elles sont<br />
dans cette étrange révolution d'âme et de<br />
sens qu'amène la puberté.<br />
Ah oui, il faut les poursuivre, les traquer<br />
sans merci, ces odieux trouvères du boulevard<br />
parisien, non pas parce qu'ils sont des came-<br />
lots, mais parce qu'ils pervertissent, empoi-<br />
sonnent le goût et le sentiment populaires<br />
avec leurs déplorables chansons.<br />
Heureux Dordrecht, où fleurit aux lèvres<br />
de tous la pure cantilène d'un nouveau Hans<br />
Sachs !<br />
s
Las Paímas<br />
A bord du s s. Lcopoldville.<br />
Tout va bien, fors le cœur... C'est l'âme<br />
que je veux dire, car à présent la mer est<br />
admirable et nous faisons une traversée de<br />
demoiselle.<br />
Quand j'eus fait plus ample connaissance<br />
avec le co-locataire de ma cabine, je devins<br />
moins sombre et cela commença d'aller un<br />
peu mieux. Mon compagnon est un jeune<br />
lieutenant, fort aimable, très bien élevé : il<br />
pratique le tub, connaît la brosse à dents et<br />
se lave les pieds... Je respire!<br />
Tout de suite, il s'est découvert avec moi<br />
une parenté d'autant plus charmante qu'elle<br />
est plus éloignée — un cousinage à la mode<br />
du Congo. Moi, je veux bien.
LAS PALMAS 123<br />
Comme mes anciens confrères de la presse<br />
m'ont tressé dans les gazettes des tas de cou-<br />
ronnes, bien trop jolies, je suis choyé à la<br />
manière d'un petit personnage. Il y a quarante-<br />
sept passagers de première classe à bord du<br />
Léopoldville, dont trois dames anglaises qui se<br />
rendent aux Canaries. Ces ladies ne sont pas<br />
des beauties, sauf la plus jeune à laquelle il<br />
faut que je m'habitue et que je trouverai peut-<br />
être charmante dans deux ou trois jours...<br />
C'est une demi-anglaise demi-espagnole à<br />
l'œil noir qui regarde les toreros, au teint<br />
d'une chaude pâleur...<br />
Nous voici dans les eaux africaines. Nous<br />
approchons de Las Palmas où nous mouille-<br />
rons demain au clair jour. Le beau soleil,<br />
la mer bleue adoucissent un peu ma peine.<br />
Je dîne à la table du capitaine avec cinq<br />
convives de marque. Mais je mange dente<br />
superbo. T'imagines-tu l'entrecôte béarnaise à<br />
sept heures du matin ! Quelle horreur ! Et puis<br />
cette odeur fade, nauséabonde, qui règne
124<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
dans tous les vapeurs, rien n'est moins apé-<br />
ritif, je t'assure. Tout finit par goûter cette<br />
écœurante odeur : les huîtres, le potage, les<br />
hors-d'œuvre, les viandes, le vin et même le<br />
cigare !<br />
Nous sommes arrivés à Las Palmas ven-<br />
dredi à l'aube. Dès le point du jour on<br />
voyait les montagnes de la grande Canarie<br />
se profiler majestueusement sur le ciel : elles<br />
sont arides, couleur de cendre. De loin, de<br />
très loin, on dirait les imposants amas de<br />
détritus de notre Mestbag.<br />
Sois tranquille, je ne te brosserai pas le<br />
tableau. Avec des mots c'est trop difficile. Et<br />
puis, on n'y comprend tout de même jamais<br />
rien à ces descriptions panoramiques.<br />
A peine avons-nous jeté l'ancre dans la<br />
rade et passé la visite sanitaire, que nous<br />
gagnons le rivage en canot sur une mer pas-
LAS PALMAS 27<br />
sablement agitée, mais dont la belle couleur<br />
verte nous fait pardonner la forte houle.<br />
Nous nous élançons dans une tartane non<br />
sans avoir joué du coude et envoyé (pas moi)<br />
des bordées de « fourrt » bruxellois aux innom-<br />
brables cochers qui nous harcelaient de leurs<br />
sollicitations et nous enserraient dans un cer-<br />
cle inquiétant, de plus en plus étroit.<br />
Nous filons comme le vent, au galop de pe-<br />
tits chevaux andalous échevelés. Quels ca-<br />
hots, quelle poussière!<br />
La ville, bâtie en gradins en face de la mer,<br />
est située à trois kilomètres du port. La<br />
route serpentine qui longe la côte est laide,<br />
désolée. Quelques palmiers, des cactus bar-<br />
bus, des tamarix poudrés de sable ne rafraî-<br />
chissent pas du tout le regard. Mais le ciel est<br />
d'une soie si tendre, l'air si pur, si parfumé, et<br />
puis nous éprouvons tant d'aise à rouler cette<br />
fois sur de la bonne terre ferme que nous<br />
poussons des cris d'admiration toutes les<br />
secondes.
128 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Le mouvement, le paysage, les petits pica-<br />
ros qui nous poursuivent en criant des souhaits<br />
de bienvenue, tout cela émousse mon ennui.<br />
Nous sortons de la banlieue. Passent des<br />
bougres, des mendiants d'académie, de gran-<br />
des belles filles hanchées comme Vénus et<br />
portant une amphore sur la tête. Le bras<br />
droit levé, arrondi en anse pour soutenir le<br />
vase, la main gauche posée crânement sur le<br />
ressaut de la taille, elles marchent le buste<br />
en avant, avec une majesté de déesse. —<br />
Pardonne-moi, c'est le croquis classique. —<br />
Presque toutes sont enceintes, mais leur grâce<br />
n'en est pas diminuée. Au contraire...<br />
Voici la petite ville avec ses maisons car-<br />
rées, sans toits inclinés comme chez nous.<br />
Car ici, il ne pleut jamais.<br />
Nous stoppons à la Poste. Il n'3 7 a plus<br />
assez de timbres pour affranchir nos lettres et<br />
nos cartes illustrées! L'employé s'excuse et<br />
nous promet d'écrire tout de suite à Madrid.<br />
Pauvre Espagne !
LAS PALMAS 129<br />
Nous nous répandons dans la ville. Ah<br />
l'exquise odeur de violettes! J'achète des<br />
bouquets, encore des bouquets que je hume<br />
avec volupté. Je me purifie de l'abominable<br />
odeur du bord. J'éprouve un bien-être inex-<br />
primable. Je revis. Les violettes me resti-<br />
tuent l'espérance, le bon courage. Elles paci-<br />
fient. Je les caresse, je les baise. J'en bourre<br />
délicatement toutes mes poches. Il faut<br />
qu'elles me protègent victorieusement contre<br />
l'odieux fumet du steamer.<br />
Nous longeons à présent des jardins privés.<br />
Quelle fête, quel miracle ces massifs de roses,<br />
ces murs tapissés de liserons et de pétunias<br />
bleus ! Les fleurs, c'est ma plus forte sensa-<br />
tion à Las Palmas.<br />
Nous voici dans la cathédrale très vaste,<br />
très sombre, traversée de quelques verges de<br />
soleil multicolores. J'admire les évangélistes<br />
de la chaire de vérité, quelques précieux<br />
missels de 1404 et des lampadaires d'argent<br />
martelé, d'un rude et superbe travail.
130 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Nous sortons de la Basilique. Je veux revoir<br />
des fleurs. Sans façon je quitte mes cama-<br />
rades. Tandis qu'ils boivent de la mauvaise<br />
bière dans un bouchon de la place, je retourne<br />
à mes pétunias, à mes violettes, à de mer-<br />
veilleuses fleurs de cassie qui tapissent de<br />
grandes murailles. Je vais à l'aventure. Sou-<br />
vent je m'arrête pour admirer les bébés assis<br />
cul nu sur les dalles. Ils ne sont pas très<br />
frottés, mais qu'ils sont jolis! Je leur prends<br />
les mains et ils me sourient tendrement...<br />
Je débouche dans la grande rue, toute<br />
bruyante de tartanes, et me dirige vers l'Hôtel<br />
Métropole où nous nous sommes donnés<br />
rendez-vous pour festoyer notre joyeux capi-<br />
taine.<br />
Nous dînons et le Champagne pétille dans<br />
les coupes païennes.<br />
Oublions, oublions que diable !<br />
Je m'esquive au dessert pour aller de nou-<br />
veau flirter avec les fleurs dans le jardin de<br />
l'hôtel.
LAS PALMAS 133<br />
Hélas, il faut retourner à bord. Six rameurs<br />
magnifiques, tannés, cuits et recuits, nageant<br />
avec une vigueur sans pareille, nous ramènent<br />
au Léopoldville.<br />
Nous levons l'ancre à quatre heures. Adieu<br />
Las Palmas! Adieu douces fleurs, fleurs ado-<br />
rables, fleurs consolatrices, bonnes petites<br />
fleurs de charité !<br />
Et nous agitons nos mouchoirs pour les<br />
trois dames anglaises débarquées ce matin et<br />
qui nous répondent de la terrasse de l'hôtel.<br />
C'est moi qui, le dernier, ai pressé la jolie<br />
main de la young lady, tu sais la demi-an-<br />
glaise demi-espagnole à l'œil noir, au teint<br />
d'une chaude pâleur. Elle était émue...<br />
Etrange mélancolie que l'on éprouve en<br />
quittant des personnes inconnues, qu'on ne<br />
reverra jamais plus, et pour lesquelles on ne<br />
se savait pas tant de sympathie après avoir<br />
voyagé huit jours seulement avec elles!
Sierra Leone<br />
Cette fois, il fait chaud.<br />
A bord du s. s. Lèopoldville.<br />
La figure me chatouille, piquée par les<br />
mille petites aiguilles des tropiques. Tous les<br />
passagers sont étendus sur leurs chaises lon-<br />
gues dès le matin. C'est une sieste accablée,<br />
une flemme perpétuelle. Moi seul, évidem-<br />
ment, je résiste avec une énergie qui étonne<br />
mes camarades et me surprend moi-même!<br />
La chaleur est intolérable et je la tolère! Je<br />
me refuse absolument à dormir après le<br />
déjeûner. Le docteur m'affirme qu'il fait<br />
moins calamiteux au Congo. Mais alors, ce<br />
sera charmant !<br />
Par exemple, l'appétit a disparu. Le cuisi-<br />
nier peut bien se surpasser, ses plus savants
SIERRA LEONE 133<br />
menus me laissent froid, si je puis ainsi m'ex-<br />
primer par une climature de 40 degrés !<br />
Nous sommes arrivés à Freetown hier<br />
mercredi, à 8 heures, après avoir décrit une<br />
savante courbe, pour éviter de vilains récifs.<br />
La côte, plus verdoyante que celle de la<br />
grande Canarie, s'appuie comme celle-ci sui-<br />
de hautes collines dont les sommets sont<br />
égayés par de blancs cottages et de grands<br />
arbres à puissante ramure qui ressemblent à<br />
nos chênes.<br />
Nous çaenons la terre dans le steamlaunch<br />
o o<br />
du Consul belge. J'éprouve tout de même un<br />
brin d'émotion quand je pose le pied sur le<br />
continent africain...<br />
Les fleurs m'ont charmé à Las Palmas; ici,<br />
ce sont les négresses et la végétation qui *<br />
vous emballent.<br />
Les femmes noires ne sont pas grotesques<br />
comme on m'avait dit. Presque toutes, elles<br />
portent le costume de coton blanc ou bigarré,<br />
très riche souvent, noué à la taille ou bien
134<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
retenu dans la main, à la romaine, ce qui est<br />
encore plus gracieux. Les épaules, les bras<br />
d'un ton chocolat moiré sont nus. C'est d'un<br />
voluptueux...<br />
Freetown est vraiment une jolie ville,<br />
pas propre bien entendu, mais si origi-<br />
nale, si vivante ! Les costumes clairs, blancs,<br />
bleus, roses, mauves, bariolés, sont une véri-<br />
table joie pour les yeux. Dans l'atmosphère<br />
ensoleillée et humide qui entoure les collines<br />
comme d'une moustiquaire de brume, tout ça.<br />
grouille, se presse, parle, gesticule, chatoie.<br />
On dirait, pour la couleur, un Watteau. Oui,<br />
c'est extraordinaire.<br />
Le marché couvert est très amusant. J'y<br />
fais la connaissance des fruits, des légumes<br />
et de tous les condiments d'Afrique. Mais ce<br />
qui me captive le plus encore une fois ce sont<br />
les marchandes Sierra-Léonaises et les gosses<br />
qu'elles portent, compressés sur leur dos, dans<br />
une poche ménagée un peu au-dessus des<br />
reins. Rien de plus adorable que ces petites
SIERRA LEONE 137<br />
caboches moricaudes qui émergent curieuse-<br />
ment des étoffes et ces deux menottes agrip-<br />
pées à l'ourlet du sac...<br />
Une marchande m'offre en riant son bébé<br />
pour one shelling. Je l'emporterais volontiers,<br />
mais ça pourrait me gêner.<br />
Il y en a des types ! Une vieille négresse<br />
en papillotes, bouffie et portant des besicles,<br />
me retient longtemps. C'est la mère x à la<br />
Nième puissance!...<br />
Quels beaux arbres ! Le plus élégant de tous<br />
c'est le cocotier. Une longue tige surmontée<br />
d'un fin panache. Sous les premières feuilles<br />
pendent, nombreuses et pressées, les noix<br />
jaunâtres. Un arbre rudement masculin, le<br />
cocotier ! Je le regarde de tous mes yeux. J'en<br />
ai tant lu de descriptions au lycée, le soir, à<br />
l'étude...<br />
Il y a encore le manguier au feuillage<br />
opulent dont les fruits verts, de la grosseur<br />
d'un citron, seront mûrs dans quelques mois.<br />
Et le papayer plus petit, à feuille de dracena,
138<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
qui porte un fruit rebondi comme un melon<br />
d'eau. J'oublie le cœur de bœuf, le bananier,<br />
plus brillant dans ces régions qu'aux Canaries,<br />
et l'ananas qui pousse comme de la mauvaise<br />
herbe.<br />
Peu de fleurs, des fleurs de plantes grasses<br />
aux pétales épais comme ceux du magnolia<br />
ou du camélia. Quelques lauriers roses où se<br />
posent de gigantesques papillons jaunes.<br />
Pas une mouche, pas un moustique. Une<br />
chaleur intense pourtant, mais pas de rayons<br />
de feu. Au besoin je fermerais mon parasol si<br />
mes amis voulaient bien me le permettre.<br />
Nous sommes rentrés à bord vers une heure.<br />
Après le déjeuner, appuyé sur le bastingage,<br />
je me suis longuement intéressé à l'embarque-<br />
ment des Krooboys, toute une équipe de<br />
débardeurs que nous emmenons à Borna pour<br />
le service du bateau.<br />
Pauvres nègres ! Une natte, quelques poi-<br />
gnées de riz, des bananes, c'est tout leur<br />
bagage, toute leur nourriture. On les a par-
SIERRA LEONE 141<br />
qués à l'avant auprès des ânes et des mules.<br />
Ils couchent sur le pont. Hier soir, en me-<br />
promenant, je heurtais leurs corps dans l'ob-<br />
scurité. Au delà de la machinerie, j'en vis<br />
tout un amas qui dormaient, enchevêtrés,<br />
sur le toit de la cale. La lune tombait sur eux<br />
et l'on eût dit des morts et des blessés sur un<br />
champ de bataille.<br />
Parfois ils parlaient en rêvant, levaient les.<br />
bras, faisaient des sauts de carpe. Ils dor-<br />
maient tous dans des poses décevantes, rou-<br />
lés en rollmops ! Une attitude que Puvis de<br />
Chavannes a oubliée dans son fameux tableau,<br />
du Sommeil.<br />
Et j'enviais ces brutes qui se reposent,<br />
elles, qui ne savent pas ce que c'est que le;<br />
chagrin, qui ne sentent que la douleur phy-<br />
sique et encore !<br />
Que ne suis-je un obscur Krooboy !
J'ai pris possession de mon « chimbèque »,<br />
une cabane de deux pièces, bâtie sur des<br />
pilots à un mètre du sol et recouverte de<br />
matitis (i).<br />
Rien de plus primitif. Les planches des<br />
murs et du parquet jointent mal ou pas du<br />
tout. C'est chez moi une invasion de coléop-<br />
tères formidables, qui exagèrent vraiment<br />
leurs proportions.<br />
La nuit surtout, je ne suis pas à l'aise.<br />
Je n'ai pas encore reçu mon lit : je repose<br />
sans moustiquaire sur une couchette de corps<br />
de garde. Et cela grouille terriblement autour<br />
•de moi dans l'obscurité.<br />
(i) Herbes.
KINTAMBO 141<br />
Impossible de fermer 1 es yeux : des chauves-<br />
souris me frôlent ; je sens sur ma couverture<br />
des palabres de lézards et d'araignées, des stu-<br />
pres de cancrelats, qui me feraient dresser les<br />
cheveux sur la tête s'ils n'étaient tombés sous<br />
le fer de mon obligeant substitut !<br />
Le jour, à travers les fentes du plancher, je<br />
vois passer processionnellement des caravanes<br />
de fourmis blanches, d'énormes sauriens, des<br />
serpents, toute la faune ovipare du Congo !<br />
Excellente maison pour un naturaliste, mais,<br />
franchement, à mon point de vue cela manque<br />
un peu de confort.<br />
#<br />
* #<br />
Léopoldville est une caserne, une très belle<br />
caserne, il est vrai.<br />
Je me réveille à cinq heures et demie au<br />
clairon, je déjeune au clairon, je dîne au clai-<br />
ron, je soupe au clairon, je me couche au clai-<br />
ron. Bref, on fait tout ici au clairon.<br />
9
142 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Oui m'eût dit que je regretterais un jour<br />
l'odieux tambour du lycée!<br />
Au mess, je mange de la chèvre, du bouc<br />
châtré, de la poule apprêtée de mille maniè-<br />
res; de la patate douce, de l'igname, dusafou,<br />
du jacquier, enfin toutes sortes de bêtes et de<br />
légumes extraordinaires.<br />
Adieu mon petit pain français ! Je croque<br />
de la chicwangue, c'est-à-dire de la farine de<br />
manioc pétrie par les négresses.<br />
Par contre, il y a des fruits délicieux : l'ana-<br />
nas, la goyave, la mangue, la grenadille, la<br />
papaye, et la sublime banane !<br />
*<br />
# #<br />
Le commandant du beach, ému par mes<br />
doléances, m'a prêté deux Bangalas à grandes<br />
crêtes, qui passent en ce moment ma chambre<br />
à coucher à la peinture vert tendre.<br />
Ces « façadeclachers » tout nus sont épa-<br />
tants. Quels coups de brosse! Ah tant pis.
KINTAMBO 143<br />
pour les cancrelats! Ce qu'ils vous sont<br />
plaqués, écrasés contre les murs dans la<br />
sauce Vincent ! Je ne parviens pas à les plain-<br />
dre : c'est des bêtes féroces.<br />
Entre nous, rien de plus agréable ici que<br />
d'avoir la fièvre. On souffre bien moins que<br />
lorsqu'on ne souffre pas. Car on est parfaite-<br />
ment abruti et l'on ne pense plus à rien.<br />
Il y a en Afrique une torture beaucoup plus<br />
désagréable et moins nécessaire que la chi-<br />
cotte. Et c'est l'habit noir.<br />
L'habit noir avec la chemise empesée et le<br />
col carcan !<br />
Oh ! ces torrents de sueur qui vous dégou-<br />
linent par tout le corps pendant les audiences<br />
et les dîners officiels ! Il faut supprimer cela à
144<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
tout prix. C'est aussi barbare que s'il nous fal-<br />
lait courir tout nus au Pôle Nord !<br />
#<br />
# *<br />
Enfin le premier courrier d'Europe est<br />
arrivé. Il était en retard de huit jours.<br />
Très agité, j'escalade au milieu de ténèbres<br />
profondes, « plus denses que la poix », les<br />
rampes et les escaliers qui mènent à la Poste.<br />
Le petit bureau est fermé ; mais des raies<br />
de lumière, cabalistiques, brillent aux fentes<br />
de la maisonnette.<br />
Le percepteur, mon ami Jules Van Roos-<br />
broeck (i), fait le dépouillement avec ses<br />
aides.<br />
Peu à peu tous les blancs de Léo sont<br />
arrivés, qui jacassent et gesticulent. Les lan-<br />
ternes de chiffonnier qu'ils soulèvent et se<br />
braquent mutuellement sous le nez illuminent<br />
les visages tout perlés de sueur.<br />
(i) Aujourd'hui Directeur des Postes, à Téhéran.
Dieu que cela traîne !<br />
KINTAMBO 145<br />
Enfin une serrure grince. La porte s'ouvre<br />
et une vive clarté jaillit sur le quinconce de<br />
manguiers et de cocotiers.<br />
Et l'appel commence.<br />
Le percepteur crie mon nom :<br />
— Décédé ! fait un loustic.<br />
Et de rire.<br />
C'est vraiment une plaisanterie excellente,<br />
toujours neuve et dont le succès ne finira<br />
sans doute qu'avec l'Afrique.<br />
#<br />
* *<br />
Jamais je ne ressentis un émoi plus vif que<br />
ce soir,lorsqu'en sortant de ma maison, j'aper-<br />
çus tout à coup deux femmes blanches.<br />
Comprenez que je n'ai plus vu une Euro-<br />
péenne depuis trois mois !<br />
Elles descendaient la grande allée de Léo-<br />
poldville entre deux gentlemen en complet<br />
de toile blanche. Elles portaient un corsage
146 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
clair, bouffant, sur une jupe bise, ample et<br />
courte.<br />
Comme le soleil disparaissait derrière la<br />
montagne, elles avaient enlevé leurs grands<br />
bolivars qu'elles balançaient à la main.<br />
Et elles allaient d'un pas délibéré, sourian-<br />
tes, jolies ma foi, quoique très pâlottes, et<br />
avec un roulis de hanches en imitation des<br />
voluptueuses négresses.<br />
Et la brise ébouriffait leurs cheveux très<br />
blonds.<br />
Je crus à une apparition de canotières.<br />
J'écarquillais les yeux. Je me croyais si fort le<br />
jouet d'un prestige que j'oubliai d'abord de<br />
les saluer. Des blanches à Léo ! J'avais la ber-<br />
lue.<br />
Cependant elles me dévisageaient avec une<br />
curiosité assez insistante. Je me découvris<br />
enfin et l'on me répondit avec grâce. Et long-<br />
temps je les suivis du regard, le cœur tout<br />
oppressé...<br />
On m'explique au dîner que ces dames
KINTAMBO 147<br />
sont venues se marier en Afrique avec des<br />
clergymen,après un simple échange de photo-<br />
graphies...<br />
Et elles sont enchantées, autant que leurs<br />
époux. « Ça a voulu réussir ! »<br />
Malheureusement pour moi, elles s'em-<br />
barquent demain sur le Brabant; elles se<br />
rendent quelque part dans le Haut-Congo.<br />
Vision fugitive et toujours poursuivie...<br />
#<br />
# *<br />
Mon voisin, le substitut, est un garçon<br />
charmant, très débrouillard. Un peu « chi-<br />
potte » par exemple, toujours occupé à fri-<br />
coter, à fristouiller quelque chose sur son<br />
poêle à pétrole, à menuiser, à ficher un clou<br />
quelque part.<br />
C'est le substitut du procloueur d'Etat !<br />
Il vient d'acheter un perroquet.C'est grave :<br />
il n'} r apas de persil dans les environs. Pourvu<br />
qu'il ne se paye pas un singe !
148 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Parfois — hélas souvent — le dimanche, il<br />
y a vente publique des coffres et objets<br />
délaissés par un agent décédé dans la semaine.<br />
Les acheteurs viennent nombreux à ces<br />
enchères, autant par distraction (!) que dans le<br />
but de se « renipper » avec les hardes du<br />
défunt.<br />
Je préside cette funèbre vacation.<br />
Déjà, au lendemain de la mort, j'ai fait, en<br />
ma qualité de curateur des successions, l'inven-<br />
taire des coffres et j'ai distrait du « tas » les<br />
souvenirs de famille, les bijoux, la correspon-<br />
dance privée.<br />
Ah ! ces lettres que je dois lire, ces portraits<br />
que je dois regarder (1) !<br />
L'autre jour, un nommé R... meurt. Je<br />
(1) Il faut écarter en effet certaines lettres et certains<br />
portraits qui pourraient blesser les sentiments de la<br />
famille.
KINTAMBO 151<br />
trouve dans un portefeuille plus de vingt<br />
lettres qui toutes commencent par cette<br />
exclamation éperdue : My dear dear Utile Pa!<br />
Et soudain, je découvre une photographie :<br />
c'est une fillette d'une dizaine d'années, pas<br />
jolie, mais avec une douce figure et de beaux<br />
grands yeux pleins de tendresse.<br />
Ah! pauvre chère petite, qui ne reverras<br />
jamais plus ton dear dear little Pa !<br />
Donc, le crieur fait son office. Il plaisante,<br />
brocarde, tandis qu'un policeman fouille dans-<br />
les malles, retire les habits, le linge du mort,<br />
et les draps qu'on déploie comme des suaires.<br />
Et le public « rigole » aux lazzis du sinistre<br />
« Jan Claes ». J'essaie de réprimer la gaîté<br />
sacrilège. Mais on me regarde avec surprise.<br />
Ces gens ne comprennent pas...<br />
#<br />
* *<br />
Bonne journée aujourd'hui. J'ai écrit dix<br />
«mucandes» officielles et trois lettres privées ;<br />
j'ai lu un chapitre de Montaigne et tué cinq<br />
cancrelats !
Mon Quatuor<br />
J'ai toujours envié ce Louis de Bavière qui<br />
avait un orchestre à ses ordres; il sut jouir<br />
de sa courte vie et fut, je pense, un petit roi<br />
très heureux sur la terre.<br />
Qui m'eût dit que je lui aurais un peu —<br />
« un tout petit peu » — ressemblé au Congo ?<br />
De fait, je n'étais pas depuis six semaines à<br />
Léopoldville que j'avais réuni un violon, un<br />
alto, une guitare et une mandoline. Je fis<br />
mieux : j'eus un capellmeister, ce qui me<br />
permit d'écouter la musique en vrai dilet-<br />
tante, paresseusement étendu dans mon<br />
rocking-chair.<br />
Le violon, c'était le substitut du Procureur
MON QUATUOR 153<br />
d'Etat, M. Joseph Pirard, un Sarasate sans<br />
crinière comme sans prétention.<br />
M. Shéridan, autre magistrat, jouait de<br />
l'alto avec une maestria frisant le génie. La<br />
guitare, une grosse guitare lombarde mer-<br />
veilleusement résonnante, était finement<br />
pincée par le premier mécanicien du beach,<br />
M. Tricot de Saronne.<br />
Enfin, M. Jules Van Roosbroeck, le per-<br />
cepteur des postes, grattait de la mandoline,<br />
à ravir, comme il touchait d'ailleurs de tous<br />
les instruments, étant musicien dans l'âme et<br />
rempli de l-ieder de la verte Flandre, son pays<br />
natal.<br />
Mais le chef d'orchestre? Ma foi, ce n'était<br />
rien moins que le bon docteur Nello Zuccaro,<br />
mort là-bas, hélas, par accident et dont je<br />
garde le souvenir ému et fidèle.<br />
Celui-là avait longuement et brillamment<br />
étudié à Rome : c'était un fervent adepte de<br />
cette théorie de la malaria causée par le<br />
moustique, théorie si discutée jadis mais véri-<br />
fiée et admise aujourd'hui par la science.
154 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Que de mauvaise grâce, que de défiance et<br />
même de vilains procédés, mon ami rencon-<br />
tra au Stanley Pool parmi ces colons, ouvriers<br />
ignorants, acoquinés à leur quinine ! Comme<br />
ils en voulaient au jeune savant de rompre<br />
avec une routine et des médications néfastes !<br />
Plusieurs opérations délicates, que Zuccaro<br />
réussit à merveille, n'avaient point su établir<br />
son prestige auprès de ces pauvres gens.<br />
Moi, je me flatte hardiment de l'avoir com-<br />
pris, soutenu, aimé dans l'hostilité presque<br />
générale. Et je relis souvent, avec piété, ces<br />
lettres charmantes où son âme triste et hau-<br />
taine me confiait ses « ennuis », son inébran-<br />
lable foi dans la bonté de sa méthode et le<br />
succès de ses expériences.<br />
Mais Zuccaro était aussi un artiste, presqu'un<br />
virtuose, qui savait Bach, Beethoven, Schu-<br />
mann et Chopin.<br />
Quelle fut notre joie, un jour de fête chez<br />
le docteur Briart, à Ivinchassa, de rencontrer<br />
tout à coup un piano! Il était horriblement
MON QUATUOR 153<br />
discord. Mais, tant pis, nous bondîmes des-<br />
sus et attaquâmes, à quatre mains, la cin-<br />
quième symphonie !<br />
Jamais, on ne la joua ainsi, je suppose,<br />
avec des cordes si frémissantes, si exaspérées,<br />
des timbres si éperdus et, pour tout dire, si<br />
chaudronnesques. C'était faux mais sublime,<br />
ou du moins ce fut sublime pour nous deux<br />
qui aspirions à un piano depuis tant de mois !<br />
Le Commissaire du Roi Souverain, Paul<br />
Costermans, un mélomane distingué, assis-<br />
tait à cette audition fameuse : il en resta<br />
longtemps stupéfait; il m'assure qu'il s'en<br />
souvient encore, là-bas, au fond de son Khivu<br />
magnifique !<br />
J'avais donc confié à Zuccaro le bâton de<br />
chef d'orchestre, c'est-à-dire une vieille chi-<br />
cotte hors d'usage. Dans ses minces loisirs,<br />
il s'occupait à noter ces jolies canzonettas<br />
de son pays et puis les enseignait à nos musi-<br />
ciens qui, très intuitifs et pleins d'ardeur, les<br />
interprétaient tout de suite à la perfection.
154<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Nos concerts avaient lieu d'habitude le<br />
samedi soir, sous la véranda de ma maison. Je<br />
me rappelle deux romances de Tosti et<br />
Maffei, Idéale et Non e ver, cantilènes popu-<br />
laires, superbement mélodiques, que notre<br />
quatuor chantait avec un charme qui me fai-<br />
sait fondre le cœur.<br />
Les lézards, les iguanes, les caméléons et<br />
jusqu'aux féroces cancrelats en étaient eux-<br />
mêmes attendris : ils s'approchaient de nous<br />
sans crainte, comme jadis les méchantes<br />
bêtes, subitement adoucies, accouraient au<br />
devant du divin Orpheus « premier facteur de<br />
cithares » !<br />
Bientôt les cigales, émoustillées, renfor-<br />
çaient le stradivarius de leurs cordelles su-<br />
raigiies, tandis que la basse-taille des crapauds<br />
appuyait la bonne guitare lombarde.<br />
Et j'écoutais cette symphonie admirable,<br />
un moment anesthésié, affranchi de tout<br />
spleen, insensible à ces douloureuses récur-<br />
rences qui, sans cesse, orientent notre pensée<br />
vers m' Pouton, la Patrie !
MON QUATUOR 157<br />
Une sérénité descendait des étoiles ; et si,<br />
par hasard, une toute légère brise venait du<br />
plateau, apportant sur son aile la plainte uni-<br />
sonnante des cataractes lointaines, nous<br />
goûtions alors un instant de bien-aise inex-<br />
primable...<br />
Heures de mélancolie exquise, les plus<br />
douces, je veux dire les moins noires, que j'ai<br />
vécues en Afrique !
Kitengé<br />
Ce soir, après le mess, nous causons sous<br />
la véranda de mon chimbèque devant un<br />
grand verre de thé de Chine coupé de vin<br />
portugais et de jus de citron vert, un breu-<br />
vage délicieux.<br />
Nous parlons de la femme noire, sans nous<br />
accorder sur le sentiment qu'elle peut bien<br />
éprouver à l'égard de l'Européen...<br />
Quelqu'un demande la permission de citer<br />
•ses auteurs :<br />
— Michelet, dit-il en rougissant un peu de<br />
•son érudition, assure que la négresse adore le<br />
blanc. Il va même jusqu'à prétendre « qu'elle<br />
en a soif » comme le fleuve a soif des nuées<br />
•et le désert du fleuve...<br />
— Diable!
KITENGÉ<br />
— « La noire est très belle de corps, continue<br />
cet admirable fantaisiste. Elle a un charme<br />
de jeunesse suave qui n'est pas la beauté<br />
grecque, créée par la gymnastique et toujours<br />
un peu masculine. Elle pourrait mépriser non<br />
seulement l'odieuse Hermaphrodite mais la<br />
musculeuse beauté de la Vénus accroupie. La<br />
noire est bien autrement femme que les fières<br />
citoyennes grecques ; elle est essentiellement<br />
jeune de sang, de cœur et de corps, douée<br />
d'humilité enfantine, jamais sûre de plaire,<br />
prête à tout faire pour déplaire moins. Nulle<br />
exigence pénible ne lasse son obéissance.<br />
Inquiète de son visage, elle n'est nullement<br />
rassurée par ses formes accomplies de morbi-<br />
desse touchante et de fraîcheur élastique.<br />
Elle prosterne à vos pieds ce qu'on allait<br />
adorer. Elle tremble et demande grâce; elle<br />
est si reconnaissante des voluptés qu'elle<br />
donne ! Elle aime et dans sa vive étreinte, son<br />
amour a passé tout entier... » Et bien, que<br />
dites-vous de cela ?<br />
10
158<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
— Que c'est de la littérature tout bonne-<br />
ment ! dit un « troisième terme » avec mépris.<br />
Ah ça, de quelle négresse parle-t-il donc, ce<br />
sublime emballé ?<br />
— Mais de la négresse d'Afrique !<br />
— Allons donc. Ce jugement, tout au<br />
moins sous le rapport des qualités affectives<br />
de la moricaude — car parbleu, moi aussi<br />
j'admire ses lignes et son galbe ! — est faux<br />
de tous points. Passe, et encore, s'il s'agis-<br />
sait de la négresse civilisée, d'une Afro-Amé-<br />
ricaine par exemple. Mais de la nôtre, jamais<br />
de la vie ! La nôtre, ma foi elle se moque bien<br />
de nous! Nos boys en savent quelque chose.<br />
Elle nous déteste ; elle nous subit. Nous ne<br />
la retenons que par les « matabiches » et c'est<br />
elle surtout qui pourrait dire :<br />
Mais quand viendra la saison<br />
Que les cocus s'assembleront,<br />
Le mien ira devant qui portera la bannière.<br />
Tout le monde applaudit, à l'exception de
KITENGÉ 159<br />
mon ami X... qui se recueille un moment et<br />
parle de la sorte :<br />
— Michelet est peut-être excessif. C'est un<br />
poète à l'imagination débordée. Michelet n'a<br />
probablement rencontré dans sa vie que les<br />
bonnes négresses de Bernardin de Saint-Pierre<br />
et de Mistress Beecher Stowe... Mais vous<br />
n'avez pas plus raison que lui. Le vrai est<br />
dans l'opinion moyenne. Sans doute, la<br />
femme noire ne délire pas après nous. Mais,<br />
je pense, elle n'a point une antipathie si<br />
instinctive à l'égard du blanc. Pour peu que<br />
nous ne soyons pas des brutes, elle nous<br />
accueille avec plaisir sinon avec amour. Nous<br />
l'intriguons d'ailleurs beaucoup et sa curiosité<br />
à notre propos va parfois jusqu'au « caprice »<br />
comme diraient nos petites dames... Tenez,<br />
je veux vous raconter un « caprice » de né-<br />
gresse. C'est une histoire vraie dont je vous<br />
demande humblement pardon d'avoir été le<br />
héros.<br />
Vous savez que peu de mois après mon
162 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
établissement à Kintambo, (i) je partis en<br />
tournée d'inspection pour Mouéné Koundi.<br />
Ce fut un voyage mouvementé, rempli de<br />
jolis encombres, à travers un pays magni-<br />
fique. Mon escorte se composait de trente<br />
soldats Batétélas et d'une cinquantaine de<br />
porteurs, au milieu desquels je marchais crâ-<br />
nement avec, pour seules amies, mon parasol<br />
et... mes yeux !<br />
Je vous assure qu'à cette époque, la femme<br />
noire ne me hantait guère et laissait mes<br />
sens bien tranquilles. Or, dès la première<br />
étape de cette expédition, d'ailleurs pacifique,<br />
je remarquai dans le camp une belle fille qui<br />
avait accompagné son bokala. (2)<br />
Elle avait un visage altier, un nez presque<br />
mince et presque droit, des lèvres fortes mais<br />
sans boursoufflure, et ces grands yeux de<br />
velours des gazelles. Pour le corps, c'était la<br />
(1) Léopoldville.<br />
(2) Amant.
KITENGÉ 161<br />
vénusté môme et je n'ai jamais vu de créa-<br />
ture si parfaite.<br />
Je cherchai son nom sur la feuille de route<br />
et j'appris qu'elle s'appelait Kitengé.<br />
Je la regardai d'abord en artiste; puis, peu<br />
à peu, je me pris à la contempler de toute<br />
mon âme. A chaque étape, mon désir aug-<br />
mentait, exaspéré d'ailleurs par une longue<br />
continence. Elle sentait bien ce regard tou-<br />
jours dardé sur sa grâce. Et parfois, passant<br />
devant ma tente, elle me fixait un moment<br />
avec ses tranquilles yeux de sphinge.<br />
Et cela dura ainsi pendant deux mois sans<br />
que j'eusse jamais osé lui adresser un seul<br />
mot ou même le plus vague sourire.<br />
Rentré à Kintambo, avec quelle impatience<br />
j'attendais le clairon de deux heures qui<br />
l'amenait sur la place avec les autres femmes<br />
de la station! Mais une timidité insurmon-<br />
table m'empêchait de lui faire le moindre<br />
signe, sans compter que je me défiais encore<br />
beaucoup de mon fiotte.
IÖ2 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Et le sang me bouillait chaque jour davan-<br />
tage. J'en gagnais une mauvaise fièvre, quand<br />
un soir j'aperçois Kitengé qui descend lente-<br />
ment l'escalier qui mène à la Poste.<br />
Vrai, elle était belle comme Salammbô sur<br />
les marches du palais d'Hamilcar. Une liane<br />
cerclait son front et lui donnait un air de<br />
reine barbare.<br />
Cependant une tornade menaçait. Déjà, le<br />
vent soufflait de grosses bouffées de sable.<br />
Brusquement, une pluie furieuse tomba.<br />
Alors Kitengé se hâte dans le chemin et<br />
passe en courant devant ma maison.<br />
— Kuisa, kuisa! (i) j'appelle, stupéfait moi-<br />
même de ma voix de résolution.<br />
La jeune femme tourne les yeux de mon<br />
côté, hésite une seconde... Soudain, elle se<br />
réfugie sous ma véranda.<br />
Je la fais entrer dans mon chimbèque.<br />
En un moment, je fus grisé...<br />
(i) Viens, viens!
KITENGÉ IÓ3<br />
Kitengé s'était assise sur mes genoux et<br />
me considérait, silencieuse et sans sourire. Ah<br />
le doux satin de ces bras et de cette gorge !<br />
Tout à coup — oh, je vous assure que je<br />
suis sincère et point vain de cela! Est-ce<br />
qu'une négresse n'est pas à tout le monde ! —<br />
Kitengé jeta ses bras autour de mon cou en<br />
caressant amoureusement sa tête à la mienne,<br />
car elle ne savait pas encore le baiser...<br />
Et ce furent des noces ardentes, magni-<br />
fiques, saines comme celles du premier<br />
homme et de la première femme.<br />
Et je la revis souvent. Elle m'avoua que<br />
pendant notre voyage elle m'avait tout de<br />
suite aimé parce que je ne rudoyais personne.<br />
Elle disait :<br />
— Pourquoi ne m'as-tu jamais appelée<br />
quand, au bivouac, je passais exprès devant<br />
ta maison de toile ? Je savais que tu me vou-<br />
lais... Tu pouvais commander... Je serais<br />
venue...
164 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Toutefois nous devions prendre les plus<br />
grandes précautions dans nos entretiens ; son<br />
bokala était terriblement jaloux, ce qui ajou-<br />
tait à ma frénésie. Les amants, a dit je ne<br />
sais plus qui, ont inventé une volupté de<br />
plus : la volupté de se perdre. J'attendais<br />
toujours un vague coup de couteau. C'était<br />
délicieux !<br />
Et bien, conclue mon ami X..., croyez-<br />
vous pas après cela que la femme noire soit<br />
parfois capable de nous aimer un moment<br />
quand. 7ious ne sommes pas des brutes ?<br />
Il s'est tu et paraît s'abîmer dans de doux<br />
souvenirs.<br />
— Mais demandons-nous, qu'est ce donc<br />
qu'elle est devenue cette extraordinaire<br />
Kitengé ?<br />
— Elle est morte, dit le conteur, quel-<br />
que temps après mon retour en Europe.<br />
— De chagrin, bien sûr, fait le « troisième<br />
terme », ironique.<br />
— Non pas, mais de la piqûre d'un petit
KITENGÉ<br />
serpent, m'a-t-on assuré; et je le crois sans<br />
peine : Kitengé était vraiment trop belle pour<br />
ne pas mourir comme Cléopâtre !
Jack et Jim<br />
A Lagos, nous embarquâmes trois Anglais<br />
-et un singe.<br />
Je fus simplement poli à l'égard des gent-<br />
lemen, à qui je gardais rancune de nous avoir<br />
obligés à mouiller, six heures durant, au<br />
large, sur une mer passablement agitée ; par<br />
contre, je me liai tout de suite avec le singe<br />
d'une sincère amitié.<br />
C'était un animal bien râblé, au poil bleuâ-<br />
tre, avec du vert-de-gris sur le nez et les<br />
babines ; sa figure n'avait aucune distinction,<br />
mais elle respirait la bonté.<br />
•On l'attacha au bordage, à quelque distance<br />
d'une foule d'autres singes, tout petits ceux-<br />
là, et qui se blottirent contre le steam-
JACK ET JIM 169<br />
launch, dans l'effroi que leur causait ce gros<br />
babouin inconnu. Lui, cependant, assis sur<br />
la main courante du garde-fou qu'il avait<br />
immédiatement adopté comme juchoir, les<br />
considérait avec une sorte de curiosité mé-<br />
lancolique où n'entrait aucun mauvais senti-<br />
ment.<br />
Il était étonné de leur poltronnerie et<br />
les dévisageait doucement : deux jolis ouis-<br />
titis, mâle et femelle, dont la terreur resser-<br />
rait l'étreinte, parurent surtout l'attendrir. Il<br />
voulut donc se rapprocher d'eux, pour se pré-<br />
senter sans doute, et dire quelques bonnes<br />
paroles; mais il s'arrêta devant leurs cris<br />
d'épouvante.<br />
Néanmoins, il demeurait là sur ses quatre<br />
mains, visiblement contrarié de cette défiance<br />
qu'il inspirait, quand s'élança un grand chien<br />
de berger qui le mordit dans une j oue rose, sous<br />
sa queue justement relevée! Il se retourna<br />
avec une prestesse stupéfiante et rendit le coup<br />
•de dent à l'agresseur qui détala en hurlant.
68 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
C'est ainsi qu'il fit connaissance avec Jack,<br />
le bon chien né au pays des Boudjas.<br />
*<br />
# #<br />
Or, le lendemain, Jim — c'est ainsi qu'on<br />
nommait le macaque — et Jack se retrou-<br />
vèrent en présence. Le chien gronda, tandis<br />
que le singe, perché sur le bastingage, dé-<br />
couvrait des mâchoires solidement meublées,<br />
prêt à fondre sur son ennemi. Mais Jack,<br />
devenu prudent, n'eut garde d'insister et il<br />
s'éloigna avec cet air dédaigneux qu'affectent<br />
supérieurement les chiens jaloux de ne pas<br />
s'encanailler.<br />
Toutefois, ce ressentiment ne tint guère :<br />
deux jours après, je ne sais à la suite de<br />
quelle médiation, celle du cuisinier je pense,<br />
Jack et Jim devenaient les meilleurs amis du<br />
monde.<br />
Dès ce moment, ils furent la joie du bord :<br />
on mourait de rire devant leurs ébats co-
JACK ET JIM 169<br />
miques. Dans ces joutes fraternelles, et bien<br />
qu'il fût prisonnier de sa chaîne, Jim montrait<br />
une agilité surprenante : c'est lui qui accom-<br />
plissait les plus belles prouesses. Il avait des<br />
cabrioles d'une légèreté admirable; il dansait<br />
dans l'air, étourdissant le chien par ses gam-<br />
bades, lui sautant sur le dos avant que Jack<br />
eût pu le prévenir.<br />
Mais rien n'était plus drôle, et plus humain,<br />
que ses poses de recueillement sournois,<br />
quand il semblait tout à coup abandonner la<br />
partie et fermait les yeux sans cesser pour-<br />
tant d'épier son naïf adversaire.<br />
Jack s'avançait alors pour un bon tour, et<br />
voilà que Jim, subitement réveillé, était sur<br />
le cou du pataud, fourrageant son poil, riant<br />
d'un rire aigu, vainqueur. Ah ! la belle humeur<br />
que cela nous donnait!<br />
Il n'y avait pas jusqu'aux petits sapajous,<br />
attachés non loin de là, qui 11e prissent plaisir<br />
aux exercices du gros singe et, entraînés par<br />
l'exemple, ne s'ingéniassent à l'imiter sur la<br />
bâche du steamlauncli.
i7o IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Jack et Jim étaient inséparables : fatigués<br />
de jouer, ils s'endormaient à côté l'un de<br />
l'autre.<br />
*<br />
* #<br />
Or, après dix jours de mer, nous abor-<br />
dâmes à Las Palmas, et Jack descendit à<br />
terre avec nous.<br />
Je ne vis jamais pareil étonnement de chien<br />
devant les voitures et les chevaux qu'il ne<br />
connaissait pas. Car, je le répète, Jack était<br />
né chez les Boudjas, de parents belges, il est<br />
vrai, mais qui ne l'avaient point documenté<br />
sur les prestiges de la civilisation des blancs.<br />
Partagé entre le désir de folâtrer et la ter-<br />
reur que lui inspiraient les véhicules et ces<br />
fringants petits chevaux espagnols, ils demeu-<br />
rait en arrêt, éperdu, frémissant sur ses hautes<br />
pattes. Nous dûmes le prendre dans notre<br />
tartane. Mais, comme nous gravissions une<br />
côte dans la jolie montagne verdoyante, il
JACK ET JIM 173<br />
sauta à bas de la voiture qu'il accompagna<br />
en aboyant de toutes ses forces. On le laissa<br />
faire : il fallait bien qu'il s'habituât. Bientôt<br />
il s'enhardit jusqu'à bondir aux naseaux de-<br />
nos bêtes.<br />
Hélas ! tant de témérité ne devait pas lui<br />
réussir : au tournant du chemin, il tomba<br />
sous les sabots des chevaux et une roue passa;<br />
sur ses pattes de devant.<br />
Ah! pauvre Jack! Il hurlait à fendre le<br />
cœur. Nous nous précipitâmes. Il saignait<br />
abondamment. Vite on le porta au ruisseau<br />
qui bordait la route, afin de laver ses bles-<br />
sures. Puis, on examina les membres meur-<br />
tris.<br />
Par bonheur, rien n'était cassé : la roue<br />
n'avait écrasé que le bout des pattes. On les<br />
banda avec des mouchoirs et le bon Jack fut<br />
rapporté dans la voiture dont il se garda bien<br />
de descendre encore.<br />
C'est Jim qui fut étonné quand, le soir,<br />
nous déposâmes près de lui notre invalide L
i7o IMAGES D'OUTRE-MER<br />
D'abord, il manifesta un grande joie en re-<br />
trouvant son ami; mais l'attitude morne de<br />
Jack eut bientôt calmé ses démonstrations.<br />
Il considérait maintenant avec stupeur ces<br />
deux pattes ficelées que le chien allon-<br />
geait sur le pont et mordait avec une sorte<br />
de rage pour en arracher les bandes de toile.<br />
Et Jim comprit l'accident. Alors, regagnant<br />
son perchoir, il s'assit sur son derrière et se<br />
mit à haranguer son camarade : « Ah ! disaient<br />
ses yeux frétillants, tu avais bien besoin de<br />
descendre à terre ! Pourquoi n'être pas de-<br />
meuré avec moi sur le bon navire ? Vois-tu,<br />
j'avais le pressentiment de ce malheur... »<br />
Et Jack poussait de petits gémissements,<br />
s'acharnait à ses bandages. Ce soir-là et le<br />
lendemain, il ne fut pas question de jeux; nos<br />
.amis restèrent bien tranquilles. Mais la solli-<br />
citude du singe était admirable à voir ; sou-<br />
vent je le surprenais, tâtant et flairant avec<br />
précaution les linges iodoformés qui entou-<br />
raient les membres malades de son ami...
JACK ET JIM 173<br />
La guérison fut rapide, car, deux jours<br />
après, comme nous passions sous le feu ma-<br />
gique du cap Finistère, Jack se relevait tout<br />
à fait rétabli et reprenait avec Jim ses joyeux<br />
ébats.<br />
Par un hasard vraiment exceptionnel en<br />
cette saison de tempêtes, le golfe de Gas-<br />
cogne demeura aussi paisible que les mers<br />
tropicales, et nous arrivâmes à Ouessant en<br />
trente-deux heures, c'est-à-dire avec une<br />
avance d'un demi-jour presque. J'en étais<br />
d'autant plus heureux qu'il nous fallait faire<br />
un grand détour pour atteindre la côte an-<br />
glaise, où nous devions déposer nos passagers<br />
de Lagos.<br />
D'Ouessant nous fûmes à Plymouth en<br />
-sept heures. On entra dans le port avec une<br />
lenteur et une prudence extraordinaires, car<br />
ici les eaux sont pleines de torpilles et d'en-<br />
gins de guerre de toute sorte.<br />
11
174<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Enfin, l'ancre tomba et nous restâmes im-<br />
mobiles sur une mer admirablement glauque.<br />
C'était un dimanche, un dimanche de gel,<br />
gai et bleu. La ville se déployait devant nous<br />
à perte de vue. Une flèche, toute vibrante de<br />
soleil, s'élançait du fouillis des petites mai-<br />
sons grises qui, à cette distance, semblaient<br />
toutes pareilles. Et je distinguais aussi, de-ci,<br />
de-là, des places publiques et les noires fron-<br />
daisons des parcs.<br />
Ce panorama de ville avait comme un air<br />
moyenâgeux, gothique, et me rappelait une<br />
eau-forte très ancienne.<br />
A notre gauche, dans une presqu'île en<br />
partie formée, je pense, par l'estuaire de la<br />
Plym, s'élevait un manoir imposant au milieu<br />
d'un groupe de pins pittoresques, dont la<br />
sombre verdure se mariait aux pierres noir-<br />
cies par les siècles. On me dit que c'était la<br />
demeure d'un lord, ce que je crus sans peine.<br />
A droite, tout à l'autre extrémité du port,<br />
sur le gazon jauni des hautes falaises, des
JACK ET JIM 175<br />
jeunes gens en bras de chemise jouaient au<br />
golf ou au criquet.<br />
Il n'y avait pas de vaisseaux de guerre<br />
dans la rade et j'essayais d'en découvrir<br />
avec ma lunette dans les docks de Daven-<br />
port, quand un steamboat se détacha du quai<br />
et absorba toute mon attention. Il se dirigeait<br />
vers nous ; c'était le transbordeur qui venait<br />
chercher nos trois Anglais. Cinq minutes<br />
après, il se collait à notre flanc de bâbord.<br />
Aussitôt, un tas de jeunes misses sautèrent<br />
sur le pont du Léopoldville et tombèrent<br />
dans les bras de nos compagnons de Lagos<br />
avec une furia, peu anglaise sans doute, mais<br />
qui réjouissait le cœur. Ah ! les belles acco-<br />
lades ! Ah ! les petits noms de tendresses !<br />
John, Ned, Willy — Eva, Madje, Lizzie!<br />
Ah! les douces larmes de joie!<br />
Mais on ne pouvait s'attarder et la sirène<br />
fit entendre son premier signal. Alors, on<br />
jeta les malles et les caisses de fer des passa-<br />
gers sur le steamboat et, très cordialement,
176 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
nos heureux compagnons de voyage prirent<br />
congé du capitaine et de nous.<br />
Comme j'échangeais un énergique shake-<br />
hand avec le dernier gentleman, une tête<br />
sortit tout à coup de son macferlane et je<br />
reconnus Jim, le pauvre Jim qui avait bien<br />
froid.<br />
Tandis que je lui donnais une affectueuse<br />
caresse, voilà que Jack bondit auprès de moi.<br />
En apercevant le singe, il aboya bruyamment,<br />
se dressa pour l'atteindre. Et Jim, déjà<br />
touché par notre climat, le regardait triste-<br />
ment de ses yeux pâles et profonds de futur<br />
poitrinaire. Jim avait compris que le moment<br />
de la séparation était arrivé.<br />
Il se laissa emporter, car il était tout en-<br />
gourdi. Mais, dès que son maître fut sur le<br />
steamboat, il parvint à se dégager et, en dépit<br />
de la gelée qui blanchissait la main courante,<br />
il grimpa péniblement sur le garde-fou du<br />
bateau pour dire un dernier adieu à son ami<br />
Jack.
JACK ET JIM 177<br />
J'avais saisi le chien au collier et il demeu-<br />
rait là, une patte relevée, les oreilles pointées :<br />
— Non, semblait-il dire à son camarade,<br />
c'est impossible n'est-ce pas?<br />
En ce moment le steamboat démarra. Alors<br />
Jack se prit à gémir, voulut s'élancer par-<br />
dessus le bordage : je dus le retenir de toutes<br />
mes forces.<br />
Et Jim poussait son cri guttural, s'agitait,<br />
grelottant, éperdu, sur son juchoir.<br />
Non, je ne vis jamais une scène plus comi-<br />
que et en même temps plus poignante que la<br />
douleur de ces deux braves bêtes si attachées<br />
l'une à l'autre, et qui se quittaient à présent<br />
pour toujours!<br />
Cependant, le steamboat vira de bord et<br />
disparut derrière un énorme caisson flottant.<br />
Et nous, à travers la Manche, nous reprît<br />
mes gaiement le chemin du pays bien-aimé...
Nouveau voyage en Afrique<br />
Ce golfe !<br />
SANTA-CRUZ DE TENERIFFE<br />
Décembre. A bord du s. s. Stanleyville.<br />
« De mémoire de Congolais on ne vit<br />
jamais golfe si épouvantable ! »<br />
Phrase consacrée et menteuse, croyez-<br />
vous. Les « bleus » la répètent à chaque<br />
voyage pour se faire valoir. N'importe, cette<br />
fois, je pense bien qu'elle dit vrai.<br />
Lancé à travers le ciel, le bateau retombait<br />
dans des gouffres!...<br />
Nous roulions, nous tanguions, nous « tire-<br />
bouchonnions » ! Oh ! ce mouvement de cork-
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
screw qui finit par exaspérer l'estomac le<br />
moins susceptible !<br />
Il fallait voir et entendre les paquets de<br />
mer! Quelle furie, quel fracas, quelles dou-<br />
ches! Tout craquait. Et voilà que les plafonds<br />
se mirent à suinter. Le piano fut complète-<br />
ment inondé à tel point qu'on ne parvient<br />
plus à jouer dessus que des barcarolles...<br />
Parlerai-je des odeurs du bord ? Rien que<br />
d'y penser... Imaginez un remugle d'huile et<br />
de poix chaude, de desserte pourrissante, de<br />
paillassons humides et de bile... Personne qui<br />
résiste à cela. Je vois toujours ces deux<br />
« premier terme » tombés à plat ventre dans<br />
leur cabine commune : ils étouffaient convul-<br />
sivement dans leurs bras la même cuvette où,<br />
front contre front, ils laissaient couler toute<br />
leur âme !<br />
Ce qui m'inquiétait surtout, c'était ces<br />
quatre-vingts tonnes de dynamite que nous<br />
avions bien besoin d'embarquer à la Pipe-de-<br />
Tabac ! Une secousse trop rude et nous sau-<br />
tions dans l'au-delà.
i7o IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Sombres jours ! Recroquevillé dans un coin<br />
du fumoir où je ne fumais guère, je roulais<br />
des pensées lamentables. Je jeûnais, sans que<br />
j'eusse le moindre mérite à cela. Parfois pour-<br />
tant, je tétais une orange d'une bouche crispée,<br />
amère...<br />
Ah! pourquoi n'être pas demeuré dans la<br />
douce Europe pour :<br />
Chercher au fond du vin les sciences rebelles<br />
Et l'amour idéal sur les lèvres des belles!<br />
La tempête durait depuis cinq jours quand,<br />
cette nuit, nous cessâmes tout à coup de<br />
bourlinguer.<br />
Le jour se leva radieux. Avec quelle hâte<br />
je dévissai les écrous de cuivre de mon<br />
hublot!<br />
Ah! la bonne bouffée d'air! Je humais une<br />
superfine haleine de violettes et de fleurs<br />
d'orangers. Nous étions en vue de la terre.<br />
Le pic de Ténériffe, fourré de neige rose,<br />
émergeait là-bas au-dessus du groupe vulca-
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
nien : on eut dit un sein magnifique, un sein<br />
de géante, celle de Baudelaire...<br />
A mesure que nous approchions, le beau<br />
mamelon s'enfonçait derrière les montages,<br />
d'avant-plan dont les hautes cimes, sommées<br />
de tours de vigie, s'échancraient sur le ciel<br />
pur avec une précision admirable. Et soudain<br />
Santa-Cruz apparut, appuyée sur le versant<br />
des collines.<br />
Oh ! les îles enchantées qui tout de suite<br />
dissipent le spleen, orientent l'âme vers<br />
l'espoir et la joie !<br />
Toutes ces villes des Canaries évoquent en<br />
moi le souvenir des colonies grecques établies<br />
sur les rivages de la Sicile : je ne les ai jamais<br />
vues, il est vrai, sinon dans mes versions de<br />
jadis, mais c'est ainsi que je me figure Catane,.<br />
Agrigente, par exemple.<br />
L'impression qu'on en reçoit est exquise.<br />
Toutes ces petites maisons blanches, massées-<br />
ou éparpillées sur le penchant des montagnes,<br />
vous caressent les ) r eux. Du large, on dirait
i7o<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
des jonchées de marguerites où, de-ci de-là,<br />
s'élance la tige ensoleillée d'un campanile.<br />
Devant un si riant spectacle, la tristesse vous<br />
quitte, les peines sont oubliées ; il vous vient<br />
comme des frissons heureux de convalescent.<br />
Et telle est la vertu magique de ce beau ciel<br />
soyeux, que bientôt le corps fatigué, endolori,<br />
a recouvré toutes ses forces. De nouveau le<br />
sang coule à pleines veines. Les narines se<br />
dilatent, frémissent On respire un troublant<br />
parfum de fiouve nouvelle et l'on rêve<br />
d'amour...<br />
#<br />
* #<br />
Donc, nous sommes arrivés à Santa-Cruz ce<br />
matin, à neuf heures.<br />
Un canot nous a conduits à terre et tout de<br />
suite nous avons parcouru la ville.<br />
Elle est moins opulente que Las Palmas où<br />
les escales des nombreux vapeurs et l'engoue-<br />
ment anglais ont fait pousser depuis long-<br />
temps de grands hôtels et des quartiers de
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
luxe. En revanche, Santa-Cruz m'apparaît<br />
bien plus pittoresque avec ses maisons lézar-<br />
dées, ses jardins imprévus et ses fontaines<br />
•entourées de femmes qui jabotent et s'attar-<br />
dent, la jarre sur la hanche.<br />
Il y a, en face de la Poste, un quinconce<br />
•charmant, planté de sycomores et d'orangers<br />
très vieux dont les ramures s'élancent par-<br />
dessus les grilles et plafonnent la rue. Au<br />
fond, un jet d'eau pleure sur des Amours et<br />
•des dauphins de marbre. L'entrée est jolie<br />
avec ses arcatures roses hors d'aplomb, que<br />
surmontent de blanches statues rococo.<br />
Et quelle fête, ces massifs de lauriers roses<br />
•et tous ces murs tapissés de clématites et<br />
de liserons bleus ! Les fleurs, les suaves fleurs !<br />
Les rues sont ici plus étroites, les rampes<br />
plus ardues et caillouteuses. Là-dedans court,<br />
•sautille une marmaille vive et picaresque,<br />
vêtue avec rien. Les grands yeux de velours !<br />
Il faut embrasser un tas de gosses...<br />
Par exemple, ils sont un peu mendiants.
86 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Ils s'attachent à vos pas, demandent avec des<br />
voix si gentiment impérieuses, que ma foi,<br />
l'on vide ses poches. Et quand on est las de<br />
donner, ils trouvent un argument irrésisti-<br />
ble. Ils ont très bien vu le pavillon du paque-<br />
bot qui mouille dans la rade. Et voilà qu'ils<br />
se mettent à crier : « Viva la Belgica!<br />
Viva la Belgica ! » Le cœur vous gonfle dans-<br />
la poitrine, vos yeux se mouillent : on sème<br />
les piécettes !<br />
Oh! oui, viva la Belgica! le plus beau, le<br />
plus cher pays du monde !<br />
Et les femmes ? Il m'a semblé que les dames-<br />
et demoiselles de Santa-Cruz sont moins<br />
« fières » que dans l'île voisine, et se mêlent<br />
volontiers au populaire. Rassurez-vous d'ail-<br />
leurs, il reste toujours assez de superbes yeux<br />
pour vous fusiller de tous les miradores...<br />
De fait, j'ai aperçu ici bien plus de jolies<br />
senoras qu'à Las Palmas. Il y a des visages<br />
d'une noblesse à la Vinci.<br />
C'est une belle race.
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
Aujourd'hui, la ville était très animée ¡gran-<br />
de fête d'ailleurs. Les montagnards étaient<br />
descendus; une foule coulait dans les rues.<br />
On devait bénir, à midi, le nouveau drapeau<br />
offert par la reine d'Espagne à la garnison de<br />
Ténériffe.<br />
J'ai vu sortir le régiment de la caserne,<br />
précédé de la musique et des gamins. Les<br />
soldats portent une longue capote bleue. Ils<br />
ont bonne allure, mais qu'ils doivent avoir<br />
chaud! Les officiers ont l'air martial, bien<br />
campés, sabre au clair, sur leur nerveux<br />
cheval andalou. Presque tous bombent une<br />
poitrine constellée de médailles. Ils ont<br />
affronté le feu. Je n'ai, du reste, jamais tant<br />
vu de plaques et de croix. Des messieurs, en<br />
frac de cérémonie, flânent par la ville, cravatés<br />
du ruban de commandeur, à moins qu'ils ne<br />
portent en bandoulière le grand cordon d'Isa-
2l6 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
belle la Catholique ou de Calatrava! C'est<br />
très comique.<br />
Donc le régiment défilait dans le soleil et<br />
c'était beau. Ce le fut encore bien davantage<br />
quand vinrent à passer les deux drapeaux por-<br />
tés par de petits sous-lieutenants. L'un resplen-<br />
dissait de broderies et d'orfrois. L'autre tout<br />
déteint, troué, déchiré, superbe! Il a été à<br />
Cuba... Ah! diable, c'est bête, mais une<br />
petite larme...<br />
Ceci n'est rien. Sans défiance, j'avais em-<br />
boîté le pas au régiment qui se rendait à<br />
l'église. Tout à coup, et comme la troupe<br />
débouchait sur la place de la cathédrale toute<br />
fleurie d'orangers et d'oléandres, voilà les<br />
cloches du campanile qui se mettent à caril-<br />
lonner à toute volée! Et les soldats, se frayant<br />
un passage au milieu de la foule enthousiaste,<br />
s'engouffrent sous le porche de la basilique<br />
tambours battants, clairons sonnants ! Sacre-<br />
bleu, ça vous donne une secousse!...<br />
Après un lunch au Camacho's Hôtel, j'ai
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
regagné le bord, les bras chargés de violettes<br />
et de roses. En passant devant le Palais de la<br />
Ville, je pris beaucoup de plaisir à lorgner<br />
sur le faîte du monument une gracieuse<br />
madone tenant dans la main gauche une poire<br />
à incandescence.<br />
La Vierge électrique !<br />
A la bonne heure, la science et la religion<br />
vivent ici en parfait accord.<br />
Quel dommage de partir déjà! Demain,<br />
dimanche, on exécute à la cathédrale la<br />
messe de Beethoven.<br />
— O rêveur ! fait notre sardónique capitaine<br />
qui lit par-dessus mon épaule, vous oubliez le<br />
plus intéressant, le fameux tramway belge !<br />
Dites au moins que la voie est terminée, que<br />
les fils sont posés et qu'on n'attend plus que<br />
les voitures...
i7o IMAGES D'OUTRE-MER<br />
DANS L'OCÉAN ATLANTIQUE<br />
Maintenant la mer est calme et d'azur.<br />
Nous sommes arrivés sans encombres à<br />
Freetown.<br />
Les récifs invisibles, qui défendent les<br />
approches de Sierra-Leone et contraignent<br />
les marins à de savantes manœuvres, me rap-<br />
pellent l'histoire du pilote marseillais :<br />
— Connaissez-vous bien les écueils qui par-<br />
sèment ce rivage ? lui demándele capitaine,<br />
étonné de la direction du navire et doutant<br />
de l'expérience de son homme.<br />
— Si je les connais ! répond celui-ci d'un<br />
ton d'assurance et de pitié.<br />
Au même instant, choc épouvantable : le<br />
bateau a touché contre un roc.<br />
— Eh bien, tenez, en voilà un ! fait notre<br />
Marseillais tranquille et modeste...<br />
Le temps d'engager nos krooboys, de faire<br />
une promenade dans la ville amusante, toute
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
peuplée de noirs en veston clair et de négres-<br />
ses corsetées et juponnées à l'anglaise, et<br />
nous avons levé l'ancre dans le joli brouillard<br />
ensoleillé si fréquent sur ces côtes, mais si<br />
mortel aux Européens. Freetown, tombeau<br />
des blancs !<br />
#<br />
# #<br />
Le lendemain de notre départ de Sierra-<br />
Leone je fus présenté à William Pitt.<br />
Ce n'est pas un descendant de l'illustre<br />
Chatliam; non, William Pitt est un nègre<br />
« lavadère », je veux dire un lavandier noir.<br />
William Pitt lave, blanchit et repasse à<br />
bord du Stanleyville. On l'engage d'habi-<br />
tude à Freetown pour le temps d'un aller et<br />
retour.<br />
Ce n'est pas un blanchisseur ordinaire.<br />
Avouons-le sans ambage : le linge court<br />
quelques risques avec lui ; il ne sort jamais<br />
bien blanc de ses mains, sans compter qu'il
194<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
odore ferme ! Mais cela ne serait rien si les.<br />
savons de William Pitt, avec leurs féroces-<br />
mordants, ne tuaient force mouchoirs et<br />
chemises. Ce sont des savons enragés !<br />
Ce n'est pas tout : William Pitt sait encore,<br />
comme pas un, poser une belle brûlure rousse<br />
sur un orgueilleux veston blanc, dans le dos<br />
par exemple. Et il faudrait voir comme son fer<br />
facétieux estampille gaîment les panta-<br />
lons!<br />
Parlerais-je des cols et des manchettes? Je<br />
n'ai jamais connu, même à Boma, que dis-je !<br />
même à Léopoldville, un lavadère qui sut les<br />
élimer, les râper, les semer de petites pla-<br />
ques dartreuses aussi parfaitement que Wil-<br />
liam Pitt. Et remarquez-le bien, cela ne coûte<br />
que six pence la pièce !<br />
Voilà un étrange washerman, pensez-vous.<br />
Mon Dieu, qu'est-ce que cela fait, puisque<br />
William Pitt est avant tout un homme de<br />
lettres !<br />
Cela est si vrai que j'ai là sous les yeux un
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
tas de feuillets qu'il détacha de son livre de<br />
lavage et griffonna à mon intention.<br />
Ce sont de petits tableaux de la vie du bord,<br />
des sentences philosophiques, des vers, des<br />
historiettes toujours inspirées par l'incident<br />
actuel.<br />
Que de fois l'ai-je vu interrompre son<br />
savonnage et s'essuyer les mains pour saisir<br />
le block-notes! Son crayon rapide courait<br />
sur la page blanche qu'il me tendait un<br />
moment après en souriant. Cela ne manquait<br />
pas d'à-propos, et toujours il y avait une<br />
pointe discrète contre le blanc : voilà qui<br />
m'amusait fort et me donnait une grande sym-<br />
pathie pour ce noir un peu frondeur, très<br />
indépendant.<br />
Aussi bien, William Pitt possédait une<br />
solide instruction. Tout petit, il s'était assis<br />
sur les bancs de ces écoles de Freetown que<br />
j'avais justement visitées à notre dernière<br />
escale. Mais plus tard il compléta ses classes<br />
et s'était haussé jusqu'au latin. Il savait Shake-
196 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
speare, Byron, Carlyle. Sa conversation était,<br />
ma foi, bien plus intéressante que celle de<br />
beaucoup de passagers.<br />
Pourquoi, ainsi nourri de la moelle des<br />
lions, n'était-il demeuré qu'un simple lava-<br />
dère? Je l'ignore, et c'est une énigme dont le<br />
mot me reste toujours introuvable.<br />
J'allais souvent causer avec William Pitt à<br />
l'arrière, dans la chambre du gouvernail de<br />
fortune où il avait établi ses cuves et lessi-<br />
vait avec ses trois boys.<br />
Ces boys ! Je ne vis jamais petits singes si<br />
turbulents et malins. William Pitt ne les<br />
menait pas comme il voulait; chaque jour il<br />
devait sévir et c'étaient de belles taloches.<br />
William Pitt s'excusait devant moi, se blâmait<br />
de sa violence, promettait d'être moins ner-<br />
veux à l'avenir. Mais de nouvelles peccadilles<br />
emportaient tout de suite ses bonnes résolu-<br />
tions.<br />
Toutefois, pour les grands délits, il ne vou-<br />
lait pas châtier sans procédure. Il me sou-<br />
mettait l'affaire en détail.
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE<br />
2091<br />
— Suis-je dans mon tort, concluait-il, ai-je<br />
le droit de m'irriter contre ces garnements<br />
qui gâchent ainsi mon précieux linge ?<br />
— En effet, opinais-je, c'est ennuyeux, ils<br />
le brûlent beaucoup moins bien que vous!<br />
Oui, vous pouvez punir ; mais, je vous en prie<br />
ne soyez pas trop sévère...<br />
— Dieu m'en garde ! répondait Pitt.<br />
Aussitôt il s'emparait des coupables et<br />
s'enfermait avec eux dans la chambre du<br />
gouvernail.<br />
Un instant après, on entendait des cris per-<br />
çants et comme le bruit d'un saccage infernal.<br />
C'était William Pitt claquant, fouaillant, chi-<br />
cottant ses boys qui bondissaient affolés, se<br />
cognaient contre les parois de la cage, cher-<br />
chaient une issue.<br />
Soudain, William Pitt ouvrait la porte et<br />
jetait les négrillons dehors, non sans leur<br />
allonger un définitif coup de pied.<br />
Après de tels exercices notre washerman<br />
était assez fatigué. Aussi, laissant son batadoir
198 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
et ses fers, s'accordait-il quelque repos. Alors,<br />
il prenait dans son coffre un gros in-quarto<br />
relié en veau et venait s'asseoir sur le pont.<br />
Et là, très absorbé, il lisait et annotait la<br />
Sainte Bible pendant des heures, tandis que<br />
les petits boys, prestement grimpés aux cor-<br />
dages et installés sur une vergue — la correc-<br />
tion déjà oubliée, l'âme joyeuse — lui tiraient<br />
la langue et grimaçaient là-haut comme des<br />
ouistitis!<br />
Il faisait si froid à l'équateur qu'il fallut<br />
ajourner au lendemain le baptême des cons-<br />
crits de peur des bronchites !<br />
Certes, il ne gèle pas dans ces parages ou<br />
du moins pas encore. Mais voilà maintenant<br />
que j'ai passé trois fois la ligne et toujours la<br />
température, soudainement rafraîchie, m'o-<br />
blige à des précautions d'hiver.<br />
L'Equateur est un génie malicieux qui aime
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
à confondre les hardis voyageurs : il s'amuse<br />
de cette réputation qu'on lui taille à l'école<br />
•et nous laisse très étonnés de l'impudence de<br />
nos maîtres...<br />
Vrai, il fait plus chaud à Sierra Leone et<br />
même à Santa-Cruz.<br />
Est-ce que la terre, en zinne de coquetterie,<br />
remonterait peu à peu sa ceinture jusque sous<br />
la gorge, à la mode Empire, comme M rae Ré-<br />
camier ?<br />
Conterai-je la cérémonie du baptême?Non,<br />
la farce est trop vieille. Au surplus, on n'y<br />
déploya, cette fois, qu'une fantaisie médiocre.<br />
Je ne cacherai pas cependant que les « vieux<br />
africains » écopèrent.<br />
Commodément assis sur le haut-pont, dans<br />
nos rocking-chairs, nous regardions, souriants<br />
et « confortables », les affres des pauvres<br />
« bougres » barbottant à nos pieds dans la cuve<br />
de Neptune. Entre nous, cela ne manquait<br />
pas d'insolence et méritait sans doute un<br />
châtiment exemplaire. Il ne se fit pas atten-
200 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
dre : car soudain, les lances, détournées du<br />
but, nous visèrent avec effronterie. Nous<br />
fûmes aspergés, et l'on voit notre fuite. D'au-<br />
cuns en conservent une fureur inextinguible.<br />
J'avoue, pour ma part, que c'est seulement<br />
quand je fus tout à fait sec que je consentis à<br />
trouver ça drôle.<br />
En dépit de l'humour de notre captain,<br />
occupé d'ailleurs le plus souvent de la course<br />
du navire, il y a des heures mornes dans cette<br />
traversée interminable. On rêve parfois d'un<br />
bon stupéfiant qui vous endormirait pour vingt<br />
jours !<br />
A part la belle escale de Ténériffe, le<br />
voyage au Congo est peu distractif. La route<br />
est déserte et l'on se fatigue assez vite, comme<br />
Prométhée, du « sourire infini des vagues<br />
marines... »<br />
Le remède au spleen est dans la musique,
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
dans les livres. Certains le placent dans le<br />
palet et surtout dans le cocktail.<br />
L'autre jour, j'ai dû participer malgré moi<br />
à une réunion de cocktailmen.<br />
Je bus six petits verres ! Le courage était<br />
bon, mais, sapristi, que l'ouvrage était fort!<br />
La liqueur est capiteuse. Elle surprend<br />
d'abord par l'excessive variété du mélange où<br />
le jaune d'œuf met sa note sirupeuse et trou-<br />
blante. Mais on s'y habitue. Bientôt, sous<br />
le feu de tout ce fil en quatre, l'esprit se<br />
dilate, se hausse à des conceptions extraordi-<br />
naires. Il saisit l'insaisissable, il comprend<br />
tout, il remue des tas d'idées! Et puis il<br />
découvre, il invente en tous domaines.<br />
Par un phénomène qui semblera bizarre,<br />
c'est principalement sur les problèmes de la<br />
statique que portent ses investigations pas-<br />
sionnées.<br />
Ce jour-là, et comme sonnait la cloche du<br />
breakfast, nous étions bien près de trouver<br />
ce fameux point d'appui que cherchait Archi-<br />
mède pour soulever et balancer le monde...
202 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Oui, sans mentir, nous allions le trouver.<br />
Mais pour cela, je pense qu'il nous aurait<br />
peut-être fallu un cocktail de plus . . . .<br />
BOMA<br />
Ce n'est pas sans émotion qu'au tournant<br />
de « Fétiche Rock », j'ai revu les maisons<br />
blanches de Boma étagées sur la colline.<br />
Après un après-midi de furieuses pluies,<br />
le ciel avait repris toute sa pureté et le jour<br />
finissait avec splendeur.<br />
Au ras du fleuve, volaient lourdement d'in-<br />
terminables bandes de pique-bœufs, petits<br />
échassiers blancs au long bec. Quelques hi-<br />
rondelles tournaient au-dessus du bateau,<br />
-comme pour nous souhaiter la bienvenue.<br />
Et je me souvenais de mon cœur soucieux<br />
quand il y a deux ans, à cette même place,<br />
j'aperçus pour la première fois la capitale<br />
congolaise. Que tout me semblait beau, riant,
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
heureux aujourd'hui, et comme c'est vrai que<br />
la mélancolie de la nature n'est que celle de<br />
notre âme projetée sur les objets...<br />
Avec quelle joie j'ai serré les mains amies!<br />
Ah la réception fraternelle! Que de souve-<br />
nirs évoqués autour de notre « petite table »<br />
d'autrefois ! (i)<br />
Tout me continuait les jours vécus ici.<br />
Est-ce que j'avais été absent? Je revoyais mes<br />
boys mafflus, mes petits lézards, les mous-<br />
tiques, les folles noctuelles et jusqu'à ce rat<br />
qui, pour me saluer bien sûr, fit comme jadis<br />
irruption au milieu du dîner, et nous trouva<br />
en un moment perchés sur nos chaises, en<br />
sueur de bataille, moulinant de la canne, de<br />
la brosse et du parasol ! Et c'était peut-être le<br />
même rat, auquel ma maladresse ancienne et<br />
celle plus récente de mes collègues assu-<br />
(1) Et je songe en écrivant ces lignes à mes anciens<br />
•et distingués collègues, Fernand Waleffe, Eugène<br />
Horstmans, Albrecht Gohr, Théo Beeckman, G. Nisco,<br />
H. Weber ; à Maurice Van Damme, secrétaire général.
204<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
raient des jours de bonheur et d'abon-<br />
dance...<br />
Et quel plaisir aussi de revoir dans le jar-<br />
din, assise à l'ombre d'un flamboyant, la<br />
femme de notre boy M' Pokoué, Soudila, la<br />
gracieuse négresse aux grands yeux d'antilope,<br />
aux lèvres brunes comme l'épaisse pulpe des<br />
figues fraîches! Elle était si gamine encore<br />
quand je quittai Borna... Comme elle avait<br />
grandi et forci en une année, si bien que<br />
dans ses bras maintenant, une adorable petite<br />
fille têtait goulûment au bourgeon d'un sein<br />
magnifique !<br />
J'ai plaidé ce matin devant le tribunal de<br />
première instance. En parlant, je ne pouvais<br />
détacher mes yeux de ce siège de substitut<br />
que j'occupai jadis lorsque je descendis de<br />
JLéopoldville.<br />
Je me remémorais les longues audiences,
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
mes petits réquisitoires, et surtout je pensais<br />
aux bengalis charmants, un peu plus gros que<br />
des bourdons, que par la fenêtre ouverte, je<br />
voyais pilloter à l'envi les fleurs parfumées<br />
des frangipaniers d'en face.<br />
Et je me rappelais aussi notre phrase lancée<br />
d'un beau geste :<br />
— Que les témoins se retirent sous le bao-<br />
bab!<br />
#<br />
* *<br />
Mais le colonel Wahis?<br />
Je ne cacherai pas que j'attendais avec une<br />
certaine appréhension le moment de paraître<br />
devant lui. Sa réputation de sévérité, sa<br />
« main de fer » me laissaient vaguement<br />
inquiet sur l'accueil de ce conducteur d'hom-<br />
mes, de ce grand et rude soldat éprouvé au<br />
feu des batailles.<br />
Je le vis et tout de suite sa parole à la fois<br />
ironique et cordiale, ce sourire jeune et pa-
208 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
ternel qui luit quand même au fond de ses<br />
yeux de lion, m'avaient conquis.<br />
Le soir, au dîner, il fut charmant, avec une<br />
rondeur élégante qui mettait à l'aise et con-<br />
sentait à l'expansion.<br />
Il me conta que le grand De Coster avait<br />
été son professeur de littérature à l'Ecole<br />
Militaire. Aussitôt, nous voilà parlant d'Ulen-<br />
spiegel, du Pantagruel, de Jordaens, des<br />
maîtres et petits maîtres flamands... Je n'ai<br />
jamais si bien senti l'agrément de la con-<br />
versation comme ce soir-là, dans ce joli<br />
palais colonial, à deux mille lieues de la<br />
patrie !<br />
Boma s'est beaucoup modifié en un an. On<br />
a bâti quantité de vastes maisons qui s'enca-<br />
drent joliment dans les bananiers. Un visible<br />
souci du confort a conduit cette fois les<br />
constructeurs et le progrès est évident.<br />
D'autre part, l'assèchement des marais est<br />
un ouvrage terminé et des travaux ingénieux<br />
sont parvenus à atténuer, si pas à prévenir
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
complètement, les ravages causés par les<br />
pluies torrentielles des mois d'été.<br />
Mais ce qui m'a charmé particulièrement,<br />
ce sont les embellissements de Boma com-<br />
mandés et poursuivis avec ardeur par M. Wahis.<br />
Car, lui aussi, est un jardinier émérite, comme-<br />
Félix Fuchs.<br />
C'est ainsi que partout les chemins ont été<br />
rectifiés, élargis.<br />
On comble les fosses, on ratisse, on plante-<br />
Ainsi le plateau devient un parc magnifique-<br />
Autour de la Résidence, une foule de petits<br />
parterres, ceinturés de rocailles, resplendissent<br />
de fleurs et de papillons; et même un jet d'eau<br />
s'élance, à l'étincelante et mélodieuse cheve-<br />
lure ! Cela est coquet, un peu bien arrangé et<br />
symétrique sans doute, mais comme cela<br />
réconforte et console en vous donnant la sen-<br />
sation de ne pas être tout de même si loin de-<br />
l'Europe !..<br />
En louant de mon mieux ces petites choses<br />
inspirées par un sentiment délicat et profond-,.
210 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
j'osais dire à Monsieur le Gouverneur qu'il<br />
manquait peut-être encore à tout cela quel-<br />
ques-unes de ces grosses boules en verre étamé,<br />
montées sur crinoline, comme on voyait dans<br />
nos jardins de 1830. Et gaiement, il me fut<br />
répondu qu'on les attendait par le prochain<br />
bateau...<br />
MATADI<br />
Quinze jours à Matadi. Quinze jours dans<br />
le feu !<br />
Le soleil flambe. Le fleuve bout. Et c'est<br />
terrible, ce bateau à l'ancre au milieu d'un<br />
brasier !<br />
Cependant, du matin au soir, on charge et<br />
on décharge: les treuils ne s'arrêtent jamais.<br />
Nos krooboys sont admirables. Quel labeur!<br />
Aussi à minuit, quand s'éteignent les foyers<br />
électriques, ils tombent sur le pont et s'en-
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
dorment d'un sommeil merveilleux. Toute<br />
pose leur est bonne. J'en connais un qui dort<br />
roulé sur lui-même. Et il rêve ! Il rêve proba-<br />
blement qu'il est un « rollmops » !<br />
Une tornade !<br />
Une pluie magnifique s'abat comme du<br />
plomb pendant toute une matinée. On boit<br />
avidement la fraîcheur. La poitrine se dilate;<br />
on respire large.<br />
De nouveau, voici le soleil. Le sol fume...<br />
Quand je m'éveille le lendemain, tous les<br />
drapeaux de Matadi sont en berne. Il y a des<br />
morts.<br />
Tout à l'heure, nous les conduirons au<br />
cimetière, au « jardin d'acclimatation »<br />
comme on dit ici sinistrement.<br />
*<br />
* #<br />
Le capitaine veut que j'aille à Loddi-Taffi,<br />
une factorerie hollandaise établie de l'autre<br />
côté du fleuve, en amont, dans une anfractuo-<br />
13
214<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
sité de la montagne. Je suis parti avec le-<br />
doctor dans le petit stearalaunch qui était<br />
conduit pour la circonstance par le premier<br />
officier du bord, Mister Thomson, un superbe<br />
gars de la Verte Erin.<br />
Nous longeons d'abord la rive gauche pen-<br />
dant une demi-heure, puis, insensiblement,<br />
nous gagnons le large; soudain nous voilà<br />
dans les rapides et les tourbillons.<br />
Rien de plus émouvant.<br />
Au milieu de l'immense fleuve, l'eau a plu-<br />
sieurs plans. A certaines places, au-dessus de-<br />
protubérances invisibles, elle bouillonne avec<br />
rage et se creuse en entonnoirs.<br />
Les courants inverses se rencontrent avec<br />
une violence sans pareille, se hérissent en<br />
montagnes d'écume.<br />
Il s'agit de bien connaître son « boat ». Une<br />
fausse manœuvre, les courants mal coupés ou<br />
mal einbouqués, et le bateau pris de flanc se<br />
retourne. Impossible de nager dans cette eau<br />
tumultueuse. Et puis les crocodiles...
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
Mais avec Thomson pas de danger. Sa<br />
tranquillité est imperturbable.Tantôt il ralen-<br />
tit, tantôt il accélère la vitesse du steam-<br />
launch, suivant les passes. Nous filons droit,<br />
nous virons, nous louvoyons et nous allons<br />
tourner sur nous-mêmes quand d'un ferme<br />
coup de barre, le bateau se cabre et ricoche<br />
pour ainsi dire sur les derniers rapides.<br />
Nous voilà dans une eau morte et bientôt<br />
nous abordons au milieu des fleurs et des<br />
papillons.<br />
Ah la belle heure d'émotion et de vie !<br />
#<br />
# #<br />
Tout le jour, c'est une animation extraordi-<br />
naire dans cette gare de Matadi. D'innom-<br />
brables trains manœuvrent. Ils entrent. Ils<br />
sortent. C'est un bruit de vapeur, un grand<br />
fracas de plaques tournantes et de butoirs.<br />
Et parlez-moi des Sénégalais pour faire<br />
siffler les locomotives ! les petites locomotives
2l6 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
vertes à tremblons et à crinoline comme<br />
dans le « Tour du Monde » !<br />
Au milieu de ce tumulte, des noirs bondis-<br />
sent, escaladant les wagons, courant aux<br />
aiguilles, tandis que quelques costumes blancs<br />
se promènent avec lenteur, levant des bras<br />
impérieux.<br />
On prend à regarder tout cela un plaisir<br />
d'enfant. Et d'ailleurs, qu'est-ce qu'il y a de<br />
plus beau qu'une gare ! Demandez plutôt à<br />
Victor Gilsoul !<br />
Enfin,aujourd'hui,c'est tout de même notre<br />
dernier jour de fournaise, car nous partons<br />
demain à 6 heures pour Banane.<br />
Ah 1 voir ce bateau revivre ! Sentir la brise,<br />
le vent de la course ! Humer l'air dans le<br />
« dining room » et les cabines purifiées ! Oh !<br />
oui, de l'air ! de l'air !<br />
En attendant,on charge les dernières balles<br />
de caoutchouc que des wagons amènent sur<br />
le pier jusqu'au steamer.<br />
Et voici venir les caravanes d'ivoire.
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
Us sont là deux à trois cents noirs qui déva-<br />
lent à la file et forment du haut de Matadi<br />
jusqu'à la rive un immense serpent. Chacun<br />
porte sur l'épaule une énorme défense. De<br />
loin, l'homme ressemble au manche d'une<br />
arbalète dont l'arc serait la dent recourbée.<br />
Mais il y a des « manches » qui ploient, fla-<br />
geolent, tant la pointe est lourde.<br />
Cependant ils approchent, grimpent en<br />
grimaçant à l'échelle du bord. Quel sourire<br />
de satisfaction quand, sur le pont, on les<br />
soulage du fardeau !<br />
Us dégringolent une autre échelle en pous-<br />
sant des cris de macaque, la main sur leur<br />
épaule endolorie.<br />
Et de leur peau ruisselante sort une odeur<br />
phosphorique, terrible, qui vous saisit aux<br />
narines comme le jet ammoniacal d'un flacon<br />
de selsl
i7o<br />
IMAGES D'OUTRE-MER<br />
BANANE — LE RETOUR<br />
.yteaisd Ssi<br />
Le lendemain que nous eûmes accosté le<br />
pier de Banane, on amena une jeune Bruxel-<br />
loise en proie à des fièvres violentes et qui<br />
s'en venait avec son mari du fond du<br />
Mayumbé.<br />
La malheureuse délirait depuis trois jours.<br />
Du haut de la passerelle, je la vis arriver,<br />
étendue sur un brancard à tendelet que por-<br />
taient quatre nègres vigoureux. Son mari<br />
marchait à côté d'elle, très abattu, découragé.<br />
Les noirs déposèrent leur charge près de<br />
l'escalier volant du steamer.<br />
Ah la pauvre créature, comme elle était<br />
maigre! Pourtant ses joues creuses, son front,<br />
ses mains restaient écarlates, tant la fièvre<br />
brûlait ce corps débile.<br />
L'escalier était trop étroit pour la civière.<br />
On dut soulever la jeune femme qui trouva<br />
un reste de raison et de force pour joindre les
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
mains derrière le cou de son mari. Celui-ci<br />
l'enleva comme une plume et la transporta<br />
sur le bateau.<br />
On descendit la malade dans une cabine<br />
assez vaste où l'on installa un ventilateur<br />
électrique.<br />
Tout le monde à bord s'intéressait à la nou-<br />
velle passagère. Mariée il y a cinq mois à<br />
peine, elle venait seulement d'arriver en<br />
Afrique. Elle avait vingt ans.<br />
Anxieusement nous interrogions le doc-<br />
teur. Un mieux se manifesta dans l'après-<br />
midi et nous donna quelque espoir. Mais le<br />
lendemain mardi,la fièvre revint plus intense.<br />
La situation était cette fois tout à fait cri-<br />
tique.<br />
Le soir, comme nous causions à voix basse<br />
sur le pont, couchés dans nos chaises lon-<br />
gues, on vint nous annoncer que «c'était fini».<br />
Et tous, très émus, nous nous levâmes et<br />
nous découvrîmes en silence.<br />
On la conduisit le lendemain à ce lointain
220 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
cimetière de Banane, défriché dans la brousse,<br />
tout contre la grève.<br />
Une chaloupe du steamer e: a le<br />
cercueil bleu étoilé d'or que nous suivîmes<br />
dans une barque jusqu'au fond de la crique.<br />
Là, quatre soldats soulevèrent le coffre.<br />
Nous nous engageâmes dans un chemin<br />
reliant la baie à la mer et bientôt nous étions<br />
sur la plage.<br />
Nous allions, silencieux sous nos parasols,<br />
le cœur poigné par les sanglots de ce pauvre<br />
garçon qui marchait au premier rang...<br />
Oh ce cortège de deuil sous le brûlant<br />
soleil, le long de cet océan immense et<br />
désert, à la voix grondante!... Et ce sable<br />
spécial, cette chapelure de coquillages qui<br />
croquait, criait avec un bruit étrange sous<br />
nos bottes...<br />
Après une demi-heure, on arriva au champ<br />
de repos. Une fosse peu profonde était déjà<br />
creusée. On y déposa le léger cercueil sur<br />
lequel l'un de nous sema quelques fleurs
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
sauvages cueillies aux buissons de la<br />
route.<br />
Nul marmottage de prières.<br />
Mais tous, nous pensions tristement :<br />
— Petite fleur d'Europe que le soleil d'Afri-<br />
que a si tôt fanée, repose en paix, et que la<br />
plainte de l'Océan soit comme l'écho de nos<br />
perpétuels regrets !<br />
#<br />
# #<br />
Nous appareillâmes l'après-midi.<br />
Les vapeurs et toutes les goélettes mouil-<br />
lés dans la crique avaient hissé leur pavillon<br />
de fête, et nous partîmes dans l'allégresse<br />
de ces drapeaux multicolores et de ces sirè-<br />
nes qui nous souhaitaient un bon voyage.<br />
Hélas, deux jours plus tard nous perdions<br />
une adorable fillette blanche, née à Boma.<br />
Cela fit un si menu paquet...<br />
Le steamer stoppa quelques minutes.<br />
Il faisait beau. Tout le monde était là-<br />
Tout le monde pleurait.
324 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Et j'ai gardé dans l'oreille le grincement de<br />
•ce petit sac de toile neuve glissant sur la<br />
planche funèbre et le bruit qu'il fit en s'en-<br />
-gloutissant dans les flots calmes...<br />
Déjà l'on voyait se profiler au bas du ciel<br />
Iles cimes sourcilleuses de Sierra-Leone.<br />
Accoudé au garde-fou de la passerelle, je<br />
regardais dans la fosse aux Krooboys. (i) Eux,<br />
toujours si misérables et si sales sous leurs<br />
•pagnes plus troués que le manteau d'Antis-<br />
thène, ils fringuaient maintenant pleins de<br />
joie, se savonnaient, se débarbouillaient à<br />
grande eau. Car le rude voyage était fini et<br />
.ils allaient enfin se reposer.<br />
Rien de comique comme la toilette minu-<br />
(i) Indigènes du paysdeKroo que chaque steamer à<br />
destination du Congo embarque h Freetown pour le<br />
travail de chargement et de déchargement à Borna et à<br />
Matadi
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
tieuse de ces pauvres bougres pour descendre<br />
à Freetown.A la bonne heure,ils se frottaient<br />
dans les coins !<br />
Bientôt, à ma vive surprise, des habits<br />
clairs, des chapeaux mous, des « melons »,<br />
des « buses » même, sortirent de leurs coffres.<br />
Je ne les savais pas non plus si bien fournis<br />
en objets de lingerie : quelques-uns vêtaient<br />
des chemises idéalement blanches et nouaient<br />
autour du haut col cassé des cravates à vexer<br />
positivement Le Bargy! Puis ils brossaient<br />
leurs cheveux crépus, en face d'un miroir qu'à<br />
tour de rôle ils se tenaient obligeamment<br />
devant la frimousse. Et il y en avait aussi<br />
qui épanchaient des flacons d'odeur sur de<br />
fins mouchoirs !<br />
Je n'avais jamais vu coquetterie si joyeuse<br />
et je m'amusais franchement quand je remar-<br />
quai qu'ils fixaient tous à leur bras gauche un<br />
ruban noir.<br />
— Eh oui, c'est un crêpe, me dit le premier<br />
officier, un crêpe en souvenir du camarade
226 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
qui succomba, pendant le voyage. Oh! mais-<br />
n'allez pas vous attendrir! Au fond ils ne<br />
voient dans ce ruban qu'un atour de plus: le<br />
compagnon défunt ne les occupe guère.<br />
Heureux nègres qui ne connaissent pas le<br />
regret !<br />
Pour moi, je me rappelais; j'avais vu ce<br />
Krooboy mort; je ne l'oublierai jamais. C'est<br />
une histoire...<br />
Un soir que nous avions quitté le bord pour<br />
aller dîner à Matadi chez mon ancien condis-<br />
ciple, le docteur Bourguignon, un quarter-<br />
master vint nous annoncer que ce Krooboy,<br />
qui était malade depuis la veille, venait d'ex-<br />
pirer.<br />
Le capitaine et le médecin du bateau, un<br />
moment assombris, donnèrent quelques brè-<br />
ves instructions au matelot; puis l'on se remit<br />
à causer avec animation.<br />
Quant à moi, cette fâcheuse nouvelle m'at-<br />
trista beaucoup et rompit mon entrain. Malgré<br />
que j'aie déjà vu bien des maux, je ne puis me
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
glorifier encore d'avoir cette triple écorce du<br />
véritable Africain. Je songeais à ce travailleur<br />
mort de fatigue dans le dur labeur du déchar-<br />
gement. Je me rappelais à présent l'avoir<br />
aperçu comme je prenais confortablement le<br />
thé de cinq heures sur le pont.<br />
C'était un petit homme aux bras fluets, à la<br />
peau sale, striée de raies blanchâtres et cou-<br />
verte d'ecchymoses.Les chaleurs de la saison<br />
violente l'avaient assommé. Il était assis au<br />
pied du mât ; sa figure ne reluisait pas comme<br />
celle de ses compagnons : elle avait une cou-<br />
leur de boue sèche et se crispait par moment<br />
sous la « lançure » du mal caché.<br />
Une fois, il ouvrit les yeux et leva sur moi<br />
un regard hébété.<br />
Les autres Krooboysnes'inquiétaientpasde<br />
lui et continuaient de travailler avec ardeur<br />
sous les ordres du hetman. Le nègre n'a<br />
point de pitié d'ailleurs pour un « frère »<br />
malade.<br />
Le malheureux grelottait une mauvaise fié-
228 IMAGES D'OUTRE-MER<br />
vre dont tous les remèdes du docteur ne par-<br />
venaient pas à triompher.<br />
Et voilà qu'il était mort, si loin de Free-<br />
town ! Qui sait,avant d'expirer, il avait peut-<br />
être revu son pays, comme le jeune soldat de<br />
Virgile. « Dulces reminiscitur Argos...»<br />
Quand nous rentrâmes vers minuit, le het-<br />
man nous dit : « Il est là! » en montrant<br />
un colis recouvert d'une toile de sac et qu'on<br />
avait poussé contre la première cabine de tri-<br />
bord, qui était précisément la mienne.<br />
Il faisait un magique clair de lune. Nous<br />
nous approchâmes. Le docteur rabattit le sac<br />
et palpa le cadavre.<br />
Le pauvre diable gisait là comme une chose<br />
encombrante, les bras étendus en croix et les<br />
jambes ouvertes. Ses yeux exorbités ressem-<br />
blaient à de grosses billes en verre dépoli qui<br />
luisaient étrangement sous la lune.<br />
Hélas! oui, ce nègre, comme cela était<br />
bien une chose fongible, sans importance!<br />
Ça n'émouvait pas, ou du moins si peu!
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />
Et je songeais à nos morts tant aimés*<br />
tant pleurés !<br />
C'est égal, je ne pus m'endormir. Ce corps<br />
étendu tout contre ma cabine me gênait<br />
Sans cesse, une curiosité inquiète m'attirait<br />
au hublot.<br />
L'épaisse toile avait été ramenée sur le-<br />
Krooboy, mais il me semblait qu'au travers<br />
de cette couverture je voyais encore ses-<br />
yeux effarés...<br />
Peu à peu, il me parut que ces yeux me<br />
fixaient avec une expression suppliante. Et<br />
j'en étais bouleversé jusqu!au. fond' de<br />
l'âme.<br />
Une pensée commença de m'obséder...<br />
N'avais-je pas un devoir à remplir., moi<br />
l'Européen pas fongible, moi le blanc très<br />
civilisé?<br />
Brusquement, je sortis de ma cabine. Je<br />
n'avais aucun but précis. Il faisait grand,<br />
silence sur le pont. Les Krooboys dormaient<br />
là-bas sous leurs couvertures bigarrées. La.
i7o IMAGES D'OUTRE-MER<br />
lune brillait sur l'acier des treuils, semant<br />
partout des clairs et des ombres.<br />
Je m'approchai du mort. A mon tour je<br />
rabattis le sac et... Je parvins à fermer l'œil<br />
droit; mais la paupière de l'autre œil se rele-<br />
vait sans cesse lentement. .<br />
Je me sauvai.<br />
Le lendemain, le charpentier fit un coffre<br />
avec de vieilles caisses et l'on emporta ce<br />
Krooboy je ne sais pas où...<br />
#<br />
# *<br />
Nous touchâmes à Santa-Cruz de Ténériffe<br />
dont les fleurs surent de nouveau dissiper<br />
nos tristesses.<br />
Le 2 février suivant, nous doublions Oues-<br />
sant, après un golfe assez bénin cette fois, et<br />
nous entrions dans la Manche.<br />
Oh la belle couleur verte de ces vagues<br />
.au mouvement plus large, plus majestueux...<br />
Le lendemain à midi nous étions dans<br />
l'Escaut.
NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 23I<br />
Quelle surprise que cette belle hermine<br />
qui recouvrait les prairies de la Zélande!<br />
Quelques passagers parmi nous n'avaient<br />
plus vu la neige depuis six ans ! Et cette blan-<br />
cheur fascinait leurs yeux pâles, décolorés<br />
par le soleil.<br />
Le soir vint...<br />
Tout à coup, le pilote signale là-bas, à tra-<br />
vers la brume, un long cordon de lumière.<br />
Les quais d'Anvers !<br />
Des cris éclatent et tous les cœurs tres-<br />
sautent dans les poitrines.<br />
Alors la puissante voix du steamer résonne<br />
toutes les minutes.<br />
Anvers, qui nous renvoie l'écho, sait à pré-<br />
sent que nous sommes là. Et cette pensée<br />
nous jette dans une agitation extraordi-<br />
naire.<br />
Nous entrâmes dans le port à 6 heures il2,<br />
carillon sonnant.<br />
C'était un dimanche; il y avait foule sur les<br />
quais.<br />
14
i7o IMAGES D'OUTRE-MER<br />
Oh, ce bourdonnement, ces clameurs con-<br />
fuses de la multitude ! Et soudain — quand le<br />
steamer s'approche lentement delà rive—ces<br />
appels, ces noms lancés de la terre par des<br />
bouches frémissantes, et cette réponse exal-<br />
tée, superbe, qui, du bord, part comme une<br />
balle :<br />
— Présent!<br />
Ah, il n'est rien de plus beau qu'un heureux<br />
retour !<br />
Quant à moi, j'aperçus tout de suite, à la<br />
lueur d'un réverbère, un petit garçon que je<br />
connais bien. Hissé sur des bras, il agitait<br />
son béret et criait, criait de toute la force de<br />
sa petite voix...<br />
Et près de lui se tenait une femme,très pâle,<br />
tout le sang reflué au cœur par l'émotion et<br />
la joie !<br />
Alors, le premier de tous, j'ai sauté sur le<br />
quai, bien avant que le bateau fût complète-<br />
ment amarré...<br />
Mais j'avais des ailes !
Table des matières<br />
Pages<br />
Atlantique Idylle 9<br />
Le dernier Peau-Rouge 79<br />
Du San-Bernardino à Venise 90<br />
Un cimetière 110<br />
Dordrecht 116<br />
Las Palmas 122<br />
Sierra Leone 132<br />
Ivintambo 140<br />
Mon Quatuor 150<br />
Kitengé 156<br />
Jack et Jim 166<br />
Nouveau voyage en Afrique 178<br />
INDEX DES GRAVURES<br />
Portrait 7<br />
Las Palmas 125<br />
Sierra Leone 135<br />
Le Pic de 'lenériffe 181<br />
Santa-Cruz de Ténériffe 187<br />
En vue de Borna 205<br />
En rade de Matadi 211<br />
Banana. La route funèbre 221
PAUL LACOMBLEZ, Editeur, Bruxelles.<br />
Courouble (L.). Mes Pandectes 3 50<br />
— Notre langue 1 00<br />
— Profils blancs et Frimousses noires . . 3 50<br />
— La famille Kaekebroeck 3 50<br />
— Pauline Platbrood 3 50<br />
— Les Noces d'or 3 50<br />
De Coster (Charles). La légende d'Ulenspiegel . . . 5 »<br />
— Légendes flamandes 3 50<br />
De Haulleville (Baron). En vacances 3 50<br />
— Portraits et Silhouettes, 2 vol. à 3 50<br />
— J. M.J. Bodson 2 »<br />
Delattre (Louis). Contes de mon village 3 50<br />
— Les miroirs de jeunesse 3 50<br />
Demolder (Eugène). Contes d'Yperdamme 3 »<br />
Destrée (Jules). Journal des Destrée 1 »<br />
Eeklioud (G.). Les fusillés de Malines. . . . . . 3 50<br />
•— Au siècle de Shakespeare 3 »<br />
— La nouvelle Carthage (édit. définitive) . 4 »<br />
— Nouvelles Kermesses 3 50<br />
Emerson. Sept Essais, avec préface de Maeterlinck . . 3 50<br />
Garnir (George). Les Charneux 3 5°<br />
— Contes à Marjolaine 3 50<br />
Greyson (Emile). A travers passions et caprices . . . 3 50<br />
Krains (H.). Histoires lunatiques 3 »<br />
Maeterlinck (M.). Théâtre. 3 volumes à . . . . . 3 50<br />
— Les sept princesses 2 »<br />
— Serres chaudes. — Quinze chansons . 3 »<br />
— L'Ornement des Noces spirituelles . 5 »<br />
— Les disciples à Sais et Fragments de<br />
Novalis 4 »<br />
Maubel (Henry). Etude de jeune fille . . . . . . 2 »<br />
— Quelqu'un d'aujourd'hui 3 50<br />
Max (Gabrielle). La petite cigale . 2 »<br />
Philippe (Marie). Les Enfants sur la scène . . . . 2 50<br />
Picard (Edmond). El Moghreb al Aksa (Mission au<br />
Maroc) . 4 »<br />
— En Congolie 3 50<br />
— Monseigneur le Mont-Blanc . . . 2 »<br />
— Scènes de la vie judiciaire . . . . 4 »<br />
— Vie simple 2 *<br />
— Jéricho, comédie-drame 3 »<br />
— Le Sermon sur la montagne . . . 2 *<br />
— Comment on devient socialiste . . 1 y<br />
— L'Aryano-Sémitisme . . . . . 3 »<br />
Pierron (Sander). Pages de Charité 3 50<br />
— Les délices du Brabant 3 50<br />
Ruyters (A.).Les mains gantées et les pieds nus . . . 3 50<br />
Sigogne (Emile). Contes merveilleux 3 »<br />
— L'art de parler 3 5°<br />
Tordeus (Jeanne). Manuel de prononciation . . . . 2 s<br />
Van Beneden (Baron). Le Mariagicide 2 50<br />
— Les Titularisés 2 50<br />
Van Doorslaer (Hector). Sur l'Escaut 3 50<br />
Van Lerberghe (Charles). Les Flaireurs 1 »<br />
Waller (Max). Daisy 3 s><br />
Wïll (I.). Une Squaw 1 »