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<strong>Images</strong><br />

LEOPOLD COUROUBLE<br />

<strong>d'Outre</strong>-<strong>Mer</strong><br />

ATLANTIQUE IDYLLE<br />

CARNET DF, VOYAGE<br />

avec sept gravures hors texte<br />

BRUXELLES<br />

PAUL LACOMBLEZ, EDITEUR<br />

31, RUE DES PAROISSIENS, 31<br />

I903


<strong>Images</strong> <strong>d'Outre</strong>-<strong>Mer</strong><br />

ML<br />

A<br />

AZZf


DU MÊME AUTEUR<br />

CONTES ET SOUVENIRS. (Epuisé).<br />

ATLANTIQUE IDYLLE. (Epuisé).<br />

NOTRE LANGUE, édition nouvelle revue et augmentée.<br />

MES PANDECTES, avec une préface D'Edmond Picard.<br />

EN PLEIN SOLEIL. (Epuisé).<br />

PROFILS BLANCS ET FRIMOUSSES NOIRES, impressions<br />

congolaises. Nouvelle édition avec 9 gravures.<br />

LA FAMILLE KAEKEBROECK, mœurs bruxelloises :<br />

I. La Famille Kaekebroeck.<br />

II. Pauline Platbrood.<br />

III. Les Noces d'Or.<br />

IV. Les Cadets du Brabant (sous presse).<br />

CROQUIS BRUXELLOIS.<br />

LA MAISON ESPAGNOLE.<br />

EN PRÉPARATION :


A Monsieur<br />

le général baron T. Wahis,<br />

aie « Grand Citoyen »<br />

.HOMMAGE RESPECTUEUX


Atlantique Idylle<br />

I<br />

A MADAME CHARLES DEJONGH.<br />

Quatre heures sonnent aux grandes tours<br />

de Sainte-Gudule.<br />

Chaque note s'allonge sur le vent, semble<br />

un bâillement de cloche qui s'étire dans<br />

l'aube.<br />

Je suis prêt.<br />

Le jour commence à poindre : des nuages<br />

violets, sinistres, galopent sous un ciel cui-<br />

vreux.<br />

Je ne puis réprimer un frisson.<br />

Il s'agit bien de frissonner à la première<br />

impression mauvaise ! Voyons, est-ce que je<br />

marche à la guillotine ?


10 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

On frappe à la porte :<br />

— Monsieur, la voiture est là !<br />

Je boucle mes courroies et jette un plaid<br />

sur mon épaule. Je descends.<br />

Sur le perron tout festonné de glycines<br />

fleuries, deux chiens noirs, mes amis Mouk<br />

et Nick, bondissent au devant de moi. Je les<br />

caresse, tandis que d'un œil furtif j'interroge<br />

les fenêtres de la maison.<br />

Mais nul rideau ne bouge. Personne, pour<br />

faire un signe d'adieu à « l'enfant exalté et<br />

téméraire, au méchant fils...»— Hé, tant pis,<br />

qu'il s'en aille!<br />

— Cocher, gare du Nord!<br />

Et déjà bien loin, la petite porte du jardin<br />

claque toujours dans mes oreilles...<br />

#<br />

# *<br />

A Anvers, le ciel crève : de grosses gouttes<br />

chaudes s'écrasent sur les trottoirs.<br />

Je saute dans un vieux carrosse qui me


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

transporte au quai du Rhin où le steamer est<br />

amarré.<br />

Un grand soleil brille à présent, se mire<br />

dans les flaques.<br />

Le Portland oscille doucement sous le petit<br />

flot du fleuve et cliaufFe ferme.<br />

Sur le quai et sur le pont du bateau, tout un<br />

peuple de chargeurs s'agitent fébrilement.<br />

J'entends les coups de gueule lancés en me-<br />

sure pour concentrer toute une somme<br />

d'efforts sur la balle à soulever; et ce sont de<br />

perçants appels, des jurons qui dominent un<br />

moment le tapage des brouettes de fonte, les<br />

engrenages renâclants et ce furieux bruit de<br />

vapeur fusant par les joints.<br />

Presque sans arrêt, la grue décrit sa course<br />

du pont au quai et du quai au pont; son grand<br />

bras semble battre une lente et majestueuse<br />

mesure à l'orchestre barbare.<br />

Des ballots cerclés de fer, des caisses s'en-<br />

lèvent du sol comme des bottes de paille,<br />

tournoient au-dessus de la cale. Des bras arrê-


12 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

tent leur élan, et les colis plongent dans le<br />

gouffre. Bientôt la chaîne reparaît sautelante<br />

et libre — un temps de silence — un coup de<br />

sifflet, — et les engrenages remâchent avec<br />

rage. Une autre charge !<br />

Le steamer doit lever l'ancre à midi. Une<br />

centaine d'émigrants sont déjà rassemblés<br />

sous les hangars. Des femmes s'enveloppent<br />

frileusement dans de petits châles aux cou-<br />

leurs déteintes d'un effet très doux.<br />

Tous ces miséreux, serrés les uns contre les<br />

autres, regardent dans une curiosité muette,<br />

cette activité dévorante déployée à l'approche<br />

du départ. Seuls, deux mioches de la bande,<br />

les cheveux encore tout collés de pluie, jouent<br />

à cache-cache derrière des paniers de vin de<br />

Champagne.<br />

Je demeure tout attristé...<br />

Mais je ne peux m'attarder : il faut que je<br />

me rende au commissariat maritime pour<br />

signer mon engagement.<br />

Je me dispose à abandonner le quai quand,


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

à travers la mâture du steamer, j'aperçois un<br />

mousse, juché dans les cordages. Retenu par<br />

une jambe, il penche son corps dans le vide<br />

et, la main à l'oreille, écoute des ordres, des<br />

jurons, qu'un matelot lui crie du bord.<br />

En ce moment le ciel roule de nouveaux<br />

blocs couleur d'encre... Une angoisse affreuse<br />

m'empoigne le cœur et je sens tout mon grand<br />

courage, avivé même dans ces derniers jours,<br />

s'affaisser comme le charbon d'un feu qui<br />

meurt.<br />

— Ainsi, je serai ce petit point noir, je serai<br />

mousse, moi !<br />

Soudain, le ciel fond sur les hangars, la<br />

pluie crépite sur le zinc des toitures comme<br />

une grêle. Un effroi indicible me saisit. Depuis<br />

quelques jours je vis dans une excitation fac-<br />

tice, l'imagination sans cesse éblouie par le<br />

mirage des choses que je vais voir : l'Océan,<br />

une terre inconnue! Je me suis dit : Oui, tous<br />

les sacrifices, toutes les fatigues, pour décou-<br />

vrir le nouveau, le jamais vu !


14<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Et voilà que pour conquérir l'émotion, je<br />

suis là, devant ce navire en partance, perdu<br />

dans un grouillement d'êtres inconnus, bous-<br />

culé, insulté par les chargeurs brutaux dont<br />

ma flânerie entrave le fiévreux labeur.<br />

Je redeviens lucide. La folie de mon projet<br />

m'apparaît enfin.<br />

Non, je n'irai pas au commissariat mari-<br />

time, je ne m'engagerai pas, je ne signerai<br />

rien du tout.<br />

Je suis libre encore. Ma voiture attend à<br />

quelques pas... Si je retournais à la gare !<br />

Je m'élance... J'ouvre la portière de la guim-<br />

barde.<br />

Mais le soleil, soudain, rayonne!<br />

— Un moment ! dis-je au cocher qui déjà<br />

ramasse ses guides.<br />

Je reste indécis; et dans la lumière flam-<br />

boyante j'écoute le joyeux glottement des<br />

gouttes claires, pareilles à des brillants qui<br />

tombent du toit des abris dans les rigoles.<br />

Des femmes jolies passent près de moi, se


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

retroussent en riant pour enjamber les mares.<br />

Et voilà que tout me semble radieux comme<br />

le changement à vue d'une féerie.<br />

Un calme doux succède à mon angoisse.<br />

L'espoir me rentre dans l'âme ainsi que l'air<br />

dans une cloche pneumatique !<br />

Toute ma résolution me revient froide,<br />

forte comme aux premiers jours; je me sens<br />

honteux de ma défaillance. Mes yeux se tour-<br />

nent vers le fleuve magnifique, irradié de<br />

soleil, et il me paraît impossible de désespé-<br />

rer encore.<br />

De toute la gaîté qui m'environne mainte-<br />

nant, je m'efforce de garder une image très<br />

nette pour qu'elle m'aide à combattre des<br />

tristesses prochaines...<br />

#<br />

* *<br />

Je ferme la portière de la voiture et dis au<br />

cocher de m'attendre encore. J'entre dans un<br />

café situé en face du quai et qui porte cette


18<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

enseigne : Au bon Voyage. J'y suis venu<br />

souvent depuis une semaine et l'on me con-<br />

naît bien. La jeune fille de la maison sait mon<br />

projet — on est parfois expansif aux heures<br />

troublées. Elle ne me croyait point.<br />

Elle se désole aujourd'hui :<br />

— Ainsi, s'écrie-t-elle en secouant la tête,<br />

c'est décidé !<br />

Je souris. Toute pleine d'une sollicitude qui<br />

m'attendrit, elle dit, voyant sans doute ma<br />

figure pâle et mon air étrange :<br />

— Nous avons du café bien noir et tout<br />

chaud. Buvez une jatte, ça vous remettra...<br />

En même temps, elle dépose devant moi<br />

une grosse tasse fumante.<br />

— A cette époque de l'année, la traversée<br />

est toujours bonne, assure-t-elle fermement.<br />

Mon amoureux est sur la mer. C'est son<br />

sixième voyage! Le Portland est un bon<br />

bateau, savez-vous!<br />

Vrai, je n'ai pas peur; j'eusse accompli le<br />

voyage sur la caravelle de Colomb ! Mais elle


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

est si affectueuse la bonne fille, elle a un air<br />

si naïvement convaincu d'avoir deviné mes<br />

secrètes transes, que je m'écrie :<br />

— Oh ! tant mieux, Mademoiselle !<br />

Et je parais soulagé d'une grosse inquiétude.<br />

* #<br />

J'ai signé mon engagement au commissa-<br />

riat maritime, et je retourne au port, quand<br />

au détour d'une rue je m'entends appeler.<br />

Quatre jeunes gens sautent d'un tramway<br />

et accourent vers moi. Ce sont de chers amis,<br />

venus tout exprès à Anvers pour m'embar-<br />

quer.<br />

• Leur vue m'attendrit, et puis je frissonne.<br />

C'est donc vrai que je pars !<br />

Pourtant, dans ma peine j'éprouve un gros<br />

soulagement. C'est bien, ce qu'ils ont fait là;<br />

eux au moins ne veulent pas que je m'en<br />

aille comme le plus abandonné des pauvres<br />

diables !


20<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Je les conduis, marchant vite, parlant peu,<br />

très préoccupé à l'idée qu'il faut encore pour-<br />

voir à mon équipement.<br />

De nouveau, le soleil a disparu sous d'af-<br />

freux nuages et la pluie tombe drue avec un<br />

bruit de friture.<br />

Enfin, nous arrivons au port. A présent les<br />

hangars sont envahis par la foule des émi-<br />

grants, troupe bourdonnante, aux costumes<br />

variés de districts inconnus.<br />

Cette fois les chargeurs, sous l'impulsion<br />

d'une force neuve, déploient une ardeur ex-<br />

traordinaire. Ils voient la fin de la rude<br />

besogne et leur vigueur en est toute rani-<br />

mée : plus qu'une rangée de caisses plates à<br />

faire avaler par le steamer !<br />

Et le Portland lance un ronflement con-<br />

tinu, ce terrible ronflement de navire de<br />

5,000 tonnes impatient de la haute mer.<br />

Sous le flux, sa coque s'est élevée, apparaît<br />

presque au niveau du wharf.<br />

La marée monte et la passerelle, appuyée


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

sur le pont, n'est plus qu'une pente douce.<br />

#<br />

# #<br />

Le chargement est terminé.<br />

Le steamer bourdonne avec fureur, comme<br />

s'il allait éclater. Les chaudières vous trépi-<br />

dent dans la poitrine.<br />

Le quai est couvert de monde; on attend<br />

l'émouvant signal du départ.<br />

J'embrasse mes amis et, très ému, un peu<br />

chancelant, je descends sur le pont.<br />

Alors, dans le joyeux carillon de Notre-<br />

Dame annonçant l'heure de midi, un coup<br />

de cloche résonne.<br />

Un mugissement terrible, lugubre, comme<br />

un appel de détresse sort du steamer et<br />

retentit dans tout le port.<br />

Cependant les matelots tirent les ancres,<br />

détachent les amarres.<br />

Des grincements se font entendre. Le


20 IMAGES n'OUTKEMER<br />

navire tourne, pousse son râle, maintenant,<br />

sans interruption.<br />

Et comme il gagne doucement le large du<br />

fleuve, soudain sur le pont et sur le quai, une<br />

immense clameur s'élève, et par-dessus les<br />

têtes s'agitent des essaims de mouchoirs<br />

lourds de larmes...<br />

— Adieu, Adieu !<br />

II<br />

C'était dans l'Escaut. Emballé dans mon<br />

grand caban, j'errais sur le pont depuis<br />

des heures, sans que personne prît garde à<br />

moi etvoulût même m'honorer d'unregard de<br />

défiance.<br />

Je commençais à m'épouvanter de cet isole-<br />

ment. Par surcroît de peines, une faim terrible<br />

hurlait dans mon estomac; je n'avais bu<br />

qu'une tasse de café, à sept heures du matin.<br />

J'étais persuadé qu'on m'oublierait, que je<br />

ne mangerais plus jamais.


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

Adossé contre la dunette, je regardais dans<br />

une sorte d'hébétude les bateaux que nous<br />

croisions, et croquais, pour casser ma faim, un<br />

morceau de pastille de menthe souillé, pelu-<br />

cheux, que je venais de trouver au fond d'une<br />

poche, quand on toucha mon épaule.<br />

Saisi, je me retournai. Le second était près<br />

de moi.<br />

— Monsieur, dit-il courtoisement, ayez<br />

l'obligeance de m'accompagner, je vous prie ;<br />

le capitaine vous attend...<br />

Je pousse un grand soupir. Enfin, mon sort<br />

allait se décider.<br />

L'officier me conduit vers le gaillard d'avant<br />

et nous entrons tous deux dans la cabine du<br />

capitaine.<br />

Le premier objet qui frappa mes yeux fut,<br />

suspendue au plafond, une belle cage où<br />

chantait éperdument un petit oiseau jaune.<br />

Puis, je vis un homme, jeune encore, en redin-<br />

gote galonnée, renversé sur un confortable<br />

divan, une main plantée dans le velours cra-


22 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

moisi, l'autre main en l'air, tenant un cigare,<br />

dont la fumée montait avec un parfum.<br />

Figure sanguine, pleine de bonne humeur.<br />

Le capitaine! Et ma vision troublante de<br />

loup de mer s'évanouit.<br />

Au milieu de la chambrette, près d""une<br />

table couverte d'un tapis bleu où rampait le<br />

long serpent vert d'un porte-voix, un petit<br />

homme se tenait debout, doré comme une<br />

image d'Epinal, et qui continua de lire à<br />

haute voix, en anglais, un long mémoire,<br />

sans que mon arrivée lui donnât la moindre<br />

surprise.<br />

J'eus le temps d'examiner la cabine.<br />

Les cloisons se divisaient en panneaux<br />

festonnés, ornés de peintures. C'était d'abord<br />

le portrait du capitaine, puis une plage remplie<br />

de barques échouées, un grand trois-mâts<br />

penché, toutes voiles dehors, sur des flots<br />

glauques. Et puis encore, sur une grève pleine<br />

d'orage, une miss romantique, dont cheveux,<br />

rubans et jupes flottaient devant elle sous la<br />

rafale.


La jolie cabine !<br />

ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

Mais le petit homme avait terminé sa<br />

lecture : d'un geste solennel, il tendit le<br />

papier à l'officier qui m'avait amené.<br />

— Very well, doctor! s'écria le capitaine et,<br />

s'adressant à moi, sans changer d'attitude :<br />

— Ah! vous voilà, Monsieur. Vous êtes<br />

avocat ?<br />

— Oui, capitaine, avocat stagiaire.<br />

— Et vous désirez être mousse ?<br />

— Oui, capitaine.<br />

Il éclata de rire. J'étais sauvé. Toutefois, je<br />

demeurais impassible et sans paraître deviner<br />

une faveur imminente. Je voulais qu'on me<br />

crût ancré dans ma résolution.<br />

— Capitaine, dis-je enfin, je suis assez<br />

dégourdi. J'ai remporté un prix de gymnas-<br />

tique à Louis-le-Grand.<br />

Et je devins verbeux de tout l'espoir qui<br />

m'entrait dans l'âme. On n'avait qu'à m'es-<br />

sayer; j'étais prêt, je monterais dans les<br />

huniers, sur le top du grand mât!


24<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Cette fois, le capitaine rit plus fort et le<br />

second crut devoir l'imiter avec discrétion.<br />

— Je vois ce que c'est, dit alors le petit<br />

doctor avec flegme, le gentleman veut faire<br />

comme Mister Picard !<br />

— C'est cela même! applaudit le capitaine.<br />

Et sa gaîté redoubla. Enfin, quand son<br />

ventre se fut apaisé :<br />

— Allons, allons, voilà une vocation à<br />

laquelle je refuse de croire, Monsieur. Je vous<br />

place dans les écritures, vous aiderez le<br />

comptable, vous serez son stagiaire, ah ! ah !<br />

Que l'on conduise ce youngfelloiv auprès de<br />

Mister Evans.<br />

On m'emmena. Mon âme était toute ravie,<br />

toute bleue.<br />

Le chef comptable, à qui je fus présenté<br />

aussitôt, m'accueillit avec bienveillance.<br />

C'était un vieil homme très maigre et<br />

voûté, aux rides malicieuses comme celles de<br />

Voltaire.<br />

—Ainsi, vous venez m'aider, jeune homme,


ATLANTIQUE IDYLLE<br />

tant mieux, tant mieux! Voulez-vous com-<br />

mencer votre tâche tout de suite ?<br />

— Mais volontiers...<br />

— Eh bien, aidez-moi donc à griller ce<br />

paquet de Maryland...<br />

Je roulai une cigarette. Mais à peine l'eus-je<br />

portée à mes lèvres qu'un étourdissement me<br />

prit et je m'affaissai dans les bras de mon<br />

nouveau patron. Des larmes coulaient sur<br />

mes joues :<br />

— J'ai faim, soupirai-je alors comme le petit<br />

Savoyard...<br />

III<br />

Nous avions doublé les Scilly points depuis<br />

deux jours et déjà le Portland était loin dans<br />

l'Océan.<br />

Il marchait droit et solide dans une houle<br />

glauque veinée d'écume, quand s'éleva un joli<br />

vent nord-est qui rebroussa la rousse cheve-<br />

lure des cheminées et la souffla impérieuse-<br />

II


26 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

ment devant le steamer. Tout de suite le quar-<br />

ter-master siffla la manœuvre et les matelots<br />

s'élancèrent aux cordages. Comme ils ame-<br />

naient les huniers, le navire plia gracieusement<br />

sur bâbord et, tout joyeux de sa toile bigarrée<br />

par le soleil et l'ombre, il accéléra sa course.<br />

Le dernier loch avait marqué 15 nœuds et<br />

nous filions d'une belle allure. Soudain,<br />

l'hélice stoppa et un grand silence tomba sur<br />

le pont.<br />

Un accident était arrivé à l'arbre de couche.<br />

Le navire perdit sa vitesse, s'alentit et ne<br />

marcha plus que doucement, appuyé sur ses<br />

voiles.<br />

Cependant les émigrants, surpris de ne plus<br />

sentir la trépidation des machines, sortaient<br />

de leurs tanières et se répandaient sur le<br />

pont ; des femmes au pâle visage terrifié in-<br />

terrogeaient les matelots qui haussaient les<br />

épaules...<br />

A ce moment, un koff hollandais passait à<br />

tribord. Il nous salua et l'un de ses hommes,


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

perché sur la hune, poussa par deux fois une<br />

exclamation de stentor. Aussitôt, notre capi-<br />

taine escalada la passerelle et embouchant le<br />

porte-voix, il lança par-dessus les flots :<br />

— Twentyfour, twenty six! Good hopefriends!<br />

Puis il continua de fumer son cigare en<br />

causant avec des engineers. Une attitude si<br />

tranquille ne pouvait marquer un péril ex-<br />

trême. Toute crainte s'évanouit. Les émi-<br />

grants rassurés regagnèrent l'entrepont. Aussi<br />

bien, la mer devenait dure et nous commen-<br />

cions à piquer dans la vague, encore que les<br />

focs eussent été cargués.<br />

Je me dirigeais vers l'arrière d'un pas sa-<br />

vant et bien appuyé de vieux marin, quand<br />

j'aperçus un jeune homme et une jeune fille que<br />

je n'avais pas encore remarqués, malgré nos<br />

trois jours de navigation, parmi les six cents<br />

émigrants que portait l'immense paquebot.<br />

Ils se tenaient accoudés sur le plat bord d'ar-<br />

rière et suivaient d'un long et triste regard le<br />

koff hollandais que nous avions rencontré et


28 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

qui s'en retournait, plein d'ailes, vers la<br />

douce Europe, déjà si lointaine...<br />

*<br />

# *<br />

Lui, c'était un grand diable très maigre,<br />

emmanché d'un cou si long qu'une épaisse<br />

écharpe, nouée double, ne le couvrait point<br />

tout entier et semblait une greffe sur un jeune<br />

tronc. La figure était petite, osseuse, mais<br />

d'une expression très douce à cause des beaux<br />

yeux purs, humides de bonté comme ceux<br />

des chiens. Sous sa toque de taupe à oreil-<br />

lettes, sortaient des cheveux roux englués<br />

qui moulaient sa nuque.<br />

Il portait un veston verdâtre très court, ce<br />

qui l'amaigrissait davantage encore en lais-<br />

sant voir des jambes infinissables — grêles et<br />

longues comme des pattes de flamant — et<br />

autour desquelles le pantalon très étroit par-<br />

venait à flotter quand même !<br />

La jeune fille, de taille moyenne, était dans


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

la première fleur de jeunesse. Son buste svelte<br />

commençait à peine de s'épanouir en gra-<br />

cieuses rondeurs.Sur sa tête vive et charmante,<br />

était posé un petit châle de laine violette que<br />

d'une main elle tenait serré sous le menton.<br />

Appuyée sur le garde-fou, elle fermait par<br />

moment les yeux, chiffonnait sa figure dans<br />

une jolie moue de résistance à l'âpre vent qui<br />

affolait des mèches blondes sur son front.<br />

Ils ne parlaient pas en face du beau spec-<br />

tacle des grandes vagues, mais parfois le<br />

garçon regardait sa compagne avec tendresse<br />

et il souriait tristement lorsque, passant le bras<br />

autour de sa taille pour la soutenir dans les<br />

bonds du navire, elle repoussait vivement son<br />

aide empressée ; et dans ce geste, il y avait<br />

toute le petite impatience de la simple amitié<br />

fâchée d'inspirer un sincère amour, et bien<br />

résolue sans doute à ne l'agréer jamais!<br />

Je fus subitement attendri : je voyais l'âme<br />

douloureuse du pâle escogriffe. J'entendais le<br />

soupir, la plaintive romance de « son pauvre<br />

cœur ».


30 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Je m'absorbais en ma compassion quand<br />

les jeunes gens tournèrent les yeux vers moi<br />

et me dévisagèrent avec surprise. Mais à ce<br />

moment la sirène poussa un long cri; une<br />

subite et forte trépidation s'empara du navire.<br />

La machine s'était remise en marche. L'hélice<br />

gonflait l'eau, la battait à la neige. La jeune<br />

fille poussa une exclamation et se pencha<br />

gaiement pour voir le jeu des bouillons qui<br />

prenaient les froides et profondes teintes de<br />

l'aiguë marine. Parfois l'hélice s'élançait hors<br />

de la vague comme un marsouin, tournait<br />

au-dessus des flots pour s'y replonger après<br />

une violente secousse de dislocation dans<br />

tout le bâtiment.<br />

La mer s'encolérait peu à peu et donnait de<br />

la tangue. Furieuse, elle jetait sur le pont des<br />

paquets d'écume qui se dispersaient dans l'air<br />

en flocons fous. Dans le ciel galopaient de<br />

vilains nuages. Le vent, plein de sautes, et le<br />

roulis faisaient claquer la toile, tendaient et<br />

retendaient les boulines sous le sifflement des


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

hauts cordages. De brusques coups de soleil<br />

faisaient des éclairs. Une terrible pluie s'abat-<br />

tit sur le pont. Tout devint gris, fumeux. Les<br />

passagers s'enfuyaient.<br />

Alors le jeune homme saisit le bras de sa<br />

compagne qui, cette fois, ne fit aucune résis-<br />

tance. Comme ils passaient près de moi, le rou-<br />

lis les projeta brutalement contre la dunette.<br />

Je m'étais élancé, mais déjà ils avaient repris<br />

l'équilibre. Tous deux me regardèrent en sou-<br />

riant et je tendis les bras, offrant mon secours :<br />

ils firent un signe de timide refus et, se traî-<br />

nant avec prudence, tâtonnant les cloisons<br />

comme des aveugles, ils gagnèrent l'escalier<br />

et disparurent dans le steerage.<br />

Le navire bourlingua tout l'après-midi. La<br />

mer s'apaisa seulement vers le soir.<br />

IV<br />

Cinq heures du matin. Un brouillard rose,<br />

lumineux, flotte sur la mer calmée.


32<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Déjà quelques émigrants, torse nu, se sa-<br />

vonnent bruyamment au-dessus de la grande<br />

cuve commune. J'écoute leurs gais propos<br />

quand je vois sortir de l'entrepont la jeune<br />

fille au châle violet. Elle s'avance vivement,<br />

une cruche à la main; tout à coup, elle aper-<br />

çoit les hommes, dévêtus jusqu'à la ceinture,<br />

qui s'ébrouent, reniflant comme des phoques,<br />

s'envoyant de larges claques mouillées dans<br />

le dos.<br />

Elle s'arrête stupéfaite; puis, prestement,<br />

elle rebrousse chemin et regagne la porte<br />

du gaillard d'arrière. Mais je bondis au de-<br />

vant d'elle et m'emparant de sa petite cruche:<br />

— Mademoiselle, j'irai chercher de l'eau<br />

pour vous.<br />

Je cours au grand réservoir. En m'atten-<br />

dant, la jeune émigrante, les mains sur le<br />

bordage, regarde cette mousseline radieuse<br />

qui couvre la mer. Je reviens auprès d'elle et,<br />

sans qu'elle se doute de ma présence, je la<br />

contemple longuement.


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

Elle tressaille quand je parle :<br />

— Voici de la véritable eau de pluie, mé-<br />

nagez-la bien, mademoiselle ; ici, c'est une<br />

chose très précieuse...<br />

Elle reçoit la cruchette en souriant et fixe<br />

sur moi son regard gai et bleu. Elle hésite<br />

certainement à m'adresser la parole. Tout à<br />

coup, elle se sauve en disant :<br />

— Danke schön!<br />

A ces mots, je deviens triste. Elle est Alle-<br />

mande! Et je connais à peine quelques mots<br />

tudesques! Adieu le doux flirt, et toutes les<br />

subtiles paroles de la tendresse naissante !<br />

Elle ne me comprendra jamais !<br />

Je tombe dans un gros spleen ; à la pensée<br />

qu'il faut encore huit interminables jours de<br />

navigation avant d'atteindre New-York,<br />

j'éprouve une angoisse affreuse. Et vraiment,<br />

je crois bien que je vais fondre en larmes,<br />

lorsque je me rappelle à propos comme je<br />

« blaguais » naguère ces pauvres héros de<br />

George Sand qui sanglotent tout le temps,


34<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

pendant trois cents pages, ni plus ni moins<br />

que des femmes!<br />

#<br />

# #<br />

Le brouillard s'est dissipé et le soleil brille<br />

maintenant sur les flots aux innombrables<br />

sourires.<br />

Tout le monde est réveillé à bord ; le navire<br />

a repris sa vie bruyante.<br />

Les émigrants apparaissent sur le pont. Des<br />

gamins et des gamines commencent des par-<br />

ties de cache-cache, se poursuivent, sautant<br />

par-dessus les amas de cordages et les bâches.<br />

Les pauvres femmes les regardent tendre-<br />

ment. Elles sont moins pâles et frissonnent<br />

de bien-être à la tiède matinée.<br />

La douce chaleur revient dans leurs os de<br />

convalescentes; la mer a fini de les torturer.<br />

Le canari du capitaine trille éperdument dans<br />

sa belle cage accrochée à une vergue; des<br />

géraniums, des lauriers-roses, posés sur la


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

passerelle sourient de toutes leurs fleurs.<br />

C'est le premier beau jour.<br />

Sur le haut tillac, entre les six grosses cha-<br />

loupes de sauvetage pendues aux bossoirs, se<br />

promènent des gentlemen armés de longues<br />

vues, des dames et des fillettes coiffées de<br />

paille fine, la figure entourée du voile de gaze<br />

qui protège contre la patine de la mer.<br />

Parfois ces gens s'arrêtent et, s'accoudant<br />

sur les appuis, regardent comme du haut<br />

d'une fosse aux ours, les émigrants, ces<br />

étranges bêtes qui vivent au dessous d'eux.<br />

Des petits garçons font la roue sous leurs<br />

yeux, se renversent sur la tête pour une<br />

aumône ; des hommes s'approchent aussi de<br />

l'échelle et jouent de l'harmonica. Après une<br />

chanson, ils tendent leur chapeau mou, et il<br />

arrive qu'on leur jette une piécette pour la<br />

peine...


36<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Dans les villes, dans les grandes agglomé-<br />

rations d'hommes, les riches et les pauvres<br />

passent, se coudoient sans que le contraste<br />

de leurs habits, de leur visage, excite la<br />

moindre surprise. Là, on n'a peut-être plus le<br />

temps de s'étonner de l'injustice de la terre :<br />

les opulents et les misérables vont, viennent,<br />

s'enfoncent, se mêlent dans la foule affairée;<br />

le regard ne cherche point à les rassembler en<br />

des groupes précis et ne s'absorbe point d'ail-<br />

leurs dans un spectacle dont l'accoutumance<br />

a depuis longtemps détruit l'intérêt et en<br />

quelque sorte rompu les violentes disparates.<br />

Mais ici, sur ce paquebot énorme et pour-<br />

tant si petit, l'opposition éclatait avec véhé-<br />

mence. Et ce fut chez moi une continuelle<br />

stupeur de voir une quarantaine de riches<br />

vivre pendant quatorze jours sur un espace<br />

de quelques mètres carrés, sans défiance ni<br />

peur, au-dessus du grouillement de six cents<br />

bougres!<br />

Tant de privilèges, une telle commodité de


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

vie à côté d'une telle infortune ne devaient-ils<br />

point finir par exciter la convoitise ?<br />

Les uns couchaient en de spacieuses cabines.<br />

Ils se promenaient sur un pont réservé. Ils<br />

dînaient dans une chambre fastueuse, servis<br />

par des garçons en gants blancs qui, au com -<br />

mandement des stewarts, s'avançaient comme<br />

dans les contes de fées, portant les plats<br />

exquis et fumants, des poissons rares, des<br />

viandes superbes, des plum-puddings to<br />

order!<br />

Et les autres...<br />

Us dormaient dans un dortoir fétide; ils<br />

mangeaient des morceaux de bœuf salé<br />

ou des harengs qu'on extrayait d'un trou<br />

profond avec des sceaux et qu'on leur jetait<br />

deux fois par jour comme à des bêtes goulues<br />

— des otaries de jardin zoologique!<br />

Ah! comme alors j'ai souhaité souvent<br />

d'être un puissant magicien pour changer du<br />

simple toucher de ma baguette le répugnant<br />

brouet en nourriture succulente et la chair


40<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

raffinée du dining-room en un ragoût plein<br />

d'os et plein d'ail!<br />

Quel rempart invisible protégeait donc les<br />

heureux contre la coalition des déshérités ?<br />

La nuit, je faisais des songes absurdes.<br />

Je rêvais insurrection, bataille : les six<br />

cents émigrants s'emparaient des passagers<br />

de la première classe et les jetaient aux rats<br />

féroces de la cale !<br />

#<br />

# *<br />

Journée radieuse. Le navire glisse gaiement<br />

au milieu des facettes de la mer, sans le<br />

moindre roulis, comme dans une sorte d'im-<br />

mobile rapidité.<br />

Les émigrants se sont installés sur le pont.<br />

Les hommes jouent aux cartes tandis que les<br />

femmes cousent, ravaudent et babillent<br />

entre elles.<br />

Mes protégés sont assis en face l'un de<br />

l'autre à l'arrière contre la chambre du gou-


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

vernail de fortune. Le garçon lit d'une voix<br />

sourde dans un petit livre : la jeune fille<br />

écoute en tricotant avec agilité une écharpe<br />

violette.<br />

Parfois elle arrête ses grandes aiguilles de<br />

bois et, posant les coudes sur ses genoux et<br />

la tête dans ses mains, elle regarde la mer<br />

éclatante; alors le jeune homme interrompt<br />

sa lecture pour considérer son amie.<br />

Elle demeure pensive; pour la première<br />

fois, je la vois tête nue. Ses cheveux blonds<br />

dénoués, ses joues fraîches, ses yeux limpides,<br />

ombragés de longs cils, ses lèvres vives em-<br />

preignent toute la figure de suavité.<br />

Comme elle relève ses aiguilles, nos re-<br />

gards se croisent.<br />

Elle sourit imperceptiblement et tout de<br />

suite se penche sur ses mailles.<br />

Elle a reconnu son porteur d'eau!<br />

Dans ma joie, j'arpente le pont, songeant<br />

avec ferveur à quelque nouvelle et soudaine<br />

Pentecôte qui me ferait don de tous les.


42 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

idiomes germaniques quand ma petite exal-<br />

tation tombe à la vue d'un odieux spectacle.<br />

Sur la passerelle, un gentleman, un jeune<br />

bellâtre, obéissant peut-être au caprice d'une<br />

femme, ou simplement désireux de faire une<br />

prouesse, épaule un fusil pour ajuster des<br />

mouettes qui planent confiantes et joyeuses<br />

au-dessus du navire.<br />

Le coup part : une mouette choit dans la<br />

mer. Aussitôt on lance des harpons pour<br />

l'amener à bord, mais elle s'éloigne emportée<br />

par un courant et bientôt elle se perd dans le<br />

miroitement des flots. Cependant le meurtrier<br />

stupide s'excuse, gesticule au milieu des<br />

ladies qui le raillent de sa maladresse !<br />

Tant pis, je deviens féroce. Je souhaite à<br />

celui-là que sa carabine lui éclate un jour dans<br />

les mains et le défigure pour jamais!


ATLANTIQUE IDYLLE<br />

V<br />

Après le grand lunch de sept heures, je suis<br />

allé comme d'habitude rendre visite à mon<br />

ami le baker, dans le fournil.<br />

C'est un gros homme, un Anglais, au visage<br />

fleuri, jovial. Pâtissier sans pareil, il sait<br />

toutes les pâtes et toutes les crèmes. De bonne<br />

heure, dès l'adolescence, il s'est échappé de<br />

l'exclusive confection des plum-puddings où<br />

s'entêtent et meurent ses confrères. Je reste<br />

sous le charme quand il me dit l'histoire de<br />

tous les « pies » qu'il a déjà inventés...<br />

J'ai toujours considéré les gâteaux — les<br />

secs aussi bien que les autres — et tous les<br />

avatars du sucre, comme des choses primor-<br />

diales, des facteurs essentiels, à tel point que<br />

le reste sur la terre m'a souvent paru du rem-<br />

plissage — du moins quand j'étais petit !<br />

Vive le sucre ! Il calme les élancements de<br />

la tristesse, c'est l'antidote du spleen. Je me<br />

3<br />

II


42 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

rappelle jadis, au temps de ma rude captivité<br />

de lycéen, comme le chocolat, les confitures<br />

et les gros bâtons d'orge d'un sou m'ont<br />

consolé et raffermi l'âme en dérive. Le sucre<br />

m'a sauvé du suicide...<br />

C'est une histoire émouvante.<br />

Une nuit que je n'en pouvais plus de chagrin,<br />

j'attendis lepassage du veilleur.Quand,sinistre<br />

comme un geôlier avec ses clefs et sa lanterne<br />

sourde suspendues à sa large ceinture de cuir,<br />

il eut traversé le dortoir d'un pas pesant,<br />

étouffé sous ses chaussons de feutre, je résolus<br />

d'en finir et de m'ouvrir la veine comme dans<br />

une version latine.<br />

Aussitôt je me dresse sur mon lit et regarde<br />

autour de moi : mes condisciples dormaient<br />

profondément, et là-bas le pion, derrière ses<br />

rideaux, ronflait à gorge déployée. Tout était<br />

bien, je pouvais mourir à l'aise, personne ne<br />

me dérangerait. Vite, je cherche mon canif<br />

dans les basques de ma tunique étendue<br />

sur mes pieds en guise d'édredon. Ma main


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

rencontre un objet dur et rond comme un<br />

calot de stuc; je le saisis et à la triste lueur<br />

de la lampe je reconnais avec étonnement un<br />

vieux fruit confit oublié, un chinois que les<br />

minnekes de ma poche avaient coiffé d'une<br />

perruque bizarre. D'abord je tourne et re-<br />

tourne ce chinois saugrenu comme un singe<br />

qui saquebute une noix. Sans doute, c'était<br />

un vieux souvenir de la Saint-Charlemagne...<br />

Mais non, je me rappelais à présent, c'était<br />

Gauria, l'auvergnat, fils d'un grand confiseur<br />

de Clermont-Ferrand qui me l'avait donné en<br />

échange d'un sale timbre belge!<br />

Enfin, je me décide à goûter ce irait mort et<br />

velu; je le rase, je le découpe en fines tranches<br />

avec la grosse lame de mon canif. Une révé-<br />

lation, ce chinois! Il n'était pas pétrifié tout<br />

entier : le cœur gardait une crème délicieuse,<br />

bonifiée par l'âge 1 Je le suçai avec extase, si<br />

bien que je retombai doucement sur mon<br />

boudin.<br />

Et je fis un rêve magnifique : je rêvai que<br />

je dirigeais l'usine du père Gauria !


44 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

On comprendra mieux maintenant pour-<br />

quoi j'éprouvai tout de suite une grande sym-<br />

pathie pour le pâtissier du Portland, qui ne<br />

fut pas long d'ailleurs à me payer de retour;<br />

j'étais un vrai palais de touche pour cet<br />

homme; et puis j'avais su le flatter par des<br />

éloges délicats. Il fut surtout très sensible<br />

à l'admiration que je marquais quand par<br />

hasard il s'essayait à la prononciation de cer-<br />

tains mots français. Je lui dis qu'il avait sur-<br />

pris l'accent véritable; j'allai jusqu'à pré-<br />

tendre, en dépit de ses petits haussements<br />

incrédules, qu'il parlerait le français couram-<br />

ment à notre retour à Anvers, pour peu qu'il<br />

me permît de venir chaque soir échanger<br />

avec lui quelques impressions faciles après la<br />

cuisson de ses gâteaux et de ses huit cents<br />

pains !<br />

Il accueillit l'idée de ces leçons avec en-<br />

thousiasme et mes poches se remplirent<br />

aussitôt de cakes et de petits fours.<br />

A partir de ce moment je devins très popu-


ATLANTIQUE IDYLLE<br />

laire à bord. On devina que l'amitié d'un<br />

homme puissant s'épandait sur moi et l'on<br />

ne cessa plus de me sourire avec bienveillance.<br />

De fait, à certaines heures, mes poches gon-<br />

flées comme des outres, débordaient de figues,<br />

de raisins, d'amandes, de pruneaux, de cho-<br />

colat et de gâteaux parfaitement assortis.<br />

Je fus particulièrement adoré des petits<br />

garçons et des petites filles sur qui je versais<br />

mes bienfaits à profusion.<br />

Car ç'a été pour eux qu'il me plut de man-<br />

quer constamment de distinction et de fourrer<br />

toujours dans mes poches mon dessert et<br />

même un peu celui des autres — celui des<br />

passagers de la première classe 1<br />

Oui j'ai dérobé... Demandez plutôt à la<br />

petite Eva Linnet qui le sait mieux que per-<br />

sonne, car c'était ma recéleuse préférée. Elle<br />

avait six ans. Elle grimpait sur mes genoux<br />

et m'apprenait des mots anglais très difficiles.<br />

Où est-elle maintenant cette fauvette dont<br />

l'exquise figure, la voix et les gestes char-<br />

II


46 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

mants amenaient un sourire sur les plus<br />

sombres visages...<br />

Or, ce soir-là, je trouvai le baker occupé au<br />

raclage d'une grande forme noire où adhé-<br />

raient encore des reliefs de pâte rousse et<br />

de croûte carbonisée.<br />

Dans l'affreux tapage, j'énonçai lentement<br />

quelques réflexions sur la température et sur<br />

la beauté de la mer; sans interrompre son<br />

fracas, le baker les répétait avec peine,<br />

mettant un éclat de rire entre chaque mot.<br />

Décidément, le gaillard ne faisait aucun<br />

progrès, mais ses cakes délicieux entrete-<br />

naient ma patience.<br />

— Très bien! m'écriais-je en simulant une<br />

vive satisfaction.<br />

Il s'excusait, toujours grattant; mais je<br />

n'en voulais pas démordre : il était vraiment<br />

un élève très intuitif. De ce train-là, il allait<br />

savoir le français en arrivant à New-York !<br />

Cependant la forme se nettoyait; l'homme<br />

ne raclait plus que mollement et bientôt il ne


ATLANTIQUE IDYLLE<br />

racla plus. Je pousse un soupir d'aise. Alors il<br />

dépose son couteau et m'envoyant un ironique<br />

clin-d'œil, il ouvre furtivement une petite<br />

armoire. Il en retire trois grandes portions<br />

de gâteau dit « pâte de Vienne », qu'il m'offre<br />

avec bonté.<br />

— Oh c'est trop, c'est trop ! fais-je en les<br />

coulant dans mes vastes poches. A demain,<br />

cher ami !<br />

Et je m'échappe, lui épargnant ainsi l'inti-<br />

midante effusion de ma gratitude.<br />

Quand j'arrive à l'arrière, je suis assailli par<br />

une volée de marmots qui tendent vers moi<br />

des pattes très ouvertes, quêteuses comme<br />

des trompes. Je distribue mes friandises avec<br />

équité, c'est-à-dire que je donne aux plus pe-<br />

tits une grosse part, aux aînés une portion<br />

moindre, car je sais par moi-même que la<br />

II


48 IMAGES D'0UTKE-MER<br />

goumiandise est en raison inverse de la capa-<br />

cité des ventres.<br />

Non loin de moi, la jeune Allemande me<br />

regarde en souriant. Et lui, toujours lui, se<br />

tient près d'elle, et il est pâle et triste comme<br />

de coutume.<br />

Alors une grande audace s'empare de moi.<br />

Je m'avance et présente à la jeune fille un<br />

grand morceau de cake :<br />

— Fräulein, voulez-vous le partager, vous-<br />

même?<br />

Elle se recule involontairement et rougit.<br />

Non, fait-elle de la tête. Mais comme je reste<br />

là décontenancé, vivement elle tend la main<br />

et accepte mon timide cadeau.<br />

— Danke schön, dit-elle d'une voix douce,<br />

tandis que son compagnon me considère avec<br />

surprise.<br />

Déjà, autour d'elle, sautent les petits en-<br />

fants, qui s'efforcent de saisir le gâteau que<br />

tour à tour elle lève et abaisse joyeusement<br />

dans l'air, au-dessus de leur gourmandise !


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

VI<br />

Le soleil a fermé son éventail de rayons<br />

pour s'enfoncer dans l'océan.<br />

zon.<br />

Une poussière mauve s'étend sur l'hori-<br />

Toutes les lueurs s'amortissent par degré<br />

sous les voiles sans cesse plus épais du cré-<br />

puscule.<br />

On hisse les fanaux. Le navire glisse main-<br />

tenant entre de petites lames sombres aux<br />

éclairs métalliques.<br />

Sur le pont, les voix s'apaisent, se fondent<br />

en harmonieux murmures.<br />

Perchés dans les haubans, les matelots<br />

fument silencieusement leurs courtes pipes.<br />

Devant la cabine du second, un groupe d'offi-<br />

ciers et d'engineers causent à mi-voix dans<br />

l'odorant nuage des cigares.<br />

En face de la cuisine, le maître-queue et<br />

son aide, blancs tous deux, les bras croisés


52 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

sur la poitrine, regardent la mer dans l'atti-<br />

tude hautaine de Childe Harold.<br />

Seul, le haut pont reste animé. Là se pro-<br />

mène le galant capitaine au milieu des ladies,<br />

tandis que l'attentif timonier, les yeux rivés<br />

à la grande boussole, fait lentement tourner<br />

le volant du gouvernail.<br />

Cependant l'ombre s'épaissit et les pre-<br />

mières étoiles s'allument dans le ciel.<br />

La nuit s'éveille.<br />

Les émigrants se sont assemblés au milieu<br />

du navire; femmes et jeunes filles sont assises<br />

sur les bâches et les rouleaux de câbles. Les<br />

hommes restent debout, adossés contre les<br />

cabines.<br />

Il se fait un grand silence. Soudain, un har-<br />

monica hocquète une courte ritournelle et<br />

les émigrants entonnent un lied populaire de<br />

la vieille Allemagne. C'est un chant doux et<br />

plaintif, comme une floraison des mélancolies<br />

qu'ils ont portées pendant tout le jour.<br />

J'écoute avec émotion.


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

Le chœur s'éteint bientôt sur une note<br />

grave. Alors une voix pure, vibrante, s'élance<br />

dans la nuit magnifique. Mon cœur cogne de<br />

grands coups dans ma poitrine...<br />

Doucement, retenant mon souffle, je m'a-<br />

vance vers les chanteurs. Je perçois les formes<br />

indécises des misses et des gentlemen qui<br />

écoutent pressés contre le garde-fou le con-<br />

cert imprévu.<br />

Enfin je distingue la chanteuse. Elle est<br />

assise sur des cordages. Je ne peux voir<br />

ses traits, mais je reconnais le châle de pâle<br />

laine qui recouvre ses cheveux et dégage<br />

dans l'ombre comme une douce lueur.<br />

C'est Elle!<br />

Sa mélopée finit dans un admirable cri et<br />

le chœur recommence son chant douloureux.<br />

Mais voilà que la cloche sonne bru5 r amment<br />

la retraite...<br />

Neuf heures ! Les émigrants doivent rega-<br />

<<br />

gner l'entrepont.<br />

Quand Elle passe devant moi, je la salue.


52<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Elle ne me voit point et disparaît avec ses<br />

compagnes...<br />

*<br />

* *<br />

Je reste, plein de souci... Mais à la pensée<br />

qu'elle me tendra demain sa cruchette, le<br />

doux espoir des romances rentre dans mon<br />

âme.<br />

J'allume un cigare et commence ma prome-<br />

nade du soir.<br />

Parfois, je m'arrête à l'avant pour contem-<br />

pler dans le ciel pur une petite constellation<br />

— un Y brodé sur l'azur sombre, que j'aime<br />

depuis mon enfance entre toutes les étoiles.<br />

Et je l'invoque ardemment afin qu'un jour<br />

elle exauce les chers vœux que je formule<br />

dans le fond de mon cœur attendri.<br />

Maintenant, le pont est plein de solitude;<br />

au-dessus des pulsations du compound, je<br />

n'entends que le grincement intermittent de


ATLANTIQUE IDYLLE<br />

la chaîne de transmission qui rampe le long<br />

du bordage sous l'action de la barre.<br />

Peu à peu le souvenir de la chanteuse<br />

s'amoindrit en moi et me quitte.<br />

Alors je m'enivre de silence et d'espace;-<br />

mes pensées s'exaltent. J'évoque les périples<br />

fameux. Je vis les grandes épopées maritimes<br />

et je suis près de devenir un roi des mers, un<br />

découvreur de mondes, quand le bruit de<br />

détritus dégorgeant d'un égoût et tombant<br />

avec fracas dans la mer, arrête l'essor de mes<br />

chimères héroïques.<br />

Je reprends mon errance. En passant sous<br />

les chaloupes, j'entends une musique dont les<br />

sons arrivent confus, ouatés, par les hublots<br />

entrouverts du saloo7i. Je regarde à travers les<br />

lucarnes, et vois les riches passagers réunis<br />

autour d'une jeune lady en robe blanche, qui<br />

martèle un piano, tandis que, placé à sa droite,<br />

un jeune homme aux cheveux lustrés scie un<br />

grosvioloncelle, en découvrant de splendides<br />

manchettes.<br />

II


54 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Je tends mes oreilles pour ouïr le concert<br />

de ces virtuoses. Ils jouent la valse de Y Etu-<br />

diant pauvre!<br />

Je m'éloigne sans vouloir écouter davan-<br />

tage. Le beau lied des émigrants vibre encore<br />

dans mon cœur, et j'admire comme ce ramas<br />

de malheureux ployés sous les peines, l'em-<br />

portent par le sentiment et la grâce sur ces<br />

riches, qui ne trouvent que de vulgaires<br />

chansons d'opérettes pour adoucir l'ennui de<br />

leur élégante captivité.<br />

De nouveau je déplore l'injuste servitude<br />

de mes amis, et le regard perdu au milieu des<br />

constellations du ciel, je me souviens des<br />

lamentations du poète :<br />

— La liberté et l'égalité! on ne les trouve<br />

pas ici-bas, ni même là-haut. Ces étoiles ne<br />

sont pas égales : l'une est plus grosse et plus<br />

brillante que l'autre : aucune ne marche en<br />

liberté : toutes obéissent à des lois prescrites,<br />

à des lois de fer. L'esclavage est dans le ciel<br />

comme sur la terre...


ATLANTIQUE IDYLLE II<br />

Fatalité, résignation, j'aboutis à ces mots<br />

décevants. Et pourtant, sous mes pieds, il me<br />

semble entendre gémir les miséreux, entas-<br />

sés sur les étroits rayons d'une armoire obscure<br />

où s'accumulent les lourds, les écœurants<br />

effluves humains...<br />

Moi, je me résigne.<br />

Parbleu, je continue de humer l'air pur et<br />

de rêver délicieusement dans le silence élargi<br />

d'une nuit sublime !<br />

VII<br />

Mister Pimley était un docteur singulier.<br />

Un petit homme grisonnant, trapu comme un<br />

Lapon, souple et prompt comme un clown.<br />

A cinq heures du matin il jaillissait sur le<br />

pont ; et tout de suite il allait aux émigrants<br />

qui, torse nu, marsouinaient au-dessus de la<br />

cuve commune.<br />

En passant derrière eux, il les claquait.


56 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

sur le dos furtivement et des querelles comi-<br />

ques éclataient parmi ces misérables. Alors,<br />

avec l'une de ses voix de ventriloque, il jetait<br />

dans la dispute quelques invectives savantes.<br />

Les torses s'empourpraient, se renversaient<br />

déjà boxeusement, quand il intervenait, les<br />

sourcils froncés et commandait la paix.<br />

Pourtant il ne riait jamais : sa face était<br />

comme un rigide masque de gravité, fourvoyé<br />

dans les blagues d'une perpétuelle bonne<br />

humeur.<br />

*<br />

* *<br />

Il parlait avec une volubilité vertigineuse,<br />

torrentielle. Jamais je ne parvins à comprendre<br />

son américain interjectif, roulant, bondissant,<br />

rempli de mots ricochants. D'abord, je partais<br />

cramponné à ses phrases ; mais bientôt elles<br />

s'accéléraient, prenaient une telle vitesse que<br />

j'étais projeté loin d'elles, dans la secousse de


ATLANTIQUE IDYLLE<br />

leurs tournants brusques, dans les sauts<br />

imprévus des contractions !<br />

Quant à sa science, elle me parut extraor-<br />

dinairement synthétique. Il avait composé un<br />

remède unique qui les contenait tous, résumait<br />

la médecine des anciens et des modernes.<br />

C'était une pilule universelle, allopathique<br />

et homéopathique tout à la fois, une semence<br />

qui, plantée avec soin, eût fait éclore une<br />

pharmacie complète.<br />

Et le doctor n'était point chiche de ses<br />

pois ! Dès l'aube, il les jetait aux émigrants<br />

par poignées comme du maïs aux pigeons. Ils<br />

t'ntaient gaiement dans les poches profondes<br />

de ?a redingote galonnée, et souvent ils en<br />

w.<br />

débordaient sans qu'il y prît garde, et rebon-<br />

dissaient sur le pont comme ces perles qui<br />

tombaient de l'habit de Buckingham.<br />

Parfois, mettant son poing sous le nez des<br />

pauvres diables : « Pair ou impair, » disait-il,<br />

et brusquement il versait une poignée de<br />

pilules dans leurs paumes.<br />

+<br />

II


58 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Ainsi semées, vulgarisées, elles n'effrayaient<br />

plus personne.<br />

Enfin, elles étaient grises pour les émi-<br />

grants, argentées pour les passagers de la<br />

seconde classe et dorées pour les snobs du<br />

tillac.<br />

Mais chez ce praticien surprenant, rien<br />

n'égalait le diagnostic.<br />

Mandé auprès d'un passager souffrant, il<br />

suffisait qu'il flairât une seconde, par la porte<br />

entre-bâillée, l'air de la cabine ou même l'air<br />

ambiant : il savait la maladie. Vite il lançait<br />

sur elle une, deux, trois pilules. C'en était<br />

fait : elle était tuée comme par des balles.<br />

Il n'y eut pas un seul décès à bord. Il y eut<br />

trois naissances !<br />

#<br />

* *<br />

Dès qu'il paraissait sur le pont, un sourire<br />

éclairait les plus sombres figures. C'était le<br />

vainqueur du spleen, la joie, la perpétuelle


ATLANTIQUE IDYLLE<br />

distraction de l'équipage qu'il étourdissait de<br />

ses gambades, de ses lazzis de paillasse.<br />

Le soir, dans l'air dormant et rose, quand<br />

le merveilleux spectacle de l'Océan et du ciel<br />

retenait un moment rêveur, même jusqu'au<br />

garçon sorti de l'écoutille pour verser les<br />

immondices dans la mer, Mister Pimley<br />

s'élançait sur le toit de la cale et faisait<br />

l'homme serpent au milieu des émigrants<br />

assemblés. Il savait tordre son corps, lier,<br />

mêler, enchevêtrer tous ses membres si bien<br />

qu'il devenait un véritable nœud. Après quoi<br />

il se démêlait et, passant à des exercices plus<br />

intellectuels, improvisait une farce, des dialo-<br />

gues, des trialogues, qu'il se répliquait avec<br />

ses multiples voix de ventriloque.<br />

Et les tristes émigrants riaient par-dessus<br />

leurs peines.<br />

Il les aimait ces misérables. Ses pitreries<br />

II


62<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

était l'aumône de sa pitié charmante et dis-<br />

crète.<br />

Parmi tous, un pauvre garçon émouvait<br />

son âme malicieuse. C'était un grand diable<br />

maigre, jeune encore, mais dont la figure<br />

émaciée, vieillie, disait une longue souffrance.<br />

Ses pommettes pointaient sous la peau. Dans<br />

les fosses des joues, sur le menton aigu pous-<br />

sait une barbe rare, rousse, toujours souillée<br />

de saumure et de jus de cavendisli. Les pru-<br />

nelles gonflées s'élançaient hors des orbites<br />

et semblaient sans regards.<br />

Tout le jour, il errait sur le pont, serrant<br />

contre sa poitrine un harmonica au soufflet<br />

tendu mais muet.<br />

C'était un dément silencieux, contemplatif.<br />

Il ne parlait à personne, sinon parfois au<br />

docteur qui le réchauffait dans sa cabine d'un<br />

coup de genièvre de Schiedam. Quant aux<br />

émigrants, il leur inspirait une vague inquié-<br />

tude ce qui le débarrassait de leur familiarité<br />

et même de leur raillerie.


ATLANTIQUE IDYLLE 63<br />

Pendant le jour, il ne jouait jamais de son<br />

harmonica : il semblait composer en dedans<br />

et s'inspirait de la mer et du ciel. Mais le<br />

soir venu, aux premières grisailles du crépus-<br />

cule, il allait s'asseoir, fatigué d'errer, sur des<br />

cordages, et, dans la flâne de l'équipage, quand<br />

le joli pétillement des mousses de l'hélice se<br />

détachait plus joyeux, plus perlé sur le ronfle-<br />

ment des fortes machines, il commençait à<br />

faire miauler le vieil accordéon, dont les<br />

plaintes peu à peu s'élevaient si étranges, si<br />

sanglotantes qu'elles poignaient l'âme de tous<br />

d'une sublime tristesse.<br />

Et les snobs et les ladies descendaient du<br />

haut-pont par la raide échelle de fer pour<br />

venir écouter cet Orphée mystérieux, posé<br />

sur une nef à vapeur!<br />

Mais après quelques jours de navigation,<br />

une fièvre extraordinaire s'empara tout à coup<br />

II


IOO<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

du pauvre artiste. Lui, toujours si tranquille,<br />

et dontpersonne ne connaissait la voix, ilpar-<br />

lait maintenant avec force, gesticulait, faisait<br />

de grandes enjambées sur le pont comme un<br />

témoin qui mesure le terrain. Parfois il allait<br />

à l'avant s'accouder sur le beaupré et là, lon-<br />

guement, il regardait l'horizon dans ses mains<br />

roulées en forme de lunette.<br />

— La terre! s'écriait-il en délire, où est la<br />

terre ?<br />

Un soir, le docteur, qui l'observait avec<br />

curiosité, lui dit à brûle-pourpoint :<br />

— Tu cherches la terre, my fellow! Eh bien,<br />

tu la verras demain avant tous les autres; je<br />

te le promets.<br />

— Je veux voir la terre, répéta le bon-<br />

homme. Je le veux ! Oh, la terre, la<br />

terre !<br />

La peur d'une navigation éternelle hantait<br />

ce cerveau détraqué.<br />

Le lendemain matin, Mister Pimley s'ap-<br />

procha du musicien et lui dit :


ATLANTIQUE IDYLLE 63<br />

— Maintenant, boy, je vais te faire voir la<br />

terre.<br />

Il lui prit les mains et les éleva jusqu'à la<br />

hauteur de ses yeux<br />

— Eh bien, la vois-tu la terre, à présent !<br />

s'écria le docteur en lançant une œillade au<br />

public.<br />

Le pauvre fou tendait ses yeux si fort qu'ils<br />

semblaient montés sur pédoncules.<br />

— Non, dit-il enfin, je ne la vois point !<br />

— Eh bien, et ça, fit Mister Pimley en tou-<br />

chant ses longs ongles noirs, encore tout<br />

remplis de terre natale !<br />

VIII<br />

Des jours se suivirent, pareils, inondés de<br />

lumière; le soleil dardait à plomb sur le ten-<br />

delet et faisait dessus la high deck s'épanouir<br />

les ombrelles et les toilettes claires. Dans<br />

l'atmosphère brûlante, sans souille, la fumée


IOO<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

du steamer stagnait pendant de longues<br />

heures, s'étirant jusqu'au fond de l'horizon.<br />

Des compagnies de marsouins nous faisaient<br />

cortège. Ils jaillissaient de la mer, semblables<br />

à de gros obus noirs, décrivaient une courte<br />

parabole et piquaient en reniflant dans le flot.<br />

C'était une grande distraction.<br />

Un soir, la vigie annonça un voilier — un<br />

événement ! — car nous n'avions plus rencon-<br />

tré un navire depuis huit jours.<br />

Tous les passagers poussèrent un cri de<br />

joie et coururent aux bastingages. On eût dit<br />

des naufragés apercevant le brick libérateur.<br />

Une demi heure après le Portland passait<br />

à une encablure d'une goélette en panne,dont<br />

les cordages se dessinaient avec précision sur<br />

le ciel d'or. Rien n'était plus émouvant que<br />

ce petit bateau incrusté dans une eau si calme,<br />

si morte qu'elle le reflétait sans le plus léger<br />

tirbouchonnement de mât.<br />

• Il attendait, depuis combien de jours! une<br />

brise pour déployer sa toile et gagner le port.


ATLANTIQUE IDYLLE 65<br />

Comme il devait nous regarder avec envie,<br />

nous, puissant steamer, insoucieux du vent<br />

et dont la course s'accélérait davantage encore<br />

dans la tranquillité des flots et de l'air! Il<br />

était le symbole de la résignation, de la<br />

patience. Nous lûmes son nom sur la poupe :<br />

il s'appelait Mystery. Un de ses matelots,<br />

assis sur le beaupré, fumait tranquillement<br />

sa pipe en balançant ses jambes au-dessus de<br />

l'eau. Quand nous passâmes devant lui, il<br />

agita tout à coup son béret rubanné et nous<br />

lui répondîmes par de vibrants vivats. Nous<br />

admirions la philosophie de cet homme; nous<br />

sentions profondément le prix d'une hélice.<br />

Bientôt la goélette s'effaça, disparut dans les<br />

ombres bleuâtres de l'arrière...<br />

Tous les soirs, aux premières étoiles, le fou<br />

faisait miauler son harmonica ; les émigrants<br />

chantaient des lieder et j'écoutais en frémis-<br />

sant la voix de la bien-aimée.<br />

La jolie màdchen m'accordait maintenant<br />

quelque attention en échange de mes soins


IOO<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

discrets. Elle paraissait attendrie d'une con-<br />

stance que son invariable danke schôn n'avait<br />

point su décourager. Souvent, il me semblait<br />

qu'elle allait parler pour épancher son cœur<br />

ému ; mais elle se ravisait aussitôt, craignant<br />

sans doute de n'être pas comprise.<br />

Une sympathie mélancolique était certai-<br />

nement entre nous.<br />

Après la couchée je m'attardais sur le pont,<br />

et je rêvais longuement à la belle jeune fille,<br />

tandis que dans le ciel pur fusaient les étoiles<br />

filantes et que, sur la mer semée de pier-<br />

reries, le navire glissait mystérieusement<br />

comme un fantôme.<br />

IX<br />

Voici le dernier jour !<br />

Dès l'aube, tout le monde est sur le pont.<br />

Le Portland entrera dans la rade de New-<br />

York vers trois heures.<br />

Le ciel resplendit. La mer a une douce


ATLANTIQUE IDYLLE 67<br />

couleur d'absinthe laiteuse. Des algues som-<br />

bres font serpenter leur chevelure le long des<br />

flancs du navire et de grosses bulles éclatent<br />

et pétillent continuellement à la surface de<br />

l'eau molle.<br />

Des voiliers, des paquebots empanachés de<br />

fumées, toute une flottille de bateaux pêcheurs<br />

apparaissent au loin. On hume comme une<br />

vague odeur de boue.<br />

Tous les yeux, enflammés, pointent sur le<br />

bas du ciel et croient déjà entrevoir, tant<br />

l'impatience illusionne les sens, les premières<br />

barres terrestres. Mais l'Amérique reste invi-<br />

sible; elle est encore bien au-delà de cette<br />

ligne bleue qui borne l'horizon.<br />

Sur le haut-pont, les passagers mènent<br />

grand bruit autour du doctor Pimley qui<br />

tient comiquement dans ses bras un joli<br />

tonnelet, cerclé de cuivre. Après un boni-<br />

ment du petit homme, les misses et les gen-<br />

tlemen déposent une pièce d'or sur un pla-<br />

teau; puis enfonçant la main dans le tonnelet<br />

ils en retirent un mince tuyau de papier.


IOO<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

C'est le jeu du pilote. Chaque bateau-pilote<br />

porte, tracé en chiffres immenses sur sa brigan-<br />

tine, un numéro d'ordre. Le passager à qui<br />

la chance réserve le numéro du bateau ame-<br />

nant le pilote à bord gagne toutes les mises.<br />

Le tirage est vite terminé : l'enjeu dépasse<br />

huit cents francs.<br />

Toutes les dames se précipitent aux bor-<br />

dages, ajustent des lorgnettes. Leur fièvre<br />

gagne les émigrants. Bientôt, il n'y a plus<br />

personne qui n'interroge anxieusement l'ho-<br />

rizon.<br />

Soudain un cri tombe de la hune.<br />

— Ile cornes !<br />

C'est une bousculade indescriptible.<br />

— Le voilà, c'est lui, le pilote, le pilote !<br />

On trépigne, on se hausse sur les pointes,<br />

tandis que les officiers sourient avec indul-<br />

gence devant cette puérile frénésie qui se<br />

répète au bout de chaque voyage.<br />

Oui, c'est le bateau-pilote. Il arrive,penché,<br />

toutes voilesdehors.Parfois, dans ses bordées,


ATLANTIQUE IDYLLE 69<br />

on aperçoit une tache noire dans le haut de<br />

sa brigantine ensoleillée. C'est le numéro;<br />

mais il défie encore les plus fortes jumelles.<br />

Des loustics crient :<br />

— C'est dix! Non c'est dix-neuf! C'est<br />

vingt-quatre !<br />

Le voilier grandit. On se met à interpeller<br />

la vigie, mais celle-ci demeure imperturbable,<br />

sa longue-vue obstinément braquée sur le<br />

petit bateau.<br />

Tout à coup, dans un silence, elle crie :<br />

— Thirty three! AIL right!<br />

Une immense clameur lui répond.<br />

C'est une jeune miss qui gagne les huit<br />

cents francs!<br />

#<br />

# *<br />

Cependant le bateau-pilote approche avec<br />

vitesse. C'est un cutter, coquettement gréé,<br />

d'une légèreté admirable. Son immense<br />

voilure le fait bondir et ricocher sur le flot.


IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Il fonce droit sur le steamer quand tout à coup,<br />

par une belle manœuvre, il vire, s'incline<br />

vers nous comme dans un salut de bien-<br />

venue.<br />

Puis, après une petite fantasia de voltes et<br />

virevoltes, il laisse tomber toute sa toile.<br />

Deux hommes ont déjà sauté dans la cha-<br />

loupe qui se détache du navire.<br />

L'un s'empare des rames, tandis que l'autre<br />

reste debout tenant un sac sous le bras. L'es-<br />

quif aborde bientôt notre vaisseau.<br />

Alors retentissent de formidables acclama-<br />

tions, et c'est bien autre chose quand le pilote,<br />

enjambant la rampe, tombe légèrement sur<br />

le pont et salue l'équipage.<br />

Des hurrahs frénétiques éclatent. Une émo-<br />

tion inexprimable s'empare des passagers; les<br />

femmes palpitent, pleurent! Tout le monde<br />

veut serrer la main de cet homme qui montre<br />

un visage nouveau et nous apporte les pensées<br />

de la terre.<br />

Enfin, le capitaine vient délivrer le héros


ATLANTIQUE IDYLLE 71<br />

silencieux qui lui remet son sac bourré de<br />

journaux et de lettres.<br />

Après quoi, se frayant à grand'peine un<br />

passage au milieu de la foule, le pilote monte<br />

sur la passerelle.<br />

C'est un solide gaillard dont la figure<br />

douce, fleurie d'une belle barbe blonde, con-<br />

traste avec ses muscles puissants.<br />

Quand il salue de la main les blanches<br />

voiles qui l'ont amené, il semble un Lohen-<br />

grin en jersey, disant adieu à son cygne aimé !<br />

Il saisit la barre : dès lors, indifférent aux<br />

rumeurs sympathiques qui ne cessent de<br />

monter jusqu'à lui, il ne s'occupe plus que de<br />

la course du navire.<br />

#<br />

* *<br />

Le pont s'encombre de malles, de caisses,<br />

de paniers, de bagages de toutes sortes, autour<br />

desquels les émigrants tournent avec anxiété.<br />

La circulation devient difficile. Ces ma-


IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />

nœuvres extraordinaires provoquent la joie<br />

des enfants qui bondissent comme des che-<br />

vreaux. Us gênent le travail et l'on est obligé<br />

de les emprisonner dans l'entrepont.<br />

Enfin, vers midi, une ligne pâle-grise<br />

comme un lavis à l'encre de Chine, apparaît<br />

au lointain.<br />

— Sandy Hook!<br />

On se rue à l'avant. Tous, les yeux exor-<br />

bités, nous crions : « Sandy Hook »! sans<br />

bien savoir ce que c'est.<br />

On entend maintenant le rugissement, le<br />

roaring des bouées à air qui guident les vais-<br />

seaux au milieu de la nuit et de la ouate des<br />

brouillards que nulle lumière ne saurait percer.<br />

A de courts intervalles, d'immenses paque-<br />

bots croisent le Portland, qu'ils saluent de<br />

leur pavillon.<br />

Mais la côte cendrée s'élève lentement au-<br />

dessus de la mer et déjà l'on distingue des<br />

hautes maisons solitaires qui semblent sus-<br />

pendues entre le ciel et l'eau.


ATLANTIQUE IDYLLE 73<br />

Tout à coup, le Poriland frôle une balise :<br />

c'est la première; il vient d'embouquer le<br />

chenal.<br />

Alors, ébloui, ivre de lumière, je descends<br />

dans le steerage pour reposer mes yeux.<br />

Et, justement, la petite Eva Linnet arrive à<br />

ma rencontre, toute parée et souriante. Elle<br />

se jette dans mes bras et, longtemps, je la<br />

retiens sur mon cœur.<br />

Je prends entre mes mains sa tête angé-<br />

lique, aux belles boucles blondes; et je la con-<br />

temple longuement, afin que ce doux visage<br />

reste pour toujours gravé dans ma mémoire.<br />

Encore quelques heures et ce sera la sépara-<br />

tion. Je ne la reverrai plus jamais! Ah! vrai,<br />

je ne savais pas que je l'aimais tant !<br />

En ce moment, des clameurs se font en-<br />

tendre et l'entrepont résonne sous le cloutis<br />

des grosses semelles.<br />

Le clerk apparaît à la porte de l'escalier et<br />

me crie :<br />

— Monsieur, Monsieur, venez donc, voilà<br />

New-York ! c


IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />

D'un bond, je suis sur le tillac. Spectacle<br />

grandiose! New-York surgit calme, sublime<br />

dans les lumineuses vapeurs de l'Hudson.<br />

Cependant Mister Evans, armé d'horribles<br />

jumelles, commence de nommer les hautes<br />

tours et montre la place des principaux quar-<br />

tiers de la ville...<br />

Je me sauve à l'arrière, déserté par tous et<br />

là, appuyé contre la dunette, j'admire la<br />

cité surprenante, le large fleuve, l'Hudson<br />

immense et turbulent, plein de vaisseaux.<br />

Un sentiment de triomphe oppresse ma<br />

poitrine. Le voyage finit dans l'apothéose<br />

attendue. Je peux maintenant braver l'ironie<br />

familiale !<br />

Je regarde, sans me rassasier, frémissant<br />

d'orgueil et de sardonisme, quand une femme<br />

apparaît devant moi.<br />

C'est la jolie màdchen que j'ai cherchée<br />

tout le jour. Je ne puis réprimer un geste de<br />

joyeux étonnement. Alors, d'une voix lente,<br />

pénétrée, dans un accent très pur :


ATLANTIQUE IDYLLE 75<br />

— Ah, Monsieur, comme c'est beau n'est-<br />

ce pas !<br />

A ces mots, j'écarquille les yeux et demeure<br />

stupéfait.<br />

— Vous savez le français, Mademoiselle !<br />

Elle sourit...<br />

— Vous saviez le français, vous saviez le<br />

français ! fais-je avec exaltation. Comme c'est<br />

mal à vous! Ah, si vous aviez voulu, nous<br />

aurions été moins malheureux !<br />

Elle secoue doucement la tête :<br />

— C'est vrai, dit-elle, peut-être nous au-<br />

rions été moins tristes pendant quelques<br />

heures. Mais aujourd'hui, est-ce que nous ne<br />

serions pas tristes pour jamais !<br />

Elle fixe sur moi ses clairs yeux bleus :<br />

— Je ne suis pas Allemande, comme vous<br />

pensez, mais Luxembourgeoise. Je viens de<br />

Remich, et vais avec mon cousin dans le<br />

Kentucky, auprès d'un oncle qui veut bien<br />

nous recueillir. Nous sommes orphelins. Bien-<br />

tôt, je serai loin, mais, je le jure, je garderai


IOO<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

toujours le souvenir de vos bontés. Je vous<br />

remercie de tout mon cœur...<br />

Je la regarde éperdu, douloureusement<br />

charmé, voulant encore entendre ses dolentes<br />

paroles qui me bouleversent l'âme tour à tour<br />

de joie et d'angoisse.<br />

Sa voix s'altère, s'entrecoupe de soupirs;<br />

des larmes jaillissent de ses yeux.<br />

— Et vous, dit-elle en saisissant mes mains,<br />

est-ce que vous m'oublierez?<br />

Alors, dans une explosion de tendresse<br />

muette et désespérée, je l'attire dans mes<br />

bras et la presse contre ma poitrine avec tout<br />

ce qu'il me reste de force...<br />

*<br />

# #<br />

Sur le quai de Jersey-City, elle se retourna<br />

une fois encore et m'envoya de la main le<br />

suprême adieu.<br />

Puis, entraînée par son compagnon, elle se


ATLANTIQUE IDYLLE 77<br />

perdit au milieu de la foule des émigrants,<br />

dans le hall de la douane.<br />

Je cachai mes yeux. Je ne mentais plus à<br />

mon émotion. Je pleurais sans honte, comme<br />

les héros de George Sand !<br />

— Eh bien, s'écriait gaiement derrière moi<br />

Mister Evans en frappant mon épaule, qu'en<br />

dites-vous jeune homme? Hein, c'est plus<br />

drôle qu'au départ? Allons, habillez-vous tout<br />

de suite ; nous irons jeter nos lettres au Post-<br />

Office...


Le dernier Peau=Rouge<br />

L'autre soir, à New-York, j'étais assis<br />

sous un tulipier du Central Park, jardin<br />

merveilleux où vivent les arbres de toutes les<br />

essences et s'épanouissent quatre-vingt mille<br />

espèces de fleurs !<br />

Il ne faisait pas un souffle, pas une haleine<br />

dans l'air surchauffé par le terrible soleil du<br />

jour.<br />

Un épais nuage, immobile, murait hermé-<br />

tiquement le ciel et l'on eût dit, tant la respi-<br />

ration devenait malaisée, que ce nuage s'abais-<br />

sait lentement, compressait sur la terre la<br />

chaleur qui, ne trouvant pas d'issue, se faisait<br />

touj ours plus compacte et se solidifiait presque.


IOO<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Autour de moi, des myriades d'étincelles,<br />

blucttes de feu sautant de l'humus en fermen-<br />

tation, volaient, pizzicataient dans l'ombre<br />

des fourrés.<br />

Je me fusse sans doute un peu effrayé de ce<br />

phénomène, fantastique et nouveau pour moi,<br />

si j'avais été seul dans le jardin; mais, à tous<br />

moments, des amoureux qui revenaient du<br />

Muséum passaient sous la ramure de mon<br />

tulipier.<br />

Ils allaient lentement, sans se tenir par le<br />

bras, séparant leur transpiration, silencieux,<br />

accablés; le fellow, s'épongeant le front, la<br />

girl en jupe courte, en jersey clair, mince<br />

sans maigreur, éventant sa délicieuse figure<br />

rose et tout alanguie.<br />

Et des cars, des araignées, qui retournaient<br />

à la ville, fuyaient dans l'allée au grand trot<br />

des chevaux savonnés d'écume, afin de trou-<br />

ver dans le vent de la course une illusion de<br />

fraîcheur.<br />

Cependant, l'air se raréfiait de plus en plus ;


LE DERNIER PEAU-ROUGE 8l<br />

l'atmosphère chaude devenait une force qui<br />

cherchait à broyer votre poitrine comme dans<br />

un étau, quand l'orage risqua un gronde-<br />

ment, suivi de coups d'averse qui faisaient<br />

une magistrale rumeur en tombant sur les<br />

frondaisons du Park.<br />

Aussitôt, une brise passa dans les arbres et<br />

l'on respira.<br />

Comme je me levais pour regagner la ville,<br />

un homme maigre, immense, s'approcha de<br />

moi et m'offrit des éventails.<br />

— Five ce?its! dit-il.<br />

C'étaient des feuilles de palmier séchées<br />

dont toute la portion digitée avait été coupée;<br />

seul, restait le cœur, tout plissé, bordé d'un<br />

lacet de jonc.<br />

— Five cents, five cents! répéta le vendeur<br />

avec une insistance un peu impérieuse.<br />

Une inquiétude me prenait, lorsqu'un


IOO<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

éclair me montra l'équivoque mendiant. A son<br />

teint bronzé, à ses yeux allongés, à ses noires<br />

mèches de cheveux qui ruisselaient sur son<br />

cou, je reconnus un Indien.<br />

Je frissonnai. Pendant une seconde, l'en-<br />

fantine terreur du sauvage repassa en moi.<br />

— Five cents! dit encore l'homme en pous-<br />

sant cette fois ses feuilles de palmier dans ma<br />

poitrine.<br />

Alors, je les acceptai toutes sans hasarder la<br />

moindre objection et tendis au Peau-Rouge<br />

un quart de dollar.<br />

Satisfait, il porta la main à son front en<br />

signe de remerciement, et jugeant sans doute<br />

qu'il me ferait injure en rendant la moindre<br />

pièce de monnaie, il s'éloigna lentement dans<br />

la direction de la City.<br />

Quand il fut à quelque distance, je lui em-<br />

boîtai le pas, car il me parut prudent de suivre<br />

ce sauvage, afin de n'avoir pas à le rencontrer<br />

au détour d'un chemin.<br />

Mais à la sortie du Park, je le perdis de vue.


LE DERNIER PEAU-ROUGE<br />

Un orage terrible roulait maintenant sur la<br />

ville. Il pleuvait des gouttes énormes qui<br />

crépitaient, rebondissaient sur le pavé comme<br />

des milliards de billes et faisaient une épaisse<br />

écume qu'on voyait, à la lumière des éclairs,<br />

se souffler et monter près de la grille des<br />

égoûts engorgés où se ruaient mille ruisseaux<br />

mugissants.<br />

Je sautai dans un tram-car pour le Broad-<br />

way.<br />

#<br />

* #<br />

Une heure après, l'orage était loin : il avait<br />

cédé la place aux elevated railways, tonnerre<br />

ordinaire de New-York. Les étoiles brillaient<br />

entre les nuages qui fuyaient en loques vers<br />

la mer.<br />

Et de nouveau, la ville se parfumait d'ana-<br />

nas et de bananes<br />

Car ç'a été ma première impression en<br />

découvrant New-York, c'est qu'elle était une<br />

8l


IOO<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

ville qui sentait bon partout et tant qu'elle<br />

pouvait.<br />

Et rien d'étonnant à cela, puisqu'elle est<br />

remplie d'une foule de petits cimetières ur-<br />

bains, oasis fleuries, où foisonnent les roses et<br />

les clématites, et que les tombereaux, au lieu<br />

de contenir comme à Bruxelles de la sale<br />

boue noire, débordent d'ananas, de pêches et<br />

de tous les fruits odoriférants du Sud !<br />

Il semble qu'il y ait à New-York une com-<br />

pagnie de parfumage public.<br />

En passant par Bowery avenue, j'eus faim<br />

et soif d'un sorbet à la neige, et j'entrai dans<br />

un bar.<br />

Une autre impression personnelle et péné-<br />

trante, dans le tas de celles que je rapporterai<br />

d'ici, c'est le goût des Américains et des<br />

Américaines pour les sorbets. Us s'en délec-<br />

tent tout le temps ; il est vrai que les crèmes du<br />

Nouveau-Monde sont plus froides et déli-<br />

cieuses que partout ailleurs.<br />

Ce soir-là, je humais un sorbet à la fraise


LE DERNIER PEAU-ROUGE<br />

en m'amusant au jeu des moulins de gaze,<br />

ajustés au plafond de la salle, et qui tour-<br />

naient avec un petit ronflement et l'absurde<br />

illusion de chasser les mouches innombrables.<br />

Mais ces mouches folles s'abattaient à tous<br />

moments sur les ailes légères, faisaient quel-<br />

ques tours rapides, et s'envolaient, et reve-<br />

naient encore pour s'envoler et revenir tou-<br />

jours.<br />

Une véritable fête pour les mouches, ces<br />

petits moulins! Je les entendais rire aux<br />

éclats. Elles s'invitaient. C'étaient leurs<br />

petits carrousels. Jamais je n'ai vu des mouches<br />

s'amuser comme ça ! Elles en oubliaient l'hu-<br />

manité.<br />

Et j'admirais combien les Américains sont<br />

ingénieux d'utiliser ainsi le courant d'air pour<br />

distraire les mouches de leurs piqûres, quand<br />

un grand homme, maigre et farouche, entra<br />

dans la salle. Je tressaillis; c'était encore<br />

une fois mon Peau-Rouge, marchand d'éven-<br />

tails !<br />

8l


IOO<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Il s'assit en face de moi, à une table voisine,<br />

et commanda un immense verre de whisky<br />

qu'il but à petites gorgées. Je pus l'examiner<br />

à loisir.<br />

Il portait un feutre roux, d'où ruisselaient<br />

sur ses épaules des cheveux noirs, rudes, sans<br />

reflet. Les yeux à la prunelle immobile,<br />

irréfléchissante, s'allongeaient sous la forte<br />

broussaille des sourcils noirs. Quant au nez,<br />

il semblait avoir été aplati, écrasé contre la<br />

face rougeâtre.<br />

Sur ses joues hâves, creuses, poussaient<br />

quelques touffes de barbe; sous les rares<br />

crins de moustache, sa large bouche entr'ou-<br />

verte, aux lèvres violâtres, montraient de<br />

longues dents aiguës. Le menton était glabre<br />

et pointu.<br />

Tête inquiétante et sinistre, et telle que je<br />

me figurais celle du Grand Chacal !


LE DERNIER PEAU-ROUGE<br />

Je me perdais en réflexions attendries sur<br />

ce pauvre scalpeur déchu, habillé de trous,<br />

quand sa tête s'abattit sur ses bras dans un<br />

sommeil foudroyant.<br />

Il dormait ainsi depuis quelques minutes,<br />

quand le patron du bar commanda de le<br />

réveiller.<br />

Un garçon s'approcha du Peau-Rouge et le<br />

toucha à l'épaule.<br />

L'homme ne s'éveilla pas.<br />

Alors, le boy le secoua rudement avec ses<br />

deux mains en criaut : M an! mari!<br />

Mais l'Indien dormait toujours. Surpris, le<br />

garçon fit une pause; puis de nouveau il ap-<br />

pliqua ses mains sur le sauvage et l'agita<br />

avec violence.<br />

Mais l'homme restait inerte, ne bougeait<br />

non plus que s'il était mort.<br />

Stupéfait, le garçon adressa au patron un<br />

geste de découragement.<br />

Alors le maître du bar, un gentleman her-<br />

cule, haussa les épaules de pitié et, quittant<br />

8l


88 IMAGES n'0UTRE-MER<br />

le comptoir, il s'avança vers le dormeur avec<br />

dignité.<br />

A son tour, il enfonça ses mains énormes<br />

dans les épaules du sauvage et le secoua avec<br />

une frénésie froide.<br />

L'homme ne se réveilla point !<br />

Devant l'inutilité de son effort, le patron<br />

se recula et, sans que son visage trahît la<br />

moindre surprise, il considéra un moment ce<br />

dormeur inconcevable.<br />

Après quoi il s'en retourna au comptoir. Je<br />

crus qu'il abandonnait la partie et laissait<br />

l'homme à son sommeil magique ; mais<br />

non : il s'en revint bientôt avec un morceau<br />

de glace qu'il cala avec soin sur la nuque<br />

du sauvage. Puis, sans répondre aux sourires<br />

des consommateurs égayés par cette trou-<br />

vaille, il regagna son box et ne parut pas<br />

même se soucier du résultat de son strata-<br />

gème.<br />

Cependant le morceau de glace fondait sur<br />

la nuque du dormeur, et je surveillais ce phé-<br />

nomène avec anxiété...


LE DERNIER PEAU-ROUGE 89<br />

Soudain, le Peau-Rouge bondit, poussa un<br />

rugissement terrible et s'enfuit par la porte<br />

ouverte.<br />

Il n'avait pas payé son verre de whisky...<br />

Et comme le garçon lancé à sa poursuite,<br />

revenait hors d'haleine en disant l'inutilité de<br />

sa course, je me dis que le sommeil du sauvage<br />

était peut-être simulé; ce fils de la Prairie<br />

avait voulu me montrer que si les Indiens<br />

vaincus ont perdu leur noblesse et leur so-<br />

briété, le Grand Esprit leur permet encore<br />

quelquefois de triompher par la ruse des in-<br />

trompables Yankees !<br />

6


Du San Bernardino à Venise<br />

Bien que la malle-poste de Coire nous eût<br />

rompu les os, nous ne nous attardâmes guère<br />

à l'hôtel du Splugen.<br />

Il faisait un froid terrible dans cette grande<br />

maison de pierre où nul cordial, pas même<br />

l'Asti spumante, ne parvint à nous ragail-<br />

lardir. C'était d'ailleurs la saison des lavan-<br />

ges : la gorge commençait à ruisseler sous<br />

un ciel de pluie et le Rhin, qui n'est ici qu'un<br />

ruisseau modeste semé de cailloux, se gon-<br />

flait sournoisement pour mieux écumer et<br />

bouillonner là-bas dans les gouffres de la Via<br />

Mala.<br />

La sauvagerie du lieu n'avait aucun attrait<br />

supérieur, à cette époque tout au moins.


DU SAN BERNARDINO A VENISE IOI<br />

Aussi, après une nuit passée dans une cham-<br />

bre pleine de fenêtres ouvrant sur des gla-<br />

ciers et où nous pensâmes geler en compa-<br />

gnie d'un tas d'aigles, de condors et de buses,<br />

heureusement empaillés, nous montâmes<br />

sans déplaisir dans la diligence de Bellinzona.<br />

Bellinzona! Ah! le doux nom! Tout le<br />

mirage, lagaité, la musique de l'Italie!<br />

Nous partîmes au trot sonnant de quatre<br />

chevaux qui ralentirent à peine leur allure<br />

aux premiers lacets de la route. Car il s'agis-<br />

sait d'escalader le San Bernardino.<br />

Un épais nuage embrumait la vallée et<br />

nous empêchait de rien voir; tout ce que je<br />

savais, c'est que nous grimpions d'un bon<br />

élan avec, parfois, un bref silence des son-<br />

nailles, un temps d'arrêt, quand notre caisse,<br />

virant sur un des paliers du chemin, tirait<br />

vers le ciel une bordée nouvelle.<br />

Nous étions assez confortablement installés<br />

dans la voiture et nos jambes jouissaient d'un<br />

certain libre arbitre. Malheureusement il ne


92 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

pouvait être question de s'étendre sans ver-<br />

gogne; un troisième voyageur se trouvait<br />

devant nous, ce qui nous obligeait à quelque<br />

tenue. Je l'ai dit, on ne voyait que le brouil-<br />

lard. Donc, faute de mieux, et pour tuer le<br />

temps, je me mis à dévisager l'inconnu avec<br />

discrétion. C'était un homme d'une cinquan-<br />

taine d'années, grand, robuste. La figure un<br />

peu longue, très bronzée, n'offrait rien de<br />

remarquable si ce n'est de claires prunelles<br />

bleues et une forte moustache retombante,<br />

toute blonde, qui prenait vraiment de la<br />

grâce sur ce teint hautement coloré. L'œil<br />

tranquille, grave, avait de la douceur et l'on<br />

eût dit qu'il s'empreignait d'une pointe de<br />

timidité quand par hasard il s'attachait un<br />

instant sur nous.<br />

L'étranger, homme de précaution, était<br />

coiffé d'une toque de loutre et portait un<br />

havelock chaud et sombre. Très correctement<br />

assis sur sa banquette, il lisait le Secolo, qu'il<br />

posait parfois sur ses genoux pour regarder à


DU SAN BERNARDINO A VENISE<br />

la portière. Mais la glace tout embuée décou-<br />

rageait le regard : alors l'inconnu, dédaignant<br />

de l'essuyer, se renfonçait dans son journal.<br />

Quelle était sa nationalité ? Et sa profession ?<br />

Je m'ingéniais à deviner sans parvenir à<br />

me satisfaire. C'étaitun Germain par les yeux,<br />

la moustache et l'habit. Mais ce teint de méri-<br />

dional et le Secolo ne le dénonçaient-ils pas<br />

plutôt comme un Italien ? Il y a beaucoup de<br />

moustaches blondes par delà les Alpes...<br />

Je m'abîmais dans les conjectures quand<br />

l'étranger tira de dessous la banquette une<br />

valise de cuir sur laquelle je lus « Torino ».<br />

Il l'ouvrit et prit dans une petite boîte quel-<br />

ques pastilles qu'il porta délicatement à sa<br />

bouche. Puis il referma la mallette mais pas si<br />

vite que je n'eusse le temps de voir au fond du<br />

sac une foule de papillotes brillantes et mul-<br />

ticolores comme celles qui enveloppent les<br />

chocolats fins.<br />

Ce fut un trait de lumière. Plus de doute,<br />

c'était un Piémontais, quelque voyageur de<br />

IOI


IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />

commerce en tournée d'affaires, le représen-<br />

tant d'une confiserie de marque. Est-ce que<br />

Turin n'est pas la ville des plus délicieuses<br />

pralines du monde ?<br />

On montait depuis deux grandes heures,<br />

quand le coche stoppa brusquement. Nous<br />

étions au sommet du San Bernardino.<br />

Nous sautâmes de la malle-poste avec em-<br />

pressement. Le brouillard s'était dissipé ;<br />

sous le ciel gris, opaque, la neige qui nous<br />

entourait de tous côtés resplendissait de<br />

blancheur. Chose étrange, il faisait bien<br />

moins rigoureux sur ce plateau que dans la<br />

gorge du Splugen. Pas un souffle d'ailleurs;<br />

le calme, le silence le plus impressionnant.<br />

Nos chevaux tout fumants de sueur furent<br />

dételés et attachés à des traîneaux. La voie<br />

carrossable s'arrêtait brusquement ici, une<br />

tourmente de neige ayant comblé tous les<br />

chemins.<br />

Nous repartîmes après une halte de dix<br />

minutes. Les traîneaux étaient fort primitifs


DU SAN BERNARDINO A VENISE IOI<br />

et ne ressemblaient en rien à ces chars d'hiver<br />

peints par Watteau ou Lancret; ils n'étaient<br />

guère plus confortables que des trainoirs de<br />

laboureurs. N'importe, ils donnaient une<br />

fameuse diversion et nous ne prenions pas<br />

garde à la dureté du siège tant le cœur nous<br />

bondissait gaîment dans la poitrine.<br />

Le premier traîneau, conduit par le pos-<br />

tillon, portait les bagages et frayait la route.<br />

J'occupais le deuxième traînoir avec mon<br />

compagnon et l'on m'avait bonnement jeté<br />

les rênes comme si j'étais un parfait aurige...<br />

Je me rappelle que cette marque de confiance<br />

me rendit d'abord très perplexe; car je ne<br />

connais réellement bien que les chevaux à<br />

bascule et les traîneaux de carrousel. Mais je<br />

me remis assez vite et quand une fois j'eus<br />

fait claquer mon fouet, au risque d'éborgner<br />

mon camarade, tout alla le mieux du monde.<br />

Deux autres traîneaux nous suivaient, ou,<br />

du moins, je le pense ; à vrai dire je ne m'in-<br />

quiétais pas d'eux, trop occupé que j'étais de


IOO<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

la direction de ma bête et fort attentif à m'en-<br />

grener dans les ornières creusées par le pre-<br />

mier véhicule.<br />

Nous allions bon train et nous nous aper-<br />

çûmes alors que le froid était très vif. Fichtre,<br />

les oreilles nous cuisaient ! Tant pis, la course<br />

était émouvante et si neuve ! Nous n'étions<br />

plus un colis ballotté dans une guimbarde ;<br />

cette fois nous collaborions au mouvement ;<br />

il fallait « veiller au grain », ouvrir l'œil comme<br />

on dit. A la bonne heure ! Nous glissions avec<br />

vitesse tantôt au milieu d'une plaine blanche,<br />

tantôt dans une sorte de chenal qui s'étran-<br />

glait tout à coup entre des rochers abrupts.<br />

Au sortir des crevasses, le passage côtoyait<br />

parfois un précipice où nous distinguions un<br />

tas d'aiguilles poudrées de neige. Un faux-<br />

pas de notre cheval... Bigre, je n'osais y son-<br />

ger ! Soudain nous voilà dans un véritable<br />

cirque de glace. Une troupe d'hommes étran-<br />

ges accourent et nous commandent de stop-<br />

per.


DU SAN BERNARDINO A VENISE<br />

Ils étaient bien une dizaine vêtus de houp-<br />

pelandes, les yeux cachés sous d'énormes<br />

lunettes vertes.<br />

Instinctivement j'ouvre mon petit canif...<br />

Hé, c'étaient les meilleurs gens du monde,<br />

les déblayeurs ! Ils nous annonçaient que la<br />

route était libre et qu'une nouvelle diligence<br />

nous attendait cent pas plus loin. De fait, une<br />

demi-heure après nous roulions sur l'autre<br />

versant des Alpes au grand trot de chevaux<br />

frais.<br />

Nous nous étonnâmes d'être parfaitement<br />

seuls dans la voiture ; où donc était passé<br />

notre compagnon, le confiseur de Turin?<br />

Disparu... Sans doute avait-il pris une autre<br />

route, celle de Chiavenna, par exemple.<br />

Mais le chemin devint si beau que nous<br />

oubliâmes tout à fait ce marchand de carra-<br />

ques. Il fallait trois heures encore avant d'at-<br />

teindre Bellinzona au fond de la vallée du<br />

Tessin. Trois heures enchantées et pour tou-<br />

jours présentes dans notre souvenir.<br />

IOI


IOO<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Nous dévalions en zig-zag. D'abord, ce fut<br />

comme là-haut, le rude hiver tout blanc, sans<br />

un arbre. Puis, les pins apparurent, ployant<br />

leurs branches chargées de frimas. Mais, au<br />

premier relai, ils s'étaient déjà ébroués du<br />

givre et vêtaient la montagne de leur belle<br />

fourrure sombre. Le gazon brûlé commençait<br />

à reverdir. La neige fondait; au flanc des<br />

collines, on n'en apercevait plus que quelques<br />

plaques qui ressemblaient à du linge étendu<br />

sur l'herbe.<br />

Cependant le ciel entr'ouvrait ses nuages et<br />

faisait un joli sourire bleu. Des rayons de<br />

soleil pointaient sur des cimes dont les glaces<br />

chatoyaient à toutes facettes. Alors, des<br />

arbustes surgirent, toute une flore au ras du<br />

sol ; et ce fut le printemps avec ses pâquerettes<br />

et ses pervenches.<br />

Des torrents bondissaient sur les roches;<br />

de longues chutes blanches ruisselaient le long<br />

des pans taillés à pic. Nous allions dans la<br />

douce rumeur des cascades, humant une


DU SAN BERNARDINO A VENISE<br />

fraîcheur délicieuse. Parfois, la diligence<br />

ralentissait son allure pour laisser passer<br />

un troupeau de vaches à sonnettes, dont le<br />

bon fumet d'étable venait parfumer un<br />

moment notre caisse. Les chalets pavoisés<br />

de verdure se multipliaient dans la mon-<br />

tagne; les rhododendrons s'épanouirent; à<br />

présent, c'était le mois de mai.<br />

A mesure que nous descendions, une<br />

tiédeur emplissait la vallée. Encore quelques<br />

lacets et, au tournant d'une pente, nous<br />

roulâmes subitement sur une route plane que<br />

bordait un ruisseau ombragé d'aulnes et de<br />

peupliers. Alors, nous vîmes des bouleaux,<br />

des ormes, des chênes. Et ce furent enfin les<br />

mûriers. Sur leur tronc noir et rugueux, trem-<br />

blaient quelques feuilles jaune tendre. Pauvres<br />

arbres! Les magnanarelles les avaient entiè-<br />

rement dépouillés ; ils essayaient de revivre,<br />

poussant quand même de maigres rameaux<br />

qui allaient être tout de suite cueillis, hélas,<br />

comme les autres.<br />

IOI


IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />

L'air se chauffait toujours davantage; nous<br />

étouffions. Il était six heures; le soleil<br />

ambrait les monts lointains et les somptueuses<br />

prairies où grouinaient des bandes de cochons<br />

noirs. Tout à coup les sabots des chevaux<br />

sonnèrent; nous tressautâmes sur un pavé.<br />

La malle-poste s'engageait sur le pont du<br />

Tessin. Et nous entrâmes à Bellinzona dans<br />

le plein été.<br />

Le lendemain, dans un hôtel au bord du lac<br />

de Lugano, nous nous retrouvâmes tout à coup<br />

en face de notre compagnon de la diligence.<br />

Il fit un léger mouvement et délibéra une<br />

seconde s'il allait nous saluer; mais sa timi-<br />

dité prenant le dessus, il se détourna douce-<br />

ment et s'assit à une table voisine de la nôtre.<br />

Tandis qu'il dînait, je l'observais à la dérobée.<br />

Il avait un beau front ; les cheveux grison-<br />

nants, coupés ras, étaient fort drus. Ses<br />

manières dénonçaient un parfait gentleman.<br />

Cet homme mangeait avec une réelle distinc-<br />

tion. Aussi, commençais-je à douter sérieuse-


DU SAN BERNARDINO A VENISE IOI<br />

ment qu'il fût un simple confiseur. Si c'était<br />

plutôt un ingénieur ou un avocat ?<br />

La question finissait par m'intriguer beau-<br />

coup.<br />

Malheureusement, le taciturne voyageur<br />

disparut le soir même et nous l'oubliâmes de<br />

nouveau dans les délices de Lugano.<br />

Or, quelques jours après, nous trouvant à<br />

Milan, quelle ne fut pas notre surprise de le<br />

voir entrer chez Biffi où nous déjeunions ! Il<br />

nous aperçut et un imperceptible sourire<br />

glissa sur ses lèvres.<br />

Ce fut bien autre chose quand le soir à<br />

minuit il monta tout à coup, à la dernière<br />

minute, dans le train de Venise et juste dans<br />

notre compartiment !<br />

Cette fois je fus pris d'une véritable anxiété,<br />

car il me semblait vraiment impossible que<br />

le simple hasard fût l'artisan de toutes ces<br />

rencontres.<br />

Cependant, l'inconnu déploya une cou-<br />

verture sur ses genoux et s'endormit ou, du


IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />

moins, feignit de s'endormir. Quant à moi, je<br />

veillai ; cet homme m'inspirait à présent une<br />

réelle inquiétude. Ah ! je ne m'amusais plus<br />

à le classer dans telle ou telle catégorie de<br />

gentlemen ; je me dis que c'était un voleur<br />

ou un policier.<br />

Au milieu de la nuit, le train s'arrêta. Je<br />

me penchai à la portière; nous étions dans<br />

une gare mal éclairée et qui me parut res-<br />

sembler à celle de Tirlemont à s'y mépren-<br />

dre. Où donc étions-nous?<br />

— Verona ! Verona !<br />

Comment, c'était ça Vérone! Et j'écar-<br />

quillais les yeux tandis qu'un employé faisait<br />

sonner les roues de son maillet et qu'un<br />

garçon en tablier blanc courait le long des<br />

voitures en criant des bocks !<br />

Le train démarrait et je reprenais ma place<br />

quand, à mon vif contentement, je constatai<br />

que l'inconnu avait quitté le wagon.<br />

Il était descendu sur le rail, par l'autre por-<br />

tière, afin de ne pas nous bousculer sans<br />

doute et au risque d'un procès-verbal.


DU SAN BERNARDINO A VENISE IOI<br />

Cette attention, vraiment délicate de la<br />

part d'un bandit ou d'un policier, me rejeta<br />

dans les hypothèses. Je m'étais trompé; à<br />

voir comme ce voyageur en usait avec les<br />

règlements, c'était pour sûr un fonctionnaire<br />

de l'Etat... Je ne voulus plus en démordre;<br />

aussi bien je tombais de fatigue et je m'em-<br />

pressai d'imiter mon compagnon qui, plus<br />

avisé que moi, dormait profondément sans<br />

préoccupation d'aucune sorte.<br />

Je me réveillai aux environs de Padoue<br />

dans la belle lumière de l'aurore. Oh les grâ-<br />

ces exquises de cette campagne italienne!<br />

Tout le long de la voie ferrée, les pampres<br />

formaient des guirlandes qui s'accrochaient<br />

aux ormeaux et aux saules et qu'emperlait la<br />

rosée.<br />

Mais bientôt, la végétation se rabougrit<br />

étrangement et devint rare. Nous approchions<br />

de Venise.<br />

Tout à coup nous fûmes au milieu des<br />

lagunes où se reflétait un ciel lumineux,


IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />

intensément jaune. Nous roulions dans de<br />

l'or.<br />

Enfin le train sauta sur les plaques tour-<br />

nantes et nous entrâmes à cinq heures du<br />

matin dans la triste gare de Venezia.<br />

Comme nous rentrions à midi à l'hôtel de<br />

Belle-Vue, jugez de notre stupeur en voyant<br />

apparaître dans le dining-room le personnage<br />

mystérieux de la diligence. Lui! toujours lui!<br />

Notre ahurissement fut si vif que l'étranger<br />

ne put réprimer un sourire ; il s'inclina légère-<br />

ment devant nous et s'assit sans mot dire.<br />

Ah ça, qui était cet homme ? Une irritation<br />

s'emparait de moi à la fin. Car je ne doutais<br />

plus que nous ne fussions « filés » comme de<br />

vulgaires malfaiteurs. Pourtant, je ne pouvais<br />

m'empêcher de constater alors l'insigne<br />

maladresse d'un détective qui se faisait autant<br />

remarquer. Il ne rusait pas avec nous. Si nous<br />

le perdions de vue dans nos promenades en<br />

gondole et nos visites aux églises, nous le<br />

retrouvions très ponctuellement à l'heure des


DU SAN BERNARDINO A VENISE IOI<br />

repas. Il nous saluait même à présent avec<br />

bienveillance et dînait silencieusement, tout<br />

seul, à une petite table dressée exprès pour<br />

lui.<br />

Après tout, ce n'était peut-être qu'un tou-<br />

riste solitaire et mélancolique.<br />

Bref, nos appréhensions se calmèrent.<br />

Eblouis de chefs-d'œuvre, impatients d'en<br />

contempler d'autres, le voyageur finit par<br />

nous paraître assez banal et nous lui restituâ-<br />

mes toute notre indifférence.<br />

Enfin, nous allions quitter Venise à regret,<br />

quand on annonça, pour le lendemain diman-<br />

che, une fête de nuit sur le grand Canal.<br />

En ce moment, la rade présentait un fort<br />

beau spectacle. Un cuirassé anglais et deux<br />

corvettes italiennes mouillaient entre la riva<br />

degli Schiavoni et la Giudecca, et c'était<br />

autour de ces gros vaisseaux un va-et-vient<br />

de gondoles, de barques, le plus pittoresque<br />

du monde.<br />

Or, Venise voulant honorer la présence du<br />

7


IOO<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

navire anglais dans ses eaux, avait décrété<br />

une fête monstre.<br />

Donc, nous ajournâmes notre départ au<br />

lundi, très curieux d'admirer ces réjouissances<br />

vénitiennes tant vantées dans les chroniques<br />

anciennes et modernes.<br />

Le lendemain, dès sept heures du matin,<br />

les vaisseaux hissèrent leurs pavillons d'allé-<br />

gresse et se mirent à tirer le canon. Je vous<br />

laisse à penser l'animation qui régna bientôt<br />

dans la ville.<br />

Ce jour-là, nous devions nous rendre au<br />

Lido que nous avions dédaigné en dépit de<br />

Lord Byron. Afin de profiter d'un bateau qui<br />

partait à midi, j'avais renoncé à la table d'hôte<br />

et commandé un simple lunch. On nous ser-<br />

vit donc à onze heures dans la salle déserte<br />

de l'hôtel. Tout heureux de cette solitude,<br />

nous mangions de grand appétit, lorsque la<br />

porte s'ouvre et paraît un officier de marine<br />

en redingote galonnée, chamarrée, la poitrine<br />

resplendissante de décorations, de plaques et<br />

de médailles.


DU SAN BERNARDINO A VENISE IOI<br />

Pour le moins, c'est un amiral, un contre-<br />

amiral ou un commodore! Mais, en nous<br />

apercevant, le brillant marin s'arrête, visi-<br />

blement gêné, et voilà qu'il rougit comme je<br />

n'ai jamais vu rougir personne. Sacrebleu,<br />

mais c'est lui ! Qui ça, lui ? Mais l'inconnu, le<br />

confiseur, le policeman !<br />

En effet, c'était lui. Il nous salua d'un air<br />

d'embarras et alla s'asseoir à l'autre bout de<br />

la salle.<br />

Notre surprise était si forte que nous<br />

restions bouche ouverte, les yeux fixés sur<br />

l'officier qui déjeunait hâtivement là-bas, la<br />

tête baissée, tout confus et vraiment honteux<br />

d'être surpris dans les splendeurs de son grade.<br />

Ah ! le pauvre homme !<br />

Le soir, comme nous nous disposions à<br />

regagner nos appartements dont les fenêtres<br />

ménageaient une vue splendide de l'illumina-<br />

tion, on nous remit de la part de notre amiral<br />

une lettre cachetée aux armes de la Marine.<br />

C'était une autorisation à visiter les vaisseaux<br />

de guerre !


IOO<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Nous restâmes confondus. Ainsi, le noble<br />

étranger excusait nos erreurs et pardonnait à<br />

notre folle imagination! Car son œil péné-<br />

trant lisait sûrement dans nos consciences...<br />

Comment lui témoigner notre gratitude pour<br />

cette marque de courtoisie que nos impu-<br />

dentes conjectures à son égard nous avaient<br />

si peu méritée? En acceptant l'invitation,<br />

parbleu ! Ainsi nous fîmes.<br />

Donc, vers huit heures, nous montâmes en<br />

chaloupe avec quelques voyageurs privilégiés<br />

et voguâmes vers les « men of war » qui<br />

projetaient en tous sens d'immenses feux<br />

électriques et tiraient des salves triomphales.<br />

A présent, ne nous hasardons pas à peindre<br />

cette soirée magnifique. Le tableau est trop<br />

vaste ; notre palette et nos pinceaux sont trop<br />

petits. Ce fut un spectacle prestigieux dont<br />

nos yeux n'ont pas encore cessé d'être<br />

éblouis...<br />

Dans ce ruissellement de lumière, une<br />

chose me frappa. Tout était électricité, gaz,


DU SAN BERNARDINO A VENISE IOI<br />

veilleuses de couleur, boules chinoises et<br />

japonaises. Mais, de lanternes vénitiennes, il<br />

ne fut pas question. Nous n'en vîmes aucune,<br />

je l'affirme.<br />

La fameuse lanterne vénitienne n'existe<br />

pas à Venise, et je crois bien que c'est nous<br />

qui l'avons inventée ; elle doit être née dans<br />

la rue Haute !...


Un Cimetière<br />

Les fossoyeurs s'en vont. La faveur est aux<br />

maçons qui construisent de petites catacom-<br />

bes.<br />

Dans les logettes bétonnées et hermétiques<br />

des cryptes, les morts peuvent maintenant<br />

faire de vieux os sans exciter la crainte des<br />

vivants. Sépulture transitionnelle entre l'in-<br />

humation et la crémation prochaine. C'est<br />

déjà le four, mais le four sans feu.<br />

Plus d'ifs ni de saules romantiques. Plus<br />

de perles, ni de fleurs. Des plaques de marbre<br />

où sont gravés un numéro, un nom et une<br />

date. Cela fait comme des casiers où les morts<br />

prennent des airs d'abonnés, de phalansté-<br />

riens.


UN CIMETIÈRE III<br />

L'impression de ces cryptes, sans être gaie,<br />

n'est point si funèbre. Un dortoir, mais un<br />

dortoir silencieux où personne ne ronfle.<br />

Aujourd'hui, la mode commence de couvrir<br />

ces caves d'une élégante serre dont les vitres<br />

joyeuses resplendissent au milieu des froides<br />

pierres et des lourds mausolées.<br />

Ce sont les « cryptes d'hiver ! »<br />

L'effroi de la mort s'apaise dans le senti-<br />

ment de cette grande confortabilité. Les<br />

cimetières s'égaient.<br />

# *<br />

Pourtant, quel que soit le progressif attrait<br />

de nos cimetières, jamais nous ne saurons<br />

atteindre, je pense, à la gaîté du fameux<br />

Campo Santo de Milan.<br />

Je m'y promenais par un bel après-midi de<br />

soleil. Sous l'ombre des quinconces, j'allais<br />

comme dans un charmant parc. Et de tous<br />

côtés, par-dessus les tombes, des tas de bustes


IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />

souriants et cocasses apparaissaient, se fichant<br />

de la mort.<br />

Comme je m'engageais dans une petite<br />

allée latérale, je me trouvai tout à coup en<br />

face d'un vieux monsieur juché sur une colon-<br />

nette. Il souriait avec embarras, visiblement<br />

gêné d'être surpris dans son petit exercice<br />

d'acrobate. Ce barbon plein d'équilibre était<br />

vêtu d'une longue redingote entr'ouverte qui<br />

laissait apercevoir un gilet à fleurs au milieu<br />

duquel s'agrafait une grosse chaîne de montre<br />

à pendeloques. Sous son col droit, irrépro-<br />

chablement blanc et cassé, s'étalait une<br />

large cravate piquée d'une épingle. Tout le<br />

poids du corps portait sur une élégante canne<br />

qu'il tenait dans sa main droite. Et de sa<br />

main gauche fermée, ramenée à la hanche,<br />

sortaient des doigts de gants dessous un<br />

cigare à longue cendre maintenu entre deux<br />

phalanges.<br />

Sa figure falote avait une intensité de bonne<br />

humeur incroyable. Pour sûr, ce monsieur<br />

allait dîner en ville.


UN CIMETIÈRE II3-<br />

Malheureusement, il était en marbre.<br />

Après cela, j'oubliai complètement que-<br />

j'étais dans une nécropole. Un rire me prit^<br />

un irrésistible rire qui retrouvait des élans,<br />

s'alimentait sans cesse à chaque statue nou-<br />

velle, comme dans un salon triennal.<br />

Jamais je n'avais vu de telles bouffonneries-<br />

funèbres. C'était le galvaudage du marbre, le<br />

plus haut comique atteint par le Carrare!<br />

Je m'exhortais à la convenance, quand je<br />

tombai tout à coup au milieu des bustes de<br />

vieilles duègnes minaudantes dont la tête<br />

était couverte de dentelles espagnoles et de<br />

résilles d'un travail excessivement délicat. Au<br />

même moment, dans un bosquet voisin, je<br />

surprenais sur un escalier, une blanche jeune<br />

fille qui s'apprêtait à ouvrir la porte d'un<br />

petit mausolée. Mais sur la dernière marche,<br />

prise de timidité, elle restait indécise, la main<br />

sur le bouton de la porte, dans une attitude<br />

contrainte que l'artiste avait exprimée avec,<br />

une réelle chance. Il y avait quelqu'un...


IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Non loin de ce petit mausolée de nécessité,<br />

je vis encore un grand-père assis dans un<br />

large fauteuil et qui donnait sa bénédiction à<br />

trois jeunes femmes agenouillées, sanglotan-<br />

tes, la figure dans les mains. La douleur leur<br />

retournait un peu les jupes, ce qui avait per-<br />

mis au statuaire de montrer les dentelles<br />

absolument différentes de leurs balayeuses!<br />

Plus j'allais et les chefs-d'œuvre se multi-<br />

pliaient. Parfois leurs proportions étaient<br />

colossales. C'est ainsi que, sur un monument<br />

énorme, je comptai jusqu'à huit personnes<br />

pathétiques qui jouaient l'émouvante scène<br />

des derniers moments d'une vieille dame<br />

pleine de « crolles » !<br />

Je commençais à me sentir sérieusement<br />

mal à l'aise devant ces extravagances, une<br />

toux violente me déchirait la gorge, lorsque<br />

j'apparus tout à coup dans une sorte de clai-


UN CIMETIÈRE<br />

rière immense, toute vibrante de soleil. Deux<br />

grands parterres la divisaient, bordés de gazon<br />

et de petits échaliers, où s'enroulaient des<br />

églantiers pleins de fleurs.<br />

Et dans les parterres, s'alignaient, plan- .<br />

tées très près l'une de l'autre avec la<br />

symétrie d'une culture maraîchère, d'in-<br />

nombrables petites croix blanches toutes<br />

pareilles.<br />

Comme je m'arrêtais, surpris d'une sim-<br />

plicité si inattendue, j'avisai une plaquette<br />

fichée dans la terre : elle portait un mot.<br />

Mais quel adorable et douloureux mot !<br />

Alors, dans le soudain frisson d'une inex-<br />

primable tristesse, le jardin me sembla puri-<br />

fié de ses déjections de marbre. Toute sa<br />

débauche, tout son rut de luxe frénétique<br />

était fini. Une idée exquise venait de racheter<br />

toutes ses hontes...<br />

Car, sur l'étiquette du parterre de petites<br />

croix blanches, il y avait seulement :<br />

— Bambini.


Dordrecht<br />

Dès que nous entrons dans la <strong>Mer</strong>wede,<br />

une brise commence de souffler, qui rebrousse<br />

la fauve chevelure du steamer. Aussi quand<br />

Dordrecht apparaît au bas de l'immense ciel,<br />

plein d'a7Air et de nuées, c'est un enchan-<br />

tement.<br />

Tous les moulins tournent, tournent folle-<br />

ment, au-dessus du grand pont de fer — ces<br />

beaux moulins aux pâles ailes, vêtus d'un<br />

chaume épais que les pluies, le gel et le soleil<br />

ont si bien patiné qu'il semble, maintenant,<br />

une riche fourrure de loutre.<br />

A droite, dans la lumineuse humidité de<br />

l'air, le massif beffroi de la « groote kerk »,<br />

sommé d'une haute couronne, surgit imposant,


DORDRECHT 117<br />

tout incrusté d'or et de joyaux sous les feux<br />

déclinants du soleil.<br />

Mais nous touchons le quai hérissé de pilots,<br />

et l'on débarque. Passons sous la « groot-<br />

hoofd poort ». Nous voici dans la petite ville<br />

aux rues étroites parquetées de briques fines,<br />

dont les pignons, ancrés de chiffres feston-<br />

nés, adornés de rinceaux, s'élancent hors de<br />

l'aplomb, penchent leurs faîtes denticulés ou<br />

volutés l'un vers l'autre, comme dans une<br />

révérence d'autrefois.<br />

Puis c'est les canaux. Sur leur eau morte,<br />

glissent de lentes barques qui s'enfonçent<br />

bientôt là-bas sous les tunnels de l'Hôtel-de-<br />

Ville et de la place.<br />

Quel calme ! Et quelle gravité pensive sur<br />

les visages des passants qui regagnent les<br />

logis silencieux !<br />

La nuit vient. Les réverbères s'allument à<br />

ces pointes acérées que dardent les premières<br />

étoiles...<br />

Tandis que nous restons là à rêver sur une


IOO IMAGES D'OUTRE-MER<br />

passerelle, comme un minuscule Byron —<br />

I stoodin Dordrecht on the bridge of sights —<br />

s'élèvent tout à coup des rumeurs confuses,<br />

un écho de la foule joyeuse.<br />

Alors, nous enfilons une sombre venelle,<br />

et brusquement nous débouchons dans la<br />

« Voorstraet » toute vibrante de lumière et de<br />

bruit.<br />

Entre les vitrines qui flamboient, les jolies<br />

servantes aux robes claires, aux bonnets<br />

blancs godronnés, coulent à flots, riant,<br />

sottisant, se gabelant, tirant notre barbiche<br />

d'un geste effronté !<br />

C'est l'heure vivante, enfiévrée, où se<br />

délient les langues, où s'épanouit la farce de<br />

ces gens si taciturnes pendant tout le jour.<br />

Oh les jolies boutiques fenestrées de petits<br />

carreaux ! Voici sans doute l'épicerie de<br />

Willem van Mieris... Et cette droguerie, toute<br />

brillante de balances suspendues à chaînettes<br />

aux solives du plafond, où dessus un grand<br />

livre éployé se courbe un vieux commis au


DORDRECHT II91<br />

nez de Louis XI, plume d'oie sur l'oreille,<br />

quel petit maître donc l'a peinte sur une toile<br />

impérissable ?<br />

Nous sommes arrivés à la Scheffer place-<br />

Ary Scheffer! Comment Ary Scheffer? Hé<br />

oui, c'est un fils de Dordrecht; c'est bien,<br />

lui qui poitrine en bronze au milieu de<br />

la place. Quel type! Mais comme nous nous<br />

attardons, violemment ébahi, devant cette<br />

« posture » bizarre, un chant se fait entendre<br />

au bout de la place, doux et mélancolique.<br />

C'est un air populaire; vraiment, il rappelle<br />

un adagio de Beethoven, celui de la sonate en.<br />

sol mineur! Et c'est naïf, d'une obsession,<br />

exquise...<br />

Les petites servantes le chantent et les.<br />

gamins aussi, à moins qu'ils ne le sifflent. Au,<br />

reste, tout le monde le chante. Il vient aux.<br />

lèvres sans qu'on y pense. Et dans la ville<br />

c'est un fredon charmant.<br />

Quand nous plongeons dans notre lit de<br />

plume, un marinier qui travaille sur le quair


IMAGES D'OUTRE-MER<br />

en face de l'Hôtel de Belle-Vue, nous endort<br />

.avec cette complainte.<br />

Et c'est elle encore qui nous éveille, chan-<br />

tée cette fois par une compagnie de touristes<br />

qu'un steamer emporte vers Rotterdam sur le<br />

grand fleuve, dans les lumineuses mousselines<br />

du brouillard matinal.<br />

Maintenant, nous sommes rentrés à Bru-<br />

xelles où retentissent les absurdes gaudrioles<br />

•des revues et ces romances d'exportation qui<br />

viennent de France !<br />

Justement, dans la rue Sainte-Catherine,<br />

•deux camelots parisiens ont attroupé les<br />

passants. D'une gorge éraillée, l'un glapit<br />

une barcarolle d'amour durant que, anxieux<br />

de la police, ses yeux interrogent les deux<br />

bouts de la rue. L'autre accompagne sur le<br />

wiolon.<br />

Et quand ils ont cessé de chanter et de


DORDKECHT 121<br />

jouer, ils distribuent pour quelques sous leur<br />

musique stupide. Demain, toutes les petites<br />

ouvrières apprendront cela avec attendrisse-<br />

ment, avec des larmes même, car elles sont<br />

dans cette étrange révolution d'âme et de<br />

sens qu'amène la puberté.<br />

Ah oui, il faut les poursuivre, les traquer<br />

sans merci, ces odieux trouvères du boulevard<br />

parisien, non pas parce qu'ils sont des came-<br />

lots, mais parce qu'ils pervertissent, empoi-<br />

sonnent le goût et le sentiment populaires<br />

avec leurs déplorables chansons.<br />

Heureux Dordrecht, où fleurit aux lèvres<br />

de tous la pure cantilène d'un nouveau Hans<br />

Sachs !<br />

s


Las Paímas<br />

A bord du s s. Lcopoldville.<br />

Tout va bien, fors le cœur... C'est l'âme<br />

que je veux dire, car à présent la mer est<br />

admirable et nous faisons une traversée de<br />

demoiselle.<br />

Quand j'eus fait plus ample connaissance<br />

avec le co-locataire de ma cabine, je devins<br />

moins sombre et cela commença d'aller un<br />

peu mieux. Mon compagnon est un jeune<br />

lieutenant, fort aimable, très bien élevé : il<br />

pratique le tub, connaît la brosse à dents et<br />

se lave les pieds... Je respire!<br />

Tout de suite, il s'est découvert avec moi<br />

une parenté d'autant plus charmante qu'elle<br />

est plus éloignée — un cousinage à la mode<br />

du Congo. Moi, je veux bien.


LAS PALMAS 123<br />

Comme mes anciens confrères de la presse<br />

m'ont tressé dans les gazettes des tas de cou-<br />

ronnes, bien trop jolies, je suis choyé à la<br />

manière d'un petit personnage. Il y a quarante-<br />

sept passagers de première classe à bord du<br />

Léopoldville, dont trois dames anglaises qui se<br />

rendent aux Canaries. Ces ladies ne sont pas<br />

des beauties, sauf la plus jeune à laquelle il<br />

faut que je m'habitue et que je trouverai peut-<br />

être charmante dans deux ou trois jours...<br />

C'est une demi-anglaise demi-espagnole à<br />

l'œil noir qui regarde les toreros, au teint<br />

d'une chaude pâleur...<br />

Nous voici dans les eaux africaines. Nous<br />

approchons de Las Palmas où nous mouille-<br />

rons demain au clair jour. Le beau soleil,<br />

la mer bleue adoucissent un peu ma peine.<br />

Je dîne à la table du capitaine avec cinq<br />

convives de marque. Mais je mange dente<br />

superbo. T'imagines-tu l'entrecôte béarnaise à<br />

sept heures du matin ! Quelle horreur ! Et puis<br />

cette odeur fade, nauséabonde, qui règne


124<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

dans tous les vapeurs, rien n'est moins apé-<br />

ritif, je t'assure. Tout finit par goûter cette<br />

écœurante odeur : les huîtres, le potage, les<br />

hors-d'œuvre, les viandes, le vin et même le<br />

cigare !<br />

Nous sommes arrivés à Las Palmas ven-<br />

dredi à l'aube. Dès le point du jour on<br />

voyait les montagnes de la grande Canarie<br />

se profiler majestueusement sur le ciel : elles<br />

sont arides, couleur de cendre. De loin, de<br />

très loin, on dirait les imposants amas de<br />

détritus de notre Mestbag.<br />

Sois tranquille, je ne te brosserai pas le<br />

tableau. Avec des mots c'est trop difficile. Et<br />

puis, on n'y comprend tout de même jamais<br />

rien à ces descriptions panoramiques.<br />

A peine avons-nous jeté l'ancre dans la<br />

rade et passé la visite sanitaire, que nous<br />

gagnons le rivage en canot sur une mer pas-


LAS PALMAS 27<br />

sablement agitée, mais dont la belle couleur<br />

verte nous fait pardonner la forte houle.<br />

Nous nous élançons dans une tartane non<br />

sans avoir joué du coude et envoyé (pas moi)<br />

des bordées de « fourrt » bruxellois aux innom-<br />

brables cochers qui nous harcelaient de leurs<br />

sollicitations et nous enserraient dans un cer-<br />

cle inquiétant, de plus en plus étroit.<br />

Nous filons comme le vent, au galop de pe-<br />

tits chevaux andalous échevelés. Quels ca-<br />

hots, quelle poussière!<br />

La ville, bâtie en gradins en face de la mer,<br />

est située à trois kilomètres du port. La<br />

route serpentine qui longe la côte est laide,<br />

désolée. Quelques palmiers, des cactus bar-<br />

bus, des tamarix poudrés de sable ne rafraî-<br />

chissent pas du tout le regard. Mais le ciel est<br />

d'une soie si tendre, l'air si pur, si parfumé, et<br />

puis nous éprouvons tant d'aise à rouler cette<br />

fois sur de la bonne terre ferme que nous<br />

poussons des cris d'admiration toutes les<br />

secondes.


128 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Le mouvement, le paysage, les petits pica-<br />

ros qui nous poursuivent en criant des souhaits<br />

de bienvenue, tout cela émousse mon ennui.<br />

Nous sortons de la banlieue. Passent des<br />

bougres, des mendiants d'académie, de gran-<br />

des belles filles hanchées comme Vénus et<br />

portant une amphore sur la tête. Le bras<br />

droit levé, arrondi en anse pour soutenir le<br />

vase, la main gauche posée crânement sur le<br />

ressaut de la taille, elles marchent le buste<br />

en avant, avec une majesté de déesse. —<br />

Pardonne-moi, c'est le croquis classique. —<br />

Presque toutes sont enceintes, mais leur grâce<br />

n'en est pas diminuée. Au contraire...<br />

Voici la petite ville avec ses maisons car-<br />

rées, sans toits inclinés comme chez nous.<br />

Car ici, il ne pleut jamais.<br />

Nous stoppons à la Poste. Il n'3 7 a plus<br />

assez de timbres pour affranchir nos lettres et<br />

nos cartes illustrées! L'employé s'excuse et<br />

nous promet d'écrire tout de suite à Madrid.<br />

Pauvre Espagne !


LAS PALMAS 129<br />

Nous nous répandons dans la ville. Ah<br />

l'exquise odeur de violettes! J'achète des<br />

bouquets, encore des bouquets que je hume<br />

avec volupté. Je me purifie de l'abominable<br />

odeur du bord. J'éprouve un bien-être inex-<br />

primable. Je revis. Les violettes me resti-<br />

tuent l'espérance, le bon courage. Elles paci-<br />

fient. Je les caresse, je les baise. J'en bourre<br />

délicatement toutes mes poches. Il faut<br />

qu'elles me protègent victorieusement contre<br />

l'odieux fumet du steamer.<br />

Nous longeons à présent des jardins privés.<br />

Quelle fête, quel miracle ces massifs de roses,<br />

ces murs tapissés de liserons et de pétunias<br />

bleus ! Les fleurs, c'est ma plus forte sensa-<br />

tion à Las Palmas.<br />

Nous voici dans la cathédrale très vaste,<br />

très sombre, traversée de quelques verges de<br />

soleil multicolores. J'admire les évangélistes<br />

de la chaire de vérité, quelques précieux<br />

missels de 1404 et des lampadaires d'argent<br />

martelé, d'un rude et superbe travail.


130 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Nous sortons de la Basilique. Je veux revoir<br />

des fleurs. Sans façon je quitte mes cama-<br />

rades. Tandis qu'ils boivent de la mauvaise<br />

bière dans un bouchon de la place, je retourne<br />

à mes pétunias, à mes violettes, à de mer-<br />

veilleuses fleurs de cassie qui tapissent de<br />

grandes murailles. Je vais à l'aventure. Sou-<br />

vent je m'arrête pour admirer les bébés assis<br />

cul nu sur les dalles. Ils ne sont pas très<br />

frottés, mais qu'ils sont jolis! Je leur prends<br />

les mains et ils me sourient tendrement...<br />

Je débouche dans la grande rue, toute<br />

bruyante de tartanes, et me dirige vers l'Hôtel<br />

Métropole où nous nous sommes donnés<br />

rendez-vous pour festoyer notre joyeux capi-<br />

taine.<br />

Nous dînons et le Champagne pétille dans<br />

les coupes païennes.<br />

Oublions, oublions que diable !<br />

Je m'esquive au dessert pour aller de nou-<br />

veau flirter avec les fleurs dans le jardin de<br />

l'hôtel.


LAS PALMAS 133<br />

Hélas, il faut retourner à bord. Six rameurs<br />

magnifiques, tannés, cuits et recuits, nageant<br />

avec une vigueur sans pareille, nous ramènent<br />

au Léopoldville.<br />

Nous levons l'ancre à quatre heures. Adieu<br />

Las Palmas! Adieu douces fleurs, fleurs ado-<br />

rables, fleurs consolatrices, bonnes petites<br />

fleurs de charité !<br />

Et nous agitons nos mouchoirs pour les<br />

trois dames anglaises débarquées ce matin et<br />

qui nous répondent de la terrasse de l'hôtel.<br />

C'est moi qui, le dernier, ai pressé la jolie<br />

main de la young lady, tu sais la demi-an-<br />

glaise demi-espagnole à l'œil noir, au teint<br />

d'une chaude pâleur. Elle était émue...<br />

Etrange mélancolie que l'on éprouve en<br />

quittant des personnes inconnues, qu'on ne<br />

reverra jamais plus, et pour lesquelles on ne<br />

se savait pas tant de sympathie après avoir<br />

voyagé huit jours seulement avec elles!


Sierra Leone<br />

Cette fois, il fait chaud.<br />

A bord du s. s. Lèopoldville.<br />

La figure me chatouille, piquée par les<br />

mille petites aiguilles des tropiques. Tous les<br />

passagers sont étendus sur leurs chaises lon-<br />

gues dès le matin. C'est une sieste accablée,<br />

une flemme perpétuelle. Moi seul, évidem-<br />

ment, je résiste avec une énergie qui étonne<br />

mes camarades et me surprend moi-même!<br />

La chaleur est intolérable et je la tolère! Je<br />

me refuse absolument à dormir après le<br />

déjeûner. Le docteur m'affirme qu'il fait<br />

moins calamiteux au Congo. Mais alors, ce<br />

sera charmant !<br />

Par exemple, l'appétit a disparu. Le cuisi-<br />

nier peut bien se surpasser, ses plus savants


SIERRA LEONE 133<br />

menus me laissent froid, si je puis ainsi m'ex-<br />

primer par une climature de 40 degrés !<br />

Nous sommes arrivés à Freetown hier<br />

mercredi, à 8 heures, après avoir décrit une<br />

savante courbe, pour éviter de vilains récifs.<br />

La côte, plus verdoyante que celle de la<br />

grande Canarie, s'appuie comme celle-ci sui-<br />

de hautes collines dont les sommets sont<br />

égayés par de blancs cottages et de grands<br />

arbres à puissante ramure qui ressemblent à<br />

nos chênes.<br />

Nous çaenons la terre dans le steamlaunch<br />

o o<br />

du Consul belge. J'éprouve tout de même un<br />

brin d'émotion quand je pose le pied sur le<br />

continent africain...<br />

Les fleurs m'ont charmé à Las Palmas; ici,<br />

ce sont les négresses et la végétation qui *<br />

vous emballent.<br />

Les femmes noires ne sont pas grotesques<br />

comme on m'avait dit. Presque toutes, elles<br />

portent le costume de coton blanc ou bigarré,<br />

très riche souvent, noué à la taille ou bien


134<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

retenu dans la main, à la romaine, ce qui est<br />

encore plus gracieux. Les épaules, les bras<br />

d'un ton chocolat moiré sont nus. C'est d'un<br />

voluptueux...<br />

Freetown est vraiment une jolie ville,<br />

pas propre bien entendu, mais si origi-<br />

nale, si vivante ! Les costumes clairs, blancs,<br />

bleus, roses, mauves, bariolés, sont une véri-<br />

table joie pour les yeux. Dans l'atmosphère<br />

ensoleillée et humide qui entoure les collines<br />

comme d'une moustiquaire de brume, tout ça.<br />

grouille, se presse, parle, gesticule, chatoie.<br />

On dirait, pour la couleur, un Watteau. Oui,<br />

c'est extraordinaire.<br />

Le marché couvert est très amusant. J'y<br />

fais la connaissance des fruits, des légumes<br />

et de tous les condiments d'Afrique. Mais ce<br />

qui me captive le plus encore une fois ce sont<br />

les marchandes Sierra-Léonaises et les gosses<br />

qu'elles portent, compressés sur leur dos, dans<br />

une poche ménagée un peu au-dessus des<br />

reins. Rien de plus adorable que ces petites


SIERRA LEONE 137<br />

caboches moricaudes qui émergent curieuse-<br />

ment des étoffes et ces deux menottes agrip-<br />

pées à l'ourlet du sac...<br />

Une marchande m'offre en riant son bébé<br />

pour one shelling. Je l'emporterais volontiers,<br />

mais ça pourrait me gêner.<br />

Il y en a des types ! Une vieille négresse<br />

en papillotes, bouffie et portant des besicles,<br />

me retient longtemps. C'est la mère x à la<br />

Nième puissance!...<br />

Quels beaux arbres ! Le plus élégant de tous<br />

c'est le cocotier. Une longue tige surmontée<br />

d'un fin panache. Sous les premières feuilles<br />

pendent, nombreuses et pressées, les noix<br />

jaunâtres. Un arbre rudement masculin, le<br />

cocotier ! Je le regarde de tous mes yeux. J'en<br />

ai tant lu de descriptions au lycée, le soir, à<br />

l'étude...<br />

Il y a encore le manguier au feuillage<br />

opulent dont les fruits verts, de la grosseur<br />

d'un citron, seront mûrs dans quelques mois.<br />

Et le papayer plus petit, à feuille de dracena,


138<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

qui porte un fruit rebondi comme un melon<br />

d'eau. J'oublie le cœur de bœuf, le bananier,<br />

plus brillant dans ces régions qu'aux Canaries,<br />

et l'ananas qui pousse comme de la mauvaise<br />

herbe.<br />

Peu de fleurs, des fleurs de plantes grasses<br />

aux pétales épais comme ceux du magnolia<br />

ou du camélia. Quelques lauriers roses où se<br />

posent de gigantesques papillons jaunes.<br />

Pas une mouche, pas un moustique. Une<br />

chaleur intense pourtant, mais pas de rayons<br />

de feu. Au besoin je fermerais mon parasol si<br />

mes amis voulaient bien me le permettre.<br />

Nous sommes rentrés à bord vers une heure.<br />

Après le déjeuner, appuyé sur le bastingage,<br />

je me suis longuement intéressé à l'embarque-<br />

ment des Krooboys, toute une équipe de<br />

débardeurs que nous emmenons à Borna pour<br />

le service du bateau.<br />

Pauvres nègres ! Une natte, quelques poi-<br />

gnées de riz, des bananes, c'est tout leur<br />

bagage, toute leur nourriture. On les a par-


SIERRA LEONE 141<br />

qués à l'avant auprès des ânes et des mules.<br />

Ils couchent sur le pont. Hier soir, en me-<br />

promenant, je heurtais leurs corps dans l'ob-<br />

scurité. Au delà de la machinerie, j'en vis<br />

tout un amas qui dormaient, enchevêtrés,<br />

sur le toit de la cale. La lune tombait sur eux<br />

et l'on eût dit des morts et des blessés sur un<br />

champ de bataille.<br />

Parfois ils parlaient en rêvant, levaient les.<br />

bras, faisaient des sauts de carpe. Ils dor-<br />

maient tous dans des poses décevantes, rou-<br />

lés en rollmops ! Une attitude que Puvis de<br />

Chavannes a oubliée dans son fameux tableau,<br />

du Sommeil.<br />

Et j'enviais ces brutes qui se reposent,<br />

elles, qui ne savent pas ce que c'est que le;<br />

chagrin, qui ne sentent que la douleur phy-<br />

sique et encore !<br />

Que ne suis-je un obscur Krooboy !


J'ai pris possession de mon « chimbèque »,<br />

une cabane de deux pièces, bâtie sur des<br />

pilots à un mètre du sol et recouverte de<br />

matitis (i).<br />

Rien de plus primitif. Les planches des<br />

murs et du parquet jointent mal ou pas du<br />

tout. C'est chez moi une invasion de coléop-<br />

tères formidables, qui exagèrent vraiment<br />

leurs proportions.<br />

La nuit surtout, je ne suis pas à l'aise.<br />

Je n'ai pas encore reçu mon lit : je repose<br />

sans moustiquaire sur une couchette de corps<br />

de garde. Et cela grouille terriblement autour<br />

•de moi dans l'obscurité.<br />

(i) Herbes.


KINTAMBO 141<br />

Impossible de fermer 1 es yeux : des chauves-<br />

souris me frôlent ; je sens sur ma couverture<br />

des palabres de lézards et d'araignées, des stu-<br />

pres de cancrelats, qui me feraient dresser les<br />

cheveux sur la tête s'ils n'étaient tombés sous<br />

le fer de mon obligeant substitut !<br />

Le jour, à travers les fentes du plancher, je<br />

vois passer processionnellement des caravanes<br />

de fourmis blanches, d'énormes sauriens, des<br />

serpents, toute la faune ovipare du Congo !<br />

Excellente maison pour un naturaliste, mais,<br />

franchement, à mon point de vue cela manque<br />

un peu de confort.<br />

#<br />

* #<br />

Léopoldville est une caserne, une très belle<br />

caserne, il est vrai.<br />

Je me réveille à cinq heures et demie au<br />

clairon, je déjeune au clairon, je dîne au clai-<br />

ron, je soupe au clairon, je me couche au clai-<br />

ron. Bref, on fait tout ici au clairon.<br />

9


142 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Oui m'eût dit que je regretterais un jour<br />

l'odieux tambour du lycée!<br />

Au mess, je mange de la chèvre, du bouc<br />

châtré, de la poule apprêtée de mille maniè-<br />

res; de la patate douce, de l'igname, dusafou,<br />

du jacquier, enfin toutes sortes de bêtes et de<br />

légumes extraordinaires.<br />

Adieu mon petit pain français ! Je croque<br />

de la chicwangue, c'est-à-dire de la farine de<br />

manioc pétrie par les négresses.<br />

Par contre, il y a des fruits délicieux : l'ana-<br />

nas, la goyave, la mangue, la grenadille, la<br />

papaye, et la sublime banane !<br />

*<br />

# #<br />

Le commandant du beach, ému par mes<br />

doléances, m'a prêté deux Bangalas à grandes<br />

crêtes, qui passent en ce moment ma chambre<br />

à coucher à la peinture vert tendre.<br />

Ces « façadeclachers » tout nus sont épa-<br />

tants. Quels coups de brosse! Ah tant pis.


KINTAMBO 143<br />

pour les cancrelats! Ce qu'ils vous sont<br />

plaqués, écrasés contre les murs dans la<br />

sauce Vincent ! Je ne parviens pas à les plain-<br />

dre : c'est des bêtes féroces.<br />

Entre nous, rien de plus agréable ici que<br />

d'avoir la fièvre. On souffre bien moins que<br />

lorsqu'on ne souffre pas. Car on est parfaite-<br />

ment abruti et l'on ne pense plus à rien.<br />

Il y a en Afrique une torture beaucoup plus<br />

désagréable et moins nécessaire que la chi-<br />

cotte. Et c'est l'habit noir.<br />

L'habit noir avec la chemise empesée et le<br />

col carcan !<br />

Oh ! ces torrents de sueur qui vous dégou-<br />

linent par tout le corps pendant les audiences<br />

et les dîners officiels ! Il faut supprimer cela à


144<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

tout prix. C'est aussi barbare que s'il nous fal-<br />

lait courir tout nus au Pôle Nord !<br />

#<br />

# *<br />

Enfin le premier courrier d'Europe est<br />

arrivé. Il était en retard de huit jours.<br />

Très agité, j'escalade au milieu de ténèbres<br />

profondes, « plus denses que la poix », les<br />

rampes et les escaliers qui mènent à la Poste.<br />

Le petit bureau est fermé ; mais des raies<br />

de lumière, cabalistiques, brillent aux fentes<br />

de la maisonnette.<br />

Le percepteur, mon ami Jules Van Roos-<br />

broeck (i), fait le dépouillement avec ses<br />

aides.<br />

Peu à peu tous les blancs de Léo sont<br />

arrivés, qui jacassent et gesticulent. Les lan-<br />

ternes de chiffonnier qu'ils soulèvent et se<br />

braquent mutuellement sous le nez illuminent<br />

les visages tout perlés de sueur.<br />

(i) Aujourd'hui Directeur des Postes, à Téhéran.


Dieu que cela traîne !<br />

KINTAMBO 145<br />

Enfin une serrure grince. La porte s'ouvre<br />

et une vive clarté jaillit sur le quinconce de<br />

manguiers et de cocotiers.<br />

Et l'appel commence.<br />

Le percepteur crie mon nom :<br />

— Décédé ! fait un loustic.<br />

Et de rire.<br />

C'est vraiment une plaisanterie excellente,<br />

toujours neuve et dont le succès ne finira<br />

sans doute qu'avec l'Afrique.<br />

#<br />

* *<br />

Jamais je ne ressentis un émoi plus vif que<br />

ce soir,lorsqu'en sortant de ma maison, j'aper-<br />

çus tout à coup deux femmes blanches.<br />

Comprenez que je n'ai plus vu une Euro-<br />

péenne depuis trois mois !<br />

Elles descendaient la grande allée de Léo-<br />

poldville entre deux gentlemen en complet<br />

de toile blanche. Elles portaient un corsage


146 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

clair, bouffant, sur une jupe bise, ample et<br />

courte.<br />

Comme le soleil disparaissait derrière la<br />

montagne, elles avaient enlevé leurs grands<br />

bolivars qu'elles balançaient à la main.<br />

Et elles allaient d'un pas délibéré, sourian-<br />

tes, jolies ma foi, quoique très pâlottes, et<br />

avec un roulis de hanches en imitation des<br />

voluptueuses négresses.<br />

Et la brise ébouriffait leurs cheveux très<br />

blonds.<br />

Je crus à une apparition de canotières.<br />

J'écarquillais les yeux. Je me croyais si fort le<br />

jouet d'un prestige que j'oubliai d'abord de<br />

les saluer. Des blanches à Léo ! J'avais la ber-<br />

lue.<br />

Cependant elles me dévisageaient avec une<br />

curiosité assez insistante. Je me découvris<br />

enfin et l'on me répondit avec grâce. Et long-<br />

temps je les suivis du regard, le cœur tout<br />

oppressé...<br />

On m'explique au dîner que ces dames


KINTAMBO 147<br />

sont venues se marier en Afrique avec des<br />

clergymen,après un simple échange de photo-<br />

graphies...<br />

Et elles sont enchantées, autant que leurs<br />

époux. « Ça a voulu réussir ! »<br />

Malheureusement pour moi, elles s'em-<br />

barquent demain sur le Brabant; elles se<br />

rendent quelque part dans le Haut-Congo.<br />

Vision fugitive et toujours poursuivie...<br />

#<br />

# *<br />

Mon voisin, le substitut, est un garçon<br />

charmant, très débrouillard. Un peu « chi-<br />

potte » par exemple, toujours occupé à fri-<br />

coter, à fristouiller quelque chose sur son<br />

poêle à pétrole, à menuiser, à ficher un clou<br />

quelque part.<br />

C'est le substitut du procloueur d'Etat !<br />

Il vient d'acheter un perroquet.C'est grave :<br />

il n'} r apas de persil dans les environs. Pourvu<br />

qu'il ne se paye pas un singe !


148 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Parfois — hélas souvent — le dimanche, il<br />

y a vente publique des coffres et objets<br />

délaissés par un agent décédé dans la semaine.<br />

Les acheteurs viennent nombreux à ces<br />

enchères, autant par distraction (!) que dans le<br />

but de se « renipper » avec les hardes du<br />

défunt.<br />

Je préside cette funèbre vacation.<br />

Déjà, au lendemain de la mort, j'ai fait, en<br />

ma qualité de curateur des successions, l'inven-<br />

taire des coffres et j'ai distrait du « tas » les<br />

souvenirs de famille, les bijoux, la correspon-<br />

dance privée.<br />

Ah ! ces lettres que je dois lire, ces portraits<br />

que je dois regarder (1) !<br />

L'autre jour, un nommé R... meurt. Je<br />

(1) Il faut écarter en effet certaines lettres et certains<br />

portraits qui pourraient blesser les sentiments de la<br />

famille.


KINTAMBO 151<br />

trouve dans un portefeuille plus de vingt<br />

lettres qui toutes commencent par cette<br />

exclamation éperdue : My dear dear Utile Pa!<br />

Et soudain, je découvre une photographie :<br />

c'est une fillette d'une dizaine d'années, pas<br />

jolie, mais avec une douce figure et de beaux<br />

grands yeux pleins de tendresse.<br />

Ah! pauvre chère petite, qui ne reverras<br />

jamais plus ton dear dear little Pa !<br />

Donc, le crieur fait son office. Il plaisante,<br />

brocarde, tandis qu'un policeman fouille dans-<br />

les malles, retire les habits, le linge du mort,<br />

et les draps qu'on déploie comme des suaires.<br />

Et le public « rigole » aux lazzis du sinistre<br />

« Jan Claes ». J'essaie de réprimer la gaîté<br />

sacrilège. Mais on me regarde avec surprise.<br />

Ces gens ne comprennent pas...<br />

#<br />

* *<br />

Bonne journée aujourd'hui. J'ai écrit dix<br />

«mucandes» officielles et trois lettres privées ;<br />

j'ai lu un chapitre de Montaigne et tué cinq<br />

cancrelats !


Mon Quatuor<br />

J'ai toujours envié ce Louis de Bavière qui<br />

avait un orchestre à ses ordres; il sut jouir<br />

de sa courte vie et fut, je pense, un petit roi<br />

très heureux sur la terre.<br />

Qui m'eût dit que je lui aurais un peu —<br />

« un tout petit peu » — ressemblé au Congo ?<br />

De fait, je n'étais pas depuis six semaines à<br />

Léopoldville que j'avais réuni un violon, un<br />

alto, une guitare et une mandoline. Je fis<br />

mieux : j'eus un capellmeister, ce qui me<br />

permit d'écouter la musique en vrai dilet-<br />

tante, paresseusement étendu dans mon<br />

rocking-chair.<br />

Le violon, c'était le substitut du Procureur


MON QUATUOR 153<br />

d'Etat, M. Joseph Pirard, un Sarasate sans<br />

crinière comme sans prétention.<br />

M. Shéridan, autre magistrat, jouait de<br />

l'alto avec une maestria frisant le génie. La<br />

guitare, une grosse guitare lombarde mer-<br />

veilleusement résonnante, était finement<br />

pincée par le premier mécanicien du beach,<br />

M. Tricot de Saronne.<br />

Enfin, M. Jules Van Roosbroeck, le per-<br />

cepteur des postes, grattait de la mandoline,<br />

à ravir, comme il touchait d'ailleurs de tous<br />

les instruments, étant musicien dans l'âme et<br />

rempli de l-ieder de la verte Flandre, son pays<br />

natal.<br />

Mais le chef d'orchestre? Ma foi, ce n'était<br />

rien moins que le bon docteur Nello Zuccaro,<br />

mort là-bas, hélas, par accident et dont je<br />

garde le souvenir ému et fidèle.<br />

Celui-là avait longuement et brillamment<br />

étudié à Rome : c'était un fervent adepte de<br />

cette théorie de la malaria causée par le<br />

moustique, théorie si discutée jadis mais véri-<br />

fiée et admise aujourd'hui par la science.


154 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Que de mauvaise grâce, que de défiance et<br />

même de vilains procédés, mon ami rencon-<br />

tra au Stanley Pool parmi ces colons, ouvriers<br />

ignorants, acoquinés à leur quinine ! Comme<br />

ils en voulaient au jeune savant de rompre<br />

avec une routine et des médications néfastes !<br />

Plusieurs opérations délicates, que Zuccaro<br />

réussit à merveille, n'avaient point su établir<br />

son prestige auprès de ces pauvres gens.<br />

Moi, je me flatte hardiment de l'avoir com-<br />

pris, soutenu, aimé dans l'hostilité presque<br />

générale. Et je relis souvent, avec piété, ces<br />

lettres charmantes où son âme triste et hau-<br />

taine me confiait ses « ennuis », son inébran-<br />

lable foi dans la bonté de sa méthode et le<br />

succès de ses expériences.<br />

Mais Zuccaro était aussi un artiste, presqu'un<br />

virtuose, qui savait Bach, Beethoven, Schu-<br />

mann et Chopin.<br />

Quelle fut notre joie, un jour de fête chez<br />

le docteur Briart, à Ivinchassa, de rencontrer<br />

tout à coup un piano! Il était horriblement


MON QUATUOR 153<br />

discord. Mais, tant pis, nous bondîmes des-<br />

sus et attaquâmes, à quatre mains, la cin-<br />

quième symphonie !<br />

Jamais, on ne la joua ainsi, je suppose,<br />

avec des cordes si frémissantes, si exaspérées,<br />

des timbres si éperdus et, pour tout dire, si<br />

chaudronnesques. C'était faux mais sublime,<br />

ou du moins ce fut sublime pour nous deux<br />

qui aspirions à un piano depuis tant de mois !<br />

Le Commissaire du Roi Souverain, Paul<br />

Costermans, un mélomane distingué, assis-<br />

tait à cette audition fameuse : il en resta<br />

longtemps stupéfait; il m'assure qu'il s'en<br />

souvient encore, là-bas, au fond de son Khivu<br />

magnifique !<br />

J'avais donc confié à Zuccaro le bâton de<br />

chef d'orchestre, c'est-à-dire une vieille chi-<br />

cotte hors d'usage. Dans ses minces loisirs,<br />

il s'occupait à noter ces jolies canzonettas<br />

de son pays et puis les enseignait à nos musi-<br />

ciens qui, très intuitifs et pleins d'ardeur, les<br />

interprétaient tout de suite à la perfection.


154<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Nos concerts avaient lieu d'habitude le<br />

samedi soir, sous la véranda de ma maison. Je<br />

me rappelle deux romances de Tosti et<br />

Maffei, Idéale et Non e ver, cantilènes popu-<br />

laires, superbement mélodiques, que notre<br />

quatuor chantait avec un charme qui me fai-<br />

sait fondre le cœur.<br />

Les lézards, les iguanes, les caméléons et<br />

jusqu'aux féroces cancrelats en étaient eux-<br />

mêmes attendris : ils s'approchaient de nous<br />

sans crainte, comme jadis les méchantes<br />

bêtes, subitement adoucies, accouraient au<br />

devant du divin Orpheus « premier facteur de<br />

cithares » !<br />

Bientôt les cigales, émoustillées, renfor-<br />

çaient le stradivarius de leurs cordelles su-<br />

raigiies, tandis que la basse-taille des crapauds<br />

appuyait la bonne guitare lombarde.<br />

Et j'écoutais cette symphonie admirable,<br />

un moment anesthésié, affranchi de tout<br />

spleen, insensible à ces douloureuses récur-<br />

rences qui, sans cesse, orientent notre pensée<br />

vers m' Pouton, la Patrie !


MON QUATUOR 157<br />

Une sérénité descendait des étoiles ; et si,<br />

par hasard, une toute légère brise venait du<br />

plateau, apportant sur son aile la plainte uni-<br />

sonnante des cataractes lointaines, nous<br />

goûtions alors un instant de bien-aise inex-<br />

primable...<br />

Heures de mélancolie exquise, les plus<br />

douces, je veux dire les moins noires, que j'ai<br />

vécues en Afrique !


Kitengé<br />

Ce soir, après le mess, nous causons sous<br />

la véranda de mon chimbèque devant un<br />

grand verre de thé de Chine coupé de vin<br />

portugais et de jus de citron vert, un breu-<br />

vage délicieux.<br />

Nous parlons de la femme noire, sans nous<br />

accorder sur le sentiment qu'elle peut bien<br />

éprouver à l'égard de l'Européen...<br />

Quelqu'un demande la permission de citer<br />

•ses auteurs :<br />

— Michelet, dit-il en rougissant un peu de<br />

•son érudition, assure que la négresse adore le<br />

blanc. Il va même jusqu'à prétendre « qu'elle<br />

en a soif » comme le fleuve a soif des nuées<br />

•et le désert du fleuve...<br />

— Diable!


KITENGÉ<br />

— « La noire est très belle de corps, continue<br />

cet admirable fantaisiste. Elle a un charme<br />

de jeunesse suave qui n'est pas la beauté<br />

grecque, créée par la gymnastique et toujours<br />

un peu masculine. Elle pourrait mépriser non<br />

seulement l'odieuse Hermaphrodite mais la<br />

musculeuse beauté de la Vénus accroupie. La<br />

noire est bien autrement femme que les fières<br />

citoyennes grecques ; elle est essentiellement<br />

jeune de sang, de cœur et de corps, douée<br />

d'humilité enfantine, jamais sûre de plaire,<br />

prête à tout faire pour déplaire moins. Nulle<br />

exigence pénible ne lasse son obéissance.<br />

Inquiète de son visage, elle n'est nullement<br />

rassurée par ses formes accomplies de morbi-<br />

desse touchante et de fraîcheur élastique.<br />

Elle prosterne à vos pieds ce qu'on allait<br />

adorer. Elle tremble et demande grâce; elle<br />

est si reconnaissante des voluptés qu'elle<br />

donne ! Elle aime et dans sa vive étreinte, son<br />

amour a passé tout entier... » Et bien, que<br />

dites-vous de cela ?<br />

10


158<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

— Que c'est de la littérature tout bonne-<br />

ment ! dit un « troisième terme » avec mépris.<br />

Ah ça, de quelle négresse parle-t-il donc, ce<br />

sublime emballé ?<br />

— Mais de la négresse d'Afrique !<br />

— Allons donc. Ce jugement, tout au<br />

moins sous le rapport des qualités affectives<br />

de la moricaude — car parbleu, moi aussi<br />

j'admire ses lignes et son galbe ! — est faux<br />

de tous points. Passe, et encore, s'il s'agis-<br />

sait de la négresse civilisée, d'une Afro-Amé-<br />

ricaine par exemple. Mais de la nôtre, jamais<br />

de la vie ! La nôtre, ma foi elle se moque bien<br />

de nous! Nos boys en savent quelque chose.<br />

Elle nous déteste ; elle nous subit. Nous ne<br />

la retenons que par les « matabiches » et c'est<br />

elle surtout qui pourrait dire :<br />

Mais quand viendra la saison<br />

Que les cocus s'assembleront,<br />

Le mien ira devant qui portera la bannière.<br />

Tout le monde applaudit, à l'exception de


KITENGÉ 159<br />

mon ami X... qui se recueille un moment et<br />

parle de la sorte :<br />

— Michelet est peut-être excessif. C'est un<br />

poète à l'imagination débordée. Michelet n'a<br />

probablement rencontré dans sa vie que les<br />

bonnes négresses de Bernardin de Saint-Pierre<br />

et de Mistress Beecher Stowe... Mais vous<br />

n'avez pas plus raison que lui. Le vrai est<br />

dans l'opinion moyenne. Sans doute, la<br />

femme noire ne délire pas après nous. Mais,<br />

je pense, elle n'a point une antipathie si<br />

instinctive à l'égard du blanc. Pour peu que<br />

nous ne soyons pas des brutes, elle nous<br />

accueille avec plaisir sinon avec amour. Nous<br />

l'intriguons d'ailleurs beaucoup et sa curiosité<br />

à notre propos va parfois jusqu'au « caprice »<br />

comme diraient nos petites dames... Tenez,<br />

je veux vous raconter un « caprice » de né-<br />

gresse. C'est une histoire vraie dont je vous<br />

demande humblement pardon d'avoir été le<br />

héros.<br />

Vous savez que peu de mois après mon


162 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

établissement à Kintambo, (i) je partis en<br />

tournée d'inspection pour Mouéné Koundi.<br />

Ce fut un voyage mouvementé, rempli de<br />

jolis encombres, à travers un pays magni-<br />

fique. Mon escorte se composait de trente<br />

soldats Batétélas et d'une cinquantaine de<br />

porteurs, au milieu desquels je marchais crâ-<br />

nement avec, pour seules amies, mon parasol<br />

et... mes yeux !<br />

Je vous assure qu'à cette époque, la femme<br />

noire ne me hantait guère et laissait mes<br />

sens bien tranquilles. Or, dès la première<br />

étape de cette expédition, d'ailleurs pacifique,<br />

je remarquai dans le camp une belle fille qui<br />

avait accompagné son bokala. (2)<br />

Elle avait un visage altier, un nez presque<br />

mince et presque droit, des lèvres fortes mais<br />

sans boursoufflure, et ces grands yeux de<br />

velours des gazelles. Pour le corps, c'était la<br />

(1) Léopoldville.<br />

(2) Amant.


KITENGÉ 161<br />

vénusté môme et je n'ai jamais vu de créa-<br />

ture si parfaite.<br />

Je cherchai son nom sur la feuille de route<br />

et j'appris qu'elle s'appelait Kitengé.<br />

Je la regardai d'abord en artiste; puis, peu<br />

à peu, je me pris à la contempler de toute<br />

mon âme. A chaque étape, mon désir aug-<br />

mentait, exaspéré d'ailleurs par une longue<br />

continence. Elle sentait bien ce regard tou-<br />

jours dardé sur sa grâce. Et parfois, passant<br />

devant ma tente, elle me fixait un moment<br />

avec ses tranquilles yeux de sphinge.<br />

Et cela dura ainsi pendant deux mois sans<br />

que j'eusse jamais osé lui adresser un seul<br />

mot ou même le plus vague sourire.<br />

Rentré à Kintambo, avec quelle impatience<br />

j'attendais le clairon de deux heures qui<br />

l'amenait sur la place avec les autres femmes<br />

de la station! Mais une timidité insurmon-<br />

table m'empêchait de lui faire le moindre<br />

signe, sans compter que je me défiais encore<br />

beaucoup de mon fiotte.


IÖ2 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Et le sang me bouillait chaque jour davan-<br />

tage. J'en gagnais une mauvaise fièvre, quand<br />

un soir j'aperçois Kitengé qui descend lente-<br />

ment l'escalier qui mène à la Poste.<br />

Vrai, elle était belle comme Salammbô sur<br />

les marches du palais d'Hamilcar. Une liane<br />

cerclait son front et lui donnait un air de<br />

reine barbare.<br />

Cependant une tornade menaçait. Déjà, le<br />

vent soufflait de grosses bouffées de sable.<br />

Brusquement, une pluie furieuse tomba.<br />

Alors Kitengé se hâte dans le chemin et<br />

passe en courant devant ma maison.<br />

— Kuisa, kuisa! (i) j'appelle, stupéfait moi-<br />

même de ma voix de résolution.<br />

La jeune femme tourne les yeux de mon<br />

côté, hésite une seconde... Soudain, elle se<br />

réfugie sous ma véranda.<br />

Je la fais entrer dans mon chimbèque.<br />

En un moment, je fus grisé...<br />

(i) Viens, viens!


KITENGÉ IÓ3<br />

Kitengé s'était assise sur mes genoux et<br />

me considérait, silencieuse et sans sourire. Ah<br />

le doux satin de ces bras et de cette gorge !<br />

Tout à coup — oh, je vous assure que je<br />

suis sincère et point vain de cela! Est-ce<br />

qu'une négresse n'est pas à tout le monde ! —<br />

Kitengé jeta ses bras autour de mon cou en<br />

caressant amoureusement sa tête à la mienne,<br />

car elle ne savait pas encore le baiser...<br />

Et ce furent des noces ardentes, magni-<br />

fiques, saines comme celles du premier<br />

homme et de la première femme.<br />

Et je la revis souvent. Elle m'avoua que<br />

pendant notre voyage elle m'avait tout de<br />

suite aimé parce que je ne rudoyais personne.<br />

Elle disait :<br />

— Pourquoi ne m'as-tu jamais appelée<br />

quand, au bivouac, je passais exprès devant<br />

ta maison de toile ? Je savais que tu me vou-<br />

lais... Tu pouvais commander... Je serais<br />

venue...


164 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Toutefois nous devions prendre les plus<br />

grandes précautions dans nos entretiens ; son<br />

bokala était terriblement jaloux, ce qui ajou-<br />

tait à ma frénésie. Les amants, a dit je ne<br />

sais plus qui, ont inventé une volupté de<br />

plus : la volupté de se perdre. J'attendais<br />

toujours un vague coup de couteau. C'était<br />

délicieux !<br />

Et bien, conclue mon ami X..., croyez-<br />

vous pas après cela que la femme noire soit<br />

parfois capable de nous aimer un moment<br />

quand. 7ious ne sommes pas des brutes ?<br />

Il s'est tu et paraît s'abîmer dans de doux<br />

souvenirs.<br />

— Mais demandons-nous, qu'est ce donc<br />

qu'elle est devenue cette extraordinaire<br />

Kitengé ?<br />

— Elle est morte, dit le conteur, quel-<br />

que temps après mon retour en Europe.<br />

— De chagrin, bien sûr, fait le « troisième<br />

terme », ironique.<br />

— Non pas, mais de la piqûre d'un petit


KITENGÉ<br />

serpent, m'a-t-on assuré; et je le crois sans<br />

peine : Kitengé était vraiment trop belle pour<br />

ne pas mourir comme Cléopâtre !


Jack et Jim<br />

A Lagos, nous embarquâmes trois Anglais<br />

-et un singe.<br />

Je fus simplement poli à l'égard des gent-<br />

lemen, à qui je gardais rancune de nous avoir<br />

obligés à mouiller, six heures durant, au<br />

large, sur une mer passablement agitée ; par<br />

contre, je me liai tout de suite avec le singe<br />

d'une sincère amitié.<br />

C'était un animal bien râblé, au poil bleuâ-<br />

tre, avec du vert-de-gris sur le nez et les<br />

babines ; sa figure n'avait aucune distinction,<br />

mais elle respirait la bonté.<br />

•On l'attacha au bordage, à quelque distance<br />

d'une foule d'autres singes, tout petits ceux-<br />

là, et qui se blottirent contre le steam-


JACK ET JIM 169<br />

launch, dans l'effroi que leur causait ce gros<br />

babouin inconnu. Lui, cependant, assis sur<br />

la main courante du garde-fou qu'il avait<br />

immédiatement adopté comme juchoir, les<br />

considérait avec une sorte de curiosité mé-<br />

lancolique où n'entrait aucun mauvais senti-<br />

ment.<br />

Il était étonné de leur poltronnerie et<br />

les dévisageait doucement : deux jolis ouis-<br />

titis, mâle et femelle, dont la terreur resser-<br />

rait l'étreinte, parurent surtout l'attendrir. Il<br />

voulut donc se rapprocher d'eux, pour se pré-<br />

senter sans doute, et dire quelques bonnes<br />

paroles; mais il s'arrêta devant leurs cris<br />

d'épouvante.<br />

Néanmoins, il demeurait là sur ses quatre<br />

mains, visiblement contrarié de cette défiance<br />

qu'il inspirait, quand s'élança un grand chien<br />

de berger qui le mordit dans une j oue rose, sous<br />

sa queue justement relevée! Il se retourna<br />

avec une prestesse stupéfiante et rendit le coup<br />

•de dent à l'agresseur qui détala en hurlant.


68 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

C'est ainsi qu'il fit connaissance avec Jack,<br />

le bon chien né au pays des Boudjas.<br />

*<br />

# #<br />

Or, le lendemain, Jim — c'est ainsi qu'on<br />

nommait le macaque — et Jack se retrou-<br />

vèrent en présence. Le chien gronda, tandis<br />

que le singe, perché sur le bastingage, dé-<br />

couvrait des mâchoires solidement meublées,<br />

prêt à fondre sur son ennemi. Mais Jack,<br />

devenu prudent, n'eut garde d'insister et il<br />

s'éloigna avec cet air dédaigneux qu'affectent<br />

supérieurement les chiens jaloux de ne pas<br />

s'encanailler.<br />

Toutefois, ce ressentiment ne tint guère :<br />

deux jours après, je ne sais à la suite de<br />

quelle médiation, celle du cuisinier je pense,<br />

Jack et Jim devenaient les meilleurs amis du<br />

monde.<br />

Dès ce moment, ils furent la joie du bord :<br />

on mourait de rire devant leurs ébats co-


JACK ET JIM 169<br />

miques. Dans ces joutes fraternelles, et bien<br />

qu'il fût prisonnier de sa chaîne, Jim montrait<br />

une agilité surprenante : c'est lui qui accom-<br />

plissait les plus belles prouesses. Il avait des<br />

cabrioles d'une légèreté admirable; il dansait<br />

dans l'air, étourdissant le chien par ses gam-<br />

bades, lui sautant sur le dos avant que Jack<br />

eût pu le prévenir.<br />

Mais rien n'était plus drôle, et plus humain,<br />

que ses poses de recueillement sournois,<br />

quand il semblait tout à coup abandonner la<br />

partie et fermait les yeux sans cesser pour-<br />

tant d'épier son naïf adversaire.<br />

Jack s'avançait alors pour un bon tour, et<br />

voilà que Jim, subitement réveillé, était sur<br />

le cou du pataud, fourrageant son poil, riant<br />

d'un rire aigu, vainqueur. Ah ! la belle humeur<br />

que cela nous donnait!<br />

Il n'y avait pas jusqu'aux petits sapajous,<br />

attachés non loin de là, qui 11e prissent plaisir<br />

aux exercices du gros singe et, entraînés par<br />

l'exemple, ne s'ingéniassent à l'imiter sur la<br />

bâche du steamlauncli.


i7o IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Jack et Jim étaient inséparables : fatigués<br />

de jouer, ils s'endormaient à côté l'un de<br />

l'autre.<br />

*<br />

* #<br />

Or, après dix jours de mer, nous abor-<br />

dâmes à Las Palmas, et Jack descendit à<br />

terre avec nous.<br />

Je ne vis jamais pareil étonnement de chien<br />

devant les voitures et les chevaux qu'il ne<br />

connaissait pas. Car, je le répète, Jack était<br />

né chez les Boudjas, de parents belges, il est<br />

vrai, mais qui ne l'avaient point documenté<br />

sur les prestiges de la civilisation des blancs.<br />

Partagé entre le désir de folâtrer et la ter-<br />

reur que lui inspiraient les véhicules et ces<br />

fringants petits chevaux espagnols, ils demeu-<br />

rait en arrêt, éperdu, frémissant sur ses hautes<br />

pattes. Nous dûmes le prendre dans notre<br />

tartane. Mais, comme nous gravissions une<br />

côte dans la jolie montagne verdoyante, il


JACK ET JIM 173<br />

sauta à bas de la voiture qu'il accompagna<br />

en aboyant de toutes ses forces. On le laissa<br />

faire : il fallait bien qu'il s'habituât. Bientôt<br />

il s'enhardit jusqu'à bondir aux naseaux de-<br />

nos bêtes.<br />

Hélas ! tant de témérité ne devait pas lui<br />

réussir : au tournant du chemin, il tomba<br />

sous les sabots des chevaux et une roue passa;<br />

sur ses pattes de devant.<br />

Ah! pauvre Jack! Il hurlait à fendre le<br />

cœur. Nous nous précipitâmes. Il saignait<br />

abondamment. Vite on le porta au ruisseau<br />

qui bordait la route, afin de laver ses bles-<br />

sures. Puis, on examina les membres meur-<br />

tris.<br />

Par bonheur, rien n'était cassé : la roue<br />

n'avait écrasé que le bout des pattes. On les<br />

banda avec des mouchoirs et le bon Jack fut<br />

rapporté dans la voiture dont il se garda bien<br />

de descendre encore.<br />

C'est Jim qui fut étonné quand, le soir,<br />

nous déposâmes près de lui notre invalide L


i7o IMAGES D'OUTRE-MER<br />

D'abord, il manifesta un grande joie en re-<br />

trouvant son ami; mais l'attitude morne de<br />

Jack eut bientôt calmé ses démonstrations.<br />

Il considérait maintenant avec stupeur ces<br />

deux pattes ficelées que le chien allon-<br />

geait sur le pont et mordait avec une sorte<br />

de rage pour en arracher les bandes de toile.<br />

Et Jim comprit l'accident. Alors, regagnant<br />

son perchoir, il s'assit sur son derrière et se<br />

mit à haranguer son camarade : « Ah ! disaient<br />

ses yeux frétillants, tu avais bien besoin de<br />

descendre à terre ! Pourquoi n'être pas de-<br />

meuré avec moi sur le bon navire ? Vois-tu,<br />

j'avais le pressentiment de ce malheur... »<br />

Et Jack poussait de petits gémissements,<br />

s'acharnait à ses bandages. Ce soir-là et le<br />

lendemain, il ne fut pas question de jeux; nos<br />

.amis restèrent bien tranquilles. Mais la solli-<br />

citude du singe était admirable à voir ; sou-<br />

vent je le surprenais, tâtant et flairant avec<br />

précaution les linges iodoformés qui entou-<br />

raient les membres malades de son ami...


JACK ET JIM 173<br />

La guérison fut rapide, car, deux jours<br />

après, comme nous passions sous le feu ma-<br />

gique du cap Finistère, Jack se relevait tout<br />

à fait rétabli et reprenait avec Jim ses joyeux<br />

ébats.<br />

Par un hasard vraiment exceptionnel en<br />

cette saison de tempêtes, le golfe de Gas-<br />

cogne demeura aussi paisible que les mers<br />

tropicales, et nous arrivâmes à Ouessant en<br />

trente-deux heures, c'est-à-dire avec une<br />

avance d'un demi-jour presque. J'en étais<br />

d'autant plus heureux qu'il nous fallait faire<br />

un grand détour pour atteindre la côte an-<br />

glaise, où nous devions déposer nos passagers<br />

de Lagos.<br />

D'Ouessant nous fûmes à Plymouth en<br />

-sept heures. On entra dans le port avec une<br />

lenteur et une prudence extraordinaires, car<br />

ici les eaux sont pleines de torpilles et d'en-<br />

gins de guerre de toute sorte.<br />

11


174<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Enfin, l'ancre tomba et nous restâmes im-<br />

mobiles sur une mer admirablement glauque.<br />

C'était un dimanche, un dimanche de gel,<br />

gai et bleu. La ville se déployait devant nous<br />

à perte de vue. Une flèche, toute vibrante de<br />

soleil, s'élançait du fouillis des petites mai-<br />

sons grises qui, à cette distance, semblaient<br />

toutes pareilles. Et je distinguais aussi, de-ci,<br />

de-là, des places publiques et les noires fron-<br />

daisons des parcs.<br />

Ce panorama de ville avait comme un air<br />

moyenâgeux, gothique, et me rappelait une<br />

eau-forte très ancienne.<br />

A notre gauche, dans une presqu'île en<br />

partie formée, je pense, par l'estuaire de la<br />

Plym, s'élevait un manoir imposant au milieu<br />

d'un groupe de pins pittoresques, dont la<br />

sombre verdure se mariait aux pierres noir-<br />

cies par les siècles. On me dit que c'était la<br />

demeure d'un lord, ce que je crus sans peine.<br />

A droite, tout à l'autre extrémité du port,<br />

sur le gazon jauni des hautes falaises, des


JACK ET JIM 175<br />

jeunes gens en bras de chemise jouaient au<br />

golf ou au criquet.<br />

Il n'y avait pas de vaisseaux de guerre<br />

dans la rade et j'essayais d'en découvrir<br />

avec ma lunette dans les docks de Daven-<br />

port, quand un steamboat se détacha du quai<br />

et absorba toute mon attention. Il se dirigeait<br />

vers nous ; c'était le transbordeur qui venait<br />

chercher nos trois Anglais. Cinq minutes<br />

après, il se collait à notre flanc de bâbord.<br />

Aussitôt, un tas de jeunes misses sautèrent<br />

sur le pont du Léopoldville et tombèrent<br />

dans les bras de nos compagnons de Lagos<br />

avec une furia, peu anglaise sans doute, mais<br />

qui réjouissait le cœur. Ah ! les belles acco-<br />

lades ! Ah ! les petits noms de tendresses !<br />

John, Ned, Willy — Eva, Madje, Lizzie!<br />

Ah! les douces larmes de joie!<br />

Mais on ne pouvait s'attarder et la sirène<br />

fit entendre son premier signal. Alors, on<br />

jeta les malles et les caisses de fer des passa-<br />

gers sur le steamboat et, très cordialement,


176 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

nos heureux compagnons de voyage prirent<br />

congé du capitaine et de nous.<br />

Comme j'échangeais un énergique shake-<br />

hand avec le dernier gentleman, une tête<br />

sortit tout à coup de son macferlane et je<br />

reconnus Jim, le pauvre Jim qui avait bien<br />

froid.<br />

Tandis que je lui donnais une affectueuse<br />

caresse, voilà que Jack bondit auprès de moi.<br />

En apercevant le singe, il aboya bruyamment,<br />

se dressa pour l'atteindre. Et Jim, déjà<br />

touché par notre climat, le regardait triste-<br />

ment de ses yeux pâles et profonds de futur<br />

poitrinaire. Jim avait compris que le moment<br />

de la séparation était arrivé.<br />

Il se laissa emporter, car il était tout en-<br />

gourdi. Mais, dès que son maître fut sur le<br />

steamboat, il parvint à se dégager et, en dépit<br />

de la gelée qui blanchissait la main courante,<br />

il grimpa péniblement sur le garde-fou du<br />

bateau pour dire un dernier adieu à son ami<br />

Jack.


JACK ET JIM 177<br />

J'avais saisi le chien au collier et il demeu-<br />

rait là, une patte relevée, les oreilles pointées :<br />

— Non, semblait-il dire à son camarade,<br />

c'est impossible n'est-ce pas?<br />

En ce moment le steamboat démarra. Alors<br />

Jack se prit à gémir, voulut s'élancer par-<br />

dessus le bordage : je dus le retenir de toutes<br />

mes forces.<br />

Et Jim poussait son cri guttural, s'agitait,<br />

grelottant, éperdu, sur son juchoir.<br />

Non, je ne vis jamais une scène plus comi-<br />

que et en même temps plus poignante que la<br />

douleur de ces deux braves bêtes si attachées<br />

l'une à l'autre, et qui se quittaient à présent<br />

pour toujours!<br />

Cependant, le steamboat vira de bord et<br />

disparut derrière un énorme caisson flottant.<br />

Et nous, à travers la Manche, nous reprît<br />

mes gaiement le chemin du pays bien-aimé...


Nouveau voyage en Afrique<br />

Ce golfe !<br />

SANTA-CRUZ DE TENERIFFE<br />

Décembre. A bord du s. s. Stanleyville.<br />

« De mémoire de Congolais on ne vit<br />

jamais golfe si épouvantable ! »<br />

Phrase consacrée et menteuse, croyez-<br />

vous. Les « bleus » la répètent à chaque<br />

voyage pour se faire valoir. N'importe, cette<br />

fois, je pense bien qu'elle dit vrai.<br />

Lancé à travers le ciel, le bateau retombait<br />

dans des gouffres!...<br />

Nous roulions, nous tanguions, nous « tire-<br />

bouchonnions » ! Oh ! ce mouvement de cork-


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

screw qui finit par exaspérer l'estomac le<br />

moins susceptible !<br />

Il fallait voir et entendre les paquets de<br />

mer! Quelle furie, quel fracas, quelles dou-<br />

ches! Tout craquait. Et voilà que les plafonds<br />

se mirent à suinter. Le piano fut complète-<br />

ment inondé à tel point qu'on ne parvient<br />

plus à jouer dessus que des barcarolles...<br />

Parlerai-je des odeurs du bord ? Rien que<br />

d'y penser... Imaginez un remugle d'huile et<br />

de poix chaude, de desserte pourrissante, de<br />

paillassons humides et de bile... Personne qui<br />

résiste à cela. Je vois toujours ces deux<br />

« premier terme » tombés à plat ventre dans<br />

leur cabine commune : ils étouffaient convul-<br />

sivement dans leurs bras la même cuvette où,<br />

front contre front, ils laissaient couler toute<br />

leur âme !<br />

Ce qui m'inquiétait surtout, c'était ces<br />

quatre-vingts tonnes de dynamite que nous<br />

avions bien besoin d'embarquer à la Pipe-de-<br />

Tabac ! Une secousse trop rude et nous sau-<br />

tions dans l'au-delà.


i7o IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Sombres jours ! Recroquevillé dans un coin<br />

du fumoir où je ne fumais guère, je roulais<br />

des pensées lamentables. Je jeûnais, sans que<br />

j'eusse le moindre mérite à cela. Parfois pour-<br />

tant, je tétais une orange d'une bouche crispée,<br />

amère...<br />

Ah! pourquoi n'être pas demeuré dans la<br />

douce Europe pour :<br />

Chercher au fond du vin les sciences rebelles<br />

Et l'amour idéal sur les lèvres des belles!<br />

La tempête durait depuis cinq jours quand,<br />

cette nuit, nous cessâmes tout à coup de<br />

bourlinguer.<br />

Le jour se leva radieux. Avec quelle hâte<br />

je dévissai les écrous de cuivre de mon<br />

hublot!<br />

Ah! la bonne bouffée d'air! Je humais une<br />

superfine haleine de violettes et de fleurs<br />

d'orangers. Nous étions en vue de la terre.<br />

Le pic de Ténériffe, fourré de neige rose,<br />

émergeait là-bas au-dessus du groupe vulca-


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

nien : on eut dit un sein magnifique, un sein<br />

de géante, celle de Baudelaire...<br />

A mesure que nous approchions, le beau<br />

mamelon s'enfonçait derrière les montages,<br />

d'avant-plan dont les hautes cimes, sommées<br />

de tours de vigie, s'échancraient sur le ciel<br />

pur avec une précision admirable. Et soudain<br />

Santa-Cruz apparut, appuyée sur le versant<br />

des collines.<br />

Oh ! les îles enchantées qui tout de suite<br />

dissipent le spleen, orientent l'âme vers<br />

l'espoir et la joie !<br />

Toutes ces villes des Canaries évoquent en<br />

moi le souvenir des colonies grecques établies<br />

sur les rivages de la Sicile : je ne les ai jamais<br />

vues, il est vrai, sinon dans mes versions de<br />

jadis, mais c'est ainsi que je me figure Catane,.<br />

Agrigente, par exemple.<br />

L'impression qu'on en reçoit est exquise.<br />

Toutes ces petites maisons blanches, massées-<br />

ou éparpillées sur le penchant des montagnes,<br />

vous caressent les ) r eux. Du large, on dirait


i7o<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

des jonchées de marguerites où, de-ci de-là,<br />

s'élance la tige ensoleillée d'un campanile.<br />

Devant un si riant spectacle, la tristesse vous<br />

quitte, les peines sont oubliées ; il vous vient<br />

comme des frissons heureux de convalescent.<br />

Et telle est la vertu magique de ce beau ciel<br />

soyeux, que bientôt le corps fatigué, endolori,<br />

a recouvré toutes ses forces. De nouveau le<br />

sang coule à pleines veines. Les narines se<br />

dilatent, frémissent On respire un troublant<br />

parfum de fiouve nouvelle et l'on rêve<br />

d'amour...<br />

#<br />

* #<br />

Donc, nous sommes arrivés à Santa-Cruz ce<br />

matin, à neuf heures.<br />

Un canot nous a conduits à terre et tout de<br />

suite nous avons parcouru la ville.<br />

Elle est moins opulente que Las Palmas où<br />

les escales des nombreux vapeurs et l'engoue-<br />

ment anglais ont fait pousser depuis long-<br />

temps de grands hôtels et des quartiers de


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

luxe. En revanche, Santa-Cruz m'apparaît<br />

bien plus pittoresque avec ses maisons lézar-<br />

dées, ses jardins imprévus et ses fontaines<br />

•entourées de femmes qui jabotent et s'attar-<br />

dent, la jarre sur la hanche.<br />

Il y a, en face de la Poste, un quinconce<br />

•charmant, planté de sycomores et d'orangers<br />

très vieux dont les ramures s'élancent par-<br />

dessus les grilles et plafonnent la rue. Au<br />

fond, un jet d'eau pleure sur des Amours et<br />

•des dauphins de marbre. L'entrée est jolie<br />

avec ses arcatures roses hors d'aplomb, que<br />

surmontent de blanches statues rococo.<br />

Et quelle fête, ces massifs de lauriers roses<br />

•et tous ces murs tapissés de clématites et<br />

de liserons bleus ! Les fleurs, les suaves fleurs !<br />

Les rues sont ici plus étroites, les rampes<br />

plus ardues et caillouteuses. Là-dedans court,<br />

•sautille une marmaille vive et picaresque,<br />

vêtue avec rien. Les grands yeux de velours !<br />

Il faut embrasser un tas de gosses...<br />

Par exemple, ils sont un peu mendiants.


86 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Ils s'attachent à vos pas, demandent avec des<br />

voix si gentiment impérieuses, que ma foi,<br />

l'on vide ses poches. Et quand on est las de<br />

donner, ils trouvent un argument irrésisti-<br />

ble. Ils ont très bien vu le pavillon du paque-<br />

bot qui mouille dans la rade. Et voilà qu'ils<br />

se mettent à crier : « Viva la Belgica!<br />

Viva la Belgica ! » Le cœur vous gonfle dans-<br />

la poitrine, vos yeux se mouillent : on sème<br />

les piécettes !<br />

Oh! oui, viva la Belgica! le plus beau, le<br />

plus cher pays du monde !<br />

Et les femmes ? Il m'a semblé que les dames-<br />

et demoiselles de Santa-Cruz sont moins<br />

« fières » que dans l'île voisine, et se mêlent<br />

volontiers au populaire. Rassurez-vous d'ail-<br />

leurs, il reste toujours assez de superbes yeux<br />

pour vous fusiller de tous les miradores...<br />

De fait, j'ai aperçu ici bien plus de jolies<br />

senoras qu'à Las Palmas. Il y a des visages<br />

d'une noblesse à la Vinci.<br />

C'est une belle race.


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

Aujourd'hui, la ville était très animée ¡gran-<br />

de fête d'ailleurs. Les montagnards étaient<br />

descendus; une foule coulait dans les rues.<br />

On devait bénir, à midi, le nouveau drapeau<br />

offert par la reine d'Espagne à la garnison de<br />

Ténériffe.<br />

J'ai vu sortir le régiment de la caserne,<br />

précédé de la musique et des gamins. Les<br />

soldats portent une longue capote bleue. Ils<br />

ont bonne allure, mais qu'ils doivent avoir<br />

chaud! Les officiers ont l'air martial, bien<br />

campés, sabre au clair, sur leur nerveux<br />

cheval andalou. Presque tous bombent une<br />

poitrine constellée de médailles. Ils ont<br />

affronté le feu. Je n'ai, du reste, jamais tant<br />

vu de plaques et de croix. Des messieurs, en<br />

frac de cérémonie, flânent par la ville, cravatés<br />

du ruban de commandeur, à moins qu'ils ne<br />

portent en bandoulière le grand cordon d'Isa-


2l6 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

belle la Catholique ou de Calatrava! C'est<br />

très comique.<br />

Donc le régiment défilait dans le soleil et<br />

c'était beau. Ce le fut encore bien davantage<br />

quand vinrent à passer les deux drapeaux por-<br />

tés par de petits sous-lieutenants. L'un resplen-<br />

dissait de broderies et d'orfrois. L'autre tout<br />

déteint, troué, déchiré, superbe! Il a été à<br />

Cuba... Ah! diable, c'est bête, mais une<br />

petite larme...<br />

Ceci n'est rien. Sans défiance, j'avais em-<br />

boîté le pas au régiment qui se rendait à<br />

l'église. Tout à coup, et comme la troupe<br />

débouchait sur la place de la cathédrale toute<br />

fleurie d'orangers et d'oléandres, voilà les<br />

cloches du campanile qui se mettent à caril-<br />

lonner à toute volée! Et les soldats, se frayant<br />

un passage au milieu de la foule enthousiaste,<br />

s'engouffrent sous le porche de la basilique<br />

tambours battants, clairons sonnants ! Sacre-<br />

bleu, ça vous donne une secousse!...<br />

Après un lunch au Camacho's Hôtel, j'ai


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

regagné le bord, les bras chargés de violettes<br />

et de roses. En passant devant le Palais de la<br />

Ville, je pris beaucoup de plaisir à lorgner<br />

sur le faîte du monument une gracieuse<br />

madone tenant dans la main gauche une poire<br />

à incandescence.<br />

La Vierge électrique !<br />

A la bonne heure, la science et la religion<br />

vivent ici en parfait accord.<br />

Quel dommage de partir déjà! Demain,<br />

dimanche, on exécute à la cathédrale la<br />

messe de Beethoven.<br />

— O rêveur ! fait notre sardónique capitaine<br />

qui lit par-dessus mon épaule, vous oubliez le<br />

plus intéressant, le fameux tramway belge !<br />

Dites au moins que la voie est terminée, que<br />

les fils sont posés et qu'on n'attend plus que<br />

les voitures...


i7o IMAGES D'OUTRE-MER<br />

DANS L'OCÉAN ATLANTIQUE<br />

Maintenant la mer est calme et d'azur.<br />

Nous sommes arrivés sans encombres à<br />

Freetown.<br />

Les récifs invisibles, qui défendent les<br />

approches de Sierra-Leone et contraignent<br />

les marins à de savantes manœuvres, me rap-<br />

pellent l'histoire du pilote marseillais :<br />

— Connaissez-vous bien les écueils qui par-<br />

sèment ce rivage ? lui demándele capitaine,<br />

étonné de la direction du navire et doutant<br />

de l'expérience de son homme.<br />

— Si je les connais ! répond celui-ci d'un<br />

ton d'assurance et de pitié.<br />

Au même instant, choc épouvantable : le<br />

bateau a touché contre un roc.<br />

— Eh bien, tenez, en voilà un ! fait notre<br />

Marseillais tranquille et modeste...<br />

Le temps d'engager nos krooboys, de faire<br />

une promenade dans la ville amusante, toute


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

peuplée de noirs en veston clair et de négres-<br />

ses corsetées et juponnées à l'anglaise, et<br />

nous avons levé l'ancre dans le joli brouillard<br />

ensoleillé si fréquent sur ces côtes, mais si<br />

mortel aux Européens. Freetown, tombeau<br />

des blancs !<br />

#<br />

# #<br />

Le lendemain de notre départ de Sierra-<br />

Leone je fus présenté à William Pitt.<br />

Ce n'est pas un descendant de l'illustre<br />

Chatliam; non, William Pitt est un nègre<br />

« lavadère », je veux dire un lavandier noir.<br />

William Pitt lave, blanchit et repasse à<br />

bord du Stanleyville. On l'engage d'habi-<br />

tude à Freetown pour le temps d'un aller et<br />

retour.<br />

Ce n'est pas un blanchisseur ordinaire.<br />

Avouons-le sans ambage : le linge court<br />

quelques risques avec lui ; il ne sort jamais<br />

bien blanc de ses mains, sans compter qu'il


194<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

odore ferme ! Mais cela ne serait rien si les.<br />

savons de William Pitt, avec leurs féroces-<br />

mordants, ne tuaient force mouchoirs et<br />

chemises. Ce sont des savons enragés !<br />

Ce n'est pas tout : William Pitt sait encore,<br />

comme pas un, poser une belle brûlure rousse<br />

sur un orgueilleux veston blanc, dans le dos<br />

par exemple. Et il faudrait voir comme son fer<br />

facétieux estampille gaîment les panta-<br />

lons!<br />

Parlerais-je des cols et des manchettes? Je<br />

n'ai jamais connu, même à Boma, que dis-je !<br />

même à Léopoldville, un lavadère qui sut les<br />

élimer, les râper, les semer de petites pla-<br />

ques dartreuses aussi parfaitement que Wil-<br />

liam Pitt. Et remarquez-le bien, cela ne coûte<br />

que six pence la pièce !<br />

Voilà un étrange washerman, pensez-vous.<br />

Mon Dieu, qu'est-ce que cela fait, puisque<br />

William Pitt est avant tout un homme de<br />

lettres !<br />

Cela est si vrai que j'ai là sous les yeux un


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

tas de feuillets qu'il détacha de son livre de<br />

lavage et griffonna à mon intention.<br />

Ce sont de petits tableaux de la vie du bord,<br />

des sentences philosophiques, des vers, des<br />

historiettes toujours inspirées par l'incident<br />

actuel.<br />

Que de fois l'ai-je vu interrompre son<br />

savonnage et s'essuyer les mains pour saisir<br />

le block-notes! Son crayon rapide courait<br />

sur la page blanche qu'il me tendait un<br />

moment après en souriant. Cela ne manquait<br />

pas d'à-propos, et toujours il y avait une<br />

pointe discrète contre le blanc : voilà qui<br />

m'amusait fort et me donnait une grande sym-<br />

pathie pour ce noir un peu frondeur, très<br />

indépendant.<br />

Aussi bien, William Pitt possédait une<br />

solide instruction. Tout petit, il s'était assis<br />

sur les bancs de ces écoles de Freetown que<br />

j'avais justement visitées à notre dernière<br />

escale. Mais plus tard il compléta ses classes<br />

et s'était haussé jusqu'au latin. Il savait Shake-


196 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

speare, Byron, Carlyle. Sa conversation était,<br />

ma foi, bien plus intéressante que celle de<br />

beaucoup de passagers.<br />

Pourquoi, ainsi nourri de la moelle des<br />

lions, n'était-il demeuré qu'un simple lava-<br />

dère? Je l'ignore, et c'est une énigme dont le<br />

mot me reste toujours introuvable.<br />

J'allais souvent causer avec William Pitt à<br />

l'arrière, dans la chambre du gouvernail de<br />

fortune où il avait établi ses cuves et lessi-<br />

vait avec ses trois boys.<br />

Ces boys ! Je ne vis jamais petits singes si<br />

turbulents et malins. William Pitt ne les<br />

menait pas comme il voulait; chaque jour il<br />

devait sévir et c'étaient de belles taloches.<br />

William Pitt s'excusait devant moi, se blâmait<br />

de sa violence, promettait d'être moins ner-<br />

veux à l'avenir. Mais de nouvelles peccadilles<br />

emportaient tout de suite ses bonnes résolu-<br />

tions.<br />

Toutefois, pour les grands délits, il ne vou-<br />

lait pas châtier sans procédure. Il me sou-<br />

mettait l'affaire en détail.


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE<br />

2091<br />

— Suis-je dans mon tort, concluait-il, ai-je<br />

le droit de m'irriter contre ces garnements<br />

qui gâchent ainsi mon précieux linge ?<br />

— En effet, opinais-je, c'est ennuyeux, ils<br />

le brûlent beaucoup moins bien que vous!<br />

Oui, vous pouvez punir ; mais, je vous en prie<br />

ne soyez pas trop sévère...<br />

— Dieu m'en garde ! répondait Pitt.<br />

Aussitôt il s'emparait des coupables et<br />

s'enfermait avec eux dans la chambre du<br />

gouvernail.<br />

Un instant après, on entendait des cris per-<br />

çants et comme le bruit d'un saccage infernal.<br />

C'était William Pitt claquant, fouaillant, chi-<br />

cottant ses boys qui bondissaient affolés, se<br />

cognaient contre les parois de la cage, cher-<br />

chaient une issue.<br />

Soudain, William Pitt ouvrait la porte et<br />

jetait les négrillons dehors, non sans leur<br />

allonger un définitif coup de pied.<br />

Après de tels exercices notre washerman<br />

était assez fatigué. Aussi, laissant son batadoir


198 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

et ses fers, s'accordait-il quelque repos. Alors,<br />

il prenait dans son coffre un gros in-quarto<br />

relié en veau et venait s'asseoir sur le pont.<br />

Et là, très absorbé, il lisait et annotait la<br />

Sainte Bible pendant des heures, tandis que<br />

les petits boys, prestement grimpés aux cor-<br />

dages et installés sur une vergue — la correc-<br />

tion déjà oubliée, l'âme joyeuse — lui tiraient<br />

la langue et grimaçaient là-haut comme des<br />

ouistitis!<br />

Il faisait si froid à l'équateur qu'il fallut<br />

ajourner au lendemain le baptême des cons-<br />

crits de peur des bronchites !<br />

Certes, il ne gèle pas dans ces parages ou<br />

du moins pas encore. Mais voilà maintenant<br />

que j'ai passé trois fois la ligne et toujours la<br />

température, soudainement rafraîchie, m'o-<br />

blige à des précautions d'hiver.<br />

L'Equateur est un génie malicieux qui aime


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

à confondre les hardis voyageurs : il s'amuse<br />

de cette réputation qu'on lui taille à l'école<br />

•et nous laisse très étonnés de l'impudence de<br />

nos maîtres...<br />

Vrai, il fait plus chaud à Sierra Leone et<br />

même à Santa-Cruz.<br />

Est-ce que la terre, en zinne de coquetterie,<br />

remonterait peu à peu sa ceinture jusque sous<br />

la gorge, à la mode Empire, comme M rae Ré-<br />

camier ?<br />

Conterai-je la cérémonie du baptême?Non,<br />

la farce est trop vieille. Au surplus, on n'y<br />

déploya, cette fois, qu'une fantaisie médiocre.<br />

Je ne cacherai pas cependant que les « vieux<br />

africains » écopèrent.<br />

Commodément assis sur le haut-pont, dans<br />

nos rocking-chairs, nous regardions, souriants<br />

et « confortables », les affres des pauvres<br />

« bougres » barbottant à nos pieds dans la cuve<br />

de Neptune. Entre nous, cela ne manquait<br />

pas d'insolence et méritait sans doute un<br />

châtiment exemplaire. Il ne se fit pas atten-


200 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

dre : car soudain, les lances, détournées du<br />

but, nous visèrent avec effronterie. Nous<br />

fûmes aspergés, et l'on voit notre fuite. D'au-<br />

cuns en conservent une fureur inextinguible.<br />

J'avoue, pour ma part, que c'est seulement<br />

quand je fus tout à fait sec que je consentis à<br />

trouver ça drôle.<br />

En dépit de l'humour de notre captain,<br />

occupé d'ailleurs le plus souvent de la course<br />

du navire, il y a des heures mornes dans cette<br />

traversée interminable. On rêve parfois d'un<br />

bon stupéfiant qui vous endormirait pour vingt<br />

jours !<br />

A part la belle escale de Ténériffe, le<br />

voyage au Congo est peu distractif. La route<br />

est déserte et l'on se fatigue assez vite, comme<br />

Prométhée, du « sourire infini des vagues<br />

marines... »<br />

Le remède au spleen est dans la musique,


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

dans les livres. Certains le placent dans le<br />

palet et surtout dans le cocktail.<br />

L'autre jour, j'ai dû participer malgré moi<br />

à une réunion de cocktailmen.<br />

Je bus six petits verres ! Le courage était<br />

bon, mais, sapristi, que l'ouvrage était fort!<br />

La liqueur est capiteuse. Elle surprend<br />

d'abord par l'excessive variété du mélange où<br />

le jaune d'œuf met sa note sirupeuse et trou-<br />

blante. Mais on s'y habitue. Bientôt, sous<br />

le feu de tout ce fil en quatre, l'esprit se<br />

dilate, se hausse à des conceptions extraordi-<br />

naires. Il saisit l'insaisissable, il comprend<br />

tout, il remue des tas d'idées! Et puis il<br />

découvre, il invente en tous domaines.<br />

Par un phénomène qui semblera bizarre,<br />

c'est principalement sur les problèmes de la<br />

statique que portent ses investigations pas-<br />

sionnées.<br />

Ce jour-là, et comme sonnait la cloche du<br />

breakfast, nous étions bien près de trouver<br />

ce fameux point d'appui que cherchait Archi-<br />

mède pour soulever et balancer le monde...


202 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Oui, sans mentir, nous allions le trouver.<br />

Mais pour cela, je pense qu'il nous aurait<br />

peut-être fallu un cocktail de plus . . . .<br />

BOMA<br />

Ce n'est pas sans émotion qu'au tournant<br />

de « Fétiche Rock », j'ai revu les maisons<br />

blanches de Boma étagées sur la colline.<br />

Après un après-midi de furieuses pluies,<br />

le ciel avait repris toute sa pureté et le jour<br />

finissait avec splendeur.<br />

Au ras du fleuve, volaient lourdement d'in-<br />

terminables bandes de pique-bœufs, petits<br />

échassiers blancs au long bec. Quelques hi-<br />

rondelles tournaient au-dessus du bateau,<br />

-comme pour nous souhaiter la bienvenue.<br />

Et je me souvenais de mon cœur soucieux<br />

quand il y a deux ans, à cette même place,<br />

j'aperçus pour la première fois la capitale<br />

congolaise. Que tout me semblait beau, riant,


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

heureux aujourd'hui, et comme c'est vrai que<br />

la mélancolie de la nature n'est que celle de<br />

notre âme projetée sur les objets...<br />

Avec quelle joie j'ai serré les mains amies!<br />

Ah la réception fraternelle! Que de souve-<br />

nirs évoqués autour de notre « petite table »<br />

d'autrefois ! (i)<br />

Tout me continuait les jours vécus ici.<br />

Est-ce que j'avais été absent? Je revoyais mes<br />

boys mafflus, mes petits lézards, les mous-<br />

tiques, les folles noctuelles et jusqu'à ce rat<br />

qui, pour me saluer bien sûr, fit comme jadis<br />

irruption au milieu du dîner, et nous trouva<br />

en un moment perchés sur nos chaises, en<br />

sueur de bataille, moulinant de la canne, de<br />

la brosse et du parasol ! Et c'était peut-être le<br />

même rat, auquel ma maladresse ancienne et<br />

celle plus récente de mes collègues assu-<br />

(1) Et je songe en écrivant ces lignes à mes anciens<br />

•et distingués collègues, Fernand Waleffe, Eugène<br />

Horstmans, Albrecht Gohr, Théo Beeckman, G. Nisco,<br />

H. Weber ; à Maurice Van Damme, secrétaire général.


204<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

raient des jours de bonheur et d'abon-<br />

dance...<br />

Et quel plaisir aussi de revoir dans le jar-<br />

din, assise à l'ombre d'un flamboyant, la<br />

femme de notre boy M' Pokoué, Soudila, la<br />

gracieuse négresse aux grands yeux d'antilope,<br />

aux lèvres brunes comme l'épaisse pulpe des<br />

figues fraîches! Elle était si gamine encore<br />

quand je quittai Borna... Comme elle avait<br />

grandi et forci en une année, si bien que<br />

dans ses bras maintenant, une adorable petite<br />

fille têtait goulûment au bourgeon d'un sein<br />

magnifique !<br />

J'ai plaidé ce matin devant le tribunal de<br />

première instance. En parlant, je ne pouvais<br />

détacher mes yeux de ce siège de substitut<br />

que j'occupai jadis lorsque je descendis de<br />

JLéopoldville.<br />

Je me remémorais les longues audiences,


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

mes petits réquisitoires, et surtout je pensais<br />

aux bengalis charmants, un peu plus gros que<br />

des bourdons, que par la fenêtre ouverte, je<br />

voyais pilloter à l'envi les fleurs parfumées<br />

des frangipaniers d'en face.<br />

Et je me rappelais aussi notre phrase lancée<br />

d'un beau geste :<br />

— Que les témoins se retirent sous le bao-<br />

bab!<br />

#<br />

* *<br />

Mais le colonel Wahis?<br />

Je ne cacherai pas que j'attendais avec une<br />

certaine appréhension le moment de paraître<br />

devant lui. Sa réputation de sévérité, sa<br />

« main de fer » me laissaient vaguement<br />

inquiet sur l'accueil de ce conducteur d'hom-<br />

mes, de ce grand et rude soldat éprouvé au<br />

feu des batailles.<br />

Je le vis et tout de suite sa parole à la fois<br />

ironique et cordiale, ce sourire jeune et pa-


208 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

ternel qui luit quand même au fond de ses<br />

yeux de lion, m'avaient conquis.<br />

Le soir, au dîner, il fut charmant, avec une<br />

rondeur élégante qui mettait à l'aise et con-<br />

sentait à l'expansion.<br />

Il me conta que le grand De Coster avait<br />

été son professeur de littérature à l'Ecole<br />

Militaire. Aussitôt, nous voilà parlant d'Ulen-<br />

spiegel, du Pantagruel, de Jordaens, des<br />

maîtres et petits maîtres flamands... Je n'ai<br />

jamais si bien senti l'agrément de la con-<br />

versation comme ce soir-là, dans ce joli<br />

palais colonial, à deux mille lieues de la<br />

patrie !<br />

Boma s'est beaucoup modifié en un an. On<br />

a bâti quantité de vastes maisons qui s'enca-<br />

drent joliment dans les bananiers. Un visible<br />

souci du confort a conduit cette fois les<br />

constructeurs et le progrès est évident.<br />

D'autre part, l'assèchement des marais est<br />

un ouvrage terminé et des travaux ingénieux<br />

sont parvenus à atténuer, si pas à prévenir


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

complètement, les ravages causés par les<br />

pluies torrentielles des mois d'été.<br />

Mais ce qui m'a charmé particulièrement,<br />

ce sont les embellissements de Boma com-<br />

mandés et poursuivis avec ardeur par M. Wahis.<br />

Car, lui aussi, est un jardinier émérite, comme-<br />

Félix Fuchs.<br />

C'est ainsi que partout les chemins ont été<br />

rectifiés, élargis.<br />

On comble les fosses, on ratisse, on plante-<br />

Ainsi le plateau devient un parc magnifique-<br />

Autour de la Résidence, une foule de petits<br />

parterres, ceinturés de rocailles, resplendissent<br />

de fleurs et de papillons; et même un jet d'eau<br />

s'élance, à l'étincelante et mélodieuse cheve-<br />

lure ! Cela est coquet, un peu bien arrangé et<br />

symétrique sans doute, mais comme cela<br />

réconforte et console en vous donnant la sen-<br />

sation de ne pas être tout de même si loin de-<br />

l'Europe !..<br />

En louant de mon mieux ces petites choses<br />

inspirées par un sentiment délicat et profond-,.


210 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

j'osais dire à Monsieur le Gouverneur qu'il<br />

manquait peut-être encore à tout cela quel-<br />

ques-unes de ces grosses boules en verre étamé,<br />

montées sur crinoline, comme on voyait dans<br />

nos jardins de 1830. Et gaiement, il me fut<br />

répondu qu'on les attendait par le prochain<br />

bateau...<br />

MATADI<br />

Quinze jours à Matadi. Quinze jours dans<br />

le feu !<br />

Le soleil flambe. Le fleuve bout. Et c'est<br />

terrible, ce bateau à l'ancre au milieu d'un<br />

brasier !<br />

Cependant, du matin au soir, on charge et<br />

on décharge: les treuils ne s'arrêtent jamais.<br />

Nos krooboys sont admirables. Quel labeur!<br />

Aussi à minuit, quand s'éteignent les foyers<br />

électriques, ils tombent sur le pont et s'en-


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

dorment d'un sommeil merveilleux. Toute<br />

pose leur est bonne. J'en connais un qui dort<br />

roulé sur lui-même. Et il rêve ! Il rêve proba-<br />

blement qu'il est un « rollmops » !<br />

Une tornade !<br />

Une pluie magnifique s'abat comme du<br />

plomb pendant toute une matinée. On boit<br />

avidement la fraîcheur. La poitrine se dilate;<br />

on respire large.<br />

De nouveau, voici le soleil. Le sol fume...<br />

Quand je m'éveille le lendemain, tous les<br />

drapeaux de Matadi sont en berne. Il y a des<br />

morts.<br />

Tout à l'heure, nous les conduirons au<br />

cimetière, au « jardin d'acclimatation »<br />

comme on dit ici sinistrement.<br />

*<br />

* #<br />

Le capitaine veut que j'aille à Loddi-Taffi,<br />

une factorerie hollandaise établie de l'autre<br />

côté du fleuve, en amont, dans une anfractuo-<br />

13


214<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

sité de la montagne. Je suis parti avec le-<br />

doctor dans le petit stearalaunch qui était<br />

conduit pour la circonstance par le premier<br />

officier du bord, Mister Thomson, un superbe<br />

gars de la Verte Erin.<br />

Nous longeons d'abord la rive gauche pen-<br />

dant une demi-heure, puis, insensiblement,<br />

nous gagnons le large; soudain nous voilà<br />

dans les rapides et les tourbillons.<br />

Rien de plus émouvant.<br />

Au milieu de l'immense fleuve, l'eau a plu-<br />

sieurs plans. A certaines places, au-dessus de-<br />

protubérances invisibles, elle bouillonne avec<br />

rage et se creuse en entonnoirs.<br />

Les courants inverses se rencontrent avec<br />

une violence sans pareille, se hérissent en<br />

montagnes d'écume.<br />

Il s'agit de bien connaître son « boat ». Une<br />

fausse manœuvre, les courants mal coupés ou<br />

mal einbouqués, et le bateau pris de flanc se<br />

retourne. Impossible de nager dans cette eau<br />

tumultueuse. Et puis les crocodiles...


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

Mais avec Thomson pas de danger. Sa<br />

tranquillité est imperturbable.Tantôt il ralen-<br />

tit, tantôt il accélère la vitesse du steam-<br />

launch, suivant les passes. Nous filons droit,<br />

nous virons, nous louvoyons et nous allons<br />

tourner sur nous-mêmes quand d'un ferme<br />

coup de barre, le bateau se cabre et ricoche<br />

pour ainsi dire sur les derniers rapides.<br />

Nous voilà dans une eau morte et bientôt<br />

nous abordons au milieu des fleurs et des<br />

papillons.<br />

Ah la belle heure d'émotion et de vie !<br />

#<br />

# #<br />

Tout le jour, c'est une animation extraordi-<br />

naire dans cette gare de Matadi. D'innom-<br />

brables trains manœuvrent. Ils entrent. Ils<br />

sortent. C'est un bruit de vapeur, un grand<br />

fracas de plaques tournantes et de butoirs.<br />

Et parlez-moi des Sénégalais pour faire<br />

siffler les locomotives ! les petites locomotives


2l6 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

vertes à tremblons et à crinoline comme<br />

dans le « Tour du Monde » !<br />

Au milieu de ce tumulte, des noirs bondis-<br />

sent, escaladant les wagons, courant aux<br />

aiguilles, tandis que quelques costumes blancs<br />

se promènent avec lenteur, levant des bras<br />

impérieux.<br />

On prend à regarder tout cela un plaisir<br />

d'enfant. Et d'ailleurs, qu'est-ce qu'il y a de<br />

plus beau qu'une gare ! Demandez plutôt à<br />

Victor Gilsoul !<br />

Enfin,aujourd'hui,c'est tout de même notre<br />

dernier jour de fournaise, car nous partons<br />

demain à 6 heures pour Banane.<br />

Ah 1 voir ce bateau revivre ! Sentir la brise,<br />

le vent de la course ! Humer l'air dans le<br />

« dining room » et les cabines purifiées ! Oh !<br />

oui, de l'air ! de l'air !<br />

En attendant,on charge les dernières balles<br />

de caoutchouc que des wagons amènent sur<br />

le pier jusqu'au steamer.<br />

Et voici venir les caravanes d'ivoire.


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

Us sont là deux à trois cents noirs qui déva-<br />

lent à la file et forment du haut de Matadi<br />

jusqu'à la rive un immense serpent. Chacun<br />

porte sur l'épaule une énorme défense. De<br />

loin, l'homme ressemble au manche d'une<br />

arbalète dont l'arc serait la dent recourbée.<br />

Mais il y a des « manches » qui ploient, fla-<br />

geolent, tant la pointe est lourde.<br />

Cependant ils approchent, grimpent en<br />

grimaçant à l'échelle du bord. Quel sourire<br />

de satisfaction quand, sur le pont, on les<br />

soulage du fardeau !<br />

Us dégringolent une autre échelle en pous-<br />

sant des cris de macaque, la main sur leur<br />

épaule endolorie.<br />

Et de leur peau ruisselante sort une odeur<br />

phosphorique, terrible, qui vous saisit aux<br />

narines comme le jet ammoniacal d'un flacon<br />

de selsl


i7o<br />

IMAGES D'OUTRE-MER<br />

BANANE — LE RETOUR<br />

.yteaisd Ssi<br />

Le lendemain que nous eûmes accosté le<br />

pier de Banane, on amena une jeune Bruxel-<br />

loise en proie à des fièvres violentes et qui<br />

s'en venait avec son mari du fond du<br />

Mayumbé.<br />

La malheureuse délirait depuis trois jours.<br />

Du haut de la passerelle, je la vis arriver,<br />

étendue sur un brancard à tendelet que por-<br />

taient quatre nègres vigoureux. Son mari<br />

marchait à côté d'elle, très abattu, découragé.<br />

Les noirs déposèrent leur charge près de<br />

l'escalier volant du steamer.<br />

Ah la pauvre créature, comme elle était<br />

maigre! Pourtant ses joues creuses, son front,<br />

ses mains restaient écarlates, tant la fièvre<br />

brûlait ce corps débile.<br />

L'escalier était trop étroit pour la civière.<br />

On dut soulever la jeune femme qui trouva<br />

un reste de raison et de force pour joindre les


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

mains derrière le cou de son mari. Celui-ci<br />

l'enleva comme une plume et la transporta<br />

sur le bateau.<br />

On descendit la malade dans une cabine<br />

assez vaste où l'on installa un ventilateur<br />

électrique.<br />

Tout le monde à bord s'intéressait à la nou-<br />

velle passagère. Mariée il y a cinq mois à<br />

peine, elle venait seulement d'arriver en<br />

Afrique. Elle avait vingt ans.<br />

Anxieusement nous interrogions le doc-<br />

teur. Un mieux se manifesta dans l'après-<br />

midi et nous donna quelque espoir. Mais le<br />

lendemain mardi,la fièvre revint plus intense.<br />

La situation était cette fois tout à fait cri-<br />

tique.<br />

Le soir, comme nous causions à voix basse<br />

sur le pont, couchés dans nos chaises lon-<br />

gues, on vint nous annoncer que «c'était fini».<br />

Et tous, très émus, nous nous levâmes et<br />

nous découvrîmes en silence.<br />

On la conduisit le lendemain à ce lointain


220 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

cimetière de Banane, défriché dans la brousse,<br />

tout contre la grève.<br />

Une chaloupe du steamer e: a le<br />

cercueil bleu étoilé d'or que nous suivîmes<br />

dans une barque jusqu'au fond de la crique.<br />

Là, quatre soldats soulevèrent le coffre.<br />

Nous nous engageâmes dans un chemin<br />

reliant la baie à la mer et bientôt nous étions<br />

sur la plage.<br />

Nous allions, silencieux sous nos parasols,<br />

le cœur poigné par les sanglots de ce pauvre<br />

garçon qui marchait au premier rang...<br />

Oh ce cortège de deuil sous le brûlant<br />

soleil, le long de cet océan immense et<br />

désert, à la voix grondante!... Et ce sable<br />

spécial, cette chapelure de coquillages qui<br />

croquait, criait avec un bruit étrange sous<br />

nos bottes...<br />

Après une demi-heure, on arriva au champ<br />

de repos. Une fosse peu profonde était déjà<br />

creusée. On y déposa le léger cercueil sur<br />

lequel l'un de nous sema quelques fleurs


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

sauvages cueillies aux buissons de la<br />

route.<br />

Nul marmottage de prières.<br />

Mais tous, nous pensions tristement :<br />

— Petite fleur d'Europe que le soleil d'Afri-<br />

que a si tôt fanée, repose en paix, et que la<br />

plainte de l'Océan soit comme l'écho de nos<br />

perpétuels regrets !<br />

#<br />

# #<br />

Nous appareillâmes l'après-midi.<br />

Les vapeurs et toutes les goélettes mouil-<br />

lés dans la crique avaient hissé leur pavillon<br />

de fête, et nous partîmes dans l'allégresse<br />

de ces drapeaux multicolores et de ces sirè-<br />

nes qui nous souhaitaient un bon voyage.<br />

Hélas, deux jours plus tard nous perdions<br />

une adorable fillette blanche, née à Boma.<br />

Cela fit un si menu paquet...<br />

Le steamer stoppa quelques minutes.<br />

Il faisait beau. Tout le monde était là-<br />

Tout le monde pleurait.


324 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Et j'ai gardé dans l'oreille le grincement de<br />

•ce petit sac de toile neuve glissant sur la<br />

planche funèbre et le bruit qu'il fit en s'en-<br />

-gloutissant dans les flots calmes...<br />

Déjà l'on voyait se profiler au bas du ciel<br />

Iles cimes sourcilleuses de Sierra-Leone.<br />

Accoudé au garde-fou de la passerelle, je<br />

regardais dans la fosse aux Krooboys. (i) Eux,<br />

toujours si misérables et si sales sous leurs<br />

•pagnes plus troués que le manteau d'Antis-<br />

thène, ils fringuaient maintenant pleins de<br />

joie, se savonnaient, se débarbouillaient à<br />

grande eau. Car le rude voyage était fini et<br />

.ils allaient enfin se reposer.<br />

Rien de comique comme la toilette minu-<br />

(i) Indigènes du paysdeKroo que chaque steamer à<br />

destination du Congo embarque h Freetown pour le<br />

travail de chargement et de déchargement à Borna et à<br />

Matadi


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

tieuse de ces pauvres bougres pour descendre<br />

à Freetown.A la bonne heure,ils se frottaient<br />

dans les coins !<br />

Bientôt, à ma vive surprise, des habits<br />

clairs, des chapeaux mous, des « melons »,<br />

des « buses » même, sortirent de leurs coffres.<br />

Je ne les savais pas non plus si bien fournis<br />

en objets de lingerie : quelques-uns vêtaient<br />

des chemises idéalement blanches et nouaient<br />

autour du haut col cassé des cravates à vexer<br />

positivement Le Bargy! Puis ils brossaient<br />

leurs cheveux crépus, en face d'un miroir qu'à<br />

tour de rôle ils se tenaient obligeamment<br />

devant la frimousse. Et il y en avait aussi<br />

qui épanchaient des flacons d'odeur sur de<br />

fins mouchoirs !<br />

Je n'avais jamais vu coquetterie si joyeuse<br />

et je m'amusais franchement quand je remar-<br />

quai qu'ils fixaient tous à leur bras gauche un<br />

ruban noir.<br />

— Eh oui, c'est un crêpe, me dit le premier<br />

officier, un crêpe en souvenir du camarade


226 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

qui succomba, pendant le voyage. Oh! mais-<br />

n'allez pas vous attendrir! Au fond ils ne<br />

voient dans ce ruban qu'un atour de plus: le<br />

compagnon défunt ne les occupe guère.<br />

Heureux nègres qui ne connaissent pas le<br />

regret !<br />

Pour moi, je me rappelais; j'avais vu ce<br />

Krooboy mort; je ne l'oublierai jamais. C'est<br />

une histoire...<br />

Un soir que nous avions quitté le bord pour<br />

aller dîner à Matadi chez mon ancien condis-<br />

ciple, le docteur Bourguignon, un quarter-<br />

master vint nous annoncer que ce Krooboy,<br />

qui était malade depuis la veille, venait d'ex-<br />

pirer.<br />

Le capitaine et le médecin du bateau, un<br />

moment assombris, donnèrent quelques brè-<br />

ves instructions au matelot; puis l'on se remit<br />

à causer avec animation.<br />

Quant à moi, cette fâcheuse nouvelle m'at-<br />

trista beaucoup et rompit mon entrain. Malgré<br />

que j'aie déjà vu bien des maux, je ne puis me


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

glorifier encore d'avoir cette triple écorce du<br />

véritable Africain. Je songeais à ce travailleur<br />

mort de fatigue dans le dur labeur du déchar-<br />

gement. Je me rappelais à présent l'avoir<br />

aperçu comme je prenais confortablement le<br />

thé de cinq heures sur le pont.<br />

C'était un petit homme aux bras fluets, à la<br />

peau sale, striée de raies blanchâtres et cou-<br />

verte d'ecchymoses.Les chaleurs de la saison<br />

violente l'avaient assommé. Il était assis au<br />

pied du mât ; sa figure ne reluisait pas comme<br />

celle de ses compagnons : elle avait une cou-<br />

leur de boue sèche et se crispait par moment<br />

sous la « lançure » du mal caché.<br />

Une fois, il ouvrit les yeux et leva sur moi<br />

un regard hébété.<br />

Les autres Krooboysnes'inquiétaientpasde<br />

lui et continuaient de travailler avec ardeur<br />

sous les ordres du hetman. Le nègre n'a<br />

point de pitié d'ailleurs pour un « frère »<br />

malade.<br />

Le malheureux grelottait une mauvaise fié-


228 IMAGES D'OUTRE-MER<br />

vre dont tous les remèdes du docteur ne par-<br />

venaient pas à triompher.<br />

Et voilà qu'il était mort, si loin de Free-<br />

town ! Qui sait,avant d'expirer, il avait peut-<br />

être revu son pays, comme le jeune soldat de<br />

Virgile. « Dulces reminiscitur Argos...»<br />

Quand nous rentrâmes vers minuit, le het-<br />

man nous dit : « Il est là! » en montrant<br />

un colis recouvert d'une toile de sac et qu'on<br />

avait poussé contre la première cabine de tri-<br />

bord, qui était précisément la mienne.<br />

Il faisait un magique clair de lune. Nous<br />

nous approchâmes. Le docteur rabattit le sac<br />

et palpa le cadavre.<br />

Le pauvre diable gisait là comme une chose<br />

encombrante, les bras étendus en croix et les<br />

jambes ouvertes. Ses yeux exorbités ressem-<br />

blaient à de grosses billes en verre dépoli qui<br />

luisaient étrangement sous la lune.<br />

Hélas! oui, ce nègre, comme cela était<br />

bien une chose fongible, sans importance!<br />

Ça n'émouvait pas, ou du moins si peu!


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 2091<br />

Et je songeais à nos morts tant aimés*<br />

tant pleurés !<br />

C'est égal, je ne pus m'endormir. Ce corps<br />

étendu tout contre ma cabine me gênait<br />

Sans cesse, une curiosité inquiète m'attirait<br />

au hublot.<br />

L'épaisse toile avait été ramenée sur le-<br />

Krooboy, mais il me semblait qu'au travers<br />

de cette couverture je voyais encore ses-<br />

yeux effarés...<br />

Peu à peu, il me parut que ces yeux me<br />

fixaient avec une expression suppliante. Et<br />

j'en étais bouleversé jusqu!au. fond' de<br />

l'âme.<br />

Une pensée commença de m'obséder...<br />

N'avais-je pas un devoir à remplir., moi<br />

l'Européen pas fongible, moi le blanc très<br />

civilisé?<br />

Brusquement, je sortis de ma cabine. Je<br />

n'avais aucun but précis. Il faisait grand,<br />

silence sur le pont. Les Krooboys dormaient<br />

là-bas sous leurs couvertures bigarrées. La.


i7o IMAGES D'OUTRE-MER<br />

lune brillait sur l'acier des treuils, semant<br />

partout des clairs et des ombres.<br />

Je m'approchai du mort. A mon tour je<br />

rabattis le sac et... Je parvins à fermer l'œil<br />

droit; mais la paupière de l'autre œil se rele-<br />

vait sans cesse lentement. .<br />

Je me sauvai.<br />

Le lendemain, le charpentier fit un coffre<br />

avec de vieilles caisses et l'on emporta ce<br />

Krooboy je ne sais pas où...<br />

#<br />

# *<br />

Nous touchâmes à Santa-Cruz de Ténériffe<br />

dont les fleurs surent de nouveau dissiper<br />

nos tristesses.<br />

Le 2 février suivant, nous doublions Oues-<br />

sant, après un golfe assez bénin cette fois, et<br />

nous entrions dans la Manche.<br />

Oh la belle couleur verte de ces vagues<br />

.au mouvement plus large, plus majestueux...<br />

Le lendemain à midi nous étions dans<br />

l'Escaut.


NOUVEAU VOYAGE EN AFRIQUE 23I<br />

Quelle surprise que cette belle hermine<br />

qui recouvrait les prairies de la Zélande!<br />

Quelques passagers parmi nous n'avaient<br />

plus vu la neige depuis six ans ! Et cette blan-<br />

cheur fascinait leurs yeux pâles, décolorés<br />

par le soleil.<br />

Le soir vint...<br />

Tout à coup, le pilote signale là-bas, à tra-<br />

vers la brume, un long cordon de lumière.<br />

Les quais d'Anvers !<br />

Des cris éclatent et tous les cœurs tres-<br />

sautent dans les poitrines.<br />

Alors la puissante voix du steamer résonne<br />

toutes les minutes.<br />

Anvers, qui nous renvoie l'écho, sait à pré-<br />

sent que nous sommes là. Et cette pensée<br />

nous jette dans une agitation extraordi-<br />

naire.<br />

Nous entrâmes dans le port à 6 heures il2,<br />

carillon sonnant.<br />

C'était un dimanche; il y avait foule sur les<br />

quais.<br />

14


i7o IMAGES D'OUTRE-MER<br />

Oh, ce bourdonnement, ces clameurs con-<br />

fuses de la multitude ! Et soudain — quand le<br />

steamer s'approche lentement delà rive—ces<br />

appels, ces noms lancés de la terre par des<br />

bouches frémissantes, et cette réponse exal-<br />

tée, superbe, qui, du bord, part comme une<br />

balle :<br />

— Présent!<br />

Ah, il n'est rien de plus beau qu'un heureux<br />

retour !<br />

Quant à moi, j'aperçus tout de suite, à la<br />

lueur d'un réverbère, un petit garçon que je<br />

connais bien. Hissé sur des bras, il agitait<br />

son béret et criait, criait de toute la force de<br />

sa petite voix...<br />

Et près de lui se tenait une femme,très pâle,<br />

tout le sang reflué au cœur par l'émotion et<br />

la joie !<br />

Alors, le premier de tous, j'ai sauté sur le<br />

quai, bien avant que le bateau fût complète-<br />

ment amarré...<br />

Mais j'avais des ailes !


Table des matières<br />

Pages<br />

Atlantique Idylle 9<br />

Le dernier Peau-Rouge 79<br />

Du San-Bernardino à Venise 90<br />

Un cimetière 110<br />

Dordrecht 116<br />

Las Palmas 122<br />

Sierra Leone 132<br />

Ivintambo 140<br />

Mon Quatuor 150<br />

Kitengé 156<br />

Jack et Jim 166<br />

Nouveau voyage en Afrique 178<br />

INDEX DES GRAVURES<br />

Portrait 7<br />

Las Palmas 125<br />

Sierra Leone 135<br />

Le Pic de 'lenériffe 181<br />

Santa-Cruz de Ténériffe 187<br />

En vue de Borna 205<br />

En rade de Matadi 211<br />

Banana. La route funèbre 221


PAUL LACOMBLEZ, Editeur, Bruxelles.<br />

Courouble (L.). Mes Pandectes 3 50<br />

— Notre langue 1 00<br />

— Profils blancs et Frimousses noires . . 3 50<br />

— La famille Kaekebroeck 3 50<br />

— Pauline Platbrood 3 50<br />

— Les Noces d'or 3 50<br />

De Coster (Charles). La légende d'Ulenspiegel . . . 5 »<br />

— Légendes flamandes 3 50<br />

De Haulleville (Baron). En vacances 3 50<br />

— Portraits et Silhouettes, 2 vol. à 3 50<br />

— J. M.J. Bodson 2 »<br />

Delattre (Louis). Contes de mon village 3 50<br />

— Les miroirs de jeunesse 3 50<br />

Demolder (Eugène). Contes d'Yperdamme 3 »<br />

Destrée (Jules). Journal des Destrée 1 »<br />

Eeklioud (G.). Les fusillés de Malines. . . . . . 3 50<br />

•— Au siècle de Shakespeare 3 »<br />

— La nouvelle Carthage (édit. définitive) . 4 »<br />

— Nouvelles Kermesses 3 50<br />

Emerson. Sept Essais, avec préface de Maeterlinck . . 3 50<br />

Garnir (George). Les Charneux 3 5°<br />

— Contes à Marjolaine 3 50<br />

Greyson (Emile). A travers passions et caprices . . . 3 50<br />

Krains (H.). Histoires lunatiques 3 »<br />

Maeterlinck (M.). Théâtre. 3 volumes à . . . . . 3 50<br />

— Les sept princesses 2 »<br />

— Serres chaudes. — Quinze chansons . 3 »<br />

— L'Ornement des Noces spirituelles . 5 »<br />

— Les disciples à Sais et Fragments de<br />

Novalis 4 »<br />

Maubel (Henry). Etude de jeune fille . . . . . . 2 »<br />

— Quelqu'un d'aujourd'hui 3 50<br />

Max (Gabrielle). La petite cigale . 2 »<br />

Philippe (Marie). Les Enfants sur la scène . . . . 2 50<br />

Picard (Edmond). El Moghreb al Aksa (Mission au<br />

Maroc) . 4 »<br />

— En Congolie 3 50<br />

— Monseigneur le Mont-Blanc . . . 2 »<br />

— Scènes de la vie judiciaire . . . . 4 »<br />

— Vie simple 2 *<br />

— Jéricho, comédie-drame 3 »<br />

— Le Sermon sur la montagne . . . 2 *<br />

— Comment on devient socialiste . . 1 y<br />

— L'Aryano-Sémitisme . . . . . 3 »<br />

Pierron (Sander). Pages de Charité 3 50<br />

— Les délices du Brabant 3 50<br />

Ruyters (A.).Les mains gantées et les pieds nus . . . 3 50<br />

Sigogne (Emile). Contes merveilleux 3 »<br />

— L'art de parler 3 5°<br />

Tordeus (Jeanne). Manuel de prononciation . . . . 2 s<br />

Van Beneden (Baron). Le Mariagicide 2 50<br />

— Les Titularisés 2 50<br />

Van Doorslaer (Hector). Sur l'Escaut 3 50<br />

Van Lerberghe (Charles). Les Flaireurs 1 »<br />

Waller (Max). Daisy 3 s><br />

Wïll (I.). Une Squaw 1 »

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