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Thomas FLICHY<br />

LE SONGE DU<br />

CHEVALIER BLEU


LE SONGE DU<br />

CHEVALIER BLEU


« <strong>Le</strong> Roi de France allant à Marli, qui est une de ses Maisons Royales, s’étant endormi dans son<br />

carosse, <strong>songe</strong>a, qu’il voyait le Ciel en feu et qu’une fumée très épaisse sortait de la terre dont se<br />

forma une très nombreuse armée d’hommes semblables à des forgerons. Et que le Chef qui les<br />

commandait, était monté sur un cheval moitié gris & moitié vert, & qu’il était vêtu d’une<br />

casaque, moitié or et moitié fer, et portant une cuirasse de plomb, et des bottes d’airain, et ayant<br />

une épée de bois. Il se mit à crier, il faut se battre présentement, car l’heure est venue, que ceux<br />

qui ne se battront pas périront. Que le Roi entendit deux lamentables cris et qu’il vit après que la<br />

terre trembla et que toute cette multitude de forgerons fut engloutie. Que peu de temps après il<br />

parut une belle forêt, pleine de cerfs et d’autres bêtes de chasse, et qu’il cria aux chasseurs qui<br />

l’entouraient, tue, tue car la chasse est belle. Il s’éveilla là-dessus et conta son <strong>songe</strong> à toute la<br />

Cour. Et ajouta qu’il donnerait vingt mille Louis d’or, pour savoir son interprétation, il reparut<br />

ensuite tout rêveur »<br />

Sieur P.R.P.A de Prague, L’abaissement de la France, présagé par le <strong>songe</strong> <strong>du</strong> Roi, Prague,<br />

Jacques le Ray, 1690


Prologue<br />

TABLE DES MATIÈRES<br />

Chapitre 1 : comment le <strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong> fut transporté en son royaume et le trouva dévasté.<br />

Chapitre 2 : où le <strong>chevalier</strong> partit dans le Caucase à la recherche de Mathilde<br />

Chapitre 3 : suite des aventures en Moscovie <strong>du</strong> <strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong><br />

Chapitre 4 : la Nouvelle-France où le <strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong> échappe de peu au piège de son ennemi<br />

Chapitre 5 : au secret dans la République des Deux-Amériques<br />

Chapitre 6 : un voyage sur mer sur la trace des convois de la Horde<br />

Chapitre 7 : où le <strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong> découvre l’île de Gobanu<br />

Chapitre 8 : où l’on voit le <strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong> échapper de peu à une mort certaine.<br />

Chapitre 9 : la rencontre de Djamchid et le départ pour l’Orient<br />

Epilogue


PROLOGUE<br />

Coiffé d’un simple Heaume de Venise sur son<br />

pourpoint de soie brodée, le <strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong> chevauchait à vive allure sur la route menant de<br />

Brienon à la forêt-aux-loups. Qui l’eût contemplé des hauteurs de Saint-Florentin n’aurait pu voir<br />

qu’une ombre azurée qu’accompagne un léger nuage de poussière d’or. Mais cette course ne <strong>du</strong>ra<br />

qu’un instant. L’homme se coula dans la vallée et disparut sous les frondaisons des chênes<br />

centenaires sans même se douter qu’il était observé. <strong>Le</strong> <strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong> n’était pourtant pas de<br />

Brienon. Né le jour de la Saint-Jean, dans la dixième année <strong>du</strong> Roi Louis, le jeune enfant était<br />

venu au monde armé et casqué à la stupéfaction des gens de sa maison. Relevant de lui même la<br />

visière de son heaume pour téter sa nourrice, Charles de Marçay frappait les visiteurs par son<br />

regard clair et fut bientôt désigné <strong>du</strong> nom de <strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong>. Dans un pays ravagé par la<br />

désolation de la guerre, Charles cristallisa toutes les espérances et fut porté en triomphe par la<br />

foule le jour où il fut armé <strong>chevalier</strong>. <strong>Le</strong> <strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong> était un solitaire : se levant dès l’aube, il<br />

aimait à tendre des filets dans la forêt pour piéger quelque lièvre ou perdreau sans cervelle. L’on<br />

raconte qu’à son passage les fées disparaissaient dans les bosquets secrets où elles tiennent leurs<br />

assemblées solennelles. Or il advint un jour que lassé par sa longue course, le <strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong> mit<br />

pied à terre et s’endormit au pied d’un chêne. Sa jument Impératrice, qui s’était mise à brouter<br />

quelques feuilles de hêtre, entendit au bout de quelques minutes la respiration régulière de son<br />

maître. Nul doute que celui-ci se reposait en toute quiétude pensa t’elle. Or, il n’en était rien :<br />

dans la nuit <strong>du</strong> 12 au 13 avril 1731, Charles de Marçay fut transporté en <strong>songe</strong> dans un monde si<br />

étrange qu’il eut le privilège d’en retenir les détails les plus insignifiants avec une déroutante<br />

exactitude. A la lecture des pages qui vont suivre, le lecteur comprendra aisément les raisons pour<br />

lesquelles le <strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong> devint sombre à son réveil. Après cette vision troublante, Charles finit<br />

en effet par se demander s’il ne fallait pas accorder foi à ce <strong>songe</strong>. Que le lecteur ne se pique<br />

donc point de la même fantaisie, ce récit n’ayant pour seul objet que de le divertir.


CHAPITRE 1 : COMMENT LE CHEVALIER BLEU FUT<br />

TRANSPORTÉ EN SON ROYAUME ET LE TROUVA DÉVASTÉ<br />

Lorsque j’ouvris les yeux, le soleil entamait à peine<br />

sa course incandescente à travers la haute futaie des alleux. Je fus tiré de ma torpeur par une<br />

odeur étrange. <strong>Le</strong> parfum des foins fraichement coupés et de la violette écrasée s’estompaient<br />

devant une senteur âcre indéfinissable qui imprégnait jusqu’aux plantes elles mêmes. La nappe de<br />

brouillard, qui tardait encore à se dissiper, donnait une impression quelque peu enchanteresse au<br />

paysage qui se dessinait sous mes yeux. <strong>Le</strong>s sous-bois avaient poussé de façon extravagante<br />

entremêlant un lacis de ronces aux jeunes pousses montantes, comme si la forêt avait été désertée<br />

depuis longtemps par les troupeaux errants. Je me redressai et cherchai machinalement<br />

Impératrice, que j’avais attachée à un arbre le soir précédent. Quelle ne fut pas ma surprise<br />

lorsque je m’aperçus que ma jument avait changé de physionomie. J’avais, à vrai dire, peine à<br />

dire s’il s’agissait <strong>du</strong> même cheval. Qui pourrait avoir eu la fantaisie de substituer à ma rustique<br />

monture, une jument d’une robe identique, mais aussi frêle et élancée. Ce cheval pourrait il<br />

encore me porter huit heures <strong>du</strong>rant, à travers les vallons et les bois sans s’effondrer<br />

d’épuisement ? Ma nouvelle Impératrice ressemblait à ces chevaux nés <strong>du</strong> hasard, et qui sont<br />

davantage le sujet d’une bonne peinture que <strong>du</strong> réconfort de leurs cavaliers. Toutefois, comme la<br />

jument hennissait, je ramassai prestement mon tricorne, mon épée et ma tabatière, et quittai au<br />

petit trot le bois étrange dans lequel je m’étais hasardé à passer la nuit.<br />

Je suivis le sentier situé en contrebas <strong>du</strong> lieu dit la belle anguille et débouchai sur un<br />

chemin assez bien empierré qui remontait la colline. La végétation s’y éclaircissait et je découvris<br />

soudainement un long ruban sombre qui me barrait la route. Je descendis de monture et<br />

m’approchai : les pavés de cette route semblaient recouverts d’une sorte de gomme un peu tiède<br />

mais solide. Impératrice ne semblait pas déconcertée par ce revêtement étrange et je fis quelques<br />

pas avec elle sur ce sol qui, à ma grande surprise, amortissait le bruit des sabots. C’est à ce<br />

moment précis qu’une crainte me glaça le cœur : s’il m’était donné d’avoir été transporté dans un<br />

autre monde, serais-je éloigné pour toujours de ma fiancée Mathilde, que je devais épouser avant<br />

de repartir en campagne au mois de juin ? Que l’on demande à un gendarme de la Maison <strong>du</strong> Roi<br />

d’aller batailler en des contrées lointaines, tout ceci relevait <strong>du</strong> service ordinaire et chacun de<br />

nous l’avions accepté avant que de nous engager dans le métier des armes. Mais par quelle<br />

étrange défaveur étais-je plongé en un monde dans lequel tous mes repères paraissaient se<br />

troubler ? <strong>Le</strong> montreur d’ours que j’avais accueilli à Marçay l’hiver dernier pour la plus grande<br />

joie de la populace, avait t’il enchanté notre seigneurie ? La comète qui avait soudainement<br />

illuminé le ciel, la nuit <strong>du</strong> 1 er mars 1731, était-elle, comme certains le prétendaient au village,<br />

annonciatrice de quelque sinistre augure ? <strong>Le</strong>s pommiers, qui tardaient à fleurir cette année<br />

devaient ils être interprétés comme le signe silencieux d’une fin des temps prochaine ? Plongé<br />

dans ces pensées vagues, je pris le parti de longer la route jusqu’au prochain village, où le<br />

premier habitant pourrait m’aider à retrouver mes esprits.<br />

Impératrice trottait imperturbable. Quant à moi, scrutant aux alentours, je m’aperçus que<br />

les branches de certains arbres avaient été arrachées. La route elle-même, semblait avoir été<br />

bombardée en plusieurs endroits. Au nord s’amoncelaient des nuages noirs, comme si un orage se


préparait. Au bout de quelques minutes, j’entendis distinctement le bruit d’un grelot. Ce<br />

tintement se rapprochait imperceptiblement. C’est alors que parut un chien jaune, marchant<br />

hagard, une clochette autour <strong>du</strong> cou dans notre direction. L’animal zigzaguait comme s’il était<br />

frappé de maladie. Il tituba une dernière fois puis s’effondra dans une mare. Approchant <strong>du</strong><br />

sommet de la côte, je pressais Impératrice. C’est alors qu’un spectacle effrayant s’offrit à mes<br />

yeux. Du village qui avait existé jadis en cet endroit ne demeuraient que quelques pans de murs a<br />

demi effondrés ainsi qu’une église qui semblait ne tenir debout que par miracle. De la terre<br />

retournée s’échappaient des objets épars et parfois les restes d’un corps calciné. Ces ruines<br />

n’étaient qu’en partie recouvertes par la végétation. Indifférents à ce spectacle, trois enfants<br />

jouaient sur un immenses tas de branches de cèdre empilées. Ces branches formant une cavité en<br />

leur centre, les enfants les avaient recouverts de plusieurs claies afin de former un toit à leur<br />

cabane de fortune. Je m’arrêtai à leur hauteur et voulut leur parler mais lut dans leur regard une<br />

telle douleur que les mots ne me vinrent pas. La jument s’arrêta et se mit à brouter les pousses<br />

d’une haie redevenue sauvage. <strong>Le</strong>s trois enfants m’examinèrent, s’entre-regardèrent puis, baissant<br />

les yeux, retournèrent à leur jeu. Au centre de ce qui avait dû être la place, un bidon retourné<br />

fournit un abreuvoir idéal à Impératrice. C’est donc le dos tourné que j’entendis distinctement<br />

une voix d’enfant qui chuchotait : « et s’il n’est pas de la Horde, d’ou vient il ? ». Avais-je été<br />

soudainement transporté chez les Mongols pour que l’on parlât de horde ? Un détail vint<br />

rapidement infirmer cette hypothèse : sur le bidon à demi-renversé qui servait d’abreuvoir à ma<br />

monture était inscrit : « Largage par air 21 juin 2065 ». Sonné par cette découverte, je mis pied à<br />

terre, attachai mon cheval à un anneau rouillé qui ornait la façade de l’Eglise puis m’assis sur les<br />

marches afin de reprendre mes esprits. A quelques dizaines de mètres, les enfants, sortis de leur<br />

hutte de branchages avaient allumé un feu, qu’ils se mirent à alimenter par de vieilles poutres qui<br />

jonchaient les rues <strong>du</strong> village. Croyant à un rêve, je voulus me réveiller, mais c’est alors qu’une<br />

main se posa sur mes épaules et qu’une voix me dit : « Bienvenue parmi nous, il y a longtemps<br />

que je nous vous attendions ».<br />

Lorsque je me retournai, je fis face à un vieil homme dont les longs cheveux jaunis<br />

encadraient une tête robuste. « Je suis le dernier habitant de ce hameau » me déclara l’inconnu. Il<br />

ajouta : « ces trois orphelins que vous voyez là-bas ont été recueillis par mes soins mais ils ne<br />

sont pas d’ici. Entrez vous désaltérer, vous devez être bien fatigué ». L’homme me fit franchir la<br />

porte étroite de la maison jouxtant l’église. Celle-ci était surmontée d’une croix. De fait, il<br />

s’agissait <strong>du</strong> presbytère de cette chapelle. <strong>Le</strong> couloir central débouchait sur un escalier à vis.<br />

L’inconnu me fit signe de monter et je gravis pas à pas les marches menant vers la pièce<br />

principale. Celle-ci était totalement dépouillée. Au centre, une table, deux vieilles chaises. Dans<br />

un coin, une bouilloire en fer-blanc et quelques provisions. L’homme m’offrit un morceau de<br />

pain puis m’invita à défaire mon manteau. Il versa <strong>du</strong> thé brûlant dans deux bols puis se mit à<br />

parler. Il parlait lentement, de façon un peu hachée, à la façon d’un malade en convalescence. De<br />

temps en temps il lapait sa tasse brûlante, me fixait à nouveau de son regard clair puis laissait<br />

place à un long silence. Né le 26 avril 2023, Louis Delcourt avait passé son enfance dans la ville<br />

nouvelle d’Antagonia, puis était parti avec sa famille à la campagne au moment de la guerre<br />

civile. Il me raconta brièvement l’étrange torpeur collective qui avait frappé la population à partir<br />

des années 2030. A la radio, passait alors en boucle la Symphonie <strong>du</strong> vide <strong>du</strong> célèbre Nihilis. Au<br />

départ, les masses ne s’étaient pas aperçues de l’immense travail de sape et de manipulation<br />

opéré par les élites : face à la crise, les sujets recherchaient instinctivement la préservation de leur<br />

confort passé. <strong>Le</strong>s pouvoirs publics y répondaient en prodiguant le divertissement aux foules. <strong>Le</strong><br />

3 janvier 2045, l’architecte Globur, dont l’activité était largement subventionnée par la capitale,


avait exposé en grande pompe un cube de verre de 7 m 3, doté d’une porte, dans lequel il était<br />

possible de faire le vide en deux secondes grâce à la tuyauterie sous-jacente. Afin de faire la<br />

promotion de la trappe <strong>du</strong> vide, nouvel objet d’art postmoderne, il avait intro<strong>du</strong>it, devant cinq<br />

mille spectateurs mé<strong>du</strong>sés, une colombe dans le cube. Pressant <strong>du</strong> doigt un bouton, l’oiseau<br />

s’était effondré en plein vol, privé en un instant d’oxygène. <strong>Le</strong> public avait applaudi à tout<br />

rompre, mais ce divertissement n’était pas suffisant à ses yeux. Il avait donc réclamé à grands cris<br />

que l’artiste <strong>du</strong> vide entrât lui même dans sa cage. Attiré insensiblement par le vide, Globur était<br />

entré lui-même dans sa trappe et s’était effondré asphyxié quelques instants plus tard. Or cet<br />

incident tragique s’inscrivait dans un contexte de pénurie généralisée dans lequel le droit au<br />

confort ne semblait plus qu’une formule vide. De surcroît, les tentatives toujours plus insidieuses<br />

de subversion des consciences avaient fini par lasser. Incapables de fixer un idéal à une<br />

communauté d’hommes marquée par le vieillissement démographique et la perte consécutive de<br />

l’esprit d’innovation, les autorités politiques avaient été placées sous tutelle <strong>du</strong> directoire de la<br />

dette le 1 er janvier 2047. Cette transition s’était d’ailleurs faite en douceur, il y a bien longtemps<br />

que l’Etat ne résistait plus à la puissance des fonds souverains qui rachetaient sa dette. Au fil <strong>du</strong><br />

temps, ces fonds s’étaient payés en immobilier, en mines, en terres, en forêts puis en servitudes<br />

personnelles sur les habitants. Ils avaient même réussi à piloter à leur profit les interventions<br />

militaires de leurs débiteurs. C’est ainsi que les militaires étaient devenus les mercenaires de<br />

puissances étrangères. Sous l’effet des migrations, plusieurs confédérations s’étaient formées au<br />

sein même de l’ancien pays. La plus puissante était la Horde. Cette secte, qui vénérait le singedieu<br />

Pumilus, ne gagnait de nouveaux apôtres que par la violence de son prosélytisme. Tout<br />

membre qui désirait en sortir, était impitoyablement exécuté. Mais, sous l’impulsion des<br />

flamands roses, la frange la plus vive de la population s’était regroupée dans les montagnes <strong>du</strong><br />

centre et de l’Ouest afin de mettre en place un système d’autodéfense. Aujourd’hui, ces régions<br />

dynamiques constituaient de véritables pôles de stabilité. On les appelait les Trois-Evêchés. Hors<br />

de leurs frontières protectrices, comme à Marçay, ne régnait que le chaos.<br />

Stupéfait, et quelque peu refroidi, je remis mon manteau sur mes épaules. La nuit<br />

commençait, en effet à tomber. « Mais alors, pourquoi m’attendiez vous » demandais-je ? C’est<br />

très simple me répondit le vieux prêtre : vous avez échappé à la secte fanatique de la Horde. Vous<br />

êtes le premier à vous aventurer parmi nous depuis bien longtemps. Cela signifie que vous voulez<br />

reconstruire. Ces orphelins vous attendent. C’est exact, m’écriais-je, il nous faut reconstruire.<br />

Mais pour cela, il me faut retrouver Mathilde. Nous fonderons notre famille parmi ces ruines.<br />

L’inconnu reprit en parlant plus doucement : lorsque ce village a été dévasté par la Horde, les<br />

jeunes garçons ont été envoyés en esclavages, quant aux jeunes filles, la plupart ont été passées<br />

par le fil de l’épée. J’ai réussi à en sauver trois de la mort dont une jeune Mathilde. Peut être<br />

s’agit il de celle que vous cherchez ? « Ou est elle » m’écriais-je ? La Horde l’a mise en captivité<br />

répondit il elle a été emmenée vers le nord voici un mois. Vers le nord ? Lui répondis-je mais en<br />

quel endroit exactement. En Russie me répondit le prêtre. Rentrez votre jument dans la grange,<br />

vous partirez demain pour un très long voyage.


CHAPITRE 2 : OÙ LE CHEVALIER PARTIT DANS<br />

LE CAUCASE A LA RECHERCHE DE MATHILDE<br />

Une neige légère s’était mise à tomber sur les jeunes<br />

bourgeons à peine éclos de la vallée <strong>du</strong> Siphon. A vrai dire, le fond de l’air était devenu si frais<br />

que de minuscules glaçons s’étaient formés au sommet de la crinière d’Impératrice. Celle-ci<br />

trottait depuis déjà trois jours à travers les bois et les prés. Cet exercice l’avait suffisamment<br />

dégourdie pour qu’elle témoigne d’une assez bonne humeur. Suivant les conseils de l’Abbé<br />

Delcourt, j’évitais soigneusement les endroits habités passant de préférence par les vastes espaces<br />

en friches, jadis cultivés. <strong>Le</strong>s vignes redevenues sauvages étaient à moitié envahies par les<br />

ronces. <strong>Le</strong>urs sarments innombrables s’élançaient vers le ciel puis retombaient en cascade<br />

attendant l’improbable vigneron qui viendrait les émonder. En réalité, la Horde avait interdit la<br />

culture de la vigne afin de mieux faire prospérer ses trafics de deltacoke, la drogue qui rendait<br />

fou. Si ses mercenaires occupaient le pays utile, les lieux les plus reculés lui échappaient. Aussi<br />

était il possible de trouver bon accueil au cœur des forêts profondes ou encore dans les massifs<br />

montagneux. Il n’était pas rare de rencontrer en ces endroits des ré<strong>du</strong>its de maisons fortifiées<br />

communiquant entre elles grâce à un réseau de souterrains. <strong>Le</strong>s églises ayant été<br />

systématiquement dynamitées, la messe dominicale était célébrée dans les caves. Dans ces îlots,<br />

ren<strong>du</strong>s à l’autosuffisance, la terre était cultivée comme dans un jardin. Au printemps, les hommes<br />

s’échangeaient à prix d’or, les graines des plantes épargnées par la stérilité résultant des<br />

mutations génétiques. Je peinai à reconnaître des paysages jadis si familiers. Parfois, deux ou<br />

trois maisons me rappelaient mon temps. Mais celles-ci étaient le plus souvent affreusement<br />

mutilées et entourées de bâtiments construits à la hâte. Il était rare qu’Impératrice pût se nourrir<br />

d’un peu d’avoine sauvage. La plupart <strong>du</strong> temps, elle se contentait de brouter les fougères et les<br />

feuilles des chênes.<br />

La guerre civile, avec son lot de carnages, avait encouragé les loups à sortir des quelques<br />

parcs où ils avaient été réintro<strong>du</strong>its jadis. Epiant de loin les hommes, ils déterraient les cadavres<br />

et avaient pris un tel goût pour la chair humaine qu’ils en étaient devenus dangereux pour les<br />

enfants errants. Comme je cheminais assez lentement vers le nord, je m’aperçus un soir qu’un<br />

grand loup gris me suivait à distance. Il se postait de façon si adroite qu’il était quasi impossible<br />

de surprendre son regard étincelant. Sans doute avait il le ventre suffisamment creux pour<br />

ambitionner un jour de dévorer ma jument. Je craignis quelque temps que ce compagnon lointain<br />

n’attirât quelques autres de ses congénères. Mais il n’en fut rien : tête d’or était un solitaire et je<br />

pressentis que sa présence était plus rassurante que dangereuse. Ce loup isolé cherchait<br />

vraisemblablement l’aventure, ce en quoi, il ne serait certainement pas déçu. Lorsque j’attrapais<br />

au collet quelque lapin de garenne, je savais que tête d’or viendrait le lendemain en engloutir les<br />

restes. <strong>Le</strong> soir, il n’était pas rare qu’il gratte furieusement ses ongles sur les portes de l’enclos où<br />

nous nous étions réfugiés tout en hurlant à la mort. <strong>Le</strong> loup étant le compagnon inséparable des<br />

gens de guerre, je ne savais s’il fallait me réjouir ou bien me défier de sa présence à mes côtés.<br />

Qui sait…si tête d’or s’attachait à moi, viendrai peut être le moment où il mettrait en fuite les<br />

hommes qui se hasarderaient trop près de notre petite caravane.


Un soir, que je passai près d’une rivière je tombai nez à nez avec un homme d’environ<br />

quatre-vingts dix ans, vêtu d’une combinaison grise au dos de laquelle était inscrit<br />

Bengalin<strong>du</strong>stry. Il semblait épuisé et se tenait accroupi au centre d’un petit bosquet de saules<br />

pleureurs. « Epargnez-moi » s’écria t’il d’une voix chevrotante. Eberlué, je m’arrêtai et descendit<br />

de cheval afin de rassurer ce vagabond. Je sortis ma pipe, l’allumai et la portai à ses lèvres.<br />

L’homme traqué inspira avec délectation, puis me fit signe de m’asseoir. « Je me suis échappé de<br />

la factorerie 37 » m’avoua t’il précipitamment. Il <strong>du</strong>t lire dans mon regard que ce nom m’était<br />

parfaitement inconnu puisqu’il ajouta : « j’étais médecin, voyez vous, lorsque j’atteignis l’âge de<br />

quatre-vingt ans, mes employeurs se débarrassèrent de moi. Or en 2073, il y avait bien longtemps<br />

que le système des retraites s’était effondré pour les catégories un peu privilégiées. Pour les<br />

retraités qui ne disposaient d’aucune famille, la société indienne Bengalin<strong>du</strong>stry proposait de<br />

travailler comme ouvrier dans des usines de recyclage des or<strong>du</strong>res sèches de Bombay. <strong>Le</strong>s<br />

vraquiers arrivaient dans le port de Nantes, et nous avions pour mission de trier les petits papiers<br />

des ficelles afin de les orienter vers des bacs différents. Comme vous le savez sans doute,<br />

Bengalin<strong>du</strong>stry avait débuté son ascension vertigineuse dans les années 2040 en délocalisant ses<br />

usines de fabrication de navires dans l’estuaire de la Tamise, afin de bénéficier de la main<br />

d’œuvre bon marché constituée par les vieillards britanniques. Ces assem<strong>bleu</strong>rs, soudeurs et<br />

foreurs étaient encadrés par de vieilles familles anglo-indiennes implantées depuis plusieurs<br />

générations dans leur ancienne colonie. La vie était <strong>du</strong>re sur ces chantiers et il n’était pas rare que<br />

le fouet cinglât sur le dos de ces misérables vieillards. Peu à peu, le travail volontaire s’était mué<br />

en travail forcé. Bengalin<strong>du</strong>stry avait, en effet acheté une partie de la dette souveraine des Etats<br />

Européens dans les années 2030 et disposait aujourd’hui de puissants leviers afin d’asseoir sa<br />

puissance nouvelle. Dans l’estuaire de la Loire, les conditions de travail étaient à peine moins<br />

pénibles et les vieillards travaillaient généralement dans ces ateliers jusqu’à leur épuisement.<br />

Bengalin<strong>du</strong>stry avait d’ailleurs mis en place une grille de carrière proportionnelle à la force des<br />

employés vieillissants. Plus le temps passait, plus les employés régressaient vers des fonctions<br />

subalternes. S’ils faiblissaient trop, ils étaient misérablement jetés à la porte ». Mais que faites<br />

vous ici, demandais-je au vieillard. Celui me répondit qu’il avait conservé ici un lopin de terre où<br />

il cultivait quelques légumes. Si sa présence était signalée, sa petite plantation serait<br />

irrémédiablement saisie et pillée. Je rassurai l’homme, lui cédai un de mes pistolets et acceptai en<br />

échange un gros sac de farine de manioc venant directement des plantations <strong>du</strong> groupe<br />

Bengalin<strong>du</strong>stry en Afrique orientale.<br />

Je m’ouvris à mon tour de mon voyage auprès <strong>du</strong> vieil homme. Ce projet de départ vers la<br />

Russie, avec toutes les péripéties qu’il pouvait engendrer fit naître une lueur d’espoir dans les<br />

yeux de mon interlocuteur. Au bout de quelques instants, il devint fébrile et m’invita à le suivre<br />

vers une cache qu’il avait pratiquée dans la montagne. Nous pénétrâmes à l’intérieur d’une<br />

ancienne galerie de mine. Je <strong>du</strong>s descendre de monture car le roc était juste assez haut pour<br />

Impératrice. L’homme alluma une mèche d’amadou et me fit pénétrer toujours plus avant. Nous<br />

soupâmes en silence. Craignant de lui dévoiler mon identité, je lui demandai s’il avait par hasard<br />

quelques cartes <strong>du</strong> pays. L’homme se leva et alla chercher un atlas daté de 2073 qui recensait<br />

l’ensemble de la terre habitée. Je dois reconnaître, que j’eus le tournis à la simple lecture des<br />

premières cartes. Je découvris un continent nouveau au sud, mais surtout, les frontières avaient<br />

été passablement modifiées depuis le règne de Louis XV. Certains Etats avaient disparu, d’autres<br />

étaient apparus. Quant à la Moscovie, dont je me rappelai les contours, celle-ci était curieusement<br />

remontée vers le nord abandonnant la mer Caspienne et le Caucase à de nouveaux Etats. Lorsque<br />

j’interrogeai mon hôte sur ce phénomène, celui-ci me répondit que la Moscovie, qui s’était jadis


éten<strong>du</strong>e sur une bonne partie de l’Eurasie, s’était maintenant ré<strong>du</strong>ite à peau de chagrin faute<br />

d’hommes. Pendant quelques décennies, celle-ci avait été capable de maintenir son influence<br />

grâce au commerce <strong>du</strong> gaz. Mais la concurrence opérée par le charbon avait enlevé beaucoup<br />

d’intérêt à son réseau de gazo<strong>du</strong>cs. Quant au Caucase, il était désormais aux mains de mafias<br />

dominées par la Horde. La région de Naltchik était tristement célèbre pour être devenue la plaque<br />

tournante <strong>du</strong> trafic des esclaves. C’était vers ce territoire que je devais m’orienter si je voulais<br />

retrouver Mathilde.<br />

Touché par une telle confiance, je fis mes adieux au vieillard puis repris la route afin de<br />

passer la nuit dans une retraite paisible au fond d’un bois. Dans les jours qui suivirent, je fis mes<br />

préparatifs pour la Russie. Ayant conservé quelques louis cousus dans mon pourpoint, je savais<br />

qu’il me serait possible d’embarquer à bord de l’un de ces innombrables trains de marchandises<br />

empruntant la route de la soie et faisant arrêt dans le Caucase. Ces trains étant contrôlés par la<br />

Horde, je troquai mes habits anciens contre les habits bigarrés de cette secte orientale, laissai<br />

soigneusement pousser ma moustache puis me rendis un beau matin vers la gare de Metz dans<br />

laquelle j’embarquai sans encombre pour l’Asie dans un wagon à bestiaux en compagnie de mon<br />

inséparable Impératrice. Tête d’or observait à distance et poussa un long et plaintif hurlement<br />

lorsque les roues <strong>du</strong> train se mirent à crisser. <strong>Le</strong> convoi ferroviaire, constitué par plusieurs<br />

centaines de wagons évoluait à petite vitesse. Je me couchai sur la paille et m’endormis<br />

profondément. Lorsque je fus arrivé à destination, deux semaines plus tard, la porte <strong>du</strong> wagon fut<br />

ouverte bruyamment et je fus soudainement projeté par terre. A Nalchik, nous étions les seuls à<br />

descendre <strong>du</strong> train. Impératrice fit quelques pas hésitants mais ses membres étaient si engourdis<br />

que je n’osai la monter. J’étais bien en peine de demander des nouvelles de Mathilde aux<br />

habitants <strong>du</strong> pays ne maîtrisant ni leur langue ni leurs usages. Heureusement, Georges Wries, le<br />

fuyard de Bengalin<strong>du</strong>stry m’avait indiqué l’adresse d’un monastère où je pourrai m’arrêter<br />

quelques temps et obtenir d’utiles informations sur le pays.<br />

Malgré l’accueil chaleureux que je reçus des moines de Nalchik, mes recherches sur place<br />

demeuraient totalement stériles. <strong>Le</strong>s esclaves européennes transitant par ce marché étaient, en<br />

effet si nombreuses qu’il était quasi impossible d’obtenir une information sérieuse sur une jeune<br />

fille passée par ce bourg il y avait maintenant plusieurs mois. Il y avait bien longtemps que<br />

l’armée russe avait quitté le pays et l’administration y était en pleine déliquescence. Je m’apprêtai<br />

donc à quitter cette région lorsque je fis la connaissance sur le bazar d’un inspecteur des douanes<br />

nommé Our<strong>du</strong>. L’homme était vêtu d’une longue robe traditionnelle de bure ainsi que d’une<br />

coiffe <strong>bleu</strong>e sur laquelle scintillait un brillant surmonté d’une plume d’aigrette. Prélevant une<br />

taxe sur l’ensemble des transactions au profit de la Horde, cet asiatique aux longs yeux plissés<br />

gardait la mémoire infaillible de l’ensemble des transactions <strong>du</strong> bourg. Our<strong>du</strong>, qui me voyait<br />

arpenter quotidiennement les rues <strong>du</strong> bazar, m’invita un soir dans sa boutique. Il me fit monter au<br />

premier étage et je pénétrai dans une pièce à demi-sombre entièrement décorée de tapis. Our<strong>du</strong><br />

m’offrit une tasse de thé. Nous discutâmes longuement grâce à l’aide <strong>du</strong> frère qui me servait<br />

d’interprète. L’inspecteur m’informa qu’il avait effectivement connu une jeune fille d’une beauté<br />

extraordinaire nommée Mathilde. Il l’aurait volontiers admise au troisième rang de son harem si<br />

un sous-inspecteur de la Horde nommé Lavask, ne l’eût achetée à prix d’or. Même s’il prétendait<br />

servir le régime russe, Lavask avait prêté son ingéniosité diabolique à la Horde, faisant le froid<br />

calcul que celle-ci gouvernerait un jour la Russie. Courtisan obséquieux et immobile, cet<br />

imposteur se faisait fort de manipuler les autorités russes au profit des intérêts occultes de la<br />

secte. Il avait ramené Mathilde à Moscou. Son intention était d’en faire sa proie tout en lui


procurant un emploi de façade : celui d’ouvreuse de l’aquarium gigantesque dont il avait pris le<br />

contrôle et qui maintenait en vie la dernière baleine vivante au monde. Me levant brusquement, je<br />

remerciai chaleureusement Our<strong>du</strong>, le gratifiai d’un louis d’or puis, remontai sur Impératrice afin<br />

de filer au plus vite vers l’ancienne capitale. Deux semaines plus tard, j’appris devant la porte de<br />

l’Académie de Marine, que l’aquarium géant qui faisait l’amusement des jeunes élèves-officiers<br />

avait été dynamité par un groupe nihiliste. L’énorme carcasse marine, signe d’un monde marin en<br />

décomposition, avait été patiemment dépecée. Dans les rues de Moscou, des dizaines d’enfants<br />

en guenilles vendaient aux voyageurs de passage des boites d’huile de baleine afin de graisser<br />

leurs bottes. J’étais terrifié : Mathilde avait elle été déchiquetée par l’explosion ? Une babouchka,<br />

qui était employée par l’Académie me rassura, m’indiquant que Mathilde avait réussi à fuir le<br />

jour de l’explosion. Echappant à son geôlier, elle s’était ren<strong>du</strong>e à Saint-Pétersbourg en<br />

compagnie d’une délégation militaire étrangère. Depuis l’ouverture de la route <strong>du</strong> nord-est et<br />

l’exploitation minière <strong>du</strong> pôle, la côte septentrionale faisait en effet l’objet de toutes les<br />

attentions. De nombreuses villes portuaires étaient nées sur les rives de l’océan. A la lumière<br />

<strong>bleu</strong>tée de la lune, les gardiens de phare de la province autonome de Russie maritime<br />

surveillaient la circulation incessante d’immenses barges noires charriant leurs cargaisons de<br />

charbon sur l’océan glacial. De temps à autre, les capitaines de ces navires se signalaient d’un<br />

long coup de sirène rauque qui résonnait jusque sur la banquise. Il me fallait partir au plus vite<br />

vers cette côte polaire active devenue le centre de la Russie. C’était sans doute là-bas que<br />

Mathilde demeurait et avec l’aide de Dieu, j’aurai peut être la fortune de l’y retrouver. Sur cette<br />

pensée réconfortante, je quittai l’auberge où je m’étais installé et décidai pour une fois de<br />

voyager de nuit. Mais avant de m’endormir sur ma monture, je jetai un dernier regard en arrière.<br />

C’est alors que j’aperçus une ombre grise à cent pas : tête d’or nous avait suivi jusqu’en<br />

Moscovie.


CHAPITRE 3 : SUITE DES AVENTURES EN<br />

MOSCOVIE DU CHEVALIER BLEU<br />

Lorsque j’arrivai aux alentours de Saint-<br />

Petersbourg, le dimanche 12 juin 2083, je fus grandement étonné par la végétation qui<br />

m’environnait : la douceur était telle que les chênes avaient depuis longtemps laissé place à des<br />

plantes tropicales. <strong>Le</strong>s artères principales de la ville étaient d’ailleurs plantées de palmiers. C’est<br />

à ma grande surprise que je vis des perroquets multicolores se percher au sommet de leurs<br />

feuillages. Ces oiseaux semblaient faits pour répéter quelques mots russes à l’oreille des<br />

voyageurs. Un habitant, qui parlait un peu le français, m’apprit que la région de Tchernobyl, jadis<br />

abandonnée en raison des pollutions atomiques, était devenue au fil <strong>du</strong> temps, un véritable<br />

laboratoire végétal pour la Russie. La découverte des propriétés étonnantes de ce sol avait été<br />

faite par des paysans, qui, en semant des courges, s’étaient aperçus que celles-ci croissaient avec<br />

une vigueur étonnante. <strong>Le</strong>s légumes de Tchernobyl se vendaient à un prix dérisoire sur le marché<br />

de Kiev. Ils avaient trois fois la taille des légumes ordinaires. Avec le réchauffement climatique,<br />

des horticulteurs s’étaient installés à Tchernobyl. C’est eux qui faisaient naître les petits palmiers<br />

Tcherniaks, qui étaient ensuite exportés vers le nord.<br />

Contrairement au sud de la Russie, abandonné au pouvoir de la Horde, la partie<br />

septentrionale frappait par sa richesse et son dynamisme. La population nombreuse regardait<br />

Impératrice avec un certain air d’amusement. Or ces visages ne ressemblaient guère à ceux des<br />

Boyards que j’avais un jour accueilli à Marçay, alors que ceux-ci faisaient provision d’horloges<br />

en laiton pour en faire cadeau à leurs maîtresses. Non, les visages des Pétersbourgeois, me<br />

rappelaient plutôt la physionomie des Autrichiens, des Suédois ou des Normands. Apparemment,<br />

un grand mélange de population avait eu lieu dans cette cité. J’appris plus tard, que<br />

l’effondrement démographique russe <strong>du</strong> premier tiers <strong>du</strong> XXI e siècle, avait attiré en Moscovie<br />

une foule de travailleurs européens fuyant la guerre civile. Cette région, jadis austère, était<br />

devenue aussi riante qu’un jardin. La mer était proche et ses eaux tièdes de juillet avaient permis<br />

l’éclosion de nombreuses stations balnéaires à proximité de Saint-Pétersbourg. Me trompant de<br />

chemin je m’égarai dans une zone in<strong>du</strong>strielle gigantesque contigüe à la mer. Il s’agissait d’un<br />

chantier de démantèlement destiné aux dizaines de carcasses nucléaires sous-marines prises dans<br />

les glaces depuis la deuxième moitié <strong>du</strong> vingtième siècle et soudainement remontés à la surface<br />

en raison <strong>du</strong> réchauffement climatique. Ces immenses vaisseaux rouillés étaient charriés par de<br />

puissants remorqueurs et entraînaient dans leur sillage une nuée de mouettes crieuses. Je parvins<br />

à m’extraire de cette zone et fit joyeusement trotter Impératrice en direction de la rue de l’arbre<br />

sec, dans laquelle devait habiter Mathilde si les renseignements pris à Moscou s’avéraient justes.<br />

Lorsque j’entrai dans la rue déserte, je remarquai à ma droite une élégante maison peinte<br />

d’une couleur vert bouteille. <strong>Le</strong>s fenêtres <strong>du</strong> rez-de-chaussée étaient ouvertes et c’est là que je<br />

l’aperçus. Coiffée à la manière d’une vierge florentine, Mathilde était en train de disposer un<br />

bouquet de lys sur la cheminée de la salle à manger. Elle avait gardé le teint pâle qui lui était<br />

familier. Elle coupait une tige, faisait quelques pas en arrière pour en voir l’effet sur sa<br />

composition, puis se rapprochait à nouveau de la cheminée pour disposer son bouquet autrement.<br />

Mathilde était tellement absorbée par sa tâche qu’elle ne remarqua nullement ma présence. Pour


ma part, j’étais tellement ému que je me sentis défaillir. Je demeurai un long moment immobile,<br />

jusqu’à ce que Mathilde, vraisemblablement heureuse de son bouquet, disparût aussi<br />

brusquement qu’un oiseau dans la pièce voisine. Cette vaste maison semblait vide. La sonnette,<br />

placée à l’entrée permettait d’actionner une cloche dans la cour. Je retins ma respiration, tirai sur<br />

la cloche puis attendit. Nul ne me répondit. Je griffonnai alors un mot l’informant de ma venue et<br />

le plaçait délicatement sous la porte. Je remontai alors prestement à cheval et décidai de me<br />

préparer intérieurement à ces retrouvailles inespérées. Quelques instants plus tard, je rentrai dans<br />

une auberge située non loin <strong>du</strong> palais d’hiver afin d’y faire halte.<br />

A mon grand désespoir, Mathilde ne reparût pas lorsque je vins frapper à sa porte le jour<br />

suivant. <strong>Le</strong>s jours s’écoulaient, mais la porte restait irrémédiablement close. Je me mis alors à<br />

errer dans les rues de Saint-Pétersbourg à sa recherche. Je l’imaginais à chaque coin de rue, sur<br />

les marchés, les places, les fontaines, mais à chaque fois, mes illusions s’évanouissaient et je me<br />

retrouvai face à de charmantes babouchkas en lieu et place de ma bien-aimée. Je perdis le sens<br />

commun à un tel point que je me surpris en train de placer deux tasses identiques sur la table de<br />

l’auberge au lieu <strong>du</strong> bol unique qui seyait avec ma solitude. Un jour que je sonnai une nouvelle<br />

fois à sa porte, j’eus la surprise d’entendre un bruit de pas. Une servante m’ouvrit aimablement et<br />

me demanda la raison de ma venue. Je reculai d’un pas. N’osant révéler ma véritable identité je<br />

lui expliquais que j’étais à la recherche de Mathilde. « La connaissez vous ? » me demanda t’elle<br />

avec une certaine méfiance. Il m’aurait été difficile de lui répondre que je connaissais Mathilde,<br />

fille unique <strong>du</strong> baron des Ajoncs, depuis plus de vingt ans, qu’elle était née le 3 février 1710 dans<br />

le village de Marçay et que j’avais résolu depuis longtemps de l’épouser. De peur de passer pour<br />

un extravagant, je lui répondis « oui, un peu ». La servante un peu plus conciliante me déclara :<br />

« je ne puis vous ouvrir mais si vous souhaitez lui écrire une lettre, je lui transmettrai ». Tirant<br />

ma révérence, je rentrai chez moi et me mis à rédiger le récit de mes aventures depuis le 12 avril<br />

1731, date à laquelle j’avais été brusquement séparé d’elle. J’écrivis huit pages d’une écriture<br />

appliquée, serrai la lettre contre mon cœur puis la portai rue de l’arbre sec. La servante ouvrit me<br />

sourit, prit la lettre puis disparut.<br />

En attendant ma réponse, je furetai dans les rues de Saint-Pétersbourg, cherchant à<br />

comprendre ce qui faisait la richesse de ce nouvel empire. Entrant un matin à l’intérieur de la<br />

bibliothèque impériale, j’eus la chance de trouver à côté <strong>du</strong> Recueil des poissons mutants des lacs<br />

atomiques de Sibérie un ouvrage intitulé Histoire de la Russie depuis Boris Eltsine jusqu’à<br />

Nicolas VIII. Lisant avec avidité, j’appris en quelques heures la destinée tumultueuse d’une<br />

nation qui s’était décomposée au début <strong>du</strong> XXI e siècle, perdant la Sibérie Orientale au profit de<br />

l’Inde et le Caucase au bénéfice des principautés de la Horde, avant de renaître avec le retour des<br />

Romanov. Après l’effondrement de l’Union des peuples libres d’Europe en 2043, certaines<br />

régions autonomes <strong>du</strong> vieux continent avaient réclamé le protectorat de la Russie. Mais en vain.<br />

L’empire des Tsars s’était contenté de placer sous son protectorat la communauté russe de Nice,<br />

qui formait désormais une enclave, telle une nouvelle Avignon en Provence, mais orthodoxe,<br />

cette fois. Désireuse de capter l’innovation européenne, la Russie permettait aux savants<br />

d’émigrer dans ces centres de recherche ultra-protégés. Cette émigration avait naturellement été<br />

facilitée par l’effondrement des Etats-Unis d’Amérique. Lorsque la monnaie américaine avait<br />

soudainement cessé de jouer le rôle de devise internationale en raison de la pression des<br />

créanciers, les Etats les mieux portants de la confédération avaient imposé l’exclusion des Etats<br />

les plus lourdement endettés. C’est ainsi que par un curieux paradoxe, l’Etat failli de Californie<br />

avait été forcé à déclarer son indépendance. Une indépendance toute relative puisque ce pays


dépendait en réalité des banquiers chinois. La Californie adopta pour nouveau drapeau un<br />

pavillon jaune orné d’une plaque de silicone en son centre. Sa devise latine était : Tributarius<br />

sinae in aeternum 1 . <strong>Le</strong>s plus riches retraités chinois en avaient fait un lieu de villégiature. Je<br />

découvris également qu’une importante communauté française s’était fixée à Saint-Pétersbourg<br />

depuis 2024. Ces émigrés dynamiques entretenaient des relations économiques suivies avec les<br />

petites communautés françaises s’étant fixées en Amérique vers 2030.<br />

Aussi lorsque je reçus à mon hôtel une petite enveloppe couleur ivoire, et dont le timbreposte<br />

figurait un batracien de Nouvelle-France, j’eus l’intuition que les compétences linguistiques<br />

de Mathilde avaient été mises à profit par la communauté française de Russie. Si Mathilde ne<br />

pouvait me recevoir c’est qu’elle était partie en Amérique. Ce pressentiment secret ne me trompai<br />

pas : lorsque je dépliai le billet, je vis qu’il était à l’en tête de La Liquorelle - Compagnie<br />

spirituelle des liquoreux <strong>du</strong> Nouveau-Monde - . <strong>Le</strong> mot de Mathilde ne manquait pas d’esprit.<br />

Pensant avoir affaire à un inconnu, elle écrivit quelques phrases aussi réservées que courtoises et<br />

au travers desquelles transparaissait une curiosité à peine contenue. Mathilde ayant inscrit son<br />

adresse au dos de la lettre, je réglai mes dettes, et embarquai avec Impératrice sur une grande<br />

barge porte-conteneurs à destination de l’estuaire <strong>du</strong> Saint-Laurent. Si mes calculs étaient exacts,<br />

je serai ren<strong>du</strong> dans un peu moins de dix jours à l’hôtel des trois colombes. Chargées de pro<strong>du</strong>its<br />

innovants à haute valeur ajoutée, les barges, pilotées automatiquement suivaient l’emplacement<br />

de l’ancien cercle polaire. En sens inverse remontaient des navires chargés de pétrole <strong>du</strong> Canada<br />

et de blé d’Alaska. Au mur de ma cabine était fixée une repro<strong>du</strong>ction assez innocente des derniers<br />

restes de la banquise. Au bout d’un jour de mer, mon voisin me signala à bâbord, la cathédrale<br />

orthodoxe Sainte-Catherine qui émergeait des eaux, au centre exact <strong>du</strong> pôle nord. Ses bulbes<br />

dorés scintillaient sous l’effet de la lumière boréale. J’imaginais à l’intérieur la foule des mineurs<br />

apportant à l’heure méridienne, les cierges et l’encens à Saint Ivan Slatov, l’ermite qui avait<br />

évangélisé le pôle en 2030 et auquel obéissaient les bêtes sauvages. <strong>Le</strong> Saint était représenté dans<br />

la chapelle nord, en pagne, entouré par la famille d’ours qui avait été domestiquée par sa grâce<br />

mystique. Allongé au fond ma couchette, sous la couverture transparente de la Compagnie<br />

maritime <strong>du</strong> saint pôle, j’entendais de temps à autre les coups de sabot d’Impératrice. Lassée par<br />

la paille de synthèse de l’hôtellerie pétersbourgeoise, ma jument espérait sans doute retrouver les<br />

grands espaces. Aussi hennit elle joyeusement lorsque la vigie automatique <strong>du</strong> navire annonça le<br />

continent américain.<br />

1 Tributaire de la Chine pour l’éternité


CHAPITRE 4 : LA NOUVELLE-FRANCE OÙ LE CHEVALIER<br />

BLEU ECHAPPE DE PEU AU PIÈGE DE SON ENNEMI<br />

Ceux de mes lecteurs qui se sont quelques fois<br />

promenés à travers les forêts de la Nouvelle-France seront certainement très surpris <strong>du</strong> spectacle<br />

qui me fut donné de contempler à mon arrivée à Québec. <strong>Le</strong>s élégantes fortifications avaient été<br />

démantelées depuis bien longtemps. Seuls, quelques brise-lames constitués par d’anciens navires<br />

protégeaient le port. Lorsque je pus les observer de plus prêt, je me rendis compte qu’ils avaient<br />

été mitraillés et que la coque <strong>du</strong> destroyer The Pride avait été éventrée par une explosion. « Ce<br />

sont les restes de la guerre sino-américaine de 2060-2067 » me déclara l’énigmatique journaliste<br />

japonais qui faisait la traversée en notre compagnie. Il ajouta, « ce conflit dramatique aura été à<br />

l’Asie ce que la première guerre mondiale fut à l’Europe. Malgré la victoire chinoise et<br />

l’occupation de la Californie, la Chine n’a pas gagné grand chose à cette guerre de sept ans ».<br />

Effectivement l’accaparement des biens immobiliers hypothéqués, comme le martèlement de<br />

l’aigle américain sur la façade des monuments publics n’avaient pas ren<strong>du</strong> la Chine plus forte.<br />

Pourtant, avec ce conflit, le continent américain avait changé de visage. Lorsque nous<br />

débarquâmes, je remarquai que les passeports des sujets canadiens étaient orné d’une grenouille<br />

sous laquelle on lisais en français et en espagnol : C’est régner que de savoir rebondir. Resté<br />

neutre pendant la guerre, le Canada avait su profiter <strong>du</strong> grand démantèlement de son voisin <strong>du</strong><br />

sud. En 2067, il avait renoncé à tout lien institutionnel avec la couronne britannique et avait<br />

simultanément modifié son drapeau. A la demande <strong>du</strong> parti monarchiste, la reinette des grands<br />

lacs avait été adoptée comme emblème national. Or, le réchauffement climatique avait ouvert de<br />

très vastes espaces à cette puissance émergente : si les caïmans proliféraient aujourd’hui dans<br />

l’estuaire <strong>du</strong> Saint-Laurent, la population pouvait coloniser tout le nord <strong>du</strong> pays, et jusqu’aux<br />

vastes forêts <strong>du</strong> pôle.<br />

Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’aperçus une jeune fille seule sur la jetée. Contre<br />

mes plus folles espérances, Mathilde était venue m’attendre sur le quai. Elle était vêtue d’une<br />

robe grise et avait jeté sur ses épaules l’un de ces petits manteaux doublés de fourrure blanche qui<br />

faisaient jadis l’élégance des filles <strong>du</strong> gouverneur. Une fois les formalités effectuées, j’approchai<br />

dans sa direction. Je remarquai que ses yeux, timidement baissés avaient peut être pleuré. « Vous<br />

êtes… » dit-elle en levant les yeux « Charles de Marçay, madame » continuais-je « Nous avons<br />

bien des choses à nous dire, souffrez que je vous accompagne ». Comme la nuit était en train de<br />

tomber, je lui offris mon bras. C’est ainsi que nous descendîmes silencieusement des hauteurs <strong>du</strong><br />

fleuve vers la place des trois fontaines. « Monsieur » m’avoua t’elle « je ne sais ce qui me fait<br />

accepter l’honneur de vous accompagner, je ne vous connais que par ce billet que vous<br />

m’adressâtes voici près de trois semaines et pourtant… ». « Pourtant, vous êtes venue »<br />

répondis-je à mi-voix. Je savais intérieurement que Mathilde n’appartenait pas à ce monde et<br />

qu’elle ne s’était aventurée que par enchantement dans un univers qui n’était pas le sien. En<br />

même temps, je sentais confusément que si je venais à lui révéler sa véritable identité, le charme<br />

se briserait et que je la perdrait peut être pour toujours. Aussi décidai-je de ne pas trop en dire. Au<br />

cours de la soirée, nous devisâmes avec suffisamment de gaieté pour que sa timidité<br />

s’évanouisse. A la lumière des chandelles, je retrouvai soudainement le visage que j’avais connu<br />

un soir d’hiver à Marçay et dont l’image devait rester éternellement gravée en ma mémoire. Nous


avions échangé quelques phrases chargées de sens jadis mais tout ceci semblait avoir disparu de<br />

sa mémoire. Mathilde avait elle tout oublié lors de son enchantement ? Ou bien étais-je en train<br />

de m’entretenir avec l’une de ses descendantes ? Dès que je l’eus quittée, je trouvai une auberge,<br />

plaçai Impératrice devant une mangeoire remplie d’avoine, puis, trouvant mon lit à tâtons, tâchai<br />

de prendre un peu de repos.<br />

<strong>Le</strong> lendemain, réveillé de bonne heure de façon à retrouver Mathilde sans attendre,<br />

j’engloutis une tasse de café puis filai à travers les rues de la vieille ville. Je brûlais de m’assurer<br />

que la rencontre de la veille n’était pas le fruit de mon imagination romanesque. Lorsque je<br />

parvins à trente coudées de sa maison, j’aperçus deux hommes qui s’entretenaient à voix basse. Je<br />

m’arrêtai afin de les pouvoir bien observer. <strong>Le</strong> premier avait l’âge indéfinissable de la<br />

quarantaine grisonnante. Grattant de temps à autre sa tête ronde d’hydrocéphale, il s’adressait à<br />

son compère en le regardant de travers. Son acolyte faisait mine d’écouter. Il tapotait<br />

nerveusement les pavés de son pied gauche tandis que ses yeux noirs furetaient de façon<br />

désordonnée. Ce spectacle frappa mes esprits : j’avais l’impression de surprendre une pieuvre en<br />

compagnie d’un rat. Je me souvins alors de ma conversation avec Our<strong>du</strong>, au fond <strong>du</strong> bazar de<br />

Nalchik et me rendis à l’évidence : Lavask était revenu se saisir de celle qui avait échappé à sa<br />

soif de destruction et qui lui avait faussé compagnie à Moscou après l’explosion <strong>du</strong> grand<br />

aquarium de l’académie de marine. Après tout, n’était il pas de notoriété publique que Lavask<br />

avait choisi la feuille de lierre comme signe de reconnaissance au sein de la Horde. L’on raconte<br />

même que sa devise, omnia domino, omnia disrumpo 2 était inscrite à l’intérieur de la bague en<br />

argent qu’il portait à l’annulaire gauche. C’est ainsi que les ramifications vénéneuses <strong>du</strong> lierre<br />

s’apprêtaient à enserrer pour toujours celle qui m’avait ren<strong>du</strong> à la vie. Lavask semblait d’assez<br />

méchante humeur, il sortit un minuscule tournevis afin de faire sauter le tartre qui s’était déposé<br />

sur ses dents jaunies. Assez mal servi par cet instrument de fortune, il grommela puis ouvrit la<br />

porte de la maison afin d’y pénétrer. Je fis le raisonnement rapide que, pris au piège par la Horde,<br />

il valait mieux que je revinsse en force afin de faire échapper Mathilde à ses ravisseurs. Je<br />

retournai en toute hâte à mon auberge.<br />

En revenant sur mes pas, un inconnu dissimulé sous une grande cape grise m’arrêta<br />

vigoureusement et m’enjoignis de le suivre. <strong>Le</strong> ton de sa voix était si impérieux que je compris<br />

que ma vie était en jeu. Nous passâmes à travers des jardins puis rejoignîmes un garage fait de<br />

méchantes planches de bois qui dissimulait une étrange voiture automobile jaune. Mon<br />

interlocuteur ne soufflait mot. Il exécutait de petits gestes saccadés sans perdre une seconde. Je<br />

remarquai un pistolet à sa ceinture. La voiture partit en trombe par une petite route, le paysage<br />

défilait sous mes yeux à toute vitesse. Enfin, mon ravisseur se tourna vers moi et me déclara :<br />

« Je suis le <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay. La Horde vous attendait à votre auberge pour vous exécuter.<br />

Vous êtes désormais en sécurité ». Après ces mots, il tira de sa poche une pipe de bruyère et<br />

inspira violemment quelques bouffées de tabac.<br />

2 Je domine tout, je détruis tout


CHAPITRE 5 : AU SECRET DANS LA<br />

RÉPUBLIQUE DES DEUX-AMÉRIQUES<br />

Après m’avoir con<strong>du</strong>it au refuge, le <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong><br />

Vernay disparut, me laissant pour tout compagnon le fermier Vasquez. Cet agriculteur taiseux et<br />

fruste avait quelque peine à comprendre les raisons de ma présence dans cette région éloigné de<br />

la Sierra Maria. Même si mon castillan laissait à désirer, je compris que la République des Deux-<br />

Amériques, dans laquelle j’étais réfugié étendait ses frontières depuis Boston jusqu’aux rives <strong>du</strong><br />

Mississipi. A l’intérieur de cette confédération prospère, quelques communautés en voie de<br />

raréfaction parlaient encore l’anglais. Mais il y a longtemps que cette langue n’était plus<br />

enseignée à l’école, l’espagnol étant devenu la lingua franca de l’ensemble <strong>du</strong> continent<br />

américain. Au delà <strong>du</strong> territoire de la République s’étendaient les vastes protectorats agricoles de<br />

la principauté indienne de Guptapolis. Sur ces plantations de séladre et d’orgium, deux céréales<br />

ultraprotéinées, mises au point par les laboratoires brésiliens dans les années 2030, circulaient les<br />

petits robots jaunes de Bengalin<strong>du</strong>stry. Capables de labourer, de semer puis de récolter, ces<br />

appareils avaient remplacé depuis longtemps les derniers fermiers des grandes plaines. Lorsque<br />

les Etats-Unis d’Amériques avaient implosé sous la pression de leurs créanciers, les différentes<br />

communautés qui formaient cette confédération disparate, voulant chacune bâtir son propre Etat,<br />

avaient déclaré leur indépendance. <strong>Le</strong>s débuts ne s’étaient pas trop mal passés mais plusieurs<br />

conflits avaient éclaté. Il avait fallu l’arbitrage conjoint de Guptapolis et de la République céleste<br />

pour que puissent s’effectuer les douloureux transferts de population figeant pour de nombreuses<br />

décennies la nouvelle carte de l’Amérique.<br />

La population noire de Floride, touchée par la désertification avait en grande partie rejoint<br />

l’Union brésilienne dans laquelle elle avait trouvé bon accueil : l’Union restait en effet à peupler<br />

après le défrichement de la forêt amazonienne. Seuls subsistaient quatre grands parcs naturels,<br />

correspondant aux zones trop insalubres ou difficiles à exploiter en raison <strong>du</strong> relief. <strong>Le</strong><br />

gouvernement avait réintro<strong>du</strong>it dans ces forêts rési<strong>du</strong>elles des tigres et éléphants de l’antique<br />

savane africaine, rachetés à prix d’or auprès des fermes zoologiques <strong>du</strong> Tsar. <strong>Le</strong>s éléphants,<br />

dopés par les riches plants d’orgium qui avaient été transportés par des groupes de colibris<br />

azurés, s’étaient multipliés à tel point qu’il leur arrivait de sortir en hordes pendant l’hiver afin de<br />

s’attaquer aux plantations sous serre des plaines voisines. Ces groupes de cinquante à soixante<br />

mâles ravageaient tout sur leur passage et lorsque l’armée parvenait à les chasser des villages<br />

qu’ils avaient détruits, l’on retrouvait les mimosas décapités et les figuiers entièrement dépouillés<br />

de leurs feuilles. Mis à part les Radjas indiens de la haute technologie, qui sillonnaient ces parcs<br />

au cours de safaris ultra-sécurisés, seuls quelques aventuriers s’aventuraient dans ces réserves.<br />

Pour les touristes asiatiques, les accidents étaient relativement rares. <strong>Le</strong> dernier remontait à 2070,<br />

lorsqu’Agri Boptal, magnat de la finance de la principauté de Guptapolis s’était jeté aux pieds <strong>du</strong><br />

fauve venu dérober les restes de ses brochettes de cynocéphale en l’appelant « Seigneur Tigre ».<br />

Par bonheur pour l’homme d’affaires, son caniche flocon de l’himalaya s’était mis à aboyer<br />

furieusement à ce moment précis. <strong>Le</strong> tigre avait saisi cette petite boule de neige dans sa gueule et<br />

l’avait dévoré sans autre forme de procès. Lorsqu’il raconta cette ultime histoire, Vasquez se mit<br />

à rire avec une telle force que les larmes lui vinrent aux yeux. Après quoi, il me proposa un verre


de vin de séladre. Je dégustai avec délectation cette liqueur suave dont l’arôme me faisait penser<br />

à celui de la nèfle des bois, puis m’endormis sur mon fauteuil.<br />

A mon réveil, je trouvai le <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay à mon chevet, frais et dispos comme s’il<br />

n’avait fait qu’une promenade d’une heure alors qu’il avait disparu voici plus de six jours. « Je<br />

vous ai ramené votre monture », me dit il seulement. Jetant un œil par la fenêtre je vis<br />

qu’Impératrice broutait silencieusement. Lorsque j’apparus, elle releva la tête puis s’avança à ma<br />

rencontre. A quelques pas de là, <strong>du</strong> Vernay trempait patiemment un pinceau dans une boite<br />

d’huile de baleine aux armes de tsars et en badigeonnait ses bottes. « Voici la baleine qui a sauvé<br />

votre fiancée » me lança t’il en me montrant la miniature de cétacé figurant sur la boite. J’étais<br />

interloqué. Comment pouvait il savoir ? Ce ne fut que dans la soirée que je m’ouvris à mon hôte<br />

de cette question. <strong>Le</strong> <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay m’expliqua alors que la Horde avait été infiltrée depuis<br />

longtemps par les services secrets de la papauté. Aussi, personne n’avait il été surpris à Rome<br />

lorsque Lavask s’était rapproché des services <strong>du</strong> pape Benoît XVIII. L’agent double avait été<br />

reçu courtoisement par le Cardinal Pipianelli. <strong>Le</strong> prélat lui avait fait miroiter une réception dans<br />

l’ordre de Saint-Grégoire afin de couronner les publications scientifiques de son laboratoire.<br />

Personne n’ignorait au Vatican que Lavask se contentait de signer les articles des savants qu’il<br />

enlevait. Toutefois, il était important de soigner les apparences avec ce haut dignitaire de la<br />

Horde. Lavask quant à lui, se savait manœuvré, mais il faisait une telle confiance à son habileté<br />

diabolique que tout se passait comme s’il recherchait le contact avec les intelligences supérieures.<br />

Parmi ses affidés, deux proches renseignaient le Vatican avec une incorruptible fidélité.<br />

L’infiltration des services de la Horde avait permis à Benoit XVIII de téléguider l’attentat visant<br />

à détruire le grand aquarium de l’académie de marine. L’ordre de destruction avait été donné par<br />

le premier cercle situé autour <strong>du</strong> grand dignitaire. Lavask s’était su trahi mais ignorait par qui.<br />

Notre conversation autour de la grande cheminée <strong>du</strong> salon me fit comprendre que le <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong><br />

Vernay occupait un rôle majeur dans le système de surveillance mis en place par Rome. Il<br />

n’ignorait ni les rouages sophistiqués de la secte adversaire, ni le détail des opérations sous faux<br />

drapeau menées par le Vatican.<br />

Faisant face à la majestueuse cheminée de la salle, mon hôte me regardait de son regard<br />

clair tout en retroussant les pointes de son élégante moustache blonde. Tutoyant le danger à<br />

chaque instant, le <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay avait conservé cet air de légère insouciance qui<br />

accompagne d’ordinaire la destinée des âmes familières <strong>du</strong> monde invisible. Du Vernay était un<br />

réfléchi qui ne prenait jamais une décision à la légère. La seule distraction de ce célibataire<br />

en<strong>du</strong>rci consistait à tailler avec une paire de grands ciseaux dorés, les six cents mètres de haies en<br />

buis qui formaient un labyrinthe dans le parc. C’était lui qui en avait savamment composé le plan<br />

pendant l’hiver 2053. Par bonheur, le parc avait été épargné par la guerre civile. Seule la petite<br />

centrale thermique alimentant les jets d’eau chaude <strong>du</strong> midi, avait été réquisitionnée par les<br />

pouvoirs publics afin de fournir de l’énergie aux pièces d’artillerie magnétiques de la République<br />

des Deux-Amériques. Mais <strong>du</strong> Vernay n’était pas homme à se répandre en vaines paroles. Après<br />

m’avoir longtemps scruté <strong>du</strong> regard, il me déclara avec un léger accent britannique : vous savez<br />

peut être que la deltacoke de synthèse, dont les revenus permettent de financer les activités<br />

criminelles de la Horde, transite de la Republica de Tapioca, jusqu’à la côte africaine. Des<br />

dizaines de sous-marins pilotés automatiquement quittent chaque été la baie de l’Amazone pour<br />

rejoindre l’Afrique de l’Ouest. Ces vaisseaux sont télécommandés grâce à des satellites de poche.<br />

Selon mes informations, Mathilde aurait été placée dans l’un de ces submersibles afin d’échapper<br />

aux recherches de la police des Deux-Amériques. Camouflés par les riches limons <strong>du</strong> fleuve, ces


petits submersibles recouverts d’une écorce de bois, ont l’écho radar d’un tronc d’arbre. Il<br />

convient, par conséquent, de les suivre en toute discrétion afin de pouvoir cueillir Mathilde à son<br />

arrivée ». J’écoutais, avec avidité les explications <strong>du</strong> <strong>chevalier</strong>. Une foule de questions me<br />

venaient à l’esprit et j’aurai certainement mieux compris le fonctionnement de la Horde cette nuit<br />

là si un bruit sec n’eut brusquement interrompu notre conversation. Se sentant épié, <strong>du</strong> Vernay<br />

bondit dans le parc par une porte dérobée, suivi par une grande ombre grise de la taille d’un<br />

chien. L’ayant per<strong>du</strong> de vue, je me faufilai à travers les buis taillés et me perdis dans le<br />

labyrinthe. Vers deux heures <strong>du</strong> matin, une trappe s’ouvrit à quelques pas de moi. Du Vernay<br />

sortit la tête, et <strong>du</strong> regard, m’invita à me suivre. Nous cheminâmes plusieurs longues minutes<br />

sous terre à travers un boyau étroit. Ce corridor creusé dans le roc s’élargissait progressivement.<br />

Il aboutit à un appentis au centre <strong>du</strong>quel était posé un petit dériveur. Je considérai le vernis<br />

craquelé de cet antique vaurien derrière lequel était inscrit en lettres métalliques piquetées de<br />

verre de gris : Fandango. Si nous nous aventurons au large avec ce bateau, nous serons renversés<br />

à la première vague pensais-je. <strong>Le</strong> <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay me pressa pourtant avec autorité de gréer<br />

ce frèle esquif. Quelques minutes plus tard, ayant réussi à hisser sa grand-voile rouge, nous<br />

voguions en plein Atlantique.


CHAPITRE 6 : UN VOYAGE SUR MER SUR<br />

LA TRACE DES CONVOIS DE LA HORDE<br />

Qui a parfois navigué sur les gouffres amers tenant<br />

la barre d’une main et une drisse salée de l’autre se figurera aisément le désarroi qui s’empara de<br />

mon âme lorsque je vis par dessus le foc une déferlante plus haute que la pointe <strong>du</strong> grand mât. <strong>Le</strong><br />

<strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay, qui ne dormait qu’à moitié eut heureusement la présence d’esprit de se<br />

saisir de la barre et de virer promptement de bord afin d’augmenter la vitesse <strong>du</strong> navire. <strong>Le</strong>s<br />

lames s’abattant avec fracas sur le petit bateau nous devions constamment écoper avec nos<br />

chapeaux afin d’éviter le naufrage. Fort heureusement, la tempête nous poussait à toute force vers<br />

l’est si bien que nous parcourûmes une grande distance cette nuit-là. Sur l’océan flottaient<br />

quantités de débris parmi lesquels on distinguait les plants de micro-légumes arrachés aux platesformes<br />

désaffectées de la mer des Caraïbes. <strong>Le</strong>s poutrelles métalliques de ces îles artificielles<br />

avaient été dotées d’un ingénieux système de bacs afin de permettre aux nouveaux agriculteurs<br />

des océans de profiter des avantages thérapeutiques de l’agriculture de plein-vent. <strong>Le</strong>s océanolégumes<br />

se revendaient à prix d’or en République des Deux-Amériques ou bien sur la côte de<br />

Chine afin de doper en énergies marines la riche clientèle hyper-active qui raffolait de ces<br />

aliments légers et tonifiants.<br />

De l’écume bouillonnante surgissaient de temps en temps de fines lames argentées, vives<br />

comme l’éclair. « Regardez, ce sont des poissons volants de 4 e génération » s’exclama <strong>du</strong><br />

Vernay. Il m’expliqua que ces animaux marins avaient été mis au point par les laboratoires<br />

britanniques Malwick & Surrey dans les années 2025 afin de nettoyer la surface des océans des<br />

micro-particules de plastique qui y flottaient en quantité. <strong>Le</strong> poisson argenté Digestium avait non<br />

seulement d’incroyables capacité d’assimilation mais plus encore, il se présentait lui même<br />

comme une nourriture de substitution pour les oiseaux et les grands prédateurs marins menacés<br />

par la disette. Après trois jours de mer, nous aperçûmes sur tribord une véritable flottille de<br />

bateaux plats a l’arrière <strong>du</strong>quel je parvins malaisément à lire : Associated Fisheries of Guptapolis.<br />

Ces petits robots flottants formaient une sorte d’essaim sur la crête des vagues écumantes.<br />

« Voyez vous - me dit <strong>du</strong> Vernay en mettant ses mains en entonnoir à sa bouche afin de surmonter<br />

le bruit <strong>du</strong> vent - le nouvel écosystème marin ne pourrait fonctionner sans l’aide gigantesque<br />

apportée par les pêcheries indiennes. <strong>Le</strong>s Associated Fisheries, qui raflent 30 % des pêches<br />

annuelles, ont pour habitude de nourrir le poisson trois mois avant la pêche. Situés à l’arrière <strong>du</strong><br />

banc afin de tonifier les poissons les moins rapides, les robots disséminent un plancton de culture<br />

ultra-nutritif moissonné dans les grands lacs équatoriaux puis déshydraté et conditionné pour la<br />

pêche ». Du Vernay évitait <strong>du</strong> reste soigneusement de se rapprocher de ces robots. Il m’expliqua<br />

qu’ils étaient armés et qu’ils coulaient bas toute embarcation s’approchant à faible distance à<br />

l’exception <strong>du</strong> bateau-mère qui désamorçait leurs armes en leur envoyant un signal électronique<br />

de reconnaissance.<br />

Lorsque nous fûmes en plein milieu de l’océan, les déferlantes diminuèrent d’intensité.<br />

Notre fragile dériveur, porté par une houle régulière, se jouait désormais des vagues gigantesques<br />

qui l’encadraient de toutes part. Sa petite voile rouge le portait au sommet d’une grande colline<br />

d’eau d’où il semblait surplomber un massif de montagnes enneigées. Nous glissions ensuite en


quelques secondes au fond d’une vallée verte et <strong>bleu</strong>e, puis noire comme un tombeau. Notre seul<br />

matériel était situé dans le caisson avant <strong>du</strong> petit dériveur. Un soir que j’étais penché à l’avant <strong>du</strong><br />

bateau, j’en fit rapidement l’inventaire : tout d’abord, deux cent sachets d’aquavita. Chacun<br />

d’eux contenait 15 grammes d’ergamone azurée. Jetée dans un litre d’eau de mer, l’ergamone<br />

générait une précipitation chimique immédiate : s’agglomérant avec le chlorure de sodium pour<br />

former des pilules de la taille d’un œuf de saumon, l’ergamone rendait l’eau de mer<br />

immédiatement buvable une fois tamisée. Ensuite, trois longs filets papillon afin de piéger les<br />

Digestium qui viendraient immanquablement s’approcher <strong>du</strong> bateau en quête de nourriture. Un<br />

fusil de mer et trois cent cartouches, une carte marine et enfin plusieurs boites d’Alpha 4, les<br />

fameuses pastilles à base de lait de jument condensé qu’il suffisait de sucer pendant cinq minutes<br />

pour retrouver la vigueur d’un jeune cabri.<br />

Au bout d’une semaine de mer, et malgré les provisions de bord, le <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay et<br />

moi-même ressemblions à deux naufragés sans port d’attache. L’eau s’était attiédie et nous nous<br />

réveillâmes un matin dans un océan de brumes. Tout à coup, j’entendis comme le son d’une<br />

trompe très lointaine. Peut être s’agissait il d’une corne de brume dont le son porté sur des<br />

milliers de kilomètres par les vagues, arrivait jusqu’à nous. Comme nous ne distinguions à peine<br />

à cent brasses de notre esquif, nous redoublâmes de prudence. C’est alors qu’il jaillit<br />

soudainement devant nos yeux. Par trois quart arrière nous vîmes un immense navire d’une<br />

centaine de mètres de haut. Il devait s’agir d’un ancien porte-conteneur car l’on remarquait<br />

plusieurs grues à demi démantelées sur le pont. <strong>Le</strong>s balustrades avaient été arrachées. Quant à la<br />

coque, celle ci était percée de trous en plusieurs endroits en raison de la rouille mais également à<br />

cause de gros impact. Fort heureusement pour le navire, ces trous béants se situaient assez au<br />

dessus de la ligne de flottaison. Un pavillon <strong>bleu</strong>, blanc, vert flottait sur le feu de mât. Ce navire<br />

partait apparemment à la dérive sur l’océan. A son bord, nulle trace de vie. Il aurait été<br />

extrêmement hasardeux de s’en rapprocher. Du Vernay avait sorti ses jumelles. J’abaissai notre<br />

voile afin de nous rendre les plus discrets possibles. Nous nous couchâmes sur le Fandango et<br />

observâmes longuement. Une dizaine hommes descendirent par l’échelle de coupée. Un petit<br />

sous-marin de couleur verte s’approcha alors. <strong>Le</strong>s hommes entrèrent dans l’habitacle puis l’engin<br />

disparut en quelques minutes sous les eaux. <strong>Le</strong> vent ne s’étant pas encore levé, <strong>du</strong> Vernay éloigna<br />

notre petit bateau de toute la force de nos rames. C’est alors que la coque <strong>du</strong> Fandango fut<br />

soulevée par le sillage d’une torpille. Quelques instants plus tard, le navire inconnu explosait<br />

dans un bruit assourdissant. Il tourna lentement sur lui-même alors que la proue commençait à<br />

s’affaisser. La corne de brume se mit à émettre trois longs appels désespérés. Puis, à notre<br />

stupéfaction, des hommes apparurent et commencèrent à se jeter à la mer. <strong>Le</strong>s malheureux<br />

périssaient en atterrissant dans l’essence enflammée qui formait une véritable nappe autour <strong>du</strong><br />

navire. Quelques minutes plus tard l’immense cargo était englouti par l’océan. Du Vernay<br />

m’expliqua que nous avions été témoins d’une scène banale d’enlèvement : souffrant d’une<br />

véritable carence en ingénieurs, la Horde compensait cette faiblesse en prenant en otage tout<br />

personnel hautement qualifié. Ces rapts avaient débuté en Europe vers 2025, en particulier dans<br />

la République des Castrats dont les frontières poreuses ne présentaient aucun obstacle sérieux<br />

aux intrusions étrangères. Ces enlèvements s’étaient ensuite éten<strong>du</strong>s à l’Afrique puis au monde<br />

entier. L’Araucanie n’ayant pas les moyens d’armer ses navires de commerce, plusieurs d’entre<br />

eux étaient déjà tombés aux mains de la Horde. <strong>Le</strong>urs officiers avaient ensuite été astreints à des<br />

travaux forcés dans des bases secrètes.


Ces explications n’étaient pas plutôt terminées que la côte d’Afrique se dessina sous nos<br />

yeux. <strong>Le</strong> <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay haussa la tête puis scruta la côte <strong>bleu</strong>tée à l’aide de ses petites<br />

jumelles de cuivre recouvertes de peau d’élan. La mer était parfaitement calme et seuls quelques<br />

nuages s’amoncelaient à l’horizon. <strong>Le</strong> Fandango mit le cap vers une grande île qui formait une<br />

sorte de barrière naturelle entre l’océan et la mangrove. D’après mes calculs astronomiques, nous<br />

devions être non loin de la côte de Guinée. <strong>Le</strong>s convois sous-marins de deltacoke suivaient en<br />

effet plusieurs couloirs maritimes dans l’Atlantique. <strong>Le</strong> mieux fréquenté arrivait sur Gobanu, un<br />

îlot protégé par un véritable réseau de fortifications. Toutefois, en abordant l’île par les criques<br />

sauvages de la côte nord, il nous serait aisé d’assister à l’arrivée des sous-marins automatiques.<br />

C’est ainsi que nous abordâmes la baie des esclavons le 3 septembre 2083 après vingt six jours de<br />

mer. Nous étions tellement épuisés que nous eûmes à peine la force de tirer le Fandango sur la<br />

grève, de descendre la grand voile rouge afin d’en faire une tente de fortune que nous<br />

camouflâmes avec les grandes herbes à papier qui suivent les grèves équatoriales. Du Vernay<br />

s’endormit le premier, puis je sombrai à mon tour dans un sommeil réparateur.


CHAPITRE 7 : OÙ LE CHEVALIER BLEU<br />

DÉCOUVRE L’ÎLE DE GOBANU<br />

Lorsque je me réveillai, il faisait grand jour. Des<br />

bananiers immenses se balançaient au vent au dessus de nos têtes et j’eus un moment<br />

l’impression de me retrouver à Saint-Pétersbourg. La première pensée qui me vint à l’esprit fut<br />

pour Mathilde. Que n’avions nous pas en<strong>du</strong>ré pour retrouver cette malheureuse, misérablement<br />

enfermée dans la soute d’un sous-marin sans équipage et expédiée tel un vulgaire colis à l’autre<br />

bout de l’océan. Mille questions m’assaillaient l’esprit : Quand me serait il possible de la revoir ?<br />

Saurions nous déjouer la surveillance des gardes afin de la mettre en sécurité ? Etions nous au<br />

moins sûr qu’elle était déjà là sur l’île de Gobanu ? Alors que je réfléchissais aux mille dangers<br />

qui nous attendaient, je remarquai deux petits singes gris qui se balançaient sur la branche d’un<br />

Eucalyptus. Dès qu’ils me virent à leur tour, ils disparurent en émettant un sifflement narquois.<br />

Ce bruit réveilla le <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay qui se réveilla d’un bond, porta son regard vif sur les<br />

abords <strong>du</strong> canot puis, visiblement heureux d’avoir regagné la terre ferme sans encombre, tira sa<br />

pipe en bruyère de sa poche et la porta à ses lèvres machinalement. <strong>Le</strong>s cendres <strong>du</strong> petit feu de la<br />

veille étaient encore chaudes et il suffit de quelques brindilles pour le rallumer. Deux gros fruits<br />

orangés et juteux s’étaient écrasés près de nous. J’en pris un, le goûtai puis en offrit à Du Vernay.<br />

« Tiens, des plaqueminiers ici » lança t’il d’un ton étonné « jamais je n’aurai cru qu’il en restât<br />

après le phytovirus de 2035 ». Après avoir copieusement déjeuné de ces fruits augustes, nous<br />

rassemblâmes nos maigres affaires et nous mîmes en route pour le centre de l’île. Nous avions<br />

pris soin de camoufler le Fandango avec de hautes herbes. En cas de danger, il était possible de<br />

reprendre la mer en quelques minutes. Ayant laissé nos habits dans le canot, nous nous<br />

confectionnâmes des pagnes à l’aide de lianes puis pénétrâmes silencieusement dans la forêt.<br />

L’île semblait déserte. Je remarquai sur la hauteur le bulbe vert d’un temple étrange. C’est<br />

un Raa, un lieu de culte dédié au dieu-singe Pumilus, me confia <strong>du</strong> Vernay. Vous en verrez des<br />

dizaines ici. Ils ont été construits par les esclaves noirs des nouveaux maîtres de l’île. Ces temples<br />

sont entièrement vides mis à la part la statue centrale <strong>du</strong> dieu-singe rendant la justice au peuple<br />

des aveugles. Ce dieu a des traits oscillant entre l’homme et la bête. « Mais pourquoi des milliers<br />

d’hommes ont ils fait allégeance au clergé <strong>du</strong> dieu-singe ? » demandais-je au <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong><br />

Vernay ? « C’est très simple », me répondit il « la Horde règne par la terreur. Cette secte<br />

militaire accueille quiconque se plie à sa discipline de fer et élimine impitoyablement ceux qui<br />

refusent de lui promettre fidélité. Quiconque prête allégeance à la Horde puis renie sa promesse<br />

est exécuté. Dans ces circonstances, vous comprendrez que la résistance soit difficile. Quant aux<br />

esprits, ils sont rapidement stérilisés par le long apprentissage de ses préceptes absurdes. Lisez<br />

simplement ». Et en terminant cette phrase, il tira de sa poche un petit livre jaune frappé de<br />

l’effigie <strong>du</strong> dieu-singe. Je le feuilletai quelques instants. Il était difficile de comprendre ce texte<br />

pour la bonne raison que les phrases ne comportaient pas de verbe. De surcroit, les distiques se<br />

suivaient sans ordres, comme s’ils avaient été placées au hasard. J’imaginai en un éclair Mathilde<br />

forcée d’ânonner ce petit livre absurde, sous la surveillance de ses gardes illettrés. Ce faisant, je<br />

hâtai le pas jusqu’à ce qu’un coup de feu jette soudainement mon camarade à terre.


Force était de se rendre à l’évidence, le Chevalier <strong>du</strong> Vernay gisait blessé à dix pas de<br />

moi. Il me fit néanmoins silencieusement signe d’avancer. N’ayant d’autre arme sur moi qu’un<br />

petit coutelas, je le sortis de son fourreau et m’approchai en rampant. Fort heureusement, la<br />

blessure au bras <strong>du</strong> <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay n’était que superficielle : la balle n’avait fait qu’effleurer<br />

la peau et un simple bandage suffirait pour le tirer d’affaire. Nous rampâmes un bon moment à<br />

travers la végétation tropicale. Par bonheur, la pluie qui commençait à tomber nous permettait de<br />

progresser sans crainte d’être découverts. Nous débouchâmes enfin sur une sorte de petite<br />

clairière sise dans le creux d’un vallon. <strong>Le</strong> <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay m’expliqua que nous devions à<br />

tout prix rejoindre une case située au centre de l’île où nous attendait un agent. Il s’agissait<br />

d’Armand Lafleur, un homme dont le père, brigadier-chef au Royal-Etranger avait fait la<br />

campagne <strong>du</strong> Mali en 2013. Nous ne parvînmes à son habitation isolée que tard dans la nuit. La<br />

famille Lafleur était de toute confiance et nous pouvions parler en toute sécurité. Du Vernay<br />

salua cordialement son hôte et s’assit promptement sur une natte, posée au sol. Lafleur nous<br />

servit bientôt un excellent ragoût fumant, accompagné de boules de manioc, disposées dans de<br />

petits bols en bois. Ces mets succulents étaient accompagnés d’un excellent Château Lafleur-<br />

Bamba 2034, un cru issu des meilleurs cépages de la boucle <strong>du</strong> Niger.<br />

C’est au cours de ce repas mémorables que nous apprîmes les dernières nouvelles de l’île.<br />

Lafleur avait une excellente couverture, celle de garde-chasse de l’île de Gobanu au profit de la<br />

Horde. Ces fonctions lui permettaient de se déplacer à peu près partout sur l’île, même à<br />

proximité des installations sensibles de la côte. <strong>Le</strong>s magnats de la Horde étaient très soucieux de<br />

leur privilège de chasse, affectionnant par dessus tout, la poursuite des pumas qui hantaient ces<br />

lieux. Armand Lafleur avait aperçu il y a quatre jours, l’arrivée de la flottille de sous-marins. Il<br />

s’était alors dissimulé avec ses jumelles pour observer la scène. A sa grande surprise, une jeune<br />

femme était descen<strong>du</strong>e <strong>du</strong> sous-marin U 2081. Elle titubait en sortant de l’appareil en raison de<br />

son très long séjour au fond des mers et aussi de la luminosité à laquelle elle n’était plus habituée.<br />

Mathilde avait été prise en charge par une dizaine de gardes, puis escortée vers la terre ferme.<br />

Lafleur avait alors activé un système de pistage redoutablement efficace afin de faire suivre la<br />

jeune femme. Selon ses informations, celle-ci se trouvait désormais dans un petit village situé à<br />

300 lieues de la côte. J’étais marri à la pensée que nous l’avions manquée à quelques jours prêts.<br />

En même temps je me réjouis de la savoir vivante. Je n’eus alors qu’une idée en tête : partir la<br />

rejoindre, coûte que coûte. Mais Lafleur m’arrêta net. Il nous fallait reprendre des forces avant de<br />

repartir.<br />

Remuant les braises incandescentes à l’aide d’une vieille canne en bois <strong>du</strong>rci, Armand<br />

Lafleur fit un point rapide sur les difficultés auxquelles nous pourrions être confrontés : « Vous<br />

n’ignorez pas que l’Afrique occidentale est aujourd’hui divisée en de nombreuses communautés,<br />

souvent rivales. Après la grande période de partenariat <strong>du</strong> début <strong>du</strong> XXI e siècle, les Etats chinois<br />

ont, en grande partie, abandonné le continent noir. Seule la République céleste entretient<br />

aujourd’hui encore des relations économiques suivies avec les Etats agricoles d’Afrique<br />

équatoriale. La plupart des prisonniers de droit commun et de marchands chinois suivant le<br />

grand reflux démographique de la Chine, sont repartis dans leur mère-patrie vers 2050. Il ne<br />

reste plus aujourd’hui que des îlots de peuplement repliés sur eux-mêmes. Inutile de chercher à<br />

trouver de l’aide dans ces villages : ils sont partiellement contrôlés par la Horde. L’Afrique utile,<br />

quant à elle est contrôlée par la principauté indienne de Guptapolis. Profitant de<br />

l’affaiblissement démographique, puis économique de sa rivale, l’Inde est en effet présente<br />

depuis plus de quarante ans dans le secteur agricole et minier. De vastes protectorats agricoles


ont été établis sur la côte orientale de l’Afrique. <strong>Le</strong>s populations noires y travaillent sous la<br />

direction de contremaîtres indiens. <strong>Le</strong>s Etats indiens ont tout d’abord investi dans l’Afrique<br />

anciennement britannique. Mais aujourd’hui, l’Hindi est devenu la langue administrative de<br />

l’ensemble de la côte. Ceci s’est tra<strong>du</strong>it par une réorientation des flux économiques et par la<br />

naissance de nouvelles routes maritimes. <strong>Le</strong>s planteurs indiens pourront vous aider : ils<br />

cherchent en effet à lutter contre les activités de la Horde qui a failli paralyser leur Etat. Mais<br />

loin de ces protectorats règne l’anarchie. Soyez donc vigilants ». Lorsqu’il eut achevé ces<br />

quelques mots, Armand Lafleur nous tendit à chacun un turban rehaussé d’une plume d’aigrette<br />

ainsi qu’une longue redingote en soie <strong>bleu</strong>e. Venez dehors, ajouta t’il avec un brin de malice, je<br />

vous ai réservé une surprise. C’est alors que j’entendis soudain le hennissement de ma fidèle<br />

Impératrice. Elle était accompagnée par un autre cheval que je n’avais jamais vu. « Je vous<br />

présente Cosaque », me lanca alors <strong>du</strong> Vernay. « Me voici donc sous bonne garde » répliquais-je.<br />

Deux jours plus tard, deux mystérieux Radjhas dotés de sauf-con<strong>du</strong>its en bonne et <strong>du</strong>e forme<br />

profitaient de la marée basse pour quitter l’îlot de Gobanu sur leurs chevaux. Sur la rive un feu<br />

semblait leur adresser un dernier adieu : c’était le Fandango qui brûlait.


CHAPITRE 8 : OÙ L’ON VOIT LE CHEVALIER BLEU<br />

ECHAPPER DE PEU À UNE MORT CERTAINE<br />

Qui se douterait, ne serait ce qu’une seconde, qu’il<br />

nous fallut plus de six semaines pour traverser les éten<strong>du</strong>es immenses qui séparaient la petite île<br />

de Gobanu des hauteurs dans lesquelles Mathilde était retenue captive. Plusieurs obstacles se<br />

dressaient sur notre passage. Tout d’abord, sur toutes les terres incultes où peu propices à la<br />

culture de plantes in<strong>du</strong>strielles, la végétation avait poussé de façon extravagante si bien qu’il nous<br />

était très difficile d’avancer. D’immenses lianes s’enroulaient autour des arbres puis retombaient<br />

en cascade sur le sol. Comme nous étions à l’époque de la floraison, les bois étaient devenus<br />

multicolores et presque enchanteurs. <strong>Le</strong> chant des oiseaux résonnait sous ces cathédrales de<br />

ver<strong>du</strong>res et nos chevaux eux-mêmes semblaient enivrés par ce spectacle féérique. <strong>Le</strong> <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong><br />

Vernay ne s’était point départi de sa bonne humeur habituelle et un sourire imperceptible flottait<br />

en permanence sur ses lèvres. Pour lui, ce voyage était une mission comme un autre et le goût<br />

pour l’aventure semblait suffire à le combler d’allégresse. J’étais pour ma part plus inquiet.<br />

Jamais nous n’avions été si prêts <strong>du</strong> but et en même temps, ces territoires ne m’inspiraient<br />

nullement confiance. Après tout, si nous tombions sous les balles de la Horde, qui s’en soucierait.<br />

Nos corps se dissoudraient dans cet océan de ver<strong>du</strong>re et la végétation fleurirait bientôt sur nos<br />

dépouilles anonymes.<br />

Devant les mille dangers qui nous guettaient, j’avais pris le parti de la fuite en avant. Je<br />

m’imaginais que seule la vitesse nous permettrait de conjurer le sort. <strong>Le</strong> <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay,<br />

même s’il se laissait parfois entraîner par ma fougue, était de nature plus posée. Il réfléchissait<br />

davantage et surtout avait l’art de tirer des hommes ce qui était nécessaire à la poursuite de son<br />

voyage. Du Vernay avait l’habitude de me dire : « seule la vanité des hommes peut nous donner<br />

une idée de l’infini ». De fait, à chaque rencontre, il ne se contentait pas de faire un compliment<br />

galamment tourné, il prenait un réel plaisir à ce jeu. Il lançait une quelconque flatterie puis en<br />

mesurait l’effet. Comme celui-ci était quasiment infaillible, il en profitait pour flatter davantage<br />

encore. C’est ainsi qu’il se laissait entraîner à des compliments si extravagants que j’avais envie<br />

d’éclater de rire. Mais son interlocuteur, habituellement entraîné par ses paroles ne sentait<br />

nullement le ridicule de la situation et le quittait à l’inverse si heureux qu’on aurait cru qu’il<br />

voulût l’embrasser. Telle était le ressort de la force mystérieuse <strong>du</strong> <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay. Son<br />

secret est qu’il ne s’imaginait point flatter : il ne complimentait que sur les qualités réelles et<br />

finissait par avoir foi en ses propres extravagances.<br />

Après avoir traversé la forêt tropicale, nous entrâmes dans un territoire cultivé comme un<br />

jardin et protégé par des parapets en bois soigneusement entretenus. Des gardes étaient disposés<br />

de façon régulière sur les pourtours de cette immense plantation. Ils déambulaient, le fusil sur<br />

l’épaule, et ne cessaient leurs rondes qu’à la nuit tombée. Nous les apercevions alors accroupis<br />

autour d’une bouilloire en cuivre, buvant à petites gorgées un thé très noir dont l’odeur parvenait<br />

jusqu’aux narines de nos chevaux. Impératrice avait quelque peu per<strong>du</strong> sa fougue, sans doute en<br />

raison de la chaleur. Elle était constamment inquiétée par de minuscules moustiques qui la<br />

faisaient tressaillir à tout instant. Au loin s’étendaient les plantations régulières de blé – kokobun,<br />

une variété mise au point dans les laboratoires japonais dans les années 2020, et qui avait<br />

l’avantage de résister à la plupart des parasites qui pullulaient sur ces terres. <strong>Le</strong>s maîtres des


lieux, anciennement originaires <strong>du</strong> Gujarat, maîtrisaient l’ensemble des flux financiers. Ils<br />

parvenaient à récolter deux fois l’an et utilisaient l’innombrable main d’œuvre bon marché <strong>du</strong><br />

continent noir afin de cultiver leurs immenses plantations. L’on ne pouvait y pénétrer sans<br />

autorisation. <strong>Le</strong>s plantations privées indiennes étaient dotées chacune d’un petit service de<br />

douane. Lorsque nous arrivâmes dans ce territoire, nous dûmes acheter un petit passeport vert qui<br />

nous permettait de circuler dans l’ensemble de l’Union des plantations autonomes. Chaque grand<br />

propriétaire terrien se contenterait ensuite de faire apposer par ses gardes armés un visa<br />

temporaire, sur ce sésame en forme de parchemin huilé. Par bonheur, l’un des agents territoriaux<br />

au service de l’Union des plantations autonomes travaillait comme agent au service <strong>du</strong> <strong>chevalier</strong><br />

<strong>du</strong> Vernay. Il se fit connaître par un ruban de soie <strong>bleu</strong>e qu’il portait autour <strong>du</strong> cou. Cet homme<br />

s’appelait monsieur Cardinal. C’était un serviteur sans détours, chaleureux et magnanime. Il finit<br />

par apprendre au <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay le lieu exact ou Mathilde demeurait captive. Sitôt<br />

renseignés, nous cheminâmes à sa rencontre. A la vue de nos costumes chatoyants de Radjas, les<br />

villageois se prosternaient en murmurant des paroles inintelligibles. Parfois une vieille femme<br />

semblait nous jeter un sort, désignant Impératrice d’un doigt vengeur. Malgré les encombres de<br />

la route, nous parvînmes au bout d’une semaine, aux pieds des montagnes où la captive était<br />

séquestrée.<br />

<strong>Le</strong> massif karstique de Walampitiba avait été creusé au temps des grandes persécutions de<br />

la Horde à l’encontre des villages qui refusaient d’acquitter la capitation. <strong>Le</strong>s villageois de la<br />

vallée avaient foré tout un réseau de galeries souterraines, connectées les unes aux autres par de<br />

petits boyaux. Ces souterrains étaient aménagés de telle façon que la population puisse soutenir<br />

un siège. On y trouvait des citernes d’eau potable, de petits greniers où les céréales étaient<br />

stockées, mais également des caches d’arme. Mais en 2061, le dernier chef s’était ren<strong>du</strong> à la<br />

Horde. Il avait épargné en même temps que ses hommes mais avait dû en retour livrer le plan des<br />

galeries souterraines à l’organisation secrète. Depuis ce temps, le massif étaient l’un des centres<br />

de commandement de la Horde pour l’Afrique. <strong>Le</strong> <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay, n’ignorait aucun de ces<br />

détails mais il pensait être capable de déjouer la surveillance des gardes afin de s’emparer de<br />

Mathilde. Hélàs, rien ne se passa, cette fois comme prévu. Alors que nous avancions vers l’entrée<br />

sud <strong>du</strong> massif, les sabots d’Impératrice furent soudain pris dans des rets. La jument trébucha et<br />

avant que je n’aie eu le temps de mettre la main à l’épée, une main puissante me saisit au collet et<br />

me plaqua contre le sol. J’eus juste le temps d’apercevoir Cosaque se cabrer puis disparaître à<br />

travers les fourrés. Plusieurs coups de feu retentirent. Des gardes s’attroupèrent et des ordres leur<br />

furent donnés dans une langue incompréhensible. Je fus promptement ligoté puis transporté à<br />

l’intérieur de la forteresse. A ma grande surprise, les murs de cette place étaient entièrement<br />

garnis de fresques de couleur ocre. L’on pouvait y distinguer des scènes de chasse. Des<br />

hiéroglyphes accompagnaient ces dessins. Il ne s’agissait de rien de connu. Je fus jeté sur un<br />

grabat. J’entendis le bruit sourd d’un verrou, puis plus rien. Je fus réveillé par le bruit d’une<br />

goutte d’eau tombant dans un récipient. Toutes les cinq secondes, la goutte tombait et résonnait<br />

dans la galerie souterraine. J’en conclu qu’un orage formidable devait avoir éclaté dehors et que<br />

l’eau commençait à s’infiltrer. <strong>Le</strong> garde qui somnolait devant ma porte ne semblait pas inquiet.<br />

Me rapprochant de la porte, j’entrevis sa longue robe multicolore en laine de chèvre et le pistolet<br />

qui brillait à sa ceinture. Mais un autre bruit vint alors à mes oreilles, le son d’un outil dans la<br />

pierre ou bien d’un animal tâchant de se frayer une galerie. <strong>Le</strong>s rats pensais-je.<br />

J’avais totalement per<strong>du</strong> la notion <strong>du</strong> temps. Quelle heure pouvait il bien être ? Ma montre<br />

avait été brisée et je n’avais gardé dans le fond d’une poche que la pipe en buis qui m’avait été


offerte par <strong>du</strong> Vernay. Qu’était il devenu ? Avait il été tué d’un coup de pistolet au moment où<br />

nous avions été pris en embuscade. Comment expliquer qu’un homme aussi prudent se soit<br />

laisser aller à prendre un tel risque alors que nous touchions au but ? Per<strong>du</strong> dans ces réflexions, je<br />

repassais en mon esprit les circonstances inouïes qui m’avaient fait soudainement quitter la<br />

seigneurie de Marçay pour me plonger dans un monde étrange dans lequel, pour comble<br />

d’infortune Mathilde m’avait été enlevée. C’est alors que les petits bruits de roche que l’on<br />

creuse reprirent de plus belle. A l’évidence, une personne creusait à travers la pierre. Mais j’étais<br />

tellement fourbu que je m’endormis tout habillé sur mon gravat.<br />

Lorsque j’ouvris les yeux, un minuscule rai de lumière sortait <strong>du</strong> mur à l’opposé de mon<br />

lit. Je crus tout d’abord à la présence d’un petit voyant sur la paroi. Je m’approchai et collai mon<br />

œil à l’orifice. Or il m’était impossible de percevoir quoi que ce soit à travers ce trou<br />

microscopique. <strong>Le</strong>s idées les plus folles me vinrent alors à l’esprit. D’autres captifs se trouvaient<br />

peut être dans l’autre cellule. Mathilde elle-même pouvait être de l’autre côté. Mais comment<br />

attirer l’attention de ces hommes sans éveiller l’attention de mon garde ? J’y réfléchissais<br />

longuement puis, n’y tenant plus, je remuai les chaines auxquels mes pieds étaient entravés et me<br />

mis à cogner violemment contre la paroi avec le morceau de bois qui me servait d’oreiller. Deux<br />

coups me répondirent à travers la cloison. Mais mon garde, ayant ouvert la porte de ma geôle,<br />

m’intima l’ordre de cesser à l’instant même. Après cet incident, un temps infini s’écoula, sans<br />

que je pusse me rendre compte <strong>du</strong> nombre de jours passés. Malgré mon désarroi, je résolus de me<br />

fixer un certain nombre de tâches entre chaque repas afin de tenir coûte que coûte. Sans livre,<br />

sans communication avec l’extérieur, je m’adonnai à de longs exercices de gymnastique et gravai<br />

sur les murs de ma cellule de vagues dessins où les bêtes fantasques voisinaient avec une<br />

végétation de forêt vierge.<br />

J’aurai certainement succombé au désespoir dans ce ré<strong>du</strong>it insalubre où mes forces se<br />

ré<strong>du</strong>isaient à vue d’œil si la Providence ne m’en eût soudainement tiré. Un soir, que je dormais<br />

roulé dans la méchante couverture grise qui m’avait été donnée pour tout réconfort, mon garde<br />

me secoua rudement et défit les chaînes qui entravaient mes pieds. Il me demanda de le suivre. Je<br />

parcourus derrière lui plusieurs centaines de mètres à travers des galeries. Même si j’avais le plus<br />

grand mal à marcher, j’étais si heureux de me dégourdir les jambes que je me sentais<br />

merveilleusement heureux. Au bout d’un souterrain, je fus soudain jeté à l’intérieur d’une grande<br />

cellule où plusieurs dizaines de prisonniers étaient entassés. Je lus une sorte de terreur dans le<br />

visage de ces moribonds. C’est parmi tous ces êtres misérablement entassés que soudainement je<br />

la vis : les traits tirés et les yeux ternes, Mathilde, vêtue d’une sorte de robe de bure rapiécée<br />

s’adossait à la paroi de la cellule. Elle me reconnût d’un regard et ses yeux s’illuminèrent mais je<br />

compris aussitôt que je ne pouvais lui adresser la parole. Lorsque la lumière fut éteinte et que le<br />

garde de notre grande cellule se fut endormi s’engagèrent de multiples conversations à voix<br />

basse. Comme les prisonniers étaient de nationalité différente, il était très difficile de<br />

communiquer. Mais au bout de deux à trois heures, les prisonniers s’étant naturellement<br />

rapprochés de ceux dont ils comprenaient la langue, un système d’interprétation improvisé se mit<br />

en place. J’appris les éléments suivants. Nous avions été sélectionnés pour être ven<strong>du</strong>s comme<br />

travailleurs forcés dans les plantations de la côte est de l’Afrique. <strong>Le</strong>s conditions étaient très<br />

<strong>du</strong>res là bas. Nous serions gratifiés d’un bol de riz par jour jusqu’à notre départ, qui emprunterait<br />

vraisemblablement le petit chemin de fer de l’Hindi eastern railway. Ne communiquant avec<br />

Mathilde que par personnes interposées, je compris qu’elle était capable d’en<strong>du</strong>rer ce voyage et<br />

que la Horde ne suspectait apparemment pas la raison de ma présence. C’en était assez pour me


décider intérieurement à tout mettre en œuvre afin de survivre à cette épreuve. L’homme qui était<br />

enchaîné à ma droite me fit généreusement une place. Je le remerciai de la tête. Il me répondit par<br />

un signe puis me murmura son nom : Djamchid. Charmé par sa bienveillance, je luis souris puis<br />

m’endormis soudainement.


CHAPITRE 9 : LA RENCONTRE DE DJAMCHID ET LE DÉPART POUR L’ORIENT<br />

<strong>Le</strong> lendemain matin, alors même que nous dormions<br />

encore, le groupe de femme fut emmené à part. J’eus juste le temps de glisser un mot dans la<br />

poche de Mathilde. Nous échangeâmes un long regard, puis elle fut menée dehors par les gardes.<br />

Une heure plus tard, nous fûmes attachés deux à deux puis con<strong>du</strong>its en un long cortège vers la<br />

piste qui menait au chemin de fer. <strong>Le</strong> bonheur de revoir le jour m’était indescriptible et je<br />

savourai chaque instant. <strong>Le</strong>s longs palmiers se balançaient lentement dans le ciel au gré de la<br />

brise marine. J’écoutais, émerveillé, le cri rauque des oiseaux-souris dans les mimosas. Il<br />

semblait que mon corps revenait à la vie. Au cours de la longue marche à laquelle nous avions été<br />

contraints, l’ordre formel avait été donné d’observer un silence absolu. Ce n’est donc qu’une fois<br />

tassés dans le wagon 293 que nous pûmes à nouveau communiquer. Djamchid m’avait<br />

accompagné. Il s’était éten<strong>du</strong> sur la paille. Je m’assis à ses côtés puis l’interrogeai sur sa présence<br />

dans ce convoi. Djamchid devait avoir trente cinq ans. Ses yeux noirs pétillaient d’intelligence. Il<br />

semblait épuisé mais puisait son énergie dans son inaltérable humour. Originaire de Perse, il me<br />

raconta qu’il était représentant de commerce depuis l’âge de quinze ans. Il transitait tous les ans<br />

de Damas à Shanghaï afin de proposer les services sophistiqués de la société Thalassopersis à ses<br />

clients.<br />

Après la révolution des Rascasses en 2023, l’Iran avait connu une double mutation.<br />

Signant un traité d’amitié avec l’Afghanistan, il avait réussi à instaurer une vaste zone de libre<br />

échange comprenant la Haute-Syrie, l’Irak, les califats Afghans, la Russie et l’Empire Céleste.<br />

Simultanément, l’Iran avait mis en place un vaste programme naval et ce, malgré les pressions de<br />

la communauté internationale visant à ce que le pays continue à engloutir son énergie dans la<br />

montée en puissance nucléaire. Malgré les intimidations et même les sabotages, l’Iran avait pu<br />

s’appuyer sur la nouvelle expertise maritime de l’Empire Céleste et avait mis à l’eau de nouvelles<br />

frégates qui sillonnaient le golfe Persique et s’aventuraient jusqu’en mer de Chine. La zone<br />

économique formée par l’Iran, l’Empire Céleste et la Russie avait connu un développement<br />

considérable jusqu’à 2050. Mais le nouvel empire mongol s’était ensuite affaibli d’année en<br />

année en raison <strong>du</strong> manque d’hommes. Il était aujourd’hui marqué par les tiraillements intérieurs<br />

et surtout menacé par l’Inde, qui possédait une bonne partie de sa dette. Dans ce contexte, l’Iran<br />

s’était spécialisé dans le secteur des services à haute valeur ajoutée. Djamchid vendait, par<br />

exemple un service de conseil en psychologie. Thalassopersis avait en effet mis au point des<br />

techniques de cure par les arts dans ses stations thermales ultra sophistiquées <strong>du</strong> Golfe Persique.<br />

Je brûlais d’en apprendre davantage lorsque le train s’arrêta soudain en rase campagne dans un<br />

crissement effroyable de freins.<br />

La porte de notre wagon fut bruyamment ouverte et je fus saisi par deux gardes.<br />

N’opposant aucune résistance, je vis en un instant défiler mon étrange voyage en esprit : la<br />

découverte de l’ancien royaume de France dévasté par la guerre, le départ pour le Caucase, le<br />

rendez-vous manqué avec Mathilde à Saint-Pétersbourg, mon départ pour l’Amérique, la<br />

rencontre providentielle avec le <strong>chevalier</strong> <strong>du</strong> Vernay, notre voyage sur mer, et l’Afrique enfin où<br />

j’étais misérablement captif depuis des mois. Je pressentis que le but de ma mission avait été


découvert et craignais pour ma vie. Je fus effectivement enfermé sans un bruit dans une cage de<br />

fer. A côté de moi se trouvaient d’autres cages. Dans l’une d’elle se trouvait un Français qui<br />

semblait très absorbé par le manuscrit qu’il était en train d’écrire. « D’où venez vous » lui<br />

demandais-je ? « Des trois-évêchés », me répondit il. J’avais un peu de mal à situer cette région<br />

sur la carte alors il haussa les épaules et répéta : « oui, des trois évêchés, Josselin, Al<strong>du</strong>des,<br />

Aurillac ». Ah, fis-je mine de comprendre. Et que faites vous ici ? Et bien, me répondit il, je crois<br />

que nous n’avons pas la grâce de plaire aux maîtres de la Horde. <strong>Le</strong> sous-inspecteur Lavask est<br />

ici en tournée d’inspection. Il nous exécutera demain. Et que faites vous pour passer le temps, lui<br />

demandais-je encore. J’écris Requiem pour un empire défunt. Il s’agit d’une symphonie<br />

inachevée ajouta t’il avec un demi-sourire. La nuit descendait, et quand elle fut tombée tout à fait,<br />

la campagne devint tout à coup silencieuse. Seule une chouette troubla le silence des grands<br />

arbres. Mon camarade de cellule devait être bien informé puisque le sous-inspecteur Lavask<br />

apparut soudain à l’horizon, éclairé par une torche. Il était seul. Ensuite, tout alla très vite. Je vis<br />

distinctement à une centaine de pas, deux yeux étincelants en bor<strong>du</strong>re <strong>du</strong> petit bois de karités.<br />

Une forme grise en jaillit et se jeta sur le sous-inspecteur, dévorant atrocement sa jambe droite. Je<br />

reconnus alors tête d’or, le loup qui nous avait suivi depuis le début de notre voyage. <strong>Le</strong>s<br />

prisonniers s’étaient dressés sur leur séant et battaient des mains en poussant des clameurs. C’est<br />

alors que <strong>du</strong> Vernay jaillit comme par enchantement des fourrés où il était tapi. Il fit sauter nos<br />

cadenas d’un coup de pistolet puis me dit « En selle, Mathilde est en sécurité, elle vous attend<br />

tranquillement en un lieu caché que vous connaissez seul. Ma mission s’achève ici ». Après ces<br />

paroles, <strong>du</strong> Vernay partit au galop vers l’Orient. Je le suivis quelque temps mais me perdit<br />

rapidement en un bois. Voulant prendre un peu de repos, je descendis de monture puis<br />

m’endormis.


EPILOGUE<br />

Lorsque les premiers rayons <strong>du</strong> soleil<br />

soulignèrent d’un revers doré les hauts de Brienon le 13 avril 1731, le <strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong> ouvrit un<br />

œil puis se dressa sur son séant. Son premier réflexe fut de mettre la main sur l’emplacement où il<br />

dissimulait son pistolet. A sa grande surprise, la soie <strong>bleu</strong>tée de son pourpoint, qu’il pensait<br />

brûlée par le sel de mer, semblait parfaitement intacte. <strong>Le</strong>s fleurs brodées qui le parsemaient<br />

brillaient même d’un éclat inhabituel. Cherchant machinalement Impératrice <strong>du</strong> regard, il fut<br />

stupéfait de s’apercevoir que sa jument avait changé. L’élégant cheval avait retrouvé son lustre<br />

d’antan. Tout semblait nouveau autour de lui.<br />

Il se leva et brossa son manteau <strong>du</strong> revers de la main. « J’aurais rêvé ? » s’écria t’il.<br />

Sonné, il s’assit sur une pierre puis tâcha de rassembler ses esprits. « Quel rêve étrange » ajouta<br />

t’il à voix haute. Puis il se dit en lui même : j’épouse Mathilde demain mais il me reste quelques<br />

heures avant la cérémonie, couchons ces pensées fantasques sur le papier avant qu’elles ne se<br />

dissipent. Et c’est ainsi que Jacques le Fort, qui venait à faner près <strong>du</strong> petit bois où le <strong>chevalier</strong><br />

s’était arrêté pour dormir, surprit son maître en train de terminer son manuscrit, deux heures<br />

avant le coucher <strong>du</strong> soleil. Charles était si troublé par cette longue nuit, qu’il ne s’aperçut de rien.<br />

Il se disait intérieurement qu’il n’oserait jamais lire ce <strong>songe</strong> étrange à sa jeune fiancée de peur de<br />

l’effrayer.<br />

C’est sous une voute de feuillage que le mariage de Charles et Mathilde fut scellé pour<br />

l’éternité. La fantaisie <strong>du</strong> jeune <strong>chevalier</strong> l’avait fait pencher pour une cathédrale de ver<strong>du</strong>re<br />

plutôt que pour l’église de son village. Lorsqu’après la bénédiction, le <strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong> ouvrit avec<br />

Mathilde la procession qui le menait au château sur un sol jonché de fleurs, il lui sembla que<br />

quelqu’un manquait à la fête. Ah, <strong>du</strong> Vernay, se dit il en lui-même, vous m’avez protégé et<br />

m’avez ren<strong>du</strong> Mathilde. Je vous suis redevable de la félicité, mais que ne m’avez vous suivi<br />

jusqu’à ces lieux. Puis il forma ce vœu secret : poursuivez donc votre course éper<strong>du</strong>e à travers les<br />

mystères de la nuit, je vous retrouverai dans mon prochain <strong>songe</strong>.


Dans la nuit <strong>du</strong> 20 au 21 avril 1731, Charles de Marçay fut soudainement<br />

transporté en <strong>songe</strong> en l’an 2083. <strong>Le</strong> souvenir de cette nuit demeura si vif en son esprit<br />

qu’il en consigna les détails dans un journal dont il fit lecture à ses gens. <strong>Le</strong> croyant<br />

frappé de folie, ceux-ci s’effrayèrent à tel point que le <strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong> leur jura de<br />

n’autoriser la publication de ce récit que deux cent ans après sa mort. Cette date étant<br />

atteinte, il appartient au public de pouvoir enfin découvrir l’insolite Journal des <strong>songe</strong>s <strong>du</strong><br />

sieur de Marcay. Transporté en rêve en l’an 2083, le <strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong> trouve son royaume<br />

dévasté. Partant à la recherche de Mathilde, Charles découvre la nouvelle Russie, dont les<br />

villes arctiques prospèrent, le long de la voie <strong>du</strong> nord. Parcourant la République-des-deux-<br />

Amériques puis traversant la mer jusqu’aux protectorats indiens d’Afrique orientale, le<br />

<strong>chevalier</strong> <strong>bleu</strong> nous entraîne dans un univers tout à la fois proche et lointain. Que l’auteur<br />

de ce <strong>songe</strong> ait ainsi voulu nous divertir avec une légèreté propre au XVIII e siècle, nul ne<br />

saurait s’en étonner. Toutefois, Charles de Marçay serait le premier surpris que ses<br />

chimères et extravagances passent aujourd’hui pour la description <strong>du</strong> monde que nous<br />

connaîtrons peut être demain.

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