La boîte noire

Texte : La boîte noire Boileau – Narcejac
hypocrisie ? Toute parole de
satisfaction, d'un écœurant cynisme ?
Il s'enferma dans un silence que la
jeune femme pouvait interpréter à sa
guise. Elle reprit d'ailleurs aussitôt :
- Tu veux... le voi r ?
- Bien sûr, fit-il.
La respiration rauque et syncopée de
Philippe emplissait la chambre. Le
moribond avait les yeux clos, les mains
curieusement nouées sur la poitrine;
ses joues blêmes, creusées, étaient
parcourues d'un frémissement
incessant. Thierry s'avança, le front
bas, comme un coupable, s'arrêta au
pied du lit, posa les doigts sur le
montant de bois ; il sentait ses
paupières se gonfler. Pauvre Philippe,
si confiant, si discret, si crédule !...
Thierry devait se rendre à
l'évidence. Jamais il n'aurait eu le
courage... Et voici que Philippe allait
disparaître, à l'instant le plus
opportun. Thierry n'aurait à redouter
ni le mépris d'Yvonne ni le remords
déchirant de son crime.
Non, certes, pas le remords de son
crime. Mais... celui de sa trahison ?
Thierry connaissait Philippe depuis
trente ans, depuis la communale; il
avait été témoin à son mariage.
Curieux ! Ce jour-là, Yvonne lui avait
paru plutôt insignifiante. Jolie, sans
doute, mais rien de plus. Si on lui avait
alors prédit qu'elle deviendrait la
femme de sa vie... Thierry se rappelait
toutes les ruses qu'ils avaient dû
imaginer, leurs précautions, leurs
mensonges, leurs angoisses, aussi, les
rares fois où quelque inoffensive
question de Philippe leur avait, un
moment, fait redouter le pire. Il
revoyait cet affreux matin où Yvonne
s'était précipitée chez lui, affolée.
«Il sait... Je suis certaine qu'il a
découvert...» Comme ils riaient,
ensuite, de leurs folles alarmes !
Brave Philippe ! Ne suffisait-il pas,
pour se rassurer, de contempler son
doux visage d'honnête homme, son
regard candide et comme constamment
étonné. « Mon gros chien », disait de lui
Yvonne.
Thierry passa lentement la main sur
son front «Mon pauvre Philippe, je
t'ai trahi; j'ai abusé de ta confiance,
de ta générosité, et, maintenant, je
m'apprête à prendre définitivement ta
place. »
Il se sentait plein de honte, de
dégoût. Des mots de repentir lui
venaient aux lèvres qu'il eût peut-être
prononcés s'il ne se fût tout à coup
rappelé qu'Yvonne se trouvait, elle
aussi, dans la chambre. Il se tourna à
demi. Son regard rencontra celui de la
jeune femme. Elle avait deux sillons
luisants sur les joues, et il comprit que
les pensées d'Yvonne avaient suivi
exactement la même pente que les
siennes. Ils eurent un sourire ému...
On sonna. Yvonne quitta la pièce. Ce fut
peu après que Philippe ouvrit les yeux
Des yeux troubles, qui mirent
longtemps à s'éclaircir, puis errèrent
d'un meuble à l'autre, se fixèrent enfin
sur Thierry. Quelque chose, qui était
comme un peu de joie, passa alors sur le
visage cireux
- Oh ! Thierry, tu es là !
A.R. TAMINES Page 2 sur 6