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MEMOIRE ETOA ABESSOLO - L'ENS

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RÉPUBLIQUE DU CAMEROUN REPUBLIC OF CAMEROON<br />

N<br />

Paix – Travail – Patrie Peace – Work – Fatherland<br />

----------------- -----------------<br />

UNIVERSITÉ DE YAOUNDÉ I THE UNIVERSITY OF YAOUNDE I<br />

E<br />

----------------- -----------------<br />

ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE HIGHER TEACHER’S TRAINING COLLEGE<br />

----------------- -----------------<br />

DÉPARTEMENT DE PHILOSOPHIE DEPARTMENT OF PHILOSOPHY<br />

----------------- -----------------<br />

LA FONCTION DE L’IMAGINATION<br />

DANS LA PSYCHANALYSE DU FEU DE<br />

GASTON BACHELARD<br />

Mémoire présenté en vue de l’obtention du<br />

Diplôme de Professeur de l’Enseignement Secondaire deuxième grade<br />

(DIPES II)<br />

Par<br />

Jean Jean Christian Christian <strong>ETOA</strong> <strong>ETOA</strong> <strong>ABESSOLO</strong><br />

<strong>ABESSOLO</strong><br />

Licencié en Philosophie<br />

S<br />

Sous la direction de<br />

M. Lucien AYISSI<br />

Professeur<br />

Année Académique 2011-2012


DEDICACE<br />

A tous ceux qui comme moi,<br />

aspirent à la perfection et reconnaissent qu’ils ne savent rien.<br />

i


REMERCIEMENTS<br />

Nous remercions tous ceux qui, d’une façon quelconque ont contribué à la<br />

réalisation de ce travail. Il s’agit, en priorité de notre directeur de travaux, le Professeur<br />

Lucien Ayissi, qui a bien accepté nous encadrer pour ce travail, et pour sa totale<br />

disponibilité.<br />

Il s’agit également de tous les enseignants et encadreurs du Département de<br />

philosophie de l’École Normale Supérieure de Yaoundé, pour la qualité de la formation<br />

qu’ils nous ont dispensée. A travers eux, que tous ceux qui militent en faveur de<br />

l’excellence trouvent ici ma profonde gratitude.<br />

Nous sommes enfin reconnaissant aux familles, Abessolo, Enama Ambela,<br />

Nkama, Akoa, Ondoua, Tang, Ngbwa, Mbarga, Atangana André et Avouzoa, Foumane<br />

Enga’a : pour leur soutien ineffable durant toutes ces longues années d’études.<br />

ii


RESUME<br />

La réflexion sur le symbolisme du feu a été décisive pour les travaux de la poétique,<br />

de la sémiologie et même de l’épistémologie contemporaine. Par son ouvrage, La<br />

Psychanalyse du feu paru en 1938, Gaston Bachelard esquisse pour la première fois, une<br />

étude qui se réfère aux structures permanentes de la rêverie du feu. En dénonçant les<br />

valorisations scientifiques du feu, Bachelard fait d’une pierre deux coups : d’une part, il<br />

ruine toute théorie pseudo-scientifique des « quatre éléments » ; d’autre part, il montre que,<br />

derrière un élément en apparence homogène à la conceptualisation et même à la sensation,<br />

notamment le feu, se cachent des intentions structurales divergentes. L’effort de Bachelard<br />

est de séparer le « concept scientifique » des « arrière-images » de la subjectivité. Ainsi, la<br />

psychanalyse objective qui purifie l’objet de son terroir psychanalytique a tôt fait de<br />

dénoncer la mensongère unité de l’élémentarisme du feu. C’est dire que la poésie est, à<br />

l’instar de la science instauratrice d’un sens. La seule différence est que l’acte poétique est<br />

une fonction primitive qui ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même, alors que le langage<br />

scientifique, renvoie à un concept, c'est-à-dire à une opération mentale, à un problème à<br />

résoudre : il est la traduction d’un travail à effectuer.<br />

iii


ABSTRACT<br />

The reflection on fire symbolism has been crucial in contemporary epistemology,<br />

semiologiy and poetics works. A Gaston Bachelard sketches for the very first time a study<br />

that refers to as permanent structures of fire dreaming in his book intitled Psycho-analysis<br />

of fire published in 1938. In denouncing scientific values of fire, Bachelard equally tackles<br />

two other aspects: on the one hand, he scatters any false scientific theory based on the<br />

fourth elements; on the other hand, he shows that behind an apparent homogeneous<br />

element to the conceptualization and even for the sensitization notably fire, hide various<br />

structural intentions. Bachelard’s effort to separate the scientific concept of “backward<br />

pictures” from the subjectivity. Thus, the objective psychoanalysis that purifies the object<br />

from its psychoanalytical position has early succeeded in denouncing the lie behind fire<br />

element just to affirm that poetry is as well as science, meaningful. The only difference<br />

being that poetic activity has a primitive function that does not lead to another one except<br />

in itself whereas scientific language refers to a concept that is to a mental operation, in<br />

short to a problem to solve. In other words, it is the rendition of a work to be done.<br />

iv


INTRODUCTION GENERALE<br />

« L’imagination invente de l’esprit nouveau. » 1<br />

1 Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, Paris, José Corti, 1943, p. 24.


Accéder à la science c’est spirituellement rajeunir 2 a déclaré Bachelard pour<br />

souligner l’importance de l’adoption d’une certaine attitude si l’on aspire vraiment à<br />

l’objectivité et à la connaissance scientifiques : l’humilité. Le fait est que pendant<br />

longtemps et presque partout où l’on se trouve, on est frappé par certaines attitudes de<br />

croyance et prises de positions radicales ou inflexibles au point de nourrir un doute sur<br />

la « raison universelle ». Sans prétendre que l’universalité signifie l’uniformité de la<br />

pensée, il est quand même problématique de constater un certain penchant à<br />

l’irrationnel, au radicalisme de la pensée même dans les milieux éducatifs,<br />

universitaires supposés être ouverts en principe. C’est évident que l’on s’échange des<br />

informations pour s’instruire davantage, la connaissance étant diversifiée et plurielle,<br />

d’où la spécialisation ou la diversification en plus du fait que personne ne peut à lui<br />

seul tout connaître. L’ouverture semble donc de rigueur ici, comme partout où l’on est<br />

supposé apprendre ou s’instruire. Mais le plus souvent, il est fort regrettable de<br />

constater que chacun reste cantonné dans sa « position » que l’on défend plus qu’on<br />

partage : c’est donc clair qu’avant, pendant et après un apprentissage ou une formation<br />

quelconque, on a une intime conviction, une connaissance personnelle, voire subjective<br />

dans la plupart des faits quels qu’ils soient.<br />

L’apprenant, en milieu scolaire par exemple, entre en classe ou à la faculté avec<br />

des convictions déjà toutes constituées en savoirs, ce qui ne facilite pas une<br />

connaissance neutre ou objective, ce d’autant plus qu’il s’agit semble t’il pour ce<br />

dernier de défendre ses certitudes autant que possible. N’est-ce pas là une façon de<br />

« poser les conclusions avant les prémisses ? » Pourrait demander un syllogiste.<br />

Pourquoi cette attitude dans les milieux mêmes supposés être tolérants, ouverts ? Même<br />

l’enseignant dont le charisme intellectuel est plus que reconnu tombe fatalement dans<br />

cette erreur. Parce que théoriquement plus instruit, il est, semble-t-il plus apte à<br />

imposer sa façon de voir et par conséquent, il n’a presque plus rien à apprendre surtout<br />

qu’il est face à ses apprenants. Oubliant le caractère universel, interactif, mouvant et<br />

riche du gnoséologique, il se croit investi de tout pouvoir et savoir nécessaires pour<br />

pleinement remplir sa tâche à lui tout seul, sans aucune participation autre que la<br />

sienne. Ce qui est, nous semble-t-il une erreur comme on l’a déjà souligné plus haut. Il<br />

y’a donc une nécessité à comprendre le « pourquoi » et le « comment » de ce genre<br />

2 Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Paris, VRIN, 2004,5 e éd., p.16.<br />

2


d’attitude pour ne pas dire leur origine, afin de revoir et d’améliorer nos<br />

comportements, nos connaissances, nos relations et …notre métier. D’où l’intérêt<br />

qu’on porte dans l’ensemble aux travaux de Gaston Bachelard, et précisément, à la<br />

Psychanalyse du feu où la subjectivité encore une fois, rejaillit pour constituer sous une<br />

forme de processus inconscient et latent, mais puissant un « obstacle épistémologique »<br />

à travers la rêverie et l’imagination.<br />

L’objectivité apparaît si vite et de prime abord dans les théories scientifiques au<br />

point que l’on a tendance à croire qu’elle nous est inhérente et toute donnée ; en vérité,<br />

il n’en est rien, l’objectivité contrairement à ce que l’on peut croire est un long<br />

processus si pénible et contraignant que seules les personnes ayant le goût de la vérité<br />

et de l’effort acceptent s’y soumettre. A cet égard, l’avant-propos de La psychanalyse<br />

du feu est d’une importance capitale. Dans la réflexion initiale sur le concept<br />

d’ « objet », Bachelard rappelle que le choix d’un objet ne nous rend nullement<br />

objectif. Nous croyons choisir alors que souvent, nous sommes choisis à notre insu.<br />

Il suffit que nous parlions d’un objet pour nous croire objectifs.<br />

Mais par notre premier choix, l’objet nous désigne plus que<br />

nous ne le désignons et ce que nous croyons nos pensées<br />

fondamentales sur le monde sont souvent des confidences sur la<br />

jeunesse de notre esprit 3<br />

Déclare Bachelard à cet effet. L’orientation, même scientifique dans le choix<br />

des objets d’étude, semble obéir à une certaine préférence, à une sentimentalité<br />

préférentielle qui semble ne rien avoir dès le départ avec l’objectivité. Dans tous les cas<br />

de figures, l’objectivité n’est nullement première, ce qui est premier c’est l’opinion, la<br />

rumeur publique, le préjugé, l’imagination. On saisit bien par-là que l’image,<br />

représentation individuelle de ma perception des faits n’est pas d’abord un vecteur de la<br />

connaissance, elle en est même tout le contraire. L’image dans son sens le plus large,<br />

est un voile interposé entre l’objet et nous. Elle est un obstacle, elle nourrit les<br />

obstacles épistémologiques analysés dans la Formation de l’Esprit Scientifique ; raison<br />

pour laquelle Bachelard, tant qu’il se situe sur le plan de la connaissance, insiste sur la<br />

nécessité d’une rupture, d’un rejet, d’une critique.<br />

3 Idem, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949.<br />

3


En fait l’objectivité scientifique n’est possible que si l’on a<br />

d’abord rompu avec l’objet immédiat, si l’on a refusé la<br />

séduction du premier choix, si l’on a arrêté et contredit les<br />

pensées qui naissent de la première observation 4 .<br />

Pour connaître le fait, il faut s’en détacher, éviter toute affection possible,<br />

s’oublier à la limite… évidemment, cela constitue une tâche longue, parfois ardue, à<br />

laquelle le sujet humain, rappelons-le, n’est pas disposé à se soumettre à moins de tenir<br />

à la vérité. La connaissance véritable est pourtant à ce prix, et elle est en théorie<br />

indépendante de l’émerveillement ou du rejet de notre personne.<br />

Notons avant d’aller plus loin dans nos investigations que, la pensée de Gaston<br />

Bachelard, penseur très original, s’enracine en général dans une triple tradition :<br />

premièrement, celle de la science contemporaine concernant la première moitié du XXe<br />

siècle qui a éveillé l’intérêt passionné et provoqué la réflexion du professeur de<br />

physique que fut Bachelard. Ensuite, l’intérêt qu’ont suscité pour lui, les travaux de<br />

Carl Gustav Jung, qui avait proposé une notion très importante, celle d’inconscient<br />

collectif, qui a certainement enrichi la « psychanalyse de la connaissance » pratiquée<br />

par Bachelard ; enfin, l’influence qu’ont eu les poètes et écrivains pour lui, d’Hésiode à<br />

Henri Michaux, en passant par Lautréamont, à qui il a consacré une étude. C’est dire<br />

qu’un esprit aussi universel que le sien ne pouvait se satisfaire de la seule approche<br />

philosophique. Philosophe, critique et épistémologue, Bachelard est aussi homme de<br />

science, grand penseur et poète. La particularité de notre ouvrage parlant de<br />

l’imagination réside dans le fait que l’auteur, sans le souligner lui-même, nous fait<br />

entrer au même moment dans un univers certes cognitif, mais presque synthétique de<br />

toute son œuvre qui met ensemble la triple tradition dont on vient de voir les différentes<br />

articulations : la science (classique et contemporaine), la psychologie et la poésie.<br />

Il s’agira donc dans le présent travail où il se pose concrètement le problème de<br />

la véritable fonction de l’imagination dans la connaissance, de voir, non seulement son<br />

déploiement, mais aussi ses différentes caractéristiques dans les productions humaines,<br />

scientifiques ou non pour mieux la situer dans le processus d’acquisition du savoir<br />

scientifique. Permettre par là, à partir d’une méthodologie analytique, une meilleure<br />

saisie de l’imaginaire qui a toujours été considérée comme essentiellement<br />

4 Ibidem.<br />

4


eproductrice du phénomène, à moins d’être purement sa copie. Il est important de<br />

rappeler en effet, depuis la période dite classique, que l’imagination, de façon critique,<br />

est considérée comme une faculté essentiellement reproductrice des images, de ce fait,<br />

elle renvoie presque exclusivement à la mémoire. Platon par exemple, placera<br />

essentiellement l’imagination dans le sens de la ressemblance et de la similitude, donc,<br />

elle ne sera que reproduction, même si elle peut, dans sa double polarité, soit nous<br />

rapprocher du réel ou de la vérité, soit nous en éloigner. Même si Descartes, Jean-Paul<br />

Sartre et Bergson pour ne citer que ceux-là, lui confèrent un statut nettement meilleur<br />

dans les théories de la connaissance moderne, elle reste quelque peu secondaire, voire<br />

assez négligeable pour ne pas dire réductive à l’irréel, car sa dimension créatrice n’est<br />

pas assez mise en valeur, la raison la précédant à tous les niveaux. On se contente de la<br />

cantonner à l’adaptation au monde sensible ou à l’assujettir à la raison. Comme quoi,<br />

l’imagination est sans doute, toujours secondaire à la réflexion, car vient après coup,<br />

suivant la réflexion. Pour Bachelard, l’ordre est inverse, « on ne peut étudier que ce<br />

qu’on a d’abord rêvé. La science se forme plutôt sur une rêverie que sur une expérience<br />

et il faut bien des expériences pour effacer les brumes du songe 5 ». Comme on peut le<br />

constater, même si l’ordre confère une grande importance au statut à lui accorder par<br />

les uns et les autres, toute la portée du statut de l’imagination pour Bachelard repose<br />

aussi et surtout, sur la définition à lui donner, la précision de son action quelconque sur<br />

les productions humaines, l’orientation spécifique à lui conférer, ainsi que la différence<br />

à établir entre elle et la réflexion purement formelle ou objective. Cette dernière peut<br />

lui être différente sans forcément lui être opposée. Et c’est là que réside le génie de<br />

l’imaginaire bachelardien, dont l’originalité est de lui trouver une très grande<br />

importance dans le processus d’acquisition de la connaissance scientifique, à condition<br />

bien sur de pouvoir la psychanalyser, la distinguer en ce qu’elle peut être consciente ou<br />

non, et pouvoir conséquemment la réorienter, suivant le sujet d’étude. Il s’agit donc en<br />

fait ici, de saisir la distanciation aussi nécessaire qu’importante à faire pour éviter toute<br />

confusion entre la connaissance dite scientifique et la rêverie, ainsi que nos vouloirs<br />

intimes.<br />

Pour ce faire, à partir d’une méthode analytique, il nous semble nécessaire de<br />

revisiter l’origine de la culture humaine tout entière, voir ensuite en quoi constitue<br />

5 Ibidem, p. 48.<br />

5


l’imagination dans les sciences dites expérimentales, pour finalement statuer sur la<br />

fonction véritable de la rêverie. Catharsis intellectuelle nécessaire pour mieux<br />

comprendre ce en quoi consiste précisément l’objectivité scientifique bachelardienne,<br />

concernant spécialement l’imagination. Ne pouvons-nous pas dès lors nous poser les<br />

questions de savoir : à quoi a bien pu constituer l’imagination dans la vie de l’homme<br />

primitif ? Comment comprenait et expliquait-il les phénomènes sans notre science<br />

actuelle ? Comment est-il parvenu au phénomène de production du feu ? La rêverie<br />

exerce-t-elle une grande influence dans nos réflexions objectives ? Si oui, qu’est ce qui<br />

explique cette tendance de l’esprit à l’imaginaire ?... Répondre à ces interrogations<br />

nous permettra sans doute de mieux comprendre l’originalité à laquelle assigne<br />

Bachelard à l’imagination.<br />

6


PREMIERE PARTIE :<br />

LES FORMES DE CULTURE HUMAINE :<br />

L’ORIGINE DES VALORISATIONS


La psychanalyse de la connaissance objective observée dans La Psychanalyse<br />

du feu concerne la science en général. Elle vise à la fois, aussi bien la médecine, la<br />

physique, la chimie, que la littérature… bref, toute la science classique jusqu’à celle<br />

dite contemporaine. Et c’est précisément au niveau de cette dernière que notre étude<br />

s’attelle avec plus de vigueur, car constat a été fait que la science est profondément<br />

adultérée par les valorisations, comme celles qu’expliquent les intuitions du feu<br />

accumulées dans la science. Rappelons-le, « les intuitions du feu sont des obstacles<br />

épistémologiques d’autant plus difficiles à renverser qu’elles sont plus claires<br />

psychologiquement 6 » d’où la nécessité de la psychanalyse comme méthode<br />

d’exploration de l’inconscient cognitif, surtout que, le feu qui permet de cuire les<br />

aliments, de se chauffer, de s’éclairer la nuit, d’effrayer les fauves rôdeurs semble être<br />

une des acquisitions les plus précieuses de la culture humaine. L’obsession du feu<br />

hanta longtemps les imaginations. Au XVIIe siècle encore, on comptait en Europe, le<br />

nombre, non des habitants du village, ni des familles, mais des « feux », symbole d’un<br />

groupe d’individus réunis. Notons cependant que si notre psychanalyse s’est attachée<br />

aux chimistes, biologistes, physiciens…des siècles passés pour mieux étudier le<br />

phénomène des valorisations du feu, elle surprend une homogénéité ou convergence de<br />

la subjectivité et de l’objectivité dans l’étude des phénomènes, même à notre époque<br />

pourtant dite moderne et où la distanciation entre les deux devrait être effective.<br />

Si on a donc pu observer et relever en plus de cela que, la conquête du feu est<br />

un fait marquant pour l’humanité en ce qu’il nous sépare d’une façon définitive de<br />

l’animal, on a cependant dû oublier comme le remarque si bien Bachelard qu’on n’a<br />

peut-être pas vu que l’esprit, dans son destin primitif, avec sa poésie et sa science,<br />

s’était formé dans la méditation du feu. Cette méditation passe d’une façon quasi<br />

absolue par l’imaginaire, la profondeur, le devenir quasi hypothétiques du rêveur. Le<br />

problème qui nous interpelle ici est celui de la grande importance qu’ont les<br />

valorisations humaines dans les sciences de la nature. La valorisation, notons-le, est<br />

cette tendance exagérée de l’esprit humain à mettre trop en valeur ses productions au<br />

détriment de tout. Surtout qu’il existe une continuité permanente de la pensée et de la<br />

rêverie et, comme le soulève si bien Bachelard lui-même, le danger provient du fait que<br />

« dans cette union de la pensée et des rêves, c’est toujours la pensée qui est déformée et<br />

6 Ibidem, p.107.<br />

8


vaincue 7 ». N’apparaît-il donc pas légitime de se demander pourquoi la rêverie est-elle<br />

si puissante ? Sans méconnaître son importance, ne faut-il pas cependant l’exclure à<br />

certains moments donnés d’une connaissance qui se veut objective ? Quel est en fait le<br />

statut fondamental de l’imagination dans la science ? Répondre à ces interrogations<br />

nous permettra sans doute de résoudre la difficulté que pose la confusion de la double<br />

activité que mènent la raison et la rêverie dans la science ; d’où la nécessité d’une<br />

catharsis intellectuelle ou psychanalyse de l’esprit scientifique ayant pour but l’arrêt,<br />

l’interdiction ou la réorientation de la rêverie dans le domaine de la science.<br />

7 Ibidem, p. 108.<br />

9


SECTION A:<br />

LA MAGIE OU LE PROBLEME DES<br />

ASPIRATIONS DE LA PENSEE HUMAINE


Dans les définitions scolastiques, l’homme passe communément pour un animal<br />

raisonnable. Cependant, les manifestations les plus lointaines de son activité paraissent<br />

folles : dans toutes les sociétés primitives fleurissent des pratiques de sorcellerie, de<br />

magie. Ces pratiques sont, sous une forme délirante, la première manifestation de la<br />

raison humaine dont toutes les autres activités de culture, religion, technique, art et<br />

science sont pour une large part issues. L’imagination « nous transcende et nous met<br />

face au monde 8 » souligne Armand Petit jean pour montrer l’importance paradoxale que<br />

peut avoir notre imagination sur nos représentations du monde qui, loin d’être<br />

unanimes, sont pour la plupart, divergentes. Ainsi, les conflits entre les interprétations<br />

ou les théories dans les sciences humaines sont courants ; mais il y’a lieu de se<br />

demander si les sciences de la nature sont exemptes des problèmes que connaissent les<br />

sciences dites « humaines » ? On peut, à raison se poser la question de savoir si, les<br />

sciences de la nature sont moins « humaines » ou moins chargées de subjectivité ? Il ne<br />

fait pas de doute que l’on explique ici, « scientifiquement » des mécanismes, des<br />

phénomènes, en mettant hors-jeu des curiosités jugées « non scientifiques » mais<br />

échappe-t-on pour autant à toute subjectivité, sentimentalité ou préférence ? Peut-on<br />

véritablement être neutre lors de l’étude d’un phénomène qui nous est extérieur ? Voilà<br />

les questions à se poser pour engager, dès le départ, le problème que posent les<br />

valorisations humaines dans la vie en général, et dans la science précisément. Il est<br />

donc question pour nous de, remonter aux source et genèse mêmes de la connaissance,<br />

pour saisir la difficulté que pose particulièrement l’imagination dans la connaissance,<br />

depuis que l’homme aspire à la rationalité. Cette analyse nous amène donc à revoir les<br />

implications de la magie dans la vie humaine.<br />

En effet, l’activité magique dans la vie humaine semble si importante que l’on<br />

n’arrive presque pas à se convaincre de la totale objectivité des faits, même en science.<br />

Les phénomènes aussi anodins que la mort par exemple, sont toujours entourés<br />

d’explications relevant parfois du délire. Il semble toujours « normal » et prioritaire<br />

d’attribuer une explication magique pour ne pas dire irrationnelle, à ces phénomènes de<br />

forme ou de constitution élémentaires. La mort semble pourtant banale et inhérente à<br />

notre constitution biologique que la couvrir d’autant de mystères, pose un problème<br />

permanent à notre entendement. La magie, notons-le, est un savoir qui permettrait par<br />

8 Armand Petit Jean, Imagination et Réalisation, Paris, Passim, 1936.<br />

11


des procédés secrets et la maîtrise de forces occultes d’obtenir des effets ne relevant<br />

pas d’explications rationnelles. Les hommes entretiennent donc une liaison particulière<br />

avec l’irrationnel. Il faut donc commencer par comprendre, le pourquoi de cette place<br />

spéciale pour ne pas dire spécifique du fantastique dans la conscience humaine afin de<br />

mieux aborder la difficulté que pose la subjectivité dans la vie et partant, dans la<br />

science.<br />

Le sorcier qui perce des figurines dans le but de tuer à distance ses ennemis, celui<br />

qui asperge les champs de quelques gouttes d’eau rituelle pour faire pleuvoir ou celui<br />

qui compose des philtres d’amour, nous offrent des exemples typiques et bien connus<br />

de magie. Ils nous présentent clairement en quoi consiste le délire magique : l’homme<br />

agit sur la nature par des moyens psychologiques. Il essaye d’intimider les vents et les<br />

pluies par ses incantations. Ainsi, le monde serait constitué par des forces que l’on peut<br />

séduire, dompter et diriger par des paroles ou la volonté. Le monde est donc plein<br />

d’âmes et la magie n’est rien d’autre que la « stratégie de l’animisme ». Les<br />

ressemblances subjectives sont tenues pour des instruments d’action objective, celui<br />

qui s’empare du symbole s’empare en même temps de l’objet.<br />

Le feu étudié dans notre ouvrage aurait donc une explication pseudo-scientifique<br />

de nature purement idéologique, dans un processus inconscient de mystification.<br />

L’ordre des facteurs pour l’explication sous-tend ici que ce n’est pas le naturel ou le<br />

phénomène qui explique le culturel, ce n’est pas le biologique qui explique le social, au<br />

contraire c’est le social qui explique le biologique pour mieux dire que c’est l’idée qui<br />

constitue et organise un fait existant pourtant indépendant de notre réflexion. C’est<br />

pourquoi il apparaît clairement dans notre ouvrage que «le feu est donc initialement<br />

l’objet d’une interdiction générale ;d’où cette conclusion :l’interdiction sociale est<br />

notre première connaissance générale sur le feu » 9 pour dire que le feu est considéré<br />

comme un phénomène unifiant objectivité et subjectivité, aussi curieux ou paradoxal<br />

que cela puisse paraître .S’il nous est demandé de savoir si le magicien prétend-il<br />

comme le croyait Voltaire, détenir « le secret de faire ce que la nature ne peut faire » ?<br />

Il y’a lieu de savoir qu’en fait, les primitifs ne distinguent guère la nature et le<br />

surnaturel ; cette distinction ne sera claire que lorsque l’activité scientifique nous aura<br />

familiarisés avec l’idée de loi naturelle et de causalité mécanique. Ce qui nous parait<br />

9 Gaston Bachelard, op. cit., p. 29.<br />

12


plus intéressant ici, c’est le fait de savoir pourquoi la magie s’est perpétuée, malgré<br />

l’échec constant de ses pratiques. Ce qui nous amène à dire qu’en fait la magie a<br />

toujours été soutenue par l’intensité des désirs et passions qu’elle prétendait satisfaire.<br />

Le désir humain de dompter les forces qui règlent la vie et la mort, la santé et la<br />

maladie, la prospérité et le malheur, est assez puissant pour obscurcir et faire oublier<br />

les leçons amères de l’expérience. Considérée du haut de notre science moderne, la<br />

magie n’est qu’un rêve, une action imaginaire. Ses procédés psychologiques et<br />

symboliques ignorent tout des lois réelles de la matière. Et pourtant, la culture humaine<br />

tout entière s’enracine dans la magie primitive à partir de la technique, la religion, l’art<br />

et la science.<br />

La technique en effet est en germe dans les recettes délirantes du magicien. Car<br />

celui-ci est avant tout l’homme qui veut transformer les choses, l’homme pour lequel le<br />

monde cesse d’être un spectacle dont il serait le témoin passif. Le rêve magique fait de<br />

l’homme un démiurge qui prétend dicter sa loi à l’univers au lieu d’en être le jouet.<br />

L’idée de causalité qui, rappelons-le dans son essence est technique et prométhéenne,<br />

la cause étant « ce qui fait » disait Pradines est éminemment impliquée dans le rituel<br />

magique ;certes la causalité sur laquelle se fonde le magicien est imaginaire, du moins<br />

la causalité par laquelle nous pourrions agir sur la matière est indûment c'est-à-dire<br />

contrairement à la règle objective ou scientifique actuelle, conçue sur le modèle de la<br />

causalité psychologique, celle qui nous fait convaincre, effrayer, séduire. Mais<br />

l’exigence de causalité technique s’affirme, se perpétue malgré les échecs ; à travers les<br />

délires de la magie, l’homme ne cesse de proclamer sa foi en son propre pouvoir. Cette<br />

attitude se retrouve ensuite dans la religion malgré quelques légères différences.<br />

La religion semble dans ses plus lointaines origines étroitement liée à la magie.<br />

La magie est la première source du mysticisme sous toutes ses formes, c’est cette<br />

croyance absolue qui se forme autour de l’idée selon laquelle l’homme est tout puissant<br />

face à la nature. Non pas que la magie débouche sur le domaine du surnaturel, puisque<br />

les forces que le magicien croit dompter sont les forces mêmes de la nature. Mais la<br />

magie est déjà une mystique dans la mesure où elle met le sorcier et ses disciples en<br />

communion avec la force qui anime la nature entière ; et pour être naturelles les<br />

puissances avec lesquelles la magie prétend sympathiser n’en sont pas moins cachées et<br />

mystérieuses. Par l’affirmation de l’existence d’un monde invisible et la croyance que<br />

13


l’homme peut participer à ce monde, sympathiser avec lui, la magie prépare la religion.<br />

Les mêmes hypothèses s’observent dans l’art.<br />

L’art lui-même est sans doute d’origine magique : les premières sculptures sont<br />

peut-être des figurines destinées aux envoûtements. Les peintures rupestres de la<br />

préhistoire semblent liées à un rituel magique. Les œuvres les plus anciennes datent du<br />

paléolithique, entre 15000 et 20000 ans. On observe par exemple les peintures aux<br />

couleurs vives des cavernes d’Espagne et du sud de France qui représentent avec une<br />

exactitude étonnante des bisons, des chevaux ou des cerfs. Les scènes de chasse<br />

dessinées sur les murs des grottes représentent presque toujours des animaux blessés ou<br />

pris au piège ; il est probable que le sorcier ou l’artiste, en représentant de telles scènes<br />

croyait ainsi, assurer une chasse fructueuse. Par ailleurs, il est remarquable que les<br />

femelles soient généralement figurées pleines, ce qui est sans doute lié à des rites<br />

magiques de fécondité, devant assurer la multiplication du gibier, c’est-à-dire la<br />

certitude d’être ravitaillé en tout temps. Certitude qui s’exprime concrètement avec la<br />

science.<br />

La magie est également une des sources de la science. L’idée du déterminisme<br />

scientifique selon laquelle les phénomènes ne se produisent pas n’importe comment<br />

mais dépendent de conditions d’existence bien déterminées, est déjà présente dans la<br />

croyance du magicien. Frazer, l’un des historiens les plus perspicaces de la magie,<br />

remarque que le magicien est absolument convaincu que les mêmes causes produiront<br />

sans se démentir jamais les mêmes effets. Il pense que l’accomplissement de la<br />

cérémonie convenable, accompagnée du charme approprié, sera indubitablement suivi<br />

du résultat désiré à moins, bien entendu, que les envoûtements d’un collègue plus<br />

puissant ne viennent contrarier et déjouer ses propres incantations. La magie suppose<br />

donc l’affirmation d’un déterminisme imaginaire, qui dans une certaine mesure prépare<br />

la connaissance du déterminisme réel.<br />

Nous apercevons ainsi, la signification fondamentale de toutes les œuvres du<br />

génie humain, qu’il s’agisse de la technique, de la religion ou de l’art. L’homme ne<br />

s’est jamais contenté d’être le spectateur passif des apparences .Il ne s’est jamais<br />

contenté d’accueillir comme l’a si bien dit Alain, cette pluie de l’expérience qui jamais<br />

n’instruit. L’homme a toujours pris sur l’univers réel un certain recul afin d’expliquer<br />

14


cet univers et le transformer. Alors que l’animal ne cesse jamais d’être présent à<br />

l’univers, l’homme prend ses distances pour se re-présenter l’univers et le dompter. Il<br />

faut commencer par reconnaître cette attitude transformatrice et imaginaire de la pensée<br />

qui a presque toujours été inhérente à l’homme avant d’entamer toute étude sur quelque<br />

phénomène que ce soit. S’il est donc vrai que les premières représentations que<br />

l’homme se fait du monde sont mythologiques et ses premières recettes d’action<br />

délirantes, précisément, le caractère imaginaire des idées primitives souligne le<br />

dynamisme de l’esprit humain, qui projette au-devant du spectacle de l’univers et au-<br />

devant de ses propres actes des conceptions a priori. L’homme est le seul être qui non<br />

content de voir et de subir, imagine, invente, cherche au-delà de ce qui apparaît le<br />

secret des apparences. Ainsi, la magie comme source ou partie de la rêverie, de<br />

l’imaginaire même dans ses pires extravagances esquisse déjà l’autonomie de la raison.<br />

Sans toutefois renier cette spécificité humaine de la pensée qui fait de nous des êtres<br />

différents des animaux, il y’a lieu de ne pas confondre l’objet d’étude ou le phénomène<br />

qui désigne un ensemble de réalités qui existent indépendamment de notre pensée ou de<br />

notre imagination avec le sujet ou l’ensemble de réalités spirituelles produites par notre<br />

pensée comme on le verra à la suite de nos travaux. Le problème que met en évidence<br />

Bachelard dans notre Psychanalyse du feu consiste en effet, dans l’étude des sciences<br />

dites expérimentales, à personnifier les phénomènes, à les analyser en conformité avec<br />

nos affections : c’est donc le désir de construire une représentation du monde,<br />

d’expliquer les choses par des lois de sympathie, d’antipathie, d’affinités symboliques<br />

qui fait problème. Attitude qu’on rencontre jusqu’aujourd’hui dans la science et qu’il<br />

faut combattre pour parvenir objectivement à la conformité de ce que l’on dit, pense<br />

avec ce qui est ou devrait être, même si cela s’avère pénible et harassant à la limite.<br />

Ainsi, « s’il est vrai que le monde commence chaque matin, il n’en est pas moins<br />

que le passé a, lui aussi, connu tous nos commencements et qu’il les a souvent poussés<br />

plus loin que nous » 10 . Expression d’une mentalité primitive et arbitraire de l’Homme,<br />

la magie, les mythes traduisent sans doute des complexes ou des opérations de pensée<br />

complexes qui nous fournissent des modèles logiques à travers lesquels les sociétés<br />

dites « primitives » ou « traditionnelles » ou « archaïques » structurent leurs<br />

représentations du monde et d’elles mêmes. Les antiques magiciens ont souvent<br />

10 Kurt Seligmann, (préface de Jacques Bergier) Histoire des magies, Paris, Planète, (sans date) p. 11.<br />

15


parcouru avant nous, à leur manière, les chemins que notre science est en train de<br />

redécouvrir. Ils sont les ancêtres de nos savants. Ils témoignent mystérieusement de<br />

réussites oubliées et dont nous serions sages de rechercher les traces pour en tirer<br />

profit. On peut donc estimer dès lors que tout système mythologique est le reflet d’une<br />

structure sociale indissociable d’un système de valeurs déterminé à un moment donné.<br />

Etudier et comparer les mythes, c’est donc découvrir comment, dans une société<br />

donnée, les techniques, l’art, les croyances religieuses ou non, l’économie,<br />

l’organisation politique,…sont des aspects interdépendants de la vie sociale et<br />

constituent des domaines qui se répondent à des niveaux différents d’une même<br />

structure. N’est ce donc pas à partir de là que l’on peut expliquer la difficulté que pose<br />

la connaissance dite métaphysique dans l’étude des phénomènes physiques ou<br />

objectifs ?<br />

16


SECTION B:<br />

FEU, SUBSTANCE ET VALEUR : LA<br />

METAPHYSIQUE DU FEU


Le problème de confusion des objets de science que connaît la pensée et qui<br />

provient de l’imagination a donc des origines lointaines. La raison, capable de réflexion<br />

et d’interrogation à l’infini, associée à la liberté, se satisfait mal de ce qui est limité.<br />

Elle tient difficilement dans ses limites que lui impose sa propre analyse de la faculté<br />

de connaître. Cette analyse, qui circonscrit le phénoménal connaissable, ne cesse de se<br />

référer à un monde en soi et à un sujet absolus. C’est pourquoi « en tant que substance<br />

le feu est certainement parmi les plus valorisées, celle qui déforme le plus les<br />

jugements objectifs » 11 déclare Bachelard à propos. L’absolu, fondement de l’action,<br />

n’est pas affaire de connaissance, mais objet d’une foi. « Aussi longtemps que j’explore<br />

les motifs et les buts de mes actes, je m’en tiens au fini et au relatif. Ce n’est que si ma<br />

vie s’alimente à une source injustifiable objectivement qu’elle dérive de l’absolu. »<br />

L’absolu « n’est réel que dans la foi qui permet de le vivre et pour la foi qui permet de<br />

le voir » 12 dira Jaspers empruntant à Kierkegaard l’idée de la foi comme adhésion de la<br />

liberté à la transcendance.<br />

En effet, plus que d’autres peuples de l’antiquité les Grecs se servirent du<br />

raisonnement par induction qui donna un cadre poétique aux sombres images de la<br />

mythologie et s’infiltra dans leur philosophie. Les phénomènes naturels furent<br />

examinés comme les plus hautes spéculations de l’esprit, lequel était censé participer<br />

du divin. Cela explique pourquoi les Grecs furent de si médiocres expérimentateurs ; en<br />

dépit de leur logique magistrale, ils ne produisirent que de vagues et peu scientifiques<br />

explications des faits de la nature. L’esprit avait pris le pas sur la matière de façon<br />

disproportionnée, raison pour laquelle Bachelard dans son avant-propos déclare :<br />

On trouverait, sous les théories plus ou moins facilement<br />

acceptées par les savants ou les philosophes, des convictions<br />

souvent bien ingénues. Ces convictions non discutées sont autant<br />

de lumières parasites qui troublent les légitimes clartés que<br />

l’esprit doit amasser dans un esprit discursif 13 .<br />

Cette négligence de l’expérimentation résultait de leur complaisance à l’égard de ce<br />

qu’ils considéraient comme « supérieur », et de l’acceptation sans réserve de l’autorité<br />

de leur raison, qui pouvait se passer de preuves matérielles. Et l’Occident hérita cette<br />

11 Gaston Bachelard, op. cit., p.126.<br />

12 Mikel Dufrenne et Paul Ricœur, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, Paris, Seuil, 1947.<br />

13 . Ibid., p.18.<br />

18


méthode peu scientifique de la philosophie grecque. De l’essence transcendante de<br />

l’homme, on ne peut avoir qu’une expérience indirecte.<br />

L’être en soi, le fondement universel, l’absolu, doit prendre<br />

objectivement figure devant nos yeux, fût-ce sous une forme<br />

inadéquate en tant qu’objective et qui s’écroule sur elle-même,<br />

laissant en nous par sa destruction la pure clarté de<br />

l’englobant 14<br />

Dira Jaspers pour étayer sa spécificité des « chiffres » qui ne sont que les signes<br />

de la transcendance dans l’immanence. Jaspers appelle « chiffres » ce qui peut<br />

apparaître comme un signe de l’Englobant, une « médiation entre existence et<br />

transcendance » pour estimer que « Tout peut être chiffre », par exemple :<br />

1- La nature, domaine par excellence de la première conversion de l’objet au<br />

chiffre, puisque tout peut y servir de symbole laissant « transparaître » un<br />

mystère de l’Être.<br />

2- Tout ce qui renvoie à une dimension métaphysique de la réalité vécue – la<br />

communication, qui révèle la déchirure de l’existence, désignant, par son<br />

défaut même, l’Un transcendant, et l’échec, qui montre l’oscillation de<br />

l’existence entre une aspiration infinie et l’être-là où elle retombe ;<br />

3- Les mythes, les « ontologies et métaphysiques millénaires » du feu, de la<br />

matière, de l’esprit, du devenir universel,…sont « la langue immédiate de<br />

l’Être », telle que l’homme indirectement la parle, « désignant l’être au<br />

moyen d’une écriture chiffrée ; le philosophe, après l’avoir tracée en<br />

présence de l’Englobant pour éclairer son être propre et l’Être même s’est<br />

laissé aller à l’erreur de la considérer comme une réalité objective définie qui<br />

serait en même temps l’être en soi. »<br />

De telles évidences dont la profondeur ne fait pas unanimité nous ramènent aux<br />

origines mêmes de la pensée philosophique originale. C’est pour cela que Bachelard<br />

estime que « si le feu, phénomène au fond bien exceptionnel et rare, a été pris pour un<br />

élément constituant de l’univers, n’est-ce pas parce qu’il est élément de la pensée,<br />

14 Jaspers Karl, Introduction à la philosophie, Paris, Seuil, 1932.<br />

19


l’élément de choix pour la rêverie ? » 15 . A travers tout le moyen Age, pendant la<br />

Renaissance, et même à des époques plus récentes, le progrès des sciences de la nature<br />

a été retardé par la persistance de cette tradition de l’originalité.<br />

A vrai dire, ces substances immédiatement valorisées, qui<br />

engagent l’étude objective sur des thèmes sans généralité, sont<br />

moins nettement doubles (…) que le feu ; mais elles portent tout<br />

de même une fausse marque, le faux poids des valeurs non<br />

discutées 16 .<br />

Pour Platon par exemple, il y’a quatre espèces d’êtres : ceux de l’air, les<br />

oiseaux ; ceux de l’eau, les poissons ; ceux de la terre, les animaux terrestres, et ceux<br />

du ciel, les étoiles, dont l’élément est le feu. Pendant la renaissance, Agrippa de<br />

Nettesheim (Agrippa Von Nettesheim, Heinrich Cornelius (1486-1535), médecin,<br />

alchimiste et philosophe allemand), répugnant à admettre l’idée que les étoiles étaient<br />

reliées à la faune terrestre, modifia le postulat de Platon. Ainsi, fondant son opinion sur<br />

Aristote, Dioscoride ((v. 40-90 apr. J.-C.), médecin et botaniste grec) et Pline l’Ancien<br />

((v. 23-79 apr. J.-C.), écrivain latin et auteur d’une « encyclopédie », il dit que le feu<br />

est le domaine des salamandres et des grillons. Une simple expérience aurait prouvé<br />

que les salamandres et les grillons meurent dans le feu comme tout autre animal, mais<br />

Agrippa partageait l’aversion du passé pour l’expérimentation. Nous pouvons donc<br />

constater ici avec Bachelard que les intuitions du feu, plus peut-être que toute autre<br />

« restent chargées d’une lourde tare. Elles entraînent à des convictions immédiates dans<br />

un problème où il ne faudrait que des expériences et des mesures » 17 . Pline nous<br />

apprend que de telles croyances aux vertus merveilleuses des salamandres avaient<br />

cours en Égypte et à Babylone. Sans doute Aristote avait-il fondé sa sagesse sur celle<br />

de ses voisins orientaux et ne trouvait-il pas nécessaire de soumettre la salamandre à un<br />

test scientifique. Et c’est ainsi qu’une superstition survécut à peu près deux mille ans,<br />

et c’est « ainsi que les idées anciennes traversent les âges ; elles reviennent toujours<br />

dans les rêveries plus ou moins savantes avec leur charge de naïveté première » déclare<br />

Bachelard 18 . Que la nature ardente de la salamandre fut communément admise au<br />

temps d’Agrippa, on n’en peut douter puisque son royal contemporain, François Ier,<br />

15 Gaston Bachelard, op. cit., p.42.<br />

16 Ibidem, p.17.<br />

17 Ibidem, p.13.<br />

18 Ibidem, p.119.<br />

20


adopta comme emblème ce batracien entouré de flammes. Cette façon de raisonner des<br />

philosophes conduisait aux pires absurdités, encore qu’il y’en eut de poétiques. Pour<br />

Platon, la tête, habitacle des idées, était sphérique à l’image des étoiles ; à la différence<br />

du reste du corps, elle était reliée au ciel ; un petit isthme, le cou, séparait nettement<br />

l’intelligible et le corporel. Le monde de Platon est un monde magique ; car il est<br />

unifié : toutes choses sont connexes. Les mêmes remarques concernent les chimistes et<br />

biologiques du siècle des lumières où l’on constate avec Bachelard que « ce sont ces<br />

valeurs inconscientes qui font la permanence de certains principes d’explication » 19 .<br />

Avec eux, on constate comme le dit si bien Scheele en étudiant le phénomène du feu :<br />

Tantôt la chaleur est le Feu élémentaire, bientôt elle est un effet<br />

du Feu : là, la lumière est le feu le plus pur et un élément ; là,<br />

elle est déjà répandue dans toute l’étendue du globe, et<br />

l’impulsion du Feu élémentaire lui communique son mouvement<br />

direct ; ici, la lumière est un élément qu’on peut enchaîner au<br />

moyen de l’acidum pingue, et qui est délivré par la dilatation<br />

de cet acide supposé, etc. 20 .<br />

Ainsi, les conceptions substantialistes et animistes sont mêlées d’une façon<br />

inextricable même dans l’étude des phénomènes. C’est ainsi que le feu est devenu plus<br />

qu’un phénomène physique anodin, un symbole de pureté ; le nœud du problème se<br />

situant au contact de la métaphore et de la réalité. Bachelard à ce propos se demande si<br />

« le feu qui embrasera le monde au jugement dernier, le feu de l’enfer sont-ils ou ne<br />

sont ils pas semblables au feu terrestre ? » 21 . Cette variété dans les opinions peut<br />

d’ailleurs souligner l’énorme floraison des métaphores autour de l’image première du<br />

feu estime Bachelard à propos. Le principe suprême, à la fois matière et raison, est le<br />

Feu et tout n’est que transformation du feu : « Le feu se transforme d’abord en mer ; de<br />

la mer une moitié devient terre et l’autre souffle igné » 22 . Le feu étant l’unique principe<br />

d’un monde un et illimité, tout ce qui est engendré par le feu doit retourner au feu, l’un<br />

se faisant multiple et le même devenant autre dans un perpétuel mouvement. Le feu,<br />

principe de toute chose, est en même temps polémos (guerre), car à tous les niveaux,<br />

cosmique ou anthropologique, les contraires s’affrontent dans une lutte et un conflit<br />

19 Ibid., p.108.<br />

20 Charles Guillaume Scheele, Traité chimique de l’air et du feu, Paris, trad., 1781.<br />

21 Gaston Bachelard, op.cit, p. 174.<br />

22 Héraclite, fragment 31.<br />

21


permanents. Mais le feu est en même temps logos, raison, pensée, et l’opposition<br />

matérielle des contraires devient alors contradiction dialectique et la loi universelle<br />

d’ajustement des contraires qui s’affrontent est dite « harmonie » ce qui nous semble<br />

paradoxal, du fait de la confusion que ces métaphores peuvent semer dans le fait par<br />

exemple à un même moment donné.<br />

Ainsi, la difficulté que pose la confusion des objets à la science s’explique par<br />

la présence des valorisations métaphysiques dans les sciences expérimentales qui n’ont<br />

pourtant rien à voir avec elle. La raison ne cesse donc dans cette erreur, d’entretenir<br />

une référence à l’absolu en expliquant la nature. Il s’agit pourtant de distinguer, le<br />

phénomène du noumène comme l’aurait dit Kant, car :<br />

Les choses qui apparaissent à nos sens, en tant qu’on les pense<br />

à titre d’objets suivant l’unité des catégories, s’appellent<br />

phénomènes. Mais si j’admets des choses qui soient simplement<br />

des objets de l’entendement et qui pourtant peuvent être<br />

données, comme telles, à une intuition, sans pouvoir l’être<br />

toutefois à l’intuition sensible (…), il faudrait appeler ces choses<br />

des noumènes. 23<br />

Pour ne pas dire au-delà de la connaissance. On comprend donc pourquoi la<br />

métaphysique ne peut pas être une science : « des pensées sans contenu sont vides ». il<br />

ne peut y avoir de connaissance sans intuition sensible. Les objets de l’intuition pour<br />

les mathématiques sont l’espace et le temps ; pour la physique, ce sont les données<br />

expérimentales. En métaphysique, il n’y a aucun objet que nous puissions connaître par<br />

intuition sensible : Dieu, l’âme, le monde comme totalité ne peuvent pas être connus<br />

par expérience. Toutes les méditations métaphysiques ne sont que des concepts vides,<br />

et c’est là un usage illégitime de l’entendement, bien qu’il soit inévitable.<br />

L’ « Absolu » n’a-t-il pas toujours été le thème de la philosophie sous des appellations<br />

diverses, telles que : la Cause qui ne serait pas toujours déjà un effet, la Condition<br />

inconditionnée, la Substance, c’est-à-dire cela qui existe en soi et par soi, la Totalité qui<br />

ne serait pas toujours encore une partie, la Fin qui ne serait plus un moyen ou une étape<br />

vers un but ultérieur… ? Or, il ne fait nul doute que les scientifiques croient en<br />

l’existence réelle de tels absolus : l’existence du monde en soi, origine de la totalité des<br />

phénomènes ; l’existence du sujet en soi, c’est-à-dire de l’esprit substantiel support des<br />

23 Emmanuel Kant, Critique de la Raison pure, Paris, PUF, 1787(2 e édition modifiée) p.224<br />

22


structures transcendantales comme l’explique la physique ou la chimie du feu pour ne<br />

citer que ces deux exemples. Dieu tout comme le feu serait source et articulation du<br />

monde et du sujet en soi. Pourtant, ces absolus qui sont des « noumènes » comme<br />

l’aurait dit Kant ne peuvent devenir des objets de connaissance scientifique. La raison<br />

en est qu’il faut distinguer afin de les séparer, deux types de science : la science dite<br />

formelle qui est celle que le sujet ou la raison élabore en thématisant ses propres<br />

structures exemple des mathématiques. La science réelle qui est la science au sens<br />

ordinaire du terme, les sciences de la nature, c’est-à-dire celles qui s’appliquent à des<br />

objets, mais en tant que phénomènes co-constitués par l’expérience qui fournit la<br />

matière et par la raison cognitive qui structure, organise. La science des noumènes ou<br />

« choses en soi »ne pourrait donc être ni formelle parce que les noumènes ne sont pas<br />

des formes de la raison du fait qu’ils existent absolument, ni réelle en ce qu’elle n’est<br />

pas saisie du phénomène. Le problème s’explique par ailleurs du fait que les idées<br />

morales qu’on trouve assez dans la métaphysique ont tendance, si l’on n’y prête un soin<br />

extrême, à tomber dans l’obscurité et la confusion. Comme on peut donc le constater,<br />

ni la science dite formelle, ni celle de la nature ne peuvent se satisfaire du principe<br />

métaphysique. Il n’y a derrière les phénomènes, à titre de chose en soi ou d’essence,<br />

que la volonté, dont le monde est le phénomène. Le désir de comprendre, d’expliquer et<br />

de reconnaître ses productions est fort et inhérent à l’esprit humain qu’on feint de le<br />

mentionner, si ce n’est par omission involontaire de le reconnaître qu’on l’écarte de nos<br />

productions dites objectives. Bachelard attire à cet effet, notre attention sur une<br />

remarque que l’on pourrait prendre pour anodine, mais combien de fois, importante en<br />

affirmant :<br />

Savoir et fabriquer sont des besoins qu’on peut caractériser en<br />

eux-mêmes, sans les mettre nécessairement en rapport avec la<br />

volonté de puissance. Il y’a en l’homme une véritable volonté<br />

d’intellectualité. On sous-estime le besoin de comprendre quand<br />

on le met, comme l’ont fait le pragmatisme et le bergsonisme,<br />

sous la dépendance absolue du principe d’utilité 24 .<br />

Mais la métaphysique est à exclure du champ de la science qui plus se veut<br />

objective. Elle constitue un obstacle à la science lorsqu’elle participe à l’explication des<br />

phénomènes physiques. L’étymologie même du concept souligne déjà assez cette<br />

exclusion qui tarde à être effective dans la science. Elle est hors du champ des lois du<br />

24 Gaston Bachelard, op. cit., p. 30.<br />

23


connaissable. Notons que la métaphysique se développe dès que le scientifique se<br />

rapporte aux noumènes non plus comme à des idées régulatrices du savoir, mais<br />

comme à des réalités dont l’expérience et la connaissance seraient possibles et<br />

absolues. Mais une telle expérience et une telle connaissance, dites métaphysiques, sont<br />

illusion, apparence puisque quasi in expérimentables.<br />

Il s’agit donc ici, d’une psychanalyse de l’obstacle métaphysique qui, pendant<br />

longtemps a posé de réelles difficultés à la science, c’est en quelque sorte, l’histoire des<br />

embarras que les intuitions du feu ont accumulés dans la science, surtout qu’elles<br />

continuent jusqu’à cette époque pourtant moderne, à influer la science ce que<br />

Bachelard ne manque pas de souligner en reconnaissant par ailleurs que si cette<br />

psychanalyse s’attache aux chimistes et aux biologistes des siècles passés. Mais<br />

précisément elle surprend une continuité de la pensée et de la rêverie et elle s’aperçoit<br />

que dans cette union de la pensée et des rêves, c’est toujours la pensée qui est déformée<br />

et vaincue. Comme on peut le constater, la rêverie ne se contente pas d’être là, elle<br />

s’impose à la raison ce qui, dès le départ exclut toute certitude à toute recherche<br />

objective de la vérité précisément, en parlant des sciences de la nature où les lois<br />

entendues comme modes de fonctionnement du phénomène sont observées.<br />

A travers cette rêverie imaginante et transcendante, n’est-il pas question de la<br />

volonté comme expression de la capacité humaine à produire, à façonner son monde<br />

pour ne pas subir les lois de la nature ?<br />

24


SECTION C :<br />

FEU, DESIR ET VOLONTE : LE PROBLEME<br />

DE LA CULTURE HUMAINE


L’imagination, faculté transcendante est une caractéristique proprement humaine.<br />

Elle traduit la capacité propre de l’homme à prendre de la distance face à la nature qui<br />

impose ses lois au phénomène brut et à l’animal. L’imagination créatrice, subjective ou<br />

non traduit la culture, la soif de connaître des hommes, ainsi que la spécificité des<br />

sociétés humaines. Cependant, la société, qu’elle soit humaine ou animale, immanente<br />

à l’instinct comme à l’intelligence, est organisation, c'est-à-dire coordination et<br />

subordination des parties les unes aux autres. La volonté de vivre d’une société<br />

engendre d’abord une tendance à la clôture, le modèle parfait de la société close étant<br />

la société animale dont l’organisation invariable est figée par les automatismes de<br />

l’instinct qui imposent à l’animal un comportement conforme aux intérêts du groupe.<br />

Chez les êtres humains doués d’intelligence, donc d’une certaine liberté, la société est<br />

de forme variable et ouverte au progrès. Mais les résistances que les individus opposent<br />

à l’exigence de cohésion du groupe sont compensées, chez un être dépourvu d’instinct,<br />

par les automatismes acquis de l’habitude. La société close chez l’homme se traduit par<br />

un système d’habitudes plus ou moins enracinées qui correspondent aux besoins de la<br />

communauté et par un ensemble d’obligations et d’interdits orientés tout entiers vers la<br />

conservation du groupe. C’est ce qui semble valablement expliquer la dialectique<br />

statique originelle des sociétés closes qui n’aiment pas le changement.<br />

En effet, la culture ne désigne que des attitudes, des croyances, des mœurs, des<br />

« valeurs »acquises et transmises par l’éducation. La culture c’est ce qui s’ajoute à la<br />

nature. L’organisation raffinée de la ruche, par exemple, n’est aucunement une culture.<br />

Le comportement complexe des abeilles semble jaillir immédiatement, en effet de leur<br />

structure biologique. Sans doute tous les êtres vivants sont-ils soumis à l’Évolution qui<br />

transforme très lentement les espèces au cours des millions d’années, mais seul<br />

l’homme a une histoire car il est à la fois un inventeur et un héritier de la culture. Il<br />

crée des langues, des outils, des religions, des œuvres d’art, transmettant ce patrimoine<br />

par la parole et dans les derniers millénaires par l’écriture aux générations suivantes qui<br />

n’exercent à leur tour leur faculté d’invention que dans le cadre de ce qu’elles ont reçu.<br />

L’homme accorde donc prioritairement de l’importance à ses propres représentations.<br />

C’est la raison pour laquelle Bachelard déclare que « ce qu’on connaît d’abord du feu<br />

c’est qu’on ne doit pas le toucher » 25 pour montrer la place qu’occupe l’éducation dans<br />

25 Ibid., p. 29.<br />

26


notre comportement en général. Jean Rostand dans ses Pensées d’un biologiste exprime<br />

magnifiquement cette distinction fondamentale entre l’hérédité biologique et l’héritage<br />

culturel lorsqu’il déclare :<br />

Le biologique ignore le culturel. De tout ce que l’homme a<br />

appris, éprouvé, ressenti au long des siècles, rien ne s’est<br />

déposé dans son organisme …Chaque génération doit refaire<br />

tout l’apprentissage. …Là gît la grande différence des<br />

civilisations humaines avec les civilisations animales. De jeunes<br />

fourmis isolées de la fourmilière refont d’emblée une fourmilière<br />

parfaite. Mais de jeunes humains séparés de l’humanité ne<br />

pourraient reprendre qu’à la base l’édification de la cité<br />

humaine. La civilisation fourmi est inscrite dans les réflexes de<br />

l’insecte…La civilisation de l’homme est dans les bibliothèques,<br />

dans les musées et dans les codes ; elle exprime les<br />

chromosomes humains, elle ne s’y imprime pas.<br />

Notons en effet que les instincts biologiquement héréditaires et par là « naturels »<br />

n’ont jamais eu chez l’homme l’importance et la précision qu’ils ont chez la plupart des<br />

animaux. L’homme dépourvu de crocs puissants, de fourrure épaisse, nu et faible dans<br />

la nature a reçu en retour l’intelligence. L’intelligence est la faculté d’inventer,<br />

d’imaginer et, s’il faut ajouter à cela ces propos de Bergson pour qui l’intelligence est<br />

essentiellement la faculté d’inventer les outils, il faut noter que pour que cette aptitude<br />

puisse se manifester, il faut d’abord que l’intelligence soit « cultivée », soumise à<br />

toutes sortes d’apprentissages. L’homme naît donc en quelque sorte prématuré,<br />

incapable pendant de longues années d’assurer sa subsistance. L’enfant demeurera<br />

donc longtemps (beaucoup plus longtemps que n’importe quel petit animal) sous la<br />

dépendance des adultes et notamment de sa famille. C’est, remarque à juste titre<br />

l’anthropologue américain Abram Kardiner 26 , la durée exceptionnelle d’une telle<br />

dépendance, ainsi que le caractère incertain et extrêmement plastique des instincts<br />

reçus à la naissance (car aucun comportement strictement déterminé ne semble ici fixé<br />

par l’espèce) qui expliquent la prédominance de la culture sur la nature dans les<br />

conduites définitives de l’homme adulte. Bachelard déclare :<br />

En réalité, les interdictions sociales sont les premières.<br />

L’expérience naturelle ne vient qu’en second lieu pour apporter<br />

une preuve matérielle inopinée, donc trop obscure pour fonder<br />

26 Kardiner Abram, L’individu dans sa société, Paris, Gallimard, 1969. (Publié en 1939 l’ouvrage est traduit<br />

par Tanette Prigent).<br />

27


une connaissance objective (…) Il y’a donc, à la base de la<br />

connaissance enfantine du feu, une interférence du naturel et du<br />

social où le social est presque toujours dominant 27 .<br />

Dans ces conditions, le système des valeurs, des règles sociales, des conduites<br />

apprises dans chaque groupe social, relatif à une longue succession d’inventions et<br />

d’héritages a quelque chose d’accidentel, de contingent. S’il est vrai comme l’admet<br />

Bachelard que l’interdiction sociale puisse être notre première connaissance générale<br />

du feu, il est plus remarquable de noter :<br />

Au fur et à mesure que l’enfant grandit, les interdictions se<br />

spiritualisent : le coup de règle est remplacé par la voix<br />

courroucée ; la voix courroucée par le récit des dangers<br />

d’incendie, par les légendes sur le feu du ciel. Ainsi le<br />

phénomène naturel est rapidement impliqué dans des<br />

connaissances sociales, complexes et confuses, qui ne laissent<br />

guère de place pour la connaissance naïve 28 .<br />

On voit par là comment un seul phénomène peut avoir autant d’explications en<br />

fonction des besoins humains du moment. Les conditions sociales objectives<br />

d’existence sont intériorisées par les individus sous forme d’habitus (du latin « manière<br />

d’être »), dispositions acquises devenues « naturelles », qui composent les structures de<br />

la subjectivité, et sont l’instrument d’une sorte d’intériorisation de l’extériorité, la<br />

réalité sociale ne cessant de se reconstruire à travers l’action de facteurs subjectifs. La<br />

difficulté subjectiviste et relativiste que pose cette attitude de valeurs dans la culture<br />

naît du fait qu’il y’a autant de cultures, de civilisations, qu’il y’a de sociétés distinctes.<br />

Tandis que ce qui est universel, propre à tous les hommes révèle leur nature, porte la<br />

marque de constantes biologiques, tout ce qui appartient à la culture porte la marque du<br />

divers et du relatif. Il y’a plusieurs religions, plusieurs formes d’art, plusieurs formes<br />

politiques, etc. ; ce sont les cultures qu’il convient d’opposer à la nature. Les lois<br />

naturelles appartiennent à la modalité du nécessaire : on ne saurait s’y soustraire, elles<br />

sont universelles.<br />

Comme on peut le constater, les règles sociales, les rites dont chaque culture fait<br />

obligation à l’individu sont contingents, varient avec les civilisations. Ce sont des<br />

27 Gaston Bachelard, op. cit., p. 28.<br />

28 Ibid., p. 29.<br />

28


normes de conduite édictées par le groupe et auxquelles il arrive que l’individu<br />

désobéisse. . C’est ici que Bachelard souligne la spécificité de la pensée humaine qui a<br />

soif de l’universalité, cette tendance de l’esprit humain qui ne se contente pas du savoir<br />

limité à un groupe, à un système, mais qui recherche l’accord de tous les esprits et qu’il<br />

définit par le complexe de Prométhée c’est-à-dire « toutes les tendances qui nous<br />

poussent à savoir autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus<br />

que nos maîtres » 29 . Cette volonté de puissance, d’intellectualité la plupart du temps,<br />

est oubliée, ou sous-estimée quand on la met, comme l’ont fait le pragmatisme et le<br />

bergsonisme, sous la dépendance absolue du principe d’utilité nous rappelle Bachelard.<br />

Lévi-Strauss nous propose précisément ce critère pour distinguer l’étage de la culture et<br />

celui de la nature :<br />

Partout où la règle se manifeste nous savons avec certitude être<br />

à l’étage de la culture. Symétriquement il est aisé de reconnaître<br />

dans l’universel le critérium de la nature. Car ce qui est<br />

constant chez les hommes échappe nécessairement au domaine<br />

des coutumes, des techniques et des institutions par lesquelles<br />

leurs groupes se différencient et s’opposent… Posons donc que<br />

tout ce qui est universel chez l’homme relève de la nature et se<br />

caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une<br />

norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif<br />

et du particulier 30 .<br />

Il est donc clair que dans l’étude des phénomènes naturels, on ne saurait en plus<br />

des méthodes différentes, faire usage des valorisations substantialiste et animiste pour<br />

accéder à la connaissance scientifique. Certes la science fait partie de la culture<br />

humaine, mais elle est distincte d’elle en ce qu’elle échappe au relativisme culturel des<br />

valeurs humaines. Distinction importante à faire lorsqu’il est question de l’étude soit<br />

d’un objet scientifique, soit du sujet connaissant.<br />

Lorsque Bachelard déclare que « tout homme, dans son effort de culture<br />

scientifique, s’appuie non pas sur une, mais bien sur deux métaphysiques.» 31 Bien<br />

qu’elles puissent être distinctes, ces métaphysiques, que Bachelard trouve naturelles<br />

sont non seulement contradictoires, mais plus implicites et tenaces ce qui les rend<br />

29 Ibidem, p. 30.<br />

30 Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949, p. 34.<br />

31 Gaston Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, Paris, ALCAN, (IIe édition.PUF, 1971.) 1934, p.1.<br />

29


toutes problématiques dans le processus d’acquisition d’une connaissance rigoureuse.<br />

Ce que Bachelard veut démontrer c’est que la science depuis sa « modernité » reconnue<br />

ne s’est pas complètement débarrassée des valeurs métaphysiques, subjectives qui la<br />

rendent impure. Ainsi, il y’a lieu de constater que d’une part il existe un rationalisme,<br />

le plus déterminé qui accepte journalièrement l’instruction d’une réalité qu’il ne<br />

connaît pas à fond et que le réaliste le plus intransigeant procède à des simplifications<br />

immédiates, exactement comme s’il admettait les principes informateurs du<br />

rationalisme. Autant dire que pour la philosophie scientifique, il n’y a ni réalisme ni<br />

rationalisme absolus et qu’il ne faut pas partir d’une attitude philosophique générale<br />

pour juger la pensée scientifique. Un esprit universel, ne peut se satisfaire de la seule<br />

approche philosophique. Néanmoins, il faut :<br />

Guérir l’esprit de ses bonheurs, l’arracher au narcissisme que<br />

donne l’évidence première, lui donner d’autres assurances que<br />

la possession, d’autres forces de conviction que la chaleur et<br />

l’enthousiasme, bref, des preuves qui ne seraient point des<br />

flammes ! 32 .<br />

32 Idem, La Psychanalyse du feu, p. 16.<br />

30


DEUXIEME PARTIE :<br />

LES SCIENCES DE LA MATIERE : DE<br />

L’IMAGINAIRE A LA REALITE


Dans l’activité magique comme source des formes de culture humaine, nous<br />

avons trouvé deux aspirations, l’une pratique : volonté d’action directe sur la nature, de<br />

manipulation réelle des choses, l’autre idéologique et théorique : désir de construire<br />

une représentation du monde, une explication des choses par des lois de sympathie,<br />

d’antipathie, d’affinités symboliques. Mais au vrai, la magie ne tient pas ses promesses<br />

et ne satisfait pas les besoins qu’elle révèle ; ceux-ci tendent alors à se différencier et à<br />

se satisfaire par deux formes de culture distinctes : la religion et la métaphysique qui<br />

cherchent le secret du monde dans un au-delà et la technique qui se présente de plus en<br />

plus comme une pratique concrète réglée sur l’expérience immédiate. Il nous apparaît<br />

donc dans la science, un nouvel effort pour rapprocher et unifier les deux exigences,<br />

théorique et pratique, de l’esprit humain. Nous pouvons donc dire en ce sens, que la<br />

science serait une magie réussie, la magie étant en quelque sorte une science rêvée,<br />

imaginaire.<br />

La science apparaît en effet comme une volonté d’explication du monde, un<br />

système de concepts qui rend compte des apparences. Et dans cet effort d’explication,<br />

la hardiesse de la raison à priori, de l’esprit inventeur d’hypothèses se donne libre<br />

cours. Mais d’autre part l’explication scientifique est directement en prise sur le réel.<br />

Comme une recette technique, mais avec une plus haute intelligibilité et une efficacité<br />

plus précise, la loi scientifique est une formule d’action. L’intelligibilité théorique et<br />

l’efficacité pratique se trouvent ici réunies. Les premières sciences furent la géométrie<br />

et l’astronomie, sans doute parce que c’était entre les positions des astres ou entre les<br />

éléments des figures qu’il semblait le plus facile de découvrir des relations constantes,<br />

exprimables dans un langage logique. Des lois physiques, chimiques, biologiques ne se<br />

découvrirent que plus tard car, dans ces domaines complexes, il faut largement torturer<br />

les apparences et reconstruire les données immédiates pour dégager des rapports<br />

constants et intelligibles. Mais alors même que la science parait s’éloigner des données<br />

concrètes pour aboutir à un système complexe de rapports mathématiques, le contact<br />

avec le réel n’est pas perdu, au contraire. Plus l’explication scientifique au cours de<br />

l’histoire est devenue abstraite, complexe, et plus la prévision scientifique a été sure.<br />

L’intelligibilité la plus haute et le contact le plus étroit avec le réel (comme objet de<br />

prévision et d’action) vont de pair.<br />

32


La science se caractérise donc comme un système de jugements tout à la fois<br />

exprimable dans un langage rigoureux, mathématique, et toujours vérifiable<br />

pratiquement d’où la nécessité de l’objectivité certes, mais l’objectivité renvoie-t-elle<br />

toujours à l’exclusivité empirico-rationnelle comme l’ont toujours prétendue les<br />

explications scientifiques aujourd’hui ? Il semble que non, car pour Bachelard,<br />

Si nous savions, à propos de la psychologie de l’esprit<br />

scientifique, nous placer juste à la frontière de la connaissance<br />

scientifique, nous verrons que c’est à une véritable synthèse des<br />

contradictions métaphysiques qu’est occupée la science<br />

contemporaine 33 .<br />

Ainsi, la science, sans admettre elle-même qu’elle progresse avec et à partir de<br />

cette confusion, prétend, à l’objectivité par une simplification dualiste de sa<br />

connaissance en la réduisant aux seules sources empirique et rationnelle,<br />

méconnaissant ainsi le rôle de la rêverie dans ses productions intelligibles, alors qu’elle<br />

doit, bien que fictive, être considérée comme une étape très importante dans le<br />

processus d’acquisition de la connaissance scientifique. Le tout c’est de savoir où la<br />

placer dans ce processus. A partir de là, on se demande si effectivement, la raison et<br />

l’expérience objective constituent nos seules sources de connaissance ?<br />

33 Idem, Le Nouvel esprit scientifique, p. 8.<br />

33


SECTION A :<br />

L’INFERENCE : CRISE DE L’OBSERVATION<br />

IMMEDIATE ET DE LA RAISON


En expliquant et limitant la source de la connaissance aux seuls niveaux de<br />

l’expérience et de la raison, les empiristes et rationalistes dogmatiques n’ont pas assez<br />

étudié l’importance de l’imagination comme fonction psychique de la rêverie en ce<br />

qu’elle puisse avoir un impact lointain (ou profond), conséquent et donc hautement<br />

important dans le processus de la connaissance.<br />

Sans doute, on a souvent répété que la conquête du feu séparait<br />

définitivement l’homme de l’animal, mais on n’a peut être pas<br />

vu que l’esprit, dans son destin primitif, avec sa poésie et sa<br />

science, s’était formé dans la méditation du feu 34<br />

Souligne Bachelard à cet effet. Il s’agit ici d’une autre façon de poser le problème<br />

philosophique ou scientifique : qui n’est plus d’ordre ontologique. Il n’est plus question<br />

de savoir s’il existe ou non une substance matérielle, une âme ou Dieu, mais de<br />

procéder à la genèse de nos croyances et de nos facultés. En dénonçant les illusions<br />

substantialistes issues des questions métaphysiques, les explications d’un rationalisme<br />

ou empirisme purs, loin de ruiner la science, encore moins la morale, la philosophie<br />

bachelardienne essaie de fonder clairement l’objectivité scientifique en procédant en<br />

même temps à une normativité de l’imagination, néanmoins, en ce qui concerne<br />

pratiquement nos investigations sur les sources de la connaissance scientifique ou non<br />

concernant notre ouvrage. Raison pour laquelle en remarquant comme avec la plupart<br />

des phénomènes frappants que « si le feu est aussi captieux, aussi ambigu, on devrait<br />

commencer toute psychanalyse de la connaissance objective par une psychanalyse des<br />

intuitions du feu » 35 .<br />

En effet, si on a pu judicieusement constater avec le rationalisme kantien qui<br />

critiquait le scepticisme humien que la connaissance bien qu’elle débute avec<br />

l’expérience, ne provenait pas toute d’elle, la pensée bachelardienne, sans nier<br />

l’importance de la raison encore moins celle de l’expérience dans le processus<br />

d’acquisition de la connaissance, attire particulièrement notre attention en trouvant une<br />

autre source originale et hautement importante à la connaissance : la rêverie. Notons<br />

déjà avec Kant que, contrairement à ce que dit Hume, notre raison ne peut se borner à<br />

l’expérience, ce qui veut dire qu’elle a d’autres sources qui lui fournissent ses<br />

34 Idem, La Psychanalyse du feu, p. 100.<br />

35 Ibid., p. 99.<br />

35


connaissances. Il s’agit donc de prendre le problème à la racine, s’interroger sur les<br />

possibilités mêmes de la raison, chercher dans la raison elle-même les règles et les<br />

limites de son activité : faire la critique de la raison par la raison par la raison, comme<br />

l’aurait dit Kant 36 c'est-à-dire discerner ce que la raison peut faire et ce qu’elle est<br />

incapable de faire. Notons d’emblée que la rêverie dont il est question ici n’est pas<br />

prise en son sens premier et passif de l’état d’abandon où l’esprit se laisse absorber par<br />

toutes formes de fantasmagories pendant le sommeil. La rêverie est une pensée<br />

concentrée à laquelle se laisse aller l’imagination. C’est l’attitude de l’homme pensif<br />

qui se laisse absorber par la rêverie devant le feu, un moment spécial et spécifique de la<br />

pensée humaine qui émet des projections, des possibilités de son hypothétique vouloir<br />

et pouvoir, c’est le moment où les images en lui se libèrent, le moment où l’homme est<br />

dans le domaine de la qualité en imaginant et créant dans son esprit, ce qui lui<br />

conviendrait le mieux.<br />

L’homme rêvant devant son foyer est, (…) l’homme des<br />

profondeurs et l’homme d’un devenir. Ou encore, pour mieux<br />

dire, le feu donne à l’homme qui rêve la leçon d’une profondeur<br />

qui a un devenir : la flamme sort du cœur des branches 37 .<br />

C’est ici qu’on retrouve une importance capitale à la pensée humienne qui,<br />

en examinant la question de l’origine des idées, avait déjà assez entamée le problème<br />

de l’imagination dans la connaissance, notamment avec le principe de connexion<br />

nécessaire. Celui-ci organise l’expérience, mais n’en provient pas estime l’auteur.<br />

Hume, en accordant un intérêt particulier à la causalité après la ressemblance et la<br />

contiguïté, démontre par exemple que la liaison causale établie par l’esprit entre des<br />

faits, par exemple entre la fumée et la flamme, ne repose sur aucune raison<br />

démonstrative. Hume présente merveilleusement cette situation lorsqu’il affirme :<br />

Il n’est donc pas indigne d’un esprit curieux d’examiner de plus<br />

près la nature de cette évidence qui nous assure de la réalité des<br />

existences et des faits, quand ils échappent au témoignage actuel<br />

des sens ou ne sont point consignés par la mémoire. Or, il est<br />

notable que cette partie de la philosophie a été peu cultivée par<br />

les anciens ou par les modernes ; ce qui doit rendre d’autant<br />

plus excusables nos doutes et nos erreurs dans la conduite d’une<br />

36 Emmanuel Kant, Critique de la Raison pure, Paris, PUF, 1963(préface), p.7.<br />

37 Gaston Bachelard, op.cit., p.99.<br />

36


étude aussi importante,(…) Doutes et erreurs qui peuvent même<br />

s’avérer profitables, s’ils suscitent la curiosité et détruisent cette<br />

assurance et cette foi implicites qui font le malheur du<br />

raisonnement et de la libre recherche 38 .<br />

Bachelard, allant dans la même visée estime en effet dans l’étude de la<br />

reproduction du feu, qu’aucun raisonnement ou observations aussi objectives soient-ils<br />

n’auraient suggéré à l’homme primitif l’idée selon laquelle le frottement de deux<br />

branches de bois puisse produire du feu. Ce phénomène :<br />

L’observerait-on que ce n’est pas à proprement parler à un<br />

frottement qu’on penserait si l’on abordait le phénomène en<br />

toute ingénuité. On penserait à un choc ; on ne trouverait rien<br />

qui pût suggérer un phénomène long, préparé, progressif,<br />

comme est le frottement qui doit entraîner l’inflammation du<br />

bois 39 .<br />

Il est question de se mettre à la place de l’homme n’ayant au préalable<br />

aucune connaissance antérieure du feu pour mieux comprendre la source de<br />

l’inspiration reproductrice de ce phénomène. Voilà pourquoi Bachelard affirme :<br />

Nous ne sommes pas éloigné de croire que le feu est très<br />

précisément le premier objet, le premier phénomène sur lequel<br />

l’esprit humain est réfléchi ; entre tous les phénomènes, le feu<br />

seul mérite, pour l’homme préhistorique, le désir de connaître<br />

par cela même qu’il accompagne le désir d’aimer 40 .<br />

Et même, à supposer qu’il ait acquis davantage d’expérience et qu’il ait vécu<br />

longtemps pour observer que des objets ou phénomènes semblables sont constamment<br />

joints ensemble, la conséquence de cette expérience lui fait aboutir à l’inférence d’un<br />

objet à partir de l’apparition de l’autre.<br />

Et pourtant, avec toute son expérience, elle n’a acquis ni l’idée<br />

ni la connaissance de la force secrète par laquelle un objet<br />

produit l’autre ; et ce n’est par aucune conduite de<br />

raisonnement qu’elle est portée à tirer cette inférence 41<br />

38 David Hume, Enquête sur l’entendement humain, Paris, VRIN, 2008, Section IV, p. 97.<br />

39 Gaston Bachelard, op. cit., p. 49.<br />

40 Ibid., pp. 99-100.<br />

41 David Hume, op. cit., pp. 133-135<br />

37


Observe Hume. Pour Hume tout comme Bachelard, l’esprit est d’abord<br />

fortement marqué par l’impression, la sensation. Les impressions sensibles constituent<br />

ainsi le matériau primitif originaire de toutes nos connaissances. Une façon de dire que<br />

le penser repose sur le sentir. Dans une phrase de la Poétique de l’espace, Bachelard,<br />

qui se réfère explicitement à Schopenhauer, précise :<br />

Dans l’axe d’une philosophie qui accepte l’imagination comme<br />

faculté de base, on peut dire, sur le mode schopenhauerien : « le<br />

monde est mon imagination. » je possède d’autant mieux le<br />

monde que je suis plus habile à le miniaturiser. 42<br />

Mais ces lointaines études épistémologiques fournissent bien d’autres<br />

exemples d’imagination valorisante, qui ne détourne pas de la vérité puisque<br />

l’imagination « ne se trompe jamais », n’ayant pas à confronter une image avec une<br />

réalité objective. Elles dénoncent la prétendue objectivité d’explications qui n’en sont<br />

pas et opposent, sur le plan des vérités scientifiques, une imagination apte à saisir la<br />

complexité du réel et étroitement unie à l’expérience organisée, à l’observation<br />

immédiate ou à l’intuition matérialiste. C’est encore à Schopenhauer qu’il s’en prend<br />

dans son article « Lumière et substance » 43 . Fidèle à sa méthode d’épistémologie<br />

historique qui le conduit à replacer un philosophe ou un savant dans son temps, et à ce<br />

type de recherches qu’il appellera plus tard la psychanalyse de la connaissance<br />

objective, il dénonce dans la Philosophie et science de la nature du philosophe<br />

allemand, un substantialisme et un anthropomorphisme d’un autre âge (celui des<br />

physiciens du XVIIIe siècle), et aussi une volonté de puissance et un réalisme « où un<br />

psychanalyste noterait une avarice de célibataire » 44 . Car, expliquant la lumière par la<br />

matière en se servant du concept vague d’affinité matérielle, usant de métaphores telles<br />

que la digestion de la lumière par des corps chimiques, l’absorption de la lumière par<br />

l’eau qui en fera de la chaleur « en satisfaisant son avidité à s’évaporer », les<br />

substances se rassasiant de lumière, il exploite l’intuition d’absorption, dont la<br />

42 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 142.<br />

43 Cf., Revue de métaphysique et de morale, 1934, XLI, pp. 343-366 (in Etudes, p.45-75).<br />

44 Ibidem, p. 57.<br />

38


prétendue clarté objective n’est en somme que « le reflet d’une clarté subjective<br />

d’essence plus trouble 45 ».<br />

D’autre part, l’esprit a le pouvoir de rappeler les impressions, devenant alors<br />

mémoire, c'est-à-dire la faculté d’évoquer une impression passée, ou imagination, le<br />

pouvoir de former des images à partir d’une impression existante ou possible. Dans les<br />

deux cas, l’esprit n’a que l’image ou la copie d’une impression, ce que Hume désigne<br />

sous le nom d’ « idée ». Celle-ci n’est nullement un concept, mais une impression<br />

affaiblie comme on le verra à la suite de nos recherches. Penser c’est donc imaginer et<br />

les idées ne se distinguent des impressions que par leur moindre vivacité. Mais<br />

l’impression, originaire et fondatrice, est à découvrir, par un effort d’analyse de notre<br />

expérience et d’attention à un donné caché. Une expérience pure est à retrouver en deçà<br />

de l’expérience commune du complexe devenu confus. Il s’agit ici de déterminer le<br />

point de vue qui domine le mieux pourrait-on dire, dans nos connaissances : est ce la<br />

réflexion seule qui nous permet d’avoir accès à la connaissance ? Est-ce l’expérience ?<br />

Leurs mouvements réciproques, ou l’imagination entendue comme une rêverie<br />

originale ? Et pourquoi pas tout cela à des moments différents et distincts qu’il faut<br />

juste démarquer ou classer par ordre ?<br />

L’attention accordée à la relation causale est justifiée par ce dépassement<br />

qu’elle seule permet : à partir d’un fait présent, nous posons un effet ou une cause non<br />

actuellement donnés. Il s’agit donc, de se demander quel est le fondement des<br />

conclusions tirées de l’expérience. Le paradoxe initial du dépassement du donné à<br />

partir du donné, loin de se dissiper au cours de l’analyse, se précise et s’accentue avec<br />

insistance sur le fait de la croyance. Non seulement je conçois, lorsqu’un fait se<br />

produit, la cause ou l’effet qui lui est constamment conjoint, mais je pose et j’affirme<br />

son existence passée ou à venir, sa réalité. J’y crois.<br />

Nous sommes portés à excuser toutes ces croyances naïves<br />

parce que nous ne les prenons plus que dans leur traduction<br />

métaphorique. Nous oublions qu’elles ont correspondu à des<br />

réalités psychologiques. Or souvent les métaphores ne sont pas<br />

entièrement déréalisées, déconcrétisées 46 .<br />

45 Ibidem.<br />

46 Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu,p.123.<br />

39


Remarque judicieusement Bachelard. Ce n’est pas seulement en concevant le<br />

possible que je dépasse le donné, mais en constituant un monde réel qui déborde ce qui<br />

m’est actuellement donné. L’effort de description, substitué consciemment à la<br />

recherche d’une définition, permet de mieux cerner la différence dans la manière de<br />

percevoir. La croyance s’explique alors comme le transfert de la vivacité d’une<br />

impression à l’idée qui lui est liée. L’analyse de l’inférence causale a mis en évidence<br />

dans la pensée une détermination, due à l’accoutumance, à passer d’une impression<br />

présente à l’idée de ce qui lui a toujours été associé. Cette tendance ou transition<br />

coutumière dont nous faisons l’expérience, est l’original de l’idée de nécessité qui n’est<br />

pas la copie d’un pouvoir ou d’une efficace que nous observerions dans les<br />

phénomènes. La connexion n’est pas saisie sur les objets, elle s’établit entre les idées,<br />

et il y’a là une transition coutumière dans l’imagination, non un acte de l’entendement.<br />

C’est la raison pour laquelle Bachelard estime que le rêve précède l’expérience car il<br />

est plus fort qu’elle. En plus de cela, notons avec Kant dans que ce que nous appelons<br />

l’expérience n’est pas quelque chose que l’esprit tel une cire molle recevrait<br />

passivement. C’est l’esprit qui grâce à ses structures a priori, construit lui-même<br />

l’ordre de l’univers. Le rêve en ce qu’il est projet, nécessité et création. Il existe donc<br />

un lien profond pour ne pas dire inconscient entre le feu et la sexualité c’est pourquoi<br />

« il faut reconnaître que le frottement est une expérience fort sexualisée. (…) L’amour<br />

est la première hypothèse pour la reproduction objective du feu » 47 . Autrement dit, il<br />

existe avec Bachelard, partout, un lien primordial entre l’homme et le monde, même<br />

dans ses constructions rationnelles, raison pour laquelle il estime que l’ « on ne peut<br />

étudier que ce qu’on a d’abord rêvé » 48 . Il s’agit là, de constater une certaine antériorité<br />

psychique des images par rapport aux idées, de reconnaître que le feu de la passion<br />

nous a permis de penser à celui de bois. C’est donc l’imagination qui, bien avant,<br />

invente des formes de liens entre les idées et les phénomènes. Hume le montre si bien<br />

lorsqu’il affirme :<br />

47 Ibidem, pp. 50-51.<br />

48 Ibid., p. 48.<br />

Former des monstres et unir des formes et des apparences<br />

discordantes, cela ne coûte pas plus de trouble à l’imagination<br />

que de concevoir les objets les plus familiers (…) Ce qu’on n’a<br />

40


jamais vu, ce dont on n’a jamais entendu parler, on peut<br />

pourtant le concevoir… 49 .<br />

Lorsqu’en effet Hume relève que tous les raisonnements tirés de l’expérience<br />

ne relèvent pas des opérations de l’entendement du fait qu’il n’existe aucune nécessité<br />

dans la relation de cause à effet, mais que c’est par la disposition philosophique qu’est<br />

l’accoutumance que nous le pensons, il attire l’attention sans le préciser lui-même sur<br />

la dynamique interactive de l’imagination sur les phénomènes. La liaison causale<br />

établie par l’esprit entre des faits ou l’idée de connexion nécessaire, sur laquelle repose<br />

toute la validité des lois physiques, n’a de réalité ni objective ni intelligible : c’est un<br />

pur produit de l’imagination. Ce fait, le plus souvent est négligé dans les explications<br />

dites objectives ou scientifiques qui prétendent tout expliquer par la raison, ou<br />

l’expérience uniquement. Ne faut-il pas à certains moments dénoncer cette raison<br />

dogmatique ou cette expérience exclusive qui, le plus souvent prétendent tout<br />

expliquer ? Remarquons avec Hume que toutes les perceptions de l’esprit se divisent en<br />

deux classes selon leurs différents degrés de vivacité et de force : les idées qui sont les<br />

moins fortes et les moins vives et parallèlement, les impressions qui sont tout le<br />

contraire. Par impression, « j’entends donc toutes nos plus vives perceptions quand<br />

nous entendons, voyons, touchons, aimons, haïssons, désirons ou voulons » déclare t’il<br />

pour marquer la distinction fondamentale entre elles. Inutile de préciser en outre que<br />

les moins fortes sont le plus souvent sous le joug des plus fortes.<br />

Ainsi, après avoir remarqué que l’esprit humain associe ses idées selon son<br />

principe de nécessité, il notera judicieusement pour conséquence :<br />

La passion philosophique, comme la passion religieuse, est<br />

exposée, semble-t-il à cet inconvénient que, bien qu’elle vise à<br />

corriger nos mœurs et à déraciner nos vices, il se peut qu’elle ne<br />

serve, si on la gouverne imprudemment, qu’à encourager une<br />

inclination prédominante et à pousser l’esprit, avec une<br />

résolution plus déterminée, du coté qui l’attire trop déjà par<br />

l’effet des tendances et inclinations de son caractère naturel 50 .<br />

49 David Hume, op. cit., p. 60.<br />

50 Ibidem, p. 93.<br />

41


Une notion telle que « substance » par exemple se trouve ainsi disqualifiée dans<br />

la mesure où, comme l’avait déjà constaté Berkeley, on ne peut établir aucun lien avec<br />

une impression dont elle dériverait. Le rationalisme de par ses abus et penchants<br />

n’explique donc la plupart des phénomènes qu’en fonction de ses valeurs. Cela ne veut<br />

pas dire par conséquent quelle est l’instance suprême qui puisse objectivement rendre<br />

compte de la réalité pour ne pas dire la totalité des phénomènes par conséquent, la<br />

récurrence qu’applique donc systématiquement le rationalisme actuel pour expliquer<br />

les phénomènes est donc à revoir car en plus, il ne revit pas les conditions de<br />

l’observation naïve des faits pour prétendre à leur objectivité observable. Lorsque l’on<br />

se contente exclusivement de ce genre d’explication, on court le grand risque de limiter<br />

la connaissance des phénomènes qui, en plus d’être mouvants, peuvent et doivent avoir<br />

d’autres causes et explications pertinentes que celles proposées par des systèmes clos.<br />

La vie psychique tout entière se comprend donc par l’association des idées,<br />

propriété qu’ont les représentations de s’appeler, de s’évoquer, de s’entraîner les unes<br />

les autres, selon les principes de la nature humaine (ressemblance, contiguïté dans<br />

l’espace et le temps, causalité) qui structurent l’imagination et imposent ordre et<br />

régularité aux associations. Grâce à ces principes obscurs, enracinés au plus profond de<br />

la nature humaine, l’imagination étend très loin son pouvoir : elle rend compte du<br />

processus d’abstraction et de la reproduction des idées générales. Celles-ci ne sont en<br />

effet que les idées particulières, associées par ressemblance et jointes à un terme<br />

général, mais que l’imagination a tendance à hypostasier en essences indépendantes des<br />

impressions particulières. On peut donc aisément comprendre que l’imagination soit<br />

également à l’origine de l’illusion substantialiste par sa disposition à combler avec des<br />

images les intervalles entre chaque perception. Elle est donc responsable de notre<br />

croyance spontanée en l’existence permanente d’objets extérieurs à nous et<br />

indépendants de nos perceptions.<br />

42


SECTION B :<br />

EMPIRISME, RATIONALISME ET<br />

IMAGINATION : LE PROBLEME DE<br />

L’EXPLICATION PHENOMENALE


De l’homme primitif à l’homme moderne, il ne fait nul doute que le problème que<br />

pose la connaissance quant à sa nature, sa source …plus que jamais, préoccupe<br />

l’humanité. Du primitif jusqu’à nous, il a toujours été question de la connaissance<br />

comme fait particulièrement humain, c’est ainsi que les sciences de la matière par<br />

exemple se présentent comme un effort pour connaître le monde réel, comme une<br />

exploration de la nature afin de le connaître ce sont, dit-on souvent des « sciences<br />

d’observation », qui portent sur des « faits ». Mais, il n’est pas tout à fait exact de dire<br />

que la science part des faits ; car même aux époques les plus primitives on trouve déjà<br />

autour des faits des explications, des pseudo explications d’ordre mythologique et<br />

anthropomorphique comme on a pu l’observer au début de nos investigations.<br />

Il est particulièrement intéressant, pour une psychanalyse de la<br />

connaissance objective, de voir comment une intuition chargée<br />

d’affectivité comme l’intuition du feu va s’offrir pour l’explication de<br />

phénomènes nouveaux 51 .<br />

Déclare Bachelard à cet effet. De telles interprétations, alors même qu’elles n’ont<br />

rien de scientifique, révèlent cependant les ambitions de l’esprit humain, la vocation<br />

qu’il a de dépasser le donné empirique brut. Lorsque de nouveaux faits sont découverts,<br />

l’esprit tend naturellement à les intégrer au système de croyances et d’interprétations<br />

qu’il avait précédemment adopté. Mais il arrive que les faits nouvellement découverts<br />

soient en contradiction avec le système du monde précédemment admis. Ce sont ces<br />

faits que Gaston Bachelard nomme « polémiques » qui contraignent le savant à se<br />

poser un problème. Le point de départ de la recherche n’est donc pas le fait empirique<br />

considéré à part, mais le problème posé par le fait, la contradiction entre le fait<br />

découvert et les conceptions théoriques antérieures.<br />

Aujourd’hui plus qu’hier, il a toujours été question pour l’homme d’expliquer, de<br />

comprendre ce qui se passe autours de lui pour mieux contrôler la nature. Il est donc<br />

fort conséquent de concevoir le fait que les explications irrationnelles ou inconscientes<br />

de l’homme primitif, sans la science actuelle aient fortement influé sur nos<br />

connaissances actuelles, la culture n’étant d’abord qu’une transmission de données,<br />

avant toute transformation quelconque. Il importe donc de savoir à partir de quels<br />

procédés ces hommes ont pu parvenir à la connaissance en étudiant le phénomène de<br />

51 Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, p. 119.


eproduction du feu par exemple, pour mieux saisir le fonctionnement de l’esprit<br />

humain, riche et mouvant, qui s’adapte aux situations de son temps.<br />

Pour les empiristes l’hypothèse est directement suggérée par les faits ou plutôt il<br />

ne faut pas émettre d’hypothèse, il suffit de voir comment les faits s’enchaînent les uns<br />

aux autres. Il suffit, dit Brunschvicg, de laisser l’expérience se déposer elle-même dans<br />

notre esprit, la nature s’inscrire elle-même dans la science. L’idéal empiriste est<br />

simplement de décomposer fil à fil le réseau enchevêtré des phénomènes, de déchiffrer<br />

patiemment les relations simples inscrites dans la complexité du donné perçu sans<br />

passer par le détour des hypothèses. Des faits bien observés, disait Magendie, valent<br />

mieux que toutes les hypothèses du monde. Mais le point de vue empiriste repose sur<br />

l’illusion naïve que la nature offre spontanément à l’observateur tous ses phénomènes,<br />

qu’elle les présente « étiquetés d’eux-mêmes » pourrions nous dire, que la cause d’un<br />

phénomène est donnée dans l’expérience comme le phénomène lui-même qu’on<br />

cherche à expliquer. D’où cette préoccupation de Bachelard, qui se demande<br />

concernant les explications scientifiques modernes récurrentes et objectives qui<br />

expliquent si aisément le phénomène de reproduction du feu par le frottement :<br />

Que deux morceaux de bois sec soient tombés pour la première<br />

fois entre les mains d’un sauvage, par quelle indication de<br />

l’expérience devinera-t-il qu’ils peuvent s’enflammer par un<br />

frottement rapide et longtemps continué ? 52<br />

En réalité la cause est d’abord cachée et il faut commencer par la supposer, par<br />

l’imaginer. Tel est le rôle de l’hypothèse dans le processus de la connaissance.<br />

Considérons le phénomène de reproduction du feu par exemple : l’homme primitif de<br />

par son expérience intime de la chaleur produite par deux corps, rêve du feu dans du<br />

bois comme dans les corps (humains). Le feu n’est pas d’abord donné comme un fait ;<br />

avant d’être une expérience, elle est une exigence. Cette découverte bachelardienne<br />

nous fait comprendre que le feu a d’abord été une invention de l’esprit humain et non<br />

une découverte provenant des objets qui nous sont extérieurs. On a ici cette conviction<br />

selon laquelle, on ne peut rien trouver si on ne cherche pas quelque chose de déterminé.<br />

Certes on peut parler d’une expérience des corps, mais cette expérience n’est pas<br />

suffisante pour être seule, valablement assimilable par inférence au bois. L’hypothèse<br />

52 Ibidem, p.50.<br />

45


est imaginaire même dans le cas de l’esprit préscientifique, ou de l’homme primitif qui<br />

cherche à expliquer, comprendre un phénomène.<br />

Dans le même sillage, lorsque Urbain Le Verrier (1811-1877), astronome<br />

français, à l’origine de la découverte de la planète Neptune n’arrive pas à rendre<br />

compte des mouvements d’Uranus par l’attraction des planètes connues, il y’a ce que le<br />

philosophe et économiste britannique, John Stuart Mill (1806-1873), eut appelé un<br />

« résidu ». Mais la méthode de ce dernier ne peut servir à rien pour rendre compte de ce<br />

résidu puisque, précisément, la cause des perturbations d’Uranus n’est pas donnée dans<br />

l’expérience de cette époque. Ici encore, il faut dépasser le donné, émettre une<br />

hypothèse, situer le fait donné dans un contexte de relations intelligibles où le savant<br />

introduit, à titre d’hypothèse, des faits possibles. Le Verrier fait l’hypothèse d’une<br />

planète encore inconnue dont la force d’attraction expliquerait précisément le<br />

« résidu »énigmatique des perturbations d’Uranus. Il calcule ce que devraient être la<br />

masse, la distance de cette planète supposée qu’il appelle Neptune, pour que dans le<br />

cadre des lois de Newton, les mouvements d’Uranus deviennent intelligibles.<br />

Comme on peut le constater, même le savant dans son effort d’explication des<br />

faits, loin de « simplifier » le donné empirique, l’enrichit au contraire de faits supposés.<br />

Raison pour laquelle Bachelard estime que « pour un chimiste comme pour un<br />

philosophe, pour un homme instruit comme pour un rêveur, le feu se substantifie si<br />

facilement qu’on l’attache aussi bien au vide qu’au plein » 53 . Nous saisissons<br />

maintenant quelle est la nature et la fonction de l’hypothèse. L’hypothèse, c’est ce qui<br />

est « sous la thèse », ce n’est pas une simple conjecture mais une explication<br />

intelligible fonction aussi des êtres qui l’émettent, et de leur époque. Elle relève de<br />

l’imagination, rationnelle ou non. C’est la raison pour laquelle Bachelard, trouvant les<br />

explications objectives des rationalistes et empiristes purs du phénomène de<br />

reproduction du feu faibles, pour ne pas dire suffisamment inintelligibles estime à<br />

raison, qu’ « il y’aurait donc place, croyons-nous, pour une psychanalyse indirecte et<br />

seconde, qui chercherait toujours l’inconscient sous le conscient, la valeur subjective<br />

sous l’évidence objective, la rêverie sous l’expérience » 54 montrant par là la nécessité<br />

d’autres approches possibles lorsque les précédentes n’explicitent pas assez un<br />

53 Ibidem, p. 112.<br />

54 Ibidem, p. 48.<br />

46


phénomène. Constat a été fait par lui que « pour beaucoup d’esprits, le feu a une telle<br />

valeur que rien ne limite son empire. Boerhaave prétend ne faire aucune supposition<br />

sur le feu, mais il commence par dire, sans la moindre hésitation, que « les éléments du<br />

feu se rencontrent partout ; ils se trouvent dans l’or qui est le plus solide des corps<br />

connus, et dans le vide de Torricelli » 55 . On a donc ici avec le phénomène du feu, la<br />

preuve de la résistance subjective des impressions du feu qui sont expliqués en intensité<br />

et concentration en science :<br />

Nous devons souligner ici ce besoin d’expliquer les détails d’une<br />

expérience première. Ce besoin d’explication minutieuse est très<br />

symptomatique chez les esprits non scientifiques qui prétendent<br />

ne rien négliger et rendre compte de tous les aspects de<br />

l’expérience concrète. La vivacité d’un feu propose ainsi de faux<br />

problèmes : elle a tant frappé notre imagination dans notre<br />

enfance ! Le feu de paille reste, pour l’inconscient, un feu<br />

caractéristique 56<br />

remarque si bien Bachelard pour souligner la nécessité de la psychanalyse et de<br />

l’expérimentation continues en science car il apparaît clairement avec l’auteur que non<br />

seulement, le fonctionnement de la pensée humaine est fonction des circonstances<br />

d’une période donnée, mais aussi, le savant ne répond pas directement et<br />

définitivement à la question « pourquoi » par une proposition affirmative par exemple,<br />

il est aussi question du « comment » et du « pourquoi pas » ; plusieurs facteurs<br />

intervenant dans le processus de la connaissance. Les efforts que l’homme produit en<br />

vue de la connaissance ne sont donc pas toujours rationnels, ce d’autant plus que<br />

l’hypothèse entendue comme produit de l’imagination est susceptible d’être plurivoque<br />

selon la double orientation, rationnelle et inconsciente qu’on vient de lui reconnaître.<br />

Néanmoins, s’il faut reconnaître que l’hypothèse est plus un effort pour com-prendre,<br />

c’est-à-dire pour prendre ensemble tous les faits, pour les systématiser (sun-istemi en<br />

grec signifie je pose ensemble). Elle ne saurait donc se limiter aux seules explications<br />

objectives surtout lorsque constat est fait que ces dernières sont peu satisfaisantes à la<br />

compréhension de certains phénomènes qu’elles prétendent rendre compte. Notons tout<br />

de même qu’il y’a lieu de la soumettre à une expérimentation, à une vérification<br />

55 Ibidem, p. 112.<br />

56 Ibidem, p.113.<br />

47


igoureuses quelle que soit la méthode de recherche pour pouvoir statuer sur sa<br />

scientificité qui ne reste qu’hypothétique sans ces dernières.<br />

48


SECTION C :<br />

SCIENCE, MYTHE, COMPLEXE ET<br />

PHENOMENOLOGIE : LE PROBLEME DE LA<br />

PSYCHANALYSE


Le souci de la vérification de l’hypothèse repose sur le postulat qu’il n’existe pas<br />

de règles pour l’invention de l’hypothèse comme on vient de le constater<br />

précédemment car elle provient d’une intuition, d’une anticipation spontanée. Par<br />

contre, l’hypothèse, n’a de signification scientifique que si elle est vérifiable. Nous<br />

avons vu plus loin que c’était la contradiction avec l’expérience qui faisait rejeter les<br />

théories anciennes. L’hypothèse nouvellement née pour rendre compte d’un fait-<br />

problème, doit être à son tour soumise à l’épreuve de l’expérience pour être détachée<br />

de tout sentiment, pour garantir une certaine crédibilité ou certitude. En effet,<br />

Bachelard note :<br />

Les sentiments plus subtils de l’esprit, les opérations de<br />

l’entendement, les agitations variées des passions, bien que<br />

réellement distincts en eux-mêmes, nous échappent aisément<br />

quand nous les examinons par réflexion ; et il n’est pas en notre<br />

pouvoir de rappeler l’objet primitif aussi souvent que nous<br />

avons l’occasion de le rappeler 57<br />

Ceci pour souligner la nécessité d’une démarche méthodologique supplémentaire<br />

et spéciale autre que la seule réflexion dans l’étude des phénomènes. D’où la<br />

psychanalyse de la connaissance objective. Au seuil de l’entreprise structuraliste de<br />

Bachelard se situe donc la volonté de se démarquer par rapport aux discours antérieurs<br />

portant sur le même objet, précisément dans la mesure où les processus sociaux sont<br />

régis par des lois qui demeurent inconscientes. Une « coupure » est nécessaire pour<br />

marquer le passage des discours idéologiques qui ne font que refléter les structures<br />

sociales dans lesquelles ils sont insérés, à un discours scientifique ou théorique qui<br />

s’attache à les mettre au jour. Il s’agit donc dans sa double investigation, de l’union de<br />

la méthode phénoménologique et de la méthode psychanalytique spéciales en plus de<br />

celles déjà connues.<br />

L’étude du phénomène de feu comme la plupart des phénomènes est, empreinte<br />

de nos sentiments à tel point que l’on ne sépare pas le plus souvent l’objet du sujet. Il<br />

faut donc avec la psychanalyse, commencer par mettre en relief les motifs de la pensée<br />

préscientifique pour la séparer des faits pour pouvoir prétendre à une certaine<br />

objectivité par la suite. Il s’agit donc de la meilleure méthode pour étudier ces<br />

57 David Hume, op. cit., p.127.<br />

50


phénomènes qui font preuve d’une certaine convergence abusive ou inconsciente des<br />

expériences intimes et objectives. « Cette double phénoménologie prépare des<br />

complexes qu’une psychanalyse de la connaissance objective devra dissoudre pour<br />

retrouver la liberté de l’expérience 58 » déclare Bachelard. Il s’agit de poser les bases à<br />

partir desquelles la vérification scientifique se déploiera, de dénoncer ces doctrines qui<br />

prétendent à l’objectivité en faisant fi de leurs valeurs subjectives, ceci, en ne faisant<br />

appel qu’à leur seule valeur d’explication objective alors que, comme le dit si bien<br />

Bachelard, « ce sont ces valeurs inconscientes qui font la permanence de certains<br />

principes d’explication» 59 . La phénoménologie bachelardienne, précisons-le, n’est pas<br />

une description empirique des phénomènes au sens husserlien car pour<br />

Bachelard, « décrire empiriquement serait une servitude à l’objet, en se faisant une loi<br />

de maintenir le sujet dans la passivité. 60 » Le phénoménologue, dit-il encore, peut<br />

utiliser les documents mis à sa disposition par le psychologue, mais il les met « sur<br />

l’axe de l’intentionnalité ». Jusque-là, rien ne le différencie de Husserl, sinon qu’il a<br />

choisi comme acte de visée, comme acte conscientiel, l’image, l’image matérielle. Mais<br />

c’est précisément sur cette visée intentionnelle que va se nouer le problème des<br />

rapports de sa phénoménologie avec la phénoménologie classique. « La première<br />

instance spécifique de la notion de matière est la résistance. Or précisément, c’est là<br />

une instance qui est proprement étrangère à la contemplation philosophique… » 61<br />

S’inscrivant en faux contre toutes les philosophies contemplatives et contre ce que l’on<br />

pourrait appeler l’attitude objective classique, qui « attend les objets », qui « refuse le<br />

contact », qui « veut d’abord voir l’objet, le voir à distance, en faire le tour, en faire un<br />

petit centre autour duquel l’esprit dirigera le feu tournant de ses catégories 62 », il<br />

restitue au point de départ de l’acte de conscience la solidarité objet-matière. A une<br />

phénoménologie de la contemplation et à une phénoménologie de la visée, il opposera<br />

une philosophie de l’action et phénoménologie matérialiste ; au clair de regard de la<br />

conscience, il substituera une conscience opiniâtre, dont le caractère directionnel<br />

s’inscrit fortement dans la réalité. Avec la vérification scientifique, il est donc question<br />

de voir « jusqu’où vont les valorisations inconscientes de l’aliment du feu et combien il<br />

58<br />

Gaston Bachelard, op. cit., p.146.<br />

59<br />

Ibid.<br />

60<br />

Idem, La Poétique de la Rêverie, p.4.<br />

61<br />

Idem, Le Matérialisme rationnel, Paris, PUF, 1953, pp.10-11.<br />

62 Ibidem, p. 10.<br />

51


est désirable de psychanalyser ce qu’on pourrait appeler le complexe de Pantagruel<br />

chez un inconscient préscientifique » 63 . La phénoménologie de l’imaginaire consiste<br />

donc à débarrasser la philosophie du privilège des déterminations visuelles frappantes.<br />

En effet, tout au long de nos travaux, on a pu observer que les recherches, les<br />

résultats et autres phénomènes scientifiques ou non obéissaient à une logique<br />

passionnelle et imaginaire qui met le raisonnement à la disposition de nos préférences.<br />

Le problème ici provient du fait que « si, dans une connaissance, la somme des<br />

convictions personnelles dépasse la somme des connaissances qu’on peut expliciter,<br />

enseigner, prouver, une psychanalyse est indispensable » car « le savant doit se refuser<br />

à personnaliser sa connaissance ; corrélativement, il doit s’efforcer de socialiser ses<br />

convictions » 64 . Il s’agit donc du problème de la critique psychanalytique dans la<br />

science, de sa légitimité dans le cadre de certaines explications scientifiques. La<br />

critique qui implique non pas un refus systématique, mais un choix éclairé qui, sans<br />

exclure l’erreur la reconnaît comme participante à la recherche de la vérité. Tout<br />

d’abord, la critique externe qui se doit de rétablir les phénomènes dans leur authenticité<br />

primitive, en faisant la chasse aux « interpolations ». Une fois les interpolations<br />

reconnues et éliminées, procéder à une critique interne qui consiste non à recouvrir les<br />

faits de notre subjectivité, mais à les en détacher. Ainsi, lorsque Gaston Bachelard<br />

affirme que lorsque l’« on cherche les conditions psychologiques des progrès de la<br />

science, on arrive à cette conviction que c’est en termes d’obstacles épistémologiques<br />

qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique 65 », il ne fait nul doute que<br />

le problème que l’on puisse avoir avec la connaissance émane de nous-mêmes<br />

prioritairement, sujets connaissant. En précisant par la suite :<br />

Il ne s’agit pas de considérer des obstacles externes, comme la<br />

complexité et la fugacité des phénomènes, ni d’incriminer la<br />

faiblesse des sens et de l’esprit humain (…) c’est dans l’acte<br />

même de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte<br />

de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. 66<br />

63<br />

Idem, La psychanalyse du feu, p. 117.<br />

64<br />

Ibid., p. 134.<br />

65<br />

Idem, La Formation de l’esprit scientifique, Paris,VRIN, 2004, p.15.<br />

66 Ibid.<br />

52


Il n’est pas plus clair qu’il faille recourir à une exploration de l’inconscient pour<br />

découvrir la difficulté que posent nos sentiments dans les processus d’acquisition du<br />

savoir. Les résistances à la connaissance scientifique ne sont pas seulement extérieures,<br />

mais internes à l’acte de connaître ; quoi donc de plus appropriée que la psychanalyse<br />

pour rechercher et détecter afin de les objectiver, les valeurs et projections<br />

inconscientes entravant le savoir ? Il est question de pouvoir détecter les convictions et<br />

préférences d’un inconscient individuel ou collectif dans des faits ou difficultés qui ne<br />

nécessitent que mesures et expériences, afin de :<br />

Guérir l’esprit de ses bonheurs, l’arracher au narcissisme que<br />

donne l’expérience première, lui donner d’autres assurances<br />

que la possession, d’autres forces de conviction que la chaleur<br />

et l’enthousiasme, bref, des preuves qui ne seraient point des<br />

flammes ! 67<br />

Dans les domaines mêmes où la mathématique permet une expression des lois du<br />

réel assez précise pour que la prévision et l’action technique reçoivent une grande<br />

puissance, il ne faut pas oublier que l’aspect qualitatif des phénomènes – l’aspect<br />

purement subjectif, mais par là même celui qui est vécu – est systématiquement<br />

sacrifié. Le monde « vécu » des qualités sensibles, des états de conscience, des<br />

sentiments, a sa valeur propre que l’ascèse mathématique se donne légitimement le<br />

droit d’exclure, mais que le mathématicien en tant qu’homme ne saurait oublier. Ne<br />

nous apprend-t-il pas que le « savant, lorsqu’il quitte son métier, retourne aux<br />

revalorisations primitives 68 » ?<br />

Pendant longtemps, l’idéal a toujours consisté à mettre en suspension l’erreur, à<br />

l’isoler du processus de la connaissance, l’éviter pour ne retenir que le résultat, à croire<br />

que la science ne consiste qu’à accumuler les bons résultats pourrions-nous dire. Mais<br />

nous savons aujourd’hui à quel point il est préjudiciable de décrire, à la façon<br />

empiriste, le progrès des sciences de la matière comme une accumulation progressive<br />

de faits positifs découverts et qui seraient paisiblement ajoutés les uns aux autres. En<br />

réalité, il faut savoir que la science ne procède pas par accumulation mais par crises,<br />

d’où la grande importance qu’accordent nos travaux à l’erreur, à la subjectivité, aux<br />

obstacles épistémologiques.<br />

67<br />

Idem, La psychanalyse du feu, p.16.<br />

67<br />

Ibidem.<br />

68<br />

Idem, La Formation de l’esprit scientifique, p. 64.<br />

53


L’hypothèse de la connaissance phénoménale a donc deux significations ou<br />

orientations possibles à la vue de nos investigations : la première et la plus reconnue, la<br />

scientifique dont la vérification est concrète et effective par l’expérience et<br />

l’inconsciente dans la mesure où, ne répondant qu’aux seules aspirations, valorisations<br />

de la rêverie, ne peut s’appliquer à l’expérience. Demeurant au seul niveau de<br />

l’imagination créatrice, l’hypothèse inconsciente, sans la rejeter toute entière doit avoir<br />

toute sa place dans la poésie, l’art en ce qu’elle est transformation et projection de la<br />

beauté purement intellectuelle de la pensée humaine. Il apparaît donc clairement avec<br />

Bachelard dans le cadre de la connaissance de l’objet que la prudence et l’esprit<br />

critique sont résolument de mise. Ainsi, Bachelard pressent un autre plan dans le<br />

processus d’acquisition de la connaissance : s’il s’agit de rêver l’objet, de l’épouser par<br />

l’imagination et d’en jouir par une libre rêverie, alors une tout autre attitude est<br />

envisageable et possible. Celle-ci nous sera notamment offerte par l’univers des poètes<br />

raison pour laquelle il dira que « les axes de la poétique et la science étant d’abord<br />

inverses. Tout ce que peut espérer la philosophie, c’est de rendre la poésie et la science<br />

complémentaires, de les unir comme deux contraires bien faits » 69 . Il s’agit donc<br />

premièrement de pouvoir les reconnaître afin de les distinguer, pour les unifier si<br />

possible par la suite et non de les mélanger en étudiant leurs objets pourtant distincts<br />

d’où le souci de précision dans les domaines de la science tout comme celui de la<br />

poésie ou de l’art.<br />

69 Idem, La psychanalyse du feu, p.10.<br />

54


TROISIEME PARTIE :<br />

L IMAGINATION BACHELARDIENNE DANS<br />

L’ORDRE DES DISTINCTIONS


La poésie et les poètes ou incidemment, le couple dialectique poésie-philosophie,<br />

ont retenu, depuis la psychanalyse du feu l’attention passionnée de Bachelard. S’il ne fut<br />

pas lui-même un poète au sens des classifications traditionnelles et des définitions<br />

techniques, il devint, selon le mot de Louis Guillaume, « le meilleur sourcier poétique de<br />

son époque ». L’amour et la pratique de la poésie, source de la méditation bachelardienne<br />

du langage, sont aussi à l’origine d’une nouvelle philosophie de l’imagination. En notre<br />

temps où les mythes n’ont plus cours, écrit Bachelard,<br />

L’imagination ne peut s’éclairer que par les poèmes qu’elle<br />

inspire. Son rôle est de former des images qui dépassent la réalité,<br />

qui la chantent. Elle invente la vie nouvelle, elle invente l’esprit<br />

nouveau…Cette adhésion à l’invisible, voilà la poésie première,<br />

voila la poésie qui nous permet de prendre goût à notre destin<br />

intime. Elle nous donne une impression de jeunesse et de jouvence<br />

en nous rendant sans cesse la faculté de nous émerveiller. La vraie<br />

poésie est une fonction d’éveil…le monde n’existe poétiquement<br />

que s’il est réinventé. 70<br />

Bachelard ne manque aucune occasion de souligner la platitude de la description<br />

métaphorique. Partout, il recherche un lien primordial entre l’homme et le monde, même<br />

dans ses constructions rationnelles, car il écrit dans la psychanalyse du feu 71 ; « on ne peut<br />

étudier que ce qu’on a d’abord rêvé», évoquant par là une antériorité psychique et peut être<br />

aussi ontologique ou génétique des images par rapport aux idées. Parlant dans la<br />

philosophie du non, d’un objet parfaitement rationnel comme l’atome, il apprend aux<br />

philosophes et aux scientifiques à ne pas oublier les poètes : « il ne nous semble pas, en<br />

effet, qu’on puisse comprendre l’atome de la physique moderne sans évoquer l’histoire de<br />

son imagerie. 72 » Comprenant par là que si l’animisme anime les choses, il lui faut au<br />

contraire désanimer les êtres pour les ordonner dans un nouvel ensemble. Ainsi en est-il du<br />

serpent, « le plus terrestre des animaux », « racine valorisée », « trait d’union entre le règne<br />

végétal et le règne animal 73 ». Ou encore du feu, « fils des deux morceaux de bois 74 »,<br />

autant d’exemples dont l’évocation surréaliste traduit, au niveau de notre affectivité la plus<br />

profonde, ce qu’une longue analyse abstraite arriverait difficilement à faire assimiler à<br />

notre intelligence. Comme on peut le constater, la lecture bachelardienne des poètes n’est<br />

70 Idem, L’Eau et les rêves, Paris, José Corti, 1942, pp. 23-24, 27.<br />

71 Idem, La Psychanalyse du feu, p.12.<br />

72 Idem, La Philosophie du non, Paris, PUF, 1966, p. 139.<br />

73 Idem, La Valeur inductive de la relativité, Paris, VRIN, 1929, p. 262.<br />

74 F. Max Muller, cité par Bachelard, dans Origine et développement de la Religion, trad. J. Darmester,<br />

1879, p.190, La Psychanalyse du feu, PUF ; p. 51.<br />

56


pas un délassement, au sens banal du terme. Elle n’est pas non plus un oubli de la lecture<br />

des philosophes et des savants, puisqu’elle est une incitation permanente à les comprendre<br />

de plus loin et du dedans.<br />

Par l’application des méthodes psychanalytiques dans l’activité de<br />

la connaissance objective, nous sommes arrivés à cette conclusion<br />

que le refoulement était une activité normale, une activité utile,<br />

mieux une activité joyeuse. Pas de pensée scientifique sans<br />

refoulement. Le refoulement est à l’origine de la pensée attentive,<br />

réfléchie, abstraite. Toute pensée cohérente est construite sur un<br />

système d’inhibitions solides et claires. Il y’a une joie de la raideur<br />

au fond de la joie de la culture. C’est en tant qu’il est joyeux que le<br />

refoulement bien fait est dynamique et utile. Pour justifier le<br />

refoulement, nous proposons dans l’inversion de l’utile et de<br />

l’agréable, en insistant sur la suprématie de l’agréable sur le<br />

nécessaire. A notre avis, la cure vraiment anagogique ne revient<br />

pas à libérer les tendances refoulées, mais à substituer au<br />

refoulement inconscient un refoulement conscient, une volonté<br />

constante de redressement 75 .<br />

Il s’agit là de reconnaître l’erreur comme telle en tant qu’une réalité polémique<br />

inhérente et heureuse à l’humanité.<br />

atteindre.<br />

Avouer qu’on s’était trompé, c’est rendre le plus éclatant<br />

hommage à la perspicacité de son esprit. C’est revivre sa culture,<br />

la renforcer, l’éclairer de lumières convergentes. C’est aussi<br />

l’extérioriser, la proclamer, l’enseigner. Alors prend naissance la<br />

pure jouissance du spirituel. Mais combien cette jouissance est<br />

plus forte quand la connaissance objective est la connaissance<br />

objective du subjectif, quand nous découvrons dans notre propre<br />

cœur l’universel humain, quand l’étude de nous-mêmes étant<br />

loyalement psychanalysée, nous intégrons les règles morales dans<br />

les lois psychologique ! Alors le feu qui nous brûlait, soudain, nous<br />

éclaire. La passion rencontrée devient la passion voulue 76<br />

Dira merveilleusement Bachelard pour ne pas être plus explicite sur l’objectif à<br />

75 Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, pp. 170-171.<br />

76 Ibidem, pp. 171-172.<br />

57


SECTION A:<br />

LA POETIQUE BACHELARDIENNE OU LA<br />

FONCTION DE L’IRREEL


L’intérêt porté par Bachelard à l’imagination ne saurait être le fruit d’un hasard, car<br />

une même activité imageante est à l’œuvre dans les deux directions opposées, activité<br />

scientifique et activité onirique, qui ne sont pas simplement juxtaposées mais articulées par<br />

une dialectique d’inspiration psychanalytique. Mais si la psychanalyse de la connaissance,<br />

ayant pour finalité la formation de l’esprit scientifique, de sa rigueur et de son objectivité,<br />

doit purifier l’esprit de toutes les valorisations et illusions qui constituent autant<br />

d’obstacles épistémologiques, la psychanalyse de l’expérience poétique à l’inverse doit<br />

être à l’écoute de la subjectivité profonde et rester fidèle à l’onirisme des archétypes<br />

inconscients.<br />

Il ne fait nul doute que l’imagination a presque toujours été considérée comme la<br />

faculté de reproduction de la réalité exclusivement. Ainsi, en tant que faculté des images<br />

elle a été, le plus souvent et presque toujours liée à la mémoire, au souvenir. Cette<br />

perspective, essentiellement celle de la philosophie classique antique, attribue de façon<br />

critique et exclusive à l’imagination, la fonction reproductrice. La philosophie réaliste tout<br />

comme le commun des psychologues, estime à cet effet que c’est la perception des images<br />

qui détermine les processus de l’imagination. L’imagination serait donc la fonction de la<br />

combinaison des images du réel. Pour dire qu’avec eux, on voit les choses d’abord, pour<br />

les imaginer ensuite ; « on combine, par l’imagination, des fragments du réel perçu, des<br />

souvenirs du réel vécu, mais on ne saurait atteindre le règne d’une imagination<br />

foncièrement créatrice. Pour richement combiner, il faut avoir beaucoup vu » 77 estiment-<br />

ils. Ils s’attacheront ainsi à l’objet essentiellement, sans tenir compte du sujet dans sa<br />

richesse créatrice. Or qu’est ce qu’imaginer ? Ce n’est pas la capacité de former des<br />

images à la ressemblance de la perception, mais au contraire la faculté de déformer les<br />

images premières pour constituer un domaine spécifique, l’imaginaire, qui dépasse toute<br />

réalité donnée. « Le conseil de bien voir, qui fait le fond de la culture réaliste, domine sans<br />

peine notre paradoxal conseil de bien rêver, de rêver en restant fidèle à l’onirisme des<br />

archétypes qui sont enracinés dans l’inconscient humain 78 » déclare Bachelard. En<br />

dénonçant « les illusions premières » et en opposant à l’idéalisme « immédiat » celui qu’il<br />

appelle discursif, Bachelard définit dans un autre article 79 , mais sans le nommer, la<br />

fonction majeure de l’imagination. En effet, quand il nous fait assister à la naissance de ce<br />

77<br />

Idem, La Terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948, p.3.<br />

78<br />

Ibidem.<br />

79<br />

Intitulé précisément « Idéalisme discursif » (Recherches philosophiques, 1934-1935, pp. 21-29, Études, pp.<br />

87-97).<br />

59


psychisme nouveau qu’il appelle orthopsychisme, et où l’apodictique s’est substitué à<br />

l’assertorique, quand il oppose, à un intellect passif recevant intuitivement les idées les<br />

unes à coté des autres, un esprit dynamisé qui organise et hiérarchise la réalité tout en<br />

hiérarchisant et organisant ses propres attitudes, il désigne à n’en pas douter l’imagination<br />

structurante et valorisante. L’imagination matérielle, qui est centrée dans la profondeur ou<br />

l’intimité des choses elles-mêmes et qui établit un pont entre le sujet et l’objet, entre<br />

l’Esprit et la Nature. On comprend mieux cette paradoxale expression de subjectivisme<br />

objectif qu’il utilise dans son étude des Recherches philosophiques, mais qu’il commente<br />

en des termes que reprendront, à propos de l’imagination, les livres sur les quatre<br />

éléments :<br />

Le sujet, en méditant l’objet, élimine non seulement les traits<br />

irréguliers dans l’objet, mais des attitudes irrégulières dans son<br />

propre comportement intellectuel. Le sujet élimine ses singularités,<br />

il tend à devenir un objet pour lui-même. Finalement, la vie<br />

objective occupe l’âme entière 80 .<br />

On retiendra cette dernière phrase, car elle résume l’activité imageante du<br />

bachelardisme, dont la préface de l’Eau a donné la clef : « L’imagination invente plus que<br />

des choses et des drames, elle invente de la vie nouvelle ; elle invente de l’esprit nouveau ;<br />

elle ouvre des yeux qui ont des types nouveaux de vision. 81 » Cette vision est active, elle<br />

voit dans les choses, selon le mot de Rimbaud, plus que les choses, mais elle n’est pas<br />

désordonnée, ni ne se veut pure fantasmagorie ; elle est l’invention d’un sens nouveau à<br />

partir d’archétypes qu’elle découvre ou crée dans les choses elles-mêmes, qu’elle trouve et<br />

réactive dans certaines images littéraires, celles qui précisément donnent à voir ou à rêver.<br />

Notons déjà que Descartes dans ses Méditations et Passions, contre Pascal et Fontenelle<br />

revalorisait déjà l’imagination entendant par elle une mutation épistémique qui donne à<br />

l’imagination un statut important dans la théorie de la connaissance moderne, ce qui se<br />

ressent notamment chez Bergson lorsqu’il parle de l’imagination créatrice. C’est ainsi que<br />

Jean Paul Sartre et Bachelard développeront la puissance de l’imagination créatrice, encore<br />

appelée l’imaginaire. L’imagination authentique serait donc l’imagination créatrice.<br />

Autrement dit, c’est parce que l’imagination est créatrice qu’elle correspond à la fonction<br />

véritable de l’irréel. L’irréel rappelons-le, est ce qui transcende toute réalité donnée et qui<br />

concerne le pôle de la pensée se situant au-delà des faits. Il s’agit, pour agir, de façon<br />

80 Études, p. 83.<br />

81 Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, p. 24.<br />

60


explicite, d’entreprendre les diverses modifications que l’on peut réaliser dans son cerveau,<br />

car l’esprit a la capacité de jauger les possibilités à réaliser ; pour dire que l’esprit humain<br />

fonctionne par anticipation. Optique dans laquelle se situe Fabien Eboussi Boulaga<br />

lorsqu’il affirme dans le cadre de l’imaginaire des philosophies de la libération :<br />

L’homme dans ses chaînes peut se découvrir libre, capable de<br />

liberté en rêvant de s’évader. Par l’imaginaire, il peut se trouver<br />

ailleurs. On l’a vu, on ne saurait mépriser la puissance de<br />

l’imaginaire et du rêve. Sans eux, rien ne se ferait. Pour faire, il<br />

faut anticiper, il faut un espace de jeux pour concevoir et essayer<br />

déjà les mondes à bâtir, dans leur agencement, la liberté ne<br />

commence que si elle peut « prévoir » les conditions de son<br />

effectuation, l’agencement ou la succession de ses moments 82 .<br />

Les images, produits de l’imagination, transcendent la subjectivité close de<br />

l’individu. Leur force et leur dynamisme expriment la puissance des éléments, eau, air,<br />

terre, feu. En tant qu’archétypes, elles constituent un véritable « transcendantal » de la<br />

perception et nous font participer à une symbolique universelle. Quand Bachelard écrit :<br />

« la fraîcheur d’un paysage est une manière de le regarder », et qu’il ajoute : « Il faut sans<br />

doute que le paysage y mette un peu du sien, il faut qu’il tienne un peu de verdure et un<br />

peu d’eau, mais c’est à l’imagination…que revient la plus longue tâche 83 » il indique dans<br />

ce transfert du sujet vers l’objet et dans cette correspondance entre un système d’images et<br />

une typologie de tempéraments, le sens et la portée de sa phénoménologie. Cette<br />

distinction et cette liaison du sujet et de l’objet, que nous retrouvons à l’œuvre aussi bien<br />

dans sa psychanalyse que dans sa phénoménologie, marque par la conjugaison de ces deux<br />

méthodes, l’originalité de l’épistémologie phénoménologique qui nous occupe. « La<br />

phénoménologie de la nouveauté pure dans l’objet, a-t-il écrit dans le Rationalisme<br />

appliqué, ne pourrait éliminer la phénoménologie de la surprise dans le sujet. 84 ». Si la<br />

fraîcheur d’un paysage est une manière de le regarder, et non un état d’âme, c’est bien<br />

parce que l’imagination est créatrice d’êtres et non reproductrice, comme la mémoire,<br />

d’états d’âmes ; c’est parce qu’elle se libère d’images parasitaires, véritable fonction<br />

déréalisante (selon l’expression même de Bachelard 85 ) à laquelle correspond, comme<br />

82<br />

Fabien Eboussi Boulaga in La Crise du Muntu, Authenticité africaine de philosophie, Paris, Présence<br />

africaine, 1977, pp. 175-176.<br />

83<br />

Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, p. 199.<br />

84<br />

Idem, Le Rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1949, p .78.<br />

85<br />

Idem, L’Air et les Songes, Paris, José Corti, 1943, p.1.<br />

61


vocable fondamental, celui d’imaginaire. Elle est, au sens propre du terme, un regard neuf<br />

projeté sur le monde. Fonction éminemment propre à la découverte scientifique comme à<br />

la création artistique, s’il est vrai comme l’écrit Canguilhem, que l’esprit doit être vision<br />

« pour que la raison soit révision » et « que l’esprit soit poétique pour que la raison soit<br />

analytique dans sa technique et le rationalisme, psychanalytique dans son intention » 86 .<br />

Dans la Psychanalyse du feu, il revient, une fois de plus, sur l’idée que l’imagination est<br />

par excellence de la production psychique, « plus que la volonté, plus que l’élan vital 87 » ;<br />

et dans la Terre et les Rêveries de la volonté, sur celle-ci, à savoir que l’image matérielle,<br />

en approfondissant l’être superficiel, « ouvre une double perspective : vers l’intimité du<br />

sujet agissant et dans l’intérieur substantiel de l’objet inerte rencontré par la perception 88 ».<br />

L’image participe véritablement à une ontogenèse de la conscience. Cependant, s’il faut<br />

établir un rapport de différence entre l’imagination et l’image, force est de retenir que<br />

l’imagination est au-delà de l’image en ce qu’elle la transcende, raison pour laquelle<br />

Bachelard remarque judicieusement que « sans doute, en sa vie prodigieuse, l’imaginaire<br />

dépose des images, mais il se présente toujours comme un au-delà de ses images, il est<br />

toujours un peu plus que ses images » 89 . Cette différence est fondamentale parce que<br />

l’image est susceptible d’être immobile, quittant ainsi son principe imaginaire mouvant qui<br />

ne saurait épouser cette fixité corruptible ; raison pour laquelle l’auteur spécifiant le<br />

caractère sacrifié d’une psychologie de l’imagination qui ne s’occupe que de la constitution<br />

des images oubliant leur mobilité caractère pourtant essentiel estime à raison que<br />

« l’imagination, pour une psychologie complète, est, avant tout, un type de mobilité<br />

spirituelle la plus grande, la plus vivante. Il faut donc ajouter systématiquement à l’étude<br />

d’une image particulière l’étude de sa mobilité, de sa fécondité, de sa vie » 90 .<br />

On ne peut parler d’un monde du phénomène, d’un monde des<br />

apparences que devant un monde qui change d’apparences. Or,<br />

primitivement, seuls les changements par le feu sont des<br />

changements profonds, frappants, rapides, merveilleux, définitifs 91<br />

dira Bachelard. Mais l’image cesse d’être neuve, ouverte lorsqu’elle se fige en une<br />

forme définitive qui la rend proche de la perception. A ce moment, nous dit Bachelard<br />

« lorsqu’une image prend une forme définitive en s’éloignant d’une forme imaginaire, elle<br />

86<br />

Cf. « Sur une épistémologie concordataire », in Hommage à Gaston Bachelard, p.10<br />

87<br />

Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, p. 181.<br />

88<br />

Idem, La Terre et les Rêveries de la volonté, p. 32.<br />

89<br />

Idem, L’Air et les songes, p.7.<br />

90<br />

Ibidem.<br />

91<br />

Idem, La Psychanalyse du feu, pp. 101-102.<br />

62


ne nous fait plus rêver, elle fait appel à l’action, au faire 92 » car ce qui caractérise<br />

l’imagination est de s’éloigner des images et donc de créer un monde nouveau. Il faut donc<br />

rompre avec l’ancienne manière de considérer l’image. L’imagination n’est pas la faculté<br />

de former des images mais celle de nous libérer des « images premières ». S’il n’y a pas<br />

changement d’images, il n’y a pas d’action imaginante. Il s’agit de faire venir à l’esprit ce<br />

qui est absent.<br />

L’imagination est très différente de l’habitude, de la mémoire, du<br />

souvenir, de la perception. Contre l’étymologie, le vocable<br />

fondamental qui convient à l’imagination ce n’est pas l’image,<br />

mais l’imaginaire. Un monde peuplé, différent de celui que nous<br />

percevons, que nous gardons sous la forme de souvenir par la voie<br />

de l’imaginaire 93 .<br />

L’imagination créatrice est donc seule digne de s’appeler imagination parce que sa<br />

faculté est précisément de changer les images perçues. L’imagination est donc une faculté<br />

de l’innovation qui a prêté jour à l’ouverture du monde ; c’est tout à fait un autre domaine<br />

auquel elle s’ouvre. L’imagination, comme le nouvel esprit scientifique, se définit donc en<br />

rupture avec la perception commune. Comme lui, elle est négativité, mobilité, expérience<br />

même de la nouveauté. Ainsi, dans le registre poétique comme dans celui de la science,<br />

Bachelard nous donne à voir des facultés ouvertes et novatrices, expression de la<br />

transcendance de l’homme et de son infinie liberté.<br />

92 Idem, L’Air et le songe, p.7.<br />

93 Ibidem.<br />

63


SECTION B :<br />

PHILOSOPHIE, SCIENCE ET IDEOLOGIE : LA<br />

RUPTURE EPISTEMOLOGIQUE


La rupture épistémologique c’est le moment où une discipline surmonte les<br />

obstacles épistémologiques, les erreurs et les illusions de sa préhistoire, pour se<br />

constituer comme science. Cette philosophie de Bachelard est essentielle en ce qu’elle<br />

combat une valorisation idéologique excessive des affects qui trouble assez la science,<br />

précisément dans la mesure où les processus sociaux sont régis par des lois qui<br />

demeurent inconscientes. Une « coupure » est nécessaire pour marquer le passage des<br />

discours idéologiques qui ne font que refléter les structures sociales dans lesquelles ils<br />

sont insérés, à un discours scientifique ou théorique qui s’attache à les mettre à jour. Il<br />

s’agit donc dans le cadre de nos travaux, d’un vaste projet devant : faire un bilan<br />

critique des pratiques philosophiques et scientifiques courantes, ainsi que des erreurs<br />

inhérentes à l’esprit humain, entraves aux progrès de la science. Un inventaire des<br />

processus cognitifs, et une répartition ou division des sciences devant orienter la<br />

recherche scientifique et dont le principe est la mise en correspondance des différentes<br />

branches du savoir avec les facultés de l’esprit.<br />

En effet, il est important de souligner que l’œuvre de Bachelard en général est<br />

construite dans une perspective bipolaire : la raison scientifique d’un coté et, à l’opposé<br />

l’activité onirique de l’imagination qui nous a principalement intéressé dans le cadre de<br />

la présente recherche. Dans le premier registre, il propose une conception nouvelle de<br />

l’histoire des sciences, progressant par crises et ruptures successives, et une<br />

épistémologie formée à la négativité et à la pensée polémique. Un nouveau<br />

rationalisme en découle refusant la structure immuable et éternelle de la raison. Pour<br />

lui, il y’a lieu de savoir qu’alors qu’aucune catégorie a priori ne préside à la<br />

constitution de la science, la raison remet en question ses principes et concepts en les<br />

ajustant aux révolutions scientifiques successives. La notion d’obstacle<br />

épistémologique commande ainsi la double orientation de sa philosophie à savoir ; la<br />

formation de l’esprit scientifique contre les valorisations inconscientes, la connaissance<br />

sensible et toute forme d’évidence immédiate ; la réhabilitation dans l’ordre de<br />

l’imaginaire des expériences condamnées sur le plan de la rationalité. Bachelard ainsi,<br />

milite pour une épistémologie nouvelle, discontinuiste pourrions nous dire car il est<br />

clair que la science ne progresse pas de façon continue, mais qu’elle se construit à<br />

partir de ruptures successives. Ces ruptures épistémologiques qui ne sont que des<br />

mutations brusques à effectuer par l’esprit pour ajuster ses cadres rationnels aux<br />

65


expériences nouvelles, constituent autant de changements de méthodes et de concepts à<br />

l’intérieur même du devenir scientifique. Bachelard utilise très librement la loi des trois<br />

états d’Auguste Comte pour désigner les trois grandes étapes du devenir scientifique :<br />

1- L’état préscientifique qui s’étendrait de l’Antiquité au XVIII e siècle, est<br />

caractérisé par l’absence de rupture entre l’expérience commune et<br />

l’expérience scientifique et par le caractère empirique de l’objet scientifique<br />

en continuité avec les apparences, de façon substantialiste, avec un regard<br />

fasciné par la chose et prisonnier de l’imagination, des idées générales et des<br />

concepts immuables comme on a pu le voir dans la première partie de nos<br />

travaux.<br />

2- L’état scientifique qui s’étendrait de la fin du XVII e siècle au début du XX e<br />

siècle, est marqué par la séparation de la science avec la connaissance<br />

commune. Ici, la raison édifie ses premières constructions et la pensée<br />

scientifique se différencie de son passé préscientifique par sa marche vers une<br />

abstraction croissante où le réalisme élémentaire devient obstacle à l’effort de<br />

rationalisation. On remarque toutefois que l’état scientifique bien qu’au<br />

moment des lumières, reste tributaire d’une philosophie de l’intuition, de<br />

l’immédiat, des natures simples et d’un esprit scientifique confiant dans les<br />

vérités premières et les notions de base d’où l’objet du présent travail.<br />

3- L’ère du nouvel esprit scientifique aurait débuté dès 1905 avec la théorie de la<br />

relativité einsteinienne et c’est elle qui constitue valablement notre actualité.<br />

Elle consacre la rupture avec les natures simples cartésiennes. On s’aperçoit<br />

que l’état d’analyse de nos intuitions communes est très trompeur et que les<br />

idées les plus simples comme celle de choc, de réaction, de réflexion<br />

matérielle ou lumineuse ont besoin d’être révisées. Autant dire que les idées<br />

simples ont besoin d’être compliquées pour pouvoir expliquer les<br />

microphénomènes déclare l’auteur à cet effet dans l’ouvrage concerné. Le<br />

simple est une illusion et les natures prétendues simples se révèlent un tissu de<br />

relations complexes, la nouvelle pensée scientifique ne cessant d’affiner et de<br />

différencier les structures. Ce qu’on note particulièrement ici, c’est que cette<br />

troisième période est l’ère d’une prise de conscience réflexive par la science.<br />

66


Raison pour laquelle alors que les deux premières sont des états, elle se définit<br />

plutôt comme un esprit c’est dire que l’épistémologie nouvelle qui anime la<br />

science ou philosophie du non, prend acte des ruptures épistémologiques<br />

(épistémologie non cartésienne, géométrie non euclidienne, relativité non<br />

newtonienne) et, découvrant que « tout ce qui est décisif ne naît que malgré et<br />

contre », elle voit dans l’état de crise le moteur et le dynamisme même de la<br />

science.<br />

S’il faut donc se demander quels sont alors les principes et les concepts<br />

fondamentaux de cette nouvelle épistémologie ?<br />

Rien n’est donné, tout est construit déclare Bachelard, posant comme tel<br />

l’axiome fondamental de son épistémologie. La science ne constitue pas une<br />

émergence à partir d’une absence totale de science, elle ne commence pas à proprement<br />

parler, mais s’édifie contre un savoir préalable : il n’y a pas de vérité première, il n’y a<br />

que des erreurs premières dit-il à cet effet. Dès lors, pour lui, le progrès scientifique ne<br />

suit pas la voie cumulative d’une addition de connaissances : il est plutôt une démarche<br />

réductrice qui procède par soustraction d’opinions erronées, d’images encombrantes et<br />

de préjugés, et la vérité, notion polémique par excellence, n’est pas un point de départ<br />

mais un résultat. La connaissance comme savoir acquis et objectif à partir d’un certain<br />

nombre de processus est ce qui nous préoccupe particulièrement ici. Bachelard dans<br />

son avant propos dira à cet effet :<br />

S’il s’agit d’examiner des hommes, des égaux, des frères, la<br />

sympathie est le fond de la méthode. Mais devant ce monde<br />

inerte qui ne vit pas de notre vie, qui ne souffre d’aucune de nos<br />

peines et que n’exalte aucune de nos joies, nous devons arrêter<br />

toutes les expansions, nous devons brimer notre personne 94 .<br />

Il est donc légitime d’étudier, comprendre et de critiquer afin d’améliorer les<br />

manières par lesquelles le sujet humain accède à la connaissance, le comment de<br />

l’organisation de ce savoir…pour prétendre à une quelconque objectivité.<br />

L’insistance sur l’effort de précision doit nous permettre d’atteindre le juste<br />

milieu entre les deux extrêmes de l’objectivité claire et précise et de la subjectivité<br />

94 Idem, La Psychanalyse du feu, p.12.<br />

67


profonde et confuse. On notera que la précision apparaît d’abord comme une qualité de<br />

la science contrairement à toute connaissance confuse, purement spéculative en faveur<br />

de laquelle on observe le plus souvent des défauts et des excès. La contradiction que<br />

Bachelard décèle entre la science, ou plutôt les problèmes de la science, et la réflexion<br />

philosophique, mériterait davantage d’être appelée incompatibilité d’orientation,<br />

confusion des domaines ou décalage historique. En effet, la science est par fonction et<br />

nécessité historique tournée vers l’avenir, ouverte vers un progrès incessant et un<br />

champ illimité d’applications techniques. En affirmant, d’un livre à un autre, que le<br />

jugement récurrent et normatif de l’historien-philosophe des sciences est à réviser sans<br />

cesse. L’épistémologie des « nouveaux philosophes » reste ouverte, il nous met en état<br />

de comprendre que les concepts produits par la connaissance scientifique doivent être<br />

retravaillés, et que l’histoire sanctionnée (selon son expression), ne liquide pas<br />

définitivement le passé : l’histoire périmée, celle des échecs, des impasses instruit<br />

autant l’historien des sciences que celle des réussites et des réorganisations positives.<br />

Et elle le laisse dans une disposition d’esprit propice à l’invention et à la découverte.<br />

C’est sans doute là que réside le secret de la vitalité, de la juvénilité intellectuelle de<br />

Bachelard, de son étonnante modernité.<br />

Quand tout change dans la culture, écrit-il avec conviction, et les<br />

méthodes et les objets, on peut s’étonner qu’on donne l’immobilité<br />

philosophique comme un mérite. (…) Tel philosophe qui écrit à<br />

soixante ans défend encore la thèse qu’il soutint à trente ans. La<br />

carrière entière, chez certains philosophes d’aujourd’hui est ainsi une<br />

« soutenance continuée » 95 .<br />

La culture scientifique, Bachelard ne le dira pas assez, nécessite de plus grands<br />

renoncements. C’est ainsi qu’en proposant dans sa philosophie du non un « essai de<br />

philosophie du nouvel esprit scientifique », il formule avec véhémence à l’égard des<br />

philosophes et des savants des exigences qui sont autant de provocations.<br />

Nous demanderons aux philosophes de rompre avec l’ambition<br />

de trouver un seul point de vue et un point de vue fixe pour juger<br />

l’ensemble d’une science aussi vaste et aussi changeante que la<br />

physique 96 .<br />

95 Idem, Le Rationalisme appliqué, p.43.<br />

96 Idem, La Philosophie du non, p.12.<br />

68


On pense, parmi d’autres, à Bergson, dont Bachelard fut sur presque tous les<br />

plans le tenace adversaire, et au célèbre texte de la Pensée et le Mouvant sur l’intuition<br />

« centrale » du philosophe qui aurait passé toute sa vie et écrit tous ses livres pour<br />

répéter sous des formes diverses une seule et même idée. Quand aux savants, les<br />

questions qu’il leur pose peuvent apparaître encore plus déconcertantes, car nous<br />

voyons un épistémologue, ennemi des descriptions comme des anecdotes, se faire<br />

psychologue et interroger ses interlocuteurs sur leur humeur, leur état d’esprit…bref<br />

sur leur humanité.<br />

Aux savants, nous réclamerons le droit de détourner un instant<br />

la science un instant de son travail positif, de sa volonté<br />

d’objectivité pour découvrir ce qui reste de subjectif dans les<br />

méthodes les plus sévères. Nous commencerons en posant aux<br />

savants des questions d’apparence psychologique et peu à peu<br />

nous leur prouverons que toute psychologie est solidaire des<br />

postulats métaphysiques… Nous demanderons donc aux<br />

savants : « comment pensez vous, quels sont vos tâtonnements,<br />

vos essais, vos erreurs ? Sous quelle impulsion changez-vous<br />

d’avis ?... Donnez nous surtout vos idées vagues, vos<br />

contradictions, vos idées fixes, vos convictions sans preuve…<br />

Dites-nous ce que vous pensez, non pas en sortant du<br />

laboratoire, mais aux heures où vous quittez la vie commune<br />

pour entrer dans la vie scientifique. Donnez nous, non pas votre<br />

empirisme du soir, mais votre vigoureux rationalisme du matin ;<br />

l’a priori de votre rêverie mathématique, la fougue de vos<br />

projets, vos intuitions inavouées 97 .<br />

Un pareil langage, reconnaissons le, ne devait guère être compris des philosophes<br />

et des savants, et les injonctions de Bachelard furent assez peu suivies d’effets. Et<br />

pourtant ! Si l’on veut comprendre l’histoire d’une pensée, d’une découverte, d’une<br />

science, peut-on négliger l’étude du terrain sociologique ou des données<br />

anthropologiques qui en ont conditionné l’émergence ? L’originalité et le « scandale »<br />

de Bachelard c’était de vouloir faire parler à l’épistémologie ou à l’histoire des sciences<br />

le langage de la psychologie, de la sociologie ou de l’anthropologie structurelle. Le<br />

scandale, aux yeux des philosophes traditionnels, c’était de faire des systèmes de<br />

pensée comme l’empirisme ou le rationalisme, traditionnellement liés à une œuvre ou à<br />

une époque et à une explication unifiée du monde, des humeurs changeantes, sans<br />

97 « Paroles de Gaston Bachelard » in Mercure de France, 1963, p.15.Cf. P. Quillet, p. 9.<br />

69


statut, sans lettres de créance, sans passé respectable ! Les dix années qui séparent la<br />

Philosophie du non du Rationalisme appliqué marquent de la même intensité, cette<br />

rupture radicale avec les philosophies traditionnelles. Surtout, la fixité de leurs<br />

appellations est liée à deux idées fondamentales : le « déplacement » systématique de<br />

toute théorie philosophique de la connaissance par rapport à la pratique effective des<br />

savants ; la dispersion sous la forme d’un « spectre » de tous les types de théorie de la<br />

connaissance autour de la réalité du travail de production des concepts scientifiques.<br />

Poètes, philosophes et savants : si les rencontres de Bachelard avec les premiers<br />

sont marquées d’un signe contraire à celui de ses rencontres avec les deux autres<br />

cohortes biblio-humaines qui peuplent son univers, elles excitent toutes son activité<br />

inventive ; elles lui donnent cette joie de vivre et de créer, d’enseigner et d’être instruit.<br />

L’objectif fondamental de Bachelard est de favoriser le progrès des sciences de la<br />

nature en analysant les causes d’inertie de l’esprit. Ainsi, avant toute autre démarche<br />

épistémologique, la première tache consiste à dénombrer les principales sources<br />

d’erreur qui résultent de la nature humaine par ses désirs. Il s’agit donc pour Bachelard<br />

de rendre la rêverie, la poésie, l’imagination accessibles aux amis de la philosophie<br />

facile et claire, en évitant de laisser l’abstrait se dégrader en abstrus, et la profondeur en<br />

obscurité.<br />

70


SECTION C :<br />

ACTUALITE ET RE-EVALUATION


Si pour rester fidèle à notre thèse de l’unité profonde de la philosophie<br />

scientifique et de la philosophie poétique de Bachelard, nous voulions rapprocher des<br />

textes appartenant à différentes époques de sa vie et témoignant de préoccupations<br />

diverses, nous reconnaîtrions vite qu’il faut en chercher le lien et le liant dans une<br />

théorie transcendantale de l’imagination créatrice. Lorsque dans un article publié dès<br />

1954 dans la Revue philosophique 98 , Jean Hyppolite un de ses meilleurs<br />

commentateurs, célèbre le « romantisme de l’intelligence » de Bachelard comme<br />

caractéristique de sa philosophie, entendant par là une puissance « déniant toute limite<br />

à une imagination créatrice », « ouvrant sans cesse des perspectives nouvelles et<br />

refusant toute fermeture », cette puissance de l’intelligence, pour citer les propos<br />

mêmes de Bachelard « construit sa propre surprise et se prend au jeu des questions ».<br />

Sans vouloir tabler sur des influences auxquelles le libre jeu et l’utilisation si<br />

personnelle des citations et des références rendent la détermination malaisée, il est<br />

difficile de ne pas évoquer Novalis et par conséquent la pensée de Fichte ou celle de<br />

Schelling, qui poursuivaient d’ailleurs un mouvement amorcé par Kant lui-même dans<br />

la voie de d’une généralisation de l’imagination, imagination transcendantale, projet de<br />

l’être. Cette imagination généralisée, dont Hegel disait qu’elle était la raison même, est<br />

productrice de concepts aussi bien que d’images ; mais ce serait une erreur que de<br />

vouloir en faire la seule puissance d’anima. Disons qu’elle peut tantôt dériver vers la<br />

rêverie, tantôt soutenir et accroître la portée de l’entendement. Il s’agit donc à présent,<br />

de pouvoir situer l’œuvre de ce génie dont la grande importance n’est plus à mettre en<br />

doute à moins d’être issu d’une autre civilisation que celle terrestre.<br />

Nous devons le souligner, la dualité des recherches de Bachelard, philosophe des<br />

sciences et phénoménologue de l’imaginaire ne brise pas la profonde unité qui sourd à<br />

travers toute son œuvre. Si la rémanence d’images dans la conscience de l’homme de<br />

science compromet le progrès scientifique quand il les ignore, la reconnaissance de ces<br />

obstacles permet plus aisément qu’une voie lisse et unie, le bond en avant de la raison.<br />

D’autre part, on a pu constater, dans la formation de ces objets de pensée que sont les<br />

concepts ou de ces objets de rêve que sont les images, le rôle proprement structural,<br />

architectonique ou créateur de la raison et de l’imagination. L’acte poétique, comme<br />

98 Cf. « Gaston Bachelard ou le romantisme de l’intelligence » in Hommage à G. Bachelard, PUF, 1957, pp.<br />

13-27.<br />

72


l’acte d’invention scientifique, n’a pas d’aïeux. « Il n’y a pas de poésie antécédente à<br />

l’acte du verbe poétique 99 », lisons-nous dans l’Air et les Songes. Et, quand il veut<br />

opposer à l’objet perçu de la connaissance commune l’objet pensé de la connaissance<br />

scientifique, il se sent obligé de créer un vocable neuf correspondant à cette création de<br />

l’esprit : « pour caractériser pleinement un objet qui réalise une conquête théorique de<br />

la science, lisons-nous dans le Rationalisme appliqué, il faudrait parler d’un noumène<br />

nougonal, d’une essence de pensée qui engendre des pensées. » 100<br />

Concordance ou convergence des deux fonctions et des deux domaines, ou encore<br />

isomorphisme, pour reprendre une expression de Dagognet ? Aucun doute n’est permis,<br />

écrit-il encore, science et poésie, toutes deux spécifiquement ontogéniques, dépassent<br />

et renouvèlent le monde, lui substituent une matière nouménale, relèvent d’une<br />

philosophie de l’énergie. Mais la science et la poésie, pour jaillissantes et<br />

imprévisibles qu’elles soient, ne sont pas le fruit d’une génération spontanée : elles ont<br />

un créateur, si elles sont également créatrices, et ce créateur, c’est l’homme, l’homme<br />

qui parle. Si, comme nous le lisons dans la Poétique de l’espace, « la nouveauté<br />

essentielle de l’image poétique pose le problème de la créativité de l’être parlant » 101 ,<br />

l’invention scientifique ne suscite pas moins un effort de création linguiste : l’exemple<br />

de Bachelard, créateur d’un « nouveau lexique », en est le plus éclatant témoignage. Le<br />

langage métaphorique est le pont qui relie donc la philosophie et la poésie. La poésie<br />

est instauratrice d’un sens. Mais le langage scientifique a la même fonction volontaire.<br />

La seule différence est que l’acte poétique est une fonction primitive, qui ne renvoie à<br />

rien d’autre qu’à elle-même, qui n’est ni traduction ni langage second, alors que le<br />

langage scientifique, qu’il soit purement technique ou un mixte de langage commun et<br />

de langage technique, renvoie à un concept, c'est-à-dire à une opération mentale, à un<br />

problème à résoudre : il est traduction d’un travail à effectuer…à moins d’être un néant<br />

verbal. C’est ainsi que lorsque Fourier « parle fluide, il faut lui laisser le bénéfice de<br />

son affirmation : il pense équation » 102 , mais lorsque l’on affirme que la lumière est un<br />

phénomène vibratoire 103 , en se servant à mauvais escient d’une locution réaliste et<br />

mécaniste, on utilise un mot vide de sens. Pour sa part, Bachelard préférerait une<br />

99 Gaston Bachelard, L’Air et les Songes, p.14.<br />

100 Idem, Le Rationalisme appliqué, p. 110.<br />

101 Idem, La Poétique de l’espace, p.8.<br />

102 Idem, Étude sur l’évolution d’un problème de physique, Paris, VRIN, 1928, p. 58.<br />

103 Idem, Le Rationalisme appliqué, p.183.<br />

73


formulation du type « la lumière est un cosinus » (puisqu’une décision d’ordre<br />

mathématique permet de représenter ce mouvement vibratoire par un cosinus) malgré<br />

son caractère outré et paradoxal, à la fausse clarté verbale que procure le terme de<br />

vibration. Bachelard aurait sûrement été le dernier à refuser que l’on fit la psychanalyse<br />

de son vocabulaire philosophique : il était conscient de ses diverses strates et des<br />

valorisations affectives qu’il y introduisait. Mais précisément cette lucidité dans la<br />

création de nouveaux vocables fortement personnalisés lui permettait d’échapper aux<br />

pièges dont la plupart des philosophes et des savants sont victimes, quand ils se servent<br />

inconsidérablement d’images ou de formules empruntées à l’expérience et au<br />

vocabulaire communs. Un chapitre de la Formation scientifique, dénonçant, parmi<br />

d’autres obstacles verbaux, le mot-image éponge, montre à la fois le danger de la<br />

métaphore, quand on en fait un usage intempestif et qu’elle conduit à un raisonnement<br />

par analogie empirico-verbale, et son importance dans l’économie ou la structuration<br />

d’une pensée :<br />

On ne peut confiner aussi facilement qu’on le prétend les métaphores<br />

dans le seul règne de l’expression. Qu’on le veuille ou non, les<br />

métaphores séduisent la raison. Ce sont des images particulières et<br />

lointaines qui deviennent insensiblement des schémas généraux. 104<br />

Si une métaphore réaliste ou obscurément substantialiste comme celle de<br />

l’éponge appliquée au fer, éponge de fluide magnétique, est scientifiquement (et même<br />

poétiquement) inefficace, une reconnaissance n’étant pas plus une connaissance qu’une<br />

expression n’est une explication 105 , les métaphores poético-mathématiques de notre<br />

auteur sont suffisamment provocantes pour leur nouveauté même. Et, leur halo<br />

d’imprécision pour que le lecteur attentif et averti ne les prenne pas au pied de la lettre<br />

mais les utilise comme un tremplin lui permettant d’accomplir un bond intellectuel en<br />

avant, vers la permanente objectivité scientifique.<br />

Terme d’un processus discursif d’erreurs corrigées, l’objectivité fait apparaître<br />

rétrospectivement tout commencement comme illusoire. La connaissance scientifique<br />

est essentiellement un travail permanent de rectification qui, par récurrence réflexive de<br />

la vérité sur son passé, redonne une configuration nouvelle à la totalité du savoir. Mais<br />

104 Idem, La Formation de l’esprit scientifique, p.76.<br />

105 Ibidem, p.73.<br />

74


ce qui doit être surtout rectifié et combattu, ce sont les « obstacles épistémologiques »<br />

insidieux et insoupçonnés que sont les intuitions spontanées, les habitudes de pensée,<br />

les valorisations inconscientes qui constituent des entraves et des résistances inhérentes<br />

à l’acte même de connaître. Ainsi, qu’il s’agisse de l’expérience immédiate, de la<br />

généralité, de l’animisme, du réalisme ou du substantialisme, on ne saurait les<br />

surmonter une fois pour toutes, car ils sont toujours récurrents et c’est à ce titre qu’ils<br />

requièrent la psychanalyse comme on l’a déjà mentionné dans notre travail.<br />

La philosophie du non induit ainsi l’idée d’une mobilité essentielle de la<br />

connaissance qui ne peut être dès lors qu’une connaissance approchée. Celle-ci ne doit<br />

pas être comprise au sens péjoratif d’un savoir approximatif ou vague qui se contente<br />

d’à-peu-près, au contraire. La connaissance approchée exclut l’exactitude propre à la<br />

connaissance absolue mais se veut néanmoins précise et cerne son objet par des<br />

mesures calculées au plus près. Ainsi, si la rectification discursive est le processus<br />

fondamental de la connaissance objective, l’approximation et l’inachèvement de la<br />

connaissance qui en découlent nécessairement tiennent autant à l’exigence pour l’esprit<br />

scientifique de surmonter les obstacles épistémologiques qu’à la complexité illimitée<br />

inhérente à la réalité même. Dès lors, l’objet, hors d’une atteinte définitive, n’est que le<br />

produit de cette rectification permanente du savoir : « qu’est ce que l’atome si ce n’est<br />

la somme des critiques auxquelles on soumet son image première ? » s’interrogera<br />

l’auteur à cet effet.<br />

En ce qui concerne la raison, elle ne saurait plus être considérée comme une<br />

structure immuable et définitive. Aucune catégorie a priori, rappelons le une fois de<br />

plus, ne préside à la constitution du savoir : la pensée produit ses propres catégories<br />

dans un dialogue permanent avec l’expérience, dialogue qui instruit et informe la<br />

raison. Il faut noter ici avec Bachelard, qu’il s’agit d’une manière courageuse de<br />

tourner l’obstacle par un élargissement de son horizon intellectuel, la plongée dans de<br />

nouvelles lectures, la révision de ses propres pensées, on ne saurait manquer la<br />

discrétion dont lui-même faisait preuve, même à l’égard de ses proches, et c’est dans<br />

ses livres qu’il faut retrouver, comme en filigrane, des confidences qui ne sont rien<br />

moins qu’anecdotiques, mais révélatrices de nouvelles dispositions mentales. Cette<br />

situation entraîne Bachelard à la distinction d’une raison constituée correspondant à<br />

l’acquis des connaissances scientifiques et d’une raison constituante désignant « le<br />

75


nouvel esprit scientifique ». Celui-ci requiert une pédagogie orientée vers le refus des<br />

intuitions premières, du réalisme chosiste, ou des certitudes définitives, pédagogie qui<br />

développe le sens du problème, de la complexité et de l’abstraction croissantes.<br />

Bachelard ne veut pas plus critiquer que justifier. Il veut élucider. Certes, ses<br />

explications révèlent sous l’objectivité la subjectivité, sous la stabilité, la fragilité. Mais<br />

Bachelard ne cherche pas à détruire ce dont il découvre la fragilité (subjectivité). Même<br />

si la connaissance dégénère en probabilité, la probabilité n’est pas l’ignorance ni le<br />

doute. La science est pour Bachelard un fait dont il tente de rendre compte, de même la<br />

poésie.<br />

76


CONCLUSION GENERALE


L’originalité d’un Bachelard, aussi difficile à tolérer par les rêveurs<br />

exclusivement épris de leur propre subjectivité que par les esprits scientifiques ou les<br />

philosophes tournés vers la seule objectivité du monde, c’est de soutenir la thèse que<br />

l’homme doit et peut accéder à l’humanité en se confrontant avec l’objectivité et en<br />

reconnaissant aux mondes imaginaires une réalité d’un autre type que celle du perçu,<br />

mais non moins consistante. Bachelard, notons-le, veut constituer une ontologie de<br />

l’image et, pour ce faire, il faut commencer par respecter son propre être, l’appréhender<br />

dans sa singularité, et le saluer comme le produit d’une création, au même titre que<br />

d’autres produits de l’activité humaine. Sartre avait tenté dans l’Imaginaire 106 de<br />

préciser les caractéristiques structurales de l’image ; mais sa phénoménologie de<br />

l’imagination se réfère constamment, et presque malgré elle, à une phénoménologie de<br />

la perception, et l’image demeure finalement le substitut d’une perception irréalisable.<br />

Au fond, pour Sartre, l’imaginaire n’a pas d’existence propre, elle représente un moyen<br />

spécifiquement humain d’évoquer ou de modifier par le projet notre rapport au monde<br />

de la perception et de l’action. Comme l’écrit Patiente : « pour Alain, l’image était<br />

erreur sur le perçu ; pour Sartre, elle devient neutralisation du perçu. 107 »<br />

En rappelant que l’image avec Bachelard, participe véritablement à une<br />

ontogénèse de la conscience, il faut dire que cette conception de l’imagination permet<br />

d’envisager la création artistique comme une métaphysique instantanée, au lieu d’être<br />

dispersée dans la durée : « …Elle doit donner une vision de l’univers et le secret d’une<br />

âme, un être et des objets tout à la fois 108 . »Dans ce cas, la dualité du sujet et de l’objet<br />

est « irisée, miroitée, sans cesse active dans ses inversions 109 ». Même dialectique du<br />

sujet et de l’objet, qui s’incarne dans la plénitude instantanée du projet, à propos du<br />

travail scientifique ; car l’instant (le temps qu’on utilise) est celui de l’invention ou de<br />

la découverte, celui de l’éclosion des idées. Mais à noter que ces instants qui ponctuent<br />

la vie de l’esprit ne sont que la rançon d’une polémique constante et toujours<br />

inachevée, d’une tension de l’esprit et du réel. Dès l’Essai sur la connaissance<br />

approchée, où la raison était opposée à l’image vivante et foisonnante, Bachelard ne<br />

pouvait se résoudre ni à accepter une conception dualiste de la connaissance, ni à<br />

106<br />

Jean Paul Sartre, L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1940.<br />

107<br />

Art. Cité, p.7.<br />

108<br />

« Instant poétique et instant métaphysique » in Messages, tome I, Cahier num.2, 1939, p.2 8.<br />

109<br />

Gaston Bachelard, La Poétique de l’Espace, p.4.<br />

78


ésorber entièrement cette opposition à l’intérieur du développement<br />

rationnel. « L’intérieur même du concept chez les esprits les plus géométriques,<br />

écrivait-il, est encore envahi par les images. La besogne n’est jamais finie de<br />

débarrasser ces formes de la matière originelle que le hasard y avait déposée » 110 .Mais<br />

à cette date, il considère cette aura irrationnelle du concept comme une nécessité dont<br />

le philosophe doit tenir compte, ou comme une difficulté supplémentaire ; plus tard, il<br />

l’accueillera comme un bienfait intellectuel, car cette tension du concept et de l’image<br />

réveille le dynamisme de l’esprit, de l’imagination, source de toutes les erreurs, certes,<br />

mais aussi point de départ de toutes les vérités.<br />

Si comme on l’a souligné précédemment que Bachelard, dans sa double<br />

investigation, réunissait la méthode psychanalytique et la méthode phénoménologique,<br />

il faut apporter une précision quant à ces expressions, ce d’autant plus que notre auteur<br />

tourne plutôt le dos à la psychanalyse freudienne comme à la phénoménologie<br />

husserlienne.<br />

En effet, sans songer à sous-estimer l’influence profonde que le freudisme et la<br />

psychanalyse exercèrent sur le développement de sa pensée et sa méthodologie, il faut<br />

bien admettre, que la souplesse d’esprit de Bachelard et la ductilité de sa fonction<br />

imageante s’opposent à la rigidité de la systématique freudienne, à sa rationalisation<br />

qui explique les rêves en faisant accéder l’inconscient au seuil de la conscience, qui<br />

conceptualise les symboles. Cette inversion de sens de la psychanalyse bachelardienne<br />

par rapport à celle du Maître de Vienne a été mise en valeur avec une particulière<br />

netteté lorsque l’on sait en les expliquant que, la psychologie analytique tue l’image<br />

qu’elle réfère, sinon à des conditionnements instinctuels, du moins à des situations<br />

infantiles. Mais il faut distinguer, voire opposer, la rationalisation et le rationalisme. La<br />

seconde démarche consiste à comprendre ce que, à l’inverse, la première se borne à<br />

nier…L’anthropologue, l’ami de l’homme, doit entrer dans les images, y séjourner, en<br />

ressusciter l’animation, mais la psychologie, dédaigneuse de l’onirisme, le tient bientôt<br />

pour un mensonge et lui substitue ses propres interprétations. Elle remplace le symbole<br />

par l’idée. C’est là le péché majeur pour Bachelard, sourcier de l’imagination ou<br />

historien des sciences. Car si, l’image poétique ou le symbole animiste sont presque<br />

toujours un obstacle à l’explication rationnelle d’un phénomène scientifique,<br />

110 Idem, Essai sur la connaissance approchée, Paris, VRIN, 1928, p. 23.<br />

79


l’épistémologue ne doit pas les éliminer en les remplaçant par un concept transparent à<br />

l’intelligence, mais les tenir en réserve dans un recoin de sa conscience, pour se livrer,<br />

le cas échéant, à la psychologie de la dépsychologisation des concepts. De même que<br />

les erreurs sont nécessaires à la recherche de la vérité et les échecs à la formation du<br />

caractère, les images littéraires ou les rêveries substantialistes, consciemment<br />

travaillées ou agies, révèlent leur positivité et leur efficacité, même dans les entreprises<br />

intellectuelles, à condition de n’être ni transformées en idées ni évidemment<br />

confondues avec elles. En commentant la trouvaille de Bachelard de placer sa poétique<br />

sous le signe des quatre éléments d’Empédocle, son éditeur et ami José Corti écrivait :<br />

« Freud a psychanalysé bien de patients. Il a étendu sa méthode à la psychologie<br />

collective. Il n’aurait pas songé à psychanalyser un objet. » 111 C’est là en effet un coup<br />

d’audace unique dans l’histoire de la pensée de notre siècle, que même les admirateurs<br />

et disciples de Bachelard n’entérinent pas sans peine. Bachelard, pour montrer une fois<br />

de plus la divergence de sa ligne de recherches par rapport à celle de Freud dira : « un<br />

symbole psychanalytique, pour protéiforme qu’il soit, est cependant un centre fixe, il<br />

incline vers le concept ; c’est en somme avec assez de précision un concept<br />

sexuel…L’image est autre chose. L’image a une fonction plus active. 112 » Il s’agit, bien<br />

sur, de l’image matérielle, car l’image formelle est inerte, souvent réductible à un<br />

cliché littéraire, elle ne « dit » rien à l’imagination rêvante. La recherche et la<br />

thérapeutique freudiennes sont orientées par la découverte de la réalité sous l’image,<br />

celle-ci n’étant qu’un moyen de décrypter celle-là. Mais alors :<br />

Elle oublie la recherche inverse : sur la réalité, chercher la<br />

positivité de l’image…Trop souvent, pour le psychanalyste, la<br />

fabulation est considérée comme cachant quelque chose. Elle est<br />

une couverture. C’est donc une fonction secondaire. 113<br />

A sa psychanalyse d’un nouveau genre, Bachelard a donné le nom de poético-<br />

analyse. Certes, il n’ignore pas le succès de certaines thérapeutiques à base de<br />

psychanalyse et l’intérêt de l’explication de certaines images pour dénouer de sourdes<br />

angoisses insurmontées, mais elles n’offrent aucun intérêt pour celui qui analyse la<br />

rêverie. Le dynamisme de l’image vécu dans la rêverie de l’eau, de la terre, de l’air ou<br />

111 José Corti, in Les Temps modernes, numéro39, p.115<br />

112 Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries de la volonté, p.20.<br />

113 Ibidem, p. 20.<br />

80


du feu, ne relève pas de l’homme historico-social ou de l’homme biologique, mais de<br />

l’homme qui dépasse toutes ses déterminations, toutes ses limitations. Comme<br />

quoi, « la psychanalyse étudie une vie d’évènements, une vie qui n’engrène plus sur la<br />

vie des autres. 114 »<br />

Ainsi, prendre le feu ou se donner au feu, anéantir ou s’anéantir, suivre le<br />

complexe de Prométhée ou le complexe d’Empédocle, tel est le virement<br />

psychologique qui convertit toutes les valeurs, qui montre aussi la discorde des valeurs.<br />

Comment mieux prouver que le feu est l’occasion, au sens très précis de Carl Gustav<br />

Jung, d’un complexe archaïque fécond et qu’une psychanalyse spéciale doit en détruire<br />

les douloureuses ambiguïtés pour mieux dégager les dialectiques alertes qui donnent à<br />

la rêverie sa vraie liberté et sa vraie fonction de psychisme créateur.<br />

L’imagination n’est donc pas, comme le suggère l’étymologie, la faculté de<br />

former des images de la réalité ; elle est la faculté de former des images qui dépassent<br />

la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité. Un homme est un<br />

homme dans la proportion où il est un surhomme. On doit définir un homme par<br />

l’ensemble des tendances qui le poussent à dépasser l’humaine condition. Une<br />

psychologie de l’esprit en action est automatiquement la psychologie d’un esprit<br />

exceptionnel, la psychologie d’un esprit qui tente l’exception : l’image nouvelle greffée<br />

sur une image ancienne. L’imagination invente plus que des choses et des drames, elle<br />

invente de la vie nouvelle, elle invente de l’esprit nouveau ; elle ouvre des yeux qui ont<br />

des types nouveaux de vision. Elle verra si elle a des « visions ». Elle aura des visions<br />

si elle s’éduque avec des rêveries avant de s’éduquer avec des expériences, si les<br />

expériences viennent ensuite comme des preuves de ses rêveries, comme le dit<br />

d’Annunzio, les évènements les plus riches arrivent en nous bien avant que l’âme s’en<br />

aperçoive. Et, quand nous commençons à ouvrir les yeux sur le visible, déjà nous étions<br />

depuis longtemps adhérents à l’invisible. Cette adhésion à l’invisible, voilà la poésie<br />

première, voilà la poésie qui nous permet de prendre goût à notre destin intime…la<br />

vraie poésie est une fonction d’éveil 115 .<br />

Il s’agit précisément, en ce qui concerne l’imagination pour l’Afrique en général et le<br />

Cameroun en particulier, de revoir sa mentalité extrêmement superstitieuse, de se<br />

114 Idem, La Poétique de la rêverie, p. 110.<br />

115 Idem, L’Eau et les Rêves, PP 23-24<br />

81


préoccuper plus de la recherche scientifique. Comme l’a si bien remarqué njoh mouelle<br />

dans la préface de De la Médiocrité à l’Excellence, il ne fait nul doute que « dans<br />

l’imagerie nécessairement vague du sous développé, le développement signifie<br />

automobiles pour tous, réfrigérateurs, machines à laver,… » 116 Notre penchant à<br />

l’imagination, en ce qu’elle est croyance aux pseudo-savoirs, est à revoir et à remettre aux<br />

mythes et légendes lorsqu’elle peut servir à l’éducation des enfants. Dans le cas contraire,<br />

l’extirper dans nos mentalités. C’est ce que préconise Njoh Mouelle lorsqu’il affirme :<br />

Le spectacle le plus affligeant en situation de sous-développement c’est<br />

celui de l’irrationalité dans le comportement de l’homme. A Douala, on<br />

meurt rarement de mort naturelle et la maladie elle-même ne nous vient<br />

point par le microbe, par exemple ; c’est nécessairement le résultat de la<br />

malveillance d’une tierce personne. La crise cardiaque est un<br />

phénomène inacceptable ; on lui préfère l’explication par la foudre<br />

nocturne et occulte déchainée par un oncle, un frère qu’on dit détenir le<br />

« pouvoir de la foudre » 117 .<br />

A tout prendre, il s’agit pour l’africain de retenir que la science est seule à<br />

promouvoir, il n’y a rien à gagner en voulant s’affirmer par une identité<br />

différentielle et subjective plus mystique que dogmatique, ce d’autant plus<br />

que par sa visée de l’objectivité et son souci de dégager des explications à portée<br />

universelle(…) la production des connaissances scientifiques se soucie de se<br />

démarquer, pour les corriger, des aventures hasardeuses de la pure subjectivité<br />

individuelle, ils s’inscrivent dans la lignée d’une communauté de pensées,<br />

d’option, d’orientation et de pratique partagées qu’on nomme « cité<br />

scientifique » 118 .<br />

116<br />

Ebenezzer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Yaoundé, Éditions CLE, 1970.p.4.<br />

117<br />

ibidem, p.30.<br />

118<br />

Manga Bihina Antoine, « Invention scientifique et affirmation de l’individu », in L’individuel et le collectif,<br />

édité par Belle Wangue Thérèse, Paris, Danoia, 2004. P.202.<br />

82


BIBLIOGRAPHIE


OUVRAGES DE BACHELARD :<br />

I- Ouvrage principal<br />

BACHELARD, GASTON, La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949.<br />

II-Autres ouvrages de l’auteur<br />

° Essai sur la connaissance approchée, Paris, VRIN, 1928.<br />

° Le Nouvel Esprit Scientifique, Paris, ALCAN, 1934.<br />

° La Formation de l’esprit scientifique, Paris, VRIN, 1938.<br />

° Lautréamont, Paris, José Corti, (Nouvelle édition<br />

augmentée, 1951. – Nouvelle édition, 1963), 1940.<br />

° La Philosophie du non, Paris, PUF, (4 e édition, 1966),<br />

1940.<br />

° L’Eau et les Rêves, Paris, José Corti, (6 e réimpression,<br />

1965), 1942.<br />

° L’Air et les songes, Paris, José Corti, (5 e réimpression,<br />

1965) 1943.<br />

° La Terre et les Rêveries de la volonté, Paris, José Corti,<br />

(4 e réimpression, 1965)1948.<br />

° Le Matérialisme rationnel, Paris, PUF, (2e édition,<br />

1963), 1953.<br />

° La poétique de l’espace, Paris, PUF, (4 e édition, 1964),<br />

1957.<br />

° La Poétique de la rêverie, Paris, PUF, (3 e édition, 1965),<br />

1960.<br />

84


OUVRAGES ET ARTICLES SUR BACHELARD :<br />

• SCHEELE, GUILLAUME CHARLES, Traité chimique de l’air et du feu, trad.,<br />

Paris, 1781.<br />

• MARGOLIN, JEAN CLAUDE, Bachelard, Paris, Seuil, 1974.<br />

• GINESTIER, PAUL., Pour connaître la pensée de Gaston Bachelard, Bordas,<br />

1968.<br />

• LECOURT, DOMINIQUE., l’épistémologie historique de Gaston Bachelard, Paris,<br />

VRIN, 11 è éd., 2002.<br />

• « Noumène et Microphysique » in Recherches philosophiques, Paris, 1931-1932, I,<br />

p. 55-65. (Réédité dans Études, 1970, pp.25-43), 1932.<br />

• « Le monde comme caprice et miniature » in Recherches philosophiques, III, 1933-<br />

1934, p.306-320. (Réédité dans Études, pp.25-43),1934.<br />

• « Lumière et Substance » in Revue de métaphysique et de morale, Paris, juillet<br />

1934(41), p343-366. (Réédité dans Études, pp.45-75).<br />

• « Logique et épistémologie » in Recherches philosophiques, Paris, 1936-1937(6),<br />

pp.410-413.1936.<br />

• « La psychanalyse de la connaissance objective » in Études philosophiques,<br />

Annales de l’École des hautes études de Gand, t. III, pp.3-13.<br />

OUVRAGES GENERAUX :<br />

• EBOUSSI BOULAGA, FABIEN, La Crise du Muntu, Paris, Présence africaine,<br />

1977<br />

• HUME, DAVID, Enquête sur l’entendement humain, Paris, VRIN, 2008.<br />

• Traité de la nature humaine, Paris, Aubier Montaigne, 1968.<br />

• JASPERS, KARL, Introduction à la philosophie, Paris, Seuil, 1932.<br />

• KURT SELIGMANN, Histoire des magies, Paris, Planète, (sans date).<br />

• KANT EMMANUEL, Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1963.<br />

• KARDINER ABRAM, L’Individu dans sa société, Paris, Gallimard, 1969.<br />

• LEVI-STRAUSS, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949.<br />

85


• LOCKE JOHN, Essai sur l’entendement humain, Paris, VRIN, 1972.<br />

• NJOH-MOUELLE, EBENEZZER, De la Médiocrité à l’Excellence, Yaoundé,<br />

CLE, 1970.<br />

• PONTY MAURICE MERLEAU, La Phénoménologie de la perception, Paris,<br />

N.R.F. 1945.<br />

• SARTRE JEAN PAUL, L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel 1946.<br />

• L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1940.<br />

<strong>MEMOIRE</strong>S ET THESES.<br />

• LEWONO NGAH, V., « De La Conversion philosophique chez Gaston<br />

Bachelard », mémoire de D.E.A., Cameroun, U.Y.I, 2002.<br />

• MANGA BIHINA A., « Les Transmutations des valeurs épistémologiques dans la<br />

philosophie de Gaston Bachelard », mémoire de Maîtrise, France,<br />

Université de Tours, 1971.<br />

• YAKOUBOU, B.-M., « Matérialisme constitué et rationalisme constituant : une<br />

approche épistémologique de l’esprit de la modernité à partir des<br />

œuvres de Gaston Bachelard », thèse Ph. D., Cameroun, U.Y.I,<br />

2007.<br />

86


TABLE DES MATIERES<br />

DEDICACE ...................................................................................................................... i<br />

REMERCIEMENTS ...................................................................................................... ii<br />

RESUME ....................................................................................................................... iii<br />

ABSTRACT ................................................................................................................... iv<br />

INTRODUCTION GENERALE ................................................................................... 1<br />

PREMIERE PARTIE : LES FORMES DE CULTURE HUMAINE : L’ORIGINE<br />

DES VALORISATIONS ................................................................................................ 7<br />

SECTION A: LA MAGIE OU LE PROBLEME DES ASPIRATIONS DE LA PENSEE<br />

HUMAINE ..................................................................................................................... 10<br />

SECTION B: FEU, SUBSTANCE ET VALEUR : LA METAPHYSIQUE DU FEU ................. 17<br />

SECTION C : FEU, DESIR ET VOLONTE : LE PROBLEME DE LA CULTURE HUMAINE . 25<br />

DEUXIEME PARTIE : LES SCIENCES DE LA MATIERE : DE<br />

L’IMAGINAIRE A LA REALITE ............................................................................. 31<br />

SECTION A : L’INFERENCE : CRISE DE L’OBSERVATION IMMEDIATE ET DE LA RAISON34<br />

SECTION B : EMPIRISME, RATIONALISME ET IMAGINATION : LE PROBLEME DE<br />

L’EXPLICATION PHENOMENALE .................................................................................. 43<br />

SECTION C : SCIENCE, MYTHE, COMPLEXE ET PHENOMENOLOGIE : LE PROBLEME DE<br />

LA PSYCHANALYSE ...................................................................................................... 49<br />

TROISIEME PARTIE : L IMAGINATION BACHELARDIENNE DANS<br />

L’ORDRE DES DISTINCTIONS ............................................................................... 55<br />

SECTION A: LA POETIQUE BACHELARDIENNE OU LA FONCTION DE L’IRREEL ........ 58<br />

SECTION B : PHILOSOPHIE, SCIENCE ET IDEOLOGIE : LA RUPTURE<br />

EPISTEMOLOGIQUE ...................................................................................................... 64<br />

SECTION C : ACTUALITE ET RE-EVALUATION ......................................................... 71<br />

CONCLUSION GENERALE ...................................................................................... 77<br />

BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................... 83<br />

TABLE DES MATIERES ........................................................................................... 87<br />

87

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