Mémoires olympiques. XI: Lamateurisme. - LA84 Foundation
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MÊMOIRES OLYMPIQUES, par Pierre de Coubertin ©<br />
<strong>XI</strong>*<br />
L'amaterisme<br />
Lui ! Toujours lui. Il y avait maintenant seize ans que nous avions prétendu<br />
naïvement en finir avec lui et il était toujours là, identique et insaisissable : un<br />
vrai ballon de water-polo avec cette manière de glisser et de filer sous la main qui<br />
tient du chat et de s’en aller vous narguer à quatre mètres. Personnellement, cela<br />
m’était égal. J’en risque aujourd’hui l’aveu ; je ne me suis jamais passionné pour<br />
cette question-là. Elle m’avait servi de paravent pour convoquer le Congrès<br />
destiné à rétablir les Jeux Olympiques. Voyant l’importance qu’on lui attribuait<br />
dans les milieux sportifs, j’y apportais le zèle désirable, mais c’était un zèle sans<br />
conviction réelle. Ma conception du sport a toujours été très différente de celle<br />
d’un grand nombre — peut-être de la majorité — des sportifs. Pour moi, le sport<br />
était une religion avec église, dogmes, culte... mais surtout sentiment religieux, et<br />
il me paraissait aussi enfantin de relier tout cela au fait d’avoir touché une pièce<br />
de cent sous que de proclamer d’emblée que le bedeau de la paroisse est nécessairement<br />
un incroyant parce qu’il a un traitement pour assurer le service du<br />
sanctuaire. Aujourd’hui que j’ai atteint — et même dépassé — l’âge où l’on peut<br />
pratiquer et proclamer librement ses hérésies, je n’hésite point à avouer ce point<br />
de vue. Cependant, faute de mieux, j’entendais bien qu’il fallait admettre certaines<br />
règles, dresser certaines barrières plus ou moins fictives et je ne demandais pas<br />
mieux que d’y aider dans la mesure du possible. Les Anglais, surtout, se montraient<br />
acharnés à cet égard. C’était un signe et un présage de force pour le CIO<br />
qu’ils se tournassent vers lui en réclamant son intervention.<br />
Le questionnaire en trois langues, envoyé en 1902 à toutes les sociétés, n’avait pas<br />
donné lieu à de bien nombreuses réponses — ni surtout bien lumineuses. Apres<br />
les Jeux de Londres, la « Sporting Life » qui jouissait Outre-Manche d'un certain<br />
prestige reprit l’affaire à son compte et mena avec vigueur une nouvelle enquête.<br />
Déclarant que seul le CIO avait dans le monde, grâce à l’indépendance que lui<br />
assuraient sa composition et son mode de recrutement, une situation adéquate, le<br />
journal anglais entreprit de recueillir à son intention des consultations utiles.<br />
Quelques mois plus tard, un énorme dossier nous était remis, composé de plus de<br />
150 pièces. L’ayant parcouru avec attention et avec le désir d’y trouver du<br />
nouveau, je dus reconnaître que là encore il n’y avait que du ressassé. Il<br />
m’apparut que le mal initial venait de ce que la question n'était pas posée en des<br />
termes et d’une façon permettant de la résoudre ; on s'obstinait à vouloir la<br />
résoudre avant de l’avoir posée.<br />
* Voir la « Revue Olympique » depuis le No 101-102.<br />
412
Un de mes collègues français, le comte Albert de Bertier, très compétent en<br />
matière sportive — et surtout, dirais-je, en esprit sportif — accepta de présenter à<br />
la réunion de Berlin un rapport dont nous travaillâmes ensemble, chez lui, à Compiègne,<br />
les considérants et les conclusions.<br />
La définition de l’amateur qui avait servi de modèle à la plupart des définitions<br />
continentales ou transatlantiques était déjà vétuste. Elle provenait d’Angleterre.<br />
Elle établissait qu’on cesse d’être amateur:<br />
1. En touchant un prix en espèces;<br />
2. En se mesurant avec un professionnel;<br />
3. En recevant un salaire comme professeur ou moniteur d’exercices physiques;<br />
4. En prenant part à des concours « ouverts à tous venants (all comers) ».<br />
Ce qui frappe tout de suite, c’est la grande inégalité de ces quatre points. Le<br />
second est très discutable dans son absolutisme. Le troisième confond professeur<br />
et professionnel (ce que pour ma part je n’ai jamais admis) d’une façon dont le<br />
moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est par trop simpliste. Le quatrième a<br />
perdu toute signification. Qu’est-ce que c’est qu’un concours « ouvert à tous venants<br />
»? Il faut se reporter pour le comprendre aux mœurs sportives anglaises d’il<br />
y a cinquante ans. En somme, c’est de la défense sociale, de la préoccupation de<br />
caste.<br />
Toute surannée que fût une telle énumération, elle pouvait servir à l’étude de la<br />
question. Il y avait à considérer successivement: l’argent — les contacts — le<br />
professorat — les rapports de l’individu et du groupe.<br />
J’ai relu l’autre jour — après pas mal d’années — ce rapport de 1909 et je n’ai pu<br />
m’empêcher de regretter qu’il n’ait pas, à ce moment, tout simplement passé le<br />
cap des résistances. Ses conclusions étaient franches et nettes. On eût évité, en les<br />
adoptant, combien d’ennuis, de disputes, de piétinements sur place. Surtout on eût<br />
sinon étouffé dans l’œuf, du moins fortement affaibli cette espèce néfaste — les<br />
faux amateurs — qui s’est mise à pulluler par la suite à la façon de ces hérésies<br />
des temps byzantins dont Tertullien compare le pullulement à celui des scorpions,<br />
l’été au bord du Nil. Toute source de profit direct, continu et de valeur appréciable<br />
était dénoncée; beaucoup d’indulgence était demandée pour les peccadilles.<br />
Le principe de la requalification était admis à condition qu’il y eût, pour l’appliquer,<br />
un tribunal unique absolument indépendant et présentant toutes garanties:<br />
une sorte de Cour de La Haye pour les sports. Le serment était érigé en habitude;<br />
serment détaillé et par écrit pour les concours ordinaires; serment oral prêté sur<br />
le drapeau national de chacun lors des solennités <strong>olympiques</strong>. Le remboursement<br />
était admis dans les circonstances le légitimant, mais à condition de comprendre<br />
seulement le transport et le séjour, non l’argent de poche.<br />
Nous refusions formellement de reconnaître qu’un amateur pût être dépouillé de<br />
sa qualité simplement pour s’être mesuré avec un professionnel et encore moins<br />
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MEMOIRES OLYMPIQUES<br />
pour s’être mesuré avec un athlète suspendu par sa fédération ou avoir pris part à<br />
un concours « non autorisé » par elle: prétention stupéfiante et absurde que plus<br />
d’une fédération avait réussi à imposer.<br />
Le caractère professoral était nettement distingué du caractère professionnel. Des<br />
dispositions étaient suggérées pour servir de base à une législation établie sur<br />
toutes ces données révolutionnaires, mais sages et convenant à l’avenir démocratique<br />
et cosmopolite qui se dessinait et sur les exigences prochaines duquel j’attirais<br />
volontiers l’attention de mes collègues du CIO. Ils étaient beaucoup moins<br />
rebelles à les admettre qu’on n’eût pu croire et les plus aristocrates de la bande<br />
n’étaient pas les plus rétrogrades, loin de là.<br />
Par contre, plusieurs étaient timides et, se tenant en contact avec l’opinion des<br />
milieux sportifs de leurs pays, ceux-là craignaient de la heurter de front et trop<br />
W.-M. Sloane Jules de Muzsa<br />
violemment. On demanda des atténuations, de forme tout au moins, à plusieurs<br />
parties du Rapport. Le texte qui se trouve dans la Revue Olympique d’août 1909<br />
est le texte révisé, édulcoré. J’aurais bien voulu retrouver le texte premier tel qu’il<br />
fut au CIO à Berlin. Il ne se trouve pas à sa place dans les archives et je n’ai pu<br />
réussir à mettre la main dessus.<br />
Cette timidité à laquelle je viens de faire allusion amena le Comité à décider<br />
d’extraire du Rapport un petit nombre de questions pour les soumettre aux fédé-<br />
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ations et groupements intéressés. Voici le questionnaire tel qu’il s’envola de nos<br />
mains peu de semaines plus tard:<br />
1. Etes-vous d’avis qu’on ne doit pas pouvoir être professionnel dans un sport et<br />
amateur dans un autre?<br />
2. Etes-vous d’avis qu’un professeur peut au contraire être amateur dans les<br />
sports qu’il n’enseigne pas?<br />
3. Etes-vous d’avis que l’amateur devenu professionnel ne doit pas pouvoir<br />
recouvrer sa qualité d’amateur? Admettez-vous des exceptions à cette règle?<br />
Lesquelles?<br />
4. Admettez-vous le remboursement aux amateurs des frais de transport et des<br />
frais d’hôtel? Jusqu’à quelle limite?<br />
5. Admettez-vous qu’on puisse perdre la qualité d’amateur par simple contact<br />
avec un professionnel?<br />
Les réponses devaient être adressées: pour I’Europe continentale à notre collègue<br />
hongrois M. J. de Muzsa; pour 1’Empire Britannique à M. Th.-A. Cook; pour le<br />
continent américain au professeur W.-M. Sloane. C’était la même répartition que<br />
j’avais inaugurée en 1894 et qui avait paru pratique.<br />
Un long délai était donné pour étudier et motiver les réponses. Rien donc ne fut<br />
bâclé. Ce fut l’année suivante, à notre session tenue à Luxembourg (juin 1910)<br />
que nos collègues nous rendirent compte des documents reçus par eux. Hélas! les<br />
réponses étaient follement contradictoires. Ni dans le même pays d’un sport à<br />
l’autre, ni dans des pays différents pour le même sport, on ne semblait proche<br />
d’une entente quelconque. Des affirmations; point d’arguments. De la fantaisie;<br />
rien de vraiment réfléchi. A faire cette constatation, j’appréciai rétrospectivement<br />
la timidité des collègues qui avaient craint d’« oser ». Peut-être nous avaient-ils<br />
épargné par là bien des ennuis. Mais dès lors les problèmes amateuristes perdirent<br />
pour moi le peu d’intérêt qu’ils gardaient encore. Je me repliai sur ma conviction<br />
que professeur et professionnel ne doivent pas être mis sur le même pied, que le<br />
serment, non de parade, mais détaillé et signé, est la seule manière d’être éclairé<br />
sur le passé sportif d’un homme car un faux serment en ce cas le disqualifie à<br />
jamais et dans tous les domaines; que les distinctions de castes ne doivent jouer<br />
aucun rôle en sport, que les temps ne sont plus où l’on peut demander aux<br />
athlètes de payer voyages et séjours, que la qualité d’amateur n’a rien à voir avec<br />
les règlements administratifs d’un groupement sportif quelconque, etc., etc., etc.,<br />
qu’aussi bien il y a beaucoup de faux amateurs qu’on doit poursuivre et beaucoup<br />
de faux professionnels qu’il faut indulgencier, etc., etc., etc.<br />
Que viens-je d’écrire! Quels blasphèmes! Je devrais dire comme le curé<br />
d’Alphonse Daudet, arrêté net au milieu de sa chanson à boire: « Miséricorde! Si<br />
mes paroissiens m’entendaient! »<br />
(A suivre)<br />
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