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La Recherche - Veolia Environnement

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CAHIER SPÉCIAL • NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT<br />

2050<br />

JANVIER 2008 • N° 415


<strong>Environnement</strong><br />

les questions d’aujourd’hui,<br />

pour le monde de demain<br />

18 <br />

Edward O. Wilson<br />

978-2-10-007922-3 • 152 pages<br />

978-2-10-048754-7 • 184 pages<br />

978-2-10-050988-1 • 208 pages<br />

16,50 <br />

Christian Ngô<br />

Alain Régent<br />

16 <br />

Francis Meunier<br />

978-2-10-051743-5 • 232 pages<br />

19,90 <br />

Jean Jouzel<br />

Anne Debroise<br />

978-2-10-050546-3 • 220 pages<br />

19,90 <br />

www.dunod.com<br />

19 <br />

Michel Villoz<br />

Le GIEC, prix Nobel<br />

de la Paix 2007,<br />

à l’honneur chez Dunod<br />

978-2-10-049815-4 • 240 pages<br />

Francis meunier<br />

Christine Meunier-Castelain<br />

MAOGANI 071108<br />

à 2050, le nombre d’êtres humains vivant dans les villes aura plus<br />

que doublé. <strong>La</strong> proportion des urbains représentera alors, selon toute<br />

vraisemblance, près de 75 % de la population mondiale, c’est-à-dire de<br />

6 à 8 milliards de femmes et d’hommes. Cette évolution inéluctable<br />

D’ici<br />

est déjà engagée : chaque semaine, la population urbaine s’accroît<br />

d’un million de personnes. Et elle engendre une pression de plus en plus forte sur<br />

l’environnement.<br />

Gérer la rareté des ressources – eau, ressources énergétiques, minerais, sol arable – tout<br />

en faisant face à une augmentation de la pollution ; améliorer les conditions de vie<br />

des citadins les plus démunis et protéger la qualité de vie dans les pays industrialisés ;<br />

enfin, anticiper la transition vers l’économie de l’après-pétrole en évoluant vers des<br />

systèmes de production compatibles avec les équilibres<br />

de la nature. Tels sont les défis auxquels nous<br />

sommes d’ores et déjà confrontés.<br />

Ils sont au cœur de la réf lexion de <strong>Veolia</strong><br />

<strong>Environnement</strong> et mobilisent l’ensemble de nos<br />

équipes de recherche. Fortes de 800 experts, dotées<br />

d’un budget augmenté de 45 % au cours des cinq<br />

dernières années, celles-ci inventent aujourd’hui<br />

les modes de vie de la ville de demain. Nos chercheurs<br />

travaillent entre autres sur la préservation<br />

des ressources naturelles à travers leur réutilisation,<br />

leur recyclage ou leur remplacement. Ils s’attachent<br />

à trouver des solutions innovantes pour limiter la diffusion<br />

de polluants tels que les dioxines dans l’air ou<br />

les perturbateurs endocriniens dans l’eau. Pour participer<br />

à la lutte contre les émissions de gaz à effet<br />

de serre, ils mènent également des travaux sur l’optimisation<br />

énergétique, le développement des énergies<br />

renouvelables ou le captage du CO . 2<br />

Autant d’efforts qui se nourrissent aussi d’une collaboration étroite avec les meilleurs<br />

experts scientifiques internationaux. <strong>La</strong> complémentarité entre recherche fondamentale<br />

et recherche appliquée, les partenariats entre recherche publique et recherche privée,<br />

l’association de ces différents talents scientifiques sont des atouts décisifs.<br />

En publiant ce cahier spécial de <strong>La</strong> <strong>Recherche</strong>, nous avons souhaité donner la parole à<br />

ces experts. Ils nous livrent leur vision de l’avenir, du point de vue de la démographie,<br />

de l’énergie, du climat, des ressources, de l’économie, de la biodiversité, de l’urbanisme,<br />

ou encore de la santé. Ils nous indiquent aussi le chemin à suivre.<br />

Cet avenir, en effet, dépend avant tout de notre capacité à concevoir les technologies<br />

de rupture capables de prendre le relais de celles inventées au tournant du xxe siècle<br />

et sur lesquelles reposent encore largement l’économie et l’organisation urbaine.<br />

Henri Proglio, président-directeur général<br />

de <strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong><br />

ÉDITORIAL<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 3<br />

© PHOTOHÈQUE VEOLIA – NICOLAS GUÉRIN


© NASA/EARTH OBSERVATORY<br />

© VEOLIA<br />

© BENOÎT DECOURT/REA<br />

SOMMAIRE<br />

Objectif Terre 2050<br />

4 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

MODÉLISATION<br />

DÉMOGRAPHIE<br />

Des milliards de Terriens et moi, et moi... 6<br />

CROISSANCE URBAINE<br />

Les villes gloutonnes 12<br />

RÉFUGIÉS<br />

S’adapter à la montée des eaux 14<br />

CLIMAT<br />

Météo incertaine pour 2050 16<br />

ENTRETIEN AVEC KLAUS HASSELMANN<br />

« Il faut se projeter à long terme » 24<br />

ÉCONOMIE<br />

Peut-on lire dans le futur ? 26<br />

ÉNERGIE<br />

2050, rendez-vous énergétique 31<br />

EAU<br />

Les nouveaux défis de l’eau 36<br />

SANTÉ<br />

Controverses sur les maladies émergentes 42<br />

BIODIVERSITÉ<br />

Que nous réserve le troisième millénaire ? 44<br />

DÉCHETS<br />

Une ressource pleine d’avenir 50<br />

TECHNOLOGIE<br />

BIOCARBURANTS<br />

Place aux nouvelles générations 52<br />

HYDROGÈNE<br />

Le plein de H 2 ? 54<br />

NUCLÉAIRE<br />

L’heure de la relance atomique 56<br />

BIOGAZ<br />

Des déchets au gaz naturel 58<br />

SÉQUESTRATION CO 2<br />

Objectif : zéro émission 60<br />

GÉOINGÉNIERIE<br />

Un climat sur mesure ? 62<br />

COGÉNÉRATION<br />

Pourquoi pas nous ? 64<br />

ENTRETIEN AVEC ANTOINE FRÉROT<br />

« Rendre l’eau à la ville » 65<br />

DESSALEMENT<br />

Boire les océans 66<br />

RECYCLAGE<br />

Eaux usées : un puits de ressources 69<br />

ENTRETIEN AVEC MARTINE GUÉRIF<br />

« Il faut réviser notre gestion de l’agriculture » 72<br />

ÉCOQUARTIER<br />

Une démarche globale 74<br />

BÂTIMENT ET TRANSPORT<br />

Vers l’autonomie énergétique 76<br />

INGÉNIERIE<br />

Nature sous contrôle 80<br />

FACTEUR HUMAIN<br />

DÉVELOPPEMENT DURABLE<br />

Une source de discorde 82<br />

ÉCONOMIE<br />

Engager le long terme de l’humanité 84<br />

CROISSANCE DURABLE<br />

Entre mythes et réalité 86<br />

ENTRETIEN AVEC PETER GLEICK<br />

« Mieux utiliser l’eau » 88<br />

INDUSTRIE<br />

Pourquoi pas une écologie industrielle ? 90<br />

MENTALITÉS<br />

L’environnement est-il un enjeu politique ? 92<br />

SCIENTISME<br />

Garder l’esprit critique 95<br />

Le cahier 2 de <strong>La</strong> <strong>Recherche</strong> ne peut être vendu séparément<br />

du cahier 1 (LR n°415). Le cahier spécial du<br />

magazine <strong>La</strong> <strong>Recherche</strong> a été élaboré avec le concours<br />

de la société <strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong><br />

Société d’Éditions Scientifiques<br />

Stéphane Khémis, président du comité éditorial<br />

Olivier Postel-Vinay, conseiller de la direction<br />

74, avenue du Maine - 75014 Paris<br />

Tél. : 01 44 10 10 10<br />

e-mail rédaction : courrier@larecherche.fr<br />

Pour nous joindre directement par téléphone, composez<br />

le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après le<br />

nom.<br />

ABONNEMENTS/ANCIENS NUMÉROS/RELIURES<br />

Adresse e-mail : la recherche@presse-info.fr<br />

<strong>La</strong> <strong>Recherche</strong> Service Abonnement<br />

B 604, 60732 Sainte-Geneviève Cedex<br />

Tarif France : 1 an 11 nos, 52,60 € ;<br />

1 an 11 nos + 4 hors-série, 72 €<br />

Tarif international : nous contacter.<br />

Suisse : Edigroup, Case postale 393, 1225 Chêne Bourg.<br />

Belgique : Edigroup, Bastion Tower-Etage 20,<br />

place du Champ-de-Mars, 5. 1050 Bruxelles<br />

Canada : Express Mag, 8155, rue <strong>La</strong>rrey, Anjou Québec H1J 2L5.<br />

Directeur scientifique Jean-Michel Ghidaglia<br />

Rédactrice en chef adjointe du cahier 2 Isabelle Bellin<br />

Directrice artistique du cahier 2<br />

Maryvonne Marconville<br />

Secrétaire de rédaction du cahier 2 Camille Théau<br />

Iconographie du cahier 2 Emmanuelle Danoy<br />

Correction du cahier 2 Catherine Pagan<br />

Fabrication Christophe Perrusson (13 78)<br />

Chef de projet développement Stéphanie Jullien (54 55)<br />

Partenariats/Promotion Anne-Gaëlle Perrot (54 54)<br />

Directeur délégué Frédéric Texier<br />

Marketing direct et abonnements<br />

Directrice Virginie Marliac (54 49)<br />

Chargée du marketing Estelle Castillo (54 51)<br />

Diffusion (diffuseurs/dépositaires)<br />

Céline Balthazard (54 48)<br />

Responsable gestion Isabelle Parez (13 60)<br />

Comptabilité Marie-Françoise Chotard (13 43)<br />

Diffusion librairies<br />

DIF’POP’. Tél. : 01 40 24 21 31 Fax : 01 40 24 15 88<br />

Webmestre Jean-Brice Ouvrier<br />

Publicité Le Point Communication<br />

Directeur de la publicité<br />

Raphaël Fitoussi (12 12)<br />

Assistante commerciale et technique<br />

Françoise Hullot : f.hullot@interdeco.fr<br />

<strong>La</strong> <strong>Recherche</strong> est publiée par la SES,<br />

filiale de <strong>La</strong> Financière Tallandier.<br />

Président-directeur général<br />

et directeur de la publication Patricia Barbizet<br />

Directeur général Stéphane Khémis<br />

Les titres, les intertitres, les textes de présentation et les légendes sont<br />

établis par la rédaction. <strong>La</strong> loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou<br />

reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation<br />

ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de<br />

l’auteur, ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-<br />

4 du Code de propriété intellectuelle). Toute copie doit avoir l’accord du<br />

Centre français du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins,<br />

75006 Paris. Tél. : 01 44 07 47 70. Fax : 01 46 34 67 19). L’éditeur s’autorise<br />

à refuser toute insertion qui semblerait contraire aux intérêts moraux<br />

ou matériels de la publication.<br />

Cahier 2 de <strong>La</strong> <strong>Recherche</strong> - Commission paritaire : 0909 K85863<br />

ISSN 0029-5671<br />

Imprimerie Canale, Borgaro (Italie).<br />

Dépôt légal 4e trimestre 2007<br />

© 2007 Société d’Éditions Scientifiques.<br />

IMPRIMÉ EN ITALIE. PRINTED IN ITALY<br />

COUVERTURE : © NASA’S EARTH OBSERVATORY<br />

PAGE DE GAUCHE (EN FOND) : © VEOLIA


MODÉLISATION DÉMOGRAPHIE<br />

Des milliards de Terriens et moi, et moi…<br />

Hervé<br />

Le Bras<br />

est directeur<br />

du laboratoire<br />

de démographie<br />

historique à l’École<br />

des hautes études<br />

en sciences sociales<br />

(EHESS).<br />

Herve.<br />

Le-Bras@ehess.fr<br />

Combien d’hommes la Terre peut-elle abriter sans dommage ? Tout dépend<br />

comment on produit les ressources et comment on les partage.<br />

Aujourd’hui, nous sommes plus de 6,6 milliards<br />

de Terriens. Nous n’étions que<br />

1,5 milliard en 1800. En deux siècles, la<br />

population mondiale a donc quadruplé.<br />

Selon les estimations des Nations unies,<br />

elle devrait atteindre 9 milliards en 2050. Cette augmentation,<br />

longtemps qualifiée d’explosion démographique,<br />

est source d’inquiétudes. Les ressources de<br />

notre planète suffiront-elles à nourrir tout le monde ?<br />

À quelles conditions ? Avec quelles conséquences<br />

sur l’environnement ? Autant de questions qui en<br />

amènent souvent une autre : quelle est la population<br />

durable, c’est-à-dire la population maximale que la<br />

Terre peut accueillir à long terme ?<br />

Au Paléolithique, cette population durable n’était<br />

que de l’ordre de quelques millions de personnes.<br />

Un chasseur-cueilleur avait besoin d’au moins<br />

10 kilomètres carrés pour assurer sa subsistance. À<br />

cette époque, un territoire comme la France ne pouvait<br />

donc pas abriter plus de 50 000 personnes. Au<br />

xviii e siècle, la population se situait entre 1 milliard<br />

d’individus et 2 milliards. Dans cette société, composée<br />

principalement d’agriculteurs, 1 hectare ne<br />

pouvait produire que 500 kilogrammes de céréales et<br />

ne nourrir que 1 personne. On comptait 3 milliards<br />

d’hectares cultivables, dont plus d’un tiers était en<br />

jachère ou réservé à la pâture des animaux domestiques,<br />

dont les déjections fournissaient l’engrais.<br />

Aujourd’hui, si la surface cultivable a légèrement<br />

diminué (2,8 milliards d’hectares estimés) suite à<br />

l’extension des villes, des routes et à l’avancée des<br />

déserts, les rendements, eux, ont considérablement<br />

augmenté. Ils atteignent au moins 4 tonnes à l’hectare<br />

par récolte, avec plusieurs récoltes par an. Avec<br />

les techniques agricoles modernes, on pourrait donc<br />

envisager de nourrir une quinzaine de milliards d’humains.<br />

Selon les moyens de production, la popula-<br />

6 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

tion humaine durable peut donc varier de 1 million<br />

à plus de 10 milliards, soit d’un facteur 10 000 !<br />

Impossible alors de définir la population maximale<br />

indépendamment du mode de production.<br />

Reste la possibilité de définir une population durable<br />

à chaque stade de l’évolution technique. Sauf que, à<br />

un même niveau technique, la population durable<br />

peut prendre plusieurs valeurs. Tout dépend de<br />

l’arbitrage entre la nourriture d’origine animale et<br />

d’origine végétale. Ce problème n’est pas nouveau.<br />

Dans l’Angleterre du xviii e siècle, la question du<br />

partage des terres se posait déjà, dans ce qui est,<br />

aujourd’hui, connu sous le nom de « conflit des enclosures<br />

» (enclos, ndlr) : les landlords expropriaient les<br />

cultivateurs de blé de l’open field pour y élever du<br />

bétail à l’abri de haies ou d’enclos. Aujourd’hui, la<br />

concurrence ne porte plus sur l’espace dévolu à la<br />

culture et à l’élevage, mais sur la consommation de<br />

céréales. En effet, 40 % des céréales produites dans<br />

le monde sont destinées aux animaux domestiques.<br />

Or, un animal consomme en moyenne 10 calories<br />

végétales pour fabriquer 1 calorie de viande. Sur<br />

100 calories produites par l’agriculture, l’humanité<br />

n’en récupère donc que 64 pour sa nourriture<br />

(60 végétales et 4 animales, issues des 40 calories<br />

consommées par les animaux).<br />

Les vaches, une sacrée concurrence !<br />

À procédé technique constant, on peut donc, selon<br />

le type d’alimentation choisi, faire varier la population<br />

durable de 1 à 10. Si tous les humains se<br />

nourrissaient exclusivement de végétaux, 100 calories<br />

de céréales fourniraient 100 calories de nourriture.<br />

Si, au contraire, tous les humains étaient<br />

carnivores, 100 calories de céréales ne produiraient<br />

que 10 calories de nourriture animale. Il s’agit, évidemment,<br />

de cas extrêmes. À l’échelle de la planète,<br />

© TOM PARKER/REPORT DIGITAL-REA<br />

le plus fort contraste se situe entre le Danemark avec<br />

45 % de calories d’origine animale et le Bangladesh<br />

avec 10 %. Ingérées par un Danois, 100 calories<br />

demandent donc 505 calories d’origine végétale, mais<br />

seulement 190 pour un Bangladais. Dans l’éventail<br />

actuel des modes de consommation nationaux, la<br />

population durable peut donc varier du simple à plus<br />

du double (4 milliards d’humains au régime danois,<br />

11 milliards au régime bangladeshi).<br />

<strong>La</strong> tension actuelle ne vient donc pas d’une saturation<br />

de l’espace cultivable ou d’un plafonnement<br />

des rendements à l’hectare, mais plutôt du type<br />

d’alimentation, du souhait des classes moyennes des<br />

pays émergents de consommer plus de viande. Une<br />

part de plus en plus importante de la récolte mon-<br />

MODÉLISATION DÉMOGRAPHIE<br />

diale de céréales est donc destinée aux animaux,<br />

privant les humains les plus pauvres. « Les vaches<br />

des pays riches sont les concurrentes directes des<br />

pauvres des pays pauvres », constatait l’économiste<br />

et démographe Alfred Sauvy en 1971 (1). En somme,<br />

si 600 millions de personnes à 800 millions, selon<br />

les estimations, souffrent de faim dans le monde,<br />

ce n’est pas à cause de limitations imposées par la<br />

nature, mais bien d’un partage inégal de la production<br />

agricole. Le tableau pourrait encore se noircir à<br />

moyen terme. En effet, à mesure que le prix du gaz et<br />

du pétrole augmentera, les biocarburants deviendront<br />

de plus en plus compétitifs. Ces cultures énergétiques<br />

pourraient entrer de plus en plus en concurrence<br />

avec les cultures alimentaires. En conséquence, k<br />

IMPRESSIONNANT<br />

RASSEMBLEMENT<br />

RELIGIEUX SUR LE<br />

GANGE. L’INDE SERA LA<br />

PREMIÈRE POPULATION<br />

MONDIALE DEVANT<br />

LA CHINE, VERS 2040.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 7


© CEDRE J./HOA-QUI/EYEDEA<br />

MODÉLISATION DÉMOGRAPHIE<br />

* Le Produit<br />

intérieur brut<br />

(PIB) est la<br />

valeur totale de<br />

la production<br />

interne nette de<br />

biens et services<br />

marchands dans<br />

un pays, pendant<br />

une année.<br />

* <strong>La</strong> transition<br />

démographique<br />

est le passage<br />

d’une situation<br />

où la mortalité<br />

et la fécondité<br />

sont fortes, à une<br />

situation où elles<br />

sont faibles.<br />

* <strong>La</strong> fécondité<br />

est le nombre<br />

moyen d’enfants<br />

nés par femme.<br />

* <strong>La</strong> natalité est<br />

le nombre de<br />

naissances dans<br />

la population<br />

au cours d’une<br />

période donnée.<br />

k<br />

la surface allouée à la production de nourriture<br />

animale pourrait empiéter, plus encore, sur celle<br />

destinée aux humains. Ce qui renforcerait la malnutrition<br />

et la sous-nutrition des pauvres même dans<br />

les pays produisant suffisamment de vivres, comme<br />

l’Inde ou le Brésil. À moins que l’on ne parvienne<br />

à développer de nouvelles sources non alimentaires<br />

pour les biocarburants (lire « Place aux nouvelles<br />

générations », p. 52).<br />

Explosion ou implosion démographique ?<br />

Autre problème lié à l’agriculture : la hausse des rendements<br />

qui peut compromettre la santé des populations.<br />

Cette agriculture intensive requiert une utilisation<br />

massive d’intrants (eau, engrais, pesticides…),<br />

qui entraîne souvent des dommages environnementaux<br />

importants. Répandus largement dans la<br />

nature, les nitrates, par exemple, polluent les nappes<br />

phréatiques et favorisent le développement d’algues<br />

nuisibles aux écosystèmes des cours d’eau et à l’eau<br />

potable. Sans compter que l’agriculture utilise, à<br />

elle seule, les deux tiers de l’eau consommée sur la<br />

planète, ne laissant qu’un tiers aux utilisations domestiques<br />

et industrielles. Au rythme actuel d’exploitation,<br />

les aquifères n’ont pas le temps de se renouveler.<br />

Le pompage massif a déjà entraîné des catastrophes,<br />

dont les plus célèbres sont l’épuisement de la mer<br />

8 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

d’Aral (Asie centrale), mais<br />

aussi du lac Tchad (Afrique<br />

centrale). Les progrès du génie<br />

génétique (OGM), de l’agronomie<br />

(goutte-à-goutte) et de<br />

UNE PART DE PLUS<br />

EN PLUS IMPORTANTE<br />

DE LA RÉCOLTE<br />

MONDIALE DE CÉRÉALES<br />

EST DESTINÉE<br />

À L’ALIMENTATION<br />

DES ANIMAUX.<br />

la chimie (nouveaux engrais moins toxiques) pourront,<br />

peut-être, contribuer à limiter ces nuisances.<br />

Néanmoins, pour le moment, aucun indice direct ne<br />

suggère que la population ait atteint la limite durable :<br />

il n’y a ni baisse de la ration alimentaire par tête, ni<br />

augmentation de la mortalité, ni développement des<br />

migrations (lire « L’humanité est-elle au bord du<br />

précipice ? », p. 9). De même, il n’y a aucune preuve<br />

indirecte. <strong>La</strong> plus pertinente serait, a priori, un freinage<br />

économique. Or, l’économie mondiale connaît sa plus<br />

longue phase de forte croissance depuis la crise pétrolière<br />

de 1973. Certains estiment que cette croissance<br />

est transitoire, qu’elle ne traduit que le passage des<br />

grands pays du Sud à l’économie moderne et qu’elle<br />

ne se poursuivra pas. Erreur : ce serait supposer que la<br />

croissance ralentit quand le niveau de vie s’élève, ce<br />

que les chiffres infirment. En effet, pour les 30 pays les<br />

plus riches, le taux de croissance du Produit intérieur<br />

brut (PIB* ) entre 1980 et 2005 ne dépend pas de leur<br />

PIB en 1980. De plus, il n’a jamais été possible d’établir<br />

une relation entre le taux de croissance économique<br />

et le taux de croissance de la population.<br />

Alors, la crise aura-t-elle lieu ou non ? Le célèbre<br />

rapport The Limits to Growth, publié en 1972 par<br />

le Club de Rome, qui regroupait des économistes,<br />

des grands industriels et des scientifiques du monde<br />

entier, prévoyait une crise terrible due à l’épuisement<br />

des ressources énergétiques minérales et alimentaires.<br />

Quand on reprend l’évolution annoncéee par<br />

le rapport, on est frappé par l’exactitude de la prévision<br />

jusqu’à aujourd’hui. <strong>La</strong> catastrophe ne se dessine<br />

qu’après 2010. Jusqu’à cette date, les développements<br />

de l’agriculture, de l’industrie et l’augmentation de<br />

la population se poursuivent presque sans entraves.<br />

Dans la présentation en français de l’ouvrage, Robert<br />

L’humanité<br />

est-elle au bord<br />

du précipice ?<br />

Une f açon de tenter de<br />

répondre consiste à comparer<br />

notre situation avec celle des<br />

populations animales en voie<br />

d’extinction.<br />

E<br />

n général, lorsqu’une population animale<br />

atteint sa limite durable, plusieurs symptômes<br />

sont observés : la ration alimentaire par tête<br />

diminue, la mortalité augmente, les migrations<br />

se développent. Rien de tel pour la population<br />

humaine mondiale. État des lieux.<br />

L’alimentation. Depuis la fin de la Seconde<br />

Guerre mondiale, la production de vivres a<br />

augmenté nettement plus rapidement (2,8 % par an)<br />

que la population (au maximum 2 % entre 1965<br />

et 1970, 1,1 % actuellement, selon les données<br />

de la Food and Agriculture Organization). <strong>La</strong><br />

production et la consommation par tête ont donc<br />

augmenté, tandis que la proportion de personnes<br />

en état de malnutrition a diminué. <strong>La</strong> ration<br />

moyenne de protéines a aussi augmenté à un<br />

rythme rapide. Par ailleurs, les fluctuations du<br />

MODÉLISATION DÉMOGRAPHIE<br />

<strong>La</strong>ttès insistait d’ailleurs sur la soudaineté de la crise.<br />

Il comparait la population mondiale à un nénuphar<br />

dont la taille double chaque jour dans un étang,<br />

jusqu’à être brutalement bloqué lorsque la surface<br />

est entièrement occupée. Selon les prévisions<br />

du Club, la production industrielle et le quota alimentaire<br />

devraient chuter les premiers, entre 2010<br />

et 2020. En 2030, la pollution devrait atteindre un<br />

tel niveau que la mortalité augmenterait brutalement,<br />

avant que la natalité ne fasse de même pour<br />

atteindre un nouvel équilibre. En quelque sorte, une<br />

transition démographique* à l’envers avec, pour<br />

conséquence, une baisse de la population.<br />

k<br />

prix des céréales n’obéissent qu’aux décisions<br />

politiques de gel ou de mise en culture de terres,<br />

en fonction de l’état de tension sur le marché et<br />

du niveau des stocks. Elles ne constituent donc<br />

pas un indicateur fiable de rareté.<br />

<strong>La</strong> mortalité. Le taux de mortalité de la<br />

population mondiale a régulièrement diminué<br />

depuis les années 1950. De 15 % en 1960, il est<br />

descendu à 8,8 % pour la période 2000-2005.<br />

Symétriquement, au niveau mondial, l’espérance<br />

de vie est passée de 52 ans, en 1960, à 66 ans,<br />

aujourd’hui. Dans les pays où l’espérance de vie<br />

est la plus longue, comme le Japon et la France,<br />

près de trois mois de vie sont gagnés chaque<br />

année, et quatre mois de vie en bonne santé.<br />

Les progrès initiaux étaient dus à la baisse de la<br />

mortalité infantile, permise par la généralisation<br />

de l’hygiène et l’usage d’antibiotiques. Les<br />

progrès actuels viennent d’abord de la baisse de<br />

la mortalité après 40 ans.<br />

Les migrations. <strong>La</strong> crainte d’une invasion<br />

des pays développés à partir des pays à forte<br />

croissance démographique a nourri l’imaginaire<br />

des Occidentaux depuis des décennies, sans<br />

trouver de confirmation. Pour l’essentiel, les<br />

migrations obéissent à des causes économiques et<br />

non écologiques. Les réfugiés environnementaux<br />

ne constituent qu’une faible minorité. Ce sont<br />

d’ailleurs les territoires les plus peuplés qui attirent<br />

les migrants : grandes agglomérations, zones<br />

côtières de Chine, des États-Unis, d’Europe, du<br />

golfe de Guinée.<br />

Comme on le voit, aucun des comportements démographiques<br />

fondamentaux ne laisse apparaître l’imminence<br />

d’une crise, bien au contraire. Si ces indicateurs<br />

sont rassurants, il n’en reste pas moins que<br />

cette crise peut se produire à tout moment. ●<br />

(1) A. Sauvy, Malthus<br />

et les deux Marx :<br />

le problème de la<br />

faim et de la guerre<br />

dans le monde,<br />

Denoël, 1971.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 9


© JEAN-CLAUDE MOSCHETTI/REA<br />

MODÉLISATION DÉMOGRAPHIE<br />

POUR ENRAYER<br />

CES MARÉES VERTES<br />

EN BRETAGNE, IL FAUT<br />

DIVISER PAR TROIS<br />

LA POLLUTION PAR<br />

LES NITRATES, DUE À<br />

L’AGRICULTURE INTENSIVE.<br />

k<br />

Qu’en est-il, trente-cinq ans après ce rapport qui<br />

a fait date ? Le réchauffement climatique s’est ajouté<br />

à la pollution, mais le mécanisme reste le même. <strong>La</strong><br />

seule erreur du Club de Rome porte en fait sur l’estimation<br />

de la fécondité* et de la natalité* . Cette<br />

dernière ne devait s’abaisser que de 5 % entre 1975 et<br />

2005. Or, elle a diminué de 30 %, notamment dans<br />

les grands pays en développement, ce que personne<br />

n’avait anticipé. En Iran, par exemple, on est passé<br />

de 7 enfants par femme jusqu’en 1985, à 2 enfants<br />

en 2005. <strong>La</strong> Chine, une partie du sud de l’Inde, la<br />

moitié des provinces brésiliennes sont maintenant en<br />

dessous de 2 enfants par femme. Ce mouvement à la<br />

baisse ne donne aucun signe de ralentissement. Dès<br />

lors, les Nations unies, qui, en 1970, estimaient que<br />

la population mondiale s’élèverait à 11,8 milliards de<br />

personnes à l’horizon 2050, ont révisé leurs prévisions<br />

10 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

à la baisse. Ainsi, en septembre 2007, elles proposaient<br />

une fourchette de 7,8 milliards d’habitants à<br />

9,2 milliards, avec un maximum atteint vers 2040.<br />

Certains démographes évoquent maintenant une<br />

« implosion démographique », autrement dit une<br />

diminution de la population mondiale, en lieu et<br />

place de l’explosion tant redoutée.<br />

Partage équitable des ressources<br />

Aujourd’hui, la question de la population durable<br />

ne dépend pas tant de ressources naturelles ou de<br />

capacités techniques, que de choix politiques. Il<br />

sera possible de nourrir la planète, sauf si le régime<br />

adopté est trop riche en viande. Il sera théoriquement<br />

possible de limiter les dégâts environnementaux,<br />

sauf que, en réalité, on ne peut pas refuser aux<br />

pays émergents le droit de rechercher le niveau de<br />

vie des pays développés. Toutefois, si dès à présent,<br />

on attribue, sur le papier, à chacun des 6,6 milliards<br />

d’humains le niveau de vie et la consommation d’un<br />

Américain moyen, c’est la catastrophe assurée : les<br />

subsistances manqueront, la pollution atteindra des<br />

niveaux très élevés, et les ressources énergétiques et<br />

minérales s’épuiseront.<br />

Longtemps pointé du doigt, le niveau de la population<br />

mondiale ne jouera en fait qu’un rôle mineur<br />

dans les équilibres ou déséquilibres écologiques<br />

à venir. Ni une stabilisation ni une baisse de la<br />

population mondiale ne soulageront la pression<br />

environnementale. Ce qui comptera, c’est l’adoption<br />

ou non d’un développement plus durable,<br />

entre respect de l’environnement et partage équitable<br />

des ressources. Le mode de vie qui a jusqu’ici<br />

été de mise dans les pays développés ne pourra être<br />

appliqué à tous. Jusqu’à présent, les pauvres, jugés<br />

responsables de l’explosion démographique, étaient<br />

accusés de menacer la planète. On sait maintenant<br />

que les responsables sont les riches et leur mode de<br />

consommation. ● H. L. B.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Food and Agriculture Organization :<br />

www.fao.org/ (en anglais).<br />

United Nation Population Division :<br />

http://esa.un.org/unpp/ (en anglais).<br />

World Resources Institute : www.wri.org/ (en anglais).<br />

Fonds des Nations unies pour la population :<br />

www.unfpa.org/ (en anglais).<br />

Le Sol et le Sang, H. Le Bras, L’Aube, 2007<br />

(nouvelle édition mise à jour).<br />

<strong>La</strong> Démographie, H. Le Bras, Odile Jacob, 2005.<br />

Les Limites de la planète, H. Le Bras, « Champs »,<br />

Flammarion, 1997.


MODÉLISATION CROISSANCE URBAINE<br />

Les villes gloutonnes<br />

Hervé<br />

Domenach<br />

est démographe<br />

à l’Institut de<br />

recherche pour le<br />

développement (IRD).<br />

domenachhh<br />

@wanadoo.fr<br />

* Une mégapole<br />

est une ville où<br />

la concentration<br />

de la population<br />

atteint 8 millions<br />

d’habitants et plus<br />

avec une continuité<br />

de l’habitat.<br />

* Le taux<br />

d’urbanisation<br />

mesure le nombre<br />

de citadins pour<br />

cent habitants.<br />

En 2050, les trois quarts des habitants de la Terre vivront probablement<br />

dans des villes. Quelles seront les conséquences de cette concentration<br />

sur notre environnement ?<br />

2007 marque un moment démographique<br />

essentiel : pour la première<br />

fois, selon les Nations unies (1), sur les<br />

6,6 milliards de Terriens, il y a autant<br />

L’année<br />

d’urbains que de ruraux, alors que les<br />

urbains ne représentaient que 2 % en 1800, 10 % en<br />

1900. Ils seront probablement 75 % en 2050. Chaque<br />

semaine, on compte environ 1 million de citadins<br />

supplémentaires, en raison à la fois de l’accroissement<br />

démographique urbain endogène et de l’attraction<br />

de ruraux à la recherche d’un travail, d’un<br />

logement, de soins et d’éducation. Cela se traduit<br />

souvent par un développement urbain anarchique<br />

et des conditions humaines, sanitaires et écologiques<br />

précaires. Comment héberger en 2050 de 3 à 5 milliards<br />

de citadins supplémentaires ? Pourrons-nous<br />

assurer l’équilibre de l’écosystème planétaire sans<br />

limiter notre croissance économique ni modifier nos<br />

modes de production et de consommation ?<br />

En 1950, seules 83 villes comptaient plus de 1 million<br />

d’habitants, elles sont 435 aujourd’hui. Actuellement,<br />

9 % de la population urbaine mondiale sont réunis<br />

dans 20 mégapoles* : Tokyo (la plus importante,<br />

avec 33 millions d’habitants), New York, Mexico,<br />

Séoul, São Paulo, Los Angeles, Djakarta, Osaka-<br />

Kyoto-Kobé, Delhi, Bombay, Le Caire, Shangai,<br />

Calcutta, Buenos Aires, Manille, Moscou, Téhéran,<br />

Dacca, Istanbul, Rio de Janeiro. Mais dans le futur,<br />

ce sont surtout les villes d’environ 500 000 habitants,<br />

situées dans les pays en développement, qui augmenteront<br />

considérablement, tandis que la population<br />

des mégapoles ne connaîtra, probablement, qu’une<br />

croissance lente, estimée à 3 % par an.<br />

Vers 2030, selon les projections des taux d’urbanisation*<br />

, on ne compterait plus que 39 % de ruraux dans<br />

le monde. Dans le même temps, la croissance de la<br />

population urbaine du monde développé ne passerait<br />

12 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

que de 870 millions d’habitants à 1,02 milliard, tandis<br />

que la population des « taudis » du monde, estimée à<br />

1 milliard actuellement, est impossible à projeter.<br />

Cette formidable accélération de la concentration des<br />

hommes se fait souvent dans des conditions à risques,<br />

tant sur le plan humain (malnutrition, hygiène défectueuse,<br />

promiscuité, fléaux sociaux…) que sur le plan<br />

écologique (ressources en eau et espaces agricoles<br />

accaparés, pollutions des nappes phréatiques et de<br />

l’air, diminution du captage des eaux de ruissellement<br />

et augmentation des menaces d’inondations…). De<br />

plus, cette urbanisation galopante dans les pays du<br />

Sud ne relève pas d’un dynamisme économique ou<br />

de transformations des capacités productives comme<br />

ce fut le cas dans les pays du Nord, mais plutôt de<br />

la pauvreté, du sous-équipement des campagnes<br />

et des crises agricoles qu’elles soient économiques,<br />

écologiques ou foncières.<br />

Tout dépend des choix politiques<br />

En effet, les villes-champignons des pays en développement<br />

ne peuvent que difficilement répondre aux<br />

besoins de leurs populations en croissance (2). Sans<br />

plan d’urbanisme ni réseaux, ces villes connaissent<br />

souvent une croissance anarchique, que la création<br />

éventuelle de cités-satellites périphériques ne suffit<br />

pas à rééquilibrer. Les quartiers surpeuplés et<br />

sous-équipés (en voirie, réseaux, adduction d’eau<br />

potable, électricité, assainissement, infrastuctures<br />

sociales de santé ou d’éducation) se multiplient,<br />

pouvant atteindre jusqu’à 100 000 personnes par<br />

kilomètre carré.<br />

Pourtant, l’urbanisation présente, au moins en théorie,<br />

de nombreux avantages : elle facilite l’administration<br />

logistique et réduit les coûts de gestion des transports,<br />

des services sanitaires, de la sécurité, de l’éducation, etc.<br />

Elle assure ainsi une meilleure gestion des effectifs de<br />

© MARTIN SASSE/LAIF-REA<br />

LA CONCENTRATION<br />

URBAINE N’EST PAS<br />

LA CAUSE DE<br />

TOUS LES MAUX.<br />

ELLE POURRAIT MÊME<br />

ÊTRE UN REMÈDE.<br />

population à investissement<br />

égal. Concentrant la moitié<br />

de la population du globe sur<br />

moins de 3 % de la surface<br />

émergée, elle permet aussi une meilleure préservation<br />

des ressources naturelles.<br />

L’urbanisation abriterait donc en son sein les remèdes<br />

aux déséquilibres qu’elle peut engendrer. De fait, la<br />

concentration urbaine n’entraîne pas automatiquement<br />

la pollution, la dégradation des ressources,<br />

la surproduction de déchets. Ce sont les modes de<br />

production et de consommation non durables ou<br />

une mauvaise gestion urbaine qui sont à l’origine<br />

des mutations environnementales. Ce sont les choix<br />

politico-économiques, notamment ceux liés à l’agroproductivisme,<br />

qui créent des situations de rupture<br />

des écosystèmes, des processus de désertification,<br />

de déforestation ou d’érosion. Ainsi, pour satisfaire<br />

l’accroissement de la demande de viande de la ville<br />

MODÉLISATION CROISSANCE URBAINE<br />

de Mexico, les forêts tropicales de l’État de Tabasco,<br />

pourtant distantes de 400 kilomètres, ont été rasées<br />

afin de créer des zones d’élevage bovin. Résultat :<br />

de grandes exploitations agro-commerciales se sont<br />

implantées, au détriment des petits producteurs<br />

condamnés à migrer en ville.<br />

Il est probable que l’on n’en soit qu’aux prémices<br />

d’un processus intense de mobilité spatiale, résultant<br />

de la croissance urbaine et des mutations<br />

environnementales. Dans un contexte planétaire où<br />

la richesse des uns tout comme l’extrême pauvreté<br />

des autres constituent de graves menaces pour l’environnement,<br />

les politiques à mener pour assurer le<br />

renouvellement des écosystèmes n’apparaissent toujours<br />

pas clairement. Pas plus que celles pour surmonter<br />

les antagonismes entre le monde rural et le<br />

monde urbain, entre la satisfaction des besoins primaires<br />

et la surconsommation, entre les acteurs des<br />

pollutions et ceux qui les subissent. ● H. D.<br />

(1) ONU, Division<br />

de la population,<br />

World Urbanization<br />

Prospects : The<br />

2006 Revision,<br />

New York, 2007.<br />

(2) D. Pinson<br />

« <strong>Environnement</strong><br />

et urbanisation »,<br />

dans <strong>Environnement</strong><br />

et populations : la<br />

durabilité<br />

en question,<br />

H. Domenach<br />

et M. Picouet (dir.),<br />

L’Harmattan, 2004.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 13


MODÉLISATION RÉFUGIÉS<br />

S’adapter à la montée<br />

des eaux<br />

Robert<br />

Nicholls<br />

est professeur<br />

à l’université<br />

de Southampton,<br />

au Royaume-Uni.<br />

r.j.nicholls<br />

@soton.ac.uk<br />

L’élévation du niveau de la mer devrait provoquer des déplacements de<br />

populations, dont l’ampleur reste controversée. Tout dépendra de nos<br />

capacités d’adaptation.<br />

Depuis les rapports du Groupe intergouvernemental<br />

d’experts sur le climat (GIEC)<br />

de 2001 et 2007, les changements climatiques<br />

sont perçus comme une menace<br />

majeure pour les zones côtières. Le danger<br />

vient principalement de l’élévation du niveau de la<br />

mer. Celle-ci a été de 17 centimètres (cm) au cours du<br />

siècle dernier et elle devrait empirer : le GIEC prévoit<br />

une fourchette de 19 cm à 58 cm pour le xxi e siècle.<br />

Et même en cas de stabilisation des émissions de gaz<br />

à effet de serre, cette montée des eaux se poursuivra<br />

pendant plusieurs siècles, entraînant la submersion<br />

de terres aujourd’hui émergées, l’érosion des côtes et<br />

un risque de contamination des réserves d’eau douce<br />

par l’eau de mer. Les régions côtières deviendront,<br />

en outre, plus vulnérables aux tempêtes et aux événements<br />

extrêmes comme les cyclones tropicaux, qui<br />

devraient s’intensifier – sans compter d’autres effets<br />

du réchauffement climatique, comme l’augmentation<br />

de la température des eaux de surface ou de l’acidité<br />

de l’océan (1). Mais on oublie parfois que de nombreux<br />

habitants vivent déjà sous le niveau de la mer :<br />

10 millions de Néerlandais, 4 millions de Japonais…<br />

Aujourd’hui, entre 250 millions et 300 millions de<br />

personnes habitent dans des zones à risque d’inondation<br />

liée aux ondes de tempête. Pour leur protection,<br />

la plupart dépendent d’ouvrages artificiels, comme les<br />

digues – les dégâts de l’ouragan Katrina dans le delta<br />

du Mississippi aux États-Unis sont venus rappeler ce<br />

qu’il advient quand ces digues cèdent.<br />

Les conséquences de la montée des eaux restent<br />

14 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

en fait incertaines et controversées. Les pessimistes<br />

tendent à se focaliser sur les valeurs hautes des prévisions,<br />

ainsi que sur les événements extrêmes comme<br />

l’ouragan Katrina. Ils considèrent que notre capacité<br />

d’adaptation est assez limitée, avec, pour résultat, des<br />

conséquences alarmantes. Selon eux, les réfugiés<br />

écologiques* fuyant la montée des eaux pourraient<br />

ainsi se compter par dizaines de millions voire par<br />

centaines de millions (2) : 23 % de la population mondiale<br />

vit en effet à moins de 100 kilomètres des côtes<br />

et dans les 100 premiers mètres au-dessus du niveau<br />

de la mer, une proportion qui tend à s’accroître.<br />

Optimistes ou pessimistes ?<br />

Les optimistes se basent plutôt sur les prévisions<br />

basses, soulignent les exemples d’adaptation néerlandais<br />

et japonais, et s’interrogent sur les raisons<br />

d’une telle agitation. <strong>La</strong> protection des zones urbaines<br />

contre les inondations, couplée à une planification<br />

du développement urbain pour éviter l’occupation<br />

des zones les plus exposées, permettrait en effet de<br />

diminuer l’impact de la montée des eaux. Bien sûr,<br />

cette approche préventive coûte cher : les pays de<br />

l’Union européenne dépensent déjà quelque 3,2 milliards<br />

d’euros par an pour s’adapter à l’érosion et aux<br />

inondations.<br />

Mais l’inaction a, elle aussi, un prix. Ainsi, le modèle<br />

Fund (pour Climate Framework for Uncertainty,<br />

Negotiation and Distribution), développé à l’université<br />

de Hambourg, en Allemagne par Richard<br />

Tol, suggère que le montant des dégâts dépasse-<br />

© LAURENT WEYL/ARGOS<br />

À PANKAHALI<br />

(BANGLADESH), LA MER<br />

A ENVAHI RIZIÈRES ET<br />

NAPPES PHRÉATIQUES.<br />

LA POPULATION<br />

S’ADAPTE TANT BIEN<br />

QUE MAL.<br />

rait, dans la plupart des zones<br />

côtières, celui de la protection<br />

(3). Selon les simulations<br />

de Richard Tol, l’adaptation à<br />

la montée des eaux permettrait<br />

ainsi de limiter le nombre<br />

de personnes déplacées à 4 millions, soit environ 1 %<br />

des chiffres généralement avancés pour le xxi e siècle.<br />

Même si ce modèle est incomplet, il est conforté<br />

par d’autres analyses économiques et laisse penser<br />

que le problème des réfugiés écologiques pourrait<br />

être surestimé.<br />

Attention fragile !<br />

Néanmoins, certaines zones côtières sont plus<br />

vulnérables que d’autres, en raison de leur plus<br />

grande exposition ou de leurs moindres capacités<br />

d’adaptation : c’est le cas des îles et des deltas des fleuves.<br />

Les premières sont par nature très vulnérables<br />

aux menaces climatiques. L’histoire récente de la<br />

baie de Chesapeake aux États-Unis l’illustre bien :<br />

entre 1850 et 1920, une hausse relativement limitée<br />

du niveau de la mer (de 20 cm à 30 cm) a entraîné<br />

l’abandon des îles basses de la baie et la migration<br />

de 1 millier d’habitants vers le continent (4). Cet<br />

exemple valide un modèle de vulnérabilité des<br />

MODÉLISATION RÉFUGIÉS<br />

îles développé par Jon Barnett, de l’université de<br />

Melbourne, en Australie, et Neil Adger, de l’université<br />

d’East Anglia, au Royaume-Uni. Ce modèle souligne<br />

l’existence probable de seuils socio-écologiques<br />

clés déclenchant l’abandon des îles (5).<br />

Les petites îles du Pacifique, de l’océan Indien et des<br />

Caraïbes comptent ainsi parmi les régions où l’on s’attend<br />

à un nombre important de réfugiés écologiques.<br />

Les deltas des fleuves représentent, quant à eux, de<br />

vastes zones de plaines fertiles proches du niveau de<br />

la mer, qui s’enfoncent souvent d’elles-mêmes par<br />

subsidence* et concentrent des centaines de millions<br />

d’habitants (6). Selon les calculs actuels d’élévation du<br />

niveau de la mer, les grands deltas d’Asie et d’Afrique<br />

seraient les plus menacés (7). En 2050, la montée des<br />

eaux pourrait provoquer le déplacement de plus de<br />

1 million de personnes dans le delta du Gange et du<br />

Brahmapoutre au Bangladesh ainsi que dans ceux du<br />

Mékong au Vietnam et du Nil en Égypte.<br />

Le changement climatique exacerbera encore ces<br />

risques et impose de relever le défi posé par la protection<br />

de ces immenses zones inondables, en recherchant<br />

des stratégies innovantes. Seule une adaptation<br />

à long terme, intégrée à une gestion plus large des<br />

côtes, pourra permettre d’éloigner cette menace. Il est<br />

urgent de déployer des efforts en ce sens. ● R. N.<br />

(1) M.L. Parry et al.<br />

(dir.), R. J. Nicholls<br />

et al., dans Climate<br />

Change, 315,<br />

Impacts, Adaptation<br />

and Vulnerability,<br />

Cambridge<br />

University Press,<br />

2007.<br />

(2) N. Myers,<br />

Philosophical<br />

Transactions of the<br />

Royal Society B, 356,<br />

16:1, 2001.<br />

(3) R. S. J. Tol,<br />

Mitigation and<br />

Adaptation<br />

Strategies for Global<br />

Change, 12, 741,<br />

2007.<br />

(4) S. J. A. Gibbons<br />

et R. J. Nicholls,<br />

Glob. Environ.<br />

Chang., 16, 40, 2006.<br />

(5) J. Barnett<br />

et W.-N. Adger,<br />

Climatic Change, 61,<br />

321, 2003.<br />

(6) N. Harvey (dir.),<br />

C.-D. Woodroffe,<br />

et al., dans Global<br />

Change and<br />

Integrated Coastal<br />

Management : the<br />

Asia-Pacific Region,<br />

277, Springer, 2006.<br />

(7) J. P. Ericson<br />

et al., Global Planet<br />

Change, 50, 63, 2006.<br />

* Un réfugié<br />

écologique<br />

est une personne<br />

forcée de quitter<br />

l’endroit<br />

où elle vit à cause<br />

d’un tremblement<br />

de terre, d’un<br />

tsunami,<br />

d’une éruption<br />

volcanique, de la<br />

déforestation, de la<br />

montée des eaux...<br />

* <strong>La</strong> subsidence<br />

correspond à un<br />

affaissement du<br />

delta sous le poids<br />

des sédiments.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 15


MODÉLISATION CLIMAT<br />

Météo incertaine<br />

pour 2050<br />

Sylvie<br />

Joussaume,<br />

Sandrine<br />

Bony, Pascale<br />

Braconnot,<br />

Jean-Louis<br />

Dufresne<br />

et Pierre<br />

Friedlingstein<br />

sont chercheurs à<br />

l’Institut Pierre-Simon-<br />

<strong>La</strong>place (IPSL), à Paris.<br />

Serge Planton<br />

est chercheur au Centre<br />

national de recherches<br />

météorologiques<br />

de Météo-France,<br />

à Toulouse.<br />

<strong>La</strong>urent Terray<br />

est chercheur au Centre<br />

européen de recherche<br />

et de formation avancée<br />

en calcul scientifique<br />

(Cerfacs), à Toulouse.<br />

Pour prévoir l’évolution du climat, il faut d’abord comprendre le rôle<br />

des nuages, le cycle du carbone, la fonte des glaces… En attendant, il y a<br />

de fortes chances que les émissions de gaz à effet de serre réchauffent<br />

la planète.<br />

Depuis le début de l’ère industrielle, la<br />

demande croissante en énergie et l’explosion<br />

de la démographie ont conduit à<br />

une augmentation de la concentration de<br />

plusieurs gaz dans l’atmosphère : dioxyde<br />

de carbone (CO 2 ), méthane, oxyde nitreux, chlorofluorocarbures<br />

(CFC). Tous ces gaz renforcent l’effet<br />

de serre naturel : ils absorbent une partie du rayonnement<br />

infrarouge émis par la Terre et réémettent<br />

un rayonnement vers sa surface, ce qui contribue à<br />

la réchauffer. Parallèlement, on assiste à une hausse<br />

de la température moyenne à la surface du globe, de<br />

0,75° C depuis cent ans.<br />

Ce réchauffement est deux fois plus important en<br />

Arctique, où les glaces fondent de façon spectaculaire.<br />

Si l’on se base sur le minimum saisonnier de la banquise,<br />

au mois de septembre, les données satellites<br />

disponibles depuis 1978 indiquent que son extension<br />

diminue de 7 % par décennie. Ces dernières<br />

décennies ont aussi été marquées par une augmentation<br />

des fortes pluies et des vagues de chaleur sur<br />

la majeure partie des continents. Mais à quel point<br />

ces changements climatiques sont-ils dus aux activités<br />

humaines ? Pour répondre à cette question, il<br />

faut faire appel aux modèles de climat.<br />

Développés depuis les années 1960, ces modèles sont<br />

des maquettes numériques représentant la circulation<br />

de l’atmosphère et des océans. L’ensemble est<br />

découpé en un grand nombre de boîtes, les « mailles »<br />

du modèle, d’environ 200 à 300 kilomètres de côté<br />

pour l’atmosphère et de 100 à 200 kilomètres pour<br />

les océans (fig 1). Pour chacune de ces boîtes élémentaires,<br />

on calcule les variables de base du système<br />

– température, pression, vent, humidité – à partir<br />

des lois de conservation de la physique, comme la<br />

conservation de la masse, de la quantité de mouvement,<br />

de l’énergie. L’étape suivante consiste à modéliser<br />

les phénomènes survenant à une échelle inférieure<br />

à celle des mailles, comme la turbulence ou<br />

la formation des nuages. Comme il est impossible de<br />

FIG. 1<br />

Puzzle en 3D<br />

Humidité, température et vitesse des vents<br />

sont calculées dans les mailles (volumes élémentaires)<br />

de l’atmosphère ; salinité, température et vitesse<br />

des courants dans celles de l’océan.<br />

SOURCE : L. FAIRHEAD, CNRS, IPSL/LMD<br />

représenter toute la complexité de ces phénomènes,<br />

des paramètres simples comme la taille moyenne<br />

des gouttelettes des nuages sont introduits. Cette<br />

étape importante, appelée « paramétrisation », est à<br />

l’origine des principales différences entre modèles.<br />

En effet, la valeur des différents paramètres n’est<br />

pas déterminée de façon univoque, mais calculée à<br />

partir des principes de base de la physique, de façon<br />

à représenter au mieux la réalité.<br />

Forcer les modèles<br />

Dans un second temps, les modèles sont évalués sur<br />

un grand nombre de cas tests, en comparant leurs<br />

résultats avec les observations réelles. Sans être parfaits,<br />

les modèles, dont on dispose aujourd’hui, représentent<br />

malgré tout assez bien les grandes caractéristiques<br />

du climat et leur variabilité. On observe<br />

cependant quelques biais, comme la difficulté à<br />

représenter le phénomène El Niño, un courant<br />

chaud qui apparaît régulièrement dans le Pacifique<br />

suite aux interactions entre l’atmosphère et l’océan<br />

et qui perturbe le climat des régions tropicales. Reste<br />

qu’évaluer ces modèles sur le climat actuel ne suffit<br />

pas à prouver leur capacité à simuler un climat différent.<br />

Aussi sont-ils également testés sur des climats<br />

passés, comme lors de la dernière glaciation, il y a<br />

vingt mille ans, ou pendant le moyen Holocène, il<br />

y a six mille ans, quand le Sahara était plus humide.<br />

L’évaluation des différents modèles climatiques au<br />

niveau international montre alors qu’il n’existe pas<br />

de « meilleur » modèle, idéal, et qu’il est nécessaire<br />

d’en considérer plusieurs, leur moyenne étant<br />

souvent plus réaliste.<br />

Une fois ces modèles établis, on a pu les utiliser pour<br />

déterminer la part respective des causes naturelles et<br />

de l’action humaine dans le réchauffement observé<br />

au cours du xxe siècle. L’opération consiste à simuler<br />

le climat du siècle passé, soit en tenant compte<br />

uniquement des perturbations d’origine naturelle<br />

susceptibles d’agir sur le climat (comme l’activité<br />

solaire ou les émissions volcaniques), soit en ajoutant<br />

dans le modèle les facteurs d’origine humaine, en<br />

l’occurrence les rejets de gaz à effet de serre. Dans<br />

le jargon des modélisateurs, on dit qu’on « force »<br />

le modèle. En regardant ensuite quelle simulation<br />

se rapproche le plus de la réalité, on en déduit l’impact<br />

éventuel de l’action humaine sur le climat. <strong>La</strong><br />

comparaison détaillée entre les observations et les<br />

simulations montre ainsi que le réchauffement de la<br />

seconde moitié du xxe siècle est très probablement<br />

dû à l’augmentation des gaz à effet de serre.<br />

Qu’en sera-t-il de l’évolution future du climat ? Pour<br />

le savoir, différents scénarios socio-économiques<br />

ont été envisagés par le Groupe intergouvernemental<br />

d’experts sur l’évolution du climat (GIEC)<br />

(lire « Peut-on lire dans le futur ? », p. 26).<br />

MODÉLISATION CLIMAT<br />

16 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 17<br />

k<br />

LA FONTE DES<br />

CALOTTES GLACIÈRES<br />

ARCTIQUES COMMENCE<br />

À ÊTRE INTÉGRÉE<br />

DANS LES MODÈLES, MAIS<br />

LES RÉPERCUSSIONS<br />

SONT TRÈS MAL CERNÉES.<br />

© CNRS PHOTOTHÈQUE/MERCIER DENIS


© HANS CHRISTIAN PLAMBECK/LAIF-REA<br />

MODÉLISATION CLIMAT<br />

FIG. 2<br />

En degrés Celsius<br />

6<br />

5<br />

4<br />

3<br />

2<br />

1<br />

0<br />

-1<br />

Réchauffement assuré<br />

Trois scénarios d’émission de gaz à effet de serre du Groupe intergouvernemental<br />

d’experts sur l’évolution du climat, (A2, A1B et B1) ont été testés<br />

sur une vingtaine de modèles de climat et comparés à une situation idéalisée<br />

(concentration de CO 2 constante). Les lignes donnent la moyenne des modèles,<br />

les zones ombrées, l’écart entre les modèles.<br />

TOUS LES MODÈLES<br />

PRÉVOIENT UNE HAUSSE<br />

DES PRÉCIPITATIONS<br />

DANS LE NORD DE<br />

L’EUROPE, COMME LA<br />

CRUE DE L’ELBE, EN<br />

ALLEMAGNE, EN 2006.<br />

k<br />

A2<br />

A1B<br />

B1<br />

Concentration de CO 2 constante<br />

1900 2000 2100<br />

Année<br />

Pour chacun d’eux, les émissions des principaux<br />

gaz à effet de serre et d’autres composés susceptibles<br />

d’agir sur le climat, comme les particules de sulfates,<br />

ont été estimées pour le xxie siècle. Trois scénarios<br />

ont finalement été retenus (fig 2). Dans le premier,<br />

baptisé « A2 », les émissions de (CO ) continuent<br />

2<br />

de croître jusqu’en 2100 ; dans le deuxième, « A1B »,<br />

18 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

SOURCE : GIEC-2007<br />

les émissions de CO 2 augmentent jusqu’en 2050,<br />

puis décroissent. Le troisième scénario, appelé « B1 »<br />

est le plus optimiste : les émissions de CO 2 sont<br />

presque stabilisées dès l’année 2000, puis décroissent<br />

à partir de 2050. Dans chaque cas, l’évolution<br />

des concentrations des différents gaz dans l’atmosphère<br />

a été calculée. L’opération n’est pas aussi simple<br />

qu’elle en a l’air, puisqu’elle nécessite de tenir<br />

compte non seulement des émissions de gaz, mais<br />

aussi de leur absorption partielle par les océans et<br />

les continents. Ces données ont ensuite été introduites<br />

dans les modèles climatiques, pour étudier<br />

la réponse de la planète à une telle perturbation.<br />

Chaque simulation de deux cents ans a nécessité<br />

environ deux mois de calcul sur les plus puissants<br />

supercalculateurs actuellement disponibles.<br />

Simuler la réponse de la planète<br />

Résultat : la vingtaine de modèles utilisés pour<br />

préparer le quatrième rapport du GIEC montre<br />

que, dans les trois scénarios, le réchauffement va se<br />

poursuivre (1,2). D’ici à 2030, il suivra un rythme<br />

moyen de 0,2° C par décennie ; cette tendance est<br />

pratiquement indépendante du scénario choisi et<br />

résulte de l’accumulation des gaz à effet de serre<br />

dans l’atmosphère tout au long du xx e siècle. Audelà,<br />

l’écart se creuse entre les scénarios. À l’horizon<br />

2050, le réchauffement serait ainsi de l’ordre de<br />

1,6° C dans les deux premiers scénarios, contre 1,2° C<br />

pour le troisième. Ce réchauffement s’accompagne<br />

d’une augmentation des épisodes de très grosses<br />

chaleurs et d’une diminution des épisodes les plus<br />

froids. Sa répartition géographique varie peu d’un<br />

scénario à l’autre : la hausse des températures est<br />

plus élevée sur les continents que sur les océans et<br />

elle est maximale dans les hautes latitudes de l’hémisphère<br />

Nord (fig 3).<br />

Les précipitations moyennes devraient, elles aussi,<br />

augmenter, mais dans une proportion qui varie<br />

d’un modèle à l’autre. Là encore, les changements<br />

ne sont pas homogènes autour du globe (fig 4). Tous<br />

les modèles s’accordent sur une hausse des précipitations<br />

dans les hautes latitudes, et ce tout au long de<br />

l’année. Ils prévoient aussi des pluies plus intenses<br />

aux latitudes moyennes, mais seulement en hiver.<br />

Les précipitations devraient, à l’inverse, diminuer<br />

dans les régions subtropicales. Le nord de l’Europe<br />

deviendrait ainsi plus humide et le bassin méditerranéen<br />

plus sec, la France métropolitaine se situant<br />

à la charnière de ces deux zones. Quant aux changements<br />

dans les régions équatoriales, ils ne sont pas<br />

cohérents entre les modèles. Certains prédisent, par<br />

exemple, une diminution des moussons, d’autres une<br />

augmentation.<br />

Ces divergences sur l’évolution future du climat<br />

cachent en fait des incertitudes de plusieurs natures.<br />

En premier lieu, les projections dépendent du<br />

niveau d’émission des gaz à effet de serre et donc<br />

des choix de société en matière de consommation<br />

d’énergie, ainsi que de l’évolution de la démographie.<br />

Autre source d’incertitude : la variabilité intrinsèque<br />

du système climatique. Même en l’absence<br />

de toute perturbation extérieure, le climat change<br />

en effet d’une année sur l’autre, ce qui introduit un<br />

certain niveau de « bruit » dans les modèles. Pour<br />

un 18scénario donné, un même modèle aboutira<br />

ainsi à deux résultats différents selon l’état initial<br />

choisi pour débuter la simulation. Afin de réduire<br />

cette incertitude, on réalise souvent plusieurs jeux<br />

de simulations et on prend leur moyenne.<br />

Comprendre le rôle des rétroactions<br />

Les autres inconnues tiennent aux limites des<br />

modèles eux-mêmes. Car ils ne représentent que<br />

d’une manière imparfaite certains processus en jeu.<br />

D’une part, leur résolution spatiale est limitée par<br />

la puissance des supercalculateurs et ne permet pas<br />

de représenter finement l’effet du relief ou les zones<br />

de formation des dépressions, qui conditionnent les<br />

précipitations. D’autre part, et c’est le point principal,<br />

la conception même des modèles fait qu’ils ne<br />

prédisent pas tous le même réchauffement global en<br />

réponse à une augmentation donnée des gaz à effet de<br />

serre. On dit qu’ils ont des « sensibilités climatiques »<br />

différentes. Cela vient du fait que de nombreux processus<br />

internes au système climatique, qualifiés de<br />

« rétroactions », sont susceptibles d’amplifier ou<br />

FIG. 4<br />

Pluies variables<br />

FIG. 3<br />

Chaleur nordique<br />

d’atténuer la hausse des températures. Certaines de<br />

ces rétroactions sont bien comprises : par exemple,<br />

la hausse des températures augmente la teneur en<br />

vapeur d’eau de l’atmosphère. Comme la vapeur<br />

d’eau est elle-même un gaz à effet de serre, cela<br />

accroît encore le réchauffement. Autre exemple, la<br />

fonte partielle de la neige et de la glace de mer diminue<br />

la quantité d’énergie solaire réfléchie, ce qui<br />

explique en partie l’amplification du réchauffement<br />

aux hautes latitudes de l’hémisphère Nord.<br />

MODÉLISATION CLIMAT<br />

0 0,5 1 1,5 2 2,5 3 3,5 4 4,5 5 5,5 6 6,5 7 7,5<br />

D’ici à 2050, tous les modèles climatiques prévoient un réchauffement<br />

maximal dans les hautes latitudes de l’hémisphère Nord<br />

(simulation du scénario A1B du Groupe intergouvernemental d’experts<br />

sur l’évolution du climat, température moyenne estimée<br />

pour 2046-2065 comparée à celle de 1980-1999).<br />

En millimètres par jour<br />

1,2<br />

(1) GIEC,<br />

Quatrième Rapport<br />

d’évaluation, 2007.<br />

(2) S. Planton<br />

et L. Terray (dir.),<br />

Livre blanc Escrime,<br />

Météo-France, 2007.<br />

À l’horizon 2050, les changements prévus dans les précipitations diffèrent d’un modèle à l’autre : à gauche, le modèle français de l’Institut<br />

Pierre-Simon-<strong>La</strong>place, à droite, celui de Météo-France. Dans les deux cas, on observe une augmentation des pluies dans le nord<br />

de l’Europe et un assèchement dans la zone méditerranéenne. Mais ils divergent dans d’autres régions, comme l’Afrique subsaharienne<br />

ou l’Indonésie. Ces prévisions sont fondées sur le scénario A1B du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat.<br />

1<br />

0,8<br />

0,6<br />

0,4<br />

0,2<br />

0<br />

-0,2<br />

-0,4<br />

-0,6<br />

-0,8<br />

-1<br />

k<br />

En degrés Celsius<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 19<br />

SOURCE : GIEC-2007<br />

SOURCE : IPSL ET MÉTÉO-FRANCE


MODÉLISATION CLIMAT<br />

* Le lidar est<br />

un système de<br />

mesure spatiale,<br />

utilisant les<br />

ondes électro–<br />

magnétiques,<br />

qui permet<br />

d’étudier les<br />

caractéristiques<br />

optiques et<br />

microphysiques<br />

des nuages.<br />

* Un ppm<br />

correspond à<br />

une molécule de<br />

gaz par million<br />

de molécules<br />

d’air et un ppb<br />

à une molécule<br />

par milliard.<br />

* Le pergélisol<br />

est un sous-sol<br />

gelé pendant au<br />

moins deux ans.<br />

* Le terme<br />

« extrêmement<br />

probable »,<br />

comme dans le<br />

rapport du GIEC,<br />

correspond à une<br />

probabilité de<br />

vraisemblance<br />

supérieure à<br />

95 %, et « très<br />

probable », à<br />

une probabilité<br />

supérieure à 90 %.<br />

FIG. 5<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

Mais d’autres rétroactions ont des effets plus<br />

incertains et elles sont plus difficiles à représenter,<br />

voire encore mal connues.<br />

C’est le cas du rôle des nuages. Leur impact sur le<br />

climat est complexe : d’une part, ils contribuent à<br />

l’effet de serre, puisqu’ils sont composés de gouttelettes<br />

d’eau mais, d’autre part, ils réfléchissent les<br />

rayons du soleil – le rapport de l’énergie lumineuse<br />

réfléchie sur l’énergie incidente est appelé « albédo ».<br />

L’importance relative des ces deux effets antagonistes<br />

dépend de nombreux facteurs, notamment de l’altitude<br />

des nuages et de leur type. Davantage de nuages<br />

hauts, comme les cirrus, entraînera un réchauffement,<br />

alors que l’accumulation des nuages bas, de<br />

20 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

Divergences sur le rôle des nuages<br />

Ces douze modèles de climat prévoient un réchauffement d’environ 1,2° C en l’absence de processus de rétroaction,<br />

atténué d’environ 0,4° C par les océans, et renforcé de 0,8° C à 1,6° C par les processus de rétroaction par la vapeur<br />

d’eau, l’albédo (rapport de l’énergie lumineuse réfléchie sur l’énergie incidente) et les nuages. Les calculs ont été faits<br />

pour un doublement de la teneur atmosphérique en gaz à effet de serre, à raison d’une augmentation de 1 % par an.<br />

k<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

type cumulus, provoquera un refroidissement. Or,<br />

nous ne savons pas avec certitude comment les nuages<br />

évolueront avec le réchauffement climatique. Cette<br />

réponse est le résultat d’un très grand nombre de facteurs<br />

en interaction, mettant en jeu la dynamique<br />

atmosphérique, la stabilité de l’atmosphère, les changements<br />

d’humidité, les différentes propriétés microphysiques<br />

des nuages, etc.<br />

Dans tous les modèles climatiques pris en compte<br />

dans le quatrième rapport du GIEC, les changements<br />

nuageux tendent à amplifier le réchauffement induit<br />

par les gaz à effet de serre (fig. 5). Toutefois, l’ampleur<br />

de ce phénomène est extrêmement variable d’un<br />

modèle à l’autre et elle constitue, de loin, la principale<br />

INFOGRAPHIE : LUDOVIC DUFOUR D’APRÈS IPSL/LMD<br />

source d’incertitude sur la sensibilité climatique. Tout<br />

dépend surtout de la façon dont se comporteront les<br />

nuages bas – stratus, strato-cumulus et petits cumulus.<br />

D’intenses efforts de recherche visent donc actuellement<br />

à mieux connaître leurs conditions de formation,<br />

notamment grâce aux nouvelles techniques<br />

d’observation par satellites utilisant les radars et les<br />

lidars* . On cherche aussi à comprendre pourquoi les<br />

modèles prédisent des réponses nuageuses si différentes,<br />

et quelles sont les plus crédibles.<br />

Tenir compte du cycle du carbone<br />

Une autre inconnue de taille concerne le cycle du<br />

carbone. Si l’on compare les émissions totales de CO2 dues aux activités humaines avec la hausse réelle de la<br />

concentration atmosphérique de ce gaz, on constate<br />

ainsi que moins de la moitié des 9 gigatonnes de CO2 émises chaque année, soit 4 gigatonnes, se retrouve<br />

effectivement dans l’atmosphère. Le reste est absorbé<br />

pour une moitié par les océans et pour l’autre par les<br />

continents. Même si les mécanismes en jeu ne sont<br />

pas parfaitement connus, ces « puits de carbone »<br />

jouent un rôle crucial. Sans eux, la concentration de<br />

CO dans l’atmosphère avoisinerait les 500 parties par<br />

2<br />

million (ppm)* , contre 380 ppm actuellement.<br />

Malheureusement, cet effet régulateur risque de<br />

s’amenuiser dans le futur. Plusieurs études récentes<br />

indiquent en effet que la hausse des températures<br />

devrait induire une réduction de l’efficacité de l’océan<br />

à absorber le CO . Pourquoi ? D’une part, le réchauf-<br />

2<br />

fement des eaux de surface diminue la solubilité du<br />

CO dans l’océan, et donc sa capacité à absorber ce<br />

2<br />

gaz. D’autre part, les modèles simulent une stabilisation<br />

verticale, dans le futur, de la circulation océanique.<br />

Réchauffées, les eaux de surface seront moins<br />

denses et moins facilement entraînées en profondeur<br />

sous l’action de leur poids ou du brassage par le vent.<br />

Le carbone sera moins facilement séquestré dans<br />

l’océan, en particulier dans les hautes latitudes.<br />

Le cycle du carbone fait aussi intervenir la biosphère.<br />

En respirant, tous les organismes libèrent du CO , 2<br />

alors que les végétaux en consomment lors de la photosynthèse.<br />

Pour le moment, le résultat net est tel que,<br />

sur les continents, la biosphère joue globalement le<br />

rôle de puits de carbone. Mais, la hausse des températures<br />

augmente l’activité microbienne dans les sols<br />

et donc la libération de CO par respiration de ces<br />

2<br />

micro-organismes. Qui plus est, la plus grande aridité<br />

des sols dans les régions tropicales due au réchauffement<br />

entraîne une baisse de la productivité des végétaux<br />

et donc de leur absorption de CO . Les modèles<br />

2<br />

les plus pessimistes estiment ainsi que d’ici à la fin du<br />

xxie siècle, la biosphère continentale ne serait plus<br />

un puits, mais bien une source de carbone.<br />

Ces rétroactions liées au cycle du carbone ne sont<br />

pas prises en compte par les simulations du GIEC.<br />

<strong>La</strong> diminution des puits devrait pourtant conduire<br />

à un accroissement du CO dans l’atmosphère plus<br />

2<br />

rapide que prévu et donc à une accélération du<br />

réchauffement. Des modèles tenant compte des<br />

liens entre climat et cycle du carbone indiquent<br />

ainsi que, à l’horizon 2100, cette rétroaction provoquera<br />

une augmentation supplémentaire du CO2 atmosphérique allant de 20 ppm à 200 ppm, selon<br />

les simulations. Le réchauffement global pourrait<br />

alors être supérieur de 1° C à celui annoncé.<br />

Zoom sur l’Hexagone<br />

MODÉLISATION CLIMAT<br />

k<br />

<strong>La</strong> France s’est réchauffée d’environ 1,4° C depuis le début du siècle<br />

dernier. Cette hausse moyenne masque cependant une stabilité des températures<br />

jusqu’aux années 1980, suivie d’un net réchauffement sur les<br />

trente dernières années, à un rythme de 0,55° C par décennie. C’est ce que<br />

montrent les séries de mesures sur l’ensemble de la métropole, après un<br />

traitement statistique pour tenir compte des ruptures dues au déplacement<br />

des stations de mesure ou aux changements de capteurs. <strong>La</strong> France<br />

a en effet la chance de disposer d’un réseau relativement dense d’observations<br />

depuis la fin du XIX e siècle, avec environ 70 stations pour la température<br />

et 300 pour les précipitations. L’analyse des séries quotidiennes<br />

au cours des cinquante dernières années montre aussi davantage de<br />

vagues de chaleur (lorsque la température maximale est supérieure de<br />

5° C à la moyenne saisonnière pendant au moins six jours consécutifs),<br />

ainsi qu’une diminution du nombre de jours de froid et de gel. Le régime<br />

des pluies s’est, lui aussi, modifié : dans la plupart des régions, la durée<br />

des épisodes pluvieux a augmenté en hiver, tout comme les précipitations<br />

totales sur la saison, alors que les étés sont devenus plus secs. Il n’est<br />

pas actuellement possible d’attribuer ces évolutions, encore faibles, à<br />

l’augmentation de l’effet de serre liée aux émissions humaines. Toutefois,<br />

quelques modélisations récentes indiquent l’influence de ces émissions<br />

sur certains paramètres climatiques moyens, comme les températures<br />

nocturnes estivales (2).<br />

Le climat futur dans l’Hexagone peut être estimé à partir de modèles<br />

climatiques dont le maillage est resserré sur cette zone, avec une finesse<br />

de quelques dizaines de kilomètres. On remarque alors une accentuation<br />

de la plupart des tendances déjà observées. Il est ainsi « extrêmement<br />

probable* » que la France de 2050 soit plus chaude qu’aujourd’hui<br />

(d’environ 2° C), que les hivers soient plus pluvieux et les étés plus<br />

secs. L’augmentation des pluies hivernales ne compensant pas la baisse<br />

aux autres saisons, surtout dans le sud du pays, les ressources en eau<br />

devraient diminuer. Il est aussi « très probable* » que les vagues de chaleur<br />

deviennent encore plus fréquentes, d’un facteur 4 à 6 selon certains<br />

scénarios climatiques, et que les jours de gel et de neige en plaine soient<br />

plus rares. En revanche, de même que la fréquence et l’intensité des tempêtes<br />

n’ont pas variés de façon significative au cours des cinquante dernières<br />

années, les simulations climatiques ne montrent pas d’évolution marquée<br />

de la fréquence des vents forts en liaison avec les activités humaines.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 21


MODÉLISATION CLIMAT<br />

SOURCE : IPSL/LSCE<br />

k<br />

Cela a conduit le GIEC à donner, pour l’an-<br />

née 2100, une nouvelle estimation de hausse de la<br />

température globale de 1,8° C pour le scénario B1,<br />

avec une fourchette de hausse probable allant de<br />

1,1° C à 2,9° C, et de 3,4° C pour le scénario A2, avec<br />

une fourchette probable de de 2° C à 5,4° C.<br />

Un troisième élément clé commence tout juste à<br />

être intégré dans les modèles : la fonte des calottes de<br />

glace, ces énormes masses continentales d’eau douce<br />

gelées portées par le Groenland et l’Antarctique.<br />

Les observations récentes suggèrent<br />

que leur réduction s’est accélérée au<br />

cours de la dernière décennie. <strong>La</strong><br />

première conséquence est un apport<br />

massif d’eau douce dans les océans :<br />

elle aurait ainsi contribué, pour un<br />

peu moins de la moitié, à la hausse du<br />

niveau marin, qui a atteint 3,1 millimètres<br />

par an ces dix dernières années.<br />

Mais la fonte des calottes, qui va se poursuivre sous<br />

l’impact du réchauffement climatique, pourrait,<br />

en outre, avoir des répercussions importantes sur<br />

la circulation océanique. À l’IPSL, nous avons réalisé<br />

des simulations sur les cent prochaines années<br />

en prenant en compte de façon simplifiée, et probablement<br />

extrême, la fonte de la calotte groenlandaise.<br />

Le résultat est une réduction du grand<br />

courant de plongée des eaux au niveau de la mer<br />

du <strong>La</strong>brador et de la mer de Norvège. Ce courant<br />

FIG. 6<br />

Avec ou sans glace<br />

22 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

Le méthane est<br />

le grand oublié<br />

des modèles<br />

climatiques<br />

est dû non seulement au fait que les eaux de surface<br />

sont plus froides, mais aussi plus salées, en raison<br />

d’un apport de sel venu des tropiques et de la<br />

Méditerranée – on parle de « circulation thermohaline<br />

». <strong>La</strong> fonte des glaces, en apportant de l’eau<br />

douce, agit ici en diminuant la salinité, et donc la<br />

densité, de ces eaux de surface.<br />

Conséquence : un moindre apport de chaleur en<br />

Arctique par la circulation océanique, ce qui permet<br />

à la glace de mer de mieux résister au réchauffement<br />

climatique. Il s’ensuit une atténuation<br />

du réchauffement en Arctique et aux<br />

moyennes latitudes de l’hémisphère<br />

Nord, la différence pouvant atteindre<br />

localement jusqu’à 8 degrés dans les<br />

mers nordiques (fig. 6). L’élévation du<br />

niveau marin atteindrait néanmoins<br />

4 mètres au bout de cinq cents ans,<br />

dans le cas extrême simulé. De nombreux<br />

progrès restent cependant à faire pour représenter<br />

de façon réaliste ces calottes de glace et les<br />

flux d’eau associés.<br />

Les modèles actuels ignorent enfin les effets possibles<br />

du réchauffement sur un acteur important<br />

du système climatique : le méthane (CH 4 ). C’est<br />

le deuxième gaz à effet de serre émis par l’homme,<br />

après le gaz carbonique, puisque sa part relative dans<br />

l’augmentation de l’effet de serre d’origine anthro-<br />

Dans cent ans, le réchauffement en Arctique pourrait être atténué par la fonte des glaces du Groenland non prise en<br />

compte sur le globe de gauche et modélisée de façon simplifiée par l’Institut Pierre-Simon-<strong>La</strong>place, sur le globe de<br />

droite (chaque courbe de niveau correspond à un réchauffement de 1° C, du bleu au rouge).<br />

pique est de 18 %, contre 63 % pour le CO 2 , 13 % pour les CFC et 6 % pour l’oxyde nitreux. En cent<br />

cinquante ans, la concentration de méthane dans<br />

© NASA/EARTH OBSERVATORY<br />

l’atmosphère est passée d’environ 700 parties par<br />

milliard (ppb)* à 1 750 ppb. Les activités humaines<br />

sont encore une fois responsables de cette croissance<br />

exponentielle. Les principales sources de méthane<br />

sont la production d’énergie fossile, la combustion<br />

de biomasse, l’agriculture et l’élevage, par décomposition<br />

anaérobie de la matière organique, c’est-àdire<br />

en l’absence d’oxygène. Mais les zones inondées,<br />

telles que les marécages des régions boréales,<br />

sont également d’importantes sources naturelles de<br />

méthane, toujours par décomposition de la matière<br />

organique. Or, il existe un risque non nul que le<br />

changement climatique à venir ait des répercussions<br />

majeures sur ces sources naturelles. Il pourrait<br />

en effet modifier la distribution géographique des<br />

terres inondées. Plus inquiétant, les terres gelées (les<br />

pergélisols* ) d’Alaska et de Sibérie risquent fort de<br />

dégeler en partie en cas de réchauffement. Ces sols,<br />

très riches en matière organique, saturés en eau, sont<br />

potentiellement d’énormes sources de méthane. À<br />

nouveau, il s’agirait d’une rétroaction où le cycle du<br />

méthane accentuerait le changement climatique.<br />

Le risque semble pour le moment limité, mais il<br />

nécessite d’être étudié.<br />

Le climat résulte ainsi de nombreuses interactions au<br />

sein d’un système faisant intervenir non seulement<br />

l’atmosphère et les océans, mais aussi la biosphère, le<br />

monde des êtres vivants, et la cryosphère, le monde<br />

des glaces. Si les modèles parviennent à en représenter<br />

les grandes caractéristiques et la variabilité<br />

d’une façon de plus en plus fiable, des progrès importants<br />

restent à faire. Néanmoins, malgré les incertitudes<br />

qui subsistent et la nécessité de poursuivre<br />

les recherches sur la modélisation du climat, tous<br />

les modèles sont unanimes : les activités humaines,<br />

en augmentant la concentration des gaz à effet de<br />

serre, conduisent à un réchauffement du climat. Il<br />

se pourrait même qu’on en sous-estime l’ampleur.<br />

● S. J., S. B., P. B., J.-L. D., P. F., S. P. et L. T.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

IPCC (GIEC) : www.ipcc.ch/ (en anglais).<br />

Projet Escrime (étude des scénarios climatiques<br />

réalisés par l’IPSL et Météo-France) : www.insu.cnrs.fr/<br />

a2065,livre-blanc-projet-escrime.html<br />

Brochure sur les recherches françaises<br />

sur le changement climatique : www.insu.cnrs.fr/<br />

f911pdf,recherches-francaises-changement-climatique-<br />

2007.pdf<br />

MODÉLISATION CLIMAT<br />

SEPTEMBRE 2007,<br />

TRISTE RECORD<br />

DE FONTE DE GLACE<br />

EN ARCTIQUE.<br />

PREUVE<br />

DU RÉCHAUFFEMENT<br />

CLIMATIQUE ?<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 23


MODÉLISATION ENTRETIEN MODÉLISATION ENTRETIEN<br />

* Un ppm<br />

correspond à une<br />

molécule de gaz<br />

par million de<br />

molécules d’air.<br />

* Le pergélisol est<br />

un sous-sol gelé<br />

pendant au moins<br />

deux ans.<br />

* Le Produit<br />

intérieur brut<br />

(PIB) est la<br />

valeur totale de<br />

la production<br />

interne nette de<br />

biens et services<br />

marchands dans<br />

un pays, pendant<br />

une année.<br />

« Il faut se projeter à long terme »<br />

Pour Klaus Hasselmann, la meilleure façon d’estimer les conséquences<br />

des politiques de réduction des gaz à effet de serre est de les évaluer<br />

sur de longues échéances. Il milite désormais pour améliorer les<br />

modélisations économiques du changement climatique.<br />

LA RECHERCHE. On évoque rarement les prévisions<br />

de changement climatique à l’échelle du<br />

millénaire. Pourquoi ?<br />

KLAUS HASSELMANN. Simplement parce que la politique<br />

est une affaire à court terme, au mieux à l’échelle<br />

de dix ou vingt ans. Les prévisions du Groupe d’experts<br />

intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)<br />

sont données à l’échelle du siècle, c’est déjà beaucoup<br />

pour nos décideurs (lire « Météo incertaine<br />

pour 2050 », p. 16). Mais cela ne rend pas compte de<br />

toute la mesure du problème. Le siècle qui suit est tout<br />

aussi déterminant du fait de l’inertie des systèmes climatiques,<br />

en particulier du cycle du carbone. Cela<br />

n’apparaît clairement que sur des prévisions à long<br />

terme comme celles que nous avons réalisées (1).<br />

Qu’indiquent-elles ?<br />

K. H. Qu’à terme (ici en 3000), si toutes les ressources<br />

fossiles sont brûlées (pétrole, gaz et charbon), dans<br />

la seconde partie du millénaire, les concentrations<br />

en CO dans l’atmosphère atteindraient 1 200 à<br />

2<br />

4 000 parties par million (ppm* ) au lieu de 380 ppm<br />

actuellement, la température augmenterait de 4° C<br />

à 9° C et le niveau de la mer pourrait s’élever de 3 à<br />

8 mètres... Car les réserves en pétrole, en gaz et, surtout,<br />

en charbon sont considérables, si on les exploite<br />

à tout prix, contrairement à ce que certains avancent<br />

pour justifier l’inaction. Ces prévisions sont néanmoins<br />

à prendre avec précaution. En particulier,<br />

elles ne tiennent pas compte d’instabilités majeures<br />

comme l’effet dramatique que pourrait avoir le dégagement<br />

du méthane piégé dans le pergélisol * .<br />

Y a-t-il consensus sur ces prévisions ?<br />

K. H. Oui, d’autres équipes à Postdam, Berlin en<br />

24 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

Allemagne, Princeton aux États-Unis... ont produit le<br />

même genre de résultats. Comme pour les prévisions<br />

à 2100, même si les résultats varient d’une modélisation<br />

à l’autre dans une fourchette assez large – qui<br />

peut aller jusqu’à 50 % –, les tendances sont comparables.<br />

Pour notre part, nous avons utilisé un modèle<br />

climatique intégré classique (2), développé dans notre<br />

institut à Hambourg, que nous avons calibré pour<br />

cette échelle de temps. Dans tous les cas, ces prévisions<br />

dépassent largement la variabilité climatique<br />

des derniers dix mille ans (de 1° C à 2° C).<br />

Qu’en concluez-vous ?<br />

K. H. Que la seule solution pour éviter un changement<br />

climatique majeur à long terme est d’imposer<br />

des réductions drastiques d’émission de CO 2 dans<br />

les cinquante à cent ans à venir, et cela quelles que<br />

soient les solutions retenues. À terme, c’est l’effort<br />

global qui compte plus que la façon d’y parvenir. Il<br />

ne suffira pas de mettre en œuvre les technologies<br />

renouvelables déjà économiques, comme l’éolien,<br />

la biomasse, ou des mesures d’efficacité énergétique<br />

dans les transports, les bâtiments ou l’industrie. Il faut<br />

soutenir largement et déployer à très grande échelle le<br />

solaire thermique (avec des réseaux internationaux),<br />

le solaire photovoltaïque (pour produire entre autres<br />

de l’hydrogène), la séquestration du CO 2 dans le soussol,<br />

de nouvelles technologies nucléaires...<br />

Vos prévisions sont-elles à même d’influencer<br />

les décideurs politiques ?<br />

K. H. Aujourd’hui, toute la question est là. Après trente<br />

ans d’études et de modélisations, il y a consensus dans<br />

le monde scientifique – à quelques exceptions près –<br />

sur le changement climatique. Mais on est encore<br />

© HASSELMANN<br />

loin de savoir traduire les conséquences de tel ou<br />

tel choix technologique en réalité économique, par<br />

exemple sur l’emploi, la compétitivité... Les modèles<br />

économiques que nous utilisons ne sont pas adaptés<br />

(lire « Peut-on lire dans le futur ? », p. 26). Or,<br />

c’est ce niveau de conséquences qu’il faut maintenant<br />

argumenter. Ce que commencent à faire des<br />

économistes comme Nicholas Stern (3) : il s’est clairement<br />

basé sur les conclusions scientifiques du GIEC,<br />

peu sur ses études d’impacts et ses analyses économiques,<br />

preuve qu’elles ne sont pas assez pertinentes<br />

pour des décideurs.<br />

Comment y palier ?<br />

K. H. Je propose d’associer les décideurs au GIEC en<br />

créant un « groupe de travail sur la politique climatique<br />

» (ou CPP pour Climate Policy Panel) qui proposerait<br />

des solutions en continu, alors que le GIEC<br />

ne se réunit que tous les cinq ou six ans (4). Un de ses<br />

premiers chantiers serait de développer une modélisation<br />

spécifiquement dédiée à une analyse politique,<br />

comme certains commencent à le faire (5).<br />

KLAUS HASSELMANN, PROFESSEUR ÉMÉRITE, A DIRIGÉ<br />

L’INSTITUT MAX-PLANCK POUR LA MÉTÉOROLOGIE<br />

(HAMBOURG, ALLEMAGNE) DE 1975 À 1999.<br />

IL A COFONDÉ LE FORUM EUROPÉEN SUR LE CLIMAT<br />

EN 2001.<br />

Finalement, êtes-vous optimiste ?<br />

K. H. Oui. Principalement pour deux raisons.<br />

Comme je l’ai déjà dit, en raison du consensus<br />

scientifique, désormais partagé par de nombreux<br />

gouvernements – en particulier dans l’Union européenne<br />

– et le public. Le changement est en marche,<br />

et j’ai confiance pour que les bonnes décisions soient<br />

prises dans les dix à vingt ans. Ensuite, parce que les<br />

technologies sont à notre portée et, d’un point de vue<br />

économique, le prix à payer n’est pas si lourd : il est<br />

de l’ordre de 1% à 2 % du Produit intérieur brut* ,<br />

soit l’équivalent de six mois de croissance en moins<br />

sur cinquante ans. N’est-ce pas acceptable ?<br />

● Propos recueillis par Isabelle Bellin<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Le forum européen sur le climat sur : www.<br />

european-climate-forum.net (en anglais).<br />

(1) K. Hasselmann<br />

et al., Science, 302,<br />

1923, 2003.<br />

(2) G. R. Hooss et al.,<br />

Clim. Dyn., 18, 189,<br />

2001.<br />

(3) N. Stern (dir.),<br />

The Economics of<br />

Climate Change,<br />

Cambridge<br />

University Press,<br />

2006.<br />

(4) K. Hasselmann,<br />

à paraître dans<br />

Climatic Change.<br />

(5) M. Weber<br />

et al., Ecological<br />

Economics, 54,<br />

306, 2005.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 25


MODÉLISATION ÉCONOMIE<br />

QUEL SERA L’IMPACT<br />

DU VIEILLISSEMENT<br />

SPECTACULAIRE<br />

DE LA POPULATION<br />

CHINOISE SUR<br />

L’ÉCONOMIE MONDIALE ?<br />

Jean-Charles<br />

Hourcade<br />

est directeur du<br />

Centre international<br />

de recherche sur<br />

l’environnement et<br />

le développement<br />

(Cired) et directeur de<br />

recherche au CNRS.<br />

hourcade<br />

@centre-cired.fr<br />

Climatologues et politiques attendent beaucoup des scénarios<br />

économiques. Peut-être trop : ce ne sont pas des outils de prédiction,<br />

mais de compréhension des mécanismes en jeu.<br />

Très tôt, dès les années 1980, la modélisation<br />

économique a été mobilisée autour de l’affaire<br />

climatique pour répondre à différentes<br />

questions : d’une part, celles des climatologues,<br />

qui avaient besoin de scénarios<br />

économiques plausibles pour définir l’évolution des<br />

émissions de gaz à effet de serre (GES) à introduire<br />

dans leurs modèles (lire « Météo incertaine pour<br />

2050 », p. 16). D’autre part, celles des décideurs et<br />

de l’opinion publique pour évaluer les possibilités<br />

de réduction des émissions de GES, l’implication<br />

sur la croissance économique et sur l’emploi. De<br />

cette modélisation, ils attendent aussi des informations<br />

sur les échéances et l’ambition des politiques<br />

énergétiques à adopter selon l’ampleur des risques<br />

qu’elles permettraient d’éviter.<br />

26 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

Peut-on<br />

lire dans<br />

le futur ?<br />

Du point de vue scientifique, le défi est évident : pour<br />

évaluer l’impact d’actions entreprises aujourd’hui,<br />

il faut modéliser des horizons de trente à cent ans,<br />

période minimale de transition vers un monde rejetant<br />

peu de GES. Or, pour calculer leurs conséquences<br />

sur l’effet de serre à partir des modèles climatiques,<br />

il faut se projeter encore plus loin. Tout esprit qui<br />

s’est quelque peu frotté au doute cartésien s’inquiétera<br />

de façon légitime de ce que l’on quitte alors le<br />

domaine de la science pour entrer dans celui de la<br />

futurologie.<br />

Les premiers modèles économiques utilisés au sein du<br />

Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution<br />

du climat (GIEC) sont des modèles de « prédiction » :<br />

ils permettent de définir le futur le plus probable en<br />

retenant des hypothèses « raisonnables », qui ne cho-<br />

© BRIGITTE CAVANAGH<br />

quent pas au vu des ordres de grandeur communément<br />

admis. Mais les incertitudes de ces hypothèses<br />

sont si radicales qu’on n’a pas de base scientifique<br />

suffisante pour trancher entre diverses conjectures.<br />

Cela aboutit à des fourchettes d’émissions de<br />

GES très larges : de 4 gigatonnes de carbone(GtC<br />

ou milliards de tonnes de carbone) à 28 GtC, en<br />

2100. Aussi, lors du lancement du<br />

troisième rapport du GIEC, en 1998,<br />

une autre voie de modélisation a été<br />

retenue, qui n’est plus fondée sur des<br />

probabilités : la modélisation « prospective<br />

». L’enjeu était alors de définir<br />

au mieux les conditions économiques<br />

et techniques de plusieurs avenirs possibles,<br />

d’en déduire les conséquences<br />

pour les décisions d’aujourd’hui et de comprendre<br />

comment le court terme conditionne le très long terme.<br />

Autrement dit, en quoi les décisions d’infrastructures<br />

prises aujourd’hui (énergie, habitat, transport...) vont<br />

déterminer les émissions de GES pendant les<br />

cinquante prochaines années.<br />

Ces outils de modélisation permettent de comprendre<br />

les mécanismes en jeu dans tel ou tel choix. Ainsi,<br />

au lieu de prédire laquelle de l’option nucléaire<br />

plus hydrogène ou de l’option bioénergie s’imposera,<br />

in fine, pour « décarboniser » les systèmes<br />

énergétiques, il s’agit de cerner les conditions pour<br />

qu’elles s’imposent : contraintes d’inertie technique,<br />

de financement, résilience face à la volatilité des prix<br />

des hydrocarbures, compétition entre bioénergie et<br />

production alimentaire, etc.<br />

Cascade d’incertitudes<br />

Six scénarios génériques baptisés Special Report on<br />

Emissions Scenarios (Sress) ont ainsi été retenus,<br />

comme autant de visions du futur. Autant d’expériences<br />

numériques, combinant des hypothèses<br />

sur la globalisation économique, les styles de vie<br />

et la technologie en tenant compte de l’inertie des<br />

tendances en cours. Une douzaine de groupes de<br />

modélisateurs en ont décliné plusieurs versions.<br />

Ensuite, d’autres groupes se sont calés sur eux,<br />

ce qui fait que, aujourd’hui, une base de données<br />

de plusieurs centaines de simulations existe. Cela<br />

débouche sur le spectre des scénarios de référence.<br />

<strong>La</strong> largeur de ce spectre montre<br />

qu’on n’est plus dans le domaine<br />

strict de la prédiction, mais bien<br />

dans celui de la prospective avec<br />

toutes les inconnues que cela<br />

comporte.<br />

Pour comprendre la sensibilité des<br />

résultats, il suffit de partir du fait que<br />

<strong>La</strong> modélisation<br />

prospective<br />

a remplacé<br />

la prédiction<br />

LES CHOIX<br />

ÉNERGÉTIQUES ACTUELS<br />

DÉTERMINERONT<br />

LES ÉMISSIONS DE GAZ<br />

À EFFET DE SERRE<br />

DES CINQUANTE<br />

PROCHAINES ANNÉES.<br />

MODÉLISATION ÉCONOMIE<br />

les émissions de GES dépendent de la démographie,<br />

du niveau des revenus par habitant, de l’utilisation de<br />

ces revenus (part des services et de la consommation<br />

matérielle), de l’efficacité de la chaîne qui va de<br />

la production à la consommation d’énergie et du<br />

contenu en carbone de cette énergie (part du charbon,<br />

du nucléaire, des éoliennes). Une cascade<br />

d’incertitudes dont la combinaison<br />

est vite explosive et pour laquelle une<br />

faible variation des paramètres a une<br />

incidence considérable : des écarts de<br />

0,1 % à 0,2 % du taux de croissance<br />

annuel des revenus et de la part de<br />

l’énergie dans le Produit intérieur brut<br />

(PIB* ) donnent des écarts de plus de<br />

30 % d’émissions de GES ! Il faudrait<br />

veiller à ne pas centrer la communication scientifique<br />

sur de tels résultats numériques intrinsèquement<br />

incertains et rappeler que l’apport majeur des<br />

modèles est la mise en lumière des mécanismes en<br />

jeu, des mécanismes qu’il vaudrait mieux accepter<br />

d’envisager, quels qu’ils soient...<br />

Ainsi, parmi les scénarios Sress, existe un scénario<br />

dit « A1F1 ». Il combine des hypothèses tout à fait<br />

plausibles sur les dynamiques d’infrastructure dans<br />

les pays en développement, la compétitivité croissante<br />

du charbon et le peu de mesures prises dans<br />

les pays de l’Organisation de coopération et de développement<br />

économiques pour réduire les émissions.<br />

Débouchant sur de très fortes émissions de carbone<br />

donc de très fortes hausses de température, il est<br />

apparu « déraisonnable ». Il a donc été éliminé alors<br />

que les tendances observées depuis lui donnent raison<br />

avec une accélération des émissions plus forte que<br />

celle des scénarios les plus pessimistes.<br />

Néanmoins, cette modélisation prospective est<br />

k<br />

* Le Produit<br />

intérieur brut<br />

(PIB) est<br />

la valeur totale<br />

de la production<br />

interne nette de<br />

biens et services<br />

marchands dans<br />

un pays, pendant<br />

une année.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 27<br />

© LUIDER EMILE/RAPHO/EYEDEA


MODÉLISATION ÉCONOMIE<br />

Quelques scénarios d’émission de carbone<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

L’incertitude des résultats des scénarios du GIEC (ici les Sress A2, B1 et B2) se mesure en milliards de tonnes<br />

de carbone ! Trois scénarios, compatibles avec des stabilisations à terme du taux de CO 2 dans l’atmosphère<br />

de 450, 550 et 650 parties par millions, montrent qu’il faut agir vite pour les atteindre.<br />

k<br />

un réel progrès : utiliser les modèles davantage<br />

comme des outils de compréhension que comme<br />

des outils de prédiction permet de se focaliser sur la<br />

question centrale, celle des liaisons entre changement<br />

technique, changement des modes de développement<br />

et mécanismes économiques. Concrètement,<br />

comment ces scénarios Sress sont-ils construits ?<br />

Dialogue entre ingénieurs et économistes<br />

À première vue, les choses sont simples : des modèles<br />

démographiques cernent l’évolution des populations,<br />

des modèles économiques, celle du PIB et<br />

de sa structure (services, produits manufacturés,<br />

transports, etc.), des modèles technologiques cernent,<br />

eux, l’évolution de l’efficacité énergétique et<br />

du contenu carbone de l’offre énergétique. En fait, il<br />

existe différentes façons de combiner expertise économique<br />

et technologique, et, aujourd’hui, on en<br />

perçoit les limites. Les scénarios Sress en utilisent<br />

deux : d’une part des modèles dits « d’optimisation »<br />

(bottom-up), d’autre part des modèles dits « d’équi-<br />

28 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

<br />

<br />

libre » (top-down). <strong>La</strong> première approche, celle des<br />

modèles bottom-up, vise à identifier un ensemble<br />

optimal de technologies, de moyens de production,<br />

pour satisfaire un objectif d’émissions de GES. Ces<br />

modèles utilisent un langage proche de celui de l’ingénieur<br />

(besoins de confort thermique, d’éclairage, de<br />

mobilité ou de force motrice exprimés en quantités<br />

physiques). Ils effectuent des projections fondées sur<br />

des scénarios de croissance économique donnant le<br />

niveau et la structure sectorielle du PIB. Ils prennent<br />

souvent en compte des potentiels de réduction des<br />

émissions, qui baissent la facture totale de l’énergie,<br />

intègrent des mesures normatives de l’efficacité<br />

énergétique et dessinent les systèmes énergétiques<br />

futurs en fonction de diverses conjectures d’ingénieur.<br />

Ainsi, tel scénario mobilisera les bioénergies,<br />

tel autre mettra en scène une société de l’hydrogène<br />

adossée au nucléaire...<br />

Mais, cette approche n’est pertinente que si la situation<br />

économique de référence reste stable sur toute la<br />

période modélisée, ce qui est rarement le cas. Ainsi, la<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

© LUDOVIC DUFOUR - SOURCE : GIEC<br />

simple hypothèse d’une baisse des émissions de GES<br />

induira une hausse du prix de la tonne de carbone et<br />

de fortes réorientations des investissements, avec un<br />

impact final sur le prix des biens, la localisation des<br />

activités, le flux des capitaux et la croissance. Autre<br />

exemple : projeter une forte pénétration des biocarburants<br />

tirés de la canne à sucre en 2030 aura des conséquences<br />

à la fois en termes de hausse des salaires, de<br />

coût du travail dans les pays producteurs et de hausse<br />

des rentes foncières due à la compétition entre utilisation<br />

énergétique et alimentaire des mêmes terres.<br />

De même, on projette souvent l’économie mondiale<br />

en la divisant par pays ou grandes<br />

régions, en accordant à chaque pays<br />

un quota d’émissions de CO 2 , puis en<br />

laissant les pays échanger leurs quotas :<br />

on détermine ainsi un prix mondial du<br />

carbone. Mais, au-delà d’un certain<br />

prix (100 dollars voire 300 dollars la<br />

tonne alors qu’il s’échange aujourd’hui<br />

autour de 10 dollars à 30 dollars), il est<br />

certain que les compétitivités des secteurs productifs<br />

seraient affectées de façon très différente selon<br />

les pays, provoquant de fortes modifications des taux<br />

de change, des flux importants de capitaux et, en<br />

partie, une transformation de la géographie industrielle<br />

mondiale. Dont ce type de modèle ne peut<br />

pas tenir compte.<br />

Rien n’est totalement gratuit<br />

Ce sont justement ces questions qu’essaient de traiter les<br />

modèles top-down en décrivant les interdépendances<br />

économiques entre groupes sociaux, secteurs d’activité<br />

et pays. Ces modèles prennent<br />

en compte essentiellement les<br />

flux de valeurs, mais dessinent<br />

de façon beaucoup plus fruste<br />

le contenu technique des scénarios.<br />

Ils sont importants pour<br />

mettre en évidence des mécanismes<br />

qui, souvent, tempèrent<br />

l’optimisme des approches d’ingénieurs.<br />

Ils rappellent que rien<br />

n’est totalement gratuit, pas même<br />

les normes qui impliquent des<br />

changements de processus de production<br />

; que des signaux économiques<br />

(taxes, état des marchés)<br />

sont nécessaires pour enclencher<br />

des transformations importantes<br />

et que les coûts et cobénéfices<br />

économiques et sociaux ultimes<br />

dépendent des types de politique<br />

publique suivis.<br />

Développer un<br />

nouveau type<br />

de modèles,<br />

hybrides<br />

MODÉLISATION ÉCONOMIE<br />

À l’inverse des modèles bottom-up, l’inconvénient<br />

des modèles top-down est de réduire l’information<br />

technique à des fonctions de production, des représentations<br />

mathématiques très agrégées du panier<br />

des techniques, qui ne sont valides qu’au voisinage<br />

d’un point d’équilibre. Ces représentations sont pertinentes<br />

quand il s’agit, à partir d’un scénario de base,<br />

de tester des taxes carbone de quelque 20 euros ou<br />

30 euros la tonne, mais elles ne garantissent pas que,<br />

dans des scénarios impliquant des torsions importantes<br />

par rapport au scénario de base (comme des<br />

taxes de 300 euros la tonne et plus), on ne projette<br />

pas des systèmes techniques implici-<br />

tes irréalistes et qu’on ne viole pas les<br />

lois de la thermodynamique. Leur<br />

principal défaut est de ne pas permettre<br />

de modéliser des ruptures technologiques.<br />

Une autre limite est que, supposant des<br />

acteurs rationnels, des marchés sans<br />

frictions et des sentiers de croissance<br />

sans heurts, les scénarios donnent des informations<br />

utiles sur le long terme, mais sont beaucoup plus<br />

limités pour cerner tant les opportunités que les contraintes<br />

qui pèsent sur les phases de transition et qui<br />

sont si importantes pour le débat public. Ainsi, à long<br />

terme, on peut accepter l’idée que les économies se<br />

réajusteront selon la modification des géographies<br />

de la production d’acier ou de produits raffinés provoquée<br />

par les politiques climatiques. Mais en fait,<br />

la question difficile est la prise en compte des coûts<br />

économiques et sociaux de la reconversion de régions<br />

entières qui vivent de ces activités. À l’inverse,<br />

k<br />

L’IMPACT DES<br />

TRANSPORTS, DONC<br />

DE L’URBANISME, N’EST<br />

PAS PRIS EN COMPTE<br />

DANS LES MODÈLES,<br />

BASÉS SUR LA SEULE<br />

POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 29<br />

© JAVIER LARREA/AGE FOTOSTOCK/HOA-QUI/EYEDEA


MODÉLISATION ÉCONOMIE<br />

k<br />

en projetant des croissances équilibrées, on tend à<br />

sous-estimer en quoi les politiques climatiques pourraient<br />

contribuer à prévenir tel ou tel déséquilibre dont<br />

on sait qu’il pourrait avoir des conséquences significatives<br />

comme les chocs pétroliers, les crises de financement<br />

dans les pays en développement (quand, par<br />

exemple, la pyramide des âges s’inversera en Chine)<br />

ou des situations de chômage structurel.<br />

Autant de raisons qui conduisent les chercheurs à développer<br />

un nouveau type de modèles dits « hybrides »,<br />

permettant un dialogue plus transparent entre expertise<br />

économique et expertise technique. Cela s’accompagne<br />

d’une autre mutation importante : la prise de<br />

conscience que les modèles actuels sont très incomplets,<br />

car fondés sur la seule question de l’énergie.<br />

Ce sont les économistes de l’énergie qui les premiers,<br />

dès les années 1970, ont été confrontés au très long<br />

terme : choc pétrolier, question des ressources ultimes,<br />

affrontements autour de l’électronucléaire. Les modèles<br />

actuels sont, pour la plupart, des déclinaisons de<br />

ces modèles énergétiques. L’affaire climatique n’est<br />

qu’une « nouvelle frontière » de travail prospectif sur<br />

les tensions futures.<br />

Contexte d’ensemble<br />

Or, il devient clair que des objectifs vraiment ambitieux<br />

de baisse des émissions ne pourront pas être réalisés par<br />

le seul biais des politiques énergétiques. Ainsi, la maîtrise<br />

des besoins en carburants ne pourra se faire sans toucher<br />

aux besoins de mobilité donc aux formes urbaines ; de<br />

même on ne peut pas traiter de séquestration biologique<br />

ou de biocarburants sans intégrer les dynamiques agricoles<br />

ou envisager des technologies de rupture dans l’acier,<br />

les non-ferreux ou le ciment sans intégrer les dynami-<br />

30 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

ques d’innovation dans le domaine des matériaux…<br />

Il faut donc coupler la prospective énergétique à celle<br />

des transports et de l’urbanisme, de l’agriculture et de<br />

l’aménagement des territoires. L’enjeu est important. Les<br />

modèles existants ont contribué, malgré eux, à formater<br />

les débats autour de l’idée que tout allait se jouer sur<br />

les prix du carbone ; or les prix de l’immobilier (dont la<br />

hausse contribue à l’allongement des trajets domiciletravail),<br />

le prix du foncier ou le coût du risque d’investissement<br />

peuvent aussi être des paramètres importants.<br />

Une interprétation trop hâtive de modèles incomplets<br />

a pu ici jouer un rôle de miroir déformant en isolant<br />

la question de l’énergie du contexte d’ensemble dans<br />

lequel elle se pose.<br />

Ces recherches prendront du temps. Et ce bref survol du<br />

passé montre qu’une grande attention doit être donnée<br />

au dialogue entre les modélisateurs et les utilisateurs<br />

(administrations, opinion publique ou médias). Il y a<br />

un désir de certitudes et de réponses fermes souvent<br />

impossible à satisfaire en temps et en heure avec un<br />

minimum de rigueur. Plutôt que d’y céder, les modélisateurs<br />

devraient peut-être faire plus d’efforts pour expliquer<br />

comment accepter que l’incertitude devienne une<br />

donnée centrale des décisions, utiliser les exercices<br />

de prospective comme des outils de réflexion et non<br />

des machines à prévoir, s’interdire enfin un politiquement<br />

correct qui conduit à ne pas prêter attention aux<br />

résultats qui déplaisent. ● J.-C. H.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

« Du bon usage de l’analyse économique<br />

pour les politiques climatiques », J.-C. Hourcade,<br />

Revue Écologie & Politique, 2006.<br />

LES POLITIQUES<br />

ÉNERGÉTIQUES<br />

POURRAIENT LIMITER<br />

LA FLAMBÉE DU PRIX<br />

DES CARBURANTS : UNE<br />

DÉLICATE QUESTION<br />

D’ANTICIPATION.<br />

© CHINAFOTOPRESS-US/SIPA


Adolphe<br />

Nicolas,<br />

professeur émérite<br />

(laboratoire de<br />

tectonophysique,<br />

université de<br />

Montpellier-II) est<br />

physicien et géologue.<br />

adolphe.<br />

nicolas@gm.<br />

univ-montp2.fr<br />

EXTRAIRE TOUJOURS<br />

PLUS DE PÉTROLE.<br />

MAIS À QUEL PRIX ?<br />

L’EXPLOITATION DES<br />

SABLES BITUMINEUX<br />

D’ALBERTA (CANADA)<br />

EST UNE CATASTROPHE<br />

ÉCOLOGIQUE.<br />

Dans la mythologie grecque, Prométhée volait<br />

le Feu de Zeus pour le donner aux hommes.<br />

<strong>La</strong> première « révolution prométhéenne »<br />

avait sonné. Puis est arrivée la deuxième,<br />

celle où l’homme a appris à transformer la<br />

chaleur en travail mécanique. Il a utilisé le bois, puis les<br />

combustibles fossiles : charbon, pétrole et gaz naturel.<br />

Le charbon a été l’un des acteurs majeurs de la révolution<br />

industrielle du xix e siècle. Quant au pétrole et au<br />

gaz naturel, ils sont les supports de l’extraordinaire croissance<br />

depuis le début du xx e siècle. <strong>La</strong> troisième révolution<br />

prométhéenne sera-t-elle celle du déclin annoncé<br />

des combustibles fossiles d’ici à 2050 (fig. 1) ?<br />

MODÉLISATION ÉNERGIE<br />

2050, rendez-vous<br />

énergétique<br />

<strong>La</strong> prospective énergétique est un exercice délicat et controversé. Le<br />

passé trace la tendance, l’avenir pose la question des ressources et des<br />

choix technologiques, économiques et environnementaux.<br />

D’après nos estimations, notre planète, au fil des temps<br />

géologiques, aurait accumulé la masse, énorme, d’environ<br />

10 000 gigatonnes de carbone (GtC ou milliards<br />

de tonnes de carbone) sous forme de charbon, de<br />

pétrole et de gaz naturel. Environ 3 000 à 5 000 GtC<br />

pourraient être exploités au cours des deux cents à<br />

trois cents prochaines années (1, 2).<br />

Autrement dit, la ressource ne manque pas. Certes,<br />

mais pour combien de temps encore ? L’extraordinaire<br />

croissance que nous connaissons, depuis le début de<br />

l’ère industrielle, résulte d’une débauche énergétique.<br />

En cent cinquante ans, nous avons ainsi multiplié par<br />

un facteur 100 voire 1 000 la quantité d’énergie<br />

k<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 31<br />

© RITA LEISTNER/REDUX-REA


MODÉLISATION ÉNERGIE<br />

FIG. 1<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

Ressources fossiles : des productions<br />

bientôt en chute libre<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

Les pics de production sont prévus vers 2010 pour le pétrole, 2030 pour le gaz, 2050<br />

pour le charbon, en même temps que l’amorce de la décroissance démographique.<br />

(1) A. Nicolas,<br />

2050-Rendez-vous à<br />

risques, Belin, 2004.<br />

(2) H. Prévot, Trop de<br />

pétrole, Seuil, 2007.<br />

(3) J. <strong>La</strong>herrère,<br />

Uncertainty of<br />

Data and Forecasts<br />

for Fossil Fuels,<br />

Univ. Castille-<br />

Manche, 2007.<br />

A. NICOLAS, 2050 : RENDEZ-VOUS À RISQUES<br />

Énergie fournie (milliards de tonnes d’équivalent pétrole)<br />

<br />

<br />

à notre disposition. Et la demande continue de<br />

croître, portée par une augmentation annuelle de 2 %<br />

de la production de pétrole (fig. 2). Peut-on continuer<br />

ainsi et, à la façon d’Aldous Huxley, récuser la notion<br />

de limites et envisager un développement indéfini,<br />

sans même tenir compte de l’avis des climatologues<br />

qui préconisent de ne pas exploiter plus de 1 000 à<br />

2 000 GtC, sous peine de mettre notre survie en danger.<br />

Serait-ce, d’ailleurs, le meilleur des mondes ?<br />

Imaginons que la croissance économique mondiale<br />

se poursuive au rythme actuel (de l’ordre de 4 %<br />

par an) jusqu’en 2050. Pour une population supposée<br />

32 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

<br />

<br />

d’un tiers supérieure à celle d’aujourd’hui, soit de<br />

9 milliards d’individus, la demande d’énergie serait<br />

alors deux à trois fois plus élevée qu’actuellement,<br />

soit environ 25 milliards de tonnes d’équivalent<br />

pétrole (Gtep) au lieu de 10 Gtep, actuellement.<br />

C’est à la fois impossible et inacceptable. Impossible,<br />

car les ressources en eau, nourriture, énergie, ont des<br />

limites physiques. Inacceptable, parce que c’est une<br />

menace réelle pour notre environnement.<br />

Les scénarios énergétiques ne peuvent donc pas être<br />

de simples projections s’infléchissant plus ou moins<br />

à partir du présent. Des ruptures, voulues ou subies,<br />

devront intervenir. Ces scénarios correspondent à<br />

un équilibre dynamique entre une offre plus ou<br />

moins flexible et délicate à évaluer, compte tenu du<br />

caractère stratégique des ressources énergétiques, et<br />

une demande fouettée par la croissance très rapide<br />

des pays en développement. Plusieurs organisations<br />

scientifiques, des experts ou des groupes d’experts<br />

(Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution<br />

du climat, Conseil mondial de l’énergie...) voire<br />

des entreprises, comme Shell, se sont essayés à des<br />

scénarios énergétiques pour 2050, reflétant diverses<br />

compétences et obédiences (fig. 3). Ces scénarios<br />

proposent différents panachages d’énergie et privilégient<br />

plus ou moins l’efficacité énergétique. Pour<br />

la plupart, les combustibles fossiles restent dominants<br />

jusqu’en 2050.<br />

Abondance ou maîtrise énergétique<br />

Les scénarios se classent en deux catégories. D’un<br />

côté, ceux de l’abondance énergétique, hypothèse<br />

optimiste, avec une offre qui suit la demande. De<br />

l’autre, ceux de la maîtrise énergétique, librement<br />

voulue ou imposée par la pénurie de la ressource.<br />

Ces derniers assurent une satisfaction des besoins,<br />

mais dans un cadre plus contraignant, celui de la<br />

recherche des économies. <strong>La</strong> maîtrise de l’énergie<br />

FIG. 2 Sources d’énergie : passé et présent FIG. 3 Quelques scénarios énergétiques pour 2050<br />

10<br />

9<br />

8<br />

7<br />

6<br />

5<br />

4<br />

3<br />

2<br />

1<br />

0<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

k<br />

Énergie hydraulique<br />

et énergies renouvelables<br />

1860 18701880189019001910192019301940195019601970198019902000<br />

Jusque-là, charbon puis pétrole et gaz ont supporté<br />

le développement industriel.<br />

Gaz<br />

Nucléaire<br />

Pétrole<br />

Charbon<br />

INFOGRAPHIE: LUDOVIC DUFOUR D’APRÈS BGR, UN.<br />

Les scénarios A1,<br />

A2, et A3 tablent<br />

sur l’abondance<br />

énergétique ; les<br />

scénarios GB, C1, C2 et<br />

Noé, sur la sobriété et<br />

la maîtrise énergétique.<br />

Seuls ces quatre<br />

derniers scénarios et<br />

le scénario PRB, limité<br />

à la France, semblent<br />

compatibles avec le<br />

développement durable.<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

Énergie fournie (milliards de tonnes d’équivalent pétrole)<br />

25<br />

20<br />

15<br />

10<br />

5<br />

0<br />

Abondance énergétique<br />

Maîtrise de l’énergie<br />

2000 A1 A2 A3 GB C1 C2 Noé PRB<br />

Énergies<br />

renouvelables<br />

Nucléaire<br />

Gaz<br />

Pétrole<br />

Charbon<br />

A. NICOLAS, 2050 : RENDEZ-VOUS À RISQUES.<br />

Ressources, réserves et pénurie<br />

Les ressources désignent la masse totale de la substance recherchée<br />

(pétrole, gaz, charbon...), estimée et, éventuellement, exploitable. Les<br />

réserves désignent la masse, quant à elle, bien identifiée techniquement<br />

et économiquement exploitable. À cette aune, un gisement riche ou pauvre<br />

est d’abord une entité financière, la question concernant son exploitation<br />

étant : « Quel prix êtes-vous disposé à payer pour cette substance ? »<br />

Ainsi, en cas de pénurie, une part de la ressource devient valorisable et se<br />

transforme en réserve. Dans certaines limites toutefois. Le charbon, par<br />

exemple, est jugé non productible à plus de 1 500 mètres de profondeur ou<br />

en offshore, quel que soit le prix. Autrement dit, la pénurie n’exprime pas<br />

le tarissement du combustible. Mais, elle se traduit par une augmentation<br />

substantielle de son prix, qui peut aller jusqu’à une crise. Il convient aussi<br />

de bien distinguer le pic des réserves de celui de la production. <strong>La</strong> production<br />

peut continuer à croître alors qu’on a dépassé le pic des réserves. Mais<br />

cela ne peut pas durer longtemps. <strong>La</strong> production chute ensuite rapidement,<br />

à moins que la demande ne diminue.<br />

apparaît donc comme une nécessité, tant du point<br />

de vue énergétique, les ressources allant manquer,<br />

que climatique.<br />

Les contraintes de la maîtrise de l’énergie étant<br />

acceptées, l’essentiel réside dans le panachage des<br />

énergies. Mais comment évaluer aussi correctement<br />

que possible l’offre énergétique globale (lire<br />

« Ressources, réserves et pénurie », ci-dessus) ? Quel<br />

est l’état des réserves, d’abord des combustibles fossiles<br />

? Pour le pétrole, tout le monde s’accorde sur<br />

le déclin prochain de la production. Reste à savoir<br />

quand ce fameux Peak Oil, pic de production de<br />

pétrole, aura lieu. Dans trente ans et plus, comme<br />

l’annoncent régulièrement les sociétés pétrolières, ou<br />

dans cinq ans (lire « L’or noir manque déjà ? », p 34) ?<br />

Il est difficile de répondre, car aucun audit international<br />

sur les réserves pétrolières n’a eu lieu. Une<br />

expertise pourtant réclamée par les organismes<br />

internationaux concernés, comme l’Agence internationale<br />

de l’énergie. Or c’est un point essentiel,<br />

car, sans période d’adaptation, la crise consécutive<br />

au Peak Oil pourrait être très sévère.<br />

Un peu, beaucoup, pas du tout ?<br />

D’autant que le déclin des réserves de gaz naturel<br />

devrait suivre de près celui du pétrole. C’est en<br />

tout cas ce qu’affirme Jean <strong>La</strong>herrère (3), ancien<br />

directeur des techniques d’exploitation du groupe<br />

Total : les estimations confidentielles des opérateurs<br />

montrent que les réserves diminuent depuis la fin<br />

des années 1980 (fig. 4), à l’inverse des estimations<br />

officielles qui, comme pour le pétrole, annoncent<br />

des réserves continûment croissantes. Il estime un<br />

« plateau des réserves » étalé entre 1980 et 2000, et<br />

un pic de production du gaz vers 2030 (fig. 1). Et côté<br />

charbon, qu’en est-il des réserves ? Cette ressource<br />

fossile se distingue à plus d’un titre des hydrocarbures<br />

: sa technique d’exploitation en mine est plus<br />

coûteuse que les forages pétroliers ou gaziers, son<br />

rendement énergétique est moindre, ses émissions<br />

en gaz carbonique supérieures et il est moins souple<br />

d’emploi. On comprend que les hydrocarbures l’aient<br />

progressivement supplanté dans le bouquet des différentes<br />

formes d’énergie (fig. 2). Néanmoins,<br />

FIG. 4<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

Réserves de gaz naturel<br />

<br />

<br />

MODÉLISATION ÉNERGIE<br />

Découvertes et production de pétrole<br />

Milliards de barils par an<br />

60<br />

50<br />

40<br />

30<br />

20<br />

10<br />

0<br />

1930 1950 1970 1990 2010 2030 2050<br />

Année<br />

<strong>La</strong> production (courbe rouge) continue de croître. Les<br />

puits découverts (en bleu) sont de plus en plus petits.<br />

k<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

Selon les données officielles (OPEC, BP, WO, OGJ), les réserves de gaz naturel<br />

continuent d’augmenter, pas selon l’Association for Study of Peak Oil (ASPO).<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 33<br />

© A. NICOLAS, FUTUR EMPOISONNÉ, QUELS DÉFIS ? QUELS REMÈDES ?<br />

INFOGRAPHIE : LUDOVIC DUFOUR D’APRÈS ASPO, OPEC, BP, WO, OGJ.


MODÉLISATION ÉNERGIE MODÉLISATION ÉNERGIE<br />

FIG. 5<br />

il avait toutes les chances de redevenir l’ultime<br />

recours fossile, après la fin de l’ère des hydrocarbures.<br />

Ses réserves étaient estimées à une centaine<br />

d’années voire plus. <strong>La</strong> réalité pourrait être moins<br />

optimiste. Car les estimations actuelles sont basées<br />

sur des données souvent anciennes, livrées par les<br />

pays producteurs sans aucune analyse critique, ni<br />

tentative d’harmonisation. Parfois, elles ne distinguent<br />

même pas les différentes variétés de charbon :<br />

du plus noble énergétiquement, l’anthracite, au plus<br />

pauvre, le lignite. Le contexte géologique du char-<br />

Production mondiale de charbon<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

k<br />

<br />

<br />

<br />

L’or noir manque déjà ?<br />

Dans la mesure où les informations officielles ne sont absolument pas fiables (1, 7, 9), seules les analyses<br />

des experts indépendants, fondées sur des données objectives et traitées avec rigueur, présentent, dans le<br />

brouillard actuel, une certaine crédibilité. Ainsi, les prévisions de l’Association for Study of Peak Oil – basées<br />

sur des modèles comme celui qui avait permis à King Hubbert, géologue américain, de prévoir le déclin de<br />

la production de pétrole des États-Unis dans les années 1970 – sont bien pessimistes : la plupart des grands<br />

gisements et plus de 60 pays auraient déjà dépassé leur pic de production ou vont bientôt l’atteindre. Ce serait,<br />

depuis 2005-2006, le cas de l’Arabie saoudite, premier producteur et qui détient les principales réserves<br />

mondiales. Ces experts anticipent le pic de production mondial vers 2010, estimation confortée par les fortes<br />

hausses du prix du baril depuis cinq ans. Ils rappellent que les découvertes des grands champs pétroliers<br />

remontent toutes aux années 1960-1970 et que, depuis vingt ans, le volume d’huile nouvellement découvert<br />

est inférieur à celui que nous consommons. Selon l’Institut français du pétrole, pour 2 à 3 barils de pétrole<br />

consommés, 1 est découvert aujourd’hui. Autrement dit, nos réserves s’épuisent. <strong>La</strong> compagnie Shell, qui fit<br />

scandale en 2004 pour avoir volontairement surestimé le volume de ses réserves, continue de les revoir à la<br />

baisse. Même des découvertes majeures dans les derniers refuges encore insondés, par exemple l’Arctique,<br />

ne retarderaient l’échéance que de quelques années.<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

De plus en plus d’instances (BGR, WEC, AIE) revoient les prévisions à la baisse<br />

et estiment désormais le pic de production entre 2025 et 2030.<br />

INFOGRAPHIE : LUDOVIC DUFOUR D’APRÈS BGR, WEC, AIE<br />

bon est également plus complexe et moins connu<br />

que celui des hydrocarbures, ce qui rend encore<br />

plus incertaine la distinction entre ressources et<br />

réserves. Ces dernières sont en cours de réévaluation.<br />

Déjà, le Bureau allemand pour les géosciences<br />

et les ressources et le Conseil mondial de l’énergie<br />

ont récemment divisé par deux le niveau des<br />

réserves, estimé il y a vingt-cinq ans (4), pour les<br />

évaluer aujourd’hui à 300 Gtep. Comme l’Agence<br />

internationale de l’énergie dans son scénario alternatif<br />

2006, ces deux instances estiment le pic de<br />

production vers 2025-2030, culminant à 30 % seulement<br />

au-dessus de la production actuelle qui est<br />

de 3 Gtep par an (fig. 5).<br />

Concentré d’énergie…<br />

Et l’uranium 235, le combustible nucléaire des centrales<br />

actuelles ? Abstraction faite des surgénérateurs,<br />

qui devraient multiplier au moins par 40 le<br />

rendement du minerai (lire « L’heure de la relance<br />

atomique », p. 56), actuellement, le prix du combustible<br />

n’intervient que marginalement dans le coût du<br />

kilowattheure (kWh) nucléaire. Pour preuve, le prix<br />

de l’uranium a quintuplé, passant de 20 à 100 dollars<br />

par kilogramme entre 2000 et 2007, anticipant<br />

ainsi le redémarrage du nucléaire sans que cela ne<br />

décourage les projets de nouvelles centrales. Ainsi,<br />

la Chine envisage de doubler, d’ici à 2020, son parc<br />

de 10 centrales en activité et de 5 en construction.<br />

En cas de pénurie et au prix d’un modeste surcoût<br />

du kilowattheure, les réserves augmenteront. Des<br />

gisements, jusqu’ici négligés, car plus pauvres en<br />

minerai, seront rentabilisés. Aujourd’hui, l’ensemble<br />

des ressources est évalué entre quatre-vingt-cinq<br />

ans et plusieurs siècles. Une évaluation basée sur le<br />

parc actuel mondial de 440 réacteurs et la technologie<br />

d’aujourd’hui (5). Elle suppose, faute de mieux,<br />

que le progrès technologique compensera la croissance<br />

du parc.<br />

Connaître la disponibilité de ces différentes sources<br />

d’énergie (y compris renouvelables) est, bien sûr,<br />

indispensable pour établir un scénario énergétique,<br />

mais il faut également prendre en compte leurs performances<br />

respectives ainsi que les risques environnementaux<br />

qu’elles peuvent engendrer. En particulier,<br />

la notion de concentration de l’énergie est<br />

fondamentale. À ce titre, les énergies renouvelables<br />

(solaire, géothermie, hydraulique ou éolien)<br />

ainsi que la biomasse sont placées loin derrière les<br />

combustibles fossiles, car ce sont des énergies diffuses.<br />

Par exemple, il faut 10 000 éoliennes pour<br />

produire autant d’énergie qu’une centrale au gaz<br />

de 500 mégawatts. Sans compter que certaines<br />

applications, comme les transports, requièrent, de<br />

fait, une énergie concentrée. Enfin, dans le cas de<br />

l’éolien et du solaire, la production est intermittente.<br />

Le rendement vrai est alors réduit à 30 % de la puissance<br />

théorique. Une dilution supplémentaire qui<br />

impose de développer des dispositifs de stockage de<br />

l’énergie. De son côté, le chauffage solaire ou géothermique,<br />

qui nécessite une concentration moindre,<br />

est moins pénalisé. Un autre exemple peut illustrer<br />

les différences de concentration entre énergies fossiles<br />

et renouvelables : l’avion. Si, en 1904, les frères<br />

Wright ont fait voler le premier avion, c’est qu’ils ont<br />

disposé de la puissance et de la légèreté du moteur à<br />

essence. Aujourd’hui, nous commençons tout juste<br />

à faire voler des drones : leurs ailes, couvertes de<br />

panneaux solaires, sont démesurées pour capter et<br />

concentrer suffisamment d’énergie.<br />

… Et complément renouvelable<br />

Une preuve supplémentaire, s’il en faut, que le pétrole<br />

est une substance miraculeuse. Et cela, malgré les<br />

pollutions qu’il entraîne. En effet, il concentre le<br />

plus d’énergie par unité de masse et brûle aux plus<br />

hautes températures, assurant ainsi le meilleur rendement.<br />

Son transport est facile et sans risques. Et<br />

il était, jusqu’ici, assez simple à extraire du sol à un<br />

prix, jusque-là, insignifiant (quelques dollars par<br />

baril, 1 baril = 159 litres). Voilà pourquoi plus de<br />

40 % de l’énergie consommée actuellement dans le<br />

monde est dérivée du pétrole. On lui doit l’expansion<br />

économique du xx e siècle, unique dans l’histoire de<br />

l’humanité (6, 7). L’épuisement du pétrole sera donc<br />

un choc, et l’addition sera d’autant plus salée que la<br />

transition n’aura pas été anticipée. Le prix de sa substitution<br />

par les énergies renouvelables sera très élevé<br />

tant énergétiquement qu’économiquement.<br />

Néanmoins, nous devons nous engager dans une<br />

politique volontariste en faveur des énergies renouvelables<br />

et, si possible, tout de suite. Car à moins de<br />

100 dollars le baril de pétrole, les énergies renouvelables<br />

ne sont guère rentables. Au prix d’énormes<br />

investissements, elles le deviendront quand le baril<br />

d’or noir flirtera avec les 200 dollars (8).<br />

Ce sevrage énergétique imposé milite aussi en<br />

faveur d’un engagement accéléré vers le nucléaire,<br />

en raison de son extraordinaire concentration énergétique<br />

et en dépit de son manque de flexibilité.<br />

Certains caressent l’espoir d’un avenir énergétique<br />

à nouveau serein, si la fusion nucléaire était<br />

maîtrisée. Néanmoins, la réalité est tout autre. En<br />

Chine, par exemple, en dépit d’efforts en faveur du<br />

nucléaire, en 2020, 75 % des centrales seront encore<br />

au charbon ! Sans compter qu’ailleurs on annonce le<br />

retour de « King Coal », le roi charbon. Un recours<br />

inacceptable s’il ne s’accompagne pas de la séquestration<br />

du gaz carbonique émis (lire « Objectif : zéro<br />

émission », p. 60). <strong>La</strong> combustion du charbon émet<br />

près de deux fois plus de gaz carbonique que celle<br />

du pétrole ou du gaz !<br />

Centrales au charbon, pourvu qu’elles séquestrent<br />

leur CO 2 , et centrales nucléaires, nous devrions<br />

aller vers des sources d’énergies très concentrées.<br />

À travers les réseaux de distribution, le principal<br />

vecteur de l’énergie serait l’électricité ; les énergies<br />

renouvelables assurant un complément, plus à<br />

portée de l’utilisateur. Sous couvert d’une réorganisation<br />

industrielle et sociétale majeure, la troisième<br />

révolution prométhéenne est peut-être pour<br />

bientôt. ● A. N.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Association for Study of Peak Oil (Aspo) : www.<br />

aspofrance.org/<br />

(4) W. Zittel et al.,<br />

Coal : Resources<br />

and Future<br />

Production, EWGseries<br />

n°1, 2007.<br />

(5) AEN/OCDE et<br />

AIEA, Uranium<br />

2005 : ressources,<br />

production,<br />

demande, 2006.<br />

(6) A. Nicolas,<br />

Futur empoisonné,<br />

quels défis ?<br />

Quels remèdes ?,<br />

Belin, 2007.<br />

(7) Y. Cochet, Pétrole<br />

apocalypse, Fayard,<br />

2006 (sur site, 2005).<br />

(8) M. D. Savinar,<br />

The Oil Age is Over,<br />

Morris, 2004.<br />

(9) J.-L. Wingert, <strong>La</strong><br />

Vie après le pétrole,<br />

Autrement, 2005.<br />

34 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 35<br />

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FAIRE VOLER UN AVION<br />

SOLAIRE, JOUR ET NUIT,<br />

SANS CARBURANT :<br />

TEL EST LE DÉFI<br />

QUE LE SUISSE FRANCK<br />

PICARD TENTERA<br />

DE RELEVER EN 2011.


MODÉLISATION EAU<br />

Les nouveaux défis<br />

de l’eau<br />

© PHOTOTHÈQUE VEOLIA-CHRISTOPHE MAJANI D’INGUIMBERT<br />

Frans<br />

Schulting<br />

est directeur général<br />

de la Global Water<br />

Research Coalition,<br />

à Rhenoy,<br />

aux Pays-Bas.<br />

f.lschulting<br />

@freeler.nl<br />

De conception ancienne, les infrastructures actuelles de distribution et<br />

de collecte des eaux doivent être entièrement revues pour apporter eau<br />

potable et assainissement pour tous, tout en préservant la ressource.<br />

Les chiffres sont éloquents : aujourd’hui,<br />

1,1 milliard d’êtres humains n’ont pas accès<br />

à une eau potable de qualité et 2,4 milliards<br />

vivent sans système d’assainissement<br />

adapté, soit plus de la moitié de la population<br />

mondiale (1). Or chacun sait que l’eau potable,<br />

la collecte des eaux usées et leur assainissement<br />

sont essentiels pour le bien-être humain, d’abord<br />

du strict point de vue sanitaire, mais aussi pour le<br />

développement industriel et agricole. Ajoutons que<br />

la population mondiale augmente de 80 millions de<br />

personnes par an : on mesure le défi que représente<br />

la fourniture de ces services à toute l’humanité.<br />

Peut-on seulement espérer atteindre les objectifs<br />

du Millénaire pour le développement fixés par les<br />

36 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

Nations unies : une réduction de moitié du nombre<br />

de personnes qui n’ont pas accès de manière durable<br />

à un approvisionnement en eau potable et à un système<br />

d’assainissement d’ici à 2015 ? Cela supposerait<br />

de fournir chaque jour un accès à l’eau potable<br />

à 100 000 nouveaux habitants et un système d’assainissement<br />

efficace à 220 000 nouvelles personnes,<br />

l’équivalent d’une ville de 1 million d’habitants<br />

tous les dix jours !<br />

Parallèlement, lorsqu’elles existent, les infrastructures<br />

actuelles doivent répondre à la demande liée<br />

à l’urbanisation croissante. En 2030, la population<br />

des villes devrait avoisiner les 5 milliards, contre<br />

3,3 milliards prévus en 2008. Les ressources d’eau<br />

douce sont, par ailleurs, soumises à une compétition<br />

NOTRE SYSTÈME DE<br />

TRAITEMENT DES EAUX<br />

USÉES A FAIT SES<br />

PREUVES, COMME ICI À<br />

SAINT-MALO. MAIS IL<br />

EST PEU ADAPTÉ AUX<br />

RÉGIONS PAUVRES EN EAU.<br />

croissante entre les usages domestiques, industriels<br />

et agricoles. L’agriculture absorbe aujourd’hui plus<br />

de 70 % des prélèvements d’eau douce, contre moins<br />

de 10 % pour la consommation d’eau potable à usage<br />

domestique (qui varie de plus de 800 litres par jour au<br />

Canada à 1 litre par jour en Éthiopie). L’irrigation est<br />

en effet devenue essentielle pour nourrir la planète :<br />

même si elle ne concerne que 17 % des terres cultivées<br />

dans le monde, ces dernières produisent plus<br />

du tiers de l’alimentation mondiale. Souvent, malheureusement,<br />

de façon peu efficace : les méthodes<br />

d’irrigation sont inadaptées, et plus de la moitié de<br />

l’eau est parfois gaspillée avant même d’avoir atteint<br />

les cultures. <strong>La</strong> communauté mondiale de l’eau<br />

doit ainsi faire face à un double défi : d’une part,<br />

accroître l’accès à l’eau potable et à l’assainissement<br />

sur la planète, et de l’autre, garantir et optimiser la<br />

performance des systèmes d’alimentation en eau<br />

potable et d’assainissement déjà en place.<br />

Un triple objectif<br />

Comment assurer un équilibre durable entre tous<br />

ces besoins et les acteurs impliqués au niveau régional,<br />

national et même international ? <strong>La</strong> seule<br />

solution est d’instituer une « gestion intégrée des<br />

ressources en eau », une approche globale suivant<br />

un triple objectif : économique, environnemental<br />

et social. Les concepts récents d’eau virtuelle et<br />

d’empreinte sur l’eau (lire « Les enjeux mondiaux<br />

de l’eau virtuelle », ci-contre) sont un premier<br />

pas dans cette direction. Néanmoins, contrairement<br />

à ce que l’on pourrait supposer, disposer de<br />

la ressource et des infrastructures ad hoc ne suffit<br />

pas. Toutes les populations ne sont pas logées à la<br />

même enseigne et elles n’ont pas toutes accès à ces<br />

services, comme le démontre clairement le nouvel<br />

Indice de pauvreté en eau (lire « Stress hydrique et<br />

pauvreté », p. 38).<br />

De nombreuses études ont été entreprises ces dernières<br />

années pour identifier les tendances globales<br />

susceptibles d’avoir un impact sur le secteur de l’eau<br />

: l’Union européenne finance ainsi de grands projets<br />

comme Techneau (Technology Enabled Universal<br />

Access to Safe Water) pour l’approvisionnement en<br />

eau potable, et Switch (Sustainable Water Improves<br />

Tomorrow’s Cities Health), tous deux lancés en 2006, le<br />

second en association avec les Nations unies. Il ressort<br />

de ces études que la mondialisation et les modifications<br />

de comportement devraient jouer un rôle important,<br />

tout comme les technologies émergentes, les nouveaux<br />

polluants ou l’utilisation de l’eau en bouteille. Mais<br />

les principaux facteurs de changement sont ailleurs.<br />

Ils dépendront de quatre grandes tendances.<br />

<strong>La</strong> première est la démographie. <strong>La</strong> croissance de<br />

Les enjeux mondiaux<br />

de l’eau virtuelle<br />

D’une production à une autre, la consommation<br />

d’eau varie considérablement. Pour en tenir compte,<br />

la notion « d’eau virtuelle » est apparue dans les<br />

années 1990 : c’est la quantité d’eau douce utilisée<br />

pour la production d’un bien ou d’un service. On la<br />

calcule en additionnant les consommations d’eau<br />

à chaque étape de la chaîne de production. Il faut<br />

ainsi quelque 1 300 litres pour obtenir 1 kilogramme<br />

(kg) de blé, 1 900 litres pour 1 kg de riz et plus de<br />

15 500 litres pour 1 kg de bœuf. Cette eau est dite<br />

« virtuelle », car elle n’est plus présente dans le<br />

produit final. Le concept ne s’applique pas seulement<br />

aux aliments : la quantité d’eau virtuelle d’un<br />

tee-shirt en coton de 250 grammes est ainsi d’environ<br />

2 000 litres et celle d’une feuille de papier<br />

A4 (80 grammes par mètre carré) est de 10 litres.<br />

On peut aussi en déduire l’« empreinte sur l’eau »<br />

de chaque habitant en additionnant l’eau virtuelle<br />

de tous les produits consommés ou achetés,<br />

ainsi que la consommation quotidienne d’eau du<br />

robinet. En Asie, une personne consomme en<br />

moyenne 1 400 litres d’eau virtuelle par jour, contre<br />

4 000 litres en Europe (3). L’empreinte sur l’eau d’un<br />

pays dépend de sa consommation nationale, mais<br />

aussi de son profil (sa proportion de viande dans<br />

l’alimentation, par exemple), ainsi que des pratiques<br />

agricoles. Elle est de 2 500 mètres cubes (m 3 ) par<br />

habitant et par an pour les États-Unis, contre<br />

1 875 m 3 en France et 700 m 3 en Chine. <strong>La</strong> moyenne<br />

mondiale est de 1 240 m 3 .<br />

On évoque aussi de plus en plus cette notion dans le<br />

cadre des échanges commerciaux internationaux<br />

de biens et de services. En important une tonne<br />

de bœuf, un pays « sauve » ainsi 15 000 m 3 de ses<br />

ressources en eau, que le pays exportateur a, lui,<br />

consommés. À ce titre, les États-Unis, l’Argentine,<br />

la France et le Vietnam comptent parmi les plus<br />

grands exportateurs d’eau virtuelle, alors que le<br />

Japon, les Pays-Bas, la Chine et l’Espagne sont<br />

parmi les principaux importateurs. Ce nouveau<br />

commerce d’eau virtuelle ajoute une dimension<br />

aux problématiques de gestion de l’eau.<br />

la population et les migrations auront bien sûr un<br />

impact sur les besoins en eau, mais aussi sur leur<br />

localisation. Dans les pays en développement, les<br />

prévisions indiquent que la population urbaine<br />

pourrait atteindre 3,9 milliards de personnes<br />

en 2030, contre 1,9 milliard en 2000,<br />

MODÉLISATION EAU<br />

k<br />

(1) The Water Atlas,<br />

Myriad Edition Ltd,<br />

2004.<br />

(2) Global Water<br />

Research Coalition<br />

sur : www.globalwat<br />

erresearchcoalition.<br />

net (en anglais).<br />

(3) A. Y. Hoekstra<br />

et A. K. Chapagain,<br />

Water Resource<br />

Management, 21, 34,<br />

2007.<br />

(4) P. <strong>La</strong>wrence<br />

et al., The Water<br />

Poverty Index :<br />

an International<br />

Comparison, Keele<br />

Economic Research<br />

Papers, 2002.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 37


MODÉLISATION EAU<br />

PLUS DE 40 %<br />

DE LA POPULATION<br />

DES PAYS LES MOINS<br />

AVANCÉS N’ACCÈDE PAS<br />

FACILEMENT À UNE EAU<br />

POTABLE, PAR EXEMPLE<br />

EN AFRIQUE.<br />

* Le Produit<br />

intérieur brut<br />

(PIB) est<br />

la valeur totale<br />

de la production<br />

interne nette de<br />

biens et services<br />

marchands dans<br />

un pays, pendant<br />

une année.<br />

© URSULA MEISSNER/LAIF-REA<br />

Stress hydrique et pauvreté<br />

On évalue les risques de pénurie d’eau avec un indicateur : l’Indice de stress hydrique (ISH), qui précise si la<br />

demande dépasse la ressource disponible. C’est le rapport entre la demande et la ressource d’eau renouvelable<br />

disponible dans une région ou dans un pays. Cette dernière correspond à la quantité d’eau circulant<br />

dans les rivières et les aquifères, cette eau venant soit des précipitations sur la région, soit des réserves<br />

des régions voisines, via les fleuves et les aquifères transfrontaliers. En Europe, la Norvège et la Suède ont,<br />

sans surprise, un faible ISH, reflétant l’absence de stress hydrique, alors que Chypre, Malte, la Bulgarie, la<br />

Belgique et l’Espagne sont moins privilégiés.<br />

Mais l’ISH n’est pas la seule pièce du puzzle. Même si nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne, la<br />

manière dont chaque communauté utilise et gère ses ressources en eau et son impact sur l’environnement<br />

compte beaucoup. C’est ce que traduit l’Indice de pauvreté en eau (IPE), proposé en 2002 par l’économiste<br />

britannique Peter <strong>La</strong>wrence, de l’université Keele, et par ses collègues du Centre d’écologie et d’hydrologie<br />

de Wallingford (4). Il est calculé à partir de nombreux paramètres comme les ressources en eau et le stress<br />

hydrique, mais aussi l’accès à l’eau courante et à l’assainissement, la richesse (en particulier le Produit intérieur<br />

brut, PIB* ), la mortalité infantile, l’éducation, la consommation d’eau pour les usages domestiques,<br />

industriels et agricoles... Il permet donc une évaluation plus complète de la gestion de l’eau. Les pays développés<br />

et riches en eau comme la Finlande et la Norvège ont ainsi les plus forts IPE (78 et 77), alors que les<br />

pays pauvres souffrant d’une pénurie en eau, comme l’Éthiopie, le Niger et Haïti, sont en bas de la liste avec<br />

des valeurs autour de 34. Les scores de la France (68), des Pays-Bas (69) et des États-Unis (65) sont assez<br />

comparables. Les IPE de pays émergents comme la Chine (51) et l’Inde (53) sont du même ordre que ceux<br />

d’Israël (54) et de Singapour (56). Les scores similaires de ces quatre pays cachent cependant des situations<br />

très disparates : alors que les deux premiers disposent de larges ressources en eau, les deux derniers font<br />

face à un stress hydrique important, mais ils ont mis en place des programmes ambitieux d’accès à l’eau et<br />

disposent d’un PIB élevé.<br />

38 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

k<br />

ce qui provoquera une forte demande dans des<br />

zones relativement concentrées. Dans les pays développés,<br />

dans une moindre mesure, c’est l’accroissement<br />

du nombre de foyers composés d’une seule<br />

personne qui entraînera une hausse de la consommation<br />

d’eau par habitant, simplement en raison de<br />

la perte d’économies d’échelle. Globalement, ces<br />

différents facteurs démographiques provoqueront<br />

un stress hydrique sévère dans un grand nombre de<br />

régions du monde.<br />

Le deuxième facteur est le changement climatique,<br />

qui risque de multiplier les événements<br />

météorologiques extrêmes : sécheresses, inondations,<br />

tempêtes... À long terme, cela pourrait avoir<br />

des conséquences sur la disponibilité des ressources<br />

en eau. Par ailleurs, ces pluies plus intenses et plus<br />

concentrées constitueront un défi pour les systèmes<br />

urbains d’évacuation des eaux usées et des eaux<br />

pluviales (lire « Une démarche globale », p. 74).<br />

D’une façon générale, le réchauffement climatique<br />

accélérera le rythme du cycle de l’eau, d’où<br />

l’urgence d’accroître la flexibilité des systèmes de<br />

distribution et de collecte.<br />

Le troisième facteur est dans tous les esprits : il<br />

s’agit de l’énergie. Le secteur de l’eau connaît une<br />

forte augmentation de ses dépenses énergétiques,<br />

© TIBOR BOGN·R/CORBIS<br />

non seulement en raison de la hausse du coût<br />

de l’énergie, mais surtout à cause de l’évolution<br />

technologique des procédés de traitement : les technologies<br />

de pointe d’épuration des eaux sont désormais<br />

capables d’éliminer les polluants à l’état de<br />

trace, comme les produits pharmaceutiques, mais<br />

au prix d’une consommation énergétique accrue.<br />

De même, l’exploitation des nouvelles sources d’eau<br />

douce utilisées dans les zones de stress hydrique est<br />

gourmande en énergie : le dessalement de l’eau de<br />

mer en consomme ainsi deux à trois fois plus que les<br />

systèmes d’approvisionnement conventionnels (lire<br />

« Boire les océans », p. 66).<br />

Une autre gestion de l’eau<br />

<strong>La</strong> quatrième tendance concerne le vieillissement des<br />

infrastructures et, donc, leur dégradation. Un état de<br />

fait qui pose problème dans de nombreux pays. Les<br />

installations de réseaux urbains d’alimentation en eau<br />

potable et d’évacuation des eaux usées représentent<br />

d’énormes investissements. Même si leur durée de<br />

vie est assez longue, en général de plusieurs décennies,<br />

leur entretien et leur rénovation ne sont pas toujours<br />

réalisés à temps. Or, des conduites en mauvais<br />

état affectent la qualité de l’eau distribuée et risquent<br />

de contaminer les eaux souterraines et les sols. En<br />

Europe, quelque 5 milliards d’euros sont dépensés<br />

chaque année pour réhabiliter les réseaux. Aux États-<br />

Unis, où ils ont plus de cinquante ans, on estime qu’il<br />

faudrait pour cela 700 milliards de dollars.<br />

Tous ces facteurs nous poussent à réévaluer notre<br />

approche traditionnelle de la gestion des eaux<br />

urbaines, qui n’est plus adaptée à nos besoins. Les<br />

méthodes de potabilisation et d’assainissement<br />

de l’eau utilisées dans le monde ont, en effet, été<br />

inventées au milieu du xix e siècle et se sont développées<br />

dans des parties du monde où la ressource<br />

était abondante. Leur principe est une circulation<br />

« en boucle » où l’eau va de la source au robinet, puis<br />

de l’évier à l’égout qui l’achemine jusqu’à la station<br />

d’épuration, avant de repartir dans la nature.<br />

Du point de vue de la santé publique, ce système<br />

a largement fait ses preuves pour fournir une eau<br />

potable de qualité et un assainissement adéquat.<br />

Évolution de la consommation mondiale d’eau<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

MODÉLISATION EAU<br />

k<br />

À SINGAPOUR,<br />

LE BASSIN DE MARINA<br />

BAY, BIENTÔT ISOLÉ<br />

DE LA MER, RETIENDRA<br />

LES EAUX DE PLUIE<br />

ET DEVIENDRA UNE<br />

RÉSERVE D’EAU DOUCE.<br />

<br />

<br />

L’agriculture absorbe plus de 70 % de l’eau douce dans le monde. L’eau potable<br />

compte pour moins de 10 %.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 39<br />

INFOGRAPHIE : LUDOVIC DUFOUR-SOURCE SVGW/SSIGE


MODÉLISATION EAU<br />

AU SAHEL, UNE<br />

MEILLEURE GESTION<br />

DE L’EAU EST VITALE.<br />

LA RESSOURCE NE<br />

MANQUE PAS, MAIS DE<br />

TERRIBLES SÉCHERESSES<br />

FRAPPENT LA RÉGION.<br />

k<br />

Des défis restent bien sûr à relever, comme<br />

l’optimisation de la consommation d’énergie et le<br />

devenir des eaux usées. Des sources d’inquiétude<br />

subsistent aussi, comme l’impact des effluents sur le<br />

milieu aquatique, en particulier des micropolluants<br />

tels les perturbateurs endocriniens* .<br />

En revanche, il est clair que ce système ne sera pas<br />

capable de relever le défi de l’eau dans les régions<br />

où les ressources sont limitées. Il nécessite en effet<br />

de grandes quantités d’eau pour diluer et évacuer<br />

les déchets, puis pour les transporter et les déverser.<br />

Ce principe doit, à l’évidence, être révisé. Ne peuton<br />

pas concevoir une manière plus intelligente et<br />

plus écologique de gérer cette précieuse ressource ?<br />

Ne pourrions-nous pas mieux la stocker localement<br />

pour combler le déséquilibre entre les quantités d’eau<br />

nécessaires et celles disponibles ?<br />

Le Saint-Graal de l’eau n’a pas encore été découvert,<br />

mais de nombreuses recherches (2) sont en cours pour<br />

développer les briques nécessaires à la construction de<br />

ces nouveaux concepts, comme les programmes européens<br />

Techneau et Switch. Ces nouvelles approches<br />

étudient entre autres la « fermeture » des cycles de<br />

l’eau : le principe est de réutiliser l’eau plusieurs<br />

fois, après un traitement approprié, avant qu’elle ne<br />

retourne à la source. Un autre aspect est la prise en<br />

compte de ressources alternatives comme les eaux<br />

souterraines saumâtres, l’eau de mer, les eaux pluviales<br />

et les eaux usées (lire « Eaux usées : un puits de<br />

40 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

ressources », p. 69). L’idée serait d’utiliser des eaux<br />

de différentes qualités selon les usages – domestique,<br />

industriel ou agricole – en optimisant cette qualité<br />

seulement lorsque c’est nécessaire.<br />

Retour aux sources<br />

Pour limiter l’assainissement autant que possible, la<br />

prévention des contaminations et le traitement des<br />

eaux usées pourraient se faire à la source, par exemple<br />

dans les hôpitaux ou les maisons de retraite pour éliminer<br />

les produits pharmaceutiques. On pourrait<br />

aussi mettre au point des systèmes d’assainissement<br />

économiques en eau, ou n’en utilisant pas du tout,<br />

comme les égouts à vide, au principe similaire à<br />

celui des toilettes des avions, ou les toilettes à compost.<br />

Par ailleurs, des systèmes intelligents de gestion<br />

des flux permettraient de faire face aux épisodes<br />

pluvieux violents, mais aussi de stocker ces eaux<br />

pluviales pour les réutiliser. À l’avenir, les capteurs<br />

joueront un rôle majeur tout au long du cycle de<br />

l’eau, pour mesurer non seulement des caractéristiques<br />

physiques comme la température, le débit ou<br />

la pression, mais, aussi, des paramètres de qualité<br />

comme la présence de produits pharmaceutiques<br />

ou d’autres micropolluants organiques.<br />

Un autre principe directeur concernera les économies<br />

d’énergie. C’est en effet le coût énergétique qui<br />

limite, pour l’instant, les possibilités d’épuration<br />

des eaux : si l’énergie n’était pas limitée, on pour-<br />

© DAVID ROSE/PANOS-REA<br />

Demain, l’eau à volonté ?<br />

Si les moyens d’approvisionnement en eau suivaient le développement des communications au cours des siècles,<br />

quel serait le pendant du « téléphone portable » qui rendrait l’eau accessible à tous et à tout moment ? Une pile à<br />

combustible utilisant nos déchets pour produire de l’eau, à partir d’oxygène et d’hydrogène ? Une bouteille se remplissant<br />

à l’infini ?<br />

Époque Moyen de communication Approvisionnement en eau<br />

Dans le passé... Oral. Eau bue là où elle est disponible.<br />

Puis... Développement de l’écriture : Développement des bouteilles<br />

messages envoyés par courrier. et des récipients pour transporter l’eau.<br />

Ensuite... Connexions par fil ou par câble : Conduites : eau potable apportée<br />

messages envoyés par téléphone dans les foyers.<br />

ou par fax.<br />

Aujourd’hui... Téléphone mobile permettant Un système d’eau potable<br />

de communiquer avec tous, accessible à tous,<br />

partout et à tout moment. partout et à tout moment ?<br />

rait extraire l’eau potable de toutes les ressources en<br />

eau. Une des solutions pourrait être de récupérer<br />

l’énergie présente dans les eaux usées, en utilisant<br />

les boues d’épuration pour la production de biogaz,<br />

par exemple. Tout en développant ces nouvelles<br />

technologies, veillons à ne pas oublier l’intérêt de<br />

pratiques connues de longue date telles que la filtration<br />

sur berge et la filtration lente sur sable. Elles<br />

nécessitent peu de développement technologique et<br />

sont particulièrement économes en énergie. Elles<br />

conservent tout leur intérêt lorsqu’elles peuvent être<br />

mises en œuvre.<br />

Du sur-mesure<br />

Il n’est ni possible ni souhaitable de développer<br />

un concept unique. Nous avons au contraire<br />

besoin d’une panoplie d’options et de technologies<br />

pour les différentes phases du cycle de l’eau. Les<br />

nouveaux concepts durables doivent être taillés<br />

sur mesure en fonction des ressources disponibles<br />

et de la taille des communautés à alimenter<br />

(lire « Mieux utiliser l’eau », p. 88). L’implication<br />

des utilisateurs et des organes régulateurs, dès le<br />

début des projets, sera d’une grande importance pour<br />

en garantir l’acceptation. L’exemple de Singapour<br />

montre que ces nouveaux concepts intégrés pour<br />

le cycle de l’eau deviennent aujourd’hui réalité. Ce<br />

pays aux ressources hydriques très limitées a mis en<br />

place un programme efficace de préservation de<br />

l’eau, incluant le captage direct des eaux de pluies<br />

et la réutilisation des eaux usées pour diversifier<br />

les apports, avec une forte implication de la population.<br />

De même, dans toutes les régions de stress<br />

hydrique, il faudra mettre en place des systèmes<br />

utilisant diverses ressources et consommant l’eau<br />

d’une façon plus efficace. Il est évident que l’utilisation<br />

des énergies renouvelables et la limitation<br />

des fuites d’eaux usées dans l’environnement font<br />

partie intégrante de cette approche.<br />

Comme ils ont peu à voir avec les installations<br />

actuelles, ces systèmes se développeront d’abord<br />

dans des zones dénuées d’équipements de gestion<br />

des eaux : de nouvelles zones urbaines, des régions<br />

plus rurales et, surtout, les pays en développement. À<br />

l’évidence, le monde industrialisé est, pour l’instant,<br />

pris au piège par sa vieille infrastructure. Néanmoins,<br />

soutenir la mise en place de ces installations dans<br />

les pays émergents permettra aux pays développés<br />

d’ouvrir la voie à des concepts nouveaux, robustes<br />

et éprouvés. Des concepts qui permettront de remplacer<br />

leurs propres infrastructures dans les décennies<br />

à venir. Cet investissement dans des solutions<br />

appropriées est la garantie d’un avenir prospère, tant<br />

du point de vue de l’accès à la ressource en eau que<br />

du point de vue économique.<br />

Mais ces nouveaux concepts et ces nouvelles<br />

technologies ne suffiront pas. Pour que ces scénarios<br />

deviennent réalité, il faut aussi un environnement<br />

politique régional stable et des capacités de<br />

construction et de planification adéquates. ● F. S.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Portail eau de l’Unesco : www.unesco.org/water/<br />

index_fr.shtml<br />

Programme Switch : www.switchurbanwater.eu<br />

(en anglais).<br />

Programme Techneau : www.techneau.org (en anglais).<br />

MODÉLISATION EAU<br />

* Un perturbateur<br />

endocrinien est<br />

une molécule<br />

chimique capable<br />

d’influer sur les<br />

communications<br />

hormonales<br />

entre les cellules<br />

de l’organisme.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 41


MODÉLISATION SANTÉ<br />

Controverses sur<br />

les maladies émergentes<br />

LES GRANDS MOYENS<br />

ONT ÉTÉ EMPLOYÉS EN<br />

2006 À LA RÉUNION,<br />

POUR ÉRADIQUER LES<br />

MOUSTIQUES, VECTEURS<br />

DU CHIKUNGUNYA.<br />

Marie Schal<br />

est journaliste<br />

Moustiques, moucherons piqueurs... les vecteurs d’épidémies potentielles<br />

sont surveillés de près. Quant à savoir s’ils se propagent à la faveur du<br />

réchauffement climatique, de la mondialisation, de la déforestation...<br />

Pour la première fois, une épidémie de<br />

chikungunya s’est déclarée sur le continent<br />

européen, touchant plus de 250 personnes<br />

dans la province de Ravenne. Le virus,<br />

transmis par des moustiques, avait déjà fait parler de<br />

lui en 2006 en provoquant une épidémie majeure<br />

dans les îles de l’océan Indien. Mais la maladie ne<br />

s’était encore jamais propagée hors des tropiques.<br />

<strong>La</strong> faute au réchauffement climatique ? Avec la hausse<br />

des températures, une des craintes est précisément<br />

que les maladies transmises par les insectes et les<br />

scientifique. L’alerte est venue d’Italie le 30 août dernier.<br />

42 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

acariens ne remontent vers les zones tempérées (1).<br />

Les vecteurs de ces maladies, moustiques, moucherons<br />

ou tiques, sont en effet sensibles au climat. Des<br />

hivers plus doux devraient leur permettre de survivre<br />

plus au nord. Des étés plus longs pourraient<br />

augmenter la période de transmission des maladies.<br />

Et les pluies plus abondantes, faciliter le développement<br />

de certaines larves d’insectes. Plusieurs modèles<br />

prédisent ainsi une extension géographique du paludisme<br />

dans les décennies à venir (2). Sans parler des<br />

épidémies de dengue, une maladie virale transmise<br />

par les mêmes moustiques que le chikungunya.<br />

© EYEDEA/GAMMA/BOUHET RICHARD<br />

Les simulations de Simon Hales, de l’université néozélandaise<br />

d’Otago, suggèrent que plus de la moitié<br />

de la population mondiale pourrait y être exposée<br />

en 2085, contre 35 % à 40 %, aujourd’hui (3).<br />

Ces prévisions alarmistes sont néanmoins très<br />

controversées. « Il y a beaucoup d’exagération sur le<br />

sujet », juge Paul Reiter, de l’Institut Pasteur. Une prudence<br />

partagée par d’autres confrères. « Ces modèles<br />

sont simplifiés, explique Jean-François Guégan, de<br />

l’Institut de recherche pour le développement (IRD).<br />

Ils ne représentent absolument pas la réalité, car ils<br />

ne tiennent compte ni de l’écologie, ni de l’évolution<br />

des interactions vecteurs-pathogènes* . » L’étude de la<br />

situation actuelle ne permet pas non plus de trancher<br />

: « On pense que le réchauffement climatique<br />

pourrait effectivement provoquer des remontées de<br />

vecteurs, mais on n’a pour l’instant aucune donnée<br />

démontrant ce lien », poursuit-il.<br />

<strong>Recherche</strong> responsables...<br />

De nombreux facteurs peuvent en effet expliquer<br />

la migration ou la modification du comportement<br />

des vecteurs et, dans leur sillage, l’apparition d’une<br />

maladie : déforestation, modification des pratiques<br />

agricoles, migrations humaines et transport des marchandises...<br />

C’est justement le cas pour le moustique<br />

Aedes albopictus, qui a propagé l’épidémie de<br />

chikungunya en Italie. À l’origine cantonné en Asie,<br />

ce moustique a gagné les États-Unis dans les années<br />

1980, avant de s’installer en Europe au cours de la<br />

décennie suivante. Il est aujourd’hui bien établi en<br />

Italie et dans le sud de la France, mais on le rencontre<br />

aussi en Belgique et en Hollande. Ses œufs, capables<br />

de résister plusieurs mois à sec, voyagent dans les<br />

cargaisons de pneus. Une fois le vecteur présent en<br />

Italie, l’introduction du virus, vraisemblablement par<br />

un voyageur infecté, a suffit à déclencher l’épidémie.<br />

« C’est un vecteur expansionniste, qui profite de la<br />

mondialisation pour étendre son aire de reproduction,<br />

explique Didier Fontenille, de l’IRD. Mais cela<br />

n’a rien à voir avec le réchauffement climatique. Ce<br />

moustique est très bien adapté à l’hiver. »<br />

Qu’en est-il du paludisme ? <strong>La</strong> question a fait l’objet<br />

d’innombrables études, aux résultats contradictoires.<br />

Les indices les plus forts viennent d’une augmentation<br />

du nombre de cas sur les hauts plateaux africains.<br />

Une recrudescence du paludisme a aussi été observée<br />

dans certaines régions d’Amérique du Sud et en<br />

Russie, mais rien ne permet d’affirmer qu’elle soit<br />

liée au climat, plutôt qu’à une baisse de vigilance, à<br />

la déforestation ou à la croissance démographique.<br />

« Néanmoins, assure Didier Fontenille, il n’y a pas de<br />

risque de réintroduction du paludisme en Europe, car<br />

il existe une surveillance et des médicaments efficaces.<br />

On n’aura donc pas d’épidémie, car on pourra couper<br />

tout de suite le cycle. »<br />

<strong>La</strong> migration récente d’autres vecteurs est en revanche<br />

source de préoccupation. Deux types de moucherons<br />

piqueurs sont étroitement surveillés : les phlébotomes,<br />

qui transmettent la leishmaniose, et les culicoïdes,<br />

vecteurs de la fièvre catarrhale ovine. <strong>La</strong> leishmaniose<br />

est une maladie parasitaire cutanée ou viscérale<br />

qui, en Europe, touche surtout les chiens, mais<br />

peut aussi se transmettre à l’homme. Ces dernières<br />

années, la distribution géographique des phlébotomes<br />

s’est modifiée dans le sud de la France et ils ont été<br />

signalés en Allemagne, dans le bassin rhénan. <strong>La</strong><br />

fièvre catarrhale ou maladie de la « langue bleue »<br />

du mouton est, quant à elle, nouvelle sur le continent.<br />

Les moucherons sont apparus en France sur<br />

le littoral méditerranéen en 2003, avant de se disperser<br />

rapidement. Des foyers de la maladie ont été<br />

signalés en 2006 aux Pays-Bas, en Allemagne, en<br />

Belgique et, très récemment, au Danemark et en<br />

Suisse. « On se demande s’il n’y a pas une<br />

composante climatique dans l’apparition<br />

de ces épidémies. On n’a aucune preuve<br />

formelle, mais des suspicions »,<br />

explique Didier Fontenille.<br />

Une lourde tâche sera donc de<br />

faire le tri entre tous les facteurs<br />

intervenant dans l’émergence de<br />

ces maladies. C’est ce à quoi s’attelle<br />

le projet Emerging Diseases in<br />

a Changing European Environment<br />

(Eden (4)), lancé en 2004 par l’Union<br />

européenne et qui regroupe 47 partenaires<br />

de 24 pays pendant cinq ans. Même<br />

si le climat semble pour l’instant accessoire, « il y<br />

a un effet d’échelle, pondère Jean-François Guégan.<br />

L’impact de la déforestation est local, directement<br />

perceptible. Les effets des événements à large échelle<br />

comme le changement climatique se font sentir à long<br />

terme. Si l’on ne voit rien aujourd’hui, cela ne veut<br />

pas dire qu’il en sera de même dans cinquante ans ».<br />

Une hypothèse peu évoquée, mais pourtant plausible,<br />

est au contraire la diminution des maladies<br />

à vecteurs en certains points du globe. Car ceux-ci<br />

ne supportent pas non plus les trop hautes températures.<br />

● M. S.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Organisation mondiale de la santé : www.who.int/<br />

topics/climate/fr/<br />

Emerging Pests and Vector-Borne Diseases in<br />

Europe, W. Takken et B.G.J. Knols (dir.), Wageningen<br />

Academic Publishers, 2007.<br />

MODÉLISATION SANTÉ<br />

(1) L. Schalchli,<br />

« Parasites en<br />

tout genre »,<br />

Les Dossiers de <strong>La</strong><br />

<strong>Recherche</strong>, 17, 2005.<br />

(2) A. J. McMichael<br />

et al., The <strong>La</strong>ncet,<br />

367, 859, 2006.<br />

(3) S. Hales et al.,<br />

The <strong>La</strong>ncet, 360, 830,<br />

2002.<br />

(4) www.edenfp6project.net//<br />

(en anglais).<br />

© EYEDEA/GAMMA/BOUHET RICHARD<br />

QUI SAIT COMMENT<br />

CES MOUSTIQUES<br />

(ICI AEDES ALBOPICTUS)<br />

SURVIVRONT<br />

ET MIGRERONT ?<br />

* Les interactions<br />

vecteurspathogènes<br />

sont<br />

les interactions<br />

biologiques<br />

entre le vecteur<br />

(moustique...) et le<br />

virus ou le parasite<br />

qu’il transmet.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 43


MODÉLISATION BIODIVERSITÉ<br />

Robert<br />

Barbault<br />

est directeur<br />

du département<br />

écologie et gestion<br />

de la biodiversité<br />

du Muséum national<br />

d’histoire naturelle<br />

(MNHN) de Paris.<br />

Biodiv.<br />

Barbault@snv.<br />

jussieu.fr<br />

SANS VÉGÉTATION,<br />

LA VIE EST IMPOSSIBLE<br />

SUR TERRE. EN FRANCE,<br />

SUR 4 500 ESPÈCES DE<br />

PLANTES RECENSÉES,<br />

943 SONT MENACÉES.<br />

Le nombre d’espèces vivant à la surface de<br />

notre planète chute à une vitesse inédite<br />

dans l’histoire de la Terre. Or, la biodiversité<br />

des milieux est le garant de leur productivité,<br />

de la bonne pollinisation des plantes,<br />

de l’adaptation aux changements ; elle participe à la<br />

régulation du climat, au maintien de la qualité de<br />

l’eau et de la fertilité des sols. <strong>La</strong> vie humaine est<br />

hautement dépendante de ces paramètres. Dans<br />

quelle mesure celle que beaucoup appellent déjà la<br />

sixième extinction de masse* va-t-elle affecter nos<br />

modes de vie, sinon notre survie ? Répondre à cette<br />

question exige de bien comprendre comment fonctionnent<br />

les « réseaux trophiques », ces ensembles<br />

de chaînes alimentaires liées entre elles au sein d’un<br />

écosystème* et dans lesquelles l’énergie et la matière<br />

circulent. Grâce à cette connaissance, des équipes<br />

tentent aujourd’hui des simulations informatiques qui<br />

donnent une idée de la manière dont les écosystèmes<br />

peuvent évoluer. Cela ouvre, par la même occasion,<br />

44 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

des pistes pour apprendre à concilier conservation<br />

de la biodiversité et agriculture, besoin de développement<br />

et sauvegarde de l’environnement.<br />

On connaît bien les causes qui précipitent l’extinction<br />

des espèces et qui sont en œuvre dans la crise actuelle :<br />

la destruction et la dégradation des milieux (déforestation,<br />

fragmentation des habitats, pollution…), la<br />

surexploitation des populations animales et végétales<br />

(chasse, pêche, récoltes), l’introduction et l’expansion<br />

d’espèces exotiques et le réchauffement climatique.<br />

Et puisque l’on sait que les espèces dépendent<br />

les unes des autres à travers des réseaux alimentaires<br />

complexes, on comprend que l’extinction d’une<br />

espèce va induire, à son tour, une cascade d’extinctions<br />

(lire « Bouleversements en cascade », p. 46) :<br />

celle de telle plante fera disparaître les espèces d’insectes<br />

qui s’en nourrissent, celle de tel insecte, les<br />

espèces de plantes qu’il pollinise...<br />

<strong>La</strong> majorité des spécialistes, sur la base de données<br />

bien étayées pour les plantes, les vertébrés et quelques<br />

groupes d’invertébrés, estime que le taux d’extinction<br />

actuel des espèces est mille fois supérieur au<br />

taux « naturel », comme le confirme le récent rapport<br />

du Millennium Ecosystem Assessment, paru en<br />

2005 (1) . <strong>La</strong> sixième crise d’extinction, imputable<br />

à l’homme et à ses activités, est donc bien une réalité<br />

: les experts de l’Union mondiale pour la nature<br />

en évaluent chaque année les menaces à partir du<br />

suivi de plus de 38 000 espèces.<br />

Face à ce constat, les gouvernements se sont fixé, à la<br />

conférence de Johannesburg de 2002, l’objectif ambitieux<br />

de freiner significativement l’érosion de la biodiversité<br />

à l’horizon 2010 — voire de la stopper en ce<br />

qui concerne l’Union européenne. Cela suppose à la<br />

fois d’agir sur les causes de la dégradation des milieux<br />

et de l’accroissement des risques d’extinction d’un<br />

nombre de plus en plus élevé d’espèces… et d’être en<br />

mesure d’évaluer ce qui se passe, ainsi que l’efficacité<br />

des mesures prises. C’est dans ce but que la septième<br />

conférence des parties de la Convention de la diversité<br />

biologique (2), qui s’est tenue à Kuala Lumpur<br />

(Malaisie) en février 2004, a établi un premier jeu<br />

d’indicateurs : la liste rouge des espèces menacées,<br />

la surface terrestre concernée par les aires protégées,<br />

le couvert forestier, la production d’azote par l’agriculture,<br />

l’industrie ou les transports, etc.<br />

Améliorer les indicateurs<br />

Cependant, ces indicateurs doivent encore être<br />

complétés. <strong>La</strong> liste rouge des espèces menacées ne<br />

couvre pas un grand nombre de groupes d’invertébrés,<br />

les aires protégées ne le sont qu’à des degrés divers,<br />

et trop peu d’indicateurs sont quantitatifs. Chaque<br />

pays, chaque région est incité à mettre en œuvre de<br />

tels indicateurs, dont certains devront être adoptés à<br />

l’échelle mondiale avant l’échéance de 2010.<br />

En Europe, on dispose déjà de l’indicateur « oiseaux<br />

MODÉLISATION BIODIVERSITÉ<br />

Que nous réserve le troisième millénaire ?<br />

Les simulations commencent à dessiner l’avenir écologique de notre<br />

planète. Mais elles se heurtent au manque de données, à la complexité<br />

des interactions entre espèces, aux effets de seuil et à l’incertitude sur<br />

les futurs modes de développement.<br />

© C.VANDER EECKEN/REPORTERS-REA<br />

communs ». En France, les données recueillies par<br />

près de 1 millier d’amateurs préalablement formés,<br />

sur 10 000 points d’observation répartis sur l’ensemble<br />

du territoire métropolitain, permettent d’estimer les<br />

effectifs de 95 espèces communes depuis 1989. On<br />

y trouve des espèces spécialistes des zones humides,<br />

des forêts, des prairies ou d’espaces cultivés, des insectivores,<br />

des granivores, des frugivores et des rapaces<br />

grands prédateurs, etc. Au-delà de l’intérêt qu’ornithologues<br />

ou amoureux de la nature peuvent avoir<br />

pour le devenir des pinsons, bouvreuils et autres<br />

faucons crécerelles, les fluctuations de cet indicateur,<br />

dont on peut analyser séparément les différentes<br />

composantes, traduisent l’évolution de la qualité des<br />

milieux dont dépendent, comme nous, ces animaux<br />

(Lire « Oiseaux communs : un indicateur de biodiversité<br />

», p. 49).<br />

Pour l’heure, ce genre d’indicateur reste trop rare.<br />

Les informations disponibles sur les changements<br />

de statut des espèces, d’effectifs des populations,<br />

d’étendue et de conditions des habitats demeurent<br />

parcellaires (3), avec des carences considéra-<br />

k<br />

L’OURS POLAIRE,<br />

LE PLUS GRAND<br />

DES CARNIVORES<br />

TERRESTRES, EST<br />

SUR LA LISTE ROUGE DES<br />

ESPÈCES MENACÉES.<br />

* Au cours<br />

d’une extinction<br />

de masse<br />

une proportion<br />

significative<br />

des espèces<br />

vivant sur Terre<br />

disparaît. Au long<br />

des 700 derniers<br />

millions d’années,<br />

les paléontologues<br />

s’accordent pour<br />

reconnaître cinq<br />

grands spasmes<br />

d’extinction :<br />

il y a 500, 440,<br />

365, 250, 195<br />

et 65 millions<br />

d’années.<br />

* Un écosystème<br />

est un ensemble<br />

formé par<br />

une communauté<br />

d’organismes et<br />

l’environnement<br />

physico-chimique<br />

dans lequel<br />

ils vivent.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 45<br />

© KLEIN & HUBERT / BIOS


MODÉLISATION BIODIVERSITÉ<br />

k<br />

bles pour beaucoup de groupes, de régions et<br />

de types d’habitats.<br />

L’établissement d’indicateurs n’est qu’une première<br />

étape pour un diagnostic de l’état de santé des<br />

écosystèmes. Contrairement à ce que l’on pourrait<br />

croire, la biodiversité n’est pas assimilable à<br />

une collection de timbres rares et précieux, en<br />

l’occurrence les espèces « phares » ou menacées.<br />

Toutes les espèces ne jouent pas un rôle de même<br />

importance dans les réseaux complexes d’interactions<br />

qui fondent les écosystèmes. L’approche purement<br />

comptable n’est donc pas suffisante.<br />

Seuls des modèles peuvent rendre<br />

compte du bon fonctionnement d’un<br />

écosystème.<br />

De ce point de vue-là, notre capacité<br />

à prévoir les évolutions futures est<br />

d’abord limitée par la connaissance<br />

que l’on peut avoir de la structure et<br />

de la dynamique de ces réseaux. C’est<br />

elle qui permettra d’établir des prévisions fiables de<br />

l’évolution des écosystèmes et des services écologiques<br />

qu’ils fournissent (purification des eaux, pollinisation<br />

des vergers, régulation des climats locaux…),<br />

en fonction des changements globaux entraînés par<br />

les activités humaines. Le défi qui nous est posé ici<br />

est celui de la modélisation de la complexité. Les<br />

approches mathématiques et le recours à la modélisation<br />

ne sont pas nouvelles en écologie. Elles datent<br />

du tout début du xx e siècle, depuis les contributions<br />

pionnières de l’Américain Alfred Lotka, de l’Italien<br />

Bouleversements en cascade<br />

46 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

Freiner, voire<br />

stopper, l’érosion<br />

de la biodiversité<br />

à l’horizon 2010<br />

Vito Volterra ou encore du Russe Vladimir Kostitzin.<br />

Le sujet a donc une histoire riche, nourrie par la<br />

montée en puissance des statistiques et de la théorie<br />

des systèmes dynamiques. Mais de récentes avancées<br />

analytiques, couplées à l’amplification des capacités<br />

offertes par l’informatique à haut débit, ont ouvert de<br />

nouveaux horizons à l’étude des communautés et des<br />

écosystèmes, donc à celle de la biodiversité (4).<br />

Parmi les défis à relever, dès lors qu’on vise à prédire<br />

des évolutions, il y a notamment les façons de prendre<br />

en compte et de traiter la dynamique d’ensembles<br />

complexes d’individus et d’espèces en<br />

interaction et les différences d’échelles<br />

spatiales, où se déroulent les divers processus<br />

biologiques et écologiques sousjacents,<br />

du local au régional, mais aussi<br />

du régional au planétaire. Il s’agit aussi<br />

de comprendre les cascades d’effets<br />

entraînées dans les réseaux trophiques<br />

par l’extinction ou la raréfaction de telle<br />

ou telle espèce de grand poisson victime de la surpêche,<br />

ou par la prolifération de telle ou telle espèce<br />

exotique envahissante.<br />

De même il faut évaluer comment des microchangements<br />

du cycle d’un nutriment, d’un polluant ou<br />

d’une population animale ou végétale survenant<br />

localement vont se faire sentir à d’autres échelles.<br />

Des diagnostics d’évolution de la biodiversité à<br />

l’horizon 2050, voire 2100, ont d’ores et déjà été<br />

produits par divers auteurs sur la base de scénarios<br />

de changements climatiques, d’évolution d’usage<br />

L’élimination de prédateurs situés au sommet<br />

d’une chaîne alimentaire bouleverse l’ensemble<br />

du réseau auquel ils appartiennent. C’est ce qui<br />

s’est produit à partir de la fin des années 1980<br />

dans l’Atlantique Nord. L’effondrement de la<br />

population de morue sur les côtes de Nouvelle-<br />

Écosse (Canada), accompagné d’ailleurs de celui<br />

de quelques autres espèces commercialement<br />

exploitées comme l’aiglefin ou la raie ocellée, a<br />

en effet entraîné la prolifération des petits poissons<br />

pélagiques et des macro-invertébrés ben-<br />

Pêche aux crabes en mer de Béring<br />

thiques tels que le crabe des neiges Chinoecetes<br />

opilio et la crevette Pandalus borealis, auparavant<br />

proies principales de ces grands prédateurs benthiques. Cette prolifération a, à son tour, provoqué la<br />

régression des proies de ces animaux marins de taille moyenne : le zooplancton herbivore de grande taille.<br />

Quant au phytoplancton, proie de ce zooplancton, il a naturellement vu son abondance croître… tandis que<br />

les concentrations en nitrate, dont il se nourrit, ont chuté ; enfin, les phoques, gros consommateurs de petits<br />

poissons pélagiques et d’invertébrés benthiques, ont profité de la raréfaction des morues (12).<br />

© HÉLÈNE DAVID / ARGOS / PICTURETANK<br />

DÉFORESTATION AU<br />

CAMEROUN (AFRIQUE) :<br />

LES ÉCOSYSTÈMES<br />

SONT FRAGILES, ET LA<br />

MOINDRE PERTURBATION<br />

DE LEUR ÉQUILIBRE<br />

LES MET EN PÉRIL.<br />

des terres, de transformation<br />

consécutive des paysages<br />

végétaux et d’hypothétiques<br />

réponses de la biodiversité à<br />

tous ces changements (5). Ainsi, en 2003, l’écologue<br />

britannique Chris Thomas, entouré d’une équipe<br />

internationale, a pour la première fois pris en compte<br />

l’effet du réchauffement climatique sur les milieux<br />

pour en déduire l’évolution des aires géographiques<br />

de 1 103 espèces de plantes et d’animaux (6). Il a utilisé<br />

une relation mathématique empirique, qui lie<br />

le nombre des espèces et la superficie des habitats<br />

qu’elles occupent.<br />

Évaluer le service écologique<br />

De nombreuses études montrent, en effet, que<br />

lorsque l’aire d’un milieu est multipliée par dix, le<br />

nombre d’espèces qui y habitent double. Prise en<br />

sens inverse, cette relation, bien connue des biogéographes<br />

et des écologues, reste la seule approche<br />

pour modéliser l’évolution de la biodiversité. Pour<br />

Chris Thomas et ses collaborateurs, dans l’hypothèse<br />

de changements moyens (accroissement de la<br />

température compris entre 1,8° C et 2° C à l’horizon<br />

2050), les taux d’extinction pourraient atteindre<br />

20 % si les espèces sont capables de dispersion, mais<br />

37 % dans le cas contraire. De telles prévisions sont<br />

cependant d’autant plus difficiles à faire qu’elles se<br />

heurtent à des effets de seuil. Tous les écosystèmes<br />

MODÉLISATION BIODIVERSITÉ<br />

sont en effet exposés à des changements graduels du<br />

climat, de la charge en nutriments, de la fragmentation<br />

des habitats ou de l’exploitation humaine. Mais,<br />

contrairement à ce que l’on a longtemps pensé, la<br />

nature ne répond pas en douceur à ce type de changements.<br />

Ses capacités de résistance sont limitées.<br />

Divers travaux ont montré que lacs, récifs coralliens,<br />

forêts et même océans pouvaient connaître<br />

des basculements soudains d’équilibre et dépérir, y<br />

compris dans un contexte de changements graduels et<br />

lents (7). Cette idée que les écosystèmes peuvent<br />

k<br />

(1) www.<br />

millenniumas–<br />

sessment.org/<br />

(en anglais).<br />

(2) www.cbd.<br />

int/2010-target/<br />

indicators.aspx<br />

(en anglais).<br />

(3) A. Balmford<br />

et W. Bond, Ecology<br />

letters, 8, 1218, 2005.<br />

(4) S. A. Levin et al.,<br />

Science, 275,<br />

334, 1997.<br />

(5) O. E. Sala et al.,<br />

Science, 287,<br />

1770, 2000.<br />

(6) C. D. Thomas<br />

et al., Nature, 427,<br />

145, 2004.<br />

(7) M. Scheffer<br />

et al., Nature, 413,<br />

591, 2001.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 47<br />

© SVEN TORFINN/PANOS-REA<br />

GRAND CORMORAN<br />

PÊCHANT UNE ANGUILLE :<br />

DANS LA NATURE,<br />

TOUTES LES ESPÈCES<br />

ANIMALES DÉPENDENT<br />

LES UNES DES AUTRES.<br />

© HENRY AUSLOOS / BIOS


MODÉLISATION BIODIVERSITÉ<br />

(8) C. S. Holling,<br />

Annu. Rev. Ecol. Syst.,<br />

4, 1, 1973.<br />

(9) R. May, Nature, 269,<br />

471, 1977.<br />

(10) G. C. Daily,<br />

Nature’s Services.<br />

Societal Dependance<br />

on Natural<br />

Ecosystems, Island<br />

Press, Washington<br />

D.C., 1997.<br />

(11) O. E. Sala<br />

et R. B. Jackson,<br />

Ecology, 87, 1875, 2006.<br />

(12) K. Frank<br />

et al., Science, 308,<br />

1621, 2005.<br />

k<br />

ÉPANDAGE DE<br />

PESTICIDES SUR UNE<br />

BANANERAIE EN<br />

MARTINIQUE : POPULATION<br />

LOCALE ET ÉCOSYSTÈMES<br />

EN PAYERONT LES<br />

CONSÉQUENCES<br />

POUR DES SIÈCLES.<br />

basculer brutalement d’un état stable à un autre<br />

très différent a d’ailleurs émergé de travaux théoriques<br />

de modélisation, il y a plus de trente ans (8, 9).<br />

En même temps que se développent les recherches<br />

sur le rôle de la biodiversité dans le fonctionnement<br />

des écosystèmes s’impose la nécessité d’étudier l’impact<br />

de ces transformations sur le bien-être humain,<br />

c’est-à-dire sur les systèmes sociaux. Cette petite<br />

révolution épistémologique – car il était difficile aux<br />

écologues, de sensibilité naturaliste pour une grande<br />

part, de percevoir la nature comme étant au service<br />

de l’homme – est à l’origine du concept de « service<br />

écologique ». Par définition, ce sont « les conditions<br />

et les processus à travers lesquels les écosystèmes naturels<br />

et les espèces qui les constituent, soutiennent et<br />

permettent la vie humaine. Ils maintiennent la biodiversité<br />

et la production de biens écologiques tels que<br />

les fruits de mer, le fourrage, le bois, les combustibles<br />

issus de la biomasse, les fibres naturelles et de nombreux<br />

produits pharmaceutiques et industriels ainsi<br />

que leurs précurseurs. L’exploitation, la récolte et le<br />

commerce de ces biens représentent une part importante<br />

et familière de l’économie humaine. En plus de<br />

la production de biens, les services fournis par les écosystèmes<br />

incluent des fonctions qui sont de réels supports<br />

de vie, tels que la purification, le recyclage et le<br />

renouvellement (de l’eau et de la matière organique),<br />

mais aussi d’autres qui confèrent de nombreux bénéfices<br />

intangibles d’ordre esthétique et culturel (10) ».<br />

48 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

Nos capacités à prédire les trajectoires de la diversité<br />

du vivant ne dépendent pas seulement des connaissances<br />

que l’on pourra développer sur la dynamique<br />

des systèmes écologiques complexes qui structurent<br />

la biosphère. Elles se heurtent au fait qu’il faut aussi,<br />

et peut-être surtout, compter avec la dynamique de<br />

nos sociétés, les activités développées et la croissance<br />

des besoins humains.<br />

Identifier les évolutions<br />

En 2000, les Nations unies ont ainsi commandité<br />

une opération internationale d’évaluation et de<br />

prospective sur les écosystèmes, qui s’est déroulée<br />

entre 2001 et 2005. Pour la première fois, plus de<br />

1 360 experts issus de près de 50 pays ont collaboré<br />

sur ce sujet. L’objectif du Millennium Ecosystem<br />

Assessment était d’évaluer les conséquences de<br />

l’évolution des écosystèmes sur le bien-être humain,<br />

dans le but d’identifier les stratégies nécessaires<br />

pour une meilleure préservation et utilisation des<br />

écosystèmes au service de l’homme.<br />

Le Millennium Ecosystem Assessment s’est orienté<br />

vers l’exploration de scénarios, liés aux choix que nos<br />

sociétés pourront adopter, plutôt que vers des prévisions<br />

au sens strict du terme, au demeurant de faible<br />

intérêt, si ce n’est celui de provoquer l’inquiétude<br />

destinée à nous faire réagir, à bouger ! Les scénarios<br />

de biodiversité que l’on peut explorer, sur la base<br />

du cadrage écologique élargi, évoqué ici, ne sont<br />

© REGIS DOMERGUE / BIOS<br />

« Oiseaux communs » : un indicateur de biodiversité<br />

que des « futurs alternatifs plausibles ». Les experts<br />

ont ainsi élaboré 4 scénarios : Global Orchestration,<br />

dans lequel le monde fortement globalisé (avec une<br />

gouvernance mondialisée et de nombreux échanges)<br />

s’attache d’abord à la diminution de la pauvreté<br />

avant de gérer les écosystèmes ; Order<br />

for Strength, dans lequel la croissance<br />

économique est plus basse que<br />

dans le précédent, la population plus<br />

élevée, le monde plus fragmenté, et<br />

où l’on gère les écosystèmes quand ils<br />

posent problème ; Adapting Mosaic,<br />

dans lequel le monde est plus cloisonné,<br />

par régions, avec des institutions<br />

qui adoptent des stratégies de gestion durable<br />

des écosystèmes ; enfin, le Techno Garden, où le<br />

monde globalisé repose essentiellement sur des<br />

technologies environnementales.<br />

Ces scénarios ont servi de base aux conclusions du<br />

Millennium Ecosystem Assessment, qui chiffre<br />

les impacts de l’activité humaine sur la planète :<br />

24 % des terres émergées sont cultivées, 35 % des<br />

mangroves et 20 % des récifs coralliens détruits<br />

depuis 1980, etc. Surtout, le Millennium Ecosystem<br />

Assessment identifie des évolutions particulièrement<br />

graves : la quasi-disparition de nombreux stocks de<br />

pêche, la vulnérabilité des 2 milliards d’humains<br />

vivant en zones arides, le réchauffement ou encore<br />

Chiffrer les<br />

impacts de<br />

l’activité humaine<br />

sur la planète<br />

MODÉLISATION BIODIVERSITÉ<br />

À partir de l’estimation des effectifs de<br />

95 espèces d’oiseaux communs suivis<br />

en France depuis 1989, l’équipe de Denis<br />

Couvet au Muséum national d’histoire<br />

naturelle de Paris montre que, entre 1989<br />

et 2006, le nombre d’oiseaux aurait globalement<br />

régressé de 7 %. Ces données<br />

font apparaître que 27 espèces sont en<br />

déclin, 14 à surveiller tandis que 40 espèces<br />

restent stables et que 8 espèces augmentent.<br />

Diverses analyses indiquent<br />

que les évolutions observées sont liées<br />

au changement climatique et à l’intensification<br />

des pratiques agricoles. À noter<br />

que les espèces spécialistes, adaptées à Bruant zizi pris dans un filet.<br />

un milieu spécifique, subissent un déclin<br />

marqué tandis que les espèces généralistes augmentent. C’est particulièrement net pour les espèces agricoles<br />

(- 29 %) mais aussi pour les espèces forestières (- 19 %) tandis que les espèces adaptées aux milieux anthropisés<br />

restent stables. Si l’on peut attribuer le déclin de l’avifaune liée aux milieux agricoles au processus d’intensification<br />

qu’a connu le secteur agricole (disparition des haies et bosquets, effets des pesticides, enfrichement<br />

des zones marquées par la déprise agricole), celui des espèces forestières est plus surprenant.<br />

la pollution par les engrais et les pesticides. Au-delà<br />

de ce rapport, les scénarios servent aujourd’hui de<br />

point d’ancrage à des modèles en cours de développement.<br />

Ils ne visent pas à prédire l’état futur précis<br />

de la biodiversité. Mais ils servent plutôt à identifier<br />

les conséquences écologiques des<br />

différentes voies dans lesquelles les<br />

sociétés humaines peuvent choisir<br />

de s’engager. Ces scénarios apparaissent<br />

comme des instruments d’aide<br />

à la décision et au débat démocratique<br />

en identifiant les coûts et les<br />

bénéfices des actions alternatives<br />

tant dans leur dimension écologique<br />

que sociale et économique (11). Ils constituent<br />

de précieux instruments pour envisager des<br />

prévisions écologiques pour le troisième millénaire.<br />

● R. B.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

<strong>La</strong> Nécessité du hasard, vers une théorie<br />

synthétique de la biodiversité, A. Pavé,<br />

EDP Science, 2007.<br />

Un éléphant dans un jeu de quille : l’homme<br />

dans la biodiversité, R. Barbault, Seuil, Paris, 2006.<br />

<strong>La</strong> Sixième Extinction, évolution et catastrophes,<br />

R. Leakey et R. Lewin, Flammarion, Paris, 1997.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 49<br />

© FRÉDERIC JIGUET


MODÉLISATION DÉCHETS<br />

Une ressource pleine<br />

d’avenir<br />

Philippe<br />

Chalmin<br />

est professeur<br />

à l’université<br />

Dauphine, à Paris,<br />

et président<br />

de Cyclope.<br />

Philippe.CHALMIN<br />

@dauphine.fr<br />

De rebuts à matières premières « secondaires », les déchets deviennent<br />

un enjeu économique, voire géopolitique.<br />

Longtemps, les hommes ont eu le sens<br />

de la rareté. Dans les communautés<br />

traditionnelles, on jetait peu, on récupérait,<br />

on valorisait, on faisait, au fond, du développement<br />

durable. Les deux siècles de révolutions<br />

industrielles et urbaines ont relégué les déchets<br />

au statut peu enviable de produits malodorants, dangereux<br />

même, à éliminer, à cacher. Pendant toute<br />

cette période, les hommes ont exploité les ressources<br />

de la planète sans précaution aucune, tirant des<br />

quittances sur l’avenir sans penser à des lendemains<br />

de pénurie. Jusqu’aux premiers avertissements de la<br />

crise de 1974 – qui suivait le célèbre<br />

rapport « Halte à la croissance » (1) :<br />

ils ne furent guère entendus dans<br />

l’euphorie de la nouvelle économie<br />

de la fin du xxe siècle et de l’effondrement<br />

des prix mondiaux.<br />

<strong>La</strong> forte croissance du début du<br />

xxie siècle, la montée en puissance<br />

des pays émergents et, notamment,<br />

de la Chine ont radicalement changé la donne. Le<br />

monde a pris conscience de la rareté de nombre de<br />

ressources naturelles, de l’énergie à l’agriculture,<br />

en même temps que des limites de notre environnement<br />

aux prises avec des évolutions climatiques<br />

majeures.<br />

Au moment où flambent les marchés du pétrole, du<br />

blé, du cuivre, du nickel et même du plomb, les prix<br />

des matières premières « secondaires », des ferrailles<br />

aux vieux papiers, s’enflamment, et une véritable<br />

50 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

Le monde produit<br />

4 milliards<br />

de tonnes de<br />

déchets par an<br />

« économie du déchet » se met en place. Cette prise<br />

de conscience s’est accompagnée de la redécouverte<br />

du gisement qu’ils représentent. Un gisement d’autant<br />

plus attirant qu’il est surtout concentré dans les pays<br />

développés, consommateurs de biens et, donc, producteurs<br />

de déchets.<br />

Chaque jour, le monde produit un peu plus de 10 millions<br />

de tonnes de déchets, soit à peu près 4 milliards<br />

de tonnes par an (total des déchets ménagers et industriels),<br />

quand la production mondiale annuelle de<br />

céréales est de 2 milliards de tonnes et celle d’acier<br />

de 1 milliard de tonnes.<br />

Les seuls déchets ménagers (ou muni-<br />

cipaux) pèsent 1,2 milliard de tonnes<br />

par an, la moitié en provenance des<br />

pays de l’Organisation de coopération<br />

et de développement économiques<br />

(OCDE) : États-Unis et Europe pèsent<br />

chacun un peu plus de 200 millions de<br />

tonnes, la Chine déjà 180 millions de<br />

tonnes. <strong>La</strong> quantité et la composition<br />

de ces déchets ménagers sont très variables suivant<br />

les niveaux de développement. Ainsi, dans les pays<br />

pauvres, la production per capita est de l’ordre de<br />

150 kilogrammes (kg) à 250 kg, comme à Mumbai,<br />

en Inde, ou Nairobi, au Kenya, mais aussi dans des<br />

villes du Brésil ou de l’Argentine. Ce sont des déchets<br />

« pauvres », composés entre 50 % et 80 % de matières<br />

fermentescibles. À l’inverse, dans les pays de l’OCDE<br />

et dans certains pays émergents, comme la Chine,<br />

les 500 kg à 700 kg de déchets produits per capita<br />

sont « riches » de matières à récupérer. Cette corrélation<br />

entre quantité de déchets ménagers et niveau<br />

de richesse s’estompe, en particulier dans les pays<br />

développés. Ce n’est pas le cas des pays en développement<br />

qui ont à gérer la croissance exponentielle<br />

de leurs mégapoles.<br />

Sur les 4 milliards de tonnes de déchets mondiaux<br />

produits annuellement, nous estimons, aujourd’hui,<br />

que seulement 1 milliard de tonnes est valorisé.<br />

Comment ? Sous forme d’énergie, de production de<br />

biogaz (lire « Des déchets aux gaz naturel » p. 58),<br />

de matière première secondaire ou de biomasse. Le<br />

potentiel reste donc considérable. Le gisement dans<br />

les pays développés, en particulier en Europe, est<br />

encore loin de son exploitation optimale. Dans les<br />

pays en développement, on est encore au temps des<br />

décharges sauvages.<br />

Le Sud puise au Nord<br />

Pour les pays développés, qui importent en général des<br />

matières premières, pour la production de biens de<br />

consommation ou d’énergie, il s’agit là de nouvelles<br />

ressources « minières » de première importance<br />

qui présentent de surcroît le mérite d’être renouvelables.<br />

Déjà, la moitié de notre consommation<br />

de papier ou de plomb et le tiers de celle d’acier<br />

provient du recyclage.<br />

<strong>La</strong> seule récupération destinée au recyclage porte<br />

sur 600 millions de tonnes, dont 400 millions de<br />

tonnes de ferrailles et 170 millions de tonnes de<br />

« vieux papiers ». Une bonne partie de ces tonnages<br />

est directement valorisée<br />

dans les pays de collecte. Mais,<br />

fait nouveau, on assiste depuis<br />

ces dernières années à une forte<br />

croissance des échanges internationaux<br />

de déchets : de 130 à<br />

150 millions de tonnes ont ainsi<br />

sillonné les mers en 2007. C’est<br />

même en train de devenir l’un des<br />

plus importants flux de matière,<br />

pour le transport maritime. Les<br />

pays riches exportent désormais<br />

une partie de leurs ferrailles et<br />

vieux papiers vers les pays émergents,<br />

un nouveau type d’échange<br />

Nord-Sud : le Nord devient un<br />

« gisement » que commencent<br />

à exploiter les pays du Sud. Dans<br />

certains cas, le contrôle de ces<br />

flux de déchets devient source<br />

de convoitise et une géopolitique<br />

des déchets est en train de naître,<br />

dont le nerf de la guerre est l’accès<br />

à ces nouvelles ressources. Certains pays, comme les<br />

États-Unis ou la Russie, vont même jusqu’à mettre<br />

en place des taxes à l’exportation.<br />

Quelle sera la production mondiale de déchets à<br />

l’horizon 2050 ? Impossible de l’estimer. À l’heure<br />

actuelle, il n’existe pas de projections fiables.<br />

Néanmoins, on peut évaluer la progression de<br />

déchets municipaux en tablant sur une moyenne<br />

urbaine mondiale qui tendrait vers 500 kg per capita,<br />

la quantité produite actuellement dans les pays développés.<br />

Cela conduirait à une production mondiale de<br />

déchets ménagers de l’ordre de 4 milliards de tonnes,<br />

plus du triple du niveau actuel. Autant dire un marché<br />

dont la progression est assurée à long terme.<br />

Quelle que soit à l’avenir l’évolution des prix sur les<br />

grands marchés mondiaux de matières premières et<br />

de commodités, les déchets représentent probablement<br />

le plus important gisement inexploité de la planète.<br />

Aux hommes de savoir en faire une ressource !<br />

● P. C.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Cyclope, principal institut européen de recherche<br />

sur les marchés de matières premières<br />

et de commodités : www.cercle-cyclope.com/<br />

Du rare à l’infini : panorama mondial des déchets<br />

2006, P. Chalmin et E. <strong>La</strong>coste, Cyclope et <strong>Veolia</strong> Propreté,<br />

Economica, 2007.<br />

Le Poivre et l’Or noir, l’extraordinaire épopée<br />

des matières premières, P. Chalmin, Bourin, 2007.<br />

MODÉLISATION DÉCHETS<br />

(1) D. Meadows<br />

et al., Halte<br />

à la croissance ?<br />

Rapports sur<br />

les limites de la<br />

croissance, Fayard,<br />

1972.<br />

COMME CES<br />

PLASTIQUES DESTINÉS<br />

À L’INCINÉRATION<br />

(NANTES), 75 % DES<br />

DÉCHETS MONDIAUX<br />

NE SONT PAS VALORISÉS.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 51<br />

© PHOTOTHÈQUE VEOLIA-JEAN PHILIPPE MESGUEN


TECHNOLOGIE BIOCARBURANTS<br />

Place aux nouvelles<br />

générations<br />

Renaud<br />

Persiaux<br />

est journaliste<br />

scientifique.<br />

* L’Hydrolyse<br />

enzymatique<br />

est une réaction<br />

chimique catalysée<br />

par des enzymes.<br />

Les biocarburants actuels ne font plus l’unanimité : bilan écologique mé-<br />

diocre, déforestation, concurrence avec les cultures alimentaires...<br />

On en attendait peut-être un peu trop. Les<br />

biocarburants, censés limiter les émissions<br />

de gaz à effet de serre, inquiètent désormais<br />

chercheurs et instances internationales.<br />

En mai 2007, un rapport des Nations<br />

unies affirmait qu’une « planification inadéquate de<br />

ces nouvelles sources d’énergie engendrerait autant<br />

de problèmes que de solutions ». Et, en septembre,<br />

l’Organisation de coopération et de développement<br />

économiques invitait ses membres à ne plus<br />

subventionner les biocarburants, craignant une<br />

augmentation de 20 % à 50 % des prix des produits<br />

alimentaires sur les dix prochaines<br />

années et s’inquiétant de leurs impacts<br />

sur l’environnement.<br />

En Indonésie, en Malaisie ou encore<br />

au Brésil, des milliers d’hectares de<br />

forêt tropicale partent quotidiennement<br />

en fumée pour être reconvertis<br />

en champs et produire... des biocarburants<br />

! Ces cinq dernières années, la<br />

production mondiale a doublé pour atteindre certainement<br />

50 millions de tonnes d’équivalent pétrole,<br />

en 2007. Et d’ici à 2011, elle devrait encore doubler,<br />

du moins pour les deux grands types de biocarburants<br />

actuels, l’éthanol et le biodiesel. Ils sont respectivement<br />

produits massivement à partir de plantes<br />

alimentaires (betterave, canne à sucre, blé et maïs)<br />

ou d’huiles végétales (colza, tournesol, palme, soja)<br />

pour être ensuite mélangés aux carburants classiques.<br />

En France, ce mélange atteint 5 %.<br />

Sur le plan énergétique et écologique, le bilan est<br />

clairement négatif si l’on prend en compte l’ensemble<br />

de la filière de production. En terme de réduction des<br />

Utiliser des<br />

résidus de bois<br />

comme matières<br />

premières<br />

émissions de CO 2 , l’opération de défrichage ou de<br />

brûlis est toujours contre-productive, dans un facteur<br />

2 à 9, selon Renton Righelato (1), de l’organisation<br />

de conservation des écosystèmes, World <strong>La</strong>nd Trust.<br />

De plus, ces plantes poussent au prix d’une monoculture<br />

intensive, avec une utilisation massive d’intrants<br />

(pesticides, engrais) et d’eau. Entre autres conséquence<br />

: des émissions de protoxyde d’azote (N 2 0),<br />

un gaz à effet de serre trois cents fois plus puissant<br />

que le CO 2 ... dont les rejets auraient jusqu’ici été<br />

sous-estimés d’un facteur 3 à 5, si l’on en croit le prix<br />

Nobel de chimie Paul Crutzen (2). Il annonce un<br />

bilan d’émission global de gaz à effet<br />

de serre jusqu’à deux fois plus élevé que<br />

pour des combustibles fossiles !<br />

Mais, alors, comment produire des biocarburants<br />

écologiques ? Une des solutions<br />

serait d’utiliser des plantes non<br />

alimentaires, fournissant un maximum<br />

de biomasse à l’hectare et demandant<br />

le moins possible d’eau, d’engrais et de<br />

pesticides. Parmi les candidats idéaux, le Jatropha<br />

curcas (pourghère), un buisson prospérant en Asie et<br />

en Afrique, sur les terres semi-arides, donc non cultivables.<br />

Ses graines contiennent une huile non comestible,<br />

pouvant servir de base pour la fabrication de<br />

biodiesel. Le planter massivement permet, en outre,<br />

de lutter contre la désertification. Par ailleurs, plusieurs<br />

industriels s’intéressent aux graisses animales,<br />

non valorisables, ou aux huiles usagées, mais « le<br />

potentiel de ces sources reste faible », commente Jean-<br />

Francois Gruson, directeur adjoint des études économiques<br />

à l’Institut français du pétrole (IFP). Certains<br />

suggèrent aussi d’utiliser directement l’huile extraite<br />

des plantes, sans la transformer en biodiesel, et de<br />

permettre ainsi une production décentralisée, sans<br />

investissements importants. Inadaptée aux moteurs<br />

Diesel classiques (qu’elle encrasse), cette huile végétale<br />

brute est, en revanche, utilisable dans certains<br />

moteurs comme ceux fabriqués, depuis plusieurs<br />

années, par l’entreprise allemande Elsbett. Mais<br />

l’IFP reste prudent.<br />

Plus écologiques et moins gourmands<br />

En fait, l’idéal serait de transformer efficacement<br />

l’intégralité des tissus végétaux, constitués surtout<br />

de cellulose et d’hémicellulose. Mais ces composés<br />

sont enchâssés dans un assemblage de polymères difficiles<br />

à déstructurer et les deux voies connues pour<br />

effectuer cette opération sont peu efficaces. <strong>La</strong> première,<br />

Biomass to Liquid, consiste à préparer un gaz<br />

de synthèse par traitement thermochimique, gaz que<br />

l’on transforme ensuite en essence ou en un mélange<br />

de gazole et de kérosène. Certains industriels l’ont<br />

déjà développée, mais elle reste coûteuse.<br />

Dans la seconde voie, celle de la biochimie, la cellulose<br />

est convertie par hydrolyse enzymatique* en<br />

sucres transformés ensuite en éthanol par fermentation<br />

alcoolique traditionnelle. Mais, pour l’instant,<br />

l’étape d’hydrolyse limite la rentabilité économique :<br />

il faut entre dix et cent fois plus d’enzymes que dans<br />

les filières à base de blé et maïs. De nombreux travaux<br />

de biologie moléculaire visent donc à améliorer<br />

la conversion en sucre ou à intégrer en une<br />

seule opération hydrolyse et fermentation. Parmi les<br />

innombrables pistes, celles de deux start-up américaines<br />

: Amyris et Agrivida. <strong>La</strong> première travaille sur<br />

la copie de l’estomac des termites pour fabriquer des<br />

usines à bactéries, pendant que la seconde étudie le<br />

développement d’un maïs OGM capable de s’autodégrader<br />

entièrement. Mais selon Frédéric Monot,<br />

directeur du département biotechnologie de l’IFP,<br />

« ces filières de deuxième génération n’émergeront pas<br />

avant 2012 - 2015 ».<br />

Les principales matières premières imaginées actuellement<br />

sont des résidus de bois et des pailles de<br />

céréales. Des plantations dédiées sont aussi envisagées,<br />

comme le Miscanthus giganteus (ou herbe à<br />

éléphant), poussant seul et facilement valorisable.<br />

Ou encore, comme le préconise David Tilman<br />

de l’université du Minnesota, des cultures de type<br />

prairie à forte biodiversité, qui produisent beaucoup<br />

de biomasse tout en respectant l’écosystème et en<br />

demandant peu d’intrants (3). Plus farfelue, une<br />

idée évoquée au Japon : recycler les 90 000 tonnes<br />

de baguettes jetées chaque année.<br />

Une troisième génération est à l’étude pour les biodiesels,<br />

dans le cadre du projet Shamash : des micro-<br />

TECHNOLOGIE BIOCARBURANTS<br />

algues productrices d’huile. Leur rendement<br />

serait très élevé (plus de 40 000 litres de biocarburant<br />

par hectare, soit de trente à cent<br />

fois plus que les oléagineux terrestres), et leur<br />

culture, en bassins, serait a priori simple et peu<br />

exigeante, ne nécessitant que lumière, eau et CO 2 .<br />

« Il reste cependant à sélectionner les plus performantes<br />

et à développer industriellement ce qui n’est, pour<br />

l’instant, qu’une promesse de laboratoire », explique<br />

Olivier Bernard, chercheur à l’Institut national de<br />

recherche en informatique et en automatique.<br />

Mais ne nous leurrons pas : réduire les émissions de<br />

gaz à effet de serre et la pollution atmosphérique<br />

impose avant tout des voitures moins gourmandes en<br />

carburants. Mais aussi des hommes moins gourmands<br />

en voitures. ● R. P.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Espace découverte « biocarburants » de l’IFP :<br />

www.ifp.fr/IFP/fr/ifp/fb13.htm<br />

Shamash, projet coordonné par l’Inria avec<br />

l’Ifremer, le CNRS, le CEA et plusieurs universités :<br />

www-sop.inria.fr/comore/shamash/<br />

(1) R. Righelato<br />

et D. V. Spracklen,<br />

Science, 317,<br />

902, 2007.<br />

(2) P. Crutzen<br />

et al., Atmos.Chem.<br />

Phys. Discussions 7,<br />

11191-11205, 2007<br />

et sur : www.atmoschem-phys-discuss.<br />

net/7/11191/2007/<br />

(3) D. Tilman et al.,<br />

Science, 314, 1598,<br />

2006.<br />

52 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 53<br />

© IFREMER NANTES<br />

CES MICRO-ALGUES,<br />

CULTIVÉES À L’IFREMER<br />

DE NANTES PRODUISENT<br />

DES ACIDES GRAS<br />

QUI POURRAIENT ÊTRE<br />

TRANSFORMÉS<br />

EN BIOCARBURANTS.


TECHNOLOGIE HYDROGÈNE<br />

Marie Schal<br />

est journaliste<br />

scientifique.<br />

Le plein de H 2 ?<br />

Carburant prometteur pour les transports, l’hydrogène pose toujours<br />

de multiples problèmes, presque à tous les niveaux.<br />

Rouler à 130 kilomètres à l’heure sur l’autoroute<br />

en ne rejetant que de la vapeur<br />

d’eau : c’est possible. Plus de 400 véhicules<br />

expérimentaux et une centaine d’autobus<br />

à pile à combustible, roulant tous à<br />

l’hydrogène, circulent aujourd’hui dans le monde.<br />

Pour les ravitailler, 140 stations-service sont déjà<br />

opérationnelles et 90 sont en construction depuis<br />

avril 2007, principalement en Amérique du Nord,<br />

en Europe et au Japon.<br />

Si les principaux constructeurs automobiles se sont lancés<br />

dans la course en développant leurs prototypes, c’est<br />

que les promesses de l’hydrogène sont immenses. C’est<br />

le carburant idéal pour se déplacer sans consommer<br />

d’énergie fossile ni rejeter de gaz à effet de serre.<br />

Couplé à une pile à combustible, il ne dégage aucun<br />

polluant. Et il a l’avantage de doter le véhicule<br />

de suffisamment d’autonomie, environ 400 kilo-<br />

mètres (km), quand les voitures électriques actuelles<br />

doivent recharger leurs batteries, environ tous les<br />

150 km. Seul problème : la filière est, pour l’instant, hors<br />

de prix. Production, distribution, stockage, véhicules :<br />

tous les maillons sont à améliorer. « L’automobile est<br />

l’application royale pour l’hydrogène, mais c’est aussi<br />

celle qui concentre le plus de difficultés, car le cahier<br />

des charges est très sévère », explique Jean-Marc Agator,<br />

du Commissariat à l’énergie atomique.<br />

Premier verrou : la production. Dans la nature, l’hydrogène<br />

ne se trouve pas sous forme gazeuse (H 2 ),<br />

mais combiné à d’autres éléments chimiques. <strong>La</strong><br />

moitié des 65 millions de tonnes d’hydrogène produites<br />

chaque année dans le monde, pour les besoins<br />

de l’industrie chimique et des raffineries, est obtenue<br />

par « vaporeformage » du gaz naturel : celui-ci est<br />

chauffé à plus de 700° C en présence de vapeur d’eau.<br />

Un procédé voisin consiste à gazéifier le charbon, le<br />

pétrole ou une source d’énergie renouvelable comme<br />

54 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

la biomasse (paille, bois...). Seul bémol, cela produit<br />

du dioxyde de carbone, qu’il est impératif de<br />

piéger pour ne pas contribuer à l’effet de serre : c’est<br />

l’objectif de projets de recherche ambitieux comme<br />

HypoGen et FutureGen (lire « Objectif : zéro émission<br />

» p. 60). Troisième solution : la décomposition<br />

de l’eau en hydrogène et en oxygène, soit par des<br />

procédés innovants à haute température, soit par<br />

électrolyse, à condition, là encore, que l’électricité<br />

utilisée provienne d’une source d’énergie non émettrice<br />

de gaz à effet de serre. En fait, pour couvrir les<br />

besoins des transports, l’idéal serait une production<br />

d’hydrogène décentralisée (par « reformage autotherme*<br />

»), au niveau des véhicules ou des stationsservice.<br />

Mais son coût actuel peut dépasser 35 euros<br />

par gigajoule* , soit plus du double de celui de l’essence<br />

hors taxe.<br />

Encore beaucoup d’obstacles<br />

Deuxième difficulté : le transport et le stockage. On<br />

peut l’acheminer par gazoduc, une infrastructure<br />

coûteuse. Il faut ensuite le conserver à bord du<br />

véhicule, soit sous haute pression (350 à 700 bars),<br />

soit sous forme liquide à – 253° C. Dans ces deux<br />

cas, l’objectif est d’embarquer 4 ou 5 kilogrammes<br />

d’hydrogène : de quoi rouler 400 ou 500 kilomètres.<br />

Mais les réservoirs sont très encombrants. Et l’énergie<br />

nécessaire à la compression ou au refroidissement<br />

du gaz représente respectivement 12 % et 30 % de<br />

celle contenue dans le carburant. Une des solutions<br />

envisagées serait de stocker l’hydrogène au sein de<br />

composés solides comme des hydrures métalliques,<br />

matériaux poreux où l’hydrogène peut être piégé et<br />

relâché selon la température.<br />

Troisième et principal obstacle : la pile à combustible.<br />

Elle est trop chère et manque de fiabilité et de<br />

durabilité. « <strong>La</strong> technologie est encore jeune, même<br />

CHEZ BMW,<br />

LE CHOIX EST CLAIR :<br />

MOTEURS À COMBUSTION<br />

ET RÉSERVOIRS<br />

À HYDROGÈNE LIQUIDE<br />

(À -253°C).<br />

si le principe date de 1839 ! »,<br />

souligne Jean-Marc Agator.<br />

Embarquée à bord du véhicule,<br />

elle produit l’électricité alimentant le moteur<br />

par un processus chimique inverse de l’électrolyse :<br />

l’hydrogène réagit avec l’oxygène de l’air. Seul rejet :<br />

de l’eau. L’opération est très efficace du point de vue<br />

énergétique. Mais le coût d’une pile à « membrane<br />

échangeuse de protons » (PEMFC), la plus utilisée<br />

pour les transports, dépassait encore 1 200 euros par<br />

kilowatt (€/kW) en 2007, contre 35 €/kW de puissance<br />

pour un moteur à essence. Une alternative,<br />

adoptée entre autres par le constructeur BMW, est<br />

de brûler directement l’hydrogène dans un moteur à<br />

combustion adapté. Une solution intermédiaire pour<br />

initier une « économie de l’hydrogène ». Mais « on<br />

cumule alors les inconvénients liés à la production et au<br />

stockage de l’hydrogène, pour l’utiliser dans un véhicule<br />

avec les performances d’un moteur thermique, juge<br />

Daniel Clément, de l’Agence de l’environnement et<br />

de la maîtrise de l’énergie. Ce n’est pas une bonne<br />

solution à long terme. Il faut repenser complètement<br />

l’automobile et privilégier l’efficacité énergétique ».<br />

Les efforts de recherche des États-Unis, avec un<br />

budget de 1,2 milliard de dollars annoncé en 2003<br />

sur cinq ans pour la filière, vont dans ce sens, tout<br />

comme ceux du Japon. En octobre 2007, c’est un<br />

© JAN VAN DE VEL/REPORTERS-REA<br />

TECHNOLOGIE HYDROGÈNE<br />

partenariat européen de recherche public-privé qui a<br />

été lancé pour six ans : cette « initiative technologique<br />

conjointe pour l’hydrogène et la pile à combustible »<br />

sera financée par la Commission européenne et par<br />

les 50 industriels membres, chacun à hauteur de<br />

470 millions d’euros. Pour soutenir la filière, « il est<br />

maintenant important d’identifier des niches, même si<br />

ce n’est pas l’enjeu principal à long terme », explique<br />

Daniel Clément. Tels les autobus à hydrogène, dont<br />

les contraintes d’encombrement sont moindres, ou<br />

les véhicules transportant les charges dans les aéroports.<br />

En attendant de plus gros marchés. « Compte<br />

tenu des connaissances, on peut espérer une rupture<br />

technologique majeure dans cinq à dix ans, estime<br />

Jean-Marc Agator. À partir du moment où les piles à<br />

combustible à hydrogène atteindront des performances<br />

égales ou supérieures à celles d’un moteur à essence,<br />

on peut penser qu’elles s’imposeront largement, sauf<br />

progrès déterminants sur les véhicules électriques à<br />

batterie. » Dans le scénario favorable avancé par<br />

l’Agence internationale de l’énergie (1), l’hydrogène<br />

pourrait ainsi faire son apparition sur le marché en<br />

2020 et alimenter 700 millions de véhicules en 2050,<br />

soit 30 % de la flotte mondiale. ● M. S.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

<strong>La</strong> Révolution de l’hydrogène : vers une énergie propre<br />

et performante ?, S. Boucher, Éditions du Félin, 2006.<br />

<strong>La</strong> Pile à combustible, M. Boudellal, Dunod/<br />

L’Usine nouvelle, 2007.<br />

L’Hydrogène, les nouvelles technologies<br />

de l’énergie, Clefs CEA, hiver 2004-2005, www.cea.fr<br />

Les véhicules à hydrogène : www.h2mobility.org<br />

(en anglais).<br />

CET HYDRURE<br />

MÉTALLIQUE, ICI AU<br />

MICROSCOPE À BALAYAGE,<br />

EST UNE « ÉPONGE<br />

À HYDROGÈNE » : UNE<br />

SOLUTION POUR LES<br />

RÉSERVOIRS DES PILES<br />

À COMBUSTIBLE ?<br />

(1) Energy<br />

Technology<br />

Essentials,<br />

Hydrogen Production<br />

and Distribution, IEA<br />

Publications, 2007.<br />

* Dans le<br />

« reformage<br />

autotherme »,<br />

un carburant (gaz<br />

naturel, méthanol,<br />

hydrocarbure) est<br />

mélangé avec de<br />

l’air et de l’eau.<br />

* Un gigajoule<br />

équivaut à<br />

8,3 kilogrammes<br />

d’hydrogène.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 55<br />

© PHOTOTHÈQUE CNRS/J.-M. JOUBERT


TECHNOLOGIE NUCLÉAIRE<br />

L’heure de la relance<br />

atomique<br />

Camille<br />

Saïsset<br />

est journaliste<br />

scientifique.<br />

* Le<br />

démantèlement<br />

désigne<br />

les opérations<br />

depuis l’arrêt du<br />

réacteur jusqu’à<br />

la destruction de<br />

tous les bâtiments<br />

et l’évacuation<br />

des déchets<br />

radioactifs.<br />

Une nouvelle génération de réacteurs est à l’étude. Seront-ils devancés<br />

par des solutions moins innovantes, développées à grande échelle ?<br />

à 2050, les quelque 440 réacteurs<br />

nucléaires actuels, entrés en exploitation<br />

à travers le monde entre 1970 et<br />

1995, seront arrêtés. Ils devront être<br />

D’ici<br />

démantelés, comme le sont actuellement<br />

leurs aînés, « première génération » de réacteurs<br />

civils. Un démantèlement* long et coûteux<br />

(celui de la centrale de Brennilis, dans le Finistère,<br />

commencé en 1985 et estimé à 482 millions d’euros,<br />

est interrompu depuis juin 2007 en raison d’un problème<br />

de stockage de déchets).<br />

Quoiqu’il en soit, le nucléaire conserve bien des<br />

atouts : même si, avec les réacteurs actuels, les<br />

réserves en uranium naturel ne sont estimées qu’entre<br />

cinquante et deux cents ans de consommation<br />

(lire « 2050, rendez-vous énergétique », p. 31), le<br />

coût de l’électricité nucléaire reste stable, quand<br />

celui de l’électricité issue des ressources fossiles<br />

s’envole. Qui plus est, cette production d’électricité<br />

ne s’accompagne d’aucune émission de dioxyde de<br />

carbone (CO ), ce qui l’extrait de la pression écono-<br />

2<br />

mique que subissent ses concurrents fossiles ; une<br />

assertion néanmoins contestable au regard de l’ensemble<br />

du cycle du combustible, depuis l’extraction<br />

du minerai jusqu’au combustible « épuisé » sorti<br />

des réacteurs.<br />

Limiter la quantité de déchets radioactifs reste<br />

cependant un défi majeur de l’industrie nucléaire.<br />

De fait, même si un consensus international soutient<br />

l’idée de stocker les plus dangereux dans le<br />

sous-sol, après les avoir laissé refroidir, aucune solution<br />

à long terme n’est encore arrêtée. C’est un des<br />

arguments qui milite pour le développement d’une<br />

56 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

nouvelle génération de réacteurs, dits « de quatrième<br />

génération » (la seconde étant la génération actuelle,<br />

la troisième, celle de l’European Pressurized Reactor,<br />

EPR). Autour de ces nouveaux réacteurs espérés<br />

pour 2040, un réseau international de recherche (le<br />

Forum international Génération IV) s’est constitué<br />

en 2000. Rassemblant une dizaine de pays et l’Union<br />

européenne, il mène des recherches sur six filières<br />

innovantes. <strong>La</strong> France travaille sur deux d’entre<br />

elles : des surgénérateurs, autrement dit des réacteurs<br />

où la quantité de matière fissile produite est supérieure<br />

à la quantité consommée. À la clé : une valorisation<br />

des ressources multipliée par un facteur 50,<br />

une amélioration de la sûreté et une réduction des<br />

quantités de déchets.<br />

<strong>La</strong> technologie des surgénérateurs, expérimentée<br />

dans le monde depuis le début des années 1960,<br />

est complexe : c’était celle du prototype industriel<br />

Super-Phénix de Creys-Malville, dans l’Isère, arrêté<br />

en 1998 après bien des déboires et un manque de<br />

sûreté dû, notamment, à l’utilisation du sodium<br />

comme caloporteur – le fluide chargé de transporter<br />

la chaleur – qui risquait de s’enflammer<br />

spontanément au contact de l’air et d’exploser à<br />

celui de l’eau. Les chercheurs français continuent<br />

néanmoins d’explorer cette voie ainsi que celle<br />

d’un surgénérateur à gaz, où le caloporteur serait<br />

un gaz inerte, qui ne participe à aucune réaction<br />

chimique, comme l’hélium. Le défi est de taille :<br />

combustibles et matériaux doivent être capables de<br />

résister à de très grandes sollicitations (aux neutrons<br />

rapides, à des températures de l’ordre de 1 000° C).<br />

En contrepartie, la chaleur générée pourrait être<br />

valorisée à des fins industrielles<br />

autres que nucléaire (chauffage<br />

urbain, dessalement…).<br />

Que sera le paysage nucléaire de<br />

2050 ? En France, le débat est vif<br />

entre les défenseurs de ces recherches<br />

prometteuses et les militants<br />

de l’EPR, version améliorée de<br />

nos réacteurs actuels notamment<br />

en terme de sûreté (avec une<br />

double enceinte en béton et un<br />

récupérateur de corium* sous le<br />

réacteur). Le premier EPR français<br />

sera construit à Flamanville,<br />

dans la Manche. Mise en service<br />

prévue en 2012. Ce projet, qui<br />

pour beaucoup ne va pas dans<br />

le sens du progrès, constituerat-il<br />

la tête de pont d’une nouvelle<br />

série de réacteurs sur le sol<br />

français ? Au-delà de l’EPR, une<br />

vaste réorganisation mondiale<br />

semble bel et bien à l’œuvre autour d’une nouvelle<br />

initiative américaine : un Global Nuclear Energy<br />

Partnership (Gnep), « partenariat global pour l’énergie<br />

nucléaire ».<br />

Promotion du nucléaire civil<br />

Le Gnep vise une expansion mondiale du nucléaire<br />

civil, en particulier vers les pays en développement :<br />

réacteurs et combustible leur seraient fournis, et le<br />

combustible « épuisé » repris pour retraitement,<br />

pour en extraire les éléments potentiellement réutilisables<br />

(plutonium, uranium…). Le Gnep a<br />

été lancé en février 2006, initialement par cinq<br />

pays détenteurs de la maîtrise de l’ensemble du<br />

cycle, jusqu’au retraitement : France, Chine, Japon,<br />

Russie et États-Unis. Le Gnep compte onze nouveaux<br />

membres depuis septembre 2007 : l’Australie,<br />

la Bulgarie, le Ghana, la Hongrie, la Jordanie,<br />

le Kazakhstan, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie,<br />

la Slovénie et l’Ukraine. Pourtant, depuis trente ans,<br />

les États-Unis avaient abandonné le retraitement,<br />

pour éviter la séparation du plutonium et les risques<br />

de prolifération militaire. Aujourd’hui, dans le cadre<br />

du Gnep, ils soutiennent cette voie arguant justement<br />

d’une maîtrise assurée du combustible.<br />

Que penser d’un tel revirement ? Est-ce la signature<br />

d’une relance d’envergure du nucléaire, en marge<br />

des préoccupations technologiques des dernières<br />

années ? Le Gnep rappelle le programme Atoms for<br />

Peace (« L’atome pour la paix ») lancé par le président<br />

américain Eisenhower en 1953, qui engagea<br />

le développement de l’industrie nucléaire dans le<br />

TECHNOLOGIE NUCLÉAIRE<br />

monde avec, comme garde-fou, l’Agence internationale<br />

de l’énergie atomique chargée de contrôler<br />

l’usage pacifique des matières nucléaires en vertu du<br />

Traité de non-prolifération (TNP). Celui du Gnep<br />

serait donc l’assurance du retraitement, un pis-aller<br />

face aux difficultés d’application du TNP.<br />

Quelle que soit la stratégie en jeu, le problème des<br />

déchets reste entier. Assurer l’immobilité des radionucléides<br />

et la stabilité d’un stockage géologique<br />

pendant des milliers d’années n’est pas une mince<br />

affaire pour les scientifiques. En France, l’entrée en<br />

exploitation, en 2025, du site de Bure, dans le sud de<br />

la Meuse, est fixée par la loi de juin 2006, si le bilan<br />

des recherches en 2012 le permet. D’ici à 2012, aux<br />

États-Unis, le site Yucca Mountain, dans le Nevada,<br />

devrait recevoir quelque 77 000 tonnes de déchets.<br />

Mais l’évocation récente de la présence sous-jacente<br />

de la faille géologique Bow Ridge met à nouveau à<br />

mal le projet sur le plan politique. ● C. S.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Sur les réacteurs de Génération IV :<br />

www.gen-4.org/ (en anglais).<br />

Systèmes nucléaires du futur Génération IV,<br />

Clefs du CEA, 55, été 2007.<br />

Programme Gnep : www.gnep.energy.gov/<br />

(en anglais).<br />

Global Nuclear Energy Partnership Strategic<br />

Plan, GNEP-167312, Rev. 0, U.S. Department of Energy,<br />

Office of Nuclear Energy, Office of Fuel Cycle Management,<br />

janvier 2007.<br />

TOUJOURS AUCUNE<br />

SOLUTION POUR LE<br />

STOCKAGE DES DÉCHETS<br />

NUCLÉAIRES, QUI<br />

TRANSITENT D’UN PAYS<br />

À L’AUTRE POUR ÊTRE<br />

RETRAITÉS.<br />

* Le corium est<br />

le mélange<br />

de combustible<br />

et de matériaux<br />

formé lors d’une<br />

hypothétique<br />

fusion du cœur.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 57<br />

© MARCHI ALEXANDRE/GAMMA/EYEDEA


TECHNOLOGIE BIOGAZ<br />

Des déchets<br />

au gaz naturel<br />

© PHOTOTHÈQUE VEOLIA-CHRISTOPHE MAJANI D’INGUIMBERT<br />

Sahra Cepia<br />

est journaliste<br />

scientifique.<br />

En se dégradant, la partie fermentescible des déchets génère du<br />

biogaz. Une source de production naturelle de méthane de plus en plus<br />

convoitée.<br />

Alors que le gaz naturel d’origine fossile<br />

est une source d’énergie limitée, il y aura<br />

du biogaz tant que les hommes produiront<br />

des déchets. « Avant, les décharges<br />

avaient la mauvaise réputation de nuire à<br />

l’environnement », témoigne René Chainay, directeur<br />

général de la société Rep (<strong>Veolia</strong> Propreté). Ces sites<br />

ont peu à peu évolué vers des centres d’enfouissement<br />

technique (CET), en réponse aux contraintes<br />

de protection de l’environnement dans un contexte<br />

de développement technologique. Le biogaz qui<br />

s’en échappe, issu de la dégradation anaérobie* des<br />

déchets organiques, a d’abord été capté pour éviter les<br />

impacts environnementaux et, notamment, limiter<br />

les odeurs. « Au départ, il était brûlé en torchères.<br />

Mais, aujourd’hui, compte tenu de sa valeur ajoutée<br />

et des enjeux énergétiques, nous cherchons de plus<br />

SOUS CETTE PRAIRIE :<br />

UN SITE DE STOCKAGE DE<br />

DÉCHETS (ÉTATS-UNIS).<br />

UN TECHNICIEN MESURE<br />

LES CARACTÉRISTIQUES<br />

DU BIOGAZ RÉCUPÉRÉ<br />

POUR ÊTRE VALORISÉ.<br />

en plus à le valoriser », poursuit Christophe Aran,<br />

directeur du centre de recherche sur la propreté de<br />

<strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong>.<br />

Le biogaz est un puissant gaz à effet de serre composé<br />

de 30 % à 40 % de dioxyde de carbone (CO 2 ) et surtout<br />

de 45 % à 60 % de méthane, vingt et une fois<br />

plus puissant que le CO 2 . Il contient également une<br />

partie résiduelle d’oxygène, d’azote et d’éléments traces<br />

polluants tels que de l’hydrogène sulfuré et des<br />

composés organiques volatils (COV). Tout comme<br />

le gaz naturel sortant de terre, le biogaz doit être<br />

capté puis traité pour en extraire le méthane, seul<br />

gaz valorisable. Sur le CET de Claye-Souilly, en<br />

Seine-et-Marne, où 1 million de tonnes de déchets<br />

sont traitées par an par la société Rep, plus de 95 %<br />

du biogaz sont captés aujourd’hui, contre 30 % en<br />

1992. « Auparavant, nous le récupérions par la pose<br />

de drains verticaux au fur et à mesure du stockage des<br />

déchets, explique René Chainay. Aujourd’hui, nous<br />

plaçons un système de drains horizontaux dès l’arrivée<br />

des déchets, ce qui nous permet de capter le biogaz<br />

dès le cinquième mois de fermentation, et ce pendant<br />

une trentaine d’années. »<br />

Le méthane, dit « biométhane » parce que d’origine<br />

non fossile, est extrait du biogaz soit par élimination des<br />

autres composants, soit par capture sélective<br />

des molécules de méthane. « L’extraction<br />

de la partie résiduelle composée d’oxygène et<br />

d’azote constitue encore un vrai challenge »,<br />

précise Christophe Aran. L’hydrogène<br />

sulfuré ayant un fort pouvoir corrosif et<br />

certains COV, comme les siloxanes* , un fort pouvoir<br />

agressif, il convient de les éliminer avant que le<br />

biogaz n’atteigne les unités de valorisation. « Sinon,<br />

poursuit-il, au cours de la combustion, les siloxanes<br />

se transforment en oxyde de silice, et cette fine poudre<br />

abrasive se dépose dans la chambre de combustion,<br />

encrassant progressivement les pièces jusqu’à leur casse,<br />

et acidifiant l’huile. » Les recherches se poursuivent<br />

sur l’élimination de ces composés polluants.<br />

Le biométhane, une énergie d’avenir<br />

Après cette phase de prétraitement, le biométhane est<br />

une ressource à part entière. Cette production est soit<br />

externalisée, comme à Lille, où le biométhane sert de<br />

carburant aux bus de transport en commun, soit mise<br />

à profit sur site. À Claye-Souilly, la Rep le valorise<br />

pour produire l’électricité nécessaire au fonctionnement<br />

de ses installations et elle injecte le reste dans le<br />

réseau EDF. En améliorant ses équipements (moteurs<br />

thermiques, chaudières et turbines à vapeur) et en faisant<br />

appel à un cycle combiné de cogénération (lire<br />

« Pouquoi pas nous ? », p. 64), l’entreprise est passée<br />

d’une production de 1,7 mégawatt (MW) d’énergie<br />

électrique, en 1992, à 16 MW, en 2005. « Ces années<br />

de recherche expérimentale nous permettent d’établir<br />

que 1 mètre cube de biogaz équivaut à une puissance<br />

de 5 kilowatts d’énergie thermique, témoigne René<br />

Chainay. Aujourd’hui, nous cherchons à maîtriser<br />

notre production de biogaz dans le temps, par la<br />

réinjection d’eau ou de lixiviat* au fur et à mesure<br />

de l’exploitation du site. »<br />

Europe : peut mieux faire<br />

<strong>La</strong> production de biogaz en Europe ne cesse de<br />

croître, mais reste encore loin des objectifs fixés<br />

par le livre blanc sur les énergies renouvelables* :<br />

15 millions de tonnes d’équivalent pétrole (Mtep)<br />

en 2010. <strong>La</strong> production atteignait seulement<br />

5,35 Mtep en 2006, selon le dernier rapport de<br />

l’Observatoire européen des énergies renouvelables,<br />

EurObserv’er, et 0,227 Mtep, en France selon<br />

la direction générale de l’Énergie et des Matières<br />

premières (DGEMP). Ce biogaz provient toujours<br />

en majeure partie des décharges, mais aussi de<br />

l’industrie agro-alimentaire, de l’agriculture et<br />

des stations d’épuration urbaines. Il est de plus<br />

en plus valorisé pour produire de l’électricité,<br />

grâce, en particulier, à la cogénération (production<br />

combinée de chaleur et d’électricité), avec<br />

une production européenne de 17,3 terawatt-<br />

heures en 2006 et de 503 gigawattheures, en<br />

France selon la DGEMP.<br />

En France, l’électricité produite à partir de biogaz<br />

fait l’objet d’un tarif de rachat par l’opérateur<br />

national, depuis juillet 2006. Le biométhane n’est,<br />

en revanche, pas autorisé à rejoindre le réseau gazier.<br />

Selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise<br />

de l’énergie, le biométhane produit en France (toutes<br />

sources confondues, lire « Europe : peut mieux<br />

faire », ci-dessous) pourrait pourtant couvrir 10 %<br />

de la consommation, sachant que le pays est importateur<br />

de gaz à plus de 90 %. Certains arguënt que<br />

la ménagère ne verrait pas d’un bon œil l’arrivée<br />

dans sa cuisine de gaz issu de déchets. Pourtant, en<br />

Allemagne (premier producteur européen de biogaz<br />

selon l’Observatoire européen des énergies renouvelables,<br />

EurObserv’er), le biométhane est depuis<br />

longtemps réinjecté dans le réseau de gaz. Les industries<br />

connectées peuvent ainsi revendiquer l’utilisation<br />

d’une énergie verte. « Lors de son utilisation<br />

industrielle, la transformation du biométhane produit<br />

un CO 2 “vert”, biogénique, non comptabilisé dans<br />

l’effet de serre étant donné qu’il n’est pas issu d’une<br />

énergie fossile, se réjouit Christophe Aran. À l’avenir, il<br />

nous reste à piéger le CO 2 issu du biogaz, par exemple<br />

dans les aquifères salins profonds, et, ainsi, atteindre<br />

le zéro impact environnemental ! » ● S. C.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

<strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong> sur les CET et le biogaz :<br />

www.ecomethaniseur.com<br />

Biogaz de l’agence américaine de la protection de<br />

l’environnement : www.epa.gov/lmop/ (en anglais).<br />

Siloxanes in <strong>La</strong>ndfill and Digester Gas Update, LMOP<br />

8th Annual Conference and Project Expo,<br />

E. Wheless, 2005.<br />

TECHNOLOGIE BIOGAZ<br />

Production de biogaz pour 1 million de tonnes de déchets<br />

58 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 59<br />

2 500<br />

2 000<br />

1 500<br />

1 000<br />

500<br />

Débit biogaz (mètres cubes par heure)<br />

0<br />

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30<br />

Année<br />

Le biogaz est produit pendant une trentaine d’années.<br />

* Anaérobie<br />

signifie<br />

en l’absence<br />

d’oxygène.<br />

* Les siloxanes<br />

sont des composés<br />

organiques<br />

volatils issus<br />

de l’oxydation<br />

des molécules<br />

de silice provenant<br />

des déchets<br />

de produits<br />

cosmétiques<br />

et d’hygiène<br />

(déodorants,<br />

shampooings,<br />

crèmes,<br />

lessives…).<br />

* Le lixiviat,<br />

ou « jus de<br />

décharge », est<br />

la fraction liquide<br />

produite par la<br />

fermentation<br />

des déchets.<br />

* Le livre blanc<br />

sur les énergies<br />

renouvelables<br />

appelle à<br />

un doublement<br />

de leur part<br />

à l’horizon 2010,<br />

de 6 % à 12 %.<br />

© SOURCE : VEOLIA REP


TECHNOLOGIE SÉQUESTRATION CO 2<br />

Objectif : zéro émission<br />

Dominique<br />

Chouchan<br />

est journaliste<br />

scientifique.<br />

Enfouir le dioxyde de carbone, émis par la combustion du charbon et<br />

des hydrocarbures, est l’une des solutions pour freiner l’augmentation<br />

de son taux dans l’atmosphère.<br />

Parmi les multiples scénarios envisagés<br />

en géoingénierie* (lire « Un climat sur<br />

mesure », p. 62), les plus avancés sont fondés<br />

sur le stockage géologique du dioxyde de<br />

carbone (CO ), et en premier lieu de celui<br />

2<br />

émis par les principales sources fixes : centrales thermiques<br />

et secteur industriel (raffineries, usines sidérurgiques…).<br />

Un enjeu majeur, lorsqu’on sait, par<br />

exemple, qu’à l’horizon 2030, la quantité de charbon<br />

brûlé devrait croître de près de 60 % à l’échelle mondiale<br />

selon l’Agence internationale de l’énergie. Pour<br />

sa part, l’Europe s’est fixé l’échéance de 2015 pour la<br />

mise en œuvre d’une douzaine de démonstrateurs de<br />

captage et de stockage géologique de CO . 2<br />

Les réservoirs possibles sont désormais bien identifiés,<br />

du moins sur le plan théorique : les gisements de<br />

pétrole ou de gaz épuisés ou en voie de l’être, les<br />

veines de charbon inexploitées et les aquifères salins<br />

profonds. Ces derniers représentent de loin le plus<br />

fort potentiel (jusqu’à dix fois supérieur à celui des<br />

gisements d’hydrocarbures) et, surtout, ils sont bien<br />

mieux répartis sur la planète. Pour tous, l’une des<br />

contraintes est de garantir le confinement du CO2 pendant au moins un à deux millénaires.<br />

Cela a conduit à écarter les stockages dans l’océan.<br />

Trop d’incertitudes pèsent sur leur pérennité et leur<br />

impact sur les écosystèmes marins. En outre, rappelle<br />

Isabelle Czernichowski-<strong>La</strong>uriol, chef de projet « stockage<br />

géologique de CO » au Bureau de recherches<br />

2<br />

géologiques et minières (BRGM), « des conventions<br />

internationales protègent le milieu océanique ». Reste<br />

toutefois à accomplir l’essentiel : sélectionner les sites<br />

les plus appropriés, les caractériser, les modéliser, définir<br />

les moyens et les dispositifs de surveillance (à court<br />

et à long terme) et établir les critères de sécurité.<br />

L’intérêt d’injecter le CO dans les veines de charbon<br />

2<br />

n’est pas encore avéré, mais cette piste garde son<br />

60 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

caractère attractif. Avantage : le très grand pouvoir<br />

d’adsorption du charbon, donc la possibilité d’y stocker<br />

de grandes quantités de CO 2 . Inconvénient : sa<br />

faible per méabilité, un facteur limitant pour l’injection.<br />

En revanche, cette voie permettrait de faire<br />

d’une pierre deux coups, comme l’explique Hubert<br />

Fabriol, géophysicien au BRGM : « On récupérerait<br />

le méthane piégé dans le charbon, alors délogé par le<br />

dioxyde de carbone. D’où, en prime, la production de<br />

gaz naturel », condition sine qua non, car le méthane<br />

est un puissant gaz à effet de serre.<br />

Plusieurs expériences industrielles<br />

Dans les gisements d’hydrocarbures, on injecte<br />

depuis longtemps du CO 2 pour aider à la récupération<br />

du pétrole ou du gaz en phase finale d’exploitation.<br />

L’idée serait de généraliser le procédé à grande<br />

échelle, cette fois pour stocker le CO 2 . Un site est<br />

étudié depuis 2000 sur le champ pétrolifère de<br />

Weyburn (Canada). Reste qu’à l’avenir il sera nécessaire<br />

de passer à la vitesse supérieure : d’environ<br />

1 million de tonnes de CO 2 injecté par an, il faudra<br />

atteindre plusieurs millions de tonnes par an. D’où<br />

l’importance décisive des aquifères profonds.<br />

Le stockage dans ces aquifères salins des bassins sédimentaires<br />

(1 000 à 2 000 mètres de profondeur) bénéficie<br />

aussi d’une expérience industrielle : une opération<br />

pilote est menée depuis 1996 dans un aquifère<br />

profond de Norvège, sur le site de Sleipner, sous la mer<br />

du Nord. Autres sites étudiés : les analogues naturels,<br />

ou réservoirs naturels de CO 2 (comme en France à<br />

Montmiral, dans la Drôme). Il s’agit notamment de<br />

s’assurer de l’imperméabilité de la roche de couverture,<br />

d’analyser l’impact sur le milieu environnant.<br />

Par exemple, comment celui-ci va-t-il réagir à une<br />

acidification du réservoir profond due à l’absorption<br />

massive de CO 2 ? « Observations et modèles tendent<br />

© STATOIL<br />

à montrer que cette acidification est assez vite neutralisée<br />

au travers de processus chimiques (dissolution<br />

des carbonates…) », indique Isabelle Czernichowski-<br />

<strong>La</strong>uriol, qui est également manager du réseau d’excellence<br />

européen CO 2 GeoNet. Autre question : le<br />

devenir des impuretés (N 2 , SO 2 , NO et autres substances)<br />

injectées avec le CO 2 , dont la nature dépend<br />

du procédé de captage.<br />

Le captage du CO 2 : un verrou majeur<br />

Car avant de le stocker, encore faut-il le capter et le<br />

transporter. Le captage est une opération très énergivore<br />

et onéreuse. « L’un des défis est de diviser son<br />

coût par deux », souligne Pierre Le Thiez, de l’Institut<br />

français du pétrole (IFP) et, désormais, directeur<br />

général adjoint de la toute nouvelle société Geogreen,<br />

qui associe l’IFP, Geostock (groupe international d’ingénierie)<br />

et le BRGM, pour offrir des services d’ingénierie<br />

pour le transport et le stockage de CO 2 . Il faudrait<br />

ainsi parvenir à une vingtaine d’euros par tonne<br />

de CO 2 d’ici à 2015. Pour les centrales existantes ou<br />

celles en construction selon le design actuel, l’idée est<br />

de capter le dioxyde de carbone entre la chaudière et<br />

la cheminée (captage post-combustion). « Le travail<br />

consiste à adapter des technologies déjà connues en les<br />

rendant plus performantes », ajoute Pierre Le Thiez.<br />

Récemment, Alstom Power Systems annonçait la<br />

mise au point avec Statoil d’une technique à base<br />

d’ammoniaque réfrigéré qui pourrait se révéler plus<br />

économe en énergie que d’autres. À suivre…<br />

Quant aux centrales de l’avenir, elles devront intégrer<br />

le captage et le stockage du CO 2 dès la conception.<br />

Deux voies sont étudiées. L’une, également<br />

adaptable aux centrales conventionnelles, consiste à<br />

TECHNOLOGIE SÉQUESTRATION CO 2<br />

remplacer l’air par de l’oxygène dans la combustion<br />

(oxycombustion), d’où une plus grande concentration<br />

en CO 2 dans le gaz de combustion. Un pilote<br />

va être mis en œuvre par Total sur le site de <strong>La</strong>cq<br />

dans les Pyrénées-Atlantique, dès 2008. Parmi les<br />

difficultés : le caractère très énergivore de la séparation<br />

de l’oxygène de l’air.<br />

L’autre voie porte sur la conception de centrales<br />

entièrement nouvelles, fondée sur un captage dit en<br />

« précombustion ». Les produits finaux seront de l’hydrogène<br />

et du CO 2 , directement stocké dans le soussol.<br />

Cette voie se concrétise, aujourd’hui, au travers<br />

de trois grands projets : FutureGen, lancé aux États-<br />

Unis en 2003, et HypoGen, lancé l’année suivante<br />

par les Européens, mais aussi GreenGen, développé<br />

par la Chine. Ces trois projets nécessitent des investissements<br />

considérables (respectivement 1 milliard<br />

de dollars et 1,3 milliard d’euros sur dix ans pour les<br />

projets américain et européen). Ils supposent surtout<br />

en aval un changement de système énergétique, et en<br />

particulier l’adoption massive de l’hydrogène comme<br />

carburant. ● D. C.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Réseau CO GeoNet : www.co2geonet.com (en anglais).<br />

2<br />

Geogreen : www.geogreen.fr/<br />

CSLF (Carbon sequestration leadership forum) :<br />

www.cslforum.org/ (en anglais).<br />

Projet européen Castor de captage et<br />

de stockage géologique du CO : www.co2castor.com/<br />

2<br />

(en anglais).<br />

Capter et stocker le CO dans le sous-sol,<br />

2<br />

Ademe ed., 2007.<br />

* <strong>La</strong> géoingénierie<br />

désigne<br />

les techniques<br />

susceptibles<br />

de contrôler<br />

les grands cycles<br />

naturels.<br />

Par extension,<br />

ce terme est aussi<br />

employé au sujet<br />

des techniques<br />

capables<br />

de contrecarrer<br />

les influences<br />

anthropiques<br />

sur le climat.<br />

À SLEIPNER (MER<br />

DU NORD) : STATOIL<br />

EXTRAIT DU GAZ NATUREL,<br />

EN SÉPARE LE CO2, ET RENVOIE CELUI-CI<br />

DANS UN AQUIFÈRE SALIN<br />

À 800 MÈTRES<br />

SOUS LA MER.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 61


TECHNOLOGIE GÉOINGÉNIERIE TECHNOLOGIE GÉOINGÉNIERIE<br />

FAIRE LA PLUIE<br />

ET LE BEAU TEMPS :<br />

LE RÊVE DE CERTAINS<br />

QUI N’EST PAS<br />

ENCORE POUR DEMAIN.<br />

Un climat sur mesure ?<br />

Dominique<br />

Chouchan<br />

est journaliste<br />

scientifique.<br />

Peut-on imaginer réguler un jour le climat comme on règle son chauffage<br />

domestique, voire obtenir pluie ou sécheresse à la demande ? Le<br />

remède pourrait être pire que le mal.<br />

d’influer sur le climat ne date pas<br />

d’aujourd’hui, tant les activités humaines<br />

dépendent des caprices du temps. Fut<br />

une époque lointaine où les hommes<br />

L’idée<br />

sollicitaient l’entremise des dieux en cas<br />

de sécheresses ou de pluies dévastratrices… De<br />

nos jours, c’est à une panoplie d’artifices technologiques,<br />

désormais regroupés sous le vocable de<br />

géoingénierie* , que l’on s’en remet pour essayer de<br />

« réparer » les dérèglements climatiques.<br />

Si le rêve d’agir sur le temps a été remis au goût<br />

du jour il y a une soixantaine d’années, on le<br />

doit peut-être plus à l’intérêt qu’y portaient les<br />

militaires qu’aux climatologues. Le concept de<br />

guerre environnementale au sens moderne du terme<br />

(Environmental Warfare) a en effet commencé à<br />

prendre forme à la fin des années 1940 alors qu’était<br />

mené Cirrus, le premier projet d’envergure d’ensemencement<br />

de nuages. C’est grâce au soutien de<br />

l’armée américaine que des scientifiques de l’équipe<br />

62 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

de Irving <strong>La</strong>ngmuir, alors directeur associé du laboratoire<br />

de recherche de General Electric (GE), purent<br />

expérimenter cette technique. L’ensemencement<br />

consistait à injecter de minuscules cristaux de glace<br />

sèche dans les nuages ce qui, par le biais d’un mécanisme<br />

physicochimique, devait conduire à des précipitations.<br />

En 1947, les ingénieurs de GE tentèrent<br />

par la même technique de détourner la route d’un<br />

ouragan aux États-Unis. Irving <strong>La</strong>ngmuir conclut à<br />

la parfaite réussite de l’opération. Les études ultérieures<br />

conduisirent à récuser cette appréciation :<br />

la trajectoire de l’ouragan avait déjà changé lors de<br />

l’ensemencement.<br />

Près d’une vingtaine d’années plus tard était lancée<br />

l’opération Popeye, destinée à prolonger artificiellement<br />

la période des moussons en Asie du Sud-Est.<br />

Objectif : bloquer la progression des troupes vietnamiennes.<br />

L’ensemencement se fit alors au moyen de<br />

particules d’iodure d’argent. L’efficacité prétendue de<br />

l’opération a toujours été contestée. « Les tentatives<br />

© VEOLIA-RICHARD MAS<br />

se sont pourtant poursuivies (en Inde, au Pakistan,<br />

aux Philippines, à Panama...), avec le soutien direct<br />

de l’armée et de la Maison-Blanche », précise James<br />

R. Fleming, professeur de science, technologie et<br />

société au Colby College (États-Unis).<br />

Aujourd’hui, que sait-on vraiment sur la possibilité<br />

de provoquer artificiellement des précipitations ? « <strong>La</strong><br />

complexité du comportement des nuages incite à la plus<br />

grande prudence », souligne Jean-Pierre Chalon, responsable<br />

de la coordination du Réseau des services<br />

météorologiques européens et expert, notamment sur<br />

la modification artificielle du temps, auprès de l’Organisation<br />

météorologique mondiale (OMM). « On<br />

ne sait même pas expliquer pourquoi, sur deux nuages<br />

d’apparence identique, l’un donne de la pluie et l’autre<br />

pas. » Comment alors évaluer l’effet d’un ensemencement<br />

? Les seuls outils disponibles sont des méthodes<br />

statistiques, qui exigent des expériences longues et<br />

très coûteuses. « Vu de l’OMM, les hypothèses sur<br />

le comportement des nuages demeurent nettement<br />

insuffisantes. L’heure est plus à l’approfondissement<br />

des connaissances qu’au stade opérationnel. »<br />

Après le climat, l’effet de serre<br />

À défaut d’intervenir sur les précipitations, du moins<br />

dans l’immédiat, plusieurs pistes visent à s’en prendre<br />

directement à l’une des causes présumées des changements<br />

climatiques : l’augmentation du taux de<br />

dioxyde de carbone (CO ) dans l’atmosphère. <strong>La</strong> piste<br />

2<br />

la plus étayée, désormais envisagée à l’échelle industrielle,<br />

consiste à le séquestrer dans des réservoirs géologiques<br />

(lire « Objectif : zéro émission », p. 60). Une<br />

autre s’appuie sur les écosystèmes marins. Le fer étant<br />

l’un des éléments indispensables au métabolisme<br />

du phytoplancton, des géoingénieurs imaginent de<br />

« fertiliser » l’océan en y injectant du fer. <strong>La</strong> multiplication<br />

artificielle de ces micro-algues permettrait<br />

d’augmenter la part de CO atmosphé-<br />

2<br />

rique absorbé par l’océan (sous l’effet<br />

du processus de photosynthèse).<br />

LES PRÉLÈVEMENTS<br />

DE LA MISSION KEOPS<br />

DANS L’OCÉAN AUSTRAL<br />

INDIQUERONT<br />

PEUT-ÊTRE QUELLE EST<br />

L’INFLUENCE DU FER<br />

SUR LE PHYTOPLANCTON.<br />

© CNRS/MISSION KEOPS<br />

« Rien ne permet d’affirmer que cette approche<br />

fonctionne de manière durable, et trop d’incertitudes<br />

subsistent sur ses effets secondaires », souligne<br />

toutefois Stéphane Blain, professeur d’océanographie<br />

chimique à l’université de la Méditerrannée.<br />

« D’autant, ajoute-t-il, que toute intervention dans<br />

une région de l’océan risque de se répercuter ailleurs,<br />

du fait de la circulation océanique. » Exemple : si<br />

on fertilise l’océan Austral, la croissance du phyto-<br />

plancton pourrait se traduire par une surconsommation<br />

de sels nutritifs habituellement véhiculés par les<br />

courants et, du coup, en priver d’autres écosystèmes.<br />

Cette voie suppose donc, elle aussi, une meilleure<br />

compréhension des phénomènes. « L’épandage<br />

artificiel de fer dans l’océan ne peut en aucun cas<br />

être assimilé au processus de fertilisation naturelle »,<br />

insiste Stéphane Blain.<br />

Mais surtout, elle soulève la question cruciale de l’impact<br />

global d’une action régionale. D’où les craintes<br />

que suscitent les idées spectaculaires d’un Lowell<br />

Wood, physicien américain, d’un Paul Crutzen,<br />

chimiste néerlandais, et de quelques autres. Le premier,<br />

qui eut pour maître Edward Teller (père de la<br />

bombe H et du programme anti-missile de Reagan),<br />

et le second, prix Nobel en 1995, proposent de s’inspirer<br />

des éruptions volcaniques : celle du Pinatubo,<br />

aux Philippines, en 1991, n’a-t-elle pas refroidi<br />

notre planète pendant trois ans, suite à la production<br />

de millions de tonnes d’aérosols réfléchissant<br />

le rayonnement solaire vers l’espace ? Pourquoi ne<br />

pas simuler artificiellement ce phénomène en injectant<br />

d’énormes quantités de tels aérosols dans l’atmosphère<br />

? D’autres, comme l’astrophysicien américain<br />

Roger Angel, suggèrent de placer une myriade<br />

de petits miroirs en orbite autour de la Terre pour<br />

dévier une fraction du rayonnement solaire…<br />

L’écho qui sera donné à ces propositions dépendra de<br />

facteurs politiques (accords internationaux),<br />

économiques (marché mondial du carbone)<br />

et législatifs : la convention Enmod<br />

des Nations unies interdit d’utiliser des<br />

techniques de modification de l’environnement<br />

à des fins militaires ou toute autre<br />

fin hostile. « Elle devrait être actualisée et<br />

inclure les techniques de géoingénierie mises<br />

en œuvre unilatéralement par une nation lorsque cellesci<br />

sont susceptibles de nuire à une autre », estime James<br />

R. Fleming (1). ● D. C.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Workshop Report on Managing Solar Radiation<br />

(18-19 novembre 2006) : http://amesevents.arc.nasa.<br />

gov/main/index.php?fuseaction=home.reports (en anglais).<br />

(1) J. R. Fleming,<br />

The Climate<br />

Engineers,<br />

The Wilson Quaterly,<br />

2007 et sur :<br />

www.wilsoncenter.<br />

org/index.<br />

cfm?fuseaction=wq.<br />

essay&essay_<br />

id=231274<br />

(en anglais).<br />

* <strong>La</strong> géoingénierie<br />

désigne<br />

les techniques<br />

susceptibles<br />

de contrôler<br />

les grands cycles<br />

naturels.<br />

Par extension,<br />

ce terme est aussi<br />

employé au sujet<br />

des techniques<br />

capables<br />

de contrecarrer<br />

les influences<br />

anthropiques<br />

sur le climat.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 63


TECHNOLOGIE COGÉNÉRATION<br />

Pourquoi pas nous ?<br />

Isabelle<br />

Bellin<br />

est journaliste<br />

scientifique.<br />

© INFOGRAPHIE VEOLIA ENVIRONNEMENT<br />

<strong>La</strong> cogénération, production simultanée de chaleur et d’électricité, est<br />

largement plébiscitée. Paradoxe : elle n’est plus développée en France.<br />

Un rythme d’installation de 900 mégawatts<br />

(MW) électriques par an, entre 1997<br />

et 2000, 39 MW en 2005, 8 MW en<br />

2007... <strong>La</strong> cogénération n’a plus le vent<br />

en poupe en France. Pourtant, depuis<br />

1992, ce moyen de production simultanée de chaleur<br />

et d’électricité, décentralisé, est soutenu par l’Union<br />

européenne. Actuellement, au Danemark, plus de<br />

50 % de l’électricité est produite par cogénération,<br />

seulement 3 % en France avec 824 installations, dont<br />

45 % environ exploitées par Dalkia, la filiale énergie<br />

de <strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong>.<br />

Côté technologique, elle ne présente que des avantages :<br />

elle tire profit de la chaleur produite par les moteurs ou<br />

les turbines pour la réutiliser dans un processus industriel<br />

ou un réseau de chauffage, au lieu de rejeter ces<br />

calories dans les fumées. Le rendement énergétique<br />

global peut atteindre 65 % à 70 %, voire 80 %. À la clé,<br />

des économies de 10 % à 25 % d’énergie primaire, donc<br />

de moindres rejets de gaz à effet de serre. Prenons<br />

l’exemple des turbines au gaz naturel. Le gaz, injecté<br />

Un exemple de cogénération<br />

L’électricité produite rejoint le réseau public alors que la chaleur<br />

alimente une usine et les logements de la ville voisine.<br />

64 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

dans la chambre de combustion, est mélangé à de l’air<br />

comprimé. Cela entraîne une turbine dont l’énergie<br />

mécanique est transformée en électricité par un alternateur.<br />

<strong>La</strong> chaleur des gaz d’échappement (environ<br />

500° C) est récupérée dans une chaudière, où elle<br />

réchauffe le fluide caloporteur d’un échangeur.<br />

Des contraintes trop fortes<br />

« L’installation est dimensionnée par rapport au besoin<br />

de chaleur, explique Camal Rahmouni, responsable du<br />

pôle combustion au centre de recherche sur l’énergie<br />

de <strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong>. Quant à l’électricité, en<br />

France, la plupart du temps, elle est réinjectée dans le<br />

réseau public – EDF a une obligation de rachat depuis<br />

1997 — alors que dans les autres pays européens, elle<br />

est en général autoconsommée. » En France, c’est là<br />

que le bât blesse, EDF impose une production d’électricité<br />

cinq mois les plus froids de l’année à puissance<br />

constante, sans tenir compte des besoins de chaleur,<br />

une aberration en terme de rendement. Dans les autres<br />

pays européens, la durée est libre et la puissance modulable<br />

sur l’année d’où une cogénération plus compétitive.<br />

Sans prime ou tarif avantageux de rachat, la filière<br />

française n’est pas viable. En outre, depuis 2001, les<br />

critères de rendement électrique et thermique sont<br />

plus contraignants et les tarifs moins attractifs.<br />

<strong>La</strong> dernière directive européenne (2004) est censée<br />

assurer la promotion de la cogénération à haut rendement<br />

en Europe. « En France, a minima, notre souci<br />

est de prolonger les contrats des centrales existantes,<br />

qui arrivent à échéance, ajoute Camal Rahmouni.<br />

Pour mettre ces dernières au niveau requis, nous<br />

cherchons à améliorer leurs performances énergétiques<br />

et environnementales. » Les acteurs de la filière française<br />

jugent que 200 MW à 300 MW pourraient<br />

être installés annuellement dans les dix prochaines<br />

années... mais pas aux conditions réglementaires<br />

actuelles. ● I. B.


« Rendre l’eau à la ville »<br />

* Le biseau salé<br />

désigne l’interface<br />

entre la nappe<br />

d’eau douce et la<br />

nappe salée issue<br />

de l’eau de mer.<br />

Pour Antoine Frérot, il faut adapter<br />

la gestion des eaux à la croissance<br />

urbaine. Une question de techno-<br />

logies, de comportements.<br />

LA RECHERCHE. Quelles seront les difficultés de<br />

la gestion de l’eau à l’horizon 2050 ?<br />

ANTOINE FRÉROT. En premier lieu, elles découleront<br />

de la croissance démographique et, plus encore, de<br />

la concentration urbaine. Ces éléments fondamentaux<br />

imposeront une nouvelle gestion de la ressource<br />

en eau et une meilleure régulation des besoins. C’est<br />

un cercle vicieux : la concentration urbaine et les<br />

activités humaines induisent un accroissement des<br />

besoins en eau, lequel, en retour, provoque une pollution<br />

locale accrue de la ressource. En sortir suppose<br />

une bonne organisation collective : cela commence<br />

par des choix politiques judicieux et légitimes. Mais<br />

aussi une bonne gouvernance locale qui garantisse<br />

une cohérence entre les institutions et la gestion<br />

technique de l’eau.<br />

Comment gérer les mégapoles déjà surpeuplées<br />

?<br />

A. F. D’abord en limitant le gaspillage à travers une<br />

éducation à la valeur de l’eau, faire comprendre que<br />

l’eau coûte cher à produire. Il faut également limiter<br />

les fuites, car une petite fuite augmente la consommation<br />

d’une famille sur une période de 24 heures,<br />

mais aussi surveiller les réseaux et encourager le développement<br />

d’innovations économes en eau. Prenons<br />

l’exemple des machines à laver : en quarante ans, leur<br />

consommation d’eau a été divisée par dix sans en<br />

brider l’usage. Il faut ensuite chercher à développer<br />

des ressources alternatives à la ressource naturelle.<br />

Le dessalement offre une ressource illimitée pour les<br />

villes côtières, à condition de maîtriser ses impacts<br />

énergétiques et environnementaux. Les eaux usées,<br />

une fois collectées et épurées, sont une ressource<br />

de proximité, qui, de plus, croît en proportion de la<br />

consommation d’eau. Ces eaux peuvent être recyclées<br />

soit pour un usage non alimentaire (irrigation, eau<br />

© PHOTOTHÈQUE VEOLIA–NICOLAS GUÉRIN<br />

TECHNOLOGIE ENTRETIEN<br />

ANTOINE FRÉROT<br />

EST DIRECTEUR GÉNÉRAL<br />

DE VEOLIA EAU.<br />

industrielle), soit pour la réalimentation de nappes<br />

phréatiques (recharge des aquifères, renforcement<br />

des nappes côtières pour éviter la remontée du biseau<br />

salé* …). Le recyclage a un coût, mais les nouvelles<br />

filières de traitement « multibarrières » (filtration,<br />

ozone, membrane, chlore, ultraviolet, etc.) garantissent<br />

la qualité de l’eau produite.<br />

Le changement climatique va-t-il compliquer<br />

les choses ?<br />

A. F. <strong>La</strong> quantité d’eau douce disponible sur Terre<br />

ne sera pas affectée. En revanche, le changement<br />

climatique risque d’occasionner une modification<br />

de la répartition de l’eau sur la planète, à travers<br />

une désertification de certaines zones, en déficit de<br />

pluies, ou une accélération de leur fréquence sur<br />

d’autres régions. Sur l’année, de tels épisodes peuvent<br />

être régulés par une gestion adaptée des ressources.<br />

Mais, si ces phénomènes se radicalisent, la rétention<br />

des eaux de pluie en amont des villes ne suffira plus.<br />

Il faudra réintroduire, dans la ville, des bassins, des<br />

surfaces perméables où l’eau s’infiltre, inventer des<br />

lieux polyvalents de stockage... Après avoir été identifiée<br />

comme vecteur de maladies, l’eau, chassée des<br />

villes, doit les reconquérir. Un retour qui nécessite<br />

une organisation collective fine des usages.<br />

● Propos recueillis par Sahra Cepia<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 65


TECHNOLOGIE DESSALEMENT<br />

Boire les océans<br />

© SIDEM-PHOTOTHÈQUE VEOLIA EAU SOLUTIONS & TECHNOLOGIE-R.SECCO<br />

Alain Maurel,<br />

ancien ingénieur<br />

au Commissariat<br />

à l’énergie atomique,<br />

est consultant.<br />

alain.silva.<br />

maurel@wanadoo.fr<br />

Performances améliorées, coûts réduits : les techniques de dessalement<br />

ont beaucoup progressé ces dernières années. Mais dans quelle<br />

mesure pourront-elles contribuer à répondre aux besoins croissants en<br />

eau potable ?<br />

<strong>La</strong> mer est une manne d’eau... salée. Pour<br />

certains pays du Moyen-Orient, c’est néanmoins<br />

la seule source possible d’eau douce :<br />

au Koweït ou au Qatar, le dessalement<br />

concerne même la quasi-totalité des moyens<br />

de production d’eau douce. À l’échelle mondiale,<br />

l’eau dessalée reste une « goutte d’eau », qui alimente<br />

environ 1,5 % de la population. Mais, depuis<br />

dix ans, le marché mondial du dessalement est en<br />

forte progression, de l’ordre de 10 % par an. En 2004,<br />

37,75 millions de mètres cubes (m 3 ) d’eau dessalée<br />

ont été produits par jour dans plus de 17 000 usines,<br />

réparties dans plus de 120 pays. Elle provenait à 60 %<br />

d’eau de mer et à 40 % d’eaux saumâtres (lire « Des<br />

eaux plus ou moins salées », p. 67). En une cinquantaine<br />

d’années, les technologies ont fait des progrès<br />

considérables. Mais les investissements nécessaires<br />

et les coûts de fonctionnement restent élevés.<br />

Ils dépendent principalement de la taille de l’installation<br />

et de la salinité de l’eau : au mieux de 0,6 à<br />

0,8 euros par mètre cube d’eau de mer pour les très<br />

grandes installations (plus de 100 000 m 3 par jour)<br />

et, en général, de 0,2 à 0,4 euros par mètre cube pour<br />

les eaux saumâtres, soit deux à trois fois plus cher<br />

que les traitements d’eaux de surface. C’est acceptable<br />

pour les besoins humains, pour l’industrie ou<br />

pour la production de produits agricoles à fort rapport<br />

économique (légumes, fleurs), moins pour les<br />

besoins agricoles très gourmands en eau (cultures<br />

de plein champ, céréales). Ainsi en Espagne (cinquième<br />

pays du monde en capacité installée de<br />

dessalement, avec 2,42 millions de mètres cubes<br />

par jour), 22,4 % de l’eau dessalée sert à la production<br />

de légumes primeurs. Deux grandes familles<br />

de procédés se partagent le marché : ceux par évaporation<br />

(ou distillation) et ceux de séparation par<br />

membranes, plus récents, qui concernent près de<br />

70 % des constructions actuelles.<br />

Deux techniques concurrentes<br />

Dans les procédés par évaporation, l’eau de mer<br />

chauffée produit une vapeur d’eau pure qu’il suffit<br />

de condenser sur des faisceaux de tubes refroidis<br />

par l’eau de mer pour obtenir de l’eau douce. Un<br />

principe très simple utilisé depuis les premiers<br />

transports en mer pour produire l’eau douce sur les<br />

bateaux. Actuellement trois tech-<br />

VEOLIA CONSTRUIT<br />

LA PLUS GRANDE USINE<br />

DE DESSALEMENT PAR<br />

DISTILLATION À BAHREÏN<br />

(GOLFE PERSIQUE).<br />

ELLE SERA ASSOCIÉE<br />

À UNE CENTRALE<br />

THERMIQUE.<br />

niques industrielles sont mises en<br />

œuvre : la distillation par détentes<br />

successives (ou procédé Flash), qui<br />

s’est largement répandue depuis les<br />

années 1960 ; la distillation multiples<br />

effets, qui s’impose depuis les années<br />

1990, et dont le coût d’installation est 10 % à 20 %<br />

moindre et la consommation énergétique réduite ; la<br />

compression mécanique de vapeur utilisée pour les<br />

faibles capacités (quelques milliers de mètres cubes<br />

par jour). Dans les années 1970, un procédé de séparation<br />

par membrane, l’osmose inverse* , est apparu.<br />

D’abord utilisé pour dessaler des eaux saumâtres et<br />

pour de petites unités de dessalement d’eaux de mer,<br />

il concurrence désormais la distillation, y compris<br />

pour des installations de capacité élevée comme<br />

celle d’Ashkelon en Israël. L’eau y est filtrée à travers<br />

des membranes en polymère de type polyamide et<br />

de structure dense. Sous l’effet d’une pression supérieure<br />

à la pression osmotique* de l’eau saline, les<br />

membranes laissent passer l’eau et elles retiennent les<br />

sels et les autres particules. À l’avenir, l’osmose k © PHOTOTHÈQUE VEOLIA-RICHARD MAS<br />

TECHNOLOGIE DESSALEMENT<br />

66 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 67<br />

© HASHIM/GULFIMAGES/GETTY<br />

Des eaux<br />

plus ou moins salées<br />

Eau saumâtre (dont la salinité est sensiblement<br />

inférieure à celle de l’eau de mer, comme dans les<br />

nappes du Sahara ) : de 2 à 10 grammes de sel par<br />

litre d’eau (g/l).<br />

Eau de mers ouvertes (Atlantique, mer du Nord,<br />

Pacifique) : 35 g/l.<br />

Eau de mers fermées ou peu ouvertes : de 39 g/l<br />

(Méditerranée) à 70 g/l (Golfe arabo-persique).<br />

© PHOTOTHÈQUE VEOLIA-RICHARD MAS<br />

L’EAU DE MER EST UNE<br />

RESSOURCE ALTERNATIVE<br />

ABONDANTE.<br />

DANS CERTAINES RÉGIONS,<br />

LE DESSALEMENT EST<br />

LA SEULE SOURCE D’EAU<br />

POTABLE, COMME<br />

AU MOYEN-ORIENT.<br />

DEPUIS 2006, L’USINE<br />

DE DESSALEMENT<br />

D’ASHKELON<br />

(ISRAËL) PRODUIT<br />

320 000 MÈTRES CUBES<br />

PAR JOUR D’EAU POTABLE<br />

PAR OSMOSE INVERSE.<br />

L’EAU DE MER,<br />

PRÉLEVÉE AU LARGE,<br />

EST D’ABORD FILTRÉE<br />

DANS CES BASSINS :<br />

ELLE TRAVERSE<br />

1,5 MÈTRE DE SABLE.


TECHNOLOGIE DESSALEMENT<br />

* L’osmose<br />

inverse<br />

est le flux d’eau<br />

d’une solution<br />

concentrée (ici,<br />

en sel) vers une<br />

solution diluée.<br />

* <strong>La</strong> pression<br />

osmotique<br />

est la pression<br />

d’équilibre entre<br />

une solution<br />

(ici salée)<br />

et son solvant<br />

pur, séparés par<br />

une membrane<br />

perméable<br />

au seul solvant.<br />

k<br />

inverse va-t-elle prendre<br />

le pas sur la distillation ? Les<br />

deux techniques ont leurs<br />

atouts et leurs inconvénients.<br />

3 Qu est ions à<br />

© PHOTOTHÈQUE VEOLIA-RICHARD MAS<br />

L’osmose inverse est beaucoup moins énergivore que<br />

la distillation : elle requiert environ un kilogramme<br />

de fioul lourd pour dessaler un mètre cube d’eau<br />

contre 3,5 kilogrammes pour la distillation. De<br />

plus, les performances des membranes ne cessent<br />

de s’améliorer et leur coût de diminuer : les investissements<br />

pour ces installations sont donc moindres.<br />

Hervé Suty • directeur du Centre de recherche sur l’eau de <strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong><br />

Quel est, selon vous, l’avenir des technologies de dessalement ?<br />

En terme d’optimisation énergétique, la distillation est mature, mais pas l’osmose<br />

inverse* pour laquelle on espère encore la baisse d’un facteur 2 des besoins<br />

énergétiques. Cette technologie est en pleine croissance, en particulier en raison<br />

du coût des membranes qui a été réduit d’un facteur 5 depuis vingt ans.<br />

Et de l’espoir d’aboutir, d’ici à dix ans, à des membranes de nouvelle génération.<br />

Peut-on espérer une meilleure rentabilité du système ?<br />

Oui, en couplant osmose inverse et osmose forcée. Cela devrait permettre<br />

d’augmenter le taux de conversion, soit la quantité d’eau potable produite<br />

par rapport à l’eau prélevée dans le milieu, de 40 % aujourd’hui à 70 % voire 80 %, en<br />

retraitant par osmose directe (à faible pression) la solution salée (ou « concentrat »)<br />

produite par osmose inverse. On utilise une solution conductrice qui favorise le<br />

passage de l’eau au travers des membranes et que l’on sépare ensuite de l’eau potable.<br />

Comment limiter les impacts environnementaux ?<br />

Des outils de modélisation permettent déjà d’appréhender la dilution progressive<br />

du concentrat dans le milieu aquatique. Mais il reste à limiter l’utilisation<br />

de séquestrant, qui évite la précipitation de sels dans les membranes, pour encore<br />

améliorer la maîtrise des impacts environnementaux. Ou, mieux encore, coupler<br />

la production d’eau potable par osmose inverse à une installation industrielle<br />

utilisant le concentrat (pour l’électrolyse, par exemple).<br />

68 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

© PHOTOTHÈQUE VEOLIA-RICHARD MAS<br />

L’EAU, INJECTÉE<br />

SOUS PRESSION EN<br />

PÉRIPHÉRIE, TRAVERSE<br />

CES MEMBRANES<br />

NANOPERFORÉES.<br />

L’EAU POTABLE EST<br />

COLLECTÉE AU CENTRE.<br />

PROPOS RECUEILLIS PAR SAHRA CEPIA<br />

Sauf pour une eau très saline<br />

(au-delà de 50 à 60 grammes<br />

par litre, g/l), où les performances diminuent. L’eau<br />

produite conserve une certaine salinité (de 0,3 à<br />

0,5 g/l) tandis que la distillation permet d’atteindre<br />

une eau très pure (de 0,005 à 0,03 g/l), convenable<br />

même pour un usage industriel.<br />

Par ailleurs, l’osmose inverse nécessite de l’énergie<br />

électrique alors que la distillation peut être alimentée<br />

en chaleur par cogénération (production combinée de<br />

chaleur et d’électricité). Une solution économique,<br />

mais qui crée un lien technologique entre les productions<br />

d’électricité et d’eau dessalée alors que les<br />

demandes peuvent différer. D’où l’idée d’associer distillation<br />

et osmose inverse, adossées à une centrale<br />

thermique. <strong>La</strong> vapeur d’eau produite alimente en<br />

calories l’installation de distillation alors qu’une<br />

partie de l’électricité est destinée à l’unité d’osmose<br />

inverse. Production d’électricité et d’eau douce<br />

peuvent ainsi être optimisées selon les saisons et<br />

les besoins.<br />

D’ici à 2010, <strong>Veolia</strong> Eau mettra cette solution en<br />

œuvre à Qidfa, dans les Émirats arabes unis. <strong>La</strong> nouvelle<br />

installation hybride produira 590 000 m3 DE PRESSION », CHACUN<br />

DE 8 MÈTRES DE LONG.<br />

par<br />

jour d’eau dessalée et elle sera associée à une centrale<br />

électrique de 2 000 mégawattheures. Le concept est<br />

séduisant et devrait se développer. ● A. M.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

LE PRINCIPE<br />

DE CETTE FILTRATION<br />

MEMBRANAIRE EST<br />

REPRODUIT DANS CES<br />

MILLIERS DE « TUBES<br />

Dessalement de l’eau de mer et des eaux<br />

saumâtres et autres procédés non<br />

conventionnels d’approvisionnement en eau<br />

douce, A. Maurel, <strong>La</strong>voisier, 2006.<br />

International Desalination Association :<br />

www.idadesal.org/ (en anglais).<br />

Middle East Desalination Research Center :<br />

www.medrc.org (en anglais).


Peter Dillon<br />

dirige le pôle recyclage<br />

des eaux usées<br />

au Commonwealth<br />

Scientific and<br />

Industrial Research<br />

Organisation (CSIRO),<br />

l’organisme public de<br />

recherche australien.<br />

peter.dillon@csiro.au<br />

Stéphanie<br />

Rinck-Pfeiffer<br />

est responsable<br />

des recherches <strong>Veolia</strong><br />

Eau en Australie.<br />

stephanie.rinckpfeiffer@uwi.com.au<br />

sûr, en 2050, chacun aura<br />

conscience de la valeur de l’eau, inestimable,<br />

tant pour l’alimentation en<br />

eau potable, que pour la production<br />

C’est<br />

d’aliments ou d’énergie… Malgré<br />

tout, la pression démographique croissante, en particulier<br />

dans les villes où 75 % de la population sera<br />

concentrée, et l’héritage passé d’années de gaspillage<br />

exerceront encore une contrainte extrême sur cette<br />

précieuse ressource (lire « Les nouveaux défis de<br />

l’eau », p. 36). D’ici là, gageons que les solutions, tant<br />

de recyclage des eaux usées, autrement dit leur épuration<br />

pour les réutiliser ou recharger les aquifères,<br />

TECHNOLOGIE RECYCLAGE<br />

Eaux usées : un puits<br />

de ressources<br />

Recycler les eaux usées après les avoir épurées ou les utiliser pour recharger<br />

les aquifères, une réalité ici et là qui deviendra bientôt la règle.<br />

que de préservation de l’eau (récupération des eaux<br />

pluviales, mais aussi changements d’habitudes des<br />

consommateurs) se seront généralisées.<br />

En cinquante ans, la consommation d’eau par<br />

habitant issue des systèmes d’alimentation centralisés<br />

des villes aura probablement été divisée par<br />

deux. Le prix, élevé, y sera bien sûr pour beaucoup,<br />

reflétant simplement le coût de cette ressource. Il<br />

incitera à l’économie. Il y aura plusieurs qualités<br />

d’eau correspondant à plusieurs traitements selon<br />

l’usage : l’eau potable, l’eau pour les applications<br />

industrielles, l’eau agricole, l’eau d’arrosage des espaces<br />

verts et des jardins, enfin l’eau domestique. k<br />

POUR ÉCONOMISER<br />

LES RESSOURCES<br />

EN EAU, L’AGRICULTURE<br />

POURRAIT DAVANTAGE<br />

GLEIZES/REA<br />

TIRER PARTI DU<br />

RECYCLAGE DES EAUX<br />

PIERRE<br />

USÉES, POUR IRRIGUER. ©<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 69


INFOGRAPHIE : VEOLIA ENVIRONNEMENT<br />

TECHNOLOGIE RECYCLAGE TECHNOLOGIE RECYCLAGE<br />

(1) Projet européen<br />

Techneau :<br />

www.techneau.org/<br />

(en anglais).<br />

Renforcement des<br />

transferts d’eau de<br />

surface vers les eaux<br />

souterraines suite<br />

au pompage.<br />

Pompage<br />

En 2050, il serait tout simplement normal d’utiliser<br />

20 % d’eau recyclée en moyenne dans le monde,<br />

voire 50 % à 70 % dans certaines villes de pays arides<br />

et autour de la Méditerranée.<br />

Où en est-on aujourd’hui ? Même si les différents<br />

procédés de traitement* sont connus et utilisés de<br />

longue date, l’eau recyclée ne représente pas plus de<br />

5 % de l’approvisionnement mondial en eau. Elle est<br />

surtout utilisée pour l’agriculture. Un pays comme la<br />

Tunisie recycle ses eaux depuis 1989 pour l’irrigation<br />

de cultures de citrons, d’olives et de coton. L’industrie<br />

vient ensuite, en particulier, dans les centrales de production<br />

d’électricité, mais aussi dans l’industrie chimique.<br />

En Allemagne, à Hamm, Dupont de Nemours<br />

recycle 90 % de ses eaux. Enfin, l’eau recyclée sert<br />

parfois pour des usages urbains. Ce n’est pas encore<br />

tout à fait dans les mœurs. Néanmoins, on installe,<br />

dans certains pays, de plus en plus de « doubles<br />

réseaux » : une canalisation pour l’eau potable, une<br />

autre pour l’eau recyclée, qui sert à alimenter les<br />

chasses d’eau ou l’arrosage. Ce système simple est<br />

utilisé au Japon, à Tokyo, depuis 1984 à hauteur de<br />

70 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

8 000 mètres cubes (m 3 ) par<br />

jour et en Australie, à Adélaïde<br />

(lire « L’Australie mise sur le<br />

recyclage », p. 71).<br />

Quant aux exemples de recyclage<br />

en eau potable, ils sont<br />

encore rares et mettront du temps à se développer.<br />

En Afrique australe, la Namibie a été le premier<br />

pays à mettre cela en œuvre à grande échelle,<br />

Eau potable : on redécouvre que le sol est un filtre idéal<br />

« Peu connue en France, la “filtration sur berges” est utilisée depuis plus d’un siècle pour fournir de l’eau potable<br />

à des millions d’Européens », rappelle Yann Moreau-Le Golvan, responsable recherche et développement au<br />

Centre de compétences sur l’eau de Berlin (KWB), ville d’Allemagne où 75 % de l’eau potable est produite par<br />

cette technique (100 % à Düsseldorf, Allemagne). De quoi s’agit-il ? « D’utiliser les capacités naturelles d’épuration<br />

des sols, répond l’hydrogéologue. L’eau est prélevée<br />

directement dans des nappes souterraines, situées sous des<br />

fleuves (nappes alluviales) à quelques dizaines de mètres<br />

des berges des lacs et des rivières. » Durant son infiltration<br />

dans le sol, l’eau est soumise à une activité microbiologique<br />

intense qui permet la biodégradation aérobie et ana-<br />

Réalimentation<br />

naturelle<br />

Réalimentation<br />

artificielle<br />

par bassin de<br />

réinfiltration<br />

L’eau se fraye un chemin dans le sous-sol et subit une épuration naturelle.<br />

© VEOLIA<br />

LES EFFLUENTS<br />

D’UNE RÉSIDENCE<br />

TOURISTIQUE SONT<br />

TRAITÉS ET UTILISÉS<br />

POUR ARROSER<br />

LE GOLF DE SPERONE,<br />

EN CORSE.<br />

érobie* de nombreux composés indésirables. À Berlin,<br />

elle ne subit ensuite qu’une simple aération et filtration<br />

avant distribution. Depuis 2001, le procédé fait l’objet de<br />

plusieurs programmes de recherche, à Berlin (projet<br />

Nasri) et à Delhi, en Inde (projet financé par <strong>Veolia</strong> et projet<br />

européen Techneau (1)). « L’objectif est de quantifier et<br />

de modéliser les processus biophysico-chimiques qui ont<br />

lieu lors de l’infiltration afin d’optimiser le dimensionnement<br />

et les performances de tels systèmes », précise Yann<br />

Moreau-Le Golvan. En raison de sa simplicité et de son efficacité,<br />

le procédé fait l’objet d’un regain d’attention auprès<br />

des organisations internationales telles que l’Unesco.<br />

« Pour bénéficier d’un système efficace, il faut s’assurer<br />

que le milieu soit suffisamment perméable et que la nappe ne soit pas polluée », indique-t-il. L’aménagement<br />

de bassins d’infiltration permet d’augmenter les volumes qui peuvent contribuer à la recharge des nappes et<br />

garantir une exploitation durable des ressources souterraines. « Ce procédé ancien peut aussi apporter une<br />

réponse moderne pour gérer les problèmes de rareté de la ressource », explique-t-il. S. C.<br />

© VEOLIA-CHRISTOPHE MAJANI<br />

depuis bientôt quarante ans ! <strong>La</strong> production dépasse<br />

20 000 m 3 par jour. L’eau recyclée est aussi utilisée<br />

en complément des ressources en eau. Ainsi,<br />

à Singapour, dans le cadre d’un vaste programme<br />

de recyclage des eaux usées (projet NEWater), de<br />

l’eau recyclée est additionnée aux réservoirs d’eau<br />

potable, à hauteur de 1 % pour l’instant. L’Australie<br />

développe aussi ces solutions.<br />

<strong>La</strong> boucle est bouclée<br />

Le recyclage est en fait une réalité depuis longtemps<br />

dans des zones soumises à un stress hydrique, comme<br />

Israël qui recycle 70 % de son eau depuis 1977 pour<br />

son agriculture et envisage d’aller jusqu’à 100 %.<br />

Même chose en Espagne, sur toute la côte et les îles<br />

(soit un recyclage à hauteur de 35 % à l’échelle du<br />

pays) ou en Australie. Environ 200 municipalités<br />

européennes le pratiquent, dont une trentaine en<br />

France, comme Clermont-Ferrand ou Le Mont-<br />

Saint-Michel pour l’agriculture, Sainte-Maxime ou<br />

Sperone en Corse pour l’arrosage de golfs.<br />

À terme, c’est l’injection d’eaux usées épurées<br />

dans les aquifères qui devrait se développer à<br />

grande échelle (lire « Eau potable : on redécouvre<br />

que le sol est un filtre idéal », p. 70). Une<br />

façon de restituer l’eau au lieu de rejeter des eaux<br />

sorties des usines d’épuration, de bonne qualité,<br />

dans le milieu aquatique, pour rejoindre l’aval des<br />

fleuves (dans lesquels elles avaient été prélevées) et<br />

finalement… la mer.<br />

<strong>La</strong> pratique est déjà courante dans certaines villes<br />

situées au bord des baies, des golfes ou des estuaires<br />

où on recharge ainsi les nappes phréatiques, à partir<br />

d’eaux usées traitées. Cela permet de limiter<br />

du même coup les remontées salines, comme à<br />

Barcelone en Espagne ou en Belgique, un des pays<br />

européens les plus pauvres en ressource en eau, ou<br />

encore dans le sud de la Californie, aux États-Unis.<br />

Ensuite, il s’agit simplement de profiter des capacités<br />

RÉUTILISER LES EAUX<br />

APRÈS LEUR TRAITEMENT<br />

DANS LES USINES<br />

D’ÉPURATION : UNE<br />

RESSOURCE ALTERNATIVE<br />

À DÉVELOPPER.<br />

L’Australie mise sur le recyclage<br />

L’Australie s’est engagée dans un vaste programme de réutilisation des<br />

eaux usées, avec un objectif de 20 % de recyclage en 2012 dans certaines<br />

villes (au lieu de 12 % en moyenne actuellement) et qui, à terme, pourrait<br />

atteindre 50 %. Parmi les principaux projets, auxquels participe une filiale<br />

de <strong>Veolia</strong> Eau (United Water) : celui de la région du Queensland au Sud-Est.<br />

Il s’agit de l’un des plus grands projets au monde de recyclage des eaux<br />

usées en eaux industrielles et comme complément des ressources en eau,<br />

qui devrait aboutir en 2008. Il rassemblera et traitera les eaux de 6 usines<br />

d’assainissement de la région. Autre exemple, à Adélaïde (capitale de l’État<br />

d’Australie du Sud) : entre 20 % et 30 % des eaux usées traitées dans les<br />

usines de dépollution (Bolivar, Christies Beach) sont recyclées à des fins<br />

agricoles et domestiques. À Mawson <strong>La</strong>kes, à une dizaine de kilomètres du<br />

centre-ville d’Adelaïde, c’est un parc résidentiel d’environ 7 000 personnes<br />

qui sera alimenté d’ici à 2010 à 50 % par des eaux recyclées.<br />

naturelles du sous-sol pour traiter et stocker l’eau.<br />

Une méthode simple et peu coûteuse.<br />

Les technologies de traitement, quant à elles,<br />

devraient encore évoluer, devenir moins énergivores,<br />

plus fiables, grâce, par exemple, à de nouvelles<br />

membranes, des procédés biologiques améliorés,<br />

mais aussi de nouveaux systèmes de contrôle comme<br />

les traitements à la source des effluents industriels.<br />

Cela consiste à gérer les sources d’eaux usées, avant<br />

qu’elles ne rejoignent les réseaux d’assainissement.<br />

L’idéal serait que tous les produits soient labellisés en<br />

fonction de leurs performances environnementales,<br />

de leurs potentiels à être recyclés et que des normes<br />

soient établies, par exemple, pour les détergents,<br />

les cosmétiques, les agents nettoyants, les produits<br />

pharmaceutiques...<br />

Sécheresses, pluies intenses, mais de courte durée,<br />

incertitudes dues au réchauffement climatique...<br />

imposent une gestion de plus en plus rigoureuse et<br />

intégrée de la ressource. En quelques décennies,<br />

le recyclage des eaux usées devrait<br />

cesser d’être une voie de développement<br />

durable émergente pour<br />

devenir une solution incontour-<br />

nable pour l’alimentation en eau<br />

des villes. ● P. D. ET S. R.-P.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Le projet de la région de<br />

Queensland : www.westerncorridor.<br />

com.au/home.aspx?docId=1 (en anglais).<br />

Le projet NEWater à Singapour :<br />

www.pub.gov.sg/NEWater_files/<br />

overview/index.html (en anglais).<br />

* Les procédés<br />

de traitement<br />

peuvent comporter<br />

filtration,<br />

désinfection, voire<br />

microfiltration et<br />

osmose inverse<br />

pour de l’eau<br />

« ultra-pure ».<br />

Ils diffèrent selon<br />

l’utilisation finale<br />

de l’eau et la<br />

législation locale.<br />

* Anaérobie<br />

signifie<br />

en l’absence<br />

d’oxygène.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 71


TECHNOLOGIE ENTRETIEN TECHNOLOGIE ENTRETIEN<br />

« Il faut réviser notre gestion de l’agriculture »<br />

Comment préserver nos ressources et la qualité de l’environnement ?<br />

<strong>La</strong> réponse pourrait venir de l’agriculture de précision.<br />

LA RECHERCHE. En quoi consiste l’agriculture de<br />

précision ?<br />

MARTINE GUÉRIF. Le principe est de valoriser les<br />

informations spatiales et temporelles sur l’état des<br />

cultures. Ces données, aujourd’hui accessibles grâce<br />

aux progrès technologiques, permettent d’adapter<br />

les pratiques agricoles, que ce soit le travail du sol,<br />

le semis, les apports d’engrais, l’irrigation, le désherbage<br />

ou la protection phytosanitaire. Autrement<br />

dit, apporter la bonne dose, au bon endroit et au bon<br />

moment. L’approche a vu le jour aux États-Unis au<br />

début des années 1980, avec l’apparition des systèmes<br />

de positionnement par satellite GPS.<br />

En pratique, que mesure-t-on ?<br />

M. G. Cela dépend de la technique : les systèmes<br />

de prospection électrique du sol renseignent sur sa<br />

structure, sa texture, sa teneur en eau, sa salinité. Les<br />

mesures de réflectance* du sol, dans le domaine du<br />

visible et du proche infrarouge, permettent, en outre,<br />

de déterminer sa teneur en argile, en calcaire ou en<br />

matière organique. <strong>La</strong> réflectance du couvert végé-<br />

© CNES-SPOT IMAGE SA-INRA<br />

Des images de Spot<br />

260<br />

240<br />

220<br />

200<br />

180<br />

160<br />

140<br />

Dose d’azote<br />

(kilogrammes<br />

200 m<br />

par hectare)<br />

Ces images et un modèle de culture permettent<br />

d’évaluer les doses d’engrais adaptées à une parcelle.<br />

MARTINE GUÉRIF EST DIRECTRICE DE RECHERCHE<br />

À L’INSTITUT NATIONAL DE RECHERCHE AGRONOMIQUE<br />

(INRA) D’AVIGNON.<br />

tal permet, quant à elle, de déterminer la surface<br />

de feuilles et le taux de chlorophylle, lié à la teneur<br />

en azote* . On développe de nombreux autres types<br />

de capteurs, comme la vision stéréoscopique pour<br />

localiser les mauvaises herbes. Les capteurs peuvent<br />

être portés par les engins agricoles et couplés à un<br />

épandeur pour ajuster, en temps réel, les doses d’engrais,<br />

par exemple. Mais on peut aussi s’appuyer sur<br />

la télédétection satellitaire. C’est ce que fait le programme<br />

Farmstar, avec les données du système Spot.<br />

Ainsi, en 2006, 8 000 exploitants, soit environ 2 %<br />

des agriculteurs français, ont reçu des cartes de leurs<br />

parcelles et un diagnostic de l’état de leurs cultures,<br />

avec une résolution spatiale de 20 mètres, pour un<br />

© GUÉRIF<br />

abonnement annuel d’environ 10 euros par hectare.<br />

Au-delà de la mesure, la transformation de l’information<br />

en décision technique constitue le chaînon<br />

critique. À l’Institut national de recherche agronomique<br />

(Inra), nous travaillons sur des méthodes qui<br />

couplent la télédétection à des modèles dynamiques<br />

prenant en compte l’ensemble du système sol-planteatmosphère.<br />

On peut ainsi simuler l’impact de différents<br />

scénarios techniques et choisir celui qui<br />

optimise plusieurs critères à la fois, comme le rendement,<br />

mais aussi la qualité du grain et les aspects<br />

environnementaux.<br />

Peut-on chiffrer les bénéfices, pour l’agriculteur<br />

et pour l’environnement ?<br />

M. G. Des calculs ont été réalisés en France par<br />

la coopérative Epis-Centre, dont une partie des<br />

adhérents pratique l’agriculture de précision pour les<br />

apports en phosphore, en potassium et en azote : par<br />

comparaison avec ceux n’utilisant pas d’outil perfectionné<br />

d’aide à la décision, elle annonce des bénéfices<br />

de 30 à 60 euros par hectare. À l’Inra, nous avons testé<br />

spécifiquement le profit que l’on peut tirer d’un conseil<br />

spatialisé, plutôt qu’uniforme, pour la fertilisation<br />

azotée. En modélisant des cultures de blé, nous<br />

avons évalué que le gain n’est pas tant en termes de<br />

marge brute que de respect des normes environnementales<br />

: on parvient, sans altérer la récolte, à rester<br />

en tout point sous le seuil de 50 kilogrammes (kg)<br />

par hectare pour le bilan d’azote, alors qu’on observe<br />

des points à 100 kg si l’épandage est uniforme. On<br />

diminue ainsi la quantité d’engrais non absorbé, qui<br />

restera dans le sol et sera lessivé vers les nappes phréatiques<br />

aux premières pluies. L’agriculture de précision<br />

est donc très pertinente pour maintenir une production<br />

intensive tout en préservant les ressources et la<br />

qualité de l’environnement. Aujourd’hui, son taux<br />

d’adoption reste pourtant faible. L’une des raisons<br />

avancées est que les bénéfices sont insuffisants par<br />

rapport aux coûts. Le renforcement des contraintes<br />

environnementales imposées aux agriculteurs pourrait<br />

néanmoins accroître l’intérêt économique de ces<br />

outils. Un autre bénéfice, et non des moindres vu<br />

les attentes de la société dans ce domaine, est que<br />

l’agriculture de précision permet une traçabilité des<br />

pratiques pour la certification des exploitations et des<br />

produits agricoles.<br />

Un super-riz pour l’Afrique ?<br />

Le riz hybride chinois, qui produit jusqu’à 12 tonnes par hectare (soit 20 %<br />

de plus que les meilleures variétés du marché), pourra-t-il un jour être<br />

cultivé en Afrique subsaharienne, où la demande en riz ne cesse de croître ?<br />

Premier pas en ce sens, la Chine a annoncé, début 2007, la construction d’un<br />

centre de développement à Madagascar. Le principe : croiser des riz éloignés<br />

pour obtenir des semences hybrides, plus vigoureuses que les lignées<br />

pures. Planté en Chine depuis les années 1970, le riz hybride se développe<br />

aujourd’hui en Asie du Sud et du Sud-Est, avec l’appui des Nations unies. Seul<br />

problème : l’agriculteur doit acheter de nouvelles semences chaque année.<br />

Et les gains de productivité exigent une technologie élevée, bien éloignée<br />

des conditions de culture actuelles à Madagascar ou en Afrique.<br />

Comment pourra-t-elle aider à répondre au défi<br />

alimentaire des cinquante ans à venir ?<br />

M. G. Pour nous adapter aux changements démographique<br />

et climatique, il faudra réviser les modes<br />

de gestion de l’agriculture. De nouvelles contraintes<br />

vont apparaître : l’usage des pesticides sera fortement<br />

réglementé et la raréfaction de l’eau dans des régions<br />

comme le bassin méditerranéen obligera à optimiser<br />

encore davantage l’irrigation. L’agriculture de<br />

précision, à l’échelle des territoires et non plus seulement<br />

des parcelles, permettra de mieux faire face<br />

à ces contraintes. Bien sûr, dans les esprits, elle est<br />

associée à de hauts niveaux technologiques et donc<br />

réservée aux pays développés ou à certaines cultures<br />

industrielles des pays du Sud, comme la banane au<br />

Costa Rica, la canne à sucre au Brésil ou le riz aux<br />

Philippines. Mais, à l’échelle des territoires, elle a<br />

un potentiel certain dans le cadre de l’agriculture<br />

familiale des pays du Sud. Dans ces contextes difficiles,<br />

l’information spatiale, obtenue par télédétection<br />

ou par compilation des expériences locales, peut<br />

en effet servir à prendre des décisions stratégiques.<br />

À l’échelle d’un bassin en Afrique, par exemple, elle<br />

peut aider à mieux placer les cultures pour optimiser<br />

la ressource et limiter l’érosion.<br />

● Propos recueillis par Marie Schal<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Agriculture de précision, M. Guérif et D. King (coord.),<br />

Quae Éditions, 2007.<br />

* <strong>La</strong> réflectance<br />

est une mesure<br />

de la capacité<br />

d’une surface<br />

à réfléchir<br />

l’énergie incidente,<br />

ici le rayonnement<br />

solaire.<br />

* L’azote est<br />

un constituant<br />

essentiel de la<br />

biomasse végétale.<br />

Après l’eau,<br />

c’est le facteur<br />

le plus important<br />

pour la croissance<br />

des plantes.<br />

72 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 73


TECHNOLOGIE ÉCOQUARTIER TECHNOLOGIE ÉCOQUARTIER<br />

Une démarche globale<br />

Éric<br />

Lesueur<br />

est directeur<br />

de projets<br />

de <strong>Veolia</strong> Eau.<br />

eric.lesueur@<br />

veolia.com<br />

Assurer la pérennité des écoquartiers suppose de prévoir la gestion<br />

de l’eau, de l’énergie, des déchets, des transports... et de changer nos<br />

comportements.<br />

Des zones urbaines conçues pour minimiser<br />

leur impact sur l’environnement,<br />

avec au moins une autonomie énergétique,<br />

ont été créées depuis une quinzaine<br />

d’années, surtout en Europe du Nord. De<br />

tels projets d’écoquatiers commencent<br />

à voir le jour en France à l’initiative de<br />

collectivités urbaines, comme à Paris<br />

(quartier de Rungis, des Batignolles)<br />

et dans d’autres villes françaises.<br />

Réhabilitation de quartiers anciens ou<br />

développement de zones nouvelles,<br />

selon les cas, ils regroupent quelques<br />

centaines d’habitants, comme le quartier<br />

Bedzed à Beddington, en Grande-Bretagne, ou<br />

plusieurs milliers, comme à Stockholm ou à Malmö,<br />

en Suède, ou à Hanovre ou Fribourg, en Allemagne.<br />

Ces quartiers modèles sont des laboratoires technologiques,<br />

mais aussi sociaux : au-delà de leur « signa-<br />

74 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

Préserver<br />

les ressources<br />

et réduire les<br />

pollutions<br />

Énergies renouvelables riment avec quartier<br />

ture » environnementale, ils ont un impact majeur<br />

sur la qualité de vie des habitants et l’attractivité économique<br />

du territoire. Généralement promus par des<br />

communautés motivées par la protection de l’environnement<br />

et menés par des collectivités audacieuses,<br />

ces projets ont pour principal objectif<br />

la mise en œuvre, à l’échelle locale,<br />

de technologies innovantes pour la<br />

préservation des ressources naturelles<br />

et la réduction des pollutions.<br />

Côté économie d’énergie, c’est<br />

d’abord la consommation des bâtiments<br />

qui a été diminuée. Des<br />

progrès significatifs ont été réalisés<br />

dans la construction, comme le recours à<br />

des techniques isolantes de haute performance,<br />

l’amélioration des principes de ventilation<br />

des habitations, la bonne orientation des bâtiments<br />

en fonction de l’utilisation des locaux et,<br />

Comment exploiter efficacement les énergies renouvelables dans un ensemble de logements, voire un quartier<br />

? « En complément de nos travaux sur la cogénération (lire « Pourquoi pas nous ? », p. 64), nous étudions<br />

toutes les voies de transformation de la biomasse : combustion, gazéification* ou méthanisation* , explique<br />

Jean-Philippe <strong>La</strong>urent, directeur de la recherche sur l’énergie de <strong>Veolia</strong>. <strong>La</strong> gazéification du bois couplée à<br />

un moteur, par exemple, offrira dans le futur une solution de cogénération pour les quartiers, dont la chaleur<br />

pourra être efficacement distribuée par réseau urbain. » Ces solutions, qui commencent à être expérimentées<br />

en Europe, manquent encore de maturité. « Grâce à la modélisation, nous analysons l’influence de la nature du<br />

combustible et des modes opératoires pour obtenir le gaz de synthèse le plus pur et stable possible pour une<br />

exploitation fiable et économique. » Un pilote de ce type est en construction. À Paris, c’est un prototype de pile<br />

à combustible qui a été installé en mars 2007, en partenariat entre autres avec <strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong> : « C’est<br />

une première en Europe, elle assure le chauffage de 283 logements HLM (200 kilowatts – kW – de chaleur) et<br />

produit 250 kW d’électricité. » Un savoir-faire à déployer. Pour compléter ces technologies, l’énergie solaire<br />

thermique est mise à contribution. L’objectif est de concevoir des solutions innovantes de raccordement des<br />

installations aux réseaux plus traditionnels de chauffage et d’eau chaude. I. B.<br />

© VEOLIA ENVIRONNEMENT<br />

Un quartier au fil de l’eau<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

L’approche écologique intégrée des différents flux d’eau est essentielle pour l’aménagement urbain durable.<br />

bien sûr, le recours aux énergies renouvelables.<br />

De récents développements permettent, en outre,<br />

la création de systèmes centralisés de production<br />

d’énergies renouvelables, à l’échelle du quartier<br />

et non plus du bâtiment (lire « Énergies renouvelables<br />

riment avec quartier », p. 74). De quoi<br />

envisager des quartiers globalement neutres en<br />

émissions de dioxyde de carbone.<br />

Cycle de l’eau et paysage urbain<br />

Des approches comparables ont été développées dans<br />

d’autres domaines : la gestion des déchets, avec la<br />

collecte pneumatique* ; les transports à l’intérieur<br />

comme à l’extérieur du quartier (vélos, marche à pied,<br />

auto-partage, transports en commun...) ; enfin, et<br />

surtout, la gestion des eaux. L’architecture des réseaux<br />

d’eau doit être imaginée dès la conception des plans<br />

masse par l’urbaniste, le paysagiste et le gestionnaire<br />

des services d’eaux. Il s’agit entre autres de faire<br />

face à la multiplication probable de sécheresses et<br />

d’inondations, dues au changement climatique.<br />

Cela impose d’innover tant en matière de procédés<br />

que de structuration globale du territoire urbain. En<br />

restant vigilant sur la maîtrise des risques sanitaires,<br />

nous devons limiter les impacts environnementaux<br />

en favorisant les solutions locales, cohérentes avec le<br />

schéma global de gestion des eaux de la ville.<br />

Du point de vue des procédés, on peut récupérer<br />

les eaux de pluie provenant des toitures et façades<br />

et, après un traitement spécifique, les eaux de<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

ruissellement, afin de les réutiliser pour l’arrosage<br />

des espaces verts du quartier. On peut aussi réutiliser<br />

les eaux usées, après traitement écologique, pour certains<br />

usages extérieurs. On peut également prévoir<br />

de laisser ces eaux s’infiltrer directement dans le sol,<br />

dans des milieux propres tels que des pelouses, des<br />

terrains de sport ou de loisirs, des jardins… pour<br />

soulager réseaux d’assainissement et stations d’épuration,<br />

de plus en plus souvent perturbés par des<br />

épisodes violents de pluviométrie. De tels procédés<br />

reposent sur un système de caniveaux filtrants, de<br />

noues (fossés peu profonds) et de plans d’eau. Cette<br />

mise en œuvre paysagère innovante et pédagogique<br />

du cycle de l’eau en fait par ailleurs un élément à<br />

part entière du nouveau paysage urbain.<br />

L’eau offre aussi des alternatives très intéressantes<br />

et encore peu connues de rafraîchissement urbain<br />

et de climatisation pour remplacer les procédés<br />

classiques fréquemment générateurs de gaz à effet de<br />

serre. Il suffit de tirer parti des cycles d’évaporation,<br />

en extérieur par des techniques de murs d’eau ou<br />

d’aérosols et, depuis peu à l’intérieur des bâtiments<br />

par rafraîchissement adiabatique* , en évaporant de<br />

l’eau dans un flux d’air.<br />

L’expérience montre que si l’on veut des solutions<br />

durables dans le temps, une réflexion d’ensemble<br />

sur la gestion des services environnementaux<br />

s’impose dès la genèse du projet. Autant de défis<br />

technologiques et scientifiques qui conditionnent<br />

l’avenir des écoquartiers. ● É. L.<br />

* <strong>La</strong> collecte<br />

pneumatique de<br />

déchets utilise un<br />

réseau souterrain<br />

de canalisations<br />

dans lequel<br />

les déchets sont<br />

aspirés jusqu’à<br />

une centrale<br />

de collecte.<br />

* Le principe du<br />

rafraîchissement<br />

adiabatique<br />

est d’abaisser<br />

la température<br />

de l’air avant qu’il<br />

ne pénètre dans<br />

le bâtiment, en<br />

brumisant de l’eau<br />

dans un flux d’air<br />

chaud.<br />

* <strong>La</strong> gazéification<br />

consiste à<br />

chauffer, ici la<br />

biomasse,<br />

en présence de<br />

peu d’oxygène,<br />

pour la transformer<br />

en « gaz de<br />

synthèse »,<br />

un combustible<br />

qui peut ensuite<br />

être brûlé pour<br />

produire chaleur<br />

et électricité.<br />

* <strong>La</strong><br />

méthanisation<br />

est un processus<br />

biologique naturel<br />

de dégradation<br />

de la matière<br />

organique<br />

qui produit un<br />

biogaz composé<br />

en grande partie<br />

de méthane.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 75


TECHNOLOGIE BÂTIMENT ET TRANSPORT TECHNOLOGIE BÂTIMENT ET TRANSPORT<br />

Daniel<br />

Quénard<br />

est chef de la division<br />

caractérisation<br />

physique des<br />

matériaux au Centre<br />

scientifique et<br />

technique du bâtiment<br />

(CSTB) de Grenoble.<br />

daniel.<br />

quenard@cstb.fr<br />

Vers l’autonomie<br />

énergétique<br />

Comment concilier bâtiment et transport pour répondre aux nouvelles<br />

réglementations, aux obligations de Kyoto ? Quels sont les concepts<br />

émergents, applicables dès maintenant ?<br />

<strong>La</strong> question de la lutte contre les émissions<br />

de gaz à effet de serre ne porte plus,<br />

dorénavant, sur la nécessité de l’action,<br />

mais sur les modalités pour répondre à<br />

l’urgence. En France, le rapport 2006 de<br />

l’Institut français de l’environnement indique que<br />

le logement et le véhicule particulier offrent le plus<br />

gros potentiel de réduction des gaz à effet de serre.<br />

Les 30 millions de logements et les 30 millions de<br />

véhicules représentent près de la moitié des émissions<br />

nationales. Alors que celles-ci<br />

diminuent dans tous les secteurs, elles<br />

progressent depuis 1990 dans le bâtiment<br />

et les transports, avec respectivement<br />

+22 % et + 23 %.<br />

Pourtant, les efforts réalisés ont abouti à<br />

de réelles avancées. Dans les logements<br />

neufs et existants, la priorité concerne<br />

les consommations dues au chauffage<br />

(principalement au fioul et au gaz) qui<br />

représentent 75 % du total. En France, le renforcement<br />

de la réglementation thermique et l’apparition<br />

de matériaux isolants efficaces ont déjà abaissé<br />

la consommation d’énergie de 372 kilowattheures<br />

par mètre carré et par an (kWh/m 2 /an), en 1973, à<br />

245 kWh/m 2 /an, actuellement.<br />

Toutefois, il reste beaucoup à faire pour atteindre les<br />

performances des bâtiments à basse consommation,<br />

répondant, par exemple, au nouveau label français<br />

Effinergie, dont la consommation est de l’ordre<br />

de 50 kWh/m²/an ou, mieux, des habitations dites<br />

76 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

Transformer<br />

60 millions de<br />

consommateurs<br />

en producteurs<br />

« passives »* (plusieurs milliers en Allemagne et en<br />

Autriche), voire à énergie positive* (1, 2). Ces bâtiments<br />

présentent des besoins en énergie réduits au<br />

minimum (conception bioclimatique, isolation thermique<br />

et étanchéité à l’air renforcées, fenêtres haute<br />

performance, éclairage naturel…). Ils comportent<br />

des équipements à haute efficacité énergétique, à<br />

la fois hybrides (utilisant énergies renouvelables et<br />

fossiles), compacts et multifonctionnels (produisant<br />

simultanément chauffage, ventilation et eau chaude<br />

sanitaire), pour réduire les coûts et<br />

rechercher des synergies. Enfin, ils<br />

possèdent généralement une toiture<br />

photovoltaïque pour assurer la production<br />

locale d’électricité.<br />

Suivant cette logique, les bâtiments<br />

deviendront dans quelques années des<br />

sites de production d’énergie, principalement<br />

électrique, grâce au photovoltaïque<br />

ou au micro-éolien. Les<br />

60 millions de Français consommateurs d’énergie<br />

se transformeront en autant de producteurs. Cela va<br />

radicalement changer nos rapports avec l’énergie :<br />

quand on en produit soi-même, on s’en préoccupe<br />

forcément plus et mieux. Mais ces efforts resteront<br />

limités, si la démarche n’est pas imaginée de façon<br />

globale. Ainsi, les diminutions de consommation<br />

d’énergie réalisées dans le secteur du bâtiment pourraient<br />

être d’emblée annihilées par un usage croissant<br />

de la voiture : une réduction de 80 kWh/m²/an<br />

dans l’habitat est annulée par 20 kilomètres (km)<br />

© ROLF DISCH<br />

parcourus en véhicule particulier chaque jour, pendant<br />

un an (3) ! Il est donc nécessaire de s’attaquer<br />

parallèlement au problème des transports et à celui<br />

des véhicules individuels qui représentent la majorité<br />

des émissions de ce secteur.<br />

Pourtant, dans le domaine des transports aussi, beaucoup<br />

de progrès ont été accomplis : la consommation<br />

unitaire des véhicules a été réduite de 15 % depuis<br />

1990 et les émissions de dioxyde de carbone (CO 2 ) de<br />

30 % entre 1975 et 2003. Mais ces progrès ont aussitôt<br />

été balayés par d’autres évolutions. Primo, l’éloignement<br />

entre l’habitat et les lieux de services ou d’activités<br />

ont fait passer la distance journalière parcourue par<br />

une automobile d’une vingtaine de kilomètres environ<br />

à plus de trente. Secundo, le modèle du ménage multi-<br />

équipé en automobiles a enrichi le parc de 3 millions<br />

de véhicules.<br />

De l’hybride rechargeable sur le réseau…<br />

Si le bâtiment bénéficie d’un « bouquet » énergétique<br />

diversifié, les transports (véhicules particuliers et<br />

transports routiers) dépendent, quant à eux, à plus<br />

de 98 % du pétrole. Le service d’évaluation des<br />

choix scientifiques et technologiques (STOA) (4)<br />

du Parlement européen a comparé les technologies<br />

alternatives au tout pétrole, que ce soient les piles à<br />

combustible, les véhicules électriques, hybrides, les<br />

biocarburants et le gaz naturel. Si aucune ne peut<br />

prendre à elle seule le relais du pétrole, le STOA<br />

estime néanmoins que, dans vingt à trente ans, la plus<br />

grande partie des véhicules seront construits selon<br />

FRIBOURG, SURNOMMÉE<br />

LA « VILLE SOLAIRE »<br />

EN ALLEMAGNE,<br />

PRIVILÉGIE<br />

L’ÉNERGIE SOLAIRE<br />

DE LONGUE DATE,<br />

SUR LES BÂTIMENTS.<br />

la technologie hybride, alliant un moteur électrique<br />

à un moteur thermique (essence, Diesel, gaz, biocarburants,<br />

hydrogène). Actuellement, les véhicules<br />

hybrides rechargent leurs batteries, de faible capacité<br />

pour l’instant, à partir de l’énergie produite par le<br />

moteur thermique et l’énergie cinétique (freinage<br />

et décélération). C’est pourquoi, rouler en électrique<br />

pur n’est possible que sur une courte distance,<br />

de quelques dizaines de kilomètres au maximum.<br />

Pour pallier cette faible autonomie, est apparue<br />

l’idée d’un Véhicule hybride rechargeable (VHR)<br />

que l’on alimenterait directement sur le réseau électrique<br />

collectif.<br />

En France, 60 % des trajets journaliers pourraient<br />

être couverts par un VHR disposant d’une autonomie<br />

électrique de 30 km (5). Par ailleurs, avec des<br />

émissions de CO comprises entre 40 et 80 grammes<br />

2<br />

par kilomètre (g/km), selon l’autonomie du véhicule,<br />

contre 155 g/km pour un véhicule familial moyen à<br />

essence, les VHR permettraient de diviser par quatre<br />

les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050 et<br />

ainsi d’atteindre le Facteur 4 dans le secteur automobile<br />

! Bien sûr, ces gains importants ne sont possibles<br />

que si la production de l’électricité fournissant<br />

l’énergie des VHR est exempte d’émission de CO : 2<br />

elle proviendrait du nucléaire, de l’hydraulique ou<br />

des énergies renouvelables.<br />

Encore à l’état de prototypes, les VHR font l’objet<br />

d’un intérêt croissant à travers le monde. Plusieurs<br />

sociétés (Hymotion, EnergyCS, ACPropulsion)<br />

proposent des kits pour augmenter la capacité<br />

k<br />

(1) J.-C. Sabonnadière<br />

(dir.), D. Quenard,<br />

Nouvelles<br />

Technologies<br />

de l’énergie 4,<br />

« Vers des bâtiments<br />

à énergie positive »,<br />

Hermes-<strong>La</strong>voisier,<br />

2007.<br />

(2) A. Maugard<br />

et al., « Le bâtiment<br />

à énergie positive »,<br />

Futuribles, 304,<br />

2005.<br />

(3) T. Chambolle<br />

et H. Pouliquen,<br />

Perspectives<br />

énergétiques de<br />

la France à l’horizon<br />

2020-2050, Rapport<br />

de la commission<br />

Énergie, 2007.<br />

(4) www.europarl.<br />

europa.eu/stoa/<br />

publications/<br />

studies/stoa179_<br />

en.pdf (en anglais).<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 77


© DIDIER MAILLAC/REA<br />

TECHNOLOGIE BÂTIMENT ET TRANSPORT TECHNOLOGIE BÂTIMENT ET TRANSPORT<br />

(5) C. Cabal<br />

et C. Gatignol,<br />

Rapport sur<br />

la définition et<br />

les implications du<br />

concept de voiture<br />

propre, OPECST,<br />

182, 2005 et sur :<br />

www.senat.fr/rap/<br />

r05-125/r05-125.<br />

html<br />

(6) The Near-Zero-<br />

Energy Home<br />

Makeover sur :<br />

www.solartoday.<br />

org/2006/nov_<br />

dec06/near_zero.<br />

htm (en anglais).<br />

(7) www.<br />

sustainable-<br />

communities.<br />

scgov.net<br />

(en anglais).<br />

(8) www.nrel.gov/<br />

vehiclesandfuels/<br />

hev/plugins.html<br />

(en anglais).<br />

Répartition de la consommation d’énergie en France en 2006<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

k<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

Les transports dépendent essentiellement du pétrole.<br />

en batterie des véhicules hybrides actuels et de<br />

nombreuses associations soutiennent leur développement<br />

(Calcars, Plug in America, Plug in Partners).<br />

En France, EDF et Toyota ont annoncé le lancement<br />

d’un partenariat technologique pour évaluer les perspectives<br />

de développement de véhicules hybrides<br />

rechargeables sur le marché européen.<br />

Même bourrées de technologies, les voitures restent<br />

très mal utilisées. En effet, elles passent en moyenne<br />

95 % du temps à l’arrêt, garées sur un parking ou dans<br />

un garage. D’où l’idée de rechercher une synergie<br />

78 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

EDF TESTE DES<br />

VÉHICULES HYBRIDES<br />

TOYOTA RECHARGEABLES<br />

SUR LE RÉSEAU<br />

ÉLECTRIQUE DOMESTIQUE :<br />

UNE PREMIÈRE EN<br />

EUROPE.<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

entre les bâtiments et les voitures. Pourquoi ne pas profiter<br />

de ces longues heures « d’attente » pour recharger<br />

les VHR sur place, au plus près de la demande ? En<br />

partant du principe que les bâtiments deviendront,<br />

à moyen terme, producteurs d’électricité – grâce au<br />

développement des énergies renouvelables –, cette<br />

option est envisageable. Elle représenterait un gain<br />

de temps pour l’utilisateur, un facteur supplémentaire<br />

de développement pour les énergies renouvelables<br />

et, surtout, une condition sine qua non à l’essor des<br />

véhicules électriques. En effet, leur temps de recharge<br />

étant très long, celle-ci ne peut s’opérer qu’une fois le<br />

véhicule garé pour quelques heures… généralement<br />

à la maison, sur un parking de bureau ou de centre<br />

commercial, bref, au plus près des bâtiments producteurs<br />

d’énergie ou connectés au réseau.<br />

… À l’hybride rechargeable à la maison<br />

L’idée de connecter véhicules électriques ou<br />

hybrides aux bâtiments et, en particulier, à la maison<br />

individuelle est apparue au début des années 2000,<br />

sous le nom de Vehicle to Home (V2H). Plusieurs<br />

exemples de réalisation existent à travers le<br />

monde, comme la Toyota dream house au<br />

Japon, les locaux de l’entreprise Holinger<br />

en Suisse ou des maisons particulières en<br />

Californie (États-Unis) (6). Plus récemment,<br />

le bureau d’ingénierie anglais Arup<br />

SOURCE DGEMP - © INFOGRAPHIE : LUDOVIC DUFOUR<br />

a exposé, parmi ses solutions pour l’habitat du futur,<br />

un bâtiment économe et producteur d’énergie via le<br />

photovoltaïque et l’éolien, accompagné de son véhicule<br />

électrique connecté.<br />

L’intention du concept Vehicle to Home est d’utiliser<br />

les véhicules (vélo, scooter, voiture) comme des<br />

« équipements de services » du bâtiment, à l’image<br />

de l’eau chaude sanitaire et du ballon de stockage.<br />

Avec, d’un côté, des bâtiments producteurs d’énergie<br />

connectés au réseau (H2G : Home to Grid), de l’autre,<br />

des véhicules hybrides connectables au réseau ou<br />

aux bâtiments, un nouveau paradigme est possible :<br />

celui de la « communauté durable ». En Floride, le<br />

Sarasota County se revendique comme la première<br />

du genre (7). Son projet est basé sur des propositions<br />

du National Renewable Energy <strong>La</strong>boratory (8) visant<br />

la connexion des maisons à « énergie zéro » et des<br />

véhicules de type VHR, pour des déplacements entre<br />

100 km et 400 km, ou de type véhicules électriques<br />

de voisinage, pour des distances inférieures à une<br />

centaine de kilomètres.<br />

Quelques applications pratiques des VHR connectés<br />

au réseau ou à des maisons sont en cours d’expérimentation<br />

aux États-Unis. <strong>La</strong> plus spectaculaire<br />

est certainement le nouveau siège social de Google<br />

à Mountain View (Californie, États-Unis). En<br />

juin 2007, Google a annoncé une production de<br />

9 900 kWh, dont 90 % sont fournis grâce aux panneaux<br />

photovoltaïques installés sur les bâtiments<br />

du site. Dans cette optique, Google participe aussi<br />

au développement de VHR avec les constructeurs<br />

automobiles Toyota et Ford.<br />

Des solutions évolutives<br />

Pour demain, on peut rêver d’un habitat groupé,<br />

de villes densifiées, de transports en commun<br />

efficaces…, mais une grande partie de l’habitat existant,<br />

constitué de résidences dispersées, est encore là<br />

pour longtemps. Plutôt que de reconfigurer totalement<br />

les modes d’habitat et les infrastructures, dont la<br />

durée de vie est de plusieurs dizaines d’années, autant<br />

changer de voiture puisque son cycle de vie est de<br />

moins de dix ans ! L’intérêt du Vehicle to Home est de<br />

pouvoir se développer dès maintenant sur la base du<br />

réseau électrique existant et d’évoluer vers une utilisation<br />

plus importante des énergies renouvelables au<br />

fur et à mesure de leur développement, en particulier<br />

dans les bâtiments. En France, selon le Centre d’analyse<br />

stratégique, ces deux technologies (bâtiment à<br />

énergie positive et VHR) font partie des perspectives<br />

« probables » à l’horizon 2015-2020. Elles aboutiront<br />

à la diversification des sites de production (centrales<br />

traditionnelles, sites décentralisés, cogénération,<br />

éolien, photovoltaïque intégré, biomasse…), mais<br />

© GOOGLE<br />

© GOOGLE<br />

aussi de stockage et de consommation (bâtiments,<br />

véhicules). Pour optimiser le fonctionnement de<br />

ce réseau multisources/multi-usages, un système<br />

de gestion intelligent, s’appuyant notamment sur<br />

les télécommunications, devra être mis en place.<br />

Il permettra de lisser la demande en électricité, en<br />

particulier la chute de consommation durant la nuit<br />

qui sera équilibrée par l’alimentation des véhicules<br />

rechargeables. Encore mieux, il permettra d’ajuster<br />

la demande lors des périodes « d’abondance » énergétique<br />

: en fonction du vent ou de l’ensoleillement, on<br />

pourra comparer les sources énergétiques les moins<br />

chères et prévenir en temps réel les consommateurs,<br />

grâce aux SMS ! Bien sûr, ces développements seront<br />

d’autant plus efficaces qu’ils s’intégreront dans le<br />

cadre de politiques d’urbanisme et de déplacements<br />

concertées, en particulier, avec les réseaux multimodaux<br />

de transports en commun (tramway, train) et<br />

véhicules particuliers propres. Ces derniers pourront<br />

profiter des parkings-relais pour recharger leurs<br />

batteries avec de l’électricité « verte », le tout dans<br />

l’optique de réduire les deux nuisances auxquelles<br />

les Français sont le plus sensibles : le bruit et la<br />

pollution. ● D. Q.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

EDF Transports électriques : http://transports.edf.fr<br />

Le concept V2G de l’université du Delaware :<br />

www.udel.edu/V2G (en anglais).<br />

<strong>La</strong> Toyota Dream House : http://tronweb.super-nova.<br />

co.jp/toyotadreamhousepapi.html (en anglais).<br />

© GOOGLE<br />

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passives<br />

garantissent un<br />

climat intérieur<br />

confortable<br />

sans système<br />

de chauffage<br />

traditionnel.<br />

* Les bâtiments<br />

à énergie positive<br />

exploitent<br />

leurs surfaces<br />

de toitures<br />

et façades<br />

pour produire<br />

de l’énergie.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 79


TECHNOLOGIE INGÉNIERIE TECHNOLOGIE INGÉNIERIE<br />

LA LAGUNE<br />

COLORADA, EN BOLIVIE :<br />

LA NATURE DANS<br />

TOUTE SA SPLENDEUR…<br />

Luc Abbadie<br />

est directeur<br />

du laboratoire<br />

biogéochimie et<br />

écologie des milieux<br />

continentaux à l’École<br />

normale supérieure.<br />

abbadie@biologie.<br />

ens.fr<br />

© PHOTOTHÈQUE VEOLIA-GEORGES BOSIO<br />

Nature sous contrôle<br />

L’ingénierie écologique profite des dernières connaissances en écologie et<br />

de techniques nouvelles pour maîtriser la nature tout en la préservant.<br />

écologique a le vent en poupe.<br />

Revues, ouvrages, sociétés savantes, filières<br />

universitaires, mais aussi et, de plus en<br />

plus, sociétés privées s’y réfèrent. Si le<br />

L’ingénierie<br />

terme semble galvaudé, il est pourtant<br />

symptomatique d’une évolution de la société.<br />

L’ingénierie écologique désigne, dans son sens le<br />

plus large, tous les moyens scientifiques et techniques<br />

qui permettent d’économiser l’énergie et de<br />

minimiser les impacts des activités humaines sur la<br />

biosphère. Une définition plus ambitieuse, venue<br />

des pays anglo-saxons, est cependant en train de<br />

s’imposer. Il s’agit de la manipulation, le plus souvent<br />

in situ, parfois en conditions contrôlées, de<br />

populations, de communautés ou d’écosystèmes* .<br />

Il peut s’agir de manipulations a priori simples,<br />

comme limiter le labour dans les champs, ce qui<br />

en réalité modifie tout un écosystème, ou d’actions<br />

de plus grande envergure, comme l’introduction de<br />

80 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

plusieurs espèces animales ou végétales. Le but de<br />

l’ingénierie écologique est de rétablir des espèces,<br />

de restaurer les écosystèmes dégradés ou d’optimiser<br />

les services écologiques, c’est-à-dire les fonctions de<br />

l’écosystème qui présentent une importance économique<br />

ou vitale pour l’homme. C’est ainsi qu’on<br />

peut planter des arbres, pour séquestrer du carbone,<br />

modifier une couverture végétale, pour contrôler le<br />

niveau de nitrates dans les eaux, ou introduire des<br />

espèces de poissons dans un étang, pour maîtriser<br />

la prolifération des algues.<br />

Pour atteindre ses objectifs, l’ingénierie écologique<br />

s’inspire des mécanismes qui gouvernent les systèmes<br />

écologiques : on maximise la diversité biologique (en<br />

introduisant, par exemple, plus d’espèces qu’il serait<br />

immédiatement nécessaire), on peut imposer de<br />

nouvelles structures d’écosystèmes (en associant des<br />

espèces nouvelles et anciennes ou en favorisant des<br />

possibilités d’échanges de matière, etc.), on préserve<br />

ou on établit une hétérogénéité des structures (en<br />

créant des zones de végétations différentes, des sols<br />

plus ou moins humides, etc.). On cherche aussi à<br />

limiter les interventions humaines et les apports artificiels<br />

d’énergie. C’est d’ailleurs ainsi que, en 1962,<br />

l’Américain Howard Tom Odum, pionnier dans le<br />

domaine, avait défini l’ingéniérie écologique en<br />

première instance.<br />

Modéliser l’écologie<br />

Le succès actuel de l’ingénierie écologique s’explique<br />

naturellement par l’ampleur des problèmes d’environnement<br />

locaux et globaux, par les inquiétudes suscitées<br />

par l’inévitable transition énergétique et la raréfaction<br />

de certaines ressources naturelles, ainsi que<br />

par un mouvement culturel de fond qui tend à réconci-<br />

lier l’humain avec la nature. Tout cela se traduit par<br />

une évolution législative et réglementaire très rapide<br />

qui ouvre des perspectives innombrables, à l’instar du<br />

Clean Water Act, introduit en 1977 aux États-Unis,<br />

qui impose aux aménageurs de compenser toute destruction<br />

de milieu humide par la restauration ou la<br />

création d’une surface équivalente de milieu humide.<br />

Cette législation est à l’origine d’une ingénierie écologique<br />

des milieux humides particulièrement active<br />

aux États-Unis. <strong>La</strong> directive cadre européenne sur<br />

la qualité écologique des eaux (qui impose d’avoir<br />

restauré la qualité écologique des eaux en 2015), la<br />

nouvelle politique agricole commune et les projets<br />

français de mécanisme compensatoire sur la biodiversité<br />

vont dans le même sens.<br />

<strong>La</strong> maturité conceptuelle de l’écologie est également<br />

pour beaucoup dans le succès de l’ingénierie écologique.<br />

On bénéficie aujourd’hui d’une vision globale du<br />

fonctionnement des écosystèmes et de la biosphère,<br />

qui permet de modéliser, et donc de commencer à<br />

prévoir l’impact d’une action… ou d’une non-action<br />

sur le devenir de notre environnement. Il faut toutefois<br />

reconnaître que les pratiques d’ingénierie écologique<br />

sont encore fortement empreintes d’empirisme.<br />

Cela n’est pas nécessairement un problème en soi,<br />

mais il est évident que l’un des enjeux actuels de la<br />

recherche en écologie est une meilleure valorisation<br />

de ses concepts et modèles pour l’ingénierie.<br />

Il devient banal de reconnaître que l’homme ne se<br />

contente pas de modifier son environnement, mais<br />

qu’il a pris, de fait, le contrôle partiel de la biosphère.<br />

C’est un phénomène d’artificialisation des systèmes<br />

écologiques qui est en cours, et toute la question<br />

est de passer d’une artificialisation involontaire et<br />

non structurée à une artificialisation explicite et<br />

maîtrisée, c’est-à-dire construite sur les organisations<br />

et les dynamiques écologiques qui ont été testées<br />

et validées par le crible de l’évolution. En d’autres<br />

© MICHAEL DANGER<br />

termes, et cela peut sembler paradoxal, l’artificialisation<br />

de la nature passe par le respect des lois de la<br />

nature. Il est par exemple tout à fait envisageable de<br />

manipuler des communautés d’organismes sur le<br />

terrain, à une vaste échelle, pour obtenir tel ou tel<br />

résultat sur la qualité de l’eau ou la chimie de l’atmosphère.<br />

Mais cela présente un risque d’effets collatéraux.<br />

Quand on ensemence les océans avec du<br />

fer pour faire croître le plancton, et le voir assimiler<br />

le dioxyde de carbone de l’atmosphère, il faut envisager<br />

la pollution que la production de fer occasionne,<br />

et son impact sur les autres organismes (lire « Un<br />

climat sur mesure ? », p. 62). Ces effets indésirables<br />

ne pourront être réduits qu’en tenant compte des<br />

dynamiques à long terme de l’ensemble du système,<br />

y compris dans leur dimension évolutive.<br />

L’écologie offre aujourd’hui de puissants moyens de<br />

réflexion et d’action sur le vivant et ses interactions<br />

avec le milieu physique. À ce titre, l’ingénierie<br />

écologique peut être perçue comme un nouveau<br />

domaine des biotechnologies, centré sur les populations<br />

et les communautés d’organismes. Elle offre<br />

des outils nouveaux et efficaces pour gérer l’environnement<br />

dans le contexte des changements globaux<br />

et pour inventer quelques-unes des voies du<br />

développement durable. Mais elle pose aussi de<br />

nombreuses questions éthiques, sociales, économiques<br />

et juridiques qui demeurent encore trop<br />

peu exprimées. L’actuel emballement autour des<br />

biocarburants, sources potentielles de tensions<br />

sur le marché alimentaire, en est un exemple<br />

flagrant. ● L. A.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Société internationale d’ingénierie écologique :<br />

www.iees.ch/ (en anglais).<br />

Ecological Engineering and Ecosystem<br />

Restoration, W. J. Mitsch et S. E. Jørgensen, Wiley, 2003.<br />

LES CHERCHEURS<br />

MÈNENT DES<br />

EXPÉRIENCES EN<br />

CONDITIONS ÉCOLOGIQUES<br />

RÉELLES, COMME AU LAC<br />

DE CRÉTEIL<br />

(ÎLE-DE-FRANCE).<br />

* Un écosystème<br />

est un ensemble<br />

formé par une<br />

communauté<br />

d’organismes<br />

et l’environnement<br />

physico-chimique<br />

dans lequel<br />

ils vivent.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 81


FACTEUR HUMAIN DÉVELOPPEMENT DURABLE FACTEUR HUMAIN DÉVELOPPEMENT DURABLE<br />

Une source de discorde<br />

Yvette Veyret<br />

est professeur<br />

au département<br />

de géographie<br />

de l’université<br />

Paris-X-Nanterre.<br />

yvette.veyretmekdjian<br />

@u-paris10.fr<br />

Le concept de développement durable est ancien. Consacré à l’échelle internationale<br />

en 1987, il est de tous les discours, mais il reste très controversé.<br />

On le présente comme une nouvelle « formule<br />

» pour gérer le monde, rien de moins.<br />

Le développement durable « répond aux<br />

besoins du présent sans compromettre la<br />

capacité des générations futures à répondre<br />

aux leurs » (1). Cette ambition gigantesque, qui lie<br />

entre elles les questions environnementales, économiques,<br />

sociales et même culturelles, semble, après<br />

une longue maturation, faire l’objet d’un consensus.<br />

Le développement durable commence à s’imposer<br />

dans les esprits et à être appliqué. Et pourtant, il est<br />

loin de faire l’unanimité.<br />

Le concept de développement durable plonge<br />

ses racines au xviii e siècle. Dès l’époque des<br />

Lumières, les progrès de la science et de la technique<br />

déclenchent des inquiétudes. L’économiste britannique<br />

Thomas Malthus dénonce la croissance<br />

de la population bien plus importante que celle des<br />

ressources. Au xix e siècle, les interrogations sur les<br />

usages des ressources se multiplient, émanant de<br />

naturalistes (Karl Möbius, Henry Fairfield Osborne),<br />

de géographes (George Perkins Marsh, Friedrich<br />

Ratzel), de philosophes, tous sensibilisés à la fragilité<br />

de la planète et au caractère fini des ressources.<br />

À la fin du xix e siècle, tous les éléments du débat actuel<br />

sont en place. L’homme est perçu comme destructeur,<br />

pilleur des ressources. <strong>La</strong> dénonciation de la déforestation,<br />

de la destruction des sols, de la désertification,<br />

de la pollution, la prédiction de l’épuisement des ressources<br />

fondent un discours catastrophiste sur les rapports<br />

entre nature et société dont les bases scientifiques<br />

restent, cependant, à démontrer. Ce discours donne<br />

naissance à des mouvements écologistes, comme le<br />

Sierra Club, aux États-Unis (2), qui, à partir de 1892,<br />

prône la protection de la nature par l’instauration de<br />

parcs ou de réserves dont l’homme est exclu.<br />

Tout au long du xx e siècle, la confiance en la science<br />

s’estompe en même temps que le champ des risques<br />

s’élargit. Celui-ci acquiert, au moins dans les discours,<br />

une dimension planétaire et menace du coup l’humanité.<br />

Il est vrai que, pour la première fois de son<br />

histoire, l’homme a réalisé, avec la bombe atomique,<br />

les moyens de sa propre destruction. Certains risques<br />

sont d’autant plus menaçants que, mondialisés, ils<br />

dépassent la compétence des États.<br />

Les progrès scientifiques ne sont bientôt plus les<br />

seuls accusés. Le Club de Rome (3), un groupe de<br />

réflexion prospective qui réunit scientifiques, économistes,<br />

hommes d’affaires et hommes politiques,<br />

commande en 1968 un rapport sur l’état de la planète<br />

au Massachusetts Institute of Technology. Publié en<br />

1972, le rapport Meadows conclut notamment que<br />

« la croissance matérielle perpétuelle conduira tôt ou<br />

tard à un effondrement du monde qui nous entoure ».<br />

<strong>La</strong> croissance semble alors incompatible avec la durabilité<br />

de notre société. <strong>La</strong> société toute entière et ses<br />

choix politico-économiques sont interpelés.<br />

À chacun sa priorité<br />

C’est dans ce contexte noir qu’émerge une possible<br />

solution, à l’instigation des Nations unies. En 1972, à<br />

la conférence de Stockholm, les experts recomman-<br />

dent d’envisager des modes de croissance moins<br />

destructeurs du patrimoine naturel et des structures<br />

sociales. Ainsi voit le jour l’écodéveloppement :<br />

développement des populations par elles-mêmes,<br />

utilisant au mieux les ressources naturelles, s’adaptant<br />

à un environnement qu’elles transforment sans<br />

le détruire.<br />

À l’idée que l’on puisse conserver la nature en mettant<br />

hors de portée des aires naturelles (parcs et réserves)<br />

succède une vision plus dynamique de la biodiversité<br />

dans ses relations aux sociétés. Le rapport sur « la<br />

stratégie mondiale pour la conservation » publié en<br />

1980 par l’Union internationale pour la conservation<br />

de l’environnement, le Programme des Nations<br />

unies pour l’environnement et le WWF (organisation<br />

mondiale de protection de l’environnement), pose<br />

un nouveau précepte : la conservation de la nature a<br />

pour finalité la satisfaction des besoins des hommes et<br />

doit donc tenir compte des contraintes économiques<br />

et sociales. Le terme de développement durable,<br />

emprunté aux écologistes anglais, apparaît alors pour<br />

la première fois dans un document de portée internationale.<br />

Il sera consacré par le rapport Brundtland (1),<br />

destiné à préparer le sommet de Rio.<br />

Pourtant, tous les acteurs ne mettent pas la même<br />

chose sous ce vocable. Pour certaines ONG de<br />

protection de la nature, celle-ci doit être protégée<br />

pour elle-même. Pour d’autres organismes, comme<br />

la FAO (organisation des Nations unies pour l’alimentation<br />

et l’agriculture), il s’agit de gérer le plus<br />

rationnellement possible un patrimoine commun<br />

à l’humanité. Pour les pays du Nord, on insiste sur<br />

la durabilité et, au Sud, sur le développement des<br />

populations démunies.<br />

Mais, au-delà d’une divergence sur la définition, le<br />

concept reste lui aussi controversé. Les premiers<br />

exemples d’application ont souligné ses limites.<br />

Ainsi, la privatisation des services de l’eau (encouragée<br />

par la conférence de Dublin en 1992) aggrave<br />

parfois les inégalités d’accès à la ressource. De<br />

même, la certification du bois, prônée par les mouvements<br />

écologistes et des ONG comme WWF au<br />

nom de la protection des forêts et de la biodiversité,<br />

contribue à exclure des marchés certains pays<br />

forestiers du Sud pour lesquels le manque à gagner<br />

est parfois très pénalisant. Autre exemple, en France,<br />

la création des parcs naturels régionaux amène, dans<br />

bien des cas, à gérer au mieux ces espaces, mais ne<br />

fait que déplacer à leur périphérie les installations<br />

jugées indésirables. Dans les villes, les politiques<br />

environnementales concernent plus fréquemment<br />

les quartiers favorisés. Ailleurs, le déplacement<br />

autoritaire de groupes humains hors des parcs et<br />

réserves prive les populations « déguerpies » de<br />

leur cadre de vie, de certaines ressources et parfois<br />

de lieux sacrés.<br />

<strong>La</strong> question reste donc posée : peut-on réellement<br />

associer développement et durabilité ? Si oui, les<br />

nouvelles règles doivent-elles venir d’en haut, des<br />

Nations unies ou des gouvernements, ou d’en bas,<br />

des citoyens ? ● Y. V.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Développement durable, Y. Veyret (dir.), Colin, 2007.<br />

Le Développement durable, S. Brunel, PUF,<br />

« Que sais-je ? », 2007.<br />

Le Développement durable ?<br />

Doctrines, pratiques, évaluations, J.-Y. Martin (dir.),<br />

IRD éditions, 2002.<br />

À BORNÉO,<br />

COMME AILLEURS,<br />

LE DÉVELOPPEMENT<br />

DURABLE DOIT ASSURER À<br />

TOUS UNE ALIMENTATION<br />

SUFFISANTE ET PROTÉGER<br />

LES ÉCOSYSTÈMES.<br />

(1) Rapport de<br />

la Commission<br />

mondiale sur<br />

l’environnement et<br />

le développement<br />

de l’ONU, présidée<br />

par Gro Harlem<br />

Brundtland, 1987,<br />

disponible sur :<br />

http://fr.wikisource.<br />

org/wiki/Rapport_<br />

Brundtland<br />

(2) www.sierraclub.<br />

org/(en anglais).<br />

(3) www.<br />

clubofrome.org/<br />

(en anglais).<br />

82 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 83<br />

© DARIO NOVELLINO/NPL/JACANA/EYEDEA


FACTEUR HUMAIN ÉCONOMIE FACTEUR HUMAIN ÉCONOMIE<br />

CERTAINS VEULENT<br />

CROIRE EN UN AVENIR<br />

SEREIN ET N’HÉSITENT<br />

PAS À REPORTER<br />

L’ACTION À PLUS TARD.<br />

Engager le long terme<br />

de l’humanité<br />

Olivier<br />

Godard<br />

est directeur de<br />

recherche au CNRS<br />

et professeur<br />

au département<br />

humanités et sciences<br />

sociales de l’École<br />

polytechnique.<br />

olivier.godard@shs.<br />

polytechnique.fr<br />

<strong>La</strong> modélisation économique des enjeux climatiques évalue, simule,<br />

prévoit notre avenir... et aboutit à des recommandations divergentes.<br />

Tout dépend comment on considère les générations futures.<br />

Cela fait vingt ans que l’avenir climatique<br />

perturbé de la planète est annoncé, modélisé,<br />

discuté. Nous n’en sommes plus à<br />

nous demander s’il faut faire quelque<br />

chose. Reste à savoir qui doit faire, à quel<br />

rythme et qui doit payer. Pour cela, les dirigeants<br />

comptent sur les modélisations économiques prospectives<br />

pour décrire les scénarios de notre futur<br />

(lire « Peut-on lire dans le futur », p. 26). Ces éclairages<br />

auraient dû nous permettre de sortir de la passivité<br />

fataliste en cernant l’avenir désiré et le futur<br />

inacceptable et en identifiant les moyens et les étapes<br />

pour faire advenir le premier et éviter le second.<br />

Pourtant, depuis vingt ans, l’accumulation des prospectives<br />

climatiques n’a pas réussi à mobiliser : le<br />

danger climatique ne pourra pas être évité, mais<br />

seulement modulé. Du « trop tôt » on est passé<br />

d’un coup au « trop tard ». Sans doute, cet échec<br />

pratique de l’intention prospective est-il attribuable<br />

d’abord à la logique « présentiste » (1) d’une économie<br />

absorbée par la concurrence mondialisée, au<br />

caractère planétaire des enjeux et aux institutions<br />

politiques des démocraties qui installent un horizon<br />

court. Cependant, la manière dont ont procédé les<br />

travaux de modélisation prospective y a aussi contribué.<br />

À commencer par le choix d’apprécier les coûts<br />

en jeu (dommages climatiques, coûts de la prévention)<br />

en termes de points du Produit intérieur brut<br />

(PIB* ) perdus, alors que le PIB n’est un indicateur<br />

ni du bien-être de la population, ni du progrès des<br />

sociétés, mais simplement d’activité.<br />

Ensuite, les conclusions des modèles se sont révélées<br />

largement divergentes sur l’intensité et le calendrier<br />

de l’action à engager. Le rapport que Nicholas<br />

© PETER GRANSER/LAIF-REA<br />

Stern (2), ancien économiste de la Banque mondiale,<br />

a remis au gouvernement britannique fin<br />

2006 annonçait la perspective de dommages climatiques<br />

futurs équivalents à un prélèvement annuel<br />

de 5 % à 20 % du Produit mondial brut (PMB* ) dès<br />

aujourd’hui et pour toujours : l’équivalent économique<br />

d’une guerre mondiale perpétuelle. Il avançait,<br />

par ailleurs, un coût modéré (autour de 1 % du<br />

PMB annuel) pour les éviter. À l’opposé, William<br />

Nordhaus, l’un des économistes américains les plus<br />

influents sur le problème climatique, préconise<br />

d’engager une prévention très modeste d’ici à 2050<br />

et de reporter sur les générations futures l’essentiel<br />

des dommages et des efforts d’adaptation.<br />

<strong>La</strong> science économique face à l’éthique<br />

Pourquoi de telles différences d’appréciation ?<br />

S’agissant du très long terme (plusieurs siècles), le<br />

poids accordé aux intérêts des générations futures<br />

est fondamental. Là se situe la source d’hésitation<br />

et de malaise. Le cœur du débat porte sur le choix<br />

du « taux d’actualisation », formellement comparable<br />

à un taux d’intérêt : il déprécie les coûts et<br />

avantages futurs en fonction de leur<br />

date. Selon le taux retenu, le message<br />

sur l’action à entreprendre est complètement<br />

inversé. Ainsi, selon qu’on<br />

retienne 2 % ou 5 %, la valeur actuelle<br />

des dommages dans cent ans se situe<br />

dans un rapport de 1 à 20. Sur deux<br />

cents ans, le rapport est de 1 à 400. <strong>La</strong><br />

plupart des économistes retiendraient<br />

un taux annuel de 5 % à 6 %, net de l’inflation et<br />

du risque, nous dit Martin Weitzman, économiste<br />

à Harvard (3), à l’instar de William Nordhaus, qui<br />

utilise un taux de 4,5 %. Avec un taux d’actualisation<br />

faible (1,4 %), le rapport Stern a jeté un pavé dans la<br />

mare des économistes (4). Il a en effet adopté un postulat<br />

: l’égalité de toutes les générations, sans prime<br />

pour les générations présentes. À 1,4 %, il devient<br />

économiquement rationnel pour l’humanité, selon<br />

une approche coûts-avantages* , de vouloir organiser,<br />

dès à présent avec vigueur, la transition vers une<br />

économie à bas profil en carbone.<br />

Cette controverse n’est pas scientifique, mais éthique.<br />

C’est pourtant en se parant d’objectivité scientifique<br />

que les économistes en faveur du taux le plus élevé<br />

justifient de déduire ce taux de l’analyse des marchés<br />

de capitaux. N’y a-t-il pas là une erreur majeure de<br />

catégories ? En quoi les arbitrages actuels des individus<br />

pour gérer leur épargne et se garantir une retraite<br />

nous renseignent-ils sur la manière d’engager le très<br />

long terme de l’humanité ?<br />

Ainsi déterminé, un taux élevé assure la prééminence<br />

Préserver<br />

la liberté<br />

des générations<br />

futures<br />

des intérêts des générations présentes sur les suivantes.<br />

On trouve, à de multiples reprises, dans les écrits<br />

des économistes l’expression d’une préoccupation<br />

pour le « sacrifice » indu des générations présentes<br />

qu’entraîneraient les politiques climatiques pour le<br />

bénéfice de générations futures présumées beaucoup<br />

plus riches. Or, les émissions actuelles de gaz à effet<br />

de serre sont la contrepartie d’avantages (facilités de<br />

transport et de chauffage, production industrielle de<br />

masse, etc.) dont bénéficient directement les générations<br />

présentes, mais pas les générations futures.<br />

Nous sommes, ici, en présence de raisonnements<br />

consacrant le transfert de coûts sur autrui et non<br />

d’un problème d’efficacité allocative, contrairement<br />

à ce qui est souvent dit. C’est ainsi que, depuis vingt<br />

ans, une large partie de la communauté des économistes<br />

en est venue à diffuser une image lénifiante<br />

des enjeux, confortant les stratégies de fuite des dirigeants<br />

politiques et économiques de la première<br />

puissance mondiale.<br />

À l’avenir, on gagnerait à substituer des démarches<br />

plus humbles, dites « séquentielles », à ces modèles<br />

calés sur des projections de tendances passées (qualifiées<br />

de « business as usual »), qui<br />

ambitionnent d’optimiser les trajectoires<br />

de développement économique sur<br />

deux siècles. Des démarches qui, cette<br />

fois, identifient les décisions à prendre<br />

à court et moyen terme (à quinze ans,<br />

à vingt-cinq ans, à cinquante ans) pour<br />

le monde qui nous est connu et veillent<br />

particulièrement aux bilans de fin de<br />

période légués aux générations suivantes, dont il s’agit<br />

de préserver la liberté et les capacités de choix. De<br />

période en période, les générations successives auront<br />

à se déterminer de la même manière en intégrant de<br />

nouvelles connaissances scientifiques et possibilités<br />

techniques, dont on ne peut pas présumer à l’avance.<br />

Cette démarche suppose de porter prioritairement<br />

l’attention sur l’évolution des stocks de biens capitaux<br />

de toute nature, y compris le capital naturel, et<br />

sur les éléments patrimoniaux transmis, dont le PIB<br />

ne dit rien. ● O. G.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Les Modèles du futur, Changement climatique<br />

et scénarios économiques : enjeux scientifiques<br />

et politiques, A. Dahan Dalmedico (dir.), Paris,<br />

<strong>La</strong> Découverte, « <strong>Recherche</strong>s », 2007.<br />

Facteur 4 - Rapport du Groupe de travail<br />

« Division par quatre des émissions de gaz à effet de serre<br />

de la France à l’horizon 2050 », www.lsi.industrie.gouv.fr/<br />

energie/prospect/facteur4-rapport.pdf<br />

(1) F. Hartog,<br />

Régimes d’historicité<br />

– Présentisme<br />

et expériences du<br />

temps, Seuil, 2003.<br />

(2) N. Stern<br />

(dir.), The Stern<br />

Review Report :<br />

the Economics of<br />

Climate Change,<br />

Cambridge<br />

University Press,<br />

2006.<br />

(3) M. Weitzman,<br />

Journal of Economic<br />

Literature, 45,<br />

703, 2007.<br />

(4) O. Godard,<br />

Revue d’économie<br />

politique, 117,<br />

475, 2007.<br />

* Le Produit<br />

intérieur brut<br />

(PIB) est la<br />

valeur totale de<br />

la production<br />

interne nette de<br />

biens et services<br />

marchands dans<br />

un pays, pendant<br />

une année.<br />

* Le Produit<br />

mondial brut<br />

(PMB) équivaut<br />

à la somme de<br />

tous les Produits<br />

intérieurs bruts<br />

de tous les États.<br />

* L’analyse coûtsavantages<br />

a été<br />

inventée pour<br />

évaluer des projets<br />

d’infrastructures<br />

(barrage,<br />

autoroute...).<br />

84 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 85


FACTEUR HUMAIN CROISSANCE DURABLE FACTEUR HUMAIN CROISSANCE DURABLE<br />

Entre mythes et réalité<br />

© INFOGRAPHIES LUDOVIC DUFOUR<br />

Patrick<br />

Criqui,<br />

économiste,<br />

est directeur<br />

de recherche<br />

au CNRS et dirige<br />

le <strong>La</strong>boratoire<br />

d’économie<br />

de la production<br />

et de l’intégration<br />

internationale<br />

à l’université<br />

de Grenoble.<br />

Patrick.<br />

Criqui@upmf<br />

-grenoble.fr<br />

Ces estimations<br />

de la Banque<br />

mondiale illustrent<br />

trois types<br />

de relations<br />

entre croissance<br />

économique<br />

d’un pays et<br />

environnement.<br />

Est-il possible d’allier croissance économique et décroissance des<br />

émissions de gaz à effet de serre ?<br />

Depuis le début des années 1970, de nombreux<br />

économistes tentent de comprendre<br />

l’impact de la croissance économique<br />

sur l’environnement. Cette question est<br />

désormais incontournable : les travaux du<br />

Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution<br />

du climat (GIEC) confirment que pour maîtriser le<br />

changement climatique, il faudra ramener en 2050<br />

les émissions mondiales de gaz à effet de serre bien<br />

en dessous des niveaux de 1990 et 2000 (lire « Météo<br />

incertaine pour 2050 », p. 16). Cela, alors que la population<br />

aura augmenté de 50 % (lire « Des milliards de<br />

Terriens et moi, et moi… » p. 6) et que les projections<br />

économiques tablent sur une économie mondiale dont<br />

la taille aura été au moins multipliée par quatre.<br />

Pour analyser les relations entre croissance économique<br />

et environnement, il convient de distinguer<br />

différentes catégories de problèmes, dont<br />

certains – comme se plaisent à le souligner les<br />

optimistes tel le statisticien et politologue danois<br />

Bjorn Lomborg – sont de fait résolus par la croissance.<br />

Les travaux de la Banque mondiale avant<br />

la conférence de Rio en 1992 faisaient apparaître<br />

trois cas, selon les échelles ou le type de problème<br />

environnemental considérés. Concernant l’appro-<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

86 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

visionnement en eau potable et l’assainissement,<br />

la situation des pays en développement s’améliore<br />

lorsque le revenu augmente, et le problème est en<br />

grande partie résolu lorsque ce revenu atteint environ<br />

5 000 dollars par habitant et par an (fig. 1) : la croissance<br />

économique permet alors une indéniable amélioration<br />

des conditions sanitaires.<br />

<strong>La</strong> croissance comme remède ?<br />

Parallèlement, la pollution de l’air, urbaine et régionale,<br />

augmente au début du processus de développement,<br />

avant de décroître lorsqu’il devient possible de<br />

mettre en œuvre des techniques de dépollution et,<br />

surtout, lorsque se développent des activités moins<br />

consommatrices d’énergie (fig. 2). <strong>La</strong> ville de Londres<br />

en est un bon exemple : dans les années 1950, c’était<br />

une des villes les plus polluées du monde, aujourd’hui,<br />

c’est l’une des plus propres. En s’appuyant sur ce type<br />

de « courbe en cloche » ou courbe environnementale<br />

de Kuznets* , de nombreux économistes ont à nouveau<br />

conclu que le meilleur remède aux problèmes environnementaux<br />

était la poursuite de la croissance.<br />

C’est sans compter l’évolution des déchets urbains et<br />

des émissions de gaz carbonique (CO , déchets de la<br />

2<br />

consommation des énergies fossiles). Pas de courbe<br />

FIG. 1 Population sans accès à l’eau salubre FIG. 2 Concentration moyenne de dioxyde<br />

de soufre dans les villes<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

SOURCE : RAPPORT SUR LE DÉVELOPPEMENT DANS LE MONDE, BANQUE MONDIALE, WASHINGTON, 1992<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

© QILAI SHEN/PANOS-REA<br />

en cloche dans ce cas : jusquelà,<br />

les émissions de CO 2 par<br />

tête ont toujours augmenté<br />

avec l’enrichissement d’un<br />

pays (fig. 3). <strong>La</strong> seule poursuite<br />

de la croissance ne résoudra pas ces problèmes environnementaux<br />

qui, avec l’effet de serre et la raréfaction<br />

des hydrocarbures, sont désormais globaux.<br />

Sommes-nous donc dans l’impasse ? Alors que la croissance<br />

semble encore indispensable au maintien d’un<br />

équilibre dynamique de nos sociétés, elle risque, dans<br />

le même temps, de créer des dommages majeurs pour<br />

les écosystèmes et pour les sociétés humaines. Seule<br />

solution : réorienter l’activité économique et la modifier<br />

en profondeur pour la rendre compatible avec<br />

la décroissance de la consommation des ressources<br />

primaires et des énergies fossiles.<br />

Pour les pays industrialisés, ramener, en 2050, les émissions<br />

mondiales de CO 2 en dessous du niveau de 2000<br />

signifie des objectifs de réduction très ambitieux, de<br />

l’ordre de 60 % à 80 % : c’est la division par quatre des<br />

émissions (comme le Facteur 4, adopté par la France<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

LA CHINE, DÉSORMAIS<br />

PREMIER ÉMETTEUR DE<br />

GAZ À EFFET DE SERRE,<br />

FERA-T-ELLE FACE<br />

À SON DÉVELOPPEMENT<br />

GALOPANT ?<br />

FIG. 3<br />

<br />

<br />

Émission moyenne de gaz carbonique par habitant<br />

<br />

<br />

<br />

en 2003). Pour l’atteindre, il<br />

faudra des politiques publiques<br />

fortes, visant un véritable<br />

changement de paradigme<br />

économique et s’appuyant à la<br />

fois sur des systèmes de normes<br />

techniques, sur des écotaxes ou<br />

taxes carbone et, enfin, sur des<br />

systèmes de quotas d’émissions<br />

négociables contraignants.<br />

<strong>La</strong> plupart des études économiques<br />

portant sur les<br />

politiques de réduction des<br />

émissions de gaz à effet de serre<br />

se concentrent sur l’analyse<br />

des stratégies coût-efficaces* ,<br />

comme notre modèle Poles.<br />

Elles montrent qu’un développement énergétique propre<br />

va contraindre à limiter les consommations et à<br />

utiliser des technologies initialement plus coûteuses,<br />

car il faudra payer le CO 2 , et le recours au pétrole ou<br />

au charbon bon marché sera devenu impossible.<br />

Vers de nouveaux modèles<br />

Mais sur le long terme, une nouvelle dynamique<br />

économique peut émerger grâce à l’impact positif<br />

des innovations induites : premièrement, les « effets<br />

d’apprentissage » réduiront le coût des technologies<br />

propres ; secondement, le développement de<br />

nouvelles technologies pour le climat créera de nouvelles<br />

activités et de nouvelles industries. On peut<br />

concevoir un nouveau modèle économique où l’activité<br />

– telle que mesurée par le Produit intérieur<br />

brut* – sera soutenue plus par l’investissement et<br />

moins par la consommation, où l’on consommera<br />

plus de biens immatériels et de services, où, enfin,<br />

les biens matériels et les transports seront produits à<br />

partir de technologies radicalement nouvelles. Un<br />

tel modèle s’étend de la production d’acier basse<br />

émission, avec le programme Ulcos (1) (Ultra Low<br />

CO Steelmaking), au développement des véhicules<br />

2<br />

hybrides rechargeables, avec le projet de Google (2)<br />

(lire « Vers l’autonomie énergétique », p. 76).<br />

Les prochaines décennies seront donc une période<br />

de grandes transitions. De notre capacité à innover<br />

et à construire une coordination internationale pour<br />

prendre une nouvelle voie technologique et comportementale<br />

qui apparaît indispensable dépendra l’état<br />

du monde et de la planète au cours de ce siècle : cela<br />

peut être un monde de conflits pour l’accès aux ressources<br />

dans un contexte de changement climatique<br />

accéléré ou, au contraire, un monde de croissance<br />

sobre et d’hyper-efficacité dans l’utilisation des matériaux<br />

et la consommation de l’énergie. ● P. C.<br />

(1) www.arcelor.<br />

com/index.<br />

php?lang=fr&pa<br />

ge=49&tb0=86<br />

(2) www.google.<br />

org/recharge/<br />

(en anglais).<br />

* <strong>La</strong> courbe<br />

de Kuznets fait<br />

apparaître une<br />

« courbe en cloche »<br />

des inégalités<br />

en fonction du<br />

développement<br />

économique.<br />

* Une politique<br />

coût-efficace vise<br />

l’ensemble<br />

des actions<br />

permettant<br />

de minimiser<br />

le coût pour<br />

satisfaire un objectif<br />

environnemental<br />

donné.<br />

* Le Produit<br />

intérieur brut (PIB)<br />

est la valeur totale<br />

de la production<br />

interne nette de<br />

biens et services<br />

marchands dans<br />

un pays, pendant<br />

une année.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 87


FACTEUR HUMAIN ENTRETIEN FACTEUR HUMAIN ENTRETIEN<br />

« Mieux utiliser l’eau »<br />

Soucieux des conditions d’accès à l’eau potable et à l’assainissement<br />

pour le plus grand nombre, Peter Gleick milite pour une nouvelle gestion<br />

de l’eau : la « voie douce ».<br />

LA RECHERCHE. Qu’entendez-vous par gestion<br />

« douce » de l’eau (Soft Path, selon la terminologie<br />

anglaise) ?<br />

PETER GLEICK. C’est une approche globale de la gestion<br />

de l’eau, une approche intégrée centrée sur les<br />

besoins de l’utilisateur et non sur la recherche perpétuelle<br />

de productivité, de ressources accrues (1,2).<br />

Elle est inspirée de la « voie douce pour l’énergie »<br />

imaginée dès 1976 par Amory Lovins, physicien américain<br />

précurseur de la notion d’efficacité énergétique<br />

et des solutions décentralisées. L’eau douce étant un<br />

bien précieux et rare, il s’agit de chercher à l’utiliser<br />

aussi efficacement que possible : améliorer sa « productivité<br />

», c’est-à-dire mieux l’utiliser. Après une<br />

vingtaine d’années de recherche au Pacific Institute,<br />

je constate que malgré le développement technologique<br />

croissant, la révolution informatique, etc., de<br />

2 millions à 5 millions de personnes continuent de<br />

mourir chaque année de maladies hydriques, dues à<br />

l’eau insalubre et des centaines de millions d’autres<br />

en souffrent. En dépit des efforts et des investissements<br />

massifs, en ce début du xxi e siècle, la planète<br />

compte près de 2,4 milliards d’humains sans le moindre<br />

système d’assainissement basique, comme il en<br />

existait pour la plupart des citoyens de la Rome antique.<br />

Et plus de 1 milliard d’habitants n’ont pas accès<br />

à l’eau potable. Si rien n’est fait, on pense qu’entre<br />

52 millions et 118 millions de personnes, surtout des<br />

enfants, pourraient en mourir d’ici à 2020.<br />

Pourtant des quantités d’infrastructures ont été<br />

construites ?<br />

P. G. Oui, le xx e siècle a été celui de la construction<br />

d’infrastructures de masse : barrages, aqueducs,<br />

réseaux de canalisations, installations sophistiquées<br />

de traitement de l’eau potable et des eaux usées... au<br />

bénéfice de milliards de personnes. Cela a contribué<br />

à réduire les maladies hydriques, les risques d’inondation<br />

et de sécheresse ; à développer la production<br />

énergétique (centrales hydrauliques) et agricole (irrigation<br />

des cultures). Mais, en même temps, cela a<br />

généré des coûts sociaux, économiques et environnementaux<br />

imprévus. Des dizaines de millions de<br />

personnes ont dû être déplacées comme en Chine,<br />

où près de 1 million de villageois ont dû abandonner<br />

leur maison, inondée par les réservoirs du barrage des<br />

Trois-Gorges. Aux États-Unis, 27 % de la faune des<br />

eaux douces est menacée d’extinction. Ce n’est que<br />

le reflet de ce qui se passe dans le reste du monde.<br />

Le débit moyen annuel de nombreux fleuves ne<br />

suffit plus à alimenter les deltas, du Nil en Égypte,<br />

du Colorado aux États-Unis et au Mexique... ce qui<br />

épuise les ressources nutritives, affectant la faune.<br />

Avec les conséquences qui en découlent pour les<br />

populations locales.<br />

Quelle transition préconisez-vous ?<br />

P. G. D’abord cesser la course à l’infrastructure, ce<br />

que j’appelle le « Hard Path ». Il ne faut pas systématiser<br />

les installations d’envergure, et on ne doit<br />

plus raisonner sur une croissance exponentielle de<br />

la demande : aux États-Unis, entre 1975 et 1995, la<br />

demande par habitant a diminué de 20 %, une tendance<br />

générale, même dans certains pays émergents.<br />

<strong>La</strong> consommation d’eau n’est plus fonction de la<br />

seule croissance économique et démographique.<br />

C’est avant tout une question d’efficacité d’usage<br />

de l’eau, à l’image de l’efficacité énergétique : dans<br />

les années 1930 et 1940, il fallait de 200 tonnes<br />

d’eau à 300 tonnes pour produire une tonne d’acier,<br />

aujourd’hui de 3 tonnes à 4 tonnes suffisent.<br />

De même, la production agricole<br />

par unité d’eau de nombreuses<br />

céréales peut être doublée en faisant<br />

appel à des procédés d’irrigation efficaces<br />

comme le goutte-à-goutte. Mais<br />

ces procédés ne concernent que 1 %<br />

des cultures irriguées pour l’instant. <strong>La</strong><br />

« productivité » de l’eau consiste aussi<br />

à réduire les gaspillages comme on le<br />

fait désormais pour les sanitaires : la<br />

consommation à l’intérieur des habitations<br />

a diminué de 75 % aux États-<br />

Unis simplement depuis qu’on utilise<br />

les chasses d’eau à bas débit.<br />

Concrètement, comment faire ?<br />

P. G. Cette gestion douce de l’eau doit<br />

venir en complément des approches traditionnelles.<br />

Elle doit privilégier le développement<br />

de systèmes économiques,<br />

décentralisés, à l’échelle des besoins<br />

d’une communauté ou d’une région :<br />

ces systèmes doivent être dimensionnés<br />

comme tels. Il s’agit de passer d’une pure<br />

logique d’infrastructure à une logique<br />

centrée sur les usages et le service, en veillant à adapter<br />

la qualité de l’eau selon les besoins. L’idée suit son<br />

chemin, mais il reste beaucoup à faire : il faut développer<br />

des systèmes d’analyse de données, de nouveaux<br />

outils de gestion, des technologies efficaces et<br />

respectueuses de l’environnement, des réglementations<br />

et des standards, une nouvelle régulation du marché<br />

de l’eau... Ce sera long. C’est déjà en route avec, par<br />

exemple, les systèmes de récupération des eaux de<br />

pluie, des eaux de ruissellement, les solutions d’infiltration...<br />

des techniques parfois anciennes qui<br />

reviennent au goût du jour. Elles nécessitent néanmoins<br />

des développements technologiques pour améliorer<br />

traitements et suivi de la qualité.<br />

Est-ce une solution à l’échelle mondiale ?<br />

P. G. À terme, je le pense. Elle est même indispensable.<br />

Dans l’état actuel des choses, avec les approches<br />

traditionnelles, diminuer de moitié la proportion<br />

de la population sans accès à l’eau potable et à<br />

PETER GLEICK EST DIRECTEUR DU PACIFIC<br />

INSTITUTE D’OAKLAND, ÉTATS-UNIS.<br />

l’assainissement entre 2000<br />

et 2015, un des objectifs du<br />

Millénaire pour le développement des Nations unies,<br />

sera malheureusement hors de portée. Les engagements<br />

financiers et politiques ne suffiront pas. L’aide<br />

internationale n’est souvent pas adaptée aux besoins.<br />

Sans compter que la tâche est compliquée par des<br />

conflits internationaux sur le partage de la ressource,<br />

la dégradation de la qualité de l’eau, l’impact du<br />

changement climatique... Pour apporter une eau<br />

saine au plus grand nombre, dans des conditions<br />

écologiques, sociales et économiques satisfaisantes,<br />

il faut changer de paradigme.<br />

● Propos recueillis pas Sahra Cepia<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

The World’s Water 2002-2003, G. Wolff<br />

et P. H. Gleick (dir.), Island Press, Washington, 2002.<br />

Pacific Institute d’Oakland : www.pacinst.org/<br />

(en anglais) et aussi sur : www.worldwater.org/<br />

(en anglais).<br />

(1) P. H. Gleick,<br />

Science, 302, 1524,<br />

2003.<br />

(2) P. H. Gleick,<br />

Nature, 418, 373,<br />

2002.<br />

88 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 89<br />

© DAVID HAWXHURST-WWICS.


FACTEUR HUMAIN INDUSTRIE FACTEUR HUMAIN INDUSTRIE<br />

Pourquoi pas<br />

une écologie industrielle ?<br />

Anaïs Joseph<br />

est journaliste<br />

scientifique.<br />

* Un écosystème<br />

est un ensemble<br />

formé par une<br />

communauté<br />

d’organismes<br />

et l’environnement<br />

physico-chimique<br />

dans lequel<br />

ils vivent.<br />

Et si l’activité industrielle utilisait ses déchets comme ressources… Une<br />

idée séduisante qui peine à se déployer en France, mais pas en Chine.<br />

Au premier abord, l’idée paraît saugrenue<br />

: assimiler les activités humaines,<br />

en particulier industrielles, à un écosystème*<br />

! Elle a pourtant fait son chemin<br />

depuis que le concept a été défendu par<br />

deux cadres de General Motors (1) en 1989. Baptisé<br />

« écologie industrielle », son principal objectif est<br />

d’optimiser la consommation d’énergie et de matière<br />

tout en minimisant les rejets. En commençant par ne<br />

plus envisager les déchets comme des résidus, mais<br />

comme des ressources, une démarche qui prend<br />

tout son sens, quand le coût de la matière première<br />

ne cesse d’augmenter et les déchets de s’accumuler<br />

(lire « Une ressource pleine d’avenir », p. 50).<br />

À ce jour, la réalisation la plus achevée obéissant à<br />

ces principes est Kalundborg, petite ville industrielle<br />

danoise de 20 000 habitants. Ses partenaires locaux<br />

ont mis en place un ingénieux système d’échange de<br />

« déchets » : la raffinerie de pétrole fournit de l’eau<br />

usée pour refroidir la centrale électrique, laquelle<br />

vend de la vapeur à une société de biotechnologie et à<br />

la municipalité pour son réseau de chauffage. Quant<br />

au gypse, sous-produit d’une unité de désulfuration,<br />

il sert à la construction de panneaux en plâtre, évitant<br />

ainsi l’extraction de gypse naturel, etc.<br />

Ce pôle industriel où les acteurs sont en « symbiose<br />

» annonce un bilan économique enviable : les<br />

18 projets d’échanges de déchets, mis en place en<br />

vingt ans, auront coûté 75 millions de dollars, mais<br />

ils ont rapporté le double. Idem côté écologique :<br />

chaque année, Kalundborg économise près de 3 millions<br />

de mètres cubes (m3 ) d’eau et 200 000 tonnes<br />

90 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

de gypse. « <strong>La</strong> grande force de ce réseau éco-industriel<br />

est de s’être détaché de la vision classique qui, le plus<br />

souvent, traite les sous-produits comme des déchets dont<br />

il faut se débarrasser. Leur valorisation est souhaitable,<br />

sans que ce soit une fin en soi : rien ne sert de traiter<br />

un déchet pour en produire un autre. Nos activités<br />

doivent rester compatibles avec la biosphère. Par<br />

exemple, transformer les déchets d’abattoirs en farines<br />

animales et les valoriser dans la nourriture destinée<br />

au bétail herbivore est une aberration du point de vue<br />

de l’écologie scientifique ! », explique Suren Erkman,<br />

professeur à l’université de <strong>La</strong>usanne, consultant en<br />

écologie industrielle.<br />

Recyclage et location<br />

Loin de se focaliser sur les réseaux éco-industriels,<br />

l’écologie industrielle englobe l’ensemble des activités<br />

humaines : consommation des ménages, services de<br />

santé, loisirs… Toute activité générant des flux de<br />

ressources est repensée. D’abord, en valorisant systématiquement<br />

les déchets en ressources, mais, aussi,<br />

en minimisant les pertes, en optimisant les produits<br />

et les processus de fabrication.<br />

Autre piste : « dématérialiser » l’économie, en favorisant<br />

la location plutôt que la propriété, à l’instar<br />

de Rank Xerox qui loue ses photocopieurs et se<br />

consacre au contrôle, à l’entretien et la réparation<br />

des machines. L’entreprise a tout intérêt à assurer la<br />

durabilité du produit. Une fois obsolète, l’appareil<br />

rejoint un centre de désassemblage et de refabrication.<br />

Les éléments recyclés forment, à eux seuls, 90 %<br />

du poids d’une machine louée. « Ce renversement<br />

de perspective ne remet pas en cause notre système<br />

capitaliste. C’est le seul moyen de préserver à la fois<br />

notre système économique et le fonctionnement normal<br />

des écosystèmes naturels », estime Nicolas Buclet,<br />

directeur du Centre de recherches et d’études interdisciplinaires<br />

sur le développement durable à l’université<br />

de Troyes. Avec cette démarche, dans le secteur<br />

des pneumatiques pour transports routiers, Michelin<br />

est parvenu à accroître son chiffre d’affaires tout en<br />

produisant moins de pneumatiques. Enfin, l’écologie<br />

industrielle préconise de passer progressivement à<br />

une consommation de ressources fossiles rejetant<br />

moins de gaz à effet de serre, en remplaçant, notamment,<br />

le charbon par du pétrole ou du gaz naturel<br />

et grâce aux énergies renouvelables.<br />

Des acteurs interdépendants<br />

Néanmoins, en 2007, ce beau concept peine toujours<br />

à se déployer. « En France, force est de constater<br />

que la plupart des projets rencontrent des difficultés à<br />

aller au-delà de la phase préliminaire », remarquent<br />

Sabrina Brullot-Dermine et Olivier Bergossi, de l’université<br />

de Troyes (2). Malgré l’émergence de projets<br />

aux États-Unis (Devens, Massachusetts), au Canada<br />

(Burnside, Halifax), au Japon (Ebara Corporation,<br />

Kokubo), aux Pays-Bas (le port de Rotterdam),<br />

Kalundborg reste LE parangon de l’écologie industrielle.<br />

Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, un tel<br />

système implique une interdépendance des acteurs.<br />

<strong>La</strong> cessation d’activité d’une entreprise peut mettre<br />

à mal le cycle de production des autres. Le contexte<br />

législatif et politique doit également être favorable.<br />

En France, par exemple, pour des raisons d’hygiène<br />

notamment, la réglementation limite l’usage des<br />

déchets, même une fois traités, dépollués et recyclés.<br />

Enfin, cela ne va pas sans des investissements financiers<br />

importants (infrastructures dédiées, mise en<br />

réseau des différents partenaires...).<br />

Des freins qui ne semblent toutefois pas jouer pour<br />

tout le monde… « Si la France se caractérise désormais<br />

par un conservatisme et une frilosité prononcés, la<br />

Chine fait, au contraire, preuve d’une ouverture sans<br />

précédent », analyse Suren Erkman (3). Le spécialiste<br />

prend en exemple la spontanéité avec laquelle s’est<br />

développé l’éco-parc de Guigang. Au cœur de ce<br />

site, un groupe sucrier utilise les déchets du raffinage<br />

pour la fabrication de papier, de ciment, d’engrais et<br />

d’alcool à des fins de production de biocarburants.<br />

Chaque année, environ 60 millions de tonnes d’eau<br />

sont économisées et plus de 600 m 3 de bois. Autre<br />

exemple, celui de Guiyang où s’achève la construction<br />

d’une éco-ville débutée en 2002. « Quel que soit<br />

l’avenir de ces projets, leur rapidité d’élaboration et de<br />

réalisation les démarque de ce qui se pratique ailleurs.<br />

© BENOIT DECOUT/REA<br />

Hors de Chine, il existe une cinquantaine d’éco-parcs,<br />

mais aucun ne s’approche de l’échelle à laquelle se<br />

déroulent les synergies de Kalundborg », conclut Suren<br />

Erkman. Si l’écologie industrielle connaît le même<br />

essor que les autres domaines économiques en Chine,<br />

un bel avenir lui est promis. ● A. J.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Vers une écologie industrielle, comment mettre<br />

en pratique le développement durable dans<br />

une société hyper-industrielle, S. Erkman, Charles<br />

Léopold Mayer, 2004.<br />

Applied Industrial Ecology, A New Platform for<br />

Planning Sustainable Societies, The First Book<br />

on Industrial Ecology in Developing Countries,<br />

S. Erkman, R. Ramaswany, Aicra Publishers, 2003.<br />

Le pôle français d’écologie industrielle :<br />

www.france-ecologieindustrielle.fr/<br />

Journal de l’écologie industrielle :<br />

www.mitpressjournals.org/loi/jiec (en anglais).<br />

LA PLUS GRANDE<br />

CENTRALE ÉLECTRIQUE<br />

DANOISE EST UN ACTEUR<br />

MAJEUR DU RÉSEAU<br />

ÉCO-INDUSTRIEL<br />

DE KALUNDBORG.<br />

(1) R. A. Frosch<br />

et N. E. Gallopoulos,<br />

Scientific American,<br />

261, 1989.<br />

(2) P. Matagne<br />

(dir.), Les Effets<br />

du développement<br />

durable,<br />

L’Harmattan, 2006.<br />

(3) S. Erkman<br />

et al., « L’économie<br />

circulaire en<br />

Chine », Futuribles,<br />

324, 2006.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 91


FACTEUR HUMAIN MENTALITÉS FACTEUR HUMAIN MENTALITÉS<br />

L’environnement est-il un enjeu politique ?<br />

Daniel Boy<br />

est directeur de<br />

recherche au Centre<br />

d’étude de la vie<br />

politique française<br />

(Cevipof).<br />

daniel.<br />

boy@sciences-po.fr<br />

Longtemps négligée, la thématique environnementale a fait une entrée<br />

fracassante dans le monde médiatico-politique, lors de la campagne<br />

présidentielle. Est-ce le signe d’une prise de conscience durable ?<br />

Les médias se sont emparés<br />

des notions d’effet de<br />

serre et de réchauffement<br />

climatique.<br />

Depuis quelques mois,<br />

canicules, sécheresses records,<br />

pluies diluviennes et ouragans<br />

catastrophiques font régulièrement<br />

« la une » des journaux.<br />

Chaque événement est l’occasion<br />

de questionner scientifiques<br />

et experts qui, prudemment, mais<br />

de plus en plus ouvertement, suggèrent<br />

qu’il pourrait s’agir des<br />

premières conséquences de l’augmentation de<br />

l’effet de serre, dont l’origine anthropique est de<br />

moins en moins discutée. Le point d’orgue de ce<br />

L’ambivalence écologiste des Américains<br />

92 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

mouvement a certainement été<br />

l’introduction, par le très populaire<br />

animateur Nicolas Hulot, de<br />

l’environnement comme thème<br />

central de la campagne présidentielle.<br />

En laissant planer le doute<br />

sur sa propre candidature, il a su<br />

imposer son « pacte écologique »<br />

à tous les partis, les obligeant à<br />

une prise de position publique.<br />

Il a aussi contribué au lancement<br />

d’un « Grenelle de<br />

l’environnement », qui a<br />

réuni, pour la première fois<br />

à l’automne 2007, associations<br />

et représentants de<br />

l’État. Immense espoir pour<br />

« À quoi bon adopter des mesures coûteuses chez nous, si les États-Unis refusent de prendre leur part de<br />

responsabilités ? » L’argument revient souvent. Pourtant l’opinion américaine ne serait pas si éloignée de<br />

la nôtre. Malgré les positions du gouvernement Bush, seul un tiers des Américains pense que le problème<br />

du réchauffement climatique est généralement exagéré et un autre tiers, sous-estimé, selon un sondage de<br />

l’Institut Gallup (3). S’il ne dit pas que le mode de vie américain serait subitement devenu négociable et les<br />

intérêts pétroliers moins prégnants, ce résultat rappelle que les États-Unis sont un pays ambigu vis-à-vis de<br />

l’environnement. N’oublions pas que les premières politiques environnementales furent américaines et non<br />

européennes, avec notamment la création de l’Environment Protection Agency en 1970. Et qu’avant l’explosion<br />

du système, entraînée par les politiques libérales de Ronald Reagan et de Bush père et fils, il y avait une<br />

préoccupation environnementale forte. C’est outre-Atlantique que naquit l’environnementalisme, avec, en<br />

1892, la fondation du Sierra Club, première association pour la préservation et la conservation de l’environnement,<br />

avec la création des zones naturelles... Autant de modèles qui ont inspiré les penseurs européens.<br />

Il n’est donc pas étonnant que, face à la politique obscurantiste de Bush, les États fédéraux prennent peu à<br />

peu des mesures en faveur de l’environnement. <strong>La</strong> tradition environnementale étant très forte en Californie<br />

(avec les « Green Parties » locaux), il est logique que le mouvement y soit né. Difficile de prévoir comment il<br />

peut s’étendre à d’autres États et avec quels impacts.<br />

© ROGER-VIOLLET<br />

RENÉ DUMONT,<br />

PREMIER CANDIDAT<br />

ÉCOLOGISTE À LA<br />

PRÉSIDENTIELLE DE 1974,<br />

ÉTAIT UN PRÉCURSEUR<br />

DU DÉVELOPPEMENT<br />

DURABLE.<br />

certains, poudre aux yeux pour d’autres. Il est encore<br />

trop tôt pour en dresser un bilan. Pour autant,<br />

l’enjeu environnemental est-il entré en politique<br />

sérieusement et durablement ?<br />

Depuis la candidature de René Dumont lors de la présidentielle<br />

de 1974, qui incarna, pour la première fois,<br />

les valeurs de l’écologie politique (décroissance, partage<br />

du travail, choix de modes de consommation respectueux<br />

de l’environnement), elles n’ont jamais été<br />

qu’un thème à éclipse. Même importantes, les catastrophes<br />

industrielles (Bhopal, Seveso, Tchernobyl,<br />

marées noires…) n’ont accru que temporairement le<br />

sentiment d’une urgence à régler les problèmes environnementaux.<br />

De même, si l’été, les pics chroniques<br />

de pollution atmosphérique entraînent toujours des<br />

déclarations vertueuses de politiques consensuelles,<br />

la crise passée, les bonnes résolutions sont oubliées,<br />

et l’on revient à des thèmes plus ordinaires : sécurité<br />

publique, chômage, croissance, retraites…<br />

Cependant, au cours de la campagne présidentielle<br />

2006-2007, la préoccupation pour l’environnement a<br />

nettement augmenté, comme l’a montré le Baromètre<br />

politique français (1). En juin 2007, 10 % des Français<br />

estimaient que l’environnement était « le problème<br />

le plus important aujourd’hui pour la France » (ils<br />

n’étaient que 3 % en février 2006). L’environnement<br />

apparaît donc désormais au coude à coude avec la<br />

question des inégalités sociales (11 %), mais reste, évidemment,<br />

loin derrière le chômage, toujours en tête<br />

des préoccupations des Français (25 %).<br />

Préoccupés, mais pas mobilisés<br />

Les enquêtes de l’Agence de l’environnement et de la<br />

maîtrise de l’énergie ont montré que l’effet de serre et<br />

le réchauffement climatique sont peu à peu devenus<br />

les premières préoccupations environnementales des<br />

Français, devant les pollutions de l’air et de l’eau, pourtant<br />

largement majoritaires en 2000 (2). En juin 2007,<br />

33 % des Français citent l’effet de serre comme préoccupation<br />

majeure, contre seulement 6 %, en 2000.<br />

Cependant, ils comprennent encore mal ces phénomènes<br />

et, majoritairement, ils peinent à les définir.<br />

Quant au concept de développement durable, peu<br />

évocateur et plus récent dans le champ politique, il<br />

ne suscite qu’une faible mobilisation.<br />

Comment limiter l’augmentation de l’effet de serre ?<br />

Si, pour 61 % des Français, il faudra avant tout modi-<br />

fier de façon importante nos modes de vie, pour<br />

24 %, c’est surtout aux États de réglementer au niveau<br />

mondial. Seuls 8 % pensent que la solution viendra<br />

d’abord des progrès techniques. Les Français sont-ils<br />

prêts à payer davantage pour résoudre ces problèmes ?<br />

Malgré leur accord de principe, la question reste<br />

sans réponse.<br />

Les écologistes ont beau redoubler d’efforts, la prise<br />

de conscience environnementale demeure encore, en<br />

bonne partie, restreinte aux catégories sociales privilégiées,<br />

et notamment aux professions intellectuelles.<br />

Qu’il s’agisse de reconnaître l’importance des enjeux<br />

environnementaux, d’accepter la nécessité d’infléchir<br />

nos comportements de consommateurs, ce sont toujours<br />

ces couches sociales, dont l’inclination à gauche<br />

est dominante, qui se sentent les plus concernées.<br />

L’environnement est-il véritablement entré en<br />

politique ? Le problème est toujours entier. Si une<br />

proportion non négligeable de Français estime ce<br />

problème prioritaire, leur mobilisation ne semble<br />

réelle que si l’environnement est évoqué comme une<br />

menace, celle du réchauffement climatique, dont les<br />

médias entretiennent régulièrement la chronique.<br />

L’environnement n’échappe décidément pas à la<br />

logique de crise. ● D. B.<br />

NICOLAS HULOT<br />

A IMPOSÉ SON<br />

« PACTE ÉCOLOGIQUE »<br />

AUX CANDIDATS<br />

À LA PRÉSIDENTIELLE<br />

DE 2007.<br />

(1) Cevipof,<br />

Baromètre politique<br />

français 2006-2007<br />

sur : www.cevipof.<br />

msh-paris.fr/bpf/<br />

barometre/bar0.htm<br />

(2) Enquêtes<br />

annuelles Ademe<br />

2000-2006.<br />

(3) L. Saad, Public’s<br />

Environmental<br />

Outlook Grows more<br />

Negative, Gallup Poll<br />

News Service, 2005.<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 93<br />

© DENIS/REA


LA PLANETE<br />

`<br />

EN DANGER : LA VERITE<br />

´ ´<br />

w w w. t a l l a n d i e r. c o m<br />

256 pages<br />

21 €<br />

D I S P O N I B L E D A N S T O U T E S<br />

L E S L I B R A I R I E S E T L E S F N A C<br />

Dominique<br />

Lecourt<br />

est philosophe et<br />

professeur<br />

à l’université Paris-<br />

Diderot Paris-VII<br />

où il dirige<br />

le Centre Georges<br />

Canguilhem.<br />

Avec la révolution industrielle, accompagnant<br />

ses succès et soutenant ses ambitions,<br />

s’est imposée, en Occident, la<br />

conviction que la science, par l’efficacité<br />

de ses méthodes et la puissance de<br />

ses applications technologiques, était désormais en<br />

mesure d’offrir à tous le bien-être social et moral par<br />

la conquête de la prospérité matérielle. En France,<br />

au début du xx e siècle, cette conception a fini par<br />

prendre l’appellation de « scientisme », sous l’impulsion<br />

de biologistes évolutionnistes et de politiciens<br />

anticléricaux. Ceux-ci en firent leur emblème sous la<br />

iii e République, lors de l’affrontement de l’État avec<br />

l’Église. Si le mot scientisme n’est guère traduisible<br />

dans une autre langue, l’idéologie qu’il désigne est,<br />

aujourd’hui, universellement répandue. Et contrairement<br />

à ce que les discours critiques actuels laissent<br />

FACTEUR HUMAIN SCIENTISME<br />

Garder l’esprit critique<br />

TORNADES, OURAGANS,<br />

TSUNAMIS..., LES<br />

ÉVÉNEMENTS CLIMATIQUES<br />

EXCEPTIONNELS<br />

ALIMENTENT<br />

LES THÈSES LES PLUS<br />

CATASTROPHISTES.<br />

Entre l’arrogance des scientistes et le catastrophisme des technophobes,<br />

comment aborder avec discernement des problèmes aussi graves que le<br />

réchauffement climatique ? Un débat qui fait rage depuis quinze ans.<br />

penser, l’empire de son idéologie n’a guère reculé.<br />

Le catastrophisme, auquel il cède désormais souvent<br />

la place, ne serait-il d’ailleurs pas une version<br />

contemporaine de cette même idéologie ?<br />

Le scientisme a pourtant été soumis à de sévères<br />

critiques et à de rudes épreuves, depuis la fin du<br />

xixe siècle. N’oublions pas Henri Bergson, farouche<br />

opposant du « positivisme* », qui, en 1907, publia<br />

l’Évolution créatrice, ni la « révolte du cœur contre<br />

l’intelligence », qui se manifesta alors en philosophie<br />

comme en littérature, depuis que s’était répandue<br />

l’idée que la « science ne tenait aucune de ses<br />

promesses ». Ferdinand Brunetière, critique littéraire<br />

hostile au scientisme, soulignait qu’elle n’était pas<br />

venue à bout de tout mystère ; Paul Bourget dans<br />

Le Disciple (1889), roman à succès, dénonçait le<br />

divorce radical de la science et de la morale. k<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 95<br />

© RAFFAELE CELENTANO/LAIF-REA


© BENOIT DECOUT/REA<br />

FACTEUR HUMAIN SCIENTISME FACTEUR HUMAIN SCIENTISME<br />

(1) D. Lecourt,<br />

Humain Post-Humain,<br />

PUF, 2003.<br />

(2) H. Jonas,<br />

Le Principe<br />

responsabilité, 1979,<br />

trad. éditions du Cerf,<br />

1991.<br />

(3) E. Bloch, Le<br />

Principe espérance, 3<br />

vol., Paris, Gallimard,<br />

1976, 1982, 1991.<br />

(4) A. Kahn et D.<br />

Lecourt, Bioéthique<br />

et liberté, PUF, 2004.<br />

* Le positivisme<br />

est un courant<br />

philosophique,<br />

popularisé par<br />

Auguste Comte,<br />

qui fonde le<br />

progrès de l’esprit<br />

humain sur le<br />

développement<br />

des « sciences<br />

positives »<br />

(mathématiques,<br />

physique,<br />

chimie...).<br />

* Le principe<br />

de précaution,<br />

entériné en 1992<br />

à la convention<br />

de Rio, vise<br />

à prendre<br />

des mesures<br />

de contrôle<br />

ou d’interdiction<br />

face à un risque<br />

potentiel.<br />

k<br />

On s’empoignait, en<br />

France et à l’étranger, sur le<br />

thème de la « faillite de la<br />

science ».<br />

Il n’empêche. Le scientisme<br />

perdurait. <strong>La</strong> révolution bolchevique y a trouvé son<br />

inspiration dans une vision du monde qui confiait à<br />

une « science de l’histoire » la promesse d’un avenir<br />

radieux pour l’humanité libérée de ses chaînes. Le<br />

régime de l’URSS, pendant toute sa durée, n’a cessé<br />

de s’appuyer sur les prouesses technologiques de ses<br />

ingénieurs pour garder quelque crédibilité aux yeux<br />

d’un peuple misérable et souvent affamé. <strong>La</strong> puissance<br />

de cette idéologie a été telle qu’elle a survécu<br />

à Hiroshima et a même connu une nouvelle vigueur<br />

du fait des exigences de la reconstruction des pays<br />

dévastés par la guerre.<br />

Plus récemment, les progrès de la biologie, le<br />

décryptage du génome humain, les spéculations<br />

des « sciences cognitives » permettent à bien des<br />

chercheurs de se flatter, à leur tour, de<br />

dissiper les « mystères » de la pensée<br />

humaine. D’autres se font fort d’arracher<br />

l’humanité à ses passions natives<br />

et de faire advenir l’ère du post-humain<br />

en créant de toutes pièces des êtres de<br />

silicium qui goûteraient l’immortalité<br />

(1). Secondée par l’outil statistique<br />

et l’informatique, l’étude du cerveau<br />

et du développement du système nerveux central<br />

est supposée déterminer les clés du comportement<br />

humain. L’un des derniers échantillons en date, qui<br />

frise la caricature, prétend avoir décelé une base<br />

neurologique à la préférence des électeurs pour le<br />

vote « libéral » ou « conservateur » (au sens américain<br />

des termes).<br />

96 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

LES TÉLÉPHONES<br />

MOBILES NOUS<br />

SOUMETTENT-ILS<br />

À UN RAYONNEMENT<br />

ÉLECTROMAGNÉTIQUE<br />

MORTIFÈRE ?<br />

Au centre<br />

du débat : la<br />

toute-puissance<br />

de l’homme<br />

Ces scientifiques qui professent une vision scientiste<br />

du monde peuvent invoquer des faits dont le<br />

caractère bénéfique est incontestable : l’allongement<br />

de la durée de la vie dans les pays développés, l’extraordinaire<br />

expansion des moyens de communication<br />

qui ont intensifié les échanges entre les populations<br />

mêmes les plus éloignées, le fulgurant développement<br />

d’Internet et des télécommunications qui a<br />

bouleversé tous nos modes de vie dans un sens de<br />

convivialité apparemment accrue, l’exploitation de<br />

nouvelles sources d’énergie renouvelable...<br />

Science, nouveau péril<br />

Pourtant, il apparaît, depuis 1992 et le Sommet de<br />

la Terre à Rio, qu’un retournement d’opinion est en<br />

cours, et s’accélère ces dernières années. C’est la responsabilité<br />

de l’homme lui-même qui est invoquée<br />

dans les processus de dégradation de son environnement<br />

et les menaces qui pèsent sur sa santé. À cette<br />

époque, Hans Jonas, philosophe allemand, fervent<br />

défenseur du « principe responsabilité » (2), qui<br />

interdirait à l’homme d’entreprendre aucune action<br />

susceptible de mettre en danger soit l’existence des<br />

générations futures soit la qualité de l’existence future<br />

sur Terre, s’oppose à son compatriote, Ernst Bloch. Il<br />

lui reproche l’optimisme impitoyable de son « principe<br />

espérance » (3), qui défend le parti pris du futur,<br />

la volonté utopique, et plaide pour une « éthique de<br />

la peur ». Une thèse métaphysique – ajustée par des<br />

philosophes à l’occasion d’Hiroshima – nous est assénée<br />

comme un destin : l’humanité a désormais acquis<br />

par la science les instruments d’une puissance qui<br />

peut l’anéantir en tant qu’espèce. <strong>La</strong> science, naguère<br />

conçue comme émancipatrice, devient elle-même<br />

péril pour sa liberté ! L’humanité, ce n’est plus le<br />

« genre des mortels », comme on disait en Grèce ;<br />

nous sommes devenus un « genre mortel ». L’antique<br />

fable de l’apprenti sorcier a connu durant toutes ces<br />

années une fortune sans précédent<br />

et le personnage de Frankenstein,<br />

un extraordinaire regain de faveur.<br />

Trop souvent le « principe de précaution*<br />

», dont on trouve les premières<br />

formulations en Allemagne à la même<br />

époque, a été et reste interprété dans<br />

le sens d’une abstention, voire d’une<br />

interdiction, de chercher ou d’entreprendre,<br />

alors qu’il pourrait plutôt être une puissante<br />

incitation à inventer de nouvelles normes favorables<br />

à l’invention technique et économique.<br />

De la même façon que, en 1945, on accusait la<br />

démesure de l’humanité savante, on critique<br />

aujourd’hui les chercheurs qui ont mis au point les<br />

nouvelles techniques de procréation et de clonage<br />

thérapeutique (4), et ont ainsi entrouvert la porte<br />

au clonage reproductif humain. <strong>La</strong> même alarme<br />

est tirée dans un tout autre domaine, à propos des<br />

nanotechnologies, ou plutôt de ce que les spécialistes<br />

anglo-saxons célèbrent comme la « convergence<br />

NBIC » (nanosciences, biologie, informatique<br />

et sciences de la cognition). Ne peut-on espérer<br />

de cette convergence des innovations potentielles<br />

de grande portée économique et humaine ? Les<br />

systèmes de traitements de l’information vont assurément<br />

y gagner une puissance nouvelle d’une dizaine<br />

d’ordre de grandeur ! Les applications médicales<br />

seront spectaculaires et l’on produira des nanomachines<br />

pour le diagnostic et la thérapeutique de<br />

nombreuses maladies. Les nanotechnologies pourront<br />

contribuer de façon décisive à surmonter l’actuelle<br />

crise environnementale par la création de matériaux<br />

recyclables ou biodégradables. Cette fois-ci,<br />

répliquent ceux qui dénigrent la science, ce sera bien<br />

la fin du monde ! Et ils avancent l’idée qu’une grey<br />

goo* , amas de nanomachines devenues autonomes<br />

et dévorant tout pour se reproduire, aura raison de<br />

nous autres qui nous croyons raisonnables !<br />

On peut bien parler à leur propos de « catastrophisme<br />

». Les faits qui le soutiennent sont bien<br />

connus, alimentant une peur diffuse, mais permanente<br />

toujours prête à connaître de nouveaux<br />

pics de panique. Cette peur doit beaucoup à l’incurie<br />

des autorités qui ont laissé se produire la<br />

catastrophe de Tchernobyl (Ukraine), les errances<br />

du nuage radioactif, les mensonges officiels sur sa<br />

© VERICHIP<br />

TRACER DES MALADES<br />

D’ALZHEIMER<br />

EN LEUR IMPLANTANT<br />

UNE PUCE. RASSURANT<br />

OU INQUIÉTANT ?<br />

© ALEXANDRE GELEBART/REA<br />

trajectoire, l’épidémie de sida, les nouvelles maladies<br />

infectieuses, l’affaire du sang contaminé, les crises<br />

alimentaires majeures comme celle de la vache folle.<br />

Ce sont aujourd’hui des événements climatiques<br />

d’une ampleur et d’une fréquence présentées par<br />

les médias comme sans précédent (canicules,<br />

inondations, tornades, tsunamis…) qui mettent un<br />

accent pathétique sur la vulnérabilité persistante de<br />

l’espèce humaine.<br />

Paradoxe d’un nouveau catastrophisme<br />

Du réchauffement climatique actuel, dont le fait<br />

semble indéniable, on ne sait pas encore exactement la<br />

signification physique réelle, ni la part qu’y prennent<br />

les activités humaines : par exemple, la montée brutale<br />

des émissions de dioxyde de carbone (CO du fait de<br />

2)<br />

l’industrie depuis 1940 s’est accompagnée, non d’un<br />

réchauffement, mais d’un refroidissement jusqu’au<br />

début des années 1970. Le phénomène est donc certainement<br />

plus complexe qu’on ne le présente dans les<br />

médias. L’alarmisme, dont il est l’occasion, renforce<br />

encore le catastrophisme qui désigne la technoscience<br />

comme fauteuse de désastre. Les bases philosophiques<br />

du scientisme traditionnel semblent donc atteintes.<br />

Et tous les secteurs scientifiques sont concernés. Les<br />

phénomènes de technophobie font la une des médias :<br />

les OGM vont-ils ruiner notre santé ? Les téléphones<br />

mobiles vont-ils nous soumettre à un rayonnement<br />

électromagnétique mortifère ? Toute innovation – et<br />

spécialement médicale ou pharmacologique – ne doitelle<br />

pas avoir fait d’avance la preuve de son innocuité,<br />

version radicale du« principe de précaution » ?<br />

Pourtant, dès 1992, à la clôture de la conférence<br />

de Rio, dans l’appel de Heidelberg* , des scientifiques,<br />

parmi les plus éminents, dénonçaient,<br />

dans les thèses écologistes, une « idéologie<br />

k<br />

PRO-OGM ET<br />

ANTI-OGM S’OPPOSENT<br />

DANS UNE LUTTE<br />

PARFOIS SANS RAPPORT<br />

AVEC LES DONNÉES<br />

SCIENTIFIQUES.<br />

* <strong>La</strong> grey goo<br />

ou « gelée grise »,<br />

formulée pour<br />

la première fois<br />

par Eric Drexler<br />

en 1986, dans son<br />

texte fondateur des<br />

nanotechnologies<br />

Engines of<br />

Creation, évoque<br />

des nanorobots<br />

s’autorépliquant.<br />

* L’appel de<br />

Heidelberg,<br />

signé par plus<br />

de 50 prix Nobel,<br />

demandait que<br />

le contrôle et<br />

la préservation<br />

des ressources<br />

naturelles<br />

« soient fondés<br />

sur des critères<br />

scientifiques<br />

et non sur<br />

des préjugés<br />

irrationnels ».<br />

LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 97


FACTEUR HUMAIN SCIENTISME Si on vous dit environnement, vous voyez quoi ?<br />

(5) D. Lecourt,<br />

Contre la peur. De la<br />

science à l’éthique<br />

une aventure<br />

infinie (1990), 4 e<br />

ed. augmentée,<br />

PUF, 2007.<br />

k<br />

obscurantiste » et rétrograde.<br />

Ils affirmaient que seuls de nouveaux<br />

progrès de la science<br />

pourraient venir à bout des<br />

difficultés passagères qu’imposait<br />

le développement<br />

économique de la planète<br />

(5). Une fois encore,<br />

le scientisme n’avait pas<br />

dit son dernier mot.<br />

Le débat n’a cessé de<br />

rebondir dans les mêmes<br />

termes depuis quinze<br />

ans. Résultat : on se trouve<br />

aujourd’hui dans cette situation<br />

paradoxale que jamais le<br />

recours aux technologies de pointe<br />

n’a été autant prisé dans la vie quotidienne<br />

par les citoyens du monde entier ;<br />

cependant que jamais autant de discours de militants<br />

associatifs et d’hommes politiques n’ont été aussi alarmistes<br />

à l’échelle de la planète. Nombreux sont ceux<br />

qui alertent les opinions publiques non seulement<br />

sur ce qu’on appelait les « dégâts du progrès » dans<br />

les années 1960, mais aussi sur l’intrinsèque perversion<br />

de la technoscience réputée fatale au développement<br />

durable – c’est-à-dire conformément au mot<br />

anglais (sustainable), prolongeable et endurable pour<br />

l’homme et pour la nature.<br />

Deux variantes d’une même idéologie<br />

Face au scientisme qui demandait à l’homme d’adorer<br />

sa propre raison divinisée grâce à la science, le catastrophisme<br />

n’affirme-t-il pas, lui aussi, la toute-puissance<br />

de l’homme grâce à la même science ? Au prix tout<br />

juste d’une inversion de signe, du positif au négatif.<br />

Ne s’agit-il pas de deux variantes d’une idéologie laïque<br />

qui flatte le narcissisme humain et qui entretient<br />

une vision eschatologique – Enfer ou Paradis.<br />

Il serait évidemment bien imprudent de réduire plus<br />

d’un siècle de débats à l’affrontement de deux discours<br />

théologiques rivaux. Car comment expliquer alors<br />

les négociations internationales qui entourent le<br />

fameux « réchauffement climatique », les mesures<br />

de taxations des émissions de CO 2 , les innombrables<br />

incitations et les règlements minutieux qui sont en<br />

train d’être mis au point pour économiser l’énergie,<br />

préserver la biodiversité et réussir le « développement<br />

durable » ?<br />

Comment ne pas se demander si les discours que nous<br />

venons d’évoquer n’accompagnent pas la mise en<br />

place de ce que Bernard Stiegler, philosophe et directeur<br />

du département de développement culturel du<br />

Centre Georges-Pompidou, appelle un « nouvel ordre<br />

98 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />

© NASA’S EARTH OBSERVATORY<br />

SCIENTISTES,<br />

CATASTROPHISTES...<br />

LE DÉBAT N’EST PAS<br />

PRÊT D’ÊTRE CLOS.<br />

POURVU QUE PERDURE<br />

LA PLANÈTE BLEUE.<br />

industriel mondial ». <strong>La</strong><br />

peur, et l’attrait paradoxal<br />

de la peur, constituerait<br />

le ciment moral<br />

de cet ordre qui partage<br />

aujourd’hui le monde entre<br />

individus dé-cervelés, soumis<br />

aux impulsions des multinationales<br />

de l’affectivité, et individus<br />

hyper-cérébralisés voués au culte de la<br />

performance au nom de la science.<br />

Il nous resterait, contre la peur, à élaborer une<br />

« éthique pour la recherche ». Il va de soi que cette<br />

éthique demanderait d’abord à ce qu’on repousse les<br />

arguments d’autorité qui ont cours au sujet du réchauffement<br />

climatique. On voit en effet se déployer sous<br />

nos yeux un « catastrophisme scientiste » d’une<br />

facture nouvelle qui pose que la vérité sortirait du<br />

consensus et que le comportement de chacun pourrait<br />

être normalisé au nom de cette vérité-là.<br />

Comment ne pas s’inquiéter de voir ridiculiser, discréditer<br />

publiquement, les chercheurs, même éminents,<br />

qui osent émettre une opinion discordante et<br />

mettre en doute la responsabilité de l’homme dans<br />

le réchauffement. Le souvenir des années 1970, où<br />

l’on annonçait dans les mêmes termes une imminente<br />

glaciation, où l’on réclamait déjà des mesures<br />

d’urgence à l’échelle de la planète, où l’on déclarait<br />

dans Newsweek du 28 avril 1975 que l’existence même<br />

de l’humanité était en jeu, devrait nous aider à préserver<br />

notre bien le plus précieux : l’esprit critique.<br />

C’est la condition même pour que la recherche aide<br />

l’humanité à transformer son rapport à l’environnement<br />

dans le sens d’une liberté plus grande et d’une<br />

prospérité moins inégale. ● D. L.<br />

POUR EN SAVOIR PLUS<br />

Les Prêcheurs de l’apocalypse. Pour en finir<br />

avec les délires écologiques et sanitaires,<br />

J. de Kervasdoué, Plon, 2007.<br />

Pour un catastrophisme éclairé, quand<br />

l’impossible est certain, J.-P. Dupuy, Seuil, 2004.<br />

Le Principe de précaution, F. Ewald,<br />

en collaboration avec C. Gollier et N. de Sadeleer, PUF,<br />

« Que sais-je ? », 2001.<br />

Vous voyez un arbre. Mais paradoxalement, il faut aussi y voir un défi industriel.<br />

Aujourd’hui, il est essentiel de savoir concilier activité humaine et environnement.<br />

L’augmentation de la consommation d’eau et d’énergie, de la production des<br />

déchets et l’encombrement des villes nécessitent de concevoir et de mettre en<br />

œuvre des solutions industrielles. <strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong> en a fait son métier.<br />

L’environnement est un défi industriel.<br />

www.veolia.com<br />

L ' É N E R G I E E S T N O T R E A V E N I R , É C O N O M I S O N S - L A !


Conception graphique : Ludovic Dufour

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