La Recherche - Veolia Environnement
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CAHIER SPÉCIAL • NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT 2050 JANVIER 2008 • N° 415
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- Page 18: © HANS CHRISTIAN PLAMBECK/LAIF-REA
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- Page 46: MODÉLISATION BIODIVERSITÉ Robert
- Page 50: MODÉLISATION BIODIVERSITÉ (8) C.
CAHIER SPÉCIAL • NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT<br />
2050<br />
JANVIER 2008 • N° 415
<strong>Environnement</strong><br />
les questions d’aujourd’hui,<br />
pour le monde de demain<br />
18 <br />
Edward O. Wilson<br />
978-2-10-007922-3 • 152 pages<br />
978-2-10-048754-7 • 184 pages<br />
978-2-10-050988-1 • 208 pages<br />
16,50 <br />
Christian Ngô<br />
Alain Régent<br />
16 <br />
Francis Meunier<br />
978-2-10-051743-5 • 232 pages<br />
19,90 <br />
Jean Jouzel<br />
Anne Debroise<br />
978-2-10-050546-3 • 220 pages<br />
19,90 <br />
www.dunod.com<br />
19 <br />
Michel Villoz<br />
Le GIEC, prix Nobel<br />
de la Paix 2007,<br />
à l’honneur chez Dunod<br />
978-2-10-049815-4 • 240 pages<br />
Francis meunier<br />
Christine Meunier-Castelain<br />
MAOGANI 071108<br />
à 2050, le nombre d’êtres humains vivant dans les villes aura plus<br />
que doublé. <strong>La</strong> proportion des urbains représentera alors, selon toute<br />
vraisemblance, près de 75 % de la population mondiale, c’est-à-dire de<br />
6 à 8 milliards de femmes et d’hommes. Cette évolution inéluctable<br />
D’ici<br />
est déjà engagée : chaque semaine, la population urbaine s’accroît<br />
d’un million de personnes. Et elle engendre une pression de plus en plus forte sur<br />
l’environnement.<br />
Gérer la rareté des ressources – eau, ressources énergétiques, minerais, sol arable – tout<br />
en faisant face à une augmentation de la pollution ; améliorer les conditions de vie<br />
des citadins les plus démunis et protéger la qualité de vie dans les pays industrialisés ;<br />
enfin, anticiper la transition vers l’économie de l’après-pétrole en évoluant vers des<br />
systèmes de production compatibles avec les équilibres<br />
de la nature. Tels sont les défis auxquels nous<br />
sommes d’ores et déjà confrontés.<br />
Ils sont au cœur de la réf lexion de <strong>Veolia</strong><br />
<strong>Environnement</strong> et mobilisent l’ensemble de nos<br />
équipes de recherche. Fortes de 800 experts, dotées<br />
d’un budget augmenté de 45 % au cours des cinq<br />
dernières années, celles-ci inventent aujourd’hui<br />
les modes de vie de la ville de demain. Nos chercheurs<br />
travaillent entre autres sur la préservation<br />
des ressources naturelles à travers leur réutilisation,<br />
leur recyclage ou leur remplacement. Ils s’attachent<br />
à trouver des solutions innovantes pour limiter la diffusion<br />
de polluants tels que les dioxines dans l’air ou<br />
les perturbateurs endocriniens dans l’eau. Pour participer<br />
à la lutte contre les émissions de gaz à effet<br />
de serre, ils mènent également des travaux sur l’optimisation<br />
énergétique, le développement des énergies<br />
renouvelables ou le captage du CO . 2<br />
Autant d’efforts qui se nourrissent aussi d’une collaboration étroite avec les meilleurs<br />
experts scientifiques internationaux. <strong>La</strong> complémentarité entre recherche fondamentale<br />
et recherche appliquée, les partenariats entre recherche publique et recherche privée,<br />
l’association de ces différents talents scientifiques sont des atouts décisifs.<br />
En publiant ce cahier spécial de <strong>La</strong> <strong>Recherche</strong>, nous avons souhaité donner la parole à<br />
ces experts. Ils nous livrent leur vision de l’avenir, du point de vue de la démographie,<br />
de l’énergie, du climat, des ressources, de l’économie, de la biodiversité, de l’urbanisme,<br />
ou encore de la santé. Ils nous indiquent aussi le chemin à suivre.<br />
Cet avenir, en effet, dépend avant tout de notre capacité à concevoir les technologies<br />
de rupture capables de prendre le relais de celles inventées au tournant du xxe siècle<br />
et sur lesquelles reposent encore largement l’économie et l’organisation urbaine.<br />
Henri Proglio, président-directeur général<br />
de <strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong><br />
ÉDITORIAL<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 3<br />
© PHOTOHÈQUE VEOLIA – NICOLAS GUÉRIN
© NASA/EARTH OBSERVATORY<br />
© VEOLIA<br />
© BENOÎT DECOURT/REA<br />
SOMMAIRE<br />
Objectif Terre 2050<br />
4 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
MODÉLISATION<br />
DÉMOGRAPHIE<br />
Des milliards de Terriens et moi, et moi... 6<br />
CROISSANCE URBAINE<br />
Les villes gloutonnes 12<br />
RÉFUGIÉS<br />
S’adapter à la montée des eaux 14<br />
CLIMAT<br />
Météo incertaine pour 2050 16<br />
ENTRETIEN AVEC KLAUS HASSELMANN<br />
« Il faut se projeter à long terme » 24<br />
ÉCONOMIE<br />
Peut-on lire dans le futur ? 26<br />
ÉNERGIE<br />
2050, rendez-vous énergétique 31<br />
EAU<br />
Les nouveaux défis de l’eau 36<br />
SANTÉ<br />
Controverses sur les maladies émergentes 42<br />
BIODIVERSITÉ<br />
Que nous réserve le troisième millénaire ? 44<br />
DÉCHETS<br />
Une ressource pleine d’avenir 50<br />
TECHNOLOGIE<br />
BIOCARBURANTS<br />
Place aux nouvelles générations 52<br />
HYDROGÈNE<br />
Le plein de H 2 ? 54<br />
NUCLÉAIRE<br />
L’heure de la relance atomique 56<br />
BIOGAZ<br />
Des déchets au gaz naturel 58<br />
SÉQUESTRATION CO 2<br />
Objectif : zéro émission 60<br />
GÉOINGÉNIERIE<br />
Un climat sur mesure ? 62<br />
COGÉNÉRATION<br />
Pourquoi pas nous ? 64<br />
ENTRETIEN AVEC ANTOINE FRÉROT<br />
« Rendre l’eau à la ville » 65<br />
DESSALEMENT<br />
Boire les océans 66<br />
RECYCLAGE<br />
Eaux usées : un puits de ressources 69<br />
ENTRETIEN AVEC MARTINE GUÉRIF<br />
« Il faut réviser notre gestion de l’agriculture » 72<br />
ÉCOQUARTIER<br />
Une démarche globale 74<br />
BÂTIMENT ET TRANSPORT<br />
Vers l’autonomie énergétique 76<br />
INGÉNIERIE<br />
Nature sous contrôle 80<br />
FACTEUR HUMAIN<br />
DÉVELOPPEMENT DURABLE<br />
Une source de discorde 82<br />
ÉCONOMIE<br />
Engager le long terme de l’humanité 84<br />
CROISSANCE DURABLE<br />
Entre mythes et réalité 86<br />
ENTRETIEN AVEC PETER GLEICK<br />
« Mieux utiliser l’eau » 88<br />
INDUSTRIE<br />
Pourquoi pas une écologie industrielle ? 90<br />
MENTALITÉS<br />
L’environnement est-il un enjeu politique ? 92<br />
SCIENTISME<br />
Garder l’esprit critique 95<br />
Le cahier 2 de <strong>La</strong> <strong>Recherche</strong> ne peut être vendu séparément<br />
du cahier 1 (LR n°415). Le cahier spécial du<br />
magazine <strong>La</strong> <strong>Recherche</strong> a été élaboré avec le concours<br />
de la société <strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong><br />
Société d’Éditions Scientifiques<br />
Stéphane Khémis, président du comité éditorial<br />
Olivier Postel-Vinay, conseiller de la direction<br />
74, avenue du Maine - 75014 Paris<br />
Tél. : 01 44 10 10 10<br />
e-mail rédaction : courrier@larecherche.fr<br />
Pour nous joindre directement par téléphone, composez<br />
le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après le<br />
nom.<br />
ABONNEMENTS/ANCIENS NUMÉROS/RELIURES<br />
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<strong>La</strong> <strong>Recherche</strong> Service Abonnement<br />
B 604, 60732 Sainte-Geneviève Cedex<br />
Tarif France : 1 an 11 nos, 52,60 € ;<br />
1 an 11 nos + 4 hors-série, 72 €<br />
Tarif international : nous contacter.<br />
Suisse : Edigroup, Case postale 393, 1225 Chêne Bourg.<br />
Belgique : Edigroup, Bastion Tower-Etage 20,<br />
place du Champ-de-Mars, 5. 1050 Bruxelles<br />
Canada : Express Mag, 8155, rue <strong>La</strong>rrey, Anjou Québec H1J 2L5.<br />
Directeur scientifique Jean-Michel Ghidaglia<br />
Rédactrice en chef adjointe du cahier 2 Isabelle Bellin<br />
Directrice artistique du cahier 2<br />
Maryvonne Marconville<br />
Secrétaire de rédaction du cahier 2 Camille Théau<br />
Iconographie du cahier 2 Emmanuelle Danoy<br />
Correction du cahier 2 Catherine Pagan<br />
Fabrication Christophe Perrusson (13 78)<br />
Chef de projet développement Stéphanie Jullien (54 55)<br />
Partenariats/Promotion Anne-Gaëlle Perrot (54 54)<br />
Directeur délégué Frédéric Texier<br />
Marketing direct et abonnements<br />
Directrice Virginie Marliac (54 49)<br />
Chargée du marketing Estelle Castillo (54 51)<br />
Diffusion (diffuseurs/dépositaires)<br />
Céline Balthazard (54 48)<br />
Responsable gestion Isabelle Parez (13 60)<br />
Comptabilité Marie-Françoise Chotard (13 43)<br />
Diffusion librairies<br />
DIF’POP’. Tél. : 01 40 24 21 31 Fax : 01 40 24 15 88<br />
Webmestre Jean-Brice Ouvrier<br />
Publicité Le Point Communication<br />
Directeur de la publicité<br />
Raphaël Fitoussi (12 12)<br />
Assistante commerciale et technique<br />
Françoise Hullot : f.hullot@interdeco.fr<br />
<strong>La</strong> <strong>Recherche</strong> est publiée par la SES,<br />
filiale de <strong>La</strong> Financière Tallandier.<br />
Président-directeur général<br />
et directeur de la publication Patricia Barbizet<br />
Directeur général Stéphane Khémis<br />
Les titres, les intertitres, les textes de présentation et les légendes sont<br />
établis par la rédaction. <strong>La</strong> loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou<br />
reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation<br />
ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de<br />
l’auteur, ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-<br />
4 du Code de propriété intellectuelle). Toute copie doit avoir l’accord du<br />
Centre français du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins,<br />
75006 Paris. Tél. : 01 44 07 47 70. Fax : 01 46 34 67 19). L’éditeur s’autorise<br />
à refuser toute insertion qui semblerait contraire aux intérêts moraux<br />
ou matériels de la publication.<br />
Cahier 2 de <strong>La</strong> <strong>Recherche</strong> - Commission paritaire : 0909 K85863<br />
ISSN 0029-5671<br />
Imprimerie Canale, Borgaro (Italie).<br />
Dépôt légal 4e trimestre 2007<br />
© 2007 Société d’Éditions Scientifiques.<br />
IMPRIMÉ EN ITALIE. PRINTED IN ITALY<br />
COUVERTURE : © NASA’S EARTH OBSERVATORY<br />
PAGE DE GAUCHE (EN FOND) : © VEOLIA
MODÉLISATION DÉMOGRAPHIE<br />
Des milliards de Terriens et moi, et moi…<br />
Hervé<br />
Le Bras<br />
est directeur<br />
du laboratoire<br />
de démographie<br />
historique à l’École<br />
des hautes études<br />
en sciences sociales<br />
(EHESS).<br />
Herve.<br />
Le-Bras@ehess.fr<br />
Combien d’hommes la Terre peut-elle abriter sans dommage ? Tout dépend<br />
comment on produit les ressources et comment on les partage.<br />
Aujourd’hui, nous sommes plus de 6,6 milliards<br />
de Terriens. Nous n’étions que<br />
1,5 milliard en 1800. En deux siècles, la<br />
population mondiale a donc quadruplé.<br />
Selon les estimations des Nations unies,<br />
elle devrait atteindre 9 milliards en 2050. Cette augmentation,<br />
longtemps qualifiée d’explosion démographique,<br />
est source d’inquiétudes. Les ressources de<br />
notre planète suffiront-elles à nourrir tout le monde ?<br />
À quelles conditions ? Avec quelles conséquences<br />
sur l’environnement ? Autant de questions qui en<br />
amènent souvent une autre : quelle est la population<br />
durable, c’est-à-dire la population maximale que la<br />
Terre peut accueillir à long terme ?<br />
Au Paléolithique, cette population durable n’était<br />
que de l’ordre de quelques millions de personnes.<br />
Un chasseur-cueilleur avait besoin d’au moins<br />
10 kilomètres carrés pour assurer sa subsistance. À<br />
cette époque, un territoire comme la France ne pouvait<br />
donc pas abriter plus de 50 000 personnes. Au<br />
xviii e siècle, la population se situait entre 1 milliard<br />
d’individus et 2 milliards. Dans cette société, composée<br />
principalement d’agriculteurs, 1 hectare ne<br />
pouvait produire que 500 kilogrammes de céréales et<br />
ne nourrir que 1 personne. On comptait 3 milliards<br />
d’hectares cultivables, dont plus d’un tiers était en<br />
jachère ou réservé à la pâture des animaux domestiques,<br />
dont les déjections fournissaient l’engrais.<br />
Aujourd’hui, si la surface cultivable a légèrement<br />
diminué (2,8 milliards d’hectares estimés) suite à<br />
l’extension des villes, des routes et à l’avancée des<br />
déserts, les rendements, eux, ont considérablement<br />
augmenté. Ils atteignent au moins 4 tonnes à l’hectare<br />
par récolte, avec plusieurs récoltes par an. Avec<br />
les techniques agricoles modernes, on pourrait donc<br />
envisager de nourrir une quinzaine de milliards d’humains.<br />
Selon les moyens de production, la popula-<br />
6 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
tion humaine durable peut donc varier de 1 million<br />
à plus de 10 milliards, soit d’un facteur 10 000 !<br />
Impossible alors de définir la population maximale<br />
indépendamment du mode de production.<br />
Reste la possibilité de définir une population durable<br />
à chaque stade de l’évolution technique. Sauf que, à<br />
un même niveau technique, la population durable<br />
peut prendre plusieurs valeurs. Tout dépend de<br />
l’arbitrage entre la nourriture d’origine animale et<br />
d’origine végétale. Ce problème n’est pas nouveau.<br />
Dans l’Angleterre du xviii e siècle, la question du<br />
partage des terres se posait déjà, dans ce qui est,<br />
aujourd’hui, connu sous le nom de « conflit des enclosures<br />
» (enclos, ndlr) : les landlords expropriaient les<br />
cultivateurs de blé de l’open field pour y élever du<br />
bétail à l’abri de haies ou d’enclos. Aujourd’hui, la<br />
concurrence ne porte plus sur l’espace dévolu à la<br />
culture et à l’élevage, mais sur la consommation de<br />
céréales. En effet, 40 % des céréales produites dans<br />
le monde sont destinées aux animaux domestiques.<br />
Or, un animal consomme en moyenne 10 calories<br />
végétales pour fabriquer 1 calorie de viande. Sur<br />
100 calories produites par l’agriculture, l’humanité<br />
n’en récupère donc que 64 pour sa nourriture<br />
(60 végétales et 4 animales, issues des 40 calories<br />
consommées par les animaux).<br />
Les vaches, une sacrée concurrence !<br />
À procédé technique constant, on peut donc, selon<br />
le type d’alimentation choisi, faire varier la population<br />
durable de 1 à 10. Si tous les humains se<br />
nourrissaient exclusivement de végétaux, 100 calories<br />
de céréales fourniraient 100 calories de nourriture.<br />
Si, au contraire, tous les humains étaient<br />
carnivores, 100 calories de céréales ne produiraient<br />
que 10 calories de nourriture animale. Il s’agit, évidemment,<br />
de cas extrêmes. À l’échelle de la planète,<br />
© TOM PARKER/REPORT DIGITAL-REA<br />
le plus fort contraste se situe entre le Danemark avec<br />
45 % de calories d’origine animale et le Bangladesh<br />
avec 10 %. Ingérées par un Danois, 100 calories<br />
demandent donc 505 calories d’origine végétale, mais<br />
seulement 190 pour un Bangladais. Dans l’éventail<br />
actuel des modes de consommation nationaux, la<br />
population durable peut donc varier du simple à plus<br />
du double (4 milliards d’humains au régime danois,<br />
11 milliards au régime bangladeshi).<br />
<strong>La</strong> tension actuelle ne vient donc pas d’une saturation<br />
de l’espace cultivable ou d’un plafonnement<br />
des rendements à l’hectare, mais plutôt du type<br />
d’alimentation, du souhait des classes moyennes des<br />
pays émergents de consommer plus de viande. Une<br />
part de plus en plus importante de la récolte mon-<br />
MODÉLISATION DÉMOGRAPHIE<br />
diale de céréales est donc destinée aux animaux,<br />
privant les humains les plus pauvres. « Les vaches<br />
des pays riches sont les concurrentes directes des<br />
pauvres des pays pauvres », constatait l’économiste<br />
et démographe Alfred Sauvy en 1971 (1). En somme,<br />
si 600 millions de personnes à 800 millions, selon<br />
les estimations, souffrent de faim dans le monde,<br />
ce n’est pas à cause de limitations imposées par la<br />
nature, mais bien d’un partage inégal de la production<br />
agricole. Le tableau pourrait encore se noircir à<br />
moyen terme. En effet, à mesure que le prix du gaz et<br />
du pétrole augmentera, les biocarburants deviendront<br />
de plus en plus compétitifs. Ces cultures énergétiques<br />
pourraient entrer de plus en plus en concurrence<br />
avec les cultures alimentaires. En conséquence, k<br />
IMPRESSIONNANT<br />
RASSEMBLEMENT<br />
RELIGIEUX SUR LE<br />
GANGE. L’INDE SERA LA<br />
PREMIÈRE POPULATION<br />
MONDIALE DEVANT<br />
LA CHINE, VERS 2040.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 7
© CEDRE J./HOA-QUI/EYEDEA<br />
MODÉLISATION DÉMOGRAPHIE<br />
* Le Produit<br />
intérieur brut<br />
(PIB) est la<br />
valeur totale de<br />
la production<br />
interne nette de<br />
biens et services<br />
marchands dans<br />
un pays, pendant<br />
une année.<br />
* <strong>La</strong> transition<br />
démographique<br />
est le passage<br />
d’une situation<br />
où la mortalité<br />
et la fécondité<br />
sont fortes, à une<br />
situation où elles<br />
sont faibles.<br />
* <strong>La</strong> fécondité<br />
est le nombre<br />
moyen d’enfants<br />
nés par femme.<br />
* <strong>La</strong> natalité est<br />
le nombre de<br />
naissances dans<br />
la population<br />
au cours d’une<br />
période donnée.<br />
k<br />
la surface allouée à la production de nourriture<br />
animale pourrait empiéter, plus encore, sur celle<br />
destinée aux humains. Ce qui renforcerait la malnutrition<br />
et la sous-nutrition des pauvres même dans<br />
les pays produisant suffisamment de vivres, comme<br />
l’Inde ou le Brésil. À moins que l’on ne parvienne<br />
à développer de nouvelles sources non alimentaires<br />
pour les biocarburants (lire « Place aux nouvelles<br />
générations », p. 52).<br />
Explosion ou implosion démographique ?<br />
Autre problème lié à l’agriculture : la hausse des rendements<br />
qui peut compromettre la santé des populations.<br />
Cette agriculture intensive requiert une utilisation<br />
massive d’intrants (eau, engrais, pesticides…),<br />
qui entraîne souvent des dommages environnementaux<br />
importants. Répandus largement dans la<br />
nature, les nitrates, par exemple, polluent les nappes<br />
phréatiques et favorisent le développement d’algues<br />
nuisibles aux écosystèmes des cours d’eau et à l’eau<br />
potable. Sans compter que l’agriculture utilise, à<br />
elle seule, les deux tiers de l’eau consommée sur la<br />
planète, ne laissant qu’un tiers aux utilisations domestiques<br />
et industrielles. Au rythme actuel d’exploitation,<br />
les aquifères n’ont pas le temps de se renouveler.<br />
Le pompage massif a déjà entraîné des catastrophes,<br />
dont les plus célèbres sont l’épuisement de la mer<br />
8 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
d’Aral (Asie centrale), mais<br />
aussi du lac Tchad (Afrique<br />
centrale). Les progrès du génie<br />
génétique (OGM), de l’agronomie<br />
(goutte-à-goutte) et de<br />
UNE PART DE PLUS<br />
EN PLUS IMPORTANTE<br />
DE LA RÉCOLTE<br />
MONDIALE DE CÉRÉALES<br />
EST DESTINÉE<br />
À L’ALIMENTATION<br />
DES ANIMAUX.<br />
la chimie (nouveaux engrais moins toxiques) pourront,<br />
peut-être, contribuer à limiter ces nuisances.<br />
Néanmoins, pour le moment, aucun indice direct ne<br />
suggère que la population ait atteint la limite durable :<br />
il n’y a ni baisse de la ration alimentaire par tête, ni<br />
augmentation de la mortalité, ni développement des<br />
migrations (lire « L’humanité est-elle au bord du<br />
précipice ? », p. 9). De même, il n’y a aucune preuve<br />
indirecte. <strong>La</strong> plus pertinente serait, a priori, un freinage<br />
économique. Or, l’économie mondiale connaît sa plus<br />
longue phase de forte croissance depuis la crise pétrolière<br />
de 1973. Certains estiment que cette croissance<br />
est transitoire, qu’elle ne traduit que le passage des<br />
grands pays du Sud à l’économie moderne et qu’elle<br />
ne se poursuivra pas. Erreur : ce serait supposer que la<br />
croissance ralentit quand le niveau de vie s’élève, ce<br />
que les chiffres infirment. En effet, pour les 30 pays les<br />
plus riches, le taux de croissance du Produit intérieur<br />
brut (PIB* ) entre 1980 et 2005 ne dépend pas de leur<br />
PIB en 1980. De plus, il n’a jamais été possible d’établir<br />
une relation entre le taux de croissance économique<br />
et le taux de croissance de la population.<br />
Alors, la crise aura-t-elle lieu ou non ? Le célèbre<br />
rapport The Limits to Growth, publié en 1972 par<br />
le Club de Rome, qui regroupait des économistes,<br />
des grands industriels et des scientifiques du monde<br />
entier, prévoyait une crise terrible due à l’épuisement<br />
des ressources énergétiques minérales et alimentaires.<br />
Quand on reprend l’évolution annoncéee par<br />
le rapport, on est frappé par l’exactitude de la prévision<br />
jusqu’à aujourd’hui. <strong>La</strong> catastrophe ne se dessine<br />
qu’après 2010. Jusqu’à cette date, les développements<br />
de l’agriculture, de l’industrie et l’augmentation de<br />
la population se poursuivent presque sans entraves.<br />
Dans la présentation en français de l’ouvrage, Robert<br />
L’humanité<br />
est-elle au bord<br />
du précipice ?<br />
Une f açon de tenter de<br />
répondre consiste à comparer<br />
notre situation avec celle des<br />
populations animales en voie<br />
d’extinction.<br />
E<br />
n général, lorsqu’une population animale<br />
atteint sa limite durable, plusieurs symptômes<br />
sont observés : la ration alimentaire par tête<br />
diminue, la mortalité augmente, les migrations<br />
se développent. Rien de tel pour la population<br />
humaine mondiale. État des lieux.<br />
L’alimentation. Depuis la fin de la Seconde<br />
Guerre mondiale, la production de vivres a<br />
augmenté nettement plus rapidement (2,8 % par an)<br />
que la population (au maximum 2 % entre 1965<br />
et 1970, 1,1 % actuellement, selon les données<br />
de la Food and Agriculture Organization). <strong>La</strong><br />
production et la consommation par tête ont donc<br />
augmenté, tandis que la proportion de personnes<br />
en état de malnutrition a diminué. <strong>La</strong> ration<br />
moyenne de protéines a aussi augmenté à un<br />
rythme rapide. Par ailleurs, les fluctuations du<br />
MODÉLISATION DÉMOGRAPHIE<br />
<strong>La</strong>ttès insistait d’ailleurs sur la soudaineté de la crise.<br />
Il comparait la population mondiale à un nénuphar<br />
dont la taille double chaque jour dans un étang,<br />
jusqu’à être brutalement bloqué lorsque la surface<br />
est entièrement occupée. Selon les prévisions<br />
du Club, la production industrielle et le quota alimentaire<br />
devraient chuter les premiers, entre 2010<br />
et 2020. En 2030, la pollution devrait atteindre un<br />
tel niveau que la mortalité augmenterait brutalement,<br />
avant que la natalité ne fasse de même pour<br />
atteindre un nouvel équilibre. En quelque sorte, une<br />
transition démographique* à l’envers avec, pour<br />
conséquence, une baisse de la population.<br />
k<br />
prix des céréales n’obéissent qu’aux décisions<br />
politiques de gel ou de mise en culture de terres,<br />
en fonction de l’état de tension sur le marché et<br />
du niveau des stocks. Elles ne constituent donc<br />
pas un indicateur fiable de rareté.<br />
<strong>La</strong> mortalité. Le taux de mortalité de la<br />
population mondiale a régulièrement diminué<br />
depuis les années 1950. De 15 % en 1960, il est<br />
descendu à 8,8 % pour la période 2000-2005.<br />
Symétriquement, au niveau mondial, l’espérance<br />
de vie est passée de 52 ans, en 1960, à 66 ans,<br />
aujourd’hui. Dans les pays où l’espérance de vie<br />
est la plus longue, comme le Japon et la France,<br />
près de trois mois de vie sont gagnés chaque<br />
année, et quatre mois de vie en bonne santé.<br />
Les progrès initiaux étaient dus à la baisse de la<br />
mortalité infantile, permise par la généralisation<br />
de l’hygiène et l’usage d’antibiotiques. Les<br />
progrès actuels viennent d’abord de la baisse de<br />
la mortalité après 40 ans.<br />
Les migrations. <strong>La</strong> crainte d’une invasion<br />
des pays développés à partir des pays à forte<br />
croissance démographique a nourri l’imaginaire<br />
des Occidentaux depuis des décennies, sans<br />
trouver de confirmation. Pour l’essentiel, les<br />
migrations obéissent à des causes économiques et<br />
non écologiques. Les réfugiés environnementaux<br />
ne constituent qu’une faible minorité. Ce sont<br />
d’ailleurs les territoires les plus peuplés qui attirent<br />
les migrants : grandes agglomérations, zones<br />
côtières de Chine, des États-Unis, d’Europe, du<br />
golfe de Guinée.<br />
Comme on le voit, aucun des comportements démographiques<br />
fondamentaux ne laisse apparaître l’imminence<br />
d’une crise, bien au contraire. Si ces indicateurs<br />
sont rassurants, il n’en reste pas moins que<br />
cette crise peut se produire à tout moment. ●<br />
(1) A. Sauvy, Malthus<br />
et les deux Marx :<br />
le problème de la<br />
faim et de la guerre<br />
dans le monde,<br />
Denoël, 1971.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 9
© JEAN-CLAUDE MOSCHETTI/REA<br />
MODÉLISATION DÉMOGRAPHIE<br />
POUR ENRAYER<br />
CES MARÉES VERTES<br />
EN BRETAGNE, IL FAUT<br />
DIVISER PAR TROIS<br />
LA POLLUTION PAR<br />
LES NITRATES, DUE À<br />
L’AGRICULTURE INTENSIVE.<br />
k<br />
Qu’en est-il, trente-cinq ans après ce rapport qui<br />
a fait date ? Le réchauffement climatique s’est ajouté<br />
à la pollution, mais le mécanisme reste le même. <strong>La</strong><br />
seule erreur du Club de Rome porte en fait sur l’estimation<br />
de la fécondité* et de la natalité* . Cette<br />
dernière ne devait s’abaisser que de 5 % entre 1975 et<br />
2005. Or, elle a diminué de 30 %, notamment dans<br />
les grands pays en développement, ce que personne<br />
n’avait anticipé. En Iran, par exemple, on est passé<br />
de 7 enfants par femme jusqu’en 1985, à 2 enfants<br />
en 2005. <strong>La</strong> Chine, une partie du sud de l’Inde, la<br />
moitié des provinces brésiliennes sont maintenant en<br />
dessous de 2 enfants par femme. Ce mouvement à la<br />
baisse ne donne aucun signe de ralentissement. Dès<br />
lors, les Nations unies, qui, en 1970, estimaient que<br />
la population mondiale s’élèverait à 11,8 milliards de<br />
personnes à l’horizon 2050, ont révisé leurs prévisions<br />
10 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
à la baisse. Ainsi, en septembre 2007, elles proposaient<br />
une fourchette de 7,8 milliards d’habitants à<br />
9,2 milliards, avec un maximum atteint vers 2040.<br />
Certains démographes évoquent maintenant une<br />
« implosion démographique », autrement dit une<br />
diminution de la population mondiale, en lieu et<br />
place de l’explosion tant redoutée.<br />
Partage équitable des ressources<br />
Aujourd’hui, la question de la population durable<br />
ne dépend pas tant de ressources naturelles ou de<br />
capacités techniques, que de choix politiques. Il<br />
sera possible de nourrir la planète, sauf si le régime<br />
adopté est trop riche en viande. Il sera théoriquement<br />
possible de limiter les dégâts environnementaux,<br />
sauf que, en réalité, on ne peut pas refuser aux<br />
pays émergents le droit de rechercher le niveau de<br />
vie des pays développés. Toutefois, si dès à présent,<br />
on attribue, sur le papier, à chacun des 6,6 milliards<br />
d’humains le niveau de vie et la consommation d’un<br />
Américain moyen, c’est la catastrophe assurée : les<br />
subsistances manqueront, la pollution atteindra des<br />
niveaux très élevés, et les ressources énergétiques et<br />
minérales s’épuiseront.<br />
Longtemps pointé du doigt, le niveau de la population<br />
mondiale ne jouera en fait qu’un rôle mineur<br />
dans les équilibres ou déséquilibres écologiques<br />
à venir. Ni une stabilisation ni une baisse de la<br />
population mondiale ne soulageront la pression<br />
environnementale. Ce qui comptera, c’est l’adoption<br />
ou non d’un développement plus durable,<br />
entre respect de l’environnement et partage équitable<br />
des ressources. Le mode de vie qui a jusqu’ici<br />
été de mise dans les pays développés ne pourra être<br />
appliqué à tous. Jusqu’à présent, les pauvres, jugés<br />
responsables de l’explosion démographique, étaient<br />
accusés de menacer la planète. On sait maintenant<br />
que les responsables sont les riches et leur mode de<br />
consommation. ● H. L. B.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Food and Agriculture Organization :<br />
www.fao.org/ (en anglais).<br />
United Nation Population Division :<br />
http://esa.un.org/unpp/ (en anglais).<br />
World Resources Institute : www.wri.org/ (en anglais).<br />
Fonds des Nations unies pour la population :<br />
www.unfpa.org/ (en anglais).<br />
Le Sol et le Sang, H. Le Bras, L’Aube, 2007<br />
(nouvelle édition mise à jour).<br />
<strong>La</strong> Démographie, H. Le Bras, Odile Jacob, 2005.<br />
Les Limites de la planète, H. Le Bras, « Champs »,<br />
Flammarion, 1997.
MODÉLISATION CROISSANCE URBAINE<br />
Les villes gloutonnes<br />
Hervé<br />
Domenach<br />
est démographe<br />
à l’Institut de<br />
recherche pour le<br />
développement (IRD).<br />
domenachhh<br />
@wanadoo.fr<br />
* Une mégapole<br />
est une ville où<br />
la concentration<br />
de la population<br />
atteint 8 millions<br />
d’habitants et plus<br />
avec une continuité<br />
de l’habitat.<br />
* Le taux<br />
d’urbanisation<br />
mesure le nombre<br />
de citadins pour<br />
cent habitants.<br />
En 2050, les trois quarts des habitants de la Terre vivront probablement<br />
dans des villes. Quelles seront les conséquences de cette concentration<br />
sur notre environnement ?<br />
2007 marque un moment démographique<br />
essentiel : pour la première<br />
fois, selon les Nations unies (1), sur les<br />
6,6 milliards de Terriens, il y a autant<br />
L’année<br />
d’urbains que de ruraux, alors que les<br />
urbains ne représentaient que 2 % en 1800, 10 % en<br />
1900. Ils seront probablement 75 % en 2050. Chaque<br />
semaine, on compte environ 1 million de citadins<br />
supplémentaires, en raison à la fois de l’accroissement<br />
démographique urbain endogène et de l’attraction<br />
de ruraux à la recherche d’un travail, d’un<br />
logement, de soins et d’éducation. Cela se traduit<br />
souvent par un développement urbain anarchique<br />
et des conditions humaines, sanitaires et écologiques<br />
précaires. Comment héberger en 2050 de 3 à 5 milliards<br />
de citadins supplémentaires ? Pourrons-nous<br />
assurer l’équilibre de l’écosystème planétaire sans<br />
limiter notre croissance économique ni modifier nos<br />
modes de production et de consommation ?<br />
En 1950, seules 83 villes comptaient plus de 1 million<br />
d’habitants, elles sont 435 aujourd’hui. Actuellement,<br />
9 % de la population urbaine mondiale sont réunis<br />
dans 20 mégapoles* : Tokyo (la plus importante,<br />
avec 33 millions d’habitants), New York, Mexico,<br />
Séoul, São Paulo, Los Angeles, Djakarta, Osaka-<br />
Kyoto-Kobé, Delhi, Bombay, Le Caire, Shangai,<br />
Calcutta, Buenos Aires, Manille, Moscou, Téhéran,<br />
Dacca, Istanbul, Rio de Janeiro. Mais dans le futur,<br />
ce sont surtout les villes d’environ 500 000 habitants,<br />
situées dans les pays en développement, qui augmenteront<br />
considérablement, tandis que la population<br />
des mégapoles ne connaîtra, probablement, qu’une<br />
croissance lente, estimée à 3 % par an.<br />
Vers 2030, selon les projections des taux d’urbanisation*<br />
, on ne compterait plus que 39 % de ruraux dans<br />
le monde. Dans le même temps, la croissance de la<br />
population urbaine du monde développé ne passerait<br />
12 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
que de 870 millions d’habitants à 1,02 milliard, tandis<br />
que la population des « taudis » du monde, estimée à<br />
1 milliard actuellement, est impossible à projeter.<br />
Cette formidable accélération de la concentration des<br />
hommes se fait souvent dans des conditions à risques,<br />
tant sur le plan humain (malnutrition, hygiène défectueuse,<br />
promiscuité, fléaux sociaux…) que sur le plan<br />
écologique (ressources en eau et espaces agricoles<br />
accaparés, pollutions des nappes phréatiques et de<br />
l’air, diminution du captage des eaux de ruissellement<br />
et augmentation des menaces d’inondations…). De<br />
plus, cette urbanisation galopante dans les pays du<br />
Sud ne relève pas d’un dynamisme économique ou<br />
de transformations des capacités productives comme<br />
ce fut le cas dans les pays du Nord, mais plutôt de<br />
la pauvreté, du sous-équipement des campagnes<br />
et des crises agricoles qu’elles soient économiques,<br />
écologiques ou foncières.<br />
Tout dépend des choix politiques<br />
En effet, les villes-champignons des pays en développement<br />
ne peuvent que difficilement répondre aux<br />
besoins de leurs populations en croissance (2). Sans<br />
plan d’urbanisme ni réseaux, ces villes connaissent<br />
souvent une croissance anarchique, que la création<br />
éventuelle de cités-satellites périphériques ne suffit<br />
pas à rééquilibrer. Les quartiers surpeuplés et<br />
sous-équipés (en voirie, réseaux, adduction d’eau<br />
potable, électricité, assainissement, infrastuctures<br />
sociales de santé ou d’éducation) se multiplient,<br />
pouvant atteindre jusqu’à 100 000 personnes par<br />
kilomètre carré.<br />
Pourtant, l’urbanisation présente, au moins en théorie,<br />
de nombreux avantages : elle facilite l’administration<br />
logistique et réduit les coûts de gestion des transports,<br />
des services sanitaires, de la sécurité, de l’éducation, etc.<br />
Elle assure ainsi une meilleure gestion des effectifs de<br />
© MARTIN SASSE/LAIF-REA<br />
LA CONCENTRATION<br />
URBAINE N’EST PAS<br />
LA CAUSE DE<br />
TOUS LES MAUX.<br />
ELLE POURRAIT MÊME<br />
ÊTRE UN REMÈDE.<br />
population à investissement<br />
égal. Concentrant la moitié<br />
de la population du globe sur<br />
moins de 3 % de la surface<br />
émergée, elle permet aussi une meilleure préservation<br />
des ressources naturelles.<br />
L’urbanisation abriterait donc en son sein les remèdes<br />
aux déséquilibres qu’elle peut engendrer. De fait, la<br />
concentration urbaine n’entraîne pas automatiquement<br />
la pollution, la dégradation des ressources,<br />
la surproduction de déchets. Ce sont les modes de<br />
production et de consommation non durables ou<br />
une mauvaise gestion urbaine qui sont à l’origine<br />
des mutations environnementales. Ce sont les choix<br />
politico-économiques, notamment ceux liés à l’agroproductivisme,<br />
qui créent des situations de rupture<br />
des écosystèmes, des processus de désertification,<br />
de déforestation ou d’érosion. Ainsi, pour satisfaire<br />
l’accroissement de la demande de viande de la ville<br />
MODÉLISATION CROISSANCE URBAINE<br />
de Mexico, les forêts tropicales de l’État de Tabasco,<br />
pourtant distantes de 400 kilomètres, ont été rasées<br />
afin de créer des zones d’élevage bovin. Résultat :<br />
de grandes exploitations agro-commerciales se sont<br />
implantées, au détriment des petits producteurs<br />
condamnés à migrer en ville.<br />
Il est probable que l’on n’en soit qu’aux prémices<br />
d’un processus intense de mobilité spatiale, résultant<br />
de la croissance urbaine et des mutations<br />
environnementales. Dans un contexte planétaire où<br />
la richesse des uns tout comme l’extrême pauvreté<br />
des autres constituent de graves menaces pour l’environnement,<br />
les politiques à mener pour assurer le<br />
renouvellement des écosystèmes n’apparaissent toujours<br />
pas clairement. Pas plus que celles pour surmonter<br />
les antagonismes entre le monde rural et le<br />
monde urbain, entre la satisfaction des besoins primaires<br />
et la surconsommation, entre les acteurs des<br />
pollutions et ceux qui les subissent. ● H. D.<br />
(1) ONU, Division<br />
de la population,<br />
World Urbanization<br />
Prospects : The<br />
2006 Revision,<br />
New York, 2007.<br />
(2) D. Pinson<br />
« <strong>Environnement</strong><br />
et urbanisation »,<br />
dans <strong>Environnement</strong><br />
et populations : la<br />
durabilité<br />
en question,<br />
H. Domenach<br />
et M. Picouet (dir.),<br />
L’Harmattan, 2004.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 13
MODÉLISATION RÉFUGIÉS<br />
S’adapter à la montée<br />
des eaux<br />
Robert<br />
Nicholls<br />
est professeur<br />
à l’université<br />
de Southampton,<br />
au Royaume-Uni.<br />
r.j.nicholls<br />
@soton.ac.uk<br />
L’élévation du niveau de la mer devrait provoquer des déplacements de<br />
populations, dont l’ampleur reste controversée. Tout dépendra de nos<br />
capacités d’adaptation.<br />
Depuis les rapports du Groupe intergouvernemental<br />
d’experts sur le climat (GIEC)<br />
de 2001 et 2007, les changements climatiques<br />
sont perçus comme une menace<br />
majeure pour les zones côtières. Le danger<br />
vient principalement de l’élévation du niveau de la<br />
mer. Celle-ci a été de 17 centimètres (cm) au cours du<br />
siècle dernier et elle devrait empirer : le GIEC prévoit<br />
une fourchette de 19 cm à 58 cm pour le xxi e siècle.<br />
Et même en cas de stabilisation des émissions de gaz<br />
à effet de serre, cette montée des eaux se poursuivra<br />
pendant plusieurs siècles, entraînant la submersion<br />
de terres aujourd’hui émergées, l’érosion des côtes et<br />
un risque de contamination des réserves d’eau douce<br />
par l’eau de mer. Les régions côtières deviendront,<br />
en outre, plus vulnérables aux tempêtes et aux événements<br />
extrêmes comme les cyclones tropicaux, qui<br />
devraient s’intensifier – sans compter d’autres effets<br />
du réchauffement climatique, comme l’augmentation<br />
de la température des eaux de surface ou de l’acidité<br />
de l’océan (1). Mais on oublie parfois que de nombreux<br />
habitants vivent déjà sous le niveau de la mer :<br />
10 millions de Néerlandais, 4 millions de Japonais…<br />
Aujourd’hui, entre 250 millions et 300 millions de<br />
personnes habitent dans des zones à risque d’inondation<br />
liée aux ondes de tempête. Pour leur protection,<br />
la plupart dépendent d’ouvrages artificiels, comme les<br />
digues – les dégâts de l’ouragan Katrina dans le delta<br />
du Mississippi aux États-Unis sont venus rappeler ce<br />
qu’il advient quand ces digues cèdent.<br />
Les conséquences de la montée des eaux restent<br />
14 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
en fait incertaines et controversées. Les pessimistes<br />
tendent à se focaliser sur les valeurs hautes des prévisions,<br />
ainsi que sur les événements extrêmes comme<br />
l’ouragan Katrina. Ils considèrent que notre capacité<br />
d’adaptation est assez limitée, avec, pour résultat, des<br />
conséquences alarmantes. Selon eux, les réfugiés<br />
écologiques* fuyant la montée des eaux pourraient<br />
ainsi se compter par dizaines de millions voire par<br />
centaines de millions (2) : 23 % de la population mondiale<br />
vit en effet à moins de 100 kilomètres des côtes<br />
et dans les 100 premiers mètres au-dessus du niveau<br />
de la mer, une proportion qui tend à s’accroître.<br />
Optimistes ou pessimistes ?<br />
Les optimistes se basent plutôt sur les prévisions<br />
basses, soulignent les exemples d’adaptation néerlandais<br />
et japonais, et s’interrogent sur les raisons<br />
d’une telle agitation. <strong>La</strong> protection des zones urbaines<br />
contre les inondations, couplée à une planification<br />
du développement urbain pour éviter l’occupation<br />
des zones les plus exposées, permettrait en effet de<br />
diminuer l’impact de la montée des eaux. Bien sûr,<br />
cette approche préventive coûte cher : les pays de<br />
l’Union européenne dépensent déjà quelque 3,2 milliards<br />
d’euros par an pour s’adapter à l’érosion et aux<br />
inondations.<br />
Mais l’inaction a, elle aussi, un prix. Ainsi, le modèle<br />
Fund (pour Climate Framework for Uncertainty,<br />
Negotiation and Distribution), développé à l’université<br />
de Hambourg, en Allemagne par Richard<br />
Tol, suggère que le montant des dégâts dépasse-<br />
© LAURENT WEYL/ARGOS<br />
À PANKAHALI<br />
(BANGLADESH), LA MER<br />
A ENVAHI RIZIÈRES ET<br />
NAPPES PHRÉATIQUES.<br />
LA POPULATION<br />
S’ADAPTE TANT BIEN<br />
QUE MAL.<br />
rait, dans la plupart des zones<br />
côtières, celui de la protection<br />
(3). Selon les simulations<br />
de Richard Tol, l’adaptation à<br />
la montée des eaux permettrait<br />
ainsi de limiter le nombre<br />
de personnes déplacées à 4 millions, soit environ 1 %<br />
des chiffres généralement avancés pour le xxi e siècle.<br />
Même si ce modèle est incomplet, il est conforté<br />
par d’autres analyses économiques et laisse penser<br />
que le problème des réfugiés écologiques pourrait<br />
être surestimé.<br />
Attention fragile !<br />
Néanmoins, certaines zones côtières sont plus<br />
vulnérables que d’autres, en raison de leur plus<br />
grande exposition ou de leurs moindres capacités<br />
d’adaptation : c’est le cas des îles et des deltas des fleuves.<br />
Les premières sont par nature très vulnérables<br />
aux menaces climatiques. L’histoire récente de la<br />
baie de Chesapeake aux États-Unis l’illustre bien :<br />
entre 1850 et 1920, une hausse relativement limitée<br />
du niveau de la mer (de 20 cm à 30 cm) a entraîné<br />
l’abandon des îles basses de la baie et la migration<br />
de 1 millier d’habitants vers le continent (4). Cet<br />
exemple valide un modèle de vulnérabilité des<br />
MODÉLISATION RÉFUGIÉS<br />
îles développé par Jon Barnett, de l’université de<br />
Melbourne, en Australie, et Neil Adger, de l’université<br />
d’East Anglia, au Royaume-Uni. Ce modèle souligne<br />
l’existence probable de seuils socio-écologiques<br />
clés déclenchant l’abandon des îles (5).<br />
Les petites îles du Pacifique, de l’océan Indien et des<br />
Caraïbes comptent ainsi parmi les régions où l’on s’attend<br />
à un nombre important de réfugiés écologiques.<br />
Les deltas des fleuves représentent, quant à eux, de<br />
vastes zones de plaines fertiles proches du niveau de<br />
la mer, qui s’enfoncent souvent d’elles-mêmes par<br />
subsidence* et concentrent des centaines de millions<br />
d’habitants (6). Selon les calculs actuels d’élévation du<br />
niveau de la mer, les grands deltas d’Asie et d’Afrique<br />
seraient les plus menacés (7). En 2050, la montée des<br />
eaux pourrait provoquer le déplacement de plus de<br />
1 million de personnes dans le delta du Gange et du<br />
Brahmapoutre au Bangladesh ainsi que dans ceux du<br />
Mékong au Vietnam et du Nil en Égypte.<br />
Le changement climatique exacerbera encore ces<br />
risques et impose de relever le défi posé par la protection<br />
de ces immenses zones inondables, en recherchant<br />
des stratégies innovantes. Seule une adaptation<br />
à long terme, intégrée à une gestion plus large des<br />
côtes, pourra permettre d’éloigner cette menace. Il est<br />
urgent de déployer des efforts en ce sens. ● R. N.<br />
(1) M.L. Parry et al.<br />
(dir.), R. J. Nicholls<br />
et al., dans Climate<br />
Change, 315,<br />
Impacts, Adaptation<br />
and Vulnerability,<br />
Cambridge<br />
University Press,<br />
2007.<br />
(2) N. Myers,<br />
Philosophical<br />
Transactions of the<br />
Royal Society B, 356,<br />
16:1, 2001.<br />
(3) R. S. J. Tol,<br />
Mitigation and<br />
Adaptation<br />
Strategies for Global<br />
Change, 12, 741,<br />
2007.<br />
(4) S. J. A. Gibbons<br />
et R. J. Nicholls,<br />
Glob. Environ.<br />
Chang., 16, 40, 2006.<br />
(5) J. Barnett<br />
et W.-N. Adger,<br />
Climatic Change, 61,<br />
321, 2003.<br />
(6) N. Harvey (dir.),<br />
C.-D. Woodroffe,<br />
et al., dans Global<br />
Change and<br />
Integrated Coastal<br />
Management : the<br />
Asia-Pacific Region,<br />
277, Springer, 2006.<br />
(7) J. P. Ericson<br />
et al., Global Planet<br />
Change, 50, 63, 2006.<br />
* Un réfugié<br />
écologique<br />
est une personne<br />
forcée de quitter<br />
l’endroit<br />
où elle vit à cause<br />
d’un tremblement<br />
de terre, d’un<br />
tsunami,<br />
d’une éruption<br />
volcanique, de la<br />
déforestation, de la<br />
montée des eaux...<br />
* <strong>La</strong> subsidence<br />
correspond à un<br />
affaissement du<br />
delta sous le poids<br />
des sédiments.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 15
MODÉLISATION CLIMAT<br />
Météo incertaine<br />
pour 2050<br />
Sylvie<br />
Joussaume,<br />
Sandrine<br />
Bony, Pascale<br />
Braconnot,<br />
Jean-Louis<br />
Dufresne<br />
et Pierre<br />
Friedlingstein<br />
sont chercheurs à<br />
l’Institut Pierre-Simon-<br />
<strong>La</strong>place (IPSL), à Paris.<br />
Serge Planton<br />
est chercheur au Centre<br />
national de recherches<br />
météorologiques<br />
de Météo-France,<br />
à Toulouse.<br />
<strong>La</strong>urent Terray<br />
est chercheur au Centre<br />
européen de recherche<br />
et de formation avancée<br />
en calcul scientifique<br />
(Cerfacs), à Toulouse.<br />
Pour prévoir l’évolution du climat, il faut d’abord comprendre le rôle<br />
des nuages, le cycle du carbone, la fonte des glaces… En attendant, il y a<br />
de fortes chances que les émissions de gaz à effet de serre réchauffent<br />
la planète.<br />
Depuis le début de l’ère industrielle, la<br />
demande croissante en énergie et l’explosion<br />
de la démographie ont conduit à<br />
une augmentation de la concentration de<br />
plusieurs gaz dans l’atmosphère : dioxyde<br />
de carbone (CO 2 ), méthane, oxyde nitreux, chlorofluorocarbures<br />
(CFC). Tous ces gaz renforcent l’effet<br />
de serre naturel : ils absorbent une partie du rayonnement<br />
infrarouge émis par la Terre et réémettent<br />
un rayonnement vers sa surface, ce qui contribue à<br />
la réchauffer. Parallèlement, on assiste à une hausse<br />
de la température moyenne à la surface du globe, de<br />
0,75° C depuis cent ans.<br />
Ce réchauffement est deux fois plus important en<br />
Arctique, où les glaces fondent de façon spectaculaire.<br />
Si l’on se base sur le minimum saisonnier de la banquise,<br />
au mois de septembre, les données satellites<br />
disponibles depuis 1978 indiquent que son extension<br />
diminue de 7 % par décennie. Ces dernières<br />
décennies ont aussi été marquées par une augmentation<br />
des fortes pluies et des vagues de chaleur sur<br />
la majeure partie des continents. Mais à quel point<br />
ces changements climatiques sont-ils dus aux activités<br />
humaines ? Pour répondre à cette question, il<br />
faut faire appel aux modèles de climat.<br />
Développés depuis les années 1960, ces modèles sont<br />
des maquettes numériques représentant la circulation<br />
de l’atmosphère et des océans. L’ensemble est<br />
découpé en un grand nombre de boîtes, les « mailles »<br />
du modèle, d’environ 200 à 300 kilomètres de côté<br />
pour l’atmosphère et de 100 à 200 kilomètres pour<br />
les océans (fig 1). Pour chacune de ces boîtes élémentaires,<br />
on calcule les variables de base du système<br />
– température, pression, vent, humidité – à partir<br />
des lois de conservation de la physique, comme la<br />
conservation de la masse, de la quantité de mouvement,<br />
de l’énergie. L’étape suivante consiste à modéliser<br />
les phénomènes survenant à une échelle inférieure<br />
à celle des mailles, comme la turbulence ou<br />
la formation des nuages. Comme il est impossible de<br />
FIG. 1<br />
Puzzle en 3D<br />
Humidité, température et vitesse des vents<br />
sont calculées dans les mailles (volumes élémentaires)<br />
de l’atmosphère ; salinité, température et vitesse<br />
des courants dans celles de l’océan.<br />
SOURCE : L. FAIRHEAD, CNRS, IPSL/LMD<br />
représenter toute la complexité de ces phénomènes,<br />
des paramètres simples comme la taille moyenne<br />
des gouttelettes des nuages sont introduits. Cette<br />
étape importante, appelée « paramétrisation », est à<br />
l’origine des principales différences entre modèles.<br />
En effet, la valeur des différents paramètres n’est<br />
pas déterminée de façon univoque, mais calculée à<br />
partir des principes de base de la physique, de façon<br />
à représenter au mieux la réalité.<br />
Forcer les modèles<br />
Dans un second temps, les modèles sont évalués sur<br />
un grand nombre de cas tests, en comparant leurs<br />
résultats avec les observations réelles. Sans être parfaits,<br />
les modèles, dont on dispose aujourd’hui, représentent<br />
malgré tout assez bien les grandes caractéristiques<br />
du climat et leur variabilité. On observe<br />
cependant quelques biais, comme la difficulté à<br />
représenter le phénomène El Niño, un courant<br />
chaud qui apparaît régulièrement dans le Pacifique<br />
suite aux interactions entre l’atmosphère et l’océan<br />
et qui perturbe le climat des régions tropicales. Reste<br />
qu’évaluer ces modèles sur le climat actuel ne suffit<br />
pas à prouver leur capacité à simuler un climat différent.<br />
Aussi sont-ils également testés sur des climats<br />
passés, comme lors de la dernière glaciation, il y a<br />
vingt mille ans, ou pendant le moyen Holocène, il<br />
y a six mille ans, quand le Sahara était plus humide.<br />
L’évaluation des différents modèles climatiques au<br />
niveau international montre alors qu’il n’existe pas<br />
de « meilleur » modèle, idéal, et qu’il est nécessaire<br />
d’en considérer plusieurs, leur moyenne étant<br />
souvent plus réaliste.<br />
Une fois ces modèles établis, on a pu les utiliser pour<br />
déterminer la part respective des causes naturelles et<br />
de l’action humaine dans le réchauffement observé<br />
au cours du xxe siècle. L’opération consiste à simuler<br />
le climat du siècle passé, soit en tenant compte<br />
uniquement des perturbations d’origine naturelle<br />
susceptibles d’agir sur le climat (comme l’activité<br />
solaire ou les émissions volcaniques), soit en ajoutant<br />
dans le modèle les facteurs d’origine humaine, en<br />
l’occurrence les rejets de gaz à effet de serre. Dans<br />
le jargon des modélisateurs, on dit qu’on « force »<br />
le modèle. En regardant ensuite quelle simulation<br />
se rapproche le plus de la réalité, on en déduit l’impact<br />
éventuel de l’action humaine sur le climat. <strong>La</strong><br />
comparaison détaillée entre les observations et les<br />
simulations montre ainsi que le réchauffement de la<br />
seconde moitié du xxe siècle est très probablement<br />
dû à l’augmentation des gaz à effet de serre.<br />
Qu’en sera-t-il de l’évolution future du climat ? Pour<br />
le savoir, différents scénarios socio-économiques<br />
ont été envisagés par le Groupe intergouvernemental<br />
d’experts sur l’évolution du climat (GIEC)<br />
(lire « Peut-on lire dans le futur ? », p. 26).<br />
MODÉLISATION CLIMAT<br />
16 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 17<br />
k<br />
LA FONTE DES<br />
CALOTTES GLACIÈRES<br />
ARCTIQUES COMMENCE<br />
À ÊTRE INTÉGRÉE<br />
DANS LES MODÈLES, MAIS<br />
LES RÉPERCUSSIONS<br />
SONT TRÈS MAL CERNÉES.<br />
© CNRS PHOTOTHÈQUE/MERCIER DENIS
© HANS CHRISTIAN PLAMBECK/LAIF-REA<br />
MODÉLISATION CLIMAT<br />
FIG. 2<br />
En degrés Celsius<br />
6<br />
5<br />
4<br />
3<br />
2<br />
1<br />
0<br />
-1<br />
Réchauffement assuré<br />
Trois scénarios d’émission de gaz à effet de serre du Groupe intergouvernemental<br />
d’experts sur l’évolution du climat, (A2, A1B et B1) ont été testés<br />
sur une vingtaine de modèles de climat et comparés à une situation idéalisée<br />
(concentration de CO 2 constante). Les lignes donnent la moyenne des modèles,<br />
les zones ombrées, l’écart entre les modèles.<br />
TOUS LES MODÈLES<br />
PRÉVOIENT UNE HAUSSE<br />
DES PRÉCIPITATIONS<br />
DANS LE NORD DE<br />
L’EUROPE, COMME LA<br />
CRUE DE L’ELBE, EN<br />
ALLEMAGNE, EN 2006.<br />
k<br />
A2<br />
A1B<br />
B1<br />
Concentration de CO 2 constante<br />
1900 2000 2100<br />
Année<br />
Pour chacun d’eux, les émissions des principaux<br />
gaz à effet de serre et d’autres composés susceptibles<br />
d’agir sur le climat, comme les particules de sulfates,<br />
ont été estimées pour le xxie siècle. Trois scénarios<br />
ont finalement été retenus (fig 2). Dans le premier,<br />
baptisé « A2 », les émissions de (CO ) continuent<br />
2<br />
de croître jusqu’en 2100 ; dans le deuxième, « A1B »,<br />
18 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
SOURCE : GIEC-2007<br />
les émissions de CO 2 augmentent jusqu’en 2050,<br />
puis décroissent. Le troisième scénario, appelé « B1 »<br />
est le plus optimiste : les émissions de CO 2 sont<br />
presque stabilisées dès l’année 2000, puis décroissent<br />
à partir de 2050. Dans chaque cas, l’évolution<br />
des concentrations des différents gaz dans l’atmosphère<br />
a été calculée. L’opération n’est pas aussi simple<br />
qu’elle en a l’air, puisqu’elle nécessite de tenir<br />
compte non seulement des émissions de gaz, mais<br />
aussi de leur absorption partielle par les océans et<br />
les continents. Ces données ont ensuite été introduites<br />
dans les modèles climatiques, pour étudier<br />
la réponse de la planète à une telle perturbation.<br />
Chaque simulation de deux cents ans a nécessité<br />
environ deux mois de calcul sur les plus puissants<br />
supercalculateurs actuellement disponibles.<br />
Simuler la réponse de la planète<br />
Résultat : la vingtaine de modèles utilisés pour<br />
préparer le quatrième rapport du GIEC montre<br />
que, dans les trois scénarios, le réchauffement va se<br />
poursuivre (1,2). D’ici à 2030, il suivra un rythme<br />
moyen de 0,2° C par décennie ; cette tendance est<br />
pratiquement indépendante du scénario choisi et<br />
résulte de l’accumulation des gaz à effet de serre<br />
dans l’atmosphère tout au long du xx e siècle. Audelà,<br />
l’écart se creuse entre les scénarios. À l’horizon<br />
2050, le réchauffement serait ainsi de l’ordre de<br />
1,6° C dans les deux premiers scénarios, contre 1,2° C<br />
pour le troisième. Ce réchauffement s’accompagne<br />
d’une augmentation des épisodes de très grosses<br />
chaleurs et d’une diminution des épisodes les plus<br />
froids. Sa répartition géographique varie peu d’un<br />
scénario à l’autre : la hausse des températures est<br />
plus élevée sur les continents que sur les océans et<br />
elle est maximale dans les hautes latitudes de l’hémisphère<br />
Nord (fig 3).<br />
Les précipitations moyennes devraient, elles aussi,<br />
augmenter, mais dans une proportion qui varie<br />
d’un modèle à l’autre. Là encore, les changements<br />
ne sont pas homogènes autour du globe (fig 4). Tous<br />
les modèles s’accordent sur une hausse des précipitations<br />
dans les hautes latitudes, et ce tout au long de<br />
l’année. Ils prévoient aussi des pluies plus intenses<br />
aux latitudes moyennes, mais seulement en hiver.<br />
Les précipitations devraient, à l’inverse, diminuer<br />
dans les régions subtropicales. Le nord de l’Europe<br />
deviendrait ainsi plus humide et le bassin méditerranéen<br />
plus sec, la France métropolitaine se situant<br />
à la charnière de ces deux zones. Quant aux changements<br />
dans les régions équatoriales, ils ne sont pas<br />
cohérents entre les modèles. Certains prédisent, par<br />
exemple, une diminution des moussons, d’autres une<br />
augmentation.<br />
Ces divergences sur l’évolution future du climat<br />
cachent en fait des incertitudes de plusieurs natures.<br />
En premier lieu, les projections dépendent du<br />
niveau d’émission des gaz à effet de serre et donc<br />
des choix de société en matière de consommation<br />
d’énergie, ainsi que de l’évolution de la démographie.<br />
Autre source d’incertitude : la variabilité intrinsèque<br />
du système climatique. Même en l’absence<br />
de toute perturbation extérieure, le climat change<br />
en effet d’une année sur l’autre, ce qui introduit un<br />
certain niveau de « bruit » dans les modèles. Pour<br />
un 18scénario donné, un même modèle aboutira<br />
ainsi à deux résultats différents selon l’état initial<br />
choisi pour débuter la simulation. Afin de réduire<br />
cette incertitude, on réalise souvent plusieurs jeux<br />
de simulations et on prend leur moyenne.<br />
Comprendre le rôle des rétroactions<br />
Les autres inconnues tiennent aux limites des<br />
modèles eux-mêmes. Car ils ne représentent que<br />
d’une manière imparfaite certains processus en jeu.<br />
D’une part, leur résolution spatiale est limitée par<br />
la puissance des supercalculateurs et ne permet pas<br />
de représenter finement l’effet du relief ou les zones<br />
de formation des dépressions, qui conditionnent les<br />
précipitations. D’autre part, et c’est le point principal,<br />
la conception même des modèles fait qu’ils ne<br />
prédisent pas tous le même réchauffement global en<br />
réponse à une augmentation donnée des gaz à effet de<br />
serre. On dit qu’ils ont des « sensibilités climatiques »<br />
différentes. Cela vient du fait que de nombreux processus<br />
internes au système climatique, qualifiés de<br />
« rétroactions », sont susceptibles d’amplifier ou<br />
FIG. 4<br />
Pluies variables<br />
FIG. 3<br />
Chaleur nordique<br />
d’atténuer la hausse des températures. Certaines de<br />
ces rétroactions sont bien comprises : par exemple,<br />
la hausse des températures augmente la teneur en<br />
vapeur d’eau de l’atmosphère. Comme la vapeur<br />
d’eau est elle-même un gaz à effet de serre, cela<br />
accroît encore le réchauffement. Autre exemple, la<br />
fonte partielle de la neige et de la glace de mer diminue<br />
la quantité d’énergie solaire réfléchie, ce qui<br />
explique en partie l’amplification du réchauffement<br />
aux hautes latitudes de l’hémisphère Nord.<br />
MODÉLISATION CLIMAT<br />
0 0,5 1 1,5 2 2,5 3 3,5 4 4,5 5 5,5 6 6,5 7 7,5<br />
D’ici à 2050, tous les modèles climatiques prévoient un réchauffement<br />
maximal dans les hautes latitudes de l’hémisphère Nord<br />
(simulation du scénario A1B du Groupe intergouvernemental d’experts<br />
sur l’évolution du climat, température moyenne estimée<br />
pour 2046-2065 comparée à celle de 1980-1999).<br />
En millimètres par jour<br />
1,2<br />
(1) GIEC,<br />
Quatrième Rapport<br />
d’évaluation, 2007.<br />
(2) S. Planton<br />
et L. Terray (dir.),<br />
Livre blanc Escrime,<br />
Météo-France, 2007.<br />
À l’horizon 2050, les changements prévus dans les précipitations diffèrent d’un modèle à l’autre : à gauche, le modèle français de l’Institut<br />
Pierre-Simon-<strong>La</strong>place, à droite, celui de Météo-France. Dans les deux cas, on observe une augmentation des pluies dans le nord<br />
de l’Europe et un assèchement dans la zone méditerranéenne. Mais ils divergent dans d’autres régions, comme l’Afrique subsaharienne<br />
ou l’Indonésie. Ces prévisions sont fondées sur le scénario A1B du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat.<br />
1<br />
0,8<br />
0,6<br />
0,4<br />
0,2<br />
0<br />
-0,2<br />
-0,4<br />
-0,6<br />
-0,8<br />
-1<br />
k<br />
En degrés Celsius<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 19<br />
SOURCE : GIEC-2007<br />
SOURCE : IPSL ET MÉTÉO-FRANCE
MODÉLISATION CLIMAT<br />
* Le lidar est<br />
un système de<br />
mesure spatiale,<br />
utilisant les<br />
ondes électro–<br />
magnétiques,<br />
qui permet<br />
d’étudier les<br />
caractéristiques<br />
optiques et<br />
microphysiques<br />
des nuages.<br />
* Un ppm<br />
correspond à<br />
une molécule de<br />
gaz par million<br />
de molécules<br />
d’air et un ppb<br />
à une molécule<br />
par milliard.<br />
* Le pergélisol<br />
est un sous-sol<br />
gelé pendant au<br />
moins deux ans.<br />
* Le terme<br />
« extrêmement<br />
probable »,<br />
comme dans le<br />
rapport du GIEC,<br />
correspond à une<br />
probabilité de<br />
vraisemblance<br />
supérieure à<br />
95 %, et « très<br />
probable », à<br />
une probabilité<br />
supérieure à 90 %.<br />
FIG. 5<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
Mais d’autres rétroactions ont des effets plus<br />
incertains et elles sont plus difficiles à représenter,<br />
voire encore mal connues.<br />
C’est le cas du rôle des nuages. Leur impact sur le<br />
climat est complexe : d’une part, ils contribuent à<br />
l’effet de serre, puisqu’ils sont composés de gouttelettes<br />
d’eau mais, d’autre part, ils réfléchissent les<br />
rayons du soleil – le rapport de l’énergie lumineuse<br />
réfléchie sur l’énergie incidente est appelé « albédo ».<br />
L’importance relative des ces deux effets antagonistes<br />
dépend de nombreux facteurs, notamment de l’altitude<br />
des nuages et de leur type. Davantage de nuages<br />
hauts, comme les cirrus, entraînera un réchauffement,<br />
alors que l’accumulation des nuages bas, de<br />
20 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
Divergences sur le rôle des nuages<br />
Ces douze modèles de climat prévoient un réchauffement d’environ 1,2° C en l’absence de processus de rétroaction,<br />
atténué d’environ 0,4° C par les océans, et renforcé de 0,8° C à 1,6° C par les processus de rétroaction par la vapeur<br />
d’eau, l’albédo (rapport de l’énergie lumineuse réfléchie sur l’énergie incidente) et les nuages. Les calculs ont été faits<br />
pour un doublement de la teneur atmosphérique en gaz à effet de serre, à raison d’une augmentation de 1 % par an.<br />
k<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
type cumulus, provoquera un refroidissement. Or,<br />
nous ne savons pas avec certitude comment les nuages<br />
évolueront avec le réchauffement climatique. Cette<br />
réponse est le résultat d’un très grand nombre de facteurs<br />
en interaction, mettant en jeu la dynamique<br />
atmosphérique, la stabilité de l’atmosphère, les changements<br />
d’humidité, les différentes propriétés microphysiques<br />
des nuages, etc.<br />
Dans tous les modèles climatiques pris en compte<br />
dans le quatrième rapport du GIEC, les changements<br />
nuageux tendent à amplifier le réchauffement induit<br />
par les gaz à effet de serre (fig. 5). Toutefois, l’ampleur<br />
de ce phénomène est extrêmement variable d’un<br />
modèle à l’autre et elle constitue, de loin, la principale<br />
INFOGRAPHIE : LUDOVIC DUFOUR D’APRÈS IPSL/LMD<br />
source d’incertitude sur la sensibilité climatique. Tout<br />
dépend surtout de la façon dont se comporteront les<br />
nuages bas – stratus, strato-cumulus et petits cumulus.<br />
D’intenses efforts de recherche visent donc actuellement<br />
à mieux connaître leurs conditions de formation,<br />
notamment grâce aux nouvelles techniques<br />
d’observation par satellites utilisant les radars et les<br />
lidars* . On cherche aussi à comprendre pourquoi les<br />
modèles prédisent des réponses nuageuses si différentes,<br />
et quelles sont les plus crédibles.<br />
Tenir compte du cycle du carbone<br />
Une autre inconnue de taille concerne le cycle du<br />
carbone. Si l’on compare les émissions totales de CO2 dues aux activités humaines avec la hausse réelle de la<br />
concentration atmosphérique de ce gaz, on constate<br />
ainsi que moins de la moitié des 9 gigatonnes de CO2 émises chaque année, soit 4 gigatonnes, se retrouve<br />
effectivement dans l’atmosphère. Le reste est absorbé<br />
pour une moitié par les océans et pour l’autre par les<br />
continents. Même si les mécanismes en jeu ne sont<br />
pas parfaitement connus, ces « puits de carbone »<br />
jouent un rôle crucial. Sans eux, la concentration de<br />
CO dans l’atmosphère avoisinerait les 500 parties par<br />
2<br />
million (ppm)* , contre 380 ppm actuellement.<br />
Malheureusement, cet effet régulateur risque de<br />
s’amenuiser dans le futur. Plusieurs études récentes<br />
indiquent en effet que la hausse des températures<br />
devrait induire une réduction de l’efficacité de l’océan<br />
à absorber le CO . Pourquoi ? D’une part, le réchauf-<br />
2<br />
fement des eaux de surface diminue la solubilité du<br />
CO dans l’océan, et donc sa capacité à absorber ce<br />
2<br />
gaz. D’autre part, les modèles simulent une stabilisation<br />
verticale, dans le futur, de la circulation océanique.<br />
Réchauffées, les eaux de surface seront moins<br />
denses et moins facilement entraînées en profondeur<br />
sous l’action de leur poids ou du brassage par le vent.<br />
Le carbone sera moins facilement séquestré dans<br />
l’océan, en particulier dans les hautes latitudes.<br />
Le cycle du carbone fait aussi intervenir la biosphère.<br />
En respirant, tous les organismes libèrent du CO , 2<br />
alors que les végétaux en consomment lors de la photosynthèse.<br />
Pour le moment, le résultat net est tel que,<br />
sur les continents, la biosphère joue globalement le<br />
rôle de puits de carbone. Mais, la hausse des températures<br />
augmente l’activité microbienne dans les sols<br />
et donc la libération de CO par respiration de ces<br />
2<br />
micro-organismes. Qui plus est, la plus grande aridité<br />
des sols dans les régions tropicales due au réchauffement<br />
entraîne une baisse de la productivité des végétaux<br />
et donc de leur absorption de CO . Les modèles<br />
2<br />
les plus pessimistes estiment ainsi que d’ici à la fin du<br />
xxie siècle, la biosphère continentale ne serait plus<br />
un puits, mais bien une source de carbone.<br />
Ces rétroactions liées au cycle du carbone ne sont<br />
pas prises en compte par les simulations du GIEC.<br />
<strong>La</strong> diminution des puits devrait pourtant conduire<br />
à un accroissement du CO dans l’atmosphère plus<br />
2<br />
rapide que prévu et donc à une accélération du<br />
réchauffement. Des modèles tenant compte des<br />
liens entre climat et cycle du carbone indiquent<br />
ainsi que, à l’horizon 2100, cette rétroaction provoquera<br />
une augmentation supplémentaire du CO2 atmosphérique allant de 20 ppm à 200 ppm, selon<br />
les simulations. Le réchauffement global pourrait<br />
alors être supérieur de 1° C à celui annoncé.<br />
Zoom sur l’Hexagone<br />
MODÉLISATION CLIMAT<br />
k<br />
<strong>La</strong> France s’est réchauffée d’environ 1,4° C depuis le début du siècle<br />
dernier. Cette hausse moyenne masque cependant une stabilité des températures<br />
jusqu’aux années 1980, suivie d’un net réchauffement sur les<br />
trente dernières années, à un rythme de 0,55° C par décennie. C’est ce que<br />
montrent les séries de mesures sur l’ensemble de la métropole, après un<br />
traitement statistique pour tenir compte des ruptures dues au déplacement<br />
des stations de mesure ou aux changements de capteurs. <strong>La</strong> France<br />
a en effet la chance de disposer d’un réseau relativement dense d’observations<br />
depuis la fin du XIX e siècle, avec environ 70 stations pour la température<br />
et 300 pour les précipitations. L’analyse des séries quotidiennes<br />
au cours des cinquante dernières années montre aussi davantage de<br />
vagues de chaleur (lorsque la température maximale est supérieure de<br />
5° C à la moyenne saisonnière pendant au moins six jours consécutifs),<br />
ainsi qu’une diminution du nombre de jours de froid et de gel. Le régime<br />
des pluies s’est, lui aussi, modifié : dans la plupart des régions, la durée<br />
des épisodes pluvieux a augmenté en hiver, tout comme les précipitations<br />
totales sur la saison, alors que les étés sont devenus plus secs. Il n’est<br />
pas actuellement possible d’attribuer ces évolutions, encore faibles, à<br />
l’augmentation de l’effet de serre liée aux émissions humaines. Toutefois,<br />
quelques modélisations récentes indiquent l’influence de ces émissions<br />
sur certains paramètres climatiques moyens, comme les températures<br />
nocturnes estivales (2).<br />
Le climat futur dans l’Hexagone peut être estimé à partir de modèles<br />
climatiques dont le maillage est resserré sur cette zone, avec une finesse<br />
de quelques dizaines de kilomètres. On remarque alors une accentuation<br />
de la plupart des tendances déjà observées. Il est ainsi « extrêmement<br />
probable* » que la France de 2050 soit plus chaude qu’aujourd’hui<br />
(d’environ 2° C), que les hivers soient plus pluvieux et les étés plus<br />
secs. L’augmentation des pluies hivernales ne compensant pas la baisse<br />
aux autres saisons, surtout dans le sud du pays, les ressources en eau<br />
devraient diminuer. Il est aussi « très probable* » que les vagues de chaleur<br />
deviennent encore plus fréquentes, d’un facteur 4 à 6 selon certains<br />
scénarios climatiques, et que les jours de gel et de neige en plaine soient<br />
plus rares. En revanche, de même que la fréquence et l’intensité des tempêtes<br />
n’ont pas variés de façon significative au cours des cinquante dernières<br />
années, les simulations climatiques ne montrent pas d’évolution marquée<br />
de la fréquence des vents forts en liaison avec les activités humaines.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 21
MODÉLISATION CLIMAT<br />
SOURCE : IPSL/LSCE<br />
k<br />
Cela a conduit le GIEC à donner, pour l’an-<br />
née 2100, une nouvelle estimation de hausse de la<br />
température globale de 1,8° C pour le scénario B1,<br />
avec une fourchette de hausse probable allant de<br />
1,1° C à 2,9° C, et de 3,4° C pour le scénario A2, avec<br />
une fourchette probable de de 2° C à 5,4° C.<br />
Un troisième élément clé commence tout juste à<br />
être intégré dans les modèles : la fonte des calottes de<br />
glace, ces énormes masses continentales d’eau douce<br />
gelées portées par le Groenland et l’Antarctique.<br />
Les observations récentes suggèrent<br />
que leur réduction s’est accélérée au<br />
cours de la dernière décennie. <strong>La</strong><br />
première conséquence est un apport<br />
massif d’eau douce dans les océans :<br />
elle aurait ainsi contribué, pour un<br />
peu moins de la moitié, à la hausse du<br />
niveau marin, qui a atteint 3,1 millimètres<br />
par an ces dix dernières années.<br />
Mais la fonte des calottes, qui va se poursuivre sous<br />
l’impact du réchauffement climatique, pourrait,<br />
en outre, avoir des répercussions importantes sur<br />
la circulation océanique. À l’IPSL, nous avons réalisé<br />
des simulations sur les cent prochaines années<br />
en prenant en compte de façon simplifiée, et probablement<br />
extrême, la fonte de la calotte groenlandaise.<br />
Le résultat est une réduction du grand<br />
courant de plongée des eaux au niveau de la mer<br />
du <strong>La</strong>brador et de la mer de Norvège. Ce courant<br />
FIG. 6<br />
Avec ou sans glace<br />
22 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
Le méthane est<br />
le grand oublié<br />
des modèles<br />
climatiques<br />
est dû non seulement au fait que les eaux de surface<br />
sont plus froides, mais aussi plus salées, en raison<br />
d’un apport de sel venu des tropiques et de la<br />
Méditerranée – on parle de « circulation thermohaline<br />
». <strong>La</strong> fonte des glaces, en apportant de l’eau<br />
douce, agit ici en diminuant la salinité, et donc la<br />
densité, de ces eaux de surface.<br />
Conséquence : un moindre apport de chaleur en<br />
Arctique par la circulation océanique, ce qui permet<br />
à la glace de mer de mieux résister au réchauffement<br />
climatique. Il s’ensuit une atténuation<br />
du réchauffement en Arctique et aux<br />
moyennes latitudes de l’hémisphère<br />
Nord, la différence pouvant atteindre<br />
localement jusqu’à 8 degrés dans les<br />
mers nordiques (fig. 6). L’élévation du<br />
niveau marin atteindrait néanmoins<br />
4 mètres au bout de cinq cents ans,<br />
dans le cas extrême simulé. De nombreux<br />
progrès restent cependant à faire pour représenter<br />
de façon réaliste ces calottes de glace et les<br />
flux d’eau associés.<br />
Les modèles actuels ignorent enfin les effets possibles<br />
du réchauffement sur un acteur important<br />
du système climatique : le méthane (CH 4 ). C’est<br />
le deuxième gaz à effet de serre émis par l’homme,<br />
après le gaz carbonique, puisque sa part relative dans<br />
l’augmentation de l’effet de serre d’origine anthro-<br />
Dans cent ans, le réchauffement en Arctique pourrait être atténué par la fonte des glaces du Groenland non prise en<br />
compte sur le globe de gauche et modélisée de façon simplifiée par l’Institut Pierre-Simon-<strong>La</strong>place, sur le globe de<br />
droite (chaque courbe de niveau correspond à un réchauffement de 1° C, du bleu au rouge).<br />
pique est de 18 %, contre 63 % pour le CO 2 , 13 % pour les CFC et 6 % pour l’oxyde nitreux. En cent<br />
cinquante ans, la concentration de méthane dans<br />
© NASA/EARTH OBSERVATORY<br />
l’atmosphère est passée d’environ 700 parties par<br />
milliard (ppb)* à 1 750 ppb. Les activités humaines<br />
sont encore une fois responsables de cette croissance<br />
exponentielle. Les principales sources de méthane<br />
sont la production d’énergie fossile, la combustion<br />
de biomasse, l’agriculture et l’élevage, par décomposition<br />
anaérobie de la matière organique, c’est-àdire<br />
en l’absence d’oxygène. Mais les zones inondées,<br />
telles que les marécages des régions boréales,<br />
sont également d’importantes sources naturelles de<br />
méthane, toujours par décomposition de la matière<br />
organique. Or, il existe un risque non nul que le<br />
changement climatique à venir ait des répercussions<br />
majeures sur ces sources naturelles. Il pourrait<br />
en effet modifier la distribution géographique des<br />
terres inondées. Plus inquiétant, les terres gelées (les<br />
pergélisols* ) d’Alaska et de Sibérie risquent fort de<br />
dégeler en partie en cas de réchauffement. Ces sols,<br />
très riches en matière organique, saturés en eau, sont<br />
potentiellement d’énormes sources de méthane. À<br />
nouveau, il s’agirait d’une rétroaction où le cycle du<br />
méthane accentuerait le changement climatique.<br />
Le risque semble pour le moment limité, mais il<br />
nécessite d’être étudié.<br />
Le climat résulte ainsi de nombreuses interactions au<br />
sein d’un système faisant intervenir non seulement<br />
l’atmosphère et les océans, mais aussi la biosphère, le<br />
monde des êtres vivants, et la cryosphère, le monde<br />
des glaces. Si les modèles parviennent à en représenter<br />
les grandes caractéristiques et la variabilité<br />
d’une façon de plus en plus fiable, des progrès importants<br />
restent à faire. Néanmoins, malgré les incertitudes<br />
qui subsistent et la nécessité de poursuivre<br />
les recherches sur la modélisation du climat, tous<br />
les modèles sont unanimes : les activités humaines,<br />
en augmentant la concentration des gaz à effet de<br />
serre, conduisent à un réchauffement du climat. Il<br />
se pourrait même qu’on en sous-estime l’ampleur.<br />
● S. J., S. B., P. B., J.-L. D., P. F., S. P. et L. T.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
IPCC (GIEC) : www.ipcc.ch/ (en anglais).<br />
Projet Escrime (étude des scénarios climatiques<br />
réalisés par l’IPSL et Météo-France) : www.insu.cnrs.fr/<br />
a2065,livre-blanc-projet-escrime.html<br />
Brochure sur les recherches françaises<br />
sur le changement climatique : www.insu.cnrs.fr/<br />
f911pdf,recherches-francaises-changement-climatique-<br />
2007.pdf<br />
MODÉLISATION CLIMAT<br />
SEPTEMBRE 2007,<br />
TRISTE RECORD<br />
DE FONTE DE GLACE<br />
EN ARCTIQUE.<br />
PREUVE<br />
DU RÉCHAUFFEMENT<br />
CLIMATIQUE ?<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 23
MODÉLISATION ENTRETIEN MODÉLISATION ENTRETIEN<br />
* Un ppm<br />
correspond à une<br />
molécule de gaz<br />
par million de<br />
molécules d’air.<br />
* Le pergélisol est<br />
un sous-sol gelé<br />
pendant au moins<br />
deux ans.<br />
* Le Produit<br />
intérieur brut<br />
(PIB) est la<br />
valeur totale de<br />
la production<br />
interne nette de<br />
biens et services<br />
marchands dans<br />
un pays, pendant<br />
une année.<br />
« Il faut se projeter à long terme »<br />
Pour Klaus Hasselmann, la meilleure façon d’estimer les conséquences<br />
des politiques de réduction des gaz à effet de serre est de les évaluer<br />
sur de longues échéances. Il milite désormais pour améliorer les<br />
modélisations économiques du changement climatique.<br />
LA RECHERCHE. On évoque rarement les prévisions<br />
de changement climatique à l’échelle du<br />
millénaire. Pourquoi ?<br />
KLAUS HASSELMANN. Simplement parce que la politique<br />
est une affaire à court terme, au mieux à l’échelle<br />
de dix ou vingt ans. Les prévisions du Groupe d’experts<br />
intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)<br />
sont données à l’échelle du siècle, c’est déjà beaucoup<br />
pour nos décideurs (lire « Météo incertaine<br />
pour 2050 », p. 16). Mais cela ne rend pas compte de<br />
toute la mesure du problème. Le siècle qui suit est tout<br />
aussi déterminant du fait de l’inertie des systèmes climatiques,<br />
en particulier du cycle du carbone. Cela<br />
n’apparaît clairement que sur des prévisions à long<br />
terme comme celles que nous avons réalisées (1).<br />
Qu’indiquent-elles ?<br />
K. H. Qu’à terme (ici en 3000), si toutes les ressources<br />
fossiles sont brûlées (pétrole, gaz et charbon), dans<br />
la seconde partie du millénaire, les concentrations<br />
en CO dans l’atmosphère atteindraient 1 200 à<br />
2<br />
4 000 parties par million (ppm* ) au lieu de 380 ppm<br />
actuellement, la température augmenterait de 4° C<br />
à 9° C et le niveau de la mer pourrait s’élever de 3 à<br />
8 mètres... Car les réserves en pétrole, en gaz et, surtout,<br />
en charbon sont considérables, si on les exploite<br />
à tout prix, contrairement à ce que certains avancent<br />
pour justifier l’inaction. Ces prévisions sont néanmoins<br />
à prendre avec précaution. En particulier,<br />
elles ne tiennent pas compte d’instabilités majeures<br />
comme l’effet dramatique que pourrait avoir le dégagement<br />
du méthane piégé dans le pergélisol * .<br />
Y a-t-il consensus sur ces prévisions ?<br />
K. H. Oui, d’autres équipes à Postdam, Berlin en<br />
24 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
Allemagne, Princeton aux États-Unis... ont produit le<br />
même genre de résultats. Comme pour les prévisions<br />
à 2100, même si les résultats varient d’une modélisation<br />
à l’autre dans une fourchette assez large – qui<br />
peut aller jusqu’à 50 % –, les tendances sont comparables.<br />
Pour notre part, nous avons utilisé un modèle<br />
climatique intégré classique (2), développé dans notre<br />
institut à Hambourg, que nous avons calibré pour<br />
cette échelle de temps. Dans tous les cas, ces prévisions<br />
dépassent largement la variabilité climatique<br />
des derniers dix mille ans (de 1° C à 2° C).<br />
Qu’en concluez-vous ?<br />
K. H. Que la seule solution pour éviter un changement<br />
climatique majeur à long terme est d’imposer<br />
des réductions drastiques d’émission de CO 2 dans<br />
les cinquante à cent ans à venir, et cela quelles que<br />
soient les solutions retenues. À terme, c’est l’effort<br />
global qui compte plus que la façon d’y parvenir. Il<br />
ne suffira pas de mettre en œuvre les technologies<br />
renouvelables déjà économiques, comme l’éolien,<br />
la biomasse, ou des mesures d’efficacité énergétique<br />
dans les transports, les bâtiments ou l’industrie. Il faut<br />
soutenir largement et déployer à très grande échelle le<br />
solaire thermique (avec des réseaux internationaux),<br />
le solaire photovoltaïque (pour produire entre autres<br />
de l’hydrogène), la séquestration du CO 2 dans le soussol,<br />
de nouvelles technologies nucléaires...<br />
Vos prévisions sont-elles à même d’influencer<br />
les décideurs politiques ?<br />
K. H. Aujourd’hui, toute la question est là. Après trente<br />
ans d’études et de modélisations, il y a consensus dans<br />
le monde scientifique – à quelques exceptions près –<br />
sur le changement climatique. Mais on est encore<br />
© HASSELMANN<br />
loin de savoir traduire les conséquences de tel ou<br />
tel choix technologique en réalité économique, par<br />
exemple sur l’emploi, la compétitivité... Les modèles<br />
économiques que nous utilisons ne sont pas adaptés<br />
(lire « Peut-on lire dans le futur ? », p. 26). Or,<br />
c’est ce niveau de conséquences qu’il faut maintenant<br />
argumenter. Ce que commencent à faire des<br />
économistes comme Nicholas Stern (3) : il s’est clairement<br />
basé sur les conclusions scientifiques du GIEC,<br />
peu sur ses études d’impacts et ses analyses économiques,<br />
preuve qu’elles ne sont pas assez pertinentes<br />
pour des décideurs.<br />
Comment y palier ?<br />
K. H. Je propose d’associer les décideurs au GIEC en<br />
créant un « groupe de travail sur la politique climatique<br />
» (ou CPP pour Climate Policy Panel) qui proposerait<br />
des solutions en continu, alors que le GIEC<br />
ne se réunit que tous les cinq ou six ans (4). Un de ses<br />
premiers chantiers serait de développer une modélisation<br />
spécifiquement dédiée à une analyse politique,<br />
comme certains commencent à le faire (5).<br />
KLAUS HASSELMANN, PROFESSEUR ÉMÉRITE, A DIRIGÉ<br />
L’INSTITUT MAX-PLANCK POUR LA MÉTÉOROLOGIE<br />
(HAMBOURG, ALLEMAGNE) DE 1975 À 1999.<br />
IL A COFONDÉ LE FORUM EUROPÉEN SUR LE CLIMAT<br />
EN 2001.<br />
Finalement, êtes-vous optimiste ?<br />
K. H. Oui. Principalement pour deux raisons.<br />
Comme je l’ai déjà dit, en raison du consensus<br />
scientifique, désormais partagé par de nombreux<br />
gouvernements – en particulier dans l’Union européenne<br />
– et le public. Le changement est en marche,<br />
et j’ai confiance pour que les bonnes décisions soient<br />
prises dans les dix à vingt ans. Ensuite, parce que les<br />
technologies sont à notre portée et, d’un point de vue<br />
économique, le prix à payer n’est pas si lourd : il est<br />
de l’ordre de 1% à 2 % du Produit intérieur brut* ,<br />
soit l’équivalent de six mois de croissance en moins<br />
sur cinquante ans. N’est-ce pas acceptable ?<br />
● Propos recueillis par Isabelle Bellin<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Le forum européen sur le climat sur : www.<br />
european-climate-forum.net (en anglais).<br />
(1) K. Hasselmann<br />
et al., Science, 302,<br />
1923, 2003.<br />
(2) G. R. Hooss et al.,<br />
Clim. Dyn., 18, 189,<br />
2001.<br />
(3) N. Stern (dir.),<br />
The Economics of<br />
Climate Change,<br />
Cambridge<br />
University Press,<br />
2006.<br />
(4) K. Hasselmann,<br />
à paraître dans<br />
Climatic Change.<br />
(5) M. Weber<br />
et al., Ecological<br />
Economics, 54,<br />
306, 2005.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 25
MODÉLISATION ÉCONOMIE<br />
QUEL SERA L’IMPACT<br />
DU VIEILLISSEMENT<br />
SPECTACULAIRE<br />
DE LA POPULATION<br />
CHINOISE SUR<br />
L’ÉCONOMIE MONDIALE ?<br />
Jean-Charles<br />
Hourcade<br />
est directeur du<br />
Centre international<br />
de recherche sur<br />
l’environnement et<br />
le développement<br />
(Cired) et directeur de<br />
recherche au CNRS.<br />
hourcade<br />
@centre-cired.fr<br />
Climatologues et politiques attendent beaucoup des scénarios<br />
économiques. Peut-être trop : ce ne sont pas des outils de prédiction,<br />
mais de compréhension des mécanismes en jeu.<br />
Très tôt, dès les années 1980, la modélisation<br />
économique a été mobilisée autour de l’affaire<br />
climatique pour répondre à différentes<br />
questions : d’une part, celles des climatologues,<br />
qui avaient besoin de scénarios<br />
économiques plausibles pour définir l’évolution des<br />
émissions de gaz à effet de serre (GES) à introduire<br />
dans leurs modèles (lire « Météo incertaine pour<br />
2050 », p. 16). D’autre part, celles des décideurs et<br />
de l’opinion publique pour évaluer les possibilités<br />
de réduction des émissions de GES, l’implication<br />
sur la croissance économique et sur l’emploi. De<br />
cette modélisation, ils attendent aussi des informations<br />
sur les échéances et l’ambition des politiques<br />
énergétiques à adopter selon l’ampleur des risques<br />
qu’elles permettraient d’éviter.<br />
26 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
Peut-on<br />
lire dans<br />
le futur ?<br />
Du point de vue scientifique, le défi est évident : pour<br />
évaluer l’impact d’actions entreprises aujourd’hui,<br />
il faut modéliser des horizons de trente à cent ans,<br />
période minimale de transition vers un monde rejetant<br />
peu de GES. Or, pour calculer leurs conséquences<br />
sur l’effet de serre à partir des modèles climatiques,<br />
il faut se projeter encore plus loin. Tout esprit qui<br />
s’est quelque peu frotté au doute cartésien s’inquiétera<br />
de façon légitime de ce que l’on quitte alors le<br />
domaine de la science pour entrer dans celui de la<br />
futurologie.<br />
Les premiers modèles économiques utilisés au sein du<br />
Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution<br />
du climat (GIEC) sont des modèles de « prédiction » :<br />
ils permettent de définir le futur le plus probable en<br />
retenant des hypothèses « raisonnables », qui ne cho-<br />
© BRIGITTE CAVANAGH<br />
quent pas au vu des ordres de grandeur communément<br />
admis. Mais les incertitudes de ces hypothèses<br />
sont si radicales qu’on n’a pas de base scientifique<br />
suffisante pour trancher entre diverses conjectures.<br />
Cela aboutit à des fourchettes d’émissions de<br />
GES très larges : de 4 gigatonnes de carbone(GtC<br />
ou milliards de tonnes de carbone) à 28 GtC, en<br />
2100. Aussi, lors du lancement du<br />
troisième rapport du GIEC, en 1998,<br />
une autre voie de modélisation a été<br />
retenue, qui n’est plus fondée sur des<br />
probabilités : la modélisation « prospective<br />
». L’enjeu était alors de définir<br />
au mieux les conditions économiques<br />
et techniques de plusieurs avenirs possibles,<br />
d’en déduire les conséquences<br />
pour les décisions d’aujourd’hui et de comprendre<br />
comment le court terme conditionne le très long terme.<br />
Autrement dit, en quoi les décisions d’infrastructures<br />
prises aujourd’hui (énergie, habitat, transport...) vont<br />
déterminer les émissions de GES pendant les<br />
cinquante prochaines années.<br />
Ces outils de modélisation permettent de comprendre<br />
les mécanismes en jeu dans tel ou tel choix. Ainsi,<br />
au lieu de prédire laquelle de l’option nucléaire<br />
plus hydrogène ou de l’option bioénergie s’imposera,<br />
in fine, pour « décarboniser » les systèmes<br />
énergétiques, il s’agit de cerner les conditions pour<br />
qu’elles s’imposent : contraintes d’inertie technique,<br />
de financement, résilience face à la volatilité des prix<br />
des hydrocarbures, compétition entre bioénergie et<br />
production alimentaire, etc.<br />
Cascade d’incertitudes<br />
Six scénarios génériques baptisés Special Report on<br />
Emissions Scenarios (Sress) ont ainsi été retenus,<br />
comme autant de visions du futur. Autant d’expériences<br />
numériques, combinant des hypothèses<br />
sur la globalisation économique, les styles de vie<br />
et la technologie en tenant compte de l’inertie des<br />
tendances en cours. Une douzaine de groupes de<br />
modélisateurs en ont décliné plusieurs versions.<br />
Ensuite, d’autres groupes se sont calés sur eux,<br />
ce qui fait que, aujourd’hui, une base de données<br />
de plusieurs centaines de simulations existe. Cela<br />
débouche sur le spectre des scénarios de référence.<br />
<strong>La</strong> largeur de ce spectre montre<br />
qu’on n’est plus dans le domaine<br />
strict de la prédiction, mais bien<br />
dans celui de la prospective avec<br />
toutes les inconnues que cela<br />
comporte.<br />
Pour comprendre la sensibilité des<br />
résultats, il suffit de partir du fait que<br />
<strong>La</strong> modélisation<br />
prospective<br />
a remplacé<br />
la prédiction<br />
LES CHOIX<br />
ÉNERGÉTIQUES ACTUELS<br />
DÉTERMINERONT<br />
LES ÉMISSIONS DE GAZ<br />
À EFFET DE SERRE<br />
DES CINQUANTE<br />
PROCHAINES ANNÉES.<br />
MODÉLISATION ÉCONOMIE<br />
les émissions de GES dépendent de la démographie,<br />
du niveau des revenus par habitant, de l’utilisation de<br />
ces revenus (part des services et de la consommation<br />
matérielle), de l’efficacité de la chaîne qui va de<br />
la production à la consommation d’énergie et du<br />
contenu en carbone de cette énergie (part du charbon,<br />
du nucléaire, des éoliennes). Une cascade<br />
d’incertitudes dont la combinaison<br />
est vite explosive et pour laquelle une<br />
faible variation des paramètres a une<br />
incidence considérable : des écarts de<br />
0,1 % à 0,2 % du taux de croissance<br />
annuel des revenus et de la part de<br />
l’énergie dans le Produit intérieur brut<br />
(PIB* ) donnent des écarts de plus de<br />
30 % d’émissions de GES ! Il faudrait<br />
veiller à ne pas centrer la communication scientifique<br />
sur de tels résultats numériques intrinsèquement<br />
incertains et rappeler que l’apport majeur des<br />
modèles est la mise en lumière des mécanismes en<br />
jeu, des mécanismes qu’il vaudrait mieux accepter<br />
d’envisager, quels qu’ils soient...<br />
Ainsi, parmi les scénarios Sress, existe un scénario<br />
dit « A1F1 ». Il combine des hypothèses tout à fait<br />
plausibles sur les dynamiques d’infrastructure dans<br />
les pays en développement, la compétitivité croissante<br />
du charbon et le peu de mesures prises dans<br />
les pays de l’Organisation de coopération et de développement<br />
économiques pour réduire les émissions.<br />
Débouchant sur de très fortes émissions de carbone<br />
donc de très fortes hausses de température, il est<br />
apparu « déraisonnable ». Il a donc été éliminé alors<br />
que les tendances observées depuis lui donnent raison<br />
avec une accélération des émissions plus forte que<br />
celle des scénarios les plus pessimistes.<br />
Néanmoins, cette modélisation prospective est<br />
k<br />
* Le Produit<br />
intérieur brut<br />
(PIB) est<br />
la valeur totale<br />
de la production<br />
interne nette de<br />
biens et services<br />
marchands dans<br />
un pays, pendant<br />
une année.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 27<br />
© LUIDER EMILE/RAPHO/EYEDEA
MODÉLISATION ÉCONOMIE<br />
Quelques scénarios d’émission de carbone<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
L’incertitude des résultats des scénarios du GIEC (ici les Sress A2, B1 et B2) se mesure en milliards de tonnes<br />
de carbone ! Trois scénarios, compatibles avec des stabilisations à terme du taux de CO 2 dans l’atmosphère<br />
de 450, 550 et 650 parties par millions, montrent qu’il faut agir vite pour les atteindre.<br />
k<br />
un réel progrès : utiliser les modèles davantage<br />
comme des outils de compréhension que comme<br />
des outils de prédiction permet de se focaliser sur la<br />
question centrale, celle des liaisons entre changement<br />
technique, changement des modes de développement<br />
et mécanismes économiques. Concrètement,<br />
comment ces scénarios Sress sont-ils construits ?<br />
Dialogue entre ingénieurs et économistes<br />
À première vue, les choses sont simples : des modèles<br />
démographiques cernent l’évolution des populations,<br />
des modèles économiques, celle du PIB et<br />
de sa structure (services, produits manufacturés,<br />
transports, etc.), des modèles technologiques cernent,<br />
eux, l’évolution de l’efficacité énergétique et<br />
du contenu carbone de l’offre énergétique. En fait, il<br />
existe différentes façons de combiner expertise économique<br />
et technologique, et, aujourd’hui, on en<br />
perçoit les limites. Les scénarios Sress en utilisent<br />
deux : d’une part des modèles dits « d’optimisation »<br />
(bottom-up), d’autre part des modèles dits « d’équi-<br />
28 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
<br />
<br />
libre » (top-down). <strong>La</strong> première approche, celle des<br />
modèles bottom-up, vise à identifier un ensemble<br />
optimal de technologies, de moyens de production,<br />
pour satisfaire un objectif d’émissions de GES. Ces<br />
modèles utilisent un langage proche de celui de l’ingénieur<br />
(besoins de confort thermique, d’éclairage, de<br />
mobilité ou de force motrice exprimés en quantités<br />
physiques). Ils effectuent des projections fondées sur<br />
des scénarios de croissance économique donnant le<br />
niveau et la structure sectorielle du PIB. Ils prennent<br />
souvent en compte des potentiels de réduction des<br />
émissions, qui baissent la facture totale de l’énergie,<br />
intègrent des mesures normatives de l’efficacité<br />
énergétique et dessinent les systèmes énergétiques<br />
futurs en fonction de diverses conjectures d’ingénieur.<br />
Ainsi, tel scénario mobilisera les bioénergies,<br />
tel autre mettra en scène une société de l’hydrogène<br />
adossée au nucléaire...<br />
Mais, cette approche n’est pertinente que si la situation<br />
économique de référence reste stable sur toute la<br />
période modélisée, ce qui est rarement le cas. Ainsi, la<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
© LUDOVIC DUFOUR - SOURCE : GIEC<br />
simple hypothèse d’une baisse des émissions de GES<br />
induira une hausse du prix de la tonne de carbone et<br />
de fortes réorientations des investissements, avec un<br />
impact final sur le prix des biens, la localisation des<br />
activités, le flux des capitaux et la croissance. Autre<br />
exemple : projeter une forte pénétration des biocarburants<br />
tirés de la canne à sucre en 2030 aura des conséquences<br />
à la fois en termes de hausse des salaires, de<br />
coût du travail dans les pays producteurs et de hausse<br />
des rentes foncières due à la compétition entre utilisation<br />
énergétique et alimentaire des mêmes terres.<br />
De même, on projette souvent l’économie mondiale<br />
en la divisant par pays ou grandes<br />
régions, en accordant à chaque pays<br />
un quota d’émissions de CO 2 , puis en<br />
laissant les pays échanger leurs quotas :<br />
on détermine ainsi un prix mondial du<br />
carbone. Mais, au-delà d’un certain<br />
prix (100 dollars voire 300 dollars la<br />
tonne alors qu’il s’échange aujourd’hui<br />
autour de 10 dollars à 30 dollars), il est<br />
certain que les compétitivités des secteurs productifs<br />
seraient affectées de façon très différente selon<br />
les pays, provoquant de fortes modifications des taux<br />
de change, des flux importants de capitaux et, en<br />
partie, une transformation de la géographie industrielle<br />
mondiale. Dont ce type de modèle ne peut<br />
pas tenir compte.<br />
Rien n’est totalement gratuit<br />
Ce sont justement ces questions qu’essaient de traiter les<br />
modèles top-down en décrivant les interdépendances<br />
économiques entre groupes sociaux, secteurs d’activité<br />
et pays. Ces modèles prennent<br />
en compte essentiellement les<br />
flux de valeurs, mais dessinent<br />
de façon beaucoup plus fruste<br />
le contenu technique des scénarios.<br />
Ils sont importants pour<br />
mettre en évidence des mécanismes<br />
qui, souvent, tempèrent<br />
l’optimisme des approches d’ingénieurs.<br />
Ils rappellent que rien<br />
n’est totalement gratuit, pas même<br />
les normes qui impliquent des<br />
changements de processus de production<br />
; que des signaux économiques<br />
(taxes, état des marchés)<br />
sont nécessaires pour enclencher<br />
des transformations importantes<br />
et que les coûts et cobénéfices<br />
économiques et sociaux ultimes<br />
dépendent des types de politique<br />
publique suivis.<br />
Développer un<br />
nouveau type<br />
de modèles,<br />
hybrides<br />
MODÉLISATION ÉCONOMIE<br />
À l’inverse des modèles bottom-up, l’inconvénient<br />
des modèles top-down est de réduire l’information<br />
technique à des fonctions de production, des représentations<br />
mathématiques très agrégées du panier<br />
des techniques, qui ne sont valides qu’au voisinage<br />
d’un point d’équilibre. Ces représentations sont pertinentes<br />
quand il s’agit, à partir d’un scénario de base,<br />
de tester des taxes carbone de quelque 20 euros ou<br />
30 euros la tonne, mais elles ne garantissent pas que,<br />
dans des scénarios impliquant des torsions importantes<br />
par rapport au scénario de base (comme des<br />
taxes de 300 euros la tonne et plus), on ne projette<br />
pas des systèmes techniques implici-<br />
tes irréalistes et qu’on ne viole pas les<br />
lois de la thermodynamique. Leur<br />
principal défaut est de ne pas permettre<br />
de modéliser des ruptures technologiques.<br />
Une autre limite est que, supposant des<br />
acteurs rationnels, des marchés sans<br />
frictions et des sentiers de croissance<br />
sans heurts, les scénarios donnent des informations<br />
utiles sur le long terme, mais sont beaucoup plus<br />
limités pour cerner tant les opportunités que les contraintes<br />
qui pèsent sur les phases de transition et qui<br />
sont si importantes pour le débat public. Ainsi, à long<br />
terme, on peut accepter l’idée que les économies se<br />
réajusteront selon la modification des géographies<br />
de la production d’acier ou de produits raffinés provoquée<br />
par les politiques climatiques. Mais en fait,<br />
la question difficile est la prise en compte des coûts<br />
économiques et sociaux de la reconversion de régions<br />
entières qui vivent de ces activités. À l’inverse,<br />
k<br />
L’IMPACT DES<br />
TRANSPORTS, DONC<br />
DE L’URBANISME, N’EST<br />
PAS PRIS EN COMPTE<br />
DANS LES MODÈLES,<br />
BASÉS SUR LA SEULE<br />
POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 29<br />
© JAVIER LARREA/AGE FOTOSTOCK/HOA-QUI/EYEDEA
MODÉLISATION ÉCONOMIE<br />
k<br />
en projetant des croissances équilibrées, on tend à<br />
sous-estimer en quoi les politiques climatiques pourraient<br />
contribuer à prévenir tel ou tel déséquilibre dont<br />
on sait qu’il pourrait avoir des conséquences significatives<br />
comme les chocs pétroliers, les crises de financement<br />
dans les pays en développement (quand, par<br />
exemple, la pyramide des âges s’inversera en Chine)<br />
ou des situations de chômage structurel.<br />
Autant de raisons qui conduisent les chercheurs à développer<br />
un nouveau type de modèles dits « hybrides »,<br />
permettant un dialogue plus transparent entre expertise<br />
économique et expertise technique. Cela s’accompagne<br />
d’une autre mutation importante : la prise de<br />
conscience que les modèles actuels sont très incomplets,<br />
car fondés sur la seule question de l’énergie.<br />
Ce sont les économistes de l’énergie qui les premiers,<br />
dès les années 1970, ont été confrontés au très long<br />
terme : choc pétrolier, question des ressources ultimes,<br />
affrontements autour de l’électronucléaire. Les modèles<br />
actuels sont, pour la plupart, des déclinaisons de<br />
ces modèles énergétiques. L’affaire climatique n’est<br />
qu’une « nouvelle frontière » de travail prospectif sur<br />
les tensions futures.<br />
Contexte d’ensemble<br />
Or, il devient clair que des objectifs vraiment ambitieux<br />
de baisse des émissions ne pourront pas être réalisés par<br />
le seul biais des politiques énergétiques. Ainsi, la maîtrise<br />
des besoins en carburants ne pourra se faire sans toucher<br />
aux besoins de mobilité donc aux formes urbaines ; de<br />
même on ne peut pas traiter de séquestration biologique<br />
ou de biocarburants sans intégrer les dynamiques agricoles<br />
ou envisager des technologies de rupture dans l’acier,<br />
les non-ferreux ou le ciment sans intégrer les dynami-<br />
30 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
ques d’innovation dans le domaine des matériaux…<br />
Il faut donc coupler la prospective énergétique à celle<br />
des transports et de l’urbanisme, de l’agriculture et de<br />
l’aménagement des territoires. L’enjeu est important. Les<br />
modèles existants ont contribué, malgré eux, à formater<br />
les débats autour de l’idée que tout allait se jouer sur<br />
les prix du carbone ; or les prix de l’immobilier (dont la<br />
hausse contribue à l’allongement des trajets domiciletravail),<br />
le prix du foncier ou le coût du risque d’investissement<br />
peuvent aussi être des paramètres importants.<br />
Une interprétation trop hâtive de modèles incomplets<br />
a pu ici jouer un rôle de miroir déformant en isolant<br />
la question de l’énergie du contexte d’ensemble dans<br />
lequel elle se pose.<br />
Ces recherches prendront du temps. Et ce bref survol du<br />
passé montre qu’une grande attention doit être donnée<br />
au dialogue entre les modélisateurs et les utilisateurs<br />
(administrations, opinion publique ou médias). Il y a<br />
un désir de certitudes et de réponses fermes souvent<br />
impossible à satisfaire en temps et en heure avec un<br />
minimum de rigueur. Plutôt que d’y céder, les modélisateurs<br />
devraient peut-être faire plus d’efforts pour expliquer<br />
comment accepter que l’incertitude devienne une<br />
donnée centrale des décisions, utiliser les exercices<br />
de prospective comme des outils de réflexion et non<br />
des machines à prévoir, s’interdire enfin un politiquement<br />
correct qui conduit à ne pas prêter attention aux<br />
résultats qui déplaisent. ● J.-C. H.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
« Du bon usage de l’analyse économique<br />
pour les politiques climatiques », J.-C. Hourcade,<br />
Revue Écologie & Politique, 2006.<br />
LES POLITIQUES<br />
ÉNERGÉTIQUES<br />
POURRAIENT LIMITER<br />
LA FLAMBÉE DU PRIX<br />
DES CARBURANTS : UNE<br />
DÉLICATE QUESTION<br />
D’ANTICIPATION.<br />
© CHINAFOTOPRESS-US/SIPA
Adolphe<br />
Nicolas,<br />
professeur émérite<br />
(laboratoire de<br />
tectonophysique,<br />
université de<br />
Montpellier-II) est<br />
physicien et géologue.<br />
adolphe.<br />
nicolas@gm.<br />
univ-montp2.fr<br />
EXTRAIRE TOUJOURS<br />
PLUS DE PÉTROLE.<br />
MAIS À QUEL PRIX ?<br />
L’EXPLOITATION DES<br />
SABLES BITUMINEUX<br />
D’ALBERTA (CANADA)<br />
EST UNE CATASTROPHE<br />
ÉCOLOGIQUE.<br />
Dans la mythologie grecque, Prométhée volait<br />
le Feu de Zeus pour le donner aux hommes.<br />
<strong>La</strong> première « révolution prométhéenne »<br />
avait sonné. Puis est arrivée la deuxième,<br />
celle où l’homme a appris à transformer la<br />
chaleur en travail mécanique. Il a utilisé le bois, puis les<br />
combustibles fossiles : charbon, pétrole et gaz naturel.<br />
Le charbon a été l’un des acteurs majeurs de la révolution<br />
industrielle du xix e siècle. Quant au pétrole et au<br />
gaz naturel, ils sont les supports de l’extraordinaire croissance<br />
depuis le début du xx e siècle. <strong>La</strong> troisième révolution<br />
prométhéenne sera-t-elle celle du déclin annoncé<br />
des combustibles fossiles d’ici à 2050 (fig. 1) ?<br />
MODÉLISATION ÉNERGIE<br />
2050, rendez-vous<br />
énergétique<br />
<strong>La</strong> prospective énergétique est un exercice délicat et controversé. Le<br />
passé trace la tendance, l’avenir pose la question des ressources et des<br />
choix technologiques, économiques et environnementaux.<br />
D’après nos estimations, notre planète, au fil des temps<br />
géologiques, aurait accumulé la masse, énorme, d’environ<br />
10 000 gigatonnes de carbone (GtC ou milliards<br />
de tonnes de carbone) sous forme de charbon, de<br />
pétrole et de gaz naturel. Environ 3 000 à 5 000 GtC<br />
pourraient être exploités au cours des deux cents à<br />
trois cents prochaines années (1, 2).<br />
Autrement dit, la ressource ne manque pas. Certes,<br />
mais pour combien de temps encore ? L’extraordinaire<br />
croissance que nous connaissons, depuis le début de<br />
l’ère industrielle, résulte d’une débauche énergétique.<br />
En cent cinquante ans, nous avons ainsi multiplié par<br />
un facteur 100 voire 1 000 la quantité d’énergie<br />
k<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 31<br />
© RITA LEISTNER/REDUX-REA
MODÉLISATION ÉNERGIE<br />
FIG. 1<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
Ressources fossiles : des productions<br />
bientôt en chute libre<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
Les pics de production sont prévus vers 2010 pour le pétrole, 2030 pour le gaz, 2050<br />
pour le charbon, en même temps que l’amorce de la décroissance démographique.<br />
(1) A. Nicolas,<br />
2050-Rendez-vous à<br />
risques, Belin, 2004.<br />
(2) H. Prévot, Trop de<br />
pétrole, Seuil, 2007.<br />
(3) J. <strong>La</strong>herrère,<br />
Uncertainty of<br />
Data and Forecasts<br />
for Fossil Fuels,<br />
Univ. Castille-<br />
Manche, 2007.<br />
A. NICOLAS, 2050 : RENDEZ-VOUS À RISQUES<br />
Énergie fournie (milliards de tonnes d’équivalent pétrole)<br />
<br />
<br />
à notre disposition. Et la demande continue de<br />
croître, portée par une augmentation annuelle de 2 %<br />
de la production de pétrole (fig. 2). Peut-on continuer<br />
ainsi et, à la façon d’Aldous Huxley, récuser la notion<br />
de limites et envisager un développement indéfini,<br />
sans même tenir compte de l’avis des climatologues<br />
qui préconisent de ne pas exploiter plus de 1 000 à<br />
2 000 GtC, sous peine de mettre notre survie en danger.<br />
Serait-ce, d’ailleurs, le meilleur des mondes ?<br />
Imaginons que la croissance économique mondiale<br />
se poursuive au rythme actuel (de l’ordre de 4 %<br />
par an) jusqu’en 2050. Pour une population supposée<br />
32 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
<br />
<br />
d’un tiers supérieure à celle d’aujourd’hui, soit de<br />
9 milliards d’individus, la demande d’énergie serait<br />
alors deux à trois fois plus élevée qu’actuellement,<br />
soit environ 25 milliards de tonnes d’équivalent<br />
pétrole (Gtep) au lieu de 10 Gtep, actuellement.<br />
C’est à la fois impossible et inacceptable. Impossible,<br />
car les ressources en eau, nourriture, énergie, ont des<br />
limites physiques. Inacceptable, parce que c’est une<br />
menace réelle pour notre environnement.<br />
Les scénarios énergétiques ne peuvent donc pas être<br />
de simples projections s’infléchissant plus ou moins<br />
à partir du présent. Des ruptures, voulues ou subies,<br />
devront intervenir. Ces scénarios correspondent à<br />
un équilibre dynamique entre une offre plus ou<br />
moins flexible et délicate à évaluer, compte tenu du<br />
caractère stratégique des ressources énergétiques, et<br />
une demande fouettée par la croissance très rapide<br />
des pays en développement. Plusieurs organisations<br />
scientifiques, des experts ou des groupes d’experts<br />
(Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution<br />
du climat, Conseil mondial de l’énergie...) voire<br />
des entreprises, comme Shell, se sont essayés à des<br />
scénarios énergétiques pour 2050, reflétant diverses<br />
compétences et obédiences (fig. 3). Ces scénarios<br />
proposent différents panachages d’énergie et privilégient<br />
plus ou moins l’efficacité énergétique. Pour<br />
la plupart, les combustibles fossiles restent dominants<br />
jusqu’en 2050.<br />
Abondance ou maîtrise énergétique<br />
Les scénarios se classent en deux catégories. D’un<br />
côté, ceux de l’abondance énergétique, hypothèse<br />
optimiste, avec une offre qui suit la demande. De<br />
l’autre, ceux de la maîtrise énergétique, librement<br />
voulue ou imposée par la pénurie de la ressource.<br />
Ces derniers assurent une satisfaction des besoins,<br />
mais dans un cadre plus contraignant, celui de la<br />
recherche des économies. <strong>La</strong> maîtrise de l’énergie<br />
FIG. 2 Sources d’énergie : passé et présent FIG. 3 Quelques scénarios énergétiques pour 2050<br />
10<br />
9<br />
8<br />
7<br />
6<br />
5<br />
4<br />
3<br />
2<br />
1<br />
0<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
k<br />
Énergie hydraulique<br />
et énergies renouvelables<br />
1860 18701880189019001910192019301940195019601970198019902000<br />
Jusque-là, charbon puis pétrole et gaz ont supporté<br />
le développement industriel.<br />
Gaz<br />
Nucléaire<br />
Pétrole<br />
Charbon<br />
INFOGRAPHIE: LUDOVIC DUFOUR D’APRÈS BGR, UN.<br />
Les scénarios A1,<br />
A2, et A3 tablent<br />
sur l’abondance<br />
énergétique ; les<br />
scénarios GB, C1, C2 et<br />
Noé, sur la sobriété et<br />
la maîtrise énergétique.<br />
Seuls ces quatre<br />
derniers scénarios et<br />
le scénario PRB, limité<br />
à la France, semblent<br />
compatibles avec le<br />
développement durable.<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
Énergie fournie (milliards de tonnes d’équivalent pétrole)<br />
25<br />
20<br />
15<br />
10<br />
5<br />
0<br />
Abondance énergétique<br />
Maîtrise de l’énergie<br />
2000 A1 A2 A3 GB C1 C2 Noé PRB<br />
Énergies<br />
renouvelables<br />
Nucléaire<br />
Gaz<br />
Pétrole<br />
Charbon<br />
A. NICOLAS, 2050 : RENDEZ-VOUS À RISQUES.<br />
Ressources, réserves et pénurie<br />
Les ressources désignent la masse totale de la substance recherchée<br />
(pétrole, gaz, charbon...), estimée et, éventuellement, exploitable. Les<br />
réserves désignent la masse, quant à elle, bien identifiée techniquement<br />
et économiquement exploitable. À cette aune, un gisement riche ou pauvre<br />
est d’abord une entité financière, la question concernant son exploitation<br />
étant : « Quel prix êtes-vous disposé à payer pour cette substance ? »<br />
Ainsi, en cas de pénurie, une part de la ressource devient valorisable et se<br />
transforme en réserve. Dans certaines limites toutefois. Le charbon, par<br />
exemple, est jugé non productible à plus de 1 500 mètres de profondeur ou<br />
en offshore, quel que soit le prix. Autrement dit, la pénurie n’exprime pas<br />
le tarissement du combustible. Mais, elle se traduit par une augmentation<br />
substantielle de son prix, qui peut aller jusqu’à une crise. Il convient aussi<br />
de bien distinguer le pic des réserves de celui de la production. <strong>La</strong> production<br />
peut continuer à croître alors qu’on a dépassé le pic des réserves. Mais<br />
cela ne peut pas durer longtemps. <strong>La</strong> production chute ensuite rapidement,<br />
à moins que la demande ne diminue.<br />
apparaît donc comme une nécessité, tant du point<br />
de vue énergétique, les ressources allant manquer,<br />
que climatique.<br />
Les contraintes de la maîtrise de l’énergie étant<br />
acceptées, l’essentiel réside dans le panachage des<br />
énergies. Mais comment évaluer aussi correctement<br />
que possible l’offre énergétique globale (lire<br />
« Ressources, réserves et pénurie », ci-dessus) ? Quel<br />
est l’état des réserves, d’abord des combustibles fossiles<br />
? Pour le pétrole, tout le monde s’accorde sur<br />
le déclin prochain de la production. Reste à savoir<br />
quand ce fameux Peak Oil, pic de production de<br />
pétrole, aura lieu. Dans trente ans et plus, comme<br />
l’annoncent régulièrement les sociétés pétrolières, ou<br />
dans cinq ans (lire « L’or noir manque déjà ? », p 34) ?<br />
Il est difficile de répondre, car aucun audit international<br />
sur les réserves pétrolières n’a eu lieu. Une<br />
expertise pourtant réclamée par les organismes<br />
internationaux concernés, comme l’Agence internationale<br />
de l’énergie. Or c’est un point essentiel,<br />
car, sans période d’adaptation, la crise consécutive<br />
au Peak Oil pourrait être très sévère.<br />
Un peu, beaucoup, pas du tout ?<br />
D’autant que le déclin des réserves de gaz naturel<br />
devrait suivre de près celui du pétrole. C’est en<br />
tout cas ce qu’affirme Jean <strong>La</strong>herrère (3), ancien<br />
directeur des techniques d’exploitation du groupe<br />
Total : les estimations confidentielles des opérateurs<br />
montrent que les réserves diminuent depuis la fin<br />
des années 1980 (fig. 4), à l’inverse des estimations<br />
officielles qui, comme pour le pétrole, annoncent<br />
des réserves continûment croissantes. Il estime un<br />
« plateau des réserves » étalé entre 1980 et 2000, et<br />
un pic de production du gaz vers 2030 (fig. 1). Et côté<br />
charbon, qu’en est-il des réserves ? Cette ressource<br />
fossile se distingue à plus d’un titre des hydrocarbures<br />
: sa technique d’exploitation en mine est plus<br />
coûteuse que les forages pétroliers ou gaziers, son<br />
rendement énergétique est moindre, ses émissions<br />
en gaz carbonique supérieures et il est moins souple<br />
d’emploi. On comprend que les hydrocarbures l’aient<br />
progressivement supplanté dans le bouquet des différentes<br />
formes d’énergie (fig. 2). Néanmoins,<br />
FIG. 4<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
Réserves de gaz naturel<br />
<br />
<br />
MODÉLISATION ÉNERGIE<br />
Découvertes et production de pétrole<br />
Milliards de barils par an<br />
60<br />
50<br />
40<br />
30<br />
20<br />
10<br />
0<br />
1930 1950 1970 1990 2010 2030 2050<br />
Année<br />
<strong>La</strong> production (courbe rouge) continue de croître. Les<br />
puits découverts (en bleu) sont de plus en plus petits.<br />
k<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
Selon les données officielles (OPEC, BP, WO, OGJ), les réserves de gaz naturel<br />
continuent d’augmenter, pas selon l’Association for Study of Peak Oil (ASPO).<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 33<br />
© A. NICOLAS, FUTUR EMPOISONNÉ, QUELS DÉFIS ? QUELS REMÈDES ?<br />
INFOGRAPHIE : LUDOVIC DUFOUR D’APRÈS ASPO, OPEC, BP, WO, OGJ.
MODÉLISATION ÉNERGIE MODÉLISATION ÉNERGIE<br />
FIG. 5<br />
il avait toutes les chances de redevenir l’ultime<br />
recours fossile, après la fin de l’ère des hydrocarbures.<br />
Ses réserves étaient estimées à une centaine<br />
d’années voire plus. <strong>La</strong> réalité pourrait être moins<br />
optimiste. Car les estimations actuelles sont basées<br />
sur des données souvent anciennes, livrées par les<br />
pays producteurs sans aucune analyse critique, ni<br />
tentative d’harmonisation. Parfois, elles ne distinguent<br />
même pas les différentes variétés de charbon :<br />
du plus noble énergétiquement, l’anthracite, au plus<br />
pauvre, le lignite. Le contexte géologique du char-<br />
Production mondiale de charbon<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
k<br />
<br />
<br />
<br />
L’or noir manque déjà ?<br />
Dans la mesure où les informations officielles ne sont absolument pas fiables (1, 7, 9), seules les analyses<br />
des experts indépendants, fondées sur des données objectives et traitées avec rigueur, présentent, dans le<br />
brouillard actuel, une certaine crédibilité. Ainsi, les prévisions de l’Association for Study of Peak Oil – basées<br />
sur des modèles comme celui qui avait permis à King Hubbert, géologue américain, de prévoir le déclin de<br />
la production de pétrole des États-Unis dans les années 1970 – sont bien pessimistes : la plupart des grands<br />
gisements et plus de 60 pays auraient déjà dépassé leur pic de production ou vont bientôt l’atteindre. Ce serait,<br />
depuis 2005-2006, le cas de l’Arabie saoudite, premier producteur et qui détient les principales réserves<br />
mondiales. Ces experts anticipent le pic de production mondial vers 2010, estimation confortée par les fortes<br />
hausses du prix du baril depuis cinq ans. Ils rappellent que les découvertes des grands champs pétroliers<br />
remontent toutes aux années 1960-1970 et que, depuis vingt ans, le volume d’huile nouvellement découvert<br />
est inférieur à celui que nous consommons. Selon l’Institut français du pétrole, pour 2 à 3 barils de pétrole<br />
consommés, 1 est découvert aujourd’hui. Autrement dit, nos réserves s’épuisent. <strong>La</strong> compagnie Shell, qui fit<br />
scandale en 2004 pour avoir volontairement surestimé le volume de ses réserves, continue de les revoir à la<br />
baisse. Même des découvertes majeures dans les derniers refuges encore insondés, par exemple l’Arctique,<br />
ne retarderaient l’échéance que de quelques années.<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
De plus en plus d’instances (BGR, WEC, AIE) revoient les prévisions à la baisse<br />
et estiment désormais le pic de production entre 2025 et 2030.<br />
INFOGRAPHIE : LUDOVIC DUFOUR D’APRÈS BGR, WEC, AIE<br />
bon est également plus complexe et moins connu<br />
que celui des hydrocarbures, ce qui rend encore<br />
plus incertaine la distinction entre ressources et<br />
réserves. Ces dernières sont en cours de réévaluation.<br />
Déjà, le Bureau allemand pour les géosciences<br />
et les ressources et le Conseil mondial de l’énergie<br />
ont récemment divisé par deux le niveau des<br />
réserves, estimé il y a vingt-cinq ans (4), pour les<br />
évaluer aujourd’hui à 300 Gtep. Comme l’Agence<br />
internationale de l’énergie dans son scénario alternatif<br />
2006, ces deux instances estiment le pic de<br />
production vers 2025-2030, culminant à 30 % seulement<br />
au-dessus de la production actuelle qui est<br />
de 3 Gtep par an (fig. 5).<br />
Concentré d’énergie…<br />
Et l’uranium 235, le combustible nucléaire des centrales<br />
actuelles ? Abstraction faite des surgénérateurs,<br />
qui devraient multiplier au moins par 40 le<br />
rendement du minerai (lire « L’heure de la relance<br />
atomique », p. 56), actuellement, le prix du combustible<br />
n’intervient que marginalement dans le coût du<br />
kilowattheure (kWh) nucléaire. Pour preuve, le prix<br />
de l’uranium a quintuplé, passant de 20 à 100 dollars<br />
par kilogramme entre 2000 et 2007, anticipant<br />
ainsi le redémarrage du nucléaire sans que cela ne<br />
décourage les projets de nouvelles centrales. Ainsi,<br />
la Chine envisage de doubler, d’ici à 2020, son parc<br />
de 10 centrales en activité et de 5 en construction.<br />
En cas de pénurie et au prix d’un modeste surcoût<br />
du kilowattheure, les réserves augmenteront. Des<br />
gisements, jusqu’ici négligés, car plus pauvres en<br />
minerai, seront rentabilisés. Aujourd’hui, l’ensemble<br />
des ressources est évalué entre quatre-vingt-cinq<br />
ans et plusieurs siècles. Une évaluation basée sur le<br />
parc actuel mondial de 440 réacteurs et la technologie<br />
d’aujourd’hui (5). Elle suppose, faute de mieux,<br />
que le progrès technologique compensera la croissance<br />
du parc.<br />
Connaître la disponibilité de ces différentes sources<br />
d’énergie (y compris renouvelables) est, bien sûr,<br />
indispensable pour établir un scénario énergétique,<br />
mais il faut également prendre en compte leurs performances<br />
respectives ainsi que les risques environnementaux<br />
qu’elles peuvent engendrer. En particulier,<br />
la notion de concentration de l’énergie est<br />
fondamentale. À ce titre, les énergies renouvelables<br />
(solaire, géothermie, hydraulique ou éolien)<br />
ainsi que la biomasse sont placées loin derrière les<br />
combustibles fossiles, car ce sont des énergies diffuses.<br />
Par exemple, il faut 10 000 éoliennes pour<br />
produire autant d’énergie qu’une centrale au gaz<br />
de 500 mégawatts. Sans compter que certaines<br />
applications, comme les transports, requièrent, de<br />
fait, une énergie concentrée. Enfin, dans le cas de<br />
l’éolien et du solaire, la production est intermittente.<br />
Le rendement vrai est alors réduit à 30 % de la puissance<br />
théorique. Une dilution supplémentaire qui<br />
impose de développer des dispositifs de stockage de<br />
l’énergie. De son côté, le chauffage solaire ou géothermique,<br />
qui nécessite une concentration moindre,<br />
est moins pénalisé. Un autre exemple peut illustrer<br />
les différences de concentration entre énergies fossiles<br />
et renouvelables : l’avion. Si, en 1904, les frères<br />
Wright ont fait voler le premier avion, c’est qu’ils ont<br />
disposé de la puissance et de la légèreté du moteur à<br />
essence. Aujourd’hui, nous commençons tout juste<br />
à faire voler des drones : leurs ailes, couvertes de<br />
panneaux solaires, sont démesurées pour capter et<br />
concentrer suffisamment d’énergie.<br />
… Et complément renouvelable<br />
Une preuve supplémentaire, s’il en faut, que le pétrole<br />
est une substance miraculeuse. Et cela, malgré les<br />
pollutions qu’il entraîne. En effet, il concentre le<br />
plus d’énergie par unité de masse et brûle aux plus<br />
hautes températures, assurant ainsi le meilleur rendement.<br />
Son transport est facile et sans risques. Et<br />
il était, jusqu’ici, assez simple à extraire du sol à un<br />
prix, jusque-là, insignifiant (quelques dollars par<br />
baril, 1 baril = 159 litres). Voilà pourquoi plus de<br />
40 % de l’énergie consommée actuellement dans le<br />
monde est dérivée du pétrole. On lui doit l’expansion<br />
économique du xx e siècle, unique dans l’histoire de<br />
l’humanité (6, 7). L’épuisement du pétrole sera donc<br />
un choc, et l’addition sera d’autant plus salée que la<br />
transition n’aura pas été anticipée. Le prix de sa substitution<br />
par les énergies renouvelables sera très élevé<br />
tant énergétiquement qu’économiquement.<br />
Néanmoins, nous devons nous engager dans une<br />
politique volontariste en faveur des énergies renouvelables<br />
et, si possible, tout de suite. Car à moins de<br />
100 dollars le baril de pétrole, les énergies renouvelables<br />
ne sont guère rentables. Au prix d’énormes<br />
investissements, elles le deviendront quand le baril<br />
d’or noir flirtera avec les 200 dollars (8).<br />
Ce sevrage énergétique imposé milite aussi en<br />
faveur d’un engagement accéléré vers le nucléaire,<br />
en raison de son extraordinaire concentration énergétique<br />
et en dépit de son manque de flexibilité.<br />
Certains caressent l’espoir d’un avenir énergétique<br />
à nouveau serein, si la fusion nucléaire était<br />
maîtrisée. Néanmoins, la réalité est tout autre. En<br />
Chine, par exemple, en dépit d’efforts en faveur du<br />
nucléaire, en 2020, 75 % des centrales seront encore<br />
au charbon ! Sans compter qu’ailleurs on annonce le<br />
retour de « King Coal », le roi charbon. Un recours<br />
inacceptable s’il ne s’accompagne pas de la séquestration<br />
du gaz carbonique émis (lire « Objectif : zéro<br />
émission », p. 60). <strong>La</strong> combustion du charbon émet<br />
près de deux fois plus de gaz carbonique que celle<br />
du pétrole ou du gaz !<br />
Centrales au charbon, pourvu qu’elles séquestrent<br />
leur CO 2 , et centrales nucléaires, nous devrions<br />
aller vers des sources d’énergies très concentrées.<br />
À travers les réseaux de distribution, le principal<br />
vecteur de l’énergie serait l’électricité ; les énergies<br />
renouvelables assurant un complément, plus à<br />
portée de l’utilisateur. Sous couvert d’une réorganisation<br />
industrielle et sociétale majeure, la troisième<br />
révolution prométhéenne est peut-être pour<br />
bientôt. ● A. N.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Association for Study of Peak Oil (Aspo) : www.<br />
aspofrance.org/<br />
(4) W. Zittel et al.,<br />
Coal : Resources<br />
and Future<br />
Production, EWGseries<br />
n°1, 2007.<br />
(5) AEN/OCDE et<br />
AIEA, Uranium<br />
2005 : ressources,<br />
production,<br />
demande, 2006.<br />
(6) A. Nicolas,<br />
Futur empoisonné,<br />
quels défis ?<br />
Quels remèdes ?,<br />
Belin, 2007.<br />
(7) Y. Cochet, Pétrole<br />
apocalypse, Fayard,<br />
2006 (sur site, 2005).<br />
(8) M. D. Savinar,<br />
The Oil Age is Over,<br />
Morris, 2004.<br />
(9) J.-L. Wingert, <strong>La</strong><br />
Vie après le pétrole,<br />
Autrement, 2005.<br />
34 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 35<br />
© SOLAR IMPULSE/EPFL CLAUDIO LEONARDI<br />
FAIRE VOLER UN AVION<br />
SOLAIRE, JOUR ET NUIT,<br />
SANS CARBURANT :<br />
TEL EST LE DÉFI<br />
QUE LE SUISSE FRANCK<br />
PICARD TENTERA<br />
DE RELEVER EN 2011.
MODÉLISATION EAU<br />
Les nouveaux défis<br />
de l’eau<br />
© PHOTOTHÈQUE VEOLIA-CHRISTOPHE MAJANI D’INGUIMBERT<br />
Frans<br />
Schulting<br />
est directeur général<br />
de la Global Water<br />
Research Coalition,<br />
à Rhenoy,<br />
aux Pays-Bas.<br />
f.lschulting<br />
@freeler.nl<br />
De conception ancienne, les infrastructures actuelles de distribution et<br />
de collecte des eaux doivent être entièrement revues pour apporter eau<br />
potable et assainissement pour tous, tout en préservant la ressource.<br />
Les chiffres sont éloquents : aujourd’hui,<br />
1,1 milliard d’êtres humains n’ont pas accès<br />
à une eau potable de qualité et 2,4 milliards<br />
vivent sans système d’assainissement<br />
adapté, soit plus de la moitié de la population<br />
mondiale (1). Or chacun sait que l’eau potable,<br />
la collecte des eaux usées et leur assainissement<br />
sont essentiels pour le bien-être humain, d’abord<br />
du strict point de vue sanitaire, mais aussi pour le<br />
développement industriel et agricole. Ajoutons que<br />
la population mondiale augmente de 80 millions de<br />
personnes par an : on mesure le défi que représente<br />
la fourniture de ces services à toute l’humanité.<br />
Peut-on seulement espérer atteindre les objectifs<br />
du Millénaire pour le développement fixés par les<br />
36 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
Nations unies : une réduction de moitié du nombre<br />
de personnes qui n’ont pas accès de manière durable<br />
à un approvisionnement en eau potable et à un système<br />
d’assainissement d’ici à 2015 ? Cela supposerait<br />
de fournir chaque jour un accès à l’eau potable<br />
à 100 000 nouveaux habitants et un système d’assainissement<br />
efficace à 220 000 nouvelles personnes,<br />
l’équivalent d’une ville de 1 million d’habitants<br />
tous les dix jours !<br />
Parallèlement, lorsqu’elles existent, les infrastructures<br />
actuelles doivent répondre à la demande liée<br />
à l’urbanisation croissante. En 2030, la population<br />
des villes devrait avoisiner les 5 milliards, contre<br />
3,3 milliards prévus en 2008. Les ressources d’eau<br />
douce sont, par ailleurs, soumises à une compétition<br />
NOTRE SYSTÈME DE<br />
TRAITEMENT DES EAUX<br />
USÉES A FAIT SES<br />
PREUVES, COMME ICI À<br />
SAINT-MALO. MAIS IL<br />
EST PEU ADAPTÉ AUX<br />
RÉGIONS PAUVRES EN EAU.<br />
croissante entre les usages domestiques, industriels<br />
et agricoles. L’agriculture absorbe aujourd’hui plus<br />
de 70 % des prélèvements d’eau douce, contre moins<br />
de 10 % pour la consommation d’eau potable à usage<br />
domestique (qui varie de plus de 800 litres par jour au<br />
Canada à 1 litre par jour en Éthiopie). L’irrigation est<br />
en effet devenue essentielle pour nourrir la planète :<br />
même si elle ne concerne que 17 % des terres cultivées<br />
dans le monde, ces dernières produisent plus<br />
du tiers de l’alimentation mondiale. Souvent, malheureusement,<br />
de façon peu efficace : les méthodes<br />
d’irrigation sont inadaptées, et plus de la moitié de<br />
l’eau est parfois gaspillée avant même d’avoir atteint<br />
les cultures. <strong>La</strong> communauté mondiale de l’eau<br />
doit ainsi faire face à un double défi : d’une part,<br />
accroître l’accès à l’eau potable et à l’assainissement<br />
sur la planète, et de l’autre, garantir et optimiser la<br />
performance des systèmes d’alimentation en eau<br />
potable et d’assainissement déjà en place.<br />
Un triple objectif<br />
Comment assurer un équilibre durable entre tous<br />
ces besoins et les acteurs impliqués au niveau régional,<br />
national et même international ? <strong>La</strong> seule<br />
solution est d’instituer une « gestion intégrée des<br />
ressources en eau », une approche globale suivant<br />
un triple objectif : économique, environnemental<br />
et social. Les concepts récents d’eau virtuelle et<br />
d’empreinte sur l’eau (lire « Les enjeux mondiaux<br />
de l’eau virtuelle », ci-contre) sont un premier<br />
pas dans cette direction. Néanmoins, contrairement<br />
à ce que l’on pourrait supposer, disposer de<br />
la ressource et des infrastructures ad hoc ne suffit<br />
pas. Toutes les populations ne sont pas logées à la<br />
même enseigne et elles n’ont pas toutes accès à ces<br />
services, comme le démontre clairement le nouvel<br />
Indice de pauvreté en eau (lire « Stress hydrique et<br />
pauvreté », p. 38).<br />
De nombreuses études ont été entreprises ces dernières<br />
années pour identifier les tendances globales<br />
susceptibles d’avoir un impact sur le secteur de l’eau<br />
: l’Union européenne finance ainsi de grands projets<br />
comme Techneau (Technology Enabled Universal<br />
Access to Safe Water) pour l’approvisionnement en<br />
eau potable, et Switch (Sustainable Water Improves<br />
Tomorrow’s Cities Health), tous deux lancés en 2006, le<br />
second en association avec les Nations unies. Il ressort<br />
de ces études que la mondialisation et les modifications<br />
de comportement devraient jouer un rôle important,<br />
tout comme les technologies émergentes, les nouveaux<br />
polluants ou l’utilisation de l’eau en bouteille. Mais<br />
les principaux facteurs de changement sont ailleurs.<br />
Ils dépendront de quatre grandes tendances.<br />
<strong>La</strong> première est la démographie. <strong>La</strong> croissance de<br />
Les enjeux mondiaux<br />
de l’eau virtuelle<br />
D’une production à une autre, la consommation<br />
d’eau varie considérablement. Pour en tenir compte,<br />
la notion « d’eau virtuelle » est apparue dans les<br />
années 1990 : c’est la quantité d’eau douce utilisée<br />
pour la production d’un bien ou d’un service. On la<br />
calcule en additionnant les consommations d’eau<br />
à chaque étape de la chaîne de production. Il faut<br />
ainsi quelque 1 300 litres pour obtenir 1 kilogramme<br />
(kg) de blé, 1 900 litres pour 1 kg de riz et plus de<br />
15 500 litres pour 1 kg de bœuf. Cette eau est dite<br />
« virtuelle », car elle n’est plus présente dans le<br />
produit final. Le concept ne s’applique pas seulement<br />
aux aliments : la quantité d’eau virtuelle d’un<br />
tee-shirt en coton de 250 grammes est ainsi d’environ<br />
2 000 litres et celle d’une feuille de papier<br />
A4 (80 grammes par mètre carré) est de 10 litres.<br />
On peut aussi en déduire l’« empreinte sur l’eau »<br />
de chaque habitant en additionnant l’eau virtuelle<br />
de tous les produits consommés ou achetés,<br />
ainsi que la consommation quotidienne d’eau du<br />
robinet. En Asie, une personne consomme en<br />
moyenne 1 400 litres d’eau virtuelle par jour, contre<br />
4 000 litres en Europe (3). L’empreinte sur l’eau d’un<br />
pays dépend de sa consommation nationale, mais<br />
aussi de son profil (sa proportion de viande dans<br />
l’alimentation, par exemple), ainsi que des pratiques<br />
agricoles. Elle est de 2 500 mètres cubes (m 3 ) par<br />
habitant et par an pour les États-Unis, contre<br />
1 875 m 3 en France et 700 m 3 en Chine. <strong>La</strong> moyenne<br />
mondiale est de 1 240 m 3 .<br />
On évoque aussi de plus en plus cette notion dans le<br />
cadre des échanges commerciaux internationaux<br />
de biens et de services. En important une tonne<br />
de bœuf, un pays « sauve » ainsi 15 000 m 3 de ses<br />
ressources en eau, que le pays exportateur a, lui,<br />
consommés. À ce titre, les États-Unis, l’Argentine,<br />
la France et le Vietnam comptent parmi les plus<br />
grands exportateurs d’eau virtuelle, alors que le<br />
Japon, les Pays-Bas, la Chine et l’Espagne sont<br />
parmi les principaux importateurs. Ce nouveau<br />
commerce d’eau virtuelle ajoute une dimension<br />
aux problématiques de gestion de l’eau.<br />
la population et les migrations auront bien sûr un<br />
impact sur les besoins en eau, mais aussi sur leur<br />
localisation. Dans les pays en développement, les<br />
prévisions indiquent que la population urbaine<br />
pourrait atteindre 3,9 milliards de personnes<br />
en 2030, contre 1,9 milliard en 2000,<br />
MODÉLISATION EAU<br />
k<br />
(1) The Water Atlas,<br />
Myriad Edition Ltd,<br />
2004.<br />
(2) Global Water<br />
Research Coalition<br />
sur : www.globalwat<br />
erresearchcoalition.<br />
net (en anglais).<br />
(3) A. Y. Hoekstra<br />
et A. K. Chapagain,<br />
Water Resource<br />
Management, 21, 34,<br />
2007.<br />
(4) P. <strong>La</strong>wrence<br />
et al., The Water<br />
Poverty Index :<br />
an International<br />
Comparison, Keele<br />
Economic Research<br />
Papers, 2002.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 37
MODÉLISATION EAU<br />
PLUS DE 40 %<br />
DE LA POPULATION<br />
DES PAYS LES MOINS<br />
AVANCÉS N’ACCÈDE PAS<br />
FACILEMENT À UNE EAU<br />
POTABLE, PAR EXEMPLE<br />
EN AFRIQUE.<br />
* Le Produit<br />
intérieur brut<br />
(PIB) est<br />
la valeur totale<br />
de la production<br />
interne nette de<br />
biens et services<br />
marchands dans<br />
un pays, pendant<br />
une année.<br />
© URSULA MEISSNER/LAIF-REA<br />
Stress hydrique et pauvreté<br />
On évalue les risques de pénurie d’eau avec un indicateur : l’Indice de stress hydrique (ISH), qui précise si la<br />
demande dépasse la ressource disponible. C’est le rapport entre la demande et la ressource d’eau renouvelable<br />
disponible dans une région ou dans un pays. Cette dernière correspond à la quantité d’eau circulant<br />
dans les rivières et les aquifères, cette eau venant soit des précipitations sur la région, soit des réserves<br />
des régions voisines, via les fleuves et les aquifères transfrontaliers. En Europe, la Norvège et la Suède ont,<br />
sans surprise, un faible ISH, reflétant l’absence de stress hydrique, alors que Chypre, Malte, la Bulgarie, la<br />
Belgique et l’Espagne sont moins privilégiés.<br />
Mais l’ISH n’est pas la seule pièce du puzzle. Même si nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne, la<br />
manière dont chaque communauté utilise et gère ses ressources en eau et son impact sur l’environnement<br />
compte beaucoup. C’est ce que traduit l’Indice de pauvreté en eau (IPE), proposé en 2002 par l’économiste<br />
britannique Peter <strong>La</strong>wrence, de l’université Keele, et par ses collègues du Centre d’écologie et d’hydrologie<br />
de Wallingford (4). Il est calculé à partir de nombreux paramètres comme les ressources en eau et le stress<br />
hydrique, mais aussi l’accès à l’eau courante et à l’assainissement, la richesse (en particulier le Produit intérieur<br />
brut, PIB* ), la mortalité infantile, l’éducation, la consommation d’eau pour les usages domestiques,<br />
industriels et agricoles... Il permet donc une évaluation plus complète de la gestion de l’eau. Les pays développés<br />
et riches en eau comme la Finlande et la Norvège ont ainsi les plus forts IPE (78 et 77), alors que les<br />
pays pauvres souffrant d’une pénurie en eau, comme l’Éthiopie, le Niger et Haïti, sont en bas de la liste avec<br />
des valeurs autour de 34. Les scores de la France (68), des Pays-Bas (69) et des États-Unis (65) sont assez<br />
comparables. Les IPE de pays émergents comme la Chine (51) et l’Inde (53) sont du même ordre que ceux<br />
d’Israël (54) et de Singapour (56). Les scores similaires de ces quatre pays cachent cependant des situations<br />
très disparates : alors que les deux premiers disposent de larges ressources en eau, les deux derniers font<br />
face à un stress hydrique important, mais ils ont mis en place des programmes ambitieux d’accès à l’eau et<br />
disposent d’un PIB élevé.<br />
38 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
k<br />
ce qui provoquera une forte demande dans des<br />
zones relativement concentrées. Dans les pays développés,<br />
dans une moindre mesure, c’est l’accroissement<br />
du nombre de foyers composés d’une seule<br />
personne qui entraînera une hausse de la consommation<br />
d’eau par habitant, simplement en raison de<br />
la perte d’économies d’échelle. Globalement, ces<br />
différents facteurs démographiques provoqueront<br />
un stress hydrique sévère dans un grand nombre de<br />
régions du monde.<br />
Le deuxième facteur est le changement climatique,<br />
qui risque de multiplier les événements<br />
météorologiques extrêmes : sécheresses, inondations,<br />
tempêtes... À long terme, cela pourrait avoir<br />
des conséquences sur la disponibilité des ressources<br />
en eau. Par ailleurs, ces pluies plus intenses et plus<br />
concentrées constitueront un défi pour les systèmes<br />
urbains d’évacuation des eaux usées et des eaux<br />
pluviales (lire « Une démarche globale », p. 74).<br />
D’une façon générale, le réchauffement climatique<br />
accélérera le rythme du cycle de l’eau, d’où<br />
l’urgence d’accroître la flexibilité des systèmes de<br />
distribution et de collecte.<br />
Le troisième facteur est dans tous les esprits : il<br />
s’agit de l’énergie. Le secteur de l’eau connaît une<br />
forte augmentation de ses dépenses énergétiques,<br />
© TIBOR BOGN·R/CORBIS<br />
non seulement en raison de la hausse du coût<br />
de l’énergie, mais surtout à cause de l’évolution<br />
technologique des procédés de traitement : les technologies<br />
de pointe d’épuration des eaux sont désormais<br />
capables d’éliminer les polluants à l’état de<br />
trace, comme les produits pharmaceutiques, mais<br />
au prix d’une consommation énergétique accrue.<br />
De même, l’exploitation des nouvelles sources d’eau<br />
douce utilisées dans les zones de stress hydrique est<br />
gourmande en énergie : le dessalement de l’eau de<br />
mer en consomme ainsi deux à trois fois plus que les<br />
systèmes d’approvisionnement conventionnels (lire<br />
« Boire les océans », p. 66).<br />
Une autre gestion de l’eau<br />
<strong>La</strong> quatrième tendance concerne le vieillissement des<br />
infrastructures et, donc, leur dégradation. Un état de<br />
fait qui pose problème dans de nombreux pays. Les<br />
installations de réseaux urbains d’alimentation en eau<br />
potable et d’évacuation des eaux usées représentent<br />
d’énormes investissements. Même si leur durée de<br />
vie est assez longue, en général de plusieurs décennies,<br />
leur entretien et leur rénovation ne sont pas toujours<br />
réalisés à temps. Or, des conduites en mauvais<br />
état affectent la qualité de l’eau distribuée et risquent<br />
de contaminer les eaux souterraines et les sols. En<br />
Europe, quelque 5 milliards d’euros sont dépensés<br />
chaque année pour réhabiliter les réseaux. Aux États-<br />
Unis, où ils ont plus de cinquante ans, on estime qu’il<br />
faudrait pour cela 700 milliards de dollars.<br />
Tous ces facteurs nous poussent à réévaluer notre<br />
approche traditionnelle de la gestion des eaux<br />
urbaines, qui n’est plus adaptée à nos besoins. Les<br />
méthodes de potabilisation et d’assainissement<br />
de l’eau utilisées dans le monde ont, en effet, été<br />
inventées au milieu du xix e siècle et se sont développées<br />
dans des parties du monde où la ressource<br />
était abondante. Leur principe est une circulation<br />
« en boucle » où l’eau va de la source au robinet, puis<br />
de l’évier à l’égout qui l’achemine jusqu’à la station<br />
d’épuration, avant de repartir dans la nature.<br />
Du point de vue de la santé publique, ce système<br />
a largement fait ses preuves pour fournir une eau<br />
potable de qualité et un assainissement adéquat.<br />
Évolution de la consommation mondiale d’eau<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
MODÉLISATION EAU<br />
k<br />
À SINGAPOUR,<br />
LE BASSIN DE MARINA<br />
BAY, BIENTÔT ISOLÉ<br />
DE LA MER, RETIENDRA<br />
LES EAUX DE PLUIE<br />
ET DEVIENDRA UNE<br />
RÉSERVE D’EAU DOUCE.<br />
<br />
<br />
L’agriculture absorbe plus de 70 % de l’eau douce dans le monde. L’eau potable<br />
compte pour moins de 10 %.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 39<br />
INFOGRAPHIE : LUDOVIC DUFOUR-SOURCE SVGW/SSIGE
MODÉLISATION EAU<br />
AU SAHEL, UNE<br />
MEILLEURE GESTION<br />
DE L’EAU EST VITALE.<br />
LA RESSOURCE NE<br />
MANQUE PAS, MAIS DE<br />
TERRIBLES SÉCHERESSES<br />
FRAPPENT LA RÉGION.<br />
k<br />
Des défis restent bien sûr à relever, comme<br />
l’optimisation de la consommation d’énergie et le<br />
devenir des eaux usées. Des sources d’inquiétude<br />
subsistent aussi, comme l’impact des effluents sur le<br />
milieu aquatique, en particulier des micropolluants<br />
tels les perturbateurs endocriniens* .<br />
En revanche, il est clair que ce système ne sera pas<br />
capable de relever le défi de l’eau dans les régions<br />
où les ressources sont limitées. Il nécessite en effet<br />
de grandes quantités d’eau pour diluer et évacuer<br />
les déchets, puis pour les transporter et les déverser.<br />
Ce principe doit, à l’évidence, être révisé. Ne peuton<br />
pas concevoir une manière plus intelligente et<br />
plus écologique de gérer cette précieuse ressource ?<br />
Ne pourrions-nous pas mieux la stocker localement<br />
pour combler le déséquilibre entre les quantités d’eau<br />
nécessaires et celles disponibles ?<br />
Le Saint-Graal de l’eau n’a pas encore été découvert,<br />
mais de nombreuses recherches (2) sont en cours pour<br />
développer les briques nécessaires à la construction de<br />
ces nouveaux concepts, comme les programmes européens<br />
Techneau et Switch. Ces nouvelles approches<br />
étudient entre autres la « fermeture » des cycles de<br />
l’eau : le principe est de réutiliser l’eau plusieurs<br />
fois, après un traitement approprié, avant qu’elle ne<br />
retourne à la source. Un autre aspect est la prise en<br />
compte de ressources alternatives comme les eaux<br />
souterraines saumâtres, l’eau de mer, les eaux pluviales<br />
et les eaux usées (lire « Eaux usées : un puits de<br />
40 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
ressources », p. 69). L’idée serait d’utiliser des eaux<br />
de différentes qualités selon les usages – domestique,<br />
industriel ou agricole – en optimisant cette qualité<br />
seulement lorsque c’est nécessaire.<br />
Retour aux sources<br />
Pour limiter l’assainissement autant que possible, la<br />
prévention des contaminations et le traitement des<br />
eaux usées pourraient se faire à la source, par exemple<br />
dans les hôpitaux ou les maisons de retraite pour éliminer<br />
les produits pharmaceutiques. On pourrait<br />
aussi mettre au point des systèmes d’assainissement<br />
économiques en eau, ou n’en utilisant pas du tout,<br />
comme les égouts à vide, au principe similaire à<br />
celui des toilettes des avions, ou les toilettes à compost.<br />
Par ailleurs, des systèmes intelligents de gestion<br />
des flux permettraient de faire face aux épisodes<br />
pluvieux violents, mais aussi de stocker ces eaux<br />
pluviales pour les réutiliser. À l’avenir, les capteurs<br />
joueront un rôle majeur tout au long du cycle de<br />
l’eau, pour mesurer non seulement des caractéristiques<br />
physiques comme la température, le débit ou<br />
la pression, mais, aussi, des paramètres de qualité<br />
comme la présence de produits pharmaceutiques<br />
ou d’autres micropolluants organiques.<br />
Un autre principe directeur concernera les économies<br />
d’énergie. C’est en effet le coût énergétique qui<br />
limite, pour l’instant, les possibilités d’épuration<br />
des eaux : si l’énergie n’était pas limitée, on pour-<br />
© DAVID ROSE/PANOS-REA<br />
Demain, l’eau à volonté ?<br />
Si les moyens d’approvisionnement en eau suivaient le développement des communications au cours des siècles,<br />
quel serait le pendant du « téléphone portable » qui rendrait l’eau accessible à tous et à tout moment ? Une pile à<br />
combustible utilisant nos déchets pour produire de l’eau, à partir d’oxygène et d’hydrogène ? Une bouteille se remplissant<br />
à l’infini ?<br />
Époque Moyen de communication Approvisionnement en eau<br />
Dans le passé... Oral. Eau bue là où elle est disponible.<br />
Puis... Développement de l’écriture : Développement des bouteilles<br />
messages envoyés par courrier. et des récipients pour transporter l’eau.<br />
Ensuite... Connexions par fil ou par câble : Conduites : eau potable apportée<br />
messages envoyés par téléphone dans les foyers.<br />
ou par fax.<br />
Aujourd’hui... Téléphone mobile permettant Un système d’eau potable<br />
de communiquer avec tous, accessible à tous,<br />
partout et à tout moment. partout et à tout moment ?<br />
rait extraire l’eau potable de toutes les ressources en<br />
eau. Une des solutions pourrait être de récupérer<br />
l’énergie présente dans les eaux usées, en utilisant<br />
les boues d’épuration pour la production de biogaz,<br />
par exemple. Tout en développant ces nouvelles<br />
technologies, veillons à ne pas oublier l’intérêt de<br />
pratiques connues de longue date telles que la filtration<br />
sur berge et la filtration lente sur sable. Elles<br />
nécessitent peu de développement technologique et<br />
sont particulièrement économes en énergie. Elles<br />
conservent tout leur intérêt lorsqu’elles peuvent être<br />
mises en œuvre.<br />
Du sur-mesure<br />
Il n’est ni possible ni souhaitable de développer<br />
un concept unique. Nous avons au contraire<br />
besoin d’une panoplie d’options et de technologies<br />
pour les différentes phases du cycle de l’eau. Les<br />
nouveaux concepts durables doivent être taillés<br />
sur mesure en fonction des ressources disponibles<br />
et de la taille des communautés à alimenter<br />
(lire « Mieux utiliser l’eau », p. 88). L’implication<br />
des utilisateurs et des organes régulateurs, dès le<br />
début des projets, sera d’une grande importance pour<br />
en garantir l’acceptation. L’exemple de Singapour<br />
montre que ces nouveaux concepts intégrés pour<br />
le cycle de l’eau deviennent aujourd’hui réalité. Ce<br />
pays aux ressources hydriques très limitées a mis en<br />
place un programme efficace de préservation de<br />
l’eau, incluant le captage direct des eaux de pluies<br />
et la réutilisation des eaux usées pour diversifier<br />
les apports, avec une forte implication de la population.<br />
De même, dans toutes les régions de stress<br />
hydrique, il faudra mettre en place des systèmes<br />
utilisant diverses ressources et consommant l’eau<br />
d’une façon plus efficace. Il est évident que l’utilisation<br />
des énergies renouvelables et la limitation<br />
des fuites d’eaux usées dans l’environnement font<br />
partie intégrante de cette approche.<br />
Comme ils ont peu à voir avec les installations<br />
actuelles, ces systèmes se développeront d’abord<br />
dans des zones dénuées d’équipements de gestion<br />
des eaux : de nouvelles zones urbaines, des régions<br />
plus rurales et, surtout, les pays en développement. À<br />
l’évidence, le monde industrialisé est, pour l’instant,<br />
pris au piège par sa vieille infrastructure. Néanmoins,<br />
soutenir la mise en place de ces installations dans<br />
les pays émergents permettra aux pays développés<br />
d’ouvrir la voie à des concepts nouveaux, robustes<br />
et éprouvés. Des concepts qui permettront de remplacer<br />
leurs propres infrastructures dans les décennies<br />
à venir. Cet investissement dans des solutions<br />
appropriées est la garantie d’un avenir prospère, tant<br />
du point de vue de l’accès à la ressource en eau que<br />
du point de vue économique.<br />
Mais ces nouveaux concepts et ces nouvelles<br />
technologies ne suffiront pas. Pour que ces scénarios<br />
deviennent réalité, il faut aussi un environnement<br />
politique régional stable et des capacités de<br />
construction et de planification adéquates. ● F. S.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Portail eau de l’Unesco : www.unesco.org/water/<br />
index_fr.shtml<br />
Programme Switch : www.switchurbanwater.eu<br />
(en anglais).<br />
Programme Techneau : www.techneau.org (en anglais).<br />
MODÉLISATION EAU<br />
* Un perturbateur<br />
endocrinien est<br />
une molécule<br />
chimique capable<br />
d’influer sur les<br />
communications<br />
hormonales<br />
entre les cellules<br />
de l’organisme.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 41
MODÉLISATION SANTÉ<br />
Controverses sur<br />
les maladies émergentes<br />
LES GRANDS MOYENS<br />
ONT ÉTÉ EMPLOYÉS EN<br />
2006 À LA RÉUNION,<br />
POUR ÉRADIQUER LES<br />
MOUSTIQUES, VECTEURS<br />
DU CHIKUNGUNYA.<br />
Marie Schal<br />
est journaliste<br />
Moustiques, moucherons piqueurs... les vecteurs d’épidémies potentielles<br />
sont surveillés de près. Quant à savoir s’ils se propagent à la faveur du<br />
réchauffement climatique, de la mondialisation, de la déforestation...<br />
Pour la première fois, une épidémie de<br />
chikungunya s’est déclarée sur le continent<br />
européen, touchant plus de 250 personnes<br />
dans la province de Ravenne. Le virus,<br />
transmis par des moustiques, avait déjà fait parler de<br />
lui en 2006 en provoquant une épidémie majeure<br />
dans les îles de l’océan Indien. Mais la maladie ne<br />
s’était encore jamais propagée hors des tropiques.<br />
<strong>La</strong> faute au réchauffement climatique ? Avec la hausse<br />
des températures, une des craintes est précisément<br />
que les maladies transmises par les insectes et les<br />
scientifique. L’alerte est venue d’Italie le 30 août dernier.<br />
42 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
acariens ne remontent vers les zones tempérées (1).<br />
Les vecteurs de ces maladies, moustiques, moucherons<br />
ou tiques, sont en effet sensibles au climat. Des<br />
hivers plus doux devraient leur permettre de survivre<br />
plus au nord. Des étés plus longs pourraient<br />
augmenter la période de transmission des maladies.<br />
Et les pluies plus abondantes, faciliter le développement<br />
de certaines larves d’insectes. Plusieurs modèles<br />
prédisent ainsi une extension géographique du paludisme<br />
dans les décennies à venir (2). Sans parler des<br />
épidémies de dengue, une maladie virale transmise<br />
par les mêmes moustiques que le chikungunya.<br />
© EYEDEA/GAMMA/BOUHET RICHARD<br />
Les simulations de Simon Hales, de l’université néozélandaise<br />
d’Otago, suggèrent que plus de la moitié<br />
de la population mondiale pourrait y être exposée<br />
en 2085, contre 35 % à 40 %, aujourd’hui (3).<br />
Ces prévisions alarmistes sont néanmoins très<br />
controversées. « Il y a beaucoup d’exagération sur le<br />
sujet », juge Paul Reiter, de l’Institut Pasteur. Une prudence<br />
partagée par d’autres confrères. « Ces modèles<br />
sont simplifiés, explique Jean-François Guégan, de<br />
l’Institut de recherche pour le développement (IRD).<br />
Ils ne représentent absolument pas la réalité, car ils<br />
ne tiennent compte ni de l’écologie, ni de l’évolution<br />
des interactions vecteurs-pathogènes* . » L’étude de la<br />
situation actuelle ne permet pas non plus de trancher<br />
: « On pense que le réchauffement climatique<br />
pourrait effectivement provoquer des remontées de<br />
vecteurs, mais on n’a pour l’instant aucune donnée<br />
démontrant ce lien », poursuit-il.<br />
<strong>Recherche</strong> responsables...<br />
De nombreux facteurs peuvent en effet expliquer<br />
la migration ou la modification du comportement<br />
des vecteurs et, dans leur sillage, l’apparition d’une<br />
maladie : déforestation, modification des pratiques<br />
agricoles, migrations humaines et transport des marchandises...<br />
C’est justement le cas pour le moustique<br />
Aedes albopictus, qui a propagé l’épidémie de<br />
chikungunya en Italie. À l’origine cantonné en Asie,<br />
ce moustique a gagné les États-Unis dans les années<br />
1980, avant de s’installer en Europe au cours de la<br />
décennie suivante. Il est aujourd’hui bien établi en<br />
Italie et dans le sud de la France, mais on le rencontre<br />
aussi en Belgique et en Hollande. Ses œufs, capables<br />
de résister plusieurs mois à sec, voyagent dans les<br />
cargaisons de pneus. Une fois le vecteur présent en<br />
Italie, l’introduction du virus, vraisemblablement par<br />
un voyageur infecté, a suffit à déclencher l’épidémie.<br />
« C’est un vecteur expansionniste, qui profite de la<br />
mondialisation pour étendre son aire de reproduction,<br />
explique Didier Fontenille, de l’IRD. Mais cela<br />
n’a rien à voir avec le réchauffement climatique. Ce<br />
moustique est très bien adapté à l’hiver. »<br />
Qu’en est-il du paludisme ? <strong>La</strong> question a fait l’objet<br />
d’innombrables études, aux résultats contradictoires.<br />
Les indices les plus forts viennent d’une augmentation<br />
du nombre de cas sur les hauts plateaux africains.<br />
Une recrudescence du paludisme a aussi été observée<br />
dans certaines régions d’Amérique du Sud et en<br />
Russie, mais rien ne permet d’affirmer qu’elle soit<br />
liée au climat, plutôt qu’à une baisse de vigilance, à<br />
la déforestation ou à la croissance démographique.<br />
« Néanmoins, assure Didier Fontenille, il n’y a pas de<br />
risque de réintroduction du paludisme en Europe, car<br />
il existe une surveillance et des médicaments efficaces.<br />
On n’aura donc pas d’épidémie, car on pourra couper<br />
tout de suite le cycle. »<br />
<strong>La</strong> migration récente d’autres vecteurs est en revanche<br />
source de préoccupation. Deux types de moucherons<br />
piqueurs sont étroitement surveillés : les phlébotomes,<br />
qui transmettent la leishmaniose, et les culicoïdes,<br />
vecteurs de la fièvre catarrhale ovine. <strong>La</strong> leishmaniose<br />
est une maladie parasitaire cutanée ou viscérale<br />
qui, en Europe, touche surtout les chiens, mais<br />
peut aussi se transmettre à l’homme. Ces dernières<br />
années, la distribution géographique des phlébotomes<br />
s’est modifiée dans le sud de la France et ils ont été<br />
signalés en Allemagne, dans le bassin rhénan. <strong>La</strong><br />
fièvre catarrhale ou maladie de la « langue bleue »<br />
du mouton est, quant à elle, nouvelle sur le continent.<br />
Les moucherons sont apparus en France sur<br />
le littoral méditerranéen en 2003, avant de se disperser<br />
rapidement. Des foyers de la maladie ont été<br />
signalés en 2006 aux Pays-Bas, en Allemagne, en<br />
Belgique et, très récemment, au Danemark et en<br />
Suisse. « On se demande s’il n’y a pas une<br />
composante climatique dans l’apparition<br />
de ces épidémies. On n’a aucune preuve<br />
formelle, mais des suspicions »,<br />
explique Didier Fontenille.<br />
Une lourde tâche sera donc de<br />
faire le tri entre tous les facteurs<br />
intervenant dans l’émergence de<br />
ces maladies. C’est ce à quoi s’attelle<br />
le projet Emerging Diseases in<br />
a Changing European Environment<br />
(Eden (4)), lancé en 2004 par l’Union<br />
européenne et qui regroupe 47 partenaires<br />
de 24 pays pendant cinq ans. Même<br />
si le climat semble pour l’instant accessoire, « il y<br />
a un effet d’échelle, pondère Jean-François Guégan.<br />
L’impact de la déforestation est local, directement<br />
perceptible. Les effets des événements à large échelle<br />
comme le changement climatique se font sentir à long<br />
terme. Si l’on ne voit rien aujourd’hui, cela ne veut<br />
pas dire qu’il en sera de même dans cinquante ans ».<br />
Une hypothèse peu évoquée, mais pourtant plausible,<br />
est au contraire la diminution des maladies<br />
à vecteurs en certains points du globe. Car ceux-ci<br />
ne supportent pas non plus les trop hautes températures.<br />
● M. S.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Organisation mondiale de la santé : www.who.int/<br />
topics/climate/fr/<br />
Emerging Pests and Vector-Borne Diseases in<br />
Europe, W. Takken et B.G.J. Knols (dir.), Wageningen<br />
Academic Publishers, 2007.<br />
MODÉLISATION SANTÉ<br />
(1) L. Schalchli,<br />
« Parasites en<br />
tout genre »,<br />
Les Dossiers de <strong>La</strong><br />
<strong>Recherche</strong>, 17, 2005.<br />
(2) A. J. McMichael<br />
et al., The <strong>La</strong>ncet,<br />
367, 859, 2006.<br />
(3) S. Hales et al.,<br />
The <strong>La</strong>ncet, 360, 830,<br />
2002.<br />
(4) www.edenfp6project.net//<br />
(en anglais).<br />
© EYEDEA/GAMMA/BOUHET RICHARD<br />
QUI SAIT COMMENT<br />
CES MOUSTIQUES<br />
(ICI AEDES ALBOPICTUS)<br />
SURVIVRONT<br />
ET MIGRERONT ?<br />
* Les interactions<br />
vecteurspathogènes<br />
sont<br />
les interactions<br />
biologiques<br />
entre le vecteur<br />
(moustique...) et le<br />
virus ou le parasite<br />
qu’il transmet.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 43
MODÉLISATION BIODIVERSITÉ<br />
Robert<br />
Barbault<br />
est directeur<br />
du département<br />
écologie et gestion<br />
de la biodiversité<br />
du Muséum national<br />
d’histoire naturelle<br />
(MNHN) de Paris.<br />
Biodiv.<br />
Barbault@snv.<br />
jussieu.fr<br />
SANS VÉGÉTATION,<br />
LA VIE EST IMPOSSIBLE<br />
SUR TERRE. EN FRANCE,<br />
SUR 4 500 ESPÈCES DE<br />
PLANTES RECENSÉES,<br />
943 SONT MENACÉES.<br />
Le nombre d’espèces vivant à la surface de<br />
notre planète chute à une vitesse inédite<br />
dans l’histoire de la Terre. Or, la biodiversité<br />
des milieux est le garant de leur productivité,<br />
de la bonne pollinisation des plantes,<br />
de l’adaptation aux changements ; elle participe à la<br />
régulation du climat, au maintien de la qualité de<br />
l’eau et de la fertilité des sols. <strong>La</strong> vie humaine est<br />
hautement dépendante de ces paramètres. Dans<br />
quelle mesure celle que beaucoup appellent déjà la<br />
sixième extinction de masse* va-t-elle affecter nos<br />
modes de vie, sinon notre survie ? Répondre à cette<br />
question exige de bien comprendre comment fonctionnent<br />
les « réseaux trophiques », ces ensembles<br />
de chaînes alimentaires liées entre elles au sein d’un<br />
écosystème* et dans lesquelles l’énergie et la matière<br />
circulent. Grâce à cette connaissance, des équipes<br />
tentent aujourd’hui des simulations informatiques qui<br />
donnent une idée de la manière dont les écosystèmes<br />
peuvent évoluer. Cela ouvre, par la même occasion,<br />
44 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
des pistes pour apprendre à concilier conservation<br />
de la biodiversité et agriculture, besoin de développement<br />
et sauvegarde de l’environnement.<br />
On connaît bien les causes qui précipitent l’extinction<br />
des espèces et qui sont en œuvre dans la crise actuelle :<br />
la destruction et la dégradation des milieux (déforestation,<br />
fragmentation des habitats, pollution…), la<br />
surexploitation des populations animales et végétales<br />
(chasse, pêche, récoltes), l’introduction et l’expansion<br />
d’espèces exotiques et le réchauffement climatique.<br />
Et puisque l’on sait que les espèces dépendent<br />
les unes des autres à travers des réseaux alimentaires<br />
complexes, on comprend que l’extinction d’une<br />
espèce va induire, à son tour, une cascade d’extinctions<br />
(lire « Bouleversements en cascade », p. 46) :<br />
celle de telle plante fera disparaître les espèces d’insectes<br />
qui s’en nourrissent, celle de tel insecte, les<br />
espèces de plantes qu’il pollinise...<br />
<strong>La</strong> majorité des spécialistes, sur la base de données<br />
bien étayées pour les plantes, les vertébrés et quelques<br />
groupes d’invertébrés, estime que le taux d’extinction<br />
actuel des espèces est mille fois supérieur au<br />
taux « naturel », comme le confirme le récent rapport<br />
du Millennium Ecosystem Assessment, paru en<br />
2005 (1) . <strong>La</strong> sixième crise d’extinction, imputable<br />
à l’homme et à ses activités, est donc bien une réalité<br />
: les experts de l’Union mondiale pour la nature<br />
en évaluent chaque année les menaces à partir du<br />
suivi de plus de 38 000 espèces.<br />
Face à ce constat, les gouvernements se sont fixé, à la<br />
conférence de Johannesburg de 2002, l’objectif ambitieux<br />
de freiner significativement l’érosion de la biodiversité<br />
à l’horizon 2010 — voire de la stopper en ce<br />
qui concerne l’Union européenne. Cela suppose à la<br />
fois d’agir sur les causes de la dégradation des milieux<br />
et de l’accroissement des risques d’extinction d’un<br />
nombre de plus en plus élevé d’espèces… et d’être en<br />
mesure d’évaluer ce qui se passe, ainsi que l’efficacité<br />
des mesures prises. C’est dans ce but que la septième<br />
conférence des parties de la Convention de la diversité<br />
biologique (2), qui s’est tenue à Kuala Lumpur<br />
(Malaisie) en février 2004, a établi un premier jeu<br />
d’indicateurs : la liste rouge des espèces menacées,<br />
la surface terrestre concernée par les aires protégées,<br />
le couvert forestier, la production d’azote par l’agriculture,<br />
l’industrie ou les transports, etc.<br />
Améliorer les indicateurs<br />
Cependant, ces indicateurs doivent encore être<br />
complétés. <strong>La</strong> liste rouge des espèces menacées ne<br />
couvre pas un grand nombre de groupes d’invertébrés,<br />
les aires protégées ne le sont qu’à des degrés divers,<br />
et trop peu d’indicateurs sont quantitatifs. Chaque<br />
pays, chaque région est incité à mettre en œuvre de<br />
tels indicateurs, dont certains devront être adoptés à<br />
l’échelle mondiale avant l’échéance de 2010.<br />
En Europe, on dispose déjà de l’indicateur « oiseaux<br />
MODÉLISATION BIODIVERSITÉ<br />
Que nous réserve le troisième millénaire ?<br />
Les simulations commencent à dessiner l’avenir écologique de notre<br />
planète. Mais elles se heurtent au manque de données, à la complexité<br />
des interactions entre espèces, aux effets de seuil et à l’incertitude sur<br />
les futurs modes de développement.<br />
© C.VANDER EECKEN/REPORTERS-REA<br />
communs ». En France, les données recueillies par<br />
près de 1 millier d’amateurs préalablement formés,<br />
sur 10 000 points d’observation répartis sur l’ensemble<br />
du territoire métropolitain, permettent d’estimer les<br />
effectifs de 95 espèces communes depuis 1989. On<br />
y trouve des espèces spécialistes des zones humides,<br />
des forêts, des prairies ou d’espaces cultivés, des insectivores,<br />
des granivores, des frugivores et des rapaces<br />
grands prédateurs, etc. Au-delà de l’intérêt qu’ornithologues<br />
ou amoureux de la nature peuvent avoir<br />
pour le devenir des pinsons, bouvreuils et autres<br />
faucons crécerelles, les fluctuations de cet indicateur,<br />
dont on peut analyser séparément les différentes<br />
composantes, traduisent l’évolution de la qualité des<br />
milieux dont dépendent, comme nous, ces animaux<br />
(Lire « Oiseaux communs : un indicateur de biodiversité<br />
», p. 49).<br />
Pour l’heure, ce genre d’indicateur reste trop rare.<br />
Les informations disponibles sur les changements<br />
de statut des espèces, d’effectifs des populations,<br />
d’étendue et de conditions des habitats demeurent<br />
parcellaires (3), avec des carences considéra-<br />
k<br />
L’OURS POLAIRE,<br />
LE PLUS GRAND<br />
DES CARNIVORES<br />
TERRESTRES, EST<br />
SUR LA LISTE ROUGE DES<br />
ESPÈCES MENACÉES.<br />
* Au cours<br />
d’une extinction<br />
de masse<br />
une proportion<br />
significative<br />
des espèces<br />
vivant sur Terre<br />
disparaît. Au long<br />
des 700 derniers<br />
millions d’années,<br />
les paléontologues<br />
s’accordent pour<br />
reconnaître cinq<br />
grands spasmes<br />
d’extinction :<br />
il y a 500, 440,<br />
365, 250, 195<br />
et 65 millions<br />
d’années.<br />
* Un écosystème<br />
est un ensemble<br />
formé par<br />
une communauté<br />
d’organismes et<br />
l’environnement<br />
physico-chimique<br />
dans lequel<br />
ils vivent.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 45<br />
© KLEIN & HUBERT / BIOS
MODÉLISATION BIODIVERSITÉ<br />
k<br />
bles pour beaucoup de groupes, de régions et<br />
de types d’habitats.<br />
L’établissement d’indicateurs n’est qu’une première<br />
étape pour un diagnostic de l’état de santé des<br />
écosystèmes. Contrairement à ce que l’on pourrait<br />
croire, la biodiversité n’est pas assimilable à<br />
une collection de timbres rares et précieux, en<br />
l’occurrence les espèces « phares » ou menacées.<br />
Toutes les espèces ne jouent pas un rôle de même<br />
importance dans les réseaux complexes d’interactions<br />
qui fondent les écosystèmes. L’approche purement<br />
comptable n’est donc pas suffisante.<br />
Seuls des modèles peuvent rendre<br />
compte du bon fonctionnement d’un<br />
écosystème.<br />
De ce point de vue-là, notre capacité<br />
à prévoir les évolutions futures est<br />
d’abord limitée par la connaissance<br />
que l’on peut avoir de la structure et<br />
de la dynamique de ces réseaux. C’est<br />
elle qui permettra d’établir des prévisions fiables de<br />
l’évolution des écosystèmes et des services écologiques<br />
qu’ils fournissent (purification des eaux, pollinisation<br />
des vergers, régulation des climats locaux…),<br />
en fonction des changements globaux entraînés par<br />
les activités humaines. Le défi qui nous est posé ici<br />
est celui de la modélisation de la complexité. Les<br />
approches mathématiques et le recours à la modélisation<br />
ne sont pas nouvelles en écologie. Elles datent<br />
du tout début du xx e siècle, depuis les contributions<br />
pionnières de l’Américain Alfred Lotka, de l’Italien<br />
Bouleversements en cascade<br />
46 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
Freiner, voire<br />
stopper, l’érosion<br />
de la biodiversité<br />
à l’horizon 2010<br />
Vito Volterra ou encore du Russe Vladimir Kostitzin.<br />
Le sujet a donc une histoire riche, nourrie par la<br />
montée en puissance des statistiques et de la théorie<br />
des systèmes dynamiques. Mais de récentes avancées<br />
analytiques, couplées à l’amplification des capacités<br />
offertes par l’informatique à haut débit, ont ouvert de<br />
nouveaux horizons à l’étude des communautés et des<br />
écosystèmes, donc à celle de la biodiversité (4).<br />
Parmi les défis à relever, dès lors qu’on vise à prédire<br />
des évolutions, il y a notamment les façons de prendre<br />
en compte et de traiter la dynamique d’ensembles<br />
complexes d’individus et d’espèces en<br />
interaction et les différences d’échelles<br />
spatiales, où se déroulent les divers processus<br />
biologiques et écologiques sousjacents,<br />
du local au régional, mais aussi<br />
du régional au planétaire. Il s’agit aussi<br />
de comprendre les cascades d’effets<br />
entraînées dans les réseaux trophiques<br />
par l’extinction ou la raréfaction de telle<br />
ou telle espèce de grand poisson victime de la surpêche,<br />
ou par la prolifération de telle ou telle espèce<br />
exotique envahissante.<br />
De même il faut évaluer comment des microchangements<br />
du cycle d’un nutriment, d’un polluant ou<br />
d’une population animale ou végétale survenant<br />
localement vont se faire sentir à d’autres échelles.<br />
Des diagnostics d’évolution de la biodiversité à<br />
l’horizon 2050, voire 2100, ont d’ores et déjà été<br />
produits par divers auteurs sur la base de scénarios<br />
de changements climatiques, d’évolution d’usage<br />
L’élimination de prédateurs situés au sommet<br />
d’une chaîne alimentaire bouleverse l’ensemble<br />
du réseau auquel ils appartiennent. C’est ce qui<br />
s’est produit à partir de la fin des années 1980<br />
dans l’Atlantique Nord. L’effondrement de la<br />
population de morue sur les côtes de Nouvelle-<br />
Écosse (Canada), accompagné d’ailleurs de celui<br />
de quelques autres espèces commercialement<br />
exploitées comme l’aiglefin ou la raie ocellée, a<br />
en effet entraîné la prolifération des petits poissons<br />
pélagiques et des macro-invertébrés ben-<br />
Pêche aux crabes en mer de Béring<br />
thiques tels que le crabe des neiges Chinoecetes<br />
opilio et la crevette Pandalus borealis, auparavant<br />
proies principales de ces grands prédateurs benthiques. Cette prolifération a, à son tour, provoqué la<br />
régression des proies de ces animaux marins de taille moyenne : le zooplancton herbivore de grande taille.<br />
Quant au phytoplancton, proie de ce zooplancton, il a naturellement vu son abondance croître… tandis que<br />
les concentrations en nitrate, dont il se nourrit, ont chuté ; enfin, les phoques, gros consommateurs de petits<br />
poissons pélagiques et d’invertébrés benthiques, ont profité de la raréfaction des morues (12).<br />
© HÉLÈNE DAVID / ARGOS / PICTURETANK<br />
DÉFORESTATION AU<br />
CAMEROUN (AFRIQUE) :<br />
LES ÉCOSYSTÈMES<br />
SONT FRAGILES, ET LA<br />
MOINDRE PERTURBATION<br />
DE LEUR ÉQUILIBRE<br />
LES MET EN PÉRIL.<br />
des terres, de transformation<br />
consécutive des paysages<br />
végétaux et d’hypothétiques<br />
réponses de la biodiversité à<br />
tous ces changements (5). Ainsi, en 2003, l’écologue<br />
britannique Chris Thomas, entouré d’une équipe<br />
internationale, a pour la première fois pris en compte<br />
l’effet du réchauffement climatique sur les milieux<br />
pour en déduire l’évolution des aires géographiques<br />
de 1 103 espèces de plantes et d’animaux (6). Il a utilisé<br />
une relation mathématique empirique, qui lie<br />
le nombre des espèces et la superficie des habitats<br />
qu’elles occupent.<br />
Évaluer le service écologique<br />
De nombreuses études montrent, en effet, que<br />
lorsque l’aire d’un milieu est multipliée par dix, le<br />
nombre d’espèces qui y habitent double. Prise en<br />
sens inverse, cette relation, bien connue des biogéographes<br />
et des écologues, reste la seule approche<br />
pour modéliser l’évolution de la biodiversité. Pour<br />
Chris Thomas et ses collaborateurs, dans l’hypothèse<br />
de changements moyens (accroissement de la<br />
température compris entre 1,8° C et 2° C à l’horizon<br />
2050), les taux d’extinction pourraient atteindre<br />
20 % si les espèces sont capables de dispersion, mais<br />
37 % dans le cas contraire. De telles prévisions sont<br />
cependant d’autant plus difficiles à faire qu’elles se<br />
heurtent à des effets de seuil. Tous les écosystèmes<br />
MODÉLISATION BIODIVERSITÉ<br />
sont en effet exposés à des changements graduels du<br />
climat, de la charge en nutriments, de la fragmentation<br />
des habitats ou de l’exploitation humaine. Mais,<br />
contrairement à ce que l’on a longtemps pensé, la<br />
nature ne répond pas en douceur à ce type de changements.<br />
Ses capacités de résistance sont limitées.<br />
Divers travaux ont montré que lacs, récifs coralliens,<br />
forêts et même océans pouvaient connaître<br />
des basculements soudains d’équilibre et dépérir, y<br />
compris dans un contexte de changements graduels et<br />
lents (7). Cette idée que les écosystèmes peuvent<br />
k<br />
(1) www.<br />
millenniumas–<br />
sessment.org/<br />
(en anglais).<br />
(2) www.cbd.<br />
int/2010-target/<br />
indicators.aspx<br />
(en anglais).<br />
(3) A. Balmford<br />
et W. Bond, Ecology<br />
letters, 8, 1218, 2005.<br />
(4) S. A. Levin et al.,<br />
Science, 275,<br />
334, 1997.<br />
(5) O. E. Sala et al.,<br />
Science, 287,<br />
1770, 2000.<br />
(6) C. D. Thomas<br />
et al., Nature, 427,<br />
145, 2004.<br />
(7) M. Scheffer<br />
et al., Nature, 413,<br />
591, 2001.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 47<br />
© SVEN TORFINN/PANOS-REA<br />
GRAND CORMORAN<br />
PÊCHANT UNE ANGUILLE :<br />
DANS LA NATURE,<br />
TOUTES LES ESPÈCES<br />
ANIMALES DÉPENDENT<br />
LES UNES DES AUTRES.<br />
© HENRY AUSLOOS / BIOS
MODÉLISATION BIODIVERSITÉ<br />
(8) C. S. Holling,<br />
Annu. Rev. Ecol. Syst.,<br />
4, 1, 1973.<br />
(9) R. May, Nature, 269,<br />
471, 1977.<br />
(10) G. C. Daily,<br />
Nature’s Services.<br />
Societal Dependance<br />
on Natural<br />
Ecosystems, Island<br />
Press, Washington<br />
D.C., 1997.<br />
(11) O. E. Sala<br />
et R. B. Jackson,<br />
Ecology, 87, 1875, 2006.<br />
(12) K. Frank<br />
et al., Science, 308,<br />
1621, 2005.<br />
k<br />
ÉPANDAGE DE<br />
PESTICIDES SUR UNE<br />
BANANERAIE EN<br />
MARTINIQUE : POPULATION<br />
LOCALE ET ÉCOSYSTÈMES<br />
EN PAYERONT LES<br />
CONSÉQUENCES<br />
POUR DES SIÈCLES.<br />
basculer brutalement d’un état stable à un autre<br />
très différent a d’ailleurs émergé de travaux théoriques<br />
de modélisation, il y a plus de trente ans (8, 9).<br />
En même temps que se développent les recherches<br />
sur le rôle de la biodiversité dans le fonctionnement<br />
des écosystèmes s’impose la nécessité d’étudier l’impact<br />
de ces transformations sur le bien-être humain,<br />
c’est-à-dire sur les systèmes sociaux. Cette petite<br />
révolution épistémologique – car il était difficile aux<br />
écologues, de sensibilité naturaliste pour une grande<br />
part, de percevoir la nature comme étant au service<br />
de l’homme – est à l’origine du concept de « service<br />
écologique ». Par définition, ce sont « les conditions<br />
et les processus à travers lesquels les écosystèmes naturels<br />
et les espèces qui les constituent, soutiennent et<br />
permettent la vie humaine. Ils maintiennent la biodiversité<br />
et la production de biens écologiques tels que<br />
les fruits de mer, le fourrage, le bois, les combustibles<br />
issus de la biomasse, les fibres naturelles et de nombreux<br />
produits pharmaceutiques et industriels ainsi<br />
que leurs précurseurs. L’exploitation, la récolte et le<br />
commerce de ces biens représentent une part importante<br />
et familière de l’économie humaine. En plus de<br />
la production de biens, les services fournis par les écosystèmes<br />
incluent des fonctions qui sont de réels supports<br />
de vie, tels que la purification, le recyclage et le<br />
renouvellement (de l’eau et de la matière organique),<br />
mais aussi d’autres qui confèrent de nombreux bénéfices<br />
intangibles d’ordre esthétique et culturel (10) ».<br />
48 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
Nos capacités à prédire les trajectoires de la diversité<br />
du vivant ne dépendent pas seulement des connaissances<br />
que l’on pourra développer sur la dynamique<br />
des systèmes écologiques complexes qui structurent<br />
la biosphère. Elles se heurtent au fait qu’il faut aussi,<br />
et peut-être surtout, compter avec la dynamique de<br />
nos sociétés, les activités développées et la croissance<br />
des besoins humains.<br />
Identifier les évolutions<br />
En 2000, les Nations unies ont ainsi commandité<br />
une opération internationale d’évaluation et de<br />
prospective sur les écosystèmes, qui s’est déroulée<br />
entre 2001 et 2005. Pour la première fois, plus de<br />
1 360 experts issus de près de 50 pays ont collaboré<br />
sur ce sujet. L’objectif du Millennium Ecosystem<br />
Assessment était d’évaluer les conséquences de<br />
l’évolution des écosystèmes sur le bien-être humain,<br />
dans le but d’identifier les stratégies nécessaires<br />
pour une meilleure préservation et utilisation des<br />
écosystèmes au service de l’homme.<br />
Le Millennium Ecosystem Assessment s’est orienté<br />
vers l’exploration de scénarios, liés aux choix que nos<br />
sociétés pourront adopter, plutôt que vers des prévisions<br />
au sens strict du terme, au demeurant de faible<br />
intérêt, si ce n’est celui de provoquer l’inquiétude<br />
destinée à nous faire réagir, à bouger ! Les scénarios<br />
de biodiversité que l’on peut explorer, sur la base<br />
du cadrage écologique élargi, évoqué ici, ne sont<br />
© REGIS DOMERGUE / BIOS<br />
« Oiseaux communs » : un indicateur de biodiversité<br />
que des « futurs alternatifs plausibles ». Les experts<br />
ont ainsi élaboré 4 scénarios : Global Orchestration,<br />
dans lequel le monde fortement globalisé (avec une<br />
gouvernance mondialisée et de nombreux échanges)<br />
s’attache d’abord à la diminution de la pauvreté<br />
avant de gérer les écosystèmes ; Order<br />
for Strength, dans lequel la croissance<br />
économique est plus basse que<br />
dans le précédent, la population plus<br />
élevée, le monde plus fragmenté, et<br />
où l’on gère les écosystèmes quand ils<br />
posent problème ; Adapting Mosaic,<br />
dans lequel le monde est plus cloisonné,<br />
par régions, avec des institutions<br />
qui adoptent des stratégies de gestion durable<br />
des écosystèmes ; enfin, le Techno Garden, où le<br />
monde globalisé repose essentiellement sur des<br />
technologies environnementales.<br />
Ces scénarios ont servi de base aux conclusions du<br />
Millennium Ecosystem Assessment, qui chiffre<br />
les impacts de l’activité humaine sur la planète :<br />
24 % des terres émergées sont cultivées, 35 % des<br />
mangroves et 20 % des récifs coralliens détruits<br />
depuis 1980, etc. Surtout, le Millennium Ecosystem<br />
Assessment identifie des évolutions particulièrement<br />
graves : la quasi-disparition de nombreux stocks de<br />
pêche, la vulnérabilité des 2 milliards d’humains<br />
vivant en zones arides, le réchauffement ou encore<br />
Chiffrer les<br />
impacts de<br />
l’activité humaine<br />
sur la planète<br />
MODÉLISATION BIODIVERSITÉ<br />
À partir de l’estimation des effectifs de<br />
95 espèces d’oiseaux communs suivis<br />
en France depuis 1989, l’équipe de Denis<br />
Couvet au Muséum national d’histoire<br />
naturelle de Paris montre que, entre 1989<br />
et 2006, le nombre d’oiseaux aurait globalement<br />
régressé de 7 %. Ces données<br />
font apparaître que 27 espèces sont en<br />
déclin, 14 à surveiller tandis que 40 espèces<br />
restent stables et que 8 espèces augmentent.<br />
Diverses analyses indiquent<br />
que les évolutions observées sont liées<br />
au changement climatique et à l’intensification<br />
des pratiques agricoles. À noter<br />
que les espèces spécialistes, adaptées à Bruant zizi pris dans un filet.<br />
un milieu spécifique, subissent un déclin<br />
marqué tandis que les espèces généralistes augmentent. C’est particulièrement net pour les espèces agricoles<br />
(- 29 %) mais aussi pour les espèces forestières (- 19 %) tandis que les espèces adaptées aux milieux anthropisés<br />
restent stables. Si l’on peut attribuer le déclin de l’avifaune liée aux milieux agricoles au processus d’intensification<br />
qu’a connu le secteur agricole (disparition des haies et bosquets, effets des pesticides, enfrichement<br />
des zones marquées par la déprise agricole), celui des espèces forestières est plus surprenant.<br />
la pollution par les engrais et les pesticides. Au-delà<br />
de ce rapport, les scénarios servent aujourd’hui de<br />
point d’ancrage à des modèles en cours de développement.<br />
Ils ne visent pas à prédire l’état futur précis<br />
de la biodiversité. Mais ils servent plutôt à identifier<br />
les conséquences écologiques des<br />
différentes voies dans lesquelles les<br />
sociétés humaines peuvent choisir<br />
de s’engager. Ces scénarios apparaissent<br />
comme des instruments d’aide<br />
à la décision et au débat démocratique<br />
en identifiant les coûts et les<br />
bénéfices des actions alternatives<br />
tant dans leur dimension écologique<br />
que sociale et économique (11). Ils constituent<br />
de précieux instruments pour envisager des<br />
prévisions écologiques pour le troisième millénaire.<br />
● R. B.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
<strong>La</strong> Nécessité du hasard, vers une théorie<br />
synthétique de la biodiversité, A. Pavé,<br />
EDP Science, 2007.<br />
Un éléphant dans un jeu de quille : l’homme<br />
dans la biodiversité, R. Barbault, Seuil, Paris, 2006.<br />
<strong>La</strong> Sixième Extinction, évolution et catastrophes,<br />
R. Leakey et R. Lewin, Flammarion, Paris, 1997.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 49<br />
© FRÉDERIC JIGUET
MODÉLISATION DÉCHETS<br />
Une ressource pleine<br />
d’avenir<br />
Philippe<br />
Chalmin<br />
est professeur<br />
à l’université<br />
Dauphine, à Paris,<br />
et président<br />
de Cyclope.<br />
Philippe.CHALMIN<br />
@dauphine.fr<br />
De rebuts à matières premières « secondaires », les déchets deviennent<br />
un enjeu économique, voire géopolitique.<br />
Longtemps, les hommes ont eu le sens<br />
de la rareté. Dans les communautés<br />
traditionnelles, on jetait peu, on récupérait,<br />
on valorisait, on faisait, au fond, du développement<br />
durable. Les deux siècles de révolutions<br />
industrielles et urbaines ont relégué les déchets<br />
au statut peu enviable de produits malodorants, dangereux<br />
même, à éliminer, à cacher. Pendant toute<br />
cette période, les hommes ont exploité les ressources<br />
de la planète sans précaution aucune, tirant des<br />
quittances sur l’avenir sans penser à des lendemains<br />
de pénurie. Jusqu’aux premiers avertissements de la<br />
crise de 1974 – qui suivait le célèbre<br />
rapport « Halte à la croissance » (1) :<br />
ils ne furent guère entendus dans<br />
l’euphorie de la nouvelle économie<br />
de la fin du xxe siècle et de l’effondrement<br />
des prix mondiaux.<br />
<strong>La</strong> forte croissance du début du<br />
xxie siècle, la montée en puissance<br />
des pays émergents et, notamment,<br />
de la Chine ont radicalement changé la donne. Le<br />
monde a pris conscience de la rareté de nombre de<br />
ressources naturelles, de l’énergie à l’agriculture,<br />
en même temps que des limites de notre environnement<br />
aux prises avec des évolutions climatiques<br />
majeures.<br />
Au moment où flambent les marchés du pétrole, du<br />
blé, du cuivre, du nickel et même du plomb, les prix<br />
des matières premières « secondaires », des ferrailles<br />
aux vieux papiers, s’enflamment, et une véritable<br />
50 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
Le monde produit<br />
4 milliards<br />
de tonnes de<br />
déchets par an<br />
« économie du déchet » se met en place. Cette prise<br />
de conscience s’est accompagnée de la redécouverte<br />
du gisement qu’ils représentent. Un gisement d’autant<br />
plus attirant qu’il est surtout concentré dans les pays<br />
développés, consommateurs de biens et, donc, producteurs<br />
de déchets.<br />
Chaque jour, le monde produit un peu plus de 10 millions<br />
de tonnes de déchets, soit à peu près 4 milliards<br />
de tonnes par an (total des déchets ménagers et industriels),<br />
quand la production mondiale annuelle de<br />
céréales est de 2 milliards de tonnes et celle d’acier<br />
de 1 milliard de tonnes.<br />
Les seuls déchets ménagers (ou muni-<br />
cipaux) pèsent 1,2 milliard de tonnes<br />
par an, la moitié en provenance des<br />
pays de l’Organisation de coopération<br />
et de développement économiques<br />
(OCDE) : États-Unis et Europe pèsent<br />
chacun un peu plus de 200 millions de<br />
tonnes, la Chine déjà 180 millions de<br />
tonnes. <strong>La</strong> quantité et la composition<br />
de ces déchets ménagers sont très variables suivant<br />
les niveaux de développement. Ainsi, dans les pays<br />
pauvres, la production per capita est de l’ordre de<br />
150 kilogrammes (kg) à 250 kg, comme à Mumbai,<br />
en Inde, ou Nairobi, au Kenya, mais aussi dans des<br />
villes du Brésil ou de l’Argentine. Ce sont des déchets<br />
« pauvres », composés entre 50 % et 80 % de matières<br />
fermentescibles. À l’inverse, dans les pays de l’OCDE<br />
et dans certains pays émergents, comme la Chine,<br />
les 500 kg à 700 kg de déchets produits per capita<br />
sont « riches » de matières à récupérer. Cette corrélation<br />
entre quantité de déchets ménagers et niveau<br />
de richesse s’estompe, en particulier dans les pays<br />
développés. Ce n’est pas le cas des pays en développement<br />
qui ont à gérer la croissance exponentielle<br />
de leurs mégapoles.<br />
Sur les 4 milliards de tonnes de déchets mondiaux<br />
produits annuellement, nous estimons, aujourd’hui,<br />
que seulement 1 milliard de tonnes est valorisé.<br />
Comment ? Sous forme d’énergie, de production de<br />
biogaz (lire « Des déchets aux gaz naturel » p. 58),<br />
de matière première secondaire ou de biomasse. Le<br />
potentiel reste donc considérable. Le gisement dans<br />
les pays développés, en particulier en Europe, est<br />
encore loin de son exploitation optimale. Dans les<br />
pays en développement, on est encore au temps des<br />
décharges sauvages.<br />
Le Sud puise au Nord<br />
Pour les pays développés, qui importent en général des<br />
matières premières, pour la production de biens de<br />
consommation ou d’énergie, il s’agit là de nouvelles<br />
ressources « minières » de première importance<br />
qui présentent de surcroît le mérite d’être renouvelables.<br />
Déjà, la moitié de notre consommation<br />
de papier ou de plomb et le tiers de celle d’acier<br />
provient du recyclage.<br />
<strong>La</strong> seule récupération destinée au recyclage porte<br />
sur 600 millions de tonnes, dont 400 millions de<br />
tonnes de ferrailles et 170 millions de tonnes de<br />
« vieux papiers ». Une bonne partie de ces tonnages<br />
est directement valorisée<br />
dans les pays de collecte. Mais,<br />
fait nouveau, on assiste depuis<br />
ces dernières années à une forte<br />
croissance des échanges internationaux<br />
de déchets : de 130 à<br />
150 millions de tonnes ont ainsi<br />
sillonné les mers en 2007. C’est<br />
même en train de devenir l’un des<br />
plus importants flux de matière,<br />
pour le transport maritime. Les<br />
pays riches exportent désormais<br />
une partie de leurs ferrailles et<br />
vieux papiers vers les pays émergents,<br />
un nouveau type d’échange<br />
Nord-Sud : le Nord devient un<br />
« gisement » que commencent<br />
à exploiter les pays du Sud. Dans<br />
certains cas, le contrôle de ces<br />
flux de déchets devient source<br />
de convoitise et une géopolitique<br />
des déchets est en train de naître,<br />
dont le nerf de la guerre est l’accès<br />
à ces nouvelles ressources. Certains pays, comme les<br />
États-Unis ou la Russie, vont même jusqu’à mettre<br />
en place des taxes à l’exportation.<br />
Quelle sera la production mondiale de déchets à<br />
l’horizon 2050 ? Impossible de l’estimer. À l’heure<br />
actuelle, il n’existe pas de projections fiables.<br />
Néanmoins, on peut évaluer la progression de<br />
déchets municipaux en tablant sur une moyenne<br />
urbaine mondiale qui tendrait vers 500 kg per capita,<br />
la quantité produite actuellement dans les pays développés.<br />
Cela conduirait à une production mondiale de<br />
déchets ménagers de l’ordre de 4 milliards de tonnes,<br />
plus du triple du niveau actuel. Autant dire un marché<br />
dont la progression est assurée à long terme.<br />
Quelle que soit à l’avenir l’évolution des prix sur les<br />
grands marchés mondiaux de matières premières et<br />
de commodités, les déchets représentent probablement<br />
le plus important gisement inexploité de la planète.<br />
Aux hommes de savoir en faire une ressource !<br />
● P. C.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Cyclope, principal institut européen de recherche<br />
sur les marchés de matières premières<br />
et de commodités : www.cercle-cyclope.com/<br />
Du rare à l’infini : panorama mondial des déchets<br />
2006, P. Chalmin et E. <strong>La</strong>coste, Cyclope et <strong>Veolia</strong> Propreté,<br />
Economica, 2007.<br />
Le Poivre et l’Or noir, l’extraordinaire épopée<br />
des matières premières, P. Chalmin, Bourin, 2007.<br />
MODÉLISATION DÉCHETS<br />
(1) D. Meadows<br />
et al., Halte<br />
à la croissance ?<br />
Rapports sur<br />
les limites de la<br />
croissance, Fayard,<br />
1972.<br />
COMME CES<br />
PLASTIQUES DESTINÉS<br />
À L’INCINÉRATION<br />
(NANTES), 75 % DES<br />
DÉCHETS MONDIAUX<br />
NE SONT PAS VALORISÉS.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 51<br />
© PHOTOTHÈQUE VEOLIA-JEAN PHILIPPE MESGUEN
TECHNOLOGIE BIOCARBURANTS<br />
Place aux nouvelles<br />
générations<br />
Renaud<br />
Persiaux<br />
est journaliste<br />
scientifique.<br />
* L’Hydrolyse<br />
enzymatique<br />
est une réaction<br />
chimique catalysée<br />
par des enzymes.<br />
Les biocarburants actuels ne font plus l’unanimité : bilan écologique mé-<br />
diocre, déforestation, concurrence avec les cultures alimentaires...<br />
On en attendait peut-être un peu trop. Les<br />
biocarburants, censés limiter les émissions<br />
de gaz à effet de serre, inquiètent désormais<br />
chercheurs et instances internationales.<br />
En mai 2007, un rapport des Nations<br />
unies affirmait qu’une « planification inadéquate de<br />
ces nouvelles sources d’énergie engendrerait autant<br />
de problèmes que de solutions ». Et, en septembre,<br />
l’Organisation de coopération et de développement<br />
économiques invitait ses membres à ne plus<br />
subventionner les biocarburants, craignant une<br />
augmentation de 20 % à 50 % des prix des produits<br />
alimentaires sur les dix prochaines<br />
années et s’inquiétant de leurs impacts<br />
sur l’environnement.<br />
En Indonésie, en Malaisie ou encore<br />
au Brésil, des milliers d’hectares de<br />
forêt tropicale partent quotidiennement<br />
en fumée pour être reconvertis<br />
en champs et produire... des biocarburants<br />
! Ces cinq dernières années, la<br />
production mondiale a doublé pour atteindre certainement<br />
50 millions de tonnes d’équivalent pétrole,<br />
en 2007. Et d’ici à 2011, elle devrait encore doubler,<br />
du moins pour les deux grands types de biocarburants<br />
actuels, l’éthanol et le biodiesel. Ils sont respectivement<br />
produits massivement à partir de plantes<br />
alimentaires (betterave, canne à sucre, blé et maïs)<br />
ou d’huiles végétales (colza, tournesol, palme, soja)<br />
pour être ensuite mélangés aux carburants classiques.<br />
En France, ce mélange atteint 5 %.<br />
Sur le plan énergétique et écologique, le bilan est<br />
clairement négatif si l’on prend en compte l’ensemble<br />
de la filière de production. En terme de réduction des<br />
Utiliser des<br />
résidus de bois<br />
comme matières<br />
premières<br />
émissions de CO 2 , l’opération de défrichage ou de<br />
brûlis est toujours contre-productive, dans un facteur<br />
2 à 9, selon Renton Righelato (1), de l’organisation<br />
de conservation des écosystèmes, World <strong>La</strong>nd Trust.<br />
De plus, ces plantes poussent au prix d’une monoculture<br />
intensive, avec une utilisation massive d’intrants<br />
(pesticides, engrais) et d’eau. Entre autres conséquence<br />
: des émissions de protoxyde d’azote (N 2 0),<br />
un gaz à effet de serre trois cents fois plus puissant<br />
que le CO 2 ... dont les rejets auraient jusqu’ici été<br />
sous-estimés d’un facteur 3 à 5, si l’on en croit le prix<br />
Nobel de chimie Paul Crutzen (2). Il annonce un<br />
bilan d’émission global de gaz à effet<br />
de serre jusqu’à deux fois plus élevé que<br />
pour des combustibles fossiles !<br />
Mais, alors, comment produire des biocarburants<br />
écologiques ? Une des solutions<br />
serait d’utiliser des plantes non<br />
alimentaires, fournissant un maximum<br />
de biomasse à l’hectare et demandant<br />
le moins possible d’eau, d’engrais et de<br />
pesticides. Parmi les candidats idéaux, le Jatropha<br />
curcas (pourghère), un buisson prospérant en Asie et<br />
en Afrique, sur les terres semi-arides, donc non cultivables.<br />
Ses graines contiennent une huile non comestible,<br />
pouvant servir de base pour la fabrication de<br />
biodiesel. Le planter massivement permet, en outre,<br />
de lutter contre la désertification. Par ailleurs, plusieurs<br />
industriels s’intéressent aux graisses animales,<br />
non valorisables, ou aux huiles usagées, mais « le<br />
potentiel de ces sources reste faible », commente Jean-<br />
Francois Gruson, directeur adjoint des études économiques<br />
à l’Institut français du pétrole (IFP). Certains<br />
suggèrent aussi d’utiliser directement l’huile extraite<br />
des plantes, sans la transformer en biodiesel, et de<br />
permettre ainsi une production décentralisée, sans<br />
investissements importants. Inadaptée aux moteurs<br />
Diesel classiques (qu’elle encrasse), cette huile végétale<br />
brute est, en revanche, utilisable dans certains<br />
moteurs comme ceux fabriqués, depuis plusieurs<br />
années, par l’entreprise allemande Elsbett. Mais<br />
l’IFP reste prudent.<br />
Plus écologiques et moins gourmands<br />
En fait, l’idéal serait de transformer efficacement<br />
l’intégralité des tissus végétaux, constitués surtout<br />
de cellulose et d’hémicellulose. Mais ces composés<br />
sont enchâssés dans un assemblage de polymères difficiles<br />
à déstructurer et les deux voies connues pour<br />
effectuer cette opération sont peu efficaces. <strong>La</strong> première,<br />
Biomass to Liquid, consiste à préparer un gaz<br />
de synthèse par traitement thermochimique, gaz que<br />
l’on transforme ensuite en essence ou en un mélange<br />
de gazole et de kérosène. Certains industriels l’ont<br />
déjà développée, mais elle reste coûteuse.<br />
Dans la seconde voie, celle de la biochimie, la cellulose<br />
est convertie par hydrolyse enzymatique* en<br />
sucres transformés ensuite en éthanol par fermentation<br />
alcoolique traditionnelle. Mais, pour l’instant,<br />
l’étape d’hydrolyse limite la rentabilité économique :<br />
il faut entre dix et cent fois plus d’enzymes que dans<br />
les filières à base de blé et maïs. De nombreux travaux<br />
de biologie moléculaire visent donc à améliorer<br />
la conversion en sucre ou à intégrer en une<br />
seule opération hydrolyse et fermentation. Parmi les<br />
innombrables pistes, celles de deux start-up américaines<br />
: Amyris et Agrivida. <strong>La</strong> première travaille sur<br />
la copie de l’estomac des termites pour fabriquer des<br />
usines à bactéries, pendant que la seconde étudie le<br />
développement d’un maïs OGM capable de s’autodégrader<br />
entièrement. Mais selon Frédéric Monot,<br />
directeur du département biotechnologie de l’IFP,<br />
« ces filières de deuxième génération n’émergeront pas<br />
avant 2012 - 2015 ».<br />
Les principales matières premières imaginées actuellement<br />
sont des résidus de bois et des pailles de<br />
céréales. Des plantations dédiées sont aussi envisagées,<br />
comme le Miscanthus giganteus (ou herbe à<br />
éléphant), poussant seul et facilement valorisable.<br />
Ou encore, comme le préconise David Tilman<br />
de l’université du Minnesota, des cultures de type<br />
prairie à forte biodiversité, qui produisent beaucoup<br />
de biomasse tout en respectant l’écosystème et en<br />
demandant peu d’intrants (3). Plus farfelue, une<br />
idée évoquée au Japon : recycler les 90 000 tonnes<br />
de baguettes jetées chaque année.<br />
Une troisième génération est à l’étude pour les biodiesels,<br />
dans le cadre du projet Shamash : des micro-<br />
TECHNOLOGIE BIOCARBURANTS<br />
algues productrices d’huile. Leur rendement<br />
serait très élevé (plus de 40 000 litres de biocarburant<br />
par hectare, soit de trente à cent<br />
fois plus que les oléagineux terrestres), et leur<br />
culture, en bassins, serait a priori simple et peu<br />
exigeante, ne nécessitant que lumière, eau et CO 2 .<br />
« Il reste cependant à sélectionner les plus performantes<br />
et à développer industriellement ce qui n’est, pour<br />
l’instant, qu’une promesse de laboratoire », explique<br />
Olivier Bernard, chercheur à l’Institut national de<br />
recherche en informatique et en automatique.<br />
Mais ne nous leurrons pas : réduire les émissions de<br />
gaz à effet de serre et la pollution atmosphérique<br />
impose avant tout des voitures moins gourmandes en<br />
carburants. Mais aussi des hommes moins gourmands<br />
en voitures. ● R. P.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Espace découverte « biocarburants » de l’IFP :<br />
www.ifp.fr/IFP/fr/ifp/fb13.htm<br />
Shamash, projet coordonné par l’Inria avec<br />
l’Ifremer, le CNRS, le CEA et plusieurs universités :<br />
www-sop.inria.fr/comore/shamash/<br />
(1) R. Righelato<br />
et D. V. Spracklen,<br />
Science, 317,<br />
902, 2007.<br />
(2) P. Crutzen<br />
et al., Atmos.Chem.<br />
Phys. Discussions 7,<br />
11191-11205, 2007<br />
et sur : www.atmoschem-phys-discuss.<br />
net/7/11191/2007/<br />
(3) D. Tilman et al.,<br />
Science, 314, 1598,<br />
2006.<br />
52 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 53<br />
© IFREMER NANTES<br />
CES MICRO-ALGUES,<br />
CULTIVÉES À L’IFREMER<br />
DE NANTES PRODUISENT<br />
DES ACIDES GRAS<br />
QUI POURRAIENT ÊTRE<br />
TRANSFORMÉS<br />
EN BIOCARBURANTS.
TECHNOLOGIE HYDROGÈNE<br />
Marie Schal<br />
est journaliste<br />
scientifique.<br />
Le plein de H 2 ?<br />
Carburant prometteur pour les transports, l’hydrogène pose toujours<br />
de multiples problèmes, presque à tous les niveaux.<br />
Rouler à 130 kilomètres à l’heure sur l’autoroute<br />
en ne rejetant que de la vapeur<br />
d’eau : c’est possible. Plus de 400 véhicules<br />
expérimentaux et une centaine d’autobus<br />
à pile à combustible, roulant tous à<br />
l’hydrogène, circulent aujourd’hui dans le monde.<br />
Pour les ravitailler, 140 stations-service sont déjà<br />
opérationnelles et 90 sont en construction depuis<br />
avril 2007, principalement en Amérique du Nord,<br />
en Europe et au Japon.<br />
Si les principaux constructeurs automobiles se sont lancés<br />
dans la course en développant leurs prototypes, c’est<br />
que les promesses de l’hydrogène sont immenses. C’est<br />
le carburant idéal pour se déplacer sans consommer<br />
d’énergie fossile ni rejeter de gaz à effet de serre.<br />
Couplé à une pile à combustible, il ne dégage aucun<br />
polluant. Et il a l’avantage de doter le véhicule<br />
de suffisamment d’autonomie, environ 400 kilo-<br />
mètres (km), quand les voitures électriques actuelles<br />
doivent recharger leurs batteries, environ tous les<br />
150 km. Seul problème : la filière est, pour l’instant, hors<br />
de prix. Production, distribution, stockage, véhicules :<br />
tous les maillons sont à améliorer. « L’automobile est<br />
l’application royale pour l’hydrogène, mais c’est aussi<br />
celle qui concentre le plus de difficultés, car le cahier<br />
des charges est très sévère », explique Jean-Marc Agator,<br />
du Commissariat à l’énergie atomique.<br />
Premier verrou : la production. Dans la nature, l’hydrogène<br />
ne se trouve pas sous forme gazeuse (H 2 ),<br />
mais combiné à d’autres éléments chimiques. <strong>La</strong><br />
moitié des 65 millions de tonnes d’hydrogène produites<br />
chaque année dans le monde, pour les besoins<br />
de l’industrie chimique et des raffineries, est obtenue<br />
par « vaporeformage » du gaz naturel : celui-ci est<br />
chauffé à plus de 700° C en présence de vapeur d’eau.<br />
Un procédé voisin consiste à gazéifier le charbon, le<br />
pétrole ou une source d’énergie renouvelable comme<br />
54 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
la biomasse (paille, bois...). Seul bémol, cela produit<br />
du dioxyde de carbone, qu’il est impératif de<br />
piéger pour ne pas contribuer à l’effet de serre : c’est<br />
l’objectif de projets de recherche ambitieux comme<br />
HypoGen et FutureGen (lire « Objectif : zéro émission<br />
» p. 60). Troisième solution : la décomposition<br />
de l’eau en hydrogène et en oxygène, soit par des<br />
procédés innovants à haute température, soit par<br />
électrolyse, à condition, là encore, que l’électricité<br />
utilisée provienne d’une source d’énergie non émettrice<br />
de gaz à effet de serre. En fait, pour couvrir les<br />
besoins des transports, l’idéal serait une production<br />
d’hydrogène décentralisée (par « reformage autotherme*<br />
»), au niveau des véhicules ou des stationsservice.<br />
Mais son coût actuel peut dépasser 35 euros<br />
par gigajoule* , soit plus du double de celui de l’essence<br />
hors taxe.<br />
Encore beaucoup d’obstacles<br />
Deuxième difficulté : le transport et le stockage. On<br />
peut l’acheminer par gazoduc, une infrastructure<br />
coûteuse. Il faut ensuite le conserver à bord du<br />
véhicule, soit sous haute pression (350 à 700 bars),<br />
soit sous forme liquide à – 253° C. Dans ces deux<br />
cas, l’objectif est d’embarquer 4 ou 5 kilogrammes<br />
d’hydrogène : de quoi rouler 400 ou 500 kilomètres.<br />
Mais les réservoirs sont très encombrants. Et l’énergie<br />
nécessaire à la compression ou au refroidissement<br />
du gaz représente respectivement 12 % et 30 % de<br />
celle contenue dans le carburant. Une des solutions<br />
envisagées serait de stocker l’hydrogène au sein de<br />
composés solides comme des hydrures métalliques,<br />
matériaux poreux où l’hydrogène peut être piégé et<br />
relâché selon la température.<br />
Troisième et principal obstacle : la pile à combustible.<br />
Elle est trop chère et manque de fiabilité et de<br />
durabilité. « <strong>La</strong> technologie est encore jeune, même<br />
CHEZ BMW,<br />
LE CHOIX EST CLAIR :<br />
MOTEURS À COMBUSTION<br />
ET RÉSERVOIRS<br />
À HYDROGÈNE LIQUIDE<br />
(À -253°C).<br />
si le principe date de 1839 ! »,<br />
souligne Jean-Marc Agator.<br />
Embarquée à bord du véhicule,<br />
elle produit l’électricité alimentant le moteur<br />
par un processus chimique inverse de l’électrolyse :<br />
l’hydrogène réagit avec l’oxygène de l’air. Seul rejet :<br />
de l’eau. L’opération est très efficace du point de vue<br />
énergétique. Mais le coût d’une pile à « membrane<br />
échangeuse de protons » (PEMFC), la plus utilisée<br />
pour les transports, dépassait encore 1 200 euros par<br />
kilowatt (€/kW) en 2007, contre 35 €/kW de puissance<br />
pour un moteur à essence. Une alternative,<br />
adoptée entre autres par le constructeur BMW, est<br />
de brûler directement l’hydrogène dans un moteur à<br />
combustion adapté. Une solution intermédiaire pour<br />
initier une « économie de l’hydrogène ». Mais « on<br />
cumule alors les inconvénients liés à la production et au<br />
stockage de l’hydrogène, pour l’utiliser dans un véhicule<br />
avec les performances d’un moteur thermique, juge<br />
Daniel Clément, de l’Agence de l’environnement et<br />
de la maîtrise de l’énergie. Ce n’est pas une bonne<br />
solution à long terme. Il faut repenser complètement<br />
l’automobile et privilégier l’efficacité énergétique ».<br />
Les efforts de recherche des États-Unis, avec un<br />
budget de 1,2 milliard de dollars annoncé en 2003<br />
sur cinq ans pour la filière, vont dans ce sens, tout<br />
comme ceux du Japon. En octobre 2007, c’est un<br />
© JAN VAN DE VEL/REPORTERS-REA<br />
TECHNOLOGIE HYDROGÈNE<br />
partenariat européen de recherche public-privé qui a<br />
été lancé pour six ans : cette « initiative technologique<br />
conjointe pour l’hydrogène et la pile à combustible »<br />
sera financée par la Commission européenne et par<br />
les 50 industriels membres, chacun à hauteur de<br />
470 millions d’euros. Pour soutenir la filière, « il est<br />
maintenant important d’identifier des niches, même si<br />
ce n’est pas l’enjeu principal à long terme », explique<br />
Daniel Clément. Tels les autobus à hydrogène, dont<br />
les contraintes d’encombrement sont moindres, ou<br />
les véhicules transportant les charges dans les aéroports.<br />
En attendant de plus gros marchés. « Compte<br />
tenu des connaissances, on peut espérer une rupture<br />
technologique majeure dans cinq à dix ans, estime<br />
Jean-Marc Agator. À partir du moment où les piles à<br />
combustible à hydrogène atteindront des performances<br />
égales ou supérieures à celles d’un moteur à essence,<br />
on peut penser qu’elles s’imposeront largement, sauf<br />
progrès déterminants sur les véhicules électriques à<br />
batterie. » Dans le scénario favorable avancé par<br />
l’Agence internationale de l’énergie (1), l’hydrogène<br />
pourrait ainsi faire son apparition sur le marché en<br />
2020 et alimenter 700 millions de véhicules en 2050,<br />
soit 30 % de la flotte mondiale. ● M. S.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
<strong>La</strong> Révolution de l’hydrogène : vers une énergie propre<br />
et performante ?, S. Boucher, Éditions du Félin, 2006.<br />
<strong>La</strong> Pile à combustible, M. Boudellal, Dunod/<br />
L’Usine nouvelle, 2007.<br />
L’Hydrogène, les nouvelles technologies<br />
de l’énergie, Clefs CEA, hiver 2004-2005, www.cea.fr<br />
Les véhicules à hydrogène : www.h2mobility.org<br />
(en anglais).<br />
CET HYDRURE<br />
MÉTALLIQUE, ICI AU<br />
MICROSCOPE À BALAYAGE,<br />
EST UNE « ÉPONGE<br />
À HYDROGÈNE » : UNE<br />
SOLUTION POUR LES<br />
RÉSERVOIRS DES PILES<br />
À COMBUSTIBLE ?<br />
(1) Energy<br />
Technology<br />
Essentials,<br />
Hydrogen Production<br />
and Distribution, IEA<br />
Publications, 2007.<br />
* Dans le<br />
« reformage<br />
autotherme »,<br />
un carburant (gaz<br />
naturel, méthanol,<br />
hydrocarbure) est<br />
mélangé avec de<br />
l’air et de l’eau.<br />
* Un gigajoule<br />
équivaut à<br />
8,3 kilogrammes<br />
d’hydrogène.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 55<br />
© PHOTOTHÈQUE CNRS/J.-M. JOUBERT
TECHNOLOGIE NUCLÉAIRE<br />
L’heure de la relance<br />
atomique<br />
Camille<br />
Saïsset<br />
est journaliste<br />
scientifique.<br />
* Le<br />
démantèlement<br />
désigne<br />
les opérations<br />
depuis l’arrêt du<br />
réacteur jusqu’à<br />
la destruction de<br />
tous les bâtiments<br />
et l’évacuation<br />
des déchets<br />
radioactifs.<br />
Une nouvelle génération de réacteurs est à l’étude. Seront-ils devancés<br />
par des solutions moins innovantes, développées à grande échelle ?<br />
à 2050, les quelque 440 réacteurs<br />
nucléaires actuels, entrés en exploitation<br />
à travers le monde entre 1970 et<br />
1995, seront arrêtés. Ils devront être<br />
D’ici<br />
démantelés, comme le sont actuellement<br />
leurs aînés, « première génération » de réacteurs<br />
civils. Un démantèlement* long et coûteux<br />
(celui de la centrale de Brennilis, dans le Finistère,<br />
commencé en 1985 et estimé à 482 millions d’euros,<br />
est interrompu depuis juin 2007 en raison d’un problème<br />
de stockage de déchets).<br />
Quoiqu’il en soit, le nucléaire conserve bien des<br />
atouts : même si, avec les réacteurs actuels, les<br />
réserves en uranium naturel ne sont estimées qu’entre<br />
cinquante et deux cents ans de consommation<br />
(lire « 2050, rendez-vous énergétique », p. 31), le<br />
coût de l’électricité nucléaire reste stable, quand<br />
celui de l’électricité issue des ressources fossiles<br />
s’envole. Qui plus est, cette production d’électricité<br />
ne s’accompagne d’aucune émission de dioxyde de<br />
carbone (CO ), ce qui l’extrait de la pression écono-<br />
2<br />
mique que subissent ses concurrents fossiles ; une<br />
assertion néanmoins contestable au regard de l’ensemble<br />
du cycle du combustible, depuis l’extraction<br />
du minerai jusqu’au combustible « épuisé » sorti<br />
des réacteurs.<br />
Limiter la quantité de déchets radioactifs reste<br />
cependant un défi majeur de l’industrie nucléaire.<br />
De fait, même si un consensus international soutient<br />
l’idée de stocker les plus dangereux dans le<br />
sous-sol, après les avoir laissé refroidir, aucune solution<br />
à long terme n’est encore arrêtée. C’est un des<br />
arguments qui milite pour le développement d’une<br />
56 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
nouvelle génération de réacteurs, dits « de quatrième<br />
génération » (la seconde étant la génération actuelle,<br />
la troisième, celle de l’European Pressurized Reactor,<br />
EPR). Autour de ces nouveaux réacteurs espérés<br />
pour 2040, un réseau international de recherche (le<br />
Forum international Génération IV) s’est constitué<br />
en 2000. Rassemblant une dizaine de pays et l’Union<br />
européenne, il mène des recherches sur six filières<br />
innovantes. <strong>La</strong> France travaille sur deux d’entre<br />
elles : des surgénérateurs, autrement dit des réacteurs<br />
où la quantité de matière fissile produite est supérieure<br />
à la quantité consommée. À la clé : une valorisation<br />
des ressources multipliée par un facteur 50,<br />
une amélioration de la sûreté et une réduction des<br />
quantités de déchets.<br />
<strong>La</strong> technologie des surgénérateurs, expérimentée<br />
dans le monde depuis le début des années 1960,<br />
est complexe : c’était celle du prototype industriel<br />
Super-Phénix de Creys-Malville, dans l’Isère, arrêté<br />
en 1998 après bien des déboires et un manque de<br />
sûreté dû, notamment, à l’utilisation du sodium<br />
comme caloporteur – le fluide chargé de transporter<br />
la chaleur – qui risquait de s’enflammer<br />
spontanément au contact de l’air et d’exploser à<br />
celui de l’eau. Les chercheurs français continuent<br />
néanmoins d’explorer cette voie ainsi que celle<br />
d’un surgénérateur à gaz, où le caloporteur serait<br />
un gaz inerte, qui ne participe à aucune réaction<br />
chimique, comme l’hélium. Le défi est de taille :<br />
combustibles et matériaux doivent être capables de<br />
résister à de très grandes sollicitations (aux neutrons<br />
rapides, à des températures de l’ordre de 1 000° C).<br />
En contrepartie, la chaleur générée pourrait être<br />
valorisée à des fins industrielles<br />
autres que nucléaire (chauffage<br />
urbain, dessalement…).<br />
Que sera le paysage nucléaire de<br />
2050 ? En France, le débat est vif<br />
entre les défenseurs de ces recherches<br />
prometteuses et les militants<br />
de l’EPR, version améliorée de<br />
nos réacteurs actuels notamment<br />
en terme de sûreté (avec une<br />
double enceinte en béton et un<br />
récupérateur de corium* sous le<br />
réacteur). Le premier EPR français<br />
sera construit à Flamanville,<br />
dans la Manche. Mise en service<br />
prévue en 2012. Ce projet, qui<br />
pour beaucoup ne va pas dans<br />
le sens du progrès, constituerat-il<br />
la tête de pont d’une nouvelle<br />
série de réacteurs sur le sol<br />
français ? Au-delà de l’EPR, une<br />
vaste réorganisation mondiale<br />
semble bel et bien à l’œuvre autour d’une nouvelle<br />
initiative américaine : un Global Nuclear Energy<br />
Partnership (Gnep), « partenariat global pour l’énergie<br />
nucléaire ».<br />
Promotion du nucléaire civil<br />
Le Gnep vise une expansion mondiale du nucléaire<br />
civil, en particulier vers les pays en développement :<br />
réacteurs et combustible leur seraient fournis, et le<br />
combustible « épuisé » repris pour retraitement,<br />
pour en extraire les éléments potentiellement réutilisables<br />
(plutonium, uranium…). Le Gnep a<br />
été lancé en février 2006, initialement par cinq<br />
pays détenteurs de la maîtrise de l’ensemble du<br />
cycle, jusqu’au retraitement : France, Chine, Japon,<br />
Russie et États-Unis. Le Gnep compte onze nouveaux<br />
membres depuis septembre 2007 : l’Australie,<br />
la Bulgarie, le Ghana, la Hongrie, la Jordanie,<br />
le Kazakhstan, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie,<br />
la Slovénie et l’Ukraine. Pourtant, depuis trente ans,<br />
les États-Unis avaient abandonné le retraitement,<br />
pour éviter la séparation du plutonium et les risques<br />
de prolifération militaire. Aujourd’hui, dans le cadre<br />
du Gnep, ils soutiennent cette voie arguant justement<br />
d’une maîtrise assurée du combustible.<br />
Que penser d’un tel revirement ? Est-ce la signature<br />
d’une relance d’envergure du nucléaire, en marge<br />
des préoccupations technologiques des dernières<br />
années ? Le Gnep rappelle le programme Atoms for<br />
Peace (« L’atome pour la paix ») lancé par le président<br />
américain Eisenhower en 1953, qui engagea<br />
le développement de l’industrie nucléaire dans le<br />
TECHNOLOGIE NUCLÉAIRE<br />
monde avec, comme garde-fou, l’Agence internationale<br />
de l’énergie atomique chargée de contrôler<br />
l’usage pacifique des matières nucléaires en vertu du<br />
Traité de non-prolifération (TNP). Celui du Gnep<br />
serait donc l’assurance du retraitement, un pis-aller<br />
face aux difficultés d’application du TNP.<br />
Quelle que soit la stratégie en jeu, le problème des<br />
déchets reste entier. Assurer l’immobilité des radionucléides<br />
et la stabilité d’un stockage géologique<br />
pendant des milliers d’années n’est pas une mince<br />
affaire pour les scientifiques. En France, l’entrée en<br />
exploitation, en 2025, du site de Bure, dans le sud de<br />
la Meuse, est fixée par la loi de juin 2006, si le bilan<br />
des recherches en 2012 le permet. D’ici à 2012, aux<br />
États-Unis, le site Yucca Mountain, dans le Nevada,<br />
devrait recevoir quelque 77 000 tonnes de déchets.<br />
Mais l’évocation récente de la présence sous-jacente<br />
de la faille géologique Bow Ridge met à nouveau à<br />
mal le projet sur le plan politique. ● C. S.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Sur les réacteurs de Génération IV :<br />
www.gen-4.org/ (en anglais).<br />
Systèmes nucléaires du futur Génération IV,<br />
Clefs du CEA, 55, été 2007.<br />
Programme Gnep : www.gnep.energy.gov/<br />
(en anglais).<br />
Global Nuclear Energy Partnership Strategic<br />
Plan, GNEP-167312, Rev. 0, U.S. Department of Energy,<br />
Office of Nuclear Energy, Office of Fuel Cycle Management,<br />
janvier 2007.<br />
TOUJOURS AUCUNE<br />
SOLUTION POUR LE<br />
STOCKAGE DES DÉCHETS<br />
NUCLÉAIRES, QUI<br />
TRANSITENT D’UN PAYS<br />
À L’AUTRE POUR ÊTRE<br />
RETRAITÉS.<br />
* Le corium est<br />
le mélange<br />
de combustible<br />
et de matériaux<br />
formé lors d’une<br />
hypothétique<br />
fusion du cœur.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 57<br />
© MARCHI ALEXANDRE/GAMMA/EYEDEA
TECHNOLOGIE BIOGAZ<br />
Des déchets<br />
au gaz naturel<br />
© PHOTOTHÈQUE VEOLIA-CHRISTOPHE MAJANI D’INGUIMBERT<br />
Sahra Cepia<br />
est journaliste<br />
scientifique.<br />
En se dégradant, la partie fermentescible des déchets génère du<br />
biogaz. Une source de production naturelle de méthane de plus en plus<br />
convoitée.<br />
Alors que le gaz naturel d’origine fossile<br />
est une source d’énergie limitée, il y aura<br />
du biogaz tant que les hommes produiront<br />
des déchets. « Avant, les décharges<br />
avaient la mauvaise réputation de nuire à<br />
l’environnement », témoigne René Chainay, directeur<br />
général de la société Rep (<strong>Veolia</strong> Propreté). Ces sites<br />
ont peu à peu évolué vers des centres d’enfouissement<br />
technique (CET), en réponse aux contraintes<br />
de protection de l’environnement dans un contexte<br />
de développement technologique. Le biogaz qui<br />
s’en échappe, issu de la dégradation anaérobie* des<br />
déchets organiques, a d’abord été capté pour éviter les<br />
impacts environnementaux et, notamment, limiter<br />
les odeurs. « Au départ, il était brûlé en torchères.<br />
Mais, aujourd’hui, compte tenu de sa valeur ajoutée<br />
et des enjeux énergétiques, nous cherchons de plus<br />
SOUS CETTE PRAIRIE :<br />
UN SITE DE STOCKAGE DE<br />
DÉCHETS (ÉTATS-UNIS).<br />
UN TECHNICIEN MESURE<br />
LES CARACTÉRISTIQUES<br />
DU BIOGAZ RÉCUPÉRÉ<br />
POUR ÊTRE VALORISÉ.<br />
en plus à le valoriser », poursuit Christophe Aran,<br />
directeur du centre de recherche sur la propreté de<br />
<strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong>.<br />
Le biogaz est un puissant gaz à effet de serre composé<br />
de 30 % à 40 % de dioxyde de carbone (CO 2 ) et surtout<br />
de 45 % à 60 % de méthane, vingt et une fois<br />
plus puissant que le CO 2 . Il contient également une<br />
partie résiduelle d’oxygène, d’azote et d’éléments traces<br />
polluants tels que de l’hydrogène sulfuré et des<br />
composés organiques volatils (COV). Tout comme<br />
le gaz naturel sortant de terre, le biogaz doit être<br />
capté puis traité pour en extraire le méthane, seul<br />
gaz valorisable. Sur le CET de Claye-Souilly, en<br />
Seine-et-Marne, où 1 million de tonnes de déchets<br />
sont traitées par an par la société Rep, plus de 95 %<br />
du biogaz sont captés aujourd’hui, contre 30 % en<br />
1992. « Auparavant, nous le récupérions par la pose<br />
de drains verticaux au fur et à mesure du stockage des<br />
déchets, explique René Chainay. Aujourd’hui, nous<br />
plaçons un système de drains horizontaux dès l’arrivée<br />
des déchets, ce qui nous permet de capter le biogaz<br />
dès le cinquième mois de fermentation, et ce pendant<br />
une trentaine d’années. »<br />
Le méthane, dit « biométhane » parce que d’origine<br />
non fossile, est extrait du biogaz soit par élimination des<br />
autres composants, soit par capture sélective<br />
des molécules de méthane. « L’extraction<br />
de la partie résiduelle composée d’oxygène et<br />
d’azote constitue encore un vrai challenge »,<br />
précise Christophe Aran. L’hydrogène<br />
sulfuré ayant un fort pouvoir corrosif et<br />
certains COV, comme les siloxanes* , un fort pouvoir<br />
agressif, il convient de les éliminer avant que le<br />
biogaz n’atteigne les unités de valorisation. « Sinon,<br />
poursuit-il, au cours de la combustion, les siloxanes<br />
se transforment en oxyde de silice, et cette fine poudre<br />
abrasive se dépose dans la chambre de combustion,<br />
encrassant progressivement les pièces jusqu’à leur casse,<br />
et acidifiant l’huile. » Les recherches se poursuivent<br />
sur l’élimination de ces composés polluants.<br />
Le biométhane, une énergie d’avenir<br />
Après cette phase de prétraitement, le biométhane est<br />
une ressource à part entière. Cette production est soit<br />
externalisée, comme à Lille, où le biométhane sert de<br />
carburant aux bus de transport en commun, soit mise<br />
à profit sur site. À Claye-Souilly, la Rep le valorise<br />
pour produire l’électricité nécessaire au fonctionnement<br />
de ses installations et elle injecte le reste dans le<br />
réseau EDF. En améliorant ses équipements (moteurs<br />
thermiques, chaudières et turbines à vapeur) et en faisant<br />
appel à un cycle combiné de cogénération (lire<br />
« Pouquoi pas nous ? », p. 64), l’entreprise est passée<br />
d’une production de 1,7 mégawatt (MW) d’énergie<br />
électrique, en 1992, à 16 MW, en 2005. « Ces années<br />
de recherche expérimentale nous permettent d’établir<br />
que 1 mètre cube de biogaz équivaut à une puissance<br />
de 5 kilowatts d’énergie thermique, témoigne René<br />
Chainay. Aujourd’hui, nous cherchons à maîtriser<br />
notre production de biogaz dans le temps, par la<br />
réinjection d’eau ou de lixiviat* au fur et à mesure<br />
de l’exploitation du site. »<br />
Europe : peut mieux faire<br />
<strong>La</strong> production de biogaz en Europe ne cesse de<br />
croître, mais reste encore loin des objectifs fixés<br />
par le livre blanc sur les énergies renouvelables* :<br />
15 millions de tonnes d’équivalent pétrole (Mtep)<br />
en 2010. <strong>La</strong> production atteignait seulement<br />
5,35 Mtep en 2006, selon le dernier rapport de<br />
l’Observatoire européen des énergies renouvelables,<br />
EurObserv’er, et 0,227 Mtep, en France selon<br />
la direction générale de l’Énergie et des Matières<br />
premières (DGEMP). Ce biogaz provient toujours<br />
en majeure partie des décharges, mais aussi de<br />
l’industrie agro-alimentaire, de l’agriculture et<br />
des stations d’épuration urbaines. Il est de plus<br />
en plus valorisé pour produire de l’électricité,<br />
grâce, en particulier, à la cogénération (production<br />
combinée de chaleur et d’électricité), avec<br />
une production européenne de 17,3 terawatt-<br />
heures en 2006 et de 503 gigawattheures, en<br />
France selon la DGEMP.<br />
En France, l’électricité produite à partir de biogaz<br />
fait l’objet d’un tarif de rachat par l’opérateur<br />
national, depuis juillet 2006. Le biométhane n’est,<br />
en revanche, pas autorisé à rejoindre le réseau gazier.<br />
Selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise<br />
de l’énergie, le biométhane produit en France (toutes<br />
sources confondues, lire « Europe : peut mieux<br />
faire », ci-dessous) pourrait pourtant couvrir 10 %<br />
de la consommation, sachant que le pays est importateur<br />
de gaz à plus de 90 %. Certains arguënt que<br />
la ménagère ne verrait pas d’un bon œil l’arrivée<br />
dans sa cuisine de gaz issu de déchets. Pourtant, en<br />
Allemagne (premier producteur européen de biogaz<br />
selon l’Observatoire européen des énergies renouvelables,<br />
EurObserv’er), le biométhane est depuis<br />
longtemps réinjecté dans le réseau de gaz. Les industries<br />
connectées peuvent ainsi revendiquer l’utilisation<br />
d’une énergie verte. « Lors de son utilisation<br />
industrielle, la transformation du biométhane produit<br />
un CO 2 “vert”, biogénique, non comptabilisé dans<br />
l’effet de serre étant donné qu’il n’est pas issu d’une<br />
énergie fossile, se réjouit Christophe Aran. À l’avenir, il<br />
nous reste à piéger le CO 2 issu du biogaz, par exemple<br />
dans les aquifères salins profonds, et, ainsi, atteindre<br />
le zéro impact environnemental ! » ● S. C.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
<strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong> sur les CET et le biogaz :<br />
www.ecomethaniseur.com<br />
Biogaz de l’agence américaine de la protection de<br />
l’environnement : www.epa.gov/lmop/ (en anglais).<br />
Siloxanes in <strong>La</strong>ndfill and Digester Gas Update, LMOP<br />
8th Annual Conference and Project Expo,<br />
E. Wheless, 2005.<br />
TECHNOLOGIE BIOGAZ<br />
Production de biogaz pour 1 million de tonnes de déchets<br />
58 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 59<br />
2 500<br />
2 000<br />
1 500<br />
1 000<br />
500<br />
Débit biogaz (mètres cubes par heure)<br />
0<br />
0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30<br />
Année<br />
Le biogaz est produit pendant une trentaine d’années.<br />
* Anaérobie<br />
signifie<br />
en l’absence<br />
d’oxygène.<br />
* Les siloxanes<br />
sont des composés<br />
organiques<br />
volatils issus<br />
de l’oxydation<br />
des molécules<br />
de silice provenant<br />
des déchets<br />
de produits<br />
cosmétiques<br />
et d’hygiène<br />
(déodorants,<br />
shampooings,<br />
crèmes,<br />
lessives…).<br />
* Le lixiviat,<br />
ou « jus de<br />
décharge », est<br />
la fraction liquide<br />
produite par la<br />
fermentation<br />
des déchets.<br />
* Le livre blanc<br />
sur les énergies<br />
renouvelables<br />
appelle à<br />
un doublement<br />
de leur part<br />
à l’horizon 2010,<br />
de 6 % à 12 %.<br />
© SOURCE : VEOLIA REP
TECHNOLOGIE SÉQUESTRATION CO 2<br />
Objectif : zéro émission<br />
Dominique<br />
Chouchan<br />
est journaliste<br />
scientifique.<br />
Enfouir le dioxyde de carbone, émis par la combustion du charbon et<br />
des hydrocarbures, est l’une des solutions pour freiner l’augmentation<br />
de son taux dans l’atmosphère.<br />
Parmi les multiples scénarios envisagés<br />
en géoingénierie* (lire « Un climat sur<br />
mesure », p. 62), les plus avancés sont fondés<br />
sur le stockage géologique du dioxyde de<br />
carbone (CO ), et en premier lieu de celui<br />
2<br />
émis par les principales sources fixes : centrales thermiques<br />
et secteur industriel (raffineries, usines sidérurgiques…).<br />
Un enjeu majeur, lorsqu’on sait, par<br />
exemple, qu’à l’horizon 2030, la quantité de charbon<br />
brûlé devrait croître de près de 60 % à l’échelle mondiale<br />
selon l’Agence internationale de l’énergie. Pour<br />
sa part, l’Europe s’est fixé l’échéance de 2015 pour la<br />
mise en œuvre d’une douzaine de démonstrateurs de<br />
captage et de stockage géologique de CO . 2<br />
Les réservoirs possibles sont désormais bien identifiés,<br />
du moins sur le plan théorique : les gisements de<br />
pétrole ou de gaz épuisés ou en voie de l’être, les<br />
veines de charbon inexploitées et les aquifères salins<br />
profonds. Ces derniers représentent de loin le plus<br />
fort potentiel (jusqu’à dix fois supérieur à celui des<br />
gisements d’hydrocarbures) et, surtout, ils sont bien<br />
mieux répartis sur la planète. Pour tous, l’une des<br />
contraintes est de garantir le confinement du CO2 pendant au moins un à deux millénaires.<br />
Cela a conduit à écarter les stockages dans l’océan.<br />
Trop d’incertitudes pèsent sur leur pérennité et leur<br />
impact sur les écosystèmes marins. En outre, rappelle<br />
Isabelle Czernichowski-<strong>La</strong>uriol, chef de projet « stockage<br />
géologique de CO » au Bureau de recherches<br />
2<br />
géologiques et minières (BRGM), « des conventions<br />
internationales protègent le milieu océanique ». Reste<br />
toutefois à accomplir l’essentiel : sélectionner les sites<br />
les plus appropriés, les caractériser, les modéliser, définir<br />
les moyens et les dispositifs de surveillance (à court<br />
et à long terme) et établir les critères de sécurité.<br />
L’intérêt d’injecter le CO dans les veines de charbon<br />
2<br />
n’est pas encore avéré, mais cette piste garde son<br />
60 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
caractère attractif. Avantage : le très grand pouvoir<br />
d’adsorption du charbon, donc la possibilité d’y stocker<br />
de grandes quantités de CO 2 . Inconvénient : sa<br />
faible per méabilité, un facteur limitant pour l’injection.<br />
En revanche, cette voie permettrait de faire<br />
d’une pierre deux coups, comme l’explique Hubert<br />
Fabriol, géophysicien au BRGM : « On récupérerait<br />
le méthane piégé dans le charbon, alors délogé par le<br />
dioxyde de carbone. D’où, en prime, la production de<br />
gaz naturel », condition sine qua non, car le méthane<br />
est un puissant gaz à effet de serre.<br />
Plusieurs expériences industrielles<br />
Dans les gisements d’hydrocarbures, on injecte<br />
depuis longtemps du CO 2 pour aider à la récupération<br />
du pétrole ou du gaz en phase finale d’exploitation.<br />
L’idée serait de généraliser le procédé à grande<br />
échelle, cette fois pour stocker le CO 2 . Un site est<br />
étudié depuis 2000 sur le champ pétrolifère de<br />
Weyburn (Canada). Reste qu’à l’avenir il sera nécessaire<br />
de passer à la vitesse supérieure : d’environ<br />
1 million de tonnes de CO 2 injecté par an, il faudra<br />
atteindre plusieurs millions de tonnes par an. D’où<br />
l’importance décisive des aquifères profonds.<br />
Le stockage dans ces aquifères salins des bassins sédimentaires<br />
(1 000 à 2 000 mètres de profondeur) bénéficie<br />
aussi d’une expérience industrielle : une opération<br />
pilote est menée depuis 1996 dans un aquifère<br />
profond de Norvège, sur le site de Sleipner, sous la mer<br />
du Nord. Autres sites étudiés : les analogues naturels,<br />
ou réservoirs naturels de CO 2 (comme en France à<br />
Montmiral, dans la Drôme). Il s’agit notamment de<br />
s’assurer de l’imperméabilité de la roche de couverture,<br />
d’analyser l’impact sur le milieu environnant.<br />
Par exemple, comment celui-ci va-t-il réagir à une<br />
acidification du réservoir profond due à l’absorption<br />
massive de CO 2 ? « Observations et modèles tendent<br />
© STATOIL<br />
à montrer que cette acidification est assez vite neutralisée<br />
au travers de processus chimiques (dissolution<br />
des carbonates…) », indique Isabelle Czernichowski-<br />
<strong>La</strong>uriol, qui est également manager du réseau d’excellence<br />
européen CO 2 GeoNet. Autre question : le<br />
devenir des impuretés (N 2 , SO 2 , NO et autres substances)<br />
injectées avec le CO 2 , dont la nature dépend<br />
du procédé de captage.<br />
Le captage du CO 2 : un verrou majeur<br />
Car avant de le stocker, encore faut-il le capter et le<br />
transporter. Le captage est une opération très énergivore<br />
et onéreuse. « L’un des défis est de diviser son<br />
coût par deux », souligne Pierre Le Thiez, de l’Institut<br />
français du pétrole (IFP) et, désormais, directeur<br />
général adjoint de la toute nouvelle société Geogreen,<br />
qui associe l’IFP, Geostock (groupe international d’ingénierie)<br />
et le BRGM, pour offrir des services d’ingénierie<br />
pour le transport et le stockage de CO 2 . Il faudrait<br />
ainsi parvenir à une vingtaine d’euros par tonne<br />
de CO 2 d’ici à 2015. Pour les centrales existantes ou<br />
celles en construction selon le design actuel, l’idée est<br />
de capter le dioxyde de carbone entre la chaudière et<br />
la cheminée (captage post-combustion). « Le travail<br />
consiste à adapter des technologies déjà connues en les<br />
rendant plus performantes », ajoute Pierre Le Thiez.<br />
Récemment, Alstom Power Systems annonçait la<br />
mise au point avec Statoil d’une technique à base<br />
d’ammoniaque réfrigéré qui pourrait se révéler plus<br />
économe en énergie que d’autres. À suivre…<br />
Quant aux centrales de l’avenir, elles devront intégrer<br />
le captage et le stockage du CO 2 dès la conception.<br />
Deux voies sont étudiées. L’une, également<br />
adaptable aux centrales conventionnelles, consiste à<br />
TECHNOLOGIE SÉQUESTRATION CO 2<br />
remplacer l’air par de l’oxygène dans la combustion<br />
(oxycombustion), d’où une plus grande concentration<br />
en CO 2 dans le gaz de combustion. Un pilote<br />
va être mis en œuvre par Total sur le site de <strong>La</strong>cq<br />
dans les Pyrénées-Atlantique, dès 2008. Parmi les<br />
difficultés : le caractère très énergivore de la séparation<br />
de l’oxygène de l’air.<br />
L’autre voie porte sur la conception de centrales<br />
entièrement nouvelles, fondée sur un captage dit en<br />
« précombustion ». Les produits finaux seront de l’hydrogène<br />
et du CO 2 , directement stocké dans le soussol.<br />
Cette voie se concrétise, aujourd’hui, au travers<br />
de trois grands projets : FutureGen, lancé aux États-<br />
Unis en 2003, et HypoGen, lancé l’année suivante<br />
par les Européens, mais aussi GreenGen, développé<br />
par la Chine. Ces trois projets nécessitent des investissements<br />
considérables (respectivement 1 milliard<br />
de dollars et 1,3 milliard d’euros sur dix ans pour les<br />
projets américain et européen). Ils supposent surtout<br />
en aval un changement de système énergétique, et en<br />
particulier l’adoption massive de l’hydrogène comme<br />
carburant. ● D. C.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Réseau CO GeoNet : www.co2geonet.com (en anglais).<br />
2<br />
Geogreen : www.geogreen.fr/<br />
CSLF (Carbon sequestration leadership forum) :<br />
www.cslforum.org/ (en anglais).<br />
Projet européen Castor de captage et<br />
de stockage géologique du CO : www.co2castor.com/<br />
2<br />
(en anglais).<br />
Capter et stocker le CO dans le sous-sol,<br />
2<br />
Ademe ed., 2007.<br />
* <strong>La</strong> géoingénierie<br />
désigne<br />
les techniques<br />
susceptibles<br />
de contrôler<br />
les grands cycles<br />
naturels.<br />
Par extension,<br />
ce terme est aussi<br />
employé au sujet<br />
des techniques<br />
capables<br />
de contrecarrer<br />
les influences<br />
anthropiques<br />
sur le climat.<br />
À SLEIPNER (MER<br />
DU NORD) : STATOIL<br />
EXTRAIT DU GAZ NATUREL,<br />
EN SÉPARE LE CO2, ET RENVOIE CELUI-CI<br />
DANS UN AQUIFÈRE SALIN<br />
À 800 MÈTRES<br />
SOUS LA MER.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 61
TECHNOLOGIE GÉOINGÉNIERIE TECHNOLOGIE GÉOINGÉNIERIE<br />
FAIRE LA PLUIE<br />
ET LE BEAU TEMPS :<br />
LE RÊVE DE CERTAINS<br />
QUI N’EST PAS<br />
ENCORE POUR DEMAIN.<br />
Un climat sur mesure ?<br />
Dominique<br />
Chouchan<br />
est journaliste<br />
scientifique.<br />
Peut-on imaginer réguler un jour le climat comme on règle son chauffage<br />
domestique, voire obtenir pluie ou sécheresse à la demande ? Le<br />
remède pourrait être pire que le mal.<br />
d’influer sur le climat ne date pas<br />
d’aujourd’hui, tant les activités humaines<br />
dépendent des caprices du temps. Fut<br />
une époque lointaine où les hommes<br />
L’idée<br />
sollicitaient l’entremise des dieux en cas<br />
de sécheresses ou de pluies dévastratrices… De<br />
nos jours, c’est à une panoplie d’artifices technologiques,<br />
désormais regroupés sous le vocable de<br />
géoingénierie* , que l’on s’en remet pour essayer de<br />
« réparer » les dérèglements climatiques.<br />
Si le rêve d’agir sur le temps a été remis au goût<br />
du jour il y a une soixantaine d’années, on le<br />
doit peut-être plus à l’intérêt qu’y portaient les<br />
militaires qu’aux climatologues. Le concept de<br />
guerre environnementale au sens moderne du terme<br />
(Environmental Warfare) a en effet commencé à<br />
prendre forme à la fin des années 1940 alors qu’était<br />
mené Cirrus, le premier projet d’envergure d’ensemencement<br />
de nuages. C’est grâce au soutien de<br />
l’armée américaine que des scientifiques de l’équipe<br />
62 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
de Irving <strong>La</strong>ngmuir, alors directeur associé du laboratoire<br />
de recherche de General Electric (GE), purent<br />
expérimenter cette technique. L’ensemencement<br />
consistait à injecter de minuscules cristaux de glace<br />
sèche dans les nuages ce qui, par le biais d’un mécanisme<br />
physicochimique, devait conduire à des précipitations.<br />
En 1947, les ingénieurs de GE tentèrent<br />
par la même technique de détourner la route d’un<br />
ouragan aux États-Unis. Irving <strong>La</strong>ngmuir conclut à<br />
la parfaite réussite de l’opération. Les études ultérieures<br />
conduisirent à récuser cette appréciation :<br />
la trajectoire de l’ouragan avait déjà changé lors de<br />
l’ensemencement.<br />
Près d’une vingtaine d’années plus tard était lancée<br />
l’opération Popeye, destinée à prolonger artificiellement<br />
la période des moussons en Asie du Sud-Est.<br />
Objectif : bloquer la progression des troupes vietnamiennes.<br />
L’ensemencement se fit alors au moyen de<br />
particules d’iodure d’argent. L’efficacité prétendue de<br />
l’opération a toujours été contestée. « Les tentatives<br />
© VEOLIA-RICHARD MAS<br />
se sont pourtant poursuivies (en Inde, au Pakistan,<br />
aux Philippines, à Panama...), avec le soutien direct<br />
de l’armée et de la Maison-Blanche », précise James<br />
R. Fleming, professeur de science, technologie et<br />
société au Colby College (États-Unis).<br />
Aujourd’hui, que sait-on vraiment sur la possibilité<br />
de provoquer artificiellement des précipitations ? « <strong>La</strong><br />
complexité du comportement des nuages incite à la plus<br />
grande prudence », souligne Jean-Pierre Chalon, responsable<br />
de la coordination du Réseau des services<br />
météorologiques européens et expert, notamment sur<br />
la modification artificielle du temps, auprès de l’Organisation<br />
météorologique mondiale (OMM). « On<br />
ne sait même pas expliquer pourquoi, sur deux nuages<br />
d’apparence identique, l’un donne de la pluie et l’autre<br />
pas. » Comment alors évaluer l’effet d’un ensemencement<br />
? Les seuls outils disponibles sont des méthodes<br />
statistiques, qui exigent des expériences longues et<br />
très coûteuses. « Vu de l’OMM, les hypothèses sur<br />
le comportement des nuages demeurent nettement<br />
insuffisantes. L’heure est plus à l’approfondissement<br />
des connaissances qu’au stade opérationnel. »<br />
Après le climat, l’effet de serre<br />
À défaut d’intervenir sur les précipitations, du moins<br />
dans l’immédiat, plusieurs pistes visent à s’en prendre<br />
directement à l’une des causes présumées des changements<br />
climatiques : l’augmentation du taux de<br />
dioxyde de carbone (CO ) dans l’atmosphère. <strong>La</strong> piste<br />
2<br />
la plus étayée, désormais envisagée à l’échelle industrielle,<br />
consiste à le séquestrer dans des réservoirs géologiques<br />
(lire « Objectif : zéro émission », p. 60). Une<br />
autre s’appuie sur les écosystèmes marins. Le fer étant<br />
l’un des éléments indispensables au métabolisme<br />
du phytoplancton, des géoingénieurs imaginent de<br />
« fertiliser » l’océan en y injectant du fer. <strong>La</strong> multiplication<br />
artificielle de ces micro-algues permettrait<br />
d’augmenter la part de CO atmosphé-<br />
2<br />
rique absorbé par l’océan (sous l’effet<br />
du processus de photosynthèse).<br />
LES PRÉLÈVEMENTS<br />
DE LA MISSION KEOPS<br />
DANS L’OCÉAN AUSTRAL<br />
INDIQUERONT<br />
PEUT-ÊTRE QUELLE EST<br />
L’INFLUENCE DU FER<br />
SUR LE PHYTOPLANCTON.<br />
© CNRS/MISSION KEOPS<br />
« Rien ne permet d’affirmer que cette approche<br />
fonctionne de manière durable, et trop d’incertitudes<br />
subsistent sur ses effets secondaires », souligne<br />
toutefois Stéphane Blain, professeur d’océanographie<br />
chimique à l’université de la Méditerrannée.<br />
« D’autant, ajoute-t-il, que toute intervention dans<br />
une région de l’océan risque de se répercuter ailleurs,<br />
du fait de la circulation océanique. » Exemple : si<br />
on fertilise l’océan Austral, la croissance du phyto-<br />
plancton pourrait se traduire par une surconsommation<br />
de sels nutritifs habituellement véhiculés par les<br />
courants et, du coup, en priver d’autres écosystèmes.<br />
Cette voie suppose donc, elle aussi, une meilleure<br />
compréhension des phénomènes. « L’épandage<br />
artificiel de fer dans l’océan ne peut en aucun cas<br />
être assimilé au processus de fertilisation naturelle »,<br />
insiste Stéphane Blain.<br />
Mais surtout, elle soulève la question cruciale de l’impact<br />
global d’une action régionale. D’où les craintes<br />
que suscitent les idées spectaculaires d’un Lowell<br />
Wood, physicien américain, d’un Paul Crutzen,<br />
chimiste néerlandais, et de quelques autres. Le premier,<br />
qui eut pour maître Edward Teller (père de la<br />
bombe H et du programme anti-missile de Reagan),<br />
et le second, prix Nobel en 1995, proposent de s’inspirer<br />
des éruptions volcaniques : celle du Pinatubo,<br />
aux Philippines, en 1991, n’a-t-elle pas refroidi<br />
notre planète pendant trois ans, suite à la production<br />
de millions de tonnes d’aérosols réfléchissant<br />
le rayonnement solaire vers l’espace ? Pourquoi ne<br />
pas simuler artificiellement ce phénomène en injectant<br />
d’énormes quantités de tels aérosols dans l’atmosphère<br />
? D’autres, comme l’astrophysicien américain<br />
Roger Angel, suggèrent de placer une myriade<br />
de petits miroirs en orbite autour de la Terre pour<br />
dévier une fraction du rayonnement solaire…<br />
L’écho qui sera donné à ces propositions dépendra de<br />
facteurs politiques (accords internationaux),<br />
économiques (marché mondial du carbone)<br />
et législatifs : la convention Enmod<br />
des Nations unies interdit d’utiliser des<br />
techniques de modification de l’environnement<br />
à des fins militaires ou toute autre<br />
fin hostile. « Elle devrait être actualisée et<br />
inclure les techniques de géoingénierie mises<br />
en œuvre unilatéralement par une nation lorsque cellesci<br />
sont susceptibles de nuire à une autre », estime James<br />
R. Fleming (1). ● D. C.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Workshop Report on Managing Solar Radiation<br />
(18-19 novembre 2006) : http://amesevents.arc.nasa.<br />
gov/main/index.php?fuseaction=home.reports (en anglais).<br />
(1) J. R. Fleming,<br />
The Climate<br />
Engineers,<br />
The Wilson Quaterly,<br />
2007 et sur :<br />
www.wilsoncenter.<br />
org/index.<br />
cfm?fuseaction=wq.<br />
essay&essay_<br />
id=231274<br />
(en anglais).<br />
* <strong>La</strong> géoingénierie<br />
désigne<br />
les techniques<br />
susceptibles<br />
de contrôler<br />
les grands cycles<br />
naturels.<br />
Par extension,<br />
ce terme est aussi<br />
employé au sujet<br />
des techniques<br />
capables<br />
de contrecarrer<br />
les influences<br />
anthropiques<br />
sur le climat.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 63
TECHNOLOGIE COGÉNÉRATION<br />
Pourquoi pas nous ?<br />
Isabelle<br />
Bellin<br />
est journaliste<br />
scientifique.<br />
© INFOGRAPHIE VEOLIA ENVIRONNEMENT<br />
<strong>La</strong> cogénération, production simultanée de chaleur et d’électricité, est<br />
largement plébiscitée. Paradoxe : elle n’est plus développée en France.<br />
Un rythme d’installation de 900 mégawatts<br />
(MW) électriques par an, entre 1997<br />
et 2000, 39 MW en 2005, 8 MW en<br />
2007... <strong>La</strong> cogénération n’a plus le vent<br />
en poupe en France. Pourtant, depuis<br />
1992, ce moyen de production simultanée de chaleur<br />
et d’électricité, décentralisé, est soutenu par l’Union<br />
européenne. Actuellement, au Danemark, plus de<br />
50 % de l’électricité est produite par cogénération,<br />
seulement 3 % en France avec 824 installations, dont<br />
45 % environ exploitées par Dalkia, la filiale énergie<br />
de <strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong>.<br />
Côté technologique, elle ne présente que des avantages :<br />
elle tire profit de la chaleur produite par les moteurs ou<br />
les turbines pour la réutiliser dans un processus industriel<br />
ou un réseau de chauffage, au lieu de rejeter ces<br />
calories dans les fumées. Le rendement énergétique<br />
global peut atteindre 65 % à 70 %, voire 80 %. À la clé,<br />
des économies de 10 % à 25 % d’énergie primaire, donc<br />
de moindres rejets de gaz à effet de serre. Prenons<br />
l’exemple des turbines au gaz naturel. Le gaz, injecté<br />
Un exemple de cogénération<br />
L’électricité produite rejoint le réseau public alors que la chaleur<br />
alimente une usine et les logements de la ville voisine.<br />
64 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
dans la chambre de combustion, est mélangé à de l’air<br />
comprimé. Cela entraîne une turbine dont l’énergie<br />
mécanique est transformée en électricité par un alternateur.<br />
<strong>La</strong> chaleur des gaz d’échappement (environ<br />
500° C) est récupérée dans une chaudière, où elle<br />
réchauffe le fluide caloporteur d’un échangeur.<br />
Des contraintes trop fortes<br />
« L’installation est dimensionnée par rapport au besoin<br />
de chaleur, explique Camal Rahmouni, responsable du<br />
pôle combustion au centre de recherche sur l’énergie<br />
de <strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong>. Quant à l’électricité, en<br />
France, la plupart du temps, elle est réinjectée dans le<br />
réseau public – EDF a une obligation de rachat depuis<br />
1997 — alors que dans les autres pays européens, elle<br />
est en général autoconsommée. » En France, c’est là<br />
que le bât blesse, EDF impose une production d’électricité<br />
cinq mois les plus froids de l’année à puissance<br />
constante, sans tenir compte des besoins de chaleur,<br />
une aberration en terme de rendement. Dans les autres<br />
pays européens, la durée est libre et la puissance modulable<br />
sur l’année d’où une cogénération plus compétitive.<br />
Sans prime ou tarif avantageux de rachat, la filière<br />
française n’est pas viable. En outre, depuis 2001, les<br />
critères de rendement électrique et thermique sont<br />
plus contraignants et les tarifs moins attractifs.<br />
<strong>La</strong> dernière directive européenne (2004) est censée<br />
assurer la promotion de la cogénération à haut rendement<br />
en Europe. « En France, a minima, notre souci<br />
est de prolonger les contrats des centrales existantes,<br />
qui arrivent à échéance, ajoute Camal Rahmouni.<br />
Pour mettre ces dernières au niveau requis, nous<br />
cherchons à améliorer leurs performances énergétiques<br />
et environnementales. » Les acteurs de la filière française<br />
jugent que 200 MW à 300 MW pourraient<br />
être installés annuellement dans les dix prochaines<br />
années... mais pas aux conditions réglementaires<br />
actuelles. ● I. B.
« Rendre l’eau à la ville »<br />
* Le biseau salé<br />
désigne l’interface<br />
entre la nappe<br />
d’eau douce et la<br />
nappe salée issue<br />
de l’eau de mer.<br />
Pour Antoine Frérot, il faut adapter<br />
la gestion des eaux à la croissance<br />
urbaine. Une question de techno-<br />
logies, de comportements.<br />
LA RECHERCHE. Quelles seront les difficultés de<br />
la gestion de l’eau à l’horizon 2050 ?<br />
ANTOINE FRÉROT. En premier lieu, elles découleront<br />
de la croissance démographique et, plus encore, de<br />
la concentration urbaine. Ces éléments fondamentaux<br />
imposeront une nouvelle gestion de la ressource<br />
en eau et une meilleure régulation des besoins. C’est<br />
un cercle vicieux : la concentration urbaine et les<br />
activités humaines induisent un accroissement des<br />
besoins en eau, lequel, en retour, provoque une pollution<br />
locale accrue de la ressource. En sortir suppose<br />
une bonne organisation collective : cela commence<br />
par des choix politiques judicieux et légitimes. Mais<br />
aussi une bonne gouvernance locale qui garantisse<br />
une cohérence entre les institutions et la gestion<br />
technique de l’eau.<br />
Comment gérer les mégapoles déjà surpeuplées<br />
?<br />
A. F. D’abord en limitant le gaspillage à travers une<br />
éducation à la valeur de l’eau, faire comprendre que<br />
l’eau coûte cher à produire. Il faut également limiter<br />
les fuites, car une petite fuite augmente la consommation<br />
d’une famille sur une période de 24 heures,<br />
mais aussi surveiller les réseaux et encourager le développement<br />
d’innovations économes en eau. Prenons<br />
l’exemple des machines à laver : en quarante ans, leur<br />
consommation d’eau a été divisée par dix sans en<br />
brider l’usage. Il faut ensuite chercher à développer<br />
des ressources alternatives à la ressource naturelle.<br />
Le dessalement offre une ressource illimitée pour les<br />
villes côtières, à condition de maîtriser ses impacts<br />
énergétiques et environnementaux. Les eaux usées,<br />
une fois collectées et épurées, sont une ressource<br />
de proximité, qui, de plus, croît en proportion de la<br />
consommation d’eau. Ces eaux peuvent être recyclées<br />
soit pour un usage non alimentaire (irrigation, eau<br />
© PHOTOTHÈQUE VEOLIA–NICOLAS GUÉRIN<br />
TECHNOLOGIE ENTRETIEN<br />
ANTOINE FRÉROT<br />
EST DIRECTEUR GÉNÉRAL<br />
DE VEOLIA EAU.<br />
industrielle), soit pour la réalimentation de nappes<br />
phréatiques (recharge des aquifères, renforcement<br />
des nappes côtières pour éviter la remontée du biseau<br />
salé* …). Le recyclage a un coût, mais les nouvelles<br />
filières de traitement « multibarrières » (filtration,<br />
ozone, membrane, chlore, ultraviolet, etc.) garantissent<br />
la qualité de l’eau produite.<br />
Le changement climatique va-t-il compliquer<br />
les choses ?<br />
A. F. <strong>La</strong> quantité d’eau douce disponible sur Terre<br />
ne sera pas affectée. En revanche, le changement<br />
climatique risque d’occasionner une modification<br />
de la répartition de l’eau sur la planète, à travers<br />
une désertification de certaines zones, en déficit de<br />
pluies, ou une accélération de leur fréquence sur<br />
d’autres régions. Sur l’année, de tels épisodes peuvent<br />
être régulés par une gestion adaptée des ressources.<br />
Mais, si ces phénomènes se radicalisent, la rétention<br />
des eaux de pluie en amont des villes ne suffira plus.<br />
Il faudra réintroduire, dans la ville, des bassins, des<br />
surfaces perméables où l’eau s’infiltre, inventer des<br />
lieux polyvalents de stockage... Après avoir été identifiée<br />
comme vecteur de maladies, l’eau, chassée des<br />
villes, doit les reconquérir. Un retour qui nécessite<br />
une organisation collective fine des usages.<br />
● Propos recueillis par Sahra Cepia<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 65
TECHNOLOGIE DESSALEMENT<br />
Boire les océans<br />
© SIDEM-PHOTOTHÈQUE VEOLIA EAU SOLUTIONS & TECHNOLOGIE-R.SECCO<br />
Alain Maurel,<br />
ancien ingénieur<br />
au Commissariat<br />
à l’énergie atomique,<br />
est consultant.<br />
alain.silva.<br />
maurel@wanadoo.fr<br />
Performances améliorées, coûts réduits : les techniques de dessalement<br />
ont beaucoup progressé ces dernières années. Mais dans quelle<br />
mesure pourront-elles contribuer à répondre aux besoins croissants en<br />
eau potable ?<br />
<strong>La</strong> mer est une manne d’eau... salée. Pour<br />
certains pays du Moyen-Orient, c’est néanmoins<br />
la seule source possible d’eau douce :<br />
au Koweït ou au Qatar, le dessalement<br />
concerne même la quasi-totalité des moyens<br />
de production d’eau douce. À l’échelle mondiale,<br />
l’eau dessalée reste une « goutte d’eau », qui alimente<br />
environ 1,5 % de la population. Mais, depuis<br />
dix ans, le marché mondial du dessalement est en<br />
forte progression, de l’ordre de 10 % par an. En 2004,<br />
37,75 millions de mètres cubes (m 3 ) d’eau dessalée<br />
ont été produits par jour dans plus de 17 000 usines,<br />
réparties dans plus de 120 pays. Elle provenait à 60 %<br />
d’eau de mer et à 40 % d’eaux saumâtres (lire « Des<br />
eaux plus ou moins salées », p. 67). En une cinquantaine<br />
d’années, les technologies ont fait des progrès<br />
considérables. Mais les investissements nécessaires<br />
et les coûts de fonctionnement restent élevés.<br />
Ils dépendent principalement de la taille de l’installation<br />
et de la salinité de l’eau : au mieux de 0,6 à<br />
0,8 euros par mètre cube d’eau de mer pour les très<br />
grandes installations (plus de 100 000 m 3 par jour)<br />
et, en général, de 0,2 à 0,4 euros par mètre cube pour<br />
les eaux saumâtres, soit deux à trois fois plus cher<br />
que les traitements d’eaux de surface. C’est acceptable<br />
pour les besoins humains, pour l’industrie ou<br />
pour la production de produits agricoles à fort rapport<br />
économique (légumes, fleurs), moins pour les<br />
besoins agricoles très gourmands en eau (cultures<br />
de plein champ, céréales). Ainsi en Espagne (cinquième<br />
pays du monde en capacité installée de<br />
dessalement, avec 2,42 millions de mètres cubes<br />
par jour), 22,4 % de l’eau dessalée sert à la production<br />
de légumes primeurs. Deux grandes familles<br />
de procédés se partagent le marché : ceux par évaporation<br />
(ou distillation) et ceux de séparation par<br />
membranes, plus récents, qui concernent près de<br />
70 % des constructions actuelles.<br />
Deux techniques concurrentes<br />
Dans les procédés par évaporation, l’eau de mer<br />
chauffée produit une vapeur d’eau pure qu’il suffit<br />
de condenser sur des faisceaux de tubes refroidis<br />
par l’eau de mer pour obtenir de l’eau douce. Un<br />
principe très simple utilisé depuis les premiers<br />
transports en mer pour produire l’eau douce sur les<br />
bateaux. Actuellement trois tech-<br />
VEOLIA CONSTRUIT<br />
LA PLUS GRANDE USINE<br />
DE DESSALEMENT PAR<br />
DISTILLATION À BAHREÏN<br />
(GOLFE PERSIQUE).<br />
ELLE SERA ASSOCIÉE<br />
À UNE CENTRALE<br />
THERMIQUE.<br />
niques industrielles sont mises en<br />
œuvre : la distillation par détentes<br />
successives (ou procédé Flash), qui<br />
s’est largement répandue depuis les<br />
années 1960 ; la distillation multiples<br />
effets, qui s’impose depuis les années<br />
1990, et dont le coût d’installation est 10 % à 20 %<br />
moindre et la consommation énergétique réduite ; la<br />
compression mécanique de vapeur utilisée pour les<br />
faibles capacités (quelques milliers de mètres cubes<br />
par jour). Dans les années 1970, un procédé de séparation<br />
par membrane, l’osmose inverse* , est apparu.<br />
D’abord utilisé pour dessaler des eaux saumâtres et<br />
pour de petites unités de dessalement d’eaux de mer,<br />
il concurrence désormais la distillation, y compris<br />
pour des installations de capacité élevée comme<br />
celle d’Ashkelon en Israël. L’eau y est filtrée à travers<br />
des membranes en polymère de type polyamide et<br />
de structure dense. Sous l’effet d’une pression supérieure<br />
à la pression osmotique* de l’eau saline, les<br />
membranes laissent passer l’eau et elles retiennent les<br />
sels et les autres particules. À l’avenir, l’osmose k © PHOTOTHÈQUE VEOLIA-RICHARD MAS<br />
TECHNOLOGIE DESSALEMENT<br />
66 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 67<br />
© HASHIM/GULFIMAGES/GETTY<br />
Des eaux<br />
plus ou moins salées<br />
Eau saumâtre (dont la salinité est sensiblement<br />
inférieure à celle de l’eau de mer, comme dans les<br />
nappes du Sahara ) : de 2 à 10 grammes de sel par<br />
litre d’eau (g/l).<br />
Eau de mers ouvertes (Atlantique, mer du Nord,<br />
Pacifique) : 35 g/l.<br />
Eau de mers fermées ou peu ouvertes : de 39 g/l<br />
(Méditerranée) à 70 g/l (Golfe arabo-persique).<br />
© PHOTOTHÈQUE VEOLIA-RICHARD MAS<br />
L’EAU DE MER EST UNE<br />
RESSOURCE ALTERNATIVE<br />
ABONDANTE.<br />
DANS CERTAINES RÉGIONS,<br />
LE DESSALEMENT EST<br />
LA SEULE SOURCE D’EAU<br />
POTABLE, COMME<br />
AU MOYEN-ORIENT.<br />
DEPUIS 2006, L’USINE<br />
DE DESSALEMENT<br />
D’ASHKELON<br />
(ISRAËL) PRODUIT<br />
320 000 MÈTRES CUBES<br />
PAR JOUR D’EAU POTABLE<br />
PAR OSMOSE INVERSE.<br />
L’EAU DE MER,<br />
PRÉLEVÉE AU LARGE,<br />
EST D’ABORD FILTRÉE<br />
DANS CES BASSINS :<br />
ELLE TRAVERSE<br />
1,5 MÈTRE DE SABLE.
TECHNOLOGIE DESSALEMENT<br />
* L’osmose<br />
inverse<br />
est le flux d’eau<br />
d’une solution<br />
concentrée (ici,<br />
en sel) vers une<br />
solution diluée.<br />
* <strong>La</strong> pression<br />
osmotique<br />
est la pression<br />
d’équilibre entre<br />
une solution<br />
(ici salée)<br />
et son solvant<br />
pur, séparés par<br />
une membrane<br />
perméable<br />
au seul solvant.<br />
k<br />
inverse va-t-elle prendre<br />
le pas sur la distillation ? Les<br />
deux techniques ont leurs<br />
atouts et leurs inconvénients.<br />
3 Qu est ions à<br />
© PHOTOTHÈQUE VEOLIA-RICHARD MAS<br />
L’osmose inverse est beaucoup moins énergivore que<br />
la distillation : elle requiert environ un kilogramme<br />
de fioul lourd pour dessaler un mètre cube d’eau<br />
contre 3,5 kilogrammes pour la distillation. De<br />
plus, les performances des membranes ne cessent<br />
de s’améliorer et leur coût de diminuer : les investissements<br />
pour ces installations sont donc moindres.<br />
Hervé Suty • directeur du Centre de recherche sur l’eau de <strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong><br />
Quel est, selon vous, l’avenir des technologies de dessalement ?<br />
En terme d’optimisation énergétique, la distillation est mature, mais pas l’osmose<br />
inverse* pour laquelle on espère encore la baisse d’un facteur 2 des besoins<br />
énergétiques. Cette technologie est en pleine croissance, en particulier en raison<br />
du coût des membranes qui a été réduit d’un facteur 5 depuis vingt ans.<br />
Et de l’espoir d’aboutir, d’ici à dix ans, à des membranes de nouvelle génération.<br />
Peut-on espérer une meilleure rentabilité du système ?<br />
Oui, en couplant osmose inverse et osmose forcée. Cela devrait permettre<br />
d’augmenter le taux de conversion, soit la quantité d’eau potable produite<br />
par rapport à l’eau prélevée dans le milieu, de 40 % aujourd’hui à 70 % voire 80 %, en<br />
retraitant par osmose directe (à faible pression) la solution salée (ou « concentrat »)<br />
produite par osmose inverse. On utilise une solution conductrice qui favorise le<br />
passage de l’eau au travers des membranes et que l’on sépare ensuite de l’eau potable.<br />
Comment limiter les impacts environnementaux ?<br />
Des outils de modélisation permettent déjà d’appréhender la dilution progressive<br />
du concentrat dans le milieu aquatique. Mais il reste à limiter l’utilisation<br />
de séquestrant, qui évite la précipitation de sels dans les membranes, pour encore<br />
améliorer la maîtrise des impacts environnementaux. Ou, mieux encore, coupler<br />
la production d’eau potable par osmose inverse à une installation industrielle<br />
utilisant le concentrat (pour l’électrolyse, par exemple).<br />
68 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
© PHOTOTHÈQUE VEOLIA-RICHARD MAS<br />
L’EAU, INJECTÉE<br />
SOUS PRESSION EN<br />
PÉRIPHÉRIE, TRAVERSE<br />
CES MEMBRANES<br />
NANOPERFORÉES.<br />
L’EAU POTABLE EST<br />
COLLECTÉE AU CENTRE.<br />
PROPOS RECUEILLIS PAR SAHRA CEPIA<br />
Sauf pour une eau très saline<br />
(au-delà de 50 à 60 grammes<br />
par litre, g/l), où les performances diminuent. L’eau<br />
produite conserve une certaine salinité (de 0,3 à<br />
0,5 g/l) tandis que la distillation permet d’atteindre<br />
une eau très pure (de 0,005 à 0,03 g/l), convenable<br />
même pour un usage industriel.<br />
Par ailleurs, l’osmose inverse nécessite de l’énergie<br />
électrique alors que la distillation peut être alimentée<br />
en chaleur par cogénération (production combinée de<br />
chaleur et d’électricité). Une solution économique,<br />
mais qui crée un lien technologique entre les productions<br />
d’électricité et d’eau dessalée alors que les<br />
demandes peuvent différer. D’où l’idée d’associer distillation<br />
et osmose inverse, adossées à une centrale<br />
thermique. <strong>La</strong> vapeur d’eau produite alimente en<br />
calories l’installation de distillation alors qu’une<br />
partie de l’électricité est destinée à l’unité d’osmose<br />
inverse. Production d’électricité et d’eau douce<br />
peuvent ainsi être optimisées selon les saisons et<br />
les besoins.<br />
D’ici à 2010, <strong>Veolia</strong> Eau mettra cette solution en<br />
œuvre à Qidfa, dans les Émirats arabes unis. <strong>La</strong> nouvelle<br />
installation hybride produira 590 000 m3 DE PRESSION », CHACUN<br />
DE 8 MÈTRES DE LONG.<br />
par<br />
jour d’eau dessalée et elle sera associée à une centrale<br />
électrique de 2 000 mégawattheures. Le concept est<br />
séduisant et devrait se développer. ● A. M.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
LE PRINCIPE<br />
DE CETTE FILTRATION<br />
MEMBRANAIRE EST<br />
REPRODUIT DANS CES<br />
MILLIERS DE « TUBES<br />
Dessalement de l’eau de mer et des eaux<br />
saumâtres et autres procédés non<br />
conventionnels d’approvisionnement en eau<br />
douce, A. Maurel, <strong>La</strong>voisier, 2006.<br />
International Desalination Association :<br />
www.idadesal.org/ (en anglais).<br />
Middle East Desalination Research Center :<br />
www.medrc.org (en anglais).
Peter Dillon<br />
dirige le pôle recyclage<br />
des eaux usées<br />
au Commonwealth<br />
Scientific and<br />
Industrial Research<br />
Organisation (CSIRO),<br />
l’organisme public de<br />
recherche australien.<br />
peter.dillon@csiro.au<br />
Stéphanie<br />
Rinck-Pfeiffer<br />
est responsable<br />
des recherches <strong>Veolia</strong><br />
Eau en Australie.<br />
stephanie.rinckpfeiffer@uwi.com.au<br />
sûr, en 2050, chacun aura<br />
conscience de la valeur de l’eau, inestimable,<br />
tant pour l’alimentation en<br />
eau potable, que pour la production<br />
C’est<br />
d’aliments ou d’énergie… Malgré<br />
tout, la pression démographique croissante, en particulier<br />
dans les villes où 75 % de la population sera<br />
concentrée, et l’héritage passé d’années de gaspillage<br />
exerceront encore une contrainte extrême sur cette<br />
précieuse ressource (lire « Les nouveaux défis de<br />
l’eau », p. 36). D’ici là, gageons que les solutions, tant<br />
de recyclage des eaux usées, autrement dit leur épuration<br />
pour les réutiliser ou recharger les aquifères,<br />
TECHNOLOGIE RECYCLAGE<br />
Eaux usées : un puits<br />
de ressources<br />
Recycler les eaux usées après les avoir épurées ou les utiliser pour recharger<br />
les aquifères, une réalité ici et là qui deviendra bientôt la règle.<br />
que de préservation de l’eau (récupération des eaux<br />
pluviales, mais aussi changements d’habitudes des<br />
consommateurs) se seront généralisées.<br />
En cinquante ans, la consommation d’eau par<br />
habitant issue des systèmes d’alimentation centralisés<br />
des villes aura probablement été divisée par<br />
deux. Le prix, élevé, y sera bien sûr pour beaucoup,<br />
reflétant simplement le coût de cette ressource. Il<br />
incitera à l’économie. Il y aura plusieurs qualités<br />
d’eau correspondant à plusieurs traitements selon<br />
l’usage : l’eau potable, l’eau pour les applications<br />
industrielles, l’eau agricole, l’eau d’arrosage des espaces<br />
verts et des jardins, enfin l’eau domestique. k<br />
POUR ÉCONOMISER<br />
LES RESSOURCES<br />
EN EAU, L’AGRICULTURE<br />
POURRAIT DAVANTAGE<br />
GLEIZES/REA<br />
TIRER PARTI DU<br />
RECYCLAGE DES EAUX<br />
PIERRE<br />
USÉES, POUR IRRIGUER. ©<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 69
INFOGRAPHIE : VEOLIA ENVIRONNEMENT<br />
TECHNOLOGIE RECYCLAGE TECHNOLOGIE RECYCLAGE<br />
(1) Projet européen<br />
Techneau :<br />
www.techneau.org/<br />
(en anglais).<br />
Renforcement des<br />
transferts d’eau de<br />
surface vers les eaux<br />
souterraines suite<br />
au pompage.<br />
Pompage<br />
En 2050, il serait tout simplement normal d’utiliser<br />
20 % d’eau recyclée en moyenne dans le monde,<br />
voire 50 % à 70 % dans certaines villes de pays arides<br />
et autour de la Méditerranée.<br />
Où en est-on aujourd’hui ? Même si les différents<br />
procédés de traitement* sont connus et utilisés de<br />
longue date, l’eau recyclée ne représente pas plus de<br />
5 % de l’approvisionnement mondial en eau. Elle est<br />
surtout utilisée pour l’agriculture. Un pays comme la<br />
Tunisie recycle ses eaux depuis 1989 pour l’irrigation<br />
de cultures de citrons, d’olives et de coton. L’industrie<br />
vient ensuite, en particulier, dans les centrales de production<br />
d’électricité, mais aussi dans l’industrie chimique.<br />
En Allemagne, à Hamm, Dupont de Nemours<br />
recycle 90 % de ses eaux. Enfin, l’eau recyclée sert<br />
parfois pour des usages urbains. Ce n’est pas encore<br />
tout à fait dans les mœurs. Néanmoins, on installe,<br />
dans certains pays, de plus en plus de « doubles<br />
réseaux » : une canalisation pour l’eau potable, une<br />
autre pour l’eau recyclée, qui sert à alimenter les<br />
chasses d’eau ou l’arrosage. Ce système simple est<br />
utilisé au Japon, à Tokyo, depuis 1984 à hauteur de<br />
70 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
8 000 mètres cubes (m 3 ) par<br />
jour et en Australie, à Adélaïde<br />
(lire « L’Australie mise sur le<br />
recyclage », p. 71).<br />
Quant aux exemples de recyclage<br />
en eau potable, ils sont<br />
encore rares et mettront du temps à se développer.<br />
En Afrique australe, la Namibie a été le premier<br />
pays à mettre cela en œuvre à grande échelle,<br />
Eau potable : on redécouvre que le sol est un filtre idéal<br />
« Peu connue en France, la “filtration sur berges” est utilisée depuis plus d’un siècle pour fournir de l’eau potable<br />
à des millions d’Européens », rappelle Yann Moreau-Le Golvan, responsable recherche et développement au<br />
Centre de compétences sur l’eau de Berlin (KWB), ville d’Allemagne où 75 % de l’eau potable est produite par<br />
cette technique (100 % à Düsseldorf, Allemagne). De quoi s’agit-il ? « D’utiliser les capacités naturelles d’épuration<br />
des sols, répond l’hydrogéologue. L’eau est prélevée<br />
directement dans des nappes souterraines, situées sous des<br />
fleuves (nappes alluviales) à quelques dizaines de mètres<br />
des berges des lacs et des rivières. » Durant son infiltration<br />
dans le sol, l’eau est soumise à une activité microbiologique<br />
intense qui permet la biodégradation aérobie et ana-<br />
Réalimentation<br />
naturelle<br />
Réalimentation<br />
artificielle<br />
par bassin de<br />
réinfiltration<br />
L’eau se fraye un chemin dans le sous-sol et subit une épuration naturelle.<br />
© VEOLIA<br />
LES EFFLUENTS<br />
D’UNE RÉSIDENCE<br />
TOURISTIQUE SONT<br />
TRAITÉS ET UTILISÉS<br />
POUR ARROSER<br />
LE GOLF DE SPERONE,<br />
EN CORSE.<br />
érobie* de nombreux composés indésirables. À Berlin,<br />
elle ne subit ensuite qu’une simple aération et filtration<br />
avant distribution. Depuis 2001, le procédé fait l’objet de<br />
plusieurs programmes de recherche, à Berlin (projet<br />
Nasri) et à Delhi, en Inde (projet financé par <strong>Veolia</strong> et projet<br />
européen Techneau (1)). « L’objectif est de quantifier et<br />
de modéliser les processus biophysico-chimiques qui ont<br />
lieu lors de l’infiltration afin d’optimiser le dimensionnement<br />
et les performances de tels systèmes », précise Yann<br />
Moreau-Le Golvan. En raison de sa simplicité et de son efficacité,<br />
le procédé fait l’objet d’un regain d’attention auprès<br />
des organisations internationales telles que l’Unesco.<br />
« Pour bénéficier d’un système efficace, il faut s’assurer<br />
que le milieu soit suffisamment perméable et que la nappe ne soit pas polluée », indique-t-il. L’aménagement<br />
de bassins d’infiltration permet d’augmenter les volumes qui peuvent contribuer à la recharge des nappes et<br />
garantir une exploitation durable des ressources souterraines. « Ce procédé ancien peut aussi apporter une<br />
réponse moderne pour gérer les problèmes de rareté de la ressource », explique-t-il. S. C.<br />
© VEOLIA-CHRISTOPHE MAJANI<br />
depuis bientôt quarante ans ! <strong>La</strong> production dépasse<br />
20 000 m 3 par jour. L’eau recyclée est aussi utilisée<br />
en complément des ressources en eau. Ainsi,<br />
à Singapour, dans le cadre d’un vaste programme<br />
de recyclage des eaux usées (projet NEWater), de<br />
l’eau recyclée est additionnée aux réservoirs d’eau<br />
potable, à hauteur de 1 % pour l’instant. L’Australie<br />
développe aussi ces solutions.<br />
<strong>La</strong> boucle est bouclée<br />
Le recyclage est en fait une réalité depuis longtemps<br />
dans des zones soumises à un stress hydrique, comme<br />
Israël qui recycle 70 % de son eau depuis 1977 pour<br />
son agriculture et envisage d’aller jusqu’à 100 %.<br />
Même chose en Espagne, sur toute la côte et les îles<br />
(soit un recyclage à hauteur de 35 % à l’échelle du<br />
pays) ou en Australie. Environ 200 municipalités<br />
européennes le pratiquent, dont une trentaine en<br />
France, comme Clermont-Ferrand ou Le Mont-<br />
Saint-Michel pour l’agriculture, Sainte-Maxime ou<br />
Sperone en Corse pour l’arrosage de golfs.<br />
À terme, c’est l’injection d’eaux usées épurées<br />
dans les aquifères qui devrait se développer à<br />
grande échelle (lire « Eau potable : on redécouvre<br />
que le sol est un filtre idéal », p. 70). Une<br />
façon de restituer l’eau au lieu de rejeter des eaux<br />
sorties des usines d’épuration, de bonne qualité,<br />
dans le milieu aquatique, pour rejoindre l’aval des<br />
fleuves (dans lesquels elles avaient été prélevées) et<br />
finalement… la mer.<br />
<strong>La</strong> pratique est déjà courante dans certaines villes<br />
situées au bord des baies, des golfes ou des estuaires<br />
où on recharge ainsi les nappes phréatiques, à partir<br />
d’eaux usées traitées. Cela permet de limiter<br />
du même coup les remontées salines, comme à<br />
Barcelone en Espagne ou en Belgique, un des pays<br />
européens les plus pauvres en ressource en eau, ou<br />
encore dans le sud de la Californie, aux États-Unis.<br />
Ensuite, il s’agit simplement de profiter des capacités<br />
RÉUTILISER LES EAUX<br />
APRÈS LEUR TRAITEMENT<br />
DANS LES USINES<br />
D’ÉPURATION : UNE<br />
RESSOURCE ALTERNATIVE<br />
À DÉVELOPPER.<br />
L’Australie mise sur le recyclage<br />
L’Australie s’est engagée dans un vaste programme de réutilisation des<br />
eaux usées, avec un objectif de 20 % de recyclage en 2012 dans certaines<br />
villes (au lieu de 12 % en moyenne actuellement) et qui, à terme, pourrait<br />
atteindre 50 %. Parmi les principaux projets, auxquels participe une filiale<br />
de <strong>Veolia</strong> Eau (United Water) : celui de la région du Queensland au Sud-Est.<br />
Il s’agit de l’un des plus grands projets au monde de recyclage des eaux<br />
usées en eaux industrielles et comme complément des ressources en eau,<br />
qui devrait aboutir en 2008. Il rassemblera et traitera les eaux de 6 usines<br />
d’assainissement de la région. Autre exemple, à Adélaïde (capitale de l’État<br />
d’Australie du Sud) : entre 20 % et 30 % des eaux usées traitées dans les<br />
usines de dépollution (Bolivar, Christies Beach) sont recyclées à des fins<br />
agricoles et domestiques. À Mawson <strong>La</strong>kes, à une dizaine de kilomètres du<br />
centre-ville d’Adelaïde, c’est un parc résidentiel d’environ 7 000 personnes<br />
qui sera alimenté d’ici à 2010 à 50 % par des eaux recyclées.<br />
naturelles du sous-sol pour traiter et stocker l’eau.<br />
Une méthode simple et peu coûteuse.<br />
Les technologies de traitement, quant à elles,<br />
devraient encore évoluer, devenir moins énergivores,<br />
plus fiables, grâce, par exemple, à de nouvelles<br />
membranes, des procédés biologiques améliorés,<br />
mais aussi de nouveaux systèmes de contrôle comme<br />
les traitements à la source des effluents industriels.<br />
Cela consiste à gérer les sources d’eaux usées, avant<br />
qu’elles ne rejoignent les réseaux d’assainissement.<br />
L’idéal serait que tous les produits soient labellisés en<br />
fonction de leurs performances environnementales,<br />
de leurs potentiels à être recyclés et que des normes<br />
soient établies, par exemple, pour les détergents,<br />
les cosmétiques, les agents nettoyants, les produits<br />
pharmaceutiques...<br />
Sécheresses, pluies intenses, mais de courte durée,<br />
incertitudes dues au réchauffement climatique...<br />
imposent une gestion de plus en plus rigoureuse et<br />
intégrée de la ressource. En quelques décennies,<br />
le recyclage des eaux usées devrait<br />
cesser d’être une voie de développement<br />
durable émergente pour<br />
devenir une solution incontour-<br />
nable pour l’alimentation en eau<br />
des villes. ● P. D. ET S. R.-P.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Le projet de la région de<br />
Queensland : www.westerncorridor.<br />
com.au/home.aspx?docId=1 (en anglais).<br />
Le projet NEWater à Singapour :<br />
www.pub.gov.sg/NEWater_files/<br />
overview/index.html (en anglais).<br />
* Les procédés<br />
de traitement<br />
peuvent comporter<br />
filtration,<br />
désinfection, voire<br />
microfiltration et<br />
osmose inverse<br />
pour de l’eau<br />
« ultra-pure ».<br />
Ils diffèrent selon<br />
l’utilisation finale<br />
de l’eau et la<br />
législation locale.<br />
* Anaérobie<br />
signifie<br />
en l’absence<br />
d’oxygène.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 71
TECHNOLOGIE ENTRETIEN TECHNOLOGIE ENTRETIEN<br />
« Il faut réviser notre gestion de l’agriculture »<br />
Comment préserver nos ressources et la qualité de l’environnement ?<br />
<strong>La</strong> réponse pourrait venir de l’agriculture de précision.<br />
LA RECHERCHE. En quoi consiste l’agriculture de<br />
précision ?<br />
MARTINE GUÉRIF. Le principe est de valoriser les<br />
informations spatiales et temporelles sur l’état des<br />
cultures. Ces données, aujourd’hui accessibles grâce<br />
aux progrès technologiques, permettent d’adapter<br />
les pratiques agricoles, que ce soit le travail du sol,<br />
le semis, les apports d’engrais, l’irrigation, le désherbage<br />
ou la protection phytosanitaire. Autrement<br />
dit, apporter la bonne dose, au bon endroit et au bon<br />
moment. L’approche a vu le jour aux États-Unis au<br />
début des années 1980, avec l’apparition des systèmes<br />
de positionnement par satellite GPS.<br />
En pratique, que mesure-t-on ?<br />
M. G. Cela dépend de la technique : les systèmes<br />
de prospection électrique du sol renseignent sur sa<br />
structure, sa texture, sa teneur en eau, sa salinité. Les<br />
mesures de réflectance* du sol, dans le domaine du<br />
visible et du proche infrarouge, permettent, en outre,<br />
de déterminer sa teneur en argile, en calcaire ou en<br />
matière organique. <strong>La</strong> réflectance du couvert végé-<br />
© CNES-SPOT IMAGE SA-INRA<br />
Des images de Spot<br />
260<br />
240<br />
220<br />
200<br />
180<br />
160<br />
140<br />
Dose d’azote<br />
(kilogrammes<br />
200 m<br />
par hectare)<br />
Ces images et un modèle de culture permettent<br />
d’évaluer les doses d’engrais adaptées à une parcelle.<br />
MARTINE GUÉRIF EST DIRECTRICE DE RECHERCHE<br />
À L’INSTITUT NATIONAL DE RECHERCHE AGRONOMIQUE<br />
(INRA) D’AVIGNON.<br />
tal permet, quant à elle, de déterminer la surface<br />
de feuilles et le taux de chlorophylle, lié à la teneur<br />
en azote* . On développe de nombreux autres types<br />
de capteurs, comme la vision stéréoscopique pour<br />
localiser les mauvaises herbes. Les capteurs peuvent<br />
être portés par les engins agricoles et couplés à un<br />
épandeur pour ajuster, en temps réel, les doses d’engrais,<br />
par exemple. Mais on peut aussi s’appuyer sur<br />
la télédétection satellitaire. C’est ce que fait le programme<br />
Farmstar, avec les données du système Spot.<br />
Ainsi, en 2006, 8 000 exploitants, soit environ 2 %<br />
des agriculteurs français, ont reçu des cartes de leurs<br />
parcelles et un diagnostic de l’état de leurs cultures,<br />
avec une résolution spatiale de 20 mètres, pour un<br />
© GUÉRIF<br />
abonnement annuel d’environ 10 euros par hectare.<br />
Au-delà de la mesure, la transformation de l’information<br />
en décision technique constitue le chaînon<br />
critique. À l’Institut national de recherche agronomique<br />
(Inra), nous travaillons sur des méthodes qui<br />
couplent la télédétection à des modèles dynamiques<br />
prenant en compte l’ensemble du système sol-planteatmosphère.<br />
On peut ainsi simuler l’impact de différents<br />
scénarios techniques et choisir celui qui<br />
optimise plusieurs critères à la fois, comme le rendement,<br />
mais aussi la qualité du grain et les aspects<br />
environnementaux.<br />
Peut-on chiffrer les bénéfices, pour l’agriculteur<br />
et pour l’environnement ?<br />
M. G. Des calculs ont été réalisés en France par<br />
la coopérative Epis-Centre, dont une partie des<br />
adhérents pratique l’agriculture de précision pour les<br />
apports en phosphore, en potassium et en azote : par<br />
comparaison avec ceux n’utilisant pas d’outil perfectionné<br />
d’aide à la décision, elle annonce des bénéfices<br />
de 30 à 60 euros par hectare. À l’Inra, nous avons testé<br />
spécifiquement le profit que l’on peut tirer d’un conseil<br />
spatialisé, plutôt qu’uniforme, pour la fertilisation<br />
azotée. En modélisant des cultures de blé, nous<br />
avons évalué que le gain n’est pas tant en termes de<br />
marge brute que de respect des normes environnementales<br />
: on parvient, sans altérer la récolte, à rester<br />
en tout point sous le seuil de 50 kilogrammes (kg)<br />
par hectare pour le bilan d’azote, alors qu’on observe<br />
des points à 100 kg si l’épandage est uniforme. On<br />
diminue ainsi la quantité d’engrais non absorbé, qui<br />
restera dans le sol et sera lessivé vers les nappes phréatiques<br />
aux premières pluies. L’agriculture de précision<br />
est donc très pertinente pour maintenir une production<br />
intensive tout en préservant les ressources et la<br />
qualité de l’environnement. Aujourd’hui, son taux<br />
d’adoption reste pourtant faible. L’une des raisons<br />
avancées est que les bénéfices sont insuffisants par<br />
rapport aux coûts. Le renforcement des contraintes<br />
environnementales imposées aux agriculteurs pourrait<br />
néanmoins accroître l’intérêt économique de ces<br />
outils. Un autre bénéfice, et non des moindres vu<br />
les attentes de la société dans ce domaine, est que<br />
l’agriculture de précision permet une traçabilité des<br />
pratiques pour la certification des exploitations et des<br />
produits agricoles.<br />
Un super-riz pour l’Afrique ?<br />
Le riz hybride chinois, qui produit jusqu’à 12 tonnes par hectare (soit 20 %<br />
de plus que les meilleures variétés du marché), pourra-t-il un jour être<br />
cultivé en Afrique subsaharienne, où la demande en riz ne cesse de croître ?<br />
Premier pas en ce sens, la Chine a annoncé, début 2007, la construction d’un<br />
centre de développement à Madagascar. Le principe : croiser des riz éloignés<br />
pour obtenir des semences hybrides, plus vigoureuses que les lignées<br />
pures. Planté en Chine depuis les années 1970, le riz hybride se développe<br />
aujourd’hui en Asie du Sud et du Sud-Est, avec l’appui des Nations unies. Seul<br />
problème : l’agriculteur doit acheter de nouvelles semences chaque année.<br />
Et les gains de productivité exigent une technologie élevée, bien éloignée<br />
des conditions de culture actuelles à Madagascar ou en Afrique.<br />
Comment pourra-t-elle aider à répondre au défi<br />
alimentaire des cinquante ans à venir ?<br />
M. G. Pour nous adapter aux changements démographique<br />
et climatique, il faudra réviser les modes<br />
de gestion de l’agriculture. De nouvelles contraintes<br />
vont apparaître : l’usage des pesticides sera fortement<br />
réglementé et la raréfaction de l’eau dans des régions<br />
comme le bassin méditerranéen obligera à optimiser<br />
encore davantage l’irrigation. L’agriculture de<br />
précision, à l’échelle des territoires et non plus seulement<br />
des parcelles, permettra de mieux faire face<br />
à ces contraintes. Bien sûr, dans les esprits, elle est<br />
associée à de hauts niveaux technologiques et donc<br />
réservée aux pays développés ou à certaines cultures<br />
industrielles des pays du Sud, comme la banane au<br />
Costa Rica, la canne à sucre au Brésil ou le riz aux<br />
Philippines. Mais, à l’échelle des territoires, elle a<br />
un potentiel certain dans le cadre de l’agriculture<br />
familiale des pays du Sud. Dans ces contextes difficiles,<br />
l’information spatiale, obtenue par télédétection<br />
ou par compilation des expériences locales, peut<br />
en effet servir à prendre des décisions stratégiques.<br />
À l’échelle d’un bassin en Afrique, par exemple, elle<br />
peut aider à mieux placer les cultures pour optimiser<br />
la ressource et limiter l’érosion.<br />
● Propos recueillis par Marie Schal<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Agriculture de précision, M. Guérif et D. King (coord.),<br />
Quae Éditions, 2007.<br />
* <strong>La</strong> réflectance<br />
est une mesure<br />
de la capacité<br />
d’une surface<br />
à réfléchir<br />
l’énergie incidente,<br />
ici le rayonnement<br />
solaire.<br />
* L’azote est<br />
un constituant<br />
essentiel de la<br />
biomasse végétale.<br />
Après l’eau,<br />
c’est le facteur<br />
le plus important<br />
pour la croissance<br />
des plantes.<br />
72 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 73
TECHNOLOGIE ÉCOQUARTIER TECHNOLOGIE ÉCOQUARTIER<br />
Une démarche globale<br />
Éric<br />
Lesueur<br />
est directeur<br />
de projets<br />
de <strong>Veolia</strong> Eau.<br />
eric.lesueur@<br />
veolia.com<br />
Assurer la pérennité des écoquartiers suppose de prévoir la gestion<br />
de l’eau, de l’énergie, des déchets, des transports... et de changer nos<br />
comportements.<br />
Des zones urbaines conçues pour minimiser<br />
leur impact sur l’environnement,<br />
avec au moins une autonomie énergétique,<br />
ont été créées depuis une quinzaine<br />
d’années, surtout en Europe du Nord. De<br />
tels projets d’écoquatiers commencent<br />
à voir le jour en France à l’initiative de<br />
collectivités urbaines, comme à Paris<br />
(quartier de Rungis, des Batignolles)<br />
et dans d’autres villes françaises.<br />
Réhabilitation de quartiers anciens ou<br />
développement de zones nouvelles,<br />
selon les cas, ils regroupent quelques<br />
centaines d’habitants, comme le quartier<br />
Bedzed à Beddington, en Grande-Bretagne, ou<br />
plusieurs milliers, comme à Stockholm ou à Malmö,<br />
en Suède, ou à Hanovre ou Fribourg, en Allemagne.<br />
Ces quartiers modèles sont des laboratoires technologiques,<br />
mais aussi sociaux : au-delà de leur « signa-<br />
74 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
Préserver<br />
les ressources<br />
et réduire les<br />
pollutions<br />
Énergies renouvelables riment avec quartier<br />
ture » environnementale, ils ont un impact majeur<br />
sur la qualité de vie des habitants et l’attractivité économique<br />
du territoire. Généralement promus par des<br />
communautés motivées par la protection de l’environnement<br />
et menés par des collectivités audacieuses,<br />
ces projets ont pour principal objectif<br />
la mise en œuvre, à l’échelle locale,<br />
de technologies innovantes pour la<br />
préservation des ressources naturelles<br />
et la réduction des pollutions.<br />
Côté économie d’énergie, c’est<br />
d’abord la consommation des bâtiments<br />
qui a été diminuée. Des<br />
progrès significatifs ont été réalisés<br />
dans la construction, comme le recours à<br />
des techniques isolantes de haute performance,<br />
l’amélioration des principes de ventilation<br />
des habitations, la bonne orientation des bâtiments<br />
en fonction de l’utilisation des locaux et,<br />
Comment exploiter efficacement les énergies renouvelables dans un ensemble de logements, voire un quartier<br />
? « En complément de nos travaux sur la cogénération (lire « Pourquoi pas nous ? », p. 64), nous étudions<br />
toutes les voies de transformation de la biomasse : combustion, gazéification* ou méthanisation* , explique<br />
Jean-Philippe <strong>La</strong>urent, directeur de la recherche sur l’énergie de <strong>Veolia</strong>. <strong>La</strong> gazéification du bois couplée à<br />
un moteur, par exemple, offrira dans le futur une solution de cogénération pour les quartiers, dont la chaleur<br />
pourra être efficacement distribuée par réseau urbain. » Ces solutions, qui commencent à être expérimentées<br />
en Europe, manquent encore de maturité. « Grâce à la modélisation, nous analysons l’influence de la nature du<br />
combustible et des modes opératoires pour obtenir le gaz de synthèse le plus pur et stable possible pour une<br />
exploitation fiable et économique. » Un pilote de ce type est en construction. À Paris, c’est un prototype de pile<br />
à combustible qui a été installé en mars 2007, en partenariat entre autres avec <strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong> : « C’est<br />
une première en Europe, elle assure le chauffage de 283 logements HLM (200 kilowatts – kW – de chaleur) et<br />
produit 250 kW d’électricité. » Un savoir-faire à déployer. Pour compléter ces technologies, l’énergie solaire<br />
thermique est mise à contribution. L’objectif est de concevoir des solutions innovantes de raccordement des<br />
installations aux réseaux plus traditionnels de chauffage et d’eau chaude. I. B.<br />
© VEOLIA ENVIRONNEMENT<br />
Un quartier au fil de l’eau<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
L’approche écologique intégrée des différents flux d’eau est essentielle pour l’aménagement urbain durable.<br />
bien sûr, le recours aux énergies renouvelables.<br />
De récents développements permettent, en outre,<br />
la création de systèmes centralisés de production<br />
d’énergies renouvelables, à l’échelle du quartier<br />
et non plus du bâtiment (lire « Énergies renouvelables<br />
riment avec quartier », p. 74). De quoi<br />
envisager des quartiers globalement neutres en<br />
émissions de dioxyde de carbone.<br />
Cycle de l’eau et paysage urbain<br />
Des approches comparables ont été développées dans<br />
d’autres domaines : la gestion des déchets, avec la<br />
collecte pneumatique* ; les transports à l’intérieur<br />
comme à l’extérieur du quartier (vélos, marche à pied,<br />
auto-partage, transports en commun...) ; enfin, et<br />
surtout, la gestion des eaux. L’architecture des réseaux<br />
d’eau doit être imaginée dès la conception des plans<br />
masse par l’urbaniste, le paysagiste et le gestionnaire<br />
des services d’eaux. Il s’agit entre autres de faire<br />
face à la multiplication probable de sécheresses et<br />
d’inondations, dues au changement climatique.<br />
Cela impose d’innover tant en matière de procédés<br />
que de structuration globale du territoire urbain. En<br />
restant vigilant sur la maîtrise des risques sanitaires,<br />
nous devons limiter les impacts environnementaux<br />
en favorisant les solutions locales, cohérentes avec le<br />
schéma global de gestion des eaux de la ville.<br />
Du point de vue des procédés, on peut récupérer<br />
les eaux de pluie provenant des toitures et façades<br />
et, après un traitement spécifique, les eaux de<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
ruissellement, afin de les réutiliser pour l’arrosage<br />
des espaces verts du quartier. On peut aussi réutiliser<br />
les eaux usées, après traitement écologique, pour certains<br />
usages extérieurs. On peut également prévoir<br />
de laisser ces eaux s’infiltrer directement dans le sol,<br />
dans des milieux propres tels que des pelouses, des<br />
terrains de sport ou de loisirs, des jardins… pour<br />
soulager réseaux d’assainissement et stations d’épuration,<br />
de plus en plus souvent perturbés par des<br />
épisodes violents de pluviométrie. De tels procédés<br />
reposent sur un système de caniveaux filtrants, de<br />
noues (fossés peu profonds) et de plans d’eau. Cette<br />
mise en œuvre paysagère innovante et pédagogique<br />
du cycle de l’eau en fait par ailleurs un élément à<br />
part entière du nouveau paysage urbain.<br />
L’eau offre aussi des alternatives très intéressantes<br />
et encore peu connues de rafraîchissement urbain<br />
et de climatisation pour remplacer les procédés<br />
classiques fréquemment générateurs de gaz à effet de<br />
serre. Il suffit de tirer parti des cycles d’évaporation,<br />
en extérieur par des techniques de murs d’eau ou<br />
d’aérosols et, depuis peu à l’intérieur des bâtiments<br />
par rafraîchissement adiabatique* , en évaporant de<br />
l’eau dans un flux d’air.<br />
L’expérience montre que si l’on veut des solutions<br />
durables dans le temps, une réflexion d’ensemble<br />
sur la gestion des services environnementaux<br />
s’impose dès la genèse du projet. Autant de défis<br />
technologiques et scientifiques qui conditionnent<br />
l’avenir des écoquartiers. ● É. L.<br />
* <strong>La</strong> collecte<br />
pneumatique de<br />
déchets utilise un<br />
réseau souterrain<br />
de canalisations<br />
dans lequel<br />
les déchets sont<br />
aspirés jusqu’à<br />
une centrale<br />
de collecte.<br />
* Le principe du<br />
rafraîchissement<br />
adiabatique<br />
est d’abaisser<br />
la température<br />
de l’air avant qu’il<br />
ne pénètre dans<br />
le bâtiment, en<br />
brumisant de l’eau<br />
dans un flux d’air<br />
chaud.<br />
* <strong>La</strong> gazéification<br />
consiste à<br />
chauffer, ici la<br />
biomasse,<br />
en présence de<br />
peu d’oxygène,<br />
pour la transformer<br />
en « gaz de<br />
synthèse »,<br />
un combustible<br />
qui peut ensuite<br />
être brûlé pour<br />
produire chaleur<br />
et électricité.<br />
* <strong>La</strong><br />
méthanisation<br />
est un processus<br />
biologique naturel<br />
de dégradation<br />
de la matière<br />
organique<br />
qui produit un<br />
biogaz composé<br />
en grande partie<br />
de méthane.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 75
TECHNOLOGIE BÂTIMENT ET TRANSPORT TECHNOLOGIE BÂTIMENT ET TRANSPORT<br />
Daniel<br />
Quénard<br />
est chef de la division<br />
caractérisation<br />
physique des<br />
matériaux au Centre<br />
scientifique et<br />
technique du bâtiment<br />
(CSTB) de Grenoble.<br />
daniel.<br />
quenard@cstb.fr<br />
Vers l’autonomie<br />
énergétique<br />
Comment concilier bâtiment et transport pour répondre aux nouvelles<br />
réglementations, aux obligations de Kyoto ? Quels sont les concepts<br />
émergents, applicables dès maintenant ?<br />
<strong>La</strong> question de la lutte contre les émissions<br />
de gaz à effet de serre ne porte plus,<br />
dorénavant, sur la nécessité de l’action,<br />
mais sur les modalités pour répondre à<br />
l’urgence. En France, le rapport 2006 de<br />
l’Institut français de l’environnement indique que<br />
le logement et le véhicule particulier offrent le plus<br />
gros potentiel de réduction des gaz à effet de serre.<br />
Les 30 millions de logements et les 30 millions de<br />
véhicules représentent près de la moitié des émissions<br />
nationales. Alors que celles-ci<br />
diminuent dans tous les secteurs, elles<br />
progressent depuis 1990 dans le bâtiment<br />
et les transports, avec respectivement<br />
+22 % et + 23 %.<br />
Pourtant, les efforts réalisés ont abouti à<br />
de réelles avancées. Dans les logements<br />
neufs et existants, la priorité concerne<br />
les consommations dues au chauffage<br />
(principalement au fioul et au gaz) qui<br />
représentent 75 % du total. En France, le renforcement<br />
de la réglementation thermique et l’apparition<br />
de matériaux isolants efficaces ont déjà abaissé<br />
la consommation d’énergie de 372 kilowattheures<br />
par mètre carré et par an (kWh/m 2 /an), en 1973, à<br />
245 kWh/m 2 /an, actuellement.<br />
Toutefois, il reste beaucoup à faire pour atteindre les<br />
performances des bâtiments à basse consommation,<br />
répondant, par exemple, au nouveau label français<br />
Effinergie, dont la consommation est de l’ordre<br />
de 50 kWh/m²/an ou, mieux, des habitations dites<br />
76 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
Transformer<br />
60 millions de<br />
consommateurs<br />
en producteurs<br />
« passives »* (plusieurs milliers en Allemagne et en<br />
Autriche), voire à énergie positive* (1, 2). Ces bâtiments<br />
présentent des besoins en énergie réduits au<br />
minimum (conception bioclimatique, isolation thermique<br />
et étanchéité à l’air renforcées, fenêtres haute<br />
performance, éclairage naturel…). Ils comportent<br />
des équipements à haute efficacité énergétique, à<br />
la fois hybrides (utilisant énergies renouvelables et<br />
fossiles), compacts et multifonctionnels (produisant<br />
simultanément chauffage, ventilation et eau chaude<br />
sanitaire), pour réduire les coûts et<br />
rechercher des synergies. Enfin, ils<br />
possèdent généralement une toiture<br />
photovoltaïque pour assurer la production<br />
locale d’électricité.<br />
Suivant cette logique, les bâtiments<br />
deviendront dans quelques années des<br />
sites de production d’énergie, principalement<br />
électrique, grâce au photovoltaïque<br />
ou au micro-éolien. Les<br />
60 millions de Français consommateurs d’énergie<br />
se transformeront en autant de producteurs. Cela va<br />
radicalement changer nos rapports avec l’énergie :<br />
quand on en produit soi-même, on s’en préoccupe<br />
forcément plus et mieux. Mais ces efforts resteront<br />
limités, si la démarche n’est pas imaginée de façon<br />
globale. Ainsi, les diminutions de consommation<br />
d’énergie réalisées dans le secteur du bâtiment pourraient<br />
être d’emblée annihilées par un usage croissant<br />
de la voiture : une réduction de 80 kWh/m²/an<br />
dans l’habitat est annulée par 20 kilomètres (km)<br />
© ROLF DISCH<br />
parcourus en véhicule particulier chaque jour, pendant<br />
un an (3) ! Il est donc nécessaire de s’attaquer<br />
parallèlement au problème des transports et à celui<br />
des véhicules individuels qui représentent la majorité<br />
des émissions de ce secteur.<br />
Pourtant, dans le domaine des transports aussi, beaucoup<br />
de progrès ont été accomplis : la consommation<br />
unitaire des véhicules a été réduite de 15 % depuis<br />
1990 et les émissions de dioxyde de carbone (CO 2 ) de<br />
30 % entre 1975 et 2003. Mais ces progrès ont aussitôt<br />
été balayés par d’autres évolutions. Primo, l’éloignement<br />
entre l’habitat et les lieux de services ou d’activités<br />
ont fait passer la distance journalière parcourue par<br />
une automobile d’une vingtaine de kilomètres environ<br />
à plus de trente. Secundo, le modèle du ménage multi-<br />
équipé en automobiles a enrichi le parc de 3 millions<br />
de véhicules.<br />
De l’hybride rechargeable sur le réseau…<br />
Si le bâtiment bénéficie d’un « bouquet » énergétique<br />
diversifié, les transports (véhicules particuliers et<br />
transports routiers) dépendent, quant à eux, à plus<br />
de 98 % du pétrole. Le service d’évaluation des<br />
choix scientifiques et technologiques (STOA) (4)<br />
du Parlement européen a comparé les technologies<br />
alternatives au tout pétrole, que ce soient les piles à<br />
combustible, les véhicules électriques, hybrides, les<br />
biocarburants et le gaz naturel. Si aucune ne peut<br />
prendre à elle seule le relais du pétrole, le STOA<br />
estime néanmoins que, dans vingt à trente ans, la plus<br />
grande partie des véhicules seront construits selon<br />
FRIBOURG, SURNOMMÉE<br />
LA « VILLE SOLAIRE »<br />
EN ALLEMAGNE,<br />
PRIVILÉGIE<br />
L’ÉNERGIE SOLAIRE<br />
DE LONGUE DATE,<br />
SUR LES BÂTIMENTS.<br />
la technologie hybride, alliant un moteur électrique<br />
à un moteur thermique (essence, Diesel, gaz, biocarburants,<br />
hydrogène). Actuellement, les véhicules<br />
hybrides rechargent leurs batteries, de faible capacité<br />
pour l’instant, à partir de l’énergie produite par le<br />
moteur thermique et l’énergie cinétique (freinage<br />
et décélération). C’est pourquoi, rouler en électrique<br />
pur n’est possible que sur une courte distance,<br />
de quelques dizaines de kilomètres au maximum.<br />
Pour pallier cette faible autonomie, est apparue<br />
l’idée d’un Véhicule hybride rechargeable (VHR)<br />
que l’on alimenterait directement sur le réseau électrique<br />
collectif.<br />
En France, 60 % des trajets journaliers pourraient<br />
être couverts par un VHR disposant d’une autonomie<br />
électrique de 30 km (5). Par ailleurs, avec des<br />
émissions de CO comprises entre 40 et 80 grammes<br />
2<br />
par kilomètre (g/km), selon l’autonomie du véhicule,<br />
contre 155 g/km pour un véhicule familial moyen à<br />
essence, les VHR permettraient de diviser par quatre<br />
les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050 et<br />
ainsi d’atteindre le Facteur 4 dans le secteur automobile<br />
! Bien sûr, ces gains importants ne sont possibles<br />
que si la production de l’électricité fournissant<br />
l’énergie des VHR est exempte d’émission de CO : 2<br />
elle proviendrait du nucléaire, de l’hydraulique ou<br />
des énergies renouvelables.<br />
Encore à l’état de prototypes, les VHR font l’objet<br />
d’un intérêt croissant à travers le monde. Plusieurs<br />
sociétés (Hymotion, EnergyCS, ACPropulsion)<br />
proposent des kits pour augmenter la capacité<br />
k<br />
(1) J.-C. Sabonnadière<br />
(dir.), D. Quenard,<br />
Nouvelles<br />
Technologies<br />
de l’énergie 4,<br />
« Vers des bâtiments<br />
à énergie positive »,<br />
Hermes-<strong>La</strong>voisier,<br />
2007.<br />
(2) A. Maugard<br />
et al., « Le bâtiment<br />
à énergie positive »,<br />
Futuribles, 304,<br />
2005.<br />
(3) T. Chambolle<br />
et H. Pouliquen,<br />
Perspectives<br />
énergétiques de<br />
la France à l’horizon<br />
2020-2050, Rapport<br />
de la commission<br />
Énergie, 2007.<br />
(4) www.europarl.<br />
europa.eu/stoa/<br />
publications/<br />
studies/stoa179_<br />
en.pdf (en anglais).<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 77
© DIDIER MAILLAC/REA<br />
TECHNOLOGIE BÂTIMENT ET TRANSPORT TECHNOLOGIE BÂTIMENT ET TRANSPORT<br />
(5) C. Cabal<br />
et C. Gatignol,<br />
Rapport sur<br />
la définition et<br />
les implications du<br />
concept de voiture<br />
propre, OPECST,<br />
182, 2005 et sur :<br />
www.senat.fr/rap/<br />
r05-125/r05-125.<br />
html<br />
(6) The Near-Zero-<br />
Energy Home<br />
Makeover sur :<br />
www.solartoday.<br />
org/2006/nov_<br />
dec06/near_zero.<br />
htm (en anglais).<br />
(7) www.<br />
sustainable-<br />
communities.<br />
scgov.net<br />
(en anglais).<br />
(8) www.nrel.gov/<br />
vehiclesandfuels/<br />
hev/plugins.html<br />
(en anglais).<br />
Répartition de la consommation d’énergie en France en 2006<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
k<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
Les transports dépendent essentiellement du pétrole.<br />
en batterie des véhicules hybrides actuels et de<br />
nombreuses associations soutiennent leur développement<br />
(Calcars, Plug in America, Plug in Partners).<br />
En France, EDF et Toyota ont annoncé le lancement<br />
d’un partenariat technologique pour évaluer les perspectives<br />
de développement de véhicules hybrides<br />
rechargeables sur le marché européen.<br />
Même bourrées de technologies, les voitures restent<br />
très mal utilisées. En effet, elles passent en moyenne<br />
95 % du temps à l’arrêt, garées sur un parking ou dans<br />
un garage. D’où l’idée de rechercher une synergie<br />
78 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
EDF TESTE DES<br />
VÉHICULES HYBRIDES<br />
TOYOTA RECHARGEABLES<br />
SUR LE RÉSEAU<br />
ÉLECTRIQUE DOMESTIQUE :<br />
UNE PREMIÈRE EN<br />
EUROPE.<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
entre les bâtiments et les voitures. Pourquoi ne pas profiter<br />
de ces longues heures « d’attente » pour recharger<br />
les VHR sur place, au plus près de la demande ? En<br />
partant du principe que les bâtiments deviendront,<br />
à moyen terme, producteurs d’électricité – grâce au<br />
développement des énergies renouvelables –, cette<br />
option est envisageable. Elle représenterait un gain<br />
de temps pour l’utilisateur, un facteur supplémentaire<br />
de développement pour les énergies renouvelables<br />
et, surtout, une condition sine qua non à l’essor des<br />
véhicules électriques. En effet, leur temps de recharge<br />
étant très long, celle-ci ne peut s’opérer qu’une fois le<br />
véhicule garé pour quelques heures… généralement<br />
à la maison, sur un parking de bureau ou de centre<br />
commercial, bref, au plus près des bâtiments producteurs<br />
d’énergie ou connectés au réseau.<br />
… À l’hybride rechargeable à la maison<br />
L’idée de connecter véhicules électriques ou<br />
hybrides aux bâtiments et, en particulier, à la maison<br />
individuelle est apparue au début des années 2000,<br />
sous le nom de Vehicle to Home (V2H). Plusieurs<br />
exemples de réalisation existent à travers le<br />
monde, comme la Toyota dream house au<br />
Japon, les locaux de l’entreprise Holinger<br />
en Suisse ou des maisons particulières en<br />
Californie (États-Unis) (6). Plus récemment,<br />
le bureau d’ingénierie anglais Arup<br />
SOURCE DGEMP - © INFOGRAPHIE : LUDOVIC DUFOUR<br />
a exposé, parmi ses solutions pour l’habitat du futur,<br />
un bâtiment économe et producteur d’énergie via le<br />
photovoltaïque et l’éolien, accompagné de son véhicule<br />
électrique connecté.<br />
L’intention du concept Vehicle to Home est d’utiliser<br />
les véhicules (vélo, scooter, voiture) comme des<br />
« équipements de services » du bâtiment, à l’image<br />
de l’eau chaude sanitaire et du ballon de stockage.<br />
Avec, d’un côté, des bâtiments producteurs d’énergie<br />
connectés au réseau (H2G : Home to Grid), de l’autre,<br />
des véhicules hybrides connectables au réseau ou<br />
aux bâtiments, un nouveau paradigme est possible :<br />
celui de la « communauté durable ». En Floride, le<br />
Sarasota County se revendique comme la première<br />
du genre (7). Son projet est basé sur des propositions<br />
du National Renewable Energy <strong>La</strong>boratory (8) visant<br />
la connexion des maisons à « énergie zéro » et des<br />
véhicules de type VHR, pour des déplacements entre<br />
100 km et 400 km, ou de type véhicules électriques<br />
de voisinage, pour des distances inférieures à une<br />
centaine de kilomètres.<br />
Quelques applications pratiques des VHR connectés<br />
au réseau ou à des maisons sont en cours d’expérimentation<br />
aux États-Unis. <strong>La</strong> plus spectaculaire<br />
est certainement le nouveau siège social de Google<br />
à Mountain View (Californie, États-Unis). En<br />
juin 2007, Google a annoncé une production de<br />
9 900 kWh, dont 90 % sont fournis grâce aux panneaux<br />
photovoltaïques installés sur les bâtiments<br />
du site. Dans cette optique, Google participe aussi<br />
au développement de VHR avec les constructeurs<br />
automobiles Toyota et Ford.<br />
Des solutions évolutives<br />
Pour demain, on peut rêver d’un habitat groupé,<br />
de villes densifiées, de transports en commun<br />
efficaces…, mais une grande partie de l’habitat existant,<br />
constitué de résidences dispersées, est encore là<br />
pour longtemps. Plutôt que de reconfigurer totalement<br />
les modes d’habitat et les infrastructures, dont la<br />
durée de vie est de plusieurs dizaines d’années, autant<br />
changer de voiture puisque son cycle de vie est de<br />
moins de dix ans ! L’intérêt du Vehicle to Home est de<br />
pouvoir se développer dès maintenant sur la base du<br />
réseau électrique existant et d’évoluer vers une utilisation<br />
plus importante des énergies renouvelables au<br />
fur et à mesure de leur développement, en particulier<br />
dans les bâtiments. En France, selon le Centre d’analyse<br />
stratégique, ces deux technologies (bâtiment à<br />
énergie positive et VHR) font partie des perspectives<br />
« probables » à l’horizon 2015-2020. Elles aboutiront<br />
à la diversification des sites de production (centrales<br />
traditionnelles, sites décentralisés, cogénération,<br />
éolien, photovoltaïque intégré, biomasse…), mais<br />
© GOOGLE<br />
© GOOGLE<br />
aussi de stockage et de consommation (bâtiments,<br />
véhicules). Pour optimiser le fonctionnement de<br />
ce réseau multisources/multi-usages, un système<br />
de gestion intelligent, s’appuyant notamment sur<br />
les télécommunications, devra être mis en place.<br />
Il permettra de lisser la demande en électricité, en<br />
particulier la chute de consommation durant la nuit<br />
qui sera équilibrée par l’alimentation des véhicules<br />
rechargeables. Encore mieux, il permettra d’ajuster<br />
la demande lors des périodes « d’abondance » énergétique<br />
: en fonction du vent ou de l’ensoleillement, on<br />
pourra comparer les sources énergétiques les moins<br />
chères et prévenir en temps réel les consommateurs,<br />
grâce aux SMS ! Bien sûr, ces développements seront<br />
d’autant plus efficaces qu’ils s’intégreront dans le<br />
cadre de politiques d’urbanisme et de déplacements<br />
concertées, en particulier, avec les réseaux multimodaux<br />
de transports en commun (tramway, train) et<br />
véhicules particuliers propres. Ces derniers pourront<br />
profiter des parkings-relais pour recharger leurs<br />
batteries avec de l’électricité « verte », le tout dans<br />
l’optique de réduire les deux nuisances auxquelles<br />
les Français sont le plus sensibles : le bruit et la<br />
pollution. ● D. Q.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
EDF Transports électriques : http://transports.edf.fr<br />
Le concept V2G de l’université du Delaware :<br />
www.udel.edu/V2G (en anglais).<br />
<strong>La</strong> Toyota Dream House : http://tronweb.super-nova.<br />
co.jp/toyotadreamhousepapi.html (en anglais).<br />
© GOOGLE<br />
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garantissent un<br />
climat intérieur<br />
confortable<br />
sans système<br />
de chauffage<br />
traditionnel.<br />
* Les bâtiments<br />
à énergie positive<br />
exploitent<br />
leurs surfaces<br />
de toitures<br />
et façades<br />
pour produire<br />
de l’énergie.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 79
TECHNOLOGIE INGÉNIERIE TECHNOLOGIE INGÉNIERIE<br />
LA LAGUNE<br />
COLORADA, EN BOLIVIE :<br />
LA NATURE DANS<br />
TOUTE SA SPLENDEUR…<br />
Luc Abbadie<br />
est directeur<br />
du laboratoire<br />
biogéochimie et<br />
écologie des milieux<br />
continentaux à l’École<br />
normale supérieure.<br />
abbadie@biologie.<br />
ens.fr<br />
© PHOTOTHÈQUE VEOLIA-GEORGES BOSIO<br />
Nature sous contrôle<br />
L’ingénierie écologique profite des dernières connaissances en écologie et<br />
de techniques nouvelles pour maîtriser la nature tout en la préservant.<br />
écologique a le vent en poupe.<br />
Revues, ouvrages, sociétés savantes, filières<br />
universitaires, mais aussi et, de plus en<br />
plus, sociétés privées s’y réfèrent. Si le<br />
L’ingénierie<br />
terme semble galvaudé, il est pourtant<br />
symptomatique d’une évolution de la société.<br />
L’ingénierie écologique désigne, dans son sens le<br />
plus large, tous les moyens scientifiques et techniques<br />
qui permettent d’économiser l’énergie et de<br />
minimiser les impacts des activités humaines sur la<br />
biosphère. Une définition plus ambitieuse, venue<br />
des pays anglo-saxons, est cependant en train de<br />
s’imposer. Il s’agit de la manipulation, le plus souvent<br />
in situ, parfois en conditions contrôlées, de<br />
populations, de communautés ou d’écosystèmes* .<br />
Il peut s’agir de manipulations a priori simples,<br />
comme limiter le labour dans les champs, ce qui<br />
en réalité modifie tout un écosystème, ou d’actions<br />
de plus grande envergure, comme l’introduction de<br />
80 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
plusieurs espèces animales ou végétales. Le but de<br />
l’ingénierie écologique est de rétablir des espèces,<br />
de restaurer les écosystèmes dégradés ou d’optimiser<br />
les services écologiques, c’est-à-dire les fonctions de<br />
l’écosystème qui présentent une importance économique<br />
ou vitale pour l’homme. C’est ainsi qu’on<br />
peut planter des arbres, pour séquestrer du carbone,<br />
modifier une couverture végétale, pour contrôler le<br />
niveau de nitrates dans les eaux, ou introduire des<br />
espèces de poissons dans un étang, pour maîtriser<br />
la prolifération des algues.<br />
Pour atteindre ses objectifs, l’ingénierie écologique<br />
s’inspire des mécanismes qui gouvernent les systèmes<br />
écologiques : on maximise la diversité biologique (en<br />
introduisant, par exemple, plus d’espèces qu’il serait<br />
immédiatement nécessaire), on peut imposer de<br />
nouvelles structures d’écosystèmes (en associant des<br />
espèces nouvelles et anciennes ou en favorisant des<br />
possibilités d’échanges de matière, etc.), on préserve<br />
ou on établit une hétérogénéité des structures (en<br />
créant des zones de végétations différentes, des sols<br />
plus ou moins humides, etc.). On cherche aussi à<br />
limiter les interventions humaines et les apports artificiels<br />
d’énergie. C’est d’ailleurs ainsi que, en 1962,<br />
l’Américain Howard Tom Odum, pionnier dans le<br />
domaine, avait défini l’ingéniérie écologique en<br />
première instance.<br />
Modéliser l’écologie<br />
Le succès actuel de l’ingénierie écologique s’explique<br />
naturellement par l’ampleur des problèmes d’environnement<br />
locaux et globaux, par les inquiétudes suscitées<br />
par l’inévitable transition énergétique et la raréfaction<br />
de certaines ressources naturelles, ainsi que<br />
par un mouvement culturel de fond qui tend à réconci-<br />
lier l’humain avec la nature. Tout cela se traduit par<br />
une évolution législative et réglementaire très rapide<br />
qui ouvre des perspectives innombrables, à l’instar du<br />
Clean Water Act, introduit en 1977 aux États-Unis,<br />
qui impose aux aménageurs de compenser toute destruction<br />
de milieu humide par la restauration ou la<br />
création d’une surface équivalente de milieu humide.<br />
Cette législation est à l’origine d’une ingénierie écologique<br />
des milieux humides particulièrement active<br />
aux États-Unis. <strong>La</strong> directive cadre européenne sur<br />
la qualité écologique des eaux (qui impose d’avoir<br />
restauré la qualité écologique des eaux en 2015), la<br />
nouvelle politique agricole commune et les projets<br />
français de mécanisme compensatoire sur la biodiversité<br />
vont dans le même sens.<br />
<strong>La</strong> maturité conceptuelle de l’écologie est également<br />
pour beaucoup dans le succès de l’ingénierie écologique.<br />
On bénéficie aujourd’hui d’une vision globale du<br />
fonctionnement des écosystèmes et de la biosphère,<br />
qui permet de modéliser, et donc de commencer à<br />
prévoir l’impact d’une action… ou d’une non-action<br />
sur le devenir de notre environnement. Il faut toutefois<br />
reconnaître que les pratiques d’ingénierie écologique<br />
sont encore fortement empreintes d’empirisme.<br />
Cela n’est pas nécessairement un problème en soi,<br />
mais il est évident que l’un des enjeux actuels de la<br />
recherche en écologie est une meilleure valorisation<br />
de ses concepts et modèles pour l’ingénierie.<br />
Il devient banal de reconnaître que l’homme ne se<br />
contente pas de modifier son environnement, mais<br />
qu’il a pris, de fait, le contrôle partiel de la biosphère.<br />
C’est un phénomène d’artificialisation des systèmes<br />
écologiques qui est en cours, et toute la question<br />
est de passer d’une artificialisation involontaire et<br />
non structurée à une artificialisation explicite et<br />
maîtrisée, c’est-à-dire construite sur les organisations<br />
et les dynamiques écologiques qui ont été testées<br />
et validées par le crible de l’évolution. En d’autres<br />
© MICHAEL DANGER<br />
termes, et cela peut sembler paradoxal, l’artificialisation<br />
de la nature passe par le respect des lois de la<br />
nature. Il est par exemple tout à fait envisageable de<br />
manipuler des communautés d’organismes sur le<br />
terrain, à une vaste échelle, pour obtenir tel ou tel<br />
résultat sur la qualité de l’eau ou la chimie de l’atmosphère.<br />
Mais cela présente un risque d’effets collatéraux.<br />
Quand on ensemence les océans avec du<br />
fer pour faire croître le plancton, et le voir assimiler<br />
le dioxyde de carbone de l’atmosphère, il faut envisager<br />
la pollution que la production de fer occasionne,<br />
et son impact sur les autres organismes (lire « Un<br />
climat sur mesure ? », p. 62). Ces effets indésirables<br />
ne pourront être réduits qu’en tenant compte des<br />
dynamiques à long terme de l’ensemble du système,<br />
y compris dans leur dimension évolutive.<br />
L’écologie offre aujourd’hui de puissants moyens de<br />
réflexion et d’action sur le vivant et ses interactions<br />
avec le milieu physique. À ce titre, l’ingénierie<br />
écologique peut être perçue comme un nouveau<br />
domaine des biotechnologies, centré sur les populations<br />
et les communautés d’organismes. Elle offre<br />
des outils nouveaux et efficaces pour gérer l’environnement<br />
dans le contexte des changements globaux<br />
et pour inventer quelques-unes des voies du<br />
développement durable. Mais elle pose aussi de<br />
nombreuses questions éthiques, sociales, économiques<br />
et juridiques qui demeurent encore trop<br />
peu exprimées. L’actuel emballement autour des<br />
biocarburants, sources potentielles de tensions<br />
sur le marché alimentaire, en est un exemple<br />
flagrant. ● L. A.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Société internationale d’ingénierie écologique :<br />
www.iees.ch/ (en anglais).<br />
Ecological Engineering and Ecosystem<br />
Restoration, W. J. Mitsch et S. E. Jørgensen, Wiley, 2003.<br />
LES CHERCHEURS<br />
MÈNENT DES<br />
EXPÉRIENCES EN<br />
CONDITIONS ÉCOLOGIQUES<br />
RÉELLES, COMME AU LAC<br />
DE CRÉTEIL<br />
(ÎLE-DE-FRANCE).<br />
* Un écosystème<br />
est un ensemble<br />
formé par une<br />
communauté<br />
d’organismes<br />
et l’environnement<br />
physico-chimique<br />
dans lequel<br />
ils vivent.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 81
FACTEUR HUMAIN DÉVELOPPEMENT DURABLE FACTEUR HUMAIN DÉVELOPPEMENT DURABLE<br />
Une source de discorde<br />
Yvette Veyret<br />
est professeur<br />
au département<br />
de géographie<br />
de l’université<br />
Paris-X-Nanterre.<br />
yvette.veyretmekdjian<br />
@u-paris10.fr<br />
Le concept de développement durable est ancien. Consacré à l’échelle internationale<br />
en 1987, il est de tous les discours, mais il reste très controversé.<br />
On le présente comme une nouvelle « formule<br />
» pour gérer le monde, rien de moins.<br />
Le développement durable « répond aux<br />
besoins du présent sans compromettre la<br />
capacité des générations futures à répondre<br />
aux leurs » (1). Cette ambition gigantesque, qui lie<br />
entre elles les questions environnementales, économiques,<br />
sociales et même culturelles, semble, après<br />
une longue maturation, faire l’objet d’un consensus.<br />
Le développement durable commence à s’imposer<br />
dans les esprits et à être appliqué. Et pourtant, il est<br />
loin de faire l’unanimité.<br />
Le concept de développement durable plonge<br />
ses racines au xviii e siècle. Dès l’époque des<br />
Lumières, les progrès de la science et de la technique<br />
déclenchent des inquiétudes. L’économiste britannique<br />
Thomas Malthus dénonce la croissance<br />
de la population bien plus importante que celle des<br />
ressources. Au xix e siècle, les interrogations sur les<br />
usages des ressources se multiplient, émanant de<br />
naturalistes (Karl Möbius, Henry Fairfield Osborne),<br />
de géographes (George Perkins Marsh, Friedrich<br />
Ratzel), de philosophes, tous sensibilisés à la fragilité<br />
de la planète et au caractère fini des ressources.<br />
À la fin du xix e siècle, tous les éléments du débat actuel<br />
sont en place. L’homme est perçu comme destructeur,<br />
pilleur des ressources. <strong>La</strong> dénonciation de la déforestation,<br />
de la destruction des sols, de la désertification,<br />
de la pollution, la prédiction de l’épuisement des ressources<br />
fondent un discours catastrophiste sur les rapports<br />
entre nature et société dont les bases scientifiques<br />
restent, cependant, à démontrer. Ce discours donne<br />
naissance à des mouvements écologistes, comme le<br />
Sierra Club, aux États-Unis (2), qui, à partir de 1892,<br />
prône la protection de la nature par l’instauration de<br />
parcs ou de réserves dont l’homme est exclu.<br />
Tout au long du xx e siècle, la confiance en la science<br />
s’estompe en même temps que le champ des risques<br />
s’élargit. Celui-ci acquiert, au moins dans les discours,<br />
une dimension planétaire et menace du coup l’humanité.<br />
Il est vrai que, pour la première fois de son<br />
histoire, l’homme a réalisé, avec la bombe atomique,<br />
les moyens de sa propre destruction. Certains risques<br />
sont d’autant plus menaçants que, mondialisés, ils<br />
dépassent la compétence des États.<br />
Les progrès scientifiques ne sont bientôt plus les<br />
seuls accusés. Le Club de Rome (3), un groupe de<br />
réflexion prospective qui réunit scientifiques, économistes,<br />
hommes d’affaires et hommes politiques,<br />
commande en 1968 un rapport sur l’état de la planète<br />
au Massachusetts Institute of Technology. Publié en<br />
1972, le rapport Meadows conclut notamment que<br />
« la croissance matérielle perpétuelle conduira tôt ou<br />
tard à un effondrement du monde qui nous entoure ».<br />
<strong>La</strong> croissance semble alors incompatible avec la durabilité<br />
de notre société. <strong>La</strong> société toute entière et ses<br />
choix politico-économiques sont interpelés.<br />
À chacun sa priorité<br />
C’est dans ce contexte noir qu’émerge une possible<br />
solution, à l’instigation des Nations unies. En 1972, à<br />
la conférence de Stockholm, les experts recomman-<br />
dent d’envisager des modes de croissance moins<br />
destructeurs du patrimoine naturel et des structures<br />
sociales. Ainsi voit le jour l’écodéveloppement :<br />
développement des populations par elles-mêmes,<br />
utilisant au mieux les ressources naturelles, s’adaptant<br />
à un environnement qu’elles transforment sans<br />
le détruire.<br />
À l’idée que l’on puisse conserver la nature en mettant<br />
hors de portée des aires naturelles (parcs et réserves)<br />
succède une vision plus dynamique de la biodiversité<br />
dans ses relations aux sociétés. Le rapport sur « la<br />
stratégie mondiale pour la conservation » publié en<br />
1980 par l’Union internationale pour la conservation<br />
de l’environnement, le Programme des Nations<br />
unies pour l’environnement et le WWF (organisation<br />
mondiale de protection de l’environnement), pose<br />
un nouveau précepte : la conservation de la nature a<br />
pour finalité la satisfaction des besoins des hommes et<br />
doit donc tenir compte des contraintes économiques<br />
et sociales. Le terme de développement durable,<br />
emprunté aux écologistes anglais, apparaît alors pour<br />
la première fois dans un document de portée internationale.<br />
Il sera consacré par le rapport Brundtland (1),<br />
destiné à préparer le sommet de Rio.<br />
Pourtant, tous les acteurs ne mettent pas la même<br />
chose sous ce vocable. Pour certaines ONG de<br />
protection de la nature, celle-ci doit être protégée<br />
pour elle-même. Pour d’autres organismes, comme<br />
la FAO (organisation des Nations unies pour l’alimentation<br />
et l’agriculture), il s’agit de gérer le plus<br />
rationnellement possible un patrimoine commun<br />
à l’humanité. Pour les pays du Nord, on insiste sur<br />
la durabilité et, au Sud, sur le développement des<br />
populations démunies.<br />
Mais, au-delà d’une divergence sur la définition, le<br />
concept reste lui aussi controversé. Les premiers<br />
exemples d’application ont souligné ses limites.<br />
Ainsi, la privatisation des services de l’eau (encouragée<br />
par la conférence de Dublin en 1992) aggrave<br />
parfois les inégalités d’accès à la ressource. De<br />
même, la certification du bois, prônée par les mouvements<br />
écologistes et des ONG comme WWF au<br />
nom de la protection des forêts et de la biodiversité,<br />
contribue à exclure des marchés certains pays<br />
forestiers du Sud pour lesquels le manque à gagner<br />
est parfois très pénalisant. Autre exemple, en France,<br />
la création des parcs naturels régionaux amène, dans<br />
bien des cas, à gérer au mieux ces espaces, mais ne<br />
fait que déplacer à leur périphérie les installations<br />
jugées indésirables. Dans les villes, les politiques<br />
environnementales concernent plus fréquemment<br />
les quartiers favorisés. Ailleurs, le déplacement<br />
autoritaire de groupes humains hors des parcs et<br />
réserves prive les populations « déguerpies » de<br />
leur cadre de vie, de certaines ressources et parfois<br />
de lieux sacrés.<br />
<strong>La</strong> question reste donc posée : peut-on réellement<br />
associer développement et durabilité ? Si oui, les<br />
nouvelles règles doivent-elles venir d’en haut, des<br />
Nations unies ou des gouvernements, ou d’en bas,<br />
des citoyens ? ● Y. V.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Développement durable, Y. Veyret (dir.), Colin, 2007.<br />
Le Développement durable, S. Brunel, PUF,<br />
« Que sais-je ? », 2007.<br />
Le Développement durable ?<br />
Doctrines, pratiques, évaluations, J.-Y. Martin (dir.),<br />
IRD éditions, 2002.<br />
À BORNÉO,<br />
COMME AILLEURS,<br />
LE DÉVELOPPEMENT<br />
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TOUS UNE ALIMENTATION<br />
SUFFISANTE ET PROTÉGER<br />
LES ÉCOSYSTÈMES.<br />
(1) Rapport de<br />
la Commission<br />
mondiale sur<br />
l’environnement et<br />
le développement<br />
de l’ONU, présidée<br />
par Gro Harlem<br />
Brundtland, 1987,<br />
disponible sur :<br />
http://fr.wikisource.<br />
org/wiki/Rapport_<br />
Brundtland<br />
(2) www.sierraclub.<br />
org/(en anglais).<br />
(3) www.<br />
clubofrome.org/<br />
(en anglais).<br />
82 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 83<br />
© DARIO NOVELLINO/NPL/JACANA/EYEDEA
FACTEUR HUMAIN ÉCONOMIE FACTEUR HUMAIN ÉCONOMIE<br />
CERTAINS VEULENT<br />
CROIRE EN UN AVENIR<br />
SEREIN ET N’HÉSITENT<br />
PAS À REPORTER<br />
L’ACTION À PLUS TARD.<br />
Engager le long terme<br />
de l’humanité<br />
Olivier<br />
Godard<br />
est directeur de<br />
recherche au CNRS<br />
et professeur<br />
au département<br />
humanités et sciences<br />
sociales de l’École<br />
polytechnique.<br />
olivier.godard@shs.<br />
polytechnique.fr<br />
<strong>La</strong> modélisation économique des enjeux climatiques évalue, simule,<br />
prévoit notre avenir... et aboutit à des recommandations divergentes.<br />
Tout dépend comment on considère les générations futures.<br />
Cela fait vingt ans que l’avenir climatique<br />
perturbé de la planète est annoncé, modélisé,<br />
discuté. Nous n’en sommes plus à<br />
nous demander s’il faut faire quelque<br />
chose. Reste à savoir qui doit faire, à quel<br />
rythme et qui doit payer. Pour cela, les dirigeants<br />
comptent sur les modélisations économiques prospectives<br />
pour décrire les scénarios de notre futur<br />
(lire « Peut-on lire dans le futur », p. 26). Ces éclairages<br />
auraient dû nous permettre de sortir de la passivité<br />
fataliste en cernant l’avenir désiré et le futur<br />
inacceptable et en identifiant les moyens et les étapes<br />
pour faire advenir le premier et éviter le second.<br />
Pourtant, depuis vingt ans, l’accumulation des prospectives<br />
climatiques n’a pas réussi à mobiliser : le<br />
danger climatique ne pourra pas être évité, mais<br />
seulement modulé. Du « trop tôt » on est passé<br />
d’un coup au « trop tard ». Sans doute, cet échec<br />
pratique de l’intention prospective est-il attribuable<br />
d’abord à la logique « présentiste » (1) d’une économie<br />
absorbée par la concurrence mondialisée, au<br />
caractère planétaire des enjeux et aux institutions<br />
politiques des démocraties qui installent un horizon<br />
court. Cependant, la manière dont ont procédé les<br />
travaux de modélisation prospective y a aussi contribué.<br />
À commencer par le choix d’apprécier les coûts<br />
en jeu (dommages climatiques, coûts de la prévention)<br />
en termes de points du Produit intérieur brut<br />
(PIB* ) perdus, alors que le PIB n’est un indicateur<br />
ni du bien-être de la population, ni du progrès des<br />
sociétés, mais simplement d’activité.<br />
Ensuite, les conclusions des modèles se sont révélées<br />
largement divergentes sur l’intensité et le calendrier<br />
de l’action à engager. Le rapport que Nicholas<br />
© PETER GRANSER/LAIF-REA<br />
Stern (2), ancien économiste de la Banque mondiale,<br />
a remis au gouvernement britannique fin<br />
2006 annonçait la perspective de dommages climatiques<br />
futurs équivalents à un prélèvement annuel<br />
de 5 % à 20 % du Produit mondial brut (PMB* ) dès<br />
aujourd’hui et pour toujours : l’équivalent économique<br />
d’une guerre mondiale perpétuelle. Il avançait,<br />
par ailleurs, un coût modéré (autour de 1 % du<br />
PMB annuel) pour les éviter. À l’opposé, William<br />
Nordhaus, l’un des économistes américains les plus<br />
influents sur le problème climatique, préconise<br />
d’engager une prévention très modeste d’ici à 2050<br />
et de reporter sur les générations futures l’essentiel<br />
des dommages et des efforts d’adaptation.<br />
<strong>La</strong> science économique face à l’éthique<br />
Pourquoi de telles différences d’appréciation ?<br />
S’agissant du très long terme (plusieurs siècles), le<br />
poids accordé aux intérêts des générations futures<br />
est fondamental. Là se situe la source d’hésitation<br />
et de malaise. Le cœur du débat porte sur le choix<br />
du « taux d’actualisation », formellement comparable<br />
à un taux d’intérêt : il déprécie les coûts et<br />
avantages futurs en fonction de leur<br />
date. Selon le taux retenu, le message<br />
sur l’action à entreprendre est complètement<br />
inversé. Ainsi, selon qu’on<br />
retienne 2 % ou 5 %, la valeur actuelle<br />
des dommages dans cent ans se situe<br />
dans un rapport de 1 à 20. Sur deux<br />
cents ans, le rapport est de 1 à 400. <strong>La</strong><br />
plupart des économistes retiendraient<br />
un taux annuel de 5 % à 6 %, net de l’inflation et<br />
du risque, nous dit Martin Weitzman, économiste<br />
à Harvard (3), à l’instar de William Nordhaus, qui<br />
utilise un taux de 4,5 %. Avec un taux d’actualisation<br />
faible (1,4 %), le rapport Stern a jeté un pavé dans la<br />
mare des économistes (4). Il a en effet adopté un postulat<br />
: l’égalité de toutes les générations, sans prime<br />
pour les générations présentes. À 1,4 %, il devient<br />
économiquement rationnel pour l’humanité, selon<br />
une approche coûts-avantages* , de vouloir organiser,<br />
dès à présent avec vigueur, la transition vers une<br />
économie à bas profil en carbone.<br />
Cette controverse n’est pas scientifique, mais éthique.<br />
C’est pourtant en se parant d’objectivité scientifique<br />
que les économistes en faveur du taux le plus élevé<br />
justifient de déduire ce taux de l’analyse des marchés<br />
de capitaux. N’y a-t-il pas là une erreur majeure de<br />
catégories ? En quoi les arbitrages actuels des individus<br />
pour gérer leur épargne et se garantir une retraite<br />
nous renseignent-ils sur la manière d’engager le très<br />
long terme de l’humanité ?<br />
Ainsi déterminé, un taux élevé assure la prééminence<br />
Préserver<br />
la liberté<br />
des générations<br />
futures<br />
des intérêts des générations présentes sur les suivantes.<br />
On trouve, à de multiples reprises, dans les écrits<br />
des économistes l’expression d’une préoccupation<br />
pour le « sacrifice » indu des générations présentes<br />
qu’entraîneraient les politiques climatiques pour le<br />
bénéfice de générations futures présumées beaucoup<br />
plus riches. Or, les émissions actuelles de gaz à effet<br />
de serre sont la contrepartie d’avantages (facilités de<br />
transport et de chauffage, production industrielle de<br />
masse, etc.) dont bénéficient directement les générations<br />
présentes, mais pas les générations futures.<br />
Nous sommes, ici, en présence de raisonnements<br />
consacrant le transfert de coûts sur autrui et non<br />
d’un problème d’efficacité allocative, contrairement<br />
à ce qui est souvent dit. C’est ainsi que, depuis vingt<br />
ans, une large partie de la communauté des économistes<br />
en est venue à diffuser une image lénifiante<br />
des enjeux, confortant les stratégies de fuite des dirigeants<br />
politiques et économiques de la première<br />
puissance mondiale.<br />
À l’avenir, on gagnerait à substituer des démarches<br />
plus humbles, dites « séquentielles », à ces modèles<br />
calés sur des projections de tendances passées (qualifiées<br />
de « business as usual »), qui<br />
ambitionnent d’optimiser les trajectoires<br />
de développement économique sur<br />
deux siècles. Des démarches qui, cette<br />
fois, identifient les décisions à prendre<br />
à court et moyen terme (à quinze ans,<br />
à vingt-cinq ans, à cinquante ans) pour<br />
le monde qui nous est connu et veillent<br />
particulièrement aux bilans de fin de<br />
période légués aux générations suivantes, dont il s’agit<br />
de préserver la liberté et les capacités de choix. De<br />
période en période, les générations successives auront<br />
à se déterminer de la même manière en intégrant de<br />
nouvelles connaissances scientifiques et possibilités<br />
techniques, dont on ne peut pas présumer à l’avance.<br />
Cette démarche suppose de porter prioritairement<br />
l’attention sur l’évolution des stocks de biens capitaux<br />
de toute nature, y compris le capital naturel, et<br />
sur les éléments patrimoniaux transmis, dont le PIB<br />
ne dit rien. ● O. G.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Les Modèles du futur, Changement climatique<br />
et scénarios économiques : enjeux scientifiques<br />
et politiques, A. Dahan Dalmedico (dir.), Paris,<br />
<strong>La</strong> Découverte, « <strong>Recherche</strong>s », 2007.<br />
Facteur 4 - Rapport du Groupe de travail<br />
« Division par quatre des émissions de gaz à effet de serre<br />
de la France à l’horizon 2050 », www.lsi.industrie.gouv.fr/<br />
energie/prospect/facteur4-rapport.pdf<br />
(1) F. Hartog,<br />
Régimes d’historicité<br />
– Présentisme<br />
et expériences du<br />
temps, Seuil, 2003.<br />
(2) N. Stern<br />
(dir.), The Stern<br />
Review Report :<br />
the Economics of<br />
Climate Change,<br />
Cambridge<br />
University Press,<br />
2006.<br />
(3) M. Weitzman,<br />
Journal of Economic<br />
Literature, 45,<br />
703, 2007.<br />
(4) O. Godard,<br />
Revue d’économie<br />
politique, 117,<br />
475, 2007.<br />
* Le Produit<br />
intérieur brut<br />
(PIB) est la<br />
valeur totale de<br />
la production<br />
interne nette de<br />
biens et services<br />
marchands dans<br />
un pays, pendant<br />
une année.<br />
* Le Produit<br />
mondial brut<br />
(PMB) équivaut<br />
à la somme de<br />
tous les Produits<br />
intérieurs bruts<br />
de tous les États.<br />
* L’analyse coûtsavantages<br />
a été<br />
inventée pour<br />
évaluer des projets<br />
d’infrastructures<br />
(barrage,<br />
autoroute...).<br />
84 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 85
FACTEUR HUMAIN CROISSANCE DURABLE FACTEUR HUMAIN CROISSANCE DURABLE<br />
Entre mythes et réalité<br />
© INFOGRAPHIES LUDOVIC DUFOUR<br />
Patrick<br />
Criqui,<br />
économiste,<br />
est directeur<br />
de recherche<br />
au CNRS et dirige<br />
le <strong>La</strong>boratoire<br />
d’économie<br />
de la production<br />
et de l’intégration<br />
internationale<br />
à l’université<br />
de Grenoble.<br />
Patrick.<br />
Criqui@upmf<br />
-grenoble.fr<br />
Ces estimations<br />
de la Banque<br />
mondiale illustrent<br />
trois types<br />
de relations<br />
entre croissance<br />
économique<br />
d’un pays et<br />
environnement.<br />
Est-il possible d’allier croissance économique et décroissance des<br />
émissions de gaz à effet de serre ?<br />
Depuis le début des années 1970, de nombreux<br />
économistes tentent de comprendre<br />
l’impact de la croissance économique<br />
sur l’environnement. Cette question est<br />
désormais incontournable : les travaux du<br />
Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution<br />
du climat (GIEC) confirment que pour maîtriser le<br />
changement climatique, il faudra ramener en 2050<br />
les émissions mondiales de gaz à effet de serre bien<br />
en dessous des niveaux de 1990 et 2000 (lire « Météo<br />
incertaine pour 2050 », p. 16). Cela, alors que la population<br />
aura augmenté de 50 % (lire « Des milliards de<br />
Terriens et moi, et moi… » p. 6) et que les projections<br />
économiques tablent sur une économie mondiale dont<br />
la taille aura été au moins multipliée par quatre.<br />
Pour analyser les relations entre croissance économique<br />
et environnement, il convient de distinguer<br />
différentes catégories de problèmes, dont<br />
certains – comme se plaisent à le souligner les<br />
optimistes tel le statisticien et politologue danois<br />
Bjorn Lomborg – sont de fait résolus par la croissance.<br />
Les travaux de la Banque mondiale avant<br />
la conférence de Rio en 1992 faisaient apparaître<br />
trois cas, selon les échelles ou le type de problème<br />
environnemental considérés. Concernant l’appro-<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
86 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
visionnement en eau potable et l’assainissement,<br />
la situation des pays en développement s’améliore<br />
lorsque le revenu augmente, et le problème est en<br />
grande partie résolu lorsque ce revenu atteint environ<br />
5 000 dollars par habitant et par an (fig. 1) : la croissance<br />
économique permet alors une indéniable amélioration<br />
des conditions sanitaires.<br />
<strong>La</strong> croissance comme remède ?<br />
Parallèlement, la pollution de l’air, urbaine et régionale,<br />
augmente au début du processus de développement,<br />
avant de décroître lorsqu’il devient possible de<br />
mettre en œuvre des techniques de dépollution et,<br />
surtout, lorsque se développent des activités moins<br />
consommatrices d’énergie (fig. 2). <strong>La</strong> ville de Londres<br />
en est un bon exemple : dans les années 1950, c’était<br />
une des villes les plus polluées du monde, aujourd’hui,<br />
c’est l’une des plus propres. En s’appuyant sur ce type<br />
de « courbe en cloche » ou courbe environnementale<br />
de Kuznets* , de nombreux économistes ont à nouveau<br />
conclu que le meilleur remède aux problèmes environnementaux<br />
était la poursuite de la croissance.<br />
C’est sans compter l’évolution des déchets urbains et<br />
des émissions de gaz carbonique (CO , déchets de la<br />
2<br />
consommation des énergies fossiles). Pas de courbe<br />
FIG. 1 Population sans accès à l’eau salubre FIG. 2 Concentration moyenne de dioxyde<br />
de soufre dans les villes<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
SOURCE : RAPPORT SUR LE DÉVELOPPEMENT DANS LE MONDE, BANQUE MONDIALE, WASHINGTON, 1992<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
© QILAI SHEN/PANOS-REA<br />
en cloche dans ce cas : jusquelà,<br />
les émissions de CO 2 par<br />
tête ont toujours augmenté<br />
avec l’enrichissement d’un<br />
pays (fig. 3). <strong>La</strong> seule poursuite<br />
de la croissance ne résoudra pas ces problèmes environnementaux<br />
qui, avec l’effet de serre et la raréfaction<br />
des hydrocarbures, sont désormais globaux.<br />
Sommes-nous donc dans l’impasse ? Alors que la croissance<br />
semble encore indispensable au maintien d’un<br />
équilibre dynamique de nos sociétés, elle risque, dans<br />
le même temps, de créer des dommages majeurs pour<br />
les écosystèmes et pour les sociétés humaines. Seule<br />
solution : réorienter l’activité économique et la modifier<br />
en profondeur pour la rendre compatible avec<br />
la décroissance de la consommation des ressources<br />
primaires et des énergies fossiles.<br />
Pour les pays industrialisés, ramener, en 2050, les émissions<br />
mondiales de CO 2 en dessous du niveau de 2000<br />
signifie des objectifs de réduction très ambitieux, de<br />
l’ordre de 60 % à 80 % : c’est la division par quatre des<br />
émissions (comme le Facteur 4, adopté par la France<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
LA CHINE, DÉSORMAIS<br />
PREMIER ÉMETTEUR DE<br />
GAZ À EFFET DE SERRE,<br />
FERA-T-ELLE FACE<br />
À SON DÉVELOPPEMENT<br />
GALOPANT ?<br />
FIG. 3<br />
<br />
<br />
Émission moyenne de gaz carbonique par habitant<br />
<br />
<br />
<br />
en 2003). Pour l’atteindre, il<br />
faudra des politiques publiques<br />
fortes, visant un véritable<br />
changement de paradigme<br />
économique et s’appuyant à la<br />
fois sur des systèmes de normes<br />
techniques, sur des écotaxes ou<br />
taxes carbone et, enfin, sur des<br />
systèmes de quotas d’émissions<br />
négociables contraignants.<br />
<strong>La</strong> plupart des études économiques<br />
portant sur les<br />
politiques de réduction des<br />
émissions de gaz à effet de serre<br />
se concentrent sur l’analyse<br />
des stratégies coût-efficaces* ,<br />
comme notre modèle Poles.<br />
Elles montrent qu’un développement énergétique propre<br />
va contraindre à limiter les consommations et à<br />
utiliser des technologies initialement plus coûteuses,<br />
car il faudra payer le CO 2 , et le recours au pétrole ou<br />
au charbon bon marché sera devenu impossible.<br />
Vers de nouveaux modèles<br />
Mais sur le long terme, une nouvelle dynamique<br />
économique peut émerger grâce à l’impact positif<br />
des innovations induites : premièrement, les « effets<br />
d’apprentissage » réduiront le coût des technologies<br />
propres ; secondement, le développement de<br />
nouvelles technologies pour le climat créera de nouvelles<br />
activités et de nouvelles industries. On peut<br />
concevoir un nouveau modèle économique où l’activité<br />
– telle que mesurée par le Produit intérieur<br />
brut* – sera soutenue plus par l’investissement et<br />
moins par la consommation, où l’on consommera<br />
plus de biens immatériels et de services, où, enfin,<br />
les biens matériels et les transports seront produits à<br />
partir de technologies radicalement nouvelles. Un<br />
tel modèle s’étend de la production d’acier basse<br />
émission, avec le programme Ulcos (1) (Ultra Low<br />
CO Steelmaking), au développement des véhicules<br />
2<br />
hybrides rechargeables, avec le projet de Google (2)<br />
(lire « Vers l’autonomie énergétique », p. 76).<br />
Les prochaines décennies seront donc une période<br />
de grandes transitions. De notre capacité à innover<br />
et à construire une coordination internationale pour<br />
prendre une nouvelle voie technologique et comportementale<br />
qui apparaît indispensable dépendra l’état<br />
du monde et de la planète au cours de ce siècle : cela<br />
peut être un monde de conflits pour l’accès aux ressources<br />
dans un contexte de changement climatique<br />
accéléré ou, au contraire, un monde de croissance<br />
sobre et d’hyper-efficacité dans l’utilisation des matériaux<br />
et la consommation de l’énergie. ● P. C.<br />
(1) www.arcelor.<br />
com/index.<br />
php?lang=fr&pa<br />
ge=49&tb0=86<br />
(2) www.google.<br />
org/recharge/<br />
(en anglais).<br />
* <strong>La</strong> courbe<br />
de Kuznets fait<br />
apparaître une<br />
« courbe en cloche »<br />
des inégalités<br />
en fonction du<br />
développement<br />
économique.<br />
* Une politique<br />
coût-efficace vise<br />
l’ensemble<br />
des actions<br />
permettant<br />
de minimiser<br />
le coût pour<br />
satisfaire un objectif<br />
environnemental<br />
donné.<br />
* Le Produit<br />
intérieur brut (PIB)<br />
est la valeur totale<br />
de la production<br />
interne nette de<br />
biens et services<br />
marchands dans<br />
un pays, pendant<br />
une année.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 87
FACTEUR HUMAIN ENTRETIEN FACTEUR HUMAIN ENTRETIEN<br />
« Mieux utiliser l’eau »<br />
Soucieux des conditions d’accès à l’eau potable et à l’assainissement<br />
pour le plus grand nombre, Peter Gleick milite pour une nouvelle gestion<br />
de l’eau : la « voie douce ».<br />
LA RECHERCHE. Qu’entendez-vous par gestion<br />
« douce » de l’eau (Soft Path, selon la terminologie<br />
anglaise) ?<br />
PETER GLEICK. C’est une approche globale de la gestion<br />
de l’eau, une approche intégrée centrée sur les<br />
besoins de l’utilisateur et non sur la recherche perpétuelle<br />
de productivité, de ressources accrues (1,2).<br />
Elle est inspirée de la « voie douce pour l’énergie »<br />
imaginée dès 1976 par Amory Lovins, physicien américain<br />
précurseur de la notion d’efficacité énergétique<br />
et des solutions décentralisées. L’eau douce étant un<br />
bien précieux et rare, il s’agit de chercher à l’utiliser<br />
aussi efficacement que possible : améliorer sa « productivité<br />
», c’est-à-dire mieux l’utiliser. Après une<br />
vingtaine d’années de recherche au Pacific Institute,<br />
je constate que malgré le développement technologique<br />
croissant, la révolution informatique, etc., de<br />
2 millions à 5 millions de personnes continuent de<br />
mourir chaque année de maladies hydriques, dues à<br />
l’eau insalubre et des centaines de millions d’autres<br />
en souffrent. En dépit des efforts et des investissements<br />
massifs, en ce début du xxi e siècle, la planète<br />
compte près de 2,4 milliards d’humains sans le moindre<br />
système d’assainissement basique, comme il en<br />
existait pour la plupart des citoyens de la Rome antique.<br />
Et plus de 1 milliard d’habitants n’ont pas accès<br />
à l’eau potable. Si rien n’est fait, on pense qu’entre<br />
52 millions et 118 millions de personnes, surtout des<br />
enfants, pourraient en mourir d’ici à 2020.<br />
Pourtant des quantités d’infrastructures ont été<br />
construites ?<br />
P. G. Oui, le xx e siècle a été celui de la construction<br />
d’infrastructures de masse : barrages, aqueducs,<br />
réseaux de canalisations, installations sophistiquées<br />
de traitement de l’eau potable et des eaux usées... au<br />
bénéfice de milliards de personnes. Cela a contribué<br />
à réduire les maladies hydriques, les risques d’inondation<br />
et de sécheresse ; à développer la production<br />
énergétique (centrales hydrauliques) et agricole (irrigation<br />
des cultures). Mais, en même temps, cela a<br />
généré des coûts sociaux, économiques et environnementaux<br />
imprévus. Des dizaines de millions de<br />
personnes ont dû être déplacées comme en Chine,<br />
où près de 1 million de villageois ont dû abandonner<br />
leur maison, inondée par les réservoirs du barrage des<br />
Trois-Gorges. Aux États-Unis, 27 % de la faune des<br />
eaux douces est menacée d’extinction. Ce n’est que<br />
le reflet de ce qui se passe dans le reste du monde.<br />
Le débit moyen annuel de nombreux fleuves ne<br />
suffit plus à alimenter les deltas, du Nil en Égypte,<br />
du Colorado aux États-Unis et au Mexique... ce qui<br />
épuise les ressources nutritives, affectant la faune.<br />
Avec les conséquences qui en découlent pour les<br />
populations locales.<br />
Quelle transition préconisez-vous ?<br />
P. G. D’abord cesser la course à l’infrastructure, ce<br />
que j’appelle le « Hard Path ». Il ne faut pas systématiser<br />
les installations d’envergure, et on ne doit<br />
plus raisonner sur une croissance exponentielle de<br />
la demande : aux États-Unis, entre 1975 et 1995, la<br />
demande par habitant a diminué de 20 %, une tendance<br />
générale, même dans certains pays émergents.<br />
<strong>La</strong> consommation d’eau n’est plus fonction de la<br />
seule croissance économique et démographique.<br />
C’est avant tout une question d’efficacité d’usage<br />
de l’eau, à l’image de l’efficacité énergétique : dans<br />
les années 1930 et 1940, il fallait de 200 tonnes<br />
d’eau à 300 tonnes pour produire une tonne d’acier,<br />
aujourd’hui de 3 tonnes à 4 tonnes suffisent.<br />
De même, la production agricole<br />
par unité d’eau de nombreuses<br />
céréales peut être doublée en faisant<br />
appel à des procédés d’irrigation efficaces<br />
comme le goutte-à-goutte. Mais<br />
ces procédés ne concernent que 1 %<br />
des cultures irriguées pour l’instant. <strong>La</strong><br />
« productivité » de l’eau consiste aussi<br />
à réduire les gaspillages comme on le<br />
fait désormais pour les sanitaires : la<br />
consommation à l’intérieur des habitations<br />
a diminué de 75 % aux États-<br />
Unis simplement depuis qu’on utilise<br />
les chasses d’eau à bas débit.<br />
Concrètement, comment faire ?<br />
P. G. Cette gestion douce de l’eau doit<br />
venir en complément des approches traditionnelles.<br />
Elle doit privilégier le développement<br />
de systèmes économiques,<br />
décentralisés, à l’échelle des besoins<br />
d’une communauté ou d’une région :<br />
ces systèmes doivent être dimensionnés<br />
comme tels. Il s’agit de passer d’une pure<br />
logique d’infrastructure à une logique<br />
centrée sur les usages et le service, en veillant à adapter<br />
la qualité de l’eau selon les besoins. L’idée suit son<br />
chemin, mais il reste beaucoup à faire : il faut développer<br />
des systèmes d’analyse de données, de nouveaux<br />
outils de gestion, des technologies efficaces et<br />
respectueuses de l’environnement, des réglementations<br />
et des standards, une nouvelle régulation du marché<br />
de l’eau... Ce sera long. C’est déjà en route avec, par<br />
exemple, les systèmes de récupération des eaux de<br />
pluie, des eaux de ruissellement, les solutions d’infiltration...<br />
des techniques parfois anciennes qui<br />
reviennent au goût du jour. Elles nécessitent néanmoins<br />
des développements technologiques pour améliorer<br />
traitements et suivi de la qualité.<br />
Est-ce une solution à l’échelle mondiale ?<br />
P. G. À terme, je le pense. Elle est même indispensable.<br />
Dans l’état actuel des choses, avec les approches<br />
traditionnelles, diminuer de moitié la proportion<br />
de la population sans accès à l’eau potable et à<br />
PETER GLEICK EST DIRECTEUR DU PACIFIC<br />
INSTITUTE D’OAKLAND, ÉTATS-UNIS.<br />
l’assainissement entre 2000<br />
et 2015, un des objectifs du<br />
Millénaire pour le développement des Nations unies,<br />
sera malheureusement hors de portée. Les engagements<br />
financiers et politiques ne suffiront pas. L’aide<br />
internationale n’est souvent pas adaptée aux besoins.<br />
Sans compter que la tâche est compliquée par des<br />
conflits internationaux sur le partage de la ressource,<br />
la dégradation de la qualité de l’eau, l’impact du<br />
changement climatique... Pour apporter une eau<br />
saine au plus grand nombre, dans des conditions<br />
écologiques, sociales et économiques satisfaisantes,<br />
il faut changer de paradigme.<br />
● Propos recueillis pas Sahra Cepia<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
The World’s Water 2002-2003, G. Wolff<br />
et P. H. Gleick (dir.), Island Press, Washington, 2002.<br />
Pacific Institute d’Oakland : www.pacinst.org/<br />
(en anglais) et aussi sur : www.worldwater.org/<br />
(en anglais).<br />
(1) P. H. Gleick,<br />
Science, 302, 1524,<br />
2003.<br />
(2) P. H. Gleick,<br />
Nature, 418, 373,<br />
2002.<br />
88 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 89<br />
© DAVID HAWXHURST-WWICS.
FACTEUR HUMAIN INDUSTRIE FACTEUR HUMAIN INDUSTRIE<br />
Pourquoi pas<br />
une écologie industrielle ?<br />
Anaïs Joseph<br />
est journaliste<br />
scientifique.<br />
* Un écosystème<br />
est un ensemble<br />
formé par une<br />
communauté<br />
d’organismes<br />
et l’environnement<br />
physico-chimique<br />
dans lequel<br />
ils vivent.<br />
Et si l’activité industrielle utilisait ses déchets comme ressources… Une<br />
idée séduisante qui peine à se déployer en France, mais pas en Chine.<br />
Au premier abord, l’idée paraît saugrenue<br />
: assimiler les activités humaines,<br />
en particulier industrielles, à un écosystème*<br />
! Elle a pourtant fait son chemin<br />
depuis que le concept a été défendu par<br />
deux cadres de General Motors (1) en 1989. Baptisé<br />
« écologie industrielle », son principal objectif est<br />
d’optimiser la consommation d’énergie et de matière<br />
tout en minimisant les rejets. En commençant par ne<br />
plus envisager les déchets comme des résidus, mais<br />
comme des ressources, une démarche qui prend<br />
tout son sens, quand le coût de la matière première<br />
ne cesse d’augmenter et les déchets de s’accumuler<br />
(lire « Une ressource pleine d’avenir », p. 50).<br />
À ce jour, la réalisation la plus achevée obéissant à<br />
ces principes est Kalundborg, petite ville industrielle<br />
danoise de 20 000 habitants. Ses partenaires locaux<br />
ont mis en place un ingénieux système d’échange de<br />
« déchets » : la raffinerie de pétrole fournit de l’eau<br />
usée pour refroidir la centrale électrique, laquelle<br />
vend de la vapeur à une société de biotechnologie et à<br />
la municipalité pour son réseau de chauffage. Quant<br />
au gypse, sous-produit d’une unité de désulfuration,<br />
il sert à la construction de panneaux en plâtre, évitant<br />
ainsi l’extraction de gypse naturel, etc.<br />
Ce pôle industriel où les acteurs sont en « symbiose<br />
» annonce un bilan économique enviable : les<br />
18 projets d’échanges de déchets, mis en place en<br />
vingt ans, auront coûté 75 millions de dollars, mais<br />
ils ont rapporté le double. Idem côté écologique :<br />
chaque année, Kalundborg économise près de 3 millions<br />
de mètres cubes (m3 ) d’eau et 200 000 tonnes<br />
90 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
de gypse. « <strong>La</strong> grande force de ce réseau éco-industriel<br />
est de s’être détaché de la vision classique qui, le plus<br />
souvent, traite les sous-produits comme des déchets dont<br />
il faut se débarrasser. Leur valorisation est souhaitable,<br />
sans que ce soit une fin en soi : rien ne sert de traiter<br />
un déchet pour en produire un autre. Nos activités<br />
doivent rester compatibles avec la biosphère. Par<br />
exemple, transformer les déchets d’abattoirs en farines<br />
animales et les valoriser dans la nourriture destinée<br />
au bétail herbivore est une aberration du point de vue<br />
de l’écologie scientifique ! », explique Suren Erkman,<br />
professeur à l’université de <strong>La</strong>usanne, consultant en<br />
écologie industrielle.<br />
Recyclage et location<br />
Loin de se focaliser sur les réseaux éco-industriels,<br />
l’écologie industrielle englobe l’ensemble des activités<br />
humaines : consommation des ménages, services de<br />
santé, loisirs… Toute activité générant des flux de<br />
ressources est repensée. D’abord, en valorisant systématiquement<br />
les déchets en ressources, mais, aussi,<br />
en minimisant les pertes, en optimisant les produits<br />
et les processus de fabrication.<br />
Autre piste : « dématérialiser » l’économie, en favorisant<br />
la location plutôt que la propriété, à l’instar<br />
de Rank Xerox qui loue ses photocopieurs et se<br />
consacre au contrôle, à l’entretien et la réparation<br />
des machines. L’entreprise a tout intérêt à assurer la<br />
durabilité du produit. Une fois obsolète, l’appareil<br />
rejoint un centre de désassemblage et de refabrication.<br />
Les éléments recyclés forment, à eux seuls, 90 %<br />
du poids d’une machine louée. « Ce renversement<br />
de perspective ne remet pas en cause notre système<br />
capitaliste. C’est le seul moyen de préserver à la fois<br />
notre système économique et le fonctionnement normal<br />
des écosystèmes naturels », estime Nicolas Buclet,<br />
directeur du Centre de recherches et d’études interdisciplinaires<br />
sur le développement durable à l’université<br />
de Troyes. Avec cette démarche, dans le secteur<br />
des pneumatiques pour transports routiers, Michelin<br />
est parvenu à accroître son chiffre d’affaires tout en<br />
produisant moins de pneumatiques. Enfin, l’écologie<br />
industrielle préconise de passer progressivement à<br />
une consommation de ressources fossiles rejetant<br />
moins de gaz à effet de serre, en remplaçant, notamment,<br />
le charbon par du pétrole ou du gaz naturel<br />
et grâce aux énergies renouvelables.<br />
Des acteurs interdépendants<br />
Néanmoins, en 2007, ce beau concept peine toujours<br />
à se déployer. « En France, force est de constater<br />
que la plupart des projets rencontrent des difficultés à<br />
aller au-delà de la phase préliminaire », remarquent<br />
Sabrina Brullot-Dermine et Olivier Bergossi, de l’université<br />
de Troyes (2). Malgré l’émergence de projets<br />
aux États-Unis (Devens, Massachusetts), au Canada<br />
(Burnside, Halifax), au Japon (Ebara Corporation,<br />
Kokubo), aux Pays-Bas (le port de Rotterdam),<br />
Kalundborg reste LE parangon de l’écologie industrielle.<br />
Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, un tel<br />
système implique une interdépendance des acteurs.<br />
<strong>La</strong> cessation d’activité d’une entreprise peut mettre<br />
à mal le cycle de production des autres. Le contexte<br />
législatif et politique doit également être favorable.<br />
En France, par exemple, pour des raisons d’hygiène<br />
notamment, la réglementation limite l’usage des<br />
déchets, même une fois traités, dépollués et recyclés.<br />
Enfin, cela ne va pas sans des investissements financiers<br />
importants (infrastructures dédiées, mise en<br />
réseau des différents partenaires...).<br />
Des freins qui ne semblent toutefois pas jouer pour<br />
tout le monde… « Si la France se caractérise désormais<br />
par un conservatisme et une frilosité prononcés, la<br />
Chine fait, au contraire, preuve d’une ouverture sans<br />
précédent », analyse Suren Erkman (3). Le spécialiste<br />
prend en exemple la spontanéité avec laquelle s’est<br />
développé l’éco-parc de Guigang. Au cœur de ce<br />
site, un groupe sucrier utilise les déchets du raffinage<br />
pour la fabrication de papier, de ciment, d’engrais et<br />
d’alcool à des fins de production de biocarburants.<br />
Chaque année, environ 60 millions de tonnes d’eau<br />
sont économisées et plus de 600 m 3 de bois. Autre<br />
exemple, celui de Guiyang où s’achève la construction<br />
d’une éco-ville débutée en 2002. « Quel que soit<br />
l’avenir de ces projets, leur rapidité d’élaboration et de<br />
réalisation les démarque de ce qui se pratique ailleurs.<br />
© BENOIT DECOUT/REA<br />
Hors de Chine, il existe une cinquantaine d’éco-parcs,<br />
mais aucun ne s’approche de l’échelle à laquelle se<br />
déroulent les synergies de Kalundborg », conclut Suren<br />
Erkman. Si l’écologie industrielle connaît le même<br />
essor que les autres domaines économiques en Chine,<br />
un bel avenir lui est promis. ● A. J.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Vers une écologie industrielle, comment mettre<br />
en pratique le développement durable dans<br />
une société hyper-industrielle, S. Erkman, Charles<br />
Léopold Mayer, 2004.<br />
Applied Industrial Ecology, A New Platform for<br />
Planning Sustainable Societies, The First Book<br />
on Industrial Ecology in Developing Countries,<br />
S. Erkman, R. Ramaswany, Aicra Publishers, 2003.<br />
Le pôle français d’écologie industrielle :<br />
www.france-ecologieindustrielle.fr/<br />
Journal de l’écologie industrielle :<br />
www.mitpressjournals.org/loi/jiec (en anglais).<br />
LA PLUS GRANDE<br />
CENTRALE ÉLECTRIQUE<br />
DANOISE EST UN ACTEUR<br />
MAJEUR DU RÉSEAU<br />
ÉCO-INDUSTRIEL<br />
DE KALUNDBORG.<br />
(1) R. A. Frosch<br />
et N. E. Gallopoulos,<br />
Scientific American,<br />
261, 1989.<br />
(2) P. Matagne<br />
(dir.), Les Effets<br />
du développement<br />
durable,<br />
L’Harmattan, 2006.<br />
(3) S. Erkman<br />
et al., « L’économie<br />
circulaire en<br />
Chine », Futuribles,<br />
324, 2006.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 91
FACTEUR HUMAIN MENTALITÉS FACTEUR HUMAIN MENTALITÉS<br />
L’environnement est-il un enjeu politique ?<br />
Daniel Boy<br />
est directeur de<br />
recherche au Centre<br />
d’étude de la vie<br />
politique française<br />
(Cevipof).<br />
daniel.<br />
boy@sciences-po.fr<br />
Longtemps négligée, la thématique environnementale a fait une entrée<br />
fracassante dans le monde médiatico-politique, lors de la campagne<br />
présidentielle. Est-ce le signe d’une prise de conscience durable ?<br />
Les médias se sont emparés<br />
des notions d’effet de<br />
serre et de réchauffement<br />
climatique.<br />
Depuis quelques mois,<br />
canicules, sécheresses records,<br />
pluies diluviennes et ouragans<br />
catastrophiques font régulièrement<br />
« la une » des journaux.<br />
Chaque événement est l’occasion<br />
de questionner scientifiques<br />
et experts qui, prudemment, mais<br />
de plus en plus ouvertement, suggèrent<br />
qu’il pourrait s’agir des<br />
premières conséquences de l’augmentation de<br />
l’effet de serre, dont l’origine anthropique est de<br />
moins en moins discutée. Le point d’orgue de ce<br />
L’ambivalence écologiste des Américains<br />
92 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
mouvement a certainement été<br />
l’introduction, par le très populaire<br />
animateur Nicolas Hulot, de<br />
l’environnement comme thème<br />
central de la campagne présidentielle.<br />
En laissant planer le doute<br />
sur sa propre candidature, il a su<br />
imposer son « pacte écologique »<br />
à tous les partis, les obligeant à<br />
une prise de position publique.<br />
Il a aussi contribué au lancement<br />
d’un « Grenelle de<br />
l’environnement », qui a<br />
réuni, pour la première fois<br />
à l’automne 2007, associations<br />
et représentants de<br />
l’État. Immense espoir pour<br />
« À quoi bon adopter des mesures coûteuses chez nous, si les États-Unis refusent de prendre leur part de<br />
responsabilités ? » L’argument revient souvent. Pourtant l’opinion américaine ne serait pas si éloignée de<br />
la nôtre. Malgré les positions du gouvernement Bush, seul un tiers des Américains pense que le problème<br />
du réchauffement climatique est généralement exagéré et un autre tiers, sous-estimé, selon un sondage de<br />
l’Institut Gallup (3). S’il ne dit pas que le mode de vie américain serait subitement devenu négociable et les<br />
intérêts pétroliers moins prégnants, ce résultat rappelle que les États-Unis sont un pays ambigu vis-à-vis de<br />
l’environnement. N’oublions pas que les premières politiques environnementales furent américaines et non<br />
européennes, avec notamment la création de l’Environment Protection Agency en 1970. Et qu’avant l’explosion<br />
du système, entraînée par les politiques libérales de Ronald Reagan et de Bush père et fils, il y avait une<br />
préoccupation environnementale forte. C’est outre-Atlantique que naquit l’environnementalisme, avec, en<br />
1892, la fondation du Sierra Club, première association pour la préservation et la conservation de l’environnement,<br />
avec la création des zones naturelles... Autant de modèles qui ont inspiré les penseurs européens.<br />
Il n’est donc pas étonnant que, face à la politique obscurantiste de Bush, les États fédéraux prennent peu à<br />
peu des mesures en faveur de l’environnement. <strong>La</strong> tradition environnementale étant très forte en Californie<br />
(avec les « Green Parties » locaux), il est logique que le mouvement y soit né. Difficile de prévoir comment il<br />
peut s’étendre à d’autres États et avec quels impacts.<br />
© ROGER-VIOLLET<br />
RENÉ DUMONT,<br />
PREMIER CANDIDAT<br />
ÉCOLOGISTE À LA<br />
PRÉSIDENTIELLE DE 1974,<br />
ÉTAIT UN PRÉCURSEUR<br />
DU DÉVELOPPEMENT<br />
DURABLE.<br />
certains, poudre aux yeux pour d’autres. Il est encore<br />
trop tôt pour en dresser un bilan. Pour autant,<br />
l’enjeu environnemental est-il entré en politique<br />
sérieusement et durablement ?<br />
Depuis la candidature de René Dumont lors de la présidentielle<br />
de 1974, qui incarna, pour la première fois,<br />
les valeurs de l’écologie politique (décroissance, partage<br />
du travail, choix de modes de consommation respectueux<br />
de l’environnement), elles n’ont jamais été<br />
qu’un thème à éclipse. Même importantes, les catastrophes<br />
industrielles (Bhopal, Seveso, Tchernobyl,<br />
marées noires…) n’ont accru que temporairement le<br />
sentiment d’une urgence à régler les problèmes environnementaux.<br />
De même, si l’été, les pics chroniques<br />
de pollution atmosphérique entraînent toujours des<br />
déclarations vertueuses de politiques consensuelles,<br />
la crise passée, les bonnes résolutions sont oubliées,<br />
et l’on revient à des thèmes plus ordinaires : sécurité<br />
publique, chômage, croissance, retraites…<br />
Cependant, au cours de la campagne présidentielle<br />
2006-2007, la préoccupation pour l’environnement a<br />
nettement augmenté, comme l’a montré le Baromètre<br />
politique français (1). En juin 2007, 10 % des Français<br />
estimaient que l’environnement était « le problème<br />
le plus important aujourd’hui pour la France » (ils<br />
n’étaient que 3 % en février 2006). L’environnement<br />
apparaît donc désormais au coude à coude avec la<br />
question des inégalités sociales (11 %), mais reste, évidemment,<br />
loin derrière le chômage, toujours en tête<br />
des préoccupations des Français (25 %).<br />
Préoccupés, mais pas mobilisés<br />
Les enquêtes de l’Agence de l’environnement et de la<br />
maîtrise de l’énergie ont montré que l’effet de serre et<br />
le réchauffement climatique sont peu à peu devenus<br />
les premières préoccupations environnementales des<br />
Français, devant les pollutions de l’air et de l’eau, pourtant<br />
largement majoritaires en 2000 (2). En juin 2007,<br />
33 % des Français citent l’effet de serre comme préoccupation<br />
majeure, contre seulement 6 %, en 2000.<br />
Cependant, ils comprennent encore mal ces phénomènes<br />
et, majoritairement, ils peinent à les définir.<br />
Quant au concept de développement durable, peu<br />
évocateur et plus récent dans le champ politique, il<br />
ne suscite qu’une faible mobilisation.<br />
Comment limiter l’augmentation de l’effet de serre ?<br />
Si, pour 61 % des Français, il faudra avant tout modi-<br />
fier de façon importante nos modes de vie, pour<br />
24 %, c’est surtout aux États de réglementer au niveau<br />
mondial. Seuls 8 % pensent que la solution viendra<br />
d’abord des progrès techniques. Les Français sont-ils<br />
prêts à payer davantage pour résoudre ces problèmes ?<br />
Malgré leur accord de principe, la question reste<br />
sans réponse.<br />
Les écologistes ont beau redoubler d’efforts, la prise<br />
de conscience environnementale demeure encore, en<br />
bonne partie, restreinte aux catégories sociales privilégiées,<br />
et notamment aux professions intellectuelles.<br />
Qu’il s’agisse de reconnaître l’importance des enjeux<br />
environnementaux, d’accepter la nécessité d’infléchir<br />
nos comportements de consommateurs, ce sont toujours<br />
ces couches sociales, dont l’inclination à gauche<br />
est dominante, qui se sentent les plus concernées.<br />
L’environnement est-il véritablement entré en<br />
politique ? Le problème est toujours entier. Si une<br />
proportion non négligeable de Français estime ce<br />
problème prioritaire, leur mobilisation ne semble<br />
réelle que si l’environnement est évoqué comme une<br />
menace, celle du réchauffement climatique, dont les<br />
médias entretiennent régulièrement la chronique.<br />
L’environnement n’échappe décidément pas à la<br />
logique de crise. ● D. B.<br />
NICOLAS HULOT<br />
A IMPOSÉ SON<br />
« PACTE ÉCOLOGIQUE »<br />
AUX CANDIDATS<br />
À LA PRÉSIDENTIELLE<br />
DE 2007.<br />
(1) Cevipof,<br />
Baromètre politique<br />
français 2006-2007<br />
sur : www.cevipof.<br />
msh-paris.fr/bpf/<br />
barometre/bar0.htm<br />
(2) Enquêtes<br />
annuelles Ademe<br />
2000-2006.<br />
(3) L. Saad, Public’s<br />
Environmental<br />
Outlook Grows more<br />
Negative, Gallup Poll<br />
News Service, 2005.<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 93<br />
© DENIS/REA
LA PLANETE<br />
`<br />
EN DANGER : LA VERITE<br />
´ ´<br />
w w w. t a l l a n d i e r. c o m<br />
256 pages<br />
21 €<br />
D I S P O N I B L E D A N S T O U T E S<br />
L E S L I B R A I R I E S E T L E S F N A C<br />
Dominique<br />
Lecourt<br />
est philosophe et<br />
professeur<br />
à l’université Paris-<br />
Diderot Paris-VII<br />
où il dirige<br />
le Centre Georges<br />
Canguilhem.<br />
Avec la révolution industrielle, accompagnant<br />
ses succès et soutenant ses ambitions,<br />
s’est imposée, en Occident, la<br />
conviction que la science, par l’efficacité<br />
de ses méthodes et la puissance de<br />
ses applications technologiques, était désormais en<br />
mesure d’offrir à tous le bien-être social et moral par<br />
la conquête de la prospérité matérielle. En France,<br />
au début du xx e siècle, cette conception a fini par<br />
prendre l’appellation de « scientisme », sous l’impulsion<br />
de biologistes évolutionnistes et de politiciens<br />
anticléricaux. Ceux-ci en firent leur emblème sous la<br />
iii e République, lors de l’affrontement de l’État avec<br />
l’Église. Si le mot scientisme n’est guère traduisible<br />
dans une autre langue, l’idéologie qu’il désigne est,<br />
aujourd’hui, universellement répandue. Et contrairement<br />
à ce que les discours critiques actuels laissent<br />
FACTEUR HUMAIN SCIENTISME<br />
Garder l’esprit critique<br />
TORNADES, OURAGANS,<br />
TSUNAMIS..., LES<br />
ÉVÉNEMENTS CLIMATIQUES<br />
EXCEPTIONNELS<br />
ALIMENTENT<br />
LES THÈSES LES PLUS<br />
CATASTROPHISTES.<br />
Entre l’arrogance des scientistes et le catastrophisme des technophobes,<br />
comment aborder avec discernement des problèmes aussi graves que le<br />
réchauffement climatique ? Un débat qui fait rage depuis quinze ans.<br />
penser, l’empire de son idéologie n’a guère reculé.<br />
Le catastrophisme, auquel il cède désormais souvent<br />
la place, ne serait-il d’ailleurs pas une version<br />
contemporaine de cette même idéologie ?<br />
Le scientisme a pourtant été soumis à de sévères<br />
critiques et à de rudes épreuves, depuis la fin du<br />
xixe siècle. N’oublions pas Henri Bergson, farouche<br />
opposant du « positivisme* », qui, en 1907, publia<br />
l’Évolution créatrice, ni la « révolte du cœur contre<br />
l’intelligence », qui se manifesta alors en philosophie<br />
comme en littérature, depuis que s’était répandue<br />
l’idée que la « science ne tenait aucune de ses<br />
promesses ». Ferdinand Brunetière, critique littéraire<br />
hostile au scientisme, soulignait qu’elle n’était pas<br />
venue à bout de tout mystère ; Paul Bourget dans<br />
Le Disciple (1889), roman à succès, dénonçait le<br />
divorce radical de la science et de la morale. k<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 95<br />
© RAFFAELE CELENTANO/LAIF-REA
© BENOIT DECOUT/REA<br />
FACTEUR HUMAIN SCIENTISME FACTEUR HUMAIN SCIENTISME<br />
(1) D. Lecourt,<br />
Humain Post-Humain,<br />
PUF, 2003.<br />
(2) H. Jonas,<br />
Le Principe<br />
responsabilité, 1979,<br />
trad. éditions du Cerf,<br />
1991.<br />
(3) E. Bloch, Le<br />
Principe espérance, 3<br />
vol., Paris, Gallimard,<br />
1976, 1982, 1991.<br />
(4) A. Kahn et D.<br />
Lecourt, Bioéthique<br />
et liberté, PUF, 2004.<br />
* Le positivisme<br />
est un courant<br />
philosophique,<br />
popularisé par<br />
Auguste Comte,<br />
qui fonde le<br />
progrès de l’esprit<br />
humain sur le<br />
développement<br />
des « sciences<br />
positives »<br />
(mathématiques,<br />
physique,<br />
chimie...).<br />
* Le principe<br />
de précaution,<br />
entériné en 1992<br />
à la convention<br />
de Rio, vise<br />
à prendre<br />
des mesures<br />
de contrôle<br />
ou d’interdiction<br />
face à un risque<br />
potentiel.<br />
k<br />
On s’empoignait, en<br />
France et à l’étranger, sur le<br />
thème de la « faillite de la<br />
science ».<br />
Il n’empêche. Le scientisme<br />
perdurait. <strong>La</strong> révolution bolchevique y a trouvé son<br />
inspiration dans une vision du monde qui confiait à<br />
une « science de l’histoire » la promesse d’un avenir<br />
radieux pour l’humanité libérée de ses chaînes. Le<br />
régime de l’URSS, pendant toute sa durée, n’a cessé<br />
de s’appuyer sur les prouesses technologiques de ses<br />
ingénieurs pour garder quelque crédibilité aux yeux<br />
d’un peuple misérable et souvent affamé. <strong>La</strong> puissance<br />
de cette idéologie a été telle qu’elle a survécu<br />
à Hiroshima et a même connu une nouvelle vigueur<br />
du fait des exigences de la reconstruction des pays<br />
dévastés par la guerre.<br />
Plus récemment, les progrès de la biologie, le<br />
décryptage du génome humain, les spéculations<br />
des « sciences cognitives » permettent à bien des<br />
chercheurs de se flatter, à leur tour, de<br />
dissiper les « mystères » de la pensée<br />
humaine. D’autres se font fort d’arracher<br />
l’humanité à ses passions natives<br />
et de faire advenir l’ère du post-humain<br />
en créant de toutes pièces des êtres de<br />
silicium qui goûteraient l’immortalité<br />
(1). Secondée par l’outil statistique<br />
et l’informatique, l’étude du cerveau<br />
et du développement du système nerveux central<br />
est supposée déterminer les clés du comportement<br />
humain. L’un des derniers échantillons en date, qui<br />
frise la caricature, prétend avoir décelé une base<br />
neurologique à la préférence des électeurs pour le<br />
vote « libéral » ou « conservateur » (au sens américain<br />
des termes).<br />
96 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
LES TÉLÉPHONES<br />
MOBILES NOUS<br />
SOUMETTENT-ILS<br />
À UN RAYONNEMENT<br />
ÉLECTROMAGNÉTIQUE<br />
MORTIFÈRE ?<br />
Au centre<br />
du débat : la<br />
toute-puissance<br />
de l’homme<br />
Ces scientifiques qui professent une vision scientiste<br />
du monde peuvent invoquer des faits dont le<br />
caractère bénéfique est incontestable : l’allongement<br />
de la durée de la vie dans les pays développés, l’extraordinaire<br />
expansion des moyens de communication<br />
qui ont intensifié les échanges entre les populations<br />
mêmes les plus éloignées, le fulgurant développement<br />
d’Internet et des télécommunications qui a<br />
bouleversé tous nos modes de vie dans un sens de<br />
convivialité apparemment accrue, l’exploitation de<br />
nouvelles sources d’énergie renouvelable...<br />
Science, nouveau péril<br />
Pourtant, il apparaît, depuis 1992 et le Sommet de<br />
la Terre à Rio, qu’un retournement d’opinion est en<br />
cours, et s’accélère ces dernières années. C’est la responsabilité<br />
de l’homme lui-même qui est invoquée<br />
dans les processus de dégradation de son environnement<br />
et les menaces qui pèsent sur sa santé. À cette<br />
époque, Hans Jonas, philosophe allemand, fervent<br />
défenseur du « principe responsabilité » (2), qui<br />
interdirait à l’homme d’entreprendre aucune action<br />
susceptible de mettre en danger soit l’existence des<br />
générations futures soit la qualité de l’existence future<br />
sur Terre, s’oppose à son compatriote, Ernst Bloch. Il<br />
lui reproche l’optimisme impitoyable de son « principe<br />
espérance » (3), qui défend le parti pris du futur,<br />
la volonté utopique, et plaide pour une « éthique de<br />
la peur ». Une thèse métaphysique – ajustée par des<br />
philosophes à l’occasion d’Hiroshima – nous est assénée<br />
comme un destin : l’humanité a désormais acquis<br />
par la science les instruments d’une puissance qui<br />
peut l’anéantir en tant qu’espèce. <strong>La</strong> science, naguère<br />
conçue comme émancipatrice, devient elle-même<br />
péril pour sa liberté ! L’humanité, ce n’est plus le<br />
« genre des mortels », comme on disait en Grèce ;<br />
nous sommes devenus un « genre mortel ». L’antique<br />
fable de l’apprenti sorcier a connu durant toutes ces<br />
années une fortune sans précédent<br />
et le personnage de Frankenstein,<br />
un extraordinaire regain de faveur.<br />
Trop souvent le « principe de précaution*<br />
», dont on trouve les premières<br />
formulations en Allemagne à la même<br />
époque, a été et reste interprété dans<br />
le sens d’une abstention, voire d’une<br />
interdiction, de chercher ou d’entreprendre,<br />
alors qu’il pourrait plutôt être une puissante<br />
incitation à inventer de nouvelles normes favorables<br />
à l’invention technique et économique.<br />
De la même façon que, en 1945, on accusait la<br />
démesure de l’humanité savante, on critique<br />
aujourd’hui les chercheurs qui ont mis au point les<br />
nouvelles techniques de procréation et de clonage<br />
thérapeutique (4), et ont ainsi entrouvert la porte<br />
au clonage reproductif humain. <strong>La</strong> même alarme<br />
est tirée dans un tout autre domaine, à propos des<br />
nanotechnologies, ou plutôt de ce que les spécialistes<br />
anglo-saxons célèbrent comme la « convergence<br />
NBIC » (nanosciences, biologie, informatique<br />
et sciences de la cognition). Ne peut-on espérer<br />
de cette convergence des innovations potentielles<br />
de grande portée économique et humaine ? Les<br />
systèmes de traitements de l’information vont assurément<br />
y gagner une puissance nouvelle d’une dizaine<br />
d’ordre de grandeur ! Les applications médicales<br />
seront spectaculaires et l’on produira des nanomachines<br />
pour le diagnostic et la thérapeutique de<br />
nombreuses maladies. Les nanotechnologies pourront<br />
contribuer de façon décisive à surmonter l’actuelle<br />
crise environnementale par la création de matériaux<br />
recyclables ou biodégradables. Cette fois-ci,<br />
répliquent ceux qui dénigrent la science, ce sera bien<br />
la fin du monde ! Et ils avancent l’idée qu’une grey<br />
goo* , amas de nanomachines devenues autonomes<br />
et dévorant tout pour se reproduire, aura raison de<br />
nous autres qui nous croyons raisonnables !<br />
On peut bien parler à leur propos de « catastrophisme<br />
». Les faits qui le soutiennent sont bien<br />
connus, alimentant une peur diffuse, mais permanente<br />
toujours prête à connaître de nouveaux<br />
pics de panique. Cette peur doit beaucoup à l’incurie<br />
des autorités qui ont laissé se produire la<br />
catastrophe de Tchernobyl (Ukraine), les errances<br />
du nuage radioactif, les mensonges officiels sur sa<br />
© VERICHIP<br />
TRACER DES MALADES<br />
D’ALZHEIMER<br />
EN LEUR IMPLANTANT<br />
UNE PUCE. RASSURANT<br />
OU INQUIÉTANT ?<br />
© ALEXANDRE GELEBART/REA<br />
trajectoire, l’épidémie de sida, les nouvelles maladies<br />
infectieuses, l’affaire du sang contaminé, les crises<br />
alimentaires majeures comme celle de la vache folle.<br />
Ce sont aujourd’hui des événements climatiques<br />
d’une ampleur et d’une fréquence présentées par<br />
les médias comme sans précédent (canicules,<br />
inondations, tornades, tsunamis…) qui mettent un<br />
accent pathétique sur la vulnérabilité persistante de<br />
l’espèce humaine.<br />
Paradoxe d’un nouveau catastrophisme<br />
Du réchauffement climatique actuel, dont le fait<br />
semble indéniable, on ne sait pas encore exactement la<br />
signification physique réelle, ni la part qu’y prennent<br />
les activités humaines : par exemple, la montée brutale<br />
des émissions de dioxyde de carbone (CO du fait de<br />
2)<br />
l’industrie depuis 1940 s’est accompagnée, non d’un<br />
réchauffement, mais d’un refroidissement jusqu’au<br />
début des années 1970. Le phénomène est donc certainement<br />
plus complexe qu’on ne le présente dans les<br />
médias. L’alarmisme, dont il est l’occasion, renforce<br />
encore le catastrophisme qui désigne la technoscience<br />
comme fauteuse de désastre. Les bases philosophiques<br />
du scientisme traditionnel semblent donc atteintes.<br />
Et tous les secteurs scientifiques sont concernés. Les<br />
phénomènes de technophobie font la une des médias :<br />
les OGM vont-ils ruiner notre santé ? Les téléphones<br />
mobiles vont-ils nous soumettre à un rayonnement<br />
électromagnétique mortifère ? Toute innovation – et<br />
spécialement médicale ou pharmacologique – ne doitelle<br />
pas avoir fait d’avance la preuve de son innocuité,<br />
version radicale du« principe de précaution » ?<br />
Pourtant, dès 1992, à la clôture de la conférence<br />
de Rio, dans l’appel de Heidelberg* , des scientifiques,<br />
parmi les plus éminents, dénonçaient,<br />
dans les thèses écologistes, une « idéologie<br />
k<br />
PRO-OGM ET<br />
ANTI-OGM S’OPPOSENT<br />
DANS UNE LUTTE<br />
PARFOIS SANS RAPPORT<br />
AVEC LES DONNÉES<br />
SCIENTIFIQUES.<br />
* <strong>La</strong> grey goo<br />
ou « gelée grise »,<br />
formulée pour<br />
la première fois<br />
par Eric Drexler<br />
en 1986, dans son<br />
texte fondateur des<br />
nanotechnologies<br />
Engines of<br />
Creation, évoque<br />
des nanorobots<br />
s’autorépliquant.<br />
* L’appel de<br />
Heidelberg,<br />
signé par plus<br />
de 50 prix Nobel,<br />
demandait que<br />
le contrôle et<br />
la préservation<br />
des ressources<br />
naturelles<br />
« soient fondés<br />
sur des critères<br />
scientifiques<br />
et non sur<br />
des préjugés<br />
irrationnels ».<br />
LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415 • 97
FACTEUR HUMAIN SCIENTISME Si on vous dit environnement, vous voyez quoi ?<br />
(5) D. Lecourt,<br />
Contre la peur. De la<br />
science à l’éthique<br />
une aventure<br />
infinie (1990), 4 e<br />
ed. augmentée,<br />
PUF, 2007.<br />
k<br />
obscurantiste » et rétrograde.<br />
Ils affirmaient que seuls de nouveaux<br />
progrès de la science<br />
pourraient venir à bout des<br />
difficultés passagères qu’imposait<br />
le développement<br />
économique de la planète<br />
(5). Une fois encore,<br />
le scientisme n’avait pas<br />
dit son dernier mot.<br />
Le débat n’a cessé de<br />
rebondir dans les mêmes<br />
termes depuis quinze<br />
ans. Résultat : on se trouve<br />
aujourd’hui dans cette situation<br />
paradoxale que jamais le<br />
recours aux technologies de pointe<br />
n’a été autant prisé dans la vie quotidienne<br />
par les citoyens du monde entier ;<br />
cependant que jamais autant de discours de militants<br />
associatifs et d’hommes politiques n’ont été aussi alarmistes<br />
à l’échelle de la planète. Nombreux sont ceux<br />
qui alertent les opinions publiques non seulement<br />
sur ce qu’on appelait les « dégâts du progrès » dans<br />
les années 1960, mais aussi sur l’intrinsèque perversion<br />
de la technoscience réputée fatale au développement<br />
durable – c’est-à-dire conformément au mot<br />
anglais (sustainable), prolongeable et endurable pour<br />
l’homme et pour la nature.<br />
Deux variantes d’une même idéologie<br />
Face au scientisme qui demandait à l’homme d’adorer<br />
sa propre raison divinisée grâce à la science, le catastrophisme<br />
n’affirme-t-il pas, lui aussi, la toute-puissance<br />
de l’homme grâce à la même science ? Au prix tout<br />
juste d’une inversion de signe, du positif au négatif.<br />
Ne s’agit-il pas de deux variantes d’une idéologie laïque<br />
qui flatte le narcissisme humain et qui entretient<br />
une vision eschatologique – Enfer ou Paradis.<br />
Il serait évidemment bien imprudent de réduire plus<br />
d’un siècle de débats à l’affrontement de deux discours<br />
théologiques rivaux. Car comment expliquer alors<br />
les négociations internationales qui entourent le<br />
fameux « réchauffement climatique », les mesures<br />
de taxations des émissions de CO 2 , les innombrables<br />
incitations et les règlements minutieux qui sont en<br />
train d’être mis au point pour économiser l’énergie,<br />
préserver la biodiversité et réussir le « développement<br />
durable » ?<br />
Comment ne pas se demander si les discours que nous<br />
venons d’évoquer n’accompagnent pas la mise en<br />
place de ce que Bernard Stiegler, philosophe et directeur<br />
du département de développement culturel du<br />
Centre Georges-Pompidou, appelle un « nouvel ordre<br />
98 • LA RECHERCHE • OBJECTIF TERRE 2050 • JANVIER 2008 • N° 415<br />
© NASA’S EARTH OBSERVATORY<br />
SCIENTISTES,<br />
CATASTROPHISTES...<br />
LE DÉBAT N’EST PAS<br />
PRÊT D’ÊTRE CLOS.<br />
POURVU QUE PERDURE<br />
LA PLANÈTE BLEUE.<br />
industriel mondial ». <strong>La</strong><br />
peur, et l’attrait paradoxal<br />
de la peur, constituerait<br />
le ciment moral<br />
de cet ordre qui partage<br />
aujourd’hui le monde entre<br />
individus dé-cervelés, soumis<br />
aux impulsions des multinationales<br />
de l’affectivité, et individus<br />
hyper-cérébralisés voués au culte de la<br />
performance au nom de la science.<br />
Il nous resterait, contre la peur, à élaborer une<br />
« éthique pour la recherche ». Il va de soi que cette<br />
éthique demanderait d’abord à ce qu’on repousse les<br />
arguments d’autorité qui ont cours au sujet du réchauffement<br />
climatique. On voit en effet se déployer sous<br />
nos yeux un « catastrophisme scientiste » d’une<br />
facture nouvelle qui pose que la vérité sortirait du<br />
consensus et que le comportement de chacun pourrait<br />
être normalisé au nom de cette vérité-là.<br />
Comment ne pas s’inquiéter de voir ridiculiser, discréditer<br />
publiquement, les chercheurs, même éminents,<br />
qui osent émettre une opinion discordante et<br />
mettre en doute la responsabilité de l’homme dans<br />
le réchauffement. Le souvenir des années 1970, où<br />
l’on annonçait dans les mêmes termes une imminente<br />
glaciation, où l’on réclamait déjà des mesures<br />
d’urgence à l’échelle de la planète, où l’on déclarait<br />
dans Newsweek du 28 avril 1975 que l’existence même<br />
de l’humanité était en jeu, devrait nous aider à préserver<br />
notre bien le plus précieux : l’esprit critique.<br />
C’est la condition même pour que la recherche aide<br />
l’humanité à transformer son rapport à l’environnement<br />
dans le sens d’une liberté plus grande et d’une<br />
prospérité moins inégale. ● D. L.<br />
POUR EN SAVOIR PLUS<br />
Les Prêcheurs de l’apocalypse. Pour en finir<br />
avec les délires écologiques et sanitaires,<br />
J. de Kervasdoué, Plon, 2007.<br />
Pour un catastrophisme éclairé, quand<br />
l’impossible est certain, J.-P. Dupuy, Seuil, 2004.<br />
Le Principe de précaution, F. Ewald,<br />
en collaboration avec C. Gollier et N. de Sadeleer, PUF,<br />
« Que sais-je ? », 2001.<br />
Vous voyez un arbre. Mais paradoxalement, il faut aussi y voir un défi industriel.<br />
Aujourd’hui, il est essentiel de savoir concilier activité humaine et environnement.<br />
L’augmentation de la consommation d’eau et d’énergie, de la production des<br />
déchets et l’encombrement des villes nécessitent de concevoir et de mettre en<br />
œuvre des solutions industrielles. <strong>Veolia</strong> <strong>Environnement</strong> en a fait son métier.<br />
L’environnement est un défi industriel.<br />
www.veolia.com<br />
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