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Sémiotique de la désignation dans Discours, figure de Lyotard »1 ...

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« Entre les mots et les choses :<br />

<strong>Sémiotique</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>désignation</strong> <strong>dans</strong> <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong> <strong>de</strong> <strong>Lyotard</strong> » 1<br />

Guil<strong>la</strong>ume Sibertin-B<strong>la</strong>nc<br />

Pour tâcher <strong>de</strong> répondre à <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> Frédéric Worms et d’Elie During <strong>de</strong><br />

présenter quelques aspects <strong>de</strong> <strong>la</strong> lecture que Deleuze a pu faire <strong>de</strong> <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong> <strong>de</strong><br />

<strong>Lyotard</strong>, je procé<strong>de</strong>rai à <strong>de</strong>ux séries <strong>de</strong> remarques. La première portera sur <strong>la</strong><br />

focalisation <strong>de</strong> cette lecture, qui remonte à 1970 (Deleuze était membre du jury <strong>de</strong>vant<br />

lequel <strong>Lyotard</strong> soutint sa thèse d’Etat), et dont témoigne le court texte paru en 1971<br />

sous le titre « Appréciation », texte qui sera aussitôt repris et incorporé l’année suivante<br />

<strong>dans</strong> un paragraphe <strong>de</strong> L’Anti-Œdipe, avec toutefois l’adjonction d’une nuance critique<br />

c<strong>la</strong>irement marquée par l’un <strong>de</strong>s principaux motifs <strong>de</strong> l’intervention <strong>de</strong> Deleuze et<br />

Guattari <strong>dans</strong> <strong>la</strong> théorie du désir en 1972. La secon<strong>de</strong> série <strong>de</strong> remarques portera sur une<br />

secon<strong>de</strong> reprise d’un passage précis <strong>de</strong> <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong>, toujours <strong>dans</strong> L’Anti-Œdipe, où<br />

Deleuze et Guattari s’emploient à mettre au travail l’apport <strong>de</strong> <strong>Lyotard</strong> à <strong>la</strong> sémiotique<br />

<strong>dans</strong> le champ <strong>de</strong> <strong>la</strong> réflexion politique, <strong>dans</strong> un croisement (un peu tordu il faut le<br />

reconnaître) avec l’anthropologie, mais qui en fin <strong>de</strong> compte, me semble-t-il, cherche à<br />

thématiser une politique interne à <strong>la</strong> vie <strong>de</strong>s signes. Je voudrais suggérer donc<br />

simplement <strong>la</strong> manière dont Deleuze et Guattari, en s’appuyant sur un moment bien<br />

précis <strong>de</strong>s analyses <strong>de</strong> <strong>Lyotard</strong>, et en le suivant jusqu’à un certain point à <strong>la</strong> lettre, en<br />

tire <strong>de</strong>s conséquences sans doute fort éloignées <strong>de</strong>s préoccupations <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier.<br />

Deleuze et Guattari s’appuient sur l’une <strong>de</strong>s analyses lyotardiennes <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>désignation</strong><br />

qui jalonnent <strong>la</strong> première partie <strong>de</strong> <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong>, pour dresser le tableau d’un régime<br />

collectif <strong>de</strong> signes (qu’ils baptisent régime « présignifiant » ou – pour éviter <strong>la</strong> sonorité<br />

évolutionniste <strong>de</strong> ce terme – « connotatif » <strong>de</strong>s signes), régime qui ne se distingue pas<br />

seulement d’un régime signifiant satisfaisant les conditions structurales <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

linguistique et <strong>de</strong> <strong>la</strong> sémiologie post-saussuriennes, mais qui éc<strong>la</strong>ire aussi, par <strong>la</strong><br />

distance qui l’en sépare, une configuration politico-libidinale qui travaille <strong>dans</strong> ce<br />

régime signifiant : une configuration, pour le dire un peu brutalement, théologicopolitique<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong>s signes <strong>dans</strong> le désir et <strong>dans</strong> l’histoire. Par là, le dialogue avec<br />

<strong>Lyotard</strong> concourt à fixer un motif que les <strong>de</strong>ux auteurs ne cesseront <strong>de</strong> retravailler<br />

L’Anti-Œdipe (1972) à Mille p<strong>la</strong>teaux (1980), et qui trouvera son plein développement à<br />

<strong>la</strong> faveur <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s gestes qui permettent <strong>de</strong> mesurer les dép<strong>la</strong>cements qui séparent ces<br />

<strong>de</strong>ux ouvrages. De l’un à l’autre en effet, il ne s’agira plus simplement <strong>de</strong> critiquer le<br />

privilège accordé par <strong>la</strong> sémiologie au signifiant linguistique (comme c’était le cas en<br />

1972). L’ambition sera désormais <strong>de</strong> construire le cadre d’analyse et <strong>de</strong> repérage d’une<br />

typologie pluraliste et ouverte <strong>de</strong>s sémiotiques sociohistoriques ou <strong>de</strong>s « régimes<br />

collectifs <strong>de</strong> signes ». Une typologie dont le régime « désignatif » lyotardien<br />

(« présignifiant » ou « connotatif ») et le régime signifiant proprement dit, ne seraient<br />

que <strong>de</strong>ux types parmi d’innombrables autres, <strong>de</strong>ux types diversement combinés entre<br />

eux et avec d’autres à travers les formations sociales historiques, <strong>de</strong>ux types ouverts<br />

aussi par <strong>de</strong>s composantes génératives et transformationnelles sur <strong>la</strong> création <strong>de</strong><br />

nouveaux régimes <strong>de</strong> signes.<br />

1 Ce texte est tiré d’une communication prononcée lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> journée d’étu<strong>de</strong> « <strong>Lyotard</strong> <strong>dans</strong> le<br />

moment philosophique <strong>de</strong>s années 1960 », organisée par le CIEPFC à l’ENS Paris le 12<br />

décembre 2008.<br />

1


1. L’« Appréciation » <strong>de</strong>leuzienne <strong>de</strong> <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong><br />

L’« Appréciation » que Deleuze fait <strong>de</strong> <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong> en 1971 est fortement<br />

orientée par l’une <strong>de</strong>s directions théoriques majeures <strong>de</strong> l’ouvrage qu’il est en train <strong>de</strong><br />

rédiger avec Guattari. Plusieurs points sont en jeu, et je couperai au plus court pour<br />

arriver rapi<strong>de</strong>ment à celui qui me paraît le plus important :<br />

a) Le premier point, c’est bien sûr une critique du modèle linguistique, structural<br />

et signifiant, qui anime <strong>la</strong> tentative guattaro-<strong>de</strong>leuzienne <strong>de</strong> renouveler <strong>la</strong><br />

compréhension <strong>de</strong> <strong>la</strong> causalité du désir, l’efficace spécifique du désir <strong>dans</strong> les structures<br />

discursives en tant que ces structures sont toujours surdéterminées par les<br />

antagonismes internes aux systèmes économiques et politiques <strong>de</strong>s formations<br />

historiques. En rompant avec l’illusion d’autosuffisance et d’autotélie <strong>de</strong> <strong>la</strong> textualité<br />

signifiante, <strong>Lyotard</strong> apporte <strong>de</strong> précieuses analyses pour réé<strong>la</strong>borer les instruments <strong>de</strong><br />

repérage <strong>de</strong>s effets du travail libidinal <strong>dans</strong> le discours 2 , en les p<strong>la</strong>çant sous cet<br />

avertissement, qui est à <strong>la</strong> fois une thèse et un réquisit <strong>de</strong> métho<strong>de</strong> : « Il est vain <strong>de</strong><br />

vouloir tout ramener au <strong>la</strong>ngage articulé pris comme modèle <strong>de</strong> toute sémiologie, quand<br />

il est patent qu’il est lui-même – au moins <strong>dans</strong> son usage poétique – habité, hanté par <strong>la</strong><br />

<strong>figure</strong>. » 3<br />

b) Cette première remarque générale en appelle une secon<strong>de</strong>. Car en réalité, ce<br />

sur quoi s’accor<strong>de</strong> Deleuze, est aussi bien ce qui fait <strong>la</strong> découverte même <strong>de</strong> Freud<br />

(Deleuze le mentionne du reste <strong>dans</strong> son « Appréciation »), à savoir <strong>la</strong> négativité que<br />

constitue le processus primaire du désir par rapport aux co<strong>de</strong>s. Ce point sera développé<br />

pour lui-même <strong>dans</strong> le chapitre IV <strong>de</strong> L’Anti-Œdipe, <strong>dans</strong> <strong>la</strong> plus étroite continuité avec<br />

<strong>la</strong> perspective post-freudienne <strong>de</strong> <strong>Lyotard</strong> dont on rappellera ici l’une <strong>de</strong>s thèses<br />

directrices : le « figural » procè<strong>de</strong> à un décodage <strong>de</strong>s structures signifiantes, c’est-à-dire<br />

à un brouil<strong>la</strong>ge du caractère réglé <strong>de</strong>s écarts ou <strong>de</strong>s valeurs différentielles d’un système<br />

codé.<br />

c) Ce qui doit alors être mis en question, c’est le type <strong>de</strong> sémiotique requise par<br />

l’analyse <strong>de</strong>s formations libidinales, et <strong>la</strong> nature du travail inconscient qui prési<strong>de</strong> à leur<br />

é<strong>la</strong>boration, à leurs transformations, aux conflits, aux « formations réactionnelles » et <strong>de</strong><br />

« compromis » qui s’y nouent. La critique lyotardienne, non du structuralisme<br />

linguistique en tant que tel, mais <strong>de</strong> sa prétention à valoir comme paradigme d’une<br />

sémiologie générale, conduit à une double réévaluation : celle d’une énergétique, qui<br />

réintroduit <strong>dans</strong> <strong>la</strong> métapsychologie <strong>de</strong>s pulsions <strong>de</strong>s valeurs intensives <strong>de</strong> forces, <strong>de</strong><br />

tension et <strong>de</strong> torsion, <strong>de</strong> décharge ; celle d’une p<strong>la</strong>stique, qui fait valoir les droits d’une<br />

sémiologie asignifiante pour les arts non discursifs, mais qui s’introduit aussi <strong>dans</strong><br />

l’analyse du travail du désir <strong>dans</strong> ses représentants pulsionnels, <strong>dans</strong> les représentations<br />

<strong>de</strong> mots non moins que <strong>dans</strong> les représentations <strong>de</strong> choses. C’est à <strong>la</strong> fois le point <strong>de</strong><br />

convergence le plus c<strong>la</strong>ir <strong>de</strong> L’Anti-Œdipe avec les orientations majeures <strong>de</strong>s<br />

argumentations <strong>de</strong> <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong>. Mais c’est aussi le point où se discerne une<br />

divergence tout aussi nette. <strong>Lyotard</strong> analyse les effets <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>figure</strong>-matrice, du figural du<br />

désir <strong>dans</strong> le « discours » et le « fantasme », et peut par là déployer ses analyses à<br />

l’intérieur du cadre théorique freudien (comme on le voit exemp<strong>la</strong>irement <strong>dans</strong> <strong>la</strong><br />

minutieuse reprise du fantasme « Un enfant est battu »). Bien qu’animés par le même<br />

souci <strong>de</strong> réévaluation <strong>de</strong> l’énergétique que celui dont témoigne <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong>,<br />

Deleuze et Guattari cherchent <strong>de</strong> nouvelles coordonnées <strong>de</strong> repérage <strong>de</strong>s singu<strong>la</strong>rités<br />

2 Voir par exemple <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong>, rééd. Klincksiek, 2002, p. 310.<br />

3 Ibid., p. 250.<br />

2


désirantes, <strong>de</strong>s coordonnées plus décentrées, plus « déterritorialisées » si l’on veut, par<br />

rapport à une énonciation individuelle, ou du moins par rapport à un pôle re<strong>la</strong>tivement<br />

individué <strong>de</strong> l’énonciation. Cette recherche est à leurs yeux indispensable pour se rendre<br />

capable <strong>de</strong> repérer <strong>de</strong>s positions <strong>de</strong> désir <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> rapports sociaux, <strong>de</strong>s<br />

dispositifs sociotechniques, <strong>de</strong>s formations discursives, bref, <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s champs<br />

historiques, conformément à <strong>la</strong> thèse axiale <strong>de</strong> L’Anti-Œdipe d’une coextensivité <strong>de</strong><br />

l’économie libidinale et <strong>de</strong> l’économie politique, et d’une immanence <strong>de</strong> l’une à l’autre<br />

qui fait <strong>de</strong>s champs sociaux historiques le matériel immédiat du travail du désir<br />

inconscient. Pourtant, un tel parti pris théorique, loin d’éloigner Deleuze et Guattari <strong>de</strong><br />

<strong>Lyotard</strong>, au contraire les en rapproche d’autant plus, car c’est bien lui qui va mobiliser<br />

<strong>dans</strong> L’Anti-Œdipe, non plus une « appréciation » générale, mais une mise en usage tout<br />

à fait singulière d’un passage très précis <strong>de</strong> <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong>. Avant d’examiner un peu<br />

plus précisément ce point, il convient d’ouvrir une brève parenthèse.<br />

L’« Appréciation » <strong>de</strong> Deleuze, je l’ai dit, est fortement canalisée par <strong>la</strong><br />

rédaction en cours <strong>de</strong> L’Anti-Œdipe. Ce<strong>la</strong> se traduit concrètement par une lecture<br />

excessivement sélective du livre <strong>de</strong> <strong>Lyotard</strong>. Mais pour cette raison même, cette<br />

appréciation <strong>la</strong>isse pleinement ouvertes d’autres appropriations possibles, par Deleuze<br />

lui-même, tant avant qu’après L’Anti-Œdipe. D’une part, l’importance que Deleuze<br />

reconnaît à <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>désignation</strong> é<strong>la</strong>borée par <strong>Lyotard</strong>, <strong>la</strong> réévaluation qu’elle<br />

permet <strong>de</strong> réaliser <strong>de</strong> <strong>la</strong> dimension déictique, connotative et monstrative <strong>de</strong>s signes et <strong>de</strong><br />

son autonomie par rapport à leurs puissances signifiantes et symbolisantes, <strong>la</strong><br />

démarcation qu’elle permet du même coup d’opérer vis-à-vis du « penchant présent à<br />

enfourrer toute <strong>la</strong> sémiologie <strong>dans</strong> <strong>la</strong> linguistique », et tout signe linguistique <strong>dans</strong> <strong>la</strong><br />

signifiance 4 , <strong>de</strong>vraient inviter à revenir sur le travail <strong>de</strong> Deleuze <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong>s années<br />

1960 sous cet angle. Que ce soit <strong>dans</strong> l’article sur Klossowski sur les « corps<strong>la</strong>ngages<br />

», que ce soit <strong>dans</strong> Logique du sens, ou plus c<strong>la</strong>irement encore <strong>dans</strong> le bref<br />

essai sur Le Schizo et les <strong>la</strong>ngues <strong>de</strong> Louis Wolfson, on y verrait que <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>désignation</strong>, et <strong>de</strong> ses rapports à <strong>la</strong> signification et à <strong>la</strong> symbolisation, est l’un <strong>de</strong>s<br />

puissants motifs <strong>de</strong> re<strong>la</strong>nce <strong>de</strong>s recherches <strong>de</strong> Deleuze sur le <strong>la</strong>ngage schizophrénique<br />

ouvertes par son travail conjoint sur Artaud et sur Lacan. La question <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>désignation</strong>,<br />

pour le dire en passant, est au centre du chassé-croisé <strong>de</strong>s réflexions <strong>de</strong> Deleuze et <strong>de</strong><br />

Foucault <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong>, du Raymond Roussel à l’essai sur Wolfson « Schizologie », et<br />

<strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier aux « Sept propos sur le septième ange » sur Brisset. Or c’est également à<br />

cet endroit que l’on peut cerner au mieux les conditions philosophiques,<br />

indépendamment <strong>de</strong>s conditions factuelles qui lient les <strong>de</strong>ux hommes, <strong>de</strong> <strong>la</strong> rencontre<br />

entre les recherches respectives <strong>de</strong> Deleuze et <strong>de</strong> <strong>Lyotard</strong>. D’autre part, concernant <strong>la</strong><br />

pensée <strong>de</strong>leuzienne au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> L’Anti-Œdipe, j’ai déjà fait <strong>la</strong> remarque que <strong>la</strong> charge<br />

critique <strong>de</strong> Deleuze contre l’usage <strong>de</strong> <strong>la</strong> conceptualité linguistique du signifiant <strong>dans</strong> les<br />

sciences humaines <strong>de</strong> son temps, comme d’un paradigme prétendant valoir pour<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s problèmes qui se posent à elles (nouveau « terrorisme <strong>de</strong>s belles-lettres »<br />

écrit-il…), trouvera son point d’équilibre et sa signification théorique positive <strong>dans</strong> <strong>la</strong><br />

refonte d’un paradigme théologico-politique, lui-même inséré <strong>dans</strong> un programme<br />

théorique plus générale d’un nouveau mo<strong>de</strong> d’analyse sémiotique <strong>de</strong>s formations<br />

sociales historiques. Or <strong>dans</strong> le cadre d’un tel programme, on peut observer en outre que<br />

les recherches <strong>de</strong> Deleuze, délestée <strong>de</strong> <strong>la</strong> verve polémique qui animait si vertement<br />

L’Anti-Œdipe, s’ouvrent <strong>de</strong> plus en plus aux arts non discursifs, qui lui fournissent <strong>de</strong><br />

nouveaux champs d’investigations privilégiés. Ces recherches ne <strong>la</strong>isseront <strong>de</strong> renforcer<br />

<strong>la</strong> thèse développée <strong>de</strong> 1972 à 1980 (en passant par Kafka Pour une littérature mineure)<br />

4 Ibid., p. 251.<br />

3


d’une irréductibilité du domaine sémiotique à toute sémiologie empruntant ses<br />

catégories <strong>de</strong> base à l’analyse du <strong>la</strong>ngage et du discours. Et c’est alors <strong>dans</strong> le sil<strong>la</strong>ge<br />

<strong>de</strong>s analyses proprement esthétiques et p<strong>la</strong>stiques <strong>de</strong> <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong> qu’elles se<br />

développeront bien <strong>de</strong>s fois. Que l’on pense par exemple au Francis Bacon, où le<br />

concept lyotardien <strong>de</strong> <strong>figure</strong> est explicitement repris et retravaillé. Que l’on songe<br />

encore aux réflexions que développe <strong>Lyotard</strong> à partir <strong>de</strong> Paul Klee sur <strong>la</strong> puissance<br />

expressive <strong>de</strong> <strong>la</strong> ligne affranchie <strong>de</strong> sa fonction <strong>de</strong> contour ou <strong>de</strong> répartition d’écarts<br />

réglés <strong>dans</strong> l’espace pictural, cette « ligne abstraite » <strong>de</strong>vant à l’espace pictural ce qu’est<br />

le son intensif – cri, gémissement ou souffle – à l’espace phonique 5 . Enfin, fermons<br />

cette parenthèse en disant simplement que cet intérêt pour les sémiotiques non<br />

discursives n’est évi<strong>de</strong>mment pas sans effets sur l’abord <strong>de</strong>leuzien <strong>de</strong> l’espace littéraire<br />

lui-même, en particulier, <strong>de</strong> Kafka Pour une littérature mineure en 1975 jusqu’aux<br />

articles <strong>de</strong> Critique et clinique, son attention toujours plus insistante aux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

présence <strong>de</strong> l’intensité <strong>dans</strong> les agencements d’énonciation littéraire (chez Artaud et<br />

Beckett d’abord, mais aussi chez Kleist ou encore Melville), et aux vecteurs qui ten<strong>de</strong>nt,<br />

<strong>de</strong> l’intérieur <strong>de</strong> l’énonciation poétique ou littéraire, le <strong>la</strong>ngage à ses limites non<br />

discursives. Autre point <strong>de</strong> rencontre sans doute <strong>de</strong> Deleuze et <strong>Lyotard</strong>, aux alentours<br />

cette fois <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie kantienne du sublime. Quoi qu’il en soit, cette préoccupation <strong>de</strong><br />

plus en plus exclusive <strong>de</strong> Deleuze pour cette dimension excessive du <strong>la</strong>ngage sur luimême,<br />

pour le travail <strong>de</strong> l’intensif <strong>dans</strong> <strong>la</strong> dislocation du signifiable, <strong>dans</strong> <strong>la</strong> tension <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue vers l’asignifiant 6 comme condition <strong>de</strong> <strong>la</strong> circu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s affects <strong>dans</strong> le<br />

<strong>la</strong>ngage même, n’est plus compris sur un mo<strong>de</strong> corrosif d’élimage <strong>de</strong> l’ordre textuel <strong>de</strong>s<br />

signifiants et <strong>de</strong> leurs répartitions réglées <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s axes <strong>de</strong> commutation et <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s<br />

chaînes <strong>de</strong> combinaison, mais comme ouverture du « dit » ou du « lu » sur un voir qui<br />

serait aussi bien un « Dehors » du <strong>la</strong>ngage, suivant le terme <strong>de</strong> B<strong>la</strong>nchot qu’affectionne<br />

Deleuze. Peut-être pourrait-on alors suggérer que ce que Deleuze trouve <strong>dans</strong> <strong>Discours</strong>,<br />

<strong>figure</strong>, c’est au fond une articu<strong>la</strong>tion entre <strong>de</strong>ux problématiques qui restaient chez lui<br />

jusqu’alors disjointes : le rôle <strong>de</strong> l’intensité <strong>dans</strong> l’esthétique (théorie du sensible non<br />

moins qu’analyse <strong>de</strong>s œuvres d’art) et l’analyse linguistique <strong>de</strong> l’agrammaticalité à<br />

partir du problème du <strong>la</strong>ngage schizophrénique. – Cette articu<strong>la</strong>tion qui définit, <strong>dans</strong><br />

l’œuvre <strong>de</strong>leuzienne, <strong>la</strong> courbe qui part <strong>de</strong> Kafka Pour une littérature mineure et aboutit<br />

<strong>dans</strong> le final Bartleby ou <strong>la</strong> formule.<br />

2. Le jeu asignifiant <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>désignation</strong> : comment faire d’une chose un signe ?<br />

Ce<strong>la</strong> m’amène à ma secon<strong>de</strong> série <strong>de</strong> remarques. Ce <strong>de</strong>hors du <strong>la</strong>ngage rejoint<br />

indubitablement ce que <strong>Lyotard</strong> appelle l’« espace <strong>de</strong> bordure » qui travaille tout<br />

système linguistique et qui l’empêche <strong>de</strong> se refermer jamais tout à fait sur une structure<br />

signifiante qui serait pleinement immanente à ses éléments et à ses opérations internes<br />

<strong>de</strong> combinaison, <strong>de</strong> permutation et <strong>de</strong> transformation. Un tel espace, <strong>Lyotard</strong> s’emploie<br />

à le mettre au jour <strong>dans</strong> les premiers chapitres du livre, par une sorte <strong>de</strong> stratégie<br />

d’encerclement progressif <strong>de</strong> l’instance d’un figural qui ne se livre jamais que <strong>dans</strong> ses<br />

5 Ibid., p. 91, p. 215-216 et s., et p. 238. Autant <strong>de</strong> motifs que Deleuze avait déjà explorés pour<br />

son compte <strong>dans</strong> Logique du sens, au croisement d’une réflexion post-artaldienne sur <strong>la</strong><br />

libération <strong>de</strong>s valeurs expressives et toniques du <strong>la</strong>ngage <strong>dans</strong> <strong>la</strong> ruine <strong>de</strong> l’organisme, et d’une<br />

relecture <strong>de</strong>s thèses <strong>de</strong> Mé<strong>la</strong>nie Klein sur les dynamismes <strong>de</strong>s objets partiels.<br />

6 Voir à cet égard <strong>la</strong> reprise <strong>de</strong> <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> « tenseur » introduite par <strong>Lyotard</strong> <strong>dans</strong> L’Économie<br />

libidinale, <strong>dans</strong> Kafka Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 41 n.<br />

4


effets, stratégie qui part donc <strong>de</strong> ce qui s’en donne comme l’un <strong>de</strong>s effets les plus<br />

éloignés (par différence avec l’analyse du travail du rêve puis du fantasme), à savoir <strong>la</strong><br />

<strong>désignation</strong>, le « travail <strong>de</strong> <strong>la</strong> référence ». C’est précisément sur cette question <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>désignation</strong> que <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong>leuzienne <strong>de</strong> <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong> se fait plus locale et plus<br />

précise, bien que les conséquences <strong>de</strong> cette appropriation conduiront finalement en <strong>de</strong>s<br />

contrées assez étrangères à <strong>la</strong> problématique <strong>de</strong> <strong>Lyotard</strong>.<br />

Rappelons d’abord brièvement les éléments <strong>de</strong> l’argumentation <strong>de</strong> <strong>Lyotard</strong>,<br />

concentrés <strong>dans</strong> le troisième chapitre <strong>de</strong> <strong>la</strong> première partie <strong>de</strong> <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong>, chapitre<br />

dont l’auteur précise lui-même qu’il ne prend pas tant <strong>la</strong> suite <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux précé<strong>de</strong>nts qu’il<br />

n’en répète et en dép<strong>la</strong>ce le point <strong>de</strong> départ <strong>de</strong> manière à donner sur l’objet <strong>de</strong> son<br />

analyse un nouveau point <strong>de</strong> vue.<br />

a) Cerné une première fois par une discussion <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie hégélienne du<br />

symbolisme, il s’agit ici <strong>de</strong> reprendre le problème du rapport entre l’ordre du signifiable<br />

organisé <strong>dans</strong> un système <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue, et « l’extériorité <strong>de</strong> l’objet dont on parle », <strong>la</strong><br />

dimension référentielle qu’implique d’une manière ou d’une autre tout discours articulé.<br />

Ce problème avait conduit <strong>Lyotard</strong>, dès le premier chapitre, à une première formu<strong>la</strong>tion,<br />

phénoménologique, <strong>de</strong> l’hétérogénéité <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>désignation</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> signification. Et déjà ce<br />

point <strong>de</strong> vue phénoménologique <strong>la</strong>issait pressentir <strong>la</strong> nécessité d’un approfondissement<br />

sur un autre p<strong>la</strong>n 7 . Il suffisait cependant à poser déjà une première fois <strong>la</strong> thèse que<br />

reprendra ici <strong>Lyotard</strong>, d’une antécé<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> <strong>la</strong> référentialité du <strong>la</strong>ngage sur l’acte <strong>de</strong><br />

signification : « Tout signifier prend p<strong>la</strong>ce <strong>dans</strong> un espace <strong>de</strong> <strong>désignation</strong> qui est à <strong>la</strong><br />

fois celui <strong>de</strong> l’intentionalité et celui du <strong>de</strong>ssaisissement (…), extériorité profon<strong>de</strong> qui se<br />

tient en bordure du discours » et que le discours manque en <strong>la</strong> signifiant, puisqu’alors il<br />

<strong>la</strong> nie en l’intériorisant <strong>dans</strong> son ordre propre 8 .<br />

b) Cette thèse est reprise <strong>dans</strong> le troisième chapitre intitulé « Signe<br />

linguistique ? ». Mais elle s’y trouve alors reformulée, non plus sur le p<strong>la</strong>n d’une<br />

phénoménologie, mais sur celui d’une sémiologie : « La thèse esquissée [est] que cet<br />

espace [<strong>dans</strong> lequel le discours se tient] n’est pas homogène, mais dédoublé : l’espace<br />

<strong>de</strong> discontinuité où se forge <strong>la</strong> signification (sur le modèle du signifiant) ; l’espace <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>désignation</strong> qui bor<strong>de</strong> le discours et l’ouvre à sa référence. » 9 Il ne s’agit plus seulement<br />

d’interroger le type d’excès que comporte <strong>la</strong> visée sensible par rapport aux significations<br />

organisées et circu<strong>la</strong>nt <strong>dans</strong> le discours, du point <strong>de</strong> vue d’une phénoménologie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

référence qui l’i<strong>de</strong>ntifie à <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur sur <strong>la</strong>quelle s’ouvre une vision toujours déjà<br />

travaillée par l’opacité d’une transcendance. Il s’agit à présent – et cette tâche décale<br />

d’un cran <strong>la</strong> difficulté – d’interroger <strong>la</strong> configuration sémiologique d’un tel excès, et <strong>de</strong><br />

savoir si elle est intelligible <strong>dans</strong> les catégories <strong>de</strong> <strong>la</strong> linguistique saussurienne. La<br />

question n’est donc plus : <strong>la</strong> visée du sensible peut-elle être ou non reconduite au p<strong>la</strong>n<br />

discursif du signifiable ? mais : est-ce qu’un signe peut, et si oui comment, donner à<br />

voir, faire voir, rendre visible ce dont il est le signe ?<br />

c) Pour examiner cette question, <strong>Lyotard</strong> adopte <strong>dans</strong> tout ce chapitre un fil<br />

conducteur qui le conduira en fait à redéfinir simultanément ce qu’il convient<br />

d’entendre selon lui par « signe », et le rapport sui generis que <strong>la</strong> <strong>désignation</strong> institue<br />

entre <strong>la</strong> vision et le <strong>la</strong>ngage. Ce fil conducteur n’est autre que le critère proposé par<br />

Saussure pour distinguer les signes linguistiques <strong>de</strong>s signes « naturels » et <strong>de</strong>s<br />

symboles : le caractère immotivé <strong>de</strong>s premiers quant à <strong>la</strong> référence. L’adoption <strong>de</strong> cette<br />

7 Ainsi lorsque <strong>Lyotard</strong> note, comme en passant, que « cette extériorité [<strong>de</strong> l’objet dont on<br />

parle], c’est le voir et le désirer qui l’ouvrent », <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong>, op. cit., p. 50.<br />

8 Ibid., p. 50.<br />

9 Ibid., p. 73.<br />

5


démarche s’explique avant tout, me semble-t-il, par sa portée critique. Ce critère<br />

distinctif du signe linguistique (n’être motivé, ni <strong>dans</strong> sa substance ni <strong>dans</strong> sa forme, par<br />

<strong>la</strong> chose à <strong>la</strong>quelle il renvoie) présente pour <strong>Lyotard</strong> le fâcheux inconvénient <strong>de</strong><br />

résoudre d’emblée, avant même <strong>de</strong> l’avoir posé, le problème susmentionné, donc<br />

d’empêcher purement et simplement <strong>de</strong> poser ce problème pour lui-même. Son<br />

argument peut être schématisé sous <strong>la</strong> forme d’une alternative dont aucun <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

termes ne s’avère finalement satisfaisant. Ou bien l’élément linguistique donne à voir<br />

(d’une manière plus générale : rend sensible) ce à quoi il renvoie ; mais alors il ne<br />

fonctionne pas comme signe linguistique, parce qu’il ne prend sa valeur <strong>de</strong> signe que<br />

d’être d’une manière ou d’une autre motivé (ainsi <strong>de</strong> l’exemple d’une poétique faisant<br />

« s’épanouir sur les mots et entre eux <strong>de</strong>s rythmes qui consonnent avec ceux que<br />

susciterait sur notre corps <strong>la</strong> chose dont parle le discours », cette consonance ou cette<br />

correspondance rythmique étant <strong>la</strong> motivation même 10 ). Ou bien l’élément linguistique<br />

est effectivement immotivé quant à <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> référence, mais alors <strong>la</strong> nature<br />

sémiologique <strong>de</strong> cette re<strong>la</strong>tion, pourtant essentielle à tout signe, reste parfaitement<br />

obscure.<br />

d) Ceci étant rappelé, allons maintenant directement au point nodal <strong>de</strong><br />

l’argument, développé aux pages 82-83. S’il est vrai que <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> cette re<strong>la</strong>tion<br />

référentielle reste sémiologiquement obscure tant que l’on part <strong>de</strong> l’idée d’un signe<br />

immotivé comme l’est le terme linguistique, c’est qu’il convient <strong>de</strong> rompre avec le<br />

partage du champ sémiologie suivant ce critère <strong>de</strong> motivation, comme il faut rompre<br />

avec <strong>la</strong> représentation du symbole par <strong>la</strong>quelle, usuellement ou pédagogiquement (en<br />

distinguant symbole et terme linguistique), on illustre souvent ce critère. Pour le dire <strong>de</strong><br />

façon plus positive, il s’agit <strong>de</strong> redéfinir <strong>la</strong> spécificité d’un rapport <strong>de</strong> <strong>désignation</strong><br />

distinct aussi bien du rapport <strong>de</strong> signification (strictement linguistique) que du rapport<br />

<strong>de</strong> symbolisation (rendant sensible un chose), spécificité qui tient à ce que le rapport<br />

désignatif ne renvoie pas d’un terme-signe ou d’un symbole à une chose, mais d’un<br />

terme qui n’est pas un signe à une chose dont ce terme fait un signe en <strong>la</strong> désignant !<br />

Surprenante, sans doute quelque peu énigmatique au premier abord, <strong>Lyotard</strong> s’empresse<br />

d’illustrer cette thèse par une conjecture d’André Leroi-Gourhan sur l’origine du<br />

<strong>la</strong>ngage. Démarche toujours risquée, à coup sûr, mais pour le coup, géniale, parce<br />

qu’elle renverse <strong>la</strong> manière <strong>de</strong> concevoir le rapport entre mot et chose <strong>dans</strong> le symbole,<br />

comme paradigme d’un rapport motivé entre mot et chose. Lisons le passage qui<br />

explique ce point capital :<br />

« On serait plutôt tenté d’accréditer l’hypothèse fortement étayée d’A. Leroi-Gourhan :<br />

le <strong>la</strong>ngage le plus ancien avait une fonction sacrée, les premières unités significatives<br />

parlées étaient proférées par un récitant, qui en même temps désignait du geste les<br />

<strong>figure</strong>s peintes correspondantes lors <strong>de</strong> processus solennelles suivies par <strong>la</strong> tribu <strong>dans</strong><br />

les temples-cavernes. Hypothèse très satisfaisante parce que <strong>la</strong> fonction <strong>de</strong> <strong>désignation</strong> y<br />

apparaît d’emblée <strong>dans</strong> toute sa force et <strong>dans</strong> toute sa spécificité. Celle-ci tient à <strong>de</strong>ux<br />

traits décisifs : <strong>la</strong> parole n’est pas proférée en l’absence <strong>de</strong> <strong>la</strong> chose désignée, mais en sa<br />

présence ; <strong>la</strong> chose désignée n’est pas une chose mais un symbole, dont il est légitime<br />

<strong>de</strong> dire que d’emblée il est opaque. Cette double propriété <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation où s’exerce <strong>la</strong><br />

fonction référentielle permet <strong>de</strong> situer exactement celle-ci et <strong>de</strong> <strong>la</strong> dégager <strong>de</strong> <strong>la</strong> fonction<br />

symbolique. Bien loin que le mot vienne en avant <strong>de</strong> <strong>la</strong> chose en lui faisant écran, il<br />

s’efface pour <strong>la</strong> manifester. Il n’est pas un substitut qui <strong>la</strong> cache, il n’est pas lui-même<br />

un symbole qui <strong>la</strong> re-présenterait par ses propres substance ou forme, il est seulement<br />

10 Ibid., p. 77-78.<br />

6


<strong>dans</strong> l’expérience du locuteur une percée sur <strong>la</strong> chose, une ligne <strong>de</strong> mire qui <strong>la</strong> fait<br />

voir. » 11<br />

Au lieu <strong>de</strong> chercher à concevoir le mot lui-même comme symbole d’une chose<br />

absente (s’exposant à négliger le critère établi par Saussure), et <strong>de</strong> concevoir le rapport<br />

<strong>de</strong> <strong>désignation</strong> à son tour comme reliant ce signe-symbole à <strong>la</strong> chose désignée (ou<br />

symboliquement référée en son absence), il faut envisager le rapport exactement<br />

l’inverse ! La force monstrative ou référentielle du mot vient <strong>de</strong> ce qu’il n’est pas un<br />

signe renvoyant à une chose dont il tiendrait lieu (supposant donc l’absence <strong>de</strong> cette<br />

chose), mais qu’il fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> chose un symbole en <strong>la</strong> désignant en sa présence : une<br />

« chose-signe ». Par quoi <strong>la</strong> chose n’a pas à être supposée absente, mais bien plutôt<br />

« grevée d’une dimension d’absence » par <strong>la</strong> manière même dont elle est présentée,<br />

c’est-à-dire par <strong>la</strong> manière spécifiquement désignative dont elle est rendue actuellement<br />

présente : « L’opacité est <strong>dans</strong> l’objet, non <strong>dans</strong> le mot, ni <strong>dans</strong> sa distance à l’objet. Les<br />

mots ne sont pas <strong>de</strong>s signes, mais dès qu’il y a mot, l’objet désigné <strong>de</strong>vient signe ».<br />

Quant au travail ultérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong> signification, il sera ouvert précisément par cette opacité<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> chose présente-absente, c’est-à-dire <strong>la</strong> chose d’abord « sémiotisée » par <strong>la</strong><br />

<strong>désignation</strong>, que <strong>la</strong> signification présuppose toujours en ce sens.<br />

Il faut enfin dire un mot du lieu du visible que détermine un tel dispositif <strong>de</strong><br />

<strong>désignation</strong>. « Les mots ne sont pas <strong>de</strong>s signes, mais, dès qu’il y a mot, l’objet désigné<br />

<strong>de</strong>vient signe : qu’un objet <strong>de</strong>vienne signe, ce<strong>la</strong> veut dire précisément qu’il recèle un<br />

contenu caché <strong>dans</strong> son i<strong>de</strong>ntité manifeste, qu’il réserve une autre face à une autre vue<br />

sur lui, […] qui ne pourra peut-être jamais être prise », mais qui fait que le mot luimême<br />

<strong>de</strong>vient visible. Si le mot ouvre ici sur l’image, ce n’est pas au sens où le mot fait<br />

voir une image (au sens rhétorique ou stylistique <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>figure</strong>), mais au sens où le mot<br />

ouvre sur ce qu’il y a <strong>de</strong> non visible <strong>dans</strong> l’image produit par <strong>la</strong> <strong>désignation</strong> comme<br />

symbole (face cachée), et ce faisant, se fait lui-même voir, <strong>de</strong>vient vu pour lui-même,<br />

visible et non lisible comme un graphème ou trace d’écriture. Par là, le mot à son tour<br />

<strong>de</strong>vient chose, en prend l’épaisseur ou l’opacité, dira plus loin <strong>Lyotard</strong>. On comprend<br />

alors pourquoi cette conception <strong>de</strong> <strong>la</strong> fonction désignative sera remobilisée au cœur <strong>de</strong>s<br />

pages consacrées au rébus comme <strong>dans</strong> <strong>la</strong> reprise <strong>de</strong>s analyses freudiennes du travail du<br />

rêve 12 . Finalement ce que fon<strong>de</strong> cette opération désignative, c’est <strong>la</strong> possibilité<br />

d’investir les représentations <strong>de</strong> mot comme représentations <strong>de</strong> choses, et <strong>de</strong> les traiter<br />

comme telles, sans égard à leurs combinaisons et leurs commutations signifiantes, mais<br />

<strong>dans</strong> leur épaisseur phonique et visuelle 13 .<br />

e) Une <strong>de</strong>rnière remarque nous conduira rapi<strong>de</strong>ment à voir ce que cette thèse<br />

<strong>de</strong>vient <strong>dans</strong> L’Anti-Œdipe. Une fois dit que le terme linguistique n’est pas lui-même un<br />

signe, subsiste <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> propriété qu’il présente (en tant que terme doté <strong>de</strong><br />

signification) <strong>de</strong> n’être pas motivé par <strong>la</strong> référence. Précisément parce qu’il suppose un<br />

rapport <strong>de</strong> <strong>désignation</strong> premier, son « immotivation » cesse d’être une propriété que l’on<br />

11 Ibid., p. 82.<br />

12 Notamment sur <strong>la</strong> troisième composante dite <strong>de</strong> figurabilité, Ibid., p. 248-250.<br />

13 Cf. Ibid., p. 243-244 et suiv. : par exemple « <strong>la</strong> con<strong>de</strong>nsation doit être entendue comme un<br />

processus physique par lequel un ou <strong>de</strong>s objets occupant un espace donné sont réduits à se loger<br />

en un plus petit volume, comme c’est le cas pour le passage <strong>de</strong> l’état gazeux à l’état liqui<strong>de</strong>. […]<br />

Ecraser <strong>de</strong>s unités signifiantes ou signifiées les unes contre les autres, les confondre, c’est<br />

négliger les écartement stables qui séparent les lettres, les mots d’un texte, mépriser les<br />

graphèmes invariants, distinctifs, dont ils sont faits, ignorer enfin l’espace du discours. Celui-ci,<br />

espace neutre, vi<strong>de</strong>, p<strong>la</strong>n <strong>de</strong>s pures oppositions, ne se manifeste pas lui-même, on ne le voit pas,<br />

mais en lui se spécifient toutes les unités <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue (ou d’écriture) et grâce à lui on peut<br />

"entendre" (ou "lire") » (ibid., p. 243-244).<br />

7


pourrait se donner par un constat <strong>de</strong> départ. Elle <strong>de</strong>vient au contraire l’élément à<br />

expliquer. Deman<strong>de</strong>r à quoi tient cette propriété singulière revient alors à <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

comment les termes linguistiques parviennent à se tenir « à l’écart <strong>de</strong> <strong>la</strong> motivation », à<br />

<strong>la</strong> refouler, à en conjurer l’efficace persistante. En somme : qu’est-ce qui permet au<br />

terme linguistique, selon l’expression <strong>de</strong> <strong>Lyotard</strong>, « d’échapper à l’attraction <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

motivation » ? L’examen <strong>de</strong> ce problème procè<strong>de</strong> par paliers, en <strong>de</strong>ux temps, entre<br />

lesquels s’intercale un paragraphe très important sur l’écriture, qui éc<strong>la</strong>ire l’ensemble <strong>de</strong><br />

ce <strong>de</strong>rnier mouvement <strong>de</strong> ce chapitre (il sera également central pour <strong>la</strong> réappropriation<br />

guattaro-<strong>de</strong>leuzienne <strong>de</strong> toute ce passage <strong>de</strong> <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong>).<br />

– Premier pallier, premier temps : ce qui prémunit le terme linguistique <strong>de</strong><br />

« l’attraction <strong>de</strong> <strong>la</strong> motivation » ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>désignation</strong>, c’est le fait<br />

structural <strong>de</strong> <strong>la</strong> double articu<strong>la</strong>tion, donc le fait que les termes significatifs renvoient<br />

eux-mêmes à <strong>de</strong>s combinaisons d’éléments minimaux non significatifs qui n’ont<br />

d’unités et <strong>de</strong> valeur que distinctives (phonèmes) : « C’est cette organisation qui isole le<br />

terme linguistique signifiant <strong>de</strong> son référent, qui lui assure son autonomie par rapport à<br />

toute motivation et qui le p<strong>la</strong>ce <strong>dans</strong> une position indépendante <strong>de</strong> <strong>la</strong> temporalité du<br />

locuteur ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation. Si <strong>la</strong> plus petite unité <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngage était motivée, signifier ne<br />

pourrait se dissocier d’exprimer. La configuration du signifiant ne pourrait pas être<br />

détachée <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation <strong>dans</strong> <strong>la</strong>quelle le signe serait produit : ainsi en va-t-il d’un cri,<br />

d’un gémissement » 14 – ainsi en va-t-il <strong>de</strong>s souffles disait Deleuze lecteur <strong>de</strong> Artaud<br />

<strong>dans</strong> Logique du sens ; ainsi en va-t-il encore du piaulement <strong>de</strong> Grégoire, ajoutera-t-il<br />

<strong>dans</strong> Kafka.<br />

- Deuxième pallier : le problème pourrait sembler n’être que reculé d’un cran.<br />

Qu’est-ce qui garantit et préserve ce caractère non motivé <strong>de</strong>s phonèmes eux-mêmes ?<br />

qu’est-ce qui les maintient à l’abri, abstrait <strong>de</strong> toute situation spatio-temporelle vécue,<br />

corporelle, affective ? Une réponse est fournie par <strong>la</strong> phonologie elle-même : ce<strong>la</strong> vient<br />

du caractère purement distinctif <strong>de</strong> ces unités minimales, <strong>dans</strong> <strong>la</strong> mesure où ce trait<br />

caractéristique évacue le problème d’une i<strong>de</strong>ntification positive <strong>de</strong> ces unités par <strong>de</strong>s<br />

propriétés intrinsèques, i<strong>de</strong>ntification qui, elle, serait inévitablement compromise par les<br />

innombrables variations (intensité, timbre, durée etc.) qui affectent toujours les<br />

locutions empiriques. Toutefois cette réponse elle-même suppose un élément<br />

supplémentaire, qui éc<strong>la</strong>ire <strong>la</strong> référence à l’écriture au cœur <strong>de</strong> ce passage. Pour que ces<br />

unités purement distinctives soient réellement à l’abri <strong>de</strong> toute motivation, encore faut-il<br />

que leur écart ait lui-même une invariance, c’est-à-dire soit codé <strong>de</strong> manière stable. Or<br />

ce ne peut être le cas, remarque <strong>Lyotard</strong>, qu’à <strong>la</strong> condition que ces écarts soient<br />

rapportables à un espace ou une surface d’inscription elle-même re<strong>la</strong>tivement<br />

invariante. La chose peut sembler au premier abord énigmatique (ou bien simplement<br />

métaphorique ?) au regard <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature phonique et non spatiale <strong>de</strong>s signifiants. Elle est<br />

sans doute plus c<strong>la</strong>ire en revanche au niveau graphique ou scripturaire, l’écriture <strong>de</strong>vant<br />

disposer en effet d’une surface d’inscription <strong>de</strong> ses unités conventionnelles distinctives<br />

(lettres-graphèmes) indépendante <strong>de</strong>s conditions spatiotemporelles et énergétiques qui<br />

viendraient briser son homogénéité p<strong>la</strong>ne. Tout au plus ces conditions pourront-elles<br />

acci<strong>de</strong>nter l’acte graphique lui-même, jamais elle ne <strong>de</strong>vront affecter <strong>la</strong> surface<br />

d’inscription elle-même, au risque sinon <strong>de</strong> compromettre tout le codage <strong>de</strong>s<br />

différentielles graphiques (donc aussi visuelles) <strong>de</strong>s signifiants 15 . Il appartient à<br />

14 Ibid., p. 85.<br />

15 S’ouvrent ici tout une série <strong>de</strong> problèmes connexes qui traversent l’ensemble du livre :<br />

concernant l’opposition <strong>figure</strong>/écriture (ibid., p. 75, 85-89, 167-174, 360-375), concernant<br />

l’écriture comme refoulement <strong>de</strong> <strong>la</strong> différence, <strong>dans</strong> une perspective qu’il faudrait confronter à<br />

8


l’invariance et à l’homogénéité d’un tel support d’inscription <strong>de</strong> maintenir à l’abri les<br />

lettres et les valeurs distinctives <strong>de</strong>s graphèmes <strong>de</strong> toute variation intempestive… à<br />

moins que <strong>la</strong> feuille ne se froisse et ne brouille du coup tous les écarts ! Or cette<br />

condition d’invariance du support d’inscription, et le caractère irréductiblement précaire<br />

<strong>de</strong> cette invariance, valent tout autant selon <strong>Lyotard</strong> pour <strong>la</strong> dimension orale du <strong>la</strong>ngage<br />

elle-même. Celle-ci est irréductible à un pur continuum temporel abstrait, parce qu’elle<br />

implique toujours, elle aussi, « une spatialité première qui lui sert <strong>de</strong> support » 16 . Ce qui<br />

revient à dire qu’elle implique elle aussi une neutralisation <strong>de</strong> l’énergétique <strong>de</strong> ce<br />

support, neutralisation sans <strong>la</strong>quelle une codification stable ne trouverait jamais <strong>la</strong><br />

possibilité <strong>de</strong> s’établir. Quelle est donc cette spatialité première ?<br />

« Le volume et <strong>la</strong> forme <strong>de</strong> l’étendue corporelle intérieure, <strong>de</strong> cette espèce d’extériorité<br />

intime, où se joue le sort <strong>de</strong>s mots. C’est <strong>dans</strong> les différences <strong>de</strong> positions <strong>de</strong>s organes<br />

employés à <strong>la</strong> phonation que rési<strong>de</strong> le principe <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong>s phonèmes distincts.<br />

La configuration abstraite du tableau <strong>de</strong>s traits distinctifs a pour pendant empirique <strong>la</strong><br />

configuration <strong>de</strong> <strong>la</strong> cavité phonatoire. La parole comme l’écriture s’affranchit <strong>de</strong> son<br />

lieu d’inscription en y marquant et en y observant <strong>de</strong>s écarts qui sont entièrement<br />

immotivés quant à <strong>la</strong> puissance expressive <strong>de</strong> ce lieu ; l’espace esthétique visible est<br />

ramené au rang <strong>de</strong> simple support pour <strong>de</strong>s signes qui lui sont <strong>de</strong> nature étrangers… » 17 .<br />

Ce qui prémunit en <strong>de</strong>rnière analyse le jeu <strong>de</strong> <strong>la</strong> signification porté par les termes<br />

linguistiques, ce qui conjure l’attraction <strong>de</strong> <strong>la</strong> motivation et exhausse ainsi l’abstraction<br />

du fonctionnement signifiant du <strong>la</strong>ngage par rapport aux configurations sémioticolibidinales<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> référence, c’est cette neutralisation du « lieu d’inscription », surface ou<br />

espace-support dont <strong>la</strong> puissance expressive propre doit être sans cesse refoulée pour<br />

rendre possible les combinaisons syntagmatiques et les commutations paradigmatiques<br />

– pour rendre en somme l’élément linguistique signifiant 18 . (C’est en un sens proche<br />

que Deleuze et Guattari écriront l’année suivante, que le signifiant est un signe<br />

« déterritorialisé » par rapport à sa surface d’inscription, un signe qui ne peut plus<br />

renvoyer qu’à un autre signe lui-même déterritorialisé précisément parce qu’il ne peut<br />

plus désigner une chose pour en faire à son tour un signe, précisément parce qu’il n’a<br />

plus <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> sémiotiser <strong>de</strong>s univers <strong>de</strong> référence). Concluons sur ce point : une<br />

telle neutralisation vaut tout autant pour l’expression phonique (suivant l’idée d’Artaud<br />

qu’un « très grand développement <strong>de</strong> l’usage du <strong>la</strong>ngage articulé a pour corré<strong>la</strong>t une<br />

dépossession <strong>de</strong> l’espace phonique expressif » qui simultanément coupe l’élément<br />

linguistique <strong>de</strong> toute motivation et le prive <strong>de</strong> « ses possibilités d’ébranlement<br />

physique ») que pour l’expression graphique. On comprend alors pourquoi les analyses<br />

esthétiques et libidinales <strong>de</strong> <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> partie du livre reviendront constamment sur <strong>la</strong><br />

puissance expressive du support d’inscription comme élément énergétique, comme<br />

<strong>la</strong> « grammatologie » <strong>de</strong>rridienne (ibid., p. 201-208, 211-218, 219-224), concernant enfin<br />

l’opposition lire/voir (ibid., p. 9-15, 69-72, 172-189, 211-219, 261-270, 285-286, 306-307, 324-<br />

325…).<br />

16<br />

Ibid., p. 87.<br />

17<br />

Ibid., p. 87-88.<br />

18<br />

Sur cette neutralisation <strong>de</strong> ses puissances connotatives, passant par une homogénéisation <strong>de</strong><br />

son support d’inscription, cf. <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong>, op. cit., p. 83 n. 26 ; 196-198, 376-379, et<br />

l’analyse <strong>de</strong> l’inscription scripturaire p. 85-88. Sur le problème connexe <strong>de</strong> <strong>la</strong> neutralisation <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> substance d’expression, ibid., p. 215. Tout ces éléments mériteraient d’être confrontés aux<br />

axes topographiques profon<strong>de</strong>ur/surface <strong>de</strong> <strong>la</strong> logique du sens é<strong>la</strong>borée par Deleuze en 1969, du<br />

point <strong>de</strong> vue d’une genèse biophysique et transcendantale du <strong>la</strong>ngage (soit : <strong>de</strong>s bruits, cris,<br />

souffles comme objets partiels attenant au corps sans organes, comment extraire <strong>de</strong>s sons,<br />

comment libérer <strong>de</strong>s sons disponibles pour les mots du <strong>la</strong>ngage ?).<br />

9


trame <strong>de</strong> force, <strong>de</strong> déformation, <strong>de</strong> plissement, etc. (<strong>la</strong> petite analyse <strong>de</strong> l’affiche du film<br />

<strong>de</strong> Frédéric Rossif Révolution d’Octobre en donne un exemple élémentaire et<br />

évocateur 19 ).<br />

Deleuze et Guattari lecteurs <strong>de</strong> <strong>Lyotard</strong> : Désignation, régime connotatif et<br />

régime dénotatif <strong>de</strong>s signes <strong>dans</strong> L’Anti-Œdipe<br />

Passons à <strong>la</strong> réappropriation guattaro-<strong>de</strong>leuzienne <strong>de</strong> ce mouvement<br />

argumentatif, en tâchant d’aller à l’essentiel. L’essentiel, c’est ici un double geste.<br />

L’Anti-Œdipe procè<strong>de</strong> d’abord à un geste <strong>de</strong> transfert ou d’importation <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie<br />

lyotardienne <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>désignation</strong> <strong>dans</strong> une problématique théorique tout autre, ce qui lui<br />

fait subir un dép<strong>la</strong>cement massif <strong>de</strong> ses termes et <strong>de</strong> ses enjeux. Mais ce geste lui même<br />

passe par une opération très précise, chirurgicale, sur le chapitre <strong>de</strong> <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong><br />

dont on vient <strong>de</strong> restituer les <strong>de</strong>ux principaux versants argumentatifs.<br />

L’opération chirurgicale est <strong>la</strong> suivante : reprenant les analyses lyotardiennes<br />

développées <strong>dans</strong> le second temps du troisième chapitre (celles consacrées à <strong>la</strong><br />

neutralisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> surface d’inscription, à l’abstraction <strong>de</strong> l’élément linguistique par<br />

rapport à toute motivation désignative, au jeu <strong>de</strong> renvoi <strong>de</strong> signe à signe que cette<br />

abstraction permet, enfin au rôle central <strong>de</strong> l’écriture <strong>dans</strong> cette neutralisation et cette<br />

abstraction), Deleuze et Guattari les replient, pour ainsi dire, sur le noyau <strong>de</strong> <strong>la</strong> première<br />

partie <strong>de</strong> l’argumentation <strong>de</strong> <strong>Lyotard</strong>, à savoir, <strong>la</strong> redéfinition du rapport <strong>de</strong> <strong>désignation</strong><br />

sur <strong>la</strong> base <strong>de</strong> l’hypothèse <strong>de</strong> Leroi-Gourhan, ce qui réouvre l’examen <strong>de</strong> l’articu<strong>la</strong>tion<br />

spécifique qui s’établit, en fonction <strong>de</strong> ce rapport <strong>de</strong> <strong>désignation</strong>, entre les trois<br />

composantes qui y interviennent, graphiques, phonatoires, et visuelles.<br />

Repartons <strong>de</strong> l’exemple que <strong>Lyotard</strong> emprunte à Leroi-Gourhan (mais qu’il<br />

soustrait à toute conjecture sur l’origine) pour donner à voir <strong>dans</strong> une sorte d’épure <strong>la</strong><br />

fonction <strong>de</strong> <strong>désignation</strong>, disons même sa puissance créatrice, pour souligner d’emblée<br />

qu’une dimension graphique y occupe une p<strong>la</strong>ce centrale : les mots proférés par un<br />

récitant archaïque désignerait <strong>de</strong>s symboles graphiques ou <strong>de</strong>s <strong>figure</strong>s peintes sur les<br />

parois du temple-caverne. En ce sens, les analyses <strong>de</strong> Leroi-Gourhan valent pour les<br />

sociétés (mal) dites « sans écriture » non moins que pour les autres, dès lors qu’on y a<br />

affaire à un ensemble pratique reposant sur un régime <strong>de</strong> signes dont <strong>la</strong> propriété <strong>de</strong><br />

base est, non pas d’être privées <strong>de</strong> graphisme, mais <strong>de</strong> maintenir l’hétérogénéité <strong>de</strong>s<br />

p<strong>la</strong>n phonatoire et manuel : un p<strong>la</strong>n vocal sans inscription scripturaire propre d’un côté,<br />

et un p<strong>la</strong>n graphique non phonétisé <strong>de</strong> l’autre. La distinction importante passe donc<br />

moins entre sociétés orales et sociétés à écriture qu’entre <strong>de</strong>ux types d’écritures ou<br />

d’inscription graphique <strong>de</strong>s signes, et corré<strong>la</strong>tivement, entre <strong>de</strong>ux formes spécifiques <strong>de</strong><br />

rapports entre l’oralité et le graphisme. Leroi-Gourhan lui-même avait lui-même<br />

développé cette distinction <strong>dans</strong> Le Geste et <strong>la</strong> parole, d’une manière qui s’avère pour<br />

Deleuze et Guattari <strong>de</strong>s plus éc<strong>la</strong>irantes pour cerner les conditions sous lesquelles <strong>la</strong><br />

<strong>désignation</strong> telle que <strong>la</strong> conçoit <strong>Lyotard</strong> peut effectivement prévaloir <strong>dans</strong> une formation<br />

sociale, ou <strong>dans</strong> un secteur d’une telle formation. L’essentiel n’est pas, comme <strong>dans</strong><br />

l’exemple invoqué <strong>dans</strong> <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong>, le « temple-caverne » ni <strong>la</strong> fonction magicoreligieuse<br />

incantatoire ou déc<strong>la</strong>matoire. L’essentiel tient à l’indépendance <strong>de</strong><br />

l’expression graphique par rapport à <strong>la</strong> chaîne vocale. D’où les formules, qui ne sont<br />

paradoxales qu’en apparence, que Deleuze et Guattari empruntent à leur tour à Leroi-<br />

Gourhan : « Les sociétés primitives sont orales, non pas parce qu’elles manquent <strong>de</strong><br />

19 <strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong>, op. cit., p. 247.<br />

10


graphisme, mais au contraire parce que le graphisme y est indépendant <strong>de</strong> <strong>la</strong> voix, et<br />

marque sur les corps <strong>de</strong>s signes qui répon<strong>de</strong>nt à <strong>la</strong> voix, qui réagissent à <strong>la</strong> voix, mais<br />

qui sont autonomes et ne s’alignent pas sur elle » 20 . Leroi-Gourhan appelle un tel<br />

dispositif sémiotique un système <strong>de</strong> coordination entre l’oralité du <strong>la</strong>ngage et le<br />

graphisme (« écriture » sur <strong>la</strong> terre, sur <strong>la</strong> peau, sur les objets d’usage et les objets<br />

rituels), par opposition au système <strong>de</strong> subordination qui s’instaurera avec l’apparition <strong>de</strong><br />

l’écriture au sens restreint, ou plus précisément avec <strong>la</strong> dominance prise par l’écriture<br />

<strong>dans</strong> <strong>la</strong> vie sociale <strong>de</strong>s signes, dominance dont Leroi-Gourhan ne manque pas <strong>de</strong><br />

rappeler qu’elle se confond avec celle <strong>de</strong>s premières formes d’État, en fonction <strong>de</strong>s<br />

exigences qui leurs appartiennent : cadastre, comptabilité, recensements nécessaires à <strong>la</strong><br />

perception du tribut et <strong>de</strong> l’impôt, à <strong>la</strong> levée d’armée et <strong>de</strong> main d’œuvre…).<br />

Le système <strong>de</strong> coordination <strong>dans</strong> lequel peut prévaloir <strong>la</strong> fonction <strong>de</strong> <strong>désignation</strong><br />

telle que <strong>la</strong> décrit <strong>Lyotard</strong> a surtout pour caractéristique <strong>de</strong> maintenir, toujours selon les<br />

analyses <strong>de</strong> Leroi-Gourhan, un caractère « multidimensionnel » <strong>de</strong>s graphismes<br />

désignés. C’est-à-dire que ces graphismes, étant coordonnés, « connotés à <strong>la</strong> voix »,<br />

mais non subordonnés à l’uni-dimensionnalité <strong>de</strong> sa chaîne sonore, restent ouverts sur<br />

<strong>de</strong>s valeurs expressives corporelles, gestuelles, posturales, rythmiques, affectives. Plus<br />

encore que le jeu du montré/caché mis en avant par <strong>Lyotard</strong> <strong>dans</strong> <strong>la</strong> chose-signe suscitée<br />

par <strong>la</strong> <strong>désignation</strong>, c’est cette multidimensionnalité, indissociable <strong>de</strong>s valeurs<br />

expressives propres au support et à <strong>la</strong> substance d’expression eux-mêmes, qui<br />

caractérise au mieux <strong>la</strong> spécificité du graphisme désigné ou connoté par le <strong>la</strong>ngage oral<br />

pris <strong>dans</strong> ce régime. Leroi-Gourhan écrit en ce sens : « <strong>la</strong> conquête <strong>de</strong> l’écriture a été<br />

précisément <strong>de</strong> faire entrer, par l’usage du dispositif linéaire, l’expression graphique<br />

<strong>dans</strong> <strong>la</strong> subordination complète à l’expression phonétique. [Avant ce<strong>la</strong>] <strong>la</strong> liaison du<br />

<strong>la</strong>ngage à l’expression graphique est <strong>de</strong> coordination et non <strong>de</strong> subordination. L’image<br />

possè<strong>de</strong> alors une liberté dimensionnelle qui manquera toujours à l’écriture ; elle peut<br />

déclencher le processus verbal qui aboutit à <strong>la</strong> récitation d’un mythe, elle n’y est pas<br />

attachée et son contexte disparaît avec le récitant » 21 . Le graphisme tire alors sa<br />

puissance expressive <strong>de</strong> sa capacité à « multiplier les dimensions du fait <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s<br />

symboles visuels instantanément accessibles » et chargés <strong>de</strong> valeurs spatiales,<br />

cinétiques, rythmiques, intensives etc., qu’ils perdront en s’engageant <strong>dans</strong> <strong>la</strong><br />

linéarisation phonétique.<br />

On est à présent en mesure <strong>de</strong> comprendre que <strong>la</strong> conception <strong>de</strong> <strong>la</strong> fonction <strong>de</strong><br />

<strong>désignation</strong> mise au jour par <strong>Lyotard</strong> prend toute son importance, aux yeux <strong>de</strong> Deleuze<br />

et Guattari, non seulement du point <strong>de</strong> vue d’une analyse du <strong>la</strong>ngage considéré in<br />

abstracto, ou <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues naturelles en général, mais surtout pour dégager, à l’échelle<br />

d’une formation sociale tout entière ou d’un dispositif local d’une société donnée (par<br />

exemple un secteur institutionnel, une pratique artistique ou politique, une situation<br />

vécue tout à fait ponctuelle, etc.) un régime collectif <strong>de</strong> signes non signifiants, <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s<br />

rapports <strong>de</strong> « mixte », d’étayage ou <strong>de</strong> conflictualité variable avec un régime<br />

proprement signifiant. Tel est le dép<strong>la</strong>cement massif que l’on annonçait plus haut.<br />

L’analyse lyotardienne <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>désignation</strong>, <strong>de</strong> son irréductibilité aux fonctions <strong>de</strong><br />

signification et <strong>de</strong> symbolisation, passe <strong>dans</strong> L’Anti-Œdipe au service d’une étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

régimes sociohistoriques <strong>de</strong> signes, donc au bénéfice d’une sémiotique sociale qui<br />

refuse le primat du régime signifiant <strong>de</strong>s signes, qui refuse a fortiori <strong>la</strong> fondation <strong>dans</strong><br />

un invariant anthropologique, quelle qu’en soit <strong>la</strong> forme, mais qui doit aussi permettre<br />

20 G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 239.<br />

21 Ibid., p. 272.<br />

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d’i<strong>de</strong>ntifier les opérations <strong>de</strong> répression qui s’exercent sur ce régime désignatif ou<br />

connotatif <strong>de</strong>s signes pour que s’impose un régime spécifiquement signifiant :<br />

– Premièrement, une linéarisation <strong>de</strong> l’écriture sur <strong>la</strong> chaîne vocale – d’où<br />

l’inversion du paradoxe apparent évoqué précé<strong>de</strong>mment : les sociétés à écriture sont<br />

dites telles, « non pas parce qu’elles ont perdu <strong>la</strong> voix, mais parce que le système<br />

graphique a perdu son indépendance et ses dimensions propres, s’est aligné sur <strong>la</strong> voix,<br />

s’est subordonné à <strong>la</strong> voix, quitte à en extraire un flux abstrait déterritorialisé qu’il<br />

retient et fait résonner <strong>dans</strong> le co<strong>de</strong> linéaire d’écriture » 22 .<br />

– En quoi consiste donc cette « rétention » ? En ceci que le signe vocal perd luimême<br />

sa puissance désignative (sa puissance <strong>de</strong> sémiotisation <strong>de</strong>s choses, <strong>de</strong>s<br />

situations, <strong>de</strong>s états du corps et du désir), en même temps que les graphismes désignés<br />

per<strong>de</strong>nt leur expressivité multidimensionnelle. Et c’est précisément sous ces conditions<br />

que le signe peut <strong>de</strong>venir stricto sensu signifiant. Pour qu’un signe se recueille <strong>dans</strong> un<br />

signifiant (donc cesse d’être un signe, au sens où <strong>Lyotard</strong> réserve ce terme, pour <strong>de</strong>venir<br />

un « terme linguistique » 23 ), il faut qu’il ne puisse renvoyer qu’à un autre signe, qu’il ne<br />

puisse plus être que permutable avec d’autres signes vacuolisés <strong>dans</strong> un champ<br />

sémiologique coupé <strong>de</strong> tout « <strong>de</strong>hors ». Démotivé, le signe est si l’on peut dire<br />

impuissanté, sans prise sur les choses et les corps, séparé <strong>de</strong> cette force « d’ébranlement<br />

physique » qu’évoquait Artaud – un signe, concluent Deleuze et Guattari, qui n’est plus<br />

position <strong>de</strong> désir <strong>dans</strong> les choses et les corps mais <strong>de</strong>vient lui-même « désir <strong>de</strong> désir » –<br />

désir du « grand Autre », désir du Despote ou du Dieu.<br />

– Troisième opération : elle est bien celle dégagée par <strong>Lyotard</strong> lorsqu’il refuse<br />

<strong>de</strong> considérer <strong>la</strong> « neutralité » <strong>de</strong>s surfaces d’inscription comme un présupposé, et<br />

réc<strong>la</strong>me au contraire une explication <strong>de</strong>s procédés <strong>de</strong> leur neutralisation effective, donc<br />

aussi <strong>de</strong> <strong>la</strong> neutralisation <strong>de</strong>s substances d’expression tant phonique que corporelles :<br />

« La voix ne chante plus, mais dicte, édicte ; <strong>la</strong> graphie ne <strong>dans</strong>e plus et cesse d’animer<br />

les corps, mais s’écrit figé sur <strong>de</strong>s tables, <strong>de</strong>s pierres et <strong>de</strong>s livres ; l’œil se met à lire »<br />

en se recueil<strong>la</strong>nt <strong>dans</strong> un vouloir dire, <strong>la</strong> vision <strong>de</strong>vient lecture interprétative,<br />

exégétique.<br />

– Un quatrième et <strong>de</strong>rnier trait découle <strong>de</strong> cette nouvelle fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> vision,<br />

qui ne porte plus sur les choses-signes désignées par les mots prononcés, mais sur les<br />

mots écrits interrogeant sur ce qu’ils veulent dire. Il cèle le paradigme théologicopolitique<br />

qui émerge à travers toute cette répression <strong>de</strong> <strong>la</strong> fonction <strong>de</strong> <strong>désignation</strong><br />

dégagée par <strong>Lyotard</strong>. Si l’écriture supp<strong>la</strong>nte <strong>la</strong> voix à force <strong>de</strong> se subordonner à sa<br />

linéarité, ce n’est pas sans induire une « voix muette ou fictive <strong>de</strong>s hauteurs ou <strong>de</strong> l’au<strong>de</strong>là<br />

» dont les chaînes graphiques linéarisées semblent découler, comme sous <strong>la</strong> dictée<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion. À i<strong>de</strong>ntifier ici <strong>la</strong> position <strong>de</strong> pouvoir d’un tel régime sémiotique, on ne<br />

le reconnaîtra pas tant <strong>dans</strong> le dieu-<strong>de</strong>spote archaïque ou quelqu’autre Grand Roi sacré,<br />

que <strong>dans</strong> <strong>la</strong> caste <strong>de</strong>s prêtres qui le fait parler, tel le prêtre « donnant lecture au pied <strong>de</strong><br />

l’autel » qu’évoque Kafka, tel le corps sacerdotal qui traduit <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu ou du<br />

Grand Roi, qui transcrit sa voix toujours trop silencieuse en elle-même, qui interprète<br />

son texte sacré trop chiffré ou sa loi trop transcendante pour être connaissables par euxmêmes<br />

– ou bien les donnent à interpréter interminablement à un peuple dépressif non<br />

moins que névrotique. Empruntons donc pour conclure abruptement à Kafka <strong>la</strong> double<br />

image <strong>de</strong> ce peuple ayant perdu <strong>la</strong> puissance sémiologique <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>désignation</strong>, et <strong>de</strong> cette<br />

22 Ibid., p. 239.<br />

23 « Le mot par lui-même n’a pas <strong>de</strong> pouvoir expressif par rapport à ce qu’il désigne, il est<br />

<strong>de</strong>venu mot justement au prix <strong>de</strong> perdre ce pouvoir et <strong>de</strong> se faire arbitraire » (<strong>Discours</strong>, <strong>figure</strong>,<br />

op. cit., p. 51).<br />

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position <strong>de</strong> pouvoir du prêtre expert en lecture et en écriture <strong>de</strong>s signifiants. Double<br />

image qui ne donnera pas trop mauvaise mesure – parce que tout y vient cette fois <strong>de</strong><br />

célestes hauteurs – <strong>de</strong> <strong>la</strong> distance qui sépare cette sémiotique collective <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>figure</strong><br />

originaire du récitant au fond du temple-caverne qu’évoquait Leroi-Gourhan pour<br />

donner à voir <strong>la</strong> fonction <strong>de</strong> <strong>désignation</strong> :<br />

« L’Empereur est le seul objet <strong>de</strong> toutes nos pensées. Non point l’Empereur régnant… Il<br />

en serait l’objet, veux-je dire, si nous le connaissions, si nous avions à son sujet <strong>la</strong><br />

moindre précision ! […] Telle est <strong>la</strong> vision à <strong>la</strong> fois désespérée et nourricière<br />

d’espérance qu’a ce peuple <strong>de</strong> son Empereur ! Il ne sait quel Empereur règne, et le nom<br />

même <strong>de</strong> <strong>la</strong> dynastie lui <strong>de</strong>meure incertain. Dans nos vil<strong>la</strong>ges <strong>de</strong>s Empereurs <strong>de</strong>puis<br />

longtemps défunts montent au trône, et tel qui ne vit plus que <strong>dans</strong> <strong>la</strong> légen<strong>de</strong> vient <strong>de</strong><br />

promulguer un décret dont le prêtre donne lecture au pied <strong>de</strong> l’autel » 24 .<br />

24 F. Kafka, La Muraille <strong>de</strong> Chine , tr. fr. J. Carrive et A. Via<strong>la</strong>tte, Paris, Gallimard, 1950,<br />

p. 112-113 ; cité in AŒ, p. 235.<br />

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