Français - Bruno Manser Fonds

Malaysia
Voix d’un poète malaysien
La liberté d’expression n’est pas précisément
une notion malaysienne: pour paraître,
les éditeurs de journaux doivent demander
chaque année de nouvelles autorisations, et
ceux qui se sont montrés trop critiques vis-à-vis
du gouvernement n’en obtiennent plus. Tout
simplement.
Par ailleurs, plusieurs délégués des autochtones
ne sont plus autorisés à quitter le pays
parce qu’ils ont participé à des séminaires
étrangers consacrés aux droits de l’homme ou
à la protection de l’environnement. Raison officielle:
le passeport malaysien est un privilège,
non un droit.
La loi sur la sécurité intérieure («Internal Security
Act» ou ISA) est particulièrement dure:
les personnes accusées d’atteinte à la sécurité
de l’Etat peuvent être internées pendant des
mois ou des années sans aucune forme de
procès. Le droit de réunion est également limité
par l’ISA.
A l’origine, cette loi était destinée à combattre
les désordres raciaux (entre musulmans
indigènes et immigrés d’origine chinoise),
mais elle est rapidement devenue un moyen
de lutte contre les divers adversaires du gouvernement:
opposants politiques, syndicalistes,
militants des droits de l’homme, protecteurs
de l’environnement …
Dans son «Décret sur les insectes et autres
animaux», le poète malaysien Cecil Rajendra
(lui-même privé de passeport) voit les choses
ainsi:
Enfin, pour garantir une sécurité intérieure absolue,
ils adoptèrent l’état d’urgence et le code de
comportement
des insectes et autres animaux.
En vertu du nouveau décret, il est interdit
aux vaches, aux buffles et aux chèvres
de se réunir à plus de trois pour brouter.
Les attroupements d’oiseaux et d’abeilles…
sont dorénavant déclarés illégaux.
Dépourvues d’une autorisation préalable,
les guêpes sauvages et les hirondelles ont été sommées
d’évacuer les lieux dans les plus brefs délais,
leurs habitations à caractère subversif étant privatisées.
Les singes et les mynahs ont été mis en demeure
de renoncer à la retransmission de leurs bruyantes
prières matinales, ceci jusqu’à l’obtention
d’une autorisation officielle et spéciale du Ministère.
En ces temps d’état d’urgence national, les communications
non surveillées représentent le plus grand des périls.
Ainsi, les pics ont dû cesser de diffuser leurs dépêches
en les martelant en morse sur les cocotiers et les chempakas.
Tous les messages font l’objet d’une censure minutieuse
des autorités compétentes.
Les hirondelles de Java ont été appréhendées
par essaims entiers, pour avoir répandu des rumeurs.
Soupçonnés de conspiration, des chats sont consignés
chez eux à partir de 21 heures.
Les cigales et les grillons ont reçu l’ordre
de réduire leur volume sonore.
A certaines heures, il est interdit
aux canards de cancaner et aux dindons de
glouglouter.
Dois-je encore ajouter que tous les chiens
– bergers, teckels, terriers, chiens d’arrêt
et même griffons nains – ont été muselés.
Et conformément à l’article 4, paragraphe 2 bis,
alinéa 16,
il est strictement interdit aux éléphants
de lâcher des vents entre 18 et 6 heures.
Le bruit de leurs pets pourrait être pris pour des coups
de canon et déclencher une insurrection…
Un mois après la publication officielle du décret,
les oiseaux et les insectes ont commencé à émigrer
vers le sud, d’autres animaux vers le nord,
et un angoissant silence s’est abattu sur les forêts.
La sécurité est maintenant absolue.
Poème de Cecil Rajendra, tiré du recueil «Rêves
brisés», paru aux éditions Horlemann,
Bad Honnef (1992).
Reproduit et adapté en français avec l’aimable
autorisation de l’éditeur.
Dessin de Bruno Manser