22.09.2013 Views

Cahier n°23 - cesat

Cahier n°23 - cesat

Cahier n°23 - cesat

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

Le militaire à l’écoute du sociologue?<br />

Malgré certaines crispations et certaines réserves du milieu académique, les sciences humaines et sociales, et parmi elles la<br />

sociologie, sont donc de plus en plus souvent convoquées par les hommes de décision et d'action de tous les secteurs<br />

d'activité. Notre époque a vu l'avènement du cabinet de conseils, où fourmillent les sociologues. Pourtant, la sociologie laisse<br />

encore certains perplexes... À franchement parler, la sociologie passe encore trop souvent auprès du plus grand nombre pour<br />

une science complexe, nécessitant beaucoup de références théoriques, qui plus est politiquement très marquée à gauche. Une<br />

science subversive, en quelque sorte (même si tous les grands sociologues français ne suivent pas, dans leur système de<br />

pensée, que les traces de Durkheim ou Bourdieu, mais aussi celles de Aron ou de Crozier), à laquelle on dénie parfois même le<br />

titre de «science», où qu’on range dans des sciences dites «molles». Cette image de la sociologie est en fait très ambivalente.<br />

Sous des dehors très austères et politisés, la sociologie passionne en fait rapidement, même celui ou celle qui n'a pas<br />

forcément un bagage universitaire. C'est qu'elle a souvent pour objet ce que les médias appellent les «phénomènes sociaux»,<br />

qui ne sont autres que ceux qui sont traités dans les documentaires télévisés aux heures de grande écoute, comme Capital,<br />

Droit de savoir, Reportages ou Enquêtes exclusives et bien d'autres émissions qui fleurissent sur la TNT. L'objet de la<br />

sociologie est, en réalité, très accessible, très proche de nos préoccupations; mais la science sociologique elle-même peut l'être<br />

aussi. De fait, nul n'a besoin d'être doctorant universitaire pour lire des auteurs très accessibles comme Goffman («Les rites<br />

d'interaction»), Sennett («Le travail sans qualités»), Becker («Outsiders») voire même certains ouvrages de Pierre Bourdieu<br />

(«Questions de sociologie», «Sur la télévision», «Contre-feux» 1 et 2), pourtant souvent réputé ésotérique... Évidemment,<br />

chaque auteur défend à mots couverts une thèse ou confirme une hypothèse; mais reconnaissons qu'il adopte rationnellement<br />

une méthode, des arguments et un système théorique qui vont la démontrer. Encore faut-il le lire pour savoir si l'on adopte,<br />

même partiellement, ou pas du tout, son point de vue sur une question donnée, et surtout si son argumentation est scientifique,<br />

bref, si ce qu'il affirme «tient la route»...<br />

Pourquoi le militaire ne se mettrait-il pas, lui aussi, à l'écoute du sociologue?<br />

Parallèlement à cet élan de diffusion médiatique et managériale de la fin du siècle dernier, la sociologie militaire s'est<br />

relativement développée dans le monde universitaire, et les apports de la sociologie dans nos armées ont déjà été pris en<br />

compte depuis une quarantaine d'années. Mais son image pour les militaires n'a pas toujours été très nette, ni bien comprise.<br />

Pour le sens commun, le sociologue qui enquête dans les armées peut facilement être suspecté sinon d'antimilitarisme, au<br />

moins de voyeurisme, au pire d'espionnage au profit de la hiérarchie. De fait, sorti de la guerre d'Algérie, il s'agissait surtout de<br />

s'intéresser à la condition militaire, notion apparue somme toute assez récemment. La refonte des règlements et<br />

l'aménagement du statut des militaires allaient de pair avec une certaine fonctionnarisation des militaires, qu'il s'agissait de<br />

contrôler afin de proscrire définitivement le traumatisme – durable, quoiqu'on en dise – de la sédition du putsch d'Alger. Plus<br />

récemment, les études sociologiques ont permis de suivre des phénomènes sociaux particuliers qui ont profondément modifié<br />

le visage de nos armées: la féminisation, la civilianisation, l'intégration des descendants d'immigrés récents, entre autres. Elles<br />

ont le mérite également de suivre le moral des troupes à travers un rapport annuel; mais là encore, il peut sembler<br />

décourageant à certains, y compris ceux qui le réalisent, de voir parfois ce moral si mauvais et de voir si peu de considération<br />

et de mesures correctives, l'argument budgétaire – a fortiori en temps de crise – faisant office de «discours-écran»<br />

systématique. Admettons que pour un militaire, mais aussi dans l'opinion générale, il semble que la sociologie s'intéresse<br />

surtout à ce qui ne va pas, ou pourrait ne pas aller. D'ailleurs, un sociologue n'enquête-t-il pas, que ce soit au moyen<br />

d'entretiens ou de questionnaires, comme le policier enquête après un délit ou un crime? Cette science, qui cherche à dévoiler<br />

des mécanismes occultés par les discours, la présentation de soi voire l'affichage institutionnel, a tout pour être subversive et,<br />

potentiellement, elle l'est: a priori, elle cherche à savoir quelque chose qui n'est pas encore su!<br />

C'est d'ailleurs justement cette finalité passionnante qui aiguise notre curiosité intellectuelle: en lisant le travail d'un sociologue,<br />

quelle prénotion va-t-il battre en brèche, quelle contre-intuition va-t-il mettre à jour et avec quelle habileté, quelle crédibilité? Estce<br />

que je souscrirai à son analyse? Que va-t-il me révéler? La curiosité peut parfois se mêler à une certaine angoisse: celle de<br />

la remise en question, celle de l'érosion ou de la disparition de croyances profondes, de certitudes ancrées, peut-être même de<br />

principes inculqués, voire de confortables préjugés. Mais pour l'honnête homme, nous conviendrons que la peur de savoir ne<br />

saurait l'emporter sur la nécessité de savoir. La sociologie, c'est parfois l'inconfort; BoltanskI dit même quelle doit «rendre la<br />

réalité inacceptable», signifiant par là qu'on ne doit pas «gober» tout état de fait avec fatalisme, mais chercher avant tout à le<br />

comprendre. C'est pourquoi le militaire doit se mettre à l'écoute du sociologue, tout comme il est déjà à l'écoute du géographe<br />

avant une projection extérieure. Être à l'écoute ne signifie évidemment en aucun cas singer bêtement, mais s'approprier<br />

intelligemment et utilement le résultat du travail d'autrui. Cela est d'autant plus facile que les branches de la sociologie ne<br />

cessent de se diversifier: la famille, l'éducation, l'organisation, le travail, la culture, le sexe, les classes populaires, la prison,<br />

jusqu'aux études culturelles (cultural studies) et aux études de genre (gender studies) en vogue actuellement aux États-Unis...<br />

Certes, tous les domaines de la sociologie ne provoquent pas chez nous le même intérêt, mais cela est légitime: quel<br />

passionné de sciences a matériellement le temps de s'intéresser à toutes les branches sans exception de la physique ou de la<br />

biologie?<br />

Pour mieux comprendre ses chefs, ses subordonnés, ses pairs, mais aussi des événements, des processus, des attitudes et<br />

des comportements, les concepts sociologiques pertinents pour l'institution militaire ne manquent pas: la zone d'incertitude<br />

entre l'organigramme et les règlements d'une part, et la réalité de la pratique et des relations humaines au quotidien d'autre<br />

part, en sont des exemples. Le concept de capital symbolique que peut détenir un militaire en est un autre: les insignes<br />

d'arme, les décorations, les régiments où l'on a servi, le nombre et la difficulté des opérations extérieures, le fait d'être de la<br />

«mêlée» ou du «soutien», sont autant d'indicateurs de prestige qui nous différencient, nous donnent un capital cumulatif de<br />

l'ordre du symbolique qui légitime nos aspirations à tel poste ou à telle fonction, expliquent nos attitudes, influent sur notre<br />

langage ; la socialisation du militaire enfin, par l'école puis par l'arme, qui débute dès qu'il revêt l'uniforme, est bien différente<br />

pour un OAEA et un Saint-Cyrien puis, dans la carrière, pour un chasseur parachutiste tireur d'élite et un maintenancier chaud<br />

54

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!