27.01.2014 Views

Apollo # 4

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

Lost in<br />

tokyo<br />

Par Jean-Paul Frétillet<br />

Ville tentaculaire et sans frontières, si<br />

ce ne sont celles de la mer, Tokyo est<br />

une ville captivante. Dans ce chaos, tout<br />

sauf anarchique, le voyageur occidental<br />

déambule, éberlué par tant d’exotisme.<br />

Se perdre à Tokyo est une évidence,<br />

c’est le plus sûr moyen d’en trouver<br />

l’un des chemins.<br />

le hasard de l’humeur.<br />

Elle est maussade comme<br />

le suaire neigeux du ciel<br />

de Tokyo. Les larmes<br />

C’est<br />

du Suntory, 12 ans d’âge,<br />

glissent sur le cristal. La chanteuse n’est pas<br />

rousse comme dans le film de Sofia Coppola.<br />

Elle roucoule. Dans le paysage new-yorkais<br />

du quartier de Shinjuku, la nuit est constellée<br />

comme une peinture impressionniste. Le<br />

décor de Bill Murray est toujours planté sur<br />

le toit du Park Hyatt.<br />

Cinquante étages au-dessous, la ville est une<br />

terre inconnue. Le taxi démarre. Les gants<br />

du chauffeur sont blancs et la dentelle recouvrant<br />

les sièges en cuir est immaculée. La<br />

voiture vole sur un coussin d’air et traverse<br />

des tunnels de lumières colorées virevoltantes.<br />

Au carrefour de Shibuya, des écrans gigantesques<br />

diffusent des images animées. Sur les<br />

trottoirs, les foules s’entremêlent comme dans<br />

une parade dont on pourrait douter qu’elle<br />

fut gouvernée par le hasard. Les gens se<br />

frôlent sans jamais s’effleurer.<br />

Est-ce en songeant à Tokyo que Paul Morand<br />

a écrit que « les villes ne sont belles que<br />

lorsqu’elles sont surpeuplées »? La foule<br />

est à l’image de la ville, un chaos, tout sauf<br />

anarchique, où le mouvement s’organise car<br />

il y a d’abord et avant tout le respect de l’autre.<br />

L’éducation, l’étiquette, la politesse sont les<br />

lubrifiants de cette mécanique, désarçonnante<br />

et magnétique, que l’on finit par aimer<br />

ou détester.<br />

Pour observer cette foule qui pousse la grâce<br />

jusqu’à ne jamais manifester la moindre<br />

ostentation d’agacement - autant supplier un<br />

latin de se crucifier en place publique - c’est<br />

chez Isetan qu’il faut courir. Un 31 décembre,<br />

c’est encore plus démonstratif. Le dernier<br />

jour de l’année, l’affluence dans l’Empire state<br />

building du shopping à Tokyo dépasse les<br />

200 000 acheteurs. A l’accoutumée, à l’ouverture,<br />

les employés du magasin sont alignés,<br />

comme le personnel d’un manoir anglais<br />

s’apprêtant à accueillir une excellence. Le<br />

béotien s’alarme de tant de sollicitude, agrémentée<br />

d’un concert de formules de politesse<br />

inintelligibles.<br />

Isetan est la caverne d’Ali Baba. Point de<br />

Sésame pour y pénétrer. Harrods, Le Bon<br />

Marché, Macy’s et KaDeWe réunis ne<br />

parviendront jamais à égaler l’atmosphère,<br />

l’offre dithyrambique et la religion du service<br />

de ce marché magique. Sur onze étages, le<br />

promeneur déambule comme Alice au<br />

pays des Merveilles, une parabole qu’aucun<br />

Japonais ne renierait tant il s’emploie à<br />

conduire son existence sur un fil oscillant<br />

entre le monde réel et l’imaginaire.<br />

Acheter un croissant, un kimono ou un<br />

foulard Hermès ? La jouissance de l’acte<br />

d’achat est invariable. La vendeuse déploie<br />

un trésor d’amabilité, et avec une sincérité<br />

qu’il est impossible de prendre en défaut,<br />

place chaque client, quelque soit le montant<br />

de son écot, sur un piédestal. L’emballage de<br />

l'emplette est une cérémonie. Que les acheteurs<br />

pressés ravalent leur impatience ! Chez<br />

Isetan, comme partout ailleurs au Japon, on<br />

emballe et ficèle un paquet avec la minutie<br />

d’un façonneur d’origami.<br />

Tokyo est une ville sans fin. Le mont Fuji et<br />

son éternelle coiffe neigeuse semble avoir<br />

été posé au milieu des maisons et des usines.<br />

Sur la route de Kyoto, à bord du Shinkansen,<br />

le train à grande vitesse, j’avise le volcan<br />

endormi, et je m’interroge : « Sommes-nous<br />

toujours à Tokyo ». Le bolide au nez évasé et<br />

monstrueux a quitté la gare de Tokyo depuis<br />

près de 50 minutes. Le paysage n’est qu’un<br />

enchevêtrement ininterrompu de constructions<br />

hétéroclites, sans lien entre elles, autre<br />

que cette toile d’araignée de câbles électriques,<br />

tissée et flottant au-dessus des toits. Trois<br />

heures plus tard, le j’arrive à Kyoto, l’ancienne<br />

ville impériale et je m’interroge toujours.<br />

En 1922, Albert Londres écrit, dans son<br />

journal, que Tokyo n’a pas de bout. Le journaliste<br />

ajoute que la ville n’a pas de centre :<br />

« C’est un damier sur quoi le malheureux<br />

pion, le lamentable étranger que vous êtes,<br />

n’arrivera jamais à la dame ». Cherchez<br />

la dame et ne jamais la trouver, c’est une<br />

antienne à Tokyo, et une jouissance, sans<br />

limite pour le voyageur prêt à plonger et se<br />

noyer dans ce chaos, ô combien, respirable.<br />

A l’inverse, le visiteur peut rester sur ses<br />

gardes à l’instar de Pierre Loti, venu butiner<br />

Madame Chrysanthème, le temps d’une<br />

saison, ou de Scarlett Johanson, prisonnière<br />

de la tour dorée du Park Hyatt dans les<br />

premières scènes de Lost in translation.<br />

Tokyo exalte la peur de tout ce qui nous est<br />

étranger (et étrange) mais, aux audacieux,<br />

elle ouvre les portes d’un palpitant voyage<br />

dans lequel l’exotisme n’est pas un mot<br />

galvaudé. Par où commencer ? Par une<br />

izakaya ! Il en existe des milliers à Tokyo.<br />

Elles sont introuvables, même avec une<br />

adresse dans les mains, sans le secours d’un<br />

habitant de la ville. Elles se logent dans le<br />

moindre recoin de cette ville Lego où chaque<br />

mètre carré est optimisé, sous un pont de<br />

chemin de fer, dans un sous-sol près d’un<br />

parking, au dernier étage d’un immeuble<br />

peuplé de restaurants. Ce n’est pas le lieu<br />

ou le décor qui importe, c’est ce que l’on y<br />

vient chercher : l’insouciante joie de vivre<br />

de l’instant, une convivialité non feinte,<br />

une gourmandise exagérée jusqu’à l’ivresse.<br />

Monsieur Shinichiro Sakaki, un gourmand<br />

et un esthète, qui sur son blog rédige une<br />

chronique des meilleurs lieux de jouissance<br />

à Tokyo, raconte que le guide Michelin<br />

n’est pas d’un grand secours car il ignore la<br />

plupart de ces adresses où l’on peut goûter<br />

cet art culinaire japonais, qui transgresse<br />

les frontières sociales. Pousser la porte de<br />

l’un de ces restaurants populaires, toujours<br />

bondé, c’est découvrir comment les japonais<br />

expurgent le stress engrangé au cours une<br />

journée de travail sans fin et de voyages en<br />

transports collectifs interminables : par des<br />

éclats de rire en se régalant des meilleures<br />

nourritures avec force bière, saké, cocktail, ou<br />

les trois à la fois. Les plats défilent sur la table<br />

par petites portions, préparées à la minute.<br />

Chaque izakaya sert une des cuisines japonaises<br />

ou une spécialité. Du nord au sud de<br />

l’archipel de 6 852 îles, elles sont nombreuses.<br />

Voilà pourquoi, l’insatiable noceur japonais<br />

court d’izakaya en izakaya dans la même<br />

soirée, pour déguster, ici des yakitori (petites<br />

brochettes), là-bas des oden (pot au feu),<br />

ailleurs des poissons grillés ou du sashimi de<br />

cheval et terminer par quelques nigiri. Dans<br />

ce tourbillon de saveurs déjantées et de folles<br />

expériences, au bout de la nuit, le voyageur<br />

a choisi son camp comme Bill Murray et<br />

Scarlett Johanson. ■<br />

#04 APOLLO NOVO 131

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!