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Frediano Sessi, Auschwitz. 1940-1945

Frediano Sessi, Auschwitz. 1940-1945, Paris, Kimé / Fondation Auschwitz, Coll. « Entre histoire et mémoire », n° 10, 2014, 267 p. (ISBN 978-2-84174-645-3 ; 21,00 €) Vite construit en 1940 en adaptant et en agrandissant une caserne de l’armée polonaise, Auschwitz est transformé en moins de deux ans en camp de concentration et en centre de mise à mort principalement destiné aux Juifs d’Europe, mais aussi aux Tsiganes, aux prisonniers de guerre soviétiques sur lesquels ont été expérimentés les premiers gazages et aux déportés jugés trop faibles pour travailler. Après des recherches dans les archives du Musée d’Auschwitz, à l’aide de témoignages et en dialoguant avec les études des historiens les plus qualifiés, Frediano Sessi reconstitue la vie quotidienne dans ce complexe de terreur sans pareil comprenant le camp principal (Auschwitz I), Birkenau (Auschwitz II) et Buna-Monowitz (Auschwitz III). Cette étude, à la fois détaillée et accessible à tous les publics, répond aux exigences fixées par Primo Levi : chaque homme est tenu de savoir qu’Auschwitz a existé et ce qui y a été perpétré, car si comprendre est impossible, connaître est nécessaire.

Frediano Sessi, Auschwitz. 1940-1945, Paris, Kimé / Fondation Auschwitz, Coll. « Entre histoire et mémoire », n° 10, 2014, 267 p. (ISBN 978-2-84174-645-3 ; 21,00 €)
Vite construit en 1940 en adaptant et en agrandissant une caserne de l’armée polonaise, Auschwitz est transformé en moins de deux ans en camp de concentration et en centre de mise à mort principalement destiné aux Juifs d’Europe, mais aussi aux Tsiganes, aux prisonniers de guerre soviétiques sur lesquels ont été expérimentés les premiers gazages et aux déportés jugés trop faibles pour travailler. Après des recherches dans les archives du Musée d’Auschwitz, à l’aide de témoignages et en dialoguant avec les études des historiens les plus qualifiés, Frediano Sessi reconstitue la vie quotidienne dans ce complexe de terreur sans pareil comprenant le camp principal (Auschwitz I), Birkenau (Auschwitz II) et Buna-Monowitz (Auschwitz III). Cette étude, à la fois détaillée et accessible à tous les publics, répond aux exigences fixées par Primo Levi : chaque homme est tenu de savoir qu’Auschwitz a existé et ce qui y a été perpétré, car si comprendre est impossible, connaître est nécessaire.

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Entre Histoire et Mémoire<br />

<strong>Frediano</strong> <strong>Sessi</strong><br />

<strong>Auschwitz</strong><br />

<strong>1940</strong>-<strong>1945</strong>


Sommaire<br />

Introduction................................................................................................ 7<br />

Tous nos remerciements<br />

à Jean-François Forges et à Carlo Saletti<br />

pour leur précieuse relecture<br />

et leur avis scientifique.<br />

Le camp de concentration d’<strong>Auschwitz</strong><br />

<strong>1940</strong>-1942<br />

Origines et projets d’agrandissement du camp........................................ 19<br />

La vie des détenus en camp de concentration.......................................... 29<br />

L’hôpital du camp de concentration......................................................... 69<br />

La vie quotidienne comme moyen d’élimination.................................... 79<br />

La musique, les jeux et la sexualité......................................................... 95<br />

Nouveaux agrandissements du camp – 1942-1944................................ 107<br />

Le camp des femmes et des enfants....................................................... 117<br />

L’extermination des prisonniers de guerre soviétiques.......................... 125<br />

Le jargon des SS et des détenus............................................................. 131<br />

l’extermination des juifs<br />

1942-<strong>1945</strong><br />

L’arrivée à <strong>Auschwitz</strong>-Birkenau............................................................ 141<br />

Dans les chambres à gaz........................................................................ 157<br />

Vie et mort à Birkenau........................................................................... 177<br />

Monowitz et les sous-camps de travail.................................................. 217<br />

Le camp des Tsiganes............................................................................ 223<br />

La résistance et l’entraide à l’intérieur du camp.................................... 231<br />

Données sur les assassinats<br />

dans le complexe d’<strong>Auschwitz</strong>.............................................................. 243<br />

Le terrible secret.................................................................................... 251<br />

Procès et jugements................................................................................ 259<br />

Bibliographie.......................................................................................... 267


Le 17 janvier <strong>1945</strong> eut lieu le dernier appel général dans le complexe<br />

concentrationnaire d’<strong>Auschwitz</strong>. Selon les informations du mouvement de<br />

résistance des détenus, il totalisa 67 012 hommes, femmes et enfants, dont<br />

31 894 étaient enfermés dans le camp principal (<strong>Auschwitz</strong> I autrement<br />

appelé Stammlager) et à Birkenau, et 35 118 répartis entre Monowitz et les<br />

quarante sous-camps restants 1 .<br />

L’offensive massive de l’Armée rouge, huit jours avant la date prévue,<br />

obligea les autorités du camp à mettre en œuvre l’opération « Karl »<br />

contenant les directives pour l’évacuation des détenus juifs encore aptes au<br />

travail et les opérations « Krebs » et « Amerika » relatives aux prisonniers<br />

de guerre et aux travailleurs obligatoires.<br />

Les colonnes de déportés devaient se composer « exclusivement de personnes<br />

saines et robustes 2 » capables de marcher des dizaines voire des<br />

centaines de kilomètres, mais les comptes rendus indiquent également que<br />

des détenus épuisés et malades se présentèrent, craignant à juste titre d’être<br />

destinés à l’extermination s’ils restaient dans le périmètre d’action du camp.<br />

Au cours des quatre jours suivants, environ 56 000 prisonniers furent<br />

mis en colonnes et acheminés vers l’ouest à travers les bois, les terres de<br />

culture et les routes de Haute et de Basse Silésie. Le 23 janvier, 2 200 autres<br />

détenus furent évacués. Au départ, ils bénéficiaient d’un transport ferroviaire.<br />

Mais c’était dans des conditions inhumaines, car les wagons étaient<br />

ouverts, sans chauffage, et le froid atteignait les 25 degrés en dessous de<br />

(1) Archives du Musée d’État d’<strong>Auschwitz</strong> (dorénavant APMO, à savoir Archivium<br />

Panstwowego Muzeum w Oswiecimiu). Matériel du mouvement de résistance à l’intérieur du<br />

camp (Mat. RO), t.III, k208.<br />

(2) Archives d’Histoire Militaire de Prague, directive du 21 décembre 1944 du Commissaire à<br />

la défense du Reich pour la Haute Silésie, Fritz Bracht, dans Andrzej Strzelecki, Évacuation,<br />

liquidation et libération du KL <strong>Auschwitz</strong>, Oswiecim, Musée d’État d’<strong>Auschwitz</strong>-Birkenau<br />

1982, p. 265-275.


8 <strong>Auschwitz</strong>. <strong>1940</strong>-<strong>1945</strong><br />

Introduction<br />

9<br />

zéro. Le parcours à pied le plus long était de 250 km. Il fut imposé à un<br />

groupe de 2 500 Juifs en direction du camp de Groß-Rosen. Les SS exécutaient<br />

immédiatement ceux qui tentaient de s’enfuir. Ils tuaient également<br />

sur place ceux qui, épuisés par le froid et la fatigue, s’arrêtaient, incapables<br />

de poursuivre la route. Il aurait été possible de reconstituer l’itinéraire de<br />

ces longues marches de la mort, car il était jonché de milliers de cadavres.<br />

Il y eut beaucoup de témoins parmi les populations des régions concernées<br />

par l’opération, mais le plus souvent ils se turent terrorisés ou feignirent de<br />

ne rien voir. En sorte qu’il y a très peu de documents sur l’évacuation du<br />

plus grand complexe concentrationnaire nazi destiné à l’assassinat des Juifs<br />

d’Europe en particulier, et des ennemis du Reich en général.<br />

Avec ma famille j’observai la marche tragique des prisonniers à travers la<br />

fenêtre de la maison que j’habite toujours. Les détenus étaient poussés le long<br />

de la rue Pszczynska. Sur la gauche de la route, une femme en état de grossesse<br />

avancée se détacha de la colonne : s’appuyant sur le mur, elle se tenait le ventre.<br />

La colonne continua d’avancer sans s’arrêter. Un SS surgit et poussa avec force<br />

la femme enceinte sur le bas-côté droit de la route. Nous courûmes vers une<br />

autre fenêtre pour mieux voir. La prisonnière était étendue sur le dos dans la<br />

neige. Le SS lui tira un coup de révolver dans la figure puis dans le ventre.<br />

Quand la rue fut déserte, nous sortîmes pour voir la prisonnière qu’il avait tuée.<br />

C’était une jeune femme d’environ 25 ans 3 .<br />

Une nuit nous fûmes réveillés par des coups de feu provenant de la route proche<br />

de notre maison. Cela nous inquiéta, mais nous n’eûmes pas le courage de sortir.<br />

Par les fenêtres on ne voyait rien.<br />

Le matin vers 7h30 – 8h00 […] je partis avec un chariot en direction de Kobielice<br />

pour transporter mon lait et celui des voisins dans un lieu convenu […]. Non loin<br />

de chez moi, je vis sur le bord de la route le cadavre d’un homme portant une<br />

veste rayée. Il gisait sur le talus et on voyait du sang. J’en vis d’autres par la suite<br />

[…]. Je rencontrai aussi des colonnes d’hommes, vêtus de vestes et de salopettes,<br />

qui allaient dans la direction opposée à la mienne. Deux ou trois groupes de<br />

quelques dizaines de personnes, lesquels, escortés par des gardes armés, marchaient<br />

très lentement, tenant à peine sur leurs jambes. À l’orée du bois, je vis de<br />

(3) APMO, I2-27/3,11. Témoignage de Maria Sleziona, habitante de Jastrzebie.<br />

mes yeux un garde tirer sur un détenu qui se trouvait en queue de colonne. Tout<br />

à coup, un homme de l’escorte fut derrière lui et tira sur lui au révolver (pas à la<br />

carabine). Aucun des prisonniers ne se retourna. Cette scène accrut mon effroi.<br />

Après avoir livré le lait à l’endroit convenu, je retournai chez moi 4 .<br />

Après avoir connu l’enfer sur terre, les quelques survivants de l’extermination<br />

se préparaient à subir une nouvelle série de violences et d’épuisement<br />

qui dépassaient l’entendement humain.<br />

Durant l’évacuation du complexe concentrationnaire d’<strong>Auschwitz</strong>, qui<br />

s’étendait sur plus de quarante kilomètres carrés, le spectacle de piles de<br />

documents et registres qui partaient en fumée était devenu familier. Les SS<br />

surveillaient les détenus chargés de transformer en cendres les preuves des<br />

crimes commis, mais, talonnés par les troupes ennemies, ils relâchaient<br />

parfois la surveillance, permettant aux prisonniers de sauver une partie de<br />

ces documents.<br />

Le 20 janvier, les SS firent sauter les fours crématoires I, II et III 5 avec<br />

les chambres à gaz annexes et mirent le feu aux baraques des entrepôts<br />

« Canada », qui contenaient les biens et les vêtements des Juifs et des victimes<br />

de l’extermination. Le crématoire V toujours opérationnel fut détruit<br />

la veille de la libération 6 .<br />

Environ 9 000 détenus que les hommes des SS n’avaient pas eu le<br />

temps d’éliminer, demeurèrent dans l’aire du camp (7 000 répartis entre<br />

(4) APMO, Zespol Oswiadczenia, t.115, k.204-5. Témoignage de Teofil Balcarek, un paysan<br />

de Branica, près de Zory.<br />

(5) Les fours avaient déjà été démontés à partir du 1er décembre. Ce sont les crématoires euxmêmes<br />

qui ont été dynamités le 20 janvier.<br />

(6) Cf. APMO, Dpr-Hd/I, f. 79. Selon la déposition de l’ex-interné Luigi Ferri, il s’agit bien<br />

du 26 janvier, in Danuta Czech, Kalendarium, Hambourg, Rowohlt, 1989. En revanche, selon<br />

Jean Claude Pressac, les SS ont fait exploser le crématoire V dans la nuit du 22 janvier, in<br />

Les crématoires d’<strong>Auschwitz</strong>, Paris, CNRS éditions, 1993, p. 93, 123. Pressac se base sur le<br />

témoignage du Dr. Otto Wolken qui se trouvait, ce même jour, à l’infirmerie de Birkenau, où<br />

était aussi enfermé Luigi Ferri (lequel avait été sauvé de la chambre à gaz par Wolken, suivant<br />

les dires de ce dernier). Cependant, dans la version allemande de son témoignage, Wolken<br />

confirme qu’une explosion du crématoire V a bien eu lieu dans la nuit du 26 janvier. Cf. Otto<br />

Wolken,<br />

« Die Befreiung von <strong>Auschwitz</strong>-Birkenau », Die <strong>Auschwitz</strong>-Hefte, vol. 2, 1987. Par ailleurs,<br />

Jean-Claude Pressac et Robert Jan Van Pelt affirment dans l’Histoire d’<strong>Auschwitz</strong> du musée<br />

de l’Holocauste de Washington que le crématoire V a été dynamité le 22 janvier <strong>1945</strong> et que le<br />

26 janvier, ce sont les murs encore debout qui auraient été détruits.


10 <strong>Auschwitz</strong>. <strong>1940</strong>-<strong>1945</strong><br />

Introduction<br />

11<br />

le Stammlager et Birkenau), malades, épuisés, incapables de marcher.<br />

Quelques-uns d’entre eux, membres pour la plupart du personnel médical<br />

et para médical ayant servi dans les hôpitaux, essayèrent, avec le peu<br />

de forces qui leur restait, d’organiser la vie du camp. Ils commencèrent<br />

par prélever de la nourriture dans les entrepôts du commandement et en<br />

firent des rations. Ils réactivèrent une cuisine et s’efforcèrent de soigner les<br />

malades et de leur donner des médicaments. Quelques jours plus tard, le<br />

rêve de la libération se réalisa.<br />

La 60 e armée soviétique du 1 er front ukrainien qui, de Cracovie, avançait<br />

vers la Vistule et la Haute Silésie sous les ordres du général Fëdor Krasavin,<br />

en compagnie de la 100 e division d’infanterie de Leopoli, envoya,<br />

le matin du 27 janvier <strong>1945</strong>, une avant-garde à cheval dans la localité de<br />

Monowitz où se situait le sous-camp dressé pour fournir du travail forcé<br />

à la IG Farben. Dans l’après-midi les soldats soviétiques rejoignirent respectivement<br />

la zone du camp principal (<strong>Auschwitz</strong> I) et la zone du camp<br />

d’extermination (<strong>Auschwitz</strong>-Birkenau). Ils ne rencontrèrent qu’une brève<br />

résistance des troupes allemandes qui se retiraient du camp principal. Aux<br />

environs de quinze heures, il n’y avait plus aucune trace de la présence<br />

allemande dans l’aire du vaste camp de concentration et d’extermination.<br />

Nous entendîmes la détonation d’une grenade provenant des alentours de la<br />

grille d’entrée – raconte Anna Chomicz, détenue dans le camp principal ; nous<br />

nous hâtâmes de sortir des Blocks et nous vîmes des soldats venir vers nous.<br />

Nous levâmes aussitôt des drapeaux faits de bouts d’étoffes et de croix rouges.<br />

Quand ils nous virent, ils abaissèrent les armes. Des salutations spontanées suivirent.<br />

Comme je connaissais le russe, je m’adressai à eux en disant : « salut<br />

vainqueurs et libérateurs ». Et en réponse nous entendîmes « Uže vy svobodnyie<br />

! » [Vous êtes libres désormais] 7 .<br />

Incrédules, les soldats fixaient ces squelettes entassés près des fils de<br />

fer barbelés, enveloppés de couvertures et de haillons, et dont le regard trahissait<br />

un profond sentiment de douleur et de souffrance qui interdisait tout<br />

sourire ou acte de joie, même les larmes. Des centaines de mains se tendaient<br />

vers eux, des voix suppliantes demandaient du secours et de la nourriture, en<br />

(7) APMO, Zespol Oswiadczenia, t. 75, k. 13, témoignage de l’ancienne détenue Anna Chomicz.<br />

polonais, hongrois, français, néerlandais, italien, allemand, yiddish, tchèque,<br />

roumain… ; c’était une Babel de langues qui se fondaient en un cri unique<br />

de désespoir, une supplication laissant les libérateurs sans voix.<br />

Il fallait embrasser ces hommes, ces femmes, ces enfants, les secourir,<br />

les conduire dans un endroit chaud et les écouter, les soigner pour les guérir<br />

d’une blessure dévoilée tout à coup à l’humanité entière à travers la brèche<br />

pratiquée par les jeunes soldats des troupes soviétiques. Le trajet entre les<br />

baraquements de Birkenau et ceux du camp principal était jonché de 600<br />

cadavres de détenus, morts d’épuisement, de faim et de tortures quelques<br />

heures avant la libération, mais il y avait aussi 200 enfants, jumeaux pour<br />

la plupart, sauvés des chambres à gaz dans le seul but de subir les sévices<br />

du docteur Mengele. On trouva une montagne d’environ 7 tonnes de cheveux<br />

de femmes et d’hommes, prêts à être expédiés dans les industries du<br />

Troisième Reich et, dans six locaux des entrepôts « Canada » épargnés par<br />

l’incendie, 368 820 costumes d’hommes, 836 255 manteaux et robes de<br />

femmes, 5 525 paires de chaussures de femmes, 13 964 tapis, une quantité<br />

considérable de vêtements d’enfants, de brosses à dents, fausses dents, pots<br />

et casseroles, valises. Dans certains wagons abandonnés sur la rampe intérieure,<br />

des milliers de lunettes et des centaines de milliers d’autres articles<br />

vestimentaires et de prothèses 8 . C’est à Birkenau que surgirent les difficultés<br />

majeures d’organisation de secours pour les survivants.<br />

Pour garder la température appropriée dans les baraquements, on fut obligé de<br />

maintenir les poêles allumés jour et nuit. Avant de pouvoir laver les sols, on dut<br />

racler à la pelle les excréments des malades de diarrhée. L’eau requise pour les<br />

malades et la cuisine provenait de puits et de bassins d’incendie très éloignés<br />

et, dans certains cas, on l’obtenait en faisant fondre de grandes quantités de<br />

glace. En raison de la pénurie d’infirmières et d’auxiliaires, il ne fut pas possible<br />

d’évacuer tout de suite tous les cadavres qui gisaient devant les baraques<br />

et encore moins de balayer hors de l’aire du camp les tas d’excréments et de<br />

déchets en tous genres 9 .<br />

(8) Andrzej Strzelecki, Évacuation, liquidation et libération du KL <strong>Auschwitz</strong>, op. cit.,<br />

p. 244-262. Cf. aussi Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Paris, Gallimard, Folio<br />

Histoire, 2006, p. 1811.<br />

(9) Andrzej Strzelecki, op. cit., p. 255.


12 <strong>Auschwitz</strong>. <strong>1940</strong>-<strong>1945</strong><br />

Introduction<br />

13<br />

Par ailleurs, peu de médecins, d’infirmiers et d’auxiliaires de la<br />

Croix-Rouge polonaise à Birkenau étaient à disposition des 2 200 Juifs<br />

survivants, de sorte que chaque membre du personnel médical avait environ<br />

200 patients à sa charge. Ce qui les obligeait à travailler jour et nuit sans<br />

relâche, deux à trois jours d’affilée.<br />

Comme les conditions du lieu qui avait été affecté à l’extermination des<br />

Juifs d’Europe ainsi que celles du camp voisin de Monowitz ne garantissaient<br />

pas le minimum d’hygiène indispensable pour prévenir les épidémies,<br />

et ce malgré les opérations de nettoyage, tous les malades furent transférés<br />

dans les bâtiments en pierre du camp principal, transformés en hôpital, au<br />

prix d’importants efforts, par le personnel sanitaire soviétique et polonais.<br />

Des centaines de Juifs et de détenus furent retirés des paillasses poisseuses<br />

et souillées, et transférés dans des Blocks fraîchement nettoyés pour<br />

y être soignés et progressivement habitués à la nourriture administrée en<br />

petites doses, comme des médicaments : on commençait par une cuillerée<br />

de soupe de pommes de terre, trois fois par jour, pour augmenter progressivement<br />

le nombre de cuillerées dans la suite. Maria Rogoz, infirmière<br />

bénévole de la Croix-Rouge polonaise, raconte ainsi sa première expérience<br />

de soins aux quatre-vingts détenus malades :<br />

Dès le premier tour de nuit, onze femmes moururent dans la salle. Je dus<br />

moi-même ôter les dépouilles des lits de camp et tôt le matin, les infirmiers<br />

brancardiers les emmenèrent hors du Block. Durant toute la nuit, de chaque<br />

coin de la chambre, me parvenaient des invocations « du pain, ma sœur » ; les<br />

malades étaient atteints de diarrhée et j’ai passé tout mon temps à leur apporter<br />

la cuvette. Personne n’était là pour m’aider 10 .<br />

Voici ce qu’écrit Primo Levi, relatant sa première entrée au camp principal :<br />

À Buna [Monowitz], on ne savait pas grand-chose du « camp principal », d’<strong>Auschwitz</strong><br />

[I] proprement dit […]. Quand le chariot […] franchit le fameux seuil,<br />

nous restâmes stupéfaits. Buna-Monowicz, avec ses douze mille habitants, était<br />

un village en comparaison : nous entrions dans une immense métropole. Pas de<br />

“Blocks” en bois d’un étage, mais d’innombrables et mornes édifices en pierre<br />

(10) APMO, Zespol Oswiadczenia, t.74, k. 175-76.<br />

grise, à trois étages, tous identiques ; au milieu, des rues pavées, rectilignes et<br />

perpendiculaires, à perte de vue. Tout était désert, silencieux, écrasé sous un ciel<br />

bas, plein de fange, de pluie et d’abandon 11 .<br />

L’état physique et psychique des détenus apparut d’emblée dramatique.<br />

Durant de nombreuses semaines après la libération, le personnel sanitaire<br />

trouva, enfouies sous les paillasses, les rations de pain dont les survivants<br />

ne parvenaient pas à croire qu’elles fussent quotidiennes. Rien qu’au son du<br />

mot « salle de bain », beaucoup tentaient de s’enfuir, car ils associaient aux<br />

salles de bain le sauna du camp où avaient lieu les sélections condamnant<br />

les inaptes au travail à mourir dans les chambres à gaz. Primo Levi encore,<br />

décrit bien la situation vécue par de nombreux survivants de l’extermination :<br />

Mais de tout ce qui arrivait autour de moi, je ne me rendais compte que par<br />

intermittence et de façon confuse. La fatigue et la maladie, comme des bêtes<br />

féroces et lâches, semblaient avoir épié le moment où je quittais toute défense<br />

pour m’assaillir […]. Torturé par la soif et des douleurs aiguës aux articulations<br />

[…] j’avais également mal à la gorge et la moitié de la figure enflée : ma peau<br />

était devenue rouge et rugueuse et me cuisait comme sous l’effet d’une brûlure ;<br />

peut-être avais-je plusieurs maladies à la fois 12 .<br />

<strong>Auschwitz</strong> semblait avoir été transformé en un énorme lazaret.<br />

Pendant ce temps le dégel était arrivé, le dégel que nous craignions depuis si<br />

longtemps, et au fur et à mesure que la neige fondait, le camp devenait un<br />

affreux marécage. Les cadavres et les immondices rendaient irrespirable l’air<br />

brumeux et mou. Et la mort n’avait pas cessé pour autant de faucher : les<br />

malades mouraient par dizaines sur leurs paillasses froides ; par endroits, dans<br />

les chemins boueux, tombaient comme foudroyés les survivants les plus voraces<br />

qui, obéissant aveuglément à notre longue faim, s’étaient bourrés des rations de<br />

viande que les Russes […] faisaient régulièrement parvenir au camp 13 .<br />

(11) Primo Levi, La Trêve [1963], traduit de l’italien par Emmanuelle Genevois-Joly, Paris,<br />

Grasset, 1966, p. 17.<br />

(12) Ibid., p. 16.<br />

(13) Ibid., p. 15.


14 <strong>Auschwitz</strong>. <strong>1940</strong>-<strong>1945</strong><br />

Introduction<br />

15<br />

Le médecin polonais Tadeusz Chowaniec entra au camp principal<br />

d’<strong>Auschwitz</strong> en qualité de membre du personnel soignant au service des<br />

malades le 30 janvier, trois jours après l’arrivée des troupes soviétiques et<br />

voici comment il décrit ce qu’il vit :<br />

Nous avons trouvé dans une baraque [les fameux Blocks] quelques détenues<br />

couchées à deux ou plus par grabat. Était-ce vraiment le troisième jour après<br />

la libération ? Le temps s’était-il arrêté pour ces femmes ? Rien n’avait-il<br />

changé pour elles ? La seule différence était qu’on n’entendait pas les SS tirer<br />

ni leurs chiens aboyer […].<br />

Mais les femmes portaient encore les uniformes rayés. Elles se déplaçaient difficilement.<br />

On aurait dit que chaque mouvement était soigneusement réfléchi et<br />

calculé. Devant leurs regards froids, indifférents, dans lesquels on ne décelait<br />

pas la moindre lueur de joie, nous avions honte. Avaient-elles épuisé toute la<br />

joie et l’enthousiasme le premier jour de la libération quand tous les prisonniers<br />

s’étaient jetés dans les bras des Russes ? Sur les grabats, elles étaient pareilles,<br />

mais à présent, elles étaient libres et elles savaient que la nourriture n’aurait plus<br />

constitué un problème. J’étais certain que leur indifférence allait disparaître et<br />

qu’elles parviendraient à jouir du plaisir de la liberté quand leurs os endoloris,<br />

leurs muscles flasques et détendus et leurs corps exténués par la faim auraient<br />

retrouvé un état normal c’est-à-dire quand elles auraient été entièrement ramenées<br />

à la vie 14 .<br />

leurs regards à ce spectacle funèbre. C’était la même honte que nous connaissons<br />

bien, celle qui nous accablait après les sélections et chaque fois que nous<br />

devions assister ou nous soumettre à un outrage ; la honte que les Allemands<br />

ignorèrent, celle que le juste éprouve devant la faute commise par autrui, tenaillé<br />

par l’idée qu’elle existe, qu’elle ait été introduite irrévocablement dans l’univers<br />

des choses existantes 15 .<br />

Comment et pourquoi était-on arrivé à une telle horreur ? Aux yeux des<br />

premiers soldats qui se présentèrent aux clôtures de quelques-uns des camps<br />

de cet univers nommé « <strong>Auschwitz</strong> », tout semblait absurde et irréel : ils<br />

se trouvaient devant une offense dont la nature paraissait d’emblée irrémédiable,<br />

un outrage infligé au genre humain tout entier.<br />

Quatre cavaliers, quatre jeunes soldats russes, découvrant les premiers<br />

ces kilomètres de barbelés et de baraquements, avaient été les premiers à<br />

approcher sans violence ces êtres à l’apparence à peine humaine.<br />

Ils ne nous saluaient pas, ne nous souriaient pas ; à leur pitié semblait s’ajouter<br />

un sentiment confus de gêne qui les oppressait, les rendait muets et enchaînait<br />

(14) Cité dans Hermann Langbein, Hommes et femmes à <strong>Auschwitz</strong>, Paris, Fayard, 1975, p. 447.<br />

(15) Primo Levi, La Trêve, op. cit., p. 10.


Transdisciplinaire et Transgénérique<br />

La collection Entre Histoire et Mémoire regroupe des textes liés<br />

aux témoignages, à la mémoire et à l’histoire. Elle part d’un constat très<br />

simple : les thèmes et les questions de mémoire et d’histoire ne se laissent<br />

entièrement circonscrire dans aucune discipline et inclinent à ne jamais<br />

être ni seulement histoire, ni seulement mémoire. En ce sens, le lecteur y<br />

trouve des travaux, individuels ou collectifs, propres aux études littéraires<br />

ou aux arts aussi bien qu’aux sciences humaines et sociales. Au-delà des<br />

disciplines, donc. Cette originalité se double d’une autre. Entre Histoire<br />

et Mémoire n’est pas seulement trans- et interdisciplinaire, mais transgénérique.<br />

En effet, s’il existe déjà des conventions d’écriture mémorielle et<br />

tout un savoir sur l’écriture de l’histoire, la quantité de créations sur ces<br />

sujets prend forme dans une multitude de genres ou se donne pour vocation<br />

de les déborder. Ainsi, la collection accueille, certes, des essais venant de<br />

différentes disciplines, mais aussi des témoignages, des récits, des pièces<br />

de théâtre éventuellement, des analyses de films ou des scénarios, voire des<br />

biographies, des catalogues d’exposition ou des ouvrages à vocation pédagogique.<br />

Dans ces différents domaines, Entre Histoire et Mémoire confirme<br />

sa pluralité en pratiquant une politique soutenue de traduction.<br />

Une collection dirigée par Philippe Mesnard<br />

Entre Histoire et Mémoire<br />

Fondation <strong>Auschwitz</strong><br />

65, rue des Tanneurs<br />

1000 Bruxelles<br />

Belgique<br />

Cette collection est une des activités de Mémoire<br />

d’<strong>Auschwitz</strong> ASBL / Fondation <strong>Auschwitz</strong><br />

de Bruxelles, avec le soutien de la Fédération<br />

Wallonie-Bruxelles et de la Loterie Nationale.


Entre Histoire et Mémoire<br />

<strong>Auschwitz</strong>. <strong>1940</strong>-<strong>1945</strong><br />

<strong>Frediano</strong> <strong>Sessi</strong><br />

Ogni uomo civile è tenuto a sapere che <strong>Auschwitz</strong><br />

è esistito, e che cosa vi è stato perpetrato : se comprendere<br />

è impossibile, conoscere è necessario. Primo Levi<br />

Vite construit en <strong>1940</strong> en adaptant et en agrandissant une caserne de l’armée polonaise,<br />

<strong>Auschwitz</strong> est transformé en moins de deux ans en camp de concentration et<br />

en centre de mise à mort principalement destiné aux Juifs d’Europe, mais aussi aux<br />

Tsiganes, aux prisonniers de guerre soviétiques sur lesquels ont été expérimentés<br />

les premiers gazages et aux déportés jugés trop faibles pour travailler.<br />

Après des recherches dans les archives du Musée d’<strong>Auschwitz</strong>, à l’aide de témoignages<br />

et en dialoguant avec les études des historiens les plus qualifiés, <strong>Frediano</strong><br />

<strong>Sessi</strong> reconstitue la vie quotidienne dans ce complexe de terreur sans pareil comprenant<br />

le camp principal (<strong>Auschwitz</strong> I), Birkenau (<strong>Auschwitz</strong> II) et Buna-Monowitz<br />

(<strong>Auschwitz</strong> III). Cette étude, à la fois détaillée et accessible à tous les publics,<br />

répond aux exigences fixées par Primo Levi : chaque homme est tenu de savoir<br />

qu’<strong>Auschwitz</strong> a existé et ce qui y a été perpétré, car si comprendre est impossible,<br />

connaître est nécessaire.<br />

<strong>Frediano</strong> <strong>Sessi</strong> est écrivain et essayiste. Il a écrit de nombreux romans, nouvelles, essais et<br />

études historiographiques parmi lesquels L’Ultimo giorno, Alba di nebbia chez Marsilo (Venise),<br />

Ultima fermata : <strong>Auschwitz</strong>, Sotto il cielo d’Europa chez Einaudi (Turin). Il collabore régulièrement<br />

aux pages culturelles du Corriere della Sera.<br />

« Entre Histoire et Mémoire »,<br />

une collection de la Fondation <strong>Auschwitz</strong> (Bruxelles)<br />

Prix TTC France : 21 €<br />

ISBN : 978-2-84174-645-3<br />

Couverture : © Philippe Mesnard

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