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Pour une ontologie de l'exil

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ne, ce lieu idéal était représenté par la polis et, chez les Romains, par l'urbs<br />

ou la civitas. Aussi la société organisée, davantage que le lieu géographique,<br />

repésentait-elle <strong>une</strong> valeur suprême à laquelle tout individu, dans son<br />

propre intérêt, <strong>de</strong>vait rester lié toute sa vie. Et c'est encore dans <strong>de</strong> telles<br />

sociétés que 1'exil avait été défini comme un châtiment particulièrement<br />

sévère. Etre banni <strong>de</strong> sa communauté, perdre le droit à la protection qu'elle<br />

assurait aux citoyens - ou aux sujets - obéissant à ses lois, perdre le lieu<br />

familier pour être livré à 1'inconnu : telle <strong>de</strong>vait être la tragédie <strong>de</strong>s exilés.<br />

Conformément à cette acception première, <strong>l'exil</strong> est resté un châtiment,<br />

un instrument <strong>de</strong> répression, tout au long <strong>de</strong> 1'histoire <strong>de</strong> 1'Europe<br />

jusqu'à 1'époque mo<strong>de</strong>rne. Paradoxalement - et le fait est assez récent -<br />

cette ancienne mesure <strong>de</strong> punition finit à son tour par <strong>de</strong>venir un crime. Le<br />

renversement ďoptique est survenu au moment où 1'exil forcé s'est transformé<br />

en exil volontaire. Sous toutes les dictatures et autres régimes totalitaires,<br />

1'individu est considéré comme propriété <strong>de</strong> l'Etat et, entre <strong>de</strong><br />

nombreuses autres contraintes, il n'a aucun droit <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r du lieu où il<br />

entend vivre. Quitter le territoire national <strong>de</strong> son propre gré et sans approbation<br />

<strong>de</strong>s autorités est donc assimilé à un acte ďhostilité déclarée. Les<br />

mesures punitives sont prises à 1'encontre <strong>de</strong> ces déserteurs que sont les<br />

exilés volontaires. Et puisque le châtiment par le bannissement n'est plus<br />

applicable, ces mesures consistent en <strong>de</strong>s condamnations par contumace à<br />

<strong>de</strong>s années <strong>de</strong> prison ferme, à la perte <strong>de</strong> la nationalité et <strong>de</strong>s droits civiques,<br />

et à la confiscation <strong>de</strong>s biens personnels. II s'ensuit aussi l'interdiction<br />

(ou plutôt 1'impossibilité) <strong>de</strong> revenir un jour dans le pays que l'on<br />

avait quitté, car pour ces condamnations-là il n'y a pas <strong>de</strong> prescription.<br />

Depuis le tout début, j'essaie simplement <strong>de</strong> dire qu'à mon sens, le terme<br />

ď"exil" n'est qu'<strong>une</strong> étiquette commo<strong>de</strong> que l'on attribue, <strong>de</strong> manière<br />

superficielle et sans distinction, à tout un ensemble <strong>de</strong> situations et <strong>de</strong><br />

comportements divers. En réalité, le mot désigne plusieurs phénomènes<br />

différents. Nous avons déjà vu qu'<strong>une</strong> première distinction ďordre historique<br />

doit être faite entre exil forcé et exil volontaire. A son tour, 1'exil volontaire<br />

peut être envisagé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux manières différentes. Soit il est conçu<br />

comme <strong>une</strong> fuite <strong>de</strong>vant <strong>une</strong> adversité et <strong>une</strong> menace immédiates. II sera<br />

alors vécu comme un temps suspendu, provisoire, en attendant le retour<br />

improbable vers le lieu et le temps ďavant la rupture. Soit il est compris<br />

comme un point <strong>de</strong> départ vers un ailleurs, inconnu par définition, ouvert<br />

à toutes les possibilités. Et dans cette optique, il sera vécu comme un<br />

temps plein, comme un commencement sans but défini et, surtout, sans<br />

espoir spécieux du retour. Or, il est évi<strong>de</strong>nt que, pour cette secon<strong>de</strong> option,<br />

le terme même d'"exil" est particulièrement inapproprié. Car pour qui part<br />

sans regret et sans le désir <strong>de</strong> revenir en arrière, le lieu qu'il vient <strong>de</strong> quitter<br />

a <strong>une</strong> moindre importance que le lieu où il doit arriver. II ne vivra plus<br />

désormais "hors <strong>de</strong> ce lieu", mais s'engagera sur le chemin qui mène vers<br />

un "sans-lieu", vers cet ailleurs qui <strong>de</strong>meure à jamais hors ďatteinte. Tout<br />

comme le noma<strong>de</strong>, il sera "chez lui" partout où il posera le pied.<br />

Dans le cadre <strong>de</strong>s institutions , au milieu <strong>de</strong>s circonstances socio-politiques,<br />

somme toutes extérieures, 1'exil volontaire est toujours un cri <strong>de</strong> révolte.<br />

Ce cri retentit pourtant <strong>une</strong> seule fois, 1'espace ďun instant, au moment<br />

même où la décision est prise : c'est un NON inconditionnel et irrévocable.<br />

On ne peut ni le prolonger, ni le répéter, car il a été lancé <strong>une</strong> fois<br />

pour toutes. Cependant, il nous est impossible <strong>de</strong> vivre dans la négation<br />

pure. De plus, la vie concrète ďun être humain ne se limite pas à <strong>de</strong>s cadres<br />

institutionnels et à <strong>de</strong>s circonstances socio-politiques. La vie est <strong>une</strong><br />

affaire privée. Une fois que nous avons défini notre position <strong>de</strong> principe<br />

face aux circonstances qui nous entourent et que nous n'avons pas choisies,<br />

il nous reste à faire bien ďautres choses. Nous sommes à nouveau sur<br />

<strong>une</strong> croisée <strong>de</strong>s chemins : l'un ďentre eux peut être appelé "exil subi",<br />

1'autre "exil transfiguré".<br />

Quant à 1'exil subi, sa principale caractéristique consiste sans doute<br />

dans 1'expectative que le temps suspendu prenne fin et dans 1'espoir <strong>de</strong> retrouver<br />

le statu quo antérieur, inchangé. Et pourtant, 1'exil librement choisi<br />

est <strong>une</strong> chance extraordinaire qu'il faut saisir au vol, qu'il faut mettre à<br />

profit sans tergiverser. J'ai toujours été convaincue que le droit du sol ou<br />

les liens <strong>de</strong> sang ne sont pas <strong>de</strong>s facteurs déterminants dans <strong>une</strong> vie humaine.<br />

Ma toute première expérience, après mon départ, était celle ď<strong>une</strong><br />

gran<strong>de</strong> légèreté, ď<strong>une</strong> non-appartenance à quelque communauté que ce<br />

soit, à quelque pays que ce soit. J'avais le sentiment, ou plutôt <strong>une</strong> certitu<strong>de</strong><br />

que, dorénavant, ce que je ferai et ce que je serai, ne dépendrait que<br />

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